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LA RÉPUBLIQUE
LETTRES
DES
LETTRES 68
FAMILIÈRES
SUR LE ROMAN DU XVIIIE SIÈCLE
II. L’ESPACE
DIALOGIQUE DU ROMAN
Jan HERMAN
PEETERS
LETTRES FAMILIÈRES SUR LE ROMAN DU XVIIIE SIÈCLE II. L’ESPACE DIALOGIQUE DU ROMAN
LA RÉPUBLIQUE DES LETTRES Collection dirigée par Beatrijs VANACKER et Nathalie KREMER
COMITÉ SCIENTIFIQUE Christian ANGELET (Gand-Leuven) Michel BIDEAUX (Montpellier) Michèle BOKOBZA-KAHAN (Tel Aviv) René DÉMORIS (Paris-3 Sorbonne nouvelle) Luc FRAISSE (Strasbourg) Frank GREINER (Lille) Jan HERMAN (Leuven) Mladen KOZUL (Montana) André MAGNAN (Paris 10-Nanterre) Jenny MANDER (Cambridge) Fritz NIES (Düsseldorf) François ROSSET (Lausanne) Philip STEWART (Duke University)
LA RÉPUBLIQUE DES LETTRES 68
LETTRES FAMILIÈRES SUR LE ROMAN DU XVIIIE SIÈCLE II. L’ESPACE DIALOGIQUE DU ROMAN
Jan HERMAN
PEETERS LEUVEN - PARIS - BRISTOL, CT 2019
Illustration de couverture : William Hogarth (1697-1764), Scholars at a Lecture (1736-37) Rosenwald Collection, Washington, National Gallery of Art. Open access.
© 2019, Peeters, Bondgenotenlaan 153, B-3000 Leuven, Belgium ISBN 978-90-429-3991-2 eISBN 978-90-429-3993-6 D/2019/0602/75
Ad familiares
AVANT-PROPOS
Avec ce double volume, je veux rendre hommage aux collègues et amis qui ont rendu mon parcours académique heureux. Au bout d’une belle carrière à l’Université de Leuven, je n’attends pas d’eux qu’ils me gratifient d’une contribution à des Mélanges. J’attends encore moins de mon successeur qu’elle se charge de la coordination, toujours ingrate, d’un liber amicorum. Il me paraît plus juste de dire à ces amis ma gratitude en leur renvoyant, sous la forme de Lettres familières, les idées qui me sont venues grâce à eux. Je réunis dans ces deux volumes une cinquantaine de lectures de romans auxquelles je tiens et auxquelles d’autres pourraient s’intéresser. Mais je ne les lâche pas avant de les avoir renvoyées à ceux à qui ils sont, d’une façon ou d’une autre, liées. Les deux personnes qui m’ont marqué le plus directement sont Christian Angelet et Jean-Paul Sermain. Le premier a dirigé ma thèse. Son héritage intellectuel m’est précieux. Si d’aucuns ont pu dire qu’ils me reconnaissaient à certaine tournure d’esprit, c’est que la plupart de mes réflexes de lecture me viennent de lui. Le second a parrainé mon HDR. Le lecteur s’apercevra aisément de ce que je dois à ses nombreux écrits sur la Poétique de la prose narrative au XVIIIe siècle. Mon troisième maître s’appelle André Magnan. J’ai pu passer avec lui six mois en tête-à-tête quotidien à l’Académie Royale de la communauté flamande de Bruxelles, penché sur les écrits autobiographiques de Voltaire. Il m’a indiqué des voies de recherche insoupçonnées qui auraient pu changer le cour de ma carrière si j’avais pu le connaître plus tôt. Avec Paul Pelckmans j’ai pu organiser une quinzaine de colloques. Ainsi, il a souvent été mon premier lecteur. Cette heureuse collaboration avec l’université d’Anvers a constitué un axe majeur de ma carrière et de ma recherche. Un assez grand nombre de textes réunis ici se greffent sur cet arbre bifurqué auquel Paul Pelckmans a su donner de son côté la très abondante floraison que l’on sait. Je rends hommage à quelques éminents spécialistes de la littérature du XVIIIe siècle qui n’ont pas toujours été conscients de l’impact de leur personnalité sur un chercheur plus jeune : Regina Bochenek-Franczakova, Shelly Charles, Marian Hobson, Lucia Omacini, Annie Rivara, Jonathan Mallinson, Jean Sgard, Philip Stewart et Pierre Testud auxquels il faut ajouter les regrettés René Démoris et Henri Coulet à qui j’ai voulu rendre hommage d’une autre manière.
VIII
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J’ai aussi eu le privilège de partager mes idées avec de nombreux chercheurs lors de séminaires et de colloques. Beaucoup de ces rencontres ont mené à des amitiés durables et sincères avec Michèle Bokobza-Kahan, Nathalie Ferrand, Jacques Berchtold, Ugo Dionne, Marc Escola, Marc Hersant, Alexandre Madonia, Jean Mainil, Christophe Martin et Baudouin Millet. Je dois des moments de chaleureuse amitié à Marie-Hélène Chabut, Monique Moser-Verrey, Marta Teixeira-Anacleto, Suzan van Dijk et Wim De Vos, tous membres de la Société d’analyse de la Topique romanesque. Grâce à la lecture et l’étude de l’œuvre de Robert Challe, je peux m’honorer de l’amitié de Françoise Gevrey, Geneviève et Sylvain Menant et Jacques Cormier. Jean Potocki m’a rendu le complice de François Rosset, Dominique Triaire, Luc Fraisse et Yves Citton pour l’étude du Manuscrit trouvé à Saragosse, qui nous réunira encore longtemps. Mon plus grand bonheur a été de contribuer à la formation de quelques jeunes qui, après avoir fait partie de l’équipe du Centre de Recherche sur le Roman du XVIIIe siècle à l’université de Leuven, ont cherché et trouvé leur propre chemin : Nathalie Kremer, Géraldine Henin, Beatrijs Vanacker, Katrien Horemans, Stefania Marzo, Kris Peeters et Geert Missotten. Dans les articles que je leur dédie, ils voudront bien reconnaître le fruit de nos discussions. Quelques-uns de ces textes ont été signés, dans leur première version, de deux noms. Je ne republie dans ces volumes que les parties qui m’appartiennent. Au sein du Centre R18 la fidèle compagnie de Mladen Kozul et d’Helena Agarez-Medeiros comme chercheurs postdoctoraux a été pour moi une des plus belles expériences de ma carrière. J’ai pu lire un grand nombre de thèses de doctorat et évaluer de nombreux ouvrages avant leur publication. Dans certains j’ai pu découvrir des échos de ma recherche. Antonia Zagamé, Zeina Hakim et Ann Lewis m’ont ainsi donné des idées qui ne me seraient pas venues sans leurs lectures attentives de mes travaux. Je leur en sais un gré infini. A la fin d’une carrière académique, je n’oublie pas qu’il y a eu un moment où celle-ci n’avait pas commencé et qu’elle n’aurait sans doute jamais existé sans la solide formation que j’ai reçue de Vic Nachtergaele et de José Lambert à la KU Leuven. Je ne peux qu’espérer qu’ils découvriront dans ce recueil assez de traces de l’énergie qu’ils ont investie en moi il y a plus de 40 ans. Je remercie enfin Lieven D’hulst et David Martens, mes collègues de littérature française de l’Université de Leuven, pour l’entente cordiale qui a marqué nos rapports. C’est grâce à l’équilibre amical qui régnait entre des esprits différents mais complémentaires que chacun de nous a pu
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orienter sa recherche et son enseignement dans la direction qui lui semblait la bonne. Que notre docteur-assistant Francis Mus soit ici vivement remercié pour sa fidèle collaboration et sa compétence. Merci aux directeurs de revues et aux rédacteurs d’ouvrages collectifs ainsi qu’à leurs éditeurs de m’autoriser à republier dans ces deux volumes, de façon actualisée et parfois fortement remaniée, quelques textes publiés antérieurement sous leurs auspices. Je ne saurais terminer ces remerciements sans exprimer mon regret de ne pas pouvoir rendre hommage à ceux qui pendant un temps ont été mes compagnons de route involontaires et dont les vicissitudes de la vie académique m’ont éloigné. Je ne peux pas les nommer, mais qu’ils apprennent par Lettre familière que je suis en paix. Jan HERMAN
INTRODUCTION
La littérature ne peut légitimer son existence au sein d’un système culturel que dans la mesure où elle développe un discours différent de ceux qui l’entourent, comme les discours philosophique, religieux, moral, esthétique, etc. Dans cette perspective, le roman m’apparaît comme une nécessité culturelle qui cherche à donner une expression adéquate à des réalités, extérieures et intérieures à l’homme, dont aucun autre discours ne peut exprimer la complexité. Le discours du roman est différent de ces discours environnants dans ce sens qu’il interfère avec eux, les intègre et crée un mélange discursif susceptible de traduire sur le mode de la fiction des réalités complexes qui échappent aux autres types de discours. En même temps, le discours du roman est en soi une pluralité de discours, comme le savait déjà Bakhtine.1 S’il est en premier lieu un récit, la spécificité de la narration romanesque est d’être plurilingue, plurivocale et polémique. Et cette narration ne peut se développer pleinement que si elle explore l’espace de la fiction. C’est à l’espace dialogique du roman que la seconde partie de ce recueil est consacrée. La différence et la différance Au sein de l’espace dialogique qui est l’écho de son identité fondamentale, le roman développe des contrats de lecture, c’est-à-dire des modalités qui rendent sa lecture possible. Quand Marivaux interrompt la publication de la Vie de Marianne, qui traine depuis des années, pour lancer sur le marché en l’espace de quelques mois les cinq tomes du Paysan parvenu, il marque une différence, qu’on peut comprendre comme un contrat de lecture. Dans sa tentative de fonder un nouveau roman, Marivaux explore simultanément deux pistes antithétiques, celle de Marianne et celle de Jacob. La différence repose évidemment sur une ressemblance. La figure rhétorique de la ressemblance est le topos. Le topos est une figure de la reconnaissance, du déjà-vu ou du déjà-lu. Reconnaître un motif ou une scène, comme l’autodafé de la bibliothèque dans L’an 2440 de Mercier, 1 Mikhaïl Bakhtine, ‘Du discours romanesque’, in Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978, p. 83-233.
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change profondément la lecture. L’axe syntagmatique de la lecture est soudain croisé par un axe paradigmatique d’occurrences semblables dont le lecteur se souvient. Le réveil de lectures passées lance le travail de ce lecteur sur une voie en principe infinie de réminiscences qui enlèvent à la lecture son innocence. En même temps, la lecture est différente d’un individu à l’autre puisqu’elle dépend de l’étendue de leurs bibliothèques intérieures respectives. Le signifiant se trouve coupé d’un signifié stable et est pris dans un processus de renvoi d’une occurrence à l’autre que Derrida a appelé la différance. La traduction fait circuler le discours romanesque dans son propre espace dialogique inscrivant immanquablement des différences dans la ressemblance. L’‘Histoire à l’anglaise’, d’autre part, n’est pas une traduction. Dans une ‘Histoire à l’anglaise’, un univers anglophone est offert au lecteur comme un texte en français sans qu’un préfacier explique comment un récit où les personnages se parlent et s’écrivent des lettres en anglais a pu parvenir au lecteur en une autre langue. Le fond de l’œuvre entre en contradiction avec sa forme. Dans l’étude consacrée à ce phénomène, nous nous demandons en quel sens le ‘sens’ circule quand une ‘Histoire à l’anglaise’ comme les Lettres de Milady Juliette Catesby est effectivement traduite en une troisième langue. Une traduction italienne du roman de Mme Riccoboni est due à Giacomo Casanova, l’auteur des Lettere della nobil donna Silvia Belegno. Le romancier peut programmer d’avance la différance en projetant dans son texte des possibilités de lecture infinies. C’est ce que fait Nerval dans Angélique, où le narrateur s’entend dire par un hypothétique lecteur qu’il a imité Diderot, qui a imité Sterne, qui a imité Swift, qui a imité Rabelais et ainsi de suite. A la fin du texte, un paradigme antiromanesque vient informer la lecture. Accepter le contrat de lecture proposé par l’auteur équivaut à lire Angélique sous l’angle de plusieurs types d’antiroman. Le dit et le tu Un roman des Lumières se reconnaît à un caractère polémique interne. C’est ce qui fait du roman du XVIIIe siècle un genre dissident. Mais la polémique interne n’est pas le privilège du roman au sein du système discursif de l’Ancien Régime. Dans un climat de surveillance et même de persécution de l’écrit et de l’imprimé, tout discours hétérodoxe est en quelque sorte forcé de dire le ‘non’ à travers le ‘oui’ et d’être en conflit avec lui-même. Un discours qui intègre adroitement le contraire de ce
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qu’il affirme est appelé ductus obliquus par le sociologue américain Leo Strauss. L’effet de la persécution sur les Lettres est ‘qu’elle contraint les écrivains qui soutiennent des opinions hétérodoxes à développer une technique particulière d’écriture, celle à laquelle nous pensons lorsque nous parlons d’écrire entre les lignes’. Une telle technique d’écriture se caractérise par des traits comme ‘obscurité du plan, contradictions, pseudonymes, répétitions inexactes d’affirmations antérieures, expressions bizarres, etc.’.2 Dans cette section, quatre textes sont lus selon le contrat de lecture proposé par Leo Strauss. Pierre Bayle recourt souvent à un ‘discours oblique’ dans son Dictionnaire historique et critique. L’ambiguïté concertée des raisonnements de Bayle n’a pas échappé au très lucide père Jésuite Jacques Le Febvre, qui démasque la feinte orthodoxie de Bayle dans un petit ouvrage intitulé Bayle en petit, où il montre que la forme que Bayle donne à ses écrits lui permet de dire le ‘non’ à travers le ‘oui’. Prendre la défense du roman dans la première moitié du XVIIIe siècle est en soi une position hétérodoxe qui demande à des apologistes comme Lenglet-Dufresnoy une certaine créativité. Défendant les romans contre l’Histoire dans De l’usage des romans, publié sous le pseudonyme de Gordon de Percel, l’auteur se rétracte au bout d’un an dans L’Histoire justifiée contre les romans, publié sous son propre nom. Lenglet-Dufresnoy polémique avec lui-même dans deux ouvrages séparés, en disant tantôt ‘oui’ tantôt ‘non’ au roman. Mais le réquisitoire contre le roman en faveur de l’Histoire est un discours oblique où, de manière particulièrement adroite, Lenglet-Dufresnoy reconfirme les thèses qu’il feint de contredire. Le discours oblique affecte bien sûr aussi le roman. Des romans comme Les Liaisons dangereuses marquent même, au sein de l’espace dialogique qu’ils viennent meubler, l’existence d’un contrat de lecture qui consiste à lire certaines lettres comme des discours obliques. Dans la lettre 25, Valmont invite Mme de Merteuil à lire la première lettre qu’il a reçue de la présidente de Tourvel de la façon suivante : ‘Je vous l’envoie ainsi que le brouillon de la mienne ; lisez et jugez : voyez avec quelle insigne fausseté elle affirme qu’elle n’a point d’amour, quand je suis sûr du contraire’.3 Dans sa propre lecture du brouillon de la réponse de Valmont à la présidente de Tourvel, la très intelligente Mme de Merteuil fait
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L. Strauss, La Persécution et l’art d’écrire, New York, The Free Press, 1952, p. 68-69. Laclos, Les Liaisons dangereuses, Lettre 25.
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remarquer à Valmont qu’il ne possède pas encore toutes les finesses du discours oblique : De plus, une remarque que je m’étonne que vous n’ayez pas faite, c’est qu’il n’y a rien de si difficile en amour, que d’écrire ce qu’on ne sent pas. Je dis écrire d’une façon vraisemblable : ce n’est pas qu’on ne se serve des mêmes mots ; mais on ne les arrange pas de même, ou plutôt on les arrange, et cela suffit. Relisez votre lettre : il y règne un ordre qui vous décèle à chaque phrase. Je veux croire que votre Présidente est assez peu formée pour ne s’en pas apercevoir : mais qu’importe ? l’effet n’en est pas moins manqué.4
Le contrat de lecture du discours oblique suggéré par des personnages de roman invite le lecteur moderne à lire certains romans du XVIIIe siècle de façon ‘libertine’ afin d’en percer au jour le caractère dissident. Dans les Lettres Persanes de Montesquieu, par exemple, on peut prêter attention à la fréquence de l’asyndète, qui fait que la progression logique du raisonnement demeure vague et même inexpliquée. Comme l’ordre confus ou l’absence de plan, l’asyndète est une modalité du discours oblique. Lire les Lettres persanes comme un ductus obliquus équivaut à repérer les asyndètes dans le texte, à marquer les passages logiques obscurs et à remarquer les inconséquences dans la trame narrative. Au centre de notre lecture se trouve le chronotope du sérail : lieu de cloisonnement, non seulement de femmes, mais aussi du sens ; lieu qui est la métaphore de l’univers de référence. A celles qui ne connaissent que le sérail comme univers de référence, le monde extérieur et l’au-delà apparaissent comme des projections qui ressemblent au sérail, gouverné par des ‘législateurs’ sévères et souvent aveugles. Une telle lecture part de la conviction que les nouvelles idées qui relèvent du mouvement qu’on appelle les ‘Lumières’, ne s’expriment pas clairement, en 1721, mais qu’elles sont réfractées dans un discours asyndétique, marqué par l’ellipse d’un connecteur logique. Dans Les Nuits de Paris, Rétif de la Bretonne dit le ‘non’ à travers le ‘oui’ moyennant la superposition de plusieurs couches textuelles. Les tableaux des promenades nocturnes du hibou tels qu’ils sont présentés au lecteur dans leurs versions imprimées ne sont pas toujours identiques à ceux qu’il a déployés dans sa narration orale à la marquise ‘vaporeuse’ à qui il rend visite après ses déambulations. Les versions orales sont plus complètes mais elles sont étouffées dans la version imprimée de sorte que le lecteur n’y a pas accès. Jouant sur l’existence de plusieurs versions de 4
Laclos, Les Liaisons dangereuses, Lettre 33.
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ses tableaux nocturnes, Rétif s’impose donc une autocensure, qu’il se permet pourtant de relâcher à des moments stratégiques. Le ‘dit’ et le ‘tu’ se trouvent mêlés dans un discours oblique. La monodie et la polyphonie ‘Le texte, c’est cet anneau de Möbius où la face interne et la face externe, face signifiante et face signifiée, face d’écriture et face de lecture, tournent et s’échangent sans trêve, où l’écriture ne cesse de se lire, où la lecture ne cesse de s’écrire et de s’inscrire’.5 Aucun discours ne saurait mieux illustrer ce magnifique propos de G. Genette que l’épistolaire. La lettre est très souvent un objet dans l’histoire qu’elle raconte. Elle est à la fois contenant et contenu, à la fois face signifiante et face signifiée. La lettre figure l’échange discursif entre une parole et celle d’autrui. L’épistolier se fait lire mais il est aussi lecteur. La lettre appartient au domaine privé, mais elle se fait assez facilement un véhicule de ‘publication’ quand elle est remise en circulation et gagne en cercles concentriques un public de plus en plus large. Dans les Lettres d’une Péruvienne de Mme de Graffigny, l’anneau de Möbius dont parle G. Genette est emblématisé dans la fiction même par ‘l’écriture-quipo’, c’est-à-dire la correspondance entre deux amants qui s’envoient et se renvoient les nœuds, les cordons noués, qui servent d’écriture aux Incas. Les nœuds composant la lettre sont dénoués pour l’écriture de la réponse. En définitive, les lettres ne disent qu’une chose : que la relation amoureuse est un nœud qu’il faut infiniment renouer. Mais tout change quand Zilia et Aza, prisonniers des Français, apprennent une autre langue… Le roman par lettres est d’abord un roman monodique, qui dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle s’ouvre à la polyphonie, pour se refermer de nouveau, avec le siècle, sur la monodie. Les études que nous consacrons aux Liaisons dangereuses abordent différents aspects expansifs de l’espace dialogique investi par le roman de Laclos. La plupart des lettres composant le recueil n’auraient pas dû exister. La présidente de Tourvel aussi bien que Mme de Merteuil dérogent à un principe de non-écriture qu’elles s’étaient imposé. Danceny et Cécile savent eux aussi que l’écriture d’une lettre peut entraîner les épistoliers dans une ‘liaison dangereuse’. Et pourtant ces lettres existent et entrent en circulation pour enfin être rassemblées entre les mains de Mme de Rosemonde et 5
Gérard Genette, ‘Raisons de la critique pure’ in Figures II, Paris, Seuil, 1979, p. 18.
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publiées à la demande de ses héritiers. Le recueil conservé dans le secrétaire de Mme de Rosemonde est bien celui que le Rédacteur publie, mais ce n’est pas celui que le lecteur lit. Les lettres de Cécile à Sophie Carnay font partie du livre réel, mais il est impossible qu’elles se trouvent également dans le recueil composé dans la fiction. L’espace dialogique du roman est divisé en zones que des frontières internes séparent. Le récit génétique du roman a besoin d’un saut métaleptique pour que le texte parvienne au lecteur. Par ce ‘saut’, le récit montre la différence entre l’espace du réel et celui de la fiction, qu’il essaie pourtant d’effacer dans la fiction même. Les Suites, Continuations ou réécritures font d’autres sauts métaleptiques quand elles déplacent les frontières de l’espace dialogique du roman au-delà les siècles. L’écrivain hollandais Hella Haasse engage un dialogue direct avec la marquise de Merteuil, dans Une Liaison dangereuse. Pour H. Haasse, la Merteuil est un être possible. La romancière se plaît à l’imaginer, cherchant ses contours, son passé, son caractère dans les interstices du roman de Laclos. La Merteuil est un être possible parce que, paradoxalement, elle est fiction. Le récit de fiction est plein de failles et de brèches à colmater par le lecteur, qui est libre d’inventer d’autres versions de Madame de Merteuil. Delphine de Mme de Staël est probablement le dernier grand roman épistolaire polyphonique de la littérature française. Ecrit au tout début du XIXe siècle, ce roman change considérablement le statut de la lettre. Celle-ci n’est plus un discours qui rapproche en comblant la distance spatiale, mais un instrument de séparation et un obstacle à la communication transparente des âmes. Cette transparence, Delphine et Léonce la trouvent dans le regard et dans l’écoute commune de la musique. Quand à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe le roman par lettres se replie à nouveau sur la forme monodique, le contrat de lecture n’est plus celui de la feintise qui faisait croire à l’existence de lettres véritables, comme au temps des Lettres d’une Péruvienne de Mme de Graffigny. Dans Valérie de Mme de Krüdener, le destinataire s’efface peu à peu, réduisant l’espace dialogique du roman au journal intime qui reste sans destinataire. Et quant aux lettres mêmes, elles n’émanent plus directement de l’épistolier, mais du rédacteur, qui les a reconstruites, s’aidant de sa propre imagination, à partir de fragments qu’il n’a fait qu’entrevoir. La lettre est devenue le fragment d’un tout que l’imagination du rédacteur reconstruit. Sir Walter Finch d’Isabelle de Charrière est un des rares romans-journaux écrits avant 1800. Il s’agit d’une lettre-journal d’un père à son fils, qu’il commence avant la naissance de l’enfant. La formule nouvelle du
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journal intime est le cadre d’une réflexion sur la différence entre hommes et femmes. Une complicité secrète entre l’auteur et les personnages féminins s’y installe par-delà le narrateur masculin qui détient la parole. Le narrateur renvoie sans cesse et naïvement à l’existence d’un lien du lait sans s’apercevoir que c’est ce lien qui unit les personnages du roman à son auteur, par-delà les liens du sang propres aux généalogies masculines. Le privé et le public Comme l’a bien montré J. Habermas, le privé et le public constituent durant l’Ancien Régime deux espaces sociaux réglés par des impératifs différents. Quand il souhaite se produire sur la scène publique par la publication d’un livre, un particulier est tenu à préparer son entrée sur scène par un protocole d’admission dont le lieu textuel est la préface. Mais la préface n’a pas de discours propre. Elle se remplit d’un discours d’emprunt – une lettre, le plus souvent – qui permet de transmettre le texte d’un espace à l’autre. Comme le montre exemplairement Mital de Bordelon, l’épistolaire est un secteur discursif reconnu par les deux espaces sociaux, qui peut servir d’interface. Au XVIIIe siècle, le discours autobiographique se heurte à deux limites séparant différentes zones de l’espace discursif : la frontière entre la réalité et la fiction et celle entre la scène privée et la scène publique. Durant l’Ancien Régime, le moi est gênant. On ne parle pas si facilement de soi-même en public qu’aux Temps Modernes. L’accès à la scène publique est réglée par la doxa, c’est-à-dire l’opinion publique. La situation de l’autobiographe est en effet paradoxale : pour se faire connaître, on doit déjà être connu du public. Pour ceux qui ne se sont pas illustrés par leurs exploits militaires ou par leur responsabilités publiques au service de l’Etat ou l’Eglise, la doxa de l’Ancien Régime est anti-autobiographique. Face à ce qu’on peut appeler avec un terme un peu fort un ‘tabou’ de parler de soi en public, l’autobiographie doit négocier un ‘pacte’ autobiographique. Comme en diplomatie, il n’y a pas de pacte sans négociation. Dans cette perspective, les Confessions de Rousseau ne sont pas le premier texte autobiographique moderne, mais la première autobiographie qui paraît sans négociation et donc sans pacte : Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme ce sera moi.6 6
J.-J. Rousseau, Les Confessions, livre premier, p. 43.
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Avec ce célèbre propos, Rousseau se montre tel qu’il est, mais sans négocier. Ce faisant, il va à l’encontre de la doxa qui exige que l’autobiographe prépare son apparition sur la scène publique à force de préambules et autres manœuvres qui adoucissent l’apparition choquante d’un ‘je’. Voltaire, d’autre part, respecte la doxa et joue pleinement le jeu de la négociation. Le seul texte autobiographique publié de son vivant et par lui-même s’intitule Commentaire historique sur les ouvrages de l’auteur de la Henriade. La parole autobiographique chez Voltaire relève de la haute pragmatique discursive. La stratégie consiste d’abord à créer la fiction d’un discours biographique, assumé par un ‘je’, qui n’est pas Voltaire, parlant d’un ‘il’, qui est Voltaire. Dans ce discours autobiographique déguisé en biographie, il n’est ensuite question de Voltaire qu’à travers le commentaire de ses œuvres. Et quand, à la fin de l’œuvre, Voltaire prend enfin la parole, il parle de lui-même à travers un choix de ses lettres, qui donnent une image indirecte de sa personnalité. Il est incontestable que le développement d’un modèle fictionnel de l’autobiographie, sous la forme d’un roman-mémoires, a facilité la naissance de l’autobiographie moderne. Le roman-mémoires est une réponse à l’injonction sociale qui oblige l’autobiographe à parler de lui-même sous le mode de la fiction. Les romans de l’abbé Prévost par exemple offraient des modèles de négociations élaborées dans la fiction. L’œuvre de Rétif de la Bretonne, romancier et autobiographe à la fois, offre avec La Dernière aventure d’un homme de quarante-cinq ans un exemple unique d’un discours autobiographique qui paraît en 1783 comme un roman, pour être intégré en 1797, presque sans changements, dans Monsieur Nicolas, comme un discours pleinement autobiographique. Il semble que pour pouvoir parler de soi, il était de bon ton de se présenter d’abord comme un être de fiction. Le champ discursif de l’époque se libère peu à peu de cette injonction à travers la complexe interaction entre roman-mémoires et autobiographie. Comme l’autobiographique, le biographique est un secteur du champ discursif du XVIIIe siècle où la fiction interfère avec la véridiction. L’étude de l’Histoire de Charles XII de Voltaire montre combien il est difficile pour un biographe de distinguer la fiction de la réalité, quand la personne dont on raconte la vie, d’une part, prend elle-même modèle sur des héros de romans et, d’autre part, devient une figure légendaire avant qu’un biographe ne parvienne à la saisir. Un autre problème surgit quand la fiction affecte les textes-sources du biographe. A ce niveau encore, l’Histoire de Charles XII se trouve prise dans l’étau de la feintise. Une
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des sources de Voltaire – The History of the wars of his Majesty Charles XII de D. Defoe – appuie son authenticité sur le témoignage oculaire d’un ‘scottish gentleman’ inventé de toutes pièces par D. Defoe; d’autre part, l’Histoire de Charles XII, est donnée comme une des sources susceptibles d’authentifier l’histoire racontée dans le roman The Fortunate Foundlings d’Eliza Haywood. Le long et le bref On a pu relever dans ce recueil de nombreuses et fréquentes interférences entre le conte et le roman d’une part et le conte et d’autres discours, philosophiques et esthétique, d’autre part. A ce dialogue entre roman et conte au sein du champ discursif du XVIIIe siècle, nous réservons les dernières études de ce volume. L’enjeu est surtout théorique. Le statut poétique incertain du conte est illustré par les écrits théoriques inédits de Lenglet-Dufresnoy, qui promet un chapitre sur ‘Contes et Nouvelles’ qu’il ne réalisera jamais. Ce n’est pourtant pas que les formules narratives brèves embarrassent ce grand théoricien du roman. Dans sa recherche d’un ‘vrai roman’, qu’il aimerait promouvoir en le distinguant du fatras rassemblé dans son immense ‘Bibliothèque des romans’, Lenglet-Dufresnoy se tourne du côté de la Nouvelle historique du XVIIe siècle. Le modèle du ‘vrai roman’ n’est ni La Princesse de Clèves, ni l’une ou l’autre nouvelle de Mme de Villedieu, mais Dom Carlos de Saint-Réal. Le champ de la narration fictionnelle du XVIIIe siècle se transforme grâce aux rapports tensionnels entre les différentes modalités narratives – roman, conte (de fées), fable, nouvelle, histoire, mémoires,… – qui le sillonnent. Roman et conte entretiennent dans ce champ des relations très variables et versatiles, marquées tantôt par l’attraction tantôt par la répulsion. Une manière de démarquer les positions poétiques respectives du roman et du conte au sein du champ narratif de l’époque est la mise en abyme. Quand le roman met en abyme un conte ou inversement – comme dans Le Scrupule de Marmontel – c’est pour se proclamer radicalement différent et pour ‘abîmer’ la formule rivale mise en abyme. L’existence d’un volume posthume de ‘Contes singuliers’, auxquels lui-même n’aurait jamais pensé, peut suggérer que des ‘contes’ se laissent facilement extraire de l’œuvre romanesque de l’abbé Prévost et que le ‘conte’ est en définitive un récit inséré dans un roman avec lequel il entretient tout compte fait un lien assez relâché. Mais entre le conte et le roman peut aussi exister un rapport plus dialogique qui les rend
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indispensables l’un à l’autre. Dans Le Monde moral de Prévost, la première partie du livre est composée d’un ensemble assez hétérogène d’histoires et d’anecdotes sans beaucoup de rapport les unes aux autres. Il s’avère pourtant que ces anecdotes constituent une phase génétique propédeutique précédant la mise en place du roman, qui ne démarre vraiment que dans la seconde partie du livre. Dans ces anecdotes sont esquissés des portraits de personnages et mis en évidence des arguments divers qui seront développés et exploités de manière cohérente dans la partie ‘romanesque’ de l’œuvre. Une des tensions qui structurent le champ narratif fictionnel du XVIIIe siècle est celle entre un conte qui se justifie par l’instruction et un conte de pur divertissement. Cette tension atteint un de ses apogées dans les Contes hiéroglyphiques de H. Walpole, où le divertissement d’un public d’enfants se double d’un épuisement du sens qui s’évide jusqu’au ‘nonsense’. Angélique de Nerval, qui connaissait bien le roman du XVIIIe siècle, est l’histoire de la recherche d’un livre introuvable – Histoire de l’abbé de Bucquoy – qui, une fois retrouvé, n’est pas offert au lecteur. Ce dernier est gentiment prié d’aller lire l’Histoire en question dans un autre livre de Nerval, Les Illuminés. Angélique est donc un récit préfaciel qui prend une ampleur telle, qu’il remplit tout l’espace du livre. Le récit bref s’empare de l’espace réservé au récit long et la préface chasse hors du livre le roman qu’il est censé présenter. Pour entrer vraiment en matière, le lecteur doit tourner la page ou aller à la recherche d’un autre livre…
DEUXIÈME PARTIE
L’ESPACE DIALOGIQUE DU ROMAN
I. LA DIFFÉRENCE ET LA DIFFÉRANCE
SUR MARIVAUX LE PAYSAN PARVENU COMME ANTITHÈSE DE LA VIE DE MARIANNE A Jean-Paul Sermain Paris
L’extraordinaire fécondité de Marivaux dans les années 1734-35 a été remarquée souvent. Il donne au public la Seconde Partie de La Vie de Marianne en janvier 1734 et en novembre 1735 la Troisième Partie sort des presses, chez Prault Fils. Dans l’intervalle il publie deux autres ouvrages : le Cabinet du Philosophe, qui paraît chez Prault Père de janvier à avril 1734, et Le Paysan Parvenu, publié chez Prault Père et Fils de mai 1734 à avril 1735. Dans le même laps de temps, Marivaux parvient en outre à publier trois pièces, La Méprise (août 1734), Le petit Maître corrigé (Novembre 1734) et La Mère Confidente (mai 1735). Le phénomène qui nous intéresse ici est la succession rapide de tous ces volumes et Feuilles qui viennent s’intercaler entre deux parties de La Vie de Marianne. Et puis : l’interruption de la publication de La Vie de Marianne par la sortie rapide et régulière des cinq parties du Paysan parvenu répond-elle à une stratégie éditoriale délibérée ? Les problèmes que pose la parution soudaine d’un second romanmémoires entre deux parties de La Vie de Marianne et son interruption tout aussi inattendue peuvent être expliqués, nous semble-t-il, si on les envisage dans la perspective de la négociation d’un pacte et d’un contrat de lecture. L’interruption de La Vie de Marianne ne devrait guère étonner si on prend au sérieux le projet de Marivaux négocié dans la scénographie du Spectateur français. La Vie de Marianne et Le Spectateur français Le premier périodique de Marivaux paraît, Feuille après Feuille, entre juillet 1721 et novembre 1723. Le discours est emballé dans une scénographie Cet article est inédit.
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que Marivaux emprunte au modèle anglais du Spectator mis en place par Joseph Addison et Richard Steele. Cette ‘Feuille périodique’ parut presque quotidiennement à Londres entre mars 1711 et décembre 1712. Le procédé est connu ; il est transparent. Le périodique se remplit d’anecdotes de provenances diverses qui se prêtent à des réflexions de la part du Spectator/Spectateur. Le dispositif des Feuilles détachées permet au Spectateur d’entrer en dialogue avec le public, qui peut lui envoyer des réactions à ses réflexions. Au fur et à mesure que Le Spectateur français se développe, de longs fragments de textes y sont insérés. Ainsi, au début de la Neuvième Feuille, le Spectateur évoque trois lettres que lui a envoyées une demoiselle en souhaitant qu’elles soient rendues publiques. Le Spectateur les publie l’une après l’autre dans son périodique où elle constituent une petite suite narrative étalée sur les Feuilles 9, 10 et 11. Le but de la demoiselle est que, par l’intermédiaire des Feuilles du spectateur, ses missives atteignent deux lecteurs particuliers qui semblent refuser les lettres que la demoiselle leur adresse directement : Monsieur, La lecture de quelques-unes de vos Feuilles me persuade que vous avez le cœur bon, et qu’une personne aussi malheureuse que je le suis, n’aura pas de peine à vous intéresser pour elle. Le secours, dont j’ai besoin de votre part, est que vous produisiez la Lettre que je vous écris, et les deux autres que vous voyez ici ; votre compassion ensuite joindra à cela les réflexions qu’elle jugera les plus capables d’inspirer quelques sentiments d’honneur à un homme qui m’a jeté dans l’opprobre, et quelques retours de tendresse d’un père dont je faisais il y a quelques mois les délices, et dont je fais aujourd’hui la honte et le désespoir.1
Le Spectateur publie les lettres, qu’il encadre d’un discours narratif reconstruisant l’histoire de la demoiselle. Il interrompt de temps en temps sa propre narration pour donner d’autres anecdotes. Mais il est évident qu’une suite narrative est en train de se construire et que le lecteur est entraîné dans un récit suivi. Le spectateur est donc en rupture avec l’habitude qu’il a prise au début de ne raconter que des ‘scènes’. Il en est fort conscient au début de la Onzième Feuille : Quelques-uns de mes Lecteurs s’ennuieront sans doute de voir trois Feuilles de suite rouler sur le même sujet ; mais les intérêts de la Demoiselle en question, le demandent, et tout ami que je suis moi-même de 1 Marivaux, Le Spectateur français, in Journaux I, éd. Marc Escola, Erik Leborgne et Jean-Christophe Abramovici, Paris, GF, 2010. Neuvième Feuille, p. 114.
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la variété, je ne la soutiendrai jamais aux dépens des services que je pourrai rendre dans mes Feuilles.2
Dans les Feuilles suivantes, le spectateur reçoit de plus en plus de manuscrits avec la demande de les publier. En même temps que les personnes vivantes parlant de leurs propres malheurs se déclarent, les feuilles apparaissent comme une passoire élégante entre l’univers du ‘personnage’ et celui du lecteur. De plus, l’un et l’autre seraient heureux de lire les réflexions du spectateur sur les événements relatés. Ainsi, la Douzième Feuille introduit un homme qui ne sait pas parler avec fermeté à sa femme incorrigible : […] mais franchement, ces corrections-là me fatiguent ; et, comme elle lit vos Feuilles qu’on lui prête, je souhaiterais que dans un de vos discours, vous essayeriez de me soulager par des réflexions qui la fissent rougir de son avarice et qui m’épargnassent à moi l’achat des verges dont je la châtie.3
Les manuscrits insérés dans les Feuilles sont envoyés au Spectateur, qui se substitue peu à peu au libraire à qui, au début, le spectateur envoyait lui-même ses feuilles pour qu’elles soient publiées. Avec la réduction du rôle du libraire, qui fait une brève réapparition au début de la Quinzième Feuille, le texte commence à oublier sa scénographie ou plutôt à substituer une scénographie à l’autre. C’est aussi le moment où le topos du manuscrit envoyé cède le pas au topos du manuscrit trouvé. Quand on accepte l’hypothèse que Le Spectateur français prélude à La Vie de Marianne et que le premier roman-mémoires de Marivaux existe en germe dans son premier Journal, ce pas paraît logique : Il y a quelque temps que j’achetai dans un inventaire une assez grande quantité de livres : ils avaient appartenu à un étranger qui était mort à Paris. En les plaçant dans ma bibliothèque, il tomba d’un gros volume un petit cahier de papier. Je le ramassai, curieux de savoir ce qu’il contenait : je vis qu’il était en langue espagnole, et qu’il avant pour titre : Continuation de mon Journal. Je le lus aussitôt, il me fît assez de plaisir : je l’ai traduit en français, et c’est aujourd’hui cette traduction que je donne.4
On dirait la préface d’un roman comme il en circule déjà beaucoup. Mais peu de ces romans sont des journaux intimes. En voilà donc un, rendu public dans les Feuilles détachées du Spectateur. La scénographie touche 2 3 4
Le Spectateur français, Onzième Feuille, p. 129-130. Le Spectateur français, Douzième Feuille, p. 142. Le Spectateur français, Quinzième Feuille, p. 167.
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ici à la délicate question des régions intimes de la vie du particulier. Est-ce qu’un tel sujet peut légitimement passer à la scène publique ? Est-ce que la doxa l’autorise ? Une négociation semble nécessaire, par Feuilles volantes interposées. Le journal espagnol est reproduit en traduction dans la Feuille 15 et continue, pratiquement sans transition dans la Feuille 16. Le libraire se tait et même le Spectateur s’efface rapidement pour laisser tout l’espace de la feuille à l’auteur du journal : ‘Voici la suite du Journal espagnol que j’ai traduit : je crois que ce qu’il en reste suffira pour remplir cette Feuille’.5 Il la remplit en effet tout entière. Et il reste même une suite, que le Spectateur ne donne cependant pas au début de la Dix-septième Feuille, parce qu’il ‘aime à varier les sujets’. La promesse d’en donner bientôt la suite n’est jamais tenue. En revanche, le Spectateur donne un Mémoire de ce que j’ai fait et vu pendant ma vie provenant d’une vieille dame dont il est l’ami depuis plus de cinquante ans. Après les lettres, un journal, après le journal un mémoire. Les unes sont envoyées, l’autre est trouvé dans une bibliothèque. La façon dont les mémoires de la dame âgée parviennent au spectateur est plus intéressante encore, ils sont volés : Elle fouillait dans un coffre, où je vis sur un cahier de papier ces mots écrits de sa main : mémoire de ce que j’ai fait et vu pendant ma vie. Je me jetai sur ce cahier, pour le prendre, elle voulut me l’ôter, et comme je résistais, il nous en demeura à chacun la moitié : sur-le-champ je pris le parti de m’enfuir avec ma part, pendant qu’elle me poursuivait en badinant pour la ravoir ; mais je sortis tout en riant aussi, et j’allais chez moi voir ce que c’était, et voici ce que c’est, sans y changer un mot.6
Le projet du Spectateur français exposé au début était de faire des ‘réflexions’. Celles-ci ne sont désormais plus le privilège du Spectateur même. Les auteurs des manuscrits en font beaucoup de leur côté. La dame âgée à qui le Spectateur intrépide a arraché la moitié de son manuscrit s’exprime ainsi après son exorde : Quoi qu’il en soit, voilà mon exorde, ce qui me reste à dire va m’engager d’abord à des détails plus amusants, et me ramènera ensuite aux réflexions les plus sérieuses.7
Le discours de la vielle dame, qui n’est pas censé atteindre un destinataire parvient pourtant au lecteur par scénographie interposée. Dans la 5 6 7
Le Spectateur français, Seizième Feuille, p. 177. Le Spectateur français, Dix-septième Feuille, p. 188. Le Spectateur français, Dix-septième Feuille, p. 189.
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scénographie du Spectateur français, l’interférence entre le discours narratif et le discours moral se déplace. Relevant dans les premières Feuilles du Spectateur même, les réflexions sont maintenant dévolues à une ‘dame âgée’ dont le manuscrit lui a été arraché et dont il n’est pas sûr que tout ce qu’elle raconte corresponde à l’exacte vérité. Peu à peu la scénographie a fini par générer le modèle du roman-mémoires et même des mémoires épistolaires qui sera celui de La Vie de Marianne. A la fin du Spectateur français un autre petit roman est inséré. Dans la Vingt-et-unième Feuille, le spectateur déclare avoir reçu, par l’intermédiaire de son valet, un manuscrit de la part d’un inconnu qui lui demande de le publier. Dans une lettre accompagnant le manuscrit, le spectateur rencontre son double : c’est un autre ‘Spectateur’, qui raconte sa vie et qui souhaite qu’elle soit publiée avec les réflexions auxquelles elle a donné lieu. Tandis que les fonctions réflexives assumées par le Spectateur au début sont ici réclamées par un inconnu, le Spectateur adopte les fonctions que remplissait au départ le libraire : il publie les ‘Feuilles’ d’un inconnu. L’inconnu est une autre figuration du nouveau type d’écrivain dont Marivaux négocie l’apparition et l’acceptation. Ce dernier ne réfléchit plus sur les choses que le hasard lui procure, mais sur sa propre vie dont les événements sont susceptibles d’intéresser un plus large public : Monsieur, […] le secours que j’ai à vous donner, c’est l’Histoire de ma vie, si vous ne trouvez pas à propos de la produire telle qu’elle est, du moins y puiserez-vous des réflexions qui vous seraient peut-être échappées. Dans tout le cours de mes aventures, j’ai été mon propre Spectateur, comme le Spectateur des autres, je me suis connu autant qu’il est possible de se connaître ; ainsi, c’est du moins un homme que j’ai développé, et quand j’ai comparé cet homme aux autres, ou les autres à lui, j’ai cru voir que nous nous ressemblons presque tous ; que nous avions tous à peu près le même volume de méchanceté, de faiblesse, et de ridicule ; qu’à la vérité nous n’étions pas tous aussi fréquemment les uns que les autres faibles, ridicule, et méchants ; mais qu’il y avait pour chacun de nous des positions où nous serions tout ce que je dis là, si nous ne nous empêchons pas de l’être.8
Le Spectateur interrompt la lettre pour déclarer qu’il a lu en entier la vie de l’inconnu et qu’il est résolu à la donner tout entière. Elle occupera bien une vingtaine de ses feuilles. Marivaux en est pourtant pratiquement à la fin de son périodique qui ne continue plus que pendant trois feuilles. 8
Le Spectateur français, Vingt-et-unième Feuille, p. 223.
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Il introduit l’Histoire de la vie de l’inconnu par un paragraphe qui a valeur de préface : J’ai lu d’un bout à l’autre ses Aventures, et je les ai trouvées si instructives, et en même temps si intéressantes que j’ai résolu de les donner, quelques longues qu’elles soient ; elles emploieront bien dix-huit à vingt de mes Feuilles, et je les regarde comme des Leçons de Morale d’autant plus insinuantes qu’elles auront l’air moins dogmatique, et qu’elles glisseront le précepte à la faveur du plaisir qu’on aura, je crois à les lire. Cependant je pourrai de temps en temps en suspendre la suite pour une quinzaine, et traiter alternativement quelques-uns de mes sujets ordinaires ; voici maintenant par où commencent ces Aventures.9
Voilà le contrat de lecture. Au lecteur maintenant de le signer. Il n’y a pas jusqu’aux interruptions qui ne fassent partie de ce contrat. Un manuscrit continu que le Spectateur pourrait se contenter de reproduire tel quel sera interrompu de temps en temps, car il pourrait toujours y avoir une partie des lecteurs qu’une longue histoire donnée de suite pourrait ennuyer.10 Et puis, le Spectateur rappelle qu’il faut qu’il prenne lui-même plaisir au jeu : ‘il faut que le jeu me plaise, il faut que je m’amuse, je n’écris que pour cela, et non pas précisément pour faire un livre’.11 Ce qui l’amuse aussi, c’est d’‘augmenter les réflexions de l’inconnu des miennes sans rien changer aux faits de son récit.’ 12 Le Spectateur n’est donc pas prêt à s’effacer complètement devant le mémorialiste inconnu qui commence à occuper le devant de la scène dans les dernières Feuilles. Le lecteur qui accepte de lire Le Spectateur français comme un atelier de La Vie de Marianne – qui naît tout armée de la scénographie – n’attend plus que surgisse un enfant trouvé pour rendre celle-ci complète. L’histoire de la vie de l’inconnu amène tout naturellement ce topos. Dans l’avant-dernière Feuille, l’inconnu raconte comment il perd à la fois sa mère et son père et comment ils deviennent, lui et sa sœur, orphelins : ‘Que nous étions à plaindre ! nous n’avions point de parents dans la Province ; des amis, nous n’en connaissions point :13 qui est-ce qui s’attache à d’honnêtes gens qui sont dans l’infortune ?’.14 Dans son projet de négocier dans la scénographie du Spectateur français les conditions d’admission d’un nouveau roman, d’un nouveau type 9
Le Spectateur français, Vingt-et-unième Feuille, p. 228. Le Spectateur français, Vingt-troisième Feuille, p. 240. 11 Le Spectateur français, Vingt-troisième Feuille, p. 240. 12 Le Spectateur français, Vingt-quatrième Feuille, p. 251. 13 Le Spectateur français, Vingt-cinquième Feuille, p. 261, note. 14 Le Spectateur français, Vingt-quatrième Feuille, p. 257. 10
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d’auteur et d’un nouveau public, Marivaux a aussi besoin d’un nouveau personnage : un être qui n’est rien, déplacé dans le monde qui l’environne. Tels seront à la fois Marianne et Jacob. Et dans la dernière Feuille apparaissent enfin les sujets qu’on retrouvera dans La Vie de Marianne, comme le remarquent avec bonheur les éditeurs du texte.15 Ainsi de l’homme qui offre de l’argent pour faire de la sœur de l’inconnu sa maîtresse. L’inconnu se reproche le même défaut que Marianne, si c’en est un : ‘Mais passons ; ces réflexions-là demandent de la modération ; il y a des âmes gâtées qui abusent de tout, et je finirai par une réflexion que je crois raisonnable : j’interromps souvent mon histoire, mais je l’écris moins pour la donner que pour réfléchir’.16 Au moment où la scénographie développée dans ce périodique aboutit enfin à la publication de manuscrits envoyés et lorsqu’elle met finalement en place le modèle du roman-mémoires qui sera celui de La Vie de Marianne, la variété apparaît comme un trait essentiel de la nouvelle manière de narrer que Marivaux a en vue. Le nouveau romancier aime ‘suspendre’ la narration par des réflexions. Les Aventures de l’Inconnu qui paraissent dès la Vingt-et-unième Feuille seront interrompues une fois dans la Vingt-troisième Feuille – ‘J’ai dit que je les interromprais de temps en temps par d’autres choses ; c’est un privilège que je me suis réservé’17 – pour être reprises dans la Vingt-quatrième. Elle restent suspendues après la Vingt-cinquième Feuille quand Le Spectateur français s’arrête de paraître. Après que Marivaux, par l’intermédiaire de son Spectateur français, s’est efforcé de faire accepter par le public l’alternance de la narration et de la réflexion, il lui paraît logique de suspendre ‘pour une quinzaine de jours’ le cours de la narration pour en revenir à ‘un de ses sujets ordinaires’. Il fera aussi l’un et l’autre dans La Vie de Marianne. Est-ce que, en ‘suspendant’ la narration de Marianne, Marivaux en revient, avec Le Paysan parvenu, à un de ses ‘sujets ordinaires’ ? Le Paysan parvenu et L’Indigent Philosophe Plusieurs éléments alimentent l’hypothèse que Le Paysan parvenu puisse être lu comme un manuscrit ‘parvenu’ au Spectateur français pour qu’il l’insère dans ses Feuilles, comme il l’a fait de tant d’autres manuscrits, 15 Marivaux, Le Spectateur français, in Journaux I, éd. Marc Escola, Erik Leborgne et Jean-Christophe Abramovici, Paris, GF, 2010, p. 38. 16 Le Spectateur français, Vingt-cinquième Feuille, p. 268. 17 Le Spectateur français, Vingt-troisième Feuille, p. 239.
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inachevés comme celui de Jacob. Une première particularité du Paysan Parvenu en tant qu’exemple notoire du roman-mémoires est que le roman paraît sans autre Préface que la page qui précède l’histoire de la vie de Jacob et qui commence ainsi : ‘Le titre que je donne à mes Mémoires annonce ma naissance ; je ne l’ai jamais dissimulée à qui me l’a demandée, et il semble qu’en tout temps Dieu ait récompensé ma franchise là-dessus’.18 ‘De quel droit cet homme de rien, cet homme sans nom, publie-t-il ses Mémoires ?’ se demande fort à propos Erik Leborgne dans la Présentation de son édition du roman.19 En effet, le public contemporain ne pouvait pas manquer de voir dans cette publication ‘une grave entorse au code idéologique de la pratique littéraire, qui attribue aux seuls aristocrates le droit de prendre la plume pour parler de soi une fois déposée l’épée’.20 Une fois de plus la doxa est en cause, autrement dit le code de savoir-vivre qui règle le champ littéraire de l’époque. Confronté à cette doxa, jamais un roman n’a eu plus besoin de justification que Le Paysan parvenu ! Et c’est cette justification qui manque… On a beau dire que Jacob acquiert le droit d’écrire sa vie dès qu’il devient noble, mais un titre de noblesse n’apparaît nulle part sur les pages de titre des cinq parties, comme cela était au contraire le cas de La Vie de Marianne dès la première partie. Certes, les choses sont en train d’évoluer et Erik Leborgne n’a pas tort de souligner l’impulsion des Modernes auxquels Marivaux appartient sans doute, mais l’absence de scénographie légitimante dans le deuxième roman de notre auteur n’en marque pas moins un violent contraste avec la surabondance de légitimation dans le premier. Si l’on veut aller au bout de cette pensée, l’explication de l’absence d’une scénographie légitimante dans Le Paysan parvenu pourrait se trouver dans Le Spectateur français. Ce périodique s’ouvre à l’insertion de manuscrits auxquels sa scénographie offre une scène d’énonciation légitimante. Le transfert de la scène privée à la scène publique de l’histoire de Jacob pourrait donc être légitimé par son insertion dans le Spectateur français. Publiée dans une ou plusieurs Feuilles du périodique, l’histoire de la vie de Jacob paraîtra acceptable au public. Une autre hypothèse consisterait à voir dans l’absence d’un protocole de légitimation une intention antithétique de la part de Marivaux. Après tous les efforts qu’il a fait dans La Vie de Marianne pour illustrer l’idée 18 19 20
Marivaux, Le Paysan Parvenu, éd. Erik Leborgne, Paris, GF, 2010, p. 49. Le Paysan Parvenu, p. 8. Le Paysan parvenu, p. 50.
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d’une négociation avec le public – dont il a démontré auparavant la nécessité dans le Spectateur français –, l’absence du réflexe de légitimation ne peut paraître que comme une transgression violente d’un code de savoir-vivre éditorial. Avec Le Paysan parvenu, Marivaux publie un roman-mémoires sans scénographie. Il suspend la publication de la Vie de Marianne pour produire l’antithèse de son projet de pacte. Jacob met le pied dans le plat en entrant en scène sans en avoir négocié l’accès. Si l’on accepte l’hypothèse, devenue courante, que les Journaux de Marivaux sont des ‘ateliers du roman’, une lecture croisée devient loisible et même plausible. Si Le Paysan parvenu déroge à la nécessité de négocier l’apparition de son discours, soutenue par Marivaux dans Le Spectateur français, il offre aussi un contre-exemple au niveau de l’ethos du nouvel écrivain et du nouveau narrateur dont Marivaux esquisse les contours dans L’Indigent Philosophe. Dans l’Indigent Philosophe, Marivaux avait pressenti le problème : il cherchait un homme et cet homme ‘c’est cette créature avec qui vous voudriez toujours avoir affaire, que vous voudriez trouver partout, quoique vous ne vouliez jamais lui ressembler’.21 Or, pour faire le portrait de cet homme, personne n’est mieux placé que l’homme même. Seulement, tous les hommes n’étant pas également bons, peut-on imaginer un narrateur qui ne soit pas doté d’une bonté naturelle ? Qu’en deviendrait la moralité de l’œuvre ? Je demandais l’autre jour, ce que c’était qu’un homme, j’en cherchais un ; mais je ne mettais pas le méchant au nombre de ces créatures appelées hommes, et parmi lesquelles on peut trouver ce que je cherche ; je ne sais où mettre le méchant, il ne serait bon qu’au néant, mais ne mérite pas d’y être ; oui, le néant serait une faveur pour ce monstre qui est une espèce si singulière, qui sait le mal qu’il fait, qui goûte avec réflexion le plaisir de le faire, et qui sentant les peines qui l’affligeraient le plus, apprend par là à vous frapper des coups qui vous seront les plus sensibles.22
L’homme méchant serait un narrateur inconvenable, bien sûr. Il vaut donc mieux choisir un narrateur qui soit naturellement bon, comme Marianne, par exemple. Mais si, par antithèse, l’on déposait la narration entre les mains d’un homme qui n’est ni bon ni méchant, qui attend de la vie qu’elle développe en lui une vraie morale et qui, en attendant, profite des 21 L’Indigent Philosophe, in Marivaux, Journaux II, éd. Marc Escola, Erik Leborgne et Jean-Christophe Abramovici, Paris, GF, 2010, Cinquième Feuille, p. 129. 22 L’Indigent Philosophe, Cinquième Feuille, p. 122.
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occasions qui se produisent par hasard! Un hypocrite, par exemple, ou un opportuniste. Un Jacob peut-être ? Le héros du Paysan parvenu est un opportuniste qui promène sur le monde un regard pragmatique sans trop s’occuper de morale. Contrairement à Marianne, Jacob n’est pas doté d’une âme naturellement bonne. Et puis, l’histoire de Jacob s’annonce comme l’histoire de sa vie – ‘je conterai toute ma vie’23 – mais à y regarder de plus près elle se réduit à une série de scènes ou d’épisodes commentés par Jacob bien des années plus tard. Jacob est un spectateur comme le Spectateur français. Son récit est un composé de scènes. Si donc les Journaux de Marivaux sont un ‘atelier du roman’, on peut envisager une lecture antithétique de ses deux romans-mémoires, qu’on a intérêt à lire comme des prolongations directes des Journaux de l’auteur. Par rapport à l’idée, centrale dans les Journaux, d’un contrat de lecture, La Vie de Marianne peut se lire comme une thèse dont Le Paysan parvenu serait l’antithèse. Providence et hasard au Pont Neuf Mais les Journaux de Marivaux sont aussi un ‘atelier du théâtre’. Tout en s’éloignant du modèle du roman-mémoires que Marivaux développe dans ses Journaux et ensuite dans La Vie de Marianne, Le Paysan parvenu se rapproche du théâtre par certains traits caractéristiques qui renforcent l’antithèse avec La Vie de Marianne. Contrairement à celui de Marianne, le récit de Jacob est extraordinairement rapide. Alors qu’au bout de quatre parties de son histoire, Marianne vient juste de rencontrer sa protectrice Mme de Miran, Jacob constate dans la quatrième partie de la sienne que ses affaires vont bon train, au point qu’il en est lui-même étourdi : ‘Figurez-vous ce que c’est qu’un jeune rustre comme moi, qui dans le seul espace de deux jours, est devenu le mari d’une fille riche, et l’amant de deux femmes de condition’.24 L’avenir n’est évoqué que par amorces telles qu’‘on le verra dans la suite’.25 On apprend que Jacob est ‘devenu riche’26 et qu’il est ‘avec son frère’ au moment où il écrit, mais de sa vie de campagnard on sait fort peu de choses.27 Le récit n’a pas vraiment le sens du passé ni 23 24 25 26 27
Le Le Le Le Le
Paysan Paysan Paysan Paysan Paysan
parvenu, parvenu, parvenu, parvenu, parvenu,
Première Partie, p. 53. Quatrième Partie, p. 248. Première Partie, p. 57. Quatrième Partie, p. 268. Première Partie, p. 52.
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de l’avenir. Passé et futur s’effacent devant le présent, qui court à toute allure. Rappelant le modèle de Gil Blas de Lesage, Le Paysan parvenu commence comme un roman picaresque. Beau garçon de 18 ans, Jacob décide de rester à Paris dès qu’il y a livré sa première cargaison de vin du pays. L’épisode chez le seigneur du village et le projet de mariage avec la suivante Geneviève se termine par un coup de théâtre quand le seigneur est soudain frappé d’apoplexie et meurt. Un coup du sort, caractéristique du picaresque, jette Jacob à nouveau dans la rue. Mais Le Paysan parvenu n’est pas un roman picaresque dans la tradition espagnole du genre où le picaro reste sans perspectives. Jacob, un peu comme Gil Blas dans la tradition du picaresque français, va parvenir, mais pas comme picaro. Une logique répétitive va soudain se substituer aux aléas picaresques. Une rencontre sur le Pont-Neuf va décider du reste de la vie du jeune paysan ou au moins de la partie qui nous est offerte à lire. L’ascension sociale extraordinairement rapide de Jacob tient à des ‘accidents’ successifs plutôt qu’à son mérite personnel. Un conflit couvait depuis longtemps entre les sœurs Haberd. L’apparition physique de Jacob sur le PontNeuf et l’accident qui lui procure sa connaissance, révèlent Mlle Haberd à elle-même. Cet accident va lui permettre d’échapper à la tutelle de sa sœur et de son directeur de conscience. Elle confie tout cela à Jacob quand elle lui raconte ce qui lui passait par la tête au moment où elle l’a rencontré : Quand tu m’as rencontrée, il y avait longtemps que l’humeur difficile de ma sœur m’avait rebutée de son commerce ; d’un côté, je ne savais quel parti prendre, ni à quel genre de vie je devais me destiner, en me séparant d’elle ; j’avais quelquefois envie de me mettre en pension ; mais cette façon de vivre a ses désagréments, il faut le plus souvent sacrifier ce qu’on veut à ce que veulent les autres, et cela me dégoûtait.28
De cette scène cruciale, le roman offre deux lectures différentes. Pour Jacob c’est, comme tout ce qui lui arrive, un pur effet du hasard. Il n’a qu’à sauter dans le trou qui s’est creusé avant son arrivée. Pour Mlle Haberd, en revanche, la rencontre au Pont-Neuf était voulu par la Providence : J’attendais donc que la Providence à qui je remettais le tout, me fît trouver l’homme que je cherchais ; et ce fut dans ce temps-là que je te rencontrai sur le Pont-Neuf.29
28 29
Le Paysan parvenu, Deuxième Partie, p. 150. Le Paysan parvenu, Deuxième Partie, p. 151.
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La foi de Mlle Haberd en la Providence va faciliter considérablement l’ascension sociale de Jacob. Il devient le personnage d’un récit qui, au moins aux yeux de sa future épouse, a été écrit d’avance, au ciel. A partir de l’épisode du Pont-Neuf, le récit se déroule logiquement de scène en scène et au hasard des rencontres. La jalousie de la sœur aînée et l’intervention du directeur de conscience précipitent le projet de mariage. Sur le point de conclure son union avec Mlle Haberd la cadette, Jacob est obligé de justifier devant un Président un mariage doublement disproportionné, du point de vue de la fortune aussi bien que de l’âge. Chez le Président il rencontre la fausse dévote, Mme de Ferval, qui s’éprend de lui et le recommande à son beau-frère M. De Fécour, chez qui, à Versailles, il rencontre les dames d’Orville, grâce auxquelles il fera la connaissance du comte d’Orsan. La chaîne des rencontres est en principe illimitée, mais elle s’arrête là. Jacob, Spectateur français Davantage encore que La Vie de Marianne, Le Paysan parvenu est construit autour de scènes. Les références à certaines scènes de comédies de Molière ont souvent été relevées,30 mais il est surtout important de constater que, tel un autre Spectateur français, Jacob est l’observateur de scènes de la vie privée et du comportement des autres, avant d’être l’observateur de sa propre conscience. Quand Jacob est envoyé chez M. de Fécour à Versailles par Mme de Ferval, par exemple, la rencontre avec deux dames, qui ne sont pas nommées, se déroule comme une scène de comédie : Sur quoi je me retirais […] quand il vint un laquais qui dit à Monsieur de Fécour qu’une appelée Madame une telle (c’est ainsi qu’il s’expliqua) demandait à lui parler. Ha ha ! répondit-il, je sais qui elle est, elle arrive fort à propos, qu’elle entre : et vous, restez (c’était à moi à qui il parlait). Je restai donc, et sur-le-champ deux dames entrèrent qui étaient modestement vêtues, dont l’une était une jeune personne de vingt ans, accompagnée d’une femme d’environ cinquante. Je n’ai vu de ma vie rien de si distingué ni de si touchant que la physionomie de la jeune ; on ne pouvait pourtant pas dire que ce fût une belle femme, il faut d’autres traits que ceux-là pour faire une beauté. Figurez-vous un visage qui n’a rien d’assez brillant ni d’assez régulier pour surprendre les yeux, mais à qui rien ne manque de ce qui peut surprendre le cœur, de ce qui peut inspirer du respect, de la tendresse et même de 30
Le Paysan parvenu, éd. E. Leborgne, ‘Introduction’ p. 26.
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l’amour ; car ce qu’on sentait pour cette jeune personne était mêlé de tout ce que je dis là.31
Le nom des deux solliciteuses, Mme et Mlle d’Orville, ne sera lâché que beaucoup plus tard, dans la Cinquième Partie. Avant le nom, le personnage est présenté à travers la description de sa physionomie. Le lecteur est prié de contribuer à sa visualisation. Il est invité à ‘se figurer’ ou d’‘imaginer’ : ‘ne vous imaginez pas qu’elle pleura en tenant ce discours’, etc.32 Le récit du Paysan parvenu est scénique dans la mesure où le narrateur apparaît comme le spectateur de sa propre pièce. Au début, la narration est ponctuée de formules comme ‘revenons à moi’33, ‘commençons’34, ‘laissons là mes neveux’,35 etc. qui, témoignant de la rapidité du récit, marquent des retours à la narration après des moments de description de scènes. Ces figures de style sont des métalepses au sens rhétorique du terme : à travers l’impératif de la première personne du pluriel, elles font du lecteur un collaborateur du narrateur/spectateur. Le lecteur est entrainé dans la diégèse pour y participer avec le spectateur à la scène ou en sortir avec lui. Il semble que pour ses ‘réflexions’, Marivaux ait de nouveau besoin d’un personnage ‘déplacé’, qui n’est pas un fou ou un ivrogne comme dans L’Indigent Philosophe, ni une orpheline comme Marianne, mais un ‘opportuniste’, c’est-à-dire quelqu’un qui sait profiter du moment quand le hasard l’amène. Contrairement à Marianne, Jacob semble en effet dépourvu de morale naturelle. Dans le domaine de l’éducation morale, son apprentissage est encore à faire. Le moins qu’on puisse dire est que son élévation morale est moins prompte que son ascension sociale. Sans penser à mal, il profite du moment, du Kairos. La scène que nous venons de citer marque, tard dans le roman, un début d’élévation morale. Les deux dames viennent implorer M. de Fécour de rendre son emploi à leur époux et père malade. Bénéficiaire de cet emploi depuis quelques minutes, Jacob n’hésite pas à s’en désister en faveur des deux belles solliciteuses. Et ainsi il fait de nouvelles connaissances… Le théâtre a des possibilités que le récit ne peut pas offrir. Un spectacle visuel peut parler directement aux yeux. La physionomie y parle 31 32 33 34 35
Le Le Le Le Le
Paysan Paysan Paysan Paysan Paysan
parvenu, parvenu, parvenu, parvenu, parvenu,
Quatrième Partie, p. 269. Quatrième Partie, p. 270. Première Partie, p. 50. Première Partie, p. 51. Première partie, p. 53.
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d’elle-même, elle va quelquefois de soi ou le metteur en scène peut la rendre telle. Jacob ne manque pas de constater les défauts de la narration à cet égard : Il y a des choses dont on ne peut rendre ni l’esprit ni la manière ; et je ne saurais donner une idée bien complète, ni de tout ce que signifiait le discours de Mademoiselle Haberd, ni de l’air dont elle me le tint. Ce qui est de sûr, c’est que son visage, ses yeux, son ton, disaient encore plus que ses paroles, ou du moins, ajoutaient beaucoup au sens naturel de ses termes, et je crus y remarquer une bonté, une douceur affectueuse, une prévenance pour moi, qui auraient pu n’y pas être, et qui me surprirent en me rendant curieux de ce qu’elles voulaient dire.36
Actant dans la pièce, le spectateur a cependant le privilège de pouvoir commenter et interpréter la physionomie et d’apprendre au spectateurlecteur à la déchiffrer, à la lire. Les observations de Jacob sur des scènes de comédie dont il est souvent le personnage central mais taciturne peuvent déboucher sur de véritables maximes ou ce qu’on pourrait appeler avec La Bruyère des ‘caractères’. Ainsi de la scène où Mlle Haberd et Jacob confient sous le signe du secret leur intention de se marier à la hôtesse Mme Alain, chez qui ils ont loué un meublé après la brouille avec l’aînée des sœurs Haberd. Dès qu’ils parlent d’une confidence à faire, leur hôtesse prend soin d’en avertir toute la maison en donnant ordre de fermer les portes déclarant à sa cuisinière qu’elle a à parler en secret avec ses locataires : Et après ces mesures si discrètement prises contre les importuns, la voilà qui revient à nous, en fermant portes et verrous ; de sorte que par respect pour la confidence qu’on devait lui faire, elle débuta par avertir toute la maison qu’on devait lui en faire une ; son zèle et sa bonté n’en savaient pas davantage ; et c’est assez là le caractère des meilleures gens du monde. Les âmes excessivement bonnes sont volontiers imprudentes par excès de bonté même, et d’un autre côté, les âmes prudente sont assez rarement bonnes.37
Mais le spectateur de ces scènes de comédie ne peut rendre que ce qu’il entend et dire ce qu’il voit. Son point de vue est limité à la physionomie. Le problème auquel le spectateur se trouve confronté est celui du point de vue de l’observateur, qui doit s’interdire l’accès au for intérieur des personnes observées. C’est le code du théâtre. Est-ce que le roman peut apporter remède à ce problème ? 36 37
Le Paysan parvenu, Deuxième Partie, p. 107-108. Le Paysan parvenu, Deuxième Partie, p. 155.
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Marivaux connaît le remède. Jacob n’a sans doute pas beaucoup de mérites personnels dans les accidents qui lui arrivent, mais il a le talent de lire les pensées. Dans une scène de repas chez l’indiscrète Mme Alain des regards se croisent et Jacob sait bien les saisir et dévoiler ce qu’ils expriment. Agathe, la fille de l’hôtesse, le regarde ‘du coin de l’œil, prenant un extérieur plus dissimulé que modeste’. Ce regard n’a pas échappé à Mlle Haberd et ce regard est lui aussi interprété par Jacob : Les éloges de ma naïve hôtesse intriguaient [Mlle Haberd], les regards fins et dérobés que la jeune fille me lançait de côté ne lui échappaient pas. Quand on aime, on a l’œil à tout, et son âme se partageait entre le souci de me voir si aimé, et la satisfaction de me voir si aimable. Je m’en aperçus à merveille ; et le talent de lire dans l’esprit des gens et de débrouiller leurs sentiments secrets, est un don que j’ai toujours eu et qui m’a quelquefois bien servi.38
Le remède est artificiel. L’extraordinaire talent de Jacob de lire non seulement les visages mais également les consciences ne fait que souligner les limites du modèle narratif du spectateur de scènes. Ce modèle est pourtant celui que Marivaux adopte dans Le Paysan parvenu. Il en connaît les limites et il faudra donc en créer un autre. Jacob est donc un autre Spectateur français. Il reste essentiellement une figure entre le théâtre et la narration, entre la mimesis et la diegesis.39 Si dans son deuxième roman-mémoires, Marivaux recourt au discours d’accueil du récit de vie, ce n’est pas pour mettre en place un sujet réfléchissant sur sa vie passée, mais un observateur qui commente le comportement des autres. Le double registre qui est le propre du récit de vie apparaît dans Le Paysan parvenu comme une ressource qui compense certaines imperfections de la comédie. Le récit, et surtout les réflexions et commentaires du soi-disant mémorialiste, permettent à l’écrivain d’apprendre à son public à lire les scènes de comédies. Le Paysan parvenu est donc le revers de la comédie, c’est-à-dire la comédie montrée et expliquée dans le récit : la mimesis dans la diegesis. Jacob est le spectateur de sa propre pièce. Il raconte et commente ce qu’il voit se dérouler sous ses yeux. Le mot physionomie figure presque à chaque page dans le Paysan parvenu. Qu’est-ce qu’il y a au-delà de cette physionomie ? Cette question 38
Le Paysan parvenu, Deuxième Partie, p. 140. Au livre III de La République, Platon distingue entre la mimesis, qui est la reproduction directe de la réalité telle qu’on peut la voir au théâtre et la diegesis, qui est la reproduction indirecte propre au récit. Voir aussi l’article de Gérard Genette, ‘Frontières du récit’, dans Figures II, Paris, Seuil, 1969. 39
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est posée dès la Première Feuille du Spectateur français quand il est question du ‘portrait’. Dans les tableaux les Grands Hommes contemplent leur propre vanité. Or, il est d’un intérêt public que ces tableaux soient effacés par ceux de l’‘honnête homme’ ou de l’homme ‘quel qu’il soit’: Grands de ce monde ! si les portraits qu’on a faits de vous dans tant de livres, étaient aussi parlants que l’est le tableau sous lequel il vous envisage, vous frémiriez des injures dont votre orgueil contriste, étonne et désespère la généreuse fierté de l’honnête homme qui a besoin de vous. Ces prestiges de vanité qui vous font oublier qui vous êtes, ces prestiges se dissiperaient, et la nature soulevée, en dépit de toutes vos chimères, vous ferait sentir qu’un homme, quel qu’il soit, est votre semblable : vous vous amusez dans un Auteur des traits ingénieux qu’il emploie pour vous peindre. Le langage de l’homme en question vous corrigerait, son cœur, dans ses gémissements, trouverait la clef du vôtre ; il y aurait dans ses sentiments une convenance infaillible avec les sentiments d’humanité, dont vous êtes encore capables, et qu’interrompent vos illusions.40
Jacob fait le portrait d’un ‘Grand Homme’, imbu de son importance, en la figure de M. de Fécour, à qui Jacob remet la lettre de recommandation de Mme de Ferval. M. de Fécour est entouré d’autres personnes qui arrêtent de causer pendant que M. de Fécour continue à écrire. La scène qui se déroule est muette. Ce sont les regards qui parlent et Jacob sait les interpréter, étant à son tour l’objet de ces regards croisés : A qui en veut ce polisson-là avec sa lettre ? semblaient-ils dire par leurs regards libres, hardis, et pleins d’une curiosité sans façon. De sorte que j’étais là comme un spectacle de mince valeur, qui leur fournissait un moment de distraction, et qu’ils s’amusaient à mépriser en passant. L’un m’examinait superbement de côté ; l’autre se promenant dans ce vaste cabinet, les mains derrière le dos, s’arrêtait quelquefois auprès de Monsieur de Fécour qui continuait d’écrire ; et puis se mettait de là à me considérer commodément et à son aise. Figurez-vous la contenance que je devais tenir. L’autre, d’un air pensif et occupé, fixait les yeux sur moi comme un meuble ou sur une muraille, et de l’air d’un homme qui ne songe pas à ce qu’il voit. Et celui-là pour qui je n’étais rien, m’embarrassait tout autant que celui pour qui j’étais si peu de choses. Je sentais fort bien que je n’y gagnais pas plus de cette façon que d’une autre. Enfin j’étais pénétré d’une confusion intérieure. Je n’ai jamais oublié cette scène-là ; je suis devenu riche aussi, et pour le moins autant qu’aucun de ces Messieurs dont je parle ici ; et je suis encore à comprendre qu’il y ait des hommes dont l’âme devienne aussi cavalière que je le dis là pour celle de quelque homme que ce soit.41 40 41
Le Spectateur français, Première Feuille, p. 57. Le Paysan Parvenu, Quatrième Partie, p. 267-268.
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‘L’homme, quel qu’il soit’ ou ‘quelque homme que ce soit’ sont ce qui intéresse Marivaux. Pour ceux que Jacob observe, il en est réduit à la lecture de leur physionomie, mais quand il devient lui-même spectacle et objet du regard des autres, l’impression qu’il en reçoit est ineffaçable et il s’en souvient encore quand il écrit ses mémoires. Ce sont les ressources du double registre. Les scènes de ce genre où Jacob est tour à tour observé et observateur se doublent souvent d’un portrait. M. de Fécour ‘paraissait avoir cinquantecinq à soixante ans’, il est assez grand, de peu d’embonpoint. Son visage est tout brun. Son regard est sérieux à glacer, il humilie : ‘son air est fier et hautain qui vient de ce qu’on songe à son importance, et qu’on veut la faire respecter.42 Le portrait n’est pas seulement une question de physionomie, mais aussi de discours et de manières, comme dans une scène de comédie : Vous êtes bien jeune, me dit-il ; que savez-vous faire ? rien, je gage. Je n’ai encore été dans aucun emploi, Monsieur, lui répondis-je. Oh ! je m’en doutais bien, reprit-il, il ne m’en vient point d’autre de sa part;43 et ce sera un grand bonheur si vous savez écrire. Oui, Monsieur, dis-je en rougissant, je sais même un peu d’arithmétique. Comment donc, s’écria-t-il en plaisantant, vous nous faites trop de grâce. Allez, jusqu’à après-demain.44
La physionomie fusionne avec le discours. Il en va de même pour le portrait de Mme Alain, l’indiscrète hôtesse : ‘Pour faire ce portrait-là au reste, il ne m’en a coûté que de me ressouvenir de tous les discours que nous tint cette bonne veuve’.45 Au portrait et au discours de M. de Fécour, Jacob oppose immédiatement le portrait des deux solliciteuses, Mme et Mlle d’Orville qui, en sortant de chez M. de Fécour, lui offrent à dîner pour le remercier de sa généreuse offre. Le portrait qui découle tout naturellement de l’observation de la scène est, tout comme les réflexions auxquelles il se prête, une des raisons d’être du récit. La scène, le portrait et les réflexions mettent à l’ombre la ‘vie’ de Jacob, qui n’est qu’un véhicule discursif qui peut s’arrêter, s’embourber, ou tomber en panne. Dans ces scènes de théâtre, où Jacob est tour à tour l’observant et l’observé, les portraits sont suivis de l’analyse des sentiments. Dans ces analyses sont enfin déployées les ressources du double registre, dans la 42 43 44 45
Le Paysan parvenu, Quatrième Partie, p. 266. C’est-à-dire ‘de la part de Mme de Ferval’. Le Paysan parvenu, Quatrième Partie, p. 269. Le Paysan parvenu, Deuxième Partie, p. 129.
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mesure où Jacob, se livrant à l’analyse, observe en lui-même le décalage entre les impressions d’autrefois et la compréhension qu’il en a maintenant qu’il est devenu homme mûr : Cette jeune dame avait un charme secret qui me retenait auprès d’elle, mais je ne croyais que l’estimer, la plaindre, et m’intéresser à ce qui la regardait. D’ailleurs j’avais eu un bon procédé pour elle, et on se plaît avec les gens dont on vient de mériter la reconnaissance. Voilà bonnement tout ce que je comprenais au plaisir que j’avais à la voir ; car pour d’amour ni d’aucun sentiment approchant, il n’en était pas question dans mon esprit ; je n’y songeais pas. Je m’applaudissais même de mon affection pour elle comme d’un attendrissement louable, comme d’une vertu, et il y a de la douceur à se sentir vertueux ; de sorte que je suivis ces dames avec une innocence d’intention admirable, et en me disant intérieurement : tu es un honnête homme.46
A ses propres yeux de nouvel arrivé, Jacob paraît honnête homme, mais l’homme mûr paraît désabusé. ‘je songeais à être honnête homme’ déclare Jacob, et il ajoute : ‘c’était tout ce que cet aimable visage me permettait d’être’.47 Non seulement son comportement, mais ses sentiments sont réglés par la physionomie et, en l’occurrence, le beau visage de Mlle d’Orville. Le discours moral L’attitude de Jacob spectateur n’est pas séparable de son ethos. Il lit les physionomies et se donne des airs dans un but purement pragmatique. C’est sur cette absence d’une morale et d’une vertu naturelles et innées que Jacob narrateur attire l’attention de son lecteur, par exemple dans la scène des regards croisés pendant le souper chez Mme Alain. Bien qu’Agathe, sa fille, fasse les yeux doux à Jacob, celui-ci voit qu’il n’est pas de son intérêt d’y répondre. Son avenir est plus sûr du côté de Mlle Haberd : Pour preuve de cela, j’avais soin de la regarder très souvent avec des yeux qui demandaient son approbation pour tout ce que je disais ; de sorte que j’eus l’art de la rendre contente de moi, de lui laisser ses inquiétudes qui pouvaient m’être utiles, et de continuer de plaire à nos deux hôtesses, à qui je trouvai aussi le secret de persuader qu’elles me plaisaient, afin de les exciter à me plaire à leur tour, et de les maintenir dans ce penchant qu’elles marquaient pour moi, et dont j’avais besoin pour presser Mlle Haberd de s’expliquer ; et s’il faut tout dire, peut-être 46 47
Le Paysan parvenu, Quatrième Partie, p. 273. Le Paysan parvenu, Quatrième Partie, p. 274.
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aussi voulais-je voir ce qui arriverait de cette aventure, et tirer parti de tout ; on est bien aise d’avoir, comme on dit, plus d’une corde à son arc.48
La leçon de morale sur laquelle débouche cette analyse de l’opportunisme de Jacob est une morale fausse. C’est la morale du comportement étudié, dont l’artifice se cache sous une physionomie avenante. Marianne aura elle aussi ses moments où elle cherchera à plaire à tout le monde, mais elle n’a qu’une flèche à son arc, qui est Valville. Dans Le Paysan parvenu, le discours moral existe tout d’abord en dehors de l’œuvre ou en tout cas en dehors de la diégèse. Il y fait intrusion sous la forme de prosopopées. Tout à coup l’‘Honneur’ est là qui parle et affronte ‘la Cupidité’. Le discours de la première figure est plus long que celui de la deuxième, mais pas aussi éloquent, dans la scène où se pose la question de savoir si Jacob doit épouser Geneviève, enceinte des œuvres de leur maître : L’Honneur me disait : Tiens-toi ferme ; déteste ces misérables avantages qu’on te propose ; ils perdront tous leurs charmes quand tu auras épousé Geneviève ; le ressouvenir de sa faute te la rendra insupportable […] On trouvera peut-être les représentations que me faisait l’honneur un peu longues ; mais c’est qu’il a besoin de parler longtemps, lui, pour faire impression, et qu’il a plus de peine à persuader que les passions. Car, par exemple, la Cupidité ne répondait à tout cela qu’un mot ou deux ; mais son éloquence quoique laconique était vigoureuse.49
Le récit de Jacob est une ‘morale en action’ dans la mesure où le jeune paysan, à qui la vie offre soudain des opportunités, se voit confronté à ces deux personnifications antagonistes du discours moral. Pour mettre en action cette morale, Marivaux a besoin d’un personnage qui, comme Marianne, est une sorte de table rase. Jacob existe tout d’abord comme un corps, à travers une physionomie. Ses manières et ses discours sont ramenés à cette physionomie. Et à son tour, la physionomie s’adapte aux circonstances et aux situations. Mlle Haberd est charmée par Jacob parce que ‘vos sentiments répondent à votre physionomie’.50 Le directeur de conscience des demoiselles Haberd est plus lucide : ‘Si j’en juge par votre physionomie vous êtes un garçon sage et de bonnes mœurs’, mais il ajoute sournoisement : ‘un fripon ne peut-il pas avoir la mine d’un 48 49 50
Le Paysan parvenu, Deuxième Partie, p. 141. Le Paysan parvenu, Première Partie, p. 74. Le Paysan parvenu, Première Partie, p. 93.
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honnête homme ?’51 Ce n’est pourtant pas le bon ecclésiastique qui détrompera la cadette des deux sœurs Haberd. Pour elle, on l’a vu, tout est réglé par la Providence. Aussi, sans s’en rendre compte, le directeur de conscience se trouve-t-il pris au piège de son propre raisonnement qui concerne précisément la Providence. Dieu, dans sa bonté, a donné aux uns la clairvoyance et laisse les autres dans l’aveuglement. Le clairvoyant, en l’occurrence, c’est lui : Et puis continuant : Dieu par sa bonté, ajouta-t-il, permet souvent que ceux qui nous conduisent aient des lumières qu’il nous refuse, et c’est afin de nous montrer qu’il ne faut pas nous en croire, et que nous nous égarerions si nous n’étions pas dociles.52
Qu’on l’écoute donc. Il va tout expliquer : il serait contre la prudence humaine de se fier à une physionomie, qui peut tromper. Mais l’erreur de l’ecclésiastique consiste à opposer les clairvoyants aux aveuglés. Si la Providence divine a prévu ces deux catégories de personnes, comment la clairvoyance pourrait-elle venir à ceux à qui ‘les lumières sont refusées’. Le directeur de conscience contredit par ses manières et discours la devise des Lumières selon I. Kant : ‘Sapere aude, aie le courage de te servir de ta propre intelligence’. Le directeur demande au contraire aux demoiselles Haberd d’être ‘dociles’. C’est tout le contraire de la définition des Lumières de Kant : ‘Les Lumières sont ce qui fait sortir l’homme de la minorité qu’il doit s’imputer à lui-même. La minorité consiste dans l’incapacité où il est de se servir de son intelligence sans être dirigé par autrui’. 53 Le directeur ne désabusera pas Mlle Haberd la cadette. Jacob, qu’on aimerait peut-être voir dans un meilleur rôle, n’est pas non plus celui qui explique comment l’esprit vient aux vieilles filles. Comme un opportuniste patenté, il joue à fond le jeu de la Providence en le retournant contre le directeur qui l’a mis sur ce chapitre : ‘Dieu soit loué d’avoir adressé mon chemin sur le Pont-Neuf’ !54 Et Mlle Haberd continue à croire à la Providence dont le directeur lui a pourtant dit qu’elle rend quelquefois aveugle : ‘J’attendais donc que la Providence, à qui je remettais le tout, me fît trouver l’homme que je cherchais ; et ce fut dans ce temps-là que je te rencontrai sur le Pont-Neuf’.55 51
Le Paysan parvenu, Deuxième Partie, p. 113. Le Paysan parvenu, Deuxième Partie, p. 112. 53 Immanuel Kant, Qu’est-ce que les Lumières ?, éd. Jean Mondot, Saint-Etienne, PU, coll. ‘Lire le XVIIIe siècle’, 1991, p. 73. 54 Le Paysan parvenu, Deuxième Partie, p. 125. 55 Le Paysan parvenu, Deuxième Partie, p. 151. 52
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Vers un nouveau roman En tant que partisan des ‘Modernes’, Marivaux se fait le promoteur d’un nouveau roman, qui oriente la fiction narrative vers l’étude du particulier et du naturel et l’éloigne de ce qui est ‘typique’ du genre humain ou d’une ‘espèce’. La défense de ce projet s’effectue à travers une scénographie où s’esquissent les profils d’un nouvel auteur, d’un nouveau public et d’un nouveau type de texte. La scénographie vise à proposer au lecteur un nouveau contrat de lecture et à négocier l’acceptation du texte où ce contrat est réalisé par le public. Ce nouveau texte est à forger. Il naît de l’interférence avec d’autres discours, externes ou internes au champ discursif de la littérature, comme le récit de vie. Le récit de vie n’est qu’une des formules susceptibles d’accueillir le nouveau romanesque. Il a l’avantage de s’articuler sur un double registre en éloignant dans le temps un je-personnage et un je-narrateur. Dans le Paysan parvenu, ce double registre se prête moins à l’analyse de la vie privée du moi, mais de celles des personnes qu’il rencontre par hasard. L’enchaînement de ses rencontres et de ces hasards constituent la chaîne conductrice de la ‘vie’ de Jacob, qui en est le discours d’accueil. On ne sait pas où cette vie doit aboutir. Le lecteur en voit vaguement la fin. Aussi n’est-ce pas la vie de Jacob qui occupe l’avant-plan, mais les rencontres qui produisent des scènes. Si le double registre est une nécessité narrative pour faire de Jacob un spectateur, sa ‘vie’ ne l’est aucunement. Le récit de cette vie peut s’arrêter quand elle aura accueilli assez de scènes. Elle aura rempli sa fonction de discours d’accueil, mais elle reste elle-même ‘à remplir’.
SUR MERCIER L’UTOPIE DU SENS UNIQUE ET L’AUTODAFÉ DE LA BIBLIOTHÈQUE DANS L’AN 2440 A Francis Mus Louvain et Liège Excursions faustiennes ‘I’ll burn my books ! Ah, Mephistophilis!’. Ce sont les dernières paroles du pauvre docteur Faust dans la pièce de Christopher Marlowe (1592). Face au démon, dans l’espoir de sauver son âme, le damné se déclare prêt à vouer au feu ce qu’il a le plus adoré au monde : sa bibliothèque. Cependant, source de tout son savoir, les livres, ou plutôt leur insuffisance, lui ont également inspiré ce fatal désir d’étendre ses connaissances au-delà des bornes de l’écrit. Dans ce fragment, le livre nous apparaît en même temps comme le siège de la connaissance humaine et comme l’aiguillon de la corruption de l’âme. On ne saurait trop dire si le projet destructeur de Faust est la suprême tentative de racheter son âme au diable par le sacrifice de tout ce qu’il a aimé sur terre ou le désaveu tardif de ses erreurs face à l’Eternel, par l’anéantissement du médium corrupteur à travers lequel le diable lui est apparu. Ce sacrifice expiatoire par le feu, est-il offert au Diable ou à Dieu ? La dernière exclamation de Faust forme aussi l’incipit d’un essai de Michel Leiris qu’il est difficile de citer en entier, le passage qui nous intéresse couvrant plusieurs pages : ‘I’ll burn my books’ […] Brûler ce pour quoi l’on existe pour n’être pas brûlé soi-même ou réduit à zéro […]. Offrir de brûler mes livres […]. Je les livre en rachat, eux qui m’arrachaient au courant du quotidien et – se glissant de l’autre côté de la mort plus que jamais à portée de voix mais réduite au silence – me semblaient la nier, la narguer, la brûler comme le chauffard brûle un feu rouge.1 Première publication : ‘L’autodafé de la bibliothèque: réflexions sur la topique et l’utopie à partir de L’an 2440 de L.S. Mercier’, in Michel Barreau et Sante Viselli (éds), Utopie et fictions narratives (Actes du colloque de Winnipeg, oct. 1993), Edmonton, Alta Press, Parabasis 7, 1995, p. 223-231. 1
Michel Leiris, Langage Tangage, ou ce que les mots me disent, Paris, Gallimard, 1985.
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Brûler les livres équivaut ici à se rapprocher de la mort, à mourir un peu pour oublier que plus tard on mourra trop. C’est dire que l’écriture, la lecture, la fréquentation des livres et leur accumulation sont des façons d’exorciser le démon de la mort, de la brûler, comme dit Leiris. Façon aussi de s’arracher au quotidien pour en arriver à un état hors-série, utopique, qui ne serait ‘ni vie ni mort’. Il doit nous être clair, sans l’accumulation d’un nombre excessif de témoignages, que le livre et a fortiori la bibliothèque sont des lieux utopiques : des espaces refuges hors de la vie quotidienne, où l’on veut se constituer une manière de vivre idéale. Refuge des sages, île déserte des livres, au milieu du chaos de la vie ordinaire, la bibliothèque est, selon la définition donnée par A. Furetière dans son Dictionnaire universel (1690), le lieu ‘où l’on se séquestre et où l’on serre ce que l’on a de plus précieux’. Lieu où l’on peut s’abandonner, tel Montaigne, à des rêveries : Là je feuillette à cette heure un livre, à cette heure un autre, sans ordre et sans dessein à pièces décousues ; tantôt je rêve, tantôt j’enregistre et dicte, en me promenant, mes songes que voici […]. C’est là mon siège. J’essaie à m’en rendre la domination pure, et à soustraire ce seul coin à la communauté et conjugale, et filiale, et civile. Partout ailleurs je n’ai qu’une autorité verbale, en essence confuse. Misérable à mon gré, qui n’a chez soi où être à soi, où se faire particulièrement la cour, où se cacher.2
Nul doute, d’autre part, que l’autodafé de la bibliothèque ne constitue une chaîne topique. On enregistre des occurrences dès l’Antiquité avec l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie. Don Quichotte, trop épuisé pas sa première échappée, ne peut empêcher que le curé et le barbier livrent au feu sa belle collection de romans de chevalerie, non sans relever la rareté et l’intérêt de certains exemplaires. Le topos n’a évidemment pas échappé à l’auteur d’Il Nome della Rosa (1980). Dans la littérature américaine on connaît l’exemple de Fahrenheit 451 (1953) de Ray Bradbury, sur une société dystopique qui bannit les livres en les brûlant systématiquement. Il n’y a pas jusqu’à Claude Simon, nouveau romancier, qui n’exploite les ressources du topos incendiaire avec le bombardement de la bibliothèque de Leipzig, dans La Route des Flandres (1960), etc. Innombrables également les écrivains, devenus personnages de fiction, qui brûlent leurs manuscrits. L’on connaît bien sûr le cas de Chatterton dans la pièce de Vigny (1835) qui, avant de se brûler la cervelle, n’oublie 2
Montaigne, ‘Des trois commerces’, in Essais III, Paris, Gallimard, 1965, p. 71-72.
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pas de jeter au feu ses manuscrits. Virgile, dans le roman de Herman Broch, Der Tod des Vergil (1946) ne demande-t-il pas qu’on brûle L’Enéide tout de suite après sa mort ? Et Ovide, dans un chef-d’œuvre postmoderne de Christophe Ransmayr, Die Letzte Welt (1988), ne brûle-t-il pas les Métamorphoses avant de partir en exil ? Avatars du même topos, la destruction du manuscrit et l’autodafé de la bibliothèque s’opposent cependant comme le particulier au collectif et surtout comme l’inédit à l’imprimé. Et c’est ici que nous retrouvons Faust qui, selon une foi enracinée dans la conscience romantique allemande, est l’inventeur de l’imprimerie.3 L’impression a fortement participé à l’accumulation de l’écrit, qui constitue un aspect de notre héritage culturel et qui à elle seule forme une chaîne topique. On pense à Borgès bien sûr, et au rêve d’une bibliothèque contenant tous les livres. A Leiris, dans le texte cité, cette accumulation des livres arrivés par les voies les plus diverses donne l’impression d’être englouti ‘dans un flot débordant d’une culture sans balises suffisantes dont, fatras de plus en plus proche de l’inextricable, ils sont les signes matériels, la plupart lettre morte, puisque non déchiffrés’.4 Flot débordant, fatras inextricable, la masse incommensurable de livres accumulés par le Temps est directement issue des presses faustiennes. Il appartient donc aux détracteurs de Gutenberg de brûler les livres. Ainsi Charles Nodier, avec une mauvaise foi tout à fait incomparable dans la bouche d’un conservateur de la Bibliothèque de l’Arsenal, n’hésite pas à qualifier l’impression d’invention barbare : Voilà le grand inconvénient de l’imprimerie ; elle est passive et non intelligente ; elle obéit et ne juge pas ; elle a mis le bon en circulation, elle y a mis le mauvais ; elle a rendu plus faciles quelques jouissances délicates ; elle a fomenté des milliers d’erreurs et de folies ; et comme le nombre des esprits judicieux est infiniment plus petit que l’autre, elle a récréé les veilles du sage, mais elle a soulevé un ferment inextinguible de désordre dans la multitude.5
Aussi, pour Charles Nodier, conservateur et, à ses heures, destructeur de livres, une révolution contre les livres est-elle inévitable. Ce propos de Nodier – auquel nous a conduit cette excursion faustienne – est à l’unisson des invectives contre les livres lancées par Louis-Sébastien Mercier dans L’An 2440 (1771), texte dont personne ne contestera le caractère 3
André Dabezies, Le Mythe de Faust, Paris, Armand Colin, coll. U2, 1990. Michel Leiris, op. cit., p. 74. 5 Charles Nodier, Critiques de l’imprimerie par le docteur Neophobus, éd. Didier Barrière, Paris, Ed. des Cendres, 1989, p. 52. 4
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utopique et qui fera l’objet de la suite de cet exposé.6 Le livre et la bibliothèque sont des lieux utopiques ; l’autodafé du livre et de la bibliothèque est un lieu topique, un ‘lieu commun’. C’est du lien problématique entre utopie et topos, entre lieu et ‘lieu commun’ que j’aimerais vous entretenir. La Bibliothèque du roi Par une brusque révolution dans son rêve – cette autre formule topique de l’utopie – le narrateur, transporté en l’an 2440, se retrouve à la Bibliothèque du Roi.7 On peut dire sans exagérer que cet immense sanctuaire du livre – qui bénéficiait non seulement de la libéralité du Prince, mais également de la mise en place d’un dépôt légal – contenait à peu près tous les livres. Aussi le rêveur éprouve-t-il quelque peine à reconnaître l’endroit, qui se trouve réduit à un petit cabinet où sont conservés ‘plusieurs livres’ qui lui paraissent tout sauf volumineux. Un incendie fatal aurait-il dévoré la riche collection ? Oui, me répondit-on, c’est un incendie, mais ce sont nos mains qui l’ont allumé volontairement […] D’un consentement unanime, nous avons rassemblé dans une vaste plaine tous les livres que nous avons jugés ou frivoles, ou inutiles ou dangereux ; nous en avons formé une pyramide qui ressemblait en hauteur et en grosseur à une tour énorme : c’était assurément une nouvelle tour de Babel.8
Dans cet autodafé sont consumés, à côté d’un grand nombre de poèmes, de dictionnaires, d’oraisons funèbres, un milliard de romans. Autant dire tous les romans sauf quelques-uns : ceux de Richardson, de Rousseau, de Fénelon et de Marmontel. Et voici les motifs pour cette pyromanie dystopique : Les sciences dans ce labyrinthe de livres ne faisaient que tourner et circuler, revenant sans cesse au même point sans s’élever et l’idée exagérée de leurs richesses ne faisait que déguiser l’indigence réelle. En effet, que contenait cette multitude de volumes ? Ils étaient pour la plupart des répétitions continuelles de la même chose.9
A en croire Werner Kraus, l’un des traits les plus constamment répétés des utopies/dystopies est ‘le recours à une planification gouvernementale, 6 Louis-Sébastien Mercier, L’An 2440, rêve s’il en fût jamais, éd. Raymond Trousson, Bordeaux, Ducros, 1971. 7 On consultera avec grand profit Bronislaw Baczko, Michel Porret et François Rosset (éds), Dictionnaire critique de l’utopie au temps des Lumières, Chêne-Bourg, Georg éditeur, 2016. 8 Mercier, L’An 2440, p. 248-49. Je souligne. 9 Mercier, L’An 2440, p. 349.
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à un dirigisme apte à administrer une société et une économie’.10 C’est cet esprit directif qui transforme le topos de l’autodafé de la bibliothèque en un topos utopique chez Mercier : c’est le désir de dégager des textes condamnés ce qu’ils avaient d’essentiel, de substantiel, d’unique, d’inaliénable : […] de bons esprits ont tiré la substance de mille volume in folio, qu’ils ont fait passer tout entière dans un petit in-douze, à peu près comme ces habiles chimistes, qui impriment la vertu des plantes, la concentrent dans une fiole, et jettent le marc grossier.11
Comme le remarque Raymond Trousson, l’utopiste conçoit un monde d’égalité, il professe le mépris de l’or, du luxe, de l’inutile, du superflu considérés comme parasitaires, immoraux et antisociaux. La morale utopiste est fondée sur la frugalité et sur le nivellement artificiel de tout ce qui est saillant, instinctif, dynamique ; ‘ne demeurent que la monotonie, la terne uniformité dont les utopistes font un idéal au prix de l’extinction des énergies et des talents individuels’.12 La société utopique de l’an 2440 exerce une vraie police de la lecture. Brûler la bibliothèque équivaut à investir le sens unique. Des cendres que laisse l’énorme autodafé de livres offerts en sacrifice ‘à la vérité, au bon sens, au vrai goût’, va renaître, tel un phénix sans ailes, un petit cabinet renfermant l’important, le meilleur, la substantifique moelle. Ce texte de Mercier peut être lu à plusieurs niveaux et de différentes manières. Au niveau sociologique par exemple. C’est le cas de Daniel Roche, qui situe cette scène de la Bibliothèque du Roi ‘au cœur du débat sur la sacralisation ou la dénonciation de la lecture qui mobilise les intellectuels à la veille de la Révolution.13 D’un côté, il y a le désir de diminuer l’influence des mauvais livres. L’homme doit ‘se libérer de la tyrannie de la lecture incontrôlée et proliférante qui consomme le temps, entretient la frivolité, détruit la morale et le civisme. L’homme qui fréquente les bibliothèques doit être un citoyen sachant choisir ses livres et méditer ses lectures’. D’autre part, la bibliothèque est vue comme un lieu sacré, temple de la culture, mémoire du monde. Le projet de Mercier
10 Werner Krauss, ‘Quelques remarques sur le roman utopique au XVIIIe siècle, in Roman et Lumières au XVIIIe siècle, Paris, Editions sociales, 1970, p. 394-95. 11 Mercier, L’An 2440, p. 250. Je souligne. 12 Raymond Trousson, ‘L’utopie en procès au siècle des Lumières’, in Essays in honour of Ira O. Wade, Genève, Droz, 1977, p. 316. 13 Daniel Roche, Lumières’, in La Bibliothèque, miroir de l’âme, mémoire du monde, Paris, Autrement, série ‘Mutations’ no 121, p. 102.
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refléterait, à travers la projection onirique d’un monde à venir, le basculement du monde ancien dans le nouveau : Le monde ancien, au nom de la culture des apparences, pouvait ranger les bibliothèques parmi les monuments accumulatifs traduisant pouvoir et privilèges. Les temps nouveaux s’interrogent sur la nécessité pour la vérité politique et morale de consommer beaucoup moins de livres, les idées fortes et la passion pour la liberté pouvant s’accommoder d’un choix restreint de lectures.14
Au-delà de ces discussions, les bibliothèques de l’âge moderne apparaissent aussi comme des relais de la mémoire. Cette accumulation de l’imprimé, ce flot engloutissant dont parle Leiris, ce ferment inextinguible selon Nodier, cette masse épouvantable brûlée en l’an 2440 imposent à l’intellectuel de nouvelles habitudes au moment ‘du triomphe de la mémoire passive, relayée par l’imprimée, sur la rhétorique des lieux’.15 La mémoire active et la mémoire passive Ce propos de D. Roche est important pour la bonne compréhension de ce qu’est un topos et de la transformation que ce concept essentiel a subi en passant de l’Ancien Régime aux Temps Modernes.16 A l’ère de la Rhétorique, en tant que relais de la mémoire active, la bibliothèque apparaît comme l’opposé de la Topique qui, selon la définition rhétorique du terme est une mémoire active. La Topique est le réservoir de lieux (communs) – appelés loci ou topoi – où le rhéteur, dans la bonne tradition de Cicéron et de Quintilien qui comptent sur la bonne mémoire de l’orateur, puise son inspiration. Dans cette vieille tradition rhétorique, la bibliothèque est un lieu u-topique, et même dys-topique, dans la mesure où elle substitue à la mémoire active de l’individu qui raisonne et parle la mémoire passive du livre consultable. Le livre et la bibliothèque tuent la mémoire. Mais par sa fréquence et sa récurrence dans les textes accumulés par la culture occidentale, la bibliothèque est devenue elle-même un topos. Au fur et à mesure que la littérature narrative s’engage dans une ère post-rhétorique, la bibliothèque est conçue comme un réservoir de topoi c’est-à-dire de clichés stéréotypés. Dans l’ère de la Rhétorique, Bibliothèque égale U-topique ; aux Temps modernes, la Bibliothèque égale 14
D. Roche, op. cit., p. 103. D. Roche, op. cit., p. 96. 16 Pour une étude claire et documentée de la crise de la Rhétorique à la fin de l’Ancien Régime, voir Tzvetan Todorov, Théorie du symbole, Paris, Seuil, 1977. 15
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Topique. Mais dans le même passage de l’ère de la Rhétorique aux Temps Modernes, la Topique s’est transformée d’une mémoire active en une mémoire passive. La Bibliothèque de Babel n’est plus un lieu dystopique que les détracteurs du Gutenberg veulent brûler, elle est devenue l’emblème même de la Topique au sens moderne, c’est-à-dire le réservoir de tous les livres possibles et de tous les topoi qui y circulent librement. Cet constat ouvre la perspective d’un autre type de lecture de la scène de la Bibliothèque du Roi chez Mercier. C’est bien sûr Montaigne qui, longtemps avant les Temps Modernes, montre, dans le passage déjà cité, le rôle de la mémoire substituée des livres : la bibliothèque est un espace libre où l’esprit peut circuler, feuilletant de ci, feuilletant de là, dans l’attente qu’une idée s’impose. Tel est aussi le livre qui, en définitive, n’est que la métaphore métonymique de la bibliothèque. Réduire la bibliothèque à un livre qui en condense la substance, là est l’utopie. La lecture topique Toute lecture est une compétence. Reconnaître le caractère topique – c’est-à-dire récurrent – d’un passage quelconque, c’est entrer dans un couloir de l’interminable bibliothèque de Babel imaginée par Borgès, bibliothèque contenant tous les livres et où il n’y a pas deux livres identiques. La lecture de la scène de la Bibliothèque du Roi dans L’An 2440 évoquée ci-dessus n’échappe pas à cette logique. A peine le lecteur a-t-il entamé la lecture du texte, qu’il est poussé dans un corridor de la bibliothèque de Babel : ‘J’en était là de mon rêve…’.17 Le rêve. Le lecteur peut glisser sur le vocable ‘rêve’ ; il peut aussi s’y arrêter. S’y arrête celui qui en reconnaît l’aspect topique, intertextuel. Et s’y arrêter, c’est prendre un autre livre, à l’instar de Montaigne, dans l’un des rayons de la bibliothèque de Babel. C’est ici que la lecture s’avère un acte à la fois libre et dirigé par la compétence du lecteur, dont la bibliothèque intérieure est le réceptacle. En m’arrêtant au mot ‘rêve’, j’aperçois dans ma bibliothèque intérieure, qui n’est qu’une molécule de celle de Babel, un livre qui s’impose à mon attention : Le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris (XIIIe siècle). Demain ce sera peut-être un autre livre, ou dans dix ans, quand j’aurai construit d’autres corridors dans ma bibliothèque intérieure. Mais aujourd’hui, c’est Le Roman de la Rose : Maintes gens disent que dans les songes il n’y a que fables et mensonges. Cependant il en est tels qui ne nous trompent pas, et dont la 17
Mercier, L’An 2440, p. 247.
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vérité se manifeste après, j’en prends à témoin Macrobe qui ne tenait pas les songes pour des chimères, mais décrivit la vision survenue à Scipion […] A la vingtième année de mon âge, à cette époque où l’amour réclame son tribut des jeunes gens, je m’étais couché une nuit comme à l’accoutumée […].18
Et j’aurais dû m’arrêter depuis longtemps, sollicité par d’autres livres qui sortent d’eux-mêmes des rayons de ma Babel intérieure : Nel mezzo der cammin di nostra vita Mi ritrovai per una selva oscura Che la diritta via era smarrita.19
C’est ce premier tercet de L’Enfer de Dante que la phrase ‘à la vingtième année de mon âge’ de Guillaume de Lorris réveille, par une espèce de sympathie que d’autres lecteurs ne s’expliqueront pas. Macrobe me mène au rayon où je conserve mon Cicéron et son Songe de Scipion, manuscrit égaré au Moyen Âge, mais que Macrobe a reconstruit au IVe siècle. J’ouvre aussi La République de Cicéron, dont Le Songe de Scipion constituait le sixième livre. Et en le feuilletant, je sursaute par la chute d’un petit bouquin qui se trouvait placé à côté : La République de Platon, texte fondateur du genre utopique, qui évoque la première de nos cités idéales. Cette trouvaille me ramène à L’An 2440 de Mercier et au mot ‘rêve’ qui m’a fait rêver. Et en recherchant le passage dans mon exemplaire, je suis encore frappé par une phrase de l’Avant-Propos de Mercier : ‘Pour moi, concentré avec Platon, je rêve comme lui’.20 La lecture topique nous introduit dans la Bibliothèque de Babel où chacun selon sa compétence parcourt les interminables et innombrables corridors, dont certains ne mèneront à rien et d’autres à quelque chose que nous pourrions définir avec prudence comme un ‘sens’. La reconnaissance du caractère topique d’un passage, d’une phrase, d’une scène modifie son potentiel significatif. Dans le corridor de la Bibliothèque de Babel où le topos nous entraîne, le sens circule. Ce corridor ne nous conduit pas seulement au passé, mais aussi à l’avenir. La Bibliothèque de Babel contenant tous les livres, elle doit nécessairement abriter aussi tous les commentaires de tous les livres. Dans quelque recoin éloigné doit se trouver aussi un commentaire sur le 18
Guillaume de Lorris, Le Roman de la Rose, Paris, Gallimard, 1949, coll. Folio, 1984,
p. 19. 19 Dante Alighieri, La Divina Commedia, I. Inferno, Milano, Rizzoli, 1975, p. 5-6: au milieu du chemin de notre vie/ je me retrouvai dans une forêt obscure/ et la voie droite avait disparue. 20 Mercier, L’An 2440, p. 80.
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livre de Mercier. Voire, la Bibliothèque de Babel doit nécessairement contenir le texte de Borgès qui la raconte. Or, il se trouve que le texte de Borgès intitulé La Bibliothèque de Babel est un commentaire possible de la scène de Mercier intitulée ‘La Bibliothèque du Roi’. Babel, comme le ‘rêve’ de tout à l’heure, est l’un des vocables qui détournent la lecture de son parcours rectiligne. Ce que je veux dire, c’est qu’il m’est impossible de lire dans Mercier la phrase ‘c’était assurément une nouvelle tour de Babel’, sans que l’image de Borgès ne s’impose à mon esprit. Reconnaître l’aspect topique d’une unité textuelle, c’est lire cette unité à la lumière de ses occurrences antérieures, mais aussi postérieures. Je lis donc dans Ficciones (1941) de Borgès : D’autres, en revanche, estimèrent que l’essentiel était d’éliminer les œuvres inutiles. Ils envahissaient les hexagones, exhibant des permis quelquefois authentiques, feuilletaient avec ennui un volume et condamnaient des étagères entières : c’est à leur fureur hygiénique, ascétique, que l’on doit la perte de millions de volumes.21
A cause de l’analogie de ce fragment avec la scène de la Bibliothèque du Roi dans le roman de Mercier, les deux textes se trouvent soudés l’un à l’autre à la manière dont Leiris endossait tout à l’heure Christopher Marlowe. Cette symbiose, ou ce parasitisme, favorise la libre circulation d’un flux significatif qui permet de lire Mercier à la lumière de Borgès. Et c’est précisément ce que j’ai fait tout au long de cet exposé. D’autres lecteurs, d’une compétence et d’une formation différentes de la mienne, seront tentés de lire le texte de Mercier à la lumière des écrits de Jacques Derrida. Dans la visée derridéenne, le topos apparaîtra comme un lieu où le signifiant se trouve coupé du signifié. Rêve ne signifie pas rêve. Le sens prend la fuite dans la fuite des occurrences, grâce à leur itérabilité. ‘Dans le système de différences qu’est la langue’, dit Geoffrey Bennington en paraphrasant Derrida, ‘tout signifiant fonctionne en renvoyant à d’autres signifiants, sans qu’on aboutisse jamais à un signifié’.22 C’est cet éternel renvoi d’un signifiant à l’autre que Derrida nomme, entre autres choses, la différance. Le topos m’apparaît, en définitive, comme un fait de lecture. Et tout fait de lecture relève d’une compétence hautement personnelle. Aux Temps Modernes, la mémoire passive, dont la bibliothèque est le symbole, s’est substituée à la mémoire active de l’ancienne Rhétorique des topoï. Topique égale désormais Bibliothèque, comme Bibliothèque égale 21 22
Jorge Luis Borges, Fictions, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1986, p. 77-78. Geoffrey Bennington, Jacques Derrida, Paris, Seuil, 1991, p. 164.
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Topique. Le topos est devenu un lieu de réception, d’un lieu de production qu’il était pour l’ancienne Rhétorique. Le topos est un trou noir dans le texte, où le sens s’abîme, circule, où il devient utopqiue dans la fuite interminable de ses occurrences. Dans le rêve de Mercier résonnent (et raisonnent) ceux de Scipion, de Dante, de Guillaume de Lorris, plaçant le texte sous le signe de l’utopie du sens définitif. Reconnaître ou ne pas reconnaître Borgès ou Dante dans Mercier constituent deux actes de lecture différents. Actes de lecture indéfiniment multipliables, aussi longtemps que la littérature existe, aussi longtemps qu’on ne met pas le feu à la Bibliothèque de Babel.
SUR CASANOVA MADAME RICCOBONI TRAVESTIE PAR CASANOVA: DE NOUVEAUX HABITS POUR JULIETTE CATESBY A Philip Stewart Durham
Anglomanie romanesque et paradoxe pragmatique L’objectif le plus immédiat des études traductologiques en général est sans aucun doute de repérer les stratégies textuelles qui président à la transposition d’un texte littéraire d’une langue à l’autre. A cet enjeu premier, il n’est pas interdit d’en superposer un autre : est-ce que dans la substitution d’un texte à un autre et d’une langue à une autre, la traduction peut aussi remplir une fonction argumentative? Est-ce que, en d’autres termes, la traduction est susceptible de véhiculer une réflexion sur le texte-source, un commentaire donc, non seulement sur le texte en soi (ce qui paraît évident), mais également sur le genre auquel il appartient ? Dans cette perspective, nous nous intéresserons à la mode anglaise qui envahit le roman français à partir des années 1740.1 L’anglomanie dans le roman se développe en trois phases. Elle est d’abord inséparable de la traduction de romans anglais, de Richardson en particulier. La traduction véritable amène assez rapidement une vague de pseudotraductions, à laquelle succède enfin la formule narrative des ‘histoires à l’angaise’, ou simplement ‘histoires anglaises’, qui connaissent leur apogée avec les romans et nouvelles de Baculard d’Arnaud dans les années 1770.2 Première publication : (avec Beatrijs Vanacker), ‘Madame Riccoboni travestie par Casanova : de nouveaux habits pour Juliette Catesby’, in Annie Cointre, Françoise Lautel et Annie Rivara (éds), La traduction du discours amoureux (1660-1830), Metz, Université Paul Verlaine, Centre d’étude des textes et traductions, 2006, p. 99-117. Nous ne reproduisons que la partie qui nous appartient. 1
Josephine Grieder, Anglomania in France, Genève, Droz, 1985. Pour la question de la pseudotraduction, voir David Martens et Beatrijs Vanacker (éds), Scénographies de la pseudo-traduction, numéro spécial des Lettres romanes (2013) no 67/3-4. Pour les histoires à l’anglaise, voir Beatrijs Vanacker, Altérité et identité dans les Histoires anglaises au XVIIIe siècle, Leiden, Brill, 2016. 2
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Nul doute que la fiction à l’anglaise constitue un véritable paradigme du roman français au milieu du XVIIIe siècle. Une étude des titres le montre en suffisance. Les Lettres de Mistriss Fanni Butlerd à Milord Charles Alfred de Caitombridge (1757), les Lettres de Miss Jenny envoyée par ellemême à Milady comtesse de Roscomond (1764), les Lettres de Milord Rivers à Sir Charles Cardigan (1777) de Mme Riccoboni ou les Lettres de Milady Bedfort traduites de l’anglais (1769) et les Mémoires de Lucie d’Olbery traduits de l’anglais de Mme Beccari, Les Lettres à Milady *** (1773) de La Place, ou les Lettres de Milady Lindsey ou l’épouse pacifique (1780) et Mémoires de Clarence Welldone, ou le Pouvoir de la vertu. Histoire anglaise (1780) de Mme Bournon-Malarme sont, parmi d’autres, des témoins notoires de l’anglomanie romanesque. La formule générique ‘Histoire anglaise’, qu’on remarque dans le sous-titre du dernier roman mentionné de Mme Bournon-Malarme, abrite une ambiguïté linguistique sur laquelle il faut insister. Dans une ‘Histoire anglaise’ la diégèse est (presque) entièrement anglaise. Les personnages y parlent anglais, mais le texte parvient au lecteur en français. Dans une pseudo-traduction, cette ambiguïté est résolue par un sous-titre ou une préface qui mettent en évidence la coexistence de deux textes : un original anglais et une traduction en français. Dans une ‘Histoire anglaise’, par contre, l’anglicité de l’histoire présentée en français au lecteur se passe de toute explication. Le fond de l’œuvre entre en contradiction avec sa forme. L’Histoire anglaise repose sur ce que certains linguistes appellent un ‘paradoxe pragmatique’. Sensible à ce risque de paradoxe auquel la vogue de l’anglomanie romanesque expose le romancier, Mme Beccari se hâte d’ajouter à son titre que les lettres de Milady Bedfort sont traduites de l’anglais. Dans le cas de Mme Bournon-Malarme, le lecteur a droit à une préface explicative qui élabore une continuité logique entre la diégèse et la version publiée des ‘Mémoires’ ou des ‘Lettres’. Rien de tel, en revanche, dans les romans de Mme Riccoboni, si l’on excepte les Lettres de Milord Rivers qui sont précédées d’une préface et les Lettres de Mistriss Fanni Butlerd qui sont dites ‘traduites de l’anglais’. Dans Juliette Catesby, les lettres anglaises parviennent au lecteur en français sans explication aucune. Par le vide préfaciel qui marque leur début, les romans de Mme Riccoboni comme Juliette Catesby et Histoire de Miss Jenny opèrent une rupture entre l’univers de l’Histoire et celui de la Narration. Ils nous confrontent, pour tout dire, à une ‘immotivation traductionnelle’, ce qui signifie que la langue de l’histoire entre en conflit avec la langue de la narration. Tout se passe comme si les lettres s’étaient traduites d’elles-mêmes.
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Le cas des Lettres de Milady Juliette Catesby (1759) est loin d’être unique. Le paradoxe pragmatique et l’immotivation traductionnelle sont assez fréquents au XVIIIe siècle et ne sont d’ailleurs pas forcément perçus comme une invraisemblance. Immotivation n’est pas invraisemblance. Aucune susceptibilité linguistique ou poétique n’est froissée, par exemple, par l’Histoire de ma vie de Casanova,3 où les propos des différentes maîtresses du séducteur sont cités en français, alors qu’il est évident qu’un grand nombre de ces filles et femmes n’a pu s’exprimer qu’en un dialecte italien. C’est le cas de Lucie, rencontrée en Frioul, qui ne parlait que le furlan.4 Voici un spécimen de dialogue entre le jeune Casanova et sa maîtresse de 14 ans, rapporté dans ses Mémoires: – – – – –
Vous incommoderais-je ? Non, mais je pense que ta mère pourrait entrer. Elle ne pensera pas à malice. Viens. Mais tu sais quel risque nous courons. Certainement, car je ne suis pas bête ; mais vous êtes sage, et qui plus est prêtre. – Viens donc, mais ferme auparavant la porte. – Non, non, car on penserait que sais-je.5
En revanche, le risque de conflit est réel dans des genres narratifs où la narration est elle-même tout entière véhiculée par le discours des personnages. C’est le cas du roman par lettres, où la langue de la narration est identique à la langue de l’histoire. La situation énonciative ellemême exige une explication : comment est-il possible que le lecteur lise en français ce que les personnages disent en anglais ? Dans un 3 Les ‘Mémoires’ de Casanova furent publiés à Leipzig, chez Brockhaus, et à Paris, chez Ponthieu, entre 1826 et 1838. 4 L’amourette avec Lucie, la fille du concierge de la villa de Pasiano où réside le jeune abbé Casanova, présente une certaine ressemblance avec la relation entre Juliette Catesby et Milord d’Ossery, à ceci près qu’elle en inverse les rôles. Les amours platoniques et champêtres du jeune abbé et de la jeune Lucie sont brusquement interrompues quand Casanova est rappelé à Venise. Quand il reviendra à Pasiano, Lucie sera partie avec un nommé l’Aigle, qui l’avait séduite. Vingt ans plus tard, Casanova apprendra l’entière vérité sur cette histoire quand il retrouvera Lucie, hideuse et méconnaissable, dans un bordel à Amsterdam. Elle lui raconte son histoire depuis leur séparation. Sur cette trame, l’écrivain hollandais Arthur Japin a construit son roman Een schitterend gebrek (Amsterdam, De Arbeiderspers, 2003) : Lucie a abandonné Casanova par amour pour le préserver de l’affreuse maladie dont elle était atteinte et pour qu’il garde d’elle, désormais défigurée, une image pure. On retrouve le schéma riccobonien de la séparation incompréhensible, de la prétendue infidélité et de l’explication tardive, qui constitue la base des Lettres de Milady Juliette Catesby. 5 Casanova, Histoire de ma vie, éd. Jean-Christophe Igalens et Érik Leborgne, Laffont, coll. Bouquins, 2013, Vol. I, p. 72.
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roman comme les Lettres de Milady Juliette Catesby, l’omission d’une explication qui lèverait le paradoxe constitue la base d’un contrat de lecture particulier. Si le vide préfaciel est d’une part un vecteur d’incohérence linguistique, il enlève d’autre part à l’œuvre ce qu’on pourrait appeler l’‘effetcadre’. Il devient un opérateur d’illusion par l’absorption du lecteur, qui est implicitement prié de lire le français comme si c’était de l’anglais. L’invraisemblance traductionnelle trouve sa résolution dans l’esprit du lecteur, qui, grâce à la transparence de la surface textuelle, est amené à oublier qu’il lit du français. Quand le cadre de l’œuvre s’efface, le lecteur en oublie la forme, la textualité, la matérialité pour être absorbé par l’anglicité diégétique. Tel est, nous semble-t-il, le double effet du vide préfaciel : à la fois vecteur d’invraisemblance et de vraisemblance. Le vide préfaciel est en outre le signe d’une hésitation entre deux régimes différents quant au statut ontologique du texte: la fiction et la feintise. Entendons-nous sur les termes : la feintise est une fiction qui ne se reconnaît pas comme telle et qui essaie de se faire passer pour vérité. La négation du statut fictionnel se traduit le plus souvent dans une préface expliquant la provenance du texte, qui reconduit bien souvent son origine à la diégèse même (c’est le cas des Liaisons dangereuses, où la publication du recueil de lettres découle de la collecte qu’en fait un des personnages) ou qui au contraire mène à une impasse : le texte est un manuscrit trouvé, impossible de dire d’où il vient (c’est le cas de La Vie de Marianne, par exemple). Par la feintise le texte est déconnecté par rapport à un auteur. Il se dit authentique, fidèlement retranscrit et publié par un rédacteur qui ne se donne pas d’autre rôle que la mise en ordre des lettres, la correction de style, ou la traduction dans l’idiome du lecteur. L’immense majorité des romans épistolaires au XVIIIe siècle répondent à ce schéma, qui bien évidemment ne trompait personne. En effet, la récurrence même du schéma inverse l’effet de la feintise en son contraire. Dire ‘ceci n’est pas un roman mais un écrit authentique’ signifie ‘ceci est un roman’. L’absence de préface chez Mme Riccoboni doit être lue, il nous semble, dans cette perspective. Elle assure au texte une force d’adhésion que le récit préfaciel, désormais usé, lui aurait enlevée. Le vide préfaciel est un vecteur de transparence narrative, d’absorption du lecteur par la diégèse. Toujours est-il que cet effet de transparence est obtenu au prix d’une invraisemblance criante, que nous avons appelée ‘immotivation traductionnelle’.
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Comment traduire une Histoire anglaise ? A ce stade de notre réflexion, on peut se demander quel est le sort réservé à l’immotivation traductionnelle et au paradoxe pragmatique caractéristique de l’Histoire anglaise quand celle-ci est l’objet d’une traduction véritable. Les Lettres de Milady Juliette Catesby de Mme Riccoboni ont été plusieurs fois traduites en italien. Une première traduction, de la main de de Bortolo Fietta, voit le jour en 1778. En 1780 paraît une seconde traduction, réalisée par Giacomo Casanova : Lettere della nobil donna Silvia Belegno. C’est cette deuxième traduction italienne du roman de Mme Riccoboni qui nous intéressera ici.6 Prenant directement le contre-pied de Mme Riccoboni, Giacomo Casanova fait précéder sa traduction par un discours préfaciel extrêmement raffiné, qui propose un tout autre contrat de lecture. La préface du roman italien s’articule tout entière sur la distinction essentielle entre fiction et feintise. Elle met en scène un traducteur plongé dans le doute quant à la véritable origine du texte qu’il traduit : s’agit-il d’un roman ou d’une collection authentique de lettres ?7 Ce qui est certain, c’est qu’il y a traduction. Mais d’où vient l’original et quel est son statut discursif et ontologique? ‘Ces lettres furent retrouvées par moi-même’, raconte le préfacier au début de la préface, ‘dans un petit manuscrit en langue vénitienne telle qu’on la parlait il y a trois cents ans’ (‘in un picciolo manoscritto in vernacolo viniziano tal quale si parlava trecento e più anni fa’).8 Après avoir pris l’avis de quelques amis, le préfacier décide de traduire ce vieux manuscrit en toscan (‘in toscana favella’). Une fois terminée, la traduction 6 Notre édition de référence est Giacomo Casanova, Romanzi italiani, a cura di Paolo Archi e Luca Toschi, Firenze, Sansoni Editore, 1984. 7 La préface des Lettere della nobil donna de Casanova a pu s’inspirer de celle de Mysis et Glaucé, Poème en trois chants, de Seran de la Tour, publié en 1748. Cette préface est plus vertigineuse encore dans la multiplication d’originaux potentiels. La version française des poèmes est dite avoir été remise à l’éditeur par une personne sûre pour qu’il la fasse imprimer. Tout semble indiquer qu’il s’agit d’une traduction de l’italien. Plusieurs copies italiennes circulent d’ailleurs à Naples. Un connaisseur de belles lettres napolitain apprendra cependant à l’éditeur que l’original est un manuscrit grec trouvé dans les ruines d’Héraclée. Quand le manuscrit est ensuite envoyé à un académicien à Paris, l’éditeur apprendra de ce dernier que l’original n’est ni grec ni italien, mais français et que l’auteur, M.L.D.L, en a fait lecture dans un salon parisien devant quelques personnes parmi lesquelles Monsieur le président de Mont(esquieu), qui s’en est inspiré pour composer Le Temple de Gnide…. Voir Jan Herman (éd.), Incognito et Roman au XVIIIe siècle. Anthologie de préfaces d’auteurs anonymes ou marginaux (1700-1715), New Orleans, UP of the South, 1998, p. 170-172. 8 G. Casanova, Lettere della nobil donna Silvia Belegno, p. 5.
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est montrée à une dame vénitienne, au goût très fin, à qui le traducteur demande un avis avant de faire imprimer son texte. La dame renvoie aussitôt la traduction en y joignant un petit livre français : Vi rimando il vostro manoscritto, che mi piacque ; ma vi mando ancora questo libretto francese, che vi prego di leggere. Troverete in esso tutte le lettere di Silvia Belegno, differenti solo ne’ nomi de’ personaggi, e ne’ luoghi, ne’ quali si passa l’azione. L’accidente mi sembrò curioso : ve lo partecipo, non per distogliervi dallo stamparle, ma acciò sappiate che non avranno il carattere della novità per quelli, che le avranno letto in francese.9 Je vous renvoie votre manuscrit, qui m’a plu ; mais je vous envoie aussi ce petit livre français, que je vous prie de lire. Vous y trouverez toutes les lettres de Silvia Belegno, différentes seulement par les noms des personnages et des lieux où se passe l’action. Cet accident me semble curieux : je vous en fais part, non pour vous dissuader de l’imprimer, mais pour que vous sachiez qu’elles n’auront plus le caractère de la nouveauté pour ceux qui l’auront lu en français.10
Après la lecture de ce ‘libretto francese’ envoyé par la vénitienne, le traducteur a été forcé de se rendre à l’évidence : les deux textes sont quasi identiques, à la langue près. Un connaisseur est consulté, qui reconnaît le livre français et en nomme l’auteur.11 Ce nom n’est pas communiqué au lecteur de la préface qui pourtant, s’il sait lire, peut le déchiffrer: ‘Appena letto questo biglietto, scorsi curioso il libretto francese, ed a puntino riconobbi per vero tutto cio che la dama mi dicea’ (‘J’avais à peine lu sa lettre et parcouru le livret français que je reconnus subitement pour vrai tout ce que la dame me disait’).12 Dans la forme verbale ‘riconobbi’ – ‘je reconnus’ – on reconnaît en effet, par anagramme, le nom de l’auteur du ‘libretto francese’ : Riccoboni. De deux choses l’une, donc : ou bien, le vieux manuscrit vénitien est l’original et l’auteur français l’a traduit, ou bien c’est le livre français qui est l’original et un malin s’est donné la peine énorme de traduire les lettres en ancien vénitien, pour les copier ensuite sur du très vieux papier trouvé dans quelque archive. La deuxième hypothèse est d’autant plus invraisemblable aux yeux du préfacier que le motif du faussaire, si ce n’est désir de gagner quelques sous par le commerce de fausses vieilleries, n’est pas clair. Le préfacier rejette donc la version française comme une simple traduction du vieux manuscrit italien. C’est au faux original, 9
G. Casanova, Ibidem. Nous traduisons et soulignons. Nous traduisons et soulignons. 11 G. Casanova, Lettere della nobil donna Silvia Belegno, p. 5. 12 G. Casanova, Lettere della nobil donna Silvia Belegno, p. 6. 10
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au manuscrit vénitien donc, considéré comme authentique, que sont décernés tous les éloges. Si c’est un faux, au moins est-il extrêmement bien fait. Si l’on suppose que c’est un faux, au moins le faussaire a-t-il dû faire preuve d’une extraordinaire compétence linguistique. Il a fait un prodige en ajustant les événements au temps et aux événements du cinquecento. Pour tout dire, il a composé un ensemble linguistiquement cohérent, et il a bien mérité sa récompense : Quei venti zechini, ei se li ha molto bene guadagnati, poiché assai grande debb’essere stata la fatica, che fece, non solo ad investigare luoghi, e nomi, ma a concatenarli agli eventi di que’ tempi. Ces vingt sequins, il les a très bien gagnés car très considérable est la peine qu’il a dû se donner pour investir non seulement les lieux et les noms mais aussi pour les ajuster aux événements de ces temps-là.13
C’est un raisonnement ex absurdo : il est impossible que le manuscrit soit une traduction du livre français. Pour cela il est trop fin, linguistiquement trop cohérent. La curiosité amène le préfacier à pousser plus avant l’enquête sur la provenance de ce vieux document. Il l’a lui-même acheté d’une religieuse. Celle-ci l’avait reçu de son confesseur, un capucin, qui l’avait obtenu grâce à un de ses pénitents. On apprend aussi que la religieuse avait pris l’avis de son cousin qui était médecin, après quoi elle s’était décidée à acheter le vieux manuscrit.14 Celui-ci a donc ensuite été communiqué à notre préfacier pour être traduit en italien moderne. Comme d’habitude dans ce type de préfaces, le ‘religieux’ et le ‘médecin’ sont chargés de connotateurs de crédibilité et de sérieux. La profession des personnages entre les mains desquels le manuscrit migre valorise le texte, renforce la vraisemblance et conforte l’hypothèse que le vieux manuscrit vénitien est l’original. Le ‘libretto francese’ est donc une traduction qui se fait passer pour un original. Que signifie cette origine dédoublée du texte ? Pourquoi Casanova ne se déclare-t-il pas ouvertement traducteur d’un roman de Mme Riccoboni ? A quoi sert cette feintise d’un autre original, manuscrit soi-disant 13
Ibidem. Nous traduisons. Cette histoire de l’origine du manuscrit n’est pas sans ressemblance avec au moins deux romans ‘vénitiens’ de Lambert de Saumery : dans L’Heureux imposteur (1740), le manuscrit est remis au traducteur par une dame dans un couvent vénitien ; dans la préface d’Anecdotes vénitiennes et turques ou nouveaux mémoires du comte de Bonneval (1740), il est fait mention de la famille Cornari, qu’on retrouve chez Casanova. La préface de Casanova se termine en effet par une longue liste de personnages et de faits (pseudo)historiques dont certains se retrouvent dans les romans de Lambert de Saumery : Bonneval et le comte de Justiniani, entre autres. Voir Christian Angelet et Jan Herman (éds), Recueil de préfaces de romans du XVIIIe siècle, volume I : 1700-1750, Saint-Etienne, PU, 1999. 14
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authentique ? La réponse à cette question tient à la portée argumentative de cette préface et à sa dimension rhétorique. Nous avons affaire à un méta-texte, dans la mesure où on assiste à la mise en scène d’une discussion d’ordre traductologique. La feintise du faux original n’a pas d’autre fonction que de produire un double amélioré de l’Histoire anglaise de Mme Riccoboni. Dans la logique argumentative développée dans cette préface, le manuscrit vénitien ne peut qu’être le véritable original car il n’est pas construit, contrairement au roman de Mme Riccoboni, sur des artifices, une invraisemblance criante et un conflit entre la langue de la Narration et la langue de l’Histoire. C’est cet original, stylistiquement et géographiquement cohérent, que Casanova prétend traduire. L’enjeu de la Préface des Lettere della nobil donna Silvia Belegno est du reste purement théorique. En effet, l’analyse traductologique montrerait que la traduction du roman de Mme Riccoboni par Casanova est en réalité très littérale à la transposition des noms et des époques près. La préface de la traduction italienne de Juliette Catesby par Casanova implique donc une réflexion théorique sur le texte source, qui est refusé, rejeté comme produit dérivé d’un autre original, supérieur par sa cohérence stylistique. C’est dire, par antiphrase, que le texte de Mme Riccoboni est un original incohérent. L’étude de la traduction de Juliette Catesby par Casanova dévoile un processus assez unique de rejet de l’original qui est remplacé par son double amélioré. Casanova répare le vide préfaciel et résout le paradoxe pragmatique, tout en mettant en évidence un original supposé qui répare les défauts de l’original véritable. En donnant à Silvia Belegno les habits qui conviennent à une fille qui parle le vénitien du cinquecento, Casanova montre que des habits à l’anglaise ne vont pas à une Juliette Catesby qui parle français.
SUR NERVAL ANGÉLIQUE ET LES TRADITIONS DE L’ANTIROMAN A Lieven D’hulst Louvain et Courtrai
Et puis… ? ‘Et puis…’ De quelle voix émane cette question sur laquelle débouchent les douze lettres composant Angélique (1854) de Gérard de Nerval? ‘C’est ainsi que Diderot commençait un conte, me dira-t-on’, ajoute le narrateur. Mais à qui s’adresse-t-il ? Au lecteur, sans doute. S’il paraît logique qu’à la fin de son récit, le narrateur prend congé de son lecteur, il paraît moins normal que ce dernier l’interpelle et surtout qu’il exprime par sa question une sorte de mécontentement : est-ce là tout ? Quand le lecteur fait intrusion dans le récit qu’il est censé écouter en silence, les narratologues parlent de ‘métalepse ontologique’. Pour Marie-Laure Ryan, la métalepse ontologique est plus qu’un clin d’œil furtif qui transperce les niveaux narratifs, c’est ‘un passage logiquement interdit, une transgression qui permet l’interpénétration de deux domaines censés rester distincts’.1 Le procédé est bien connu du roman post-moderne. L’exemple le plus souvent cité de l’emploi de la métalepse est un récit de Julio Cortazar, Continuidad de los parques (1968), où l’auteur argentin raconte l’histoire d’un lecteur de roman si profondément plongé dans l’univers fictionnel qu’il est lui-même assassiné par le héros de ce roman.2 Mais longtemps avant le postmodernisme, la métalepse ontologique est un procédé qui donne lieu à des productions exceptionnelles, comme Niebla (1914) de Miguel de Unamuno.3 Avant de se résoudre à se suicider, le personnage Cet article est inédit. 1
Marie-Laure Ryan, ‘Logique culturelle de la métalepse’, in John Pier et Jean-Marie Schaeffer (éds), p. 207. 2 Julio Cortazar, ‘Continuités des parcs’, dans Nouvelles 1945-1982, trad. L. GuilleBataillon e.a., Paris, Gallimard, 1993, p. 269-270. 3 Miguel de Unamuno, Brouillard, trad. Noémie Larthe, Paris, Editions du Sagittaire, 1926.
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Augusto demande conseil à une personne de confiance qui n’est autre que Miguel de Unamuno. Celui-ci lui raconte qui il est en réalité : Augusto n’est que le personnage d’un roman qu’Unamuno est en train d’écrire. Il ne revient dès lors pas à Augusto de se suicider ; c’est l’auteur qui en décidera pour lui ! Sur ce, Augusto supplie Unamuno de ne pas le tuer. Il rentre chez lui, où près du feu, à côté de son chien, il meurt. La métalepse ontologique n’est donc le privilège ni du courant postmoderne ni du modernisme ou du romantisme, on la trouve dès le XVIIIe siècle dans des romans comme Jacques le Fataliste (1796), qui commence, d’une manière dont Nerval se souvient à la fin d’Angélique, par un jeu de questions et de réponse entre le lecteur et l’auteur : Comment s’étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. Comment s’appelaient-ils ? Que vous importe ? D’où venaient-ils ? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils ? est-ce que l’on sait où l’on va ? Que disaient-ils ? le maître ne disait rien ; et Jacques disait que son capitaine disait que tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas était écrit là-haut.4
Ce dialogue métaleptique est constant dans Jacques le Fataliste, au point que l’auteur finit par s’énerver des interruptions intempestives du lecteur : Jacques suivait son maître comme vous le vôtre ; son maître suivait le sien comme Jacques le suivait. – Mais, qui était le maître du maître de Jacques ? – Bon, est-ce qu’on manque de maître dans le monde ? Le maître de Jacques en avait cent pour un, comme vous. – Mais parmi tant de maîtres du maître de Jacques, il fallait qu’il n’y eût pas un bon ; car d’un jour à l’autre il en changeait. – Il était homme. – Homme passionnée comme vous, lecteur ; homme curieux comme vous, lecteur ; homme questionneur comme vous, lecteur ; homme importun comme vous lecteur….5
Le paradigme de Pénélope Mais revenons à Nerval et à la fin d’Angélique. Le lecteur importun qui demande si l’auteur n’a plus rien d’autre à raconter s’est bien aperçu des affinités entre Angélique et Jacques le Fataliste. Ces ressemblances ne concernent pas seulement l’intrusion du lecteur, mais les innombrables digressions qui empêchent le récit d’avancer. On se souvient que l’histoire d’Angélique est encadrée de la recherche d’un manuscrit introuvable où se trouve l’histoire que Gérard aurait voulu raconter. Faute de quoi il se contente de produire des fragments d’un manuscrit qu’il a trouvé par 4 5
Diderot, Jacques le Fataliste, éd. Paul Vernière, Paris, GF, 1970, p. 25. Diderot, Jacques le Fataliste, p. 71. Nous soulignons.
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hasard, mais qu’il ne cherchait pas. Et même la transcription de ce manuscrit n’avance pas vraiment. L’histoire du livre introuvable et la transcription du manuscrit trouvé sont sans cesse interrompues par des ‘Réflexions’,6 des ‘Correspondances’,7 des ‘Observations’,8 des ‘Interruptions’9 et de nombreuses anecdotes. Angélique est l’histoire d’un récit qui prend la fuite. – Allez toujours ! – Vous avez imité Diderot lui-même. – Qui avait imité Sterne…10
Le lecteur s’aperçoit d’autres ‘affinités électives’. The Life and opinions of Tristram Shandy, gentleman (1759-69) de Laurence Sterne est un des récits les plus étranges du XVIIIe siècle. Voulant raconter l’histoire de sa vie, Tristram Shandy, est obsédé de la difficulté de narrer : pour être compréhensibles, tous les événements racontés ont besoin d’être amplement contextualisés, documentés, détaillés. La narration est donc elle-même une manœuvre à retardement. A cause des digressions auxquelles le moindre incident donne lieu, on n’en est même pas arrivé à la naissance de Tristram quand le narrateur entame déjà la troisième partie. Ainsi, la conception du héros est développée avec force détails, inutiles au niveau de la narration, mais dont l’effet ironique est indéniable : au milieu des rapport sexuels avec son mari, la mère de Tristram avait demandé au géniteur s’il avait bien pensé à monter la pendule. Cette question importune, posée au mauvais moment, a été la cause d’un déséquilibre des humeurs, qui explique certaines fantaisies de Tristram. Comme Jacques le Fataliste, où Jacques n’arrive pas à raconter vraiment l’histoire de son dépucelage, Tristram Shandy est un récit qui ne remplit jamais son contrat de lecture. Autrement dit, il n’arrive pas ou seulement au prix de l’exploration d’interminables pistes latérales au sujet annoncé. Mais le dialogue métaleptique entre le lecteur et l’auteur d’Angélique continue et prend l’aspect d’un véritable paradigme : – Allez toujours ! – Vous avez imité Diderot lui-même. 6
Nerval, Angélique, in Les Filles du Feu, éd. Léon Cellier, Paris, GF, 1965, lettres 8 et 12. 7 Nerval, Angélique, lettre 10. 8 Nerval, Angélique, lettre 7. 9 Nerval, Angélique, lettre 5. 10 Nerval, Angélique, lettre 12, p. 106.
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Qui avait imité Sterne… Lequel avait imité Swift. Qui avait imité Rabelais. Lequel avait imité Merlin Coccaïe… Qui avait imité Pétrone… Lequel avait imité Lucien ? Et Lucien en avait imité bien d’autres… Quand ce ne serait que l’auteur de l’Odyssée, qui fait promener son héros pendant dix ans autour de la Méditerranée, pour l’amener enfin à cette fabuleuse Ithaque, dont la reine, entourée d’une cinquantaine de prétendants, défaisait chaque nuit ce qu’elle avait tissé le jour.11
En dressant cet inventaire de textes qui ressemblent au sien, Nerval pense indéniablement à ces histoires ‘recommencés tant de fois et interrompus toujours’, comme disait Thésée dans Phèdre de Racine.12 Défaire la nuit ce qu’on a tissé le jour est sans doute une métaphore qui traduit un certain réflexe antiromanesque, où le narrateur ne finit jamais sa besogne ou n’en vient jamais au sujet annoncé. Diderot et Sterne sont là pour témoigner de ce syndrome de Pénélope. Nerval aurait aussi pu penser à l’Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux qui n’arrive jamais à raconter (1830) de Charles Nodier. Le titre même est suffisamment parlant pour suggérer que ce roman de Ch. Nodier – qui est surtout révolutionnaire pour les techniques typographiques qu’il met en œuvre – appartient au même paradigme, qu’on peut sans hésiter appeler antiromanesque, dans ce sens qu’il fourvoie le lecteur et ne respecte pas le contrat de lecture proposé. Et tout cela doublé d’une sorte de mauvaise foi de la part de l’auteur. Le paradigme métaleptique Nerval avait sans doute un motif pour ne pas intégrer Ch. Nodier dans sa série antiromanesque. C’est qu’il emprunte à Nodier l’idée même du dialogue métaleptique. La métalepse ontologique est un paradigme de l’antiroman sui generis. Le chapitre intitulé ‘Objections’ de l’Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux qui n’arrive jamais à raconter est en effet un dialogue avec le lecteur où Nodier se souvient de Sterne et de toute une série d’auteurs qui se sont imités les uns les autres. L’objection faite au narrateur par le lecteur est que l’œuvre annoncée ressemble fort à un pastiche. A quoi le narrateur répond : Oserais-je vous demander quel livre n’est pas pastiche, quelle idée peut s’enorgueillir aujourd’hui d’éclore première et typique […] oserais-je, 11 12
Nerval, Angélique, p. 106. Racine, Phèdre, Acte V, scène 4.
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vous demander, dis-je, quel auteur est procédé de lui-même, si ce n’est l’auteur inconnu qui s’avisa le lendemain de l’invention des lettres ? […] Une idée nouvelle ! grand Dieu, il n’en restait pas une dans la circulation du temps de Salomon.13 – Et vous voulez que moi, plagiaire des plagiaires de Sterne… – Qui fut plagiaire de Swift, – Qui fut plagiaire de Wilkins – Qui fut plagiaire de Cyrano – Qui fut plagiaire de Reboul – Qui fut plagiaire de Guillaume des Autels – Qui fut plagiaire de Rabelais – Qui fut plagiaire de Morus – Qui fut plagiaire d’Erasme – Qui fut plagiaire de Lucien […]14
On ne nomme jamais ceux qu’on plagie, bien sûr. S’il paraît évident que Nerval a ‘plagié’ Nodier, l’argument renfermé dans le paradigme semble pourtant s’être déplacé. Pour Nodier, toute œuvre littéraire est l’imitation d’une autre œuvre. Il n’y a pas de texte sans hypo-texte, aurait dit G. Genette. Et dans la mesure où le plagiat semble à Nodier également impliquer le pastiche, il n’y a pas de texte qui ne soit en même temps un hypertexte.15 L’argument du paradigme de Ch. Nodier est un propos caractéristique de la littérature postmoderne, mais elle est déjà à la base d’un antiroman de Ch. Nodier à un moment où il n’est même pas question de modernité : tout a déjà été inventé, on ne peut plus que recycler, l’invention en littérature est impossible. Mais si l’on passe outre au plagiat évident, quel est l’argument du paradigme de Nerval à la fin d’Angélique? Le fil que Nerval tend luimême au lecteur est, comme nous l’avons suggéré ci-dessus, embobiné sur la pelote de Pénélope, qui noue et dénoue sa tapisserie. C’est ce que font sans cesse Diderot et Sterne (et Nodier). Empruntant l’idée du dialogue métaleptique à Nodier, Nerval non seulement abrège le paradigme de Nodier, mais y intègre d’autres noms qui impliquent sans aucun doute une réorientation par rapport à son modèle et par rapport au paradigme de Pénélope. Pourquoi évoquer Swift et Merlin Coccaïe ? Ces auteurs appartiennent-ils encore au paradigme de Pénélope ou au paradigme métaleptique ? En quel sens le paradigme est-il réorienté par Nerval ?
13 Charles Nodier, Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux, Paris, Delangle Frères, 1854, p.17-18. 14 Charles Nodier, Histoire du roi de Bohême, p.18-19. 15 Gérard Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982.
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Le paradigme du tonneau Avec l’Histoire macaronique de Merlin Coccaïe, qui est un roman de la Renaissance italienne, Nerval inscrit au sein de sa série d’antiromans le motif carnavalesque du tonneau, qu’on reconnaît sans problèmes chez d’autres auteurs du paradigme : le tonneau de Diogène dont Rabelais a lu l’histoire chez Erasme qui l’emprunte à Lucien. Et on n’ignore pas que J. Swift est l’auteur d’un Conte du tonneau. Diderot, quant à lui, se souvient textuellement de Rabelais quand, essayant de raconter l’histoire de ses amours, il ‘consulte régulièrement la gourde’ qui est une sorte de ‘Pythie portative’.16 Remplie de tisane ou de vin, la gourde de Jacques a un double impact sur son récit : quand elle est vide, il est forcé de s’interrompre ; du moment qu’elle ne contient que de la tisane, il se sent bête.17 Le vin en revanche le fait jaser. Mais par-delà Rabelais, c’est avec Merlin Coccaïe que Diderot renoue. Voilà assez de raisons pour reconstituer ce ‘paradigme du tonneau’ qui occupe la moitié de la série nervalienne des ‘antiromans’. Les Muses pansifiques de Folengo Histoire macaronique de Merlin Coccaïe (1607) est le titre français du Baldus latin de l’humaniste italien Teofilo Folengo, dont quatre éditions assez différentes paraissent chez différents éditeurs entre 1517 et 1552. Le livre est publié sous l’égide de Merlinus Coccaius qui en est soidisant l’‘auteur’. Il s’agit d’un antiroman de chevalerie. Baldus est un chevalier qui, accompagné d’une bande de personnages cocasses, entreprend une expédition aux enfers pour y combattre des sorcières et leur arracher leur grimoire. Après leurs exploits aux enfers, le héros Baldus et sa compagnie reviennent à la surface par la ‘caverne de Phantaisie’. ‘Ils restent un grand moment à demi hébétés’ et ensuite, ils partent. Où vont-ils ? Et ils ne sont pas allés loin, que voilà sauter devant eux un buffon, ou plutôt un fou : car chevauchant un bâton à la façon d’un enfant, et de la main gauche il tenait le frein de son coursier, et de la main droite il joutait avec une tige de roseau, au bout de laquelle tournait un moulinet que, tandis que l’homme court, le vent fait pivoter.18
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Diderot, Jacques le Fataliste, p. 250. Diderot, Jacques le Fataliste, p. 265. 18 Teofilo Folengo, Baldus (ou Histoire macaronique de Merlin Coccaïe), éd. Mario Chiesa, Gérard Genot et Paul Larivaille, Paris, Les Belles Lettres, 2007, tome III, p. 177. 17
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Le fou est affublé d’un capuchon de moine auquel il a accroché deux oreilles d’étoffe dont chacune porte un grelot bruyant. C’est le bouffon, le roi inversé, le Prince carnaval. Il saute et exécute, des pieds et des mains, une moresque. Prenant Baldus par la main, il commence à danser. Et Baldus et sa compagnie de gambader avec le bouffon … Conduit par le fou gambadant, ce cortège – qui ne peut pas manquer de rappeler la thiase dionysiaque composée de satyres et de ménades – va sortir du récit, qui touche à sa fin. Ensemble, ils entrent dans un édifice plus grand que le mont Olympe. C’est une gigantesque citrouille qui ‘si elle avait été comestible aurait pu fournir de la soupe au monde entier’.19 Cette énorme courge est le séjour de poètes, de chanteurs et d’astrologues, qui respectivement inventent, chantent et expliquent les songes des gens. A ces gens de lettres, le narrateur adresse l’avertissement suivant : Mes écoutez, poètes, écoutez astronomes, chanteurs et chiromanciens, quel châtiment est le leur, afin que vous vous gardiez d’inventer vous aussi autant de fariboles pour plaire, avec votre art de parasites, aux Seigneurs que vous dupez, que vous pigeonnez, que vous roulez à la perfection en leur donnant à entendre mille balivernes sur les étoiles ; et ce que peuvent deviner les portefaix par des conjectures fondées sur des réalités et des choses vues, vous les dites arriver à cause des conjonctions d’astres, et dans l’ascendant de Jupiter avec la Vierge et le Lion.20
Dans la citrouille, qui est la patrie du fou, une troupe de trois mille barbiers, payés par Pluton, est à l’œuvre : ces barbiers arrachent à chaque nouvel arrivant une dent. Jamais leur ouvrage ne cesse et on entend sans interruption les cris que les gens de lettres martyrisés lancent au ciel. C’est enfin dans la citrouille que doit rester le narrateur de cette histoire : ‘la citrouille est ma patrie – Zucca mihi patria est –, il me faut ici perdre mes dents, autant que j’ai mis de mensonges dans ce livre immense’.21 Et l’histoire se fond dans l’image de la nef des fous, qui fait penser, comme toute cette scène, à certains tableaux de Jérôme Bosch ou de Pierre Brueghel.22 Dans Histoire macaronique de Merlin Coccaïe, Merlin est, comme tous les autres personnages, une figure de Cocagne. Il est le poète de la ville Cispade, qui se trouve sur la rivière Mincio, en face de la ville de Pietole, la patrie du célèbre Virgile. Jaloux du prestige de ce poète 19
T. Folengo, Baldus, tome III, p. 177. T. Folengo, Baldus, p. 178. 21 T. Folengo, Baldus, p. 179. 22 Par exemple La Nef des fous (vers 1500) de J. Bosch et Le combat de carnaval et de carême (1559) de P. Brueghel. 20
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illustre, les habitants de Cispade ont consulté un oracle qui les envoie au pays de Cocagne d’où ils rapportent des recettes pour un autre type de poésie. Merlin sera leur poète, et voilà son livre. Il y a employé les recettes du pays de Cocagne. Ce pays est une montagne plus haute que le Parnasse : là habitent des nymphes qui sur la cime élevée du mont raclent le fromage dans une énorme marmite. ‘Les unes s’affairent à pétrir des gnocchi tendres qui roulent tous ensemble dans le fromage râpé et, dégringolant du haut en bas de la montagne, deviennent aussi gros que bedaine de tonneau’.23 ‘C’est là’, déclare le narrateur qui s’avérera être Merlin, ‘c’est là que j’ai pêché d’abord mon art macaronique, là que Maphélie me fit pansifique poète’.24 Maphélie est une des muses de Cocagne. Les autres s’appellent Goise, Jacquette, Strix, Togne et Pédralle. Baldus est donc écrit en latin macaronique, c’est-à-dire en latin de cuisine, dans tous les sens de l’expression. Le pays de Cocagne d’où les recettes de cuisine d’un nouveau type de littérature proviennent est le pays de la cornucopia, de la corne d’abondance, des marmites débordantes de fromage. Dans le contexte de l’Humanisme et de la Renaissance qui voient le développement de l’imprimerie, un poète épique, Virgile, est opposé à un poète macaronique, Merlin Coccaïe, et au-delà de cette rivalité concrète un type de livre est confronté à l’autre. Baldus est un antiroman, comme les romans de Rabelais sont des antiromans appartenant au paradigme du tonneau. Les deux sortes de livres, dont Virgile et Merlin Coccaië sont les figures canoniques, ne sont cependant pas rejetées loin l’une de l’autre dans une opposition qui éloignerait le raisonnable de la folie, le sérieux du comique ou la vérité de la fiction. Les opposés fusionnent dans l’image carnavalesque de la citrouille, où se rassemblent toutes les figures de la culture livresque pour se faire arracher des dents. C’est la culture de l’écrit et de l’imprimé en tant que telle qui, à l’âge qui voit se répandre l’imprimerie, est opposée à ce qui n’est pas elle : une culture orale et populaire qui est en train de disparaître. La dive bouteille de Rabelais Venons-en à Rabelais. Comme il l’explique dans le Prologue du Tiers Livre (1546), qui est le premier qu’il signe de son vrai nom, le tonneau de Rabelais est l’unique possession qui lui reste ‘du naufrage faict par le 23
T. Folengo, Baldus, p. 2. Voir également Perrine Galand et Anne-Pascale Pouey-Mounou (eds), La Muse s’amuse. Figures insolites de la muse à la Renaissance, Genève, Droz, 2016. 24
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passé au far de Mal’encontre’, c’est-à-dire au détroit du malheur.25 Ce tonneau, ‘ce rien, mon tout’, il a envie de le remuer et de faire du bruit. Pour quoi faire ? Il ne le sait pas, mais Attendez un peu que je boive un coup à cette bouteille : c’est mon véritable et seul Hélicon, c’est ma fontaine chevaline, c’est la seule source de mon enthousiasme. En buvant, je délibère, je discours, je résous, et conclus. Après l’épilogue, je ris, j’écris, je compose, je bois. Ennius écrivait en buvant, buvait en riant. Eschyle (si vous avez foi dans les Propos de table de Plutarque) buvait en composant, composait en buvant. Homère n’écrivait jamais à jeun. Caton n’écrivit jamais qu’après avoir bu. Je vous dis cela afin que vous ne m’accusiez pas de vivre ainsi sans suivre l’exemple des hommes que l’on vante bien et que l’on estime encore mieux.26
Comme d’habitude, Rabelais se réclame des Anciens pour justifier son comportement quelque bizarre qu’il puisse être. Rabelais pense surtout à Diogène de Sinope, qui avait pour seule maison une jarre d’argile. Rabelais en a lu l’anecdote chez Erasme, dans le Quatrième Livre des Adages.27 Et Erasme l’a lui-même trouvée dans De la manière d’écrire l’Histoire de Lucien. Dans cet écrit, Lucien s’adresse à Philo, son interlocuteur : Puisque Diogène n’avait rien à faire – personne, bien sûr n’eût l’idée de lui offrir un emploi – il était touché par la vue au point qu’il endossa son manteau de philosophe et commença à rouler son tonneau sur le Craneum de bas en haut et de haut en bas. Une connaissance l’interrogea et reçut la réponse suivante : ‘Je ne veux pas être considéré comme le seul fait-néant quand tout le monde est si occupé ; Je roule mon tonneau pour être comme les autres’.28
Le décor de cette anecdote est le siège imminent de Corinthe par l’armée de Philippe II de Macédoine. Alors que tous les habitants sont tous affairés à renforcer les fortifications de la ville pour bien accueillir l’armée ennemie, Diogène n’est pas employé par les magistrats de la ville. Il se sent exclu, mais ne voulant pas rester inactif, il commence à imiter les activités de ses concitoyens en faisant dévaler sa jarre d’amont en aval, pour la remonter ensuite d’aval en amont, comme un autre Sisyphe. Or, tout comme Diogène, Rabelais ne veut pas rester désoeuvré. Il va se mettre à ‘bouillir pour les maçons’. Pour les combattants, il percera son 25
Rabelais, Le Tiers Livre, in Œuvres complètes, éd. Guy Demerson, Paris, Seuil, 1973, p. 367. 26 Rabelais, Le Tiers Livre, p. 367. 27 Plus précisément dans Erasme, Adages, IV, 3, 6. 28 Lucian of Samosata, Works, translated by Fowler, H W and F G. Oxford, The Clarendon Press. 1905, § 3. Je traduis.
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tonneau. Puisqu’il ne peut pas être leur compagnon, il sera leur amphytrion, en adoucissant leur retours de combat et, selon ses faibles possibilités, il sera le chantre ‘de leurs prouesses et glorieux faits d’armes’.29 Il se fera en d’autres termes poète épique, comme Merlin Coccaïe, selon les recettes qui sont celle du pantagruélisme : Je vais de nouveau percer mon tonneau ; du trait qui en coule, trait que deux précédents volumes vous auraient bien fait connaître (s’ils n’avaient pas été dénaturés et falsifiés par les imprimeurs fraudeurs), je vais leur tirer du cru de mon passe-temps d’après dîner un vaillant tiers et consécutivement un joyeux quart de sentences pantagruéliques ; vous aurez ma permission pour les appeler diogéniques.30
Le pantagruélisme, duquel le lecteur est familier s’il a lu les aventures de Gargantua et de Pantagruel, constitue aussi la base d’un contrat de lecture : Je reconnais en eux tous une forme spécifique et une détermination individuelle que nos ancêtres nommaient Pantagruélisme, grâce à laquelle jamais ils ne prendront en mauvaise part tout ce qu’ils sauront issu d’un cœur bon, franc et loyal. Je les ai généralement vus prendre bon vouloir pour argent comptant et s’en montrer satisfaits quand ils se heurtaient à une impossibilité.31
Les adeptes du Pantagruélisme ne feront pas les difficiles quand ils liront les produits poétiques ‘diogéniques’ de Rabelais. Personne n’est exclu, d’ailleurs : Que tout honnête buveur, tout honnête goutteux, altérés qu’ils sont lorsqu’ils viennent à ce mien tonneau, s’ils le désirent, et si le vin plaît au goût de la seigneurie de leurs seigneuries, qu’ils boivent franchement, librement, hardiment, sans rien payer, et ne s’en privent pas. Telle est ma décision. Et n’ayez pas peur que le vin ne manque , comme ce fut le cas aux noces de Cana en Galilée. J’en tirerai autant que vous au fausset, j’en entonnerai autant par la bonde. Ainsi le tonneau demeurera-t-il inépuisable. Il possède une source vive et un courant intarissable.32
Au fur et à mesure que le tonneau se vide par le fausset par où on le goûte, Rabelais le remplirai par la bonde, c’est-à-dire par en bas. Le tonneau de Rabelais est l’exact contraire du tonneau des Danaïdes qui jamais ne peut être rempli. Il est plutôt comme la coupe de Tantale, qui 29 30 31 32
Rabelais, Le Rabelais, Le Rabelais, Le Rabelais, Le
Tiers Tiers Tiers Tiers
Livre, Livre, Livre, Livre,
p. 368. p. 368. p. 370. p. 370.
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jamais ne se vide. Bref, son tonneau, Rabelais l’appelle ‘cornucopie’ en son Moyen français, ce qui veut dire ‘corne d’abondance : ‘C’est une vraie corne d’abondance, pleine de joyeuseté et de facétie’.33 Personne n’est exclu de cette abondance, disait Rabelais, mais il fait une restriction à la fin de ce Prologue au Tiers Livre : qu’on ne lui parle pas des ‘cerveaux à bourrelets, des éplucheurs de corrections, et des cafards encore moins’. Pourquoi ? ‘Parce qu’ils ne sont pas du royaume du bien, mais de celui du mal, et de ce mal dont chaque jour nous demandons à Dieu d’être délivrés, quoiqu’ils se déguisent quelquefois en gueux.34 Les cerveaux à bourrelets ce sont les docteurs en Sorbonne, les cafards habillés en gueux sont les moines des ordres mendiants. Raconter l’histoire du tonneau, le sien ou celui de Diogène, est pour Rabelais une manière de proposer à son lecteur un contrat de lecture. La donnée première est le champ littéraire qui apparaît ici caché par des métaphores. Le champ littéraire est hiérarchisé et pour cette raison divisé. Corinthe, le champ littéraire donc, est en danger et pourtant on n’emploie pas Diogène,… ! Rabelais quant à lui ne voit que trop que le champ littéraire est en crise. Il est sorti de la cité, délibérément et il ne négociera pas sa rentrée. Il signe de son nom, non pas Alcofribas Nasier, mais François Rabelais. Il n’a pas envie de se taire. Il s’adonnera à une autre sorte de littérature, selon d’autres recettes. Il ne les croit pas inutiles à ses concitoyens. Il est convaincu qu’il peut amuser et instruire en même temps. Ses sentences sont différentes de celles qu’on lit habituellement. Il ne cherchera plus la ‘substantifique moelle’, mais entraînera son lecteur dans le monde du rire qui délivre du trop sérieux. Si on veut connaître ses nouvelles recettes, il est prêt à les offrir, mais leur lecture exige un certain état d’esprit. C’est un état d’esprit qui nivelle les seuils et qui accepte que tout le monde mange dans le même plat et partage une sorte d’ivresse où les contours des objets deviennent flous et où les choses et les idées se mêlent les unes aux autres. Le public est divisé en deux : sont exclus du festin les hypocrites de la Sorbonne ou des ordres mendiants. Ce sont les incorrigibles. Rabelais se souviendra aussi du Baldus de Folengo dans le Cinquième Livre, quand la compagnie de Pantagruel descend dans les entrailles de la terre pour aller consulter l’oracle de la Dive Bouteille. Panurge, un de compagnons de Pantagruel, veut interroger l’oracle pour savoir s’il fait
33 34
Rabelais, Le Tiers Livre, p. 371. Rabelais, Le Tiers Livre, p. 371.
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bien de se marier. La prêtresse Bacbuc qui préside à l’oracle de la Dive Bouteille lui donne la réponse en lui donnant à boire : Bacbuc, jetant je ne sais quoi dans la cuve, ce qui eut pour effet soudain de calmer l’ébulition de l’eau, mena Panurge au Temple principal au milieu duquel se trouvait la fontaine vivifique. Là, tirant un gros livre en argent de la forme d’un demi-tonneau ou d’un quart livre de Sentences, elle puisa avec dans l’eau de la fontaine, et lui dit, ‘les philosophes, prêcheurs et docteurs de votre monde, vous repaissent les oreilles de belles paroles, ici, nous vous administrons réellement nos préceptes par la bouche. C’est pourquoi je ne vous dis pas : ‘Lisez ce chapitre’ ; je vous dis : ‘Goûtez ce chapitre, avalez cette belle glose’.35
De nouveau la scène est réglée autour d’une opposition entre deux manières de produire et de consommer les textes. La réponse de l’oracle de la Dive Bouteille s’inscrit dans la logique du paradigme antiromanesque du tonneau : Panurge écoutait d’une oreille en silence ; Bacbuc se tenait agenouillée près de lui quand de la bouteille sacrée sortit un bruit semblable à celui que font les abeilles jaillissant de la chair d’un jeune taureau tué et préparé selon la manière qu’inventa Aristée, ou semblable à celui que fait une flèche, quand se débande l’arbalète, ou que fait une forte pluie d’été tombant soudainement. Alors on entendit ce mot : Trinch. ‘Vertu Dieu, s’écria Panurge, elle est rompue ou fêlée, pour dire vrai : ainsi parlent les bouteilles de cristal de nos pays, quand elles éclatent près du feu.36
Le tonneau de Swift Le Conte du tonneau de Jonathan Swift reçoit lui aussi toute sa pertinence dans le cadre d’une discussion sur l’organisation du champ discursif, qui est l’axe central du paradigme antiromanesque du tonneau. Le Conte du tonneau concerne la Querelle des Anciens et des Modernes. La Querelle est introduite sur le sol anglais en 1690. Sir William Temple met le feu aux poudres avec Essay upon Ancient and Modern Learning (1690), qui suscite la réaction de William Wotton, auteur des Reflections upon Ancient and Modern Learning (1694). W. Temple défend l’excellence des modèles antiques alors que W. Wotton accepte la supériorité des Anciens, mais avec beaucoup de réserves. J. Swift vient au secours de son maître W. Temple avec d’une part The Tale of the Tub, qu’il a en 35 36
Rabelais, Le Cinquième Livre, éd. Guy Demerson, Paris, Seuil, 1973, p. 907-908. Rabelais, Cinquième Livre, p. 907.
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chantier depuis 1686, et d’autre part The Battle of the Books. Les deux livres sont publiés ensemble en 1704-05. De ces deux ouvrages satyriques, le premier n’est pas seulement dirigé contre les modernes, comme l’est plus explicitement The Battle of the books. Avec The Tale of the Tub, Swift combat aussi les attaques du Leviathan (1651) de Thomas Hobbes. Dans la Préface, son livre est comparé à un tonneau lancé à la mer par des marins lorsqu’ils rencontrent une baleine, pour détourner ses attaques du navire.37 Le tonneau lancé à la mer est une mesure défensive. Elle n’est plus une folie. Le tonneau est vide et ne contient rien d’enivrant. Pour le Conte du tonneau, J. Swift s’est de toute évidence souvenu du tonneau de Rabelais qui le sauve du naufrage au Phare de Mal’encontre. L’œuvre de J. Swift en présente une version atténuée. La gourde de Diderot ‘Interrogeons la gourde’, déclare Jacques le Fataliste quand la narration de l’histoire de son dépucelage est bloquée. L’avis de la gourde est aussi le sien : Lorsque le Destin était muet dans sa tête, il s’expliquait par sa gourde, c’était une espèce de Pythie portative, silencieuse aussitôt qu’elle était vide. A Delphes, la Pythie, ses cotillons retroussés, assise à cul nu sur le trépied, recevait son inspiration de bas en haut ; Jacques, sur son cheval, la tête tournée vers le ciel, sa gourde débouchée et le goulot incliné vers sa bouche, recevait son inspiration de haut en bas. Lorsque la Pythie et Jacques prononçaient leurs oracles, ils étaient ivres tous les deux.38
Les folies d’Erasme Ces folies romanesques de l’Antiquité, de la Renaissance et des Lumières, ou plus concrètement de Lucien et Diogène d’abord, de Rabelais et Folengo ensuite et de Swift et de Diderot enfin, se rejoignent dans l’idée du texte comme cornucopia, qui constitue indéniablement un des principaux paradigmes antiromanesques. Ce paradigme s’articule autour de figures comme le fou et l’ivrogne. Il inscrit dans le texte une opposition qui divise le monde des livres et le champ littéraire. Son mécanisme 37 Jonathan Swift, Conte du tonneau, in Œuvres, éd. Emile Pons, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1965, p. 421. 38 Diderot, Jacques le Fataliste, p. 250.
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fondamental est l’inversion. Son emblème est le tonneau, qui est une corne d’abondance. Les tonneaux de Rabelais et de Diogène, la marmite des pansifiques Muses de Folengo, la fontaine de la Dive Bouteille chez Rabelais et la gourde de Jacques le Fataliste sont des cornes d’abondance. Pour saisir l’ampleur et la teneur sémiotique de cette idée, il faut enfin en venir à Erasme. Dans l’Eloge de la Folie (1715) d’Erasme, le narrateur n’est pas seulement un fou qui évoque toutes sortes de folies elles-mêmes personnifiées par des fous. Le livre contient en même temps l’éloge de cette Folie discursive. Qui plus est, c’est la Folie elle-même qui fait cet éloge. La folie n’est plus celle des fous dans la réalité, comme dans La Nef des fous (entre 1490-1500) de Sebastian Brandt, mais de la folie du discours même. Le discours même est devenu un lieu embrouillé, un lieu de l’ivresse verbale. La folie chantant ses propres éloges en parlant de toutes les folies du monde : où est le ‘oui’ et où est le ‘non’, où est le plus et où est le moins, comment se distinguent le vrai et le faux, le sincère et le mensonger, le rire et le sérieux ? La folie discursive, comprise comme surabondance et confusion, n’est pas inséparable d’une des contributions d’Erasme à l’étude de la Rhétorique : De duplici copia verborum ac rerum (1512). Il s’agit d’un traité sur le soi-disant ‘style abondant’. Dans les manuels de Rhétorique de l’Antiquité, l’étude du discours part de la distinction fondamentale entre res et verba. Pour la rhétorique antique, res n’est pas la réalité en ellemême, mais la conception qu’en a l’esprit. Res est donc une construction de l’esprit, elle est mentale mais demeure extralinguistique. Comme l’explique Quintilien dans le Livre X de Institutiones oratoriae, l’orateur est censé se constituer un thesaurus de loci, autrement dit de lieux communs ou de topoi qui lui permettront d’aller de res à verba, c’est-à-dire de la réalité mentale et extralinguistique à sa transposition dans la langue. Chez Quintilien, la copia, qui est l’abondance de loci ou de topoi, concerne au sein de la rhétorique aussi bien l’inventio que l’elocutio. L’inventio s’attache à la trouvaille d’arguments et concerne donc res. L’elocutio d’autre part s’attache aux figures qui donnent aux arguments une forme dans la langue. La Rhétorique antique repose donc sur un schéma mimétique où une réalité est d’abord saisie par l’esprit (res) avant de prendre forme dans la langue (verba). Or, comme le démontre magistralement Terence Cave dans The Cornucopian Text, le traité d’Erasme bouleverse ce schéma. Res n’émerge pas de l’esprit comme une idée, qui sera ensuite saisie par la langue ; res est déjà dans la langue. Autrement dit, pour Erasme, la
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langue a elle-même le pouvoir de créer des idées et des arguments. Res, l’idée mentale de la réalité, perd son aspect primordial. Res n’est plus à l’origine des verba. Res et verba fusionnent dans l’unité nouvelle du mot-chose. Res et verba n’appartiennent plus à deux domaines distincts, l’idée et la langue, mais deviennent deux aspects de la même chose au sein de la langue. Si Erasme préfère au terme de ‘Rhétorique’ le mot copia, abondance de loci, la langue devient une cornucopia, une corne d’abondance. La langue est elle-même une fontaine d’arguments et d’idées.39 Dans les antiromans appartenant au paradigme du tonneau, la nouvelle idée, abstraite et complexe, de la cornucopia rhétorique est transposée dans une narration qui sollicite abondamment le registre carnavalesque de l’abondance et du chaudron débordant. Quand on joint aux folies discursives de l’Eloge de la Folie (1515) le développement rhétorique de la cornucopia, on comprend comment Erasme jette les bases d’une tradition antiromanesque (ou anti-livresque) dans laquelle une partie des auteurs évoqués par Nerval à la fin d’Angélique s’inscrivent. Les souvenirs d’enfance de Nerval Est-ce que Nerval avait pleine conscience qu’il était le premier à dresser un inventaire antiromanesque et que son récit Angélique en illustre simultanément trois paradigmes implicitement évoqués dans le catalogue par lequel la belle nouvelle s’achève ? On peut en douter, mais on peut aussi essayer de comprendre comment des lecteurs comme Michel Jeanneret ont pu voir dans la désagrégation de la structure narrative d’Angélique l’inscription de la folie.40 Toujours est-il qu’en 1851, à son retour à Paris après un voyage en Allemagne, Nerval trouve le monde littéraire en émoi à cause de l’amendement Riancey, qui interdit les feuilletons-romans dans les journaux. Le champ littéraire est en crise. Il faut donc apprendre à écrire autrement, recourir à de nouvelles techniques. Nerval remplira son feuilleton au National d’un feuilleton qui ne se veut pas romanesque mais antiromanesque. Comme nous l’avons montré dans un autre article de ce recueil, Nerval recourt au topos du manuscrit trouvé qu’en même temps il inverse : le livre imprimé qu’il avait d’emblée à sa disposition 39 Terence Cave, The Cornucopian text. Problems of writing in the French Renaissance, Oxford, Clarendon Press, 1979, p. 18-19. 40 Michel Jeanneret, Le lettre perdue. Ecriture et folie dans l’œuvre de Nerval, Paris, Flammarion, 1978, p. 61.
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et dont il a besoin pour son feuilleton s’avère introuvable (l’Histoire de l’abbé de Bucquoy); à la place, il publiera un manuscrit trouvé par hasard qu’il ne cherchait pas (Angélique. Histoire de la Grand’Tante de l’abbé de Bucquoy). Cette inversion antiromanesque produit dans le discours narratif un éclatement qui permet à la véritable source du texte de monter à la surface. La recherche d’un livre introuvable et son inversion – la transcription d’un manuscrit trouvé par hasard – produisent l’une et l’autre un débordement fusionnel de souvenirs et de réminiscences. Au fond d’un texte éclaté sourdent de la mémoire mise en branle les ‘Souvenirs du Valois’, comme d’une corne d’abondance.
II. LE DIT ET LE TU
SUR BAYLE MANIPULATIONS DISCURSIVES ET DISCOURS OBLIQUE CHEZ PIERRE BAYLE A Michèle Bokobza-Kahan Tel Aviv
Le livre dont il sera question ici est intitulé Bayle en petit, ou anatomie de ses ouvrages. C’est l’œuvre d’un Jésuite, Jacques Le Fèbvre, qui naquit à Glageon en 1694 et mourut à Valenciennes en 1755. Ce révérend père fut président du séminaire archiépiscopal de Cambrai et laissa deux œuvres qui relèvent de l’apologétique, comme l’indiquent les titres : La seule religion véritable démontrée contre les athées, les déistes et tous les sectaires (1744) et Bayle en petit, ou anatomie de ses ouvrages. Cette œuvre fut publiée une première fois, sine loco, en 1737, et parut l’année d’après dans une version augmentée, également sans mention du lieu d’édition. Elle reparut encore en 1747, à Paris, sous un nouveau titre : Examen critique des ouvrages de Bayle. C’est la deuxième édition que nous étudierons ici. Elle est sous-titrée : Entretiens d’un docteur avec un bibliothécaire et un abbé. Jacques Le Fèbvre a voué ses écrits à la réfutation des idées de Bayle et du marquis d’Argens. L’intérêt de Bayle en petit réside dans la manière dont le père Jésuite dénonce une façon d’écrire où Pierre Bayle essaie de glisser dans son discours un sens contraire au sens apparent. C’est cette façon de dire le ‘oui’ à travers le ‘non’ que nous appelons ‘discours oblique’. Au moment où parut Bayle en petit, Bayle (1647-1706) était mort depuis plus de 30 ans et ne put donc pas réagir. Le marquis d’Argens (1704-1771), quant à lui bien vivant, voulut venger Bayle dans une de ses Lettres chinoises. Sans prendre la peine de contredire les arguments du père Le Fèbvre, il l’accabla d’un torrent d’injures mais s’en repentit bientôt. Le père Jésuite réagit par une lettre dans la Bibliothèque Française Première publication : ‘Pierre Bayle contre Jacques Le Febvre s.J. L’infaillibilité du Pape dans Bayle en petit’, in Jan Herman, Kris Peeters et Paul Pelckmans (éds), Les Philosophes et leurs papes. Actes du colloque de l’Academia Belgica de Rome, mars 2008, AmsterdamNew York, Rodopi, 2009, p. 49-65.
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et la clef du Cabinet de Verdun dans laquelle il défia le marquis de justifier les reproches d’ignorance et d’infidélité qu’il lui avait faits. Voisenon, qui rapporte ce désagréable conflit dans ses Anecdotes littéraires historiques et critiques nous renseigne sur cette querelle:1 ‘Le marquis ne répondit point et demeura couvert de confusion. Il porta sa honte dans les bras de Mlle Grognet, danseuse à Berlin, qu’on avait trouvée mauvaise à Paris, et qui parut merveilleuse en Prusse. On prétend même qu’elle est devenue Mme la marquise d’Argens, et même on assure que c’est elle qui a fait une mauvaise affaire’.2 Ces anecdotes suffisent pour montrer que Bayle en petit ne passa pas totalement inaperçu au moment de sa parution. La scénographie de l’entretien Voyons comment ce redoutable Jésuite s’y prend dans Bayle en petit. Le Fèbvre a recours à une scénographie qui met en scène deux interlocuteurs, un docteur en théologie et un bibliothécaire, entrant en discussion au sujet du Dictionnaire historique et critique de Bayle. La scénographie est celle de l’entretien, qui connaît déjà une longue tradition : un docteur entre dans une bibliothèque et s’aperçoit que le bibliothécaire tire assez rapidement le rideau sur une tablette. Que cette tablette cache-telle : de la contrebande ? Certainement pas ! Le bibliothécaire explique de quoi il s’agit : un homme qu’il estime infiniment a voulu avoir un ouvrage nouveau et a donné en échange le dictionnaire de Bayle. D’emblée, l’argument du livre est donné, par métaphore : on tirera le rideau sur les écrits de Bayle, associé sournoisement à des livres de contrebande. Le docteur le dira clairement à la fin du premier entretien : ‘Tirons le rideau sur tant d’infamies’.3 Dans la fiction de cette scénographie, l’entretien qui marque le début du livre a été précédé d’une autre conversation avec les mêmes interlocuteurs. Même si on ne lit pas cette conversation préalable, elle a son importance. C’est qu’avant de devenir l’adversaire acharné de Bayle, le docteur lui avait décerné des éloges, sur lesquels il veut maintenant revenir : Le docteur : Quoi ? Vous mêlez cet ouvrage avec tant de bons livres ? C’est un monstre enfanté par l’irréligion même. 1
Voisenon, Anecdotes littéraires historiques et critiques, Paris, 1781, tome IV, p. 97-98. Cité dans Dolores Jimenez, ‘La anecdota en el siglo XVIII. Materiales para el estudio de la anecdota en la literatura francesa del siglo XVIII’, in Revista de Estudios franceses (2007) no 3, p. 175-176. 3 Jacques Le Fèbvre, Bayle en petit (1737), p. 15. 2
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Le Bibliothécaire : Voilà de gros mots, Monsieur. Vous ne parliez pas de la sorte il y a deux mois. Vous me disiez que Bayle était d’une érudition profonde, d’une critique très fine, d’une délicatesse exquise et capable de contenter les goûts les plus difficiles. Le docteur : Ne vous ai-je dit que cela ? N’ai-je pas ajouté que c’était un auteur dangereux pour des philosophes outrés ; ou des théologiens médiocres ? Ne vous ai-je pas dit qu’il favorise le Pyrrhonisme en fait de religion, qu’il y conduit insensiblement et avec une adresse d’autant plus pernicieuse, qu’elle est mieux enveloppée : enfin qu’être déiste ou athée, et être disciple de Bayle, c’est à peu près la même chose ?4
L’argument de Bayle en petit est condensé dans ce petit fragment : Bayle apparaît comme un érudit, comme un critique fin et comme un écrivain délicat aux lecteurs qui ne le lisent que superficiellement. Mais dès qu’on y prête davantage attention, il apert que Bayle est un pyrrhonien, voire un dangereux athée. Un monstre vomi par l’enfer, enfin. Bayle en petit prend donc la forme d’entretiens, six dans la première édition, sept dans la deuxième. Au docteur et au bibliothécaire se joindra dans le cinquième entretien un abbé. La fonction de ce nouveau personnage est de donner des entretiens entre le docteur et le bibliothécaire une version écrite à partir des notes fournies par le bibliothécaire. Il est celui qui assure le passage de l’oral à l’écrit des entretiens. L’impression, qui est l’étape suivante dans l’histoire du texte justifié par la scénographie, dépend de l’assentiment du docteur. L’abbé lui en donne un avant-goût dès le Cinquième entretien : L’abbé : c’est un recueil de vos remarques, dont Monsieur m’a donné copie.5 J’ai tout vérifié par moi-même et j’en ai ébauché une espèce d’entretien, qui est un genre d’écrire assez à la mode. Je vous prie de le voir, d’y ajouter, d’y retrancher. C’est votre bien, je ne puis en disposer qu’à votre gré. Le Docteur : Je le verrai avec plaisir. Si je retrouve mon canevas, je suis bien sûr que j’y reconnaîtrai votre façon, qui ne peut être que de main de maître. L’abbé : Le style en est simple et familier. Un pareil sujet n’a pas besoin d’ornements. Au reste, Monsieur, je continuerai à copier ce que vous voudrez bien me faire remarquer dans ces écrits monstrueux, et quand j’aurai achevé ces petits entretiens, si vous les jugez dignes de votre approbation, je les donnerai au public.6
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Jacques Le Fèbvre, Bayle en petit, p. 19 Ce ‘Monsieur’ est le bibliothécaire. J. Le Fèbvre, Bayle en petit, p. 121.
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Dans l’entretien VII, la fiction scénographique est conduite à son stade final. On apprend que certains libraires qui projettent une réédition des œuvres de Bayle s’inquiètent fort d’un bruit qui court selon lequel une sanglante critique de Bayle est en préparation et qu’elle pourrait faire tomber cette nouvelle édition.7 Ainsi, dans la fiction dont elle entoure l’énonciation, la scénographie n’affecte pas seulement le discours même et la forme qu’il prend, mais également la publication et même sa réception : les entretiens qu’on lit pourraient faire tomber les ouvrages de Bayle. Dans la même manœuvre, le livre que nous lisons et dont la genèse est expliquée dans la fiction scénographique, est déconnectée du docteur jésuite qui en est le maître d’œuvre. Si le livre existe, ce n’est pas Jacques Le Fèbvre qui en est responsable, mais un tiers fictionnel, l’abbé. Nous touchons ici un sujet important, qui est d’ordre discursif : quel danger les activitités d’‘écrire’, d’‘argumenter’, de publier impliquent au moment où le mouvement des Lumières est en pleine gestation et où les idées nouvelles ne peuvent être formulées qu’avec circonspection? Bayle en petit est tout entier une interrogation de l’effet produit par le discours, de son aspect perlocutoire donc. Ce qui est visé au premier chef, avant même que la moindre thèse de Bayle ne soit contredite, c’est un problème d’ordre discursif qui se produit avec l’endurcissement des combats autour du mouvement des Lumières : le traité philosophique ou théologique, ce type d’ouvrage de longue haleine, qui coûte tant à être composé, au prix de longues recherches et d’une démonstration logique rigoureuse, est passé de mode. Ecoutons le docteur déclarer au bibliothécaire : Le docteur : Que vous connaissez peu le goût de ce malheureux siècle, vous qui savez quels sont les livres qu’on recherche avec plus d’empressement, et quels sont ceux qui ne sortent jamais des boutiques ! Dès qu’un livre est parsemé de traits enjoués, de saillies ingénieuses, de satires bien assaisonnées, et qu’il s’y trouve en même temps un tour d’expression qui ne cède en rien à l’élégance et à la pureté des meilleurs écrivains, voilà ce qui flatte et qui enchante la plupart des curieux de nos jours. Que toutes ces beautés soient nuancées par mille traits obscènes et dignes du Pont-Neuf, qu’on y voie entremêlées les plus noires médisances et les calomnies les plus atroces contre ce qu’il y a de plus respectable, qu’on y trouve à chaque page des erreurs foudroyées par l’Eglise, des difficultés malignement exagérées sur les principaux articles de la Religion, les blasphèmes même les plus marqués, c’est de quoi ne s’effraient guère les gens, qui cherchent moins à s’édifier qu’à se divertir.8 7 8
J. Le Fèbvre, Bayle en petit, p. 241-42. J. Le Fèbvre, Bayle en petit, p. 9.
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Ce tableau du goût du siècle est en parfaite harmonie avec l’appréciation que donne le docteur de son adversaire Bayle et du type de discours que ce dernier a choisi : l’écriture-dictionnaire : Le docteur : Mais dans un dictionnaire tel que celui de Bayle, l’on trouve le précis d’une infinité d’articles, qui regardent la Religion. On y voit d’un coup d’œil le pour et le contre. Plusieurs questions importantes y sont décidées bien ou mal. Surtout, les objections les plus spécieuses y sont maniées avec tout l’art imaginable. On s’attache à cette lecture, et bientôt devenu demi-savant, à peu de frais, on se croit en état de raisonner sur tout, et d’embarrasser même les plus habiles docteurs, qui ne sont pas toujours prêts à tout réfuter sur le champ. C’est sans doute pour cela que Bayle lui-même insinue quelque part, qu’un homme à dictionnaire est souvent redoutable dans la conversation.9
Voilà donc un premier problème, d’ordre discursif : l’écriture-dictionnaire, sans nuance mais souvent brillante, attache le public et transforme le lecteur en savant en une demi-heure. L’écriture-dictionnaire permet de couvrir les plus flagrantes contradictions du voile de l’élégance. Une première lecture entraine tellement qu’on n’est plus tenté de passer à une lecture plus approfondie qui rapprocherait différents articles, souvent contradictoires de l’ouvrage. C’est à une telle lecture seconde, Bayle contre Bayle, que va se livrer J. Le Fèbvre. Pour ce faire, il choisit la modalité discursive de l’entretien, qui permet une lecture en commun dirigée. En effet, le docteur, qui a son plan en tête,10 demande à ses interlocuteurs de prendre telle ou telle page dans le Dictionnaire de Bayle, d’en lire telle note ou remarque marginale et de la rapprocher de tel autre passage. Au bout d’une ces séances de lecture, le docteur déclare : le docteur : Je ne cesse de déplorer l’aveuglement où j’ai été au sujet de Bayle. Prévenu par les louanges excessives que lui donnent des personnes qui passent dans le beau monde pour gens d’un esprit délié et d’un goût épuré, je l’ai lu assez légèrement : certaine netteté d’expression m’a plu, quelques saillies ingénieuses, des traits d’érudition heureusement placés, des lieux communs délicatement maniés m’ont ébloui et sans regarder de plus près, j’ai applaudi aux applaudissement qu’on lui donnait et il n’a pas tenu à moi que ses ouvrages ne devinssent la lecture ordinaire de tous les curieux. Le charme est à présent levé et il ne me reste qu’à déplorer ces temps de ténèbres et qu’à réparer le mal que j’ai fait en louant un livre qui devrait être l’exécration à tous les gens de bien.11 9
J. Le Fèbvre, Bayle en petit, p. 10. Cf. p. 226: ‘J’ai marqué sur ce papier les points qu’il s’agissait de prouver. Voici le dernier’. 11 J. Le Fèbvre, Bayle en petit, p. 119-20. 10
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Au moins trois types de discours sont donc en jeu : le traité philosophique ou théologique, le dictionnaire et l’entretien. C’est à la scénographie de l’entretien que nous allons nous attarder. Le type de lecture qui s’y développe est l’exact contraire de l’écriture-dictionnaire.12 Alors que le dictionnaire procède par juxtaposition et disjonction d’articles, annotées dans un apparat critique complexe, l’entretien rapprochera différents passages du dictionnaire, non seulement pour en observer les contradictions mais, surtout, pour accéder, au-delà de ses contradictions à la couche profonde du discours baylien, où s’écrit selon le docteur son profond pyrrhonisme,13 voire son athéisme. Pour dire tout de suite l’essentiel : pour le docteur, la contradiction entre les articles répondait de la part de Bayle à une stratégie. L’écriture baylienne est volontiers contradictoire. Le but final visé par P. Bayle dans son Dictionnaire historique et critique aurait été de semer le doute, de saper peu à peu les certitudes sur lesquelles se fonde la religion et de jeter, mais en filigrane, les fondements de l’athéisme. Le docteur apprend à ses deux interlocuteurs à lire entre les lignes, par le rapprochement de Bayle de lui-même, Bayle contre Bayle : Le Docteur : Vous commencez à profiter de nos entretiens et à rapprocher Bayle de Bayle même. Pour peu qu’on le confronte avec lui-même, on le surprendra souvent en de pareilles contradictions. Mais peu lui importe, pourvu qu’il vienne à bout de faire illusion aux lecteurs peu circonspects, ou qui cherchent à s’entretenir dans leurs doutes.14
Il est moins important de confondre Bayle en le confrontant avec les contradictions internes de ses ouvrages, que de le démasquer en montrant que ces contradictions s’inscrivent elles-mêmes dans une stratégie consciente et extrêmement habile de déstabilisation. L’abbé est le premier à comprendre quel est le véritable danger des ouvrages de Bayle et de quelle nature est la stratégie discursive exploitée : L’abbé : Je commence à douter si cette affectation de tabler sur les lumières de la foi n’est pas un voile, dont il couvre ses sentiments dangereux, afin d’éblouir des lecteurs peu attentifs et de se mettre à l’abri des accusations de ses ennemis.15
12 Sur les modalités d’écriture impliquées par le dictionnaire, voir l’ouvrage de Béatrice Didier, Alphabet et Raison. Le paradoxe des dictionnaires au XVIIIe siècle, Paris, PUF, coll. L’écriture, 1996. 13 Pyrrho d’Elis (360-270 avant notre ère) est un philosophe sceptique. La philosophie pyrrhonienne amène l’esprit à un état d’‘ataraxie’, qui est la conviction qu’on ne peut rien savoir avec certitude. 14 J. Le Fèbvre, Bayle en petit, p. 87. 15 J. Le Fèbvre, Bayle en petit, p. 181.
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Comme l’observe le docteur, Bayle feint constamment de se ranger du côté des protestants dans la controverse qui divise l’Eglise de Rome. Mais c’est pour qu’on n’aperçoive pas trop directement sa véritable position, infiniment plus dangereuse : celle d’athée. Cet athéisme s’écrit dans un discours contradictoire, visible à ceux qui le lisent avec soin. Bayle en petit ne parvient que très difficilement à réfuter les grandes thèses de Bayle, comme on le verra. En revanche, le Jésuite Le Fébvre donne avec Bayle en petit une lecture extrêmement perspicace de l’écriture baylienne. Il a eu le génie de voir que l’écriture par contradiction est la seule manière pour Bayle de dire sa véritable pensée et que cette pensée se rapproche de l’athéisme. Mais reprenons les choses de plus haut. La grande démonstration du docteur couvre les six premiers entretiens et est tout entière chapeautée par un propos du Père d’Aubrussel tiré de son Traité des Abus de la Critique en matière de Religion (1710) : dans les écrits de Bayle on trouve ‘de quoi former le plus monstrueux assemblage d’obscénités, d’hérésies et d’athéisme’. Ce propos est mis en exergue et pris en charge par le docteur qui articule son raisonnement en trois temps : Bayle est un écrivain obscène, un hérétique et un athée. L’obscénité et l’hérésie de Bayle D’entrée de jeu, on choisit pour la réfutation de Bayle le terrain éthique. L’Ethos de l’écrivain est attaqué par la mise en vedette de ses soi-disant ‘obscénités’, qu’on ne cite pas et pour cause. Le docteur se contente de dire, comptant apparemment sur la connaissance de ses lecteurs en matière de livres proscrits par l’Eglise, qu’ il n’y a rien d’infâme dans Brantôme et Montaigne, ses héros, rien d’impur dans Perse, Catulle, Martial, Horace, Juvénal etc. rien d’obscène dans les médecins, les physiciens, les romans et les avocats, rien enfin de ce qu’une imagination libertine peut se représenter de sale, que ce lubrique auteur n’ait rassemblé comme de gaieté de cœur dans ses ouvrages.16
Voilà une belle entrée en matière. Les entretiens III, IV et V sont ensuite entièrement consacrés à l’hérésie de Bayle, deuxième thèse à démontrer. Il faut s’y attarder un peu plus longuement. L’hérésie est d’abord soigneusement définie. On donne d’abord la parole à Bayle, qui définit l’hérésie en ces termes : ‘c’est être hérétique que de soutenir opiniâtrement des opinions contraires à ce qu’a 16
J. Le Fèbvre, Bayle en petit, p. 15.
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défini cette Eglise qui a l’étendue, l’antiquité, la succession des Chaires non interrompue depuis les apôtres, et l’adhérence à la chaire apostolique de St Pierre’.17 Le problème que Bayle découvre dans cette définition est double. D’abord, quelle est la véritable Eglise ? Suffit-il d’affirmer qu’elle est la véritable pour qu’elle le soit effectivement ? Et ensuite, il est difficile de condamner quelqu’un pour hérésie car il faudra le lui prouver en lui marquant dans la parole de Dieu la vraie marque caractéristique d’une vérité fondamentale et voilà une source infinie de discussions.18 Cette double question conduit directement à une controverse au sujet de l’infaillibilité de l’Eglise de Rome, que Bayle lui-même considère être le grand point et la véritable pierre de touche de toutes les controverses.19 Le soin d’évoquer la thèse qui nie l’infaillibilité de l’Eglise de Rome est encore abandonné à Bayle lui-même, qui est très abondamment cité : En un mot, ni par l’Ecriture, ni par la lumière naturelle, ni par l’expérience on ne peut connaître certainement que l’Eglise est infaillible et si elle l’était, ceux qui le croient ne seraient dans un sentiment véritable que par un coup de hasard heureux, sans qu’ils pussent nous en donner aucune raison nécessaire.20
Et Bayle ajoute ce qui est une de ses thèses les plus connues : C’est que dans la condition où se trouve l’homme, Dieu se contente d’exiger de lui qu’il cherche la vérité le plus soigneusement qu’il pourra, et que croyant l’avoir trouvée, il l’aime et y règle sa vie. […] Il suffit à chacun qu’il consulte sincèrement et de bonne foi les lumières que Dieu lui donne et que suivant cela il s’attache à l’idée qui lui semble la plus raisonnable et la plus conforme à la volonté de Dieu. Il est moyennant cela orthodoxe à l’égard de Dieu, quoique par un défaut qu’il ne saurait éviter, ses pensées ne soient pas une fidèle image de la réalité des choses : tout de même qu’un enfant est orthodoxe en prenant pour son père le mari de sa mère, duquel il n’est point le fils.21
Pour Bayle donc, la vérité divine, inconnaissable en soi, demeure de l’ordre de la vraisemblance. Or, l’hérésie de Bayle repose, selon le docteur, sur l’idée d’une vérité en quelque sorte privée, fortement sentie par l’individu.
17
J. Le Fèbvre, Bayle en petit, p. 32. Nous mettons en italiques les passages de Bayle cités dans le texte de Le Fèbvre. 18 J. Le Fèbvre, Bayle en petit, p. 34. 19 J. Le Fèbvre, Bayle en petit, p. 49. 20 J. Le Fèbvre, Bayle en petit, p. 36. 21 J. Le Fèbvre, Bayle en petit, p. 36-37.
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Avant même de développer les arguments et contre-arguments au sujet de l’infaillibilité de l’Eglise, le docteur ne peut s’empêcher de soulever d’ores et déjà ce qui sera le sujet du sixième entretien, c’est-à-dire la mauvaise foi de Bayle. Pour le docteur, Bayle entre en contradiction avec lui-même et s’en rend parfaitement compte. Il démontre ce diagnostique en citant deux écrits de Bayle. Dans le texte du Commentaire philosophique, Bayle déclare ‘qu’il est de la portée de chaque particulier, quelque simple qu’il soit de donner un sens à ce qu’il lit, ou à ce qu’on lui dit, et de sentir que ce sens est véritable : voilà sa vérité toute trouvée’.22 Dans le Supplément du Commentaire philosophique, Bayle déclare exactement le contraire : Comment voulez-vous qu’un paysan s’assure légitimement qu’il croit sa religion par ce principe (la grâce extraordinaire du St Esprit) pendant qu’il voit d’autres paysans de Religion opposée, soutenir pareillement qu’ils croient leur religion par un effet de la grâce ?
Au moment où le raisonnement devient très compliqué, J. Le Fèbvre fait intervenir fort à propos le bibliothécaire, qui résume la discussion ainsi : J’avoue que je ne comprends rien à ce galimatias. Tantôt c’est la grâce de l’acte qui nous fait adhérer aux vérités révélées. Tantôt cette même grâce n’a aucun caractère sûr et nullement équivoque des sentiments où dieu nous dirige. De sorte que c’est sans une raisonnable certitude et témérairement que tout particulier s’imagine qu’il est dirigé vers la vérité. Je commence à voir que vous avez raison.23
Selon le docteur, Bayle souffle donc froid et chaud à la fois, selon les circonstances et selon que l’une ou l’autre thèse peut l’accommoder davantage. Le docteur l’appelle un ‘Protée’, qui ‘détruit d’une main ce qu’il bâtit de l’autre’.24 Les principes de Bayle introduisent dans la religion une incertitude ‘bien affligeante et bien cruelle’.25 Dans les contradictions qu’il se ménage, Bayle hasarde ‘des réflexions pyrrhoniennes qu’il n’ose prendre ouvertement sur son compte’.26 Le bibliothécaire, dans l’entretien III, touche juste quand il voit tout à coup les conséquences du raisonnement de Bayle : ‘si l’on ne doit pas s’en rapporter au jugement de l’Eglise, ni compter sur l’esprit particulier, il n’y a aucun point fixe, à quoi l’on puisse s’attacher, et par conséquent 22
Le docteur prend soin de donner la référence exacte de ce passage: Commentaire philosophique, page 438, col.2 ; tome B. 23 J. Le Fèbvre, Bayle en petit, p. 41. 24 J. Le Fèbvre, Bayle en petit, p. 43 et 45. 25 J. Le Fèbvre, Bayle en petit, p. 43. 26 J. Le Fèbvre, Bayle en petit, p. 143.
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qu’il est impossible de trouver avec certitude une vraie religion ?’ Bayle est dans la double négation.27 Les certitudes de la religion ne se découvrent ni par la révélation, ni par le jugement intime. Il est sans doute utile de regarder d’un peu plus près les arguments et contre-arguments de la controverse au sujet de l’infaillibilité de l’Eglise romaine, qui amène le problème de l’infaillibilité du pape. La thèse avancée par Bayle est qu’on ne saurait trouver dans l’Ecriture un passage affirmant l’infaillibilité de l’Eglise sans l’assistance de cette Eglise même. L’Eglise est donc à la fois juge et parti. Cette thèse est ensuite développée en quatre arguments par Bayle qui est ici à nouveau très longuement cité.28 Bayle combat d’abord l’infaillibilité de l’Eglise par l’infaillibilité même : si le peuple peut reconnaître l’infaillibilité de l’Eglise dans l’Ecriture sans l’intervention de cette Eglise même, il s’ensuit tout naturellement que l’Ecriture est le seul juge de toutes les controverses et que le peuple n’a pas besoin d’une autre autorité qui se déclare elle-même infaillible. Mais, les choses ne sont pas ainsi. Bayle déclare, comme second argument, qu’il est certain que les passages qui contiennent l’infaillibilité de l’Eglise (supposé qu’il y en ait) sont des plus difficiles de l’Ecriture.29 Par conséquent, si le peuple peut entendre ces passages-là, il peut entendre tout le reste de l’Ecriture sans assistance. Une telle proposition est appelée par les logiciens, déclare Bayle, seipsas falsificantes (se détruisant elles-mêmes). Il faut donc en venir à un troisième argument. L’Eglise romaine a décrété que les interprétations données par le peuple et les docteurs particuliers des passages de l’écriture ne peuvent pas être considérées comme des actes de foi sans les décisions de l’Eglise. Autrement dit, le peuple ne peut pas lire l’infaillibilité dans l’Ecriture sans l’assistance de l’Eglise, c’est-à-dire sans la décision des Conciles et des Papes. ‘Considérez un peu, je vous prie’, ajoute Bayle, quelle absurdité qui naît de cela’.30 Comme ultime argument, Bayle souligne que les propositions dans l’Ecriture qui affirment l’infaillibilité de l’Eglise sont si obscures que l’Eglise elle-même ne les entend pas.31 En effet, les uns soutiennent que c’est au Pape seul que Jésus-Christ a donné le privilège 27
J. Le Fèbvre, Bayle en petit, p. 45. J. Le Fèbvre, Bayle en petit, p. 52-58. La référence donnée est Critiq. Gener. Lett. 29. n.2, p. 136. 29 J. Le Fèbvre, Bayle en petit, p. 53. 30 J. Le Fèbvre, Bayle en petit, p. 54. 31 J. Le Fèbvre, Bayle en petit, p. 55. 28
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de l’infaillibilité. Les autres estiment que c’est l’Eglise universelle représentée par les Conciles généraux qui décide des actes de foi. Voilà un raisonnement qui laisserait perplexe les meilleurs théologiens. Mais le docteur réfute point par point l’argumentation de Bayle en y reconnaissant autant de faussetés qu’il y a de propositions. Face à la prétendue obscurité des passages de l’Ecriture parlant de l’infaillibilité de l’Eglise, le docteur en affiche quelques-uns qui sont d’une limpidité totale : ‘Vous êtes pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise’, ‘Allez, enseignez toutes les Nations’, ‘Je prierai mon père et il vous donnera un autre consolateur […] le St Esprit […] qui vous fera souvenir de tout ce que je vous ai dit [et] qui vous enseignera toute vérité’, etc.32 Dans toutes ces paroles du Christ, on voit clairement l’infaillibilité de l’Eglise, selon le docteur : Jésus-Christ a professé des vérités et envoie ses disciples en leur promettant de les assister pour les siècles des siècles. La seconde fausseté consiste à affirmer qu’il n’y a point d’article de foi sans la décision de l’Eglise. A cet argument de Bayle le docteur répond que ce n’est que sur des points de controverse que l’Eglise doit fixer notre croyance, comme dans la question de l’immaculée conception de la mère de Jésus, par exemple. Mais ces points de controverse mis à part, il y a des articles de foi qui n’ont jamais eu besoin d’être décidés, puisqu’ils ont existé dès la naissance de l’Eglise. Il s’agit des points fondamentaux de la Religion : l’Unité de Dieu, la Trinité des Personnes, l’Incarnation de Jésus-Christ, la Résurrection, la triomphante Ascension etc.33 Or, se demande le docteur, dans quels Conciles tous ces points ont-ils été solennellement décidés ? Les catholiques n’en feront pas l’inutile recherche. Ils savent qu’il suffit qu’un dogme n’ait jamais été nié pour faire qu’il n’y en ait point eu de décision. […] Ils soutiennent qu’on ne trouvera nulle part des décisions sur la consubstantialité du Verbe, sur l’Unité de la personne de Jésus-Christ, sur la distinction de deux natures divine et humaine, sur ses deux volontés, avant que les Ariens, les Nestoriens, les Eutychiens, les Monothélites, ou quelques autres hérétiques eussent attaqués ces articles de la foi de l’Eglise.34
Et le docteur entérine : C’est Jésus-Christ qui a établi l’Eglise et qui en a garanti la vérité. Ce sont les apôtres qui nous ont transmis ensuite cette vérité et qui l’ont confirmée par les prodiges qu’ils ont faits et que le sang d’une infinité de martyrs a scellée. Par ailleurs, l’Eglise ne reçoit pas de 32 33 34
J. Le Fèbvre, Bayle en petit, p. 59-60. J. Le Fèbvre, Bayle en petit, p. 63. Ibidem.
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nouvelles révélations, elle se contente d’interpréter les anciennes. A cela s’ajoute l’idée de la pureté de l’Eglise, durant les quatre premiers siècles. La troisième fausseté lancée par Bayle consiste à dire que l’Eglise est elle-même divisée au sujet de l’infaillibilité. Le docteur n’ignore pas qu’en France on soutient que l’infaillibilité des Conciles est indépendante de l’autorité du Pape et repose uniquement sur l’inspiration du St Esprit. Mais quelle que soit la source de l’infaillibilité, Pape et Conciles reconnaissent tous les deux l’infaillibilité. ‘On peut croire que le Pape n’est pas infaillible si on croit que les Conciles sont infaillibles. Mais ne croire ni l’un ni l’autre, c’est être hérétique’.35 L’Eglise est donc bien unie car tous les catholiques ont toujours cru et crient unanimement que Jésus-Christ a établi sur la Terre un tribunal infaillible, qui est l’Eglise enseignante, c’est-à-dire le Pape à la tête des Evêques. Ils croient sur la Parole expresse de ce divin maître comme il est prouvé par des passages clairs et décisifs de l’Ecriture, qu’ils reçoivent comme la parole de Dieu-même.36
Quand il s’agit de contredire, quatrièmement, l’argument de l’inutilité d’un tribunal infaillible sur la terre, le docteur prend à nouveau Bayle en flagrant délit de contradiction quand ce dernier affirme, dans une lettre, qu’ il ne trouverait rien de plus commode que de pouvoir consulter sur tous ses doutes un oracle vivant, qui lui dît au vrai l’intention du Saint Esprit.37 A ce stade du raisonnement et anticipant la grande démonstration de la mauvaise foi de Bayle de l’entretien VI, le docteur commence à insinuer que les contradictions de Bayle sont intentionnelles : ‘Que vous êtes bon de croire que Bayle soit incapable de se contredire !’38 Mais Bayle reçoit une dernière chance. On lui donne encore la parole et on lui laisse déclarer primo qu’il y a eu des Papes et des Conciles qui ont erré, secundo que Papes et Conciles ont parfois cassé les uns ce que les autres avaient décidé, tertio qu’on a remis en dispute et soumis à un nouvel examen les questions déjà décidées et quarto qu’on entend dans les parlements des invectives violentes contre les bulles venant de la cour de Rome. La réponse du docteur ne se fait pas attendre. Quant à la deuxième et la troisième allégation, elles sont toutes deux évidemment fausses. Pour le reste, l’infaillibilité concerne des faits dogmatiques et 35 36 37 38
J. Le Fèbvre, Bayle en petit, p. 70. J. Le Fèbvre, Bayle en petit, p. 68. J. Le Fèbvre, Bayle en petit, p. 81. Référence donnée: Hic ubi supra lett. 29, p. 139. Ibidem.
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non les démêles du roi de France avec le pape. Aucun concile légitime n’a jamais erré dans un fait de doctrine. Avec cette argumentation, le docteur croit avoir anéanti Bayle en prouvant son hérésie. Il lui donne pourtant le dernier mot, ce qui est très surprenant. ‘C’est donc bien à tort que Bayle a le front d’ajouter à ses mensonges et ses sophismes cette méprisante turlupinade : Ce prétendu juge infaillible n’étant pas reconnaissable, étant incognito dans l’Eglise […]comme M. le Maréchal de Grammont dit un jour à la Reine Mère, que les cinq propositions étaient incognito dans le livre de Jansenius – il n’est pas d’un plus grand usage au Christianisme, que s’il n’y était point du tout’.39 Pourquoi le docteur met-il les rieurs du côté de Bayle en citant cette belle plaisanterie dont il aurait mieux fait de se passer et qui conclut très mal à propos son raisonnement ? La réfutation de Bayle a en effet été tout sauf convaincante : l’Eglise est infaillible parce que le Christ l’a instituée ainsi en déclarant que son Saint Esprit serait avec ses successeurs pour les siècles des siècles. L’infaillibilité de l’Eglise repose sur la parole du Christ et sur la continuité de la véridicité instaurée par lui. C’est toujours à cet argument, jugé décisif, que le docteur en revient. Mais les prémisses de Bayle, quant à elles, n’en sont pas moins clairement explicitées, ce qui peut surprendre. Le docteur aurait pu appliquer ce que dit Bayle, cité ici encore mal à propos, de la censure, à la fin du premier entretien: Certains écrivains sont quelquefois bien aise que leurs ouvrages paraissent dans l’Index, ou fâchent les inquisiteurs. C’est bien souvent une preuve qu’un livre est bon.40 La Réfutation de Bayle par Jacques Le Fèbvre est un véritable précis de Bayle, un vrai Bayle en petit comme l’annonce le titre. Le livre de Jacques Le Fèbvre ne laisse pas de surprendre du moment que, de son propre aveu, l’effet pourrait bien être à l’opposée de l’intention qui le lui a fait composer. Il ne faut pourtant pas soupçonner l’apologiste Jacques Le Fèbvre d’avoir été en cachette un défenseur de Bayle. Il faut lui rendre justice et voir comment il démasque Bayle dans un long entretien consacré à la mauvaise foi. C’est le troisième volet de la démonstration : après avoir relevé l’obscénité de Bayle, après avoir démontré son hérésie, le Jésuite en vient à son athéisme. C’est la troisième proposition à démontrer, annoncée dès le début dans la citation de d’Aubrussel. 39 40
J. Le Fèbvre, Bayle en petit, p. 92. J. Le Fèbvre, Bayle en petit, p. 12.
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L’athéisme de Bayle Le docteur définit selon son habitude très soigneusement le sujet de sa démonstration, au début de l’entretien VI : Un auteur de mauvaise foi chez moi est 1) un homme qui cite faux, ou qui du moins ne cite que des traductions défectueuses quand il peut aisément avoir recours au texte original ; 2) un homme qui débite des pièces supposées, lorsqu’il peut en connaître la supposition ; 3) un auteur qui avance comme vrai des faits qu’il sait être faux ou comme certains lorsqu’ils sont très peu probables ; 4) un homme qui fait sonner bien haut les méprises de ses adversaires et des auteurs catholiques, tandis qu’il réduit au rang de pécadilles les plus honteuses impostures des Héros de la Réforme ; 5) un homme enfin qui table sur le témoignage de ceux ou qu’il a lui-même décriés ou qu’il sait avoir été convaincus de fourberies par d’autres écrivains. Tout homme équitable et non prévenu ne m’avouera-t-il pas que ce sont là autant de traits de mauvaise foi ? Or il m’est aisé de vous démontrer que Bayle est coupable de tous ces cas. Je vais le faire et vous jugerez de sa bonne foi.41
De nombreux exemples sont cités pour illustrer cette impressionnante taxinomie de la mauvaise foi. Nous n’en retenons que ceux qui ont trait à l’infaillibilité du Pape. Bayle est de nouveau cité : Un auteur moderne soutient que dans les lieux où le Papisme est encore dominant, il n’y a aucune véritable piété et que l’Italie et l’Espagne sont des lieux où il n’y a guère plus de vertu qu’en Turquie.42
La respectable autorité dont Bayle se réclame dans l’article ‘Xenophanes’ de son Dictionnaire historique et critique, d’où la citation a été extraite, s’avère être le calviniste Jurieu, adversaire de Bayle qui fut responsable de son renvoi en tant que titulaire d’une chaire de Théologie à Rotterdam. Bayle en dit le plus grand mal ailleurs dans son Dictionnaire et cette antipathie n’a évidemment pas échappée au docteur, qui cite cet autre passage, pris dans l’article ‘Pauliciens’ du Dictionnaire de Bayle, où Jurieu est dépeint ainsi : ‘Vous avez ici en petit le caractère de ce docteur : il n’y a nulle justesse dans ses censures, nulle liaison dans ses dogmes, tout y est plein d’inconséquences : l’inégalité, les contradictions, les variations règnent dans tous ses ouvrages.43
41 42 43
J. Le Fèbvre, Bayle en petit, p. 190. J. Le Fèbvre, Bayle en petit, p. 228. J. Le Fèbvre, Bayle en petit, p. 230.
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De même, Paul Jove44 est cité à l’appui d’un raisonnement contre les papes dans la Critique générale.45 Or, ce même Jove est traité de fourbe dans l’article ‘Jove’ du Dictionnaire où Bayle se moque de lui en déclarant que ‘Jacques Gohorri46 n’a pas fait difficulté de dire que les Aventures d’Amadis paraîtront aussi véritables que les Histoires de Paul Jove’.47 Troisième exemple : le concile de Macon, qui s’est interrogé sur la question de savoir si les femmes étaient des créatures humaines. Le point de mire de Bayle dans cet important débat est Jean Lyserus, l’auteur de la Polygamia triumphatrix. Ce Lyserus a droit à une entrée dans le Dictionnaire, où il est dit que ce livre est également impie et misérable et que l’auteur était dans la dernière misère quand il le faisait imprimer. Dans l’article « Lamech », Lyserus est traité de fou.48 Le docteur répond à cette manie de Bayle de démolir ou de ridiculiser systématiquement ses adversaires en l’accusant de fabrication de faux, car ‘J’ai feuilleté exactement tous les compilateurs des Conciles, Labbe, Bail, Sirmond, Coriolan, Hardouin, etc. et je n’ai trouvé que trois Conciles de Macon, dans aucun desquels il n’y a pas un mot qui ait pu donner occasion à cette fable. Bayle débite donc encore ici une pièce supposée.49 Dans l’entretien III, le ton était encore tempéré. Il deviendra dur dans l’entretien V où l’écriture en filigrane de Bayle est démasquée. Le verdict du docteur à la fin de cet entretien est clair : ou bien Bayle est un ignorant, ou bien il est extrêmement rusé : Mais revenons à Bayle. Ou bien il savait ces solides règles de l’analyse de notre foi, ou il ne les savait pas. S’il ne les savait pas, c’est donc un ignorant, un étourdi, un aventurier moins excusable et par conséquent plus méprisable que nos petits-maîtres qui blasphèment tous les jours ce qu’ils ignorent. Car on pardonne à un jeune étourdi des bévues qu’on ne passe point à un auteur d’importance qui s’érige en Critique de tout l’Univers. S’il les savait ces règles, c’est un faussaire, qui prend ses lecteurs pour dupes, et qui cherche à leur faire illusion par un respect hypocrite pour la révélation qu’il sait bien ne pouvoir avoir lieu dans l’hypothèse dont il s’agit. Voilà donc Bayle convaincu ou d’une stupidité dont je n’ose le soupçonner, ou d’une malignité qui fraie un chemin bien ouvert à l’athéisme.50 44 Paolo Giovio (1483-1552) est un médecin, historien et ecclésiastique de la Renaissance italienne. 45 Critique Générale, lettre 3, p. 15. 46 Jacques Gohorri (1520-1576) est un juriste, médecin et alchimiste de la Renaissance française. 47 J. Le Fèbvre, Bayle en petit, p. 235. 48 J. Le Fébvre, Bayle en petit, p. 211. 49 J. Le Fèbvre, Bayle en petit, p. 212-13. 50 J. Le Fèbvre, Bayle en petit, p. 184-85.
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Voilà Bayle démasqué comme un faux-monnayeur. La prémisse primordiale de Bayle est que ‘la lumière naturelle ou les principes généraux de nos connaissances sont la règle matrice et originale de toute interprétation de l’Ecriture’.51 (p. 144). Cependant Bayle déclare aussi qu’‘il ne veut point étendre autant que font les Sociniens, la juridiction de la lumière naturelle à des principes métaphysique’.52 C’est ici que le docteur démasque Bayle, en le prenant en flagrant délit de contradiction : Mais il fallait bien qu’il fît cette déclaration, sans quoi on l’eût aisément convaincu qu’il renverse la Religion de fond en comble et il avait intérêt de passer pour Protestant orthodoxe, c’est-à-dire qui croit la Trinité, l’Incarnation etc. Ainsi cette artificieuse protestation ne m’en impose pas, et je sais à quoi m’en tenir.53
Le livre exotérique Il faut essayer, pour finir, de sortir de cette controverse et de la penser à un niveau qui en relève la pertinence, l’enjeu et l’intérêt pour une Histoire de la rhétorique au Siècle des Lumières. Mon dernier mot concerne l’étude fondamentale que le sociologue Leo Strauss a consacrée à notre problème dans La Persécution et l’art d’écrire54. Selon son traducteur, Olivier Berrichon-Sedeyn, Strauss était parmi les premiers à tenter de comprendre le désordre apparent de certaines œuvres classiques. ‘Les classiques’, déclare O. Berrichon-Sedeyn, ‘ne croyaient pas à l’harmonie essentielle de la pensée et de la société et par conséquent ils n’estimaient pas obligatoire de parler avec une sincérité totale’.55 Ce n’est pas uniquement à la fraude pieuse que pensent ici Olivier Berrichon et Leo Strauss, mais à la distinction entre les enseignements exotérique et ésotérique, extérieur et intérieur, que la philosophie devait s’imposer pour pouvoir paraître en public : ‘l’effet de la persécution sur la littérature’, déclare L. Strauss, ‘est précisément qu’elle contraint tous les écrivains qui soutiennent des opinions hétérodoxes à développer une technique particulière d’écriture, celle à laquelle nous pensons lorsque nous parlons d’écrire entre les lignes’.56 L’opinion réelle d’un auteur n’est pas forcément identique 51
J. Le Fèbvre, Bayle en petit, p. 144. J. Le Fèbvre, Bayle en petit, p. 145. 53 Ibidem. 54 Leo Strauss, La Persécution et l’art d’écrire, Presses Pocket, coll. Agora, 1989. L’édition anglais Persecution and the art of writing parut en 1952, The Free Press, a division of Macmillan Publishing Co. 55 L. Strauss, Le Persécution et l’art d’écrire, p. 19. 56 L. Strauss, Le Persécution et l’art d’écrire, p. 57. 52
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à celle qu’il exprime dans le plus grand nombre de ses ouvrages. Leo Strauss en arrive à la définition de ce qu’il appelle le livre exotérique. Le livre exotérique présuppose l’existence de convictions fondamentales qu’aucun honnête homme n’oserait exprimer en public parce qu’elles feraient du mal à beaucoup. Un tel livre se caractérise par l’obscurité du plan, la contradiction, le pseudonyme, la répétition inexacte d’affirmations antérieures, expressions bizarres, etc.57 Pourtant, Strauss met immédiatement en garde : Une lecture entre les lignes est légitime si, et seulement si, elle s’appuie sur un examen exact des énoncés explicites de l’auteur. Avant qu’une interprétation d’un énoncé puisse raisonnablement prétendre être suffisante, ou même correcte, il faut avoir parfaitement compris le contexte de cet énoncé, et le caractère littéraire de l’ensemble de l’ouvrage et de son plan.58
On se le tiendra pour dit. Aussi n’irons-nous pas jusqu’à soupçonner le Jésuite Le Fèbvre de sympathie pour Bayle et le pyrrhonisme, malgré le titre extrêmement bizarre de son livre. Ce titre, Bayle en petit annonce un précis des idées de Bayle plutôt qu’une réfutation. Mais en même temps, nous tenons ici en main une lecture de Bayle, par un érudit intelligent, qui apprend à ses interlocuteurs à lire entre les lignes, et qui interprète la mauvaise foi et son instrument principal, la contradiction, comme un type d’écriture où se chiffre un non-dit du texte : l’athéisme (supposé) de Bayle. En ce qu’ils relèvent d’un certain type de discours, appelé ‘discours ésotérique’ et qu’ils rendent visibles certaines stratégies d’écriture, des textes tels que Bayle en petit continuent à solliciter et à interpeler la recherche au début du XXIe siècle.
57 58
L. Strauss, Le Persécution et l’art d’écrire, p. 69. L. Strauss, Le Persécution et l’art d’écrire, p. 63.
SUR LENGLET-DUFRESNOY PROMOTION DE LA FICTION ET DISCOURS OBLIQUE DANS LES ÉCRITS SUR LE ROMAN DE LENGLET-DUFRESNOY A Geneviève Artigas-Menant Paris
Discours oblique dans De l’usage des romans (1734) De l’usage des romans (1734),1 l’ouvrage publié par Lenglet-Dufresnoy sous le pseudonyme de Gordon de Percel n’est pas à proprement parler un ‘Traité’, comme l’était le Traité sur l’origine des romans (1670) de PierreDaniel Huet. Il n’adopte pas la structure logique d’un raisonnement suivi dont le plan est conçu de façon réfléchie. Dans le compte rendu publié dans le Journal de Trévoux, où De l’usage des romans est purement et simplement éreinté, les journalistes de Trévoux n’arrêtent pas d’insister sur ce défaut, au point de se demander pourquoi l’auteur, conscient de contredire sans cesse son propre propos, ne se corrige pas.2 Il est plus étonnant de constater dans la Préface de De l’Usage des Romans que l’auteur prend soin d’avertir le lecteur ‘qu’il y a plusieurs contradictions dans [l’]ouvrage’. ‘Je travaillais au jour la journée’, continue-t-il, ‘sans m’embarrasser le matin de ce que j’avais écrit la veille : et je crois que c’est là ce que j’avais écrit comme on doit faire ces sortes d’ouvrages’.3 Il s’agit ici de montrer que ces négligences sont stratégiques et que Lenglet-Dufresnoy/Gordon de Percel confronte le lecteur avec une rhétorique qui n’a pas sa place dans un ‘Traité’, mais qui s’habille d’une ‘scénographie’,4 c’est-à-dire d’une mise en scène fictionnelle de l’instance énonciative. Première publication : ‘La tentation du roman historique’, in Jan Herman et Jacques Cormier (eds), Lenglet-Dufresnoy : Ecrits inédits sur le roman, Oxford, Voltaire Foundation, Oxford University Studies in the Enlightenment, 2014, p. 153-181. 1 [Lenglet-Dufresnoy,] De l’usage des romans, par M. le C. Gordon de Percel, Amsterdam, Veuve de Poilras, à la vérité sans fard, 1734. 2 Mémoires de Trévoux, février et avril 1734. 3 De l’Usage des Romans, Préface, p. a3 verso et a4 recto. 4 Sur cette notion, voir Dominique Maingueneau, Le Contexte de l’œuvre littéraire. Enonciation, écrivain, société, Paris, Dunod, 1993, p. 196 et Le discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation, Paris, Armand Colin, 2004, p. 262.
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Mais Lenglet-Dufresnoy renchérit. En 1735, il publie sous son propre nom un second ouvrage sur les romans, où il prend le point de vue opposé : L’Histoire justifiée contre les Romans (1735). Lenglet engage donc un dialogue avec lui-même, étalé sur deux livres différents. Dans le premier volet, il délègue l’instance d’énonciation à un alter ego, Gordon de Percel, pour la ressaisir dans le second volet un an plus tard. Grâce à un manuscrit récemment découvert, on peut constater que dès 1734, Lenglet-Dufresnoy préparait un troisième volet sous le titre d’Observations critiques de M. le C. Gordon de Percel sur son livre De l’Usage des Romans, A Soleure, 1734. La date de ce troisième ouvrage suggère que le coup était probablement monté dès le départ. Aussi L’Histoire justifiée contre les Romans n’est-elle pas une réfutation et encore moins une rétractation, mais le second volet d’une polémique savamment orchestrée. Celle-ci a l’air d’opposer un défenseur des Romans (Gordon de Percel) d’une part et un défenseur de l’Histoire (Lenglet-Dufresnoy) d’autre part. En réalité, et en regardant les textes de près, les deux livres défendent les romans en les opposant à l’Histoire, mais de deux façons différentes. Marian Hobson a déjà souligné ‘que les deux essais se font pièce mutuellement, mais que chacun s’appuie sur un contraste entre roman et histoire’.5 Lenglet-Dufresnoy, lui-même auteur d’une Méthode pour étudier l’Histoire (1713) qui n’a pas manqué de succès, a entrevu dans l’étude de l’Histoire la possibilité et la nécessité d’un discours nouveau dans une société qui se transforme : un discours qui ne fixe pas des règles de conduite à partir de préceptes ou de prémisses générales dégagées de l’Histoire, mais qui observe la réalité telle qu’elle est et dans ce que la conduite humaine a de particulier. Didier Masseau évoque dans ce contexte la crise que connaît l’Histoire en 1730. Lenglet-Dufresnoy traite des multiples questions que pose la vérité historique et, pourraiton dire, l’accès même à la vérité tout court. Usant toujours de la même ironie ravageuse, il rappelle l’impossibilité de procéder à l’Histoire des origines, la fausseté de l’Histoire ancienne, la partialité de celle des religions et, annonçant Voltaire, les balivernes qui constituent le tissu même de l’Histoire des saints.6
Lenglet-Dufresnoy voit s’ébaucher ce nouveau discours, dans un ensemble incohérent et destructuré de textes qu’on désigne communément sous l’étiquette vague et impropre de ‘Romans’. Démontrer l’utilité morale et 5
Marian Hobson, L’Art et son objet, trad. Camille Fort, Paris, Champion, 2007, p. 116. D. Masseau, ‘Comment lire les Romans ?’, in Claudine Poulouin et Didier Masseau (éds), Lenglet-Dufresnoy entre ombre et lumières, Paris, Champion, 2011, p. 258. 6
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la nécessité épistémologique de ce discours fictionnel n’est pas chose aisée, surtout dans le contexte hostile aux romans dont nous avons esquissé les contours ailleurs.7 La défense de ce nouveau discours est dans un premier temps l’effet d’une désattribution de la parole. Lenglet-Dufresnoy qui, sinon réellement du moins symboliquement, ne veut pas déroger à son statut d’historien, délègue la parole à son alter ego, prêt à rétablir la position de l’historien en ressaisissant la parole dans un second volet. Cette stratégie, en apparence incohérente, correspond à ce que le sociologue américain Leo Strauss a appelé le ductus obliquus : un discours qui intègre adroitement le contraire de ce qu’il affirme, un discours qui affirme le ‘oui’ à travers le ‘non’.8 Le ductus obliquus est en relation directe avec la pression exercée par les Autorités sur les discours. L’effet de la persécution sur les Lettres, selon L. Strauss, est ‘qu’elle contraint les écrivains qui soutiennent des opinions hétérodoxes à développer une technique particulière d’écriture, celle à laquelle nous pensons lorsque nous parlons d’écrire entre les lignes’.9 Une telle technique d’écriture se caractérise par des traits comme ‘obscurité du plan, contradictions, pseudonymes, répétitions inexactes d’affirmations antérieures, expressions bizarres, etc.’.10 Lue à la lumière de l’idée straussienne du ductus obliquus, l’incohérence du discours signalée dans la Préface de De l’Usage des Romans n’apparaît soudain plus comme une affirmation d’incompétence, mais comme l’exposition d’une méthode discursive qui vise à remplacer progressivement et graduellement les opinions reçues par de nouvelles idées difficiles à affirmer sans ambages. Didier Masseau soutient une autre hypothèse, qui n’est pas incompatible avec les vues qui seront développées ici : ‘On peut penser aussi que Lenglet, un peu comme Marivaux dans ses Journaux, entend échapper à la fois à l’approche érudite et à celle des Belles-Lettres traditionnelles pour évoquer la question du roman, à une époque précisément où celui-ci est encore méprisé par les milieux académiques pratiquant les grands genres’.11 Nous emprunterons ici la voie indiquée par Leo Strauss.
7 Voir ‘Le contexte polémique immédiat’ dans Jan Herman et Jacques Cormier (éds), Lenglet-Dufresnoy : Ecrits inédits sur le roman, Oxford, Voltaire Foundation, Oxford University Studies in the Enlightenment, 2014, p. 49-69. 8 Leo Strauss, La Persécution et l’art d’écrire, Presses Pocket, coll. Agora, 1989, p. 68. L’édition anglaise Persecution and the art of writing parut en 1952, The Free Press, a division of Macmillan Publishing Co New York. 9 L. Strauss, La Persécution et l’art d’écrire, p. 57. 10 L. Strauss, La Persécution et l’art d’écrire, p. 69. 11 Didier Masseau, ‘Comment lire les Romans ?’, p. 255.
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Le ductus obliquus est donc inséparable de l’expression de l’hétérodoxie, qui désigne au sens strict du terme une pensée qui s’écarte de la doctrine fixée par l’autorité, dite orthodoxe. Dans le cas de LengletDufresnoy, qui y recourt dans le cadre de la querelle des romans, cette forme de discours alambiqué témoigne aussi d’une transformation de la République des Lettres. Quelle est la position de Lenglet-Dufresnoy dans cette République des Lettres qui va se transformant? La Méthode pour étudier l’Histoire, adressée à un public non spécialisé, est marquée de l’empreinte du ‘pyrrhonisme historique’ déclenché par le doute systématique de Descartes et plus concrètement pas le Dictionnaire historique et critique de P. Bayle, dont Lenglet-Dufresnoy était un lecteur assidu, même s’il ne le mentionne pas explicitement dans le tome I, où il expose ses éléments de critique textuelle. Polygraphe et encyclopédiste avant la lettre, Lenglet-Dufresnoy hérite de P. Bayle la remise en cause de l’érudition trop spécialisée qui consiste à amonceler les connaissances, au profit d’une recherche plurielle et destinée à un public moins spécialisé. Mais il manque à sa pensée un projet philosophique rigoureux qui intègre et structure la diversité de ses réflexions. En même temps, comme le souligne G. Sheridan, Lenglet-Dufresnoy, qui ne publiait pas en Hollande mais en France, et qui à l’époque où paraît la Méthode pour étudier l’Histoire recherchait activement une position dans l’‘establishment’, était beaucoup plus prudent que P. Bayle dans l’application des principes de la nouvelle méthode critique à l’Histoire sainte ou ecclésiastique.12 Certes, on pourrait difficilement lui reprocher sa prudence dans ses attaques parfois violentes contre des historiens renommés, comme le Père Daniel, qui est violemment pris à partie dans De l’Usage des Romans : Mais un Jésuite devrait être plus sobre qu’un autre sur ces détails et nous faire bien connaître la politique de chaque gouvernement : point du tout, il veut briller par un tout autre endroit que celui qui lui est propre, et tout ce qu’on peut savoir quand on a lu six volumes, mettons même sept volumes in 4°, c’est que le P. Daniel est un très bon Jésuite, un écrivain passable et un médiocre historien.13
On ne saurait nier d’autre part que quand il s’agit de promouvoir le roman en l’opposant à l’Histoire, Lenglet-Dufresnoy, en tant qu’auteur d’une 12 G. Sheridan, Nicolas Lenglet-Dufresnoy and the literary underworld of the ‘ancien régime’, Oxford, Voltaire Foundation, SVEC, 1989, p. 53. 13 De l’Usage des Romans, p. 111. Le Père Gabriel Daniel est l’auteur d’une Histoire de France : depuis l’Etablissement de la Monarchie française dans les Gaules, Amsterdam, Aux Dépens de la Compagnie, 1720-1725.
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Méthode pour étudier l’Histoire, ne pouvait que recourir à une écriture très particulière où l’argumentation s’articule de façon incohérente, par contradiction et antiphrase. Le ductus obliquus, qui est une forme d’écriture conflictuelle subtile, était sans doute aussi une façon de résoudre le dilemme intrinsèque entre l’Historien et le ‘Romancier’ Lenglet-Dufresnoy. Pour lui, il n’y a aucun conflit entre l’Histoire et le Roman, qui occupent ou devraient occuper dans le champ discursif des secteurs différents, réglés par des contrats de lecture transparents. Mais aussi longtemps que ces positions ne sont pas clairement établies, Lenglet ne pouvait éviter le conflit avec lui-même qu’en se dédoublant et en recourant, dans l’une et l’autre position, au ductus obliquus. Discours oblique dans la Méthode pour étudier l’Histoire (1713/1729) La première édition de la Méthode pour étudier l’Histoire a été bien accueillie, même par les journalistes des Mémoires de Trévoux, et fut rapidement traduite en italien, en allemand et en anglais. La deuxième édition, annoncée dès 1728 comme augmentée de 2 volumes, rencontra plus de difficultés. Sentant le souffle chaud de la censure, Lenglet décida, alors que le processus d’impression était fort avancée, de retirer 25 pages de chaque exemplaire imprimé et de les remplacer par 18 pages corrigées imprimées exprès. G. Sheridan a consacré aux tribulations de cette seconde édition un remarquable article qui suggère que les façons dont LengletDufresnoy manipulait son public avaient peu de limites.14 Un premier aspect remarquable est que la plupart des pages autocensurées contenaient des passages empruntés à un manuscrit de Henri de Boulainvilliers, Abrégé d’Histoire universelle, qui est souvent, littéralement plagié.15 Ces passages formaient une approche critique de l’Ancien Testament. Le second aspect de ce processus d’autocensure, en soi assez extraordinaire, est que les pages nouvellement insérées dans les volumes déjà imprimés y sont marquées d’un astérisque. Deux pages interpolées seulement échappent à cette règle. La substitution d’une version à l’autre est donc subtilement signalée. Pour G. Sheridan, il n’est pas impensable que Lenglet-Dufresnoy et ses éditeurs Coustelier et Gandouin, aient 14
Geraldine Sheridan, ‘Censorship and the booktrade in France in the early eighteenth century: Lenglet-Dufresnoy’s Methode pour étudier l’Histoire’, Oxford, Voltaire Foundation, SVEC 241, 1986, p. 95-107. 15 Le plagiat par Lenglet-Dufresnoy a été étudié par J.-P. Kaminker, ‘Lenglet-Dufresnoy éditeur et plagiaire de Boulainvilliers’, in Revue d’Histoire Littéraire de la France 69/2 (1969), p. 209-217.
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songé à vendre séparément les pages originales, sur l’existence desquelles l’attention du public est donc attirée par les astérisques. Cet intérêt d’un certain public pour les pages originales se vérifie effectivement, mais de façon très inattendue. Le censeur Gros de Boze, membre de l’Académie Française, inspectant l’édition cartonnée – c’est-à-dire censurée –, exigea 126 nouveaux cartons – c’est-à-dire des corrections exigées par la censure. Il est bien plus étonnant encore que le censeur Gros de Boze, qui fut bibliophile, commanda pour sa bibliothèque personnelle un exemplaire non censuré qu’il fit relier magnifiquement en marocain jaune et y fit placer les ‘Remarques’ suivantes : M. le Garde des Sceaux ayant souhaité qu’on examinât de près cet ouvrage, dont l’auteur est homme suspect en tout genre, on a trouvé dans la partie où il traite de l’histoire de la Religion, sous l’ancienne et la nouvelle Loi, beaucoup de choses contraires à la pureté des mœurs, aux principes de la foi et aux tradition orthodoxes. […] Ces observations ont donné lieu à une infinité de cartons. Et comme c’est ici un exemplaire unique pour l’extrême grandeur du papier, et qu’il est peut être aussi le seul qui ait été conservé dans sa première forme, on a jugé à propos de le décorer par des enluminures, et pour le rendre encore plus précieux d’y joindre une note de tous les changements qui ont été faits dans les autres exemplaires.16
Les passages retirés des épreuves d’ouvrages à paraître – que ce soit par autocensure ou par ordre du Bureau de la Librairie – mènent parfois une existence autonome et entrent dans un circuit clandestin. C’est aussi le cas des pages supprimées par Lenglet-Dufresnoy lui-même dans la deuxième édition de sa Méthode pour étudier l’Histoire. En 1734 parut, à Dresde et Leipzig, un ouvrage intitulé Memoriae historico-criticae librorum rariorum publié par August Beyer,17 contenant entre autres une série de feuilles originales de la Méthode pour étudier l’Histoire qui, à trois exceptions près, correspondent aux pages censurées par Lenglet luimême. Cet ouvrage n’était pas destiné à des collectionneurs pour qui la valeur d’un ouvrage dépend de sa rareté, mais à un public savant. Quant aux feuilles originales que Lenglet-Dufresnoy avait retirées lui-même des volumes déjà imprimées, elles pouvaient attirer à la fois les collectionneurs 16
G. Sheridan, ‘Censorship and the booktrade’, p. 101. August Beyer, Mémoriae historici-criticae librorum rariorum, Dresde-Leipzig, Fred. Hekel, 1734. Ce recueil contient aussi un morceau de De l’Usage des Romans, comme le signale J.-P. Kaminker, ‘Lenglet-Dufresnoy éditeur et plagiaire de Boulainvilliers’, p. 212, note 1. Sans doute s’agit-il d’un passage sur le rôle des femmes dans l’Histoire, qui figurait déjà dans la Méthode pour étudier l’Histoire, d’où Lenglet-Dufresnoy l’avait retiré par autocensure. 17
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et un public réellement intéressé par les idées nouvelles, de LengletDufresnoy lui-même et, à travers lui, de Boulainvilliers. G. Sheridan a repéré des exemplaires de feuilles originales reliées en volume18 et JeanBaptiste Michaud atteste l’existence de pareils volumes dans ses Mémoires pour servir à l’Histoire de la vie & des ouvrages de Monsieur l’abbé Lenglet-Dufresnoy : L’abbé Lenglet ayant manqué souvent à toutes sortes d’égards, ses censeurs furent obligés de réprouver plusieurs de ses jugements, aussi injurieux à des personnes respectables qu’à la religion même. Voilà ce qui donna occasion à une infinité de changements et de suppressions, dont les curieux recherchent encore aujourd’hui les feuilles avec empressement. L’abondance de ces cartons […] fait voir combien le Minist[ère] public a honoré de son attention cet ouvrage qui le méritait. Le recueil de ces morceaux supprimés forme un in-4° assez épais, qui se vendit séparément et sous le manteau, à un prix considérable.19
Les tribulations éditoriales de la seconde édition de la Méthode pour étudier l’Histoire, et en particulier la façon de signaler par astérisque l’existence d’une autre version du même texte, pourraient traduire une stratégie discursive voisine du ductus obliquus, où l’hétérodoxie est signalée dans le texte même, dès que l’auteur se voit forcé de se mettre au pas (c’est beaucoup dire dans le cas de Lenglet-Dufresnoy) de l’orthodoxie. S’agissait-il d’une stratégie concertée ? G. Sheridan en est convaincue. Elle remarque aussi que certains volumes qui étaient censés être cartonnés furent délibérément laissés intacts par Lenglet et ses éditeurs.20 Sans doute des raisons commerciales ont pu jouer un rôle tout aussi important que le désir du savant de cacher le ‘oui’ sous le ‘non’. Il n’en est pas moins vrai que, dans le cas de Lenglet-Dufresnoy, une partie substantielle du matériau censuré fut réintégrée en 1740 à la faveur d’un Supplément de la méthode pour étudier l’Histoire. Cette fois-ci, le censeur, Marcilly, fut moins vigilant que son prédécesseur Gros de Boze et le public eut accès dès 1740 aux deux versions, l’une orthodoxe l’autre hétérodoxe, du texte de Lenglet. J.-P. Kaminker ajoute à l’analyse de G. Sheridan que dans les volumes cartonnés, la pagination n’est pas rétablie. Ainsi au verso de la page 93 astérisquée on trouve la page 96 également avec astérisque. Les astérisques signalent donc un vide de plusieurs pages et ont servi tout d’abord, 18
Notamment à la Bibliothèque de l’Arsenal, Fol. H.3. J.-B. Michault, Mémoires pour servir à l’histoire de la vie et des ouvrages de Monsieur l’abbé Lenglet-Dufresnoy, Londres, et se vend à Paris, chez Duchesne, 1761, p. 77. 20 G. Sheridan, ‘Censorship and the booktrade’, p. 104. 19
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selon J.-P. Kaminker, de réclame pour un supplément manuscrit. En même temps ces traces matérielles d’une censure servaient à différencier aux yeux du lecteur l’édition légale cartonnée de tirages clandestins.21 Il est donc important de voir sous l’image du plagiaire Lenglet-Dufresnoy celle d’un passeur d’idées clandestines, comme celles de Boulainvilliers. Le manuscrit de Boulainvilliers, Abrégé de l’Histoire universelle, était lui-même impubliable, comme en atteste Etienne-François Drouet en tête de son édition de la Méthode pour étudier l’Histoire qu’il republia en 1772, en 15 volumes, et où il avertit du plagiat de Boulainvilliers par Lenglet : M. le Comte de Boulainvilliers avait entrepris, pour l’usage de ses enfants, un abrégé de l’histoire universelle. Plusieurs bibliothèques possèdent en manuscrit une partie de cet abrégé, depuis la création du monde jusqu’à la ruine de Troie. C’est vraisemblablement la seule partie à laquelle l’auteur eût mis la dernière main. Une note écrite sur l’un des manuscrits, marque qu’on a fait différentes tentatives pour obtenir le privilège d’imprimer cet ouvrage et que ces tentatives ont été infructueuses, même en Hollande, à cause des sentiments hardis et singuliers que l’auteur prétend établir, en parlant de choses sur lesquelles la foi nous interdit tout raisonnement.22
Boulainvilliers critique l’Ancien Testament, mais sans le considérer comme une imposture. Il y lit l’Histoire des Hébreux selon la conception qu’ils avaient de l’Histoire du Monde. L’Ancien testament est une source à critiquer dans la mesure où il faut en éliminer le surnaturel et tenir compte des données historiques que les Hébreux eux-mêmes ignoraient. Le manuscrit de Boulainvilliers entre, d’un seul tenant, et fidèlement copié, dans le Supplément de 1740, alors qu’il avait été disséminé dans les feuilles originales enlevées aux exemplaires imprimés de l’édition en 4 volumes de la Méthode pour étudier l’Histoire.23 L’étude comparative des deux états du manuscrit de Boulainvilliers a amené J.-P. Kaminker à faire les constats suivants, qui font entrevoir, sous le plagiaire, le passeur d’idées nouvelles qu’était Lenglet-Dufresnoy : Ce qui doit disparaître, en 1729 comme en 1740, c’est l’idée que l’autorité religieuse et la croyance aux châtiments éternels qui lui sert d’appui sont les fruits de l’oppression sociale et politique. Mais ce qui est devenu possible en 1740 et ne l’était pas, du moins pour Lenglet, 21
J.-P. Kaminker, ‘Lenglet-Dufresnoy éditeur et plagiaire de Boulainvilliers’, p. 211. Lenglet-Dufresnoy, Méthode pour étudier l’Histoire, éd. Etienne-François Drouet, Paris, Debure, 1772, 15 volumes, in 12, avec approbation et privilège. Citation empruntée à J.-P. Kaminker, ‘Lenglet-Dufresnoy éditeur et plagiaire de Boulainvilliers’, p. 210. 23 J.-P. Kaminker, ‘Lenglet-Dufresnoy éditeur et plagiaire de Boulainvilliers’, p. 213. 22
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en 1729, c’est la mise en cause du droit naturel, la négociation prérousseauiste de la sociabilité naturelle.24
La réédition par Drouet de la Méthode pour étudier l’Histoire, 27 ans après la mort de Lenglet-Dufresnoy et cinquante ans après celle de Boulainvilliers, montre que l’Abrégé de l’Histoire universelle de ce dernier a cessé d’être, en 1772, une œuvre hétérodoxe, puisque l’édition de l’ouvrage de Lenglet-Dufresnoy qui le contient est publié ‘avec approbation et privilège’. Discours oblique dans L’Histoire justifiée contre les Romans (1735) L’Histoire justifiée contre les Romans répond elle aussi à cette définition du ‘discours oblique’. Ce deuxième volet de la fausse polémique autour des romans est bivocal en soi. La voix que Gordon de Percel laisse entendre dans De l’usage des Romans y est traitée d’hétérodoxe par LengletDufresnoy, qui se profile comme le défenseur de l’orthodoxie en matière d’Histoire.25 Mais en même temps, la voix hétérodoxe corrompt de l’intérieur celle de l’orthodoxie. L’ouvrage est divisé en 10 articles, dont il n’est pas inutile d’énumérer les titres : Article premier : Décadence du goût : Eloge de l’Histoire. Article II : L’amour du vrai est naturel à l’homme. Article III: Vérité et certitude de l’Histoire. Article IV: L’Histoire est nécessaire pour éclaircir la Religion, & pour la parfaite connaissance de la Morale. Article V: L’Histoire nécessaire pour la Politique, le Droit public & le droit des gens. Article VI: Incertitudes de l’Histoire; d’où elles naissent; utilité de ces incertitudes. Article VII: Utilité et usage des incertitudes de l’Histoire. Article VIII: Réponse aux difficultés de l’Auteur de l’usage des Romans. Première difficulté. Les femmes paraissent à peine dans l’Histoire. Seconde difficulté. L’amour n’est pas sagement traité dans l’Histoire. Article IX : Examen général du livre de l’usage des Romans. Article X : Examen particulier du livre de l’usage des Romans.
Un exemple parmi beaucoup d’autres du ‘discours oblique’ se trouve dans l’Article VIII où Lenglet-Dufresnoy répond aux principales difficultés 24
J.-P. Kaminker, ‘Lenglet-Dufresnoy éditeur et plagiaire de Boulainvilliers’, p. 216-217. Quand il s’agit de la querelle sur les Romans, nous prenons l’expression ‘hétérodoxe’ au sens étendue de ‘dissident’. 25
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posées par De l’Usage des Romans, et en particulier au constat de Gordon de Percel que ‘les femmes paraissent à peine dans l’Histoire’ : Remarquons-nous que le Roman représente les femmes dans ces nobles occupations ou avec ce caractère héroïque que leur accorde l’Histoire quand elles ont droit d’y paraître ? On ne les y voit au contraire occupées que d’elles-mêmes et jamais du bien général.26
En donnant l’impression de défendre l’Histoire contre les Romans, Lenglet-Dufresnoy transforme les romans en un discours désormais clairement défini – le Roman – digne d’être comparé à l’Histoire et de lui être opposé comme un discours établi. Ce discours s’intéresse par ailleurs non pas au bien général, mais au particulier, non pas aux principes mais à l’observation. Tout en défendant l’Histoire contre les Romans, le Roman est subrepticement présenté comme un ‘genre’ qui relève des Belles-Lettres. Cet arrière-fond de la discussion réapparaît de façon plus affirmée une page plus loin : Il n’y a que l’Histoire qui rappelle les femmes aussi bien que les hommes à ces grands principes si nécessaires dans l’ordre de la vie civile. Il n’y a que l’Histoire qui marque ce qu’elles doivent faire en leur représentant ce qu’elles ont fait de grand et d’extraordinaire en faveur du gouvernement ou de la Religion. Le roman les montre uniquement livrées à des bagatelles ou éprises même d’un fol amour dans lequel par des manières affectées elle tâchent d’attirer les hommes. C’est l’amour propre, c’est leur satisfaction particulière qui dans le roman est leur unique boussole, au lieu que dans l’Histoire on ne les voit respirer que la vertu et l’amour de l’ordre ou du bien public ; telle est la différence de la fable et de la vérité, de l’Histoire ou du Roman.27
La dernière phrase est faite pour faire froncer les sourcils et inverse le propos dont elle est la conclusion : l’Histoire réserve-t-elle réellement aux femmes un rôle aussi vertueux ? Et si c’était le cas, cet ‘amour de l’ordre public’, correspond-il à la vérité ? L’Histoire n’est-elle pas, en d’autres termes, plus mensongère que le Roman ? Tout en affirmant, une page plus bas encore, que l’Histoire représente la réalité, Lenglet-Dufresnoy avoue qu’elle donne à la réalité un tour pour la rendre instructive : Dans quel mépris tomberaient tous les historiens s’ils représentaient les femmes à peu près comme fait le roman ? Ne regarderait-on pas avec justice leurs écrits comme des livres très pernicieux ou du moins fort inutiles ; parce que manquant de réalité, ils manqueraient d’instructions véritables.28 26 Lenglet Dufresnoy, L’Histoire justifiée contre les Romans, Amsterdam, Jean-Fréd. Bernard, 1735, p. 315. 27 Lenglet-Dufresnoy, L’Histoire justifiée contre les Romans, p. 316. 28 Lenglet-Dufresnoy, L’Histoire justifiée contre les Romans, p. 317.
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Le roman, au contraire, est ici profilé comme un ‘genre’ qui ne se donne pas pour but de dégager des prémisses générales de conduite, mais d’instruire par observation et par l’exemple particulier. Ce que les historiens appellent la réalité et la vérité, c’est précisément cet amour pour la bagatelle, l’inclination pour la satisfaction personnelle, l’amour-propre, les faiblesses du cœur, etc. Ces traits du caractère féminin sont précisément ce que le roman observe et cette observation est sa justification comme discours nouveau. Le roman n’est pas un ‘genre’ qui devrait se substituer à l’Histoire ou à la Morale, mais qui leur est complémentaire. En feignant d’assumer la position de défenseur de l’Histoire, Lenglet-Dufresnoy définit donc, dans ses plus vives réprimandes, ce qu’est le roman ; sa défense de l’Histoire est une promotion du roman : Le roman est fait pour divertir, pour dissiper et pour amuser ; mais l’auteur qui veut en intervertir l’usage, le destine à l’instruction, tantôt en le faisant servir à l’éducation de la jeunesse, tantôt en les prenant pour guides soit pour inspirer des mœurs, soit pour réprimer les passions. Mais à quoi donc aboutissent ces instructions et ces maximes si essentielles dans la vie ; elles tendent toutes à nous apprendre à aimer, comme si la morale chrétienne ne nous prescrivait pas les règles nécessaires pour ne nous point écarter en aimant.29
Le reproche renferme une définition fort sensée du roman et il n’y a que la dernière partie de la phrase pour nous rappeler que cette définition est ici condamnée. Le roman n’est pas fait pour blâmer, proposer, admettre, permettre… C’est là la rhétorique du discours moral, qui peut suffire. Les traits caractéristiques du discours de Lenglet-Dufresnoy sont ceux qu’énumère Leo Strauss. Il s’écarte constamment de son sujet, ne fait pas ce qu’il annonce, tire de fausses conclusions, annonce trois éléments et en donne cinq. Ainsi, l’Article I annonce comme sujet ‘la décadence du goût’ dont il n’est question que durant un instant.30 Le vrai sujet de l’article est de montrer, dans un discours oblique, que l’Histoire, et en particulier l’Histoire sainte, se sert de la Fable pour inculquer leurs vérités à la foule ignorante. Ces fables ont été reçues à la faveur des vérités qu’elles contiennent. Ici encore, c’est l’Historien qui parle en louant l’amour de la vérité : Cet amour du vrai est tellement gravé dans l’esprit et dans le cœur que c’est à la faveur des vérités historiques et théologiques que les fables anciennes ont été autrefois reçues. On appréhendait de révoquer en doute des traits d’histoire dans lesquels on expliquait la doctrine si 29 30
Lenglet-Dufresnoy, L’Histoire justifiée contre les Romans, p. 375. Le titre complet de l’Article I est : ‘Décadence du goût. Eloge de l’Histoire’.
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nécessaire à la soumission de l’homme à l’être Souverain et du culte qui lui est dû. On était persuadé qu’il y avait eu un Jupiter.31
C’est donc la vérité, ou ce qu’on considère comme telle, qui justifie la fiction sur laquelle elle se fonde. Sous la défense de l’amour de la vérité se cache un cercle vicieux. La conclusion qui s’impose est que l’Histoire a ses fondements dans la poésie, qu’on ne pourrait révoquer en doute sans ébranler des vérités fondamentales. Les exemples les plus clairs d’obliquité du discours se trouvent dans l’Article VI où sont discutées lesdites ‘incertitudes’ sur lesquelles s’appuie l’Histoire selon ses adversaires.32 Pour l’historien qui détient ici la parole, ces incertitudes s’expliquent de façon simple : C’est là précisément ce qui montre qu’il y a dans l’histoire beaucoup moins d’incertitudes que l’on ne s’imagine ; on n’a pas écrit, quand il n’y avait rien qui fût digne de passer à la postérité, et l’on s’est mis à écrire dès que l’humanité tranquille sur les besoins de la vie a commencé à s’élever à des objets nobles, qui méritent d’être imités ou admirés.33
En d’autres termes : si nous sommes mal informés, c’est que certaines choses ne méritaient pas de passer à la Postérité. La Providence est un filtre de l’information historique, qui n’a pas besoin d’être justifié : Peut-on imaginer que cette Providence, toujours attentive au bien de l’humanité, n’aurait pas pu conserver tous les historiens anciens avec le même soin qu’elle a conservé les Livres saints, si elle avait cru qu’ils fussent également nécessaires ? Mais elle a eu égard à la faiblesse de l’esprit humain déjà chargé d’un nombre infini de connaissance utiles qu’il lui faut acquérir ; aurait-il pu retenir tout ce qui se trouverait écrit, si tous les monuments historiques étaient arrivés jusqu’à nous ?34
L’Historien Lenglet-Dufresnoy fait ici entendre une voix des Ténèbres, une voix infâme comme Voltaire l’aurait appelée, dans laquelle il fait résonner en même temps une voix des Lumières. Le raisonnement qui suit ne peut qu’offenser l’intelligence du lecteur et s’inverser dès lors en son contraire : Ainsi je crois que nous devons remercier la Providence d’avoir laissé périr cette nombreuse bibliothèque d’Alexandrie, celle de Pergame, les Livres des Egyptiens, aussi bien que ceux des Orientaux, dont le 31
Lenglet-Dufresnoy, L’Histoire justifiée contre les Romans, p. 15. Le titre complet de l’Article VI est : ‘Incertitudes de l’histoire ; d’où elles naissent ; utilité de ces incertitudes’. 33 Lenglet-Dufresnoy, L’Histoire justifiée contre les Romans, p. 126. 34 Lenglet-Dufresnoy, L’Histoire justifiée contre les Romans, p. 127. 32
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nombre était encore plus grand que celui des Européens. D’autres livres ont pris leur place et même à quelque genre de science que nous soyons appelés, nous sommes obligés d’en mettre un très grand nombre en oubli pour ne point accabler nos études par des lectures fatigantes ou inutiles. La Providence permet encore ces incertitudes pour nous apprendre que nous ne sommes pas nés pour être géographes, historiens et critique[s]. Elle nous a destinés à de plus grands et de plus nobles emplois. Nous posséder nous-mêmes pour parvenir un jour à la possession de l’Etre suprême.35
Ces réflexions sont affirmées avec trop de forces pour ne pas susciter une lecture inversée. Même si elles éloignent fort la discussion de la question des romans, elles jettent les bases d’une stratégie discursive où la défense de l’Histoire contre le Roman intègre la position adverse. Les voix de Gordon de Percel et de Lenglet-Dufresnoy se rejoignent dans le paragraphe final de L’Histoire justifiée contre les romans. Les deux interlocuteurs se sont rencontrés, semble-t-il, ou se sont écrits. Par un dernier effet de la scénographie, le livre que le lecteur vient de lire apparaît comme la prolongation d’un discours privé : Je me flatte que ces remontrances, quoique vives, mais conformes à celles que je lui ai faites si cordialement en particulier, l’engageront à donner une pleine satisfaction au public offensé.36
Lenglet-Dufresnoy se fait le porte-parole de la voix publique qu’il feint d’avoir fait entendre. Cependant, le bon lecteur auquel ce propos s’adresse comprend que les deux voix opposées de la scénographie, Gordon de Percel et Lenglet-Dufresnoy, se confondent in extremis et qu’elles rejoignent l’une et l’autre la voix ‘auctoriale’, qui assume celles des deux interlocuteurs, simultanément. Cet ‘auteur’ s’est dans un premier ouvrage caché derrière la fiction du pseudonyme. Quand il réassume la parole dans un second ouvrage, son discours est perverti par l’obliquité, qui l’inverse en son contraire. Gordon de Percel et Lenglet-Dufresnoy sont les deux voix d’un auteur qui exprime sa véritable pensée dans une dialectique de désattribution et de ré-assomption de la parole.
35 36
Lenglet-Dufresnoy, L’Histoire justifiée contre les Romans, p. 128. Lenglet-Dufresnoy, L’Histoire justifiée contre les Romans, p. 391.
SUR MONTESQUIEU CONTRAT DE LECTURE ET DISCOURS OBLIQUE DANS LES LETTRES PERSANES A Christian Angelet Louvain et Gand
Contrat de lecture et chaîne secrète On ne peut pas lire un roman de n’importe quelle façon ; les modalités de lecture en sont limitées, a fortiori quand ce roman se désigne comme ‘une espèce de roman’, un texte qui n’est pas un ‘roman ordinaire’ mais un ‘ouvrage’ dont l’auteur ‘s’est donné l’avantage de pouvoir joindre de la philosophie, de la politique et de la morale à un roman et de lier le tout par une chaîne secrète et, en quelque façon inconnue’. C’est par l’image d’une ‘chaîne secrète’ que s’achève cette autodéfinition du ‘roman’ de Montesquieu, dans ‘Quelques Réflexions sur les Lettres persanes’.1 Dans ces ‘Réflexions’, c’est bien du rapport entre le narratif et le réflexif qu’il s’agit : ces deux types de discours sont liés ici d’une façon ‘inconnue’. Mais, en disant tout cela, 37 ans après la parution du roman, Montesquieu nous livre-t-il vraiment la recette de cuisine selon laquelle cette composition a été réalisée ? Certes, l’auteur insiste sur la nouveauté du procédé des lettres, qui cependant ne donne pas encore un vrai roman par lettres. Il s’agit plutôt d’un recueil qui a plu au public parce qu’il pouvait y trouver, sans y penser, une ‘espèce de roman’. Montesquieu a beau dire, à la fin de ces ‘Quelques Réflexions’, que ‘la nature et le dessein des Lettres persanes sont si à découvert qu’elles ne tromperont jamais que ceux qui voudront se tromper eux-mêmes’, on en reste néanmoins à s’interroger sur le contrat de lecture proposé, autrement dit sur les modalités de lecture et de leurs limites. S’il est vrai qu’une préface, même si elle a été conçue à l’origine comme la postface d’une réédition, est par Première publication : ‘Pacte de lecture et discours oblique dans les Lettres Persanes, in Philip Stewart (éd.), Les Lettres Persanes et leur temps, Paris, Garnier, 2013, p. 137-156. 1 Montesquieu, ‘Réflexions sur Les Lettres persanes’, in Lettres Persanes, éd. Jacques Roger, Paris, GF, 1964, p. 21.
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excellence le lieu où s’inscrit un tel contrat de lecture – a posteriori en l’occurrence – on n’est pourtant pas plus renseigné à la fin qu’au début de ces ‘Réflexions’. Mais peut-être le contrat de lecture se trouve-t-il dans le texte même, à des endroits où le livre réfléchit sur lui-même ou se réfléchit. Il existe en effet des topoi de l’autoréflexivité romanesque. La bibliothèque est un lieu privilégié pour une telle autoréflexion. Les visites aux bibliothèques ne manquent pas dans les Lettres persanes. Rica en visite plusieurs. Dans les bibliothèques espagnoles, il ne voit que deux sortes de livres : les scolastiques d’un côté et les romans de l’autre. Le seul de ces livres qui soit vraiment bon ‘est celui qui a fait voir le ridicule de tous les autres’.2 Ce livre ne peut être que le Don Quichotte. La visite aux bibliothèques parisiennes par Rica est plus fructueuse. Elle occupe cinq lettres successives.3 Durant sa visite à une bibliothèque de couvent, les ouvrages de poésie et les romans sont les derniers à être montrés à Rica. Poésie épique, poésie dramatique, poésie lyrique, idylles et églogues, tout est renfermé dans un cabinet dont la visite s’achève par le rayon des romans, qui est donc le dernier des genres : ‘Vous voyez ici les romans, dont les auteurs sont des espèces de poètes et qui outrent également le langage de l’esprit et celui du cœur : ils passent leur vie à chercher la nature et la manquent toujours, et leurs héros y sont aussi étrangers que les dragons ailés et les hippocentaures’.4 Le seul rapport entre les romans de la bibliothèque de couvent et l’‘espèce de roman’ que publie Montesquieu est le caractère hybride dont les animaux mythologiques sont l’emblème. Mais ce n’est sûrement pas de ce modèle, ni celui proposé par Cervantès, que l’auteur a en tête. La comparaison par Rica des romans français avec les romans persans, dans la lettre 137, introduit un vecteur nouveau, qui structurera la réflexion sur le ‘roman’ dans le reste des Lettres persanes. Les romans persans sont aussi peu naturels que leurs homologues français et ils sont en outre ‘extrêmement gênés par nos mœurs’. Sans variation aucune, ils recourent ‘à un artifice pire que le mal même qu’on veut guérir : c’est aux prodiges’.5 Dans ce passage important, le roman est donc présenté, non pas comme une recette de cuisine, mais comme un remède, comme une ordonnance médicale, inefficace. Ce registre médical 2 3 4 5
Montesquieu, Montesquieu, Montesquieu, Montesquieu,
Lettres Lettres Lettres Lettres
persanes, persanes, persanes, persanes,
éd. Jacques Roger, Paris, GF, lettre 78. lettre 133-137. lettre 137. lettre 137.
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devient très explicite dans la lettre 148, de Rica toujours, au médecin juif Nathanaël Lévi, qui inclut une autre lettre, d’un médecin de province à un médecin de Paris, contenant plusieurs recettes d’une ‘nouvelle pharmacie’. Quant au roman, il constitue l’ingrédient le plus important d’un ‘vomitif’ : Prenez six harangues, une douzaine d’oraisons funèbres indifféremment (prenant garde pourtant de ne point se servir de celle de M. de N.), un recueil de nouveaux opéras, cinquante romans, trente mémoires nouveaux ; mettez le tout dans un matras ; laissez-le en digestion pendant deux jours, puis, faites-le distiller au feu de sable.6
L’idée d’un breuvage, dont la recette est évoquée ici sur le mode satirique, apparaît très tôt dans le roman, dans la lettre 33, d’Usbek à Rhédi. Le mal auquel certain breuvage offre un remède est la réflexion : Il n’y a rien de si affligeant que les consolations tirées de la nécessité du mal, de l’inutilité des remèdes, de la fatalité du destin, de l’ordre de la Providence, et du malheur de la condition humaine. C’est se moquer de vouloir adoucir un mal par la considération que l’on est né misérable. Il vaut bien mieux enlever l’esprit hors de ses réflexions, et traiter l’homme comme sensible, au lieu de le traiter comme raisonnable.
Il nous semble que cette recette de cuisine qui garantit le parfait dosage du narratif et du réflexif dans les Lettres persanes, marque le début d’une ‘chaîne secrète’. Aux problèmes de philosophie, de morale et de religion, on peut répondre avec un remède persan, qui est un breuvage, une ‘liqueur qui fait perdre la raison’. Le remède offert par Montesquieu à ces mêmes problèmes est, au contraire, la réflexion. Il ne considère pas l’homme comme un être sensible mais, essentiellement, raisonnable. Le remède au mal est un breuvage, mais selon une ordonnance médicale qui l’éloigne des ‘vomitifs’ romanesques. Avec les Lettres persanes, Montesquieu écrit une ‘espèce de roman’ où le narratif est mêlé au réflexif, le sensible au rationnel, le vomitif au véritable Pharmakon, mot grec qui signifie à la fois ‘poison’ et ‘remède’. Les Lettres persanes sont de l’ordre du Pharmakon. Une combinatoire secrète articule ces deux champ sémantiques présents dans le Pharmakon : le mal et le remède. Parfois, comme on le verra, le remède est le mal. Il y a en effet des remèdes pires que le mal, et il est hors de doute que certains livres font partie de ces remèdes pernicieux. Le contrat de lecture que Montesquieu propose à son lecteur engage donc aussi, selon une chaîne métaphorique 6
Montesquieu, Lettres persanes, lettre 148.
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secrète, l’autorité du livre. Car il y a une autre bibliothèque encore, qu’on ne visite pas sans risque : la bibliothèque divine. Il faut ici essayer d’en forcer la porte. Chaîne secrète et livres sacrés Les livres humains ont-ils un sens quand il existe des livres divins ? Pour le mollak Méhémet-Hali, gardien de tombeaux à Com qu’Usbek interroge au sujet de la pureté, toutes les réponses se trouvent dans les livres divins : ‘Que ne lisez-vous les Traditions des Docteurs ? Que n’allez-vous à cette source pure de toute intelligence ?’ ‘Hélas’, déclare-t-il à la fin de sa réponse, ‘Vous ne savez pas l’histoire de l’éternité. Vous n’avez point lu les livres qui sont écrits au Ciel : ce qui vous en a été révélé n’est qu’une petite partie de la bibliothèque divine ; et ceux qui, comme nous, en approchent de plus près tandis qu’ils sont en cette vie, sont encore dans l’obscurité et les ténèbres’.7 Les Chrétiens ont eux aussi des livres divins. Rica découvre cette ressemblance avec sa propre religion dans la lettre 23 à Ibben. Un magicien, appelé Pape, a envoyé récemment un grand écrit, appelé Constitution, dans lequel il ‘voulut obliger, sous de grandes peines, [l]e prince et ses sujets de croire tout ce qui y était contenu’. Il voulut en outre défendre aux femmes ‘de lire un livre que tous les Chrétiens disent avoir été apporté du Ciel : c’est proprement leur Alcoran’. Rica écrit à un inconnu (***) qu’il est ‘outré d’un livre qu’ [il] vien[t] de quitter, qui est si gros qu’il semblait contenir la Science universelle ; mais il [lui] a rompu la tête sans [lui] avoir rien appris’.8 Dans sa visite à la bibliothèque de couvent, les premiers livres qui lui sont montrés sont les interprètes de l’Ecriture. Aussitôt la question de l’autorité est soulevée. ‘Reste-t-il des doutes ?’ demande-t-il à son cicerone, ‘Peut-il y avoir des points contestés?’. Réponse : ‘il y en a presque autant que de lignes’. Nouvelle question : ‘Et qu’ont donc fait tous ces auteurs ?’ : Ces auteurs, me répartit-il, n’ont point cherché dans l’Ecriture ce qu’il faut croire, mais ce qu’ils croient eux-mêmes ; ils ne l’ont point regardée comme un livre où étaient contenus les dogmes qu’ils devaient recevoir, mais comme un ouvrage qui pourrait donner de l’autorité à leurs propres idées.9
7 8 9
Montesquieu, Lettres persanes, lettre 18. Montesquieu, Lettres persanes, lettre 66. Montesquieu, Lettres persanes, lettre 134.
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Au fur et à mesure qu’il fréquente les livres sacrés, de toutes les nations, Rica paraît de plus en plus désabusé, dès qu’il en confronte le surnaturel à une causalité naturelle. Dans la lettre qui contient aussi les recettes de pharmacie, il déclare au médecin juif Nathanaël Lévi : Quoique les livres sacrés de toutes les nations soient remplis de ces terreurs paniques ou surnaturelles, je n’imagine rien de si frivole, parce que, pour s’assurer qu’un effet qui peut être produit par cent mille causes naturelles est surnaturel, il faut avoir auparavant examiné si aucune de ces causes n’a agi ; ce qui est impossible.10
Rica n’aborde pas les questions religieuses fondamentales. Celles-ci sont réservées à Usbek : Je vois partout le Mahométisme, quoique je n’y trouve point Mahomet. On a beau faire, la Vérité s’échappe et perce toujours les ténèbres qui l’environnent. Il viendra un jour où l’Eternel ne verra sur la terre que des vrais Croyants ; le temps, qui consume tout, détruira les erreurs mêmes ; tous les hommes seront étonnés de se voir sous le même étendard ; tout, jusques à la Loi, sera consommé : les divins exemplaires seront enlevés de la terre et portés dans les célestes Archives.11
Le monde serait-il vraiment fait pour aboutir à un beau livre, enfermé ensuite dans de célestes archives ? Ce passage permet de mettre le doigt sur une autre articulation de la chaîne argumentative secrète qui se déroule dans le roman : elle concerne la présence et l’absence du législateur. A Usbek revient de poser la question du rapport entre le langage et les idées, qui est un autre maillon de cette même chaîne : Il semble d’abord que les livres inspirés ne sont que les idées divines rendues en langage humain. Au contraire, dans notre Alcoran, on trouve souvent le langage de Dieu et les idées des hommes, comme si, par un admirable caprice, Dieu y avait dicté les paroles, et que l’homme eût fourni les pensées.12
La chaîne secrète et les différents maillons qui la constituent – narratif versus réflexif, sensible versus rationnel, mal versus remède, présence versus absence, langage versus idées – traverse aussi un autre domaine de la production textuelle, le ‘roman’ d’abord et ensuite le ‘conte’. Il faut ici s’arrêter à cette articulation pour définir quel est le contrat de lecture que Montesquieu suggère pour les Lettres persanes. Le lieu où ce contrat est signé est le sérail. 10 11 12
Montesquieu, Lettres persanes, lettre 143. Montesquieu, Lettres persanes, lettre 35. Montesquieu, Lettres persanes, lettre 97.
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Livre sacré et massif discursif Au premier abord de ce texte complexe, on est enclin à considérer les intrigues du sérail comme la dimension romanesque des Lettres persanes. C’est dans ce sens, sans doute, qu’il faut lire la première phrase des ‘Quelques réflexions’ : ‘Rien n’a plu davantage, dans les Lettres persanes, que d’y trouver, sans y penser, une ‘espèce de roman’. On en voit le commencement, le progrès, la fin’. Quelle est cette fin ? Le petit univers du sérail s’effondre et la cause de ce désastre est l’absence du législateur, on le sait. Mais regardons mieux : dans la dernière lettre, où Roxane vomit toute sa haine – ‘Si tu m’avais mieux connue, tu y aurais trouvé toute la violence de la haine’ –, où elle avoue sa duplicité – ‘tu me croyais trompée, et je te trompais’ –, où elle proteste de sa liberté – ‘j’ai pu vivre dans la servitude, mais j’ai toujours été libre’ –, la favorite d’Usbek dévoile aussi la raison véritable de son suicide : ‘Car que ferais-je ici, puisque le seul homme qui me retenait à la vie n’est plus ?’13 De cet homme, on apprend deux pages plus haut que le cruel eunuque Solim l’a fait massacrer, après l’avoir trouvé dans les bras de Roxane : ‘Roxane, la superbe Roxane ! O Ciel ! à qui se fier désormais ? Tu soupçonnais Zélis, et tu avais pour Roxane une sécurité entière’.14 Il y a donc, à la fin des Lettres persanes, quelques traces d’un roman qui nous échappe, mais qu’on devine, tant il a connu de variantes, des Nouvelles galantes de Mme de Villedieu à l’Enlèvement au sérail de Mozart. Il n’est pas difficile d’imaginer ce roman absent, qui ne traverse les Lettres persanes qu’au moment de l’aboutissement dramatique, où deux ‘romans’ se croisent un bref instant. L’un, l’absent, contient la cause dont on voit l’effet dans l’autre : Roxane, avant d’entrer au sérail, aimait un homme qui depuis leur séparation involontaire n’a cessé de rôder autour du sérail, d’essayer d’apercevoir sa maîtresse, de chercher les moyens de la délivrer et de prendre la fuite avec elle. Entre-temps, Roxane n’avait d’autres ressources que de feindre l’amour pour Usbek et de ronger son frein. Cette découverte tardive, par Usbek et à travers lui par le lecteur, jette rétrospectivement, une lumière amère sur cette belle lettre qu’Usbek écrivait, en 1712, huit ans plus tôt, à son épouse préférée : Que vous êtes heureuse, Roxane, d’être dans le doux pays de Perse, et non pas dans ces climats empoisonnés où l’on ne connaît ni la pudeur ni la vertu! Que vous êtes heureuse! Vous vivez dans mon sérail comme dans le séjour de l’innocence, inaccessible aux attentats de 13 14
Montesquieu, Lettres persanes, lettre 161. Montesquieu, Lettres persanes, lettre 159.
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tous les humains; vous vous trouvez avec joie dans une heureuse impuissance de faillir: jamais homme ne vous a souillée de ses regards lascifs; votre beau-père même, dans la liberté des festins, n’a jamais vu votre belle bouche: vous n’avez jamais manqué de vous attacher un bandeau sacré pour la couvrir.15
A la fin des Lettres persanes deux romans se croisent juste assez pour faire entrevoir une relation de cause à effet insoupçonnée. Vingt lettres plus haut, le ‘roman d’Usbek’, dont l’effondrement du sérail est le noyau, interfère, non pas avec un roman absent, mais avec un ‘conte’ emboîté dans une lettre de Rica.16 Ce ‘conte’ est en fait un ‘fragment de roman persan’, traduit par Rica, à la demande d’une dame de cour française. Ce roman persan, qui a pour personnage une femme savante appelée Zuléma, contient lui-même un conte arabe dont les protagonistes sont Ibrahim et une des femmes de son sérail, Anaïs. Il faudra regarder de plus près cet emboîtement de différents registres et niveaux narratifs : [Lettre de Rica[fragment de roman persan[conte arabe]]]. Il est d’abord important d’en évoquer le contenu. Le ‘conte oriental’, aussi appelé le ‘conte arabe’, renfermé dans le ‘fragment de roman persan’ a lui aussi le sérail pour décor. Le héros s’appelle Ibrahim. Ibrahim est un homme ‘jaloux’ qui renferme ses femmes avec la plus rigoureuse sévérité : ‘il était même jaloux d’une amitié innocente’. Quand Anaïs, une de ses épouses, plus courageuse que les autres, proteste en lui déclarant que ‘quand on cherche si fort les moyens de se faire craindre, on trouve toujours auparavant ceux de se faire haïr’, Ibrahim la tue. Anaïs va droit au ciel. Elle y découvre un palais contenant un autre sérail où elle est accueillie comme une sultane par de nombreux hommes admirables qui se mettent à son service. Au bout de huit jours, elle se souvient du sort de ses compagnes sur terre et envoie un de ces divins amants au sérail d’Ibrahim pour y prendre sa place. Ce faux Ibrahim y installe un autre régime, plus doux, basé sur un nouveau principe : ‘Je ne serai point jaloux ; je saurai m’assurer de vous sans vous gêner ; j’ai assez bonne opinion de mon mérite pour croire que vous me serez fidèles’. Le vrai Ibrahim, furieux quand il découvre dans son sérail ‘sa véritable image’, en est chassé ; quand il revient, le faux Ibrahim le transporte ‘à deux mille lieues de là’. Et quand, au bout de trois ans, il revient une nouvelle fois à son sérail, le faux Ibrahim est reparti au ciel et le vrai Ibrahim ne trouve ‘que ses femmes et trente-six enfants’. 15 16
Montesquieu, Lettres persanes, lettre 26. Montesquieu, Lettres persanes, lettre 141.
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Le ‘conte oriental’ inclus dans le ‘fragment de roman persan’ raconte donc l’histoire du retour au sérail d’un ‘jaloux’. En tant que tel, le conte arabe qui raconte la mésaventure d’Ibrahim, est un avatar de la fin des Lettres persanes et du ‘roman d’Usbek’, cet autre jaloux, qui trouvera son sérail en ruines. Le ‘conte oriental’ déclenche donc une série de retours au sérail d’un jaloux dont le ‘roman d’Usbek’ constitue lui aussi une variante. Le ‘conte oriental’ et le ‘roman d’Usbek’ se rejoignent, non pas sur le mode d’un rapport de cause à effet, mais sur le mode du thème et de ses variations. Moyennant le double relais de la lettre et du ‘fragment de roman’, les Lettres persanes mettent en abyme l’histoire d’un jaloux rentrant au sérail. En même temps, le ‘roman d’Usbek’ qui constitue la partie narrative des Lettres persanes, se situe dans la prolongation logique de ce conte. Le ‘conte oriental’ appelle, comme son dénouement ultime, le ‘roman d’Usbek’. Le ‘conte oriental’ d’Ibrahim et Anaïs et le ‘roman d’Usbek’ s’achèvent l’un et l’autre par l’effondrement du sérail. Au-delà des variations, il faut voir dans cette mise en abyme la constance du thème du jaloux et du schéma narratif du retour au sérail sur lesquels se greffent les motifs de la présence et de l’absence du législateur et du remède qui est le mal : ‘le traître ne soupçonnait point notre vertu ; il ne soupçonnait que sa faiblesse’ déclarent les épouses au faux Ibrahim. Tel Usbek qui, dès la lettre 6, avoue à lui-même et à son ami Nessir être jaloux sans cause : ‘Dans le nombreux sérail où j’ai vécu, j’ai prévenu l’amour et l’ai détruit par lui-même ; mais, de ma froideur même, il sort une jalousie secrète, qui me dévore’. Le mal est dès lors dans le remède. La jalousie qui n’a pas d’autre cause que la froideur d’Usbek, sans être justifiée sur un soupçon réel, est la cause profonde de l’intransigeance avec laquelle il tyrannise ses femmes. C’est cette tyrannie injuste et injustifiée qui provoquera enfin leur haine. Usbek est un autre Ibrahim. Un Ibrahim possible. Deux modèles sont offerts à Usbek dans le ‘conte oriental’ contenu dans le ‘fragment de roman’ que Rica lui envoie : le vrai Ibrahim, jaloux, et le faux Ibrahim, qui déclare ne pas vouloir être ‘jaloux’. Être jaloux ou n’être pas jaloux, voilà la question. Et beaucoup d’autres questions et d’évolutions romanesques en découlent. La chaîne secrète qui fait des Lettres persanes une ‘espèce de roman’ traverse donc un massif discursif dans lequel se superposent non seulement le ‘conte oriental’ et le ‘fragment de roman persan’, mais aussi le livre sacré. En effet, ce n’est que dans cette dernière couche que la structure du ‘fragment de roman’ envoyé par Rica à Usbek reçoit sa
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cohérence. Le récit qui englobe le ‘conte oriental’ d’Ibrahim et Anaïs au sein de ce ‘fragment de roman persan’ concerne en effet et tout d’abord les livres sacrés. Il faut ici évoquer le contenu de ce récit encadrant : Du temps de Cheik-Ali-Khan, il y avait en Perse une femme nommée Zuléma : elle savait par cœur tout le saint Alcoran ; il n’y avait point de dervis qui entendit mieux qu’elle les traditions des saints prophètes ; les docteurs arabes n’avaient rien de si mystérieux qu’elle n’en comprît tous les sens ; et elle joignait à tant de connaissances un certain caractère d’esprit enjoué qui laissait à peine deviner si elle voulait amuser ceux à qui elle parlait, ou les instruire.17
Zuléma est elle aussi une odalisque. Elle est à la fois l’image de la prêtresse, experte en matière de livres sacrés et l’image de la poétesse, qui maîtrise l’art, horatien, de l’utile dulci. On s’étonne qu’une femme peut être tout cela dans un sérail. Massif discursif et univers de référence Mais qu’est-ce que le sérail, qui semble bien être le lien spatial entre quatre niveaux du texte : le ‘conte oriental’ d’ Ibrahim et Anaïs, le ‘fragment de roman persan’ autour de Zuléma, les livres sacrés et le ‘roman d’Usbek’? Dans ces quatre couches du massif discursif qui constituent les Lettres persanes, le sérail, avant de renvoyer à un lieu concret, désigne un univers de référence qui limite la signification que les personnages donnent à leurs énoncés. En même temps, le sérail offre à l’énoncé une scène d’énonciation. Dans le ‘fragment de roman’ autour de Zuléma, le sérail n’offre aucun décor précis à une conversation entre Zuléma et ses compagnes. Le sujet de la discussion est de savoir si Zulema ‘ajoutait foi à cette ancienne tradition de nos docteurs, que le Paradis n’est fait que pour les hommes’.18 La réponse de Zuléma fait comprendre à ses compagnes qu’il y aura un paradis pour les femmes et qu’il ressemblera à un sérail : Aussi les femmes vertueuses iront dans un lieu de délices, où elles seront enivrées d’un torrent de voluptés avec des hommes divins qui leur seront soumis : chacune d’elles aura un sérail, dans lequel ils seront enfermés, et des eunuques encore plus fidèles que les nôtres, pour les garder (l.141).19 17 18 19
Montesquieu, Lettres persanes, lettre 141. Ibid. Ibid.
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Le paradis pour les femmes sera un sérail. Zuléma, experte des livres sacrés, montre à ses compagnes un Au-delà qui ressemblera, mais en mieux, à l’univers qu’elles habitent ensemble, le seul qu’elles connaissent car, rappelons-le, toute la discussion se déroule dans un sérail. Le sérail est l’univers de référence de Zuléma et des femmes qui l’interrogent. Dans leur ignorance d’un monde extérieur au sérail, autrement dit d’un univers de référence plus large que celui qu’elles connaissent, l’Au-delà est imaginé comme un sérail. Le Paradis est une projection du monde qu’elles connaissent, faute de pouvoir en penser un autre. La théologienne Zuléma connaît peut-être, par ses nombreuses lectures, l’existence d’un monde extérieur au sérail, mais face à ses compagnes qui l’ignorent, elle est forcée de leur présenter l’Au-delà dans des termes, et avec des images, dont l’arsenal est limité par le cadre de référence qui est le leur. Le pivot central de ce ‘fragment de roman’ est le livre sacré. Le livre sacré est bien évidemment aussi un des enjeux centraux des Lettres persanes. Tout au long de l’ouvrage, les livres sacrés, qu’il s’agisse de l’Alcoran ou de la Bible, sont présentés comme ‘apportés du ciel’, on l’a vu : Heureuse la terre qui est habitée par les enfants des Prophètes ! Ces tristes spectacles y sont inconnus. La sainte religion que les Anges y ont apportée se défend par sa vérité même.20
Mais à y regarder de près, le ‘fragment de roman’ contenant la discussion de Zuléma avec ses compagnes présente un mouvement inverse : la religion n’est pas apportée du ciel à la terre ; le ciel est au contraire une projection imaginaire par les humains, à partir de leur propre univers de référence. Chaque culture, religion ou société pense ses valeurs dans un univers de référence qui les délimite, en assure la cohérence, en détermine la signification. Et le Paradis est un sérail pour les femmes de sérail parce que ce sont des femmes de sérail. Les hommes ‘qui auront bien vécu et bien usé de l’empire qu’ils ont sur nous, seront dans un paradis plein de beautés célestes et ravissantes’.21 Même récompense est promise aux femmes ‘vertueuses’. Le sérail divin fonctionne selon les mêmes critères que le sérail terrestre, mais en mieux. Il ne remet pas en question l’ordre qui le fonde. Même s’il réserve aux femmes vertueuses un sort équivalent à celui des hommes qui n’auront pas été trop tyranniques, le sérail divin reste fondé sur la soumission d’un sexe à l’autre. 20 21
Montesquieu, Lettres persanes, lettre 29. Montesquieu, Lettres persanes, lettre 141.
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Le ‘conte oriental’ d’Anaïs et Ibrahim constitue la suite de ce ‘fragment de roman’ autour de Zuléma dans lequel il est inséré. Quel est le rapport entre les deux volets, ‘conte’ et ‘roman’ ? J’ai lu, ajouta-t-elle (Zulema), dans un livre arabe, qu’un homme nommé Ibrahim était d’une jalousie insupportable. Il avait douze femmes extrêmement belles, qu’il traitait d’une manière très dure ; il ne se fiait plus à ses eunuques ni aux murs de son sérail.22
La continuité entre le récit emboîté – le ‘conte oriental’ – et le récit emboîtant – le ‘fragment de roman’ – est assurée par l’idée de sérail, qui reçoit dans le conte de véritables contours. Il s’agit d’un vrai sérail, qui n’en est pas moins un univers de référence limité. On retrouvera aussi assez rapidement l’idée du Paradis. Les grandes lignes du conte nous sont connues: Anaïs, écoeuré par la jalousie d’Ibrahim, est tuée et va au Paradis-sérail : Elle visita donc les appartements de ces lieux les plus reculés et les plus charmants, où elle compta cinquante esclaves d’une beauté miraculeuse : elle erra toute la nuit de chambre en chambre, recevant partout des hommages toujours les mêmes.23
Mais Anaïs, ‘dont l’esprit était vraiment philosophe’, se souvient tout à coup de sa vie passée et de ses malheureuses compagnes. Le seul avantage que la vie sévère imposée par son époux lui avait laissé était la liberté de l’esprit et cet esprit lui revient au bout de huit jours de plaisirs. Anaïs s’enferme seule dans un appartement isolé de son palais pour s’abandonner aux réflexions. Cet appartement se trouve horssérail. Anaïs y est seule, séparée de ses amants divins. Dans son sérail aux nombreuses chambres, elle n’avait en fait jamais été à elle-même : ‘Il y avait huit jours qu’elle était dans cette demeure heureuse, que, toujours hors d’elle-même, elle n’avait pas fait une seule réflexion : elle avait joui de son bonheur sans le connaître et sans avoir eu un seul de ces moments tranquilles où l’âme se rend, pour ainsi dire, compte à elle-même et s’écoute dans le silence des passions’.24 C’est dans un lieu séparé de son palais, préfiguré par ‘la grotte champêtre’, qu’Anaïs imagine un plan pour secourir ses anciennes compagnes. Elle envoie un de ces hommes, qui prend la figure de son ancien époux Ibrahim. Après
22 23 24
Ibid. Ibid. Ibid.
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avoir chassé le vrai Ibrahim de son sérail et l’avoir transporté à deux mille lieues, [l]e nouveau maître prit une conduite si opposée à celle de l’autre qu’elle surprit tous les voisins. Il congédia les eunuques, rendit sa maison accessible à tout le monde ; il ne voulut pas même souffrir que ses femmes se voilassent. C’était une chose singulière de les voir dans les festins parmi des hommes aussi libres qu’eux.25
Après avoir établi ce nouvel ordre, le faux Ibrahim sent que ‘les coutumes du pays n’étaient pas faites pour des citoyens comme lui’ et il prend congé.26 A son retour, le vrai Ibrahim, que le faux Ibrahim avait exilé, ne trouve plus que ses femmes et une très riche progéniture. Mais quel est donc le rapport logique entre ce ‘conte oriental’ et le ‘fragment de roman’ qui l’enchâsse ? L’ensemble met en scène trois sérails : le sérail de Zuléma a fourni le modèle au sérail divin qu’est l’Au-delà. Mais ce sérail divin sert-il de modèle au nouveau sérail terrestre établi par le faux Ibrahim ? Le faux Ibrahim a beau être un envoyé du ciel, émissaire d’Anaïs, le nouvel ordre qu’il établit sur terre n’est pas modelé sur l’ordre divin, qui n’était qu’une projection de l’ordre terrestre. Le nouveau sérail terrestre n’a rien du sérail divin, qui est divisé en chambres contenant des hommes d’une beauté inégalable et qui procurent à Anaïs des plaisirs inexprimables, mais que ‘deux vieillards ram[ènent] dans les lieux où ils étaient gardés pour ses plaisirs’.27 Le nouveau sérail terrestre ne connaît pas ces compartiments, ni ces cellules d’isolement. Il devient, moyennant l’intervention de l’homme divin, un univers de référence ouvert sur l’extérieur, ouvert au regard des autres, donnant à ceux qui y vivent, ou qui le pensent, la liberté de voir et d’être vu. Un univers de référence d’où l’homme divin peut ensuite se retirer. L’argument secret de ce ‘fragment de roman’ qui renferme un ‘conte oriental’ et qui est lui-même renfermé dans une lettre de Rica à Usbek, se situe au niveau du sacré. Il interroge cet axe vertical le long duquel le sacré, à commencer par les livres qui le fondent, est pensé. Les livres sacrés, écrits au ciel et apportés aux humains par les anges, ne constituent pas des modèles pour l’organisation de la cité. Ils sont au contraire euxmêmes des projections imaginaires de la cité terrestre, différentes selon les cultures ou les nations. Or, la cité terrestre a bien pu être créée par un être divin, cet être s’en est ensuite retiré. Pour exprimer une idée où il 25 26 27
Ibid. Ibid. Ibid.
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rejoint les premiers tenants du déisme en France, Montesquieu a besoin d’un triple détour, par la lettre, le ‘fragment de roman persan’ et le ‘conte oriental’, qui constituent ensemble une complexe scène d’énonciation pour une idée qui ne saurait être exprimée, en 1721, sans certains risques. Le sérail est un vecteur spatial qui permet d’articuler une complexe argumentation sur trois niveaux qui interfèrent. Univers de référence et asyndète Il faut à ce stade de notre réflexion, revenir à la lettre de Rica qui contient le ‘fragment de roman persan’, qui renferme le ‘conte oriental’. Rappelons que cette lettre rapporte une conversation de Rica avec une dame française. L’interlocutrice de Rica est tout d’abord étonnée de la vie de sérail, qui n’est pas de son goût : ‘elle trouvait de la répugnance à voir un homme partagé entre dix ou douze femmes. Elle ne put voir sans envie le bonheur de l’un et sans pitié la condition des autres’. Sans transition, le texte évoque tout à coup l’idée du romanesque : ‘Comme elle aime la lecture, surtout celle des poètes et des romans, elle souhaita que je lui parlasse des nôtres’. Il y a ici un changement d’idées brusque. Il y a asyndète, ce qui signifie qu’entre deux idées voisines un rapport logique resté implicite est à construire par la lecture. Une même transition asyndétique, articule le sérail du ‘fragment de roman’ sur le sérail du ‘conte oriental’. Au lieu de reprendre l’idée de de l’Au-delà, qui est le noyau argumentatif du ‘fragment de roman persan’ on passe à un autre sujet, qui est au centre du ‘conte oriental’ : la jalousie. Il y a donc continuité et rupture entre le récit emboîtant et récit emboîté. La figure qui marque le relais entre l’un et l’autre est l’asyndète.28 Le sérail est le vecteur spatial qui structure l’ensemble des trois couches textuelles, mais le rapport logique qu’il entretient avec ces différents discours – roman et conte – n’est pas clair. L’asyndète entre la répugnance de la dame de cour pour le sérail et son désir de lire un roman persan semble suggérer que le sérail est lui-même une idée romanesque. Quant à la transition entre le sérail-paradis du ‘fragment de roman’ et les sérails du ‘conte oriental’ qui s’y intègre, l’asyndète est mise en vedette par l’apparition d’un nouveau thème : la jalousie. C’est ce thème qui relie le massif discursif de la lettre 141 de Rica à Usbek au ‘roman d’Usbek’. Entre les différentes couches du massif discursif sur lequel se fondent les 28 L’asyndète est une juxtaposition sans éléments de liaison d’une série de mots ou groupes de mots pourtant unis par un lien logique.
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Lettres persanes, il y a à la fois continuité et rupture. Rupture se manifeste par de brusques changements d’idées et qu’on appelle asyndète. Après l’examen de la récurrence du motif du sérail, qui nous a retenu jusqu’ici, venons-en à l’idée de jalousie. Que signifie-t-elle ? Usbek est un homme hors du commun, vertueux, sincère. Un philosophe qui, comme il le raconte dans la lettre 8 à son ami Rustan, avait quitté la cour pour une maison de campagne. Sa sincérité lui avait attiré la jalousie de certains ministres. Il a enfin décidé de quitter l’empire, non seulement pour échapper à la jalousie de ses ennemis, mais aussi dans un désir d’agrandir son univers de référence. Son départ d’Ispahan est justifié comme suit, dans la première lettre : Nous sommes nés dans un royaume florissant ; mais nous n’avons pas cru que ces bornes fussent celles de nos connaissances, et que la lumière orientale dût seule nous éclairer.29
L’univers de référence et la nécessité de l’agrandir apparaît donc, dès la première lettre, comme un sujet-clé des Lettres persanes. A ce premier sujet, la lettre 6 d’Usbek à Nessir, déjà citée, en ajoute un second, la jalousie : ‘Dans le nombreux sérail où j’ai vécu, j’ai prévenu l’amour et l’ai détruit par lui-même; mais, de ma froideur même, il sort une jalousie secrète, qui me dévore’.30 Dès le début donc, les deux sujets qui structurent le massif discursif de la lettre 141 sont donnés : le sérail et la jalousie. Objet de la jalousie de ceux qu’il fuit, Usbek deviendra lui-même le sujet d’une jalousie qui se nourrira d’elle-même au fur et à mesure qu’il s’éloigne de son sérail. Le roman repose sur cette dialectique de la présence et de l’absence. Notion polysémique comme le sérail, la jalousie, dont il est à la fois l’objet et le sujet, résume l’ambiguïté fondamentale du caractère d’Usbek. On peut prendre le terme de ‘caractère’ au double sens de ‘tempérament’ et de ‘personnage’ dans la construction narrative. Au fur et à mesure que son horizon, son univers de référence, s’agrandit et qu’il acquiert des ‘lumières’, Usbek devient plus tyrannique, plus intolérant à l’égard de l’univers, son sérail, qu’il a quitté. La jalousie, qui est plus un sème qu’un thème, se déploie dans l’espace et dans le temps. Arrivé à Livourne, Usbek constate, dans la lettre 23 à Ibben, que les femmes y jouissent d’une plus grande liberté qu’en Perse: Elles peuvent voir les hommes à travers certaines fenêtres qu’on nomme jalousies ; elles peuvent sortir tous les jours avec quelques
29 30
Montesquieu, Lettres persanes, lettre 1. Montesquieu, Lettres persanes, lettre 6.
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vieilles qui les accompagnent ; elles n’ont qu’un voile. Leurs beauxfrères, leurs oncles leurs neveux peuvent les voir sans que le mari s’en formalise presque jamais.31
La ‘jalousie’ est la barrière, infranchissable en Perse, entre l’univers de référence qu’est le sérail et le monde extérieur. Cette barrière est moins impénétrable en Italie. La ‘jalousie’, qui protège les femmes du regard des hommes, est la métaphore de la fermeture imposée à l’univers de référence. Le voile qui soustrait les femmes au regard des hommes en est une autre modalité. De façon métaphorique donc, le discours d’Usbek lui-même établit un rapport logique entre le sérail et la jalousie. Sérail et jalousie constituent le double comparant d’une métaphore dont le comparé est l’univers de référence limité par une barrière, qui apporte un remède à un mal dont elle est la cause. Le remède est le mal. Au début du roman, dans la lettre 26 à Roxane, Usbek présente le sérail comme un espace où l’innocence est protégée : Aussi, quand nous vous enfermons si étroitement ; que nous vous faisons garder par tant d’esclaves, que nous gênons si fort vos désirs lorsqu’ils volent trop loin : ce n’est pas que nous craignions la dernière infidélité ; mais c’est que nous savons que la pureté ne saurait être trop grande, et que la moindre tâche peut la corrompre.32
Mais cette protection impérieuse de leur vertu, qu’Usbek continue à exercer sur ses femmes, provoquera leur haine. C’est bien ce que déclare Zélis dans une des dernières lettres du roman : A mille lieues de moi, vous me jugez coupable ; à mille lieux de moi, vous me punissez. Qu’un eunuque barbare porte sur moi ses viles mains, il agit par votre ordre. C’est le tyran qui m’outrage, et non pas celui qui exerce la tyrannie. Vous pouvez, à votre fantaisie, redoubler vos mauvais traitements. Mon cœur est tranquille depuis qu’il ne peut plus vous aimer.33
Cet extrait est l’équivalent de ce que disaient les femmes du sérail de leur ancien époux, dans le ‘conte oriental’ : ‘Le traître ne soupçonnait pas notre vertu ; il ne soupçonnait que sa faiblesse’.34 L’ambiguïté de la figure d’Usbek fait que sa parole ne peut pas être le point d’ancrage de celle de Montesquieu, en dépit de certains raisonnements qui annoncent, sans aucun doute, De l’Esprit des Lois. Quel aveuglement est le sien quand, dans une sorte de traité politique qui occupe 31 32 33 34
Montesquieu, Montesquieu, Montesquieu, Montesquieu,
Lettres Lettres Lettres Lettres
persanes, persanes, persanes, persanes,
lettre lettre lettre lettre
23. 26. 158. 141.
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11 lettres successives,35 il s’abandonne à critiquer l’institution du sérail en Perse ! Voilà comment un seul homme occupe à ses plaisirs tant de sujets de l’un et de l’autre sexe, les fait mourir pour l’Etat, et les rend inutiles à la propagation de l’Espèce.36
Dans la lettre 119 et suivantes, l’agrandissement de la population est le moteur de la prospérité d’un pays. Cette idée trouvera son écho à la fin du massif discursif renfermé dans la lettre 141, quand le vrai Ibrahim revient dans son sérail et y retrouve ses douze femmes, entourées de trente-six enfants. Quant à Usbek, qui trouvera son sérail en ruines, il n’est même plus question de la fille de sept ans qu’il a de Zélis, comme nous l’apprend lettre 62, écrite en 1714. Asyndète et discours oblique Telle est la voix des ‘Lumières’ au stade d’audibilité qu’elle a atteint en 1721. Il faut ici, avant de conclure, revenir une dernière fois au massif discursif de la lettre 141, qui est emblématique de l’ouvrage dans son ensemble. Le sérail, le vecteur spatial qui innerve tout ce massif discursif et en assure la cohésion, entoure tout le raisonnement d’une atmosphère érotique. Mais Eros rend-il clairvoyant ou au contraire aveugle? Autrement dit, comment la voix des ‘Lumières’ est-elle combinée avec l’érotisme oriental dont Montesquieu entoure ses ‘pensées’ dans les Lettres persanes? Le ‘conte oriental’ contient quelques éléments de réponse à cette question. Au Paradis, dans son sérail céleste, Anaïs est enivrée de ravissements qui dépassent ses désirs, dans les bras de ces divins amants: Je suis toute hors de moi, leur disait-elle ; je croirais mourir, si je n’étais sûre de mon immortalité. C’en est trop ; laissez-moi : je succombe sous la violence des plaisirs. Oui, vous rendez un peu le calme à mes sens, je commence à respirer et à revenir à moi-même. D’où vient que l’on a ôté les flambeaux ? Que ne puis-je à présent considérer votre beauté divine ? Que ne puis-je voir ? … Mais pourquoi voir ? Vous me faites rentrer dans mes premiers transports. O Dieux ! que ces ténèbres sont aimables ! Quoi ! je serai immortelle et immortelle avec vous ? Je serai ? … Non, je vous demande grâce : car je vois bien que vous êtes gens à n’en demander jamais.37
35 36 37
Montesquieu, Lettres persanes, lettres 112 à 122. Montesquieu, Lettres persanes, lettre 114. Montesquieu, Lettres persanes, lettre 141.
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Dans le sérail divin, au fur et à mesure qu’elle revient de l’extase érotique, Anaïs perd la vue. Il lui semble qu’on a éteint les flambeaux. Mais, toute philosophe qu’elle est, elle chérit ces ténèbres dans la mesure même où elle est entraînée par de nouveaux transports vers l’immortalité. L’isotopie des sens – plaisirs, transports – est confondue avec une isotopie de la bataille – demander grâce, victoire des plaisirs – renforcée par une isotopie de la mort – je croirais mourir, immortalité. Ce complexe sémantique est réglé par la métaphore moyennant laquelle les ébats amoureux sont associés à la bataille dont l’issue est connue d’avance. Cette métaphore est fort connue et promise à un long avenir. Les flambeaux éteints, en revanche, n’appartiennent pas à ce système métaphorique et aucun lien logique n’en explique la présence. De nouveau, le rapport logique demeure inexpliqué. Le rapport entre Eros et Lumières est réglé par l’asyndète. Que signifie cette asyndète ? Qu’Eros éloigne de la clairvoyance ? Que le sérail, fût-il céleste, est un univers de référence réglé par les ‘Ténèbres’ ? Répondre à cette question, c’est lire l’ouvrage. Lire les Lettres persanes, de la façon que nous avons proposée ici, équivaut donc à repérer les asyndètes dans le texte, à marquer les passages logiques obscurs et/ou à remarquer les inconséquences dans la trame narrative. Une telle lecture part de l’idée que les nouvelles idées qui relèvent de ce mouvement qu’on appelle les ‘Lumières’, ne s’expriment pas clairement, en 1721, mais qu’elles sont réfractées dans un massif discursif où différents types de discours sont superposés. Si ces idées sont moins exprimées que sémantisées, c’est qu’aucune instance isolable n’est susceptible de les prendre en charge. L’idée ne s’encre pas parce qu’elle ne peut pas s’ancrer. La voix de Montesquieu ne peut en effet s’ancrer dans la parole d’aucun locuteur particulier. Elle circule dans le massif discursif que sont les Lettres persanes de façon diffuse. Elle n’est pas à proprement parler une voix, mais une ‘chaîne secrète’ qui y existe sous la forme d’un filon traversant plusieurs discours, et surtout plusieurs couches discursives superposées: lettres, romans et contes. Ces filons, on peut les appeler, avec un terme emprunté à la sémantique structurale d’A. Greimas, des isotopies, c’est-à-dire des filières de sèmes, qui ne se localisent dans aucun discours particulier, mais qui innervent l’ensemble du massif discursif.38
38 Algirdas J. Greimas, Sémantique structurale, Paris, 1966, p. 66-101. L’isotopie est une récurrence d’unités de sens au sein d’un énoncé ou de plusieurs énoncés qui se suivent.
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Cette conception du texte de Montesquieu, et la méthode de lecture que nous en dégageons, ont été décrites par le sociologue américain Leo Strauss, dans un ouvrage qui n’a pas reçu, en France et parmi les littéraires, toute l’attention qu’il mérite : La Persécution et l’art d’écrire. Voici un passage de ce livre où l’art d’écrire se rapporte à un paradigme de philosophes – parmi lesquels figure aussi l’auteur des Lettres persanes – qui à l’un ou l’autre moment de leur vie d’intellectuel ont dû faire face à la persécution : Anaxagore, Protagoras, Socrate, Platon, Xénophon, Aristote, Avicenne, Averroës, Maïmonide, Grotius, Descartes, Hobbes, Spinoza, Locke, Bayle, Wolff, Montesquieu, Voltaire, Rousseau, Lessing, Kant. A partir de la moitié environ du XVIIe siècle, un nombre toujours croissant de philosophes hétérodoxes, qui avaient souffert de la persécution, publièrent leurs livres non seulement pour communiquer leurs pensées, mais aussi parce qu’ils souhaitaient contribuer à l’abolition de la persécution et tant que telle. Ils pensaient que la répression de la recherche indépendante, et de la publication des résultats de cette recherche, était un accident, un effet de la construction imparfaite du corps politique, et qu’il était possible de remplacer le royaume des ténèbres générales par la république de la lumière universelle. Ils se plaisaient à envisager une époque où une liberté de parole pratiquement totale serait possible grâce au progrès de l’éducation populaire, ou – en exagérant pour rendre les choses plus claires – une époque où le fait d’entendre une vérité quelle qu’elle soit ne ferait de mal à personne. Ils n’ont donc caché leurs opinions que juste assez pour se protéger aussi bien que possible de la persécution ; s’ils avaient été plus subtils, ils auraient raté leur but, qui était d’éclairer un nombre toujours plus grand de personnes qui n’étaient pas des philosophes en puissance. Il est par conséquent comparativement facile de lire entre les lignes de leurs ouvrages.39
‘Lire entre les lignes’ répond à une technique particulière d’écriture qui consiste à ‘écrire entre les lignes’. Cette technique, qu’il observe chez les philosophes persécutés dont il donne le paradigme, Leo Strauss l’appelle, d’un terme emprunté à l’Utopia de Thomas More : le ductus obliquus.40 Les traits caractéristiques de ce ‘discours oblique’ sont notamment ‘obscurité du plan, contradictions, pseudonymes, répétitions inexactes d’affirmations antérieures, expressions bizarres, etc. De tels traits ne troublent 39 Leo Strauss, La Persécution et l’art d’écrire, trad. Par Olivier Berrichon-Sedeyn, Paris, Presses Pocket, 1989, p. 67 (titre original : Persecution and the art of writing, Mac Millan Publishing, 1952). 40 Thomas Morus, Utopia, fin de la première partie: ‘nam obliquus ille ductus tuus non uideo’.
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pas le sommeil de ceux qui sont incapables de voir la forêt derrière les arbres, mais ils ont pour fonction de dégourdir ceux qui le peuvent’.41 L’asyndète, figure de la logique discursive, est sûrement un trait caractéristique du discours oblique. Oblique, ce discours, dans la mesure où il ne relève pas de l’expression directe, mais de l’écriture biaisée. Celle-ci ne s’articule pas sur le mode de la juxtaposition de deux séries, comme dans le discours allégorique, ou de la fusion d’un comparant et d’un comparé comme dans le discours métaphorique, mais d’une trajectoire diagonale, oblique, qui traverse plusieurs couches textuelles comme un filon, une isotopie, qui sémantise les idées, au sens profond d’un semen planté dans un sol pour le fertiliser. Discours oblique et contrat de lecture Il faut enfin revenir à la question de départ : combien de façons légitimes de lire un roman y a-t-il ? Le discours oblique comme technique d’écriture et comme conception de ce qu’est un texte, littéraire ou autre, appelle un contrat de lecture particulier. Le discours oblique, primo, partage le public en deux catégories de lecteurs, sans valoriser l’une au détriment de l’autre : ceux qui voient la forêt à travers les arbres et ceux qui ne voient que les arbres. Le discours oblique s’adresse indifféremment aux deux types de lecteurs. Le discours oblique, secundo, n’est pas clair, mais il n’est pas non plus trop obscur. S’il était trop clair, il s’exposerait à la persécution ; s’il était trop obscur, il risquerait de n’avoir aucun lecteur. Le mode de lecture qui reconnaît la nature oblique d’un texte, tertio, s’arrête moins à la logique narrative qu’à ses incohérences logiques, moins à ce qu’il dit, qu’à ce qu’il ne dit pas. Il reconnaît, quarto, en-deça du narratif, un niveau sémantique où le sens n’a pas été stabilisé, mais où il se cherche un chemin à travers les différentes strates discursives du texte. Un texte peut donc se prêter à différentes lectures. Il est parfaitement légitime de lire le ‘fragment de roman’ inclus dans la lettre 141 de Rica à Usbek comme un discours féministe qui revendique pour les femmes les mêmes droits que pour l’homme. Il est également légitime de mettre en parallèle la France et l’Orient ou de lire le sérail comme la métaphore de l’empire. Mais ce n’est pas à ce type de lecteurs que nous avons voulu nous adresser dans cette étude.
41
L. Strauss, La persécution et l’art d’écrire, p. 69.
SUR RÉTIF DE LA BRETONNE DIRE ET NE PAS DIRE DANS LES NUITS DE PARIS A Ugo Dionne Ottawa
Dans les commentaires de ses contemporains, l’auteur des Nuits de Paris reçoit souvent le qualificatif de ‘peintre’. Aux yeux de Grimod de la Reynière, Rétif est ‘l’un des plus grands peintres du siècle’.1 L’on connaît les propos élogieux de Louis-Sébastien Mercier sur ‘Rétif de la Bretonne, grand peintre, homme éloquent à qui je me plais à rendre une justice que mes confrères les gens de lettres, soi-disant homme de goût, lui refusent si injustement’.2 Et il n’est pas jusqu’à Schiller qui ne s’extasie devant Le Cœur humain dévoilé : ‘Il est impossible de ne pas s’intéresser à la variété de personnages, de femmes surtout qu’on voit passer sous ses yeux, et à ces nombreux tableaux caractéristiques qui peignent d’une manière si vivante les mœurs et les allures des Français de la classe populaire’.3 Il suffit de feuilleter les Jugements sur Rétif rassemblés par Marc Chadourne4 pour voir ressurgir au fil des pages cette métaphore picturale, qui alterne d’ailleurs avec des appellations telles que ‘document’, ‘témoignage’, ‘reportage’.5 La métaphore picturale est évidemment inséparable de ce qu’on s’est plu à appeler le ‘réalisme’ de Rétif, ou sa valeur documentaire. Cette tentation documentaire ressort non seulement des témoignages des contemporains, mais également d’une revendication d’authenticité inscrite dans le texte rétivien même : Le Hibou-Spectateur, qui ne décrit que ce qu’il a vu ne s’est rencontré avec les événements qu’une vingtième partie de ses courses. Il a Première publication : (avec Jan Daems), ‘Dire et ne pas dire. Texte et prototexte dans Les Nuits de Paris’, in Etudes rétiviennes no 16 (1992), p. 33-43. 1 Grimod de la Reunière, Réflexions philosophiques sur le plaisir (1783), cité dans Marc Chadourne, Rétif de la Bretonne ou le siècle prophétique, Paris, Hachette, 1958, p. 353. 2 Louis-Sébastien Mercier, Dictionnaire d’un polygraphe, Paris, UGE, coll. 10/18, 1978, p. 361. 3 Schiller à Goethe, Iéna, le 2 janvier 1798, cité dans M. Chadourne, op. cit., p. 354. 4 Marc Chadourne, ‘Jugements sur Rétif’, dans Restif de la Bretonne ou le siècle prophétique, p. 353-357. 5 Louis-Sébastien Mercier, Dictionnaire du polygraphe, p. 361.
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commencé les Nuits dès qu’il a eu son année complète d’événements. Il a donné à cet ouvrage la forme animée du récit : parce qu’effectivement, il a rendu compte à une femme de tout ce qu’il voyait. On vous présente avec confiance ces tableaux nocturnes, ô concitoyens!6
Il est clair, d’autre part, que ces tableaux nocturnes se veulent en même temps récit, qu’au-delà du document et du reportage des ‘choses vues’, une structure englobante, rassemblante, intégrante … assure l’aspect romanesque du recueil. L’incipit des Nuits de Paris renferme d’emblée un parcours génétique : le récit repose d’abord sur une sélection de choses vues qui donnent lieu à une série de reportages liés par un récit. La mise en circulation publique des reportages passe d’abord par la narration orale ou la lecture d’un récit précédemment notés devant un interlocuteur privé, la marquise, avant de trouver sa forme définitive dans le texte imprimé qui en est un arrangement. Envisagées sous ce jour, Les Nuits sont le lieu d’une contradiction : placé sous le signe de l’immédiateté en tant que témoignage direct des événements, le texte rétivien cultive pourtant la médiation propre au discours littéraire. La promesse de ‘tout dire’ est contredite par un projet d’effacement répondant à des impératifs socio-littéraires qui imposent la réticence et l’ellipse. Ce qui doit d’abord retenir notre attention est que les randonnées du Hibou s’achèvent souvent par une narration, de vive voix ou par écrit. L’acte de la narration lui-même remplit une fonction dans la diégèse. A l’instar de Shéhérazade, le Spectateur nocturne apparaît comme un guérisseur. Si l’incessante narration d’histoires ne sert pas à assurer sa propre vie, elle s’avère un excellent remède aux vapeurs dont son interlocutrice se trouve atteinte: La Marquise, malgré ses vapeurs, m’intéressait ; je résolus de faire l’histoire d’Epiménide, pour l’amuser. Plein de cette pensée, j’entrai dans le même cabaret de bière que la veille. Je demandai un pot, six échaudés et une lumière. J’écrivis.7
La mise à l’écrit est d’abord une affaire privée, ne visant qu’un seul destinataire. L’écriture elle-même ne sert que de support à une lecture en cercle intime. Avant d’être invité à en faire lui-même la lecture dans le salon de la marquise, le hibou lui tend, au bout d’une canne, la version écrite de ses anecdotes. C’est la première étape du devenir-livre, sa phase 6 Rétif de la Bretonne, Les Nuits de Paris, éd. Jean Varloot et Michel Delon, Paris, 1986, p. 31. 7 Rétif de la Bretonne, Les Nuits de Paris, éd. Daniel Baruch, Paris, Robert Laffont, 1990, 6e Nuit.
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privée. Dans des circonstances tout à fait analogues, en effet, le ‘Hibou’ avait achevé sa quatrième randonnée dans un cabaret, avant de se rendre chez la marquise. Cette fois-ci, ce n’est pas le récit d’Epiménide qu’il compose, mais un reportage de ‘choses vues’ dans un passé immédiat : Le soir, à l’heure de quitter mon travail, je vaguai dans les environs du quartier de la Marquise. Mais il n’était pas l’heure de la voir : j’avançai jusqu’à la rue de la Haute-Borne, au-delà des boulevards. – Il faut que je donne à la Marquise l’histoire de l’Homme de Nuit (pensai-je). Entrons quelque part, pour l’écrire : cela me délassera –. Je revins sur mes pas, et j’entrai dans un misérable cabaret à bière de la rue Bassedu-Rempart, derrière l’Ambigu-comique et les danseurs de corde. Je me fis donner une lumière, un pot, et six échaudés. Je tirai mon papier, mon écritoire, et j’écrivis : l’Homme de Nuit.8
Suit, dans le texte imprimé, l’Histoire de l’Homme de Nuit. Dans la version publique, publiée, des Nuits, le Spectateur nocturne, devenu rédacteur-éditeur de son propre texte, écrit (ce) qu’il a écrit; il raconte (ce) qu’il a déjà raconté. Le texte se donne comme la reproduction d’un texte préexistant. Ce faisant, le récit a l’air de s’authentifier en réclamant un statut véridique qui reposerait sur la reprise d’un document qui lui est antérieur. Il est vrai, bien entendu, que dans le cas de Rétif, certaines anecdotes correspondent effectivement à des textes préexistants, conservés dans les tiroirs de l’auteur. Mais c’est moins sur la création réelle que nous voulons insister ici que sur sa mise en forme dans la fiction même. Dans Les Nuits de Paris, on repère deux manières de présenter les anecdotes. Dans le premier cas de figure, le lecteur extradiégétique lit l’anecdote telle qu’elle a été lue dans le salon de la marquise, dans la diégèse. La version publique reprend la version privée. Le rédacteur du livre raconte, par autocitation, ce qu’il avait écrit dans le cabaret avant de se rendre chez la marquise. L’Homme de Nuit offre un bel exemple de cette première variante : Je me fis donner une lumière, un pot, et six échaudés. Je tirai mon papier, mon écritoire, et j’écrivis : L’Homme de Nuit Ô Nature! Je t’adore humblement prosterné. Pourquoi l’homme insensé ferme-t-il les yeux à ta céleste clarté […].9
La situation inverse se présente dans ‘L’échelle de corde’, reportage espacé sur différentes Nuits. Le récit est raconté au lecteur et s’achève 8 9
Rétif de la Bretonne, Les Nuits de Paris, 4e nuit. Rétif de la Bretonne, Les Nuits de Paris, 4e nuit.
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sur la mention d’une version préalable, réduite à la formule élémentaire du discours narrativisé. Le rédacteur raconte qu’il a déjà raconté cette anecdote. A la fin de son récit, dans la 51e nuit, le Spectateur déclare en effet : Je dormis jusqu’à 9 heures, je rédigeai le trait que je viens de raconter, et je m’occupai de la morale des anciens Egyptiens, qui devaient être le sujet de notre lecture la nuit suivante.10
Le narrateur raconte qu’il a écrit une version préalable de ce qu’il vient de rapporter au lecteur. Cette version préalable, lue devant la marquise, est refoulée dans la version offerte au lecteur. Ce dernier ne lira pas l’histoire telle qu’elle a été lue devant la marquise. Celle-ci est réduite à la cicatrice d’un élagage textuel. Ce deuxième relais narratif est beaucoup plus fréquent que le premier dans Les Nuits de Paris. Si l’Histoire d’Epiménide et quelques anecdotes sont présentées dans la version faite par le Hibou devant la marquise, la plupart des ‘choses vues’ sont présentées dans un récit qui s’adresse directement au lecteur, longtemps après les faits, et qui s’achève par la mention d’une narration antérieure devant la marquise. La narration dans le salon de la marquise, la première sur l’axe diachronique du devenir-livre, est refoulée dans les archives du texte et n’apparaît pas à la surface textuelle. Innombrables, dans Les Nuits, les mentions d’une version du récit antérieure à celle qu’on vient de lire. Le récit public offert au lecteur profile dans sa structure profonde un autre état de lui-même, que nous ne lisons pas. Les incipits et le relais constituent les traces de ce filigrane.11 On peut se contenter d’en cueillir quelques exemples dans la deuxième partie du roman: J’allais chez la marquise, et je lui rendis compte de l’emploi de mon matin, ainsi que de ma soirée.12 Je racontai ce trait funeste à la Marquise, et il la toucha vivement.13 On m’attendait pour souper. Je parlai de ce que je venais de voir.14 Il suivit mes conseils ; et moi, j’allais chez la Marquise à deux heures du matin. Je l’intéressai par mon récit.15 10
Rétif de la Bretonne, Les Nuits de Paris, 51e nuit. Sur la notion de ‘filigrane’, qui est la suite de traces laissées dans le texte de son parcours génétique, voir Jan Herman, Le récit génétique au XVIIIe siècle, Oxford, Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, 2009. 12 Rétif de La Bretonne, Les Nuits de Paris, 32e nuit. 13 Rétif de La Bretonne, Les Nuits de Paris, 33e nuit. 14 Rétif de La Bretonne, Les Nuits de Paris, 34e nuit. 15 Rétif de La Bretonne, Les Nuits de Paris, 36e nuit. 11
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On le constate, au fur et à mesure que les visites nocturnes du hibou à la marquise deviennent plus fréquentes, le récit qu’entend la marquise dans la diégèse perd son caractère écrit. A un moment donné, le spectateur nocturne renonce à écrire auparavant ce qu’il ira ensuite raconter à la marquise. Composée avant la visite à la marquise au début du roman, la version écrite des anecdotes n’est réalisée qu’après, au fur et à mesure que la familiarité s’installe entre le hibou et son interlocutrice. Il importe pour notre propos que, composée avant ou après, la version privée de l’anecdote est orale, les exemples repris ci-dessus en témoignent. Une fois transcrite, la version diégétique de l’anecdote ne transparaît que sous la forme d’une mention. Dans l’exemple suivant, la rédaction de la version privée, diégétique, est effectuée juste avant l’arrivée de la marquise : Je restai seul environ une demi-heure en attendant qu’elle parût à sa grille. On me demanda, si je voulais quelqu’un pour me tenir compagnie? Je remerciai, parce que j’allais écrire ce que je venais de voir et d’entendre, pour le lire à Madame de M***. Elle parut comme j’écrivais. Elle fut enchantée! – Vous mettez tout à profit! (me ditelle). Je lus ensuite la juvénale intitulée ‘La superstition’.16
Le premier cas de figure, où le lecteur est autorisé à lire par-dessus l’épaule du Spectateur-narrateur, lisant la version diégétique de l’anecdote pendant que le hibou l’écrit – comme ‘l’homme de nuit’ dans la quatrième nuit – est rare. Confronté à une présence massive du deuxième cas de figure dans Les Nuits de Paris, on n’échappe pas à la question de savoir si le refoulement d’une version privée dont témoigne la version publique du texte rejoint une quelconque intentionnalité. La version privée du texte n’existe que pour les deux interlocuteurs, la marquise et le Hibou. Au voile de la nuit correspond le voile du texte: au manteau d’obscurité cachant les abus nocturnes répond une couche textuelle, publique, qui obnubile la version privée. L’effacement de la version diégétique et privée par la version extradiégétique et publique des anecdotes inscrit les Nuits de Paris sous le signe de l’autocensure, dont le récit rétivien porte, par ailleurs, de nombreuses traces : Il est quelquefois des traits qu’on ne peut raconter : tels seront ceux de cette soirée.17 Je tire le voile sur les suites de cette histoire horrible.18 16 17 18
Rétif, Les Nuits de Paris, 114e nuit. Rétif, Les Nuits de Paris, 155e nuit. Rétif, Les Nuits de Paris, 34e nuit.
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Le reste du récit ne peut se faire.19 Je tais des horreurs.20
Le Hibou assiste parfois à une scène dont il ne peut livrer tous les détails. Enoncé sous le mode de l’omission, de la réticence ou de la litote, le texte présenté au public ne fournit le plus souvent qu’une version incomplète des faits, et cela malgré l’engagement solennel du Hibou, formulé dès la première Nuit : ‘J’ai voulu tout voir pour toi: viens, lis, instruis-toi’. Là où le texte public offert au lecteur préfère tirer le voile de la pudeur, le texte privé parle sans ambages. Comme le disait Jean Varloot, les Nuits en sont d’autres pour la Marquise et les lecteurs :21 Je parlai d’elle à la Marquise avec intérêt: (car je ne cachais rien à cette dame); […].22 Je vous ai écouté, me dit-elle ; vous l’aviez exigé ; mais la surprise que vous venez de me causer, ne m’aurait pas permis de vous interrompre. Vous ne cacherez rien à la Marquise? – Non : mais … c’est pour vous obliger.23
Il existe, au sein du texte visible des Nuits, une version invisible dont il est suggéré qu’elle contient la mouture intégrale des faits. Un texte à l’état pur, non censuré. L’intention initialement affichée de tout révéler au lecteur est ainsi contredite par la structure même du récit. Le texte est ‘mutilé’ par ce qu’on pourrait appeler des ‘vides discrets’. La 155e Nuit est très significative à cet égard. Significative aussi, cette nuit, par son titre, Nefanda, que M. Delon24 aussi bien que D. Baruch25 traduisent par ‘crimes’. Signalons, à l’appui de notre hypothèse, que, composé de ne et de fari, le titre signifie au sens propre ‘ce qui ne doit pas être dit’ : J’entrai dans un cabaret où l’on faisait la noce d’une fille publique, qu’un vieux domestique épousait par goût. Les invités, que je connaissais presque tous, avaient formé un projet digne de sacripants, et ils l’exécutaient, en jouant à la main chaude: super dorsum mariti fabricabant nequitias... [...] Il avait tout disposé, pour s’emparer des nouveaux époux, sans se compromettre. Lorsqu’il eut réussi, … Virum trium luparum connubio adjungere coegit, coram alligata uxore, quae quandoque virgis coedebatur… 19 20 21 22 23 24 25
Rétif, Les Nuits de Paris, 72e nuit. Rétif, Les Nuits de Paris, 52e nuit. Rétif, Les Nuits, éd. M. Delon et J. Varloot, p. 25. Rétif de La Bretonne, Les Nuits de Paris, 42e nuit. Rétif de La Bretonne, Les Nuits de Paris, 49e nuit. Rétif de La Bretonne, Les Nuits de Paris, éd. M. Delon et J. Varloot, p. 362. Rétif de La Bretonne, Les Nuits de Paris, éd. Daniel Baruch, p. 1266.
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Tout disparut à l’aurore ; et moi j’allais chez la Marquise, que je trouvai très inquiète! Je lui fis mes deux récits entiers ; et elle en frémit.26
Les points de suspension et l’emploi du latin constituent autant de ‘vides discrets’, autant d’indices suggérant que la réalité décrite doit s’interdire un corollaire discursif trop explicite dès qu’elle veut être ‘mise au jour’. Seule la narration nocturne, privée, devant la Marquise, à laquelle le lecteur n’assiste presque jamais, est ‘entière’, sans voile. Les Nuits de Paris illustrent, en même temps qu’elles essaient de le résoudre, le problème crucial qui se pose au roman du XVIIIe siècle et que Georges May appelait jadis ‘son dilemme’.27 Le roman semble écrasé entre deux exigences également importantes mais antithétiques : l’obligation morale ou éthique de respecter les normes établies de la bienséance d’une part, l’exigence poétique de dépeindre le réel avec plus de fidélité, d’autre part. Son objet essentiel, disait Fréron en 1782, est ‘de peindre les mœurs et les caractères, les vertus et les vices […] d’offrir des situations intéressantes, mais toujours prises dans la nature, en un mot, de nous tracer un tableau ressemblant de la société’.28 Dans le cas de Rétif, le ‘tableau ressemblant de la société’ en cache un autre, qui n’est lisible que par transparence, mais dont la surface policée rappelle néanmoins l’existence, par une cicatrice. Lire le filigrane du texte équivaut à repérer ces cicatrices, ces signes d’un élagage, d’une coupure ou d’une autocensure. La version diégétique, privée et oblitérée, n’est autre chose que la représentation in absentia de l’idéal de l’immédiat que le littéraire doit s’interdire. Le texte dit qu’une version complète existe sans la livrer. Dans le filigrane, dont on peut suivre les traces tout au long de ce long roman, Les Nuits de Paris expriment et métaphorisent le passage de l’‘écrit’ au livre, du discours pur au discours ‘littéraire’, et cela dès le début de l’œuvre : Je résolus de continuer à voir cette femme la nuit, à la suite de mes tournées nocturnes, dont le but n’était d’abord que de rentrer en moimême, et de me recueillir. Je ne songeais pas encore à examiner les abus, à rassembler des faits : ces idées me sont venues par la suite, excitées par une foule d’observations non prévues. Je me contentais de
26 Rétif de La Bretonne, Les Nuits de Paris, 155e nuit. Il obligea le mari de copuler avec trois maquerelles devant sa femme attachée, à qui on donnait de temps à autre des coups de verges. Nous traduisons. 27 Georges May, Le Dilemme du roman, New Haven, Yale University Press et Paris, Presses universitaires de France, 1963. 28 Cité dans Roland Wolf, Der Französische Roman um 1780, Frankfurt, Bern, New York, Peter Lang, 1980, p. 50.
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les exprimer sans ordre, sans détails ; ce n’étaient que des ressouvenirs, ou plutôt des rappel-mémoire ; je vais y mettre de l’ordre ; j’apporterai plus d’attention aux circonstances et je pénétrerai les causes.29
Le filigrane est la trace de l’interaction conflictuelle entre l’écrit pur et le livre impur, littéraire. L’écriture ‘sauvage’ de Rétif est le vestige de ce souhait que le texte littéraire soit la transposition directe, sans médiation aucune, du réel vécu. Transposition directe perturbée par de nombreux ‘relais comme l’idéologie, le discours, l’institution, ou encore l’intertexte’.30 Quant à l’aspect intertextuel de ce filtrage, nous touchons là à un procédé bien connu des rétiviens et que nous avons esquivé jusqu’ici : la reprise obsessionnelle de thèmes privilégiés. Rétif a beau dire qu’il veut instruire, chaque ouvrage renouvelle l’occasion de ‘redire les épisodes majeurs de sa vie sentimentale’.31 Dans Les Nuits de Paris réapparaissent non seulement les épisodes de Rose Bourgeois, de Victoire, d’Elise Tulout, mais aussi de nouvelles versions de l’histoire de Thérèse et Louise, de Virginie et de Sara, qu’il aperçoit, très significativement, ‘effaçant ses dates’, effaçant le discours greffé dans la pierre, pur et primordial.32 A travers toutes les variations qu’il brode sur un même thème, Rétif conserve toujours un noyau commun, qui peut être considéré comme le vécu primitif, auquel toutes les transpositions se rattachent, sans y donner jamais un accès total. Des variations donc dont le thème n’est jamais donné. Là où les ‘choses vues’ doivent passer par le goulot des impératifs moraux et poétiques, les ‘choses vécues’ sont, dans leur interminable réécriture, revêtues de tous les possibles de l’imaginaire. Rétif raconte sans cesse (ce) qu’il a déjà raconté. Mais en-deçà de ce redoublement constant de l’acte de narrer, l’œuvre rétivienne présente aussi tous les aspects de ce que Philip Stewart a appelé ‘a half told tale’.33 Les Nuits de Paris sont à la fois ‘over-told’ et ‘half-told’. Plus Rétif multiplie les couches de sa ‘peinture de la société’, plus il doit nous paraître clair qu’elles cachent un ‘tableau primitif’ qui nous demeure inconnu pour la raison même que son mode d’existence échappe au domaine de la littérature. 29
Rétif de La Bretonne, Les Nuits de Paris, 3e nuit. Jacques Dubois, ‘Sociocritique’, dans Introduction aux études littéraires, méthodes du texte, sous la direction de Maurice Delcroix et Fernand Hallyn, Gembloux, Duculot, 1987, p. 290. 31 Pierre Testud, Rétif et la création littéraire, Genève, Droz, 1977, p. 516. 32 Rétif, Les Nuits de Paris, éd. M. Delon et J. Varloot, p. 281-82. 33 Philip Stewart, Half-told tales, dilemmas of meaning in three French novels, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1987. 30
III. LA MONODIE ET LA POLYPHONIE
SUR Mme DE GRAFFIGNY NŒUDS ET DÉNOUEMENTS DANS LETTRES D’UNE PÉRUVIENNE A Jonathan Mallinson Oxford
Texte et discours Le roman du XVIIIe siècle semble avoir à peine connu le texte littéraire, si l’on entend par texte un objet faisant autorité, fermé sur lui-même. Dans ce sens, l’ère classique a surtout produit des textes religieux, politiques et juridiques. Dans la mesure où le lecteur se croit autorisé à le continuer, le traduire, le compléter, le roman, en revanche, n’a pas l’‘autorité’ d’un texte, qui impose du ‘respect’. Le roman est discours, susceptible de devenir matière, quand les versions générées par ce discours commencent à dialoguer ou à rivaliser entre elles. Si le texte romanesque existe à peine au XVIIIe siècle, c’est que le regard qu’on porte sur lui ne le constitue pas en objet fermé, à respecter. Or, inséparable du regard du lecteur qui détermine son statut – discursif ou textuel – le roman peut-il reconfigurer ce regard? Le roman du XVIIIe siècle est-il susceptible d’intégrer ou de mettre en scène le dispositif selon lequel il souhaite être lu, comme discours ou comme texte? Ce dispositif est-il forcément unique? Voilà des questions auxquelles nous chercherons une réponse dans cet article. Notre opposition entre texte et discours est empruntée à Michel Charles, qui en fait un axe central de son Introduction à l’étude des textes : Le texte est, à partir de justifications d’ordres différents, l’objet d’un grand respect et son attribut le plus visible est l’autorité dont il jouit. Un texte est un être de langage qui fait autorité.1
Première publication : ‘Lettres d’une Péruvienne : Nœuds et dénouements’, in Jonathan Mallinson (éd.), Françoise de Graffigny : nouvelles approches, Oxford, Voltaire Foundation, SVEC, 2004, p. 356-366. 1
Michel Charles, Introduction à l’étude des textes, Paris, Seuil, 1995, p. 40.
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La conséquence méthodologique de cette définition est que le texte n’existe pas en-dehors du regard qu’on porte sur lui. Pour en venir aux Lettres d’une Péruvienne, le regard porté sur le roman de Mme de Graffigny par le lectorat du XVIIIe siècle semble ouvrir le discours romanesque à l’écriture créatrice, corrective.2 Le regard du chercheur du XXIe siècle, en revanche, le ferme et c’est cette fermeture qui cautionne l’interprétation. La clôture textuelle est la condition nécessaire à l’herméneutique, à en croire Michel Charles : L’interprétation se caractérise par sa plénitude et son achèvement. L’objet texte est verrouillé. Clôture, unité, identité sont trois notions inséparables. […] On constitue le texte en objet clos en le coupant de son contexte. L’analyse d’un texte suppose en effet toujours cette coupure.3
Au fil des années ou des siècles, le regard du lecteur se reconfigure. Estce que cette reconfiguration est légitime? De quel droit lit-on aujourd’hui comme texte, comme objet fermé, hébergeant un ‘sens’ à dégager, ce qui à l’époque était discours, voire matière, ouvert sur plusieurs horizons d’attente et de lecture? Cette question implique une interrogation sur le cadre du récit. Lecture rhétorique et lecture herméneutique La question que nous poserons ici est de savoir si, par sa composition même, le roman de Mme de Graffigny légitime une double approche : rhétorique, qui prend le discours romanesque comme entité révisable, et herméneutique, qui saisit le roman comme texte, comme entité intouchable. Une lecture rhétorique, qui épouse les prémisses du lectorat contemporain de Mme de Graffigny, est créatrice. Elle se traduit dans les nombreuses adaptations et suites, voire les traductions des Lettres d’une Péruvienne. Le sens ou la signification de l’œuvre sont instables et mobiles, variables d’une version à l’autre. La lecture rhétorique produit une ramification de l’objet romanesque en différentes versions concurrentes. Le principe générateur de ces ramifications semble souvent être le mécontentement ou le désaccord du lecteur au sujet de la fin du récit. 2 Aux adaptations et continuations, on peut ajouter la parodie. On en trouve un bel exemple dans Kanor, conte traduit du sauvage, publié par Marie Antoinette Fagnan, en 1750. Voir notre Incognito et Roman. Anthologie de préfaces d’auteurs anonymes et marginaux (1700-1750), New Orleans, University Press of the South, 1998, p. 174. 3 Michel Charles, Introduction à l’étude des textes, p. 40-41.
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La question de savoir pourquoi Zilia n’épouse pas son libérateur Déterville et celle consistant à déterminer pourquoi son premier amant Aza ne lui revient pas constituent les vecteurs générateurs de versions concurrentes : les unes tentent de réhabiliter Aza, les autres réservent un meilleur sort au pauvre Déterville. Tout cela est bien connu. Aussi, ces moutures effectives de la fin du roman nous intéresseront-elles moins que les révisions virtuelles, elles aussi très nombreuses, qu’on peut lire en filigrane. Parmi les remoutures effectives, Les lettres sur quelques écrits de ce temps de Fréron témoignent exemplairement de la lecture rhétorique et de l’écriture corrective qui en découle. Ecoutons Fréron, deux ans après la parution du roman, en 1749 donc : Je vous avoue, Monsieur, que ce dénouement auquel je ne m’attendais pas, m’a fait une peine sensible. Mon cœur se préparait une volupté pure, dans l’espérance que je verrais après tant de malheurs et une si longue absence, deux amants, dont le sort m’avait touché, se retrouver et se conserver la foi qu’ils s’étaient jurée. L’usage des Incas était d’épouser leurs sœurs, et à leur défaut la première princesse de leur sang. Mme de G*** ne dit pas que Zilia fût sœur d’Aza. Elle fait seulement entendre que c’était sa proche parente ; et c’est là le prétexte qui empêche leur union ; parce que la Religion catholique qu’Aza avait embrassée, défend ces mariages. Mais il n’y avait qu’à les faire parents plus éloignés, l’obstacle ne subsistait plus. La tendre Zilia aurait joui d’un bonheur qu’elle désirait si ardemment et qu’elle méritait. Aza aurait été le modèle du parfait amant, dont les mœurs étrangères n’auraient point corrompu la fidélité. Le généreux Déterville, respectable par le sacrifice de sa passion, se serait borné à être l’ami de l’un et de l’autre ; en un mot, tous les personnages auraient été vertueux, intéressants, et le lecteur satisfait.4
Au dénouement dramatique de l’œuvre, Fréron substitue un autre, qui non seulement répond au désir des lecteurs de voir Zilia heureuse après tant de malheurs, mais qui, de plus, s’inscrit sans problèmes dans la logique du récit même : rien en effet n’empêche Zilia d’épouser son amant Aza. L’argument que la doxa religieuse s’oppose à un tel mariage est aussitôt balayé : il aurait suffi de leur donner un degré de parenté plus éloigné. Ainsi Fréron corrige la fin du roman sans faire d’entorses à l’intrigue. Les moyens justifient parfaitement la (nouvelle) fin. Et dans le roman tel que l’a publié Mme de Graffigny, cette fin paraît arbitraire. 4 Elie-Catherine Fréron, Lettres sur quelques écrits de ce temps, Genève, 1749. Passage cité dans l’édition de J. Mallinson, Oxford, Voltaire Foundation, coll. Vif, 2002, p. 263.
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Fréron n’est pas le seul à avoir voulu corriger le roman de Mme de Graffigny en sa fin. Même correction et même dialogue avec la doxa religieuse et morale dans le commentaire de l’abbé de La Porte : Ce qu’on pourrait reprocher avec plus de raison à l’auteur des Lettres Péruviennes, c’est l’infidélité d’Aza, qui abandonne Zilia avec autant d’inhumanité, que le héros troyen se sépara de la Reine de Carthage. Il est vrai que dans cet ouvrage, comme dans l’Enéide, c’est la Religion qui autorise, et même prescrit cette espèce de divorce : ce sont les Dieux qui ordonnent à Enée d’aller en Italie, ce sont nos Lois qui défendent à Aza d’épouser sa parente. Mais pourquoi les supposer unis par des liens incompatibles avec ceux de l’Hymen? Un degré de parenté de moins rendait Zilia à son amant, et épargnait aux lecteurs la douleur de la voir abandonnée.5
La Porte revient sur le même argument, en tempérant ses reproches, dans son commentaire de l’édition de 1752, où la fin, malgré la forte pression du public, demeure inchangée : On n’a rien changé à la conclusion de l’Ouvrage. Quelques personnes ont paru mécontentes de ce qu’Aza n’épousait pas sa charmante Maîtresse. Il est vrai que nos Romans et nos Comédies se terminent presque toujours par des mariages. Mais l’Auteur des Lettres Péruviennes a prétendu prouver, que la Religion devait triompher de l’Amour.6
Sabatier de Castres, en 1774, est quant à lui impitoyable dans son jugement de la fin des Lettres péruviennes : […] quoique le dénouement en soit totalement manqué, on ne peut cependant se refuser, en le lisant, au charme séducteur qui en rend la lecture agréable et en fait oublier les défauts. […] On est seulement fâché que l’infidélité de Zilia, contre l’attente du lecteur, vienne amortir la sensibilité qu’elle inspire.7
L’attente du lecteur, voilà ce qu’il s’agit de respecter, pour Sabatier de Castres, La Porte et Fréron. Par rapport à l’horizon d’attente créé par la logique narrative, la fin paraît déceptive, invraisemblable, arbitraire. Les moyens mis en œuvre appelaient une autre fin, meilleure, que les commentateurs substituent à celle imaginée par la romancière. 5
L’Abbé Joseph de La Porte, Observations sur la littérature moderne, La Haye, 1749, tome I. Passage cité dans l’édition Mallinson, p. 274. 6 J. de La Porte, Observations sur la littérature moderne, Londres-Paris, 1752, tome VII. Passage cité dans l’édition Mallinson, p. 294. 7 Sabatier de Castres, Les Trois siècles de la Littérature française, Amsterdam, 1774. Passage cité dans l’édition J. Mallinson, p. 305-306.
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Une question demeure cependant sans réponse et n’est même jamais posée : pourquoi Mme de Graffigny n’a-t-elle pas envisagé d’adapter la fin de son roman au vu de suggestions qui ne pouvaient que garantir le succès d’une deuxième édition, ‘augmentée et revue’? A-t-elle pu passer outre à des commentaires en apparence si justifiés et somme toute assez prévisibles sans braver une critique très unanime dans ses éloges comme dans ses reproches…? Voilà une question à laquelle une lecture critique de l’œuvre n’échappe pas. Elle concerne en profondeur le problème de la motivation, nécessaire à un récit qui se veut vraisemblable. Cette question touche aux habitus de lecture du public contemporain, dont les Lettres d’une Péruvienne permettent de révéler l’aspect conflictuel. L’écriture-quipo On ne pourra en effet résoudre cette question qu’en considérant le dénouement des Lettres d’une Péruvienne comme un pivot entre deux types de lecture : rhétorique et herméneutique. La manière rhétorique évalue la progression causale du récit, la création progressive d’un horizon d’attente qui conduit à une fin attendue. Les moyens mis en œuvre justifient la fin. Et quand cette fin n’apparaît pas comme justifiée par ces mêmes moyens, on l’adapte. La manière herméneutique, par contre, respecte la fin telle qu’elle est et essaie de penser sa nécessité. Elle ferme le texte sur lui-même en le saisissant dans son unité autonome et incorrigible. La fin voulue par l’auteur, arbitraire ultime du texte où l’auteur exprime son pouvoir et sa liberté, est conçue par elle comme ultima ratio, comme telos : la fin qui justifie les moyens. Pour la lecture herméneutique, l’auteur prend la pose d’un Machiavel. Si Zilia ne se marie pas, ni avec son libérateur Déterville, ni avec son ancien fiancé et parent Aza, c’est sans doute qu’elle ne devait pas se marier et que cette fin, si unanimement décriée par la critique contemporaine, était le point d’aboutissement en fonction duquel tout le reste a été imaginé et composé : la fin qui justifie les moyens. Lecture rhétorique et lecture herméneutique s’opposent donc comme un regard prospectif ouvrant et un regard rétrospectif fermant le récit. La deuxième essaie de motiver l’invraisemblance contre laquelle butte la première. Plusieurs manières de lire le dénouement incriminé des Lettres d’une Péruvienne sont possibles et se justifient en fonction des prémisses adoptées. Une stratégie narrative machiavélique – en ce qu’elle subordonne les moyens à une fin voulue et inaliénable, dans le double sens de telos
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et de dénouement – participe de ce que Michel Charles appelle une ‘culture du commentaire’, où l’œuvre réclame et recherche une autonomie et une autorité en devenant en quelque sorte sa propre fin. Autrement dit, et pour revenir aux Lettres d’une Péruvienne, le dénouement invraisemblable et unanimement décrié mais resté inchangé ne correspond peut-être pas à la véritable fin du roman, dans le double sens que nous avons ici en vue. Peut-être la véritable fin de l’œuvre ne se trouve-t-elle pas à l’endroit où une lecture rhétorique la cherche : au dénouement. Peut-être Mme de Graffigny a-t-elle donné à son roman une composition qui le transforme en Texte, en un univers textuel autonome, fermé sur lui-même, autotélique et où la fin de l’œuvre se trouve séparée de son dénouement. Cette fin de l’œuvre est l’endroit où argumentation et narration se rejoignent. Pour bien saisir la possibilité de séparer la fin d’un roman de son dénouement, il faut aussi interroger, de l’autre côté du cadre, le début des Lettres d’une Péruvienne. L’incipit de la narration ne coïncide pas avec le début de la composition du texte, autrement dit avec la cellule génétique qui génère le texte. La cruciale lettre 18 apparaît en effet comme le point de départ possible d’un récit génétique du texte. Elle se démarque des 17 lettres précédentes à un triple niveau. Changement sémiotique d’abord : on saisit Zilia au tout début de son acte d’écriture à proprement parler, la lettre 18 étant la première écrite directement en français. Coupure temporelle ensuite : un intervalle de six mois sépare la lettre 18 des 17 missives précédentes. Et enfin, changement conceptuel dans la manière d’appréhender le réel : au fur et à mesure que Zilia s’initie à la langue française, un nouvel univers s’ouvre à ses yeux. Mais qu’est-ce donc que ces 17 lettres qui précèdent? Dans l’avertissement, un préfacier nous apprend que les premières lettres de Zilia ont été traduites par elle-même : ‘on devinera aisément, qu’étant composées dans une langue, et tracées d’une manière qui nous sont également inconnues, le recueil n’en serait pas parvenu jusqu’à nous, si la même main ne les eût écrites dans notre langue’.8 Les 17 premières lettres n’ont donc pas seulement été composées par Zilia mais également traduites par l’épistolière même. La lettre 18 est le pivot, au milieu du roman, où deux diachronies se superposent à moitié : à la structuration A (lettres 1 à 17) + B (lettres 18 à 41), qui rend compte de la diachronie de l’histoire racontée, se superpose 8 Graffigny, Lettres d’une Péruvienne, éd. Jonathan Mallinson, Oxford, Voltaire Foundation, coll. Vif, 2002. Lettre 30, p. 99-100.
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la structuration B + A, qui traduit la diachronie de l’écriture au sens propre, de l’histoire racontante, autrement dit du récit génétique. Ce chevauchement partiel de l’histoire dans le récit (A+B) et de l’histoire du récit (B + A) confère au roman une circularité qui non seulement le ferme sur lui-même, mais y installe en même temps une lecture à l’infini, susceptible de ne jamais s’arrêter. L’histoire vécue par Zilia ne s’arrête pas à la lettre 41, dernière du recueil : la traduction des quipos est consubstantielle à cette même histoire. Le récit est à relire. C’est Zilia qui compose ce récit. Récit qui a la possibilité de recommencer, d’inscrire dans sa structure plusieurs débuts et plusieurs fins. La fin matérielle des Lettres d’une péruvienne n’est en effet que provisoire. L’acte d’écrire inaugurée par la lettre 18 se complète par un geste de traduction, qui s’avérera être en même temps un geste d’imagination et de composition d’un roman personnel. Récit qui, dans l’hésitation où il plonge le lecteur quant à son véritable début et quant à sa véritable fin, se noue comme un quipo, comme un nœud sans début ni fin. Zilia n’épouse pas Aza, elle continue à transformer son amour en un nœud, qui est l’image de l’unité indissoluble qui la lie à l’infidèle Aza. Union dont la cause ne dépend pas d’elle et qui devait être. Union nécessaire, dans une réciprocité voulue par le Destin : ‘j’ai de l’amour pour Aza, parce qu’il en a pour moi, et que nous devions être unis’.9 Notons que le procédé de l’auto-traduction enregistré dans les Lettres d’une Péruvienne est extrêmement rare au XVIIIe siècle. Si un texte est présenté comme traduction, celle-ci est dans la très grande majorité des cas l’œuvre d’un tiers. Zilia, qui est à l’origine à la fois de l’original en quipos et de leur traduction en français, aura eu – dans la logique du récit – tout loisir de les traduire à sa guise. La question s’impose : dans la logique du récit, les lettres écrites en quipos ont-elles réellement existé où sont-elles l’invention de Zilia ‘traductrice’? S’il est vrai que l’existence d’une écriture en quipos est attestée par le texte même – Déterville envisageant de les envoyer à Aza10 – une relecture attentive de la première lettre montre qu’elles relèvent au moins en partie de l’imaginaire construit par une Zilia recomposant une histoire, dont la fin – la séparation irréparable – lui est déjà connue. En effet, comment aurait-elle pu traduire la première lettre où il est dit : ‘les mêmes nœuds 9
Graffigny, Lettres d’une Péruvienne, Lettre 23, p. 166. Graffigny, Lettres d’une Péruvienne, Lettre 26, p. 176: ‘Il m’a promis de te faire rendre mes nœuds et mes lettres, il m’a assuré que tu trouverais des interprètes pour t’expliquer les dernières’. 10
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qui t’apprendront mon existence, en changeant de forme entre tes mains, m’instruiront de ton sort’?11 La réponse aux quipos dépend de leur ‘dénouement’ par les mains du destinataire, dès lors que ce dernier veut répondre. Et le ton euphorique de la deuxième lettre apprend que réponse il y a eu. Les nœuds de la première lettre ont donc dû servir à composer la réponse. L’écriture en quipos est familière à Zilia dès avant les événements dramatiques qui l’arrachent à son amant. Avant même de servir de moyen de communication entre deux amants séparés, elle est l’image même de l’union qu’elle veut rendre éternelle et immortelle : icône autant que symbole d’un lien indissoluble et voulu par la tradition, le destin, la divinité. En même temps qu’elle décrit la relation amoureuse, l’écriture en quipos la cautionne et la garantit : comme Pénélope qui reste unie à Ulysse absent aussi longtemps qu’elle parvient à nouer et dénouer sa tapisserie, Zilia vit l’union comme narratrice-tisserande, vieux topos de l’épopée homérique comme de la chanson de toile médiévale. Et dès lors, l’écriture en quipos n’apparaît plus comme le véhicule du récit, mais comme sa mise en abyme figurée: Tu le sais, ô délices de mon cœur! ce jour horrible, ce jour à jamais épouvantable, devait éclairer le triomphe de notre union. A peine commençait-il à paraître, qu’impatiente d’exécuter un projet que ma tendresse m’avait inspiré pendant la nuit, je courus à mes quipos ; en profitant du silence qui régnait encore dans le Temple, je me hâtai de les nouer, dans l’espérance qu’avec leurs secours je rendrais immortelle l’histoire de notre amour et de notre bonheur.12
Les quipos ne constituent pas un substrat matériel du récit, elles en sont la matière première : d’abord symbole tangible de l’union indissoluble ils deviennent, après la séparation des amants, la métaphore à la fois de la lettre d’amour et de l’union désirée. Et cette métaphore finira par ‘informer’ la composition même du récit, sans début ni fin, infiniment recommençable, comme un quipo inextricablement noué. Si le paradoxe monumental de l’écriture en quipos, visible dès la deuxième page du roman, semble avoir échappé aux lecteurs contemporains, c’est sans doute faute d’avoir procédé à la relecture à laquelle le récit invitait pourtant dans sa fin. Rétrospective et clôturante, en ce qu’elle s’intéresse à la motivation profonde de la fin, la lecture herméneutique
11 12
Graffigny, Lettres d’une Péruvienne, Lettre 30, p. 112. Graffigny, Lettres d’une Péruvienne, Lettre 30, p. 110.
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du texte essaie de penser comme nécessité l’invraisemblance, la contradiction et l’incohérence du texte. Soumise à une lecture herméneutique, le paradoxe de l’écriture en quipos n’apparaît pas comme une faute ou une inconséquence, mais comme la trace d’un parcours de lecture moins linéaire. L’invraisemblance est motivante, dans ce sens qu’elle aide à comprendre pourquoi la fin est ce qu’elle est et pourquoi Zilia ne devait épouser ni Déterville, ni Aza. Déjouant la lecture rhétorique et prospective du récit, le roman du XVIIIe siècle semble avoir développé des stratégies de motivation intrinsèque, non causale. L’autotélisme romanesque s’articule sur un jeu de motivation réciproque du fond et de la forme. Ainsi, le contenu d’un roman peut n’être que la motivation intrinsèque de sa forme. La fidélité de Zilia à un amour qu’elle ne peut plus vivre que sur le mode de l’imagination trouve son expression ultime, au travers d’une parfaite imbrication du fond et de la forme, dans l’écriture du récit en forme de boucle. Zilia ne narre pas, tout son discours est une tentative, combien désespérée !, de transformer son sentiment indestructible en quipos, c’est-à-dire en nœuds. Le nœud est l’inscription du contenu dans la forme. Elle est la seule véritable ‘information’ véhiculée par le roman, son argument, sa fin, son ultima ratio. Le récit est un quipo, c’est-à-dire un nœud, qui n’a ni début ni fin, mais qui n’existe que grâce à l’inscription du sentiment amoureux dans le geste même de la composition. Cette hypothèse de lecture peut surprendre. Elle est pourtant attestée par le discours de Zilia même, dans la cruciale lettre 18: Aza, que tu m’es cher, que j’ai de joie à te le dire, à le peindre, à donner à ce sentiment toutes les sortes d’existences qu’il peut avoir! Je voudrais le tracer sur le plus beau métal, sur les murs de ma chambre, sur mes habits, sur tout ce qui m’environne, et l’exprimer dans toutes les langues.13
Tout est là : dans cette lettre 18, deuxième début du roman, signalé par la triple coupure évoquée précédemment, Zilia affirme la non-suffisance de son écriture. Son plus intime désir est que son écriture devienne union, devienne nœud, devienne quipo. Cette hypothèse peut se conforter par un deuxième argument, ou par une deuxième figure, dont la première occurrence se trouve dans la lettre 2. La ‘traduction’ de son histoire par 13
Graffigny, Lettres d’une Péruvienne, Lettre 18, p. 155.
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Zilia même, qui n’est qu’une manière de revivre l’union avec Aza, baigne dans un imaginaire solaire. L’amour est né comme un coup de foudre. Aza s’est présenté à Zilia, prêtresse du temple du soleil, comme le soleil lui-même, dont il est évidemment l’incarnation, comme Inca : Tu parus au milieu de nous comme un Soleil Levant, dont la tendre lumière prépare la sérénité d’un beau jour : le feu de tes yeux répandait sur nos joues le coloris de la modestie, un embarras ingénu tenait nos regards captifs ; une joie brillante éclatait dans les tiens ; tu n’avais jamais rencontré tant de beautés ensemble. Nous n’avions jamais vu que le Capa-Inca : l’étonnement et le silence régnaient de toutes parts. Je ne sais quelles étaient les pensées de mes compagnes ; mais de quels sentiments mon cœur ne fut-il point assailli! Pour la première fois, j’éprouvai du trouble, de l’inquiétude, et cependant du plaisir. Confuse des agitations de mon âme, j’allais me dérober à ta vue ; mais tu tournas tes pas vers moi, le respect me retint. O mon cher Aza, le souvenir de ce premier moment de mon bonheur me sera toujours cher! Le son de ta voix, ainsi que le chant mélodieux de nos Hymnes, porta dans mes veines le doux frémissement et le saint respect que nous inspire la présence de la Divinité.14
Cette première entrevue de Zilia et d’Aza, dont la description est filtrée par le souvenir, possède toutes les caractéristiques de ce que la tradition rhétorique appelle l’enargeia. De cette figure, qui désigne la puissance illusionniste, on trouve les premières occurrences chez Homère, chez qui elle renvoie aux apparitions divines qui visitent les mortels dans leur sommeil. Comme le rappelle Perrine Galand, le terme évoque à la fois la blancheur brillante et le caractère immédiatement reconnaissable du Dieu ‘mis en lumière’.15 Par la suite, le sens du terme s’étendra, chez les rhéteurs, à toute forme de description verbale particulièrement vivante, capable, comme dans un songe, de donner au lecteur l’illusion de voir des objets et des êtres absents.16 C’est ce qui se produit dans le discours de Zilia, dont l’activité d’écriture consiste moins à traduire des quipos réels, que des quipos imaginaires comme autant de figures de son désir et de son émotion d’être unie à Aza. Le discours mémoratif de Zilia est une manière de rendre l’absent présent, de visualiser Aza dans un discours qui fait oublier sa toile signifiante pour s’effacer devant la chose même à laquelle il renvoie. C’est l’essence même de l’énargeia, que la tradition rhétorique latine appellera, de manière extrêmement significative pour 14
Graffigny, Lettres d’une Péruvienne, Lettre 18, p. 155. Perrine Galand, Le Reflet des fleurs. Description et métalangage poétique d’Homère à la Renaissance, Genève, Droz, 1994, p. 37. 16 P. Galand, Le Reflet des fleurs, p. 38. 15
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notre propos, evidentia. Pour Zilia, Aza est evidentia, en tant qu’image ineffaçablement greffée en elle, tellement elle est vive. La suite de la deuxième lettre en est une illustration : J’étais trop ignorante sur les effets de l’amour pour ne pas m’y tromper. L’imagination remplie de la sublime Théologie de nos cucipatas, je pris le feu qui m’animait pour une agitation divine, je crus que le soleil me manifestait sa volonté par ton organe, qu’il me choisissait pour son épouse d’élite : j’en soupirai, mais après ton départ, j’examinai mon cœur, et je n’y trouvai que ton image. Quel changement, mon cher Aza, ta présence avait fait sur moi! Tous les objets me parurent nouveaux ; je crus voir mes compagnes pour la première fois. Qu’elles me parurent belles! Je ne pus soutenir leur présence ; retirée à l’écart, je me livrais au trouble de mon âme, lorsqu’une d’entre elles vint me tirer de ma rêverie, en me donnant de nouveaux sujets de m’y livrer. Elle m’apprit qu’étant ta plus proche parente, j’étais destinée à être ton épouse, dès que mon âge permettrait cette union.17
Est-ce que Zilia a pu aimer autre chose qu’une image, dont la blancheur solaire et divine a dû l’éblouir comme dans un rêve? Deux années séparent la vision éblouissante du jour de l’union, qui est en même temps celui de la séparation. Deux années d’impatience à cause de l’extrême jeunesse de l’amante, qui retarde l’union. Est-ce que le discours mémoratif de Zilia est autre chose qu’un discours figuré composé dans le seul but de voir Aza et de vivre l’union ; bref, d’inscrire le sentiment amoureux dans le vif de l’écriture? Si la vision d’Aza, incarnation du Dieu-Soleil, est ineffaçable – enargeia, evidentia –, les quipos, en tant que figurations de l’union, sont indissolubles. Confortons encore notre hypothèse par un troisième fragment, dans la troisième lettre, qui s’achève sur ce qu’on pourrait appeler une ‘neardeath-experience’. Scène magnifique et très exceptionnelle dans la prose narrative du XVIIIe siècle, où le personnage-narrateur, au seuil de la mort, entre en extase, sort de lui-même, pour contempler ses proches comme un esprit planant sur les vivants : L’épuisement des forces anéantit le sentiment ; déjà mon imagination affaiblie ne recevait plus d’images que comme un léger dessin tracé par une main tremblante ; déjà les objets qui m’avaient le plus affectée n’excitaient plus en moi que cette sensation vague, que nous éprouvons en nous laissant aller à une rêverie indéterminée ; je n’étais presque plus. […] Cependant j’éprouvai que le penchant naturel qui nous porte durant la vie à pénétrer dans l’avenir, et même dans celui qui ne sera plus pour nous, semble reprendre de nouvelles forces au moment de la 17
Graffigny, Lettres d’une Péruvienne, Lettre 2, p. 116.
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perdre. On cesse de vivre pour soi ; on veut savoir comment on vivra dans ce qu’on aime. Ce fut dans un de ces délires de mon âme que je me crus transportée dans l’intérieur de ton Palais, j’y arrivais dans le moment où l’on venait de t’apprendre ma mort. Mon imagination me peignit si vivement ce qui devait se passer, que la vérité même n’aurait pas eu plus de pouvoir : je te vis, mon cher Aza, pâle, défiguré, privé de sentiments, tel qu’un lys desséché par la brûlante ardeur du Midi. L’amour est-il donc quelquefois barbare? Je jouissais de ta douleur, je l’excitais par de tristes adieux ; je trouvais de la douceur, peut-être du plaisir à répandre sur tes jours le poison des regrets ; et ce même amour qui me rendait féroce, déchirait mon cœur par l’horreur de tes peines.18
Aza et Zilia sont l’Alpha et l’Omega,19 fils et fille du Soleil, frère et sœur, mari et femme : ainsi le veut leur destin. Les séparer c’est les aliéner d’eux-mêmes.20 Zilia est Aza : ‘Non, la mort même n’effacera pas de ma mémoire les tendres mouvements de nos âmes qui se rencontrèrent, et se confondirent dans un instant’.21 Le désir de Zilia échappe à sa volonté, même après l’infidélité de son amant. Jamais elle ne pourra épouser un autre qu’Aza. Son union lui apparaît comme une évidence. Evidence qui informe tout le travail de réécriture auquel Zilia se livre dans les 17 premières lettres. Cette réécriture peut se lire comme une manière de venir à bout d’une douleur intolérable, une manière de vivre jusqu’au bout, étape par étape, la séparation. Réécriture d’un véritable traumatisme, informée doublement, par les figures iconique du nœud et rhétorique de l’évidence. Ce processus coïncide avec un voyage. Au terme de son périple, Zilia s’avoue vaincue par la douleur ; ses nœuds, imaginaires et/ou réels, touchent à leur fin : […] hélas! je vois la fin de mes cordons, j’en touche les derniers fils, j’en noue les derniers nœuds ; ces nœuds, qui me semblaient être une chaîne de communication de mon cœur au tien, ne sont déjà plus que les tristes objets de mes regrets. L’illusion me quitte, l’affreuse vérité prend sa place, mes pensées errantes, égarées dans le vide immense de l’absence, s’anéantiront désormais avec la même rapidité que le temps. Cher Aza, il me semble que l’on nous sépare encore une fois, que l’on m’arrache de nouveau à ton amour. Je te perds, je te quitte, je ne te verrai plus, Aza! Cher espoir de mon cœur, que nous allons être éloignés l’un de l’autre!22 18
Graffigny, Lettres d’une Péruvienne, Lettre 3, p. 120. Selon la lecture de Jean-Paul Schneider, ‘Les lettres d’une Péruvienne : roman ouvert ou roman fermé’, dans Vierge du Soleil/ Fille des Lumières, Strasbourg, 1989, p. 11. 20 ‘Ou quelle Puissance nous a séparés de nous-mêmes’, l.2, p. 117. 21 Graffigny, Lettres d’une Péruvienne, Lettre 2, p. 116. 22 Graffigny, Lettres d’une Péruvienne, Lettre 17. 19
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A la fin de la lettre 17, à l’endroit donc de la triple volte du roman, Zilia affronte la dure réalité de l’échec de sa réécriture, dans un cri de désespoir, qui coïncide avec la véritable ‘fin’ du récit. Les Lettres d’une Péruvienne sont le roman d’une enfant abandonnée, non par ses parents, mais par son amant, qui est en même temps son frère, son roi et l’incarnation d’un astre, l’Inca. L’intégration de Zilia dans cette unité profonde est voulue par la Divinité, elle devait être. Mais à la fin de la lettre 17, au bout du parcours de traduction imaginée de lettres antérieures, Zilia se rend à l’évidence : elle ne reverra pas Aza, elle est au bout de ses cordons. Cordons bien imaginaires, modalité de l’écriture qui permet de vivre l’union à laquelle elle était prédestinée dans une écriture substitutive. Les quipos sont donc à la fois fond et forme, l’un à travers l’autre, cellule génétique du texte et en même temps son argument fondamental.
SUR LACLOS APORIE NARRATIVE ET MÉTALEPSE PRÉFACIELLE DANS LES LIAISONS DANGEREUSES A Regina Bochenek-Franczakova Cracovie
L’histoire racontante ‘Toute œuvre, tout roman raconte, à travers la trame événementielle, l’histoire de sa propre création, sa propre histoire.1 Ce propos de Todorov a été plus souvent cité qu’étudié. Il renferme un défi qu’on n’a jamais sérieusement relevé : c’est de faire une large enquête sur le roman du XVIIIe siècle pour en constater le bienfondé. D’autre part, a-t-on réellement besoin d’une recherche en profondeur pour constater le caractère hyperbolique de l’idée de Todorov ? Il est évident que tout roman ne contient pas l’histoire de sa propre création. Toujours est-il que le nombre semble être suffisamment considérable pour permettre qu’on isole dans le Tout une Partie qui réponde à la définition todorovienne d’une ‘histoire racontée’ contenant, ce qu’il appelle l’‘histoire racontante’.2 Todorov fait son constat à partir du roman de Laclos, qui semble parfaitement l’illustrer. Madame de Rosemonde apparaît comme la figure pivotale entre histoire racontée et histoire racontante : elle récupère les lettres de la marquise, celles de Tourvel que lui adresse Mme de Volanges ; elle demande à Danceny sa correspondance avec Cécile et ce dernier l’envoie immédiatement. Ainsi se constitue le recueil que nous lisons, sous le titre des Liaisons dangereuses.3 Première publication : ‘Aporie narrative et métalepse préfacielle dans le roman du XVIIIe siècle’, in Marc Escola, Jan Herman, Lucia Omacini, Jean-Paul Sermain, Paul Pelckmans (éds), La Partie et le Tout. La composition du roman, de l’âge baroque au tournant des Lumières (Actes des Colloques de Paris, Bruxelles et Venise, automne 2008), Louvain-Paris-Walpole, Peeters, 2011, coll. La République des Lettres 46, p. 73-84. 1 2 3
Tzvetan Todorov, Littérature et signification, Paris, Larousse, 1967, p. 49. T. Todorov, Littérature et signification, p. 49. T. Todorov, Littérature et signification, p. 47.
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Ici encore, Todorov va un peu vite en besogne. Comment Mme de Rosemonde obtient-elle les lettres de Cécile à Sophie Carnay, qui constituent un des axes narratifs importants du recueil ? A y regarder d’un peu plus près, l’histoire racontante apparaît comme lacunaire et on peut même se demander si, au lieu de raconter la composition du recueil que nous lisons, elle ne raconte pas plutôt son impossibilité. N’admet-on pas un peu rapidement que le recueil composé par Mme de Rosemonde est celui que ses héritiers lèguent au rédacteur et que le recueil composé par ce rédacteur est le texte que nous lisons ? Est-ce vraiment cette histoire-là que l’histoire racontante narre? Dans les quelques romans du XVIIIe siècle que nous allons évoquer, nous allons nous heurter à des problèmes qu’on ne pourra pas ignorer si l’ambition est de composer un jour une Poétique du Roman à l’Âge classique. Ces problèmes peuvent être rassemblés sous le terme d’apories. De façon plus concrète, c’est de la métalepse qu’il sera question ici, qui est une forme particulière d’aporie. L’‘histoire racontante’ de Todorov, je l’appellerai pour ma part ‘récit génétique’.4 Un récit génétique n’est pas un genre. Il n’existe pas sans un autre récit auquel il s’imprime comme un filigrane. Le récit génétique raconte de façon achronique l’histoire de la composition du texte auquel il s’imprime. Ce filigrane est visible par transparence. On peut le lire ou ne pas le lire. Mais lire le filigrane d’un texte équivaut à admettre de nouvelles prémisses herméneutiques, autorisant des types de lecture parfois inattendus. Lire le filigrane n’est pas lire entre les lignes. C’est lire ce que le texte déclare explicitement sur sa propre composition, à des endroits stratégiques de son armature narratologique. Ces ‘lieux’ du filigrane sont la préface, l’incipit, le relais narratif et l’explicit du texte. Ce que la lecture du filigrane révèle en premier lieu, c’est que le début et la fin du récit, l’incipit et l’explicit, ne coïncident pas forcément avec le début et la fin de l’argument dont la narration n’est que le véhicule. Ce que le récit génétique remet fondamentalement en question, comme j’espère le montrer, c’est le cadre du récit, ses frontières. Le filigrane affecte les liminaires du texte où il se heurte au problème de la métalepse.
4 Voir Jan Herman, Le récit génétique au XVIIIe siècle, Oxford, Voltaire Foundation, SVEC, 2009.
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Le Récit génétique L’histoire racontante des Liaisons dangereuses, le récit génétique du roman donc, commence sans doute plus tôt que dans le cabinet de la vieille Rosemonde. Je ne suis pas sûr que l’histoire racontée et l’histoire racontante s’enchaînent dans une suite logique, comme le voit Todorov pour qui l’une commence où l’autre s’achève. Je pense que l’une s’imprime à l’autre comme un filigrane. Il s’agit d’abord de prendre au sérieux la métaphore du récit dit ‘génétique’. L’histoire racontante, où commence-t-elle ? Quelle est en d’autres termes la cellule génétique du texte, d’où émane l’écriture ? Dans sa fameuse lettre autobiographique, Mme de Merteuil déclare qu’elle est ‘son propre ouvrage’. Mme de Merteuil se donne pour un être sans géniteur, auto-explicatif, qui s’est créé lui-même. Il me semble que le récit génétique de ce roman surgit de l’explosion de cette cellule génétique embryonnaire, où se produit à un moment donné une faille : Mme de Merteuil ne peut rester son propre ouvrage et être suffisante à elle-même que dans le silence, c’est-à-dire si elle se résout, comme elle se le promet d’ailleurs, de ne jamais écrire. Et pourtant elle écrit, à Valmont. L’être parfait, auto-explicatif, qui ne pouvait exister que dans le silence, a eu besoin d’être admiré dans sa génialité et s’est extraverti par l’écriture. C’est la décision de rompre le silence qui génère le livre. Ce processus initiateur du geste littéraire se produit ici au fond de la diégèse même : rompre le silence auquel Mme de Merteuil était pourtant appelée, fait apparaître une première correspondance, à laquelle d’autres s’ajouteront selon le parcours esquissé par Todorov. Le récit existe parce que Mme de Merteuil est sortie de la silencieuse unité de la fille qui est sa propre mère. La lecture du filigrane fait apparaître que le début génétique du récit ne coïncide pas avec le début narratif. Le début génétique s’écrit au fond de l’œuvre, où se nourrit une force énergétique explosive, qui fait surgir le texte du silence qui existait avant lui. Le récit génétique surgit comme le produit d’une performance. Le récit naît donc d’une parole performative. Le roman du XVIIIe siècle m’apparaît en effet comme un réservoir d’énergie narrative qu’un narrateur a à gérer. Nul mieux que le chevalier des Grieux ne possède cet art du récit. Chemin faisant, il n’a jamais cessé de raconter son aventure : à Tiberge (‘Je lui fis l’entière confidence de ma passion’), au frère de Manon (‘Je lui montrais ma bourse en lui expliquant mon malheur et mes craintes’), au supérieur de Saint-Lazare (‘Je lui fis un récit abrégé de la longue et insurmontable passion que j’avais pour Manon’), à M. de T. (‘Je m’expliquai naturellement avec lui et pour
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échauffer ses sentiments naturels, je lui parlai de ma passion et du mérite de ma maîtresse’), etc. Il semble donc que le chevalier raconte son histoire à qui veut l’entendre. S’il est vrai que la diégèse de Manon Lescaut est une véritable ruche bourdonnante, où l’histoire de Manon et du chevalier est racontée cinq ou six fois, le lecteur ne lira toujours qu’une seule de ses versions du récit, celle que le marquis de Renoncour couche par écrit. Chaque narration, qu’elle soit orale ou écrite, est une manière d’imposer silence à toutes les versions antérieures de l’histoire, qu’elle emboîte et qui sont ramenées par l’acte narratif suivant à un discours narrativisé : ‘Je lui fis un récit abrégé de la longue et insurmontable passion que j’avais pour Manon’, par exemple. Narrer, c’est gérer la frondaison narrative, c’est élaguer l’arbre généalogique des versions que le récit produit de lui-même. De ces versions antérieures, réduites au silence, le récit que nous lisons contient les traces, les cicatrices textuelles d’un élagage. Et c’est la succession de ces traces que j’appelle le filigrane du texte. Un récit est une construction économique, contenant les cicatrices des opérations que cette économie a rendues nécessaires. La lecture du filigrane de La Vie de Marianne (1731-45) conduit à de tout autres résultats. L’arbre généalogique des versions y est mal élagué. La frondaison narrative est en effet très abondante dans ce roman. Le lecteur a droit à différentes versions presque identiques de l’incipit qui est répété cinq ou six fois dans le roman. On pourrait arguer de la périodicité irrégulière qui a caractérisée la publication de ce roman pour expliquer ce manque d’économie narrative, mais il n’est pas sûr que ce soit là une explication suffisante. Il y aurait sûrement d’autres scènes à rappeler aux lecteurs qui auraient perdu le fil du récit que la scène du début qu’on n’oublie pas si facilement. Le premier fragment qu’on citera se trouve dans la quatrième partie : Il n’y a qu’à considérer qui je suis. Je vous ai déjà dit que j’ai perdu mon père et ma mère: ils ont été assassinés dans un voyage dont j’étais avec eux, dès l’âge de deux ans ; et depuis ce temps, voici, monsieur, ce que je suis devenue. C’est la sœur d’un curé de campagne qui m’a élevée par compassion. Elle est venue à Paris avec moi pour une succession qu’elle n’a pas recueillie ; elle y est morte, et m’y a laissée seule sans secours dans une auberge. Son confesseur, qui est un bon religieux, m’en a tirée pour me présenter à M. de Climal, votre oncle ; M. de Climal m’a mise chez une lingère, et m’y a abandonnée au bout de trois jours, etc.5
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Marivaux, La Vie de Marianne, éd. F. Deloffre, Paris, Gallimard, 1957, p. 194.
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Ce début, Valville le répétera à son tour, dans la cinquième partie, en redisant presque textuellement ce sur quoi le lecteur est parfaitement renseigné dès la première page du roman et sans qu’il y ait nécessité d’une répétition aussi explicite et détaillée.6 Un discours narrativisé aurait parfaitement fait l’affaire, mais Valville déroge au principe de l’économie narrative : Ah! Ma chère cousine, répondit-il en embrassant ses genoux, au nom de tout ce que vous avez de plus cher, sauvez-moi la vie, il n’y va pas de moins pour moi ; je vous en conjure par toute la bonté, par toute la générosité de votre cœur. Il est vrai, Mademoiselle a été quelques jours chez cette marchande ; elle a perdu son père et sa mère depuis l’âge de deux ans ; on croit qu’ils étaient étrangers, ils ont été assassinés dans un carrosse de voiture avec nombre de domestiques à eux, c’est un fait constaté ; mais on n’a jamais pu constater qui ils étaient ; leur suite a seulement prouvé qu’ils étaient gens de condition, voilà tout ; et mademoiselle fut retirée du carrosse dans la portière duquel elle était tombée sous le corps de sa mère ; elle a depuis été élevée par la sœur d’un curé de village qui est morte à Paris il y a quelques mois, et qui la laissa sans secours. Un religieux la présenta à mon oncle ; c’est par hasard que je l’ai connue, et je l’adore ; si je la perds, je perds la vie.7
Mais il faut en venir à l’aporie. Le manque d’économie, l’énergie narrative mal contrôlée, dans La Vie de Marianne n’en est pas vraiment une. Je ne l’ai signalée que comme prélude à des choses plus troublantes. La métalepse préfacielle Ce sur quoi la lecture du filigrane nous renseigne fondamentalement, me semble-t-il, est le cadre du récit, c’est-à-dire les liminaires qui le bornent et le clôturent. Le récit génétique remet en question les frontières du récit en ce que, dans un mouvement de bas en haut qui commence dans la diégèse même, à partir d’une cellule génétique, il se heurte tôt au tard au cadre du texte. Et ici, il sera une seconde fois question de la métalepse. La métalepse telle qu’elle est définie par G. Genette est un concept rhétorique qui dans sa forme minimale rejoint une discrète intrusion de l’auteur dans l’univers qu’il crée. L’exemple-type est un propos imaginaire prêté à Virgile qui dirait : ‘J’ai fait mourir Didon au chant IV de l’Enéide’, comme si l’auteur pouvait intervenir dans son texte et poignarder Didon. Cette métalepse de l’auteur n’est pas autre chose qu’une figure rhétorique. Dans une publication plus récente, G. Genette propose 6 Notons que la Quatrième partie de La Vie de Marianne parut en mars-avril 1736 et la Cinquième quelques mois plus tard, en septembre 1736. 7 Marivaux, La Vie de Marianne, p. 266.
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de ‘réserver désormais le terme de métalepse à une manipulation de [la] relation causale particulière qui unit l’auteur à son œuvre, ou plus largement le producteur d’une représentation à cette représentation ellemême.8 Dans sa discussion avec G. Genette, Marie-Laure Ryan distingue entre la métalepse rhétorique de G. Genette et la métalepse ontologique, distinction qu’il n’est pas inutile pour notre propos de rappeler : [la métalepse rhétorique] permet à un niveau diégétique de faire intrusion dans un autre niveau, mais l’opération n’a rien de contaminant, car elle respecte la différence des niveaux. Elle ouvre une petite fenêtre sur un autre monde, mais elle la referme aussitôt. C’est cette situation que j’appelle métalepse rhétorique. […] Il en va tout autrement de la métalepse ontologique. Sa description est due principalement à Brian McHale, qui s’inspire des travaux de Douglas Hofstadter sur les ‘boucles Etranges’ et les ‘Hiérarchies Enchevêtrées’. La métalepse ontologique est plus qu’un clin d’œil furtif qui perce les niveaux, c’est un passage logiquement interdit, une transgression qui permet l’interpénétration de deux domaines censés rester distincts.9
C’est surtout ce dernier trait qui nous intéressera ici : l’interpénétration de deux domaines censés rester distincts. Ce phénomène se produit constamment dans les préfaces de romans du XVIIIe siècle et il y est si envahissant qu’il risque de passer inaperçu. Revenons donc aux Liaisons dangereuses. Le recueil généré dans la diégèse même est-il celui que nous lisons ? En d’autres termes, est-ce que le récit génétique qui commence dans la diégèse peut être continué au niveau de la production réelle du texte ? Une réponse affirmative relèverait de l’impossibilité logique. Pour peu qu’on veuille prescrire à la lecture du récit génétique les bornes de la logique, il n’y a que deux options : ou bien le lecteur est ravalé au niveau de la diégèse et est luimême personnage dans la fiction, ou bien les personnages sont élevés au niveau du lecteur et sont donc réels. L’illusion romanesque consiste évidemment à mettre en avant la deuxième option : le livre produit est le livre réel et Mme de Rosemonde, Valmont, Cécile… sont dès lors également des personnes réelles. Mais l’histoire que relate le filigrane des Liaisons dangereuses est tout autre. Elle nous dit que le recueil qui s’est constitué dans la diégèse précisément n’est pas celui que nous lisons. Le récit génétique, lisible en 8 Gérard Genette, ‘De la figure à la fiction’, in John Spier et Jean-Marie Schaeffer (éds), Métalepses, Paris, Editions de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 2005, p. 25. 9 Marie-Laure Ryan, ‘Logique culturelle de la métalepse’, in John Pier et Jean-Marie Schaeffer (éds), p. 207.
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filigrane, raconte l’histoire d’une faille. Le livre que nous lisons intègre les lettres de Cécile à Sophie Carnay ; le roman composé dans la diégèse ne les intègre pas et on ne voit d’ailleurs pas comment il aurait pu les intégrer. Le narrateur invisible du récit génétique souffle chaud et froid à la fois : il explique la possibilité du texte en même temps qu’il en souligne l’impossibilité. Et ce faisant, il déjoue la métalepse. Typologie du récit génétique Notre promenade dans le paysage romanesque du XVIIIe siècle a été trop courte pour risquer une typologie du récit génétique. Mais on peut dégager d’ores et déjà les critères à partir desquels une telle typologie pourrait s’élaborer. Un récit génétique peut être continu et tracer une genèse lisse et ininterrompue, ou il peut au contraire présenter un parcours génétique discontinu, interrompu. Sur le plan ontologique, secundo, un récit génétique peut être conjonctif ou disjonctif. Un récit génétique conjonctif couvre deux univers ontologiques distincts, il continue la genèse textuelle au-delà des confins de la diégèse pour la catapulter dans la réalité du lecteur. Un récit génétique disjonctif en revanche limite la genèse textuelle à la diégèse même. A partir de ces deux critères, on peut distinguer deux cas de figures majeurs. Un récit génétique ne peut être continu qu’à condition d’être disjonctif, c’est-à-dire de confiner la genèse du texte par les bornes diégétiques. Inversement, un récit conjonctif ne saurait être que discontinu, interrompu, coupé. Je voudrais illustrer ces deux positions par deux récits qui se ressemblent beaucoup. L’Histoire de Miss Jenny (1764) de Mme Riccoboni d’une part et les Mémoires d’Henriette-Sylvie de Molière (1671) de Mme de Villedieu d’autre part. La cellule génétique de ces deux récits est la justification. Ce qui motive la prise de la plume est le besoin de se justifier. Les narratrices se placent devant un tribunal. Cette justification est nécessaire parce que d’autres versions de l’histoire de Miss Jenny (Riccoboni) et de celle d’Henriette-Sylvie (Villedieu) courent le monde. Il s’agit de les contredire par un récit ‘véritable’. Il s’agit de couper les branches pourries de l’arbre généalogique du texte. Mais, se rapprochant par un acte de justification qui génère le récit que nous lisons, les deux romans diffèrent sur un point essentiel. Le récit justificateur de Miss Jenny n’est adressé qu’à une seule lectrice, l’ambassadrice comtesse de Roscomond, sans que le récit génétique fasse mention d’un cercle de lecteurs plus large. Dans son incipit, la narratrice déclare que jamais on ne l’entendra troubler les cendres de sa mère ‘par le récit
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public de ses malheurs’. Le récit génétique est donc continu mais disjonctif et arrête son processus génétique aux bords de la diégèse : le texte est destiné à rester manuscrit sans jamais accéder à l’impression. Le texte n’a pas été publié et aucune préface ne nous apprend s’il le fut et comment. Le récit génétique légitime l’existence du récit dans la diégèse même et crée une référentialité diégétique où la narration apparaît comme une création autonome et auto-explicative. Mais Mme Riccoboni n’éprouve aucun besoin de motiver l’existence réelle de son texte. On a paradoxalement affaire à un roman qui n’a pas été imprimé. Ce paradoxe n’est pensable que dans un régime de fiction où l’illusion produite sur le lecteur est indépendante du statut du texte réel. C’est une modalité très avancée de l’illusion romanesque, qui se passe de préface et qu’on voit surtout se développer dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. L’illusion est autonome ; elle n’a pas besoin d’une pente douce qui fasse glisser le lecteur dans l’illusion. Dans l’autre récit, les Mémoires d’Henriette-Sylvie de Molière de Mme de Villedieu, la cellule génétique est de nouveau la justification. L’incipit rend parfaitement claire la rhétorique judiciaire au sein de laquelle se développe et se légitime l’écriture : Ce ne m’est pas une légère consolation, Madame, au milieu de tant de médisances, qui déchirent ma réputation partout, que votre Altesse désire que je me justifie.10
Il s’agit ici encore de contredire les fausses versions que l’histoire fait naître. La narration est une lutte contre la prolifération textuelle dont elle porte les traces. Or, ce récit est affublé d’une préface qui visiblement veut porter le récit sur la table du lecteur réel, ce qui est évidemment une des fonctions primordiales de la préface. Le récit génétique est conjonctif. Cette ‘préface’ prend la forme d’un fragment de lettre. On peut admettre que l’auteur de cette lettre-préface est une femme. L’épistolière raconte qu’elle mène avec elle une dame à Toulouse. Cette dame brûle de revoir Paris, mais l’épistolière refuse, en badinant, de s’arrêter dans ‘une ville où j’ai eu la folie de consentir qu’on me fît imprimer’.11 Qui parle dans cette lettre-préface ? Rien n’est sûr. Est-il bien certain que ce soit Henriette-Sylvie ? A la fin de son récit, celle-ci avait déclaré qu’elle s’était retirée dans un couvent à Cologne où elle est heureuse ; 10 Madame de Villedieu, Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière, éd. R. Démoris, Paris, Desjonquères, 2003, p. 43. 11 Villedieu, Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière, p. 42.
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quelles affaires pourraient la rappeler soudain à Toulouse ?12 Ou, autre hypothèse, la narratrice Henriette-Sylvie est-elle peut-être cette dame qui accompagne l’épistolière à Toulouse? Rien n’est clair dans cette étrange ‘Lettre-préface’. Qui parle ? De quoi ? D’un livre assurément. Ou plutôt du besoin qu’a ce livre d’une préface. Le destinataire du ‘Fragment de lettre’ est vraisemblablement quelqu’un qui parle au nom d’un libraire et qui avait sollicité en son nom une préface au livre qui s’imprime actuellement à Paris. Le livre que nous tenons entre les mains n’est pas précédé d’une vraie préface, qui n’a finalement pas été écrite. Et faute de préface, on a affublé le récit d’un fragment de correspondance entre l’agent d’un libraire et une épistolière dont ni le statut ni l’identité ne sont clairement établis. Il y a une coupure dans le récit génétique. Et c’est au prix de cette coupure que le récit génétique peut couvrir deux univers ontologiquement distincts. La coupure rend le récit indécidable. Le récit génétique couvre deux univers logiquement distincts, mais il est discontinu, ce qui rend le statut ontologique du texte dont on parle problématique : à la rigueur il pourrait être un roman. Deuxième cas de figure donc: si le récit génétique est conjonctif, couvrant deux univers ontologiques, il est nécessairement discontinu, coupé. Ce deuxième cas de figure témoigne d’un autre régime de l’illusion narrative, où l’auteur se sent tenu à motiver la publication réelle de son texte. Le lecteur est entrainé doucement et presque imperceptiblement dans la fiction. Mais l’illusion ne transgresse pas les bornes de la logique, la coupure du processus génétique le protège contre la métalepse. La comparaison de Miss Jenny de Mme Riccoboni et des Mémoires de la vie d’Henriette-Sylvie de Molière nous met donc en présence de deux cas de figures : le récit génétique est continu à condition d’être disjonctif/ il est conjonctif à condition d’être discontinu. Entre ces deux cas de figures il y a la métalepse qui fait exister le texte né dans la diégèse dans la réalité du lecteur. Donnons pour exemple de cette métalepse préfacielle les Mémoires de madame la marquise de Fresne (1701) de Courtilz de Sandras. Une fois de plus la cellule génétique est la justification : Au reste je me devais cette histoire à moi-même, pour faire voir, non seulement quel a été le sujet de la jalousie de monsieur de Fresne, mais
12 Voici le début du ‘Fragment de lettre’: J’amène avec moi une belle dame que vous connaissez et qui me menace de me faire aller bien plus loi ; Elle a une étrange démangeaison de se revoir à Paris, mais je doute qu’elle puisse obtenir sur moi de me faire faire ce pas-là, outre que mes affaires me rappelleront bientôt à Toulouse’.
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encore que, pour avoir été entre les mains d’un corsaire pendant beaucoup de temps, je n’en ai pas moins eu de sagesse.13
Une fois de plus, le récit est composé pour contredire des versions rivales de l’histoire qu’on lit tantôt en filigrane tantôt en clair. Mme de Fresne a été vendue par son mari à un corsaire et cette aventure a couru le monde. Comme dans l’Histoire de Miss Jenny, le récit est adressé à un seul lecteur, Monsieur de Fresne : ‘Je souhaite que monsieur de Fresne lise ceci, afin que la première fois qu’il s’entendra dire ses vérités, il lui prenne ainsi quelque remords qui produise le même effet’.14 Le récit génétique est donc continu et intègre la publication. Cette publication doit produire son effet dans la diégèse, par la conversion de Monsieur de Fresne. Mais le récit génétique est en même temps conjonctif : pour que Monsieur de Fresne soit converti et Mme de Fresne justifiée dans la diégèse, il faut que le récit soit réellement publié. M. de Fresne est parmi les lecteurs réels qui liront le livre. Il y a métalepse. Marivaux s’est parfaitement bien rendu compte du problème fondamental que pose la création de l’illusion dans le roman du XVIIIe siècle, en emboitant deux récits génétiques qui répondent à nos deux cas de figures non métaleptiques. Voici le premier, dans l’incipit du manuscrit de Marianne : ‘Quand je vous ai fait le récit de quelques accidents de ma vie, je ne m’attendais pas ma chère amie, que vous me prieriez de la donner toute entière et d’en faire un livre à imprimer’.15 Le récit de Marianne était d’emblée destiné à être publié. Il était l’objet d’un récit génétique complet – oralité, scripturalité, impression – et continu mais qui, à cause de cette continuité même, ne peut inscrire la publication que dans la diégèse même, de façon disjonctive. C’est le premier cas de figures. Or, faire sortir le texte de la diégèse où il prend sa naissance et le poser sur la table du lecteur réel ne peut se faire, si l’on veut éviter la trangression métaleptique, que par une coupure. Le topos du manuscrit trouvé, effectue cette coupure. Dans La Vie de Marianne, la publication ‘effective’ du texte s’effectue par un deuxième récit génétique, qui a subi la coupure du manuscrit trouvé. On le trouve au début de la section intitulée ‘Première partie’ : ‘Avant que de donner cette histoire au public, il faut lui apprendre comment je l’ai trouvée’.16 Manuscrit trouvé, coupure, 13 Courtilz de Sandras, Mémoires de madame la marquise de Fresne, Amsterdam, 1701, p. VII. 14 Courtilz de Sandras, Mémoires de madame le marquise de Fresne, p. VII. 15 Marivaux, La Vie de Marianne, p. 8. 16 Marivaux, La Vie de Marianne, p. 7.
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qui insécurise le texte en le rendant indécidable : rien ne garantit que le texte ne soit pas un roman. C’est le deuxième cas de figure. Deux cas de figure que sépare la métalepse, c’est-à-dire la transgression par interpénétration de deux domaines censés rester distincts. Ce que j’appellerais volontiers la ‘métalepse préfacielle’, c’est le couteau de Cortazar. Dans le récit ‘Continuité des parcs’, cet auteur argentin raconte l’histoire d’un lecteur de roman si profondément plongé dans l’univers diégétique du roman qu’il est lui-même assassiné par le meurtrier qui est le héros de ce roman.17 C’est ce couteau de Cortazar qui sépare deux modalités fondamentalement différentes de l’illusion romanesque : primo, le récit qui explique dans sa diégèse l’existence d’un livre que le lecteur ne lit pas tel quel ; secundo, le récit qui pose sur le pupitre du lecteur le texte qu’il fait naître dans sa propre diégèse mais qui est un livre indécidable. Ce couteau de Cortazar, la métalepse préfacielle, est une figure pivotale de l’illusion romanesque au XVIIIe siècle.
17 Julio Cortazar, ‘Continuités des parcs’, dans Nouvelles 1945-1982, trad. L. GuilleBataillon e.a., Paris, Gallimard, 1993, p. 269-270.
SUR LACLOS LA MARQUISE DE MERTEUIL: UN PERSONNAGE EN QUÊTE D’AUTEUR A David Martens Louvain
Mme de Merteuil, Narcisse romancier ‘Je suis mon propre ouvrage’ déclare Mme de Merteuil dans sa lettre autobiographique, affirmant par une formule lapidaire ce qu’elle prend pour son autonomie, sa liberté, son indépendance et ce qui, en réalité, n’est que son désir d’être confirmée dans cette liberté et cette indépendance. La liberté absolue n’existe pas sans l’Autre. Le cri d’autonomie a besoin d’être entendu, capté par une oreille, renvoyé par un écho. Suppression et en même temps appel de l’Autre, la formule, dans son obliquité, installe la marquise en auteur d’un livre qui a besoin d’être lu. Il n’y a pas loin de Mme de Merteuil à Rétif : ‘Je suis un livre vivant. Oh mon lecteur, lisez-moi’.1 Voilà un problème fondamental, qui fait de la libertine une figure tragique : elle a eu besoin de s’écrire pour être ‘reconnue’. Dans la formule même qui consacre son autogenèse, elle consigne sa propre destruction. Le dire est fatal au dit. Que le danger des liaisons n’affecte pas seulement le rapport entre les sexes mais aussi l’écriture épistolaire, on l’a souvent dit. La précaution de ne jamais écrire, à laquelle la Merteuil fait une enfreinte fatale dans sa correspondance avec Valmont, ne l’empêche pas de construire autour d’elle un univers romanesque, où elle figure comme protagoniste ou témoin, mais dont l’écriture est abandonnée à d’autres, c’est-à-dire aux personnages mêmes. L’aventure de Cécile et de Danceny est un roman épistolaire en quelque sorte organisé et dicté à distance par la Merteuil. Valmont lui-même n’est dans ce processus que personne interposée facilitant aux personnages mis en scène par la marquise l’apprentissage de Première publication : ‘Un personnage en quête d’auteur. Sur quelques suites romanesques des Liaisons dangereuses’, in Europe no 885-886 (janvier-février 2003), p. 128-147. 1
Rétif, Dernière aventure d’un homme de quarante-cinq ans (1783).
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l’écriture épistolaire (et du langage obscène), nécessaire à l’existence de leur ‘roman’: Ayant donc trouvé hier votre pupille occupée à lui écrire, et l’ayant dérangée d’abord de cette douce occupation pour une autre plus douce encore, je lui ai demandé, après, de voir sa lettre ; et comme je l’ai trouvée froide et contrainte, je lui ai fait sentir que ce n’était pas ainsi qu’elle consolerait son amant, et je l’ai décidée à en écrire une autre sous ma dictée ; où, en imitant du mieux que j’ai pu son petit radotage, j’ai tâché de nourrir l’amour du jeune homme, par un espoir plus certain.2
La navette épistolaire organisée par Valmont et la Merteuil entre Cécile et Danceny, ainsi que l’interception de leurs lettres par Mme de Volanges participent à l’intrigue des Liaisons dangereuses. Mais dans ce roman par lettres s’en compose un autre, pensé par la Merteuil et catalysé par Valmont, où la marquise met en scène des personnages de sa fabrication, en guidant leurs pas et leurs pensées par l’entremise de Valmont. En voici un autre témoignage : Vraiment oui, je vous expliquerai le billet de Danceny. L’événement qui le lui a fait écrire est mon ouvrage, et c’est, je crois mon chefd’oeuvre. Je n’ai pas perdu mon temps depuis votre dernière lettre, et j’ai dit comme l’architecte athénien : ‘Ce qu’il a dit, je le ferai’. Il lui faut donc des obstacles à ce beau héros de roman, et il s’endort dans la félicité! Oh! Qu’il s’en rapporte à moi, je lui donnerai de la besogne ; et je me trompe, ou son sommeil ne sera plus tranquille. Il fallait bien lui apprendre le prix du temps, et je me flatte qu’à présent il regrette celui qu’il a perdu. Il fallait, dites-vous aussi, qu’il eût besoin de plus de mystère ; eh bien! Ce besoin-là ne lui manquera plus.3
On connaît le projet de la Merteuil. Elle confie à Mme de Volanges son soupçon qu’entre Cécile et son maître de musique se développe une liaison dangereuse.4 Les lettres se découvriront. L’amant sera éloigné et l’amante rapprochée de Valmont qui, au château de la Rosemonde, lui fera les leçons que l’on sait. Si l’on peut voir en Valmont, non seulement le mauvais confident, mais également le ‘rédacteur’ d’un roman qu’on pourrait intituler Les Amours de Cécile de Volanges et du chevalier de Danceny, la Merteuil, double de Laclos, en est certainement l’auteur caché. ‘Ce nouveau roman 2 Les Liaisons dangereuses, éd. Catriona Seth, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2011, Lettre CXV. 3 Laclos, Les Liaisons dangereuses, Lettre LXIII. 4 Laclos, Les Liaisons dangereuses, Lettre LXIII.
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mérite tous vos soins’, déclare-t-elle dès la deuxième lettre, où elle esquisse devant Valmont un canevas d’intrigue en l’instruisant du rôle qu’il aura à y jouer. ‘J’ai besoin de vous. Il m’est venu une excellente idée, et je veux vous en confier l’exécution’.5 Cette ‘excellente idée’ est l’embryon, la cellule génétique, du roman par lettres dont la Merteuil est l’‘auteur’. Plusieurs éléments du roman confortent cette lecture. La marquise connaît mieux Cécile et Danceny que ceux-ci ne se connaissent eux-mêmes et elle les façonne conformément à un plan préétabli : Tous deux sont en adoration vis-à-vis de moi. La petite surtout a grande envie de me dire son secret ; particulièrement depuis quelques jours je l’en vois vraiment oppressée et je lui aurais rendu un grand service de l’aider un peu : mais je n’oublie pas que c’est une enfant, et je ne veux pas me compromettre. Danceny m’a parlé un peu plus clairement ; mais, pour lui, mon parti est pris, je ne veux pas l’entendre.6
Dans la suite de cette lettre, la marquise envisage même de faire de Cécile son élève, de façonner son esprit au libertinage, bref d’en faire ‘son ouvrage’. Il est vrai qu’exceptionnellement la Merteuil se transforme en épistolière, en devenant la confidente de Cécile. La très imprudente lettre CV, où elle reproche à Cécile que ‘ce qui fait venir l’esprit aux filles semble au contraire (le lui) ôter’ est une exhortation pure et simple à s’abandonner à Valmont de bon cœur. Ici encore la Merteuil fait miroiter devant Cécile une image romanesque : ‘Et vous, de votre côté, vous voulez garder votre sagesse pour votre amant (qui n’en abuse pas) ; vous ne chérissez de l’amour que les peines, et non les plaisirs! Rien de mieux, et vous figurerez à merveille dans un roman’7. Mais en prétendant arracher Cécile à un mauvais roman d’amour, où celle-ci s’impose le mauvais rôle, la Merteuil transpose sa pupille dans l’univers, combien pervers, d’un roman libertin et érotique qu’elle orchestre elle-même. Cette lettre CV, qui aurait pu compromettre la marquise aux yeux de me M de Volanges et qu’elle est forcée d’écrire pour conjurer les maladresses commises par Valmont, n’est pourtant pas destinée à entrer en circulation. Aussi la marquise prend-elle quelques précautions : ‘il ne faut pas que vous gardiez cette lettre ; et j’exige de vous de la remettre à Valmont aussitôt que vous l’aurez lue’.8 La Merteuil prend soin d’inclure 5 6 7 8
Laclos, Les Laclos, Les Laclos, Les Laclos, Les
Liaisons Liaisons Liaisons Liaisons
dangereuses, dangereuses, dangereuses, dangereuses,
Lettre II. Lettre XX. lettre CV. lettre CV.
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cette dangereuse missive dans une lettre à Valmont en lui rappelant son ancien code épistolaire ‘de ne rien laisser entre ses mains qui puisse nous compromettre’.9 Dans leurs Préfaces respectives, le Rédacteur et l’Editeur des Liaisons dangereuses ont beau affirmer, l’un l’authenticité des lettres, l’autre leur fictionnalité, le récit n’en est pas moins habité de plusieurs projets d’écriture, romanesques et autres. La Merteuil n’envisage-t-elle pas la rédaction des Mémoires de Valmont : ‘ce sera enfin une rouerie de plus à mettre dans vos Mémoires : oui, dans vos Mémoires, car je veux qu’ils soient imprimés un jour, et je me charge de les écrire’.10 Elle n’oubliera pas d’observer l’anonymat le plus impenétrable, bien entendu. La mise en scène de l’accueil du chevalier de Belleroche dans la petite maison prend elle aussi des allures ‘romanesques’; roman dont la Merteuil est ici encore à la fois metteur en scène et personnage, s’interdisant toutefois l’écriture. Pendant que la marquise est occupée à lire ‘un chapitre du Sopha, une lettre d’Héloïse et deux contes de La Fontaine’, l’amoureux arrive à sa porte: Mon Suisse la lui refuse, et lui apprend que je suis malade : premier incident. Il lui remet en même temps un billet de moi, mais non de mon écriture, suivant ma prudente règle. Il l’ouvre, et y trouve de la main de Victoire : ‘A neuf heures précises, au Boulevard, devant les cafés’. Il s’y rend ; et là, un petit laquais qu’il ne connaît pas, qu’il croit au moins ne pas connaître, car c’était toujours Victoire, vient lui annoncer qu’il faut renvoyer sa voiture et le suivre. Toute cette marche romanesque lui échauffait la tête d’autant, et la tête échauffée ne nuit à rien […].11
Dans cette scène digne de Vivant-Denon où la Merteuil imagine une comédie romanesque à laquelle elle participe autant comme personnage que comme metteur en scène, elle se rend invulnérable en s’interdisant l’écriture. Mais cette brillante romancière, comment a-t-elle pu oublier que l’écriture l’expose à être à son tour pensée, imaginée, mise en scène par un autre? A devenir personnage de roman? La différence entre le roman de Danceny et Cécile et celui de Belleroche, imaginés l’un et l’autre par la Merteuil, tient au statut de l’écriture : auteur d’un roman par lettres, la Merteuil peut se mettre à l’abri du regard du lecteur ; auteur d’un roman-mémoires, où le narrateur est personnage parlant de lui-même recourant à un mode d’écriture rétrospectif 9
Laclos, Les Liaisons dangereuses, lettre CVI. Laclos, Les Liaisons dangereuses, lettre II. 11 Laclos, Les Liaisons dangereuses, lettre X. 10
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et souvent narcissique d’événements passés, elle affirme au contraire son besoin de se dire, d’exister dans et par l’écriture. L’écriture sera pièce à conviction dans une autre histoire, à laquelle la Merteuil ne pourra plus se soustraire puisqu’elle s’y est d’emblée inscrite, comme écriture. Au début est l’écriture ; l’acte d’écriture transforme l’individu en personnage. En définitive, pour Mme de Merteuil, écrire un roman c’est conjurer le danger de devenir à son tour personnage d’un autre roman. Etre ‘auteur’ d’un roman, d’un vrai roman, c’est faire en sorte que ce dernier s’écrit lui-même. Ecrire un roman, c’est ne pas l’écrire. Et, a fortiori, quand on est son propre ouvrage, il importe de ne pas l’écrire. La Merteuil ne peut affirmer son autonomie, sa liberté, son autogenèse, son auctorialité par rapport à elle-même, que dans un type de texte qui se génère lui-même de l’intérieur. Aux endroits donc où dans Les Liaisons dangereuses la marquise de Merteuil s’érige en auteur, le roman de Laclos met en scène un paradoxe fondamental du roman du XVIIIe siècle : dans la vogue du récit par lettres, le genre romanesque affirme un dynamisme intrinsèque vers l’autonomie textuelle, vers l’assimilation de la fonction auctoriale par la diégèse même. Ce type de roman s’organise comme s’il n’avait pas été écrit, mais comme s’il s’était écrit. Le drame de la Merteuil est condensé dans une formule lapidaire qui dit sa propre impossibilité : pour être vraiment son propre ouvrage, la marquise aurait dû se taire, ou se faire écrire par d’autres. Son narcissisme l’entraîne dans le piège d’une écriture qui n’échappe jamais à elle-même. A la marquise de Merteuil, la parole autobiographique est fatale. Elle ne peut se dire qu’en courant l’énorme risque de se détruire dans cette superbe affirmation de soi. Cela est d’autant plus vrai pour l’histoire de Prévan, que c’est celle-là qui causera sa perte.12 Mme de Merteuil mise en roman Se faire dire par d’autres, se faire penser, c’est à ce sort que la marquise de Merteuil s’expose. Celle qui se croyait auteur – début, fin et moyen d’une autogenèse – est en réalité en quête d’auteur, de quelqu’un qui lui donne une existence (et une mort) qu’elle ne s’est pas donnée ellemême. Il semble que voilà la cellule génétique des suites aux Liaisons dangereuses, qui sont plus nombreuses que de n’importe quel roman du 12 Laclos, Les Liaisons dangereuses, lettre LXXXI à Valmont: ‘Quant à Prévan, je veux l’avoir et je l’aurai ; il veut le dire, et il ne le dira pas : en deux mots, voilà notre roman. Adieu’.
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XVIIIe siècle.13 Les suites ou continuations du roman de Laclos focalisent toutes sur la marquise. La Merteuil est, pour paraphraser Pirandello, un personnage en quête d’auteur, une romancière qui a besoin d’être romancée. Mais, d’abord, la Merteuil, ne peut-elle pas se soustraire au paradoxe de l’auto-écriture en recourant au journal intime, à l’écriture non destinée? C’est l’option retenue par Laurent De Graeve.14 Le jour même de la mort de Valmont, la marquise de Merteuil renonce à l’écriture épistolaire pour confier ses pensées secrètes au papier d’un journal intime, plusieurs fois interrompu et repris dans la même journée. La nouvelle de la mort de Valmont ‘est tombée ce matin, avec la neige’. L’écriture est nécessaire à la Merteuil, en ce que seul le contact avec le papier, même s’il est destiné à rester sans lecteur, l’éloigne du suicide. A l’aube du 8 décembre, Mme de Merteuil écrit: Je veux pleurer et je ne peux pas ; je veux crier et je ne peux pas ; que puis-je donc faire sinon écrire, écrire et témoigner? C’est du silence que naît la peur, c’est de la peur que naît la honte dont se nourrissent les suicides. La réponse est là, trois étages plus bas. Il suffirait d’ouvrir la fenêtre et de s’élancer avec grâce – trois pas de danse pour maculer ce blanc de mon plus beau sang. Je souffre tant de ne pas pouvoir souffrir. Je suis la sibylle qui veut mourir et qui ne peut pas. Je suis une erreur chronologique, un monstre anachronique, et alcoolique.15
Dans le roman de L. De Graeve, l’écriture, même si elle est destinée à ne jamais trouver d’écho, est indispensable à la Merteuil en ce que le contact avec le papier l’éloigne du suicide. Elle ne renoncera cependant à l’écriture de lettres qu’après en avoir écrit une dernière, la lettre CXXVI des Liaisons dangereuses, datée du 26 décembre, que Laclos n’a pas publiée. A qui cette ultime lettre pourrait-elle être adressée sinon à 13 On renvoie ici à l’article bien documenté de Michel Delon, ‘Les succès actuels des Liaisons dangereuses ou la mise à l’épreuve des Lumières’, in Op.cit. Revue de littérature française et comparée n° 11 (1998), p. 109-115. Les romans, tous récents, répertoriés et analysés par Michel Delon sont les suivants : Christiane Baroche, L’Hiver de Beauté, Gallimard, 1987 ; Marc Lambron, La Nuit des masques, Flammarion, 1990 ; Georges-Noël Jeandrieu, Les successions amoureuses, Seuil, 1990 ; Robert Margerit, Les Amants, Phébus, 1957 réédité en 1990 ; Hella Haasse, Une Liaisons dangereuse. Lettres de La Haye, Seuil, coll. Points, 1995 (1976 pour l’original néerlandais) ; Pascal Quignard, La Fin des Liaisons in Petits traités, 1996. Nous insisterons ici sur le moins récent Les Vrais Mémoires de Cécile de Volanges, Paris, Henri Goulet, 1926, roman anonyme attribué à Lucas de Peslouan et sur Laurent De Graeve, Le Mauvais genre, Monaco, Editions du Rocher, 2000. 14 Laurent De Graeve, Le Mauvais genre, Monaco, Editions du Rocher, 2000. 15 L. De Graeve, La Mauvais genre, p. 60-61.
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Cécile, la seule victime qui lui reste? Après Valmont, Mme de Tourvel vient de mourir elle aussi, épuisée et ayant reconnu sur le mouchoir que lui tend Cécile le monogramme de Valmont. C’est alors qu’elle comprend et qu’elle voit le visage de la Merteuil lui apparaître comme ‘l’auteur’ de son malheur. C’est alors qu’elle dit ‘Assez, j’en ai assez’.16 C’est de cette façon que la marquise, chez L. De Graeve, se figure la mort de sa rivale, comme son dernier roman. Mme de Tourvel, elle, sait pleurer, elle sait ce qu’aimer et haïr veulent dire : Mme de Tourvel pleure en silence, sans pouvoir s’arrêter, comme on se vide de son sang. Mme de Volanges cherche un mouchoir, fouille ses poches, n’en trouve pas. Cécile offre diligemment le sien. Mme de Volanges s’agenouille et essuie le visage de son amie, mais soudain le visage se contracte, les traits se durcissent, le regard ulcéré est méchant. Effrayée, Mme de Volanges qui croit à une nouvelle crise se réfugie dans les bras de Monsieur le Curé. Mme de Tourvel a immédiatement reconnu le monogramme de Valmont sur le mouchoir: le rouge aux joues, Cécile bafouille déjà ; elle ment, se contredit, se meurt, et, pour finir, s’évanouit. Contre toute attente, c’est mon visage à moi qui vient à l’esprit de Mme de Tourvel ; et tout s’éclaire ; en quelques secondes, elle revoit les six derniers mois de sa vie ; et tout s’enchaîne ; et tout s’explique : les hasards trouvent leur cause ; les mystères, leur solution, et les crimes, leur âme criminelle.17
Mme de Merteuil ne peut s’empêcher de fabuler, de s’imaginer le destin des autres, bouchant les innombrables trous du récit de Laclos. Car Les Liaisons dangereuses, c’est bien cela : un texte troué, ouvert à son début et à sa fin, s’exposant à des lectures nombreuses et à des suites possibles, elles aussi innombrables et tout cela à cause de l’absence d’un auteur qui aurait pu arrêter cette fuite, stabiliser ce récit qui se développe, et peut être développé, à partir d’une cellule génétique minimale, à partir de l’idée qu’a eue la Merteuil de faire jouer par Gercourt le rôle de personnage dans un roman de sa fabrication, mais qu’elle ne s’interdisait pas assez d’écrire. Dans la dernière lettre, la lettre CXXVI que Laurent De Graeve ajoute aux Liaisons dangereuses en fin lecteur qu’il est, la marquise envoie à Cécile un paquet de lettres. Ces lettres manquent au dossier de correspondances qui se rassemblent entre les mains de Mme de Rosemonde et que ses héritiers, aux dires du Rédacteur de Laclos, veulent voir publiées. Ces lettres manquantes rendent possible la publication des Liaisons 16 17
Laclos, Les Liaisons dangereuses, lettre CLXV, datée du 9 décembre. L. De Graeve, Le Mauvais genre, p. 69.
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dangereuses dans la version qu’on connaît, comblant la lacune laissée par Laclos, qui n’explique pas comment on avait pu obtenir les lettres de Valmont à Mme de Merteuil, son âme damnée. Mais d’autres Liaisons dangereuses sont possibles, d’autres versions de la même histoire, reconstruite à partir d’un autre dossier de lettres encore. Et d’autres trous peuvent être bouchés. Dans le très remarquable roman de Hella Haasse, Une Liaison dangereuse. Lettres de la Haye, la romancière hollandaise s’adresse directement à Mme de Merteuil, réfugiée en Hollande, en lui parlant d’elle-même : la Merteuil expliquée à ellemême par une femme de lettres qui la ‘lit’ à deux siècles d’intervalle.18 Une écriture à la deuxième personne s’impose ici comme la seule manière de donner à la Merteuil l’identité qu’elle cherche à voir confirmée.19 Manière magistrale de résoudre le paradoxe pragmatique de ‘je suis mon propre ouvrage’, où s’inscrit tout le drame de la Merteuil. Dans le passage qui suit, H. Haasse tire profit de la note au bas de la deuxième lettre des Liaisons dangereuses, où sont évoqués les antécédents de l’histoire : Valmont marqua le tournant de votre vie. Vous croyiez l’avoir, lui aussi, sous votre emprise ; dans la cent cinquante-deuxième lettre des Liaisons vous faites brièvement allusion à une faute grave dont Valmont se serait rendu coupable envers la cour, envers le roi? Crime de lèse-majesté? Conspiration? Haute trahison? […] Vous connaissiez le secret de Valmont, vous auriez pu le trahir. En réalité, il avait plus de pouvoir sur vous, parce que, en ce qui le concernait, vous étiez, pour la première et la dernière fois de votre vie, vulnérable.20
L’écriture est le seul acte qui la rend vulnérable. C’est aussi l’acte le plus fondamental, car faute d’être vue pour ce qu’elle était, la marquise a voulu se dire. Le conflit constitutif de la Merteuil est un partage entre le projet d’être auteur en s’effaçant, et le désir que la génialité de cet effacement soit rendue visible à au moins un regard, celui de Valmont. 18 Hella Haasse, Une Liaisons dangereuse. Lettres de La Haye, Paris, Seuil, 1995 pour la traduction. La version originale, intitulée, Een gevaarlijke verhouding. Daal-en-Bergse brieven. Roman, date de 1976 et a été éditée à Amsterdam, chez Querido. 19 Signalons, dans ce contexte, René Peter, La Dame aux repentirs. L’inspiratrice des Liaisons dangereuses, Paris, Librairie des Champs Elysées, 1939, biographie romancée de Laclos, très rarement citée, où le narrateur, en s’adressant à Madame de Montmaur qui aurait été le modèle de la marquise de Merteuil, recourt par moments au même mode d’écriture : ‘Christine, la matinée s’avance, vos papiers ne seront pas de sitôt mis en ordre. Ces vieilles lettres forment un jalonnement factice que votre imagination complète à son gré. Il est aussi plaisant à certaines heures de recomposer le passé que de faire un rêve d’avenir. En relisant tous ces billets, vous goûtez la précieuse volupté de vous caresser l’âme des souvenirs qui ne sont pas fidèles’. 20 H. Haasse, Une Liaison dangereuse, p. 31.
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La Merteuil est une figure qui se donne à lire et à écrire. Elle est au centre de toutes les suites romanesques des Liaisons dangereuses. Objet de lecture parce qu’elle pose le problème fondamental de l’écriture du moi ; objet d’écriture parce qu’elle n’existe qu’à travers le geste d’écriture de l’autre. C’est ce qui fait dire à Hella Haasse, magistralement : Pourquoi éprouvai-je le besoin de m’adresser à vous? Pourquoi faut-il que je couche sur le papier à l’intention de la créature imaginaire, fabriquée de toutes pièces que vous êtes, ce que j’ai cru lire entre les lignes, dans les lettres dont vous êtes, au gré de Laclos, tantôt l’auteur, tantôt le destinataire, tantôt l’objet? Pourrais-je, souhaiterais-je correspondre avec vous si vous existiez vraiment? Vous ne m’inspirez aucune sympathie, pas même de la pitié. Mais alors qu’êtes-vous donc pour moi, madame la marquise de Merteuil? Je crois bien que si vous me passionnez, si je me suis plongée dans l’analyse de votre personnage au point de m’imaginer apercevoir votre ombre dans un modeste parc du voisinage, si, enfin, j’ai voulu trouver des mots pour vous décrire, c’est parce que vous existiez déjà en moi, comme une image intérieure.21
Pour H. Haasse, la Merteuil est un être possible, qu’elle se plaît à imaginer, cherchant ses contours, son passé dans les interstices du roman de Laclos. Un être qui est possible parce que, paradoxalement, il est fiction. Détentrice d’un pouvoir de création des autres, la Merteuil a besoin d’être créée à son tour, dans la mesure même où le pacte autobiographique – ‘Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature; et cet homme sera moi’22 – entraîne sa destruction. C’est la fiction qui rend la Merteuil possible. Une première manière de la faire exister consiste apparemment à réduire la part d’arbitraire que toute écriture laisse dans un récit. L’arbitraire laisse une faille que l’imagination peut remplir et où le personnage peut se doter d’un passé, se montrer dans le non-dit. Un de ces arbitraires est l’éloignement du Président de Tourvel, occupé par un procès à Dijon. Et si ce procès était celui de la Merteuil? L’idée est amorcée dans le livre de Hella Haasse, pour qui les créanciers, héritiers de Monsieur de Merteuil qui n’avait pas eu d’enfants, habitent la Bourgogne, où est situé le domaine ancestral des Merteuil. C’est dans la faille du non-dit du texte que la Merteuil peut se dire, s’imaginer elle-même, impunément : La découverte de mes lettres, les rumeurs qui s’ensuivirent, réduisirent à néant les chances qu’avait mon projet de faire chanter le Président 21 22
H. Haasse, Une Liaison dangereuse, p. 38. C’est moi qui souligne. Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, incipit.
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de Tourvel en lui dévoilant les amours secrètes de son épouse – même maintenant qu’elle est morte.23
Une intrigue complémentaire rend la séduction de la Tourvel tout aussi nécessaire que celle de Cécile. Si par la première la Merteuil vise à ridiculiser Gercourt, la chute de la Présidente lui devient vitale : la lettre d’amour que Valmont doit lui apporter comme preuve à conviction de son triomphe lui donnera gain de cause dans son procès à Dijon. Dans le récit de Hella Haasse, Mme de Merteuil a droit à la parole, dans une série de lettres-journaux qui alternent avec celles que la romancière lui adresse. Dans cette ouverture imaginaire, créée par la romancière hollandaise, la marquise peut achever de se dire dans l’intimité d’un discours non destiné, continuant en quelque sorte la lettre LXXXI des Liaisons dangereuses. Elle y développe son goût pour les romans et son goût de se substituer à l’auteur : Je ne lisais jamais le même livre. Je créais de plus en plus mes propres romans, drames, nouvelles et essais dans la fréquentation d’amis, d’ennemis et d’amants. Aucune œuvre de fiction ne pouvait alors m’apporter ce qui me passionne le plus : l’effet soigneusement calculé ou brillamment improvisé, bref, la transformation de la réalité.24
Ce goût du fantasme ne l’a jamais quittée. Dans sa retraite, elle s’imagine d’autres Liaisons dangereuses. La continuation du roman, sa rectification ou son inversion, ce n’est pas la romancière qui se les imagine, c’est Mme de Merteuil elle-même : Imaginons que tout se soit passé d’une manière totalement différente? Que serait-il arrivé si, en cet après-midi estival de 17.., m’ennuyant dans un Paris abandonné par tout ce que la ville compte de gens intéressants, inquiète et furieuse de surcroît à propos du procès que les héritiers de mon défunt époux m’avaient intenté à Dijon (et qu’ils auraient sans doute gagné parce qu’ils s’étaient assuré les faveurs et l’assistance du jurisconsulte, le Président de Tourvel), si donc, je répète, l’idée m’était venue de porter d’avance25 un coup terrible à ce fâcheux […]. 23
H. Haasse, Une Liaison dangereuse, p. 157. Laurent De Graeve se souvient de ce passage quand il prête à son tour un projet de chantage à la Merteuil : ‘Le juge chargé de mon affaire n’avait pas encore été désigné. Avec toute l’étourderie dont j’étais capable, je suggérai le nom du Président de Tourvel. Monsieur le Ministre apprécia. Je vis à son petit sourire en coin que je venais d’ajouter un argument de poids à sa misogynie naturelle. Je n’ai jamais été assez jolie pour me permettre d’être idiote : si M. de Tourvel n’était guère reconnu pour son indulgence, sa très jeune femme, en revanche, était unanimement louée pour sa beauté ; et faire miauler Madame, c’était en quelque sorte pouvoir faire chanter Monsieur’. (L. De Graeve, Le Mauvais genre, p. 75-76). 24 H. Haasse, Une Liaison dangereuse, p. 68. 25 Ce passage est en italiques dans le texte, ainsi que les suivants.
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Supposons que je me sois déjà demandé plus tôt de quelle manière je pourrais amener Valmont à séduire Madame de Tourvel, qu’il m’avait dépeinte à plusieurs reprises comme un ‘objet’ totalement dépourvu de charme ; supposons que l’annonce du mariage de Cécile Volanges avec le comte de Gercourt m’ait indiqué la voie à suivre : vanter sur le ton badin au conquérant Valmont, déjà inactif depuis quelque temps, les charmes de la toute jeune fiancée et en même temps laisser entendre quelle bagatelle ce serait que de la séduire, tout cela dans l’espoir (qui fut détrompé) que Valmont, aiguillonné par mon ton et blessé dans son honneur de roué, voulût bien me prouver de quel tour de force il était encore capable en osant s’attaquer à la Présidente, jugée imprenable par sa vertu et sa dévotion. […].26
Supposons. Le roman de Laclos laisse à la fabulation un énorme champ à explorer. Il suffit d’une lettre ajoutée ou supprimée pour que le roman se lise autrement. Si c’était Cécile, moins naïve que nous le fait penser Laclos, qui se jouait de Valmont? Et si elle avait été formée à une vie de débauche dès son séjour au couvent? Et si, après des années, Cécile lisait le roman même et en écrivait une rectification en produisant les vraies lettres? Et si ces lettres prouvaient que Laclos avait été l’amant de Mme de Volanges? De telles suppositions ont produit la plus remarquable des continuations des Liaisons dangereuses : Les Vrais mémoires de Cécile de Volanges, roman anonyme paru en 1927, mais que l’on sait être de la main de Lucas de Peslouan.27 Romanciers du XXe siècle, Hella Haasse et Laurent De Graeve ne sont pas tenus à expliquer d’où ils tiennent les lettres ou le journal de Mme de Merteuil. Leur manière de colmater les brèches laissées par le récit de Laclos, implique en même temps une rupture de l’imaginaire des Liaisons dangereuses. Cet imaginaire ne s’arrête pas à la dernière lettre ; il intègre la composition et la publication du recueil même. Le récit de Laclos met en place ses propres conditions de possibilité en enchevêtrant l’histoire dans le récit et l’histoire du récit au sein d’un même univers diégétique, moyennant un dispositif préfaciel complexe. Rien de tel dans les continuations de H. Haasse et de L. De Graeve : le journal et les lettres de Mme de Merteuil substituent à l’arbitraire qu’ils essaient de combler l’aléatoire de leur propre existence. En revanche, la suite aux 26
H. Haasse, Une Liaison dangereuse, p. 156-57. ‘Ces deux petits volumes parus chez Goulet en 1926, sans nom d’auteur, sont l’œuvre d’un érudit bibliophile, auteur de romans et de poèmes oubliés, Lucas de Peslouan. Ce polytechnicien, ingénieur de métier, ami de Péguy, a voulu, par gageure, défendre Cécile de Volanges’, in André et Yvette Delmas, A la Recherche des Liaisons dangereuses, Paris, Mercure de France, 1964, p. 292. Nous n’avons pas trouvé d’édition de 1926, publiée par Goulet. On renvoie ici à l’édition en deux volumes, publiée par J. Fort, en 1927. 27
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Liaisons dangereuses composée en 1927 par Lucas de Peslouan – la seule qui mérite d’être qualifiée de ‘continuation’ – va jusqu’au bout de la logique laclosienne. L’absorption de l’histoire du récit par le récit même confère au texte de Laclos un aspect d’autogenèse : il se construit sous les yeux du lecteur ayant complètement absorbée la fonction auctoriale. L’extrême conséquence de cette logique – ou de cette pragmatique – du récit est que non seulement le rédacteur, mais également l’éditeur et jusqu’à l’auteur Laclos sont susceptibles d’être dotés d’une fonction de personnage dans l’univers qu’ils aident à mettre en place. Peslouan explore jusqu’au bout cette virtualité de l’imaginaire des Liaisons. Une autre virtualité est que les personnages, s’ils survivent à l’aventure, lisent le roman. C’est le cas de Cécile qui, quadragénaire, lit par hasard Les Liaisons dangereuses. Cette lecture lui fait prendre la plume. Tranchant dès les premières lignes de sa préface – ‘Pourquoi j’écris ces mémoires’ – le débat de l’authenticité des lettres, laissé ouvert par le double avanttexte des Liaisons, Cécile déclare que ‘dans ce livre, tout n’est pas de fabrique’ : On peut croire que l’histoire qu’il rapporte est la mienne, et j’y trouve bien des choses qui sont en effet de moi. Je reconnais des lettres que j’ai écrites ou que j’ai reçues ; mais je remarque aussi qu’il n’en est certainement pas une où, soit par des changements de mots, soit par additions ou suppressions de phrases, la vérité ne se trouve corrompue. Ce n’est pas que je possède copie de ces lettres ; mais je me rappelle bien ce qu’elles disaient. Certaines d’ailleurs sont tout entières des inventions. Dans ce travail, nul souci d’être honnête ni juste : l’unique désir de composer un roman, et avec la moindre dépense de peine, sans effort à comprendre les raisons ni les déraisons qui commandent les actions des femmes ; car les gens de plume, inhabiles à deviner ce qui agite nos cœurs, ne savent que bâtir des pantins capables d’une seule pensée et d’un seul geste ; ce qui leur permet d’établir dans leur récit une sorte de logique bien misérable, mais susceptible de contenter les prétendus géomètres mâles et femelles qui peuplaient les salons sous le dernier Roi, et qui ne sont pas tous disparus aujourd’hui.28
Si Cécile proteste – et en pure perte car qui s’intéressera à son récit pour la publication duquel elle demande de respecter un délai de cent ans – c’est qu’elle a été traitée en héroïne de roman par Laclos : dans un roman, les personnages sont des pantins, les uns pantins de vice, les autres pantins de vertu. Cécile a été l’un et l’autre. Et afin de donner à ses fautes un 28 Lucas de Peslouan, Les Vrais mémoires de Céciles de Volanges. Rectifications et suite aux Liaisons dangereuses, Paris, J. Fort, 1927.
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semblant d’excuse, le manichéisme du romancier a voulu qu’elle soit aussi un pantin de sottise. Cécile légitime son acte d’écriture par cette légende de son imbécilité, contre laquelle elle proteste et qu’elle veut détruire. Elle a connu Laclos et elle a des raisons de croire que cet homme malicieux avait envers sa mère des ‘devoirs de reconnaissance’… Tirant partie de la biographie de Laclos,29 Lucas de Peslouan arrange, dans la deuxième partie du roman, une rencontre entre Cécile et Laclos, emprisonnés ensemble, dans la même prison, pendant la Terreur. Elle l’aborde pour lui lancer à la figure que c’est elle, Cécile de Volanges et qu’elle le tient pour un vilain : Il me regarda curieusement et sembla faire mine de ne pas me comprendre. Je lui demandai comment il avait eu mes lettres : il tâcha de sourire et dit : ‘l’abeille prend son miel où elle le trouve’. Je répliquai aussitôt : ‘et elle pique où ça se rencontre’. Il parut surpris de la répartie, et ne répondit rien.30
Cécile est tout sauf une imbécile, ni dans ce qu’elle écrit, ni dans ce qu’elle fait ou pense. Voilà ce que Laclos et les autres n’ont jamais saisi. Voilà ce qui cause la surprise de l’auteur des Liaisons dangereuses. Peslouan dote Cécile d’un passé, dont la narration est abandonnée à Cécile même, qui se fait connaître comme une Merteuil avant la lettre. Ces Mémoires se modèlent implicitement sur la lettre autobiographique de la marquise. Sortant du couvent, Cécile est une femme formée. Le tendre amour que lui vouait son père, dont le portrait semble emprunté à Rousseau, avait contrebalancé pendant huit ans l’indifférence de Mme de Volanges pour sa fille. A la mort de ce père, une vie au couvent va se substituer aux longues randonnées à la campagne et aux leçons rousseauistes qui avaient fait ses délices. Au couvent on lui fera d’autres leçons, où les institutrices se souviennent des entretiens qui composent Vénus dans le cloître de l’abbé Barrin (1719). Charmée par les premiers signes de la nubilité, Bathilde, avec qui Cécile partage une chambre, va lui ouvrir l’univers de la sensualité féminine. Partageant les caresses de Bathilde, Cécile écoute aussi la malheureuse histoire de son amour, où apparaît le mirage d’une tendresse partagée par l’autre sexe. Ces premières pages se souviennent de la lettre autobiographique 29 En 1905, Emile Dard avait publié la première biographie fouillée de Laclos : Emile Dard, Le Général Choderlos de Laclos, Paris, Perrin, 1905. Cette biographie faisait autorité jusqu’à la publication par Georges Poisson de Choderlos de Laclos ou l’obstination, Paris, Grasset, 1985. Voir René Pomeau, Laclos ou le paradoxe, Paris, Hachette, 1993. 30 Peslouan, Les Vrais Mémoires de Cécile de Volanges, tome II, p. 108.
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de la Merteuil qui, quand elle a l’âge de Cécile, cherche à deviner l’amour et les plaisirs : ‘mais n’ayant jamais été au couvent, n’ayant point de bonne amie, et surveillée par une mère vigilante, je n’avais que des idées vagues et que je ne pouvais fixer’.31 Cécile, elle, en sait plus long que la Merteuil à son âge, et elle sortira du couvent, toute armée, dotée d’une fausseté naturelle,32 qu’elle veut surtout cacher aux yeux de Sophie, image de cette pureté et de cette innocence, que Cécile regrette avoir perdues. Cécile est en passe de devenir une Merteuil, comme Sophie a tous les traits de la Cécile des Liaisons dangereuses. Les lettres écrites par Cécile à Sophie dans le roman de Laclos n’ont pas été inventées. Cécile les a réellement écrites, en feignant cet air de naïveté juvénile qui fait son charme aux yeux de ses futurs séducteurs, mais qui en réalité est une arme redoutable, comme le sait parfaitement Mme de Merteuil, dont Cécile apparaît ici comme un double plus humain, moins diabolique, mais tout aussi fascinant dans son extraordinaire duplicité. Il suffit donc de doter un personnage d’un passé, pour que les Liaisons deviennent autrement dangereuses. Personnage d’un roman qu’elle lit, Cécile se met aussi à le récrire. A la prétendue vérité de Monsieur de Laclos, elle oppose la ‘vérité vraie’.33 Le roman de Peslouan est surtout un brillant exercice de lecture qui, sans changer au roman de Laclos une seule lettre, y injecte un sens tout contraire, parfaitement vraisemblable. Celle qui mène le jeu n’est pas la Merteuil, mais Cécile de Volanges. L’intrigue est montée en deux temps. Dupe de la Merteuil, Cécile mène Valmont par le bout du nez. Cette première intrigue est la face cachée du roman de Laclos, que Cécile nous révèle. La deuxième intrigue, où Cécile réglera ses comptes avec la Merteuil, dépasse les limites des Liaisons pour entraîner les personnages – Valmont, la Merteuil, Cécile, Laclos – dans une aventure inspirée des romans de la Révolution. C’est surtout la première intrigue qui nous intéressera ici. Parmi les nombreuses gravures du XVIIIe siècle qui ornent le roman de Peslouan, il en est deux qui structurent le récit. L’édition des Liaisons dangereuses que lit Cécile, quinze jours avant son incarcération, est celle de l’An III (1796), illustrée par Fragonard, Monnet et Mlle Gérard. En effet, à la fin de ses mémoires, Cécile raconte comment, longtemps après la publication du roman et leur rencontre en prison, elle a un jour 31 32 33
Laclos, Les Liaisons dangereuses, Lettre LXXXI. En italiques dans le texte, p. 15. Peslouan, Les Vrais mémoires de Cécile de Volanges, tome I, p. 8.
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revu Laclos aux Tuileries en société d’une femme qui n’était autre que Mlle Gérard : Il me salua et je répondis ; mais nous n’eûmes ni l’un ni l’autre la pensée de nous arrêter. Je le vis alors parler à sa compagne, qui se retourna pour me regarder ; et c’est ce regard qui m’a donné à penser que des ressemblances que je vois dans certaines estampes ne sont pas de hasard. Elle m’avait, on s’en souvient, dessinée au crayon quelque dix ans plus tôt, et elle pouvait me reconnaître […].34
Les estampes de Mlle Gérard sont bien connues : la première nous fait voir Cécile endormie, à moitié nue, au moment où Valmont s’introduit dans sa chambre tenant une lanterne sourde.35 Séparée de son Danceny, maltraitée par une mère qui la tient prisonnière, Cécile rêve du plaisir des sens. Ce désir s’associe à l’image de Valmont qui est devancé par sa réputation. A l’instar de la Merteuil, qui déclare dans sa lettre autobiographique avoir désiré Valmont avant même de le connaître, Cécile rêve de faire sa conquête : ‘l’idée de ces joies s’était liée à l’image de Valmont, avant même que je le connusse : je l’avais vu, son audace m’avait séduite ; mon projet de conquête, mon succès m’agitaient au plus haut point’.36 La scène de séduction dans la chambre de Cécile, l’une des plus érotisées du roman de Laclos, est décrite dans la lettre XCVI des Liaisons et reproduite par Cécile dans ses mémoires pour y être confrontée à la ‘vérité vraie’, qui n’est pas sans rappeler les stratagèmes des femmes à la mode, qui sauvent les apparences en abandonnant leurs charmes aux désirs d’un amant en feignant, par décence, l’évanouissement :37 J’étais loin de dormir quand Valmont entra ; le tourment de l’attente me l’interdisait ; mais je tenais les yeux mi-clos, curieuse de savoir comment il se présenterait. Sa façon me surprit, puis me déçut : je le vis hésitant, s’inclinant comme pour me baiser et se relevant aussitôt, avançant la main et la retirant avant que de m’avoir touchée ; et, tandis 34
Peslouan, Les Vrais mémoires de Cécile de Volanges, tome II, p. 155. Catriona Seth reproduit les images dont il est question ici aux pages 584 et 586 de son édition. 36 Peslouan, Les Vrais mémoires de Cécile de Volanges, tome I, p. 58-59. 37 Cécile se profile ici comme une séductrice accomplie et ravale Valmont au rang de néophite en le comparant implicitement à des héros comme Angola, dans le roman éponyme de La Morlière, auquel un ami reproche son innocence et son manque de savoir-vivre libertin: ‘Quelle misérable conduite, s’écria Almaïr, quand il eut fini. Comment peut-on être neuf à ce point? Quoi! Une jolie femme vous aime, vous le dit tête à tête, vous accable de ses caresses, vous prie de vous en tenir là et s’évanouit prudemment, et vous n’en profitez pas? Que demandez-vous de plus?’, in Romanciers libertins du XVIIIe siècle, édition établie sous la direction de Patrick Wald-Lasowski, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2000, p. 716. Les italiques sont dans le texte. 35
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que je brûlais, il n’eût dans ses gestes rien de l’ardeur que je pouvais attendre. Je saisis un regard qui était presque de pitié, comme sur une victime innocente ; d’où je sus que je m’offrais non pas à un homme épris, mais à un galant ; et, sentant alors combien il était vrai que je n’avais pas d’amour pour lui, je pensai un moment à me dérober. Le désir, hélas! parlait trop haut ; et je résolus de laisser faire ; mais, comprenant que ce galant n’entendrait rien à mes intentions de sincérité, je décidai, quelque regret que j’en eusse, de lui montrer autant d’innocence qu’il m’en croyait. Feint était mon sommeil, feintes furent mes résistances, feintes mes larmes, les premières, comme celles que j’eus ensuite, feinte la peur que je montrai de l’intervention de ma mère.38
Quelle est la naïveté de Valmont de croire que c’est lui que Mme de Volanges croirait innocent plutôt que sa fille. Quelle est son inexpérience quand il ne remarque pas que Cécile prend du plaisir sans même éprouver une certaine souffrance qu’elle aurait sans doute ressentie si une certaine Bathilde n’y avait pas pourvu au couvent : ‘je n’eus pas à retenir un cri de douleur ; je ne pensai pas à le feindre, et Valmont ne marqua pas de surprise ; tellement que je me suis demandé depuis, si ce conquérant avait jamais eu les prémices d’une fille’.39 L’autre gravure de Mlle Gérard montre Cécile appuyée sur un pupitre transcrivant une lettre à Danceny sous la dictée de Valmont. Elle avoue avoir été victime de Valmont en ce qu’elle a consenti à écrire à Danceny des horreurs comme ‘Il ferait tout comme vous feriez vous-même’. Mais son indomptable sensualité l’entraîne à profiter des leçons que Valmont veut lui faire non sans lui en faire quelques-unes à son tour : Je continuais de jouer la naïve, montrant la plus grande surprise à tout ce qu’on m’enseignait, et toute réjouie à voir la façon dont mon amant y était trompé : ‘Je lui ai, aurait-il écrit à Mme de Merteuil, tout appris jusqu’aux complaisances ; je n’ai excepté que les précautions’. Pour ce qui est de complaisances, je n’en disconviens pas – encore que peutêtre je lui en aie appris quelques-unes aussi (fort naïvement et comme des inventions innocentes), tellement que, parfois, je pus me croire dans les bras de Bathilde ; mais, pour ce qui est des précautions, ne savais-je pas ne plus avoir à en prendre!40
En effet, Cécile, forte des leçons de Bathilde mais pourtant oublieuse d’une de ses leçons en matière de précautions, est convaincue d’être grosse dès la première nuit passée dans les bras de Valmont. C’est cette certitude qui lui donne une de ces mines de lendemain que Valmont aime 38 39 40
Peslouan, Les Vrais mémoires de Cécile de Volanges, tome I, p. 65. Peslouan, Les Vrais mémoires de Cécile de Volanges, tome I, p. 66. Peslouan, Les Vrais mémoires de Cécile de Volanges, tome I, p. 75.
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tant. Son chagrin est augmenté par la jalousie que lui donnent les attentions de Valmont pour la Présidente. Elle résout de l’en punir en excitant son désir par une conduite méchante à son égard. Fermant au verrou sa chambre et entendant les efforts de Valmont de s’introduire, elle reste muette en se réjouissant à l’idée de sa déception. En même temps elle écrit la lettre XCVII à la Merteuil, se reprochant après coup son hypocrisie : J’écrivis à Mme de Merteuil en affectant, si possible, plus de naïveté encore que je n’en avais montré à Valmont. Telle était ma perversité de l’instant, que je me plaisais à être cruelle à cette femme dont je devais penser qu’elle avait pour moi la plus sincère amitié.41
A la fin de l’histoire contenue dans Les Liaisons dangereuses, Cécile se rendra au couvent de son propre chef. Elle y retrouve Bathilde et Sophie. Riche de l’héritage de son père elle s’installe ensuite, incognito, en Provence, au château d’A…, où elle se liera en secret à un fils de paysan, Tivulce, qui croira être le père de l’enfant qu’elle a de Danceny. Commence ici la partie du roman inspirée de La Nouvelle Héloïse : retrouvant les délices de la vie campagnarde, Cécile vit une seconde jeunesse en participant aux fêtes champêtres et en faisant des randonnées en montagne en compagnie de Tivulce. Elle lui confie son enfant pour rentrer dans le monde. Lors d’un voyage en Italie, elle épouse un riche commerçant anglais, qui ignorera toute sa vie le passé de Cécile. En Angleterre un aventurier, Gladys, lui fait des avances et à son refus, lui glisse un exemplaire des Liaisons dangereuses. Cécile se voit dès lors forcée de renouer avec son passé. Trois désirs s’imposent à son esprit : cacher ses liaisons dangereuses d’autrefois à son généreux mari, qui en mourrait ; rencontrer l’auteur de l’horrible livre où elle est si maltraitée, et se venger à la fois de la Merteuil et de Gladys. C’est à Bruxelles que les deux femmes vont se retrouver. La Merteuil, charmée de la naïveté que Cécile n’a pas désappris de feindre, donne dans le piège. S’insinuant dans l’esprit de la Merteuil par des minauderies, exactes copies de celles que la marquise avait eues à son égard, Cécile inverse les rôles, en s’érigeant en auteur d’un roman qui sera la copie de celui où elle tenait un si mauvais rôle, dix ans auparavant: Puis, comme la visite s’acheva de même façon que la précédente, je m’appliquai, dans mes soupirs, à ne prononcer que le nom de Gladys. Je fis de même aux rencontres suivantes, jouant de ce nom, comme six ans plus tôt la Merteuil avait joué contre moi du nom de Valmont ; et il arriva bientôt qu’elle eut l’esprit tant occupé du personnage qu’elle 41
Peslouan, Les Vrais mémoires de Cécile de Volanges, Tome I, p. 71.
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m’interrogea elle-même sur ses qualités et sur ses façons. Je lui répondis qu’il était de nature sévère, que les femmes semblaient ne pas l’intéresser, et que par-dessus tout il estimait la vertu ; tant qu’on pouvait se demander si, puisqu’il n’était pas marié, il avait jamais eu des maîtresses ; mais que, loin de sourire de cette continence, on n’était porté qu’à admirer et à la regretter. Tout cela dit sottement, avec des soupirs, et presque des larmes, intéressait au plus haut point ma compagne, chez laquelle je voyais avec amusement naître quelque chose pour Gladys de la curiosité que j’avais eue de Valmont.42
Et voilà de nouvelles Liaisons dangereuses, copies presque exactes des premières, mais où les protagonistes ont échangé leurs rôles, Cécile jouant le rôle de démiurge, la Merteuil celui d’une Cécile à marier à un vaurien, Gladys, dont on veut se venger. A l’instar de la Merteuil, dix ans auparavant, Cécile s’insinue dans la confidence à la fois de Gladys et de la Merteuil et arrange, avec l’aide de son mari qui tient ici le rôle de Valmont, le mariage de deux personnes faites l’une pour l’autre, criblées de dettes l’une et l’autre, mais qui l’ignorent l’une de l’autre : ‘les choses allèrent comme elles devaient. J’étais la confidente, naïve pour l’une, habile pour l’autre, de la Merteuil et de Gladys’.43 La catastrophe qui s’abat sur l’heureux couple pourra ensuite à son tour inspirer d’autres Liaisons dangereuses, car dans une lettre de Gladys à Cécile, ce dernier envisage une nouvelle distribution des rôles : Je sais Madame, quelle a été votre vengeance. Certains propos de celle que vous m’avez donnée pour femme, et certain livre que j’ai lu vous justifient.[…] Peut-être du reste m’avez-vous mis dans la voie de la fortune. J’étais un apprenti dans l’intrigue, vous m’avez uni à une maîtresse intrigante ; à nous deux peut-être composerons-nous un couple capable de tromper le monde jusqu’à le dominer.44
La Merteuil, même séparée de ce Danceny-Gercourt qui a l’ambition combinée d’un Valmont-Merteuil, ne sera pas étrangère à l’incarcération de Cécile et à l’assassinat de son bénin de mari. Cécile, libérée, redevenue grande dame qui insinue d’avoir eu les faveurs du premier Consul, confiera son écrit à sa fidèle Sophie avec l’interdiction de le faire publier avant cent ans. Et la morale de l’histoire? Les malheurs de Cécile ont été déclenchés au moment où la Merteuil a voulu faire d’elle l’héroïne d’un roman de sa fabrication. L’autobiographie de Cécile elle-même s’explique par le 42 43 44
Peslouan, Les Vrais mémoires de Cécile de Volanges, Tome II, p. 74 Peslouan, Les Vrais mémoires de Cécile de Volanges, Tome II, p. 76. Peslouan, Les Vrais mémoires de Cécile de Volanges, Tome II, p. 81.
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fait que Laclos à son tour a voulu voir en elle un personnage de roman, outrant son caractère et faisant de sa prétendue sottise l’excuse dont il avait besoin pour donner à un écrit foncièrement immoral un semblant de moralité. Et pourtant tout aurait pu se passer autrement. Supposons! Qu’au moment où je le demandais, on m’eût donné Danceny pour époux, et j’aurais été sage et fidèle en même temps qu’heureuse, et toutes les armes d’une Merteuil et d’un Valmont se seraient émoussées contre ma vertu.45 La morale du roman est qu’il n’y a pas de morale du roman. La vertu annule le roman, le vice est son principe génétique, qui rend possible son existence et son infinie prolifération.
45
Peslouan, Les Vrais mémoires de Cécile de Volanges, Tome II, p. 160.
SUR LACLOS LES LIAISONS DANGEREUSES EN MOINS D’UNE HEURE A mes étudiants Louvain et Courtrai
Les Liaisons dangereuses est un roman pervers, qui fit scandale à sa parution à la fin du XVIIIe siècle. Au XIXe, il passe par le purgatoire de l’oubli. Il n’y a pratiquement que Baudelaire pour exprimer quelque admiration pour ce texte et pour son auteur. Il faut attendre le jugement d’André Gide pour que le grand public ose avouer être amateur de ce roman. L’anecdote est connue. Quand on posa, en 1913, à André Gide la fameuse question ‘quels sont les dix romans français que vous préférez ?’, Gide ne nommait que deux romans d’auteurs français, La Chartreuse de Parme de Stendhal et Les Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos. Et il ajoutait que, si on ne limitait pas son choix à la France, il ne citerait que des romans étrangers. Ce propos de Gide vaut ce qu’il vaut. La situation Avant de faire un plongeon dans le texte, il faut bien saisir la situation de l’œuvre. Par ‘situation’, j’entends l’écart que le roman affiche entre le moment de son écriture et le moment où les événements décrits se déroulent. Laclos a publié son roman en 1782. Il est militaire, spécialiste de l’artillerie et écrit en garnison pendant ses loisirs. Entre les conditions biographiques et les événements on mesure un écart de quelque 65 ans. Ces événements sont replacés dans le cadre historique de la ‘Régence’. La Régence est une période de 8 annnés, de 1715 à 1723, entre le règne de Louis XIV et celui de Louis XV, durant laquelle la France est gouvernée par un Régent, Philippe d’Orléans, en attendant que le dauphin atteigne l’âge de la majorité. C’est une période où, après l’austérité de la fin du règne du Roi-Soleil, les mœurs sont plus relâchées, pour ne pas Version remaniée d’une conférence faite à la KU Leuven, Campus Courtrai, le 15 mars 2017.
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dire très dissolues. En témoignent, en douceur, les fêtes galantes peintes par Antoine Watteau, où parfois les mains des hommes ont tendance à s’égarer sur le corps des femmes. En témoignent aussi certains tableaux de François Boucher, où les femmes laissent contempler leurs charmes à peine voilées. C’est l’époque où fleurit en France le Rococo dont l’emblème est la coquille : coquille de Vénus tout d’abord, coquille ensuite qui figure le cocon du salon où l’on sert le thé dans des tasses en porcelaine de Chine, sur d’admirables meubles polis et de la dernière élégance. Le Rococo est le style qui marque le triomphe de la décoration raffinée, un retour en plus petit au style baroque, mais réglementé par le classicisme dans des décorations symétriques qui ornent le dessus des portes et les miroirs placés face à face et reflétant à l’infini ce qu’ils peuvent capter. C’est dans un tel décor qu’il faut s’imaginer Cécile de Volanges en train de jouer de la harpe, le vicomte de Valmont aux genoux de madame de Tourvel et la marquise de Merteuil accueillant dans son boudoir ses amants ignorant qu’ils ont des rivaux. L’Âge des Lumières : cœur et raison Que s’est-il passé entre ces deux moments, entre l’époque qui suit la mort de Louis XIV et l’époque préludant à la Révolution française, qui est imminente au moment où Laclos écrit son œuvre ? Entre ces deux moments se confirme le mouvement des Lumières. Et, pour bien saisir les enjeux de notre roman, il est important de savoir ce que cela signifie. Au niveau de l’histoire des mentalités, l’âge des Lumières marque le début de notre modernité. L’élément-clé de cette époque-charnière peut être saisi sous un double angle. Positivement, les Lumières se caractérisent par la confiance en la perfectibilité du monde et de l’homme, par le désir actif d’améliorer les conditions de vie de chacun et de la société. Négativement formulé, le projet des Lumières implique la remise en question de la Tradition sous toutes ses formes et du principe même d’autorité. Autorité politique d’abord : ‘de quel droit un homme exerce-t-il une autorité quelconque sur un autre homme’ se demande Rousseau dans Le Contrat social (1762) ; autorité religieuse : ‘nous avons assez de religion pour haïr et persécuter et nous n’en avons pas assez pour aimer et secourir’ déclare Voltaire en anticlérical féroce, dans Traité sur la Tolérance (1767). Ce mouvement est porté par des philosophes : Rousseau, Voltaire, Montesquieu, Diderot,… L’important pour notre propos est de bien considérer que les 65 années qui séparent les événements narrés de la composition
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des Liaisons dangereuses voient se développer simultanément un courant rationnel et un courant sentimental, qui sont intimement liés. Ce ne sont pas, comme on le dit trop souvent, deux mouvements antagonistes qui représenteraient les deux versants de la mentalité de l’époque, l’endroit et l’avers d’une même médaille. Il est certainement vrai que le mouvement des Lumières substitue à la foi d’autres explications du monde, qui sont basées sur la raison. Mais au départ de cette raison, comme la condition de possibilité de son action, il y a quelques chose qu’on appelle le sentiment, l’intuition, l’élan de l’âme, la passion. Ou, pour parler comme Vauvenargues, un moraliste contemporain de Laclos : ‘la passion est le levain de l’esprit’. Un autre contemporain, Destutt de Tracy, disait même de façon plus lapidaire encore que ‘Penser c’est sentir’. Nul n’a mieux formulé la complexe et profonde interpénétration de la raison et des affaires du cœur que Diderot qui, dans sa correspondance avec sa maîtresse Sophie Volland, déclare avec émotion : ‘J’enrage d’être empêtré d’une diable de philosophie que mon esprit ne peut s’empêcher d’approuver et mon coeur de démentir’. De tout cela, qu’est-ce qui transpire dans Les Liaisons dangereuses ? En réponse à cette question, commençons par constater que l’intrigue du roman est organisée autour de deux types de personnages. D’un côté, les libertins : le vicomte de Valmont et la marquise de Merteuil ; de l’autre, leurs victimes : Cécile de Volanges, la présidente de Tourvel. Qui sont ces libertins. ‘Conquérir est notre destin’, s’exclame le vicomte de Valmont dans sa première lettre à madame de Merteuil. Tout est là : le libertin n’est pas un Don Juan, et encore moins un Casanova. Le projet d’un libertin comme Valmont n’est pas d’accumuler les conquêtes féminines ou de varier les délices de la sexualité. La jouissance physique est subordonnée à autre chose. Le libertin la sacrifie au plaisir de se rendre maître de l’autre, d’imposer sa volonté, d’arracher l’autre à lui-même. Le libertinage de Valmont et de la Merteuil apparaît comme une affaire entièrement cérébrale. Métaphoriquement, cette affaire apparaît comme un acte de guerre. Ce qui est ‘attaqué’, ce n’est pas tant la femme ou l’autre sexe, ce sont des principes moraux, c’est la vertu. Voilà ce que déclare Valmont dans la même lettre : Vous connaissez la présidente de Tourvel, sa dévotion, son amour conjugal, ses principes austères. Voilà ce que j’attaque, voilà l’ennemi digne de moi ; voilà le but où je prétends atteindre.1
1
Laclos, Les Liaisons dangereuses, lettre 4.
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De quoi s’agit-il pour le libertin ? De se rendre maître aussi bien de l’esprit que du cœur de l’autre. Il s’agit d’agir sur lui de telle manière qu’il ne peut plus se refuser. C’est ce que ‘séduire’ signifie pour le libertin. Le verbe ‘séduire’ a deux étymologies distinctes. Une première est ‘se-ducere, se-duco’ : mener avec soi. C’est le sens propre de séduire : mener quelqu’un à l’écart pour dormir avec lui ou avec elle. La deuxième étymologie du mot ‘séduire’ répond mieux à l’entreprise du libertin. Séduire remonte aussi à ‘sed-ducere, sed-duco’ : séparer. Il s’agit pour le libertin de séparer l’autre de lui-même, de le scinder en deux. Il ne s’agit pas de lui faire oublier ses principes moraux, au contraire, il faut que la victime reste attachée à ces principes, mais qu’elle soit en même temps incapable de résister à la tentation de la chair. Il s’agit, pour Valmont en tout cas, ni plus ni moins que de détruire l’autre ou, pour parler comme lui, de le perdre. Quand la victime, après l’acte, retrouve son unité, elle sera détruite par le remords. Voici ce que Valmont déclare au sujet de la présidente de Tourvel, sa prochaine victime : Qu’elle croie à la vertu, mais qu’elle me la sacrifie ; que ses fautes l’épouvantent sans pouvoir l’arrêter ; et qu’agitée de mille terreurs, elle ne puisse les oublier, ou les vaincre que dans mes bras. Qu’alors j’y consens, elle me dise : ‘je t’adore’ ; elle seule, entre toutes les femmes, sera digne de prononcer ce mot. Je serai vraiment le Dieu qu’elle aura préféré.2
Si l’on ne compte pas les passades qu’il a à gauche et à droite, avec Emilie ou avec la vicomtesse de ***,3 le plaisir sexuel est absent du libertinage de Valmont dès que celui-ci devient un projet. L’ambition de Valmont est de se mettre à la place de Dieu, que la présidente adore avec sincérité et dévouement. Il s’agit de lui voler son honneur, de lui enlever sa volonté et de déposer dans son cœur des sentiments qui l’obligent à se déplacer et à se séparer d’elle-même. On voit que dans cette entreprise, les affaires du cœur sont pensées dans leur rapport avec l’exercice de la raison. Pour Valmont, il s’agit de diviser sa victime en séparant en elle le cœur et la raison. La même séparation du cœur et de la raison affecte la méthode de séducteur, qui lui paraît infaillible s’il parvient à maîtriser son propre cœur grâce au contrôle de la raison. Son entreprise de séduction ne sera efficace que s’il arrive à feindre des sentiments qu’il ne sent pas. Son cœur est vide, mais sa raison le rend capable de produire avec virtuosité sur son corps toutes les traces extérieures de l’émotion. Valmont peut 2 3
Laclos, Les Liaisons dangereuses, lettre 6. Laclos, Les Liaisons dangereuses, lettres 48 et 71.
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produire des larmes à volonté. Madame de Merteuil va plus loin encore et est experte de la feinte. Dans sa lettre autobiographique, elle explique comment toute jeune encore [elle portait] le zèle jusqu’à se causer des douleurs volontaires pour chercher pendant ce temps l’expression du plaisir.4
Dès son plus jeune âge, la marquise de Merteuil a appris à dissimuler. Il y a en elle une dimension qui l’éloigne de Valmont. Voilà l’aspect féministe que le lecteur moderne ne manque pas de chercher dans ce roman : Je suis née pour venger mon sexe, (déclare-t-elle dans sa lettre autobiographique). J’étais jeune encore, et presque sans intérêt : mais je n’avais à moi que ma pensée, et je m’indignai qu’on pût me la ravir ou me la surprendre contre ma volonté.5
La jeune Merteuil sait bien qu’elle sera un jour livrée à un mari qui ne sera pas l’homme de son choix. Son corps et même les sentiments de respect qu’exige le mariage ne lui appartiendront plus. Mais elle est résolue de rester maître de son esprit, à tout prix, et d’exercer la force extraordinaire de cet esprit sur les hommes. La dissociation de l’être et du paraître Valmont et la Merteuil se ressemblent dans ce que l’on pourrait appeler la dissociation de l’être et du paraître. Ils ont appris à être de parfaits comédiens. L’idée de la séparation de l’être et du paraître n’est pas entièrement neuve. On la trouve formulée presque telle quelle dans un dialogue de Diderot intitulé Le Paradoxe sur le comédien, composé entre 1773 et 1776, quelques années donc avant les Liaisons dangereuses. Ce texte ne fut publié qu’en 1830. Il est donc peu probable que Laclos en ait eu connaissance, mais les attitudes composées du comédien et du libertin sont bien les mêmes. Le paradoxe du comédien se résume en une phrase : ‘moins on sent, plus on fait sentir’. Le comédien, c’est-à-dire l’acteur, est convaincant quand il parvient à exprimer une émotion qu’il ne sent pas. Le bon acteur n’est donc pas celui qui s’identifie au personnage qu’il représente, c’est au contraire celui qui médite auparavant et minutieusement la façon dont il va mettre en scène son personnage. Tournons-nous vers les victimes, les femmes sensibles, Cécile de Volanges et la présidente de Tourvel. Cécile est une jeune fille de 15 ans, 4 5
Laclos, Les Liaisons dangereuses, lettre 81. Laclos, Les Liaisons dangereuses, lettre 81.
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sans expérience aucune, qui sort toute fraîche du couvent ; la présidente de Tourvel est une femme de 22 ans, qui aime son mari avec tout le respect et l’attachement que la religion demande à une femme honnête. Elle est sensible et scrupuleuse dans les choses où l’honneur est engagé. C’est pourquoi, en l’absence de son mari, elle quitte Paris pour s’installer à la campagne, au château de la vieille madame de Rosemonde, chez qui elle se sent à l’abri des racontars et des regards irrespectueux auxquels elle serait exposée en ville. Cécile et la présidente sont deux femmes très différentes. Cécile est une fille superficielle et égoïste, qui ne se donne jamais la peine de s’informer de la santé de l’amie à qui elle écrit. Madame de Tourvel, au contraire, est une femme sensible et attentive, modeste et compatissante, vertueuse et obéissant avec confiance aux règles de conduite que la religion prescrit. Mais une chose rapproche les deux victimes de Valmont : elles sont l’une et l’autre incapables de cacher leurs émotions. Cécile rougit dès qu’on la regarde, la présidente rougit au moindre hommage. Ce détail nous met sur la voie du problème du rapport entre les affaires du cœur et l’exercice de la raison. La rougeur est emblématique. Elle est le signe d’une transparence intérieure qui produit sur le visage des traces de ce que le cœur veut cacher. Des femmes comme Cécile et la présidente s’avèrent incapables de dissocier l’être et le paraître. Laclos et Rousseau Sans que cela soit dit explicitement dans le roman, le lecteur est invité à rapprocher la présidente de Tourvel du personnage central du grand roman de Rousseau, Julie d’Etanges. La Nouvelle Héloïse a été publié en 1761, deux décennies avant Les Liaisons dangereuses. Ce roman connût un succès européen immédiat. Il marquera profondément les esprits dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle et il n’est pas exagéré de dire qu’il est un des pré-échos du romantisme. Laclos fait deux fois allusion au roman de Rousseau. Ces deux occurrences sont l’une et l’autre d’une grande pertinence pour la façon dont je proposerai tout à l’heure de lire Les Liaisons dangereuses. Dans la lettre 10, madame de Merteuil médite sur la façon dont elle va traiter son amant du moment, qui ignore tout de sa duplicité. Pour se préparer à le recevoir elle lit des passages de romans : Après ces préparatifs, pendant que Victoire s’occupe des autres détails, je lis un chapitre du Sopha, une lettre d’Héloïse et deux contes de La Fontaine pour recorder les différents tons que je voulais prendre.6 6
Laclos, Les Liaisons dangereuses, lettre 10.
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Le Sopha est un conte libertin de Crébillon-fils, les Contes de La Fontaine n’ont pas la même innocence que ses Fables, loin de là. Quant à l’Héloïse, c’est un roman où l’on peut étudier le langage du cœur et de l’amour sincère qui, dans les lettres de Julie, est exprimé avec une parfaite transparence. La deuxième mention du roman de Rousseau se trouve sur la page de titre du roman de Laclos. Certaines éditions modernes l’omettent, hélas : J’ai vu les mœurs de mon siècle et j’ai publié ces lettres. (‘J.-J. Rousseau, Préface de La Nouvelle Héloïse’).
Pourquoi Laclos renvoie-t-il dans cette épigraphe à l’œuvre de Rousseau, qui est aussi un roman par lettres, en lui empruntant texto une phrase qui se trouve dans la préface de La Nouvelle Héloïse ? Dans l’épigraphe de son roman, Laclos déclare vouloir faire exactement comme Rousseau : Laclos a lui aussi vu les mœurs de son temps, et il a fait des constats bien différents de ceux que faisait Rousseau ! Retournons à madame de Tourvel. Je n’irai pas jusqu’à dire que la présidente a lu elle aussi la Nouvelle Héloïse, je dirai seulement que la transparence intérieure qui la caractérise est un trait emprunté à Rousseau. J’ajouterai que Les Liaisons dangereuses constituent, 21 ans après La Nouvelle Héloïse, une réponse aux idées de Rousseau sur la transparence du cœur, qui a généré depuis la publication du roman de Rousseau une littérature très abondante au point de donner lieu à un vrai courant sentimental. L’un des ‘dangers des liaisons’, c’est le danger de la transparence des cœurs. Ouvrons, pour nous persuader de la pertinence de cette piste de lecture, le roman de Rousseau à n’importe quelle page, par exemple à l’endroit où Julie écrit à Saint-Preux qu’elle est désormais liée par le mariage à monsieur de Wolmar, un ami de son père à qui celui-ci l’avait promise. Julie et Saint-Preux se sont aimés dès leur première rencontre. Julie a voulu résister à ses impulsions, cacher son amour, mais n’y a pas réussi. Plus elle les a cachées, plus elle a montré qu’elle aimait. Elle est mariée à présent et c’est en tant que femme qui a juré fidélité à son mari qu’elle écrit à son ancien amant, Saint-Preux, récapitulant leur aventure. Ecoutons-la : Il y a six ans à peu près que je vous vis pour la première fois ; vous étiez jeune, bien fait, aimable ; d’autres jeunes gens m’ont paru plus beaux et mieux faits que vous, aucun ne m’a donné la moindre émotion, et mon cœur fut à vous dès la première vue. Je crus voir sur votre visage les traits de l’âme qu’il fallait à la mienne. Il me sembla que mes sens ne servaient que d’organe à des sentiments plus nobles ; et
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j’aimais dans vous moins ce que j’y voyais que ce que je croyais sentir en moi-même. […] L’amour que j’ai connu ne peut naître que d’une convenance réciproque et d’un accord des âmes. On n’aime point si l’on n’est aimé, du moins on n’aime pas longtemps. […] Je vis, je sentis que j’étais aimée, et que je devais l’être : la bouche était muette, le regard était contraint, mais le cœur se faisait entendre. Nous éprouvâmes bientôt entre nous ce je ne sais quoi qui rend le silence éloquent, qui fait parler des yeux baissés, qui donne une timidité téméraire, qui montre les désirs par la crainte, et dit tout ce qu’il n’ose exprimer.7
Julie rappelle ensuite à Saint-Preux que pour lutter contre son amour elle avait essayé de cacher son naturel, en devenant badine et folâtre. Cette ruse lui avait mal réussi : en cachant ce qu’elle éprouvait, elle ne faisait qu’affirmer ce qu’elle voulait cacher. Chez Julie, l’être coïncide avec le paraître. Dès qu’elle les dissocie, tout tourne à faux. Maintenant qu’elle est mariée, Julie ne songe pas un instant à devenir infidèle à son mari. Pourtant elle ne peut pas renoncer à son amour pour Saint-Preux. Elle veut, comme elle le lui propose, ‘immoler son amour à la vertu’. Sa vertu lui est aussi nécessaire que son amour. Et pour trouver l’équilibre intérieur et fonder l’unicité de son être elle déclare : ‘pour nous aimer toujours, il faut renoncer à l’autre’. Renoncer l’un à l’autre est donc un sacrifice qui épurera leur amour. Il s’agit d’un dilemme cornélien, presque, et Julie le résout comme l’héroïne d’une tragédie de Corneille l’eût résolu. Julie est incapable de mentir et le jour où elle avouera à son mari qu’elle a passionnément aimé un autre homme que lui, elle apprend que son mari savait son secret sans qu’elle le lui eût dit. C’est alors que monsieur de Wolmar décide de laisser aux deux jeunes gens toute liberté de se voir. Il s’éloigne en donnant à sa femme et à Saint-Preux, à qui il a aussi confié l’éducation de ses enfants, toute sa confiance. En enlevant par son départ un obstacle physique, monsieur de Wolmar installe entre son épouse et son ancien amant une barrière morale qu’ils verront comme infranchissable et qui les aidera à élever leur amour à la hauteur du sublime. Cela encore est bien cornélien. Ce beau roman se déroule aux bords du lac Léman, à Vevey, et plus tard à Clarens, le paradis de Julie, où elle et Saint-Preux vivent les moments les plus heureux de leur existence. Jusqu’à la fin tragique de Julie, dont il ne faut pas parler ici. Dans Les Liaisons dangereuses, Laclos met face à face deux groupes de personnages dans un combat dont l’enjeu est l’attaque des principes 7
Rousseau, Julie ou la Nouvelle Héloïse, Partie III, lettre 18.
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de la morale par ceux qui n’en ont pas. Mais ce combat est en même temps une confrontation entre ceux qui trouvent leur identité profonde dans l’unité de l’être et du paraître et ceux qui veulent rendre leur identité insaisissable par la dissociation de l’être et le paraître. Quel est le sujet des Liaisons dangereuses ? A cette question, George Poulet, auteur des Métamorphoses du cercle, répondait ce qui suit : ‘c’est le roman de la conquête préméditée d’une victime par un séducteur, et c’est en même temps le roman de la conquête non-préméditée d’un séducteur par sa victime’.8 Il y a là un étonnant chiasme. Regardons-le d’un peu plus près. Il y a plusieurs éléments. Valmont, un libertin au cœur sec, au cœur ‘flétri’ comme il le dit luimême,9 entreprend la séduction de madame de Tourvel, qu’il détruira en la séparant de la vertu qu’elle aime par-dessus toute chose. Mais Valmont est pris au piège. Ce qu’il veut détruire le fascine. Il est séduit par le naturel de la présidente de Tourvel et par l’étonnante façon dont elle est transparente à elle-même et aux autres. Valmont, qui par principe ne faisait que feindre, connaît enfin l’amour, l’amour qui rend heureux. Valmont, qui prétendait tout prévoir et maîtriser le hasard, est victime de l’imprévu. Au-delà de la présidente de Tourvel, Valmont voulait détruire la cohérence de l’individu et l’équilibre intérieur du cœur, de la raison et de la morale qui procurent le bonheur. Cette entreprise s’avère dangereuse pour ses principes de libertin car Valmont sent qu’en lui l’être commence à coïncider avec le paraître. Et la présidente ? Elle croit en l’unité de l’être, elle croit, comme Rousseau, que l’homme est naturellement bon et que le pêché peut être racheté. Sa faute est de croire cela et de voir en Valmont une brebis égarée qui peut être ramenée au bercail. Elle veut convertir Valmont et le laisse s’approcher d’elle. Ils en mourront tout deux. Est-ce là tout ? L’intrigue se limite-t-elle à cette inversion, à cette ‘métamorphose du cercle’ ? L’intrigue des Liaisons dangereuses s’achève par une catastrophe, comme une tragédie de Racine. Inéluctablement les personnages sont entraînés vers la mort. Contrairement à ce qui se passe ordinairement dans la tragédie, cette mort n’est pas l’effet d’une faute dont les personnages 8 9
Georges Poulet, Les métamorphoses du cercle, Paris, Flammarion, 1961. Laclos, Les Liaisons dangereuses, lettre 6.
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ne sont pas eux-mêmes entièrement responsables. Dans Les Liaisons dangereuses, les personnages ont le choix, ils choisissent … et meurent. L’intrigue commence dans la deuxième lettre, la première que la terrible marquise de Merteuil écrit à son complice Valmont : Revenez, mon cher vicomte, revenez […] Il m’est venu une excellente idée, et je veux vous en confier l’exécution.10
Cette idée est un projet de vengeance. Madame de Merteuil a jadis eu un amant, le comte de Gercourt, qui l’a quittée. Ce Gercourt a l’intention de prendre femme et il met beaucoup d’importance à la virginité de sa future épouse. C’est pourquoi il choisit une jeune demoiselle qui n’a jamais vu que les quatre murs d’un couvent : Cécile de Volanges. Si Valmont parvenait à former cette jeune fille avant son mariage, en lui apprenant un certain vocabulaire et surtout en la déflorant et, si possible, en la rendant enceinte, Gercourt serait la risée de tout Paris et la Merteuil serait vengée. Celle-ci n’agit pas elle-même. Elle reste cachée à côté de la toile d’araignée qu’elle tisse patiemment. C’est elle qui attirera les victimes dans la toile, mais c’est Valmont qui devra agir et les dévorer. C’est l’intrigue numéro 1, amorcée dans la lettre 2. Cependant, Valmont refuse. Ce que sa confidente et complice lui propose est trop facile. Quant à lui, il vise plus haut. Il a en vue la conquête de la présidente de Tourvel, une femme qu’il s’agit d’arracher non seulement à son mari, mais aussi au Dieu qu’elle adore et surtout, comme on l’a dit, à elle-même. C’est l’intrigue numéro 2, mise en branle dans la lettre 4. Mais dès les premières lettres de Valmont au sujet de cette entreprise, la marquise de Merteuil, qui est une excellente lectrice, soupçonne qu’il y a anguille sous roche. Les expressions de Valmont au sujet de Madame de Tourvel sont si fortes qu’elle le soupçonne d’en être tombé amoureux à son cœur défendant. Valmont le dit d’ailleurs plus ou moins clairement à la fin de la lettre 4 : J’ai besoin d’avoir cette femme, pour me sauver du ridicule d’en être amoureux.11
Voilà l’intrigue numéro 3, la métamorphose du cercle, l’inversion de l’intrigue numéro 2. Mais les choses s’enchaînent. La marquise de Merteuil a abjuré l’amour, mais comme elle l’avouera dans la dernière partie du roman, 10 11
Laclos, Les Liaisons dangereuses, lettre 2. Laclos, Les Liaisons dangereuses, lettre 4.
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elle a, autrefois, passionnément aimé Valmont. Dans cette perspective, il faut lire attentivement ce passage de la lettre 134. La Merteuil y déclare plusieurs choses à la fois : la première est que sans s’en rendre compte Valmont aime la présidente ; la deuxième est que la marquise de Merteuil aime elle-même Valmont ; la troisième est qu’elle ne supporte pas de devoir s’incliner devant une rivale. L’intrigue no 4, qui marque une nouvelle étape vers la catastrophe, est l’histoire de la jalousie de la marquise de Merteuil, qui constitue une piste de lecture tout au long du roman jusqu’à l’aveu positif de la lettre 134 : Or, est-il vrai, vicomte, que vous vous faites illusion sur le sentiment qui vous attache à madame de Tourvel ? C’est de l’amour, ou il n’en exista jamais : vous le niez bien de cent façons ; mais vous le prouvez de mille. […] Ne dirait-on pas que jamais vous n’en avez rendu une autre heureuse, parfaitement heureuse ? Ah ! si vous en doutez, vous avez bien peu de mémoire ! […].12
Ce sont, je crois les quatre intrigues du roman. Quatre processus : deux entreprises de séduction, de Cécile et de madame de Tourvel, suivies de deux longs processus de conscientisation durant lesquels les deux libertins connaissant eux-mêmes l’amour qui les éloigne de leurs principes libertins. Leur libertinage consiste à ne jamais aimer véritablement et à jouer à la perfection la comédie amoureuse. Mais ils sont pris au jeu l’un et l’autre : Valmont s’éprend de sa victime et la Merteuil est dévorée de jalousie quand elle voit que Valmont lui préfère une autre femme. Les libertins sont eux aussi séparés d’eux-mêmes : ils commencent à sentir ce qu’ils veulent feindre. Le nœud A partir de ces quatre intrigues de base, exposées dans les six premières lettres du roman, un nœud se construit. Plusieurs fils se nouent. Il y a d’abord un fil bleu, car l’amour est bleu, dit-on. Valmont essaie de cacher à sa confidente qu’il aime sa victime. Mais la marquise est trop bonne lectrice pour en être dupe. Elle interprète parfaitement les actions de Valmont qui laisse passer plusieurs occasions de terminer son entreprise. S’il tergiverse, s’il retarde son triomphe, c’est qu’il ne veut pas triompher, c’est qu’il veut être amoureux. Mais la marquise de Merteuil est meilleure lectrice encore quand il s’agit de lire entre les lignes les 12
Laclos, Les Liaisons dangereuses, lettre 134.
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lettres où Valmont parle de sa prétendue conquête. Voyons la suite de la lettre 134 : C’est ainsi qu’en remarquant votre politesse, qui vous a fait supprimer soigneusement tous les mots que vous vous êtes imaginé m’avoir déplu, j’ai vu cependant que, peut-être sans vous en apercevoir, vous n’en conserviez pas moins les mêmes idées. En effet, ce n’est plus l’adorable, la céleste madame de Tourvel, mais c’est une femme étonnante, une femme délicate et sensible, et cela à l’exclusion de toutes les autres ; une femme rare enfin, et telle qu’on n’en rencontrerait pas une seconde. […] Ou ce sont là, vicomte, des symptômes assurés d’amour, ou il faut renoncer à en trouver aucun.13
Ce que la marquise veut dire est que Valmont se trahit en adoucissant ses éloges de sa victime. S’il le fait c’est qu’il a peur de trahir son amour pour la présidente. Mais, précisément, en voulant éviter de se trahir, il se trahit. Il y a dans le nœud de l’intrigue un fil jaune, car la jalousie est jaune, dit-on. Madame de Merteuil trouve un moyen de transiger. Très tôt dans le roman, elle encourage Valmont à passer aux actes et à en finir avec la présidente en s’offrant elle-même comme récompense. Valmont aura une nuit avec elle après qu’il lui aura apporté une lettre prouvant qu’il en a fini avec la présidente. Quand le moment d’exécuter sa promesse est enfin arrivé, Valmont apporte à la Merteuil la preuve écrite de son triomphe. Mais la marquise ne voit que trop que Valmont n’a pas cessé d’aimer madame de Tourvel et elle refuse de se livrer à lui et d’être la récompense pour l’aboutissement d’une aventure qui, à ses yeux, est loin d’avoir aboutie. Valmont rompt en visière et exige que la marquise s’exécute. Quand elle refuse, c’est la guerre ouverte entre les deux anciens amants et confidents. Il y a dans ce roman beaucoup d’intrigues latérales bien sûr, comme les amours de Cécile et du chevalier Danceny, l’aventure de Cécile avec Valmont, l’aventure de Danceny avec la Merteuil, etc. Laissons tout cela de côté et venons-en au troisième fil du nœud de l’intrigue. Ce troisième fil est rouge, c’est la couleur du sang. La marquise de Merteuil entre en lutte avec sa rivale. Elle exige que Valmont rompe avec la présidente et elle va même jusqu’à suggérer la façon de le faire. Elle lui dicte une lettre de rupture où un refrain est cinq ou six fois répété : ‘ce n’est pas ma faute’.14 Valmont envoie la lettre. Mais quand la marquise voit avec quelle impatience et avec quelle inquiétude Valmont attend la réponse de la présidente, elle se rend compte que Valmont l’aime 13 14
Ibidem. Laclos, Les Liaisons dangereuses, lettre 141.
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toujours. Mais le coup qu’elle a portée à sa rivale n’en est pas moins mortel. Madame de Tourvel mourra de la lettre de rupture de Valmont, dictée par la marquise. Il y a des lettres qui tuent. Dès ce moment, le nœud se dénoue. Ce dénouement mène à la catastrophe, qui commence par la mort de madame de Tourvel. En se dénouant, les fils bleu, jaune et rouge révèlent le fil noir autour duquel ils étaient tissés. C’est le fil de la mort. Un récit génétique Au moment où le récit s’achemine vers l’inéluctable catastrophe, les lettres qui composent le roman commencent à se rassembler entre les mains de madame de Rosemonde, la vieille tante de Valmont. C’est l’effet le plus visible de la guerre ouverte entre Valmont et la Merteuil. C’est une guerre ‘épistolaire’ à proprement parler. La première lettre qui tombe entre les mains de madame de Rosemonde est celle que la présidente écrit dans le délire qui précède sa mort.15 Est-elle adressée à Valmont ou à quelqu’un d’autre, à Dieu peut-être, on ne saurait le dire. D’autres lettres parviendront à madame de Rosemonde par des voies plus compliquées. Le premier acte de guerre de la Merteuil consiste à montrer au chevalier Danceny les lettres que Valmont lui a écrites et qui révèlent toute sa perfidie. Tout en s’occupant de madame de Tourvel, Valmont n’a pas oublié de séduire aussi Cécile et de lui dicter des lettres à son amoureux, Danceny. Après la lecture de ces lettres, se voyant trahi de façon ignominieuse par celui qu’il prenait pour un ami, Danceny provoque Valmont en duel et le met sur le carreau. Avant d’expirer, Valmont a le temps de lui donner les lettres qu’il a reçues de madame de Merteuil. Ce faisant, il la démasque. Pris de peur pour les suites judiciaires que pourrait avoir le duel, Danceny écrit à madame de Rosemonde pour se mettre à sa disposition. Mais en lui envoyant la double correspondance dont il est le détenteur, il espère en même temps recevoir son pardon. Lisons ce que le chevalier Danceny écrit à madame de Rosemonde : N’en croyez pas mes discours mais lisez, si vous en avez le courage, la correspondance que je dépose entre vos mains. La quantité de lettres qui s’y trouvent en original paraît rendre authentique celle dont il n’existe que des copies. Au reste, j’ai reçu ces papiers, tels que j’ai l’honneur de vous les adresser, de M. de Valmont lui-même. Je n’y ai rien ajouté, et je n’en ai distrait que deux lettres que je me suis permis de publier. L’une 15
Laclos, Les Liaisons dangereuses, lettre 161.
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était nécessaire à la vengeance commune de M. de Valmont et de moi, à laquelle nous avions droit tous deux, et dont il m’avait expressément chargé. J’ai cru de plus, que c’était rendre service à la société, que de démasquer une femme aussi réellement dangereuse que l’est madame de Merteuil, et qui, comme vous pouvez le voir, est la seule, la véritable cause de tout ce qui s’est passé entre M. de Valmont et moi.16
Ce passage nous apprend plusieurs choses. Un premier élément est que le dossier de lettres confié par Danceny à madame de Rosemonde ne contient pas seulement les lettres échangées par Valmont et la Merteuil, mais également des lettres d’autres personnages que les libertins se sont envoyées après les avoir copiées. Le dossier envoyé par Danceny constitue la base du recueil de lettres qu’est notre roman. D’autres lettres encore vont bientôt se rassembler entre les mains de madame de Rosemonde, comme nous l’apprend une note de bas de page ajoutée à la lettre qu’on vient de citer : C’est de cette correspondance, de celle remise pareillement à la mort de madame de Tourvel, et des lettres confiées aussi à madame de Rosemonde par madame de Volanges, qu’on a formé le présent recueil, dont les originaux subsistent entre les mains des héritiers de madame de Rosemonde’.17
Le récit contient donc aussi l’histoire de sa propre composition. La deuxième chose que le passage cité nous apprend est que Danceny s’est permis de publier lui-même deux lettres. Parmi les lettres publiées par Danceny figure la fameuse lettre 81, la lettre autobiographique, déjà mentionnée, où madame de Merteuil explique à Valmont comment elle est devenue ce qu’elle est. Voilà donc une autre lettre qui tue. La lettre autobiographique de la Merteuil, une fois publiée, montre la marquise au public telle qu’elle est : une femme diabolique. Elle est huée à l’opéra et est obligée de quitter le pays pour se réfugier en Hollande. Mort sociale de madame de Merteuil. Et ainsi une boucle est bouclée. Le rassemblement des lettres entre les mains de madame de Rosemonde renoue avec le début du texte, et plus précisément avec la préface du rédacteur. Le roman s’ouvre en effet par deux préfaces, sur lesquelles il faut insister. Dans la deuxième préface, un rédacteur déclare qu’il a été contacté par certaines personnes qui lui ont demandé de mettre en ordre un dossier de lettres et de le préparer pour publication. Après sa lecture du roman, le lecteur comprend que ces 16 17
Laclos, Les Liaisons dangereuses, lettre 169. Ibidem.
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personnes ne sont autres que les héritiers de madame de Rosemonde qui sont entrés en possession du recueil après la mort de la vieille dame. En adaptant le dossier, le rédacteur n’a fait que de légères corrections. Il s’est contenté de classer les lettres respectant presque toujours l’ordre chronologique. Il ajoute que le recueil qu’il offre au public ne contient qu’un nombre réduit de lettres extraites d’une correspondance plus large. La structure en boucle a deux effets importants. Le premier est que la publication des lettres se situe dans la prolongation de l’intrigue. La publication des lettres achève l’intrigue. Rappelons-nous que Danceny a fait circuler dans le public des copies manuscrites de deux lettres de madame de Merteuil afin de démasquer la marquise. A une échelle plus large, de nombreuses autres lettres sont à présent offertes au public sous une forme imprimée. La publication du recueil que nous avons entre les mains est donc faite pour démasquer le vice. Le roman revendique un but moral, qui découle tout naturellement de son intrigue. Ce n’est pas un roman libertin comme un autre, ce n’est pas un roman immoral, au contraire : il a été publié pour démasquer et punir les vicieux. La deuxième chose qui résulte de la structure en boucle est que le lecteur est mis de plain-pied avec les personnages du roman. Personnages du roman et lecteurs du roman semblent appartenir au même univers. Par la ‘Préface du rédacteur’, le lecteur du roman est comme absorbé par l’intrigue, puisqu’il y prend part, puisqu’il l’achève : c’est par sa lecture indignée que les libertins sont enfin punis et condamnés… Et de fil en aiguille, on a le sentiment que tout ce qu’on vient de lire n’était pas de la fiction, que c’était vrai, et qu’on aurait pu croiser dans la rue les personnages dont on vient de lire les lettres. Mais ce n’est pas tout. Il y a une autre préface, la première, intitulée ‘Avertissement de l’éditeur’. Cet éditeur ne croit rien à cette revendication d’authenticité. Pour lui, ce recueil est le travail d’un auteur adroit : Nous croyons devoir prévenir le public, que, malgré le titre de cet ouvrage et ce qu’en dit le rédacteur dans sa préface, nous ne garantissons pas l’authenticité de ce recueil et que nous avons même de fortes raisons de penser que ce n’est qu’un roman.18
Qu’en est-il? Pourquoi Laclos ne peut-il se décider à nous déclarer une fois pour de bon quel est le statut de son livre ? D’une part, dans la Préface du rédacteur, il achève la construction d’une boucle, grâce à laquelle l’existence du livre est expliquée par son intrigue même et d’autre part il 18
Laclos, Les Liaisons dangereuses, Avertissement de l’éditeur.
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déclare tout bonnement, dans l’Avertissement de l’éditeur, que ce n’est qu’un roman et que tout a été inventé. Ne nous trompons pas : tout a été écrit par l’homme qui s’appelle Choderlos de Laclos. Mais cet auteur sème le doute. Comment veut-il donc que nous concevions son texte ? La réponse à cette question est capitale pour la compréhension de ce qu’est le statut de la fiction dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Le contrat de lecture Il y a dans le recueil de lettres que nous lisons certaines correspondances qui ne pouvaient pas se trouver dans le dossier qui se rassemble entre les mains de madame de Rosemonde. Comment, par exemple, les lettres de Cécile de Volanges à son amie Sophie Carnay, qui se trouve au couvent des Ursulines, auraient-elles pu se trouver entre les mains de madame de Rosemonde ? Il y a d’autres lettres qui ne peuvent pas être parvenues à madame de Rosemonde, mais celles échangées entre Cécile et Sophie constituent, dans la perspectives de la ‘boucle’ un réel problème. Laclos ne l’ignorait évidemment pas. Il semble donc que le roman démontre simultanément sa possibilité et son impossibilité. Il dit simultanément qu’il est possible et qu’il est impossible qu’il existe comme texte authentique. Il dit tout à la fois qu’il dit la vérité et qu’il est fiction. C’est cette simultanéité du oui et du non, de la vérité et de la fiction, qu’il faut essayer de comprendre. En d’autres termes, il faut essayer de saisir ce que ‘faire illusion’ signifie au XVIIIe siècle. Pour aller tout de suite à l’essentiel : l’illusion doit être comprise comme un jeu. L’artiste doit réussir à faire accepter à son public d’entrer dans l’univers du jeu, d’accepter de jouer le jeu. Un jeu est un monde parallèle, qui a ses règles. Jouer le jeu, c’est accepter les règles du jeu. Dans le cas du roman plus précisément, il s’agit de convaincre le lecteur d’entrer dans le jeu de la fiction tout en sachant que c’est un jeu et que tout est fiction. Mais le lecteur n’acceptera d’y entrer que s’il est bien fait. Le lecteur acceptera de jouer le jeu si le monde du jeu est structuré de telle manière que le lecteur parvient, le temps de sa lecture, à passer outre à sa conviction que ce n’est qu’un jeu. En d’autres termes encore, le lecteur sait qu’il est trompé par l’auteur et que tout est fiction, mais il accepte d’être trompé parce que la tromperie est bien faite. Le contrat que propose le lecteur à l’auteur de roman est celui-ci : trompez-moi, mais faites en sorte que je ne m’en aperçoive pas. C’est là le contrat de la
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fiction romanesque. C’est le contrat de lecture selon lequel le roman au XVIIIe siècle veut être lu. C’est le pacte de la feintise ludique qui fonctionne, presque littéralement, selon ‘les règles du jeu’. Au XVIIIe siècle, lire est donc une expérience esthétique, c’est une jouissance. On pose souvent la question : mais est-ce que le public était dupe de toutes ces déclarations d’authenticité qu’on trouve dans les préfaces des romans du XVIIIe siècle ? Est-ce que le public croyait vraiment que le roman qu’il lisait était un manuscrit trouvé dans une maison abandonnée, ou un dossier de lettres trouvé dans le secrétaire d’un mort, ou les mémoires d’une femme de qualité remis par une amie à un éditeur pour qu’il les publie ? Bien sûr que non : le public n’était pas dupe. Comment ne pas voir que ces manœuvres sont stéréotypées, des clichés. Il faut apprendre à lire les clichés. Un cliché comme le manuscrit trouvé dans un secrétaire est un rite de passage, un contrat de lecture où l’auteur déclare : ‘acceptez de lire ce texte, cher lecteur, vous savez bien que c’est un roman, mais je ferai tous les efforts du monde pour vous faire oublier que c’en est un et cela vous fera, je vous assure, grand plaisir’. Le titre S’il est donc vrai que ‘lire un roman au XVIIIe siècle’ est une expérience esthétique, il faut s’arrêter aussi à la façon dont le texte est composé. Le titre nous invite de prêter attention à la forme que prend le texte : Les Liaisons dangereuses. Au niveau du contenu, l’expression concerne les rapports qu’on contracte avec les autres : certains rapports peuvent être dangereux. Il s’agit donc tout d’abord de ce que madame de Merteuil déclare à sa cousine madame de Volanges : Je me crois sûre qu’il existe entre mademoiselle votre fille et le chevalier Danceny une liaison dangereuse.19
Mais la preuve qu’il existe effectivement une liaison dangereuse entre ces deux jeunes gens, c’est qu’ils s’écrivent des lettres. Ces lettres sont découvertes. La lettre elle-même est chose dangereuse. On n’écrit jamais sans raison, et si l’on écrit à quelqu’un, on entre, qu’on le veuille ou non, en liaison avec lui ou avec elle. L’expression liaison dangereuse s’applique donc tout autant au contenu qu’à la forme du texte. Il serait un peu banal de dire que Les Liaisons dangereuses est un roman qui peut nous convaincre du danger d’écrire des lettres. Mais il 19
Laclos, Les Liaisons dangereuses, lettre 63.
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est sans doute moins banal de dire que ce roman est plein de lettres qui n’auraient pas dû exister. Le recueil de lettres existe précisément parce que pratiquement tous les personnages, en se décidant à écrire des lettres, transgressent un principe auquel ils étaient d’abord attachés. Ce qui cause cette transgression, c’est l’amour. Commençons par Cécile : elle sait bien qu’elle ne doit pas répondre à la première lettre de Danceny. Elle sait qu’elle aurait dû apporter cette lettre à sa mère. Danceny de son côté sait parfaitement bien qu’il est malséant pour un jeune homme sans fortune de faire des déclarations à une jeune fille noble et très fortunée qui est sur le point de se marier. Voyons l’attitude de madame de Tourvel. Elle sent parfaitement qu’elle ne doit pas recevoir de lettres de Valmont, contre qui on l’a mise en garde. Elle déchire d’ailleurs sa première lettre, qui lui parvient sous l’enveloppe d’une lettre de son mari, timbrée de Dijon.20 Elle paraît indignée de cette ruse, mais dans sa chambre elle reconstitue la lettre déchirée dont elle a mis les morceaux dans sa poche. Elle va même jusqu’à répondre à Valmont. Sa première phrase est déjà remarquable : elle écrit qu’elle n’aurait pas dû écrire : Sûrement, monsieur, vous n’auriez eu aucune lettre de moi, si ma sotte conduite d’hier au soir ne me forçait d’entrer aujourd’hui en explication avec vous.21
Qu’a-t-elle à expliquer ?, qu’a-t-elle à justifier ? Ne sait-elle pas qu’en écrivant, elle s’engage dans une liaison dangereuse ? Les choses sont plus compliquées du côté de la marquise de Merteuil, cet être affreusement rusé, au double visage : femme comme il faut pour la société, mais en réalité diable en femelle, qui ne se confie qu’à Valmont. Elle a un précepte, une règle dont elle ne s’écarte jamais : ne jamais écrire, ne jamais laisser la moindre preuve d’une liaison dangereuse entre les mains de qui que ce soit, et surtout d’un amant. Elle formule cette règle dans sa lettre autobiographique.22 Mais paradoxalement elle écrit tout cela dans une lettre, adressée à Valmont. Elle écrit donc qu’elle ne veut jamais écrire. N’a-t-elle pas peur qu’un jour Valmont la trahisse et qu’il divulgue son secret ? Elle n’a pas peur de tout cela car, comme une Dalila moderne, elle ‘tient la chevelure de Valmont sous le ciseau’.23 Autrement dit, elle détient de Valmont, comme de tous ses autres amants, 20 21 22 23
Laclos, Les Liaisons dangereuses, lettre 34. Laclos, Les Liaisons dangereuses, lettre 26. Laclos, Les Liaisons dangereuses, lettre 81. Ibidem.
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un secret qu’il leur importe de ne pas voir divulgué. Dans le cas de Valmont, comme nous l’apprend une note,24 c’est un secret qui pourrait le mener à l’échafaud. Et pourtant, comme on le sait, cette lettre 81 sera divulguée, par Danceny, quand Valmont sera mort et que son secret ne lui importera plus. Et Valmont, est-il lui aussi entraîné dans une liaison dangereuse épistolaire ? Certes. Sa faute est de s’être laissé entraîner à écrire à madame de Tourvel. Il avait pour but de la séduire. Or, comme le lui montre clairement madame de Merteuil, ce n’est pas par lettres qu’on séduit.25 Dans une lettre on a beau s’échauffer et agir sur le cœur de l’autre, on n’est pas là pour profiter des émotions qu’on suscite. Du moment que Valmont écrit à madame de Tourvel, il ne veut déjà plus la séduire, il en est tombé amoureux et il lui importe désormais de ne pas avancer trop vite. Tout cela, madame de Merteuil l’a bien lu entre les lignes. On peut donc lire Les Liaisons dangereuses comme un livre qui n’aurait pas dû exister. Les lettres existent, mais elles n’auraient pas dû exister. Le recueil n’est possible qu’à cause d’une enfreinte à une règle. Il existe à cause de la transgression d’un code épistolaire. Un roman qui apprend à lire Et cela nous amène à une dimension de l’œuvre qui sera la dernière que je soulèverai : c’est un roman qui nous apprend à lire. Nos maîtres dans le déchiffrement des lettres, ce sont les libertins. La marquise de Merteuil nous apprend à être attentifs à des aspects d’‘épistolarité’, qui sans son aide risqueraient de passer inaperçus. C’est elle qui attire l’attention du lecteur sur la longueur de certaines lettres ou sur l’ordre qui y règne. ‘Relisez votre lettre’ (déclare-t-elle à Valmont qui lui a envoyé la première lettre qu’il a envoyée à la présidente de Tourvel), ‘il y règne un ordre qui vous décèle à chaque phrase.26
Plus loin dans le roman, elle fait observer à Valmont qu’il évite soigneusement tous les mots qu’il s’est imaginé lui avoir déplu dans une lettre précédente. On ne compte pas les observations de ce genre, où madame de Merteuil se montre une lectrice experte à lire entre les lignes. Ce n’est pas le moindre des paradoxes de ce roman que ce sont les libertins qui nous apprennent à lire, et à lire entre les lignes. 24 25 26
Ibidem. Laclos, Les Liaisons dangereuses, lettre 33. Laclos, Les Liaisons dangereuses, lettre 33.
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Valmont est lui aussi un excellent maître de lecture quand il constate que la présidente a secrètement reconstitué la lettre qu’elle a déchirée devant ses yeux. C’est qu’elle est intéressée à voir ce que Valmont a à lui dire. C’est Valmont qui attire l’attention sur les traces de larmes sur cette lettre recomposée. C’est encore Valmont qui nous invite à lire et à relire la lettre 26, qui est la première qu’il reçoit de sa présidente. Il l’envoie à madame de Merteuil et lui propose un angle de lecture particulier : Lisez et jugez : voyez avec quelle insigne fausseté elle affirme qu’elle n’a point d’amour, quand je suis sûr du contraire.27
Les libertins sont de brillants épistoliers, ce sont aussi de brillants lecteurs. Ils connaissent tous les secrets du discours épistolaire, mais c’est aussi par leurs lettres qu’ils périront. Cette connivence avec les libertins met le lecteur dans une situation un peu perverse. Ce sont les libertins qui lui apprennent à lire, c’est avec eux qu’il partage la connaissance des secrets arrachés aux victimes que sont Cécile, la présidente et Danceny. Tout bien considéré, le seul personnage qui sort indemne de cette histoire, c’est celui que les libertins visaient au début du roman : Gercourt. Ce qui a commencé comme un projet de vengeance, a mené à une catastrophe où tous les personnages sont détruits. Valmont et la présidente de Tourvel ne sont plus. Cécile est perdue de réputation : sa vie sociale est terminée, elle se retire dans un couvent pour se cacher des regards du monde. La Merteuil doit s’enfuir en Hollande. On ne peut que s’imaginer la douleur de madame de Volanges qui doit faire face aux racontars, ou celle de madame de Rosemonde qui perd son neveu Valmont, son intime amie la présidente et pour qui le tombeau s’ouvre sous des auspices particulièrement lugubres. Mais Gercourt, il rentrera de Corse avec son régiment et il épousera tout simplement une autre jeune fille, fraîchement sortie du couvent, blonde, vierge et pure. La fin de madame de Merteuil Le roman de Laclos n’est évidemment pas sans faiblesses. Beaucoup de lecteurs ont été étonnés par ce départ précipité de la marquise de Merteuil pour la Hollande. Il est vrai que la toute fin du roman apparaît un peu effilochée. La punition de la Merteuil découle de l’intrigue, certes, 27
Laclos, Les Liaisons dangereuses, lettre 25.
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car c’est la publication de sa lettre autobiographique qui la démasque. Mais que faut-il penser de la petite vérole qui la défigure et du procès qui la ruine. Une triple catastrophe s’abat sur la marquise et deux de ces désastres n’ont rien à voir avec l’intrigue du roman. Certains réalisateurs de cinéma se sont aperçus de la fin un peu immotivée du roman en ce qui concerne la marquise de Merteuil. Dans une des meilleurs adaptations du roman au cinéma, le réalisateur Roger Vadim imagine de façon particulièrement intéressante une combinaison entre les lettres et le visage défiguré de madame de Merteuil : elle essaie de les brûler dans son lavabo pour qu’elles ne soient pas publiées. Mais en y jetant de l’alcool, elle cause une soudaine explosion qui lui emporte la moitié de la peau de son visage. Des romanciers contemporains ont été fascinés par ce personnage de la marquise. Le roman de Laclos n’a en effet pas manqué de susciter des suites et c’est toujours madame de Merteuil qui en fournit le prétexte. Hella Haase, célèbre écrivain néerlandais, est l’auteur de Daal-en Bergse brieven, un titre où l’on peut reconnaître le nom de Val-Mont, Dal en Berg en néerlandais. La romancière s’adresse directement à madame de Merteuil, par-delà les siècles. Elle lui explique comment elle, Hella Haasse, la voit en lui parlant à la deuxième personne : la marquise de Merteuil expliquée à elle-même par une romancière hollandaise donc. Un autre roman qui me paraît recommandable est de la main de Laurent De Graeve : Le mauvais genre, publié en 2000 à Monaco, Editions du Rocher. Le jour de la mort de Valmont, la marquise renonce à l’écriture épistolaire et confie ses pensées à un journal intime. L’écriture est nécessaire à la marquise car seul le contact avec le papier, même s’il est destiné à rester sans lecteur, l’éloigne du suicide. Elle écrira encore une seule lettre, à Cécile, sa première victime. Voilà deux romans de très haut niveau qui pourraient utilement et agréablement prolonger votre lecture des Liaisons dangereuses.
SUR Mme DE STAËL ‘TON REGARD M’APPRENDRA TES PLUS SECRÈTES PENSÉES’. LA RHÉTORIQUE DE LA DISTANCE DANS DELPHINE A Lucia Omacini Venise
Une lettre est un récit envoyé à une personne absente pour lui faire savoir ce que nous lui dirions si nous étions en état de lui parler.1
C’est ainsi que le théoricien de l’art épistolaire que fut Pierre Ortigues de Vaumorière définit la lettre. Dans la mesure où elle oppose la parole à l’écriture, cette célèbre définition émane visiblement d’une conception rhétorique du discours, où toute forme de communication est mesurée par rapport à l’art de parler en public. De Turpilius, au IIe siècle avant notre ère, à Janet Altman et Susan Lee Carrell, cette conception rhétorique a continué à investir la plupart des théories épistolaires. Pour Turpilius la lettre est sola res quae homines absentes praesentes facit.2 Susan Lee Carrel, à l’autre bout du parcours, reprend les mêmes ingrédients – distance, absence, scripturalité versus oralité – dans une définition qui, à y regarder de près, ne diffère en rien de celle de Vaumorière : ‘La lettre n’existe qu’en fonction de la distance temporelle et spatiale qui sépare les interlocuteurs : l’abolition de ces intervalles abolit la lettre en lui substituant le contact direct et immédiat du dialogue oral’.3 Il faudra revenir tout à l’heure sur le problème de l’immédiateté de la parole. Pour l’heure il importe de se demander ce qu’une telle conception Première publication : ‘Ton regard m’apprendra tes plus secrètes pensées. La rhétorique de la distance dans Delphine de Madame de Staël’, in Françoise Tilkin (éd.), Le groupe de Coppet et le monde moderne. Actes du VIe Colloque de Coppet, juillet 1997, Liège, Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et Lettres CCLXXVII, 1998, p. 237-249. 1 Pierre d’Ortigues de Vaumorière, Lettres sur toutes sortes de sujets, 1689. Cité dans Alain Viala, ‘La genèse des formes épistolaires en français et leurs sources latines et européennes, essai de chronologie distinctive, in Revue de littérature comparée, 218 (1981), p. 168-183. 2 Cité dans Waldemar Voisé, ‘L’art épistolaire, son passé et son avenir’, in Revue de synthèse, 97 (1976), p. 23-29. 3 Susan Lee Carrell, Le soliloque de la passion féminine ou le dialogue intérieur, Tübingen, Günther Narr et Paris, Jean-Michel Place, 1982, p. 11.
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rhétorique de la lettre entraîne comme conséquences pour la définition du type de récit qui la prend pour véhicule de la narration : le roman épistolaire. Il semble que le roman par lettres ne saurait être qu’un roman de la séparation. La séparation des amants est nécessaire à l’existence même du récit. C’est l’idée de Pierre Testud, par exemple, qui constate, dans sa lecture des romans épistolaires de Rétif, que la lettre n’a plus aucune raison d’être dès que les personnages se rejoignent.4 Ou, pour parler en narratologue : la narration, au niveau extradiégétique, se supprime dès qu’au niveau intradiégétique, qui est celui de l’histoire, la distance est abolie. La même contingence du récit épistolaire avait été relevée, longtemps avant P. Testud, par François Jost : ‘Le genre suppose que les auteurs des lettres soient éloignés les uns des autres. Les personnages, à l’occasion, se plaignent de cette absence, que l’auteur doit prolonger artificiellement pour sauver la méthode’.5 L’extrapolation de la définition rhétorique de la lettre au roman épistolaire projette dans ce dernier une sorte de contradiction, qui lui serait constitutive. D’une part, les avatars de la relation amoureuse, qui constituent le noyau diégétique du genre, dictent une progressive abolition de la distance, de quelque ordre qu’elle soit. Au niveau de la narration en revanche, la mise à distance des épistoliers est une contrainte formelle sans laquelle le récit n’existerait pas. Le roman par lettres, envisagé sous l’angle de la distance – que nous appelons ici par commodité ‘rhétorique’ – reposerait donc sur une contradiction implicite entre histoire et narration. Ce paradoxe appelle cependant quelques commentaires. A première vue, il ressemble à un cercle vicieux : la correspondance tend à abolir la distance grâce à laquelle elle existe. La projection de la définition rhétorique de la lettre dans la théorie du récit risque cependant d’oblitérer certaines fonctionnalités de la lettre, qui ne se plie pas toujours à cette rhétorique de la distance. Nous avons pu démontrer ailleurs que deux types de lettres charpentent le roman épistolaire polyphonique : la configuration narratologique résulte de l’entrecroisement de deux axes épistolaires, l’un de nature confidentielle, l’autre de nature amoureuse.6 Il est vrai que l’axe épistolaire confidentiel assure essentiellement la narration ; quant à l’axe de la relation amoureuse, qui dicte la structure diégétique, 4
Pierre Testud, Rétif et la création littéraire, Genève-Paris, Droz, 1977, p. 382. François Jost, ‘Le roman épistolaire et la technique narrative au XVIIIe siècle’, in Owen Aldridge (éd.), Comparative literature, Matter and Method, Urbana, University of Illinois Press, 1969, p. 198. 6 Jan Herman, Le Mensonge romanesque. Paramètres pour l’étude du roman épistolaire en France, Amsterdam, Rodopi et Leuven, Presses universitaires, 1989. 5
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il s’avère que l’emploi de la lettre y répond très souvent à une autre rhétorique que celle de la distance, qui est nécessaire au maintien de la relation confidentielle et donc à l’existence du récit. A ce sujet, la première partie de La Nouvelle Héloïse a d’importantes choses à apprendre aux théoriciens du roman par lettres : aucune distance spatiale ne sépare les amants, qui vivent pratiquement sous le même toit. On verra dans ce qui suit que Delphine contient aussi quelque leçon pour la théorie du roman par lettres. De tous les romans épistolaires polyphoniques, Delphine est probablement l’un des plus complexes, pour autant qu’on regarde sa configuration épistolaire. La complexité, qui tient d’abord au grand nombre d’épistoliers, à l’apparition de personnages comparses et enfin à certains mécanismes de redoublement de l’intrigue – l’amant est doublé d’un rival, les confidents doublés de confidents-relais, etc. – peut cependant être ramenée à l’entrecroisement des deux axes épistolaires fondamentaux dont il a été question ci-dessus : lettres aux confidents, lettres à l’amant(e), charpente sur laquelle se greffent tout un ensemble de lettres épisodiques. Voyons comment ces différents axes répondent à la rhétorique de la distance. Pas plus que la plupart des romans épistolaires polyphoniques du XVIIIe siècle – de Dorat, de Rétif, de Sénac de Meilhan, etc. – Delphine n’échappe aux artifices de la mise à distance des confidents. Bien artificielle en effet la manière dont Louise d’Albémar, la première confidente de Delphine, est tenue loin de Paris : défavorisée par un extérieur un peu rebutant, Louise ne se montrera que dans la Quatrième Partie, au moment où une autre confidente aura pris la relève. Quant à cette dernière, Mme de Lebensei, elle est tenue à distance par la maladie de son fils. Et le pauvre Barton, confident de Léonce, se fait une entorse au bras, malheur qui lui épargne le voyage en lui évitant en même temps la peine d’écrire des réponses dont on n’a, du reste, pas toujours besoin, etc. Janet Altman a démontré, d’autre part, comment cette mise à distance est thématiquement intégrée dans la mesure où elle contribue à la création d’une vacance confidentielle autour de Delphine. Delphine serait essentiellement un roman de la non-confiance ou du manque de confiance. La protagoniste ne s’écrie-t-elle pas, dans la partie V : ‘Il vaut mieux mourir que de se livrer à un sentiment de confiance ou d’abandon qui ne serait pas entièrement partagé par ce qu’on aime’?7 Ajoutons néanmoins que, si le 7 Janet Altman, Epistolarity. Approaches to a form, Ohio State University Press, 1982, p. 68.
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manque de confiance est au centre du drame qui oppose les amants, il concerne, si l’on excepte les intrigues de Madame de Vernon, beaucoup moins l’axe confidentiel, qui sacrifie à tous les artifices du genre. Quand elle en a besoin pour narrer, Madame de Staël ressuscite ou enterre à volonté les confidents. Il en va tout autrement de certaines lettres épisodiques qui, sans être ni des lettres d’amour ni des lettres confidentielles, échangent la fonction narrative contre une fonction plus performative. Il est d’abord remarquable que les lettres à valeur performative sont aussi celles qui n’ont d’autre présence dans le récit que celle d’objet : on ne lit pas les lettres de la vieille Madame de Mondoville à son fils Léonce, par exemple. Ce sont pourtant celles-là mêmes qui déplacent les personnages sur l’échiquier du roman. Elles ont une fonction mobilisatrice, dans la mesure où elles font bouger les personnages. Les lettres de Madame de Mondoville agissent sur Léonce : elles le mettent en colère, elles lui font prendre la route d’Espagne, elles lui font renoncer enfin à Delphine. Le discours épistolaire y est réduit à sa seule force illocutoire, que je définis ici avec O. Ducrot et T. Todorov : une parole est un acte illocutoire lorsqu’elle a pour fonction immédiate et première de modifier la situation des interlocuteurs.8 C’est exactement ce que font les lettres de Mme de Mondoville que, pourtant, on ne lit pas. L’exploration de la voie du performatif et des lettres épisodiques qui le véhiculent dans Delphine pourrait sans doute mener loin. Mais c’est au registre amoureux que je voudrais consacrer l’essentiel de mon exposé. Le lecteur le plus naïf pourrait relever, sur l’axe de la correspondance amoureuse, l’emploi explosif des registres de la voix et de la vue, qui semblent, en tout, faire concurrence à celui de la lettre. Dans le titre de mon exposé j’ai inscrit un propos de Léonce, qui peut ici être complété : Mon amie, je vais te voir, je vais te porter cette lettre, après l’avoir lue, ne me dis rien, ne me réponds pas, un de tes regards m’apprendra tes plus secrètes pensées.9
Ce passage, cueilli dans la troisième lettre de la Quatrième Partie, est emblématique de la relation d’amour qui lie Léonce à Delphine.
8 Oswald Ducrot et Tzvetan Todorov, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Seuil, 1972. 9 Lucia Omacini, Delphine, éd. Lucia Omacini, Genève, Droz, 1987.
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Ecrire – parler – voir L’analyse qui suit focalise sur la correspondance amoureuse entre Léonce et Delphine, concentrée dans la Troisième Partie, qu’elle déborde de part et d’autre de quelques lettres seulement. Rappelons d’abord que la Première Partie s’achève sans le moindre échange épistolaire entre Léonce et Delphine. Quant à la Deuxième Partie du roman, les deux billets qu’échangent les protagonistes méritent qu’on s’y arrête un instant. Au premier abord, il peut paraître paradoxal, dans le contexte d’un roman par lettres, que le premier échange épistolaire entre les amants n’a d’autre fonction que de mettre fin à leur commerce. ‘Les nouveaux devoirs que j’ai contractés doivent désormais me rendre étranger à votre avenir’, écrit Léonce. Cependant si Léonce écrit à Delphine, c’est aussi pour solliciter un dernier entretien : ‘Permettez-moi de m’entretenir quelques instants seul avec vous à l’heure que vous voudrez bien m’indiquer? Je pars pour l’Espagne après vous avoir vue’. Et Delphine répond : ‘Je vous verrai, monsieur, quoique votre billet ne mérite peut-être pas cette réponse’. La lettre ne sert donc qu’à demander à être vu et entendu, elle ne sert qu’à illustrer sa propre inutilité. Ce tête-à-tête aurait pu changer le sort des deux amants si seulement il avait eu lieu. Léonce part la nuit suivante pour l’Espagne sans avoir vu Delphine. Ce qui lui inspire cette fatale démarche, est une lettre épisodique de Delphine à Madame de Vernon, où elle lui demande de procurer à M. de Serbellane un sauf-conduit. Mme de Vernon abusera de cette lettre en la montrant à Léonce, qui verra en M. de Serbellane un rival heureux. Bien plus que d’être un moyen de rapprocher les amants, la lettre apparaît donc comme le principal instrument de la séparation. On l’a déjà dit plus haut, quand elles reçoivent une fonction diégétique, les lettres épisodiques agissent par leur force illocutoire : elles déplacent les personnages sur l’échiquier du roman, elles sont des instruments de séparation. D’autre part les premières lettres échangées par Léonce et Delphine sont emblématiques de l’axe de la relation amoureuse tout entier : elles sont sujettes à un processus d’autosuppression en ce qu’elles installent un rapport concurrentiel entre leur propre scripturalité et un système de communication ressentie comme plus transparent, plus immédiat, plus univoque : l’oralité. Quand la perfidie de Madame de Vernon éclate enfin, Léonce rentre aussitôt à Paris et c’est sur son retour que s’achève la Deuxième Partie. Or, ce sera moins une mise à distance spatiale qui désamorcera la correspondance amoureuse que ce que j’appellerai une distance énonciative.
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La correspondance qui s’installe dans la Troisième Partie sera investie du paradigme écrire/parler/voir, le long duquel s’articulera la question de la distance énonciative : faut-il s’écrire, faut-il se voir, peut-on se parler? Dans la première lettre de cette Troisième Partie, Léonce rappelle à Delphine la cérémonie de son mariage, dont il sait qu’elle a été le secret témoin : N’étais-tu pas derrière une colonne, témoin de cette fatale cérémonie? Je crus alors que mon imagination seule avait créé cette illusion; mais s’il est vrai que c’était toi-même que je voyais, comment ne t’es-tu pas jetée dans mes bras? Pourquoi n’as-tu pas redemandé ton amant à la face du ciel ? Ah, j’aurais reconnu ta voix; ton accent eût suffi pour me convaincre de ton innocence.10
La question évoquée par ce passage est bien de nature rhétorique. Elle concerne la force persuasive de la vue et de la parole. Elle est l’un des enjeux de l’entière Troisième Partie du roman. Dans la lettre 3, Léonce s’exclame: S’il m’est accordé de t’entretenir une fois, une fois seulement, sans craindre d’être interrompu, sans compter les heures, je sens que je te persuaderai.
C’est de tous ses moyens que Léonce essaie d’éviter que Del phine s’éloigne de Paris. Mais Delphine avait déclaré dans la lettre précédente : Je vous ai vu, et voilà ce qui me persuade que de nouveaux obstacles s’opposent à mon départ. Le plus grand des dangers, c’est de vous voir ; c’est contre ce seul péril, ce seul bonheur, qu’il faut s’armer.
Loin de rapprocher les amants, qu’un obstacle étranger à leur volonté sépare, la lettre sert ici à interposer entre eux un obstacle pleinement mais douloureusement assumé. La correspondance entre les amants, que le mariage de Léonce sépare comme un obstacle infranchissable, servira donc d’arme, d’instrument contre la force persuasive de la voix et du regard. Les occurrences de cette rhétorique de l’obstacle, que véhicule le paradigme écrire/parler/voir, se comptent à chaque page dans la Troisième Partie du roman, où ‘se voir’ et ‘se parler’ se révèlent être également dangereux : O Léonce! si vous souffrez, si vos peines altèrent votre santé, ne vous montrez pas à moi dans cet état. Hier, en vous voyant si pâle, si chancelant, je me sentis défaillir.11 10 11
Dans ce passage et les suivants, c’est moi qui souligne. Mme de Staël, Delphine, Troisième Partie, lettre 24.
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Delphine [ ... ] Essayons de ne pas nous parler de nous, de transporter notre pensée sur je ne sais quel sujet étranger, dont nous ne nous occuperons qu’avec effort ; oui, avec effort.12
Léonce et Delphine ne sentent que trop que ce qui les lie au-delà de tous les obstacles et conventions sociales, c’est la communion de l’âme : ‘J’éprouvais une douce consolation qui m’assurait que nos âmes communiquaient encore’.13 Le langage auquel ils aspirent est celui de la transparence, qui ne requiert aucun déchiffrement. Cette transparence, ils ne la trouveront que dans la musique, qui est ressentie comme un langage immédiat. Deux occurrences à cet égard sont particulièrement révélatrices. Il s’agit d’abord de la fête organisée par Léonce à l’occasion de la guérison de Delphine, au début de la Quatrième Partie. Ecoutons la confidence de Delphine à Madame de Lebensei : On ne voyait point les musiciens, on entendait seulement des instruments à vent ; harmonieux et doux, les sons nous arrivaient comme s’ils descendaient du ciel ; et quel langage en effet conviendrait mieux aux anges que cette mélodie, qui pénètre bien plus avant que l’éloquence elle-même dans les affections de l’âme! Il semble qu’elle nous exprime les sentiments indéfinis, vagues et cependant profonds, que la parole ne saurait rendre.14
Il se cache tout un programme esthétique et sémiotique dans ce passage, aux consonances rousseauistes. Discours immédiat, langage non médiatisé de la musique, qui se fait entendre aux moments cruciaux de l’histoire (le mariage de Léonce, les vœux religieux de Delphine, l’exécution de Léonce) et qui trouve son expression la plus emblématique dans la merveilleuse scène de l’aveugle-musicien. C’est Léonce cette fois-ci qui se confie à Barton : Je ne connais rien de si touchant qu’un aveugle qui se livre à l’inspiration de la musique ; on dirait que la diversité des sons et des impressions qu’ils font naître lui rend la nature entière dont il est privé. […] Mais il semble, quand un aveugle vous fait entendre une musique mélancolique, qu’il vous apprend le secret de ses chagrins ; il jouit d’avoir trouvé enfin un langage délicieux, qui permet d’attendrir le cœur, sans craindre de le fatiguer.15
La comparaison du langage musical et du langage verbal dans le premier passage cité est un jalon dans le paradigme de la distance énonciative 12 13 14 15
Ibidem. Mme de Staël, Delphine, Troisième Partie, lettre 14. Mme de Staël, Delphine, Quatrième Partie, lettre 5. Mme de Staël, Delphine, Troisième Partie, lettre 18.
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scandé par les registres de la voix et de la vue, qui concurrencent celui de l’écriture, ressenti comme moins efficace, plus éloigné du registre idéal, celui de la musique. ‘Depuis que je ne vous vois plus, je me sens dégradé’, dira Léonce dans la capitale septième lettre de cette même Troisième Partie. Et un paragraphe plus loin : Ah! mon amie, ne le sens-tu pas comme moi! l’univers et les siècles se fatiguent à parler d’amour ; mais une fois, dans je ne sais combien de milliers de chances, deux êtres se répondent par toutes les facultés de leur esprit et de leur âme ; ils ne sont heureux qu’ensemble ; animés que lorsqu’ils se parlent ; la nature n’a rien voulu donner à chacun des deux qu’à demi, et la pensée de l’un ne se termine que par la pensée de l’autre.
Il n’y a de ressource que la parole quand la fusion des âmes et des corps est devenue impossible. Si, ensuite, les amants ont besoin de se voir, c’est pour soustraire à la destruction du temps l’image qu’ils ont de l’autre. ‘Je veux que ton image reste en tout semblable à celle qui remplit maintenant mon cœur’, continue Léonce, toujours dans la même lettre. La vraie problématique dans cette Troisième Partie de Delphine n’est pas celle de la distance spatiale que la lettre comblerait ; elle concerne la distance énonciative, la recherche d’un langage immédiat qui réponde à la communion des âmes. Tout au plus la lettre fournit-elle des armes contre le danger que présente cette communion. La lettre ne saurait suppléer aux entretiens, à la vue et à la parole. Elle est indigne de recueillir les sentiments d’une âme qui se livre. Quand Delphine demande à Léonce de rendre un important service à M. de Lebensei, Léonce justifie sa lettre en disant: ‘[…] je ne puis souffrir d’employer les moments que nous passons ensemble à discuter les intérêts de la vie’.16 Ce n’est pas par lettre qu’on répond à l’effusion du sentiment : ‘Ma Delphine, je ne voulais répondre à ta lettre qu’en te revoyant’, écrit Léonce dans la lettre 15 ; ‘cependant j’ai résolu de t’écrire avant de te parler, afin de te répondre avec un peu plus de calme’. La lettre apparaît comme le domaine de la réflexion et de la distance, on y recourt quand le recul est devenu nécessaire, comme au début de la Quatrième Partie : J’ai craint de t’agiter trop vivement par un entretien ; j’ai préféré de t’écrire pour te rassurer, pour te dire que tu étais libre, oui, libre de me quitter.17 16 17
Mme de Staël, Delphine, Troisième Partie, lettre 32. Mme de Staël, Delphine, Quatrième Partie, lettre 2 : Léonce à Delphine.
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Mais l’écriture elle-même est parfois incapable d’assurer la distance énonciative : […] ne répondez pas à cette lettre ; en l’écrivant, mon front s’est couvert de rougeur. Je vous ai imploré, protégez-moi, mais sans me rappeler que je vous l’ai demandé.18 Je me perds en vous écrivant, je ne suis plus maîtresse de moi-même ; il faut que je m’interdise ce dernier plaisir. Adieu.19
Delphine partira enfin, sans laisser derrière elle la moindre trace. La Troisième Partie du roman, qui contient pratiquement toute la correspondance amoureuse, est fondamentalement et paradoxalement anti-épistolaire. L’écriture implique l’encodage du sentiment, c’est un système de signes qui renvoient à autre chose qu’à eux-mêmes. Mais en tant que telle, la lettre est également incapable d’établir et d’effacer la distance énonciative. La lettre est en tout un pis-aller. Et quand enfin Delphine interpose entre Léonce et elle-même la distance spatiale, elle efface jusqu’au moyen de la combler: elle part sans laisser d’adresse. Même en s’écrivant, les personnages ont tendance à éviter le verbe ‘écrire’ et à transformer la lettre en entretien : ‘Mon ami, j’ai voulu que mes premières paroles fassent un consentement à ce que vous souhaitiez ; maintenant, qu’il me soit permis de vous le dire, votre lettre m’a fait de la peine’.20 De même, quand ils se lisent, c’est au registre de la vue qu’ils recourent pour commenter leur lecture. Ainsi dans la même lettre : J’avais reçu, peu d’heures auparavant, une lettre de ma belle-sœur, qui cherchait à m’éclairer sur les périls auxquels je m’expose, et j’ai cru voir dans quelques-unes de vos plaintes détournées, le présage des malheurs dont elle me menaçait.
Dans le commerce des amants, le registre de la lecture est paradoxalement réservé à d’autres objets que la lettre. Les amants lisent dans le cœur et dans l’âme l’un de l’autre.21 Plus significatifs et surtout infiniment plus beau, ce passage dans la Quatrième Partie : Le jour baissait, un mouvement que je fis lui persuada que j’allais sonner pour demander de la lumière ; il me saisit la main et me dit : Restons dans cette obscurité ; je ne veux pas que vous lisiez rien sur
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Mme de Staël, Delphine, Troisième Partie, lettre 23 : Léonce à Delphine. Mme de Staël, Delphine, Troisième Partie, lettre 2 : Delphine à Léonce. Mme de Staël, Delphine, Troisième Partie, lettre 12 : Delphine à Léonce. Par exemple Delphine, Troisième Partie, lettre 6 et Quatrième Partie, lettre 19.
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mon visage, je ne veux pas apercevoir sur le vôtre ce qui vous occupe : tout doit être mystère, rien ne peut plus se confier.22
Dans ce qui précède, je n’ai pu qu’épingler quelques modalités du paradigme Ecrire-Parler-Voir qui me semble constituer une filière herméneutique particulièrement riche dans l’un des grands romans épistolaires du romantisme français. J’aurais pu évoquer d’autres registres s’articulant le long du même paradigme : le binôme Parole privée/Parole publique, par exemple. La voix publique ne s’accorde pas avec la voix intime, voix publique et voix intime agissent différemment sur la conscience, elles dictent aux personnages des comportements parfois contradictoires, etc. Distance narrative et distance énonciative C’est en faisant retour sur mon propos initial que je voudrais conclure. S’il est vrai que, selon certains spécialistes, la rhétorique de la distance est constitutive du roman épistolaire au XVIIIe siècle, il s’avère que l’époque romantique réserve à la question de la distance une autre valence. La distance est d’abord un paramètre diégétique, on le sait : un roman par lettres est presque toujours un roman de la séparation. Elle est ensuite, cette distance, un paramètre narratif. Le XVIIIe siècle voit la floraison des genres à la première personne – roman-mémoires et roman par lettres – dont l’évolution va de pair avec la progressive réduction de la distance entre acte narrant et acte narré grâce à la délégation de la narration à un témoin. Là où le roman-mémoires se contente de déléguer la parole au héros, le roman par lettres veut en outre que le héros parle au moment où il vit l’aventure. La progressive réduction de la distance narrative intègre ainsi une dimension temporelle. Or, le roman par lettres à l’époque romantique, marquant un stade plus avancé encore de ce processus de réduction de la distance narrative, transforme le réel vécu, l’acte narré, en un discours saisi dans l’immédiateté de l’expression. L’événement ne peut jamais transparaître dans le discours, mais le discours peut évoquer le sentiment que l’événement produit. La transparence énonciative est l’aboutissement logique, préparé par le roman de Rousseau, de ce long processus de réduction de la distance narrative. C’est à la transparence énonciative que le récit demande désormais sa véracité. 22 Mme de Staël, Delphine, Quatrième Partie, lettre 19 : Delphine à Mademoiselle de Lebensei.
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Or, la lettre est incapable de favoriser ou de véhiculer cette transparence. Dans la mesure même où il préconise la transparence énonciative, le romantisme voit donc presque nécessairement la progressive disparition du genre épistolaire. Il semble que Delphine thématise, dramatise ces questions et ces paradoxes. Rien que la préface de Delphine, sur laquelle il faut dire un mot, est ambiguë : après un long discours sur l’art du roman, qui est le prolongement logique de l’Essai sur les fictions (1795), la préface s’achève sur le topos du manuscrit trouvé : ‘Les lettres que j’ai recueillies ont été écrites dans le commencement de la révolution ; j’ai mis du soin à retrancher de ces lettres, autant que la suite de l’histoire le permettait, tout ce qui pouvait avoir rapport aux événements politiques de ce temps-là, etc.’. La préface de Delphine n’échappe à la contradiction que si le topos du manuscrit trouvé n’est pas considéré ici comme un viatique de crédibilité. Madame de Staël n’a pas besoin d’authentifier les événements qu’elle raconte, mais l’expression du sentiment qui s’en dégage. ‘Les événements’, déclare – telle au début de sa préface, ‘ne doivent être dans les romans que l’occasion de développer les passions du cœur humain, il faut conserver dans les événements assez de vraisemblance pour que l’illusion ne soit point détruite’. Dans la vision qu’en a Madame de Staël, la crédibilité du roman dépend moins de la véracité des faits que de la véracité de l’expression du sentiment qu’ils produisent. La voie que Madame de Staël veut ouvrir au roman du XIXe siècle est celle de la ‘fiction naturelle’, où tout est à la fois inventé et imité, où rien n’est vrai, mais où tout est vraisemblable au sens de ‘naturel’ et ‘transparent’.23 La moralité de ce roman nouveau ‘tient plutôt au développement des mouvements intérieurs de l’âme qu’aux événements extérieurs qu’on y raconte’. Genre plus utile que l’Histoire, le roman naturel a ‘le don d’émouvoir’.24 C’est là la grande puissance des fictions. Nous avons vu que la lettre, tout en réduisant au maximum la distance narrative, s’avère être un véhicule inadéquat de la transparence énonciative. J’ai essayé de démontrer comment le roman par lettres de Madame de Staël thématise la question de la distance énonciative, et comment, par là-même, il m’apparaît comme une construction paradoxale en ce que la forme du roman, tout en favorisant la réduction de la distance narrative, contredit la logique interne qui repose sur un plaidoyer pour la transparence énonciative. Delphine de Madame de Staël est un roman épistolaire 23 24
Mme de Staël, Essai sur les fictions, partie III. Ibidem.
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qui, à l’orée de l’ère romantique, exhibe et thématise le heurt entre l’esthétique de la transparence narrative qui se développe au XVIIIe siècle et l’esthétique de la transparence énonciative que prône Madame de Staël dans ses écrits théoriques et qui est déjà celle du roman personnel de Chateaubriand et de Constant. Delphine affiche les contradictions auxquelles succombera le roman épistolaire à l’époque romantique.
SUR Mme DE KRÜDENER LES ANNÉES DE PÈLERINAGE DE Mme DE KRÜDENER: VALÉRIE ET L’ITALIE A Paul Pelckmans Anvers
Publié en 1804, deux ans après Delphine de Mme de Staël, qui est le dernier grand échantillon du roman épistolaire polyphonique français, le roman Valérie de Mme de Krüdener marque lui aussi un moment décisif dans l’évolution de la narration par lettres. Il appartient à la variante monodique et marque une très nette transition au roman-journal, dont il est sans doute un des tout premiers spécimens, avec Oberman de Senancour, qui paraît la même année. Les Lettres de Gustave de Linar à Ernest de G... – c’est le sous-titre du roman – témoignent de la transition d’une narration soutenue par une succession de lettres envoyées à un confident vers un discours à peine narratif, tel celui d’Oberman, et qui n’est plus réellement destiné à un narrataire autre que l’épistolier lui-même. Le roman français n’a pas découvert la formule du journal intime avant le tournant du siècle, et cela peut surprendre surtout quand on a en tête le développement très différent du roman anglais où la ‘formule journal’ apparaît beaucoup plus tôt. La deuxième partie de Valérie en contient au total trois, celui de Gustave même, celui du comte qui l’assiste pendant ses derniers jours, et celui de sa mère, retrouvé dans ses papiers. Un contrat de lecture L’intérêt de ce beau roman n’est pas purement typologique. On n’a peut-être pas assez remarqué, dans Valérie, une deuxième mutation, plus fondamentale sans doute et qui concerne le régime fictionnel adopté. Dans la tradition inaugurée par Les Lettres portugaises (1669) de Guilleragues,
Première publication: ‘Les Années de pèlerinage de Mme de Krüdener : Valérie et l’Italie’, in Jan Herman, Paul Pelckmans et Kris Peeters (éds), Dupaty et l’Italie des voyageurs sensibles, Amsterdam, Rodopi, coll. Faux Tires no 373, 2012, p. 171-188.
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perpétuée et renforcée tout au long du XVIIIe siècle, le roman épistolaire répondait à une poétique de ce qu’Ian Watt1 a appelé la mimesis formelle où, dans un Avertissement ou Préface, un éditeur ou traducteur expose qu’il a trouvé le dossier de lettres et qu’il s’est contenté d’y apporter des changements qu’exigeait la décence ou le bon goût du public. Le contrat de lecture de la mimesis formelle essaie de faire oublier que ce qui est présenté comme une reproduction est en réalité une production. L’impression d’authenticité est censée effacer celle de facticité, moyennant la participation du lecteur, qu’il s’agit d’entraîner, par la perfection de la création, à accepter une ‘willing suspension of disbelief’, selon la belle formule de Coleridge. Il en va tout autrement dans Valérie de Mme de Krüdener dont la préface fonde un nouveau type de contrat de lecture. Ce fut au milieu de ces rêves, de ces fictions et de ces souvenirs, que je fus surprise un jour par le récit touchant d’une de ces infortunes qui vont chercher au fond du cœur des larmes et des regrets. L’histoire d’un jeune Suédois, d’une naissance illustre, me fut racontée par la personne même qui avait été la cause innocente de son malheur. J’obtins quelques fragments écrits par lui-même : je ne pus les parcourir qu’à la hâte ; mais je résolus de noter sur-le-champ les traits principaux qui étaient restés gravés dans ma mémoire. J’obtins après quelques années la permission de les publier : je changeai les noms, les lieux, les temps ; je remplis les lacunes, j’ajoutai les détails qui me parurent nécessaires ; mais je puis le dire avec vérité, que, loin d’embellir le caractère de Gustave, je n’ai peut-être pas montré toutes ses vertus.2
Le contrat de lecture ne repose plus sur une feintise,3 qui s’évertue autant que possible à imposer à l’imagination du lecteur qu’il lit des lettres véritables. Il s’agit d’une fiction qui s’avoue elle-même comme telle : les lettres sont une création du narrateur, à partir de fragments authentiques, qu’il n’a fait qu’entrevoir. Un tout est créé à partir d’une partie, qui pourtant contient en germe, et tout entier, ce tout. Le tout est dans la partie, le fragment est l’aiguillon de l’imagination susceptible de recréer l’ensemble. Cette esthétique des ‘ruines poétiques’, n’est pas très éloignée de celle que développe Friedrich Schlegel, dans les Fragments de l’Athénée (1798). Ces Fragments constituent les bases de l’herméneutique théorisée par l’idéalisme allemand de l’Ecole de Iéna. Selon la théorie développée par Fr. Schlegel, le roman moderne serait à concevoir 1 2 3
Ian Watt, The Rise of the Novel, London, Chatto and Windus, 1957. Madame de Krüdener, Valérie, Paris, Tome I, p. V. Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction, Paris, Seuil, 1999.
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comme un ‘fragment’ : ‘Plusieurs œuvres des Anciens sont devenues des fragments. Maintes œuvres des modernes sont telles à la naissance’.4 Ce propos trouve son complément nécessaire dans un autre, très éloigné du premier dans le recueil des Fragments de l’Athénée : ‘Un fragment, comme une petite œuvre d’art, doit être complètement séparé du monde environnant et complet en soi, comme un hérisson’.5 Un fragment apparaît donc à la fois comme une Partie et un Tout achevé et complet. Un Tout informe la Partie, qui peut à son tour apparaître comme un tout ‘motivé’ et autonome. Le fragment ‘fait œuvre’. L’étrange image du hérisson, à travers laquelle Schlegel désigne le fragment qui est un tout complet, peut se justifier par le rôle dévolu à l’imagination – Einbildungskraft – qui serait un aiguillon activant le geste créateur qui consiste à faire émerger le tout de la partie qui l’abrite. L’esthétique du fragment à laquelle semble souscrire ici Mme de Krüdener évoque également un rapport entre les arts qui va nous rapprocher du sujet de cette étude. D’un côté, très éloigné dans le temps, le passage cité rappelle aux moins deux des romans de l’Antiquité, grecs en particulier. Dans Leucippé et Clitophon d’Achille Tatius et Daphnis et Chloé de Longus, la narration est explicitement fondée sur la vue d’un tableau qui, telle une mise en abyme anticipée, en retrace les scènes essentielles. D’autre part, la lecture de la préface à Valérie et du roman tout entier ne peut pas manquer d’évoquer, au lecteur du XXIe siècle, les Années de Pèlerinage de Franz Liszt, qui sont postérieures d’un demi-siècle au roman, mais dont la deuxième partie, intitulée l’Italie, est presque entièrement composée d’impressions musicales après la lecture d’une œuvre littéraire – comme ‘Après une lecture de Dante’ – ou de la contemplation d’une œuvre d’art, sculpture ou peinture : ainsi ‘Spozalizio’, composée après la contemplation du ‘Mariage de la vierge’ de Raffaelo Santi, et ‘Il pensieroso’, que le compositeur écrit après la vue d’une sculpture de Michelange.6
4 Nous traduisons. Friedrich Schlegel, Athenäums-fragmente, Stuttgart, Reclam Verlag, 2005, p. 79: ‘Viele Werke der Alten sind Fragmente geworden. Viele Werke der Neuern sind es gleich bei der Enstehung’. 5 Fr. Schlegel, Athenäums-fragmente, ib., p. 99: ‘Ein Fragment muss gleich einem kleinen Kunstwerke von der umgebenden Welt ganz abgesondert und in sich selbst vollendet sein wie ein Igel’. 6 La deuxième année de Pèlerinage de Franz Liszt a été composée entre 1837 et 1849 et publiée en 1856. La première année – La Suisse – est issue d’un ‘Album d’un voyageur’ composé entre 1848 et 1854, recyclé et publié en 1854. Cette première Année de Pèlerinage contient la célèbre ‘Vallée d’Oberman’.
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Si le rapport entre la partie et le tout informe, peut-être à travers la lecture de Schlegel, la préface du roman, un rapport évident mais très complexe entre écriture et peinture détermine le développement du récit et l’exploration des méandres d’une conscience qui vit une expérience amoureuse avec l’émotion forte dont une âme sensible est capable. On n’a pas besoin de savoir que Mme de Krüdener est née aux bords de la mer baltique pour saisir immédiatement, dès la première page de son roman, quel est l’univers pictural que son roman évoque, du début à la fin. En voici le début : Je me trouvais, il y a quelques années, dans une des plus belles provinces du Danemarck : la nature, tour à tour sauvage et riante, souvent sublime, avait jeté dans le magnifique paysage que j’aimais à contempler, là de hautes forêts, ici des lacs tranquilles, tandis que dans l’éloignement la mer du Nord et la mer Baltique roulaient leurs vastes ondes au pied des montagnes de la Suède, et que la rêveuse mélancolie invitait à s’asseoir sur les tombeaux des anciens Scandinaves, placés d’après l’antique usage de ce peuple, sur des collines et des tertres répandus dans la plaine.7
Le point de vue surplombant du spectateur, qui aperçoit à la fois la mer du Nord et la Baltique, la nature tour à tour sauvage et riante, la petitesse de l’homme face aux immensités de la nature, l’idée de la mort et des défunts reposant dans des tombeaux répandues sur des tertres, l’atmosphère religieuse de la scène... Il ne faut plus que la lumière vespérale ou l’éclairage mystérieux de la lune, dans lequel baigne ce roman tout entier, pour deviner dès les premières lignes de cette préface la référence picturale du roman qui est le peintre de Greifswald, Caspar David Friedrich (1774-1840). Dès la quatrième ligne du roman, l’idée centrale de cette préface programmatique est lancée : le sublime, qui est un produit de l’imagination, comme le dit le paragraphe suivant : ‘Rien n’est plus poétique, a dit un éloquent écrivain, qu’un cœur de seize années’. Sans être aussi jeune, je l’étais cependant ; j’aimais à sentir et à méditer, et souvent je créais autour de moi des tableaux aussi variés que les sites qui m’environnaient. Tantôt je voyais les scènes terribles qui avaient offert au génie de Shakespeare les effrayantes beautés de Hamlet ; tantôt les images plus douces de la vertu et de l’amour se présentaient à moi, et je voyais les ombres touchantes de Virginie et de Paul : j’aimais à faire revivre ces êtres aimables et infortunés ; j’aimais à leur offrir des ombrages aussi doux que ceux des 7
Krüdener, Valérie, tome I, p. III-IV.
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cocotiers, une nature aussi grande que celle des tropiques, des rivages solitaires et magnifiques comme ceux de la mer des Indes.8
Ce second paragraphe offre le décor qui déterminera l’atmosphère sentimentale du roman que nous nous apprêtons à lire. Le héros, Gustave, un jeune suédois, sera un être de vingt ans encore partiellement inconnu à lui-même, obsédé de l’idée de l’élévation de l’âme, portant en lui-même un secret inavouable qui va le détruire. Et ce secret, c’est son amour pour la jeune épouse de son protecteur, Valérie. Elle a 16 ans. Elle est vertueuse et pure, comme Virginie. Et d’emblée, la préface évoque la chaleur d’un climat où cet amour ignoré de celle qui en est l’objet, va s’éclore. C’est l’Italie. C’est à une année de pèlerinage en Italie par Gustav de Linar que le narrateur convoque son lecteur. Pèlerinage fatal, d’où il ne reviendra pas. Et comme la seconde Année de Pèlerinage de Franz Liszt a eu besoin d’un élan suisse, qui est aussi le contre-poids de la partie italienne de l’œuvre, le pèlerinage de Gustav s’effectue, nostalgiquement, dans une presque constante évocation d’un autre pays, qui est le pays natal. La Suède sera ‘La Vallée d’Oberman’ de Gustave,9 qui est celle d’une enfance heureuse partagée avec Ernest, à qui les lettres composant ce récit sont envoyées. Le roman est donc simultanément un tableau comme en fera bientôt et comme en a déjà fait Caspar David Friedrich, une création visuelle qui répond à une esthétique du fragment et du Tout répercuté dans la Partie par l’imagination et une année de pèlerinage comme en composera quelques décennies plus tard Franz Liszt, qui n’est pas le récit mimétique d’un voyage, mais une suite de tableaux qui se veulent des réminiscences, après la lecture d’une belle page de littérature, la contemplation d’une sculpture ou d’un tableau de la Renaissance italienne. Tels sont à la fois l’atmosphère et le programme poétique de ce roman, écrit en 1804, au moment où Franz Liszt n’était pas encore né et Caspar David Friedrich un illustre inconnu, au moment aussi où, en Allemagne, Fr. Schlegel développe son esthétique du fragment. C’est un roman important sans doute en ce qu’il illustre, comme les romans de Mme de Staël, à un stade très précoce, une profonde mutation esthétique, préfigurant en même temps des créations artistiques de tout premier ordre. C’est également le long de ces différents axes que nous développerons l’analyse : le pèlerinage est l’axe spatial où d’une part sera entendu l’appel du pays natal 8
Krüdener, Valérie, Tome I, p. IV. ‘La Vallée d’Oberman’ est la dernière pièce de la Première année de Pélerinage: La Suisse de Franz Liszt. 9
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durant le voyage sentimental en Italie, et où d’autre part se déploiera une esthétique de la réminiscence autour de stimuli picturaux. Comme elle le dit assez clairement à la fin de la préface, Mme de Krüdener ne narre pas, elle peint. Et c’est comme tableau que ce récit pourrait nous émouvoir : Mon sincère désir a été celui de présenter un ouvrage moral, de peindre cette pureté de mœurs dont on n’offre pas assez de tableaux, et qui est si étroitement liée au bonheur véritable. J’ai pensé qu’il pouvait être utile de montrer que les âmes les plus sujettes à être entraînées par de fortes passions, sont aussi celles qui ont reçu le plus de moyens pour leur résister, et que le secret de la sagesse est de les employer à temps. Tout cela avait été bien mieux dit, mieux démontré avant moi ; mais on ne résiste guère à l’envie de communiquer aux autres ce qui nous a profondément émus nous-mêmes. Il est un enthousiasme qui est à l’âme ce que le printemps est à la nature ; il fait éclore mille sentiments ; il fait verser des larmes auxquelles on croit le pouvoir d’en faire répandre d’autres. C’était là ma situation en lisant les fragments de Gustave ; et si quelques regards attendris s’attachent sur cet ouvrage, comme sur un ami qui nous révèle notre propre cœur, ils sauront tout à la fois et m’excuser et me défendre.10
C’est donc aussi au pays des âmes sensibles que nous convoque Mme de Krüdener. En-deça du tableau, il y a le fragment, qui est à la littérature ce que les ruines sont à la peinture : une partie d’un tout sublime, où la vertu rejoint l’inquiétant et le beau, et qu’on peut reconstituer par cette faculté qu’on appelle l’imagination. Années de Pèlerinage, première partie: l’Allemagne Le récit est un pèlerinage vers un pays encore inconnu, l’Italie, durant lequel l’image du destinataire des lettres, Ernest, se confond constamment avec la douceur de la jeunesse vécue ensemble, elle-même inséparable de l’évocation du sublime du pays natal. Les lettres, autant qu’elles rendent compte d’un voyage dans le pays où fleurissent les citronniers, comme disait Goethe, cultivent un souvenir fusionnel du pays, de la jeunesse et de la pureté, de la Nature sublime, de l’amitié, et enfin de la vertu. Gustave est orphelin, adopté par le comte de***, ami de cœur de son père,11 qui lui sert à la fois de protecteur, d’ami et de guide. Le comte de*** a épousé la très jeune Valérie, Suédoise elle aussi, et le voyage 10
Krüdener, Valérie, Tome I, p. V. Il est à peine question de la mère de Gustave dans le roman. On lira son journal intime à la fin. 11
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que ces trois personnages, unies d’une forte amitié, entreprennent a pour destination Venise, où le comte va intégrer l’ambassade suédoise. A peine entrée en Allemagne, le mécanisme de la réminiscence est mis en branle. Le spectacle du coucher de soleil ramène l’imagination de Gustave en Suède. Le souvenir est fusionnel et rassemble en une même émotion l’éclosion et le déclin : éclosion de l’amitié d’abord, qui est d’autant plus indissoluble qu’elle est liée à l’idée de la mort ; éclosion du printemps ensuite, qui bascule dans l’été, indissolublement liée elle aussi au sentiment de la mort par le spectacle d’un naufrage qui aura pu rappeler aux lecteurs français certain tableau de Vernet : La saison est très belle. Nous avons traversé de grandes forêts en entrant en Allemagne; il y avait là quelque chose du pays natal qui nous plaisait beaucoup. Le coucher du soleil, surtout, nous rappelait à tous des souvenirs différents que nous nous communiquions quelquefois ; mais, le plus souvent, nous gardions alors le silence. Les beaux jours sont comme autant de fêtes données au monde ; mais la fin d’un beau jour, comme la fin de la vie, a quelque chose d’attendrissant et de solennel : c’est un cadre où vont se placer tout naturellement les souvenirs, et où tout ce qui tient aux affections paraît plus vif, comme le coucher du soleil les teintes paraissent plus chaudes. Que de fois mon imagination se reporte alors vers nos montagnes! Je vois à leurs pieds notre antique demeure ; ces créneaux, ces fossés, si longtemps couverts de glace, sur lesquels nous nous exercions, la lance à la main, à des jeux guerriers, glissant sur cette glace, comme sur nos jours que nous n’apercevions pas. Le printemps revenait. Nous escaladions le rocher ; nous comptions alors ces vaisseaux qui venaient de nouveau tenter nos mers ; nous tâchions de deviner leur pavillon ; nous suivions leur vol rapide ; nous aurions voulu être sur leurs mâts, comme les oiseaux marins, les suivre dans des régions lointaines.12
Le coucher du soleil allemand en évoque un autre qui en évoque un autre encore, dans un mouvement de mise en abyme auquel entraine l’imagination à laquelle il ne faut qu’un rayon du soleil couchant pour se déclencher : Gustave revoit comment lui et Ernest se sont retrouvés sur un rocher où, observant le coucher du soleil, ils avaient célébré un grand souvenir : ils s’étaient souvenu ce jour-là d’un autre coucher de soleil, d’où, peu après l’équinoxe, ils avaient contemplé un bateau en détresse. C’est en voulant participer au sauvetage des passagers qu’ils exposèrent leur vie et qu’Ernest sauva celle de Gustave : Mais il faut rester fidèle à ma promesse ; il faut ne point te parler de ce qui te paraît si simple, si naturel ; mais au moins laisse-moi ma 12
Krüdener, Valérie, Tome I, p. 6-7.
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reconnaissance comme un de mes premiers plaisirs, si ce n’est comme un de mes premiers devoirs, et n’oublions jamais le rocher où nous retournâmes après cette nuit, et d’où nous regardions la mer en remerciant le ciel de notre amitié.13
En changeant de ciel sur les routes d’Allemagne, Gustave sent qu’en se séparant du pays natal et de l’ami d’enfance, il emporte avec lui ce qu’il appelle ‘mes songes fantastiques et mes vœux immodérés’ : Quand tout dort autour de moi, je veille avec eux ; et dans ces nuits d’amour et de mélancolie, que le printemps exhale et remplit de tant de délices, je sens partout cette volupté cachée de la nature, si dangereuse pour l’imagination, par le voile même qui la couvre : elle m’enivre et m’abat tour à tour ; elle me fait vivre et me tue ; elle arrive à moi par tous les objets, et me fait languir après un seul. J’entends le vent de la nuit, il s’endort sur les feuilles, et je crois ouïr encore des pas incertains et timides ; mon imagination me peint cet être idéal après lequel je soupire, et je me jette tout entier dans ce pressentiment d’amour et d’extase qui doit remplir le vague de mon cœur.14
On ne saurait mieux définir ce vague sentiment de mélancolie que les anglais appellent spleen, mais qui dans la variante qu’en offre Gustave creuse au sein de la mélancolie l’attente du sublime, sous la forme d’un être idéal. Cet être idéal est déjà auprès de lui, à côté de lui, dans le carrosse qui entraîne le trio vers l’Italie. Valérie n’est ni belle ni jolie. Elle est faite pour n’être pas remarquée. Mais il faudrait juste que la logique secrète de la réminiscence l’attire dans le maelström du sublime qui confond dans un mouvement fusionnel de plus en plus précipité le coucher du soleil, le souvenir de l’enfance, la tendresse de l’amitié, la contemplation de la nature … pour que cette jeune personne sans histoire vienne combler le vide que l’imagination fertile creuse dans l’âme de Gustave. Gustave est d’une extraordinaire lucidité quant à son mal et quant au bonheur suprême qu’il attend et qui, il le sait, sera aussi un malheur sans nom qui le tuera. Il sait aussi qu’il manque à ce complexe imaginaire de réminiscences, à ces souvenirs fusionnels, la chaleur : Pour faire mûrir la datte, il faut le sol d’Afrique ; pour faire naître ces grandes et profondes émotions qui nous viennent du ciel, il faut trouver sur la terre ces âmes ardentes et rares qui ont reçu la douce et peut-être la funeste puissance d’aimer comme moi.15 13 14 15
Krüdener, Valérie, Tome I, p. 9. Krüdener, Valérie, Tome I, p. 12. Krüdener, Valérie, Tome I, p. 13.
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La chaleur de l’Italie sera suffisante pour que l’imagination opère la fatale fusion. Comme pour Franz Liszt un demi-siècle après Mme de Krüdener, l’Italie est d’abord un pays littéraire que Gustave connaît à travers le Tasse et Pétrarque. Et, magnifiquement, Valérie est d’abord une pensée, c’est-à-dire la petite fleur qui porte ce nom, en attendant que Gustave lui donne libre accès à sa pensée et que son imagination attire la jeune femme dans son orbite féconde : Je ne saurais mieux te peindre Valérie qu’en te nommant la jeune Ida, ta cousine. Elle lui ressemble beaucoup ; cependant elle a quelque chose de particulier que je n’ai encore vu à aucune femme. On peut avoir autant de grâce, beaucoup plus de beauté, et être loin d’elle. On ne l’admire peut-être pas, mais elle a quelque chose d’idéal et de charmant qui force à s’en occuper. On dirait, à la voir si délicate, si svelte, que c’est une pensée.16 Valérie sera pourtant pour longtemps ‘hors des limites de ma pensée’ : Valérie était couverte de ce voile de respect et de vénération que j’ai pour le comte, et je n’osais le soulever pour ne voir qu’une femme ordinaire’.17
Et, après que Valérie aura pris une existence dans la pensée de Gustave, il commencera à souhaiter qu’elle soit réellement celle qu’il a imaginée : Et quand on me dirait : ‘Il y a des femmes plus parfaites’, je répondrai : ‘Valérie n’a que seize ans’. Ah! qu’elle ne change jamais! qu’elle soit toujours cet être charmant que je n’avais vu jusqu’à présent que dans ma pensée.18
L’amour surgit à travers un processus fusionnel. La Suède et le Nord seront simultanément chargés d’un imaginaire au centre duquel se creuse une attente, un vide que l’amour remplira et le garde-fou qui prémunira Gustave contre ce même abîme. Car l’être idéal tant désiré et par moments ardemment convoité, est aussi l’incarnation même de la vertu. La vertu est l’abîme. La force qui aspire Gustave dans ce gouffre créé par son imagination, est en même temps celle qui évite qu’il en soit entièrement absorbé. L’argument de la vertu qui protège contre sa propre séduction, exposé explicitement dans la préface, s’organise dans le roman même autour d’une réflexion sur l’imagination, explicitée dans les lectures communes que font Valérie et Gustave : Nous avions avec nous quelques fragments du poème de L’Imagination, que nous lisions en déjeunant. Tu sais combien j’aime les beaux vers ; 16 17 18
Krüdener, Valérie, Tome I, p. 17. Krüdener, Valérie, Tome I, p. 19-20. Krüdener, Valérie, Tome I, p. 31.
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mais les beaux vers, lus par Valérie, prononcés avec son organe charmant, assis auprès d’elle, environné de toutes les magiques voix du printemps, qui semblaient me parler, et dans cette eau qui courait, et dans ces feuilles doucement agitées comme mes pensées! Mon ami, j’étais bien heureux, trop heureux peut-être! Ernest, cette idée serait terrible; elle porterait la mort dans mon âme, qu’habite la félicité ; je n’ose l’approfondir. Valérie fut émue en lisant l’épisode enchanteur d’Amélie et de Volnis ; et quand elle arriva à ces vers : En longs et noirs anneaux s’assemblaient ses cheveux ; Ses yeux noirs, pleins d’un feu que son mal domptait à peine, Etincelaient encor sous deux sourcils d’ébène. Elle a souri ; et, en me regardant, elle me dit : ‘Savez-vous que cela vous ressemble beaucoup?’.19
Les vers sont tirés d’un long poème en huit chants intitulé L’Imagination de Jacques Delille (1738-1813). En entendant les trois vers où Valérie croit reconnaître son portrait, Gustave entrevoit le mal qu’il n’ose approfondir. De façon imperceptible, son être se divise. ‘Ma conscience saurait-elle déjà ce que j’ignore moi-même?’ C’est la nature qui lui apprend qu’il aime, dans le jeu enfantin d’une fleur qu’on dépouille une à une de ses pétales pour que la dernière dise la vérité sur l’amour. La dernière feuille enlevée dit qu’il aime passionnément. Le même exercice, plusieurs fois répété, amène chaque fois la même réponse: ‘passionnément’. ‘Mon ami’, demande Gustave à Ernest, ‘était-ce ma conscience qui donnait une voix à cette feuille ?’.20 La partie de l’âme sensible de Gustave qui aime est projetée dans la nature tandis que l’autre, celle qui voudrait mettre un frein à cet amour naissant, lui reste comme son moi profond, qui est entrainé vers le Nord. Ainsi, par leurs lectures en commun, dans un beau cadre qui n’est pas encore italien mais allemand, les personnages s’apprêtent à descendre en Italie. Nombreuses sont les scènes où ils se promènent en compagnie du comte, le soir ou la nuit, et où la fusion sensitive s’opère : ‘Les étoiles seules nous éclairaient ; la conversation se ressent toujours des impressions que reçoit l’imagination ; la nôtre est devenue sérieuse, et même mélancolique comme la nuit qui nous environnait’.21 Le coucher du soleil, la nuit étoilée ou illuminée de la lune sont les moments favorisant les épanchements sur le passé qui toujours se recompose comme un 19 20 21
Krüdener, Valérie, Tome I, p. 32-33. Krüdener, Valérie, Tome I, p. 35. Krüdener, Valérie, Tome I, p. 38.
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tableau : ‘Le passé est pour moi comme une toile rembrunie qui attend un beau tableau qui n’en ressortira que davantage’ déclare le comte à un de ces moments délicieux.22 L’Italie s’impose à l’âme de Gustave d’abord par sa littérature, et ensuite par sa langue. L’étude de cette langue, nouvelle pour lui, est même le prétexte pour s’isoler dans une autre voiture que le comte et Valérie. A Vienne, son comportement devient étrange. Il fuit Valérie et essaie même d’en fuir la pensée, sans y parvenir. Et c’est à Vienne, dernière escale avant l’Italie, que Gustave reçoit une lettre d’Ernest, qui a tout compris et qui le somme de revenir au pays natal. Ernest rappelle à Gustave les courses vagabondes de leur jeunesse, le besoin qu’ils avaient d’errer sans projet et sans dessein. C’est par l’éloignement d’un objet précis que l’imagination trop ardente de Gustave pourra être calmée, car elle le dévore par une image devenue obsessionnelle. Le tableau du pays natal évoqué par Ernest est celui de vastes forêts dont ils suivraient l’élan jusque dans ses retraites les plus cachées, mais sans blesser la nature et en l’abandonnant à sa sauvage liberté.23 Cette année de pèlerinage vers l’Italie a donné à l’imagination de Gustave un objet focal, qui est d’autant plus redoutable pour lui qu’il est simultanément attraction et répulsion, désir et vertu. Car Ernest ne se trompe pas quant au véritable mal de Gustave: ‘ce n’est pas ton absence seule qui me chagrine, c’est cette passion que chaque jour verra augmenter avec les charmes, et surtout avec les vertus de Valérie’.24 Année de Pèlerinage, deuxième partie: L’Italie Mais une fois franchi les Alpes, Gustave aura fait le pas décisif. Le conflit entre désir et vertu doublé d’un pressentiment de la mort se fait jour au moment où la compagnie, après le passage du Brenner, découvre l’Italie, le Tyrol, l’Adige. Là se déroule aux yeux du lecteur un des plus beaux tableaux dont ce roman est si riche. Ce sera la scène emblématique du roman : Nous attachions nos regards sur ce ciel poétique, sur cette terre d’antiques merveilles, que le printemps venait saluer avec toutes ses couleurs et tous ses parfums. Quand nous eûmes marché quelque temps, nous aperçûmes des maisons groupées ça et là sur un coteau, et l’impétueuse Adige se lançant avec fureur au milieu de ces tranquilles 22 23 24
Krüdener, Valérie, Tome I, p. 41. Krüdener, Valérie, Tome I, p. 58-59. Krüdener, Valérie, Tome I, p. 60.
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campagnes. Un groupe de cyprès et des colonnes à moitié ruinées fixèrent notre attention. Le comte nous dit que c’était sûrement quelque temple ancien. Cette terre, couverte de grands débris, s’embellit de ces ruines, et les siècles viennent expirer tour à tour dans ces monuments, au milieu de la nature toujours vivante.25
Au milieu de ce décor, Valérie, Gustave et le comte découvrent une enceinte jonchée de croix, d’arbres fruitiers et de figuiers. C’est un cimetière, lieu à la fois religieux et sauvage où le temps même vient expirer au sein d’une vivante nature. Valérie s’assied sur une tombe, un vent souffle et un moment après la jeune femme est couverte d’une pluie de fleurs de pruniers. Et dans ce magnifique décor, Valérie apparaît comme l’image même de la beauté et de la pureté. Mais aussitôt les fleurs que le printemps a vu éclore se transforment dans l’imagination de Gustave en feuilles d’automne qui recouvrent une tombe. La volupté d’un matin et d’un printemps d’Italie se confond avec le funeste pressentiment de la mort. Et en voulant attraper un papillon, Gustave fait une chute, ce qui inquiète Valérie, qui est superstitieuse. Le papillon attrapé déclenche ensuite le souvenir du pays natal, la Suède et, par réminiscence, quelques délicieuses images d’innocence sont évoquées par Valérie : la collection de papillons de son père, le nid d’une hirondelle anxieusement défendu, des promenades en bateau sur un petit lac bordé de sorbiers et de sapins où se poursuivent de jeunes écureuils. Ce souvenir de scènes d’innocence qui ramènent l’âme au Nord, rappellent à Gustave les sentiments qu’il lui est permis d’avoir pour Valérie. Le comte, quant à lui n’aime pas les tristes sapins de la Suède, il préfère les beaux pays, mais Gustave et Valérie restent attachés à la Scandinavie, qui leur rappelle le lieu où leur sensibilité s’est manifestée et qui reste pour tous deux rattachée à l’image qu’ils ont de la vertu.26 L’Italie, ce pays de l’art et du soleil, offre un climat funeste à la sensibilité nordique de Gustave. Il s’en rend parfaitement compte : Je suis perdu, Ernest, je n’avais pas besoin de cette Italie, si dangereuse pour moi. Ici les hommes énervés nomment amour tout ce qui émeut leurs sens, et languissent dans des plaisirs toujours renouvelés, mais que l’habitude émousse ; qui ne reçoivent pas de l’âme cette impulsion qui fait du plaisir un délire, et de chaque pensée une émotion ; mais moi, moi, destiné aux fortes passions, et ne pouvant pas plus leur 25
Krüdener, Valérie, Tome I, p. 71. P. 75, Valérie: ‘Et moi, dit Valérie, je voudrais avoir écrit tant de choses, si simples, qu’elles ne sont rien en elles-mêmes, et qui me lient pourtant si fortement à ces sapins, à ces lacs, à ces mœurs, au milieu desquels j’ai appris à sentir et à aimer’. 26
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échapper que je puis échapper à la mort, que deviendrai-je dans ce pays?27
L’axe spatial sur lequel s’effectue le pèlerinage en Italie est donc un des vecteurs structurant le récit. Il se double d’un axe temporel que la succession des lettres, la plupart sans date, esquisse vaguement, entraînant lentement les personnages dans un printemps italien. La pertinence de l’axe Nord-Sud et de la valence sentimentale qui s’y attache est illustrée encore dans un scène remarquable qui se déroule à Venise. Gustave, qui veut offrir une fête à Valérie dans une des plus magnifiques villas de la Brenta, fait reconstruire au centre de ce superbe palais italien le décor où s’est déroulé l’enfance de Valérie. La scène représentée est celle dont Valérie avait elle-même évoquée le souvenir, dans le cimetière au bord de l’Adige. Sous la forme d’un tableau vivant, le Nord s’intègre ainsi au Sud, comme une nécessité emblématique à la vertu de Gustave. L’Italie, nocturne surtout, est ce qui menace sa sensibilité ; les forêts scandinaves le ramènent à la vertu. Gustave en est bien conscient lorsqu’il écrit à Ernest : Qu’il me fait mal cet air de l’enivrante Italie! Il me tue ; il tue jusqu’à la volonté du bien. Où êtes-vous, brouillards de la Scanie? froids rivages de la mer qui me vit naître, envoyez-moi des souffles glacés ; qu’ils éteignent le feu honteux qui me dévore.28
On verra bientôt d’autres variantes de ce tableau emblématique du roman. Mort à Venise Le vecteur primordial du roman, qui fait toute son étonnante beauté, est le discours fusionnel, où tous les sens participent dans de superbes synesthésies à l’évocation d’une image idéale qui entraîne l’âme vers le sublime. L’une des plus belles réminiscences du roman est déclenchée par l’écorce d’une orange. Ne pouvant se distraire de l’idée de Valérie, Gustave suit le tumulte de la place Saint-Marc. Le jour baisse, les vagues murmurent doucement. Sur le quai de la Judeïca, Gustave les regarde fixement, quand il est soudain effleuré par une robe de soie. Le bruit et le toucher sont très légers, mais cette légèreté est suffisante pour que la noire silhouette de femme, seulement entrevue, évoque l’idée, invraisemblable vu l’heure de la journée, que cette femme est Valérie se promenant seule dans Venise. Gustave la suit machinalement. Elle frappe à une maison et entre. 27 28
Krüdener, Valérie, Tome I, p. 83. Krüdener, Valérie, Tome II, p. 9.
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C’est alors qu’il apprend son nom: ‘Ah, c’est toi, Bianca’. Ce nom est saisi comme une bouée de sauvetage à laquelle Gustave pourra s’accrocher quand il se sera séparé de Valérie, comme à un être qui lui ressemble. La nuit est tombée, une jalousie s’ouvre, Bianca sort et laisse tomber au pied de Gustave caché sous le balcon l’une après l’autre les écorces d’une orange. Le parfum du fruit produit par l’Italie, remplit les sens de Gustave d’une volupté inexprimable : ce parfum en évoque un autre, et ressuscite une autre scène, où, assis avec Valérie, quinze jours plus tôt, sur le balcon d’un palais aux bords du Grand Canal, Valérie avait évoqué un voyage de Naples, délicieuse perspective à laquelle Gustave était pourtant résolu de renoncer. Impatientée du peu d’enthousiasme de Gustave à partager son enchantement, Valérie lui avait lancé quelques écorces d’orange : J’en vis une que ses lèvres avaient touchée, je l’approchai des miennes ; un frisson délicieux me fit tressaillir ; je recueillis ces écorces ; je respirais leur parfum ; il me semblait que l’avenir venait se mêler à mes présentes délices ; la douce familiarité de Valérie, sa bonté, l’idée de ne la quitter que pour peu de temps, tout fit de ce moment un moment ravissant. Je me disais qu’au sein des privations, condamné à un éternel silence, j’étais encore heureux, puisque je pouvais sentir cet amour, dont les moindres faveurs surpassaient toutes les voluptés des autres sentiments. Voilà, mon ami, voilà le souvenir qui ce soir revint avec tant de charmes ; et, quand assis sous le même ciel qui nous avait couverts Valérie et moi, environné d’obscurité et de l’air tiède et suave de l’Italie, le cœur toujours plein d’elle, je sentis ce même parfum, dis-moi, mon Ernest, quand tout se réunissait pour favoriser mon illusion, et rappeler ce moment magique, mon délire était-il donc si étonnant?29
La fusion des sens – le froissement de la robe, la ressemblance entrevue, le parfum de l’orange – arrosés de la douceur d’une nuit vénitienne tiède s’accompagne de la réminiscence d’un parfum qui en évoque un autre, d’une robe qui en évoque une autre, d’une nuit qui en évoque une autre. Gustave revient à Valérie absente par tous les objets qui la retracent. Et le parfum surtout, mêlé à la nuit et à la tiédeur humide de la lagune a la vertu de faire renaître une atmosphère sentimentale vivement ressentie. Le fétichisme s’empare de Gustave quand il veut voir en Bianca le double de Valérie. Il la reverra en effet. L’épisode avec Bianca est singulièrement détaillé. Un jour, sur le quai des Esclavons il entend une voix qui lui est familière et qui interprète une romance que Valérie chantait souvent. Elle vient de la fenêtre où quelques jours plus tôt étaient tombées les écorces 29
Krüdener, Valérie, Tome II, p. 188-89.
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d’orange. C’est la voix de Bianca qui ‘a de Valérie presque tout ce qu’on peut séparer de son âme’.30 Elle fait sur les sens de Gustave une très vive impression et il continue à la fréquenter, la chargeant des qualités de Valérie, selon un mécanisme que Stendhal appellera bientôt la ‘cristallisation’.31 Lors d’une promenade en sa compagnie la vue d’un grand papillon – un ‘sphynx’ – qui s’envole lui rappelle son entrée en Italie : Tout à coup, une multitude d’idées, de souvenirs, qui avaient dormi longtemps, vinrent se réveiller ; je me rappelai vivement notre entrée en Italie, ce cimetière, l’Adige, le Sphynx, et quelques traits de l’enfance de Valérie, si différents de ce que je venais d’entendre.32
Une autre fois, lors d’une promenade en gondole, Gustave fait chanter à Bianca la romance de Valérie, qui le ramène à la scène emblématique du Tyrol : J’appuyai ma tête de manière que mes yeux glissaient sur le vaste horizon, et franchissaient dans le lointain les Alpes du Tyrol, que nous avions franchies ensemble. Bianca, soit qu’elle fût émue, soit qu’elle me parût telle, chanta d’une manière passionnée qui me saisit ; sa voix entra dans tous mes sens ; j’éprouvais une inquiétude délicieuse, un besoin d’exhaler l’oppression de ma poitrine.33
Enfin, Gustave voudra que Bianca devienne Valérie. Il lui enlève la poudre qu’elle met parce que Valérie n’en met pas, il lui fait mettre une robe comme celle de Valérie, le foulard bleu de Valérie. Il lui fait chanter la musique de Valérie, lui arrange les cheveux et dispose la lumière de telle façon que ce qu’il voit devant lui soit l’image de la femme aimée. L’arrivée soudaine du beau-frère au moment même où Gustave veut la saisir dans ses bras, détruit toute cette scène, qui prélude au mécanisme de réminiscence dont Marcel Proust a donné les plus magnifiques exemples : Tout cela se suivait coup sur coup, et me donnait le temps de me reconnaître. Il me semblait que je sortais d’un nuage, que je m’éveillai de ces songes légers qui nous font vivre deux fois du même bonheur, en nous 30
Krüdener, Valérie, Tome I, p. 244. Stendhal, De l’amour, 1822, éd. Michel Crouzet, Paris, GF, 1965, chapitre VI, p. 43 : ‘La cristallisation ne cesse presque jamais en amour. Voici son histoire: Tant qu’on n’est pas bien avec ce qu’on aime, il y a la cristallisation à solution imaginaire : ce n’est que par l’imagination que vous êtes sûr que telle perfection existe chez la femme que vous aimez. Après l’intimité, les craintes sans cesse renaissantes sont apaisées par des solutions plus réelles. Ainsi le bonheur n’est jamais uniforme que dans sa source. Chaque jour a une fleur différente’. Les italiques sont de Stendhal. 32 Krüdener, Valérie, Tome I, p. 249. 33 Krüdener, Valérie, Tome I, p. 252. 31
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rappelant ce que nous avons déjà senti, et que je ne voyais plus qu’une froide comédie. Bianca était là comme une marionnette qui ne se doutait nullement de mon âme, et qui, dans l’atmosphère d’une passion brûlante, n’était pas même susceptible de la moindre contagion.34
La réminiscence de la scène emblématique de l’Adige sera activée chaque fois que Gustave voit ou entend tomber des feuilles. Au fur et à mesure que le temps passe, les feuilles printanières des pruniers du cimetière du Tyrol s’assimilent aux feuilles d’automne et à la mort. La scène au Tyrol portait en elle, de façon prémonitoire, l’évolution sentimentale du héros car ses différentes variantes scandent son évolution sentimentale, au rythme des saisons : Il faisait froid pour la saison : le vent, qui avait passé sur les montagnes couvertes de neiges, soufflait avec violence ; il secouait les arbres qui étaient devant la fenêtre, et des feuilles tombèrent auprès de nous. Je frissonnai ; un mélancolique souvenir me fit penser aux fleurs du cimetière qui couvrirent Valérie, et à ces feuilles qui annonçaient l’automne de ma vie. Cette journée était la dernière que je passai auprès d’elle. J’étais résolu à partir.35
Et quand l’atmosphère, désormais automnale, devient trop froide, la servante vient fermer les volets en apportant à Valérie un bouquet de fleurs d’orange. Valérie partage le bouquet et en donne la moitié à Gustave, puis soupire.36 Ce sont les adieux. Valérie ignore tout des sentiments de Gustave. ‚Kennst du das Land wo die Zitronen blühen?‘ Le conflit entre désir et vertu qui déchire Gustave et dont l’axe Nord-Sud est comme l’extériorisation spatiale, se traduit sur son corps par la maladie, et sur le papier par une écriture qui, favorisé par la nuit, emprunte toutes ses ressources au pictural. Les lettres sont des tableaux, le récit est un corps qui se donne à déchiffrer à travers les caractères tracés sur le papier. L’écriture nocturne est pour Gustave une thérapeutique qui calme le mal au fur et à mesure qu’il parvient à le scruter et à se comprendre. L’écriture-tableau se justifie par une passion qui se double d’un regard ; elle perçoit dans la nature un écho de l’âme : As-tu entendu, Ernest, ces sources souterraines dont le bruit sourd et mélancolique se perd dans le mouvement de l’activité, et n’est point
34 35 36
Krüdener, Valérie, Tome I, p. 260. Krüdener, Valérie, Tome II, p. 53. Krüdener, Valérie, Tome II, p. 55.
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remarqué ; mais le soir, quand le voyageur passe, et que, fatigué, il s’assied avant d’entreprendre le chemin qui lui reste à faire, et que, se recueillant, il semble écouter la nature, il en est frappé, il y abandonne sa pensée, et tombe dans des rêveries profondes? Je suis comme ces sources souterraines cachées et ignorées, qui ne désaltèrent personne, et qui ne donneront que de la mélancolie ; je porte en moi un principe qui me dévore, et l’on passe à côté de moi sans me comprendre, et je ne suis bon à rien, Ernest.37
En écrivant, Gustave espère laisser ‘un monument qui vivra plus que moi’.38 L’écriture lui procure la possibilité de survivre dans le souvenir de celle qui peut-être lira un jour ces lettres où elle verra qu’il meurt pour n’avoir pas voulu se déclarer. Gustave écrira à Valérie une lettre, qu’elle ne lira qu’après sa mort. Dans cette lettre, voix d’outre-tombe, éclate avec toute la lucidité que donne la perspective de la mort, l’amour de Gustave, dans un superbe aveu : Tu étais la vie de mon âme : longtemps elle avait langui après toi ; et, en te voyant, je ne vis que ta ressemblance ; je ne vis que cette image que j’avais portée dans mon cœur, vue dans mes rêves, aperçue dans toutes les scènes de la nature, dans toutes les créations de ma jeune et brûlante imagination. Je t’aimai sans mesure, Valérie ; tes attraits me consumèrent ; et l’amour me sépara des jours de l’adolescence, comme un violent orage sépare quelquefois les saisons.39
Quand il se retire enfin dans un ermitage aux bords de la Lombardie, Gustave en visite le cimetière, où a lieu la dernière évocation de la scène emblématique de l’Alto Adige. Un orage éclate avec fureur. Le cimetière se couvre de noires ténèbres et il lui semble entendre le chant mélancolique des moines, ‘ces saintes strophes qui les conduisaient à la terre de l’oubli’. La scène évoque fortement celle que peindra quelques années après la parution du roman Caspar David Friedrich (‘Abbaye dans un bois de chênes, 1809-10). Et aussitôt la réminiscence est déclenchée et transforme la scène : J’aimais à tressaillir, et j’envoyais ma pensée en arrière. Au milieu de ces scènes terribles et attendrissantes le ciel se dégagea de ses sombres nuages ; le soleil reparut, et visita, à travers les vitres antiques, cette chapelle de la mort : les inscriptions du cimetière reparurent à sa clarté, et les hautes herbes, affaissées par la pluie, se relevèrent.40 37 38 39 40
Krüdener, Krüdener, Krüdener, Krüdener,
Valérie, Valérie, Valérie, Valérie,
Tome Tome Tome Tome
II, II, II, II,
p. p. p. p.
26. 69. 117. 79.
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La scène emblématique se reproduira une ultime fois, révélant son poétique et pictural secret. Caché dans un buisson, alors qu’il hume l’humidité de la terre qui lui donne un avant-goût de la mort, Gustave contemple deux amants qui s’embrassent, assis sur un tombeau : J’allai lentement sur la place où ils avaient été assis : et, mêlant ma mélancolie aux scènes de leur bonheur, je regardai longtemps cette place abandonnée maintenant à la méditation, et je pensai à ce tableau du Poussin, où de jeunes amants, dans l’ivresse du bonheur, foulent aux pieds des tombeaux qui les engloutiront eux-mêmes.41
Le lecteur a depuis longtemps le pressentiment que la scène emblématique de l’Alto Adige était un tableau du Poussin. Cette ultime révélation de la profondeur poétique et picturale du roman ne lui apprend plus rien. Valérie est elle aussi affectée de la réminiscence, mais d’une autre façon que Gustave. Elle ne se souvient pas du cimetière de l’Alto Adige. Le tombeau auquel son imagination la ramène est celui de son enfant, mort au berceau, enterré au Lido à Venise. C’est Gustave qui y plante des arbustes et des fleurs et transforme ce pan de terre, attenant à un couvent, en un autre tableau, auquel le souvenir la ramène. C’est près du tombeau de son enfant, auprès duquel elle s’est si souvent rendue en compagnie de Gustave, que Valérie a la soudaine révélation que l’étrange mal dont souffre Gustave la concerne et qu’elle est l’objet de son amour.42 Les dernières phrases de Gustave, notés par le comte qui l’assiste pendant ses derniers moments, sont comme l’acte de baptême d’une nouvelle génération de jeunes âmes sensibles, que mieux peut-être que Werther, et avec plus de lucidité que le héros de Goethe, Gustave signe au moment de mourir : La nature jette quelquefois sur la terre ces âmes qu’elle se plaît à rendre plus ardentes et plus tendres ; elle leur associe l’imagination, et leur fait engloutir, dans un court espace de temps, toutes les félicités, tous les bienfaits de l’existence. N’est-ce pas un bonheur de mourir jeune, doué de toutes les passions du cœur, de rapporter tout à l’éternité, avant que tout se soit flétri?43
Et deux pages plus loin : Ah! mon père, les hommes appellent romanesques ces âmes plus richement douées, qui ne veulent vivre que de ce qui honore la vie ; et 41 42 43
Krüdener, Valérie, Tome II, p. 107. Krüdener, Valérie, Tome II, p. 127. Krüdener, Valérie, Tome II, p. 158.
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l’exaltation ne leur paraît qu’une fièvre dangereuse, tandis qu’elle n’est qu’une révélation faite aux âmes plus distinguées, une étincelle divine qui éclaire ce qui est obscur et caché pour le vulgaire ; un sentiment exquis de plus hautes beautés qui rend l’âme plus heureuse en la rendant meilleure.44
Julie de Krüdener termine son roman en posant une dalle funéraire sur la tombe de Gustave, dernier rejeton d’une l’illustre famille.
44
Krüdener, Valérie, Tome II, p. 160.
SUR Mme DE CHARRIÈRE LA DÉCONSTRUCTION DU MÂLE DANS SIR WALTER FINCH ET SON FILS WILLIAM A Suzan van Dijk Utrecht Les Finch et l’Emile Selon Dennis Wood, qui a procuré la première édition moderne de Sir Walter Finch et son fils William (1799-1800), l’intérêt du dernier roman d’Isabelle de Charrière, qu’elle a tenté en vain de faire publier, tient à la fois au contenu et à la forme : Le sujet du roman est l’éducation d’un aristocrate. A cette époque, Isabelle de Charrière y pense sans cesse, remplit ses écrits de réflexions sur ce thème – Asychis, De l’esprit et des rois – et adresse à son neveu une longue épître sur la situation de la noblesse dans une Europe postrévolutionnaire. L’idéalisme de Sir Walter – il s’éprend d’une femme qu’il n’a vue qu’une seule fois près de Cambridge – et son Rousseauisme en matière d’éducation sont mis à l’épreuve pas ses expériences […]. Le roman et sa suite constituent une sorte d’exploration intellectuelle qui n’aboutit à aucune conclusion et dont le plaisir, à la lecture, dérive d’une certaine manière – vive, alerte, insolite – de poser des questions.1
A un premier niveau donc, Les Finch se prêtent, comme d’ailleurs les Lettres de Mistriss Henley (1784), à une lecture critique de l’Emile de Rousseau. Le repérage de certains passages de l’Emile serait même indispensable à l’intelligence ‘non seulement des Finch et du roman de Charles Cecil, mais de plusieurs autres écrits d’Isabelle de Charrière’.2 Comme celui-ci : Tout bien considéré, le métier que j’aimerais le mieux qui fut du goût de mon élève est celui de menuisier. Il est propre, il est utile, il peut s’exercer dans la maison ; il tient suffisamment le corps en haleine, il Première publication : ‘L’écriture femme dans un roman méconnu d’Isabelle de Charrière : Sir Walter Finch, in Ariane, Revue d’études littéraires françaises (1991), p. 79-92. 1 Isabelle de Charrière, Œuvres complètes, vol. IX, éd. D. Wood, Amsterdam, Van Oorschot, 1984, p. 512. Plusieurs autres éditions de l’œuvre ont paru depuis : Paris, Desjonquères, éd. Valéry Cossy, 2000 et Paris, Gallimard, Folio, éd. Martine Reid, 2008. 2 Charrière, Les Finch, p. 846.
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exige dans l’ouvrier de l’adresse et de l’industrie, et dans la forme des ouvrages que l’utilité détermine, l’élégance et le goût ne sont pas exclus.3
De ce passage de l’Emile, Sir Walter fournit le commentaire suivant : Aujourd’hui on a parlé en votre présence de l’Emile de Rousseau, d’Emile menuisier. Du conseil que donne Rousseau, de sa prophétie. – Me ferez-vous apprendre le métier de menuisier, m’avez-vous dit ? – Non, mon cher William – Pourquoi ? – Parce que je ne peux pas vous confier à un menuisier, à ses ouvriers, à ses apprentis ; vous deviendriez avec eux trop différent de ce que vous devez être dans le métier d’homme opulent auquel vous paraissez destiné.4
Ce premier plan de lecture, certes très pertinent, en dissimule cependant un autre, plus fondamental à nos yeux pour l’intelligence de cet étrange roman. On peut commencer par souligner qu’une certaine tension entre réalité et fiction sous-tend ce récit à plusieurs niveaux, dont le niveau pédagogique, comme le souligne d’ailleurs Sir Walter : Dans un livre, rien n’est mieux qu’un gentilhomme menuisier ; il est l’un et l’autre avec noblesse, avec un plein succès : mais croyez que, dans la réalité, il sera un mauvais menuisier et un plat gentilhomme.5
Nous aurons à revenir sur ce clivage entre livre et existence réelle, qui marque également la condition féminine dans ce roman. L’intérêt des Finch concerne d’autre part leur aspect formel, selon D. Wood. Il s’agit en effet d’une longue lettre-journal ou, au récit de l’éducation de son fils fait au jour le jour, sir Walter mêle l’histoire de quelques événements importants de sa propre vie. Le parfait enchevêtrement de deux histoires et cet incipit où l’épistolier s’adresse à un nouveau-né sont certes fort neufs. Sir Walter Finch est un de ces textes qui, comme Valérie (1804) de Mme de Krüdener, marquent un stade intermédiaire entre le roman épistolaire et le roman-journal dont la vogue commence au tournant du siècle.6 La lecture comme digestion En dépit de cette originalité technique, Sir Walter Finch a quelque chose de décevant. Sans cesse obligé de rebrousser chemin et d’aller chercher en 3
Rousseau, Emile ou de l’éducation, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1969, tome IV, éd. B. Gagnebin et M. Raymond, p. 477-78. 4 Charrière, Les Finch, p. 543. 5 Charrière, Les Finch, p. 543. 6 Lorna Martens, The diary novel, Cambridge University Press, 2009; Valérie Raoul, Le Journal fictif dans le roman français, Paris, PUF, 1999.
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amont l’explication de transitions immotivées, le lecteur est dix fois tenté d’abandonner la lecture. Dans un roman où les hommes, qu’ils soient nobles, roturiers ou paysans, s’appellent tous Harry (Lord Harry, Harry Ralegh, Harry Lee) ou John (Lord John, John Lee, John le laboureur) et les femmes Sara (Sara Lee, Sara Worth) ou Mary (Lady Mary, Mary Worth), on est d’emblée enclin à croire à un brouillage délibéré des pistes. Si, trop souvent, le roman épistolaire souffre d’un trop-plein, d’un excès d’information,7 Sir Walter Finch souffre d’un manque, d’une carence. Cette aporie ne fait pas seulement obstacle au bon fonctionnement de la lecture, elle suggère également la possibilité d’une lecture en profondeur, ésotérique presque, en même temps qu’elle entraîne la remise en question d’un certain habitus de lecture. Dans cette perspective, il est intéressant d’évoquer la thèse de Rolf Engelsing, qui enregistre un changement radical de l’attitude de lecture survenu au XVIIIe siècle et qui se ramènerait au passage d’une lecture extensive à une lecture intensive.8 Roland Galle n’est pas seul à remarquer que La Nouvelle Héloïse thématise une telle évolution, qui paraît doublée de l’opposition entre la vie à Paris et la vie à Genève.9 Ecoutons Claire : Le Français lit beaucoup, mais il ne lit que les livres nouveaux ou plutôt il les parcourt, moins pour les lire que pour dire qu’il les a lus. Le Genevois ne lit que les bons livres ; il les lit, il les digère ; il ne les juge pas, mais il les sait.10
Et Julie, dans une des premières lettres : Peu lire, et beaucoup méditer sur nos lectures, ou ce qui est la même chose, en causer beaucoup entre nous, est le moyen de les digérer.11
Comme Claire et Julie, sir Walter établit un rapport métaphorique entre la lecture et la digestion, rapport dont la scène suivante est comme l’emblème : Le petit chien de votre mère m’a à moitié mangé mon Horace, Lord Frédéric et moi en avions rempli les marges de nos observations, et je n’ai fait autre chose que de lui ôter Horace, lui donnant en échange quelque moderne poète français.12 7 Jan Herman, Le Mensonge romanesque. Paramètres pour l’étude du roman épistolaire en France, Amsterdam, Rodopi et Leuven, Presses universitaires, 1989. 8 Rolf Engelsing, Der Bürger als Leser, Stuttgart, Metzler, 1974. 9 Roland Galle, ‘La Nouvelle Héloïse ou le commencement d’une lecture nouvelle’, in Michel Picard (éd.), La lecture littéraire, Paris, Clandier-Gunaud, 1987, p. 217. 10 Rousseau, La Nouvelle Héloïse, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1987, vol II, p. 217. Je souligne. 11 Rousseau, La Nouvelle Héloïse, p. 57. Je souligne. 12 Charrière, Les Finch, p. 528.
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Dans la mesure où ce roman est un traité pédagogique, il privilégie le problème de la lecture. William, tout jeune encore, se demande s’il est ‘nécessaire de savoir lire’.13 Il se fera bien vite le porte-parole de l’auteur, dans une admirable Profession de foi de l’écrivain : Le lecteur devient comme l’auteur lui-même de tout ce qu’il lit avec attention et s’il trouve quelque omission, quelque négligence, il les sent et les déplore. Il y a tel livre qui n’a peut-être jamais eu la bonne fortune d’être bien lu que par son auteur. Quand nous verrons un auteur s’enthousiasmer de son livre, le caresser, le tenir le jour dans sa poche et la nuit sous son chevet, ne croyons pas pour cela qu’il ait un excessif amour-propre, seulement il s’entend mieux que personne et trouve un grand plaisir à reconnaître dans telle réflexion, dans telle description tantôt ce qu’il croit profond et vrai, tantôt ce qu’il trouve parfaitement beau, ce qui a charmé ses sens et dont le souvenir réjouit tout son être.14
C’est à la lumière de ce programme, mis en évidence par un personnage d’Isabelle de Charrière, que nous nous proposons de lire un de ses romans qui résistent le plus à une lecture cohérente. Belle van Zuylen n’est jamais aussi fascinante que quand elle prête sa plume à un homme. Selon Béatrice Didier, les meilleures romancières parviennent à créer ces personnages masculins, mais seulement dans la mesure où leur caractère réside dans l’absence de caractère. Elle pense au narrateur de Caliste et aux antagonistes de Delphine et de Corinne.15 Ce propos mérite d’être vérifié dans les romans de Mme de Staël, ce qui ne saurait être le propos ici. Il paraît au moins certain qu’Isabelle de Charrière n’a pas créé que des hommes ‘indécis, que leur indécision même rend criminels’.16 Dans Sir Walter Finch on lit le journal d’un homme intelligent et noble qui, par sa maturité, son calme et sa pondération l’emporte sur la plupart des personnages féminins. La spécificité de l’écriture féminine chez Belle van Zuylen, ne réside pas (uniquement) dans le flou qui entoure le personnage masculin et qui ne rendrait que plus éclatante l’aura de la femme. Elle tient à un fonctionnement interne et à un mécanisme secret et subtil de déconstruction du discours masculin.
13
Charrière, Les Finch, p. 539. Charrière, Les Finch, p. 581. 15 Béatrice Didier, ‘Belle de Charrière ou la constance d’écrire’ in L’écriture-femme, Paris, PUF, 1981, p. 30. 16 Béatrice Didier, ‘Belle de Charrière ou la constance d’écrire’, p. 104. 14
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La société secrète du lait L’allaitement est un thème de la féminité et c’est par ce thème que le roman débute : Votre mère était si bien résolue à vous nourrir elle-même qu’elle n’a pas voulu se pourvoir d’une nourrice. Je l’en avais pourtant bien instamment priée, et même un jour je lui amenai une pauvre femme avec l’enfant qu’elle avait au sein. La femme était belle quoique fort maigre, l’enfant était gras, vif et bien portant. C’était une quinzaine de jours avant celui où votre mère devait être à son terme. Au nom du ciel, lui dis-je, laissez cette femme demeurer au château, ou, si vous le voulez, dans l’étable auprès des vaches. En même temps que nous ferons un acte de charité, nous nous mettrons l’esprit en repos sur le compte de l’enfant à naître. Si vous n’aviez pas tout de suite une abondance de lait, l’enfant trouverait en attendant de quoi se nourrir. – Votre mère ne le voulut pas […]. J’écris ceci pour que mon fils, s’il peut vivre, sache un jour dans quelle anxiété je suis aujourd’hui pour lui […]. Il n’en voudra pas, je pense, à son père. En tout cas, il saura sur quoi doit porter son chagrin. Trop de condescendance pour une femme.17
La formule narrative adoptée par Mme de Charrière exclut la voix de la femme. Seuls les hommes, d’abord sir Walter et ensuite son fils William, ont accès à la discursivité. ‘Votre mère ne le voulut pas’ ; sur ses motifs et arguments plane le silence. Il est vrai qu’elle a pris sa vengeance, par anticipation, et que la voix féminine se fait entendre dans un autre roman, les Lettres de Mistriss Henley (1784) : De moi, de ma santé, de mon plaisir, pas un mot ; il n’était question que de cet enfant qui n’existait pas encore.18
Isabelle de Charrière ne manque donc pas de souligner l’étouffement de la voix féminine dont témoigne Sir Walter Finch. On voit en revanche s’installer dans ce roman une secrète complicité entre la romancière et l’héroïne, au-delà du narrateur masculin interposé. Cette complicité se manifeste dans le plaisir qu’a l’auteur à déconstruire le discours masculin. Drôle de charité, en effet, que celle qui assimile la femme à la vache en lui faisant partager son logis ! Or, c’est précisément quand la femme est rejetée sur son animalité et réduite à sa fonction de nourrice qu’elle est à même de rivaliser avec l’homme. En donnant son lait, la femme donne sa propre substance et devient fondatrice d’une communauté secrète du lait, sous-jacente à la société masculine où l’hérédité et la parenté sont inséparables du sang et du degré de consanguinité. 17 18
Charrière, Les Finch, p. 519. Charrière, Lettres de Mistriss Henley, in Œuvres complètes, tome 8, p. 120.
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L’ESPACE DIALOGIQUE DU ROMAN
Dans Sir Walter Finch, un lien secret relie certains personnages : le lait. Si ce fait échappe à sir Walter, il ne doit pas échapper au lecteur. Après la mort de sa mère, le jeune William sera progressivement intégré dans la secrète société du lait. En attendant qu’on trouve une nourrice, on lui donnera du lait de chèvre : Vous vivez, mais vous ne prospérez pas. Je vais vous porter à la fille de ma nourrice, ma sœur de lait, mariée en Ecosse.19
La sœur de lait de sir Walter s’appelle Sara Lee. Son fils Tom devient le frère de lait de William et le frère aîné de Tom, John, sera son compagnon de jeunesse auquel il est aussi lié par le lait : En entrant Sara dit : Master William désire d’emmener un de vous. John, vous êtes l’aîné, voulez-vous aller ? J’irai, a dit John […] et après avoir embrassé son père, sa mère et ses deux frères, il est parti avec Ralph. Vous les attendiez sur le chemin. Ralph a fait donner un verre de lait à John ainsi qu’à vous.20
Les voilà frères de lait. La communauté secrète dont le lait est le symbole efface le clivage des couches sociales. En revanche, elle s’inscrit dans l’opposition entre société citadine et société rurale : Lady C. voulut te prendre chez elle et te donner sa femme de chambre pour nourrice ; mais cette femme vient de Londres […]. Tu serais chez Lady C. bien lavé et peigné ; mais j’aime mieux que tu sois un peu sale et parmi les enfants et les chèvres de Sara.21
Dans Sir Walter Finch, la chèvre est le symbole de la communauté rurale fondée sur le lien secret du lait, ce lien mythique qui nous unit à Gaia, qui est à la fois Terre et Mère. Le 4 septembre 1781, sir Walter note dans son journal : Je vous ai vu, mon cher William. Vous êtes un très bel enfant. Vous marchez mais ne parlez pas encore. Un gros chien, quatre chèvres, trois petits garçons, voilà ce qui forme votre cour.22
Et 16 ans plus tard, en 1797, quand les jeunes compagnons de son fils sont devenus l’un architecte, l’autre avocat, sir Walter écrit : Vous êtes fort accueilli dans plusieurs nobles et aimables familles. Cependant c’est à Lone Banck que vous avez voulu passer vos vacances : John y est. Il y a élevé une tour gothique qu’on appelle Williams Bourg. 19 20 21 22
Charrière, Charrière, Charrière, Charrière,
Les Les Les Les
Finch, Finch, Finch, Finch,
p. p. p. p.
520. 532. 520. 529.
LA MONODIE ET LA POLYPHONIE
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Tom a fait graver sur le frontispice : L’art reconnaissant à l’amitié généreuse. Vous savez cela, William, encore mieux que moi ; mais ce que vous ignorez peut-être, c’est que Tom a enterré quelques livres sous les murs de la tour. Si des barbares, dit-il, ravagent ce pays, un pâtre retrouvera dans quelques siècles ces monuments de la science et du génie. Il a fait graver sur toutes les pierres angulaires des fondements Dig. Deeper. Creusez. Profundius […]. Vous avez passé presque tout l’été à Lone Banck, logé dans votre tour. L’architecte y occupait le rez-de-chaussée, le lettré avec ses livres s’était placé au-dessus de votre chambre, que j’ai partagée pendant quelques jours.23
Quelle invite pour le lecteur que ce dig deeper et quelle sublime métaphore de la nouvelle hiérarchie sociale que cette tour, où la noblesse du sang occupe l’étage mitoyen entre l’artisan et le philosophe ! Lone Banck est le lieu utopique et mythique où sont en vigueur les anciennes lois de la société matriarcale et où le lait, qui coule à flot, confère aux habitants une éternelle jeunesse : Quand je suis à Lone Banck, je retourne à l’enfance et c’est avec peine que je me rappelle ma jeunesse, c’est-à-dire l’âge où je suis encore lorsque je me vois à Edimbourg ou à Ivy Hall. Mais je suis bien plus jeune à Lone Banck, je retourne à l’enfance et je n’y ai aucun souci, je n’y méprise pas la fortune parce que je n’y songe pas. Le temps s’y passe sans rien vouloir faire, sans imaginer d’autres besoins que ceux des gens qui l’habitent, d’autres pensées que les leurs, d’autres mortels que ma nourrice, son mari et ses enfants.24
Dans Sir Walter Finch, en-deça du discours masculin, qu’on aime lire comme un traité d’éducation, se profile en filigrane un discours féminin. L’existence de ce discours sous-jacent échappe à la perspicacité du narrateur qui le prend en charge presque inconsciemment. C’est un discours qui rétablit les liens reliant l’homme à l’élément féminin du cosmos. L’image de la femme que reflète ce roman d’Isabelle de Charrière est celle du corps procréateur. Image que Bakhtine appelle ‘bicorporelle’, de la mère allaitant son enfant. Selon Bakhtine, l’allaitement est le seul reflet que les Temps modernes ont su conserver de ce qu’il appelle la conception ‘grotesque’ du corps que lui a léguée la culture populaire : […] la mort, dans le corps grotesque, ne met fin à rien d’essentiel, car elle ne concerne pas le corps procréateur, au contraire, elle le rénove dans les générations futures. Les événements qui l’affectent se déroulent toujours dans les limites de deux corps, pour ainsi dire à leur point d’intersection : l’un livre sa mort, l’autre sa naissance, tout en étant 23 24
Charrière, Les Finch, p. 559. Charrière, Les Finch, p. 588.
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L’ESPACE DIALOGIQUE DU ROMAN
fondus (dans le cas extrême) dans une image bicorporelle. Le corps du nouveau canon (celui des Temps modernes) n’a conservé un pâle reflet de sa dualité que dans un de ses motifs, celui de l’allaitement.25
Aux yeux de sir Walter, c’est l’entêtement de la mère à vouloir nourrir elle-même son enfant qui lui a été mortel. Sir Walter Finch débute sur une de ces scènes, si bien décrites par Bakhtine, où la dissociation de l’image bicorporelle mère-enfant donne la vie à l’un et entraîne la mort de l’autre. Le lait maternel, dont le jeune William a été privé trop tôt, sera un instrument de réunification tout au long du roman : unité dans l’amitié, enracinement dans le terroir. La chimère Mais rendons à la consanguinité de la société des hommes l’importance que réclame déjà le titre : Sir Walter Finch et son fils William. La voix masculine que privilégie ce texte est hostile à la femme : Mon fils vous lirez ceci avant de prendre femme.26
Tel est l’avertissement de sir Walter parlant de la mère défunte de son fils. Et cet avis n’est que l’écho de l’avertissement qu’il reçut jadis de son propre père : Oh les femmes ! les femmes ! les maudites femmes ! criait sir Thomas dans l’excès de ses souffrances. Mon fils, ce sont les femmes […].27
La femme a fait le malheur de sir Thomas, la femme est cause de la mort de son fils aîné et c’est encore l’entêtement de la femme qui a failli coûter la vie à son petit-fils William. Le lien du sang semble inséparable d’un mépris congénital des femmes. La déconstruction de ce discours antiféministe est le fait d’un double mécanisme. Elle est d’abord explicité : Ne seraient-elles point en droit, dis-je à sir Thomas, de crier tout de même : Oh ! les hommes, les hommes ? peut-être, me répondit-il naïvement. J’avoue n’y avoir jamais pensé. Ce n’est pas la seule preuve que j’ai eue que mon père se fatiguait peu à penser ; j’ai même lieu de croire que, de père en fils, dans notre noble et antique famille, on ne pensait presque point ? Aussi ne dirai-je pas comme l’arrière-petit-fils
25 Mikhaïl Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, 1970, p. 320. 26 Charrière, Les Finch, p. 521. 27 Charrière, Les Finch, p. 523.
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de Grotius : Je ne doute pas que mes descendants ne soient des imbéciles. Mon bisaïeul avait beaucoup d’esprit ; mon aïeul n’était qu’un homme d’esprit ; à peine pouvait-on en dire autant de mon père. On ne peut pas le dire de moi, et mon fils est décidément un sot.28
La belle vengeance de l’auteur sur ses héros quand le mépris congénital et héréditaire des femmes va de pair avec la diminution de la faculté intellectuelle ! La déconstruction du discours masculin n’est cependant pas toujours aussi ouverte ni aussi éclatante. Dans Sir Walter Finch, elle est inséparable de la manipulation complexe du discours amoureux. L’indifférence que sir Walter affiche vis-à-vis des femmes s’explique en partie par un amour secret pour une chimère. En effet, au récit de l’éducation de son fils se mêle par moments celui d’un amour malheureux : J’étais dans un whisky, à une lieue encore du terme de mon voyage ; j’admirais la nature. Voyez, disais-je à Ralph, combien le ciel est pur, clair, serein ! C’était à quatre heures, un des premiers jours de septembre. Tout à coup, au tournant d’un chemin, je vois une voiture arrêtée. J’arrête machinalement la mienne. Une figure angélique frappe ma vue, une voix angélique se fait entendre et pénètre jusqu’à mon âme. Encore à présent, je lui entends dire : ne craignez rien, madame ; il n’y a rien à craindre. C’était en français, mais l’accent n’était pas précisément français. Non, la France, trop orgueilleuse déjà, ne peut sûrement pas se vanter de lui avoir donné le jour. A peine venait-elle de jeter les yeux sur moi, elle me saluait, quand le carrosse se remit en mouvement. La vision finit là, et jusqu’à cet instant, tout a été dit. Cependant ce n’a pas été un rêve : Ralph l’a vue ainsi que moi.29
La même page précise que c’est l’ombre de cette femme que sir Walter voit entre lui et les femmes, que c’est d’elle que sa femme était jalouse quand elle le soupçonnait d’en aimer une autre et que c’est toujours le souvenir de l’inconnue qui préservera son fils d’une belle-mère. Tout comme une force secrète attire William à Lone Banck, un élan mystérieux entraîne sir Walter vers cette inconnue. La chimère lui devient si familière qu’elle est de toutes ses promenades, de toutes ses conversations et que ‘son goût pour la retraite, l’étude, la campagne en fut considérablement augmenté’.30 Bientôt, l’inconnue va recevoir un caractère littéraire. Elle lui semble issue d’un livre et si elle existe, ce dont sir
28 29 30
Charrière, Les Finch, p. 524. Charrière, Les Finch, p. 524-25. Je souligne. Charrière, Les Finch, p. 526.
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Walter ne saurait douter, elle ne peut être que l’incarnation d’un personnage de fiction : Pour vous donner une idée un peu distincte, pensez qu’elle ressemble à Clarisse Harlowe et à Julie d’Etanges ; mais elle est plus gracieuse que la première, et elle a je ne sais quoi de plus noble que l’autre. Je crois que sa gouvernante a mieux valu que la bonne Chaillot. Vous êtes plaisant, met dit Lord Frédéric, de me renvoyer à des livres pour une idée distincte. Elle ressemble donc à ce que personne n’a vu et qui n’a point existé.31
N’est-il pas étonnant que toutes les femmes que sir Walter a pu vraiment aimer paraissent échappées de quelque livre ? Sa maîtresse, Fanny Hill, et sa fille illégitime, Félicia portent le nom d’une héroïne de roman du XVIIIe siècle.32 La connotation fictionnelle que véhiculent Fanny et Félicia échappe évidemment à sir Walter, pour qui ce sont des êtres réellement existants, contrairement à Julie et Clarisse qu’il sait être fictionnelles. Ici encore se manifeste une espèce de complicité entre l’auteur, Isabelle de Charrière, et ses personnages féminins, que le narrateur, sir Walter, est incapable d’apercevoir. Comme le lien secret du lait qui relie les personnages, la connotation livresque dont leur nom est entaché est un lieu privilégié de déconstruction du mâle et de son discours. Il semble donc que la femme n’est digne d’être aimée que dans la mesure où elle est fiction : Dans le fond je n’aime que les livres. Ma bibliothèque, et mon parc avec un livre, voilà où je suis bien. La chasse m’est insupportable ; la compagnie des femmes, où il faut parler un peu, de peur de passer pour un sot mal élevé, et ne parler de rien de suite, de peur de passer pour un pédant, me déplaît aussi.33
Ici encore, la vengeance d’Isabelle de Charrière sur son personnage est terrible. La chimère, sir Walter la connaîtra enfin, pour son malheur. Elle n’est autre que lady Mary, la fiancée de son frère, qu’on lui avait offerte après la mort de son aîné : On m’avait en quelque sorte proposé de l’épouser, mais je n’écoutais pas, détourné d’elle par son image.34 31
Charrière, Les Finch, p. 526. Fanny Hill est l’héroïne d’un roman libertin de John Cleland, Memoirs of a woman of pleasure (1748-49). Felicia ou mes fredaines (1775) est un roman libertin d’Andréa de Nerciat. 33 Charrière, Les Finch, p. 527. 34 Charrière, Les Finch, p. 530. 32
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Pour comble de malheur, c’est Lord Frédérick, son ami intime, qui l’a obtenue pour épouse. La femme, que sir Walter n’a su aimer que comme personnage de fiction, lui échappe dans la réalité où elle lui était pourtant accessible. Tel sera également le sort de son fils, dans la Suite des Finch : la malédiction d’Isabelle de Charrière s’étend sur plusieurs générations. C’est pour ne pas avoir reconnu dans la femme réelle les qualités dont il l’affublait en imagination que William devra renoncer à épouser Miss Molly Melvill : Je lui faisais déjà ma cour avant de l’avoir vue. Voulez-vous voir où j’avais pris son idée ? Là-dessus je l’ai mené auprès de mon bureau et je lui ai lu ce que vous dites des femmes à propos de Betty : l’histoire des chats de la Duchesse de Northumberland racontée d’abord pour moi, puis répétée à Lady C. et ce qui amène ce portrait d’une femme telle que mon père s’est plu à l’imaginer, à la peindre dont le portrait s’est trouvé être celui de Molly Melvill.35
Comme le lecteur instruit pouvait s’y attendre, Molly Melvill possède elle aussi un double statut : ‘J’avoue que cette Miss Melvill-ci m’a déjà fait penser à celle du roman’.36 Le roman en question est Caleb Williams (1794) de William Godwin. Pygmalion Dans Sir Walter Finch et son fils William, l’écriture féminine consiste en une subtile déconstruction du mâle et de son discours. Incapable de connaître et d’estimer la femme dans la réalité quotidienne et la tenant prisonnière de son imagination, l’homme devra renoncer à jamais au bonheur, qu’il ne supposait pas si proche. Le désir du héros est triangulaire. Les objets du désir, le héros ne les choisit plus lui-même, ou plutôt il ne les choisit qu’à travers leur médiation fictionnelle. Ce roman est bien plus qu’un traité d’éducation, bien plus qu’une subtile déclaration des droits de la femme. Ces préoccupations sont subordonnées à un discours disséminé sur la littérature et sur les arts, dont voici un fragment : Ne serait-ce pas là le fond de la fable de Pygmalion ? Souvent seul dans son atelier avec une femme, ou, si l’on veut, une statue, son propre ouvrage, il lui parlait, et il vint à croire qu’elle l’entendait. Je penche
35 36
Charrière, Les Finch, p. 592. Je souligne. Charrière, Les Finch, p. 569.
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à croire que c’était une belle femme, un modèle, et non tout à fait une statue. Combien de temps l’illusion aura-t-elle duré.37
Selon une foi profondément enracinée dans nos mythologies, ce n’est pas l’homme qui sortit de la femme, mais la femme de l’homme. De la tête de Zeus jaillit Athéna. Héphaistos fabriqua Pandore. Pygmalion donna vie à Galatée. De la côte d’Adam fut tirée Eve. Discours pédagogique, revendication des droits de la femme, Sir Walter Finch est aussi et surtout un avatar du mythe de Pygmalion, le sculpteur que Vénus rendit amoureux de la statue issue de son ciseau pour le punir de s’être voué au célibat. Réincarnations de Pygmalion, sir Walter et son fils William partagent son sort et méritent la colère de Vénus – alias Isabelle de Charrière – qui détruit leur bonheur. La spécificité de l’écriture féminine consiste ici en une secrète complicité entre l’auteur et les personnages féminins, qui permet la déconstruction du mâle et de son discours. Dans la narration du mâle, on entend le marteau de Pygmalion, dont les coups finiront par le détruire.
37
Charrière, Les Finch, p. 530.
IV. LE PRIVÉ ET LE PUBLIC
SUR BORDELON LA LETTRE COMME INTERFACE ENTRE LE PRIVÉ ET LE PUBLIC DANS LES PRÉFACES DE ROMANS. MITAL ET LA SUITE DE MITAL A Géraldine Henin Genève
Espace préfaciel et code épistolaire Existe-t-il des préfaces qui ne soient pas écrites à la première personne ? Peu sans doute ! La préface est-elle le lieu où le texte qu’on va lire est attribué, revendiqué, assumé, ou est-elle au contraire lieu de désattribution, où la responsabilité textuelle est déclinée, rejetée sur un autre ? Lieu de ‘reconnaissance’, la préface de roman du XVIIIe siècle est tout cela à la fois, et parfois simultanément. De ce constat de fait s’ensuit une situation paradoxale : au XVIIIe siècle, aucun discours n’est plus imprégné du ‘moi’ que la préface, et en même temps elle est le lieu où ce moi se nie. En étudiant les préfaces de roman au XVIIIe siècle,1 on risque fort de se tromper de question. Texte hybride, au code mal défini, incohérent et instable, la préface se laisse d’abord saisir, non pas dans sa discursivité, mais dans son emplacement : il y a d’abord, et avant même qu’il puisse être question du discours préfaciel, un ‘lieu’ préfaciel. Ce propos semble tautologique. En effet, en tant que prae-fatio, la préface est un discours qui précède le texte et qui s’écrit donc comme un ‘avant-texte’. Mais cette tautologie marque en même temps la possibilité de rupture entre le discours et le lieu où celui-ci est écrit : la prae-fatio est un discours qui s’écrit, que quelqu’un écrit, qu’un je écrit, dans un lieu qui précède le texte. Ce lieu démeure souvent vide au XVIIIe siècle, mais plus souvent il est rempli par un discours d’emprunt, qui n’est pas à proprement parler un discours préfaciel, mais, par exemple, une lettre. Première publication : (avec Géraldine Henin), ‘Dialectiques antiromanesques chez Bordelon’, in La Préface ouverte au dialogue, Leuven, Prépublications du Centre R18 no 3 (2005), p. 41-54. 1 Tous nos renvois vont au Recueil de préfaces de romans du XVIIIe siècle I (1700-1750), PU de Saint Etienne et PU de Louvain, 1999, p. 59-64.
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Le dispositif épistolaire est un principe organisateur de l’espace préfaciel. Les innombrables ‘avis au lecteur’,2 ‘Le libraire au Lecteur’,3 ‘Préface du libraire au lecteur’,4 en tête desquels on trouve des appellatifs du genre ‘Amis lecteurs’,5 ‘Mon cher Lecteur’,6 ‘Au lecteur’,7 ‘Monsieur le public’,8 ou des formules d’introduction du type ‘Lecteur, mon ami ou mon ennemi, car je ne sais trop bien lequel tu seras’,9 ‘Lecteur, comme je ne sais point flatter personne pour captiver sa bienveillance, je ne vous donnerai point le titre d’ami, puisque je ne vous connais pas’,10 montrent combien le dispositif épistolaire s’empare du (ou se substitue au) discours préfaciel. A ces lettres émanant d’une instance productrice et destinées au public se joignent souvent des missives qui dédient la production à un particulier. L’épître dédicatoire a le statut d’une lettre privée qui acquiert par sa forme imprimée dans l’espace préfaciel un statut public. A l’inverse, quand les ‘Avis du libraire’ ou ‘Avertissements de l’éditeur’ sont suivis d’une spécification du destinataire, celle-ci concerne moins souvent ‘le public’11 comme collectif que le ‘lecteur’ comme particulier. Le public est une catégorie très rare dans les en-têtes des préfaces dans la première moitié du siècle. L’espace préfaciel est donc traversé de deux dispositifs épistolaires dont le premier (qui enveloppe la traditionnelle dédicace) imprime le public dans le particulier et dont une seconde (qui embrasse la traditionnelle ‘préface’ sous ses nombreuses formules) imprime le particulier au public. Nombreuses sont en outre les épîtres dédicatoires qui découpent dans le public des collectivités, comme dans ‘Epître dédicatoire à la jeunesse de France’,12 ‘A toutes les jeunes religieuses de l’Europe’,13 ‘Epître 2
Le diable procureur et le diable financier (1708), L’ambigu d’Auteuil (1709), L’amour dégagé (1709), Histoire secrète de la reine Zarah (1712), etc. 3 Les baccanales de Gentilly (1708), Les aventures et amours d’Ulysse avec la déesse Calypso (1709), Florine ou la belle italienne (1713), Les caractères du faux et du véritable amour (1716), etc. 4 Sallengre, Pièces échappées du feu (1717). 5 L’amour dégagé (1709). 6 Le branle du diable aveugle (1708). 7 Histoire amoureuse et badine du congrès et de la ville d’Utrecht (1714). 8 Caylus, Histoire de M.Guillaume (1737). 9 Lesage, Mélanges amusants de saillies d’esprit et de traits historiques des plus saillants, (1743). 10 Varennes, Lettres de M*** à son ami (1750). 11 p.ex. Catalde, Mémoires de Monsieur le comte de Claize (1738) : ‘L’auteur au public’. 12 Mylord, ou le paysan de qualité (1700). 13 Le marquis d’Argens, Les caprices de l’amour et de la fortune (1737).
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dédicatoire aux Anglais’,14 ou ‘Epître allégorique aux Dames’.15 Ces élargissement du destinataire particuliers à des destinataires collectifs montre qu’entre le processus de destination des ‘Préfaces’ et celui des ‘Epîtres dédicatoires’ se développe une gamme de configurations élargies qui tiennent le milieu entre le particulier et le public. L’existence d’une telle gamme de destinataires et l’interpénétration du public et du particulier traduisent l’organisation de base du lieu préfaciel : ce dernier apparaît fondamentalement comme un espace épistolaire où s’assure la transmission du texte de la sphère privée à la sphère publique. Le lieu préfaciel est l’espace où se pense la ‘destination’ du texte, s’écrit son ‘devenir-livre’, et se produit ce qu’on peut appeler, au sens propre de l’expression, sa ‘publication’. Nous intéressera, dans cette étude, le croisement de ces deux zones épistolaires de l’espace préfaciel. Au-delà du code qui lui est propre, l’épître dédicatoire peut intégrer des paramètres de l’‘Avis au lecteur’ et, inversement, l’‘Avis au lecteur’ peut intégrer des éléments du code de la dédicace. Il n’est pas le lieu ici de détailler ni le ‘code’ de l’épître dédicatoire ni la composition d’un ‘Avertissement’ en règle. On peut cependant retenir que le modèle topique de la préface de roman au XVIIIe siècle est composé de deux éléments : un volet rhétorique intégrant la captatio benevolentiae, l’excusatio propter infirmitatem, des louanges, des considérations sur le (défaut de) style, sur la nécessité de plaire en instruisant, etc. est accompagné d’un volet narratif qui retrace les origines du texte. Le plus souvent, ces deux volets se logent dans la ‘Préface’. Parmi les cas où ils sont accueillis par la ‘Dédicace’, citons l’Histoire véritable de Gil-Lion de Trazegnies de Bruslé de Montpleinchamp (1703) où l’éloge des Trazegnies est suivi du propos suivant : A son Excellence Monsieur le Marquis de Trazegnies […] Quel plaisir de lire un roman où il n’y a que des vérités ! La simplicité de la narration est un fort argument de sa vérité. On ne sait trop s’étonner que ce dépôt ait demeuré si longtemps dans les archives de Trazegnies, à moins qu’on ne réfléchisse sur la modestie héréditaire de votre famille qui, semblable au soleil, se contente de briller sans faire ni faire faire l’éloge de ses lumières. Voici par quelle aventure cet or se déterra. L’ami très intime de vos deux oncles, prévôt de Nivelle et de Louvain, étant chez eux pour reprendre haleine, avait trop de vivacité pour y rester sans rien faire 14 15
Le marquis d’Argens, Le législateur moderne (1739). Description galante de la ville de Soissons (1729).
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L’ESPACE DIALOGIQUE DU ROMAN
que se divertir. Ces messieurs lui firent voir les manuscrits de velin, où l’histoire du grand Gil-Lion est couchée en vieux gaulois. Il en fut charmé et s’indignant qu’un astre aussi lumineux demeurât éclipsé, il lui ôta sa crasse sans rien altérer de la vérité. Il crut de travailler simplement pour faire entendre aux plus caressants des amis qu’il voulait s’occuper de son loisir et témoigner sa reconnaissance au même temps qu’il jouissait de leurs faveurs. Vos oncles, tout modestes qu’ils étaient, y trouvèrent un goût délicieux ; sans en rien dire à leur ami, ils en firent faire plusieurs copies. La plus fidèle est tombée entre mes mains ; c’est d’elle que je régale votre excellence.16
La dédicace apparaît ici comme un espace qui redestine le texte, en le restituant à son propriétaire. Cette mise à profit de la dédicace dans le processus de la genèse du texte, traditionnellement logé dans un ‘Avertissement’ est également illustrée, un demi-siècle plus tard, par Meusnier de Querlon, dans Psaphion (1748) : A Milord B… L’ouvrage que je présente à votre Grandeur est la restitution d’un larcin que j’ai fait sous vos yeux parmi vos trésors littéraires. Personne n’en connaît mieux le prix que vous-même, mais vous les communiquez libéralement et le véritable art d’en jouir est d’en partager, comme vous faites, la jouissance avec tous les amateurs de lettres. J’eus l’honneur, pendant mon séjour à Londres, d’être introduit chez vous en cette qualité et dès lors tout me fut ouvert dans votre maison : livres, médailles, antiques tableaux, tout fut livré sans réserve (et j’ose ajouter sans humeur) à mon avide curiosité. Que d’agréables moments je passais dans l’admiration de tant de richesses ; tantôt fixé dans votre galerie à considérer les chefs-d’oeuvre du Titien, de Rubens, de Vandik ; tantôt entraîné dans votre cabinet, où je voyais revivre toute l’Antiquité sous l’or, l’argent, le bronze et le marbre ; tantôt attaché à votre bibliothèque, où sont rassemblés avec goût tous les bons monuments de la littérature ancienne et moderne. Mais ce qui m’occupait le plus était cette collection de manuscrits rares dont vous augmentez tous les jours le nombre. Entre ceux que vous acquîtes de M. Poly au retour de son voyage de l’Archipel, les Erotiques de Mnaséas attirèrent mon attention et vous me permîtes d’en faire une copie. Je conçus aussitôt le dessein de traduire et de publier ce petit ouvrage sous vos auspices. J’avais d’abord commencé ma traduction en latin, pour lui conserver un air savant, mais le goût naturel que j’ai pour ma langue m’a fait sacrifier le mérite d’une pareille version à l’ambition d’avoir un peu plus de lecteurs. C’est aussi par cette raison, Milord, que je n’ai point jugé à propos de charger de notes un ouvrage assurément trop frivole pour cette dépense d’érudition. 16
Bruslé de Montpleinchamp, Histoire véritable de Gil-Lion de Trazegnies (1703), p. 31.
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Au reste, malgré tous les soins que j’ai pris pour m’identifier avec mon auteur, je l’avoue, Milord, je ne sens que trop combien la copie fait perdre à l’original. Il est difficile aujourd’hui à un écrivain qui veut faire parler sa langue à des Grecs ou à des Romains, de ne pas leur donner un peu l’accent de son pays et je ne voudrais pas répondre que je n’eusse habillé quelquefois ma belle Grecque à la française. Mais ce défaut (car c’en est un) m’est commun avec de si habiles gens qu’on ne peut m’en faire un reproche sans faire en même temps le procès à tous les traducteurs du monde. Tout le remède que j’y sais est d’être une autre fois plus en garde contre ce génie national, dont tous nos écrits portent malgré nous l’empreinte, ou de n’entreprendre jamais d’en représenter d’autre.17
C’est le parcours inverse, où les dimensions rhétorique et narrative de l’‘Avertissement’ sont enveloppées dans une lettre privée, qui nous intéressera ici au premier chef. La lettre remplissant l’espace préfaciel peut émaner de plusieurs instances. De l’éditeur, par exemple, comme dans Voyage et Aventures de Jacques Massé (1710) de Tyssot de Patot : Lettre de l’éditeur à M*** Monsieur, Voici le voyage dont on vous a parlé et que vous avez souhaité de voir. Il m’est tombé entre les mains par une espèce de hasard que je vous raconterai une autre fois.18
Cette ‘préface’, qui emprunte sa forme au discours épistolaire, donne par son emplacement en tête du livre imprimé une teneur publique à cette lettre privée, à la manière de l’épître dédicatoire. Le texte est présenté comme ayant d’abord été envoyé, enveloppé dans une lettre qui est ensuite citée en tête de la version imprimée. Il arrive aussi que la lettre émane d’un particulier. Dans ce cas, la préface qui emprunte sa forme au code épistolaire, apparaît comme un texte cité. L’éditeur, au lieu de prendre la parole lui-même, se contente de citer le discours épistolaire d’un particulier s’adressant à un autre particulier. L’espace préfaciel est ainsi tout entier meublé par l’échange privé. S’il est ensuite relancé sur une orbite publique, c’est grâce à la citation. Le Démêlé survenu à la sortie de l’opéra entre le paysan parvenu et la paysanne parvenue (1735) de Mouhy offre de cette modalité un exemple probant : Vous m’ordonnez sans miséricorde de vous donner des nouvelles, Madame. Hé lesquelles je vous prie ? Je conviens que vous avez prévu
17 18
Meusnier de Querlon, Psaphion, p. 273-74. Tyssot de Patot, Voyages et aventures de Jacques Massé, p. 79.
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cette question par ces mots : du merveilleux, s’il vous plaît, et point de détail de guerre, de quelque espèce qu’elle soit…
L’échange épistolaire motive et légitime l’existence du texte comme écriture, mais non son écriture comme livre. On ne sait comment ce texte est parvenu à l’éditeur qui, tout en demeurant invisible, le publie en citant pour tout justificatif la lettre de l’‘auteur’. La prolifération du sens et la clé de Mital Si le mélange du préfaciel et de l’épistolaire est très habituel, il est plutôt rare que le destinataire reçoive voix au chapitre. Certains romans de Bordelon s’écartent en cela du dispositif épistolaire topique, qui ne fait entendre qu’une seule voix. Le dyptique Mital (1708) et Suite de Mital (1708) offre un cas exceptionnel d’échange épistolaire qui transcende le livre, pour s’installer dans l’espace préfaciel de deux volumes, publiés séparément. Les deux lettres-préfaces comprises dans la Suite de Mital constituent les réponses à la ‘Lettre d’avis sur cet ouvrage’ publiée en tête du premier Mital. Le rapprochement des lettres et la fusion des deux espaces préfaciels permet de voir s’élaborer un dialogisme entre les deux, à travers des empreintes des unes laissées dans les autres. L’enjeu de ce dialogue est double et répond aux prémisses développées dans ce qui précède. Il s’agira d’abord de voir comment ces traces ne font pas seulement écho aux lettres antécédentes, mais comment elles amorcent aussi un discours propre aux préfaces. Ensuite, il importera d’indiquer le changement d’échelle que ce dialogue épistolaire implique par le reflet d’un échange public dans l’échange privé. Mital commence par une ‘Lettre d’avis sur cet ouvrage’, écrite par M*** qui n’est point l’‘auteur’ (‘L’auteur se nomme Mital’) mais celui qui a trouvé le manuscrit et qui le transmet à un ‘vous, qui aimez les choses surprenantes, admirables et extraordinaires’. Avant d’embrayer sur l’histoire de la trouvaille du manuscrit, M*** formule à son destinataire le grief suivant: Vous m’avez raillé bien des fois sur l’empressement que j’ai d’amasser toutes sortes de manuscrits, ou, pour parler comme vous, toutes sortes de paperasses.19
Dès la première phrase de cet échange épistolaire, le discours s’écrit comme la réponse à une raillerie qui témoigne d’un échange préexistant 19
Laurent Bordelon, Mital ou les Aventures incroyables et toutefois, et cetera (1708), p. 59.
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entre les deux épistoliers. A la raillerie, on répond par un blâme. La riposte à ce blâme figure dans la Suite de Mital sous le titre de ‘Réponse à la lettre d’avis qui est au commencement de Mital’, où le destinataire de la lettre d’avis du premier Mital devient le destinateur et inversement. L’accusé confesse en mea culpa: Il est vrai que je vous ai raillé souvent sur l’empressement que vous avez d’amasser indifféremment toutes sortes de manuscrits.20
En reprenant texto le reproche, l’épistolier ajoute, pour se rédimer: mais certes, s’ils avaient été tous des Mitals, je me serais bien donné de garde de plaisanter sur cet empressement.21
Acte de rédemption qui en dit long sur le texte. L’échange épistolaire intègre d’emblée une dimension poétique. Ce manuscrit n’est pas n’importe quoi ! Il n’y a pas indistinctement une classe de ‘manuscritspaperasses’ mais des paperasses d’un côté et des Mital de l’autre ! Il s’agit d’une part d’une modalisation épistémique qui permet à l’épistolier de se repositionner par rapport à l’énoncé qu’il reprend (‘il est vrai que… mais…’) et d’autre part, en dérivation allusive, d’une modalisation axiologique, c’est-à-dire d’une appréciation en termes de bon et mauvais. Outre le topos du manuscrit trouvé, qui exhibe les conditions d’émergence du récit, nous assistons par le biais d’une mise en contraste à une valorisation du texte. La ‘préface’ emprunte un discours épistolaire qui, sur le mode dialectique, transmet des contenus à teneur préfacielle, poétiques d’abord. Le volet narratif de la préface ‘traditionnelle’ ne demeure pas inexploré dans cet espace préfaciel épistolaire. En effet, ce manuscrit, d’où vient-il ? Un paysan aisé l’a reçu en héritage d’une vieille tante qui en avait hérité elle-même d’un frère, homme savant qui, à l’exemple des hommes de lettres, négligeait ses affaires principales. Aussi ne laissa-t-il pour tout bien qu’une petite maison de campagne, bourrée de livres, d’estampes, de médailles et surtout d’une quantité prodigieuse de manuscrits. L’épistolier M*** achète ces paperasses et en fait soigneusement le tri, pour finir par envoyer une pièce exceptionnelle – c’est le récit de Mital – à son correspondant. Le code épistolaire qui, dans le cas d’un échange privé, implique une certaine confidentialité, sera ensuite transgressé, comme on pouvait s’y 20 21
Bordelon, Mital, p. 62. Bordelon, Mital, p. 62.
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attendre. Le correspondant, fasciné par le récit de Mital le rend public. C’est ce qu’il déclare dans sa réponse, citée en tête de la Suite de Mital : La lecture des aventures de cet extraordinaire et merveilleux voyageur m’a fait un plaisir si sensible que j’aurais voulu avoir encore une suite de plusieurs volumes à lire sur une matière aussi amusante et aussi agréablement traitée que celle dont il s’agit dans cet ouvrage. Je l’ai lu et relu plusieurs fois et enfin, pour faire part du même plaisir à plusieurs autres, je l’ai rendu public par l’impression, ne doutant point qu’il ne fût très bien reçu. Je ne me suis point du tout trompé. On voit tous les jours grand nombre de personnes de l’un et de l’autre sexe, de tous les âges et de toutes les professions le demander avec empressement, le lire avec attention et exciter les autres à l’avoir.22
Dans ces deux romans de Bordelon, le dispositif épistolaire n’est pas limité au double espace préfaciel. Le manuscrit trouvé, qui contient le récit de Mital, prend lui aussi les dehors d’une lettre. Voici comment Mital, le mystérieux auteur du manuscrit, termine son texte dont le titre complet est Mital, ou aventures incroyables et toutefois, et cetera : Il s’agit à présent d’expliquer l’‘et toutefois, etc.’ de mon titre et de justifier ce que je vous ai écrit. Je vous tiendrai parole, mais je veux auparavant vous donner le temps de réfléchir sur toutes ces merveilles et de me mander ce que vous en pensez. Faites-moi donc hardiment des objections, s’il vous en vient dans l’esprit, je vous y répondrai. Enfin, si vous ne m’objectez rien, je ne laisserai pas de lever les difficultés que je m’imaginerai qu’on peut faire à tout ce que je vous ai écrit, et cela par une clef qui m’ouvrira une voie infaillible pour me tirer d’affaire.23
Cette fin est signée Mital. L’épistolier M*** qui envoie le manuscrit à son correspondant M*** connaît la clef de l’énigme et promet de l’envoyer dans une lettre suivante, l’une de celles qui précisément constitueront l’espace préfaciel de la Suite de Mital: L’auteur se nomme Mital. Du moins c’est le nom qu’il se donne. Vous ne le connaissez pas, mais vous comprendrez ce que ce nom signifie quand vous aurez vu l’explication du toutefois, etc., qui suit le titre.24
Cette promesse suffit pour déclencher la réaction du destinataire, qui dans une lettre reprise en tête de la Suite de Mital enchaîne sur cette promesse. Il pousse M*** à envoyer sans délai la fameuse clef : ‘il faut que vous m’envoyiez, s’il vous plaît, incessamment cette clef’. La cause de cette 22 23 24
Bordelon, Mital, p. 62. Bordelon, Mital, p. 61. Bordelon, Mital, p. 61.
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exhortation concerne les lectures erronées, auxquelles il faut parer au plus pressé : Mais il faut dire tout. Après qu’on s’est réjoui des aventures qu’on y a lues, on se donne une espèce de torture d’esprit pour en trouver l’interprétation, comme si l’on avait des énigmes à expliquer. Il y en a même qui, pour paraître bien plus habiles et bien plus pénétrants que les autres, prétendent y découvrir des mystères, tirés à la vérité, pour ainsi dire, par les cheveux, qu’ils s’efforcent de faire valoir, comme s’ils avaient fait des découvertes admirables. Voilà pourquoi : c’est que l’on y promet une clef que l’on n’a pas encore donnée. Vous voyez bien que cela veut dire qu’il faut que vous m’envoyiez, s’il vous plaît, incessamment cette clef, afin de redresser les bévues de ces interprètes. Ils seront peut-être fâchés de s’être donné en vain tant de peines, mais enfin, pourquoi se les donnaient-ils? Ce n’était pas le dessein de Mital, ni le vôtre, ni le mien.25
L’absence de la clef limite l’accès au sens. Elle est requise pour remédier à toute bévue interprétative et absoudre toute lecture-fantôme qui surgit sans elle. L’échange épistolaire semble en définitive réglée par cette question fondamentale : comment lire ce texte, comment interpréter le manuscrit de Mital ? Au sein du double espace préfaciel s’énonce la question herméneutique. Comme cela est souvent le cas dans les dispositifs de légitimation qui entourent les récits au XVIIIe siècle, les fausses lectures, la prolifération du sens, constituent le tapis sonore du texte. Il est nécessaire de mettre un cran d’arrêt aux fausses interprétations. Ce cran d’arrêt est une clef de lecture, demandée, à envoyer d’urgence. Les lecteurs, qui s’arrachent le livre, ne sont que trop enclin à se laisse prendre au jeu et à faire de fausses application : ‘Ce n’était pas le dessein de Mital, ni le vôtre, ni le mien’. Les trois instances en jeu déclinent toute responsabilité de surenchère de sens, qui ne relève pas de leur intention. Toujours est-il que la clef retardataire ne fera en tout état de cause qu’accroître le plaisir des lecteurs : En tout cas, ils auront double plaisir : celui d’avoir imaginé des choses qu’ils croyaient bien fondés, et celui d’apprendre des explications auxquelles ils ne s’étaient pas attendus. Ce qui me fait ressouvenir de ce que disait autrefois Scaramouche sur ceux qui riaient deux fois quand on parlait à la comédie un italien qu’ils n’entendaient pas. Ils riaient la première fois parce qu’ils s’imaginaient que ce qu’on disait était risible et la seconde parce qu’après qu’on le leur avait expliqué, ils trouvaient qu’en effet ces plaisanteries méritaient qu’ils prissent la peine de rire.26 25 26
Bordelon, Mital, p. 63. Bordelon, Mital, p. 63.
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Le va-et-vient des lettres est donc dicté par l’absence d’une clef et sur une déviance de sens possible liée à ce manque. La clef fera office de garde-fou contre de mauvaises interprétations, mais de toute manière, même sans clef, le lecteur éprouvera du plaisir. Aussitôt demandé, aussitôt fait : la clef est jointe à la ‘Réponse à la lettre précédente’, de M*** à M*** : J’ai appris avant votre lettre que vous aviez fait imprimer Mital, puisque nous en avons vu ici quelques exemplaires presque aussitôt qu’il a paru. J’ai connu, aussi bien que vous, après en avoir entendu discourir ceux qui l’avaient lu, qu’il était à propos que je vous envoyasse la clef. Vous la trouverez dans ce paquet exactement copié sur l’original. Faites-en quel usage il vous plaira ; je vous l’abandonne.27
A travers la dialectique des lettres (promesse, demande et obtention de la clef), s’élabore un espace de lecture, déterminé par le plaisir certes, mais qui demande à être réglé par une clef. Le dispositif épistolaire véhicule un processus de destination du texte qui en retrace la ‘publication’, c’est-à-dire sa transmission de la sphère privée à la sphère publique. La destination du texte est en même temps doublée de l’histoire matérielle de son devenir-livre. Dans ces deux aspects, ‘publication’ et ‘devenir-livre’, le dispositif épistolaire articule la question du sens, à la fois trop-plein et manque. Est donc mis en cause, le statut du texte, qui est le récit d’un voyage en quinze relations, ‘rempli d’un très grand nombre de différentes sortes de prodiges, de merveilles, d’usages, de coutumes, d’opinions et de divertissements’. Comment se texte demande-t-il à être lu ?, quel est le contrat de lecture proposé?, voilà la question. Le processus de destination du texte, dans son passage de la sphère privée à la sphère publique partage le lectorat en ceux qui ne savent pas lire et ceux qui savent lire. Le correspondant qui publie le manuscrit envoyé par son ami devient un embrayeur entre le particulier et le public, distributeur de l’image du bon lecteur. Le lecteur véritable ne manquera pas de se sentir concerné : Si ce livre ne tombait qu’entre les mains de gens de beaucoup d’érudition, je ne vous presserais pas tant de me l’envoyer, persuadé que je suis qu’il n’y en a aucun qui n’entre dans le dessein de ces relations et qui ne connaisse parfaitement à quelle intention elles ont été écrites. Mais contre cent qui s’en peuvent apercevoir, il y en a mille qui n’y comprennent rien et entre ceux qui composent ce mille, il s’en trouve peut-être plusieurs qui, pour se venger de ce qu’ils n’y peuvent rien comprendre, seraient d’humeur à employer tout leur savoir-dire pour 27
Bordelon, Mital, p. 63.
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donner une idée bien différente de ce qu’il mérite et qu’en donnent les honnêtes gens. Et comme vous savez que souvent le plus grand nombre l’emporte sur le plus petit, donnez-moi, s’il vous plaît, au plus tôt, en m’envoyant ce qui vous reste de Mital, moyen de mettre tout le monde dans son parti.28
‘Beaucoup de lecteurs liront mal’ exprime une invitation à l’adresse du lecteur réel, qui doit prendre garde de bien lire. Le processus de destination véhiculé par le dispositif épistolaire met les bons lecteurs d’un côté et les mauvais de l’autre. Mais dans quel parti, sous quelle bannière, les bons lecteurs devront-ils se ranger ? Celle de l’auteur ? La figure que Bordelon adopte au travers de cette scénographie épistolaire est celle d’un auteur qui se désiste de l’écrit qu’il publie. Les responsabilités éditoriales et scripturales sont déléguées à des instances épistolaires qui se les partagent en se renvoyant le texte et les commentaires qu’il suscite. Le texte devient ainsi une forme en attente d’actualisation. Des surdéterminations sémantiques sont à craindre, les lecteurs pourront ôter le cran d’arrêt du sens et mettre la lecture en roue libre. Le processus de destination du texte mis en scène dans l’espace préfaciel épistolaire met progressivement en scène la figure du lecteur, qui est celui qui fait advenir un sens, toujours précaire. Et la tâche du lecteur est d’autant plus décisive pour la construction de sens que l’emprise de l’auteur est mineure. Le texte, selon Gérard Genette, est ‘un tissu de figures où le temps (ou, comme on dit, la vie) de l’écrivain et celui (celle) du lecteur lisant se nouent ensemble et se retordent dans le milieu paradoxal de la page et du volume. […] Le texte, c’est cet anneau de Möbius où la face interne et la face externe, face signifiante et face signifiée, face d’écriture et face de lecture, tournent et s’échangent sans trêve, où l’écriture ne cesse de se lire, où la lecture ne cesse de s’écrire et de s’inscrire’.29 L’auteur a beau inscrire dans ses avant-textes des réflexions critiques sur la lecture, ces réflexions seront elles-mêmes à lire. Située à la place laissée vide (la place ‘à prendre’), la lecture est dans les failles, que même la clef ne comblera pas. Métafiction L’oeuvre romanesque de Laurent Bordelon (1663-1730), peu connue encore dans son ensemble mais dont l’apparat préfaciel a attiré l’attention de plus d’un lecteur moderne par son ampleur et son extravagance offre à 28 29
Bordelon, Mital, p. 63. Gérard Genette, Figures II, Paris, Seuil, 1979, p. 18.
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l’investigation de la dimension dialogique du roman du XVIIIe siècle un défi tout particulier. Le peu d’études récentes consacrées au discours préfaciel chez cet auteur marginal du début du XVIIIe siècle30 se disent tributaires des analyses de Jean-Paul Sermain qui, dans Métafictions,31 tire Bordelon de l’ombre où l’avait relégué l’Histoire littéraire. Bordelon appartient à la veine antiromanesque dont le modèle est le Don Quichotte, actualisé par les réécritures du roman de Cervantès pendant la seconde moitié du XVIIe siècle et une série de parodies au début du même siècle.32 Pour Jean-Paul Sermain, le projet antiromanesque de Bordelon ne consiste pas à dénoncer le danger de la lecture de romans, mais à mettre en garde un public crédule contre l’autorité de l’imprimé dans la nouvelle civilisation du livre. La fausse légitimité acquise par le ‘livre’ sert souvent de manteau aux pires extravagances dont le lecteur crédule risque d’être la dupe. La campagne antiromanesque de Bordelon vise donc, du côté du public, la ‘crédulité’ devant la fausse connotation de véridicité véhiculée par le discours dès qu’il devient livre et, du côté des producteurs de textes, le ‘sérieux’ de la pseudo-science divulgué par des esprits qui se croient savants ou se font passer pour tels.33 Anti-roman donc, dans la mesure où la structure romanesque employée par Bordelon sert à dénoncer l’extravagance et l’arbitraire tout ‘romanesques’ du faux-savoir. Le projet antiromanesque qui s’attaque à la fausse autorité de l’écrit et de l’imprimé s’articule sur plusieurs types de tensions dialogiques qu’il s’agira ici de mettre en lumière. L’anti-roman de Bordelon n’en est pas moins un roman, qui dans sa préface usera de toutes les ruses d’un discours sophistiqué. Dans Mital, ou aventures incroyables et toutefois, etc., les dispositifs traditionnels d’accréditation véhiculés par la préface sont mis à contribution non pas pour chercher l’adhésion du lecteur à un univers imaginaire mis en place dans le récit, mais en fonction de deux autres objectifs étroitement liés: mettre en évidence le caractère purement romanesque du récit et assimiler à ce même romanesque la fausse science. La structure du roman choisie par Bordelon pour sa campagne contre la crédulité 30 Francesco Paolo Alexandre Madonia, ‘Préfaces d’antiromans : la contrefaçon préfacielle chez l’abbé Laurent Bordelon’, in Mladen Kozul, Jan Herman et Paul Pelckmans (éds), Préfaces romanesques, Leuven-Paris, Peeters, La Républiques des Lettres, 2005, p. 175-186 ; Michèle Bokobza Kahan, ‘La Métalepse dans l’œuvre de Bordelon et de Mouhy’, in Eighteenth-Century Fiction (2004), p. 639-654. 31 Jean-Paul Sermain, Métafiction. La réflexivité dans la littérature d’imagination, Paris, Champion, 2002. 32 Jean-Paul Sermain, Le Singe de Don Quichotte : Marivaux, Cervantes et le roman postcritique, Oxford, Voltaire Foundation, SVEC, 1999. 33 J.-P. Sermain, Métafictions, p. 281-85.
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fonctionne comme une machine dialectique à trois échelons : (1) le but ultime visé par la dialectique antiromanesque consiste à défaire la culture de l’imprimé des valeurs qui s’y greffent par connotation, comme le ‘véridique’, le ‘fiable’, le ‘sérieux’ ; (2) pour que ces connotateurs s’inversent en leurs contraires, l’autorité du livre imprimé est assimilée au romanesque ; (3) et pour que le lecteur se détache de la fausse science désormais démasquée, le texte est affiché dans sa pleine extravagance romanesque. Le roman se défait d’abord en deux parties, publiées rapidement l’une après l’autre. Au premier volet du diptyque, intitulé Mital, répond comme on l’a dit un second volet, intitulé Suite de Mital, qui en est l’explication. Le titre complet du premier volet est extraordinaire : Mital, ou Aventures incroyables et toutefois, et cetera. A ce récit composite entrelardé de contes et de petites pièces, auquel le paramètre du voyage, extraordinaire comme tout le reste, confère un semblant de cohésion narrative, il est nécessaire de joindre une ‘clef’. ‘Il s’agit à présent’, déclare Mital à la fin de son récit, ‘d’expliquer l’et toutefois, etc. de mon titre et de justifier ce que je vous ai écrit’ : Je vous tiendrai parole, mais je veux auparavant vous donner le temps de réfléchir sur toutes ces merveilles et de me mander ce que vous en pensez. Faites-moi hardiment des objections, s’il vous en vient à l’esprit, je vous y répondrai. Enfin, si vous ne m’objectez rien, je ne laisserai pas de lever les difficultés que je m’imaginerai qu’on peut faire à tout ce que je vous ai écrit, et cela par une clef qui m’ouvrira une voie infaillible pour me tirer d’affaire. Adieu. En attendant que je vous envoie cette clef, je continue de vous protester que je suis et serai toute ma vie, votre, etc.34
Texte et méta-texte donc. Le projet antiromanesque de Bordelon est dialogique dans la mesure où il juxtapose à l’extraordinaire burlesque du récit de voyage de Mital, une justification sérieuse, basée sur des témoignages qui font autorité. Dans la Suite de Mital, en effet, le rédacteur déclare ‘J’appelle mes aventures incroyables et toutefois et caetera, c’està-dire, et toutefois autorisées dans tout ce qu’elles ont de difficile à croire’.35 La suite apparaît dès lors comme un long apparat de légitimation d’extravagances. Les prodiges décrits par Mital s’y trouvent certifiés par des ‘autorités’ qui en soutiennent l’authenticité : J’y ai joint une table alphabétique des noms des auteurs dont on s’est servi pour cette clef. Vous serez peut-être étonné, aussi bien que les autres, de voir tant de choses extraordinaires, autorisés par un si grand
34 35
Bordelon, Mital, p. 61. Bordelon, Suite de Mital, (1708), p. 16.
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nombre d’historiens, de naturalistes, de voyageurs et d’autres auteurs célèbres, où vous n’eussiez peut-être jamais cru qu’il eût pu se trouver des merveilles si incroyables sur les effets de la nature, sur les coutumes, les opinions, etc.36
Parmi ces mille merveilles on trouve notamment une séries de naissances extraordinaires comme le canard naissant du ‘bois qui se pourrit dans la mer’37 ou le dragon ‘né de l’accouplement d’une aigle et d’un loup’.38 Parmi les sources authentifiant ces événements extraordinaires le Journal des Savants, la Bibliothèque universelle et surtout le Dictionnaire de Trévoux se remarquent par la fréquence des citations empruntées à leurs éminents rédacteurs. Le rire de Mital Le dialogue entre un récit et sa suite explicative, entre texte et métatexte, abrite une structure dialectique qui fait du romanesque une arme contre lui-même. Paradoxalement, le romanesque est à la fois exploité et tourné en dérision, mis à profit et mis à distance. Mise à profit du romanesque : devenant extravagante à outrance, la narration finit par absorber le savoir contenu dans sa ‘clef’, qui est censée la légitimer. Mise à distance du romanesque : la narration est en même temps construite de telle sorte qu’il devient impossible que le lecteur y adhère. La manœuvre dialectique consiste en fin de compte à substituer aux connotations de ‘sérieux’, de ‘véridique’ et de ‘fiable’ qui s’attachent au savoir les connotations contraires qui affectent le roman : ‘extravagant’, ‘extraordinaire’, ‘arbitraire’. Dans ce diptique, le paradoxe antiromanesque est résorbé dans la tonalité particulière adoptée. La mise à distance du romanesque frappe de dérision les manœuvres traditionnelles de légitimation comme le topos du manuscrit trouvé ; l’assimilation du faux savoir au romanesque, d’autre part, s’effectue tout au contraire à la faveur d’une tonalité sérieuse. Ce mélange des registres comique et sérieux confère à cet anti-roman un caractère ‘badin’ indispensable à sa double mission de mise à distance et de mise à profit de la fiction romanesque. L’enjeu de la correspondance engagée entre le rédacteur du texte M***1 et son ami indiscret M***2 est donc la clef, qui ne sera pas envoyée en fonction du décryptage correct des noms chiffrés mais pour 36 37 38
Bordelon, Suite de Mital, p. 16. Bordelon, Suite de Mital, p. 179. Bordelon, Suite de Mital, p. 159
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‘redresser les bévues de ces interprètes’. Bordelon se joue ici de la tradition du ‘roman à clef’, la clef étant transformée en un instrument de lecture à base de témoignages, au nombre de 120, d’auteurs célèbres. Elle est en effet demandée d’urgence, pour endiguer le flot des fausses lectures provoqué par la publication résultant de l’indiscrétion d’un des épistoliers. Le texte est devenu livre malgré son auteur Mital, malgré son rédacteur M***1. Tout le monde veut l’avoir : ‘on voit tous les jours grand nombre de personnes de l’un et de l’autre sexe, de tous les âges et de toutes les professions, le demander avec empressement, le lire avec attention et exciter les autres à l’avoir’.39 Ce succès immédiat et énorme a pourtant causé une scission du public : il s’est trouvé des lecteurs qui ont condamné le livre sur son seul titre. Pourtant les ‘meilleurs connaisseurs’ l’approuvent et ‘il se fait un grand concours de personnes considérables pour l’avoir comme un des livres des plus amusants, tant par la diversité des matières qu’il contient que par le style aisé avec lequel il est écrit. On en parle de tous côtés ; on le lit à la cour et à la ville’. Ce qu’on y trouve d’alléchant, selon M***2, c’est le rire ! Mais le problème est qu’‘après qu’on s’est réjoui des aventures qu’on y a lues, on se donne une espèce de torture d’esprit pour en trouver l’interprétation, comme si l’on avait des énigmes à expliquer’. Ce propos met en évidence un conflit entre le burlesque des histoires contenues dans le recueil et le sérieux d’une explication qu’est censée apporter la clef. Sans cette clef, les histoires ne font que prêter à rire. Ce rire est assez éclatant pour contaminer aussi la clef, qui ne peut pas manquer d’être assimilée à l’extravagance qui excite le rire. Il n’y a que ‘les gens de beaucoup d’érudition’ qui ne rient pas. Aussi n’ont-ils pas besoin de la ‘clef’. L’ami indiscret est persuadé qu’‘il n’y en a aucun qui n’entre dans le dessein de ces relations et qui ne connaisse parfaitement à quelle intention elles ont été écrites’. En même temps que la clef elle-même, les érudits qui n’en ont pas besoin sont intégrés à la petite brigade des lecteurs qui trouvent un sens à des histoires extravagantes. La grande majorité des lecteurs en revanche ne voit aucun sens à l’écrit en question, soit qu’ils sont jugés ignorants soit qu’ils sont méchants ou les deux. Il est donc temps d’y mettre de l’ordre et de fixer le sens du texte. Mais faute de pouvoir trouver un sens, la plupart des lecteurs – les ‘gens de beaucoup d’érudition’ et les ‘honnêtes gens’ exclus – rient. ‘Il y en a même qui, pour paraître plus habiles et bien plus pénétrants que les autres prétendent y découvrir des mystères, tirés à la vérité, pour ainsi dire, par 39
Bordelon, Mital, p. 63.
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les cheveux, qu’ils s’efforcent de faire valoir, comme s’ils avaient fait des découvertes admirables’. Sans la clef, aucun moyen pour un lecteur ordinaire de tirer autre chose du texte que le rire. Un rire qui étouffe le sens. Reste à savoir si la clef parviendra à faire taire les rieurs… Rien que le nom de ‘Mital’ même entraîne une explication savante contenue dans la fameuse ‘clef’. Formé de l’alliage de contraires – Mythos (Fable) et Aletheia (Vérité) – Mital emblématise moins la fameuse affabulation de la vérité historique si souvent reprochée au roman qu’un délit contraire et bien plus grave aux yeux de Bordelon : le camouflage de la fable en vérité. Bordelon et Rabelais La structure dialogique qui juxtapose le récit et sa justification inscrit ce projet dans la droite lignée de Rabelais. Quand il s’agit de faire accréditer la naissance extraordinaire de Gargantua, sorti de l’oreille gauche de sa mère Gargamelle, Rabelais met en place un échafaudage d’accréditation cumulant les attestations livresques les plus diverses, folkloriques autant que mythiques, bibliques autant qu’érudites : Je me doute que vous ne croyez sûrement pas à cette étrange naissance. Si vous n’y croyez pas, je m’en moque, mais un homme de bien, un homme de bon sens, croit toujours ce qu’on lui dit et ce qu’il trouve dans les livres. Est-ce contraire à notre loi et à notre foi, contraire à la raison et aux saintes Ecritures ? Pour ma part, je ne trouve rien dans la sainte Bible qui s’oppose à cela. Et si telle avait été la volonté de Dieu, prétendriez-vous qu’il n’aurait pu le faire ? Ah ! de grâce, ne vous emberlificotez jamais l’esprit avec ces vaines pensées, car je vous dis qu’à Dieu rien n’est impossible et que, s’il le voulait, les femmes auraient dorénavant les enfants de la sorte, par l’oreille. Bacchus ne fut-il pas engendrée par la cuisse de Jupiter ? Rochetaillée ne naquit-il pas du talon de sa mère ? Croquemouche de la pantoufle de sa nourrice ? Minerve ne naquit-elle pas du cerveau de Jupiter, par l’oreille ? Adonis par l’écorce d’un arbre à myrrhe ? Castor et Pollux de la coquille d’un œuf pondu et couvé par Léda ? Mais vous seriez bien davantage ébahis et étonnés si je vous exposais à présent tout le chapitre de Pline où il parle des enfantements étranges et contre nature ; malgré tout, je ne suis pas un menteur aussi effronté que lui. Lisez le septième livre de son Histoire naturelle, chapitre III, et ne me rebattez plus les oreilles.40 40 Rabelais, Gargantua, in Œuvres complètes, Paris, Seuil, L’Intégrale, éd. Guy Demerson, 1973, p. 57.
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Ce chapitre sixième de Gargantua se lit comme un procès dialectique de contradiction et d’inversion. La thèse à contredire, donnée in extremis, est clairement formulée: ‘un homme de bien, un homme de bon sens, croit toujours ce qu’on lui dit et ce qu’il trouve dans les livres’. Remise à la fin de la démonstration, la thèse à contredire acquiert valeur d’antiphrase. Elle dit le contraire de ce dont le narrateur a voulu convaincre son lecteur : un homme de bon sens ne croit pas tout ce qu’il trouve dans les livres. L’inversion sémantique n’a pu s’effectuer que par la postposition de la thèse, et à la faveur d’une action de corrosion par anticipation effectuée par la narration. L’antiphrase, c’est-à-dire l’inscription dans la thèse d’un sens contraire, a été amorcée par la narration de la naissance extraordinaire de Gargantua qui est arrosée d’un si grand nombre d’extravagances que les attestations savantes et pseudo-savantes qui sont censées les légitimer sont nécessairement perçues comme fausses, incroyables et sans poids aucun. L’extravagance est telle que le discours qui la certifie y est irrémédiablement assimilé. La manœuvre dialectique est dès lors double : en même temps que le discours livresque de légitimation est assimilé à l’extravagance, le lecteur en est détaché. Ne pouvant croire à la naissance extraordinaire de Gargantua, le lecteur ne peut plus adhérer à l’argument d’autorité véhiculé par le savoir livresque, assimilé à l’extravagance. Si Pline l’Ancien atteste des naissances aussi extraordinaires que celles de Gargantua, son Histoire naturelle n’est qu’un roman. Le faux savoir livresque devient ainsi roman, incorporé à l’univers burlesque de Gargantua, auquel personne ne peut réellement croire. Gargantua est un anti-roman dans la mesure où il déplace d’un cran la rhétorique d’adhésion développée dans un roman ‘ordinaire’. Là où la rhétorique romanesque recherche l’adhésion du lecteur à un univers imaginaire au point de l’y assimiler en lui faisant oublier le réel, la rhétorique antiromanesque crée une désaffection du lecteur par rapport à un univers imaginaire auquel est assimilé le discours à prétention véridique. L’outil principal de cette rhétorique de désaffection et d’assimilation est ici le burlesque de la narration, qui inverse le sens de l’argument d’autorité par corrosion. S’inscrivant dans une campagne contre la crédulité face à l’imprimé, Mital et la Suite de Mital de Bordelon répondent à ce modèle antiromanesque qu’inaugure Rabelais à l’orée du monde prémoderne et au début de l’‘ère gütenberghienne’. L’argument d’autorité – la fameuse clef promise dès la préface de Mital – n’est donné qu’à la fin et est même relégué à une Suite de Mital ou aventures incroyables et toutefois, et cetera. Contenant la clef, deux lettres, plusieurs scènes, une table alphabétique
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des noms de plus cent quatre-vingt auteurs, cités sur ce qu’il y a de plus incroyable dans ces aventures. Entretemps une série ‘de prodiges, de merveilles, d’usages, de coutumes, d’opinions et de divertissements’, aura eu le temps d’installer l’extravagance qui, par la désaffection du lecteur qu’elle provoque par le rire, délégitimera d’avance l’argument d’autorité que la clef de lecture est censée apporter.
SUR PRÉVOST DISCOURS AUTOBIOGRAPHIQUE ET VOIX D’OUTRE-TOMBE DANS MÉMOIRES D’UN HONNÊTE HOMME ET LE PHILOSOPHE ANGLAIS DE PRÉVOST A Antonia Zagamé Poitiers
La gêne du moi Le propre du roman-mémoires est d’intégrer à l’univers fictionnel le processus de la publication du récit. En d’autres termes, le passage à la scène publique du récit de la vie privée fait le plus souvent l’objet d’une scénographie préfacielle, d’une scène narrative donc qui légitime l’existence du texte en expliquant le processus et les causes de son existence.1 Le roman à la première personne du XVIIIe siècle offre de ces scénographies une panoplie de variantes. La moins fréquente concerne un récit publié par le mémorialiste même, sans l’intervention d’aucune autre instance. Ainsi, les Mémoires de Madame la marquise de Fresne2 (1701) de Courtilz de Sandras, ou les Mémoires de Monsieur le marquis de Fieux (173536) de Mouhy. Plus souvent, les mémoires, avant d’être offerts au public, passent par d’autres mains, soit que le mémorialiste sollicite l’avis d’un ami,3 soit qu’inversement un ami conseille la publication après avoir pris Première publication : ‘Cleveland, l’honnête homme et la palingénésie’, in Jean-Paul Sermain (éd.), Cleveland de Prévost. L’épopée du XVIIIe siècle, Paris, Desjonquères, 2006, p. 222-238. 1 Cf. Dominique Maingueneau, Le Contexte de l’œuvre littéraire. Enonciation, écrivain, société, Dunod, 1993, p. 123. 2 Courtilz de Sandras, Mémoires de Madame la marquise de Fresne (1701) : ‘Il y a bien peu de personnes en France qui ne sachent mon histoire. Il est si rare à une femme de ma condition d’avoir un mari qui la vende à un corsaire que, si ce n’est que ces mémoires paraîtront dans un temps où il y aura encore mille gens qui auront été témoins eux-mêmes de ce qu’ils contiennent, on n’y voudrait jamais ajouter foi […]’. 3 P.ex. Mouhy, La Paysanne parvenue (1735) : ‘J’écris, Monsieur, me dit-elle, les Mémoires de ma vie. Je ne les crois pas inutiles à l’instruction de mon sexe, mais le peu d’usage que j’ai de faire des livres a mis une telle confusion dans le mien que je cherchais quelqu’un sur qui je pusse compter et qui sût de ce canevas faire quelque chose de raisonnable’.
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connaissance du manuscrit.4 L’ami en question récrit ou ne récrit pas le manuscrit, il le publie avec ou sans l’autorisation de son auteur,5 ou plus souvent encore, la mort de l’auteur amène un ami à le mettre au jour.6 La scénographie de loin la plus fréquente inscrit entre le mémorialiste et celui qui publie son récit une coupure. Coupure de la mort,7 mais aussi coupure de l’inconnu. La zone entre l’écriture de la vie privée et sa publication est investie de mystère. Tantôt c’est le mémorialiste qui reste inconnu,8 tantôt c’est la personne qui fait parvenir le manuscrit à l’éditeur,9 mais dans la plupart des cas c’est l’éditeur même qui se dérobe
4 P.ex. La Morlière, Les Campagnes de l’abbé de T*** (1747) : ‘Peu sensible à une réputation dont il méritait si bien de jouir, ce n’a été qu’après les instances les plus vives qu’il s’est déterminé à avouer des exploits dont il voulait absolument ensevelir la mémoire. Enfin, il s’est laissé gagner et je donne son manuscrit au public tel qu’il me l’a remis et sans y changer une syllabe’. 5 Du Castre d’Auvigny, Mémoires du comte de Comminville (1735), Lettre par l’auteur de ces mémoires à un de ses amis, qui lui en avait demandé une copie. Comme elle sert de réponse aux objections qu’on pourrait faire sur quelques endroits de l’ouvrage, on a jugé à propos de l’imprimer : ‘J’ai reçu, Monsieur, la copie de mes Mémoires que vous m’avez renvoyés. J’ai fait attention à votre critique. Je m’attacherais à y répondre ou à me corriger si, m’étant proposé d’écrire les aventures de ma vie seulement pour moi et pour quelques amis particuliers, je ne m’étais fait un point essentiel de ne rapporter précisément que ce qui m’est arrivé en effet […] Ne m’exposez point, je vous prie, au désagrément de tomber entre leurs mains ; gardez-moi un secret inviolable et soyez persuadé que je suis plus que personne, Monsieur, etc.’. 6 Laffichard, Le Philosophe amoureux (1746) : ‘ouvrage qu’on donne aujourd’hui au public, est un ouvrage posthume de Monsieur de***, galant homme de son vivant et grand philosophe. Peu de jours avant sa mort, il me fit l’honneur de me le remettre entre les mains, voulant bien s’en rapporter à mon jugement, en me laissant le droit de décider si mon manuscrit méritait la peine d’être mis sous presse ou non, après quoi, il lui ferait voir le jour ou le bifferait’. 7 Crébillon, Lettres de la marquise de M*** au comte de R*** (1732) : ‘Je viens de faire une découverte qui me donne une joie sensible : j’ai trouvé dans les papiers du Comte de R*** les lettres de la Marquise de M***, et j’ai été charmée de voir la seule chose qui reste d’une personne illustre par sa naissance, et célèbre par son esprit et par sa beauté. Je ne serais pas fâchée qu’elles vissent le jour’. Lesage, Les Aventures de Monsieur Robert Chevalier, dit de Beauchêne (1732) : ‘Peu de temps après la mort de M. de Beauchêne, un des amis de sa veuve et des miens m’écrivit de Tours, et me manda qu’il avait déterminé cette dame à faire imprimer les Mémoires que son mari lui avait laissés. Effectivement elle me les envoya en me priant de les mettre au jour s’ils ne me paraissaient pas indignes de la curiosité du public’. 8 Dans les Mémoires posthumes du comte de D…B… avant son retour à Dieu (1735-41) de Mouhy, l’éditeur achète un manuscrit inédit à un libraire ruiné. 9 Bordelon, Gomgan (1711) : ‘Je n’ai point eu d’autre peine que celle de vouloir bien les recevoir dans ma chambre telles que je les donne, puisqu’on me les a apportées dans une boîte fermée, scellée et cachetée avec autant d’exactitude que si elle avait été remplie de diamants et de perles, et sans que le porteur ait jamais voulu me dire de quelle part me venait ce riche présent’.
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en gardant l’anonymat.10 La dissociation des instances scripturale et éditoriale se poursuit avec les manuscrits envoyés,11 vendus,12 oubliés13 et avec ceux dont la provenance est ensevelie dans le silence.14 La longue chaîne de variantes qui s’étale entre la coïncidence des instances scripturale et éditoriale et leur dissociation complète s’achève par la coupure qu’implique le manuscrit trouvé par hasard, sans quoi il aurait été irrémédiablement perdu.15 Cette dernière scénographie est celle de La Vie de Marianne. ‘C’est une femme qui raconte sa vie ; nous ne savons qui elle était ; […] deux personnes dont il y est question […] sont mortes’.16 Celui qui éditera le manuscrit le lit d’abord avec deux amis qui lui conseillent de le faire imprimer. Editeur et narrateur sont dissociés de manière irrécupérable. Entre eux : le hasard et l’inconnu. En même temps, l’exemple de Marivaux nous ramène à l’autre bout de l’échelle, à la coïncidence des instances scripturale et éditoriale. Il est vrai en effet que Marianne elle-même envisageait de publier le récit de sa vie à l’instigation d’une amie : ‘Quand je vous ai fait le récit de quelques accidents de ma vie, je ne m’attendais 10 Lambert de Saumery, Anecdotes vénitiennes et turques, ou nouveaux Mémoires du comte de Bonneval (1740) : ‘Comme le comte de Bonneval, dans sa lettre qui est à la tête de ces Anecdotes, allègue les raisons qui l’ont engagé à donner ses véritables aventures, il ne s’agit ici que d’instruire le public sur la manière dont elles sont parvenues jusqu’à nous’. 11 Tyssot de Patot, La Vie, les aventures et le voyage de Groenland du révérend père Cordelier Pierre de Mésange (1720) : ‘Oui, Monsieur, on m’a envoyé le manuscrit d’un célèbre voyageur’. 12 Mouhy, Mémoires posthumes du comte de D… B…, avant son retour à Dieu (173541) : ‘[…] En achevant ces mots, il tira de sa poche un manuscrit qu’il me remit avec un air de confiance et un sourire qui me fit tressaillir […] Je l’emmenai dîner chez moi, nous convînmes du pris, je le payai […]’. 13 L’abbé de Choisy, La Vie de Monsieur de Choisy de l’Académie française (1735) : ‘[…] Ce gentilhomme, pressé de continuer sa route, partit le lendemain matin. Ce jour-là même, les domestiques de mon ami lui dirent qu’ils avaient trouvé un livre écrit à la main dans la chambre que ce gentilhomme avait occupée. Il se fit apporter ce manuscrit […] Lui ayant témoigné quelque désir de le voir, il me le montra et même m’en fit présent […]’. 14 Du Castre d’Auvigny, Mémoires de Madame de Barneveldt (1732) : ‘On voudrait peut-être que je rendisse compte de la manière dont ces Mémoires sont tombés entre mes mains. C’est ce que ne font pas d’ordinaire les éditeurs de Mémoires qui ne croiraient pas tirer beaucoup de gloire de cet aveu. Pour moi au contraire je craindrais de paraître mal à propos chercher la louange si je disais la vérité sur cet article. Le public en croira ce qu’il jugera et je l’assure que je serai très flatté s’il daigne goûter l’ouvrage que j’ose publier’. 15 Tyssot de Patot, Voyages et aventures de Jacques Massé (1710) : ‘Voici le voyage dont on vous a parlé et que vous avez souhaité de voir. Il m’est tombé entre les mains par une espèce de hasard que je vous raconterai une autre fois […]’. 16 Marivaux, La Vie de Marianne, éd. F. Deloffre, Paris, Classiques Garnier, 1957, Avertissement.
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pas, ma chère amie, que vous me prieriez de vous la donner toute entière, et d’en faire un livre à imprimer’.17 Le roman de Marivaux juxtapose donc les deux positions extrêmes d’une échelle sur laquelle le moi se partage en un moi narratif et un moi éditorial qui s’éloignent l’un de l’autre au fur et à mesure que le dernier devient ‘un autre’.18 L’exemple de Marivaux, fort emblématique de la problématique que nous voulons aborder ici, montre que l’argument caché dans ce genre de scénographies concerne la difficulté du moi privé d’entrer sur la scène publique sans l’aide d’un tiers. L’intention de Marianne de ‘se faire auteur’ n’aboutit pas. Il faut que le hasard s’en mêle pour qu’un autre, quarante ans plus tard, accomplisse son projet. L’exemple de La Vie de Marianne est emblématique dans la mesure où, dans son double aspect de coïncidence et de dissociation des différents ‘moi’, l’apparition sur la scène publique du moi privé est présentée comme dépendant de certaines circonstances qui la favorisent : est-ce la mort de Marianne qui a empêché son récit d’être publié, est-ce qu’il l’aurait été sans le hasard de sa redécouverte? Par l’interruption de la trajectoire du devenir-livre qu’il implique, le manuscrit trouvé est une figure qui ouvre le récit à des spéculations quant à son origine. En même temps la scénographie met à mort sinon le narrateur du moins les personnes qu’il nomme.19 Le récit de la vie de Marianne, une fois publié, ne risque plus de causer des dommages à ceux dont il parle. Il semble que la scénographie soumette l’émergence du moi à une série de conditions préalables, comme si le moi ne pouvait devenir public qu’après sa propre mort et/ou celle de ceux dont il parle et grâce à la coopération d’un tiers.20 Les scénographies de la mise à mort du moi sont trop nombreuses au XVIIIe siècle pour qu’au-delà de la topicité qui en fait des lieux communs, on ne s’interroge pas sur l’injonction culturelle qui sans doute en constitue la base argumentative. L’échelle qui amène de la coïncidence du moi avec lui-même à sa distanciation par rapport à ‘un autre’ en est ponctuée à différents échelons. Si dans cette étude nous nous intéresserons à ces voix d’outre-tombe, c’est que la nécessité de la mort comme préalable à l’émergence du moi s’inscrit au plus profond de 17
ibidem Voir à ce sujet Florence Magnot-Ogilvy, La Parole de l’autre dans le roman-mémoires (1720-1770), Leuven-Paris, 2004. 19 Marivaux, La Vie de Marianne, p. 7. 20 Voir à ce sujet Antonia Zagamé, L’écrivain à la dérobée. L’auteur dans le roman à la première personne (1721-1782), Leuven-Paris, Peeters, coll. La république des Lettres, 2011. 18
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l’œuvre de Prévost et qu’en même temps le roman-mémoires semble être un champ discursif où, dans la fiction, se disent les injonctions sociales auxquelles l’émergence du moi autobiographe est encore soumise dans cette première moitié du XVIIIe siècle. Un exemple type de la situation énonciative que nous voulons étudier ici se trouve dans Les Confessions de la baronne de ***, écrites par ellemême et rédigées par M. le C.D*** (1743) de Neufville de Brunaubois: […] Madame la baronne de *** a récité avec tant de franchise les erreurs de sa vie, qu’il y a à parier que si elle eût eu le temps ou le dessein de la mettre au jour, elle ne l’eût point intitulée autrement. Mais, elle n’était point une femme auteur. On verra d’autre part qu’elle ne pensait point au public en écrivant. Son ouvrage, dans son intention, n’était, pour ainsi dire, qu’un meuble de famille. Elle ne l’avait composé que dans l’espérance de retrouver sa chère fille et de l’instruire avec plus de profit par une telle lecture que par tous les préceptes du monde.21
Ce petit récit préfaciel traduit une tension entre les deux ‘moi’, déjà rencontrée dans La Vie de Marianne. La réticence du moi du narrateur à ‘se faire auteur’ cache aussi bien une incompétence stylistique que le désir de réserver le récit à un usage strictement privé. Ces réserves sont levées par la mort du narrateur. Mais surgit aussitôt une nouvelle réticence, qui s’impose à l’‘autre’ : la publication du récit d’une vie privée pourrait nuire aux survivants. L’éditeur des Confessions de la baronnne de *** continue : Que l’on ne s’étonne pas si ce livre a été si longtemps à paraître. Il a fallu laisser passer une génération, éteindre une famille. Mais aujourd’hui il y a prescription à tous les ménagements imaginables. Tous les personnages de cette histoire sont disparus. En la publiant, je ne crains aucun reproche particulier […].
Le ‘moi’ et l’‘autre’ sont freinés par des réticences et des réserves. Ces scrupules, qui entravent l’entrée sur scène du moi privé ne peuvent que renvoyer à une injonction sociale dont elles constituent la traduction fictionnelle. Le moi est haïssable : ‘Il est injuste en soi, en ce qu’il se fait le centre de tout : il est incommode aux autres en ce qu’il veut les asservir : car chaque moi est l’ennemi et le tyran de tous les hommes’.22 Cette pensée de Pascal n’est pas un anachronisme au XVIIIe siècle, comme l’a 21 Neufville de Brunaubois-Montador, Les Confessions de la baronne de ***, in C. Angelet et J. Herman (éds), Recueil de Préfaces de romans du XVIIIe siècle, vol. I, Saint-Etienne, PU et Leuven, PU, 1999, p. 239. 22 Blaise Pascal, Les Pensées, pensée 455 de l’édition Brunschvicg, Paris, 1897.
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montré Antony McKenna.23 Le moi constituant une sorte de menace sociale, son entrée sur la scène publique exige une certaine prudence et dans certains cas la rupture de la mort.24 Ce que la double scénographie de La Vie de Marianne et celle qui entoure Les Confessions de la baronne de *** révèlent est que le récit personnel, contenant la ‘vérité’ d’une existence, a besoin de s’entourer d’une scène légitimante qui le protège et le justifie. Se produire sur la scène publique, sans aucune forme de procès, comme le fait la marquise de Fresne, est une démarche inhabituelle, risquée, choquante. On pense à Rousseau bien sûr, qui heurte de front ces contraintes sociales avec ces paroles bien connues : Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura jamais d’imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme ce sera moi.25
Rousseau fonde le pacte autobiographique qui, avant lui n’est signé que dans la fiction, par la marquise de Fresne par exemple. Le moi n’est pas seulement haïssable, il est aussi évasif. A l’époque pré-rousseauiste, pascalienne et augustinienne, l’autobiographie héberge surtout une parole négative, qui sépare la vie humaine de la vérité, qui n’est pas celle qu’on vit, mais celle à laquelle on aspire. Le moi qui parle dans les Confessions de Saint-Augustin est le saint qu’il n’est pas encore mais qu’il doit devenir.26 Le discours sensualiste qu’a nourri le XVIIIe siècle est sceptique quant à la possibilité de connaître le ‘moi’. Avec le cogito de Descartes s’affirme un ‘je’ dans la sensation de la pensée? Mais y a-t-il aussi conscience de soi? Perçoit-on, au-delà de la pensée, celui qui pense? Personne n’a mieux formulé cette ‘inapparence de soi’ que David Hume : Pour moi, quand je pénètre intimement dans ce que j’appelle moimême, je tombe toujours sur une perception particulière ou sur une autre, de chaleur ou de froid, de lumière ou d’ombre, d’amour ou de 23 Anthony MacKenna, De Pascal à Voltaire. Le rôle de Pascal dans l’histoire des idées entre 1670 et 1734, Oxford, Voltaire Foundation, SVEC no 276-77, 1990. 24 Jan Herman et Kris Peeters, ‘L’auteur et la scénographie de la mort. Figures et fonctions d’auteur dans le roman au XVIIIe siècle’, in Virginie Minet-Mahy, Claude Thiry et Tania Van Hemelryck (éds), ‘Toutes choses sont faictes cleres par escripture’, Fonctions et figures d’auteurs du Moyen Âge à l’époque contemporaine, Louvain-la-Neuve, Les Lettres Romanes, 2005, p. 141-166. 25 Rousseau, Les Confessions, éd. Michel Launay, GF, 1968, p. 43. 26 Cf. Jacques Lecarme et Eliane Lecarme-Tabone, L’autobiographie, Paris, Armand Colin, 2004, p. 141-143.
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haine, de douleur ou de plaisir. Je ne parviens jamais, à aucun moment, à me saisir moi-même sans une perception et je ne peux jamais rien observer d’autre que la perception.27
Chez les Anciens l’individuel ne s’évoquait que sous le manteau de la troisième personne.28 Dans la culture classique, quand il s’évoque, le moi privé se dissout, comme chez le cardinal de Retz ou Saint-Simon, dans le moi public.29 Et Montaigne ? Pascal le stigmatise, témoignant d’une gêne du moi, en parlant du ‘sot projet qu’il a eu de se peindre’. Les libertins érudits du XVIIe siècle d’autre part se réclameront presque tous de Montaigne. D’Assoucy et Tristan l’Hermite seront aussi parmi les premiers auteurs à donner au moi privé une légitimation fictionnelle dans des scénographie témoignant à la fois de la gêne et de la haine du moi qui caractérise l’époque classique.30 Quant au roman-mémoires de la première moitié du XVIIIe siècle, il met en évidence, au travers des scénographies qu’il déploie, la problématique de la légitimité des discours. Tout discours n’est pas également légitime pendant l’Ancien Régime, et celui où l’on parle de soi-même est sans doute le moins autorisé de tous à l’époque où le moi, haïssable, gênant ou évasif, attend que Rousseau se débarrasse des conventions sociales qui entourent l’apparition du moi en public. Au-delà et en dépit des occurrences plutôt rares où le pacte est signé, le ‘je’ du roman personnel apparaît comme une ‘fiction linguistique’, comme un préjugé
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Hume, A Treatise of Human Nature, ‘Of Personal Identity’, traduction Philippe Baranger et Philippe Saltel, Paris, GF, 1995. 28 Cf. Shaftesbury, Le Soliloque ou l’avis à un auteur (1773): ‘Les Anciens en agissaient bien autrement lorsque, dans leurs vrais mémoires, ils traitaient des choses qui les concernaient, ils parlaient toujours d’eux-mêmes à la troisième personne sans jamais s’adresser au lecteur’, cité dans Emmanuèle Lesne, La Poétique des mémoires (1650-1685), Paris, Champion, 1996, p. 22. 29 Cf. E. Lesne, op.cit., p. 342 : ‘Entre la formulation du ‘il’ héroïque et celle du ‘je’ des mystiques, s’expérimente la formulation d’un ‘je’ de l’individu. Ecrire ‘je’ ne va pas sans réticence et sans le sentiment d’une transgression. C’est un acte inédit en un double sens. D’abord parce que parler de soi s’effectuait jusqu’alors dans le cadre de la confession. Ensuite parce qu’écrire ‘je’ est une entreprise à chaque fois radicalement nouvelle et sans modèle. Le choix de la première personne ne fait pas l’unanimité’. 30 Cf. Jacques Prévost (éd.), Libertins du XVIIe siècle, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, tome I, p. 1383-84 : ‘Démarche intellectuelle et roman d’intellectuel, le roman de Je, bafouant la règle du Il, suppose et propose une vision critique ou sceptique du monde par laquelle, sans se confondre avec son personnage principal, le romancier affirme son indépendance en marge des usages et systèmes de pensées au centre d’eux. Le monde perçu par Je organisé par son regard, aménagé à sa mesure d’individu, dissout l’ordre et abolit la légitimité des structures et des mentalités collectives. Il en sera ainsi chez Cyrano ou plus tard chez d’Assoucy.
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grammatical,31 une figure habitable, mais qui ne peut se montrer qu’à force de se donner des assises fictionnelles et d’être dans certains cas mis à mort. La voix d’outre-tombe est celle qui convient le mieux au ‘moi’. C’est le roman qui donne au moi une scène, cocon fictionnel sans lequel l’émergence du moi demeure problématique. Voix d’outre-tombe de l’honnête homme L’exploration du mythe funéraire chez Prévost peut commencer avec quelques scènes des Mémoires et Aventures d’un homme de qualité (172831). Avec la descente dans la crypte de Tusculum, par exemple, ou avec la scène où Renoncour, après la mort de Zélima, se résout à ‘s’ensevelir tout vivant’, entouré des objects évoquant le souvenir de l’aimée, dans une pièce couverte d’un drap noir.32 C’est à deux autres romans, qui forment un dyptique, que nos réflexions sur la mise à mort du mémorialiste et la voix d’outre-tombe seront consacrées : Les Mémoires d’un honnête homme (1745) et le Le Philosophe anglais ou Histoire de M. Cleveland (17311739). Les Mémoires d’un honnête homme n’ont pas bénéficié d’un intérêt comparable à celui sollicité par le Cleveland. Rien de plus étrange dans ce roman que la fin du récit, où le héros est à l’article de la mort : Je me croyais en effet dans les bras de la mort, et chaque mouvement de respiration me paraissait le dernier effort de la nature. Un sentiment de bonté naturelle, aussi pressant que l’exhortation de mon père, prit enfin l’ascendant sur toutes mes résolutions. Je serrai la main de monsieur de La… pour lui faire comprendre à qui j’appartenais en expirant ; et d’un signe de tête je déclarai à mon père que je me rendais à ses ordres. Mademoiselle de S.V. et le curé, dont elle n’avait pas manqué de se faire accompagner, furent au même instant dans ma chambre. Ils s’approchèrent de moi. J’avais les yeux fermés et je ne pensai point à les ouvrir ; mais j’abandonnai ma main au curé qui me la demanda, comme la seule partie de moi-même que je voulais prêter à son ministère. Il prononça aussitôt la bénédiction nuptiale. FIN
A la fin du récit, le héros est sur le point d’expirer. Son dernier geste est un acte de réparation : en épousant sur son lit de mort celle à qui il est lié par une promesse de mariage ambiguë, le héros expie une faute. 31 L’expression est empruntée à Stéphane Chauvier, Dire ‘Je’. Essai sur la subjectivité, Paris, Vrin, 2001, p. 11. 32 Aurelio Principato, ‘La caverne de Cleveland’, in CAIEF (1994), p. 297-311.
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Le récit s’achève sur la disparition de la ‘voix’, qui ne laisse à l’honnête homme que les gestes comme seul moyen de communication. Un mot de plus – ‘j’expirai’ – aurait transformé le texte en un récit à narrateur posthume ce qui, au XVIIIe siècle, aurait été ou une parodie ou une absurdité. Reste la question de savoir quand, comment et où l’honnête homme a pu écrire ce que nous lisons. Avec l’avant-propos de l’éditeur, en tête du livre, apparaît la voix de l’‘autre’, qui est censé publier le récit et qui, conformément à la scénographie habituelle, affirme que le texte n’est pas de lui. Cet avant-propos de l’‘autre’ dévoilera à la fois les conditions de possibilité de l’écriture et de la publication du texte. L’‘autre’ raconte comment, accompagnant un gentilhomme anglais pendant ses voyages, il arrive à la forteresse d’Insprück. Accueillis par le commandant qui leur montre la ville et le château, les compagnons de voyage aperçoivent dans un jardin clos un homme se promenant seul accompagné d’un soldat armé. Ils apprennent qu’il s’agit d’un Français, trouvé dans un cachot par le commandant au moment où il prenait possession de son poste. Ne parlant pas lui-même le français, le commandant n’avait pu l’interroger lui-même, mais sur le rapport de certaines personnes qui parlaient la langue du prisonnier, il avait conclu qu’il s’agissait vraisemblablement d’un espion français, trouvé sans passe-port et n’ayant pu répondre que par des propos vagues aux questions posées par les fonctionnaires de la justice. Sur ce, on l’avait emprisonné, et oublié. Sa peine s’était allégée avec l’arrivée du nouveau commandant et, installé dans une chambre plus aérée, on lui avait donné la permission d’écrire. Le préfacier, qui s’exprime en italien et cache soigneusement qu’il est lui-même Français, se procure un entretien avec le prisonnier, et lui propose de travailler à sa libération. A cet effet, une copie d’un manuscrit lui est confié, dont la publication est cependant soumise à plusieurs conditions. Il ne pourra être rendu public qu’avec l’accord d’une dame qui y joue un grand rôle, et qui sera maîtresse de retrancher ce qu’elle ne veut pas voir publié. Les noms de quelques personnes connues devront également être supprimés. Arrivé en Italie et prêt à exécuter sa promesse, le préfacier apprend que la dame de qualité dont parlait le prisonnier est morte. Le manuscrit passe néanmoins sous les yeux de M. le chevalier de V… qui a quelque intérêt de famille à le revoir. Le seul droit que le préfacier se réserve est de donner un titre au volume ainsi publié : Mémoires d’un honnête homme. Il serait difficile de trouver dans la prose narrative du XVIIIe siècle un plus violent contraste entre la fin du récit et la préface. Le héros mourant est ressuscité dans un cachot au bout de l’empire allemand. Des souterrains
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textuels inconnus au lecteur relient une scène finale montrant une descente au tombeau à une scène inaugurale impliquant une sortie du tombeau. Tombeau pour tombeau : le héros y descend, le manuscrit en sort. Héros devenu texte en quelque sorte. Le devenir-texte, et le devenirlivre, sont conditionnés par la mort du héros, ressuscité comme texte. Quant au personnage emprisonné à Insprück, on n’apprendra jamais rien sur sa mise en liberté. L’auteur d’une suite apocryphe33 a pourtant tenté de rendre cohérente l’étrange incompatibilité entre récit et préface dans le texte laissé par Prévost. Cette suite s’intègre dans l’intéressant massif de récits apocryphes autour du comte de Bonneval, le renégat qui passe d’abord à l’Empire et ensuite aux Turcs : L’honnête homme échappe à la mort, renie sa foi, part pour l’Allemagne dans le dessein d’aller rejoindre Bonneval, quand il est arrêté à Insprück.34 L’incompatibilité n’est cependant pas levée par ce complément narratif. Mémoires de l’honnête homme, qui est une suite de tableaux de la société galante parisienne, étaient-ils propres à cautionner la libération d’un espion ? Le divorce entre le contenu des Mémoires de l’honnête homme et les conditions de leur genèse comme texte suggère que l’explication des paradoxes doit être cherchée sur un plan non pas narratif mais argumentatif. Ce plan argumentatif concerne un problème discursif fondamental de l’Âge classique : l’illégitimité de certains types de discours, et en particulier du discours autobiographique. L’écriture à la première personne apparaît comme problématique. Dans les Mémoires d’un honnête homme, elle n’est pas intégrée à la l’histoire racontée35 mais surgit comme une entreprise liée à la mort comme condition de l’émergence du moi. Le narrateur réapparaît dans un autre espace-temps, dans une autre vie, ressuscité. La préface des Mémoires d’un honnête homme raconte la suite des avatars du moi : c’est l’histoire d’une parole emprisonnée, d’une parole secrète véhiculée par un espion, d’une parole interceptée par les autorités, qui sans autre forme de procès est ensevelie pour qu’elle ne devienne pas publique. La publication du récit se fait à la faveur d’une ruse. Pour se procurer l’entrée à la prison 33
Cf. Jean Sgard, Prévost romancier, Paris, Corti, 1989. Mémoires du comte de Bonneval (1737), Nouveaux mémoires du comte de Bonneval (1737) et Anecdotes vénitiennes et turques (1740). Attribués à Lambert de Saumery par S.P. Jones, certains de ces mémoires apocryphes sont signés ‘publiés sous le nom de Mirone’, qui est le pseudonyme du marquis d’Argens. 35 Contrairement aux coutumes du roman mémoires. Cf. Riccoboni, Histoire de Miss Jenny (1764): ‘C’est dans la retraite agréable et paisible de M. Peters que j’ai écrit ce long détail des événements de ma vie’. 34
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du malheureux honnête homme, le préfacier feint d’être italophone. La communication directe entre narrateur et éditeur du texte peut avoir lieu grâce à un brouillage linguistique qui trompe les autorités. Le récit, composé dans le tombeau, enfin livré à la lumière, ne parvient au public que transformé, récrit, avec des passages retranchés. Le récit de l’honnête homme tel qu’il l’avait composé n’arrivera jamais sous les yeux du lecteur. La parole du moi se camoufle en elle-même, elle se doit d’être sa propre protection, liée à une relative illisibilité. La haîne du moi Le Philosophe anglais forme par rapport aux Mémoires d’un honnête homme le second volet du diptyque prévostien de la prison-tombeau. La mise à mort de l’autobiographe se situe cette fois-ci au début du roman. Rumney Hole est l’abri cherché par l’enfant et la mère contre l’infanticide du père criminel. A la fois prison et tombeau, la caverne est le lieu où le fils et la mère s’enterrent pour survivre. Ce regressus ad uterum, souvent étudié,36 se consolide dans l’unité utérine avec la mère qui – et c’est là le point où se complète le parallélisme avec l’honnête homme – se réalise sous le signe du livresque. De la lecture… Je trouve ici les seules choses que j’aime, continua-t-elle [la mère] en s’adressant à Mme Riding : la présence de mon fils, des livres, mes réflexions et le plaisir de vous entretenir quelquefois.37
…et de l’écriture : Grâce à un reste de bonne fortune dis-je à ma mère, la terre nous ouvre son sein pour nous dérober à la malignité des hommes […] La considération des principes éternels de la vérité et de la vertu, mes réflexions, le plaisir de les écrire ou de vous les communiquer, n’est-ce pas là une source de bonheur que nous portons avec nous ?38
Dans les Mémoires d’un honnête homme et Le Philosophe anglais se mettent en place les différents composants du mythe de la palingénésie, du retour à la vie. La palingénésie est liée à une conception de l’histoire où l’évolution et le perfectionnement dépendent de la succession de cycles. La mort devient ainsi nécessaire à la vie : la mort du Christ et sa descente en enfer pour libérer les âmes est nécessaire à la résurrection et 36
Cf. Aurelio Principato, ‘La Caverne de Cleveland’, p. 307. Sauf indication contraire nous renvoyons à Prévost, Cleveland, éd. J. Sgard et Philip Stewart, Paris, Desjonquères, 2003, p. 71. 38 Prévost, Cleveland, p. 68. 37
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au rachat des pêchés qui y est lié ; le soleil doit se coucher pour mieux renaître, les saisons sont réglées par Prosperpine qui, alternativement, rejoint sa mère sur terre et son époux aux enfers, etc. Ce cycle, avec la phase ‘souterraine’ indispensable et constante est clairement à la base des Mémoires d’un honnête homme : la mort du moi et son entombement sont nécessaire à sa résurrection sous la forme d’un livre. Dans Le Philosophe anglais, ce n’est pas le livre qui sort du tombeau, mais Cleveland lui-même. Après la mort de sa mère, enterrée dans la caverne, Cleveland sort de la prison tombale où il formait une unité profonde avec la mère et avec les livres. Le ‘livre d’or’ lu par Cleveland dans le souterrain contient les maximes philosophiques de la mère et constituent une sorte de philosophie naturelle en abrégé : Mais le principal objet de son étude avait été la philosophie morale. Elle y rapportait toutes ses lumières. Les autres sciences lui servaient comme de degrés pour arriver à ce but, et elle ne les estimait utiles et solides qu’à proportion qu’elles pouvaient servir à l’en approcher. Elle avait lu dans les traductions tous les philosophes anciens et modernes. Elle en avait composé, à force de soins, un système complet dont toutes les parties étaient enchaînées merveilleusement à un petit nombre de principes clairs et bien établis. C’était son ouvrage favori ; elle ne se lassait point de le relire. Elle y trouvait, disait-elle, comme dans une source toujours féconde, sa force, ses motifs, ses consolations, en un mot le fondement de la paix de son cœur, et de la constante égalité de son esprit.39
Quittant la grotte, Cleveland se départ de ce livre maternel. Immédiatement après les tristes funérailles de la mère, il commence à explorer la grotte et découvrira l’existence d’autres réfugiés. Milord Axminster, autre victime de Cromwell, sera pour Cleveland le père adoptif et plus tard le beau-père fondateur d’une nouvelle famille. Or, la constitution de ces nouveaux liens familiaux, avant même la sortie de la prison tombale, va de pair avec un progressif adieu aux livres : Je quittais volontiers mes livres pour aller à mes nouveaux exercices.40
Avant même la sortie de la caverne, se brise progressivement pour Cleveland, le lien livresque qui l’unissait à la mère. Cleveland sort du sombre univers protecteur du livre-mère pour se heurter à la lumière du monde où l’expérience va se substituer à la connaissance livresque de l’existence. A l’unité livresque avec la mère va se substituer le lien 39 40
Prévost, Cleveland, p. 44. Prévost, Cleveland, p. 55.
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problématique avec l’épouse qui lui aussi s’écrit sous le signe du livresque. La séparation des époux se doublera de la séparation des livres et de l’univers livresque qui le lie à la mère. Après la traversée du désert américain, le récit est ponctué d’occurrences témoignant de ces deux séparations parallèles. Le repos, cherché en vain par un Cleveland sans cesse pourchassé par le sort, s’établit enfin au bords du Golfe de Mexique au moment où le couple retrouve milord Axminster : J’ai Fanny, disais-je, et je retrouve des livres. Voilà deux puissants remèdes qui pourront rendre peu à peu mon esprit tranquille.41
Fanny pourtant n’est pas faite aux livres, qu’elle éprouve peu à peu comme des rivaux s’interposant entre elle et son mari. Le secret que Fanny a tant de peine à révéler, cause de son silence et source de sa triste mélancolie, est lié à l’univers des livres : Ce ne fut qu’après de longues insistances qu’elle ouvrit la bouche, en baissant les yeux, pour se plaindre de ce que j’étais tout à fait changé pour elle, et de ce que je l’aimais si peu que je trouvais plus de plaisir dans un livre que dans sa présence et son entretien.42
Le livre est à la base du complexe psychologique qui consume Fanny. Il sera aussi la source de sa jalousie quand au livre se substituera une autre femme, Mme Lallin, à qui Cleveland déclare : Votre conversation sera pour moi une espèce charmante d’étude dont je suis sûr de recueillir plus de fruit que de mes livres.43
Cleveland verra trop tard quelle terrible menace le livre constitue pour l’amour de son épouse. L’on sait le terrible malentendu, nourri et exploité par le criminel Gelin, qui provoquera la fuite de Fanny. Séparé de Fanny, Cleveland abhorrera les livres. Renfermé dans son cabinet, il se livre à sa douleur, seul. Dans ses mémoires il écrit : Je n’y voulais même souffrir personne. J’étais sans livres.44
De retour en France, séparé de Fanny mais accompagné de ses enfants, Cleveland s’installe à Saumur. Il y recompose une bibliothèque, mais son rapport aux livres aura fondamentalement changé. Si l’univers des livres demeure irrémédiablement lié à l’univers de sa première jeunesse 41 42 43 44
Prévost, Prévost, Prévost, Prévost,
Cleveland, Cleveland, Cleveland, Cleveland,
p. p. p. p.
417. 443. 448. 474.
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partagée avec la mère, son imagination s’en décale pourtant et se porte vers l’absente : Quoique j’eusse passé plusieurs années sans livres, les traces de mes anciennes études subsistaient encore ; de sorte que sans avoir besoin de remonter aux éléments, il me fut facile de reprendre des voies que je n’avais jamais perdues de vue tout à fait. Je les repris au point même où je les avais quittées ; c’est-à-dire que, comptant toujours sur la solidité des principes dont je m’étais rempli dans ma première jeunesse, je cherchai dans mes livres et dans mes réflexions par quel moyen j’en devais faire l’application à l’état présent de mon âme. Cet objet m’occupa pendant quelques semaines. [….] Dans le temps que j’avais les yeux attachés sur un livre, insensiblement mon attention s’en éloignait pour se transporter dans tous les lieux où s’était passée la scène de mes pertes et de mes malheurs.45
Les livres que Cleveland avait aimés ‘jusqu’à l’idolâtrie’ lui deviennent ‘odieux et insupportables’.46 A Saumur, les livres se transforment, aux yeux d’un Cleveland délirant, en imposteurs qui m’avaient séduit par de fausses promesses. Je ne mis plus le pied dans mon cabinet pour éviter leur présence, me figurant lorsque je me trouvais au milieu de ma bibliothèque que j’étais environné d’une multitude d’amis perfides.47
C’est l’inadéquation entre le livre et la vie qui provoque chez Cleveland un réel divorce avec l’univers livresque : ‘je cherchai dans mes livres et dans mes réflexions par quel moyen j’en devais faire l’application à l’état présent de mon âme.48 Ce divorce rejette Cleveland sur le ‘moi’, abandonné dans l’océan du monde. Au livre de la mère, archétype de tous les autres livres, le jésuite s’efforcera un moment à substituer le livre de la religion, condensé en un petit livre d’or, évident substitut du livre philosophique de la mère : Il m’offrit d’abord un petit catéchisme en français, composé par un jésuite nommé Canisius. Voilà, me dit-il, un petit livre d’or. C’est l’essence et l’elixir de la religion. Avec ce livret qui n’est pas si gros que le petit doigt, vous en saurez, en moins d’une heure, autant que tous les docteurs et tous les évêques.49
La tentative de rétablir le rapport avec le livre n’aboutira pas au succès espéré. Depuis la sortie de Rumney Hole, Cleveland éprouve le monde 45 46 47 48 49
Prévost, Cleveland, Prévost, Cleveland, Prévost, Cleveland, Prévost, Cleveland, Prévost, Cleveland,
p. p. p. p. p.
481. 495. 496. 481. 536.
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comme un livre, mais un livre chaotique, invraisemblable, indéchiffrable :50 ‘Mon nom était écrit dans la page la plus noire et la plus funeste du livre des destinées’.51 Si le sort de l’individu est réglé d’avance par ce livre, ce dernier est incompréhensible. L’étude des livres ne peut que révéler l’irréductible incompatibilité des livres et du Livre de la Vie. A l’obsession du ciel ennemi se substituera peu à peu, après le divorce avec les livres, l’idée du moi haïssable, chez Cleveland. Il en a déjà le sentiment quand il devient, dans Rumney Hole, plus réservé avec Fanny au moment où il constate que sa nubilité le séduit : ‘Je suis un monstre, comme je l’ai pensé autrefois : car il n’est pas naturel de passer ainsi tout d’un coup de l’amour à la haine’.52 Le moi devient plus systématiquement haïssable après le divorce avec les livres. A Chaillot, après la rencontre de Cécile, quand il n’est pas encore passé par l’affreuse épreuve de l’amour incestueux, Cleveland s’explique avec Angélique sa bellesœur et lui déclare : J’évite moi-même avec soin de tourner mes propres yeux sur ce qui se passe au-dedans de moi. Je ne veux ni ne puis me connaître.53
Après la mort de Cécile, découvrant le terrible secret de Cécile qui expire sans avoir renoncé à son amour pour son père, Cleveland ne découvre dans son cœur ‘que des motifs d’une secrète horreur de moi-même et d’un continuel désespoir’.54 Et à la fin du roman, le désespéré Cleveland, se confesse dans le sein de son dernier père adoptif, milord Clarendon : ‘Songez-vous que depuis plusieurs années, toutes mon étude est de fuir la vue de moi-même par la crainte d’y trouver sans cesse un ennemi’.55 Dans le Cleveland se pose le problème fondamental de l’individu confronté à l’arbitraire du sort, qui prend la forme du livre de l’existence, indéchiffrable et invraisemblable. Le sort dispense et retire ses grâces sans principe reconnaissable. L’existence de l’individu, telle que Cleveland l’éprouve, s’inscrit difficilement dans le grand Livre du monde. La réponse des livres à ce problème est inefficace. Et sans le secours du livre, de philosophie ou de religion, l’individu n’est pas loin de se haïr, d’autant plus que le moi paraît lui aussi comme inconnaissable et insondable quand Cleveland découvre qu’‘il y avait dans (s)on cœur des obscurités 50 Cf. Jan Herman, ‘Cleveland et l’invraisemblable vraisemblance’, in Richard Francis et Jean Mainil (éds), L’abbé Prévost au tournant du siècle, Oxford, Voltaire Foundation, SVEC 2000:11, p. 181-192. 51 Prévost, Cleveland, p. 153. 52 Prévost, Cleveland, p. 58. 53 Prévost, Cleveland, p. 597. 54 Prévost, Cleveland, p. 1047. 55 Prévost, Cleveland, p. 1056.
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que je n’osais démêler’,56 ou quand il ‘ne découvr(it) pas clairement ce qui se passait dans (s)on cœur’.57 Le Cleveland est sans doute un livre au sein duquel se trouve mise en scène la parole inefficace, la prière sans effet : le moi qui crie, mais qui n’est entendu de personne. A l’extrême fin du roman, on peut entendre ces émouvantes paroles d’un désespéré, dans le dernier entretien de Cleveland avec milord Clarendon : Mylord, dites-moi par quelle rigoureuse disposition de mon sort, la même puissance qui m’a formé avec un cœur si sensible, ne me fait pas trouver dans mes sens ou dans ma raison sinon le remède absolu de mes douleurs, du moins un équivalent de consolation qui les balance, et qui arrête l’effet continuel de mon désespoir ? Je vous demande, Mylord, pourquoi je ne trouve rien de propre à me consoler après avoir été capable de devenir malheureux ? C’est à cette question qu’il faut répondre si vous voulez m’éclairer avant que de me guérir. Ne l’éludez pas, je vous conjure. N’ayez point recours à des suppositions vagues et incertaines. Oui, Mylord, faites-moi découvrir dans les attributs de l’Etre ou dans les miens, dans les idées de la raison ou dans la nature des choses, une apparence de preuves, une couleur de justice, une ombre de vraisemblance, qui servent à trouver moins de dérèglement et de cruauté dans cette supposition. Vous augmenterez tout d’un coup mes espérances ; je ne croirai rien d’impossible à votre philosophie, si elle m’offre d’abord de quoi concilier une si affreuse contrariété.58
Au rebours de l’enseignement de la narratologie qui nous apprend à penser comme fondamentalement différentes les voix du narrateur et de l’auteur, on se doit d’entendre ici la voix, relayée par et refoulée dans la fiction, de Prévost. Ici s’énonce le déisme que Prévost s’est vu imputer. Dans la préface du Doyen de Killerine (1735-40), prenant la parole comme auteur du Cleveland, Prévost se défend : Comment mon accusateur peut-il m’accuser de favoriser le déisme dans un ouvrage dont le but au contraire est de montrer qu’il n’y a ni paix du cœur ni véritable sagesse, sans connaissance de la pratique de la religion […]. Le hasard, ou plutôt la providence, le met en liaison avec le comte de Clarendon, et c’est dans les entretiens de cet illustre ami qu’il trouve la paix du cœur et la véritable sagesse avec la parfaite connaissance de la religion.59
56
Prévost, Cleveland, p. 591. Prévost, Cleveland, p. 727. 58 Prévost, Cleveland, p. 1058. 59 Prévost, Le Doyen de Killerine, Histoire morale, in Œuvres Choisies, Amsterdam, Rue et Hôtel de Serpente, 1783, vol. 8, Préface. 57
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La préface au Doyen est en flagrante contradiction avec la supplique adressée à milord Clarendon à la fin de Cleveland où le philosophe anglais, loin de trouver la paix de cœur si longtemps désirée, parle en désespéré. La parole assumée par l’auteur Prévost dans la préface au Doyen est fausse, la parole non assumée, refoulée dans la fiction est véridique. On retrouve ici la dialectique entre un moi qui se montre et un moi qui se dérobe. Au moment où Prévost compose Cleveland et les Mémoires d’un honnête homme, bien avant le pacte autobiographique de Rousseau, il semble que le moi ne peut se montrer qu’en se dérobant. La vérité du moi a besoin de la fiction pour se dire. Le moi intime ne saurait avoir d’existence publique ; le moi authentique étant nécessairement de second ou de troisième degré, encapuchonné par la fiction. Dans la première moitié du XVIIIe siècle, le ‘je’ est encore une fiction grammaticale. ‘Si le grain ne meurt’. La formule gidienne est un emblème de l’autobiographie moderne. Elle reprend la forme biblique de la palingénésie selon laquelle le grain semé doit mourir pour qu’il puisse germer et donner un nouvel épi. C’est encore l’idée de la mort nécessaire à la renaissance sous une forme plus florissante. Cet emblème de l’autobiographie moderne ramène le besoin d’écrire à l’expérience de la mort (des parents)60. Ou selon la magnifique formule de G. Pérec : J’écris parce qu’ils ont laissé en moi leur marque indélébile et que la trace en est l’écriture : leur souvenir est mort à l’écriture ; l’écriture est le souvenir de leur mort et l’affirmation de ma vie.61
Ce mythe de la palingénésie existe à l’époque pré-rousseauiste, où il se mêle aux contraintes sociales imposées à l’émergence du moi comme individu. Moi gênant, moi haïssable qui, pour se faire lire, s’expriment au second degré de la fiction, en attendant qu’un audacieux forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple.
60 Lire à ce sujet ‘La mort dans le récit’ de Jacques Lecarme et d’Eliane LecarmeTabone, L’autobiographie, p. 129-137, auxquelles nous devons beaucoup. En particulier, p. 131: ‘C’est peut-être une simple coïncidence si Jean-Jacques Rousseau, Benjamin Constant, Henri Beyle, Ernest Renan, André Gide, Jean-Paul Sartre, Nathalie Sarraute indiquent tous, à l’origine, la disparition d’une mère ou d’un père. Mais chaque fois, le lecteur a l’impression que l’écrit vient remplir la case vide, qu’il vaudrait mieux appeler la case aveugle’. 61 George Perec, W ou le souvenir d’enfance, 1975, p. 58, cité par J. Lecarme et E. Lecarme-Tabone, L’autobiographie, p. 131.
SUR ROUSSEAU LA FICTION LÉGITIMANTE ET LA GÊNE DU MOI DANS LES ŒUVRES AUTOBIOGRAPHIQUES DE ROUSSEAU A Katrien Horemans Hasselt
Préambules ‘Un récit de fiction est fictivement produit par son narrateur, et effectivement par son auteur réel ; entre eux, personne ne travaille, et toute espèce de performance textuelle ne peut être attribuée qu’à l’un ou à l’autre.1 Ce propos de Gérard Genette, qui clôture de manière un peu arbitraire le débat sur la notion d’‘auteur impliqué’ que des narratologues anglosaxons comme Wayne Booth et Shlomith Rimmon opposaient à sa théorie des voix narratives, interpelle de plusieurs manières le poéticien du roman. En distinguant au sein du récit de fiction une production fictive et une production effective, G. Genette entendait tout d’abord délimiter l’objet de la narratologie, c’est-à-dire de la poétique du récit, comme on a continué à appeler celle-ci après la publication de Figures III:2 ‘à mon sens’, déclare l’auteur de Nouveau discours du récit, ‘la narratologie n’a pas à aller au-delà de l’instance narrative, et les instances de l’implied author et de l’implied reader se situent clairement dans cet au-delà’.3 Excluant l’auteur réel de l’enquête narratologique, G. Genette ne fait qu’entériner l’effet de la campagne fortement anti-lansonienne des années 1960 qui, la crise du système éducatif en France et la réforme universitaire aidant, entraîne une assez sévère condamnation de l’unité de ‘l’homme et de l’œuvre’.4 C’est cette unité qu’au rebours de la narratologie j’essaierai de Première publication : Jan Herman, Mladen Kozul et Nathalie Kremer, Le roman véritable. Stratégies préfacielles au XVIIIe siècle, Oxford, Voltaire Foundation, SVEC, 2008, p. 69-76. 1
Gérard Genette, Nouveau discours du récit, Paris, Seuil, 1983, p. 96. Gérard Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972 ; Roland Barthes, Wolfgang Kayser, Wayne C. Booth, Philippe Hamon, Poétique du récit, Seuil, 1977. 3 G. Genette, Nouveau discours du récit, p. 94. 4 Voir L’Histoire littéraire aujourd’hui, éd. Henri Béhar et Roger Fayolle, Paris, A. Colin, 1990. 2
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ressaisir ici. En effet, une poétique qui ne se contente pas de l’examen anhistorique du récit, mais qui choisit pour objet d’étude ce chassé-croisé de récits et de discours qu’on appelle – ou plutôt qu’on n’appelle pas – roman au XVIIIe siècle, peut-elle faire abstraction de la notion d’auteur? Quand l’objet d’étude s’élargit du récit au roman, l’assertion qu’aucune instance n’agit entre la production fictive et la production effective du récit, me paraît difficilement tenable. Si, à l’instar de G. Genette, l’on définit l’auteur impliqué comme ‘tout ce que le texte nous donne à connaître de l’auteur’,5 cet auteur sort-il tout armé du texte ? N’y a-t-il pas des postures d’auctorialité au travers desquelles l’auteur réel prépare, dans les limbes du récit fictionnel, sa rentrée sur scène, sans pour autant se confondre avec ‘tout ce que le texte donne à connaître de son auteur’? N’y a-t-il pas, dans le champ discursif d’Ancien Régime, des nécessités sociologique, poétique ou rhétorique qui rendent nécessaire la mise en œuvre de procédures de légitimation du texte et son assomption par une figure auctoriale? Quelques notions forgées par la Pragmatique textuelle et l’Analyse du discours comme la ‘scénographie’ et l’‘ethos’ dans le sens où Dominique Maingueneau les comprend, paraissent dans ce contexte utiles.6 Au départ de ma réflexion : pas de définition du ‘roman’. Je ferai semblant de ne pas savoir ce qu’est exactement le ‘roman’ à l’époque prémoderne. N’existe, pour l’instant, qu’un vaste champ discursif plus ou moins structuré par des paramètres d’ordre divers dont il s’agira ici de définir la nature et la force hiérarchisante. Quitte à rencontrer le ‘roman’ en fin de parcours, je commence mon exploration du champ discursif de l’Âge classique par l’unité (lansonienne) proscrite par la narratologie, de l’homme et de l’œuvre. L’unité de l’homme et de l’œuvre Interroger cette unité en la replaçant dans le contexte historique qui nous occupe implique d’abord un recul. Existe-t-elle à l’Âge classique ? Posant ce problème par rapport au champ discursif de la Renaissance et de l’époque baroque, Yves Delègue, qui parle d’un ‘sujet de la littérature en quête d’auteur’7 n’en paraît pas convaincu. Alain Viala n’est pas moins 5
G. Genette, Nouveau discours du récit, Paris, Seuil, 1983, p. 96. Dominique Maingueneau, Le Contexte de l’œuvre littéraire. Enonciation, écrivain, société, Paris, Dunod, 1993, chapitres 6 et 7. 7 Yves Delègue, Le Royaume d’exil. Le sujet de la littérature en quête d’auteur, Bussyle-Repos, Obsidiane, 1991. 6
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sceptique, qui déclare que pendant l’Ancien Régime l’‘écrivain’ n’est pas une nécessité de l’œuvre : En toute rigueur logique, il est lui-même superfétatoire : il suffit qu’existent une œuvre et un public pour que se produise l’événement littéraire essentiel, le dialogue qui constitue la vie de l’œuvre en faisant d’elle un fragment de la vie des humains. Que l’auteur soit connu du lecteur, ou inconnu, anonyme, voire totalement non identifié, cela peut certes influer sur le déroulement de cet événement, mais ne constitue en rien une condition de sa possibilité.8
A l’Âge classique, l’existence même de l’œuvre n’est pas une évidence. Tout écrit, s’il ne remonte pas à la parole divine ou s’il n’émane pas de l’autorité royale, a à se légitimer face à la ‘doxa’. Dans la notion complexe de ‘doxa’ résonnent à la fois les diverses voix de l’autorité ecclésiastique et étatique – ce qui explique l’existence d’une censure – mais également ce qu’on peut appeler avec Jürgen Habermas ou Arlette Farge, l’‘opinion publique’.9 Face à cette ‘doxa’ doit s’établir la légitimité du texte. Tout discours n’émanant pas de ‘la Foi’ ou de ‘la Loi’ est dépourvu non seulement d’autorité mais de légitimité intrinsèque. En d’autres termes, le discours ‘non autorisé’ est supposé expliquer et justifier sa raison d’être. A l’Âge classique, l’‘autorité’ textuelle dépend moins du poids d’un auteur susceptible de la lui conférer qu’elle ne se négocie dans une transaction entre le discours et le public. C’est le public, sous son double aspect – voix des Autorités et opinion publique – qui en fin de compte autorise le texte. Cette ‘autorisation’ publique est une procédure nécessaire et en quelque sorte préalable à la reconnaissance de l’œuvre par un auteur, qui ne peut s’approprier celle-ci qu’après que le public l’a légitimée et qu’elle la lui a attribuée. L’alliance fondamentale de la République des Lettres est celle entre l’œuvre et le public. Cette alliance, fondatrice de la conception textuelle et fondamentale pour la question de la légitimation des discours à l’Âge classique, signifie plusieurs choses à la fois. Elle implique d’abord la non-prééminence du concept d’auteur, superfétatoire, sans nécessité immédiate. Elle place ensuite la production discursive sous le signe du désaveu, de la non-assomptivité. Quels ont pu être les motifs pour cette exclusion provisoire, pour cette suspension de 8 Alain Viala, ‘Figures de l’écrivain’, in Grand Atlas universalis des littératures, Encyclopedia Universalis, 1990, p. 186. 9 Jürgen Habermas, L’espace public, Paris, Payot, 1992 ; Arlette Farge, Dire et mal dire, l’opinion publique au XVIIIe siècle, Paris, Seuil, 1992.
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l’auteur à l’Âge classique ? Plusieurs réponses sont ici possibles. Si, face aux voix dogmatiques qui résonnent dans la doxa, l’auteur ne peut pas se nommer, d’autres voix semblent en même temps lui imposer silence : face aux bienséances, qui reposent sur un large consensus public, il semble que l’auteur ne doit pas se nommer. Si l’auteur n’avoue pas son œuvre ou la désavoue, c’est très souvent par prudence, on n’aura pas à le démontrer ici.10 Qu’un impératif moins visible, lié à l’opinion publique et au code des bienséances, ait pu jouer dans l’effacement provisoire du nom de l’auteur sur les pages de titres et dans les préfaces de l’œuvre, voilà un champ qui a été moins souvent exploré. De la première exclusion de l’auteur on trouve une attestation éclairante sous la plume de Condorcet, porte-parole des éditeurs de Kehl, dans l’Avertissement précédant les Œuvres philosophiques de Voltaire :11 Toutes les fois qu’un écrivain ne peut pas dire sous son nom tout ce qu’il croit être la vérité, sans s’exposer à une persécution injuste, les ouvrages qu’il publie doivent être lus et jugés comme des ouvrages dramatiques. Ce n’est point l’auteur qui parle, mais le personnage sous lequel il a voulu se cacher.
Dans l’obligation de se cacher, l’auteur a recours à des figures qui le dramatisent, qui le représentent en le mettant en scène dans ce que D. Maingueneau appelle des ‘scénographies’. Au désaveu par prudence fait pendant un désaveu par respect du code de savoir-vivre dicté par l’opinion publique. La pression de l’opinion publique semble imposer à l’auteur une certaine réserve quant à l’aveu de son œuvre : l’auteur ne doit pas avouer son œuvre, c’est-à-dire qu’il ne doit pas se l’approprier avant que le public en ait jugé. Cette pression sur les auteurs par l’opinion publique, moins étudiée que la persécution par l’apparat judiciaire, n’en a pas moins été réelle. Les attestations se trouvent cachées dans les œuvres mêmes. On en trouve une belle occurrence dans Les Confessions de Rousseau, au livre XI, où il est question du désastre de la publication de l’Emile, en 1762 : On me reprochait d’avoir mis mon nom à l’Emile, comme si je ne l’avais pas mis à tous mes autres écrits.12
10
Voir Françoise Weil, L’interdiction du roman et la librairie, 1728-1750, Paris, Aux amateurs de Livres, 1986. 11 Oeuvres complètes de Voltaire, De l’imprimerie de la Société littéraire typographique, 1784, ‘Avertissement des Editeurs’, tome XXXII, p. 10. 12 Rousseau, Les Confessions, éd. Michel Launay, Paris, GF, 1968, livre onzième, p. 345.
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A l’imprudence de Rousseau d’avoir écrit une œuvre audacieuse sans avoir pris au moins quelques précautions face aux Autorités se joint son audace de l’avoir signée, passant outre à un code social. En publiant l’Emile, Rousseau choque certes de plusieurs manières les Autorités, mais il froisse en même temps l’opinion publique, qui s’en prend moins à son œuvre qu’à sa personne. C’est à l’individu Rousseau que ses persécuteurs, ses anciens amis, en veulent. Ce qui a dû gêner ses contemporains, c’est que Rousseau est dans son œuvre. Il l’habite, l’assume, coïncide avec elle. Lisons ce que Rousseau déclare dans la Préface de l’Emile : Un homme qui, de sa retraite, jette ses feuilles dans le public, sans prôneurs, sans parti qui les défende, sans savoir même ce qu’on en pense ou ce qu’on en dit, ne doit pas craindre que, s’il se trompe, on admette ses erreurs sans examen.13
C’est par ce refus de toute précaution que l’énonciation rousseauiste est audacieuse. Rousseau va à l’encontre d’un code de bienséance implicite, qui demande à l’auteur de laisser au lecteur le soin d’attribuer l’œuvre avant de la signer. Refusant de s’effacer devant l’œuvre, Rousseau parle de soi. Sa faute est d’avoir osé se montrer comme sujet écrivant. Ecoutonsle encore, dans la suite de la préface de l’Emile : On croira moins lire un traité d’éducation, que les rêveries d’un visionnaire sur l’éducation. Qu’y faire ? Ce n’est pas sur les idées d’autrui que j’écris ; c’est sur les miennes. Je ne vois point comme les autres hommes ; il y a longtemps qu’on me le reproche. Mais dépend-il de moi de me donner d’autres yeux, et de m’affecter d’autres idées ? non. Il dépend de moi de ne point abonder dans mon sens, de ne point croire être seul plus sage que tout le monde ; il dépend de moi, non de changer de sentiment, mais de me défier du mien : voilà tout ce que je puis faire, et ce que je fais. Que si je prends quelquefois le ton affirmatif, ce n’est point pour en imposer au lecteur ; c’est pour lui parler comme je pense. Pourquoi proposerais-je par forme de doute ce dont, quant à moi, je ne doute point ? Je dis exactement ce qui se passe dans mon esprit.14
D’être différent des autres, on le lui a souvent reproché. Mais cette différence ne consiste-t-elle pas précisément dans cette identité de l’homme et de l’œuvre qui caractérise le dire de Rousseau, cette présence à soi dans l’énonciation, cette présence du moi dans l’énoncé ? Rousseau fait corps avec son œuvre, il y est physiquement présent. En témoigne la
13 Rousseau, Emile, ou de l’Education, in Œuvres de J.-J. Rousseau, Paris, Ed. E.A. Lequen, 1821, vol. 8, p. 3. 14 J.-J. Rousseau, L’Emile, p. 4-5.
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scénographie de la mort, fréquente chez Rousseau, dans la Lettre sur les Spectacles15 ou de manière plus explicite encore dans Les Confessions : Je me sentais mourant ; j’ai peine à comprendre comment cette extravagance ne m’acheva pas, tant l’idée de ma mémoire déshonorée après moi dans mon plus digne et meilleur livre, m’était effroyable. Jamais je n’ai tant craint de mourir, et je crois que si j’étais mort dans ces circonstances, je serais mort désespéré. Aujourd’hui même, que je vois marcher sans obstacle à son exécution le plus noir, le plus affreux complot qui jamais ait été tramé de mémoire d’homme, je mourrai beaucoup plus tranquille, certain de laisser dans mes écrits un témoignage de moi qui triomphera tôt ou tard des complots des hommes.16
C’est encore de l’Emile qu’il s’agit. Réincarné physiquement dans la matière d’un livre, Rousseau pense pouvoir triompher de ses ennemis après sa mort. L’énonciation de Jean-Jacques lui confère une corporalité, elle lui donne corps : un corps malade, un corps mort. La posture éthique adoptée par Rousseau entraîne une ‘incorporation’ :17 le discours s’efface devant l’homme, ou plutôt l’homme devient livre.18 Personne au XVIIIe siècle n’a affirmé comme Rousseau l’unité de l’homme et de l’œuvre ou ce qu’on peut appeler le pacte auto-graphique : Tout honnête homme doit avouer les livres qu’il publie. Je me nomme donc à la tête de ce recueil, non pour me l’approprier, mais pour en répondre.19
Pour Rousseau, la préface d’un livre et sa page de titre sont des lieux éthiques, où s’écrit l’ethos de l’écrivain dans l’affirmation de l’unité de l’homme et de l’œuvre. Sa faute, à l’égard de l’opinion publique, est de ne pas avoir voulu comprendre que, si l’auteur ne peut pas se réclamer d’une quelconque autorité, la page de titre est censée rester vide et qu’une préface est – ou doit être aux yeux des lecteurs qui le réprouvent – un lieu pragmatique de négociation avec le lecteur. Le pacte auto-bio-graphique signé en tête des Confessions n’est en cela qu’une modalité de ce pacte auto-graphique en ce qu’il consigne 15 cf. Jan Herman et Kris Peeters, ‘L’auteur et la scénographie de la mort. Figures et fonctions d’auteur dans le roman du XVIIIe siècle’, in Lettres romanes (2005), p. 141-166. 16 J.-J. Rousseau, Les Confessions, livre onzième, p. 337. 17 cf. D. Maingueneau, Le Contexte de l’œuvre littéraire, p. 140. 18 Voir le chapitre ‘Le corps autobiographique des Confessions’ dans Paule Adamy, Les corps de Jean-Jacques Rousseau, Paris, Champion, 1997, p. 45 : ‘Rousseau est un livre […] Ecrire sur soi implique d’écrire sur son propre corps, mieux : que le livre prenne la place du corps’. 19 J.-J. Rousseau, Julie ou La Nouvelle Héloïse, éd. René Pomeau, Paris, Gallimard, 1960, Préface, p. 3.
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non seulement l’unité de l’œuvre et de son sujet d’énonciation mais en même temps celle de l’œuvre et le sujet de son énoncé : Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme ce sera moi.20
Dans ce pacte autobiographique, Rousseau enfreint un double code social : celui qui demande de ne pas trop parler de soi dans la sphère publique et celui qui exige que l’individu ne soit pas trop présent comme personne écrivante dans ce qu’il publie. Au rebours du pacte donc, il y a une gêne du moi. La question de la gêne de l’auctorialité, de l’unité de l’homme et de l’œuvre, que nous érigeons ici en hypothèse de lecture, n’est autre que cette transparence de l’individu écrivant dans la forme grammaticale ‘je’ ou encore cette transparence dont parle Jean Starobinski.21 Comment dire ‘je’ ? Voilà la question. La gêne de l’auctorialité est une ‘gêne du moi publique’. Le roman à la première personne Il existe au XVIIIe siècle un type de discours fictionnel qui réserve une large place à la première personne qui transfère le moi privé de la sphère privée à la scène publique. Ce discours, l’histoire littéraire et la critique journalistique de l’époque l’appellent ‘roman’, qualification qu’il évitait pourtant avec soin. Ce ‘roman’ est un discours qui se libère de la gêne du moi public. Transgressant une injonction d’ordre socio-culturel en donnant une place au ‘moi’, le ‘roman’ s’entoure cependant d’un apparat de légitimation qui, tout en favorisant l’émergence du ‘moi’ sur la scène publique, la cloisonne par la fiction. Le moi public est tolérable à condition de s’encapuchonner dans une fiction s’assumant comme telle, en attendant que Rousseau ‘forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple’. Avant d’interroger le dossier romanesque, évoquons ce passage de la deuxième partie de La Nouvelle Héloïse où dans une sorte de ‘Lettre sur les Spectacles’, Saint-Preux témoigne de la ‘gêne du moi’ de la manière suivante : Presque tout s’énonce en maximes générales. Quelque agités qu’ils puissent être, ils (les acteurs) songent toujours plus au public qu’à euxmêmes ; une sentence leur coûte moins qu’un sentiment : les pièces de 20
J.-J. Rousseau, Les Confessions, livre premier, p. 43. Jean Starobinski, Jean-Jacques Rousseau. La Transparence et l’obstacle, Paris, Gallimard, 1971. 21
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Racine et de Molière exceptées, le je est presque aussi scrupuleusement banni de la scène française que des écrits de Port-Royal, et les passions humaines, aussi modestes que l’humilité chrétienne, n’y parlent jamais que par on.22
Ce passage est précieux en ce qu’il rend compte de l’ambiguïté du discours intime proféré au théâtre. Parler de soi et de ses sentiments intimes est certes légitime dans le soliloque ou dans la conversation privée, mais quand celle-ci est portée sur une scène publique, même fictionnelle, il vaut mieux remplacer le ‘je’ par ‘on’. Ce que la perspicacité de Saint-Preux dévoile est le problème de la ‘publication’ du discours privé. L’époque classique a-t-elle connu, a-t-elle supporté le ‘moi’ public ? Le moi privé tombe en dehors du champ délimité par les normes sociales de l’intérêt et de l’acceptable. L’œuvre et la figure de Rousseau apparaissent dans ce contexte comme une monumentale exception auto-avouée ; exception confirmant la règle, le pacte impliquant son contraire. La lettre comme vecteur de publication Mon second argument s’échafaudera sur la notion de ‘publication’. Quelles sont les stratégies développées dans le champ discursif classique en réponse à la ‘gêne du moi public’ relevée par Saint-Preux dans sa ‘Lettre sur les Spectacles’ ? ‘Je sens combien il est dangereux de parler de soi’ déclare Voltaire dans une très remarquable note ajoutée à une lettre adressée en 1719 à M. de Génonville. Cette lettre, avec six autres au même destinataire, fut placée en tête de la deuxième édition de la première pièce de Voltaire, Œdipe, publiée en 1719, et c’est à cette occasion que Voltaire y ajoute la note. Cette assez extraordinaire constellation d’une pièce précédée d’une suite épistolaire à laquelle on a ajouté une note auto-graphique nous retiendra un moment. La première pièce de Voltaire avait été publiée une première fois en 1718. L’édition est précédée d’une dédicace à la femme du Régent, où pour la première fois le jeune Arouet signe ‘Arouet de Voltaire’. Le statut d’une dédicace est ambigu. Occupant l’espace péritextuel de l’œuvre, elle le meuble d’un discours privé, redestiné au public sous la forme d’un discours cité. Signant son œuvre, l’auteur prépare son entrée sur la scène publique en se montrant d’abord, de manière indirecte, dans un discours 22
J.-J. Rousseau, Julie ou La Nouvelle Héloïse, p. 230.
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privé. Il n’y a pas lieu ici d’insister plus longuement sur l’intéressante poétique de la dédicace. Mon second argument en dérive : l’épistolaire m’apparaît comme un vecteur de ‘publication’ essentiel durant l’Ancien Régime. La lettre est une structure énonciative où le privé et le public peuvent s’abriter réciproquement23 et en tant que telle, aucune formule textuelle n’est plus propre à conjurer la gêne du moi. Discours essentiellement privé, mono-destiné, la lettre est susceptible d’être copiée et ensuite diffusée dans le public. Le code épistolaire est ambigu : connotée d’intimité, la lettre est censée ne pas quitter la sphère privée : on ne rompt pas le cachet d’une lettre. Mais d’autre part, la transgression de ce code de l’intimité épistolaire est presque une pratique sociale acceptée : des lettres circulent dans le public et certaines sont écrites pour être publiées. Les spécialistes de Madame de Sévigné connaissent bien cette ambiguïté du code épistolaire.24 Dans l’échange épistolaire privé, la parole de l’individu possède une foncière et inaltérable légitimité. Sans légitimité sur la scène publique, la parole de l’individu peut se déployer dans la lettre, discours privé socialement légitime, pour ensuite être, presque naturellement, rendue publique. Un discours connoté d’intimité peut ainsi servir de ‘scène’ légitimant le discours public. ‘Je sens combien il est dangereux de parler de soi’, déclare donc Voltaire dans une note ajoutée à la première lettre à Génonville,25 témoignant d’une certaine ‘gêne du moi public’. Voltaire se justifie de rompre le silence par la nécessité où il se trouve de donner au lecteur une explication sur une affaire qui ne concerne d’aucune manière la pièce Oedipe. La suite de la note de Voltaire, ajoutée au bas d’une lettre privée devenue publique, montre clairement comment dans cette constellation complexe l’entrée sur scène du moi se réclame du besoin de se justifier en s’abritant ensuite sous un discours privé, épistolaire en l’occurrence : […] mes malheurs ayant été publics, il faut que ma justification le soit aussi. La réputation d’honnête homme m’est plus chère que celle 23 cf. Jan Herman, ‘Justifier l’écriture, Justifier la publication. La lettre comme fictionlimite’, in Alexandre Duquaire, Antoine Esch et Nathalie Kremer (éds), Anthropologie et expérience des Limites. Actes du Colloque de Tours, Louvain-Paris, Peeters, 2006, p. 165177. 24 Roger Duchêne, Réalité vécue et art épistolaire. Madame de Sévigné et la lettre d’amour, Paris, Bordas, 1970. 25 Cette note est une sorte de lettre ajoutée à la lettre. Son caractère mono-destiné apparaît dans la figure du destinataire qui semble encore être Monsieur de Génonville : ‘Vous n’ignorez pas que la cour et la ville ont de tous temps été remplies de critiques obscènes […]’.
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d’auteur ; ainsi je crois que personne ne trouvera mauvais qu’en donnant au public un ouvrage pour lequel il a eu tant d’indulgence, j’essaie de mériter entièrement son estime en détruisant l’imposture qui pourrait me l’ôter.
Le contexte de cette justification importe peu à notre sujet : le public a imputé à Voltaire une brochure qui est indigne de lui. Il s’agissait d’une satire, dont l’auteur était en réalité Le Brun, et qui se terminait par ‘J’ai vu ces maux et je n’ai pas vingt ans’. Voltaire, qui n’avait pas vingt ans au moment du succès d’Oedipe, profite de la publication de sa pièce pour désavouer cette satire que le public lui a injustement imputée. Cet exemple voltairien cumule plusieurs éléments qui ont été évoqués dans ce qui précède. L’espace péritextuel de l’édition de l’Œdipe de Voltaire est ainsi meublé d’une suite de sept lettres à M. de Génonville ‘contenant la critique de l’Œdipe de Sophocle, de celui de Corneille, et de celui de l’Auteur’. Dans ces lettres, Voltaire déploie des talents de critique littéraire. La critique littéraire est un discours personnel, discours jussif, appréciatif qui dans certains cas a besoin de s’imposer des précautions, comme ici, semble-t-il. La critique littéraire s’enveloppe d’un discours privé redestiné au public et placée dans la zone péritextuelle d’une pièce pour laquelle, comme le dit la note, le public ‘a eu tant d’indulgence’. Le garant final de toute la manœuvre, c’est le public. Dans cet ensemble textuel, qui réunit des discours de différents types, est développée une très complexe et très habile stratégie de légitimation des discours. La pièce Œdipe ayant reçu dans le public l’acclamation qui légitime sa publication, peut servir de véhicule à un autre discours, critique, qui s’installe dans sa marge. Autorisé par le public, Œdipe favorise le passage de la scène privée à la scène publique d’un discours critique enveloppé d’un manteau épistolaire contenant dans sa doublure un discours auto-graphique, où Voltaire se justifie au sujet d’un fait qui n’a rien à voir avec sa pièce. D’un côté de cette construction se trouve le public, comme instance légitimante, de l’autre côté la ‘gêne du moi public’. Le discours critique est, comme le discours auto-graphique un discours personnel, qui très souvent s’entoure des précautions épistolaires qu’on vient de décrire et auxquelles on peut enfin donner le nom de ‘scénographie’. Par son ambiguïté, le code épistolaire offre au discours en ‘je’ une ‘scène’ où son énonciation est posée comme légitime. ‘Enonciation par essence menacée, l’œuvre littéraire lie en effet ce qu’elle dit à la mise en place de conditions de légitimation de son propre
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dire’.26 Ce propos de D. Maingueneau est d’autant plus pertinent pour notre objet d’étude qu’à l’époque classique non seulement l’œuvre littéraire, mais tout discours non autorisé sont soumis à des contraintes imposées par la doxa. La scénographie épistolaire dont s’entoure le discours au XVIIIe siècle constitue un champ d’intérêt de premier ordre, mais qui nous éloignerait ici un peu trop de nos bases. La lettre se prête à des scénographies à double détente : d’une part et de par l’ambiguïté de son code, elle est un vecteur de publication du moi privé ; d’autre part la lettre légitime l’existence même du texte qu’elle enveloppe. Pour illustrer ce second aspect, qu’il nous suffise d’évoquer le jeune Fréron qui, avant d’être le rédacteur en chef de l’Année littéraire, fait ses débuts sur la scène publique avec les Lettres de Madame la comtesse de *** à Madame de ***. L’ouvrage est sous-titré ‘Sur quelques écrits modernes’ et emballe le discours critique dans une série de lettres dont la première fait fonction d’introduction à l’ensemble. L’objectif essentiel de la scénographie épistolaire semble être d’expliquer l’existence même du discours personnel. La nécessité de se justifier est un prétexte possible à entrer en matière et à rompre le silence. On en a vu un exemple réel chez Voltaire. Plus souvent encore la scénographie épistolaire s’articule sur une demande du destinataire, qui sollicite la lettre. Le code épistolaire parvient ainsi à innocenter le discours, à le légitimer donc, comme réponse à une question à laquelle l’amitié ou le respect ne permettent pas de se soustraire. Ainsi le Marquis d’Argens en tête des Mémoires secrets de La République des Lettres ou Le Théâtre de la Vérité : Je ne puis vous refuser ce que vous exigez avec tant d’empressement ; je consens de vous envoyer, tous les mois, les réflexions que je ferai sur l’état présent de la République des Lettres et j’espère vous persuader, comme j’ai eu l’honneur de vous le dire plusieurs fois, qu’une réforme dans l’empire littéraire serait non seulement profitable, mais encore très nécessaire au bien et à l’instruction de toutes les nations européennes.27
Tous les ingrédients d’une scénographie épistolaire sont réunis ici : le discours critique, abrité sous le manteau épistolaire, se justifie et s’innocente comme réponse à une demande explicite de la part d’un inconnu, appelé Monsieur, qui apparaît donc comme un repoussoir, endossant la responsabilité pour l’existence du texte. La demande est faite suite à une 26
D. Maingueneau, Le Contexte de l’œuvre littéraire, p. 122. Marquis d’Argens, Mémoires secrets de La République des Lettres, ou Le Théâtre de la Vérité. Par l’auteur des Lettres Juives, Amsterdam, Néaulme, 1744. 27
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conversation privée. L’importance du sujet – la réforme littéraire pour l’Europe entière – légitime ensuite implicitement le passage de ces lettres privées à la sphère publique. Les Lettres de Madame la Comtesse de Fréron sont construites sur le même modèle. ‘Je vous plaindrai, Madame’, ainsi débute l’aimable Comtesse, d’être obligée de vivre en Province, si je ne connaissais votre goût pour la littérature amusante et légère. Vous m’avez même chargée de vous envoyer les livres nouveaux qui paraîtraient ici.
Le discours épistolaire est lui-même motivé par la séparation de deux interlocuteurs et par la distance entre Paris et la Province. Cette distance entraîne très naturellement la demande de l’envoi de livres. Mais la Comtesse aime trop son interlocutrice pour lui obéir. Elle fera mieux : elle se propose ‘de me faire auteur moi-même et de vous adresser toutes les semaines un petit ouvrage de ma façon’. Se développe ensuite un dialogue imaginaire avec la destinataire : Non, vous écriez-vous, quelle folie ! Une femme s’ériger en bel esprit ! Folie tant qu’il vous plaira, Madame, rien n’est plus sérieux. Mais encore quel ouvrage ? direz-vous : des Romans ? non, Madame : des Comédies ? point du tout : des opéras ? vous n’y êtes pas : des Odes ? Oh ! encore moins. Quoi donc ? Vous êtes un peu trop vive, Madame : écoutez. C’est un ouvrage qui sera de moi, et qui ne sera pas tout à fait de moi ; un ouvrage, qui dans sa petitesse renfermera les plus gros ouvrages ; un ouvrage, qui vous rendra savante, en vous épargnant la peine de le devenir ; un ouvrage, qui ne ressemblera peut-être à rien, et qui pour le moins ressemblera à bien d’autres ; un ouvrage difficile et aisé, rare et commun, solide et frivole, critique et apologétique ; un ouvrage enfin qui vous mettra au fait de tous les ouvrages, et qui vous fera juger de l’esprit et du goût de nos modernes écrivains.28
La scénographie se joue ensuite d’un tabou social, qu’elle intègre, et qui ‘défend aux femmes de monter sur le Parnasse’. La marquise se réclame de l’exemple de ‘bon nombre de personnes de mon sexe, qui comme moi reléguées dans elles-mêmes, et réduites à tirer d’elles seules tous leurs amusements, se sont échappées avec succès de l’étroite sphère où il avait plu à nos imbéciles ancêtres de nous renfermer’. S’appuyant sur un tabou qu’elle veut rompre, la prise de parole reste pourtant confinée dans un circuit privé : ‘Je ne serai lu que de vous : et comme je ne cherche que 28 Elie-Catherine Fréron, ‘Lettres de Madame la Comtesse de*** à Madame de ***’, in Opuscules de M.F*** contenant les premières feuilles de l’auteur, publiées sous le titre de Lettres de Madame la Comtesse de *** sur quelques écrits modernes, etc., Amsterdam, 1753.
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votre amusement et le mien, la reconnaissance et l’amitié me feront lire avec les yeux de l’indulgence’. Mais surtout, il s’agit dans cette première lettre de négocier un accord. Sans l’aval de la destinataire, l’entreprise s’arrête avec cette première lettre. A la destinataire de légitimer l’existence du texte : Je finis, Madame, en vous priant de me mander au plutôt si vous consentez au petit commerce de bel esprit que je vous propose. J’attends avec impatience votre réponse, pour entrer en matière. Je suis, etc.
Il n’est pas nécessaire sans doute de répéter que la scénographie épistolaire est omniprésente à l’Âge classique. Avant de pouvoir fonctionner comme scénographie légitimant le discours personnel – critique, autobiographique ou autre – le code épistolaire a besoin de devenir vecteur d’acceptabilité, ce qui dépend de son fonctionnement social : la lettre est connotée en même temps d’intimité et de publicité, le privé pouvant devenir à tout moment public. Personne ne le sait mieux que Jean-Jacques qui glisse traîtreusement dans ses lettres à Sophie d’Houdetot des ‘tu’ et des ‘toi’ qui empêcheront la destinataire de les montrer à qui que ce soit, de peur que l’opinion publique ne lui attribue des sentiments pour Rousseau qu’elle ne devait qu’à son amant, Saint-Lambert.29 La scène légitimante Le titre de l’opuscule du jeune Fréron, Lettres de Madame la Comtesse, ramène tout naturellement au roman, par la ressemblance qu’il présente avec des titres de Crébillon, comme Lettres de la Marquise de M*** au comte de R***, Lettres de la Duchesse de *** au Duc de ***. Et Crébillon est un romancier. Il serait difficile de nier que dès son apparition sur la scène littéraire dans le dernier quart du XVIIe siècle, le récit personnel a résorbé la scénographie épistolaire. Tous les traits retenus ci-dessus y sont exploités. Je n’en veux pour preuve que le début de La Vie de Marianne de Marivaux : Quand je vous ai fait le récit de quelques accidents de ma vie, je ne m’attendais pas, ma chère amie, que vous me prieriez de vous la donner tout entière et d’en faire un livre à imprimer. 29 Voir l’article de Christian Angelet, ‘Le discours mensonger dans les Confessions de Rousseau : les lettres à Sophie d’Houdetot’, in Christian Angelet, Ludo Melis, Frans-Jozef Mertens et Franco Musarra (éds), Langue, dialecte, littérature, Etudes romanes à la mémoires d’Hugo Plomteux, Leuven University Press, 1983, p. 197-202.
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Suivra, en onze livraisons épistolaires, l’histoire autographe de Marianne elle-même. L’existence de ce récit est justifiée par la demande d’une amie, qui demeurera tout au long de l’échange une grande inconnue. C’est pourtant d’elle que dépend l’existence du texte : sans sa requête, Marianne n’aurait jamais songé à se transformer en ‘auteur’. Moyennant la scénographie épistolaire, la fiction narrative est doublée d’une autre fiction qui en constitue le cadre et dont la fonction primaire semble être de légitimer l’écriture. Par son cadre épistolaire le récit de Marianne est présenté comme un texte dont l’existence dépend d’une complaisance, doublée d’un aveu d’incapacité : ‘mais où trouverai-je un style ?’. Cet exemple montre que le dispositif épistolaire saisit le récit au milieu d’un processus génétique dont il porte les traces : le récit qu’on va lire est une version écrite plus complète d’un récit préalable, oral ou écrit, envoyée en vue de sa publication sous la forme d’un livre. Saisissant un état du texte, qui en connaît d’autres en aval et en amont du processus de destination, le dispositif épistolaire permet de présenter ce dernier sous la forme d’un brouillon, d’un manuscrit, d’un texte inachevé, qui n’est pas prêt à être publié dans cet état. D’emblée destiné à être publié, le récit ne le sera pourtant que bien des années plus tard, par un tiers, qui donnera au manuscrit sa forme définitive en y apportant quelques corrections. Le dispositif épistolaire véhicule donc une fiction légitimante, qui n’est pas le fait du seul avertissement, mais également de l’incipit – épistolaire – du récit de Marianne. Il déclenche un récit sur le récit, qui en retrace l’origine et en explique la raison d’être. En même temps, le dispositif épistolaire couvre ce manuscrit d’un voile d’intimité. Le destinataire est un ami, fidèle, qui ne trahira pas le destinateur par la divulgation intempestive du manuscrit. L’écriture s’explique par la sollicitation du destinataire à qui il est impossible de ne pas répondre favorablement. L’écriture ainsi légitimée, la publication est ensuite l’effet du hasard d’une redécouverte du manuscrit. Dans d’autres cas, que je ne pourrai citer ici, la publication des lettres est l’effet de la trahison du destinataire.30 Décidément, aucun discours n’a exploré la scénographie épistolaire comme le roman. Ce que les poéticiens du roman appellent le ‘roman à la première personne’ est une construction textuelle qui se découpe dans le champ discursif de l’époque comme un discours accueillant le ‘je’, lui donnant le droit à la parole et facilitant son passage de la scène privée à la scène 30
Voir J. Herman, ‘Justifier l’écriture, justifier la publication’.
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publique moyennant un dispositif épistolaire. Toujours est-il que cette légitimité demeure fictionnelle. C’est la fiction qui confère au moi une scène publique légitime, en attendant que Rousseau ‘forme une entreprise…’. La scénographie est une fiction légitimante. Discours critique et discours autobiographique participent d’un même champ discursif hiérarchisé par des contraintes socio-culturelles liées à la doxa. Tout discours doit se légitimer devant la doxa. Son acceptabilité ne dépend pas de sa véridicité, mais réside au contraire dans une proclamation de fictionnalité. La scénographie épistolaire, en tant que fiction légitimante confère au discours véridique (autobiographique ou critique) en ‘je’ une légitimité fictionnelle ; de même, elle rend le discours fictionnel à la fiction en requérant de la part du lecteur une attitude que Marian Hobson31 appelle ‘bimodale’, impliquant à la fois la conscience de la fiction et la participation à la fiction.32 Au terme de ce parcours, quelques prudentes conclusions, qui sont autant d’ouvertures pour des recherches à venir : (1) L’étude attentive d’un grand corpus de préfaces de roman33 révèle l’existence de deux régimes préfaciels différents. D’un côté du champ discursif, la préface apparaît comme un lieu éthique, où se consigne le pacte autographique : ‘je suis l’auteur de cet ouvrage’. A l’autre bout de ce champ, la préface apparaît comme un lieu pragmatique, où le pacte autographique est récusé, et où un ‘autre’ prend la parole : ‘je ne suis pas l’auteur de cet ouvrage’. En définitive, la seule préface véritable, celle qui a une poétique et un architexte, c’est la première, la préface assomptive. L’autre en est la négation. (2) Pragmatique, la préface dénégative est le plus souvent un discours d’emprunt – une lettre par exemple – qui intègre subtilement certaines caractéristiques d’une ‘vraie’ préface. Ainsi, en tête des Lettres de la 31 Marian Hobson, The object of art. The theory of illusion in eighteenth-century France, Cambridge University Press, 1982. 32 Ou comme l’affirme avec bonheur Nathalie Kremer: ‘Cette situation bimodale du romancier et du lecteur est constitutive de la fiction : c’est en cet endroit précis […] que la fiction et son mécanisme bimodal se couvre et se découvre. C’est donc ici que se révèle encore la nature performative du discours préfaciel en tant que signal de fiction’. Nathalie Kremer, ‘De la feintise à la fiction. Le mouvement dialogal de la préface’, in Comètes, no 1 (2004), publication électronique. 33 Christian Angelet et Jan Herman (éds), Recueil de préfaces de romans du XVIIIe siècle, Louvain, Presses universitaires et Saint-Etienne, Presses universitaires, vol. I : 1700-1750, 1999 et vol. II, 1750-1800, 2004 ; Jan Herman (éd.), Incognito et Roman. Anthologie de préfaces de romanciers anonymes ou marginaux, New Orleans, University Press of the South, 1998.
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Marquise de M*** au Comte de R*** de Crébillon, on trouve ‘une lettre de Mme de*** à M.***’, en guise de préface. Un éditeur qui ne se nomme pas l’a placée en tête du récit autographique ; il la cite. La lettre ‘tient lieu de préface’. (3) Lieu de désaveu, la préface pragmatique héberge un récit qui désattribue le texte. Ce récit fait remonter le texte à des origines irrécupérables – manuscrit trouvé – où à une source non autorisée : à un particulier sans nom et, bien souvent, à une femme. Le manque d’autorité à la source du texte rend nécessaire sa légitimation : qu’est-ce qui explique la prise de parole, qu’est-ce qui justifie l’impression ? Cette légitimation est le fait d’un dispositif, souvent épistolaire, qu’on ne saurait manquer de reconnaître comme fiction, par sa récurrence. La légitimation est fictionnelle, fiction légitimante. (4) La fiction légitimante, reconnue comme fiction, offre au moi public un lieu d’émergence. A l’Âge classique, le moi public est acceptable à condition qu’il a la prudence de s’entourer d’une fiction ou, mieux, de s’écrire tout entier comme fiction. (5) Le discours fictionnel qui accueille la voix de l’individu et qui par-delà la ‘gêne du moi public’ donne à l’intimité, et plus particulièrement au passionnel, une voix publique, nous l’appelons ‘roman à la première personne’. (6) Ce ‘roman’ constitue un ensemble textuel cohérent, dans la mesure où le ‘récit’ qui accueille le moi et la fiction légitimante qui le précède et en légitime l’émergence participent d’un même univers diégétique, ‘monde possible’ où le moi public reçoit le droit à l’existence. (7) Dans les préfaces dénégatives qui le précèdent, dans les fictions légitimantes que celles-ci hébergent, le ‘roman’ à la première personne met en scène le problème socio-culturel de la légitimation.
SUR RÉTIF DE LA BRETONNE LA NÉGOCIATION D’UN PACTE AUTOBIOGRAPHIQUE DANS LA DERNIÈRE AVENTURE D’UN HOMME DE QUARANTE-CINQ ANS A Pierre Testud Poitiers
Le pacte autobiographique et la doxa Pour Philippe Lejeune, le pacte autobiographique est un contrat entre un auteur et un lecteur où le premier demande au second d’accepter son engagement de sincérité et d’y répondre par un engagement affectif. Plus techniquement, le pacte autobiographique repose sur l’unité du personnage, du narrateur et de l’auteur, consacrée par une signature recouvrant ces trois instances. Jean-Jacques Rousseau, par exemple, qui est pour Philippe Lejeune l’un des premiers à conclure ce pacte autobiographique, est à la fois celui dont on parle, celui qui parle et celui qui offre le texte au public.1 Rousseau affirme clairement que pour se faire connaître aux autres, il faut signer l’œuvre : ‘Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme, ce sera moi’.2 Le concept de pacte autobiographique tel qu’il est défini par Ph. Lejeune se heurte pourtant à une situation historique qui le rend problématique. Il est sûrement vrai que pour que le projet de se faire connaître aboutisse, il faut signer l’œuvre. La signature est la garantie de la sincérité et elle est donc la condition de la crédibilité. Mais dans la réalité historique de l’Ancien Régime, la signature est elle-même soumise à des conditions qui sont réglées par la doxa. La doxa est l’ensemble de croyances, de convictions morales, d’images partagées par une collectivité à un moment Première publication : ‘Des Romans-mémoires aux Mémoires : la négociation d’un pacte autobiographique chez Rétif de la Bretonne’, in Marc Hersant, Jean-Louis Jeannelle et Damien Zanone (éds), Le sens du passé. Pour une nouvelle approche des Mémoires, Rennes, Presses universitaires, 2013, p. 243-256. 1
Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975. Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes I : Les Confessions, éd. Bernard Gagnebin e.a., Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1959, p. 5. 2
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donné.3 Elle est porteuse d’un fonds culturel et d’un imaginaire partagés par une collectivité qu’on appelle ‘le public’. La doxa, plus simplement, est l’opinion commune de cette communauté. Un pacte autobiographique ne peut donc être signé qu’au bout d’une négociation avec le public dont la réaction est réglée précisément pas cette doxa. L’opinion publique a besoin d’être apprivoisée pour qu’un auteur ose se montrer. Ou pour parler encore plus simplement : pour se faire connaître, on doit déjà être connu du public. Pour ceux qui ne se sont pas illustrés par leurs exploits militaires ou par leur responsabilités publiques au service de l’Etat ou l’Eglise, la doxa de l’Ancien Régime est anti-autobiographique : on ne parle pas de soi en public sans négocier si on n’est pas déjà une figure publique.4 Durant l’Ancien Régime, l’unité de l’auteur et de l’œuvre est à négocier. Les lieux de cette négociation sont la page de titre et plus encore la préface et l’incipit de l’œuvre. La doxa n’autorise qu’à un ensemble très restreint d’auteurs l’assomption directe et immédiate de leur œuvre. S’il n’est pas en droit d’assumer directement l’œuvre, l’auteur est forcé d’adopter une posture. En attendant qu’un pacte puisse être signé où l’auteur est ‘reconnu’ par le public et l’œuvre ‘reconnue’ par son auteur, l’auteur recourt à des scénographies. La scénographie la plus courante est celle où le texte est présenté comme un manuscrit trouvé publié par une instance qui limite son rôle à celui d’éditeur, de rédacteur ou de traducteur : le texte vient d’ailleurs et l’auteur est un autre. Entre ce manuscrit et le texte qui est offert au lecteur après les interventions d’un tiers se développe un récit protocolaire qui accumule plusieurs fonctions : non seulement l’existence du texte y est légitimée devant le tribunal du public, en même temps se construit un ethos, autrement dit une image de l’auteur qui doit faciliter son apparition sur la scène publique. Le récit protocolaire est fait pour être reconnu comme tel. Il est dès lors hautement topique. Cette reconnaissance est en effet une condition préalable à la signature du pacte. C’est en quelque sorte une formalité, mais elle est indispensable. Question de savoir-vivre. 3 Anne Cauquelin, L’art du lieu commun. Du bon usage de la doxa, Paris, Seuil, 1999, p. 9-18 : [la doxa est] ‘une autre pensée, non pas le double honteux de la raison mais une manière différente de raison, un processus singulier par lequel une errance trouvait son lieu dans le mouvement, processus qui transportait des images et des mots colonisés par les canaux de l’information, et par lequel, aussi, s’éprouvaient des comportements non planifiés’. 4 Voir à ce sujet Katrien Horemans, La relation entre pacte et tabou dans le discours autobiographique en France, Leuven-Paris, Peeters, coll. La République des Lettres, 2017.
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Quand et dans quelles circonstances le discours autobiographique cesse-t-il de négocier avec le lecteur et avec la doxa ? L’étude de l’œuvre autobiographique de Rétif de la Bretonne en rapport avec son œuvre fictionnelle – ses romans-mémoires en particulier – offre à cette question des réponses qui illustrent de façon exemplaire l’interférence entre véridiction et fiction, pacte (autobiographique et romanesque) et négociation dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Monsieur Nicolas ou le cœur humain dévoilé (1797) Rétif de la Bretonne est un des grands autobiographes du XVIIIe siècle. Sa très abondante production romanesque et son projet autobiographique sont traversés l’une et l’autre d’un ‘désir autobiographique’. Il est notoire que vingt ans séparent le Compère Nicolas, première ébauche de ce projet autobiographique, de la publication de Monsieur Nicolas ou le Cœur humain dévoilé, imprimé par Rétif lui-même, à la maison, sur les presses qu’il s’était procurées, et publié enfin en 1797. L’écriture de cette énorme autobiographie était bien achevée dès 1785. Rétif en reprendra pourtant la dernière partie – la huitième époque – dont il écrit une ‘Reprise’ en 1797, l’année même donc de la mise en vente d’une œuvre dont l’impression elle-même aura coûté à Rétif sept ans, entre le 24 août 1790 et le 21 septembre 1797. Selon une habitude qu’attestent aussi ses romans qu’il imprimait lui-même, Rétif ne cessait de récrire et de remanier ses mémoires jusqu’au dernier moment, à la casse. Ces vingt années que dure pour Rétif son aventure autobiographique sont riches en péripéties susceptibles de nous renseigner sur une époque cruciale pour l’émergence de l’autobiographie moderne. Avant d’approfondir le problème du rapport entre autobiographie et fiction, certaines caractéristiques permettant de comparer l’entreprise de Rétif à celle de son contemporain Jean-Jacques Rousseau méritent d’être épinglées.5 Commençons par en évoquer une qui distingue Rétif de tout autre autobiographe : promeneur solitaire lui aussi, hibou nocturne, il avait pris l’habitude, entre 1779 et 1785 de graver dans la pierre des parapets de l’île Saint-Louis, les dates importantes de sa vie. Ces dates lui servaient de ‘mementos’ matériels. Il commença à en faire le relevé 5 Une de ces différences, capitale, est que Rétif a voulu publier son autobiographie de son vivant. Rousseau a rendu publiques des parties des Confessions lors de séances de lecture en cercle fermé. La publication des Confessions sous forme de livre est cependant posthume.
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systématique en 1785 en les couchant sur le papier.6 Ce document est conservé et a été publié sous le titre de Mes Inscriptions.7 En avril 1785, le manuscrit achevé de Monsieur Nicolas est présenté au censeur, qui le garde jusqu’en février 1788, soit presque trois ans. Entretemps, devenu impatient, Rétif avait songé à en imprimer des parties détachées qui avaient sans doute été officieusement autorisées. Comme Rousseau, Rétif fait aussi des lectures publiques de son manuscrit. En 1788 il lit en plusieurs séances des parties de son texte dans le salon de Fanny de Beauharnais. Il lance ensuite une souscription après avoir conclu un contrat pour une édition illustrée avec deux éditeurs, à Paris et à Bâle. Cette édition ne se réalisera pas et en 1790 Rétif décide d’imprimer luimême ses mémoires.8 Le prospectus lancé en 1792 pour annoncer cette édition peut ici donner le coup d’envoi à notre réflexion. A la fin de ce document, Rétif écrit: ‘Le caractère de l’ouvrage sera un beau cicero gros-œil’. Il en fournit aussitôt le spécimen en imprimant les cinq voyelles dans ledit caractère, suivies d’une mention un peu énigmatique, que voici : ‘Mon désir. Commencement’. Pierre Testud commente cet étrange propos de façon très pertinente pour ce qui sera ici notre raisonnement : ‘Apparemment surgis du hasard, ces deux mots nous disent, comme dans un chuchotement, que Monsieur Nicolas est l’aspiration à une renaissance, que l’autobiographie est une revie qui n’ose pas dire son nom’.9 Ajoutons ici une remarque. L’expression ‘cicero gros-œil’ modulée par l’adjectif ‘beau’ met en valeur le soin avec lequel Rétif souhaite que son ouvrage soit imprimé. Le ‘dévoilement du cœur humain’ qu’il propose à ses lecteurs est pour lui connotée d’une certaine grandeur que le texte imprimé doit traduire. Rétif songe à une lecture agréable de son texte, et c’est pour cette raison qu’il choisit soigneusement le type de caractère de son imprimé et l’espace entre les lettres. Ce désir de paraître ‘bien habillé’ aux yeux du public est souligné par le projet d’insérer 139 estampes, qui cependant n’aboutira pas.10 6 Rétif de la Bretonne, Monsieur Nicolas, éd. Pierre Testud, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1989. Voir notamment, les pages 1133 à 1143 du premier tome. 7 Rétif de la Bretonne, Mes Inscriptions (1779-1785) et Journal (1785-1789), éd. Pierre Testud, Houilles, Editions Manucius, 2006. 8 Toutes ces informations proviennent de la notice de Pierre Testud qui accompagne le texte dans son édition de Monsieur Nicolas. 9 Rétif de la Bretonne, Monsieur Nicolas, Tome I, p. 1146. 10 Voir à ce sujet, le livre de Gisèle Berkman, Filiation, origine, fantasme. Les voies de l’individuation dans Monsieur Nicolas ou le cœur humain dévoilé de Rétif de la Bretonne, Paris, Champion, 2007.
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La dernière aventure d’un homme de quarante-cinq ans Chez Rétif, le ‘désir autobiographique’ est aussi au départ de la plupart de ses romans. Rétif opte souvent pour le roman par lettres, mais c’est un roman-mémoires qui doit nous retenir ici. En 1783, alors qu’il vient juste de commencer l’écriture de son autobiographie, Rétif publie un roman intitulé La Dernière aventure d’un homme de quarante-cinq ans, qui raconte la douloureuse aventure d’amour de Rétif lui-même avec une jeune fille ingrate, Sara. Cette histoire répond à un vécu qu’on peut, d’après Mes inscriptions, dater de 1781-1782. Ce rapprochement entre fiction et vérité ne convainc pas tous les spécialistes. Daniel Baruch, éditeur de ce roman,11 ne croit pas à la véracité de l’histoire d’amour, dont le vécu se réduit pour lui à quelques querelles.12 Pierre Testud, en revanche, est convaincu du caractère pleinement autobiographique de La Dernière aventure d’un homme de quarante-cinq ans, dont le fond vécu est lisible dans Mes Inscriptions, qui sont pour lui une ‘pierre de touche’ (c’est bien le cas de le dire) permettant de faire la part des choses, fictionnelles et réelles, chez Rétif.13 Ce récit, qui avait vu le jour en 1783 et qui est explicitement désigné comme une ‘nouvelle’,14 est reproduit dans la ‘Reprise de la huitième époque’ l’année même où Rétif achève l’impression de son autobiographie, en 1797 donc. Même si on peut supposer que Rétif était pressé de publier enfin l’histoire de sa vie et n’avait guère le temps de remanier son roman, il faut constater que l’autobiographie de Rétif se clôture par un roman, reproduit tel quel. Les adaptations qu’exige l’insertion du roman dans le discours autobiographique sont en effet minimes : elles se limitent à des changements dont les éditions de P. Testud et de D. Baruch font soigneusement état. L’une des premières est l’effacement du mot ‘nouvelle’.15 Or, il nous intéresse moins de déterminer ce qui est exactement vrai dans ce récit. Ce qui importe est le constat que le statut du récit, reproduit à l’identique, à 14 années de distance, n’est plus le même. 11 Rétif de la Bretonne, Sara, éd. par Daniel Baruch, Paris, Union Générale d’Editions, coll. 10/18, 1984, 2 tomes. 12 Rétif de la Bretonne, Sara, tome II, p. 12: ‘Je crois que l’histoire de Sara se résume aux querelles qui l’opposent à sa mère, et aux aventures que son âge et sa situation lui font courir. Je crois que Rétif en fut l’observateur assez froid, bénéficiant des confidences des uns et des autres, mais qu’en homme de lettres, il crut bon d’ajouter cette intrigue, entre Sara et lui. Cela n’exclut pas la véracité de certains épisodes’. 13 La dernière aventure d’un homme de quarante-cinq ans, éd. Pierre Testud et Pierre Bourguet, Paris, Champion, 2007. 14 Rétif de la Bretonne, La dernière aventure d’un homme de quarante-cinq ans, nouvelle utile à plus d’un lecteur, Genève et Paris, Régnault, 1783. 15 Rétif de la Bretonne, Sara, p. 19.
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En 1783, lors d’une première expression du ‘désir autobiographique’, le vécu, autrement dit le dévoilement de la souffrance amoureuse d’un homme vieillissant par rapport à une jeune fille ingrate mais tendrement aimée, a eu besoin de la protection d’une étiquette fictionnelle pour pouvoir se dire. Rétif a eu besoin de présenter le récit d’un épisode crucial de sa vie intime comme un roman, avant de republier, dans une seconde phase de l’entreprise autobiographique, ce même récit dans un ouvrage autobiographique en-tête duquel il déclare : J’entreprends de vous donner en entier la vie d’un de vos semblables, sans rien déguiser, ni de ses pensées, ni de ses actions. Or cet homme, dont je vais anatomiser le moral, ne pouvait être que moi.16
Cette déclaration rappelle évidemment celle faite par Jean-Jacques Rousseau en tête du premier livre des Confessions publié en 1782 : Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple, et dont l’exécution n’aura jamais d’imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme, ce sera moi.17
L’extrême fin de l’entreprise autobiographique de Rétif rejoint donc son œuvre romanesque. La reprise, sans modification significative, d’un roman dans les dernières pages de l’autobiographie illustre une évolution capitale qui consiste en ceci : jusqu’au dernier quart du XVIIIe siècle, l’épanchement du moi dans sa profondeur intime ne semble possible que sous la protection de la fiction ; vers la fin du siècle il devient possible d’omettre cette protection. Le champ discursif où se développent les modèles romanesques est un de ceux qui ont accueilli le ‘désir autobiographique’ en lui offrant la protection légitimante de la narration fictionnelle. L’histoire de l’autobiographie au XVIIIe siècle, en attendant l’apparition de l’autobiographie moderne, est dans une mesure importante réglée par le progressif effacement de cette fiction légitimante. Le rôle du roman-mémoires dont la vogue dans la première moitié du XVIIIe siècle n’a plus besoin d’être illustrée, a été considérable dans le processus de légitimation de la parole sur soi. Il est évident que dans Cleveland (1731-39) de Prévost, ou dans La Vie de Marianne (1731-45) de Marivaux ce sont des personnages de fiction qui parlent. Toujours est-il que c’est la fiction qui développe les modalités expressives du moi intime. Avec La dernière aventure d’un homme de quarante-cinq ans, le modèle du roman-mémoires franchit un pas décisif : c’est ‘Monsieur 16
Rétif de la Bretonne, Monsieur Nicolas, tome I, p. 3. Jean-Jacques Rousseau, Confessions, in Œuvres autobiographiques, éd. Bernard Gagnebin, Paris, Galimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1959, p. 5. 17
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Nicolas’ qui y parle, usant de tous les moyens expressifs développées dans la fiction dont le récit de vie reçoit aussi la protection légitimante : le moi peut se dire dans la mesure où il se donne pour une fiction. Le roman-mémoires a pu constituer un véritable abri pour la parole autobiographique, l’étiquette de la fiction et du roman ou de la nouvelle offrant à la parole sur soi une scène de légitimation. Que la fiction puisse légitimer la véridiction est bien le paradoxe le plus profond du champ discursif d’Ancien Régime. Qu’est-ce qui a pu produire ce changement de statut discursif de l’histoire de Sara? La Dernière aventure d’un homme de quarante-cinq ans paraît en 1783. En 1782 les Confessions de Jean-Jacques Rousseau commencent à paraître. Il ne fait pas de doute à Pierre Testud que la publication des ‘Mémoires’ de Rousseau a catalysé un tournant dans la carrière de Rétif pour qui le besoin d’écrire coïncidait avec celui de se raconter. C’est en effet en novembre 1783 que Rétif se décide, avec Monsieur Nicolas, à commencer la rédaction d’un discours qui s’avoue ouvertement comme autobiographique. Mais il était loin encore de le publier. La Dernière aventure d’un homme de quarante-cinq ans appartient encore à la première carrière de Rétif, où son besoin de se raconter et de se faire connaître à ses semblables restait inséparable d’une diplomatie discursive qui consistait à chercher pour la parole sur soi des scènes légitimantes. Le Compère Nicolas (1777) Ces discours légitimant la parole sur soi sont par ailleurs nombreux chez Rétif. En 1777 déjà, il avait songé à une autobiographie burlesque. Conformément au paradoxe de la fiction légitimante évoqué plus haut, l’écriture burlesque offrait à la parole sur soi une scène d’énonciation protectrice dans la mesure où l’autobiographe a l’air de ne pas se prendre au sérieux. Ce projet porte comme titre Le Compère Nicolas. Le désir autobiographique y est associé à un discours comique. De son propre aveu, Rétif a eu en tête, comme modèle, Le Compère Mathieu ou la bigarrure de l’esprit humain, roman d’Henri Joseph Dulaurens, publié en 1766.18 Les premières lignes du roman accréditent cette hypothèse : Lecteur, tu vas lire l’Histoire de Mon Compère Mathieu, la mienne, et celle de quelques autres personnages fameux par les différentes aventures de leur vie. Si tu ne t’intéressais qu’au sort de ceux qui, grâce 18
Voir pour une étude approfondie sur Dulaurens, Michèle Bokobza-Kahan, Dulaurens et son œuvre. Un auteur marginal au XVIIIe siècle, Paris, Champion, 2010.
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aux vertus de quelques ancêtres illustres, portent un nom respectable dans le monde, je te dirais que nous comptons parmi nos aïeux des Tancredes & des Bayards : mais si tu regardes tous les hommes pétris du même morceau de boue, et tous également dignes de ton attention, je ne t’en imposerai pas : je t’avouerai franchement qui nous sommes : je ne te déguiserai aucun de cette multitude d’événements singuliers qui nous touchent, et dont cette Histoire est remplie.19
Ce projet d’autobiographie burlesque ne se réalisa pas, mais on possède de Rétif une ‘Dédicace à moi’ qui, très vraisemblablement, était destinée à accompagner cette autobiographie burlesque.20 Cette dédicace, très heureusement conservée dans l’irremplaçable édition de Pierre Testud, renferme un justificatif de l’entreprise autobiographique. Il semble que Rétif parodie dans cette ‘Dédicace à soi’ le procédé de légitimation qui consistait à décliner la responsabilité pour l’existence même du discours autobiographique sur quelqu’un qui en a fait explicitement la demande. Des formules telles que ‘Vous le voulez, Madame, ce récit qui va rouvrir toutes mes plaies...’, sont omniprésentes dans le dossier des ‘romans-mémoires’. Rétif ne l’ignorait évidemment pas et recourt à la parodie : Depuis longtemps vous me pressez de mettre la main à la plume, pour écrire ma propre histoire ; et voici vos raisons : ‘Tu es mal connu, quoique très connu, car tu es calomnié : tu dois te justifier, en ouvrant ton cœur au public comme un livre, et en disant à tes amis, comme à tes ennemis : Lisez-moi ; me voilà devenu un livre à mon tour, moi qui en ai tant fait où vous avez lu les autres’.21
Ce n’est donc pas Rétif lui-même qui a voulu écrire ce texte, c’est son double. Lui-même est innocent du péché de parler de soi. Le double fournit en même temps les raisons qui justifient la parole autobiographique: ‘Tu es mal connu, quoique très connu’. En effet, en 1777 Rétif commence à se sentir suffisamment connu, par ses romans, pour susciter pour sa personne l’intérêt du public. Si, avant 1783, il avait mené son entreprise autobiographique dans la fiction, c’est qu’il pensait que seule l’étiquette de ‘nouvelle’ pourrait conférer à sa personne l’intérêt susceptible d’assurer et de garantir la lecture par un public. Selon le paradoxe de la fiction légitimante, qu’on retrouve ici encore, la vie du Compère Nicolas est intéressante parce qu’elle ressemble à un roman, comme il le 19 Henri-Joseph Dulaurens, Le Compère Mathieu ou les bigarrures de l’esprit humain, 1766, 3 tomes in 8, éd. moderne par Dider Gambert, Paris, Champion, 2012. 20 Rétif de la Bretonne, Monsieur Nicolas, tome I, p. 1135. 21 Rétif de la Bretonne, Monsieur Nicolas, tome II, p. 1010.
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dira lui-même ci-après. L’intérêt est un des critères décisif de l’apparition du moi sur la scène publique. Un particulier, sans nom, sans réputation, ne devient un sujet intéressant que fort tard dans le XVIIIe siècle, si ce n’est dans un roman. L’apport de Rétif à l’élargissement du critère de ‘l’intéressant’ a été considérable. La Vie de mon père, récit publié en 1778, est la biographe d’un paysan. Ce dernier n’est pas, comme celui de Marivaux, un parvenu, mais un homme de la campagne, un laboureur, un homme probe, le propre père de Rétif.22 A travers la parodie, la ‘Dédicace à moi’ négocie un contrat avec le lecteur. Dans la scénographie de la dédicace à lui-même, le double fait entendre une voix qui sollicite le discours autobiographique. L’appel légitimant le discours vient d’ailleurs. Quoique assez connu par ses livres, Rétif reste mal connu pour ce qu’il est réellement, intimement. Pour le double de l’autobiographe, l’injonction qui légitime la prise de la parole est, comme chez Rousseau (et un grand nombre de romansmémoires, de Madame de Villedieu à Madame Riccoboni), la calomnie : Tu es mal connu, quoique très connu, car tu es calomnié: tu dois te justifier en ouvrant ton cœur au public comme un livre, et en disant à tes amis, comme à tes ennemis : ‘Lisez-moi; me voilà devenu un livre à mon tour, moi qui en ai tant fait où vous avez lu les autres. Quand je vous les ai présentés, je les ai couverts d’un voile. Moi, je me montre sans voile ; je suis Monsieur Nicolas ; je ne vais rien déguiser, je disséquerai l’homme ordinaire, comme J.-J. Rousseau a disséqué le grand homme. Mais je ne l’imiterai pas servilement ; il ne m’a pas donné l’idée de cet ouvrage, c’est moi qui me la suis donnée’. ‘Voilà ce que tu diras en commençant’, m’avez-vous dit, cher moi! ‘Ensuite tu donneras une idée de l’ouvrage, en peu de lignes’ […].23
Rétif ne s’adresse pas directement au public, il négocie sa prise de parole autobiographique à travers la mise en scène d’un double qui parle à sa place. La prise de parole effective est biaisée, légitimée, par une prise de parole fictive. Le double continue, par délégation discursive et par relais narratif, à déclarer ce que l’autobiographe doit dire au public. Encore une fois, ce n’est pas Rétif qui parle, c’est son moi, présenté ici comme un autre : Je suis né auteur, toute ma vie j’ai toujours aimé à écrire : mon histoire en sera plus facile. J’aurai pour la composer deux secours qui manquent
22 Rétif de la Bretonne, La Vie de mon père, éd. Gilbert Rouger, Paris, Classiques Garnier, 1970. 23 Rétif de la Bretonne, Monsieur Nicolas, tome I, p. 1135.
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à presque tous les autres hommes, des cahiers qui remontent jusqu’à 1749, et mes lettres à mes amis des deux sexes.24
Le discours est direct mais se couvre de la fiction d’une scénographie qui en fait une parole déléguée. Rétif fait encore dire à son moi ce qu’il faut penser de ses romans. De nouveau, ce n’est pas Rétif lui-même qui parle, mais son moi, qui est, ici encore, un autre : Plusieurs de mes lettres ont paru dans quelques-uns de mes ouvrages ; mais elles n’en seront que plus intéressantes, placées en récit, parce qu’elles découvriront une infinité de vérités dans mes romans, qui ne méritent ce nom qu’en l’appliquant dans sa première signification, où il ne voulait dire autre chose qu’un ouvrage écrit en langue vulgaire : c’était par opposition à tous les autres ouvrages, qui étaient en latin, ou en grec ; l’Evangile en français était dit l’Evangile écrit en roman ; un sermon en français était un roman ; une chanson française, une romance ; une histoire française, un roman. C’est donc un roman que je vous donne, honorable lecteur, mais soyez sûr de n’y trouver que des faits véritables, consignés dans des lettres véritablement écrites.25
La scénographie du double apprend que les romans de Rétif renferment son ‘désir autobiographique’ et que dans le pacte qu’il négocie ici avec son lecteur, il ruse avec la signification du mot roman qu’il prend dans son sens étymologique de texte en langue romane, qui n’exclut pas la véridicité. Le contrat est celui d’un roman autobiographique qui se couvre du voile protecteur d’une fiction de pure forme, étiquette protectrice. Le double continue : Je n’ai pas besoin de rien inventer : ma vie fut pleine d’événements capables d’intéresser, parce que je fus toujours exempt de trois vices, qui consument et abrutissent les autres hommes, le vin et la table, le jeu, l’indolence. Tous mes instants ont été remplis par le travail et par la plus noble des passions, la seule véritablement intéressante, l’amour. J’aimais mes parents, la vertu, la vérité, quelquefois trop le plaisir, jamais le vice.26
L’œuvre romanesque de Rétif de la Bretonne est une longue et complexe négociation d’un pacte lui permettant de se dire. A la fin de cette dédicace, Rétif remercie et congédie son moi, reprenant lui-même la parole de préfacier : ‘Bien cher moi! J’imprimerai cela, par déférence pour vous. Je vous souhaite la paix’.27 24 25 26 27
Ibidem. Ibidem. Ibidem. Ibidem.
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Les Confessions de Rousseau (1782) On reconnaît dans la scénographie du double l’hésitation à affirmer l’identité des différents ‘je’ que l’entreprise autobiographique met en jeu selon la théorie de Philippe Lejeune. Cette identité revendiquée par J.-J. Rousseau, en tête des Confessions, du je de l’énoncé, du je de l’énonciation et du je de la publication constitue le ‘pacte autobiographique’. On ne saurait nier la grande importance de cette notion capitale. Mais en même temps, l’exemple de Rétif montre que la conclusion du ‘pacte autobiographique’ dépend d’une négociation discursive qui convoque à plusieurs niveau de la discussion la fiction. Un pacte est sujet à une négociation avec un public qu’il s’agit de convaincre de la légitimité à la fois du moi et du discours qui en héberge l’expression. La conséquence logique du raisonnement soutenu ici est que JeanJacques Rousseau n’est pas celui qui pour la première fois conclut le ‘pacte autobiographique’. Il est celui qui au moment où l’âge classique touche à sa fin, impose un contrat sans négocier, faisant table rase de la nécessité de légitimer l’énonciation du moi et la publication du discours sur le moi. Rétif, quant à lui, négocie son pacte autobiographique. Chez Rousseau il n’y a pas de pacte, puisqu’il n’y a pas eu négociation. Il est indiscutable que la publication des Confessions de Rousseau, en 1782, a catalysée la seconde phase autobiographique chez Rétif. Il commence à écrire Monsieur Nicolas en 1783, ayant constamment en tête le modèle de Rousseau dont il se distancie en même temps par l’affirmation que Rousseau écrivait un roman : J’ai beaucoup du caractère d’Augustin ; je ressemble moins à J.-J. Rousseau : je n’imiterai ni l’un ni l’autre. J’ai des preuves que J.-J. Rousseau a fait un roman.28
Mais en 1783, malgré l’intérêt que peut susciter sa vie – son passé de paysan, sa formation de prote, ses amours, … – Rétif n’a rien qui puisse faire de lui un ‘mémorialiste’ : il n’est pas le témoin d’événements historiques ni un homme vraiment connu dans le monde par ses prestations, qui a le droit de publier ses ‘Mémoires’. Le modèle discursif des ‘Mémoires’ est-il bien celui qui convenait le mieux à Rétif ? Une négociation sera ici encore nécessaire. C’est à ce niveau que peut s’expliquer, selon la lecture de Pierre Testud, la présence d’une généalogie complètement fantaisiste en tête de Monsieur Nicolas.29 Cette généalogie fait 28 29
Rétif de la Bretonne, Monsieur Nicolas, tome I, p. 3. Rétif de la Bretonne, Monsieur Nicolas, tome I, p. 1136.
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remonter les Rétif à l’empereur Pertinax. Le modèle est ici la généalogie de Pantagruel de Rabelais. Le projet est ‘de dénoncer la vanité de l’illustration fondée sur l’ascendance’: Et au-delà des apparentements immédiats, ce que suggère cette généalogie remontant au IIe siècle de notre ère est que tout individu, quelle que soit son obscurité, est un maillon dans la grande chaîne de la vie, un point d’aboutissement et un point de départ, et par conséquent un être dont la voix, le discours sur sa vie, sont dignes, a priori, d’être écoutées.30
La généalogie fantaisiste, qui est inséparable de modèles ici encore burlesques, a valeur de scénographie légitimant l’énonciation de Monsieur Nicolas à la première personne. Nicolas est digne de prendre la parole, parce qu’il est un ‘Monsieur’, titre que lui avait d’ailleurs suggéré son double dans la scénographie de la ‘Dédicace à moi’. Si l’on constate que Rétif adopte le modèle des ‘Mémoires’, on ne peut pas manquer en même temps de remarquer qu’il les divise en ‘Epoques’. Cette mise en forme du moi et de la vie par ‘Epoques’ n’est certainement pas étrangère à ce même processus de légitimation. Pierre Testud y voit un renvoi explicite aux Epoques de la Nature publiées par Buffon en 1779. Chez Rétif, qui inscrit sa vie dans le modèle des ‘Mémoires’, l’autobiographie ne cherche pas sa légitimité dans l’abri d’un discours qui prépare l’écriture de l’Histoire. Rétif, à l’instar de Buffon, prend ‘Mémoires’ dans un autre sens. En tant que dissection du cœur humain, elle contribue, comme le grand ouvrage de Buffon, à l’étude de la Nature. l’Histoire Naturelle se donne elle aussi pour des ‘Mémoires’, comme le montre le texte même de Buffon: ‘Il faut rapporter à cette première époque ce que j’ai écrit sur l’état du ciel dans mes Mémoires sur la température des planètes’.31 La scénographie de la mort Rétif n’est pas Rousseau. Jusqu’au dernier moment, il négocie le pacte autobiographique. La ‘Reprise de la huitième époque’ est suivie, en 1797, d’une neuvième et d’une dixième époque dont on n’a que les pages d’introduction, qui recourent à une scénographie de la mort, courante au XVIIIe siècle. Bien qu’on sache que Rétif imprimait lui-même son autobiographie sur les presses installées chez lui, il conclut son ouvrage 30 31
Rétif de la Bretonne, Monsieur Nicolas, tome I, p. 1137. Buffon, Les Epoques de la Nature, A Paris, De l’Imprimerie royale, 1780, p. 115.
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par une excuse qui, dans une fiction dont le but est encore de justifier la publication, en décline la responsabilité sur de faux amis. Voici la dernière page de Monsieur Nicolas, par laquelle on peut aussi terminer cette étude : A la fin de ma carrière, trompé par de faux amis, qui m’ont forcé par la famine à publier cet ouvrage, abandonné de tout le monde, décrié par les plus vils des hommes, je ne rêve que le désespoir! Toutes mes ressources sont finies ; l’ouvrage que vous lisez était la dernière, et on vient de l’anéantir en le publiant mal à propos, sans les estampes indiquées, par une édition que je ne destinais pas au public. La publication est d’ailleurs prématurée : [...] Un autre que moi marquera ma fin, qui ne peut être éloignée... Je ne sais, lecteur, si je vous dis Adieu. 1797.32
32
Rétif de la Bretonne, Monsieur Nicolas, tome II, p. 489.
SUR VOLTAIRE LE COMMENTAIRE HISTORIQUE DE VOLTAIRE. UNE AUTOBIOGRAPHIE A LA TROISIÈME PERSONNE A Marc Hersant Paris
Avec le Commentaire historique sur les ouvrages de l’auteur de la Henriade, publié en 1776, deux ans avant sa mort, Voltaire répond à une demande longtemps implicite, puis devenue publique et de plus en plus pressante, de donner l’histoire de sa vie. Le Commentaire historique embrasse sa vie tout entière. Il est composé de deux volets : un discours narratif est complété d’un dossier de trente et une lettres, toutes de l’auteur, sauf deux auxquelles il répond. Ces lettres sont présentées en annexe comme des ‘pièces justificatives’. Malgré la pression d’une attente favorable qui aurait pu légitimer une prise de parole à la première personne, Voltaire parle de lui-même à la troisième personne. Voltaire a écrit ce texte et s’en est en même temps absenté. Quelqu’un dit ‘je’, qui ne représente pas Voltaire. Ce ‘je’ n’a pas de nom, on le perçoit comme pouvant être un familier, un secrétaire peut-être, ou un proche ou un ami, quelqu’un qui l’a bien connu. Et ce quelqu’un qui dit ‘je’ parle de M. de Voltaire en le désignant par ‘il’, ‘lui’, ‘Voltaire’: ‘Il nous a dit plusieurs fois qu’à sa naissance on désespéra de sa vie ; et qu’ayant été ondoyé, la cérémonie de son baptême dut être différée plusieurs mois’.1 Ce ‘je’ est également celui qui dit avoir mis en ordre le recueil de lettres qui constitue la deuxième partie de l’ouvrage, légèrement plus longue que la partie narrative : Nous allons donner quelques véritables lettres de M. de V….., d’après ses propres minutes que nous conservons. Nous ne publions que celles dont on peut tirer quelque utilité.2 Première publication : ‘Le Commentaire historique de Voltaire. Ethos de l’écrivain et épistolarité’, in Alexandre Stroev (éd.), ‘Quand l’écrivain publie ses lettres’, numéro spécial d’Epistolaire. Revue de l’AIRE no 35 (2009), p. 49-58. 1 Voltaire, Commentaire historique sur les ouvrages de l’auteur de la Henriade, Neuchâtel, 1776, p. 89. 2 Voltaire, Commentaire historique, p. 1.
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Voltaire a finement fabriqué cette ‘mise en scène’. Passant de la scène privée à la scène publique, Voltaire a cru devoir dire ‘je’ en position oblique, se faire parler et vivre en ‘il’. On a donc ici un indice remarquable du caractère problématique de l’autobiographie émergente. Un homme aussi célèbre que Voltaire, dont la vie est déjà jugée si intéressante, ne dit pas ‘je’ en parlant de lui-même mais évoque et convoque un ‘je’ d’emprunt pour se raconter de l’extérieur, ou de biais. En s’objectivant en ‘il’, Voltaire a-t-il eu recours à des modèles de discours ‘biographique’ identifiables dans le champ discursif de l’époque ? C’est sur cette question que nous allons d’abord nous attarder. Le modèle biographique Le Commentaire historique sur les ouvrages de l’auteur de la Henriade n’est en effet pas sans rappeler certaines modalités de l’écriture biographique, comme les Esprits ou les Pensées, courantes au XVIIIe siècle. Ces recueils constituaient tout d’abord des ‘analectes’, c’est-à-dire des anthologies savantes ou recueils de pensées, tirées des œuvres d’un auteur après sa mort. Ainsi, l’Esprit de Marivaux (1769) est présenté par son auteur Lesbros de la Versane comme une collection où on a rassemblé ‘tout ce que M. de Marivaux a écrit et pensé de mieux’.3 Les Pensées de l’abbé Prévost, par Dom A.-N. Dupuis (1764), se donnent pour ‘le précis de la Morale renfermée dans tous les écrits de cet excellent auteur’.4 Et l’auteur de L’Esprit de l’abbé Desfontaines justifie son entreprise par la commodité de lecture que procure un recueil ‘formant un corps suivi de tous ces membres épars’.5 Comme une enquête plus vaste pourrait le confirmer, ces sortes d’ouvrages sont presque invariablement précédés d’une ‘Vie de l’auteur’, qui est bien souvent séparée du recueil proprement dit par la ‘liste des Ouvrages’ de cet auteur. Ainsi, les Pensées de l’abbé Prévost sont précédées d’un ‘Abrégé de la Vie de M. l’abbé Prévost’, qui s’achèvent sur une liste d’‘Ouvrages composés ou traduits par M. l’abbé Prévost’. Dans l’Esprit de Marivaux, le volet biographique est intitulé ‘Vie ou Eloge historique de M. de Marivaux’. ‘Vie’ et ‘Eloge’ se confondent éga3
Lesbros de la Versane, Esprit de Marivaux ou Analectes de ses ouvrages, précédés de la Vie historique de l’auteur, Paris, 1769, Avis de l’éditeur. 4 Dom A.-N. Dupuis, Pensées de M. l’abbé Prévost, précédés de l’abrégé de sa vie, Amsterdam, 1764, Avertissement. 5 Abbé de La Porte, L’Esprit de M. l’abbé Desfontaines, ou réflexions sur différents genres de science et de littérature, avec des jugements sur quelques auteurs et sur quelques ouvrages tant anciens que modernes, Londres, 1757, Préface.
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lement dans le cas de L’Esprit de l’abbé Desfontaines où la Préface, contenant Eloge et Vie, est séparée du recueil par une ‘Liste des ouvrages de l’abbé Desfontaines ou de ceux qui lui sont attribués’. Or, l’Eloge est un discours biographique plus ou moins codifié au XVIIIe siècle. Pour preuve, on peut se référer ici aux ‘Réflexions sur les Eloges académiques’ de d’Alembert : […] l’éloge d’un homme de Lettres doit donc être le récit de ses travaux. Mais il est peut-être aussi utile de faire connaître ce qu’il a été, et de peindre l’homme en même temps que l’écrivain, au risque de changer quelquefois le panégyrique en histoire. En montrant d’un côté aux lecteurs instruits ce que les Sciences ou les Lettres doivent à celui qu’on loue, le point où il les a trouvées, et celui où il les a laissées par ses veilles, on intéressera de l’autre les lecteurs philosophes par le contraste ou par l’accord de ses écrits et de ses mœurs.6
Ces quelques exemples peuvent sans doute suffire pour attirer l’attention sur la façon dont, ce qu’on peut appeler le ‘biographique’ se taille un lieu d’énonciation dans le paysage discursif de l’époque. Le ‘biographique’ apparaît moins comme un ‘genre’ discursivement constitué que comme un discours qui s’appuie sur d’autres discours : le ‘biographique’ s’abrite, dans le cas de Marivaux, derrière l’épidictique, ‘genre’ codifié par la Rhétorique. L’Eloge, à son tour, n’est un discours légitime que s’il s’appuie sur ‘le récit des travaux’, selon d’Alembert. Dans ces variantes du discours biographique que sont les Esprits ou les Pensées, l’‘épidictique’ et le ‘biographique’ se saisissent ainsi l’un l’autre dans un rapport de nécessité réciproque : le ‘biographique’ cherche, pour s’énoncer, un discours plus codifié que lui, l’‘épidictique’. En même temps, l’‘épidictique’ ne peut se passer du ‘biographique’, sans lequel il serait mensonger. Dans ce rapport de nécessité, les ‘travaux’ apparaissent comme un troisième terme, indispensable. Les travaux sont présentés de façon anthologique, dans un recueil. Mais le genre de l’Esprit n’est pas simplement un recueil de pensées, d’extraits ou de maximes tirés des œuvres d’un auteur. Par la façon de le composer et par les choix qui ont été effectués par son rédacteur, ce recueil constitue aussi un ‘portrait intellectuel’ de l’auteur concerné, ce que souligne assez le vocable ‘esprit’, qui peut renvoyer à la quintessence de l’œuvre de l’auteur, mais aussi aux traits caractéristiques de sa personne. ‘Vie de l’auteur’, intégrée ou non à son éloge, et recueil anthologique de ses œuvres relèvent donc d’une même entreprise discursive au centre de laquelle on peut voir la 6
D’Alembert, ‘Réflexions sur les Eloges académiques’, in Mélanges de Littérature et de Philosophie, Berlin, 1753, tome 1.
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construction d’un ‘ethos’7 de l’écrivain. Cet ‘ethos’ se cherche une scène d’énonciation : d’une part en s’intégrant à la narration biographique qui à son tour s’appuie sur l’Eloge (et vice versa), et d’autre part à travers des fragments d’une œuvre, dont le choix particulier ne saurait jamais être indifférent. Les Esprits et les Pensées sont, entre nombre d’autres choses, un ‘portrait intellectuel’ de l’auteur. Le rapprochement du Commentaire historique de Voltaire de ces modalités du discours biographique se justifie tout d’abord par la composition de l’ouvrage, en deux volets, l’un narratif – contenant le récit d’une vie où la narration est teintée d’une rhétorique judiciaire – et l’autre anthologique. Un second point de convergence est la présence d’une figure unificatrice parlant à la première personne, qui est à la fois narrateur et anthologiste. En effet, la mise en scène voltairienne n’implique pas seulement l’‘objectivation’ de lui-même, mais également la recherche d’une scène d’énonciation où ce ‘il’ et son ‘ethos’ peuvent être montrés. Au centre de cette scène d’énonciation se trouve un ‘je’ : ‘je’ purement énonciatif, ne recoupant aucune personne réelle, une ‘fiction linguistique’ donc. Le projet autobiographique de Voltaire tel qu’il apparaît dans ce Commentaire historique est indirect : il passe par la ‘fiction’ d’un discours biographique. Un troisième point de convergence est en même temps un élément de divergence. Le ‘biographique’ est articulé à travers le survol des ‘ouvrages’. Dans le volet narratif, les ‘ouvrages’ constituent le prétexte d’un portrait de l’homme et d’un récit de vie ; dans le volet anthologique, c’est l’homme tout entier qui se peint à travers ses lettres. Dans l’Eloge historique de M. de Marivaux, le passage suivant témoigne du mélange de l’‘épidictique’ et du ‘biographique’ sur un arrière-fond de lectures, où défilent l’une après l’autre les principaux ouvrages de l’auteur : M. de Marivaux s’essaya dans le genre tragique. Il donna en 1720 La Mort d’Annibal : sa pièce fut jouée, les premières représentations firent plaisir ; mais elle n’eut pas un succès assez brillant pour décider l’auteur à fournir cette carrière : nous croyons qu’il y aurait réussi. Le caractère d’Annibal est bien frappé, bien soutenu et prouve que l’auteur avait beaucoup de talent ; mais entraîné par son génie qui le portait davantage aux choses agréables qu’aux sujets sombres et terribles, il se livra entièrement au comique.8
7 Au sens que donne la pragmatique à cette notion: ‘image de soi’. Voir Ruth Amossy (éd.), Images de soi dans le discours. La construction de l’ethos, Lausanne, Delachaux et Niestlé, 1999. 8 Lesbros de la Versane, Esprit de Marivaux, p. 8-9.
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On retrouve un même mélange du ‘biographique’ et de la louange admirative, sur un fond de lectures, dans le volet narratif du Commentaire historique, au moins au début : Il commença La Henriade à Saint-Ange, chez M. de Caumartin, intendant des finances, après avoir fait Œdipe et avant que cette pièce fût jouée. Je lui ai entendu dire plus d’une fois que, quand il entreprit ces deux ouvrages, il ne comptait pas pouvoir les finir, et qu’il ne savait ni les règles de la tragédie, ni celles du poème épique ; mais qu’il fut saisi de tout ce que M. de Caumartin, très savant dans l’histoire, lui contait de Henri IV.9
Bien entendu, le ‘nous’ qui raconte la vie de Marivaux ne se donne jamais pour le témoin de sa vie. Quant aux ‘ouvrages’ qui constituent à la fois l’arrière-fond du portrait de l’auteur et le fil conducteur du récit de sa vie, l’Esprit et le Commentaire historique diffèrent par une caractéristique majeure : chez Voltaire, tant dans le volet narratif que dans le volet anthologique, ces ‘ouvrages’ prennent un aspect épistolaire. Ce n’est pas que, dans l’Esprit de Marivaux, la dimension épistolaire soit totalement absente. Nous ferons entrer dans cet éloge historique deux lettres de M. de Marivaux, qui servent à en développer le caractère et qui n’ont point encore parues. Elles sont écrites avec cette légèreté, ce naturel, et cette philosophie aimable qui font le principal mérite de ses ouvrages,10
déclare Lesbros de la Versane au début de son ‘Eloge historique’. Mais chez Voltaire, le récit de vie se fonde dans une mesure égale sur un dossier épistolaire que sur le survol des ‘ouvrages’. Le récit de vie rejoint ici un autre topos de l’écriture biographique, le manuscrit trouvé dans le secrétaire d’un auteur après sa mort :11 M. de V…. ne se prévalait pas même de tant de témoignages authentiques, et ils seraient perdus pour sa mémoire, si nous ne les avions retrouvés avec peine dans le chaos de ses papiers.12
Il semble pendant un moment que Voltaire autobiographe met en scène un Voltaire déjà mort, ce qui rend la mise en scène plus conforme encore au modèle des Esprits et des Pensées, qui impliquent par définition une narration posthume. Ce que le rapprochement de la feintise biographique 9
Voltaire, Commentaire historique, p. 5. Lesbros de la Versane, Esprit de Marivaux, p. 4. 11 Par exemple le Testament littéraire de Messire Pierre-François Guyot, abbé Desfontaines, trouvé après sa mort, parmi ses papiers, La Haye, 1746. 12 Voltaire, Commentaire historique, p. 10. 10
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de Voltaire de certaines modalités du discours biographique – Esprits et Pensées – suggère surtout, c’est que le dossier de lettres présentées comme ‘Pièces justificatives’ peut et doit être considéré, non comme un ensemble hétérogène de preuves à conviction de ce qui a été dit dans le volet narratif,13 mais comme une anthologie savamment construite, à la manière des ‘analectes’. D’un point de vue plus théorique, enfin, ce rapprochement fait apparaître la nature stratifiée et hiérarchique du champ discursif de l’époque. Comment s’articulent, discursivement parlant, l’‘ethos’ de l’écrivain, l’‘épistolaire’, l’‘épidictique’, le ‘biographique’, l’‘autobiographique’, … ? Voilà une seconde question, qui va nous retenir dans la suite. La hiérarchie du champ discursif Selon la théorie de J. Habermas,14 la scène discursive privée est reliée à la scène publique par un axe le long duquel se développent des stratégies de légitimation qui préparent, à travers une négociation avec le public, la ‘publication’ du texte.15 C’est sur cet axe que s’établit ou se conclut ce que Ph. Lejeune a appelé le ‘pacte autobiographique’. L‘autobiographie moderne est définie comme suit par Ph. Lejeune : ‘un récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité’.16 Il semble toutefois que l’âge prémoderne ait moins connu un ‘pacte’ autobiographique que ce qu’on pourrait appeler la ‘réticence’ autobiographique. Avant la révolution qu’apportent les Confessions de Rousseau en formant ‘une entreprise qui n’eut jamais d’exemple’ …., l’auteur a des scrupules à parler de lui-même ailleurs que sur la scène privée. L’émergence du moi sur la scène publique est alors liée à des stratégies discursives qui expliquent, justifient et innocentent la prise de la parole autobiographique. 13 Le statut de ‘preuves’ des ‘Pièces justificatives’ apparaît clairement dans le volet narratif, et notamment dans des passages comme celui-ci : ‘Nous avons recouvré une lettre qu’il écrivit longtemps après à M. Clairaut sur ces sciences abstraites ; elle paraît mériter d’être conservée. On la trouvera à son rang dans ce recueil’. Voltaire, Commentaire historique, p. 11. 14 Jürgen Habermas, L’Espace public: archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise (1962), trad. de l’allemand par Marc B. de Launay, Paris, Payot, 1993. 15 Voir à ce sujet Jan Herman, Mladen Kozul et Nathalie Kremer, Le Roman véritable. Stratégies préfacielles au XVIIIe siècle, Oxford, Voltaire Foundation, SVEC, 2008, et Fritz Nies, Les Lettres de Madame de Sévigné : conventions du genre et sociologie des publics, Paris, Champion, 2001. 16 Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975.
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Voltaire est plus réticent que Rousseau à parler de lui-même sur la scène publique, c’est-à-dire dans un livre imprimé. La parole autobiographique, chez lui, relève de la haute pragmatique discursive. La stratégie, très complexe, consiste d’abord à créer la fiction d’un discours biographique, assumé par un ‘je’, qui n’est pas Voltaire, parlant d’un ‘il’, qui est Voltaire, ou plutôt l’image qu’il veut donner de lui-même, c’est-à-dire ce que nous avons appelé son ‘ethos’. Au niveau le plus profond de la pragmatique textuelle on trouve donc une ‘image de l’auteur’ qui, en sens inverse, cherche une scène d’émergence. Cette scène d’émergence est un mélange du narratif et de l’épistolaire, où le ‘biographique’ se mêle à l’‘épidictique’, même si cette dimension rhétorique est niée : Je tâcherai, dans ces commentaires sur un homme de lettres, de ne rien dire que d’un peu utile aux lettres, et surtout de ne rien avancer que sur des papiers originaux. Nous ne ferons aucun usage des satyres, ni des panégyriques presqu’innombrables, qui ne seront pas appuyés par des faits authentiques.17
C’est ainsi que commence le Commentaire historique. Le volet narratif de ce diptyque est littéralement truffé de lettres, tantôt inédites, tantôt déjà connues du public. Avant même de transparaître dans un discours narratif, l’éthos de l’écrivain est exprimé dans des lettres qui, ensuite, sont citées dans un discours narratif qui les décontextualise pour ensuite les recontextualiser. L’épistolaire a une fonction toute particulière dans la stratégie de légitimation du moi mise en œuvre par Voltaire. La ‘lettre’ a un statut pragmatique double : elle est un discours à la fois privé et public. La parole de l’individu peut se déployer dans la lettre, discours privé légitime, pour ensuite être, presque naturellement, rendue publique par la circulation de la lettre, qui élargit peu à peu le cercle de ses lecteurs jusqu’au moment où quelqu’un, et parfois l’auteur même, la publie. Discours connoté d’intimité, la lettre peut ainsi servir de véhicule au moi, le long de l’axe qui hiérarchise le paysage discursif, en le conduisant de façon légitime de la scène privée à la scène publique. De par son statut discursif ambigu, l’épistolaire peut apparaître comme une véritable ‘scène’ légitimant l’émergence discursive du moi.18
17
Voltaire, Commentaire historiques, p. 1. Voir notre article ‘La fiction légitimante et le tabou du moi’, in Jan Herman, Nathalie Kremer en Paul Pelckmans (éds), Etudes sur la littérature française du XVIIIe siècle, Brussel, Koninklijke Vlaamse Academie van België voor Wetenschappen en Kunsten, 2005, p. 59-72. 18
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L’éthos de l’écrivain se sert de l’épistolaire dont s’empare à son tour le récit d’une vie qui, comme on l’a dit plus haut, cherche une plus forte légitimité en s’abritant derrière des formes de discours rhétoriquement codifiés, qu’il s’agisse du judiciaire ou de l’épidictique. Ce discours complexe, qui sur le plan de son organisation pragmatique apparaît déjà comme fort stratifié, s’intègre ensuite dans un ensemble plus vaste comme le premier volet d’un diptyque – un Commentaire historique – dont le second volet est entièrement épistolaire. La jonction entre les deux volets est assurée par le ‘je’ fictif, à la fois narrateur d’un récit de vie et rédacteur d’une anthologie de lettres. L’effet-recueil L’anthologie de lettres produit incontestablement un ‘effet-recueil’. Grosso modo, l’ordre de présentation est irrégulièrement chronologique. Certes, certaines lettres, inédites jusque-là, ne sont pas datées. Toujours est-il qu’une indication précise dans la dernière, ‘A M. B… sur l’astronomie’, permet de la dater avec une relative précision : ‘J’habite depuis près de 24 ans un climat couvert de neiges et de frimats…’.19 La date de l’installation à Genève, aux Délices puis à Ferney est bien connue. A la fin, le récit de vie contenu dans le Commentaire historique rejoint le moment de sa composition, 1776. Un lien assez fort entre deux lettres consécutives renforce l’‘effet-recueil’. Ainsi, la lettre 19, datée du 4 mai 1772 à un destinataire non mentionné, évoque la question de la mort et de la nécessité. Elle semble tout naturellement appelée par la lettre précédente, à Chesterfield, datée du 24 septembre 1771, qui aborde la question de la vieillesse et de la vie comme ‘une grande loterie’. Dans la composition du recueil, qui semble avoir été savamment méditée, le récit de vie cède le pas à la construction d’un ethos de l’auteur et à la composition d’un portrait intellectuel, qui cherche des assises dans des lettres, en partie récrites avant de trouver leur place dans le recueil. Les lettres sont décontextualisées et recontextualisées en fonction d’un projet dont une lecture attentive permet de découvrir peu à peu les contours. Il faut d’abord s’attarder à l’épistolaire, qui apparaît comme un procédé légitimant. A de rares exceptions près, comme la lettre 27 sur Ganganelli où Voltaire prend la parole sans le prétexte d’une lettre reçue, la lettre est une réponse à une autre lettre envoyée précédemment par le destinataire. La cellule discursive autour de laquelle le recueil s’articule 19
Voltaire, Commentaire historique, p. 197.
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est la réponse à une lettre reçue. On a dans le Commentaire historique deux cellules complètes. Dans les autres cas, les lettres-stimuli sont écartées du recueil. Le discours voltairien, contenant son portrait intellectuel, peut ainsi apparaître comme un geste de politesse, parfaitement légitime. En voici quelques exemples, recueillis en tournant les pages : ‘Je vous remercie, monsieur, de nous avoir fait connaître nos usages barbares. Etc.’ (lettre 12, A M. P avocat au parlement de Dijon, sur quelques lois ou coutumes) ; ‘Vous proposez, monsieur, qu’autour de la statue élevée à Montpellier à Louis XIV après sa mort, on dresse des monuments aux grands hommes qui ont illustré son siècle en tout genre’ (lettre 13, A M. le baron de Faugères, officier de marine, sur un monument qu’il propose d’ériger aux grands hommes du siècle de Louis XIV, dans la place de Montpellier) ; ‘Votre procédé, monseigneur le duc, est de l’ancienne chevalerie : vous vous exposez pour sauver un homme qui s’est mis en péril à votre suite’ (Lettre 7, A M. le Duc de La Valière, grand fauconnier de France, sur Urceus Codrus), etc. On voit immédiatement ce que les intitulés des différentes lettres ont de déconcertant pour quiconque cherche dans ce recueil un projet autobiographique. Mais à regarder de près cet étrange ensemble, deux choses apparaissent très clairement. Primo, la lettre est prétexte : la réponse à une lettre-stimilus du destinataire invisible fournit à Voltaire l’occasion de se dire, de se prononcer sur certains sujets. Cela apparaît clairement dans la dernière lettre citée, au Duc de La Valière : ‘Urceus Codrus ne valait pas trop la peine que je vous parlasse longtemps de lui ; mais il m’a fourni des réflexions qui pourront être utiles, si vous avez la bonté de les redresser’.20 La lettre permet à Voltaire d’exposer ses idées sans qu’il prenne lui-même l’initiative. Le véritable sujet de la lettre est un long développement sur ‘l’éloquence’. Or, si Voltaire peut parler de l’éloquence, et de toute une série d’autres sujets comme on le verra, c’est qu’un autre lui en a fourni l’occasion. Ce procédé est très courant dans les romans, où la prise de parole est très souvent légitimée au travers d’un dispositif épistolaire. C’est bien malgré elle que Marianne raconte sa vie, dans le roman de Marivaux : ‘Quand je vous ai fait le récit de quelques accidents de ma vie, je ne m’attendais pas, ma chère amie, que vous me prieriez de vous la donner toute entière, etc.’.21 Ou Thérèse, dite philosophe, dans le genre pornographique : ‘Quoi, Monsieur, sérieusement, vous voulez que j’écrive mon histoire ?’.22 20 21 22
Voltaire, Commentaire historique, p. 122. Marivaux, La Vie de Marianne, éd. Frédéric Deloffre, Garnier, 1957, p. 8. Le marquis d’Argens, Thérèse Philosophe, La Haye, 1748.
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Parfois le lien entre les ‘réflexions’ et le prétexte est fort ténu, comme par exemple dans la lettre 15 à Horace Walpole où Voltaire répond à l’envoi d’une œuvre d’Histoire par le Britannique. Il y donne vite son idée sur l’Histoire de Richard III et y revient à la fin, mais le gros de la lettre consiste en un long discours sur les règles de la tragédie. La figure de transition entre le stimulus, une œuvre d’Histoire, et les ‘réflexions’, qui forment un véritable ‘art poétique’, est Shakespeare. Secundo, la lettre est pré-texte, texte déjà existant, réécrite en partie pour l’occasion. Certaines sont amputées au début, d’autres s’achèvent sur un ‘Etcétéra’. Il s’agit donc parfois de fragments, ce qui corrobore l’hypothèse qu’il s’agit ici de lettres-thèses, recontextualisées en fonction de l’argument dont elles sont porteuses. L’étude entière consisterait à reconstituer ce nouveau contexte : logique de l’agencement des lettres, critères de sélection, etc. À quel ‘étymon’ renvoient-elles ? Pour répondre à cette question, l’analyse doit être conduite dans deux directions : en profondeur et en largeur. En profondeur, il est très remarquable que les ‘réflexions’ dont les lettres sont à la fois le prétexte et le pré-texte, se ramènent très souvent à une ‘maxime’, ou à une assertion formulée sur le mode impersonnel et au présent historique. La présence massive de propos de ce type apparente le Commentaire historique à un recueil de Pensées. Les exemples sont nombreux. Dans la lettre 1, les ‘réflexions’ concernent les langues : ‘Il n’y a pas de langue parfaite’; dans la lettre 2, le sujet est la sculpture : ‘Il faut, je crois, pour rendre une pensée fine, que cette pensée soit animée de quelque passion’ ; la lettre 5 est consacrée à la tragédie : ‘Il ne faut pas multiplier les obstacles sans nécessité’; dans la lettre 6, qui est sans doute la plus personnelle, mais presque entièrement écrite en vers, on trouve les maximes suivantes : ‘Et je conclus au bout, qu’il faut jouir en paix et se moquer de tout’, ‘Le monde est une guerre’ ; dans la lettre 17 consacrée à la Physique on lit : ‘Ce monde est une grande foire’; dans la lettre 20, dont les ‘réflexions’ portent sur la tolérance, on trouve : ‘Il faut quelquefois se battre contre ses voisins, mais il ne faut pas brûler ses compatriotes pour des arguments’, etc. En largeur, nous voyons les réflexions s’inscrire dans un plan. Ce plan n’est pas cohérent en ce sens qu’aucune taxinomie logique et préétablie ne semble avoir dicté la disposition des lettres. Celle-ci est grosso modo chronologique, on l’a dit. Mais à quelques redondances près, les réflexions renfermées dans les différentes lettres peuvent être ramenées aux sujets suivants, dans l’ordre : les langues, la sculpture, la philosophie (de Newton), la tragédie, l’éloquence, la politique, la physique, la métaphysique,
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la jurisprudence, l’histoire (la gloire du siècle de Louis XIV), la poésie épique, les règles du théâtre, la vieillesse, la mort, la tolérance, la géologie, la culture (et son origine), la poésie des anciens (et sa musicalité), la liberté de pensée, la supercherie, le fanatisme, l’astronomie. Comment ne pas remarquer, après coup, la forte ressemblance entre ce défilé et la table des matières de L’Esprit de Desfontaines où les fragments choisis dans son œuvre sont classés selon l’ordre suivant : De la Géométrie, de la Philosophie, de la Morale, de la Politique, de la Physique, du Commerce, de la Peinture, de la Chronologie, de l’Histoire, des Généalogies, des Voyages, des Ouvrages d’esprit, de l’Eloquence, de la Poésie, de la Tragédie, etc. La liste est encore longue. Elle comporte, pour le premier tome des quatre, quarante-six sujets, développés dans des fragments tirés des œuvres de Desfontaines, recontextualisés dans un recueil qui forme son portrait intellectuel, son Esprit. Dans l’avant-dernière lettre du Commentaire historique, la ‘maxime’ prend l’envergure d’une véritable profession de foi. Nulle part dans cet ouvrage n’apparaît aussi clairement l’ethos de Voltaire, pour lequel il cherche constamment une scène d’énonciation indirecte, avec une dextérité surprenante, dont nous avons voulu rendre compte. Du volet narratif au volet épistolaire se développe un subtil procès d’émergence du moi. Le véhicule de cette émergence est la lettre, d’abord subordonnée au narratif et s’en délivrant peu à peu. Le volet épistolaire est un chef-d’œuvre de savoir-vivre et de prudence, où la parole du moi, à des moments décisifs, sait encore s’objectiver à travers des maximes impersonnelles, pour émerger de temps en temps en sourdine et à travers un discours ironique. Le moi émerge enfin explicitement à la fin, dans une assez longue profession de foi, où l’autobiographique l’emporte enfin sur le biographique. C’est en effet avec ce magnifique passage que nous pouvons conclure nos réflexions : Je suis persuadé de la puissance immense et inconnue de l’auteur de la nature. J’ai toujours cru qu’il pouvait donner la faculté d’avoir du sentiment, des idées, de la mémoire, à tel être qu’il daignera choisir ; qu’il peut ôter ces facultés et les faire renaître, et que nous avons souvent pris pour une substance ce qui est en effet une faculté de cette substance. L’attraction, la gravitation, est une qualité, une faculté. Il y a dans le genre animal et dans le végétal, mille ressorts pareils, dont l’énergie est sensible, et dont la cause sera ignorée à jamais.23
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Voltaire, Commentaire historique, p. 193.
SUR VOLTAIRE ANECDOTE SUR LA SÉPULTURE DE MONSIEUR DE VOLTAIRE À L’ABBAYE DE SELLIÈRES A Jacques Berchtold Genève
L’‘Anecdote sur la sépulture de monsieur de Voltaire’ dont on trouve ici le texte est de la main de Jacques Etienne Giffard de la Porte, lieutenant du roi à Mayenne. C’est ainsi qu’il signe un de ses poèmes – Le Chant de Soie – contenu dans un cahier manuscrit conservé à la bibliothèque de l’Université de Leuven. Ce cahier témoigne de l’intérêt de ce rimailleur de province pour le genre épique, avec une Hyménéide du dauphin et de la Dauphine en quatre chants et La passion de Notre Seigneur JésusChrist ; Poème héroïque et divin en quatre chants lyriques. La notice à son sujet donnée par le Dictionnaire historique, topographique et biographique de la Mayenne d’Alphonse-Victor Angot nous apprend qu’en 1790 il est membre de l’Assemblée départementale et qu’il fut nommé pour la vérification des titres et papiers de l’Intendance de Tours concernant Mayenne.1 L’anecdote, qui porte en marge la date de 1778, évoque les derniers mois de la vie de Voltaire, de son arrivée à Paris, le 10 février, à son ensevelissement à l’abbaye de Sellières, le 2 juin 1778. Aux circonstances de la mort de Voltaire sur lesquelles Giffard se montre bien informé, il mêle deux autres thèmes, qui font l’intérêt de ce document. Le thème de la foi de Voltaire à laquelle l’auteur croit fermement est articulé à travers trois motifs : la conversion, la confession et la communion. Le clergé local de Paris et de Ferney occupe le devant de la scène, mais on entrevoit aussi l’ombre des évêques d’Annecy et de Troyes, ainsi que de l’archevêque de Paris. Plus étrangement, Giffard voit la mort de Voltaire et le sort de sa dépouille comme un événement purement humain, sans soupçonner Première publication : ‘Voltaire face à sa propre mort : Anecdote sur la sépulture de M. de Voltaire’ à l’abbaye de Sellières’, in Cahiers Voltaire 2017, p. 148-153. 1 Alphonse-Victor Angot et Ferdinand Gaugain, Dictionnaire historique, topographique et biographique de la Mayenne, Laval, Goupil, 1900-1910.
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les enjeux philosophiques et la teneur symbolique des événements véritablement dramatiques qu’il évoque. Il y a pour Giffard de la Porte plusieurs Voltaires. Dans la brillante carrière du patriarche de Ferney, ‘glorieux’ rime avec ‘malicieux’. Il faut admirer le poète qui imita si bien Racine et les Corneille que ses tragédies sont dignes d’être jouées au ciel ; il faut aussi pardonner à ce grand homme ‘quelques traits volatils de fol égarement’ ; il faut enfin honorer la souffrance du ‘pauvre Voltaire’ qui par sa mort offre un exemple frappant de la vanité du monde.2 Anecdote sur la sépulture de mr. de Voltaire à l’abbaye de Sellières proche Troyes en Champagne le 2 juin 1778. Il décéda à Paris le samedi 30. Mais dans l’hôtel de mr. le marquis de Villette sur le quai des Théatins. Relation véridique en vers simples et naïfs. 1
De bons religieux ont inhumé Voltaire, Dans leur cloître sacré, comme un saint solitaire, Quoi qu’il fût trop dit-on et mondain, et païen, Ils l’ont cru mort chez eux, en pénitent chrétien, Lorsqu’il venait les voir en pompeuse litière,3 Dans les mêmes habits4 qu’à son couronnement,5 Au théâtre français, sa brillante carrière, C’est-à-dire, deux mois avant son monument.6 Chacun sait, au parfait, cette illustre aventure, Expliquons à présent une autre tablature ; Voltaire irrita fort plusieurs nobles dévots, Pour avoir guerroyé trop les malins bigots, Soit les noirs rapineurs de biens dans les familles, Soit les vils séducteurs des femmes, et des filles ;
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Dans la transcription de cette Anecdote, nous modernisons l’orthographe. La ‘litière’ est la fort luxueuse ‘dormeuse’ de Voltaire, le carrosse doublé d’azur semé d’étoiles d’or. C’est dans cette ‘litière’ qu’il arrive à Paris le 10 février, qu’il se déplace à l’Académie et à la Comédie le 30 mars et que son corps est transporté à Sellières le 1er juin 1778. 4 Se rendant à la comédie le 30 mars, Voltaire est habillé à l’ancienne mode et se fait remarquer par une ‘immense perruque’. Le 31 mai, après son embaumement rapide, il est habillé et installé dans son carrosse pour être transporté à Sellières. 5 Après la réception triomphale à l’Académie le 30 mars, Voltaire se rend à la Comédie pour assister à la sixième représentation d’Irène. L’acteur Brizard lui présente dans sa loge une couronne de lauriers, que l’épouse du marquis de Villette lui pose sur la tête. 6 On peut penser ici au buste de Voltaire qui le 19 février est installé dans le foyer de la Comédie et qui est mis sur la scène au moment de son ‘couronnement’. 3
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Il lâcha mille traits, contre eux sans charité ; Tant qu’on croit qu’il mourut même en l’impiété ; Car il ne voulut pas, près de sa dernière heure, Ecouter son curé7 venu dans sa demeure, Sitôt qu’il lui parla de sa confession,8 Aux biens du paradis sûre introduction, Il le congédia comme un fourbe suprême.9 Ainsi ce grand auteur fut contraire à lui-même, Puisque Ferney, dit-on, vit sa conversion,10 Et qu’il fit dans Genève, à Dieu, communion,11 Au pied du saint autel d’un temple catholique, Comme un chrétien romain ; c’est un fait sans réplique, Il eût l’abbé Gautier,12 depuis, pour confesseur.
7 Jean-Joseph Faydit de Tersac, curé de Saint-Sulpice, qui refuse d’enterrer Voltaire en terre sacrée s’il n’obtient pas une rétractation plus complète que la ‘confession’ que, le 2 mars, Voltaire a déposée entre les mains de l’abbé Gaultier qui avait devancé le curé au lit de Voltaire mourant. 8 Ladite ‘confession de Voltaire’ du 2 mars est écrite par Voltaire lui-même qui s’exprime en termes évasifs : ‘Je meurs dans la sainte religion catholique où je suis né, espérant de la miséricorde divine qu’elle daignera pardonner toutes mes fautes, et si j’avais scandalisé l’Eglise j’en demande pardon à Dieu et à elle’. 9 Le mot ‘fourbe’ est trop fort pour rendre l’attitude de Voltaire à l’égard de Tersac. Il est vrai pourtant qu’il refuse plusieurs fois de recevoir la visite du curé, ne voulant se confier qu’à l’abbé Gaultier. Quand, le jour de la mort de Voltaire, Tersac accompagné de l’abbé Gaultier est admis une dernière fois, l’agonisant lui déclare ‘Laissez-moi mourir en paix’. 10 En 1768 à Ferney, Voltaire avait décidé de faire ses Pâques et le 3 avril, il va à la messe. Il avait obtenu auparavant et très facilement l’absolution du curé Pierre Gros de Ferney. A la messe, quand le prêtre s’apprête à commencer son sermon, Voltaire prend lui-même la parole et exhorte les croyants à prier pour la reine malade. Monseigneur Biord, évêque d’Annecy, est irrité de cette démarche et exige de Voltaire une déclaration qui prouve sa sincérité. Il s’ensuit un échange épistolaire qui n’aboutit à rien de décisif. Les amis de Voltaire s’inquiètent pourtant de sa ‘conversion’. C’est alors qu’il rédige et publie, protégé de l’anonymat, une Profession de foi des théistes. 11 En 1769 Voltaire rejoue la scène. L’abbé Gros reçoit ordre de l’évêque d’Annecy d’exiger cette fois-ci une déclaration écrite, signée en présence de témoins. Voltaire fait semblant d’être malade, sachant qu’un prêtre ne peut pas refuser le dernier sacrement aux mourants, même s’ils ne se confessent pas. Mais l’abbé Gros feint lui-même d’être malade. Le 1 avril Voltaire le fait venir pour enregistrer une déclaration faite par devant notaire: ‘Ayant mon Dieu dans ma bouche, je déclare que je pardonne sincèrement à ceux qui ont écrit au Roi des calomnies contre moi ; et qui n’ont pas réussi dans leurs mauvais desseins’. Ces épisodes de 1768 et 1769 ne sont que la répétition générale pour la scène qui se joue à Paris dans les semaines et jours qui précèdent la mort de Voltaire et dont parle le poème. Quand, le 2 mars, l’abbé Gaultier reçoit la ‘confession’ de Voltaire et veut lui donner la communion, Voltaire se dérobe en déclarant : ‘Monsieur l’abbé, faites attention que je crache continuellement du sang ; il faut bien se donner de garde de mêler celui du bon Dieu avec le mien’. 12 Louis-Laurent Gaultier offre ses services à Voltaire de sa propre initiative. Il est reçu le 21 février. Lorsque l’ecclésiastique s’est retiré, Voltaire déclare à son secrétaire
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Mais qu’il fit mal d’avoir renvoyé son pasteur, Combien on doit aimer tous ces aimables anges, Leur pardonnant parfois quelques fautes étranges ; Car ils sont pleins pour nous, de noble charité, Nous causant mille biens, même en l’éternité, Néanmoins le congé fut poli, fut honnête ; De plus Voltaire alors perdait beaucoup la tête, Souffrant dans tout son sang, un feu d’autodafé, Par de certains excès d’opium et de café.13 Après veilles et soins pour la maçonnerie,14 Recevant ce fol ordre à la fin de sa vie, Sans compter ses travaux15 jours et nuits comme auteur, Enfin il regretta cent fois son confesseur, Se battant dans son lit avec cris effroyables,16 Priant que l’on chassât d’autour de lui les diables ; Tant la mort nous entraîne en d’affreuses horreurs, Honorons sa souffrance, ici de tendres pleurs, Sans oser nous moquer de ces esprits terribles, Qui causent cent vrais maux, hélas ! quoi qu’invisibles, Dans la croix du sauveur, cherchons, contre eux des traits, C’est un conseil prudent aux Rois, comme aux sujets. Voilà comme mourut, dans Paris, ce grand homme,
Wagnière : ‘C’est un bon imbécile’. Voltaire, qui toute sa vie a vécu dans la crainte que son corps fût jeté dans la fosse commune, n’aurait pas eu de difficulté à obtenir de l’abbé Gaultier tout ce qu’il voulait. Le curé Tersac, en revanche, était plus redoutable. 13 Wagnière rapporte que, souffrant abominablement, Voltaire a ingurgité de trop fortes doses d’opium. Wagnière, envoyé par Voltaire à Ferney le 30 avril, est cependant absent de Paris le dernier mois de la vie de Voltaire. Nous savons par Mme Denis que les quatre derniers jours de Voltaire ont été paisibles et qu’il s’est éteint ‘comme une chandelle’. 14 Voltaire est reçu à la loge maçonnique des Neuf-Sœurs le 7 avril 1778. 15 A Paris, interrompu par d’innombrables visites, Voltaire travaille sans relâche à la correction de sa dernière pièce, Irène. Le 7 mai il fait à l’Académie une proposition de refonte du Dictionnaire : des étymologies devraient être ajoutées ainsi que la conjugaison des verbes irréguliers et des verbes hors d’usage. Il se charge de la lettre A. 16 Immédiatement après la mort de Voltaire des bruits calomnieux circulent, notamment dans la Gazette de Cologne. Ces bruits ont pu être alimentés par ce qu’aurait déclaré le médecin Tronchin, en qui Voltaire avait confiance, mais qui ne l’aimait pas. Témoin oculaire de la mort de Voltaire, Tronchin aurait déclaré : ‘Peu de temps avant sa mort, M. de Voltaire est entré dans une agitation affreuse, criant avec fureur : Je suis abandonné de Dieu et des hommes. Il se mordait les doigts, et portant les mains dans son pot de chambre, et saisissant ce qui y était, il l’a mangé’.
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Adversaire apparent des bons anges de Rome, Etant même entouré, dit-on de protestants ;17 Ah, devait-il avoir de pareils courtisans ? Dirai-je encore le mal de ce fameux génie ; Il fut trop dominé par sa métromanie ;18 Ecoutant les flatteurs plus que les vrais amis, Quoiqu’il honorât fort le Dieu du paradis, Et donc à son trépas, ses parents19 ayant crainte Que l’on lui refusât la sépulture sainte,20 Firent ouvrir son corps, l’embaument, finement,21 Et puis comme vivant, vêtu bien proprement, Le placent sur un char de subtile manière, Pour aller dans Ferney chercher son cimetière. Dans la route, on feignit sa mort subitement, A l’abord d’un couvent22 que l’on nomme Sellières, Aux yeux de son neveu très saint abbé vraiment,23 Lequel fondait en pleurs faisant à Dieu prière, Ne pouvant rien comprendre en pareil accident.
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Parmi les amis protestants de Voltaire on peut compter Wagnière et le banquier genevois Jacques Necker et son épouse, qui tient salon à Paris. C’est dans le salon de Mme Necker qu’en 1770 17 philosophes, parmi lesquels Diderot, Grimm, Marmontel, d’Alembert, Saint-Lambert, Helvétius et l’abbé Raynal, décident de rassembler de l’argent pour une statue de Voltaire dont la réalisation est confiée à Pigalle. 18 La métromanie est l’obsession de faire des vers à tout propos. L’expression est empruntée au titre d’une comédie d’Alexis Piron écrite en 1736. Cette pièce contient quelques vers qui tournent Voltaire en ridicule. 19 Ces parents sont Mme Denis, son frère l’abbé Mignot, le marquis de Villette, dans la maison de qui Voltaire est mort, et le marquis de Villevielle. 20 Dès le 23 février on prend des mesures pour l’enterrement de Voltaire. Le transfert de la dépouille du défunt à l’abbaye de Sellières est l’effet d’un accord entre la famille, le clergé et les autorités. Personne ne souhaitait le scandale, surtout après l’acclamation de Voltaire à la comédie et l’excitation qui s’emparait de l’esprit du peuple. L’abbé Tersac, résolu à ne pas enterrer Voltaire à Paris, accepte qu’on transporte Voltaire, ‘comme malade’ à Ferney. Il s’agissait de cacher sa mort jusqu’après ce départ. Le 27 mai Maurepas intervient et propose ‘de le mettre tout habillé dans sa voiture’ pour s’arrêter à trois ou quatre lieux de Paris pour faire embaumer le corps. On finira par faire l’opération nécessaire à Paris même à l’hôtel de Villette. 21 Un apothicaire du lieu, M. Mitouard, procède à l’autopsie. 22 L’abbaye de Sellières dont le neveu de Voltaire est l’abbé commandataire n’est habitée que de deux moines, Dom Potherat et Dom Meunier. 23 Après la mort de Voltaire, l’abbé Mignot, neveu de Voltaire, prend la poste et demande aux moines de Sellières de recevoir le corps de Voltaire en dépôt. L’embaumement ayant été fait rapidement, le transfert du corps à Ferney, qui aurait pris cinq jours au moins, n’était pas sans risque.
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Voilà comme on le mit, dans une triste bière,24 Devant plusieurs parents voisins, patrons, amis,25 Lesquels l’accompagnaient, en pleurs depuis Paris. Puis on procède ensuite à son convoi funèbre,26 la messe de son deuil sera longtemps célèbre27 par plusieurs bons curés, et seigneurs d’alentour qui vinrent prier Dieu pour son âme, en ce jour, tel est ce trait d’histoire ordonné, de par saint Pierre, plaise au grand Dieu l’admettre en sa grâce et lumière, Dans sa ville aux murs d’or du brillant firmament, Plein de mille plaisirs d’un auguste agrément. Oui, connaissant son cœur au fond très débonnaire, Plaise à Dieu pardonner à ce pauvre Voltaire Quelques traits volatils de fol égarement. Cependant sans vouloir lui causer du tourment, Son corps fut, sous la chaux, mis fort avant en terre.28 Ainsi ce fier auteur ne reviendra jamais Tonner, comme il faisait, dans la mondaine sphère, Pour troubler, en lutin,29 des bons humains, la paix, Car suivant trop aussi quelques fois sa colère, Contre d’honnêtes gens il fit des vers mauvais, Quels exemples frappant des vanités du monde, Que ce poète, hélas, du ciel trop dévoyé, Après avoir souffert le rasoir et la sonde, Son corps, par un hasard, fut pis que foudroyé ;30 Qui peut prévoir le sort de pareilles idoles ? Craignez même l’enfer, esprits faux, âmes folles,
24 Le corps est déposé dans un cercueil de bois blanc. On propose un cercueil de plomb mais Mme Denis, légataire universelle de Voltaire, n’a pas le beau rôle. Elle se serait écrié : ‘A quoi bon ? Cela coûterait beaucoup d’argent’. 25 La nuit du 1er juin le corps est veillé par les parents et les deux ecclésiastiques. 26 Le lendemain six curés des paroisses voisines de Sellières, des chantres, des choristes, des suisses, des sonneurs et une soixantaine d’autres personnes constituent ce convoi. 27 Les six prêtres disent chacun une messe. Dom Potherat célèbre ensuite une messe haute. 28 Voltaire fut enterré dans le chœur de l’Eglise. 29 Dans une lettre à d’Argental, Voltaire a déclaré que revenant à Paris, il avait peur de trop ressembler au spectre du père d’Hamlet. 30 La scène macabre de l’autopsie de Voltaire est bien documentée. Son cerveau est prélevé et donné à l’apothicaire Mitouard qui le conserve dans un bocal d’esprit de vin après l’avoir cuit. Le cœur de Voltaire est donné au marquis de Villette, qui après avoir acquis Ferney en 1779, y fait élever une petite pyramide où le cœur est déposé.
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95 Et donc pour avoir place en l’Olympe d’azur, Rejetez bien tout art du démon, fourbe impur, Si de notre cher mort, vous lisez les ouvrages, N’en soyez pas aussi moins pieux et moins sages, Au contraire encore plus, car Dieu, sur vos purs vœux, 100 Pourrait faire jouer ses beaux drames aux Cieux, Tant il imita bien Racine, et les Corneilles, Peignant de cent héros, les diverses merveilles, Ainsi donc pour ses vers saillants et glorieux, Plaise à Dieu pardonner ses traits malicieux.31
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L’annotation a été établie à partir de Jean Orieux, Voltaire ou la Royauté de l’esprit, Paris, Flammarion, 1966 ; Roger Pearson, Voltaire Almighty, A life in pursuit of Freedom, London, Bloomsbury, 2006 ; René Pomeau, Voltaire en son temps, Paris, Fayard et Oxford, Voltaire Foundation, 1995 ; Raymond Trousson, Voltaire, Paris, Tallandier, 2008 ; Condorcet, Vie de Voltaire (1789), dans Œuvres complètes de Voltaire, Kehl, Imprimerie de la Société littéraire typographique, 1784-1789, tome 70.
SUR VOLTAIRE PORTRAITS ROMANESQUES D’UNE FIGURE HISTORIQUE : CHARLES XII, ROI DE SUÈDE, VU PAR VOLTAIRE A Sylvain Menant Paris
Charles XII, figure historique Les exploits du jeune roi de Suède, Charles XII, qui provoquèrent dans la première décennie du XVIIIe siècle l’étonnement et l’émerveillement de l’Europe entière, ne sont plus connus du public français du XXIe siècle que grâce à l’ouvrage célèbre que consacra Voltaire à ce jeune héros.1 Pour la rédaction de l’Histoire de Charles XII, Voltaire a rassemblé avec soin une très grande quantité de documents. Gunnar von Proschwitz relève de nombreux témoignages oraux, des sources manuscrites et une quinzaine d’ouvrages publiés, parmi lesquels l’Histoire de Suède sous le règne de Charles XII, publiée en 1721 en 6 volumes par Henri Philippe Limiers à laquelle Voltaire fait de très nombreux emprunts, pas toujours avoués d’ailleurs. Mais la principale source de Voltaire est sans aucun doute Frédéric Ernest, baron de Fabrice (1683-1750), qui a vécu pendant au moins 6 ans dans l’entourage immédiat du roi Charles et qui a laissé des Mémoires, écrits en français mais publiés en allemand.2 Voltaire évoquait rarement un fait ou événement sans que celui-ci soit attesté par au moins deux sources.3 Première publication : ‘Portraits romanesques d’une figure historique : Charles XII, roi de Suède, vu par Voltaire’, in Marc Hersant et Catherine Ramond (éds), Les portraits dans les récits factuels et fictionnels de l’époque classique, Leiden, Brill, coll. Faux-Titre, p. 75-84. 1 Pour les aléas de la publication de l’Histoire de Charles XII, voir l’Introduction de Gunnar von Proschwitz dans son édition scientifique de l’œuvre, qui est ici notre édition de référence : Les Œuvres complètes de Voltaire, Oxford, Voltaire Foundation, volume 4, 1996. 2 Die Memorien des Kammerherrn Friedrich Ernst von Fabrice, éd. R. Grieser, in Quellen und Darstellungen zur Geschichte Niedersachsens 54, Hildesheim, 1956. 3 Dans le Discours sur l’Histoire de Charles XII, qui est placé en tête de beaucoup d’éditions de l’œuvre à partir de 1731, Voltaire déclare qu’il a fondé son Histoire ‘sur des
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En 1731, l’ouvrage de Voltaire n’est certes pas le premier récit des exploits du jeune roi de Suède. Douze ans après sa mort, survenue en 1718, Charles XII est déjà entré dans la légende et quand Voltaire en fait le sujet de son premier ouvrage historique consacré à l’histoire contemporaine, il a à traiter d’un homme qui est en quelque sorte devenu une figure romanesque. C’est exactement ce que suggère la préface d’un ouvrage dont Voltaire s’est inspiré, intitulé The History of the Wars of his Majesty Charles XII. King of Sweden, dont la première édition parut en 1715, alors que Charles XII était encore en vie : The Hero who makes the Superior Figure in this Story, were to run the Parallel, might Vye with the Caesars and Alexanders of Ancient Story; he has done Actions that Posterity will have room to Fable upon, till they make his History incredible, and turn it into Romance.4 Le héros qui constitue la figure supérieure de cette histoire pourrait rivaliser, s’il fallait faire le parallèle, avec les Caesars et les Alexandres de l’ancienne histoire. Il a accompli des actions sur lesquelles la postérité pourra fabuler, jusqu’à ce qu’elle ait rendu son histoire incroyable en la transformant en Roman.
Deux paragraphes plus haut, l’auteur de cet ouvrage anglais souligne que son récit est purement historique – ‘meerly historical’ – et que pour toute apologie il n’a besoin que du savoir et du souvenir du public de ces événements qui sont tout récents.5 Il s’agit en outre de ‘mémoires’ d’un témoin oculaire, un gentilhomme écossais en l’occurrence, qui a été au service du roi de Suède. Un homme donc qui a vécu dans le voisinage immédiat de Charles XII. L’ouvrage, paru anonymement en 1715, connut une réédition complétée en 1720, après la mort de Charles XII et c’est cette deuxième édition qui a été léguée à la postérité. La ressemblance avec la source principale de Voltaire, le baron de Fabrice, est frappante. récits de personnes connues, qui ont passé plusieurs années auprès de Charles XII et de Pierre le Grand, empereur de Moscovie ; et qui s’étant retirées dans un pays libre longtemps après la mort de ces princes, n’avaient aucun intérêt de déguiser la vérité ; M. Fabrice, qui a vécu sept années dans la familiarité de Charles XII, M. de Fierville, envoyé de France, M. de Villelongue, colonel au service de Suède, M. Poniatowski même, ont fourni les mémoires’. 4 Daniel Defoe, The History of the Wars of his Majesty Charles XII. King of Sweden, from his landing in Denmark, to his return from Turkey to Pomerania. The second edition. With a continuation to the time of his Death. By a Scots gentleman in the Swedish service, London, Printed by H.P. for A. Bell, 1720. 5 D. Defoe, The History of the Wars of his Majesty Charles XII, Préface: ‘As these Memoirs are merely Historical, they need little Apology, they contain a Relation of Things transacted within the View, and perhaps in the Memory of most that shall now read them, and need no better appeal for their authority and Truth, than to the General Knowledge of mankind ; the Assent of which in this Age, must needs pass for approbation in the next’.
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Charles XII : le Destin et la Renommée Le texte anglais que nous venons de citer amène la double problématique sur laquelle nous voulons insister ici. On sait désormais avec certitude que The History of the Wars of his Majesty Charles XII est une espèce de roman d’un nommé Daniel Defoe, et que cette espèce de roman ressemble beaucoup aux pseudo-mémoires comme Courtilz de Sandras en a composé un certain nombre en français, avant et après Daniel Defoe. Ce texte anglais, que Voltaire a connu, est intéressant dans le cadre d’une comparaison du traitement du portrait en Histoire et en Fiction, compte tenu des genres intermédiaires que sont la nouvelle historique ou les romans-mémoires. Un premier champ problématique se dégage clairement du passage que nous venons de citer : Charles XII n’a-t-il pas été de son vivant, et a fortiori après sa mort, un sujet d’affabulation susceptible d’être rapidement transformé – par la Postérité – en une figure légendaire ? Charles XII n’était-il pas prédestiné, comme le suggère notre auteur anglais, à devenir le pôle d’attraction de toutes sortes d’aventures, amoureuses et autres, comme l’a été avant lui Alexandre dans les très nombreux ‘romans d’Alexandre’ dont les premiers échantillons se perdent dans les brumes de l’Hellénisme et dont les versions connues remontent au moins au IVe siècle de notre ère, et plus particulièrement aux Res gestae Alexandri macedonis de Julius Valerius, qui ne contiennent, il faut bien le dire, que très peu d’événements historiquement attestés ?6 Ce premier champ problématique implique un regard prospectif, sur la fortune ‘littéraire’ de Charles XII. Un deuxième champ problématique découle d’un regard rétrospectif. Charles XII, qu’on a appelé de son vivant ‘le brave lion du Nord’, ne se percevait-il pas lui-même comme un héros épique, dont il trouvait les modèles aussi bien dans l’Histoire que dans le champ littéraire ? L’action elle-même et les exploits de Charles XII ne sont-ils pas inspirés par l’émulation de modèles épiques comme Alexandre ou Caesar, voire, Hector et Achille, et des livres qu’on lui faisait lire dans sa jeunesse ? Il semble que la figure historique de Charles XII s’inscrive tout naturellement dans un schéma dialectique. La figure historique semble en effet prisonnière de deux livres : d’une part, et de façon rétrospective, le héros se constitue lui-même prisonnier d’un livre qui le prédestine. Il se façonne lui-même à partir d’un modèle historique devenu littéraire 6
Julius Valerius, Roman d’Alexandre, éd. Jean-Pierre Calu, Turnhout, Brepols, 2010.
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qu’il adopte et qui fournit en quelque sorte le moule abstrait de ses futurs exploits. D’autre part, il est aussi prisonnier d’un livre qui va l’arracher au réel pour en faire un héros de roman. Cette complémentarité des points de vue rétrospectifs et prospectifs, autrement dit d’un Livre de la Destinée héroïque écrit d’avance et d’un Livre de la Renommée à venir qui transformera la figure historique en un héros d’épopée ou de roman, n’a rien de recherché. Comme notre analyse veut le montrer, Voltaire percevait très clairement ce schéma et s’en servait très adroitement dans ses portraits de Charles XII. S’il est vrai que Voltaire voulait ramener le roi de Suède à sa vérité ‘historique’, par sa façon irréprochable de se documenter, il n’en est pas moins certain qu’il faisait lui-même et très vite l’expérience d’une réalité historique sans cesse dérobée par le romanesque. Mais en même temps, et d’une façon que nous voulons dévoiler ici, il se servait adroitement du statut héroïque que le Livre de la Destinée et le Livre de la Renommée conféraient au jeune roi de Suède. Nous étudierons ici la façon subtile dont le modèle romanesque oriente et détermine la caractérisation de Charles XII par celui qui en a été un des biographes les plus notoires. Et cette façon d’inscrire le romanesque au sein même de l’entreprise historique est axée sur un art du portrait. Le portrait de Charles XII par Voltaire est flanqué de trois autres portraits. Cette galerie contient la clef du contrat de lecture que Voltaire propose à son lecteur. Commençons par remarquer qu’il faut attendre la toute fin de l’œuvre pour trouver dans l’Histoire de Charles XII une description de l’aspect physique du héros : Charles était d’une taille avantageuse et noble ; il avait un très beau front, de grands yeux bleus remplis de douceur, un nez bien formé ; mais le bas du visage désagréable, trop souvent défiguré par un rire fréquent qui ne partait que des lèvres ; presque point de barbe ni de cheveux ; Il parlait très peu, et ne répondait souvent que par ce rire dont il avait pris l’habitude ; On observait à sa table un silence profond. Il avait conservé dans l’inflexibilité de son caractère, cette timidité qu’on nomme mauvaise honte. Il eût été embarrassé dans une conversation, parce que s’étant donné tout entier aux travaux de la guerre, il n’avait jamais connu la société. Il n’avait lu jusqu’à son loisir chez les Turcs, que les Commentaires de César et l’Histoire d’Alexandre.7
Ce n’est donc pas Charles XII tel qu’en lui-même qui intéresse Voltaire, mais les diptyques dans lesquels il s’inscrit. Et comme le suggère cette description physique, Alexandre le Grand est la figure centrale du Livre 7
Voltaire, Histoire de Charles XII, Livre VIII, p. 543.
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de la Destinée de Charles. C’est donc par le conquérant macédonien que nous allons commencer la visite du musée des portraits de Charles XII et de ses doubles. Charles XII et Alexandre le Grand L’émulation d’Alexandre apparaît dès les premières pages que Voltaire consacre à l’éducation de son héros et aux livres qu’on lui donne à lire : Dès qu’il eut quelque connaissance de la langue latine, on lui fit traduire Quinte-Curce :8 il prit pour ce livre un goût que le sujet lui inspirait beaucoup plus encore que le style. Celui qui lui expliquait cet auteur lui ayant demandé ce qu’il pensait d’Alexandre, Je pense, dit le prince, que je voudrais lui ressembler. Mais, lui dit-on, il n’a vécu que trente-deux ans. Ah ! reprit-il, n’est-ce pas assez quand on a conquis des royaumes?9
Le Livre second de l’Histoire de Charles XII atteste un changement aussi subit que prodigieux dans le caractère de Charles à l’âge de 18 ans. C’est le moment pour Voltaire de faire de son héros un premier portrait. Le portrait n’est pertinent que quand il traduit un contraste ou un changement, comme cela apparaîtra plus clairement encore plus loin : On fut bien plus surpris encore, quand on le vit renoncer tout d’un coup aux amusements les plus innocents de la jeunesse. Du moment qu’il se prépara à la guerre, il commença une vie toute nouvelle, dont il ne s’est jamais depuis écarté un seul moment. Plein de l’idée d’Alexandre et de César, il se proposa d’imiter tout de ces deux conquérants, hors leurs vices. Il ne connut plus ni magnificence, ni jeux, ni délassements ; il réduisit sa table à la frugalité la plus grande. Il avait aimé le faste dans les habits ; il ne fut vêtu depuis que comme un simple soldat. […] Si cela est ainsi, cette condamnation de soi-même, et cette privation, qu’il s’imposa toute sa vie, sont une espèce d’héroïsme non moins admirable.10
Au Livre troisième, Charles est encore comparé à Alexandre quand il met Stanislas Leszczinsky sur le trône de Pologne, ‘à peu près comme Alexandre avait nommé Abdolonime’.11 Mais c’est en Turquie, après la défaite de Pultova, que le diptyque reçoit toute sa pertinence. Dans le 8
Quinte-Curce, De rebus gestis Alexandri Magni Libri decem. Voltaire, Histoire de Charles XII, Livre I, p. 167. Nous soulignons. 10 Voltaire, Histoire de Charles XII, Livre II, p. 197-98. 11 Voltaire, Histoire de Charles XII, Livre III, p. 267. Alexandre, après avoir conquis Sidon en 332 avant notre ère, confie le gouvernement à Abdolonyme, qui descend des rois de Sidon. 9
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loisir que son exil lui procure, Charles a le temps de lire les auteurs français, Corneille, Racine et Boileau notamment. Quand on lui montre la huitième satire de Boileau où celui-ci traite Alexandre de fou et d’enragé, Charles déchire la feuille.12 Ces vers méritent bien qu’on les cite ici car ils valent un portrait indirect et il est évident que Charles s’est reconnu dans ces vers qui ont pour objet son modèle, Alexandre: Quoi donc ! à votre avis, fut-ce un fou qu’Alexandre ? – Qui ? cet écervelé qui mit l’Asie en cendre ? Ce fougueux l’Angely, qui, de sang altéré, Maître du monde entier s’y trouvait trop serré ! L’enragé qu’il était, né roi d’une province Qu’il pouvait gouverner en bon et sage prince, S’en alla follement, et pensant être dieu, Courir comme un bandit qui n’a ni feu ni lieu ; Et, traînant avec soi les horreurs de la guerre, De sa vaste folie emplir toute la terre ; Heureux, si de son temps, pour cent bonnes raisons, La Macédoine eût eu des Petites-Maisons, Et qu’un sage tuteur l’eût en cette demeure, Par avis de parents, enfermé de bonne heure !13
Comme il a pu lire la préfiguration de ses propres exploits, écrits d’avance dans La Vie d’Alexandre de Quinte-Curce, Charles XII a pu s’appliquer ces vers de Boileau, publiés en 1666. Ils peuvent rétrospectivement se lire comme un poème à clef contenant, par avance, le regard que la postérité jettera sur sa vie. C’est ce qu’il craint et pour cette raison il arrache cette page au livre de Boileau. Il est tout à fait évident que Voltaire admire le héros dont il fait le portrait et dont il raconte les exploits. Mais les superlatifs et les qualificatifs tels qu’‘admirable’, ‘héroïque’, etc. ne doivent pas nous tromper sur le véritable projet de Voltaire, qui consiste à ramener la figure historique de Charles XII au statut d’un héros de roman ou d’épopée. La vraie clef du texte se trouve à la toute fin du Livre VIII où Charles est désigné comme une figure ‘admirable plutôt qu’à imiter’.14 Cette clef de lecture des portraits de Charles et de l’Histoire de Charles XII comme œuvre historique est liée à cette dimension de la problématique de la mimesis qu’on peut appeler l’exemplification. Imiter et être imité. Charles ne faisait qu’imiter un modèle devenu héros épique, mais lui-même ne 12
Voltaire, Histoire de Charles XII, Livre VIII, p. 379. Boileau, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, éd. Françoise Escale, 1966, Satire VIII. 14 Voltaire, Histoire de Charles XII, Livre VIII, p. 542. 13
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mérite pas d’être imité. Voilà pourquoi l’Histoire de Charles XII se lit comme un roman. Voilà aussi ce qui explique pourquoi – ce sera notre second point – la figure de Charles est placée sous une autre lumière dans la correspondance de Voltaire. Charles XII et Don Quichotte La seconde figure à laquelle Charles XII est associé plane comme une ombre sur le héros dans l’Histoire de Charles XII et n’y est visible qu’au lecteur qui sait lire entre les lignes. Elle apparaît plus clairement dans les écrits privés de Voltaire, ses lettres, dont il savait bien sûr qu’elles allaient circuler. Cette figure est Don Quichotte. Dans une lettre écrite en 1737 au prince royal de Prusse, le futur Frédéric II,15 Voltaire désigne Charles XII comme ‘cet homme moitié Alexandre, moitié Don Quichotte’. Il ré-évoque ce portrait étonnant de son héros dans une lettre à Madame du Deffand, en 1759 : ‘Charles (était) un fou extraordinaire, qui se battait, comme Don Quichotte, contre des moulins à vent’.16 Les moulins à vent, ce sont ses propres chimères, qui proviennent d’autres livres. L’Histoire d’Alexandre le Grand de QuinteCurce a été pour Charles XII ce qu’étaient les Amadis pour l’hidalgo de la Manche : le livre de sa Destinée. A travers Quinte-Curce, à travers Montalvo, parle et écrit, pour Charles et Don Quichotte, le Destin même, Fatum. Et le projet de Voltaire, véhiculé par un art des portraits, est de ramener la figure de Charles au statut d’un héros de roman, et au roman tel que le futur auteur de contes philosophiques le voyait : un ouvrage amusant, mais sans instruction et surtout sans véritable exemplarité. Plusieurs éditeurs de l’Histoire d Charles XII ont déclaré que l’œuvre se lit comme un roman. Cela tient, déclarent-ils, au style et au rythme que Voltaire insuffle dans sa prose. Cela tient aussi, comme le montre Gunnar von Proschwitz dans la magistrale introduction à son édition scientifique de l’œuvre, au contexte de la genèse de l’Histoire de Charles XII. Durant son exil anglais, Voltaire fait la connaissance de plusieurs personnes qui ont fait partie du voisinage immédiat du roi de Suède. Et, continue von Proschwitz, en répondant aux questions de Voltaire, ils lui esquissèrent son portrait et décrivirent la manière d’être de cet homme extraordinaire, à nul autre pareil. Les scènes de sa vie présentaient le canevas d’un récit historique 15 16
D1334. D8484.
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ou d’un roman d’aventures. Bref, c’était un sujet en or pour un historien ou un romancier. Voltaire en vit l’intérêt et les possibilités’.17
Mais quelles étaient ces possibilités ? En d’autres termes, comment Voltaire pouvait-il être simultanément un historien et un romancier ? Gunnar von Proschwitz ne répond pas à la question ouverte par son propos qui, pourtant, donne la clef du contrat de lecture de l’étrange ouvrage de Voltaire? L’Histoire de Charles XII est simultanément un échantillon de l’historiographie nouvelle dont Voltaire lui-même a contribué à créer les conditions et un échantillon d’un roman ancien style, genre abhorré par Voltaire, et qu’il allait renouveler aussi avec ses contes philosophiques. Au niveau des faits, c’est la reconstruction de la vérité qu’il recherche. Voltaire, qui fonde une manière ‘éclairée’ d’écrire l’histoire lutte en permanence contre Fama, la déesse romaine, qui sonne de deux trompettes, une courte qui est celle des ragots, une longue qui est celle de la Renommée. Et Fama est une grande romancière. Elle écrit ou fait que s’écrive le Livre de la Renommée des héros, qui est un roman. Le texte anglais cité au début de notre analyse, The Wars of his Majesty Charles XII. king of Sweden en constitue un exemple. Ce qui est en cause dans le cas de l’Histoire de Charles XII est évidemment et tout d’abord la difficulté de distinguer la Fiction de la Vérité, mais c’est aussi la tentative inavouée dans l’œuvre historique même de ramener la vie et les exploits de Charles XII à un roman et plus particulièrement au roman de cet écrivain espagnol, Cervantès, qui avait su interroger la tradition romanesque déjà séculaire avec plus de perspicacité qu’aucun de ses contemporains. Le portrait de Charles XII par Voltaire n’est donc saisissable que quand on parvient à le replacer dans le rapport complexe que l’Histoire de Charles XII établit entre vérité et fiction, entre Histoire et Roman. Charles XII, figure historique, est d’emblée saisi entre deux livres dont il est prisonnier : le destin livresque écrit par Fatum d’un côté, la renommée livresque écrite par Fama, de l’autre. La tâche de l’historien qui s’appelle Voltaire a été double : il a fallu exposer l’un et lutter contre l’autre. Lutter contre Fama, la déesse à la double trompette, consistait à fonder le récit de la vie de Charles XII sur des documents authentifiés et fiables. L’erreur que commet Voltaire en prenant l’œuvre de Defoe pour une source historique prouve combien cette tâche a été difficile. Exposer Fatum 17
Voltaire, Histoire de Charles XII, Introduction, p. 6.
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d’autre part, cela signifiait que sans heurter de front l’opinion publique, il fallait ramener Charles XII à ce qu’il fut réellement à ses yeux, un héros, mais pas un grand homme. Ce grand homme apparaît, par opposition au héros épique, dans des portraits contrastés. La troisième figure avec laquelle Charles XII entre en compétition, le troisième portrait qu’il faut accrocher à côté du sien, est celui du czar, l’ennemi héréditaire de la Suède, Pierre I, que la postérité appellera ‘Grand’. Pour Voltaire, le grand homme, c’est le czar ; Charles XII n’a été qu’un héros. Le portrait de Charles XII de Voltaire en cache donc plusieurs autres, et les deux premiers, l’un explicite et l’autre implicite, ont été nécessaires pour amener enfin le troisième, celui que Voltaire a véritablement en vue : le portrait du despote éclairé, le civilisateur opposé au conquérant, Pierre le Grand. Charles XII et Pierre le Grand Notons tout d’abord que l’émulation d’Alexandre par Charles XII a été bien captée par son grand adversaire. Ce dernier avait fait parler de paix à Charles qui avait répondu, de façon hautaine, qu’il allait parler de paix avec le czar à Moscou. A cette arrogance, Pierre I aurait répondu : ‘Mon frère Charles prétend faire toujours l’Alexandre ; mais je me flatte qu’il ne trouvera pas en moi un Darius’.18 Dans une page essentielle de la Quatrième Partie de l’Histoire de Charles XII, Voltaire donne des deux monarques un portrait contrasté. Il a bien choisi son moment. Le diptyque précède immédiatement la description de l’affrontement des armées suédoises et russes à Pultava. La défaite infligée à Charles par le czar, par Darius à Alexandre pourraiton dire, marque le début de la fin pour le lion du Nord : Ce fut le 8 juillet de l’année 1709 que se donna cette bataille décisive de Pultava, entre les deux plus singuliers monarques qui fussent alors dans le monde : Charles XII, illustre par neuf années de victoires ; Pierre Alexiowitz, par neuf années de peines prises pour former des troupes égales aux troupes suédoises ; l’un, glorieux d’avoir donné des Etats ; l’autre, d’avoir civilisé les siens ; Charles, aimant les dangers, et ne combattant que pour la gloire ; Alexiowitz, ne fuyant point le péril, et ne faisant la guerre que pour ses intérêts ; le monarque suédois, libéral par grandeur d’âme ; le Moscovite, ne donnant jamais que par quelque vue ; celui-là, d’une sobriété et d’une continence sans exemple, d’un naturel magnanime, et qui n’avait été barbare qu’une fois ;19 […] Charles avait 18 19
Voltaire, Histoire de Charles XII, Livre IV, p. 328. Voltaire fait allusion à l’affaire Patkul.
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le titre d’invincible, qu’un moment pouvait lui ôter ; les nations avaient déjà donné à Pierre Alexiowitz le nom de grand, qu’une défaite ne pouvait lui ôter, parce qu’il ne le devait pas à des victoires.20
Placé à un endroit stratégique du livre qui coïncide avec la fin du premier tome et avec le moment où la Fortune commence à tourner son aveugle regard d’un autre côté, ce diptyque constitue l’argument central de l’Histoire de Charles XII : Charles est un héros, mais pas un grand homme. Le grand homme est Pierre. L’argument est repris à la fin du tome II dans un autre passage-clé déjà cité qui précède immédiatement le portrait physique : Charles, ‘homme unique plutôt que grand homme’. Charles XII et Pierre I : le héros et le grand homme ; le conquérant et le législateur ; le premier n’aspirant qu’à la gloire, l’autre n’agissant que par intérêt ; l’un quittant son pays pour guerroyer et conquérir, l’autre le quittant pour s’instruire ; neuf années de victoires versus neuf années de peines pour mettre sa force militaire au même niveau de celle de son adversaire ; Charles à qui une simple défaite pouvait tout enlever, Pierre à qui un désastre militaire ne pourra jamais enlever ses réalisations civilisatrices. Siofra Pierse a bien montré que le portrait de Charles XII correspond chez Voltaire à des modèles littéraires et que, notamment, le contraste entre Hector et Achille, emprunté à l’Iliade informe la structure de l’œuvre.21 Ce qui fascine Voltaire est l’extraordinaire vivacité de Charles. Il décrit un héros accompli : impatient, rapide, impétueux. Devant Copenhague, les bateaux de débarquement ne sont encore qu’à trois cent pas du rivage et déjà Charles, ‘impatient de ne pas aborder assez près, ni assez tôt, se jette dans une chaloupe dans la mer, l’épée à la main’.22 Poursuivant les Russes jusqu’au Borysthènes, Charles n’attend pas l’arrivée de son infanterie, ‘il se jette dans l’eau à la tête de ses gardes à pied’.23 Assiégé dans Stralsund, le ‘roi est partout à la fois’,24 etc. Il est évident que Voltaire admire Charles XII, comme héros. Mais en 1739, remaniant son œuvre, Voltaire réévalue aussi la figure du roi de Suède, qu’il déprécie de plus en plus face à son rival, comme l’a bien montré Myrtille Méricam-Bourdet.25 Une lettre à Thiriot, écrite le 15 juillet 20
Voltaire, Histoire de Charles XII, Livre IV, p. 349-350. Siofra Pierse, Voltaire historiographer : narrative paradigms, Oxford, Voltaire Foundation, SVEC 2008/05, p. 144-148 22 Voltaire, Histoire de Charles XII, éd. Gunnar von Proschwitz, Livre II, p. 203. 23 Voltaire, Histoire de Charles XII, Livre IV, p. 326. 24 Voltaire, Histoire de Charles XII, Livre VIII, p. 507. 25 Myrtille Méricam-Bourdet, Voltaire et l’écriture de l’histoire, un enjeu politique, Oxford, Voltaire Foundation, SVEC, 2012, p. 113. 21
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1735, témoigne de ce tournant : ‘Vous savez que chez moi les grands hommes vont les premiers, et les héros les derniers. J’appelle grands hommes tous ceux qui ont excellé dans l’utile ou l’agréable. Les saccageurs de provinces ne sont que des héros’.26 En 1759, Voltaire entame l’Histoire de l’empire de Russie sous Pierre le Grand, consacrée au ‘grand homme’. L’Histoire de Charles XII et l’Histoire de l’empire de Russie sous Pierre le Grand, composées à trente années d’intervalle,27 constituent respectivement les tomes XXIII et XXIV des Œuvres complètes de Voltaire, dites de Kehl.28 Les deux œuvres ont été clairement reconnues comme un diptyque par les éditeurs de Kehl. Les deux volumes, de tailles à peu près égales, s’interpénètrent de façon évidente. Les chapitres XI à XVIII de l’Histoire de l’empire de Russie sous Pierre le Grand évoquent les conquêtes de Charles XII. Inversement, les douze dernières pages de la première partie de l’Histoire de Charles XII sont consacrées à Pierre I et à son projet civilisateur. Les deux œuvres où les mêmes événements sont narrés d’un point de vue différent peuvent donc être lues en parallèle.29 Ce parallèle devient surtout instructif quand on l’aborde sous l’angle que Voltaire propose lui-même dans l’incipit de l’Histoire de l’empire de Russie, où il mesure le changement que 30 ans d’intervalle ont apporté à la perception des deux figures par le public : Dans les premières années du siècle où nous sommes, le vulgaire ne connaissait dans le Nord de héros que Charles XII. Sa valeur personnelle, qui tenait beaucoup plus d’un soldat que d’un roi, l’éclat de ses victoires et même de ses malheurs, frappaient tous les yeux qui voient aisément ces grands événements, et qui ne voient pas les travaux longs et utiles. Les étrangers doutaient même alors que les entreprises du czar Pierre I pussent se soutenir ; […] Quoique ses entreprises n’eussent pas besoin de succès aux yeux des sages, ses succès ont affermi pour jamais sa gloire. On juge aujourd’hui que Charles XII méritait d’être le premier soldat de Pierre le Grand. L’un n’a laissé que des ruines, l’autre est un fondateur en tout genre. J’osai porter à peu près ce jugement, il y a trente années, lorsque j’écrivis l’histoire de Charles. Les mémoires qu’on me fournit aujourd’hui sur la Russie me mettent en état de faire connaître cet empire, dont les peuples sont si 26 Lettre D893, citée par M. Méricam-Bourdet, Voltaire et l’écriture de l’Histoire : un enjeu politique, p. 113. 27 L’Histoire de l’empire de Russie sous Pierre le Grand a été écrite entre 1759 et 1763. 28 L’édition de Kehl des Œuvres complètes de Voltaire parut entre 1785 et 1790. 29 Nous renvoyons ici à la très utile ‘Chronologie de l’élaboration et de la publication de l’œuvre historique’ de Voltaire dans l’ouvrage de Myrtille Méricam-Bourdet, Voltaire et l’écriture de l’Histoire : un enjeu politique, annexe.
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anciens, et chez qui les lois, les mœurs et les arts sont d’une création nouvelle. L’histoire de Charles XII était amusante, celle de Pierre I est instructive.30
Indirectement, à travers son aspect déclaré divertissant, l’Histoire de Charles apparaît ici, rétrospectivement, comme un roman au sens voltairien, c’est-à-dire un récit qui divertit mais sans aucune vraie exemplarité. Ce ‘roman’ n’a rien d’incompatible avec la tâche et les réflexes scientifiques que Voltaire s’imposait comme historien. Au contraire, la dimension romanesque constitue le nœud argumentatif même de l’Histoire de Charles XII. Lire l’Histoire de Charles XII comme un roman, c’est exactement accepter le contrat de lecture proposé par Voltaire pour sa première œuvre historique consacrée à l’histoire contemporaine.
30 Histoire de l’Empire de Russie sous Pierre le Grand, in Œuvres complètes de Voltaire, Kehl, De l’imprimerie de la société littéraire-typographique, 1784, vol. 24, p. 27-28.
SUR VOLTAIRE LA FEINTISE PARTAGÉE DANS L’HISTOIRE DE CHARLES XII ET LES NOUVELLES VOIES DU ROMAN A André Magnan Paris
Deux traditions Histoire, s.f. c’est le récit des faits donnés pour vrai ; au contraire de la Fable, qui est le récit des faits donnés pour faux.
Dans son ouvrage consacré à Voltaire historiographe, Siofra Pierse souligne que cette définition donnée par Voltaire dans l’article ‘Histoire’ de l’Encyclopédie peut être lue comme ‘a significant modulation’ de la fameuse définition de La Poétique d’Aristote, où la Poésie est opposée à l’Histoire.1 Il est en effet utile de rappeler la formule bien connue d’Aristote : De ce que nous avons dit, il ressort clairement que le rôle du poète est de dire non pas ce qui a lieu réellement, mais ce qui pourrait avoir lieu dans l’ordre du vraisemblable ou du nécessaire. Car la différence entre le chroniqueur et le poète ne vient pas de ce que l’un s’exprime en vers et l’autre en prose […] mais la différence est que l’un dit ce qui a eu lieu, l’autre ce qui pourrait avoir lieu […].2
En quoi consiste au juste la ‘modulation’ évoquée par S. Pierse? Aristote oppose l’Histoire à la Poésie, Voltaire l’oppose à la Fable. Chez Voltaire, la Fable aussi bien que l’Histoire apparaissent d’emblée comme des formes de récit, ce qui range Histoire et Fable dans le domaine de ce qu’Aristote appelle la mimesis, c’est-à-dire la représentation du réel. L’Histoire chez Voltaire n’est donc pas tout à fait l’Histoire d’Aristote. Pour Aristote, l’historien raconte ce qui a eu lieu ; pour Voltaire, l’historien Première publication : ‘Dimensions romanesques d’une définition voltairienne de l’Histoire. Autour de Charles XII’, in Alain Sandrier et Stéphanie Géhanne (éds), Les Neveux de Voltaire : à André Magnan, Genève, Publications de la Société Voltaire, 2017, p. 127-136. 1 Siofra Pierse, Voltaire historiographer: narrative paradigms, Oxford, Voltaire Foundation, SVEC, 2008, p. 6-7. 2 Aristote, La Poétique, éd. Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, Paris, Seuil, 1980, chapitre 9, p. 65, 51a36 à 51b7.
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produit un récit des faits, mais ce récit reste toujours explicitement une ‘représentation’ des faits. Les faits tels quels, même s’ils constituent l’objectif de l’historien, risquent toujours de lui échapper ou de se soustraire. Son projet, évidemment, est de s’en rapprocher autant que possible par la recherche de documents et de témoignages attestant la ‘vérité’ des faits, mais l’historien ne peut que les ‘donner pour vrai’. L’écriture de l’Histoire repose implicitement, chez Voltaire, sur un contrat avec le lecteur qui est prié d’accepter la représentation des faits comme vraie. En définitive, ce pacte n’est pas fondamentalement différent de celui que conclut un certain type de romancier. La définition voltairienne donnée ci-dessus rejoint donc, implicitement, une question qui concerne les nouvelles voies que se cherche le roman, à la même époque. Ce voisinage de l’Histoire et du Roman apparaît encore à d’autres niveaux. Deuxièmement donc. Pour Voltaire, l’Histoire et la Fable relèvent l’une et l’autre de la ‘fiction’, sur une échelle qui va du ‘moins’ au ‘plus’ et qui du côté du ‘moins’ frôle idéalement, mais de façon asymptotique, la vérité. Siofra Pierse a bien remarqué que par cette définition, Voltaire se procure, pour la représentation des faits historiques, une vaste marge (‘a vast spectrum’) d’interprétation de l’Histoire. Il joue aussi sur l’ambiguïté qu’autorise le français entre l’Histoire’ et une ‘histoire’. Ce dernier terme désigne un sous-genre narratif qu’un changement de goût vers 1660 a mis à la mode.3 La marge que se ménage Voltaire est donc précisément celle que remplit un certain type de romancier. Avec sa définition de l’Histoire, troisièmement, Voltaire ne s’intéresse qu’à l’intention de celui qui raconte les faits en la supposant bonne et sans envisager la situation où le narrateur ne donne pas les faits pour ce qu’ils sont. Il exclut de sa définition tout le domaine de la feinte, qui va du mensonge pur et simple au mentir vrai en passant par toutes les modalités de la mauvaise foi. En d’autres termes, si l’Histoire est un récit des faits donnés pour vrais et la Fable un récit des faits donnés pour faux, comment faut-il appeler le récit des faits qui est faux mais se donne pour vrai ? Il semble donc que Voltaire considère l’Histoire et la Fable comme les deux extrêmes d’une gradualité de récits de fiction, dont il exclut dans la même manœuvre toute la gamme qui concerne la feintise, c’est-à-dire toutes ces formes de fiction qui ‘trompent’ délibérément. Et la feintise est précisément un champ investi par un certain type de roman. La définition donnée par Voltaire dans l’article Histoire de l’Encyclopédie traduit aussi, quatrièmement, la grande antinomie voltairienne entre 3
Siofra Pierse, Voltaire historiographer: narrative paradigms, p. 6.
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Vérité et Fable. L’article ‘Fables’, publié dans le Dictionnaire Philosophique (1764) est consacré aux ‘anciennes fables’ qui sont ‘ou la corruption des Histoires anciennes ou le caprice de l’imagination’ de peuples anciens. Cet article se termine ainsi : Hélas ! pauvres peuples ignorants et ignorés, qui n’avez connu aucun art ni agréable ni utile, chez qui même le nom de géométrie ne parvint jamais, pouvez-vous dire que vous avez inventé quelque chose, Vous n’avez su ni trouver des vérités ni mentir habilement.4
Comme le souligne André Magnan dans son commentaire de cet article, ‘l’antinomie de la Fable et de la Vérité définit plus généralement ce grand travail toujours repris de la réflexion sur l’ensemble des discours reçus : la philosophie même – incessante critique des mythes’.5 Comme philosophe, Voltaire est hostile à la Fable, qui est aussi un terme générique pour le discours non critique. Et qu’en est-il de l’historien ? La Fable de Voltaire n’est pas identifiable à la Poésie. Identifiée à ce qui est ‘faux’, la Fable telle que l’entend Voltaire tombe en dehors de la Poésie au sens aristotélicien, qui représente ce qui pourrait arriver, c’est-à-dire ce qui est qualifié par Aristote de ‘vraisemblable’6. L’échelle qu’ébauche Voltaire dans sa définition de l’Histoire dépasse l’opposition aristotélicienne entre Histoire et Poésie. Pour l’historien Voltaire, l’un des avatars de la Fable, du discours non critique donc, est le roman. Qu’est-ce qu’un roman pour Voltaire ? Ce genre, qui n’en est pas un, se trouve pour lui à l’extrémité de l’échelle des discours représentant le réel : en tant que Fable, le roman s’exclut lui-même de la Poésie, dont le champ est borné par la vraisemblance. Que faut-il conclure des nombreuses difficultés qu’on éprouve quand on veut, comme Siofra Pierse, ressaisir les idées de Voltaire historien dans un cadre aristotélicien ? La définition voltairienne de l’Histoire, qui est opposée à la Fable, frôle à chaque pas une définition du roman qu’il n’est pas inutile d’expliciter. A première vue, et sur un axe horizontal, le roman, en tant qu’incarnation de la Fable, se trouve relégué à l’extrémité non-poétique de la gradualité des discours représentant le réel. Sur un axe qu’on peut s’imaginer vertical, une seconde vue révèle que tout le domaine de la feintise, largement investi par le roman au XVIIIe siècle, se trouve exclu de l’opposition. Et enfin, sur l’axe horizontal à nouveau, 4 Voltaire, Dictionnaire encyclopédique, article ‘Fables’, éd. René Pomeau, Paris, GF, 1964, p. 188-189. 5 André Magnan, ‘Fable’, dans Inventaire Voltaire, éd. Jean Goulemot, André Magnan et Didier Masseau, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 1995, p. 524. 6 Voir la citation déjà donnée : Aristote, La Poétique, chapitre 9, p. 65, 51a36 à 51b7.
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mais cette fois-ci du côté de l’écriture de l’Histoire qui est elle aussi une représentation du réel, Voltaire se ménage une marge de manœuvre par l’idée d’un contrat à conclure. Sur l’axe horizontal de la gradualité infinitésimale de la représentation (Vérité-Fiction) aussi bien que sur l’axe vertical de l’intentionnalité (Véridiction/Feintise), l’ombre du roman plane sur la définition voltairienne de l’Histoire. Ce qui ressort de ce constat est surtout que Voltaire a du roman une conception restreinte, héritée des polémiques du XVIIe siècle.7 Cette conception du ‘roman’ comme relevant du domaine de la Fable est déjà largement dépassée au moment où Voltaire écrit son article Histoire pour l’Encyclopédie. La difficile intégration de l’opposition voltairienne entre Histoire et Fable s’explique par son appartenance à une autre tradition que celle qu’on vient d’interroger. Celle-ci est poétique et remonte à Aristote. Elle se pense en termes d’oppositions et est donc binaire. L’autre tradition, à laquelle l’opposition appartient véritablement, est rhétorique et remonte à Cicéron. La tradition cicéronienne est ternaire et distingue trois moments sur l’échelle horizontale de la fidélité à la vérité : entre Historia et Fabula se creuse ce que Cicéron appelle le domaine de l’Argumentum. La triade cicéronienne définit trois degrés : Historia raconte des faits considérés comme vrais et proches de la réalité ; Argumentum définit le récit d’événements fictifs mais qui reste dans les limites de ce qui est connu ou perçu comme la réalité; Fabula enfin raconte des événements fictifs d’une façon qui n’est plus perçue comme conforme à la réalité.8 Il n’est pas inutile de citer ici De Inventione de Cicéron, où la triade est illustrée d’exemples : Fabula est, in qua nec verae nec veri similes res continentur, cuiusmodi est: ‘Angues ingentes alites, iuncti iugo...’. Historia est gesta res, ab aetatis nostrae memoria remota; quod genus: ‘Appius indixit Carthaginiensibus bellum’. Argumentum est ficta res, quae tamen fieri potuit. On appelle Fable, ce qui n’est vrai ni vraisemblable, comme: J’ai vu de grands serpents ailés attelés sous le joug... L’Histoire est le récit de faits véritables, mais éloignés de notre siècle. Par exemple : Appius déclara la guerre à Carthage. L’hypothèse est une chose supposée, mais vraisemblable.
L’emprunt des termes mêmes d’Histoire et de Fable montre que la définition de l’Histoire donnée par Voltaire s’inscrit dans cette tradition 7 Pour ce qui est de ces polémiques et de leur résurgence au XVIIIe siècle, nous nous permettons de renvoyer à l’introduction de notre livre, écrit en collaboration avec Jacques Cormier : Lenglet Dufresnoy : Ecrits inédits sur le roman, Oxford, Voltaire Foundation, University of Oxford Studies in the Enlightenment, 2014. 8 Cicéron, De Inventione, éd. Guy Achard, Paris, Les Belles Lettres, 2015, 1.19.27.
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rhétorique. Il emprunte à cette tradition une échelle graduelle de formes de représentation définies selon le rapport que cette représentation entretient avec le réel. Les termes voltairiens d’Histoire et de Fable ne correspondent cependant pas exactement à Historia et Fabula chez Cicéron. Chez Cicéron, la ressemblance entre représentation et réalité est liée à la perception qu’a de la réalité la communauté incluant à la fois l’orateur et son public. Chez Voltaire, par contre, la ressemblance est une question d’intention du narrateur : l’Historien donne pour vrai ce qu’il raconte, ce qui signifie, nous le répétons, un contrat de lecture, autrement dit une négociation avec le lecteur, qui veut que le narrateur assure effectivement la crédibilité de ce qu’il dit. Ici encore, la comparaison avec la tradition, rhétorique en l’occurrence, permet de relever la spécificité de la définition voltairienne. Si l’on rend celle-ci à son origine cicéronienne et si l’on prend en même temps en considération l’approche intentionnelle de Voltaire, la notion d’Argumentum, qui est le plus souvent traduite par Hypothèse en français, recouvre l’intention de dire le réel à travers l’hypothèse. Et l’on retrouve une dernière fois une définition du ‘roman’ ou plutôt d’un certain roman, tels qu’il se développe dans la première moitié du XVIIIe siècle. Pour Voltaire, le roman est à peine un genre, que ‘les vrais gens de lettres’ méprisent.9 Fidèle au goût classique et respectant la hiérarchie des genres, Voltaire range ce genre sans ancêtres et de mauvais goût dans la catégorie de la Fable, qui entraîne le discours dans les contrées du rêve et des chimères au lieu d’éveiller le sens critique de son lecteur.10 Mais sans que Voltaire veuille s’en apercevoir s’élabore depuis un demi-siècle et sous ses yeux un roman et même plusieurs types de romans qui précisément ne sont plus des Fables, au sens voltairien, mais des récits qui peuvent se ranger dans la catégorie de l’Argumentum. Il s’agit d’un roman qui, primo, prend le réel pour base mais le développe comme une hypothèse et qui, secundo, correspond à cette catégorie escamotée par Voltaire de la feintise, autrement dit d’un récit qui se donne à tort pour vrai, mais dans l’intention de dire le vrai à travers une représentation hypothétique de la réalité. Tel est le roman que Voltaire n’a pas voulu reconnaître, alors que ses différentes modalités s’inscrivent en creux dans l’opposition Histoire-Fable qui lui sert à définir le travail de l’historien. 9 Voltaire, La Henriade. Poème avec les notes et les variantes, suivie de l’Essai sur le poème épique (1728), Paris, Hachette, 2013. 10 Voir l’article ‘Roman’ de Didier Masseau, dans Jean-Marie Goulemot, André Magnan, Didier Masseau (éds), Inventaire Voltaire, Gallimard, coll. Quarto, 1995, p. 1176-1177.
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Dans ce qui suit, ces différentes modalités du roman ignoré de Voltaire, seront étudiées en rapport avec la première œuvre historique que le philosophe de Ferney consacre à l’histoire contemporaine, l’Histoire de Charles XII. L’Histoire de Charles XII et les menaces de la Fable Voltaire était bien conscient de l’inévitable mélange du vrai et du fabuleux que produit nécessairement l’historien. En 1740, il écrit au comte de Schulenbourg, qui avait été général au service d’Auguste de Saxe pendant la Guerre du Nord : ‘Je sais bien pourtant que les vérités, que je raconte, sont mêlées, comme toutes les autres vérités, d’un peu de fabuleux ; mais comment démêler ce fabuleux ; si vous ne joignez la bonté de m’éclairer au mérite de m’avoir fourni un sujet si admirable ?’.11 Voltaire savait bien que le travail de l’historien frôle constamment et inévitablement celui du ‘fabulateur’. Pour la rédaction de l’Histoire de Charles XII, dont le premier tome est publié en 1731, Voltaire a rassemblé avec soin une très grande quantité de documents. Dans son édition scientifique de l’œuvre, Gunnar von Proschwitz relève, outre de nombreux témoignages oraux et des sources manuscrites, une quinzaine d’ouvrages publiés, parmi lesquels l’Histoire de Suède sous le règne de Charles XII, éditée en 1721, en 6 volumes, par Henri Philippe Limiers, ouvrage auquel Voltaire fait de très nombreux emprunts. Voltaire savait aussi combien il était difficile de se prémunir contre les fautes faites par d’autres, qui pouvaient être infimes, comme les erreurs typographiques. Certaines de ces erreurs sont assez drôles. Jusqu’en 1739, quand Voltaire remanie son œuvre en profondeur, les éditions successives de l’Histoire de Charles XII évoquent parmi les principaux généraux du roi de Suède un général Field, qui en réalité n’a jamais existé. Il en avait été fait mention dans un ouvrage intitulé The History of the Wars of his Majesty Charles XII. King of Sweden, publié anonymement en 1715. Ce général doit son existence à une virgule. Le général Field et le maréchal Reinschild, séparés par une virgule dans l’édition 1715 de l’ouvrage anglais, s’avèrent être une et la même personne dans la ré-édition de 1720, où la virgule est omise : il n’est plus question que du ‘General Field Mareschal Reinschild’, c’est-à-dire, du Feldmarschall suédois Rehnschiöld. Voltaire est donc trompé par une virgule, lui qui en a omis 11 Première lettre de Voltaire à Schulembourg, écrite en 1740, citée par Gunnar von Proschwitz, op.cit., p. 31.
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et ajouté tant lors du remaniement de ses œuvres. Il a vu l’erreur et les éditions de l’Histoire de Charles XII postérieures à 1739 ne la contiennent plus. Elle prouve que Voltaire connaissait les deux éditions de The History of the Wars of his Majesty Charles XII. King of Sweden et qu’il s’en est inspiré. Cet ouvrage anglais est intéressant à plusieurs titres. Il illustre une autre menace de la Fable au sein de l’entreprise historique. Dans sa Préface, l’auteur anglais positionne son récit entre les deux pôles de l’opposition voltairienne, Histoire et Fable. Il commence par souligner que son récit est purement historique – ‘meerly historical’ – et que pour toute apologie il n’a besoin que du savoir et du souvenir qu’a le public de ces événements qui sont tout récents.12 Il s’agit en outre de ‘mémoires’ d’un témoin oculaire, d’un gentilhomme écossais en l’occurrence, qui aurait été au service du roi de Suède pendant plusieurs années. The History of the Wars of his Majesty Charles XII. King of Sweden constitue donc les mémoires d’un homme qui a vécu dans le voisinage immédiat de Charles XII. Assorti de toutes ces garanties, le récit veut se rapprocher de façon asymptotique de la vérité. D’autre part, la suite de la préface suggère que de son vivant, Charles XII est déjà entré dans la légende et que ses exploits sont tels qu’ils prêtent à l’affabulation : He has done Actions that Posterity will have room to Fable upon, till they make his History incredible, and turn it into Romance. Il a accompli des actions sur lesquelles la postérité pourra fabuler, jusqu’à ce qu’elle ait rendu son histoire incroyable en la transformant en Roman.13
Le récit est donc donné pour vrai et offre en outre une série de garanties de sa véridiction. En même temps, le préfacier se démarque de ces récits que la postérité ne manquera pas de produire et qui transformeront cette Histoire en Fable. C’est ici que se pose à l’historien la question de la feintise. 12 Daniel Defoe, The History of the Wars of his Majesty Charles XII, King of Sweden, from his landing in Denmark, to his return from Turkey to Pomerania. The second edition. With a continuation to the time of his Death. By a Scots gentleman in the Swedish service, London, Printed by H.P. for A. Bell, 1720. Préface: ‘As these Memoirs are merely Historical, they need little Apology, they contain a Relation of Things transacted within the View, and perhaps in the Memory of most that shall now read them, and need no better appeal for their authority and Truth, than to the General Knowledge of mankind; the Assent of which in this Age, must needs pass for approbation in the next’. N’ayant pu consulter la première édition de cet ouvrage, publiée en 1715, nous renvoyons à la deuxième édition publiée à Londres, en 1720. 13 D. Defoe, The History of the wars of his Majesty Charles XII. King of Sweden, London, 1720, The Preface.
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Nous savons désormais avec certitude que The History of the Wars of his Majesty Charles XII (1715) doit être attribuée à Daniel Defoe, auteur de Robinson Crusoe (1719) et de Moll Flanders (1722). On voit aux dates que les ouvrages ‘historiques’ de Defoe et ses ‘romans’ étaient exactement contemporains. Il serait pourtant difficile de parler d’un ‘roman’ dans le cas de The History of the Wars of his Majesty Charles XII. Il s’agit de pseudo-mémoires comme Courtilz de Sandras en a composé un certain nombre en français, avant et après Defoe. Qu’on pense seulement aux tardifs Mémoires de Monsieur de Bordeaux, intendant des finances, publiés en 1758, qui sont une Histoire de la Fronde, composée à partir de Mémoires de témoins oculaires sortis tout armés de la tête du narrateur et où la narration à la première personne ne semble pas incompatible avec une assez étonnante omniscience du narrateur.14 The History of the Wars of his Majesty Charles XII de Defoe appartient à cette tradition ‘pseudo-mémorialiste’. C’est une ‘Histoire’ très bien documentée, mais qui appuie sa véridicité sur le souvenir d’un témoin oculaire créé de toutes pièces. Dans ses ‘mémoires’, ce ‘je-témoin’ ne réfère d’ailleurs à lui-même que pour structurer le discours, comme en témoignent les passages suivants : as I observed above…, I must bring into the field…, I am now entering upon… Comme je l’ai observé ci-dessus…, Je dois introduire ici…, j’aborde maintenant…15
Ces assertions n’offrent que peu de garanties à la véridicité puisque le mémorialiste avoue souvent son ignorance : I confess, that all the while I lived in Sweden, I could never learn the true history of general Patkul’s quitting the service of Sweden. J’avoue que, tout le temps que j’ai vécu en Suède, je n’ai jamais pu apprendre la vérité sur l’histoire du général Patkull quittant le service de Suède.16
Et pourtant, Voltaire s’y est trompé, comme d’ailleurs Limiers avant lui, en prenant ce texte pour un document authentique. Il faut ajouter que le faux mémorialiste cite un grand nombre de documents dont l’authenticité 14
Courtilz de Sandras, Mémoires de Monsieur de Bordeaux, intendant des finances, Amsterdam, Au Dépens de la Compagnie, 1758. 15 D. Defoe, The History of the wars of his Majesty Charles XII. King of Sweden, London, 1720, p. 12. 16 D. Defoe, The History of the wars of his Majesty Charles XII. King of Sweden, London, 1720, p. 14.
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s’avère après coup incontestable. Le récit de Defoe est un exemple d’un discours qui se donne pour vrai mais qui, dans les garanties qu’il offre, trompe sur son véritable statut, sans raconter pour autant des faussetés. L’affabulation se situe ici sur l’axe que nous avons appelé vertical : véridiction/feintise. Le texte de Defoe n’est pas encore un roman, mais une œuvre historique habitée par une modalité ‘verticale’ de la Fable, qui constitue une menace pour l’Histoire. Cette modalité de la Fable s’appelle feintise : un discours qui ne dit pas ce qu’il est, qui ment sur son statut et sur ses intentions. En l’occurrence, la feintise a tout l’air de ne pas être partagée par le lecteur. Pour que la feintise soit partagée, il faut que l’auteur propose au lecteur un contrat de lecture où il suggère au lecteur d’accepter pour vrai ce qu’il dit, même s’il sait que les garanties de véridiction offertes sont fausses. Dans ce contrat de lecture, la feintise est subtilement avouée et l’auteur s’innocente par son aveu. Un début de contrat de lecture, défini comme feintise partagée, qui aurait donc pu révéler au lecteur la feintise et entrainer sa participation, se cache cependant dans la Préface de Defoe.17 On y trouve une formule, récurrente depuis quelque temps déjà dans de nombreuses préfaces de romans, anglais18 et français19, où ce dernier se justifie comme un discours qui instruit en amusant : The subject is as fruitful of great events as any real history can pretend to, and is graced with as many glorious actions, battles, sieges and gallant enterprises, things which make a history pleasant, as well as profitable. Le sujet est aussi plein de grands événements qu’une Histoire réelle peut prétendre l’être et il est agrémenté de beaucoup d’actions glorieuses, de batailles, de sièges et d’entreprises galantes, qui sont des choses qui rendent une histoire amusante aussi bien qu’utile.20 17
La notion de ‘feintise (ludique) partagée’ a été mise en place par Jean-Marie Schaeffer dans Pourquoi la fiction, Paris, Seuil, 1999. Nous mettons ici l’aspect ‘ludique’ du concept entre parenthèses estimant qu’il est légèrement tautologique, le ‘jeu’ s’affirmant dès que la feintise est partagée. Nous réservons l’expression ‘feintise ludique partagée’, ou plutôt ‘feintise partagée ludique’, aux emplois parodiques de la feintise. 18 Voir les recueils de préfaces suivants: Annie Rivara et Annie Cointre (éds), Recueil de préfaces de traducteurs de romans anglais (1721-1828), Saint-Etienne, Presses universitaires, 2006 et Baudouin Millet (éd.), Soups and Cravats : Prefaces to fiction in English, 1650-1760, Leuven-Paris, Peeters, coll. La République des Lettres, 2016. 19 Voir nos recueils de préfaces de romans français : Jan Herman (éd.), Incognito et Roman au XVIIIe siècle. Anthologie de préfaces d’auteurs anonymes ou marginaux (17001750), New Orleans, University Press of the South, 1998 et Jan Herman et Christian Angelet (éds), Recueil de Préfaces de romans du XVIIIe siècle, Vol I : 1700-1750, SaintEtienne, Presses universitaires et Leuven, University Press, 1999. 20 D. Defoe, The History of the wars of his Majesty Charles XII. King of Sweden, ‘The Preface’.
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En même temps Defoe joue sur l’ambiguïté entre l’Histoire et une histoire. Il propose à son lecteur une histoire plaisante et profitable qui ressemble à la vraie Histoire : l’histoire qu’il donne à son lecteur est ‘aussi remplie d’actions glorieuses, de batailles, de sièges et d’entreprises galantes, qu’aucune vraie histoire pourrait être’. En d’autres termes, et implicitement : ce n’est pas ‘a real history’. Le discours préfaciel de la feintise est complexe et oblique. Il dit le oui à travers le non. Avec un peu plus d’expérience dans la lecture de préfaces de romans contemporains, Voltaire aurait pu voir que le passage cité abrite un aveu de la feintise et donc un début de contrat qui pose cette feintise comme un savoir partagé. A un peu moins de trois siècles de distance, le lecteur moderne perçoit immédiatement la ressemblance entre la technique romanesque de la feintise (partagée ou non) de Defoe et la démarche de Voltaire lui-même. La principale source de Voltaire pour l’écriture de l’Histoire de Charles XII est sans aucun doute Frédéric Ernest, baron de Fabrice (1683-1750), qui a vécu, tout comme le ‘Scottish gentleman’ inventé par Defoe, dans l’entourage immédiat du roi Charles et qui a laissé des Mémoires, écrits en français mais publiés en allemand.21 Voltaire y renvoie en des termes qui rappellent les mentions du témoin oculaire chez Defoe, dont voici un exemple parmi d’autres : ‘M. Fabrice, qui était alors auprès de Charles XII, m’a assuré que …’.22 Les Mémoires du baron de Fabrice sont bien réels et il est sûr que Voltaire lui a parlé. Mais tout est susceptible d’être sujet de mimesis, ‘de représentation’. Quand un texte, qui peut continuer à s’appeler Histoire, construit lui-même le document qui est censé garantir sa véridicité, une première variante de la feintise apparaît. Quand le narrateur choisit de donner ce document tel quel, sous le titre de Mémoires de…, le présentant comme un document historique, on a affaire à une deuxième variante de la feintise. L’une et l’autre donnent de nouvelles voies au roman. La Feintise est une mimesis formelle et concerne donc la forme. The History of the Wars of his Majesty Charles XII de Defoe offre de la deuxième variante de la feintise un cas intéressant : il reproduit tel quel une source, le témoignage d’un ‘Scottish gentleman’, qui est inventée de toutes pièces. La première variante de la feintise est celle d’un récit à la troisième personne qui prétend fonder le narré sur des témoignages écrits authentiques qu’en réalité elle invente et qu’elle ne reproduit pas. On en verra ci-dessous un exemple dans le roman The Fortunate Foundlings (1744) d’Eliza Haywood. 21 Die Memorien des Kammerherrn Friedrich Ernst von Fabrice, éd. R. Grieser, in Quellen und Darstellungen zur Geschichte Niedersachsens 54, Hildesheim, 1956. 22 Voltaire, Histoire de Charles XII, éd. Gunnar von Proschwitz, 1996, p. 311-312.
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Argumentum et les nouvelles voies du roman Tous les romans contemporains, que Voltaire a préféré ignorer, ne sont pas des feintises non partagées. Le modèle de roman que le siècle des Lumières a surtout contribué à mettre en place est celui où, moyennant un contrat de lecture parfois habile, la feintise est partagée par le lecteur. Ce nouveau roman n’est pas une Fable, dans le sens d’un texte qui rend visible son caractère fictif par l’extravagance des faits racontés, ni une feintise non partagée, au sens que l’intention de l’auteur serait de tromper le lecteur sur son véritable statut. Le nouveau roman répond à l’Argumentum. Autrement dit, il représente une réalité comme une Hypothèse, sans l’intention de tromper, mais dans le but de mettre en évidence, à travers l’imagination, une certaine perception de la vérité. Le roman comme Argumentum est donc une construction narrative où, dans le cadre de la vraisemblance, un contrat de lecture essaie de faire partager la feintise par le lecteur. La feintise contribue à mettre en place l’hypothèse, dans ce sens qu’elle la rend vraisemblable. Et en même temps les procédures de la feintise mises au profit de cette vraisemblance sont subtilement révélées au lecteur qui est prié de les accepter. On peut reformuler les mêmes données autrement en mettant à contribution le sens moderne d’Argumentum, où ce dernier apparaît moins comme un univers hypothétique que comme une idée centrale, un ‘argument’, qui constitue en soi la ‘vérité’ du récit. Dans les types de roman que le XVIIIe siècle développe sous les yeux fermés de Voltaire, les deux sens d’Argumentum sont intimement liés par un rapport de cause à effet : la vérité profonde du texte, qui est une idée – un argument – ne pourra convaincre le lecteur que quand ce dernier aura accepté le contrat de lecture qui fait qu’il croie à l’existence d’un univers hypothétique sans être trompé sur les moyens qui le créent. En d’autres termes encore, pour que le lecteur accepte l’argument du texte, une négociation entre auteur et lecteur doit régler les conditions d’acceptabilité qui concernent autant la construction d’un univers hypothétique et vraisemblable (sur l’axe horizontal Vérité-Fiction) que la sincérité sur les moyens mis en œuvre (sur l’axe vertical Véridiction/Feintise). Et ce pacte est toujours à négocier. On a vu qu’un début de pacte est visible dans la Préface de The Wars of his majesty Charles XII. King of Sweden, qui répond à la première variante de la feintise. Il faut ici insister, pour finir, sur un autre texte anglais qui illustre l’autre variante de la feintise, à savoir une narration à la troisième personne qui prétend se fonder sur des documents historiques inventés qui ne sont pas reproduits dans le texte.
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Contrat de lecture et feintise partagée L’Histoire de Charles XII de Voltaire, qui cite The Wars of his majesty Charles XII. King of Sweden comme une de ses sources, a été à son tour le modèle d’un roman d’Eliza Haywood. Une des intrigues de The Fortunate Foundlings (1744) concerne les campagnes militaires du roi Charles XII auxquelles le héros, Horatio, participe comme aide de camp. Eliza Haywood ne cesse de répéter que son récit à la troisième personne est basé sur des documents authentiques qu’elle ne fournit pas. La première variante de la feintise se rapproche cependant de la deuxième, quand, dans les chapitres XVII et XVIII du roman anglais, la narratrice commence à suivre de très près les livres III et IV de l’Histoire de Charles XII de Voltaire qui est donc le document principal sur lequel la narratrice se base. Dans The Fortunate Foundlings, Eliza Haywood ne s’intéresse pas à la stricte vérité historique. Le roman explore la marge que laisse la représentation d’un passé récent. La vérité qui l’intéresse est à dégager d’un univers hypothétique mais vraisemblable et elle est de nature morale. C’est en effet ce que déclare le préfacier : And if it be true (as certainly it is) that example has more efficacy than precept, we may be bold to say there are few fairer, or more worthy imitations. The sons and daughters of the greatest families may give additional lustre to their nobility, by forming themselves by the model here presented to them ; and those of lower extraction, attain qualities to atone for what they want in birth. Et s’il est vrai (comme il ne faut pas en douter) qu’un exemple a plus d’efficacité qu’un précepte, il nous sera permis d’affirmer résolument qu’il en est peu de plus beau et de plus digne d’imitation. Les fils et filles des plus grandes famille peuvent ajouter du lustre à leur noblesse en se conformant au modèle ici offert ; et ceux d’extraction plus modeste peuvent atteindre des qualités qu’ils n’ont pas par leur naissance.
Un contrat de lecture doit donner à cette ‘exemplification’ des assises solides. La préface du roman de Haywood commence par évoquer l’opposition Histoire-Fable d’une manière qui rappelle immédiatement la Préface de la History of the Wars of his Majesty Charles XII de Defoe. : The many fictions which have been lately imposed upon the world, under the specious titles of secret histories, memoirs, etc. etc. have given but too much room to question the veracity of everything that has the least tendency that way : we therefore think it highly necessary to assure the reader, that he will find nothing in the following sheets, but what has been collected from original letters, private memorandums, and the accounts we have been favoured with from the mouths of persons too deeply concerned in many of the chief transactions not
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to be perfectly acquainted with the truth, and of too much honour and integrity to put any false colours upon it. Les nombreuses fictions avec lesquelles on a récemment essayé d’en imposer au monde, sous les noms suspects d’histoires, mémoires, etc. etc. n’ont que trop justifié la remise en question de la véracité de tout ce qui n’y a rien à voir : pour cette raison, nous estimons qu’il est vraiment nécessaire d’assurer le lecteur qu’il ne trouvera rien dans les feuilles qui suivent qui n’ait été rassemblé à partir de lettres originales, de mémoires privés et de rapports qu’ont bien voulu nous faire de vive voix des personnes trop impliquées dans beaucoup des actions principales pour qu’ils ne soient pas parfaitement au courant de la vérité et d’un caractère trop honorable et trop intègre pour oser l’orner de fausses couleurs.23
Rejetant les affabulations récentes, le récit offre avec conviction les garanties de sa véridiction. Mais on ne peut pas ne pas remarquer que les garanties offertes par cette la préface sont les mêmes que celles qu’offrent les affabulations incriminées : qui peut garantir que les ‘Lettres originales’ et les ‘Mémoires privés’ sur lesquels le récit se fonde ne sont pas euxmêmes des ‘Mémoires’‘fabuleux’? Une telle ambiguïté est typique des avant-textes précédant des feintises. La ressemblance avec la préface de Defoe n’est pas incidente. Elle se confirme d’ailleurs dans la suite : The adventures are not so long passed as to be wholly forgotten by many living witnesses, nor yet so recent as to give any reason to suspect us of flattery in the relation given of them […] Les aventures sont récentes et ne sont pas encore entièrement oubliées par des témoins encore vivants; en même temps, elles ne sont pas si récentes qu’elles pourraient être suspectes pour des raisons de flatteries dans les façons de les raconter […].24
Nous avons affaire à une préface stéréotypée. Et dans ce stéréotype s’abrite un contrat. Le stéréotype et l’aspect ‘formulaire’ des préfaces de ce type invitent le lecteur à les lire comme une négociation. La quête d’approbation est d’ailleurs explicite : So that we flatter ourselves this undertaking will not fail of receiving the approbation of all who wish well to a reformation of manners, and more especially those who have youth under their care De sorte que nous nous flattons que notre entreprise ne manquera pas de recevoir l’approbation de tous ceux qui applaudissent à une réforme des mœurs et plus particulièrement de ceux qui s’occupent des jeunes.25 23 Eliza Haywood, The Fortunate Foundlings, éd. Beatrijs Vanacker et Jan Herman, Paris, Garnier, sous presse. 24 Eliza Haywood, The Fortunate Foundlings, The Preface. 25 Ibidem.
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Et la préface se termine par un autre stéréotype, qui est la combinaison de l’amusement et de l’instruction, qui à lui seul suffit pour élever le soupçon que ce qui est présenté comme Histoire est en réalité cette forme de Fable qui n’a pas encore de vrai nom, mais que nous appelons ici feintise. As for such who may take it up merely as an amusement, it is possible they will find something, which, by interesting their affections, may make them better without designing to be so. En ce qui concerne ceux qui prennent (ce récit) pour un amusement, il est possible qu’ils y trouvent quelque chose qui, intéressant leurs affections, les rend meilleurs sans qu’ils s’en aperçoivent.26
C’est dans le stéréotype que se négocie le contrat. Le lecteur est sollicité par un discours préfaciel stéréotypé, mais oblique et ambigu. Percevoir cette obliquité et cette ambiguïté, équivaut à accepter le contrat et à partager la feintise, c’est-à-dire à y prendre part. Souscrire au contrat et prendre part à la feintise, c’est aussi accepter qu’un discours qui se donne pour vrai mais qui en fournit de fausses preuves, peut contenir du vrai. Tel est le vrai de la feintise partagée. C’est l’argumentum, le vrai développé dans un univers hypothétique dans lequel le lecteur accepte d’entrer en partageant la feintise avec celui ou celle qui veut le tromper. Les virtualités du ‘nouveau roman’ qui se développent comme un argumentum dans les années 1730 et que Voltaire préfère ignorer reposent sur un nouveau contrat de lecture. Ce contrat de lecture peut être compris comme le croisement de deux axes : la ‘représentation’ de la réalité est un processus graduel (vérité – […] – fiction). Elle est aussi liée à une ‘intentionnalité’ qui elle aussi est graduelle : quand la représentation se donne pour vrai ou pour fausse, elle peut le faire dans l’intention de tromper ou suggérer au lecteur des manières de partager la tromperie (feintise […] feintise partagée). Dans la problématique du contrat de lecture de la feintise partagée, l’Histoire de Charles XII (1731) remplit, en tant qu’œuvre historique, une fonction de relais. Le dossier des sources authentiques de la première œuvre historique de Voltaire contient un texte – The History of the wars of his Majesty Charles XII (1715/20) de D. Defoe – qui est une espèce de roman dont la feintise n’est pas partagée. L’Histoire de Charles XII constitue à son tour un document (soi-disant) authentique à partir duquel Eliza Haywood négocie – dans The Fortunate Foundlings (1744) – un contrat de feintise partagée. Au lecteur de voir s’il accepte le contrat. 26
Ibidem.
V. LE LONG ET LE BREF
SUR SAINT-RÉAL DOM CARLOS ENTRE LA ‘NOUVELLE HISTORIQUE’ ET LE ‘VRAI ROMAN’ SAINT-RÉAL LU PAR LENGLET-DUFRESNOY A Marc Escola Lausanne
Saint-Réal et Lenglet-Dufresnoy Dans les années 1670-1672 se constitue visiblement un ensemble de réflexions qui témoigne d’une réorganisation du champ littéraire et au sein de celui-ci d’une manière particulière de penser le rapport entre l’Histoire et la fiction narrative. Rappelons que le Traité sur l’origine des Romans de Pierre-Daniel Huet, écrit vers 1667, est publié en 1670, en tête de Zayde, Histoire espagnole de Mme de Lafayette et que De la Connaissance des bons livres de Charles Sorel paraît en 1671. De l’Usage de l’Histoire de Saint-Réal paraît également en 1671, un an avant Dom Carlos, Nouvelle Historique, du même auteur. Zayde (1670) et Dom Carlos (1672), parus dans le voisinage immédiat de traités sur le roman d’une part et sur l’Histoire d’autre part, sacrifient à la mode de l’‘histoire espagnole’ qui jouit de la faveur du public, vers 1672.1 Cette effervescence dans le champ littéraire français aux alentours de 1670 est fort bien documentée et a été bien étudiée, par Camille EsmeinSarazin et Marc Escola notamment.2 Il nous importera ici de voir comment cette même situation est évaluée, soixante ans plus tard, quand le champ littéraire français est de nouveau en pleine transformation et que le roman est menacé d’une proscription.3 Attaqué de toutes parts, par Première publication: ‘La tentation du roman historique’, in Jan Herman et Jacques Cormier (éds), Lenglet-Dufresnoy : Écrits inédits sur le roman, Oxford, Voltaire Foundation-Oxford University Studies in the Enlightenment, 2014, p. 153-160. 1
Andrée Mansau, Saint-Réal et l’humanisme cosmopolite, Paris, Champion, 1976. Camille Esmein-Sarrazin, L’essor du roman : discours théorique et constitution d’un genre littéraire au XVIIe siècle, Paris, Champion, 2008 ; Marc Escola (éd.), Nouvelles galantes du XVIIe siècle, Paris, GF, 2004, Introduction. 3 Françoise Weil, L’interdiction du roman et la librairie, 1728-1750, Paris, Aux amateurs de Livres, 1986. 2
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Jésuites et Jansénistes, mis sous surveillance par l’Etat, le roman connaît cependant aussi des défenseurs. Le plus original, et le plus redoutable pour ses adversaires, est l’abbé Nicolas Lenglet-Dufresnoy, auteur du plaidoyer De l’usage des romans (1734), publié sous le pseudonyme du chevalier Gordon de Percel, et de L’Histoire justifiée contre les romans (1735), où Lenglet-Dufresnoy adopte le point de vue opposé de l’historien adversaire des romans. La découverte récente du manuscrit inédit de la deuxième partie de De l’usage des romans nous permet aujourd’hui de rouvrir ce dossier intéressant dans la perspective de l’interférence entre différents ‘genres’ au sein du champ discursif de la première moitié du XVIIIe siècle.4 Le manuscrit en question a pour titre Observations critiques de M. le C. Gordon de Percel sur son livre De l’usage des Romans. A Soleure. 1734. Ce titre en cache cependant un autre qui est plus ancien. Le manuscrit a été composé en 1724, en prison, comme l’a été également De l’usage des romans auquel il fait suit. L’ensemble s’intitulait en 1724 De l’utilité des Romans. C’est donc à De l’utilité des Romans : Seconde Partie que nous renvoyons quand nous citons ce manuscrit. Le changement de De l’utilité des Romans en De l’usage des romans qui a dû avoir lieu entre 1724 et 1734 a sans aucun doute été inspiré par le parallélisme qu’observait Lenglet-Dufresnoy entre son livre et un ouvrage qu’il a lu avec attention : De l’usage de l’Histoire de Saint-Réal (1671). A la place de De l’utilité des Romans : seconde partie qu’il supprime en 1734 mais qu’il compte publier sous un autre titre plus tard,5 LengletDufresnoy ajoute à De l’Usage des Romans (1734) une Bibliothèque des Romans.6 Au vu des textes qui interfèrent, vers 1670, avec l’écriture de Dom Carlos et des différents écrits autour des romans que Lenglet-Dufresnoy publie vers 1734, il paraît clair que la discussion sur le statut du roman s’articule dans l’un et l’autre cas autour de la tension entre la fiction narrative et l’Histoire. Saint-Réal et Lenglet-Dufresnoy sont en outre l’un et l’autre Historien et romancier. La pensée de Lenglet-Dufresnoy sur les romans ne se développe pas de façon linéaire. Il entre d’abord en discussion avec lui-même, adoptant 4
Voir notre étude qui précède l’édition de ce manuscrit dans Jan Herman et Jacques Cormier (éds), Lenglet Dufresnoy : Ecrits inédits sur le roman, Oxford, 2014. 5 Observations critiques de M. le C. Gordon de Percel sur son livre De l’usage des Romans. 6 Lenglet-Dufresnoy, De l’usage des Romans, tome II : Bibliothèque des Romans, Amsterdam, Chez la Veuve Poilras, 1734.
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tantôt le point de vue du romancier dans De l’usage des romans (1734), tantôt celui de l’historien dans L’Histoire justifiée contre les Romans (1735).7 Une seconde démarche consiste à étendre autant que possible le champ romanesque pour le réduire ensuite au ‘bon roman’. La Bibliothèque des Romans est un énorme catalogue de tous les récits qui ressemblent de près ou de loin à des romans ou qui ont été considérés comme tels. En faisant dialoguer entre eux deux ouvrages théoriques – De l’usage des Romans d’une part et Histoire justifiée contre les Romans d’autre part – Lenglet-Dufresnoy vise à réduire peu à peu cet immense dossier pour en arriver enfin au seul roman qui lui semble défendable et qui est le ‘roman historique’. En 1734, voyant le champ littéraire déchiré par des querelles sur le roman, Lenglet-Dufresnoy cherche un ‘bon roman’. Pour sauver le genre et lui donner un avenir, il jette un regard en arrière. Le ‘bon roman’ n’est pas exactement la ‘nouvelle historique’ qui apparaît dans le dernier quart du XVIIe siècle, entourée de traités sur le roman et l’histoire, mais un ‘bon roman’ qui est aussi un ‘vrai roman’. Zayde (1670) de Mme de Lafayette, Dom Carlos (1672) de Saint-Réal et la totalité des récits galants de Mme de Villedieu – dont les Annales galantes paraissent en 1670, La Amours des grands hommes en 1671 et Les Exilés en 1672 – occupent le devant de la scène dans cette construction rétrospective d’un roman pour le XVIIIe tel que le voyait LengletDufresnoy. Lafayette – Saint-Réal – Villedieu Zayde (1670), absent de De l’utilité des Romans – Seconde Partie, est classé par Lenglet-Dufresnoy dans la catégorie des ‘Romans d’amour français’ de la Bibliothèque des Romans. L’œuvre y est encore attribuée à Segrais et affectée de la mention ‘Roman excellent’.8 La nouvelle historique Dom Carlos reçoit beaucoup plus d’attention. Elle est mentionnée deux fois dans la Bibliothèque des Romans. Il apparaît d’abord clairement que, malgré les ressemblances thématiques, les deux brefs romans n’ont, pour Lenglet-Dufresnoy, pas assez d’affinités pour être repris dans la même catégorie de la Bibliothèque des Romans. Pour Lenglet, Zayde n’est pas un roman historique. Dom Carlos, par contre, est classé dans la 7 Nous consacrons à cette polémique de Lenglet-Dufresnoy avec lui-même un autre article de ce recueil : ‘Promotion de la fiction et discours oblique dans les Ecrits sur le Roman de Lenglet-Dufresnoy’. 8 Lenglet-Dufresnoy, Bibliothèque des Romans, p. 53.
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catégorie des ‘Romans historiques et histoires secrètes pour l’ancienne Histoire’, une première fois dans la section ‘Pour la France’, une seconde fois dans la section des ‘Romans historiques pour l’Espagne’, où l’œuvre reçoit la mention suivante : Dom Carlos, Nouvelle Historique, in 12. Paris 1673 – 1688. Cette Histoire qui est de l’Abbé de Saint-Réal est très bien écrite. Elle se trouve encore imprimée dans les différentes Editions des Œuvres de l’Abbé de Saint-Réal, et en d’autres Recueils.9
Dans De l’utilité des Romans – Seconde Partie, il est longuement question de Saint-Réal, à double reprise, dans le Chapitre IX, consacré aux ‘Romans historiques ou façons d’Histoires romancées’. La deuxième occurrence témoigne de l’admiration de Lenglet-Dufresnoy pour SaintRéal qui, tantôt historien, tantôt romancier, a tout l’esprit qu’il faut pour réussir dans le genre du roman historique : L’abbé de S[aint] Réal, homme de mérite et brave ecclésiastique, ne dédaignait pas de se jeter dans cette sorte de composition. Son historiette de Dom Carlos10 a eu tout le succès qu’il en pouvait attendre, quoiqu’on y ait repris quelques fautes d’histoire et quelque négligence de style, mais ce serait bien des affaires que de pouvoir plaire à tout le monde. Le Césarion,11 quoique agréable, quoique instructif, n’a pas été aussi suivi. Les Mémoires de Madame Mazarin12 sont d’autant mieux faits que la présence13 de cette aimable et belle personne l’engageait à fournir de l’esprit au-delà même de ce qu’il en avait. Et quand ce savant abbé avait égayé son imagination par des ouvrages aussi agréables, il lui donnait un peu de relâche par une Vie de Jésus-Christ14 ou par quelque autre amusement de piété. Ainsi, tantôt romancier, tantôt historien, quelquefois théologien, une autre fois traducteur enfin politique et littérateur agréable, il faisait si bien par cette variété qu’il savait se conserver un goût général qui le faisait beaucoup plus briller que s’il n’avait donné que dans un genre de science. Et ce sont là les gens qu’il faut pour bien réussir dans la composition des romans car s’il y a matière où il faille plaque[r] de l’esprit c’est celle-là.15 9
Lenglet-Dufresnoy, Bibliothèque des Romans, p. 105. Saint-Réal, Dom Carlos, Amsterdam, Gaspar Commelin, 1672. 11 Saint-Réal, Césarion ou entretiens divers, Paris, Barbin, 1684. 12 Hortense Mancini, Mémoires de M.L.D.M., Cologne, Pierre Marteau, 1675. La rédaction de ces Mémoires, prétendument ‘autobiographiques’, est souvent attribuée à SaintRéal. 13 Hortense Mancini réside à Chambéry au moment où Saint-Réal rédige les Mémoires de M.L.D.M. 14 Saint-Réal, Vie de Jésus-Christ, 1678. 15 Jan Herman et Jacques Cormier (éds), Lenglet-Dufresnoy : Ecrits inédits sur le roman, p. 218. 10
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Alors que Mme de Lafayette ne bénéficie d’aucune attention dans De l’utilité des Romans – Seconde Partie, Saint-Réal est évoqué après Mme de Villedieu. Elle ‘créa un nouveau genre de romans qui subsiste encore dans les petites historiettes où l’on fait un agréable mélange d’histoire, de galanterie et de sentiments’.16 Quant à Larrey et Lenoble, qui s’insèrent dans les pages qui séparent Saint-Réal de Mme de Villedieu, l’un ‘se promène trop sur l’histoire et point assez sur l’amour’ et chez l’autre, qui écrivait pour vivre, on trouve ‘plus d’amusement que de sentiment’.17 Le ton des éloges adressés à Saint-Réal et à Mme de Villedieu est cependant différent. Le nouveau genre créé par Mme de Villedieu intègre, outre une dimension historique et sentimentale, une forte dose de galanterie. La galanterie, qui est ici un terme légèrement dépréciatif, n’est pas vraiment recommandée comme un exemple à suivre. La préférence de Lenglet va clairement à Saint-Réal qui est érigé en modèle à suivre : ‘ce sont là les gens qu’il faut pour bien réussir dans la composition des romans’. La fascination de Lenglet-Dufresnoy pour la nouvelle historique et/ou galantes dont témoigne déjà le manuscrit de De l’utilité des Romans – Seconde Partie y a pour cadre de référence, au chapitre IX, une réflexion sur ‘les histoires que l’on a qualifiées de nouvelles historiques ou même histoires secrètes’ auxquelles ‘notre goût paraît aujourd’hui fixé’ : Ces sortes de romans tiennent donc de l’histoire qu’ils feignent de représenter, et c’est ce qui les soutient pour une sorte de lecteurs. L’amour en est l’âme et le mobile, c’est ce qui les fait lire avec plaisir.18
Voilà la voie de l’avenir que Lenglet voit s’ouvrir au roman. On en voit ici une définition claire, qui s’accorde avec ce que notre auteur présente comme le goût du moment, en 1724, quand il écrit, à la Bastille, la première et la deuxième partie de De l’utilité des Romans. Lenglet connaît évidemment le reproche encouru par ce type de romans. Il fait allusion à l’exigence de gens sages qui exigent que dans ce genre d’écrits la fiction soit clairement distinguée de l’Histoire. Sans nommer Pierre Bayle, c’est à l’article ‘Desjardins’ du Dictionnaire historique et critique (1697) qu’il pense, où il a pu lire ce qui suit : Il est fâcheux que mademoiselle Des Jardins ait ouvert la porte à une licence dont on abuse tous les jours de plus en plus ; c’est celle de 16
Jan Herman et Jacques Cormier (éds), Lenglet-Dufresnoy : Ecrits inédits sur le roman, p. 216. 17 Jan Herman et Jacques Cormier (éds), Lenglet-Dufresnoy : Ecrits inédits sur le roman, p. 217. 18 Jan Herman et Jacques Cormier (éds), Lenglet-Dufresnoy : Ecrits inédits sur le roman, p. 277.
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prêter ses inventions et ses intrigues galantes aux plus grands hommes des derniers siècles et de les mêler avec des faits qui ont quelque fondement dans l’Histoire. Ce mélange de la vérité et de la fable se répand dans une infinité de livres nouveaux, perd le goût des jeunes gens, et fait que l’on n’ose croire ce qui au fond est croyable.19
Marie-Catherine Desjardins deviendra, après son mariage, Madame de Villedieu. Mais, répond Lenglet-Dufresnoy en 1724, qu’importe que nous soyons trompés pourvu que ce ne soit pas sur le point de l’obéissance qu’on doit aux Princes, qui aiment trop leurs peuples pour vouloir les gêner dans ce qui peut les amuser si agréablement. ‘Voilà ce qui arrive’, selon lui, quand on lit une nouvelle historique : […] ne croyez pas que ceux qui lisent toutes ces petites historiettes s’amusent à cabaler contre le gouvernement, à désobéir au prince, à se priver par des réflexions politiques de la douceur de l’air et de l’agrément qu’on trouve à lire tranquillement au coin de son feu Dom Carlos, Le Voyage de campagne,20 mais pour peu qu’un liseur perpétuel d’histoire n’ait pas l’esprit bien tourné, il trouve tant de modèles de révolution, d’intrigues, de mouvement, que l’envie lui vient de faire comme ceux dont il admire le courage, l’ambition et la prudence, surtout pour peu qu’il y trouve à gagner.21
La confusion de l’Histoire et de la Fiction qu’appréhendait P. Bayle ne présente aucun danger aux yeux de Lenglet-Dufresnoy qui, en 1724, dans sa prison, ne considère le roman historique que sous l’angle de l’effet qu’il pourrait produire et non sous l’angle des exigences que la vérité pourrait poser aux textes narratifs. La question du statut ontologique de la nouvelle historique est éludée de façon plus flagrante dans L’Histoire justifiée contre les Romans (1735), où l’histoire de Dom Carlos est encore évoquée comme un exemple de l’incertitude de l’Histoire. Dans ce contexte polémique, où Lenglet reprend la voix de l’historien qui défend sa discipline, la question de la Fiction inhérente à l’Histoire selon le raisonnement de Gordon de Percel, est résolue de façon extrêmement simpliste : Y avait-il quelque juste fondement dans la conduite rigoureuse que Philippe II a tenue à l’égard de son fils Dom Carlos ? Ce sont là de ces incertitudes de motifs, très difficiles à dévoiler. Mais dans ces cas douteux, il faut toujours juger en faveur des princes, et croire qu’ils 19 Pierre Bayle, Dictionnaire historique et critique, Amsterdam, Reinier Leers, 1697, article ‘Jardins’, p. 332-33. 20 Mme de Murat, Voyage de campagne, Paris, Barbin, 1699. 21 J. Herman et J. Cormier (éds), Lenglet-Dufresnoy : Ecrits inédits sur le roman, p. 215.
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agissent par des vues louables. Par là on fait honneur, non seulement aux souverains dont on juge favorablement ; mais on se fait encore beaucoup plus d’honneur à soi-même. L’homme de bien tourne toujours les vues des supérieurs du côté de la probité et de la vertu ; au lieu que le scélérat porte tout au mal, il n’y a chez lui que des vues criminelles, il ne connaît point d’actions vertueuses dans la conduite des princes et des ministres.22
Dans L’Histoire justifiée contre le roman, l’homme de bien, lecteur de romans, est opposé aux gens qui ont l’esprit mal tourné, voire aux scélérats qui portent tout au mal. La mauvaise foi, dans l’un et l’autre cas, est patente dans cette polarisation totalement injuste du public. Il est clair que tout en prenant la défense de l’Histoire contre les romans, LengletDufresnoy cherche des arguments qui brillent par leur duplicité. La question du rapport entre fiction et vérité n’est pas au centre de la problématique du renouveau du roman, pour Lenglet-Dufresnoy. Il faut voir, avant d’en venir à la définition du ‘bon roman’ par Lenglet-Dufresnoy, comment se posait la question ontologique – vrai ou fictif – vers 1670. Saint-Réal et la nouvelle historique En 1672, quand Dom Carlos paraît, le sous-titre de ‘Nouvelle historique’ est encore inusité.23 En quels termes la question ontologique se posaitelle alors au moment de la parution de la nouvelle ? Avant même que Bayle ait pu reprocher à Mlle Desjardins de confondre la vérité et la fiction, Saint-Réal se résout à mentionner en marge de Dom Carlos les sources historiques qui certifient les événements qu’il raconte. Comme l’affirme avec conviction Jean Lafond, Saint-Réal n’a trompé que ceux qui voulaient être trompés par l’accumulation de titres de sources qui appuient le contexte historique du récit. Celui-ci cependant n’en fournit que l’arrière-plan prestigieux et n’a pas de vrai impact sur l’action. Pour Jean Lafond, le récit repose bien sur un contrat de lecture, qui est celui, séculaire, de l’‘Histoire véritable’ : Historien de vocation et de pratique, Saint-Réal invente un type de récit où l’Histoire fait plus qu’accréditer le récit : elle accroît sa puissance dramatique en donnant pour véridique ce qui est partiellement fiction. L’illusion à quoi se livre avec bonheur tout lecteur de roman est d’autant plus forte que la fiction entend passer pour le reflet de la 22
Lenglet-Dufresnoy, L’Histoire justifiée contre les Romans, p. 208-209. Jean Lafond, ‘Dom Carlos: Notice’, dans Nouvelles du XVIIe siècle, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1997, p. 1462. 23
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réalité. Prétention qui est celle, de longue date, de l’‘histoire véritable’. Or, tout lecteur un peu averti sait, depuis pour le moins Lucien,24 le peu de crédit qu’on doit accorder à cette appellation qui ne trompe personne.25
La nouvelle Dom Carlos est inséparable du traité De l’Usage de l’Histoire de Saint-Réal. Il est tentant de voir la nouvelle comme la réalisation du projet développé dans cet ouvrage théorique. Il convient pourtant d’entourer ce constat de quelques précautions. Comme le souligne René Démoris, De l’Usage de l’Histoire est ‘la réflexion la plus solide et la plus systématique sur le genre de la Nouvelle historique’, mais le traité demeure un discours sur l’Histoire.26 Saint-Réal ne vise pas à renouveler la façon de concevoir la fiction mais à jeter les bases d’une nouvelle Histoire. L’historien Saint-Réal souligne, comme d’autres avant lui, la difficulté d’écrire un récit historique à la fois vrai et noble, voyant bien le risque de tourner l’Histoire en roman par le recours à une écriture vraisemblable ou à l’insertion du document historique. La réflexion de Saint-Réal concerne surtout la dimension morale du premier des genres en prose, l’Histoire donc, et l’exigence de vérité qui en est l’essence. La vie des Grands continue à intéresser l’historien Saint-Réal, mais c’est en tant que personnes privées. Or, ‘si le sort particulier que la grande Histoire réserve à ses « acteurs » se justifie encore, c’est parce qu’ils fournissent à foison, dans leur vie privée, et même publique, ces mauvais exemples dont l’écrivain a besoin pour ramener son lecteur à quelque raison’.27 La portée morale n’est pas coupée du domaine politique, mais devient une ‘anatomie spirituelle des actions humaines’. Apparaît en même temps l’idée des causes secondaires des grandes actions, qui sont parfois le produit d’une série vertigineuse de contingences. Celles-ci réduisent la grande action que l’Histoire est censée célébrer à une fiction. Les auteurs de nouvelles historiques réduisent eux aussi l’objet politique : là où la grande Histoire croyait faire voir l’effet d’un projet politique, la Nouvelle historique privilégie la passion amoureuse comme motif et explication de l’événement historique. Dans Dom Carlos, un 24 L’Histoire véritable de Lucien de Samosate est un voyage imaginaire au-delà du monde connu. Le récit regorge de passage ironiques. 25 Jean Lafond, ‘Dom Carlos: Notice’, p. 1464. 26 René Démoris, ‘Saint-Réal et l’Histoire ou l’envers de la médaille’, dans Saint-Réal, De l’Usage de l’Histoire, éd. René Démoris et Christiane Meurillon, Paris, s.l., 2000, p. 63-74. 27 R. Démoris, ‘Saint-Réal et l’Histoire ou l’envers de la médaille’, p. 67.
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monarque absolu fait assassiner son fils et sa jeune épouse par jalousie.28 Mais, dans sa lecture de De l’Usage de l’Histoire, R. Démoris constate aussi que Saint-Réal élimine l’amour de ses exemples et anecdotes, pour se tourner vers des aspects plus inquiétants de la psychè humaine, les humeurs, qui peuvent faire d’un néant insondable la source même de l’action. La réalité excède la fiction et l’Histoire contient des absurdités qu’un romancier n’oserait jamais inventer.29 Au motif de l’amour (et des humeurs) comme cause de décisions historiques, caractéristique essentielle de la ‘nouvelle historique’ selon SaintRéal, sont liées d’autres motifs moins visibles, mais qui apparaissent dans une lecture attentive du récit. Dom Carlos renferme aussi un mécanisme d’autolégitimation fort subtil. Dans le récit du complot contre Dom Carlos et la reine, apparaît à un moment donné la figure de l’‘écrivain’ Dom Carlos face à un monarque qui est aussi son père et qu’il déteste : Dom Carlos se mit en rêvant à faire un petit livre avec du papier blanc qu’il trouva dans une cassette, dans lequel il écrivit de sa main ces paroles en grosse lettre sur la première feuille : Les Grands et Admirables Voyages du roi Dom Philippe. Il mit dans chacune des autres pages du livre les titres qui suivent: Le Voyage de Madrid à l’Escurial, Le Voyage de l’Escurial à Tolède, de Tolède à Madrid, de Madrid à Aranjuez, d’Aranjuez au Prado, du Prado à l’Escurial ; et de cette sorte, il remplit tout le livre des voyages du roi dans ses maisons de plaisance et dans les meilleures villes d’Espagne.30
Ce petit livre causera la perte de Dom Carlos quand il sera intercepté par ses ennemis qui dénonceront l’auteur au roi. C’est l’écriture d’un petit ‘roman’, dont son père est le héros ‘véritable’, qui le perd. Cette figuration du travail d’écrivain dans la diégèse est une mise en abyme de la situation réelle où se trouve l’écrivain en 1672 : écrire est une aventure périlleuse. La nouvelle historique Dom Carlos se légitime comme une tentative nécessaire de justifier la reine Elisabeth, injustement soupçonnée d’aimer l’infant Dom Carlos que, selon un premier traité de paix avec la France, elle aurait dû épouser. Le récit se justifie en dévoilant les ressorts cachés d’un complot contre la reine et Dom Carlos. L’auteur prétend pouvoir 28 Dans la réalité historique, la mort de la reine Elisabeth doit sans doute être attribuée à un accouchement prématuré. Les causes du décès de Dom Carlos, mort en prison, demeurent obscures, faute de documents historiques. Voir Andrée Mansau, Saint-Réal et l’humanisme cosmopolite, Paris, Champion, 1976. 29 R. Démoris, ‘Saint-Réal et l’Histoire ou l’envers de la médaille’, p. 69. 30 Saint-Réal, Dom Carlos, éd. Jean Lafond et Raymond Picard, in Nouvelles du XVIIe siècle, 1997, p. 538.
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entreprendre cette justification à partir des ‘particularités de leur histoire’, qu’il a trouvées ‘en divers lieux’.31 Il prétend donc dire la vérité et se dit capable de montrer ses preuves. Cette première justification du récit est ensuite présentée comme subordonnée à une autre, au centre de laquelle se trouve le monarque absolu, Louis XIV. Elisabeth, reine d’Espagne, mérite bien qu’on prenne soin de sa gloire car ‘il est vrai de dire que, sans elle, jamais le prince de Navarre ne serait devenu le plus grand roi du monde et, pour dire quelque chose de plus, aïeul de Louis Quatorzième’.32 On s’aperçoit de cette justification discursive a de rusé : l’écrivain SaintRéal met devant les yeux d’un monarque absolu (Louis XIV) un autre monarque despotique (Philippe II) qui devient le meurtrier de son fils. Cette audace d’écrivain est justifiée et tempérée par un autre enjeu du récit qui est de purger de tout blâme celle à qui la généalogie de Louis XIV lui-même remonte. Cette justification de la reine Elisabeth est susceptible de plaire à Louis XIV, mais elle est simultanément une dénonciation de l’absolutisme. Le scandale du meurtre de la reine et de l’infant est atténué par une fin où le vice est puni, fût-ce de façon particulièrement artificielle. Horrifié de leur duplicité, le roi Philippe punit ses complices et est ensuite puni lui-même par un ulcère dont il est soudain frappé et qui ‘engendra une quantité effroyable de poux, dont il fut dévoré tout vivant et étouffé, quand ils ne trouvèrent plus de quoi se nourrir sur son corps’.33 Le régime modal de la ‘Nouvelle historique’ qui depuis Dom Carlos a fait carrière est l’omniscience. Le ‘romancier’, c’est-à-dire le ‘nouvelliste’, n’ignore pas les pensées les plus secrètes des personnages historiques qu’il met en scène. Chez Mme de Villedieu, la connaissance des pensées des personnages est biaisée par la restitution de dialogues et de conversations que cependant personne n’a jamais pu entendre. Dans les deux cas, et dans la technique narrative même, la Nouvelle historique conclut avec son lecteur un contrat où la fiction est avouée de façon évidente. Dans la figure de Saint-Réal, en 1671-1672, se rencontrent et se séparent la ‘nouvelle Histoire’ et la ‘Nouvelle historique’. Dans l’idée qu’on ne peut connaître les choses que par leur causes, les deux se rejoignent. La Nouvelle historique ramènera ensuite ces causes à des motifs restés secrets. 31 32 33
Saint-Réal, Dom Carlos, p. 505. Saint-Réal, Dom Carlos, p. 505. Saint-Réal, Dom Carlos, p. 562.
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Lenglet-Dufresnoy et le vrai roman Lenglet-Dufresnoy est lui aussi l’auteur d’un ouvrage sur l’Histoire : Méthode pour étudier l’Histoire (1713).34 De l’Usage de l’Histoire de SaintRéal y est intégré tel quel, dans la deuxième partie. La Méthode proposée par Lenglet est fondée sur un ‘Usage’ de l’Histoire qu’il emprunte à Saint-Réal, que nous pouvons ici citer à partir de l’ouvrage de LengletDufresnoy qui le contient : Cependant le véritable Usage de l’Histoire ne consiste pas à savoir beaucoup d’événements et d’actions, sans y faire aucune réflexion. Cette manière de les connaître seulement par la mémoire ne mérite pas même le nom de savoir ; car savoir c’est connaître les choses par leurs causes ; ainsi savoir l’Histoire, c’est connaître les hommes qui en fournissent la matière, c’est juger de ces hommes sainement ; étudier l’Histoire, c’est étudier les motifs, les opinions et les passions des hommes pour en connaître tous les ressorts, les tours et les détours, enfin toutes les illusions qu’elles savent faire à l’esprit, et les surprises qu’elles font au cœur.35
Lenglet-Dufresnoy ne voyait que trop que, plus que La Conjuration des Espagnols contre la République de Venise paru en 1674 et dont l’amour est absent, Dom Carlos illustrait, en 1672, le traité De l’Usage de l’Histoire paru l’année d’avant. Lenglet-Dufresnoy, qui dès son séjour à la Bastille en 1724 a dû voir les ressources romanesques de cette nouvelle Histoire, en résume l’importance comme suit : [Saint-Réal] n’exige point pour cela que les Historiens soient d’ennuyeux prédicateurs ou des moralistes perpétuels : rien ne serait plus désagréable et nous ôterait, si j’ose dire, le plaisir de la lecture, en nous ôtant celui de la réflexion. Il suffit qu’un écrivain narre exactement les principales circonstances d’un fait, qu’il découvre les ressorts secrets dont on s’est servi pour faire réussir une intrigue, ou venir à bout d’un dessein. C’est à nous ensuite à faire des réflexions qui nous conviennent, soit en considérant les étranges effets de la bizarrerie, de la malignité et de la vanité des hommes qui produisent des actions si éclatantes, soit en nous faisant remarquer que ces événements qui paraissent remuer tout un royaume et agiter quelquefois plusieurs Etats, tirent ordinairement leur origine de principes très médiocres et souvent même chétifs, qu’à peine croirait-on qu’ils dussent intéresser quelques particuliers ; soit enfin en nous appliquant à nous-mêmes tous les faits qui nous passent sous les yeux, et en nous rendant sages par la folie ou au moins par l’expérience des autres.36
34 Lenglet-Dufresnoy, Méthode pour étudier l’Histoire, qui contient le Traité de l’usage de l’Histoire par l’abbé de Saint-Réal, Paris, chez Jean Musier, 1713. 35 Lenglet-Dufresnoy, Méthode pour étudier l’Histoire, Seconde partie, p. 4. 36 Lenglet-Dufresnoy, Méthode pour étudier l’Histoire, Seconde Partie, Préface, p. 2.
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L’Histoire est donc censée produire un effet de lecture, comme d’ailleurs la Nouvelle historique, par la réflexion qu’elle suscite. De l’Usage de l’Histoire de Saint-Réal est – comme le déclare R. Démoris, dans l’intitulé de son étude – ‘l’envers de la médaille’, dont – si l’on peut ici continuer la métaphore – De l’Usage des Romans de Gordon de Percel constitue l’avers. C’est cet avers qu’il faut essayer de reconstituer ici. Et il faut pour cela retourner à De l’usage des romans (1734) (c’est-àdire De l’Utilité des Romans : Première partie, composé en 1724 à la Bastille) où Lenglet-Dufresnoy s’affuble du pseudonyme de Gordon de Percel, prenant cette fois-ci le point de vue du romancier. Le roman est défini comme un apologue développé, une Fable plus étendue, ornée d’épisodes. Mais dans tous les cas, son sujet central et indispensable est l’amour. Dans De l’Usage des Romans, les Romans (car il y en a de différentes sortes) interfèrent avec un autre genre confirmé : l’épopée. Mérite la qualification de ‘roman’ un poème héroïque, dont le seul désavantage est de ne pas être écrit en vers latins ou grecs. La différence capitale entre Epopée et Roman concerne précisément l’espace réservé à l’amour. Gordon de Percel, avec une ironie mordante, prétend ne pas comprendre comment la critique peut accepter que l’on apprenne aux lecteurs combien il est glorieux de défaire et de tuer des hommes, alors qu’il serait honteux ‘de les faire’ : Hé bien voilà ce qui se passe dans nos romans, on instruit les hommes à faire agréablement et sagement de nombreuses peuplades, en leur donnant ce qu’ont fait les héros sur le modèle desquels on veut les former et les façonner. Et c’est là ce qui me fait préférer nos romans à nos poèmes antiques si pernicieux par les mauvais exemples qu’ils donnent aux âmes sauvages et barbares pour la destruction du genre humain.37
On l’a dit, la question de l’utilité des Romans est subordonnée à la définition du ‘bon’ roman qui, à son tour, se fonde sur un essai de typologie. Celle-ci vise à exclure certains romans du champ qui mérite l’exploration. Et ce champ est circonscrit par le sujet amoureux. Cette conception du roman est largement tributaire de celle de Daniel Huet, qui telle qu’elle apparaissait dans Traité de l’origine des Romans (1670) était claire et simple : [les romans sont] ‘des histoires feintes d’aventures amoureuses, écrites en prose avec art, pour le plaisir et l’instruction des lecteurs’.38 37
Lenglet-Dufresnoy, De l’Usage des Romans, p. 44. Pierre-Daniel Huet, Traité sur l’origine des romans, Paris, Claude Barbin, 1671, p. 114. 38
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Quand, dès le Chapitre II de De l’usage des Romans, Gordon de Percel commence à faire des sélections dans l’énorme catalogue qui constitue le deuxième tome de De l’Usage des Romans afin de définir le ‘bon roman’, son raisonnement se ressent de la lecture de De l’Usage de l’Histoire de Saint-Réal à qui il emprunte la définition de la ‘bonne histoire’. Après l’Epopée, Gordon de Percel interroge l’interférence du discours romanesque avec l’Histoire. L’impact de la lecture de Saint-Réal sur De l’Usage des Romans est évident, comme le montre assez clairement la ressemblance de ces deux passages : De l’Usage des Romans : L’Histoire ne doit pas être seulement un narré fidèle des choses arrivées pour nous servir d’instruction, elle doit encore découvrir les causes et les motifs secrets des grands événements, les ressorts et les intrigues que l’on a mis en œuvre pour y réussir.39
De l’Usage de l’Histoire : Cependant le véritable sujet de l’Histoire ne consiste pas à savoir beaucoup d’événements et d’actions, sans y faire aucune réflexion. Cette manière de les connaître seulement par la mémoire ne nécessite pas même le nom de savoir : car savoir, c’est connaître les choses par leurs causes ; ainsi savoir l’Histoire, c’est connaître les hommes, qui en fournissent la matière, c’est juger de ces hommes sainement; étudier l’Histoire, c’est étudier les motifs, les opinions, les passions des hommes, pour en connaître tous les ressorts, les tours et les détours, enfin toutes les illusions qu’elles savent faire aux esprits, et les surprises qu’elles font aux cœurs.40
Dans la définition de la ‘bonne histoire’, on entrevoit immédiatement la possibilité d’interférence avec le champ romanesque qui, justement, s’ouvre aux ‘passions des hommes’ et aux ‘surprises qu’elles font aux cœurs’. Le ‘bon roman’ se justifie et affirme sa nécessité et son utilité dans son intérêt pour les domaines que la ‘bonne Histoire’ devrait intégrer. Il n’y a pas de ‘mauvaise Histoire’, il n’y a que de mauvais historiens. Telle est bien la base de la réflexion de Lenglet-Dufresnoy sur le roman : le roman réalise le projet de la ‘bonne histoire’ telle que celle-ci a été définie par Saint-Réal. Le roman a en plus des avantages que l’Histoire n’a pas. Dans le raisonnement de Gordon de Percel, un champ romanesque propre commence à 39
Lenglet-Dufresnoy, De l’Usage des Romans, p. 53. Saint-Réal, De l’Usage de l’Histoire. A M****, éd. René Démoris et Christiane Meurillon, Paris, s.l., 2000, p. 11. 40
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se profiler à partir des différences qui résultent de l’interférence du Roman et de l’Histoire. Le premier avantage du ‘bon roman’ est qu’il se fonde sur un contrat de lecture clair : ‘je sais que tout est faux dans les aventures qu’ils racontent, mais on me les donne pour telles ; et cependant tout y est si vraisemblable, que je voudrais que tout en fut vrai, tant je trouve de naïveté dans leurs caractères’.41 S’il est vrai que le roman trompe, au moins le lecteur le sait-il et accepte-t-il d’être trompé à son profit. Ce qu’on lit ici est que le ‘bon roman’ n’est pas celui qui cache son statut fictionnel, mais au contraire celui qui l’affirme tout en entraînant son lecteur dans un univers imaginaire, suscité par des techniques d’illusion qui lui font accepter la ‘tromperie’ de la fiction par l’habilité avec laquelle elle sait créer la vraisemblance. L’Histoire a en outre le désavantage de regorger d’incertitudes : ‘qu’on lise deux histoires contemporaines sur un même point d’Histoire, vous les trouverez tous deux si opposés sur les circonstances, qu’insensiblement ils vous font douter du fait en lui-même’.42 Le ‘bon roman’, qui échappe donc à la question de la certitude des faits puisque tout y est fiction, développe une causalité cohérente : ‘Rien n’y est équivoque, rien n’y est douteux : on m’y développe les motifs et les mouvements secrets d’une intrigue; tout se présente à moi, jusqu’aux lettres les plus particulières, jusqu’à ces sentiments intérieurs, qui dans les affaires ordinaires ne paraissent jamais aux yeux du public’.43 En d’autres termes, le roman, s’il est un ‘bon roman’, est un univers auto-explicatif cohérent. Il échappe à la dichotomie entre le vrai et le faux, qui n’affecte que le discours référentiel. Un troisième problème posé par l’Histoire est qu’elle livre de terribles assauts aux bonnes mœurs, ‘lorsqu’on y voit des tyrans mourir tranquillement dans leurs lits et des rois vertueux porter leurs têtes sur un échafaud’.44 Le roman, s’il est un ‘bon roman’, punit le vice et récompense la vertu. Gordon de Percel se rend parfaitement compte que le champ romanesque, défini dans son interférence avec l’Histoire, exclut la majorité des récits répertoriés dans sa Bibliothèque des Romans. Le ‘bon roman’, où se trouve-t-il dans la classification que ce répertoire élabore. Répond-il à un modèle ? On le verra à la fin du parcours, mais il y a d’abord un autre critère qui contribue à la définition du ‘bon roman’. 41 42 43 44
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l’Usage l’Usage l’Usage l’Usage
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Romans, Romans, Romans, Romans,
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62. 59-60. 73. 81.
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Le ‘bon roman’, le roman à venir, doit réserver une place importante aux femmes. Le dossier manuscrit qui accompagne De L’utilité des Romans – seconde partie contient de nombreuses notes de lecture sur l’édition en 12 volumes des Œuvres de Madame de Villedieu, que LengletDufresnoy chérissait apparemment particulièrement en 1724. Il s’agit d’un cahier de maximes, tirées des Œuvres de Mme de Villedieu. Concernant la ‘question des femmes’ on peut relever celle-ci : ‘Les dames ne veulent rien perdre de ce qu’elles ont acquis, et ce qui n’est plus à l’usage de leur cœur est toujours à l’usage de leur vanité’. Sur le sujet amoureux : ‘L’amour n’effarouche que les esprits dont il n’est pas connu, et ce qu’il a d’affreux pour les âmes faibles ne saurait épouvanter celles qui ont assez de fermeté pour le soumettre aux règles de la bienséance et de la vertu’. Dans De l’Usage des Romans, le raisonnement est clairement biaisé par la lecture de l’œuvre de Madame de Villedieu, mentionnée explicitement : J’aime les livres qui nous font paraître des femmes et qui nous mêlent quelquefois avec elles, tantôt en nous brouillant, tantôt en nous raccommodant. Ce mouvement fait plaisir : c’est l’âme de la vie […] Le roman n’est pas en défaut sur ce chapitre ; j’y vois briller des femmes, non pas à leur toilette, c’est où elles ne paraissent guère dans ces sortes d’ouvrages, mais en tout ce qu’il y a d’essentiel en matière d’intérêt public et dans les plus grands mystères des affaires.45
Le propos sur le rôle des femmes ne se fonde plus sur des constats sérieux concernant les défauts de l’Histoire, ni sur une analyse du corpus romanesque dans l’ensemble, mais sur la lecture de Mme de Villedieu, qui apparaît ici comme le modèle auquel pense Gordon de Percel, en 1724, pour le roman à venir. Le ‘bon roman’, enfin Le ‘bon roman’ que Lenglet Dufresnoy/Gordon de Percel construit par rétrécissement n’a pas de modèle confirmé. En 1724, quand il écrit à la Bastille De l’utilité des Romans, Lenglet-Dufresnoy chérit Mme de Villedieu. Dans ses écrits sur l’Histoire, il mettra en avant Dom Carlos (1672) de Saint-Réal. De La Princesse de Clèves (1678) et de Zayde (1670), il est à peine question. Aussi, le raisonnement, qui se fondait sur l’étude de l’interférence avec d’autres champs narratifs – Epopée et Histoire – 45
Lenglet-Dufresnoy, De l’Usage des Romans, p. 112-113.
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devient-il prescriptif. Le ‘bon roman’ est un idéal non encore atteint dont le profil est esquissé à grands traits dans le chapitre III de De l’usage des romans, essentiel pour la compréhension de la pensée sur le roman de Lenglet-Dufresnoy. Le premier défaut à éviter par le ‘bon roman’ consiste à offenser la religion, à censurer les rois, à attaquer les personnes en place ou à se moquer des gens disgraciés. L’Offense des mœurs est également à proscrire : les nudités ne sont pas permises. Les Dictionnaires de l’Académie Française ou de Furetière fournissent la norme au vocabulaire. Le discours doit pouvoir être vu par tout le monde, du Cardinal à la bergère. Le ‘bon roman’ a en outre quatre grandes maximes à observer. D’abord, le roman est un poème héroïque en prose, avec cette différence considérable que son sujet est l’amour. L’action se termine par un ou plusieurs mariages au bout d’une grande et difficile entreprise qui est aussi l’apothéose du héros. Toutefois, l’amour dans le mariage est sans intérêt ; c’est avant le mariage qu’il est intéressant : ‘L’amour n’a de gentil que les préliminaires et c’est là le vrai roman’.46 Aussi, contrairement à l’Histoire, le roman ne doit-il pas commencer à la naissance du héros et s’achever à sa mort. L’amour s’illustre par le courage, la valeur, la tendresse. Sur ce point, le roman héroïque du XVIIe siècle a corrigé les anciens romans de chevalerie. Le roman, secundo, doit être vraisemblable, au sens de ‘naturel’. Les choses vraies qui ne sont pas vraisemblables sont bonnes à embarrasser l’Histoire. La troisième maxime intègre toutes les autres : le roman est avant tout un livre d’amusement. Il cherche à plaire. Tout le reste est restriction, comme l’exigence d’instruire en divertissant. Et instruire, c’est répandre des mœurs dans un roman. Mais qu’est-ce que répandre des mœurs dans un Roman ? C’est y représenter des gens sages, qui par une conduite exacte et mesurée, quoique tendre et délicate, parviennent à une fin honnête. C’est y donner des portraits gracieux de la vertu, de l’honneur et de la probité, pour les rendre désirables et pour les faire aimer : Laissons à l’histoire à traverser les hommes vertueux, à détrôner les bons princes, à faire prospérer les tyrans, à établir les scélérats sur la ruine des plus gens de bien [sic]; elle n’a que trop d’occasions de s’en acquitter : mais le Roman doit faire tout le contraire. […] Répandre des mœurs dans un roman, c’est y donner des idées favorables de la chasteté et de la pudeur ; […] c’est instruire des faiblesses du cœur, 46
Lenglet-Dufresnoy, De l’Usage des Romans, p. 254.
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plus cependant par des portraits de la perfection que de la misère humaine.47
La quatrième contrainte du ‘bon roman’ consiste à former l’esprit, à apprendre à penser noblement en toute chose. Voilà donc, comme Gordon de Percel l’avoue lui-même, ‘bien des ouvrages amusants, ingénieux et même instructifs, chassés du corps des romans puisqu’on n’y trouve ni la dignité du sujet, ni la majesté des personnes, ni la noblesse des caractères’.48 Le roman picaresque est nécessairement écarté. Certains romans comiques, comme celui de Scarron, trouvent grâce, en revanche. Gordon de Percel s’évertue à faire de l’étiquette de roman une ‘appellation contrôlée’ et protégée. Apparaissent soudain la notion de ‘roman régulier’49 et celle de ‘vrai roman’.50 Quant aux petits romans, ils sont sauvés grâce à un emploi métonymique de la définition du ‘bon roman’. Les petits romans, les Historiettes ou les Nouvelles historiques, à la mode depuis 1660, peuvent être considérés comme des parties détachées d’un roman et à ce titre – pars pro toto – on ne doit pas leur refuser l’étiquette de ‘roman’. Tout au long de l’ouvrage, Gordon de Percel ne cesse de répéter que le sujet amoureux est et reste l’élément nodal à partir duquel le roman peut être clairement différencié de l’Histoire : L’Histoire s’imagine peindre l’homme, s’applique presque toujours à montrer l’amour comme passion, et même l’amour comme passion qui n’inspire que dérèglement. Avec son air grave et sentencieux elle se croit déshonorée d’en faire connaître toujours la beauté, c’est-à-dire de la représenter avec les attributs de la vertu ; Il n’y a que le Roman qui sache s’en acquitter avec honneur. […] Le roman s’applique à rapprocher les passions de leur véritable centre, à modérer leur trop grande activité, à ralentir leur feu excessif, c’est par là qu’elles pêchent le plus. […]51
Le romancier sait que l’amour est nécessaire pour donner la perfection à tout. Aussi ne s’agit-il pas de le supprimer, mais de le régler : ‘c’est ce que fait le Roman, ou du moins c’est ce qu’il prétend faire, car on ne réussit pas toujours’.52 La nuance est de taille et montre que Gordon de Percel a abandonné la démarche inductive qui justifiait la constitution 47 48 49 50 51 52
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Romans, Romans, Romans, Romans, Romans, Romans,
p. p. p. p. p. p.
211-213. 196. 202. 254. 232. 234.
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d’un corpus romanesque aussi large que possible pour le rétrécir ensuite. Le champ du roman se réduit au point de ne plus trouver en lui-même de modèles. Le raisonnement s’achève sur le profil d’un roman idéal, mais inexistant. Ce qui rend le ‘bon roman’ utile, est qu’il ne peint que ‘le beau de l’humanité’, qu’on y aperçoit ‘une agréable vivacité’, ‘une conduite douce et riante’, ‘une variété de caractères’, ‘une diversité d’objets séduisants’.53 Le ‘vrai roman’ est surtout utile à la jeunesse de condition : Voilà donc ce que je veux pratiquer à l’égard de la jeunesse : il faut se servir de la situation actuelle de leur âme, profiter de la flexibilité de leur imagination, les prendre par les sentiments du cœur, ils en sont susceptibles; ou se saisir enfin de leurs sens extérieurs pour les conduire où l’on veut : et rien n’y peut contribuer davantage que les contes, les historiettes, les narrations fabuleuses ; ils sont avides ou du merveilleux qui se trouve dans les uns, ou des incidents des autres : une fausse Histoire leur donne enfin le goût d’une véritable.54
On constate que le ‘bon roman’, dont le profil s’obtient par la restriction du champ romanesque, ne coïncide pas exactement avec le ‘vrai roman’, qui reste un idéal. La réflexion de Gordon de Percel sur l’utilité des Romans amène ensuite une nouvelle restriction, qui concerne cette fois-ci non pas le champ romanesque en tant que tel, mais le public visé. En 1726 et 1728 avaient paru successivement l’Avis d’une mère à son fils et l’Avis d’une mère à sa fille de Mme de Lambert, célèbre salonnière, qui avait composé ces deux ouvrages d’éducation du jeune noble à l’intention de quelques amis. L’un et l’autre circulèrent en manuscrit longtemps avant leur publication qui se fit à l’insu de l’auteur. Lenglet-Dufresnoy les a sûrement connus. Or, le roman, au niveau de l’utilité, l’emporte sur les Traités d’éducation même quand ceux-ci prennent une forme aussi agréable et aussi délicate que les opuscules de Mme de Lambert : ‘Oh ! Comment s’en prendra une mère pour en venir à ce point fixe, à cet exact équilibre ? Elle donnera des principes généraux à sa fille, j’y consens’.55 Cependant, ici encore, Gordon de Percel s’inscrit en faux contre les écrits dogmatiques auxquels il préfère les romans : On y voit ce que j’ai déjà dit des préceptes, des règles, des maximes ; mais on n’est pas toujours à côté d’une jeune personne pour lui dire, c’est ainsi qu’elle se doit pratiquer : voilà comme il faut s’y prendre ; 53 54 55
Lenglet-Dufresnoy, De l’Usage des Romans, p. 251. Lenglet-Dufresnoy, De l’Usage des Romans, p. 280. Lenglet-Dufresnoy, De l’Usage des Romans, p. 289.
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faites ici l’application d’une telle maxime, cette réponse n’est pas juste ; prenez cette parole sur le pied d’une agréable raillerie. Oh ! cela se trouve tout à fait dans le Roman, il n’y a qu’à suivre.56
A la fin de De l’usage des Romans l’enjeu du raisonnement change une nouvelle fois. Il ne s’agit plus de justifier le roman ou de le défendre, ni même d’en démontrer l’utilité, mais de convaincre le public de sa nécessité. Le roman remplit un espace vide dans le champ discursif de l’époque. Il ‘rapproche de l’agréable facilité de la vie toutes les idées des livres’ :57 Il n’y a pas une de ces passions qui ne se métamorphose de vingt manières différentes, pour voir comment elle surprendra jusqu’à ceux qui s’en méfient ; c’est par la lecture qu’on les peut éviter, je veux dire une lecture d’ouvrages instructifs qui tournent les moindres passions de tant de côtés qu’il n’est pas difficile de les reconnaître quoiqu’elles se présentent sous l’habit sage et honnête de la vertu.58
Dans cet écrit sur l’‘usage’ des romans qui a vu se déplacer son sujet des ‘romans’ au ‘roman’, du ‘roman’ au ‘bon roman’ et du ‘bon roman’ au ‘vrai roman’, le dernier argument de Gordon de Percel est que le bon/ vrai roman est bien français. Plus les siècles ont été éclairés, plus ils ont donné dans le roman. Si l’on n’a pas de romans pour certaines Nations et certaines époques, ‘c’est qu’il fallait connaître et bien pratiquer l’amour avant de le peindre, et quand on l’a bien connu, oh ! pour lors on l’a montré sinon tel qu’il est, au moins tel qu’il devrait être pour faire une impression toujours égale sur le cœur et sur l’imagination’.59 On l’a vu : ce ‘vrai et bon roman’, si fortement recommandé, n’a cependant pas de véritable modèle. De plus, en 1724, au moment où il écrit ces pages, Gordon de Percel est déjà dépassé par les événements. Entre Zayde (1670) et Dom Carlos (1672) parurent les Mémoires de la vie d’Henriette-Sylvie de Molière (1671) de Mme de Villedieu. Ce roman lançait la nouvelle formule du roman-mémoires, qui a entièrement échappée à Lenglet-Dufresnoy et qui pourtant était, en 1734, quand paraît De l’usage des Romans, le roman français qui avait le plus d’avenir…
56 57 58 59
Lenglet-Dufresnoy, Lenglet-Dufresnoy, Lenglet-Dufresnoy, Lenglet-Dufresnoy,
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294. 298. 292. 326.
SUR PRÉVOST LE RECUEIL DE CONTES COMME ATELIER DU ROMAN. LE MONDE MORAL DE PRÉVOST A Shelly Charles Paris
Le narratif et l’argumentatif Récit et Réflexion, tel est le titre du remarquable ouvrage que Shelly Charles a consacré au Pour et Contre de Prévost.1 Ce périodique est un cas majeur de l’hétérogénéité des discours qui résulte de l’interférence du littéraire et du non-littéraire. La fusion du narratif et de l’argumentatif semble en effet être le propre d’un type de texte dont la première moitié du XVIIIe siècle a inauguré la vogue : le journal. Au moment où, malgré son succès, le roman est frappé par des anathèmes de plusieurs sortes, le narratif s’ingère dans l’informatif comme l’argumentatif se fond dans le narratif. Reconstruire le fonctionnement de la prose narrative au sein d’un système littéraire ou, plus largement, culturel en crise ne pourra dès lors se faire qu’en termes d’hétérogénéité. Ce qui est en cause, ce sont les frontières, externes, entre les champs littéraire et non-littéraire, et internes, entre les différents genres constituant le champ du littéraire contemporain. Apparaît au début du XVIIIe siècle un nouveau type de journal qui combine un mode d’information primaire – narration d’un fait divers – et secondaire – réflexion sur le fait divers. Le modèle de ce type de journal est Le Spectateur d’Addison et Steele (1711). Ce Spectateur n’est pas oisif, il réfléchit. Son recueil est composé de ‘discours’ qui s’alimentent, ou prétendent se nourrir, non seulement des observations du Spectateur même mais de lettres envoyées par des correspondants. Aucune structure n’est imposée à un ensemble forcément confus. Ce projet d’édition périodique
Première publication : ‘Le Monde moral de Prévost. Les contes singuliers comme atelier du roman’ in Jan Herman et Paul Pelckmans (éds), Prévost et le Récit bref, CRIN no 46, Amsterdam, Rodopi, 2006, p. 163-181. 1 Shelly Charles, Récit et Réflexion. Poétique de l’hétérogène dans ‘Le Pour et Contre’ de Prévost, Oxford, Voltaire Foundation, SVEC, 1992.
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est assez clairement explicité au début du Discours XXXIV du Spectateur, qui a pu servir de modèle à ses imitateurs directs, Marivaux et Prévost notamment ou, plus tard dans le siècle, Rétif de la Bretonne : Lorsque j’ai besoin de matériaux pour ces discours, je bats la campagne et m’en vais à la quête de mon gibier : si je trouve quelque chose qui m’accommode, je me sers de la première occasion, pour en écrire un mot sur un morceau de papier. D’ailleurs, j’examine les lettres de mes correspondants, et s’il y a quelque situation qui me puisse fournir de quoi spéculer, je ne manque pas non plus de l’enregistrer dans mon petit recueil. De cette manière, j’ai presque toujours sur moi un feuillet plein de pensées détachées, que tout autre que moi prendrait pour une rapsodie de galimatias : en effet, il n’y a qu’obscurité et confusion, que rêveries et incompatibilités. En un mot, ce sont mes spéculations dans leurs premiers principes, où l’on ne voit, non plus que dans l’ancien chaos, ni lumière, ni ordre, ni distinction, tout y est sens dessus dessous.2
Dans Le Spectateur ou le Socrate moderne, on esquisse ‘un portrait naïf des mœurs de ce siècle’.3 L’entreprise se donne d’emblée un but moral en faisant du narratif le tremplin de l’argumentatif et en sacrifiant le particulier au général : En un mot, j’ai assez d’esprit Rodomont, pour négliger un ennemi particulier, et donner sur une armée entière. Ce ne sera ni Laïs ni Silène, mais la Débauchée et l’Ivrogne que je tâcherai de rendre infâmes, et je considérerai le vice tel qu’il paraît dans une espèce, non pas tel qu’il se trouve dans un individu.4
Dans la mesure où il se rapproche ou s’inspire directement de ce modèle, le Pour et Contre de Prévost présente un cas particulier en ce que le narratif semble assez facilement détachable de l’argumentatif, comme le montre l’édition d’un volume de Contes, Aventures et faits singuliers, etc., extraits pour une partie du Pour et Contre après la mort de Prévost.5 Les éditions posthumes des ‘Contes singuliers’ de l’abbé peuvent sans doute légitimer l’étude d’un dossier narratif en tant que tel, comme témoignage important d’une manipulation textuelle courante à l’époque qui consistait à extraire un récit de son con-texte, ou plus exactement de son co-texte argumentatif. 2 Le Spectateur, ou Le Socrate moderne, où l’on voit un portrait naïf de ce siècle. Traduit de l’anglais, Amsterdam, Wetstein, 1722, Discours XXXIV, p. 216-17. 3 Sous-titre de l’édition française. 4 Le Spectateur, Discours XII, p. 80. 5 Prévost, Le Monde moral ou Mémoires pour servir à l’Histoire du cœur humain, Paris, Duchêne, 1764 ; Nous citons d’après les Œuvres choisies de l’abbé Prévost, Amsterdam-Paris, rue et hôtel de la Serpente, 1784.
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L’objet de notre étude ne sera pas de peser le pour et contre d’une telle démarche. Il s’agira ici d’étudier comment la pratique du conte singulier a pu servir d’atelier à l’écriture d’un roman ; de voir comment dans le dernier roman de Prévost, Le Monde moral, l’argumentation profonde que recèle la narration romanesque est inséparable d’une phase génétique préparatoire où sont mis en place, de manière diffuse et éparse et à travers une série de faits divers, les différents arguments qui seront exploités de manière cohérente dans le roman. Ce que nous appelons ‘roman’ correspond au deuxième tome de l’œuvre, où se trouvent réunis les livres quatre à sept, publié après la mort de Prévost, en 1764. Le tome I, contenant les livres un à trois, constitue la phase génétique, ou ce que nous appellerons ici pour la facilité le ‘recueil’. Ou encore, le roman, c’est l’histoire de Mademoiselle Tekely, qui parvient au lecteur moyennant un triple relais : l’abbé Brenner, enfermé à la Bastille, la raconte à son médecin, qui la raconte au marquis (notre Spectateur-narrateur), malade lui aussi, qui la racontera à son tour, dans ses mémoires, au lecteur. La phase génétique, le ‘recueil’ de ‘contes singuliers’ donc, met en scène le marquis, en Spectateur et en voyageur. Ce voyage est la phase préparatoire qui conduit lentement ce Spectateur au ‘Monde moral’. C’est ce qu’affirme le marquis lui-même : ‘Cyrano s’est promené dans le monde lunaire ; Kirker dans le monde souterrain ; Daniel dans le monde de Descartes, Beker dans un monde enchanté ; et moi, j’ai pris pour objet de mes courses et de mes observations, le monde moral, carrière aussi vaste, moins imaginaire, plus riche, plus variée, plus intéressante, et sans comparaison plus utile.6 Ce début a pu rappeler au lecteur contemporain le Cabinet du Philosophe de Marivaux (1734) où, à partir de la Sixième Feuille, un Spectateurnarrateur est promené dans le ‘monde vrai’, c’est-à-dire dans un monde plus vrai que le nôtre, son double, où tous lèvent le masque et découvrent leur vrai visage. Dans ce voyage, le Spectateur-narrateur, qui a vingt-huit ans comme le marquis qui voyage dans le monde moral, est accompagné d’un étranger, homme de cinquante ans, auteur d’un manuscrit dont le titre épouse exactement le sous-titre du dernier roman de Prévost : Histoire du Cœur humain.7 Dans Le Monde moral, le ‘recueil’ a donc pour fil conducteur le voyage. Dans le troisième livre, le marquis arrive enfin à Paris où il tombera 6
Prévost, Le Monde moral, Œuvres choisies, p. 3. Marivaux, Le Cabinet du Philosophe, in Journaux et Œuvres diverses, Edition Deloffre-Gilot, Paris, Classiques Garnier, 2001, p. 395. Le titre complet du roman de Prévost est Le Monde moral ou Mémoires pour servir à l’Histoire du cœur humain. 7
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malade. Si, allongé sur sa chaise longue, il jouera encore un rôle relativement actif dans l’histoire de la conversion du comte volage, qui trompe son épouse déguisée en marchand, il deviendra complètement immobile au début du ‘roman’, où il ne sera plus que le réceptacle d’un récit qui lui parvient par un double relais. C’est à cet endroit que commence le ‘roman’. Du ‘recueil’ au ‘roman’, le marquis passe de la mobilité à l’immobilité, du rôle de narrateur à celui de narrataire. En même temps, la narration s’enfonce. Directement attribuable au Spectateur lui-même au début du recueil, elle est de plus en plus l’objet d’un relais. Ce processus commence dans le deuxième livre du recueil, quand le Spectateurnarrateur est relayé pour la narration de ‘contes singuliers’, par le père célérier d’abord et ensuite par Mademoiselle de Créon, qui lui racontent leurs aventures. Dans le roman, ce relais est redoublé. Par le mécanisme du relais narratif, qui chemin faisant se redouble, la narration se constitue progressivement un public, le tableau construit peu à peu ses propres spectateurs. Recueil et roman s’opposent – c’est ce que nous voulons montrer – comme une série d’esquisses au tableau. Si, sur le plan narratif, le ‘roman’ est resté inachevé et si peut-être les deux derniers livres ne sont pas de Prévost, le plan argumentatif est parfaitement cohérent. Le ‘roman de Mademoiselle de Tekely’ est le tableau, complet, haut en couleurs où sont intégrés les arguments évoqués dans les différentes ‘aventures singulières’ qui composent le ‘recueil’. Sur le plan narratif, le deuxième tome est inachevé. Sur le plan argumentatif, il constitue l’achèvement d’un ‘recueil’ de faits divers et singuliers. Mais quel est cet argument ? Dans le ‘recueil’, le narrateur est Spectateur, qui observe, qui analyse, mais sans parvenir à découvrir derrière les effets les causes profondes. Ces causes profondes, cet argument fondamental ne sera livré que dans le ‘roman’, par l’abbé Brenner, au travers d’une parole doublement relayée, parole de prisonnier, parole de mourant. Le Recueil Au début de son voyage, le Spectateur-narrateur se met dans une position fragile : il est jeune, vingt-huit ans, et se déclare incapable de remonter aux causes des faits singuliers qu’il observe. Aussi, le plan argumentatif se développe-t-il tout au long du ‘recueil’ sur le mode de la prudence : Le ciel m’avait partagé d’un fond naturel de philosophie, qu’une éducation militaire avait laissé sans culture et que je ne reconnus qu’à force de l’exercer, mais qui me portait à méditer profondément sur tout ce
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que j’entendais ou que je voyais autour de moi. La chasse et la solitude avaient fortifié ce penchant. Je m’y livrai dans ma route, avec d’autant plus de goût, que la froideur de mon père m’avait laissé une tristesse réelle, qui me disposait seul à la rêverie. Toutes les scènes, qui venaient de se passer sous mes yeux, se retracèrent dans mon imagination. J’admirai cette variété de passions et de mouvements, qui s’étaient succédé en si peu de jours et qui n’étaient peut-être pas encore à leur terme. Un juste respect ne me permit pas de remonter aux causes, mais je fus vivement frappé de la bizarrerie des effets ; et cette impression fut si forte qu’ayant fait six lieux jusqu’à M… avec les chevaux de mon père, pour prendre la poste dans cette ville, où mes affaires devaient m’arrêter un ou deux jours, je ne me croyais pas à la moitié du chemin.8
Après l’aventure singulière du second mariage de son père avec une toute jeune femme, le Spectateur-narrateur quitte donc la maison de ce père refroidi, et prend la route de Paris où ses ‘affaires’ l’appellent. Le récitcadre des faits singuliers narrés est scandé par les étapes du voyage : après la bizarre aventure de la jeune veuve qui ne veut se remarier qu’avec le frère Ambroise, le marquis-spectateur remonte dans sa chaise. C’est à cet endroit précis qu’est expliquée la portée argumentative du ‘recueil’, par un rappel explicite à l’ouvrage périodique de Marivaux : Ma chaise, où je rentrai le troisième jour, me parut un cabinet philosophique, dans lequel j’eus toute la liberté que je désirais, pour m’abandonner à mes réflexions. Combien n’en fis-je point sur cette variété de formes, de situations et de sentiments, dont j’avais été témoin pendant deux jours, et qu’à peine avais-je eu le temps d’observer, mais qui se représentaient successivement à ma mémoire ? L’ordre du raisonnement ne m’était pas encore assez familier, pour me faire remonter aux principes, par la liaison des effets avec les causes ; mais, dans les efforts que je faisais pour expliquer tant d’obscurités, si je ne parvenais pas à satisfaire ma curieuse raison, je me sentais le cœur et l’imagination tellement intéressés, que je ne me lassais pas d’une méditation si singulière à mon âge. Caprices, inconséquences, amours et haines aveugles, ruses, emportements, contradiction de l’intérieur et du dehors, réalité démentie par l’apparence; c’est tout ce que je recueillais de mes souvenirs, et sans pénétrer plus loin, la force du tableau m’attachait. Les traces profondes que j’avais emportées de mes observations domestiques revinrent se joindre à celles qui me restaient de ces nouvelles spéculations. Je fus obsédé de cette foule d’images. Bientôt, par une espèce de contagion, tout ce que je rencontrai dans ma route s’offrit à moi du même côté. Je commençai à ne plus rien voir, que sous quelqu’une de ces bizarres couleurs.9
8 9
Prévost, Le Monde moral, p. 26-27. Prévost, Le Monde moral, p. 44-45.
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La ressemblance entre ces deux fragments, à vingt pages d’intervalle, est remarquable. Le Spectateur-narrateur fait part de son incapacité de remonter aux causes; il ne perçoit que des effets, qui se greffent dans son cœur et dans son imagination. Les causes relèvent du domaine de la raison; les effets affectent fortement l’imagination par des impressions bizarres qui s’y présentent en foule. Et c’est l’imagination qui détermine à son tour la perception, la manière de voir les choses. Le siège de la ‘rêverie’, de cet état réflexif qui précède le raisonnement, est la chaise. La chaise, sur le plan narratif, est le véhicule qui permet le changement et la variété des scènes : une roue brisée causera un arrêt et exposera le Spectateur-narrateur à d’autres aventures, à d’autres faits divers. Ainsi de l’aventure d’Angélique, la paysanne dotée par le généreux marquis, et celle de Mademoiselle de Créon, la riche nièce de curé qui aspire à un mariage au-dessus de sa naissance.10 Sur le plan argumentatif, la chaise représente le cabinet philosophique, où se pèsent le pour et le contre, où l’on essaie de remonter aux causes, mais sans y parvenir. La chaise est l’emblème même de l’enchevêtrement du narratif et de l’argumentatif dans le discours prévostien.11 C’est un vecteur de lecture explicitement désigné dans le texte : suivons donc la chaise. La chaise, cabinet philosophique, est pensée, par ce dernier Prévost, comme le lieu de l’imagination. L’imagination apparaît comme le siège d’une faculté de l’homme, différente de la raison, souvent très voisine du cœur mais non identifiable à lui. Mettant à l’épreuve la paysanne Angélique, le marquis lui propose une fortune au prix de sa vertu. Séduite un moment par la perspective, l’ingénue paysanne répond au marquis que 10
Prévost, Le Monde moral, p. 169 : ‘Il ne me restait qu’à presser le travail de ma chaise, et j’étais surpris de la lenteur des ouvriers. Je le fus bien plus lorsqu’ayant fait appeler mes gens pour m’en plaindre, ils me déclarèrent qu’on avait besoin de quelques serrements qu’on attendait de la ville et qu je ne pouvais partir que le jour suivant’ et p. 227 : ‘En passant par Dreux, la vue de divers objets qui se présentèrent autour de ma chaise, me tenta vivement de descendre pour approfondir les mouvements qui frappaient mes yeux car la moindre singularité m’attachait’. 11 Par rapport à la chaise comme véhicule de l’argumentation, voir l’article de Carsten Meiner qui étudie ce topos de la chaise ou du carrosse dans le Voyage Sentimental de Sterne. Le carrosse y apparaît comme interface constitutif des relations typiques qui s’établissent entre l’individu et le monde : ‘Anthropologie et roman. Interfaces topologiques dans A Sentimental Journey de Laurence Sterne’, in Nathalie Kremer, Alexandre Duquaire et Antoine Eche (éds), L’ambition anthropologique de la fiction au dix-huitième siècle. Expériences et limites. Actes des journées d’études à l’Université François Rabelais de Tours, 18-19 juin 2003, Louvain-Paris, Peeters, coll. La République des Lettres, 2005.
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tout généreux qu’il est, il ne l’aimerait sans doute pas longtemps et qu’au contraire son fiancé Lucas l’aimera toujours : Charmante fille ! repris-je. Me voilà bien loin de vous rendre heureuse par mes offres. Elles ont flatté votre imagination ; mais vous devez sentir à présent qu’elles ne rempliraient pas votre cœur.12
Dans la scène parallèle avec Mademoiselle de Créon, qui prétend elle aussi tirer profit du passage du riche gentilhomme dont la chaise vient de se rompre si heureusement, le Spectateur distingue encore plus clairement l’imagination du cœur : Mes raisonnements me firent conclure que la noblesse de Mlle de Créon était moins dans le fond de son cœur, que dans son imagination ; c’està-dire qu’ayant la tête remplie des exemples et des maximes de son amie, fortifiés par une lecture assidue de l’Histoire romaine et des romans de La Calprenède, elle s’était accoutumée par degrés à voir tout sous un jour noble, quoique fort souvent elle fût ramenée, par la force du naturel, aux vulgaires sentiments de sa première éducation.13
L’imagination est un réceptacle où des impressions venues du dehors peuvent se répercuter, y laisser des traces profondes et déterminer la manière dont on perçoit les choses. Une première fois, l’auteur mentionne ici la lecture de romans, comme une impression du dehors susceptible d’élever, mais faussement, l’âme. Chez Prévost, l’imagination est-ce qui peut se superposer au ‘fond naturel’, qu’elle peut momentanément éclipser où, dans d’autres exemples, fondamentalement déranger. Mademoiselle de Créon est-elle un personnage ? Elle ne l’est que dans l’auto-récit qu’elle fait au Spectateur-narrateur. Dans le récit encadrant du ‘recueil’, qui est celui du voyage du marquis, elle n’est qu’un caractère faiblement ébauché. Le rôle qu’elle jouera dans la suite des aventures de notre narrateur est annoncé comme funeste, mais on n’en apprendra rien.14 On sait qu’après le départ du Spectateur-narrateur et son installation à Paris, Mademoiselle de Créon, devenue baronne et aussitôt veuve, viendra occuper un appartement dans le même immeuble et 12
Prévost, Le Monde moral, p. 151. Prévost, Le Monde moral, p. 225. 14 Prévost, Le Monde moral, p. 170 : ‘Je pèserais moins sur toutes ces circonstances, si ce malheureux souper n’était devenu, pour moi, la source d’une infinité de chagrins et dans mes vues, à la vérité, celle d’un grand nombre de lumières, mais au prix de mon repos, pendant les plus belles années de ma vie’. Ce passage annonce un aveu parallèle au début du récit de Brenner : ‘Ce faible, si c’en est un dans Mademoiselle de Tekely, avec l’explication que je lui donnai lorsque je l’eus découvert, a causé longtemps d’étranges inégalités dans sa vie et dans la mienne’ (p. 349). 13
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qu’elle interrompra, par des coups répétés sur la porte, le récit du médecin. Le rôle de Mademoiselle de Créon est borné au ‘recueil’, où sa figure n’apparaît que sous la forme du croquis inachevé du personnage qui va prendre sa place dans un vrai ‘roman’, Mademoiselle Tekely, tout comme le Spectateur-narrateur du ‘recueil’ sera relayé par son double romanesque, l’abbé Brenner. Au moment où le ‘recueil’ devient ‘roman’, Mademoiselle de Créon est liquidée. C’est le Spectateur-narrateur, désormais dans la position de narrataire passif d’un ‘roman’, qui parle, à la fin de la cinquième partie : Ici, nous fûmes interrompus une troisième fois, et me sentant attaché par le plus vif intérêt, je craignis si fort qu’il ne prît envie à mes gens d’ouvrir et d’entrer, que je me levai avec impatience, pour fermer intérieurement ma porte. Ensuite je rendis toute mon attention au docteur qui continua de faire parler son abbé transylvain.15
Mademoiselle de Créon, qui appartient à une autre diégèse, exclue de l’univers romanesque, est une ébauche de personnage dont la fonction est plus argumentative que narrative. Son auto-récit a la même fonction argumentative que celui du Spectateur-narrateur. On y retrouve les mêmes arguments que dans le récit encadrant : le fond naturel, la hiérarchie du cœur et de la raison, l’imagination. Le statut argumentatif de Mademoiselle de Créon et du Spectateur-narrateur est le même : ils constituent tous les deux des croquis de personnages aux contours suffisamment précis pour véhiculer un argument, mais insuffisamment développés pour les transformer en véritables personnages de tableau. Il suffira de la juxtaposition de deux scènes parallèles pour se convaincre de la fonction essentiellement argumentative de Mademoiselle de Créon et du Spectateur. Pour sauver de la misère une amie, Mademoiselle de Créon avait commis un vol. Ce crime lui attire les vifs reproches de son infortunée amie. Reproches d’imprudence, de bassesse, d’infamie et de lâcheté : Ensuite, je ne fus pas plutôt seule, qu’il [le discours de l’amie] me jeta dans une méditation profonde pour mon âge. Je passai sur le reproche d’imprudence ; car je n’ignorais pas que le vol était un crime : et n’ayant jugé le mien excusable que par mes intentions, ou parce qu’il regardait mon père, je compris facilement qu’une étrangère, soupçonnée de me l’avoir conseillé pour en recueillir le fruit, aurait eu des suites fâcheuses à redouter. Mais le terme de bassesse me causait un extrême embarras, comme ceux d’infamie et de lâcheté. L’idée m’en était nouvelle. Mon cœur l’approuvait par un sentiment confus d’honneur et de noblesse, que les explications de mon amie avaient eu la force 15
Prévost, Le Monde moral, p. 390.
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d’y exciter : mais les principes n’en étaient pas encore développés dans ma raison. Il devait être dans mon cœur, puisqu’il s’y faisait entendre ; il y devait être auparavant, puisque le son de quelques paroles n’avait pu l’y faire entrer tout d’un coup et que sans doute elles n’avaient fait que l’y réveiller : pourquoi donc ne s’y était-il pas manifesté plus tôt ?16
Mademoiselle de Créon se pose les mêmes questions que le Spectateurnarrateur. La nature l’a dotée d’une même disposition pour la réflexion, sans qu’elle ne parvienne, pas plus que le Spectateur-narrateur, à découvrir les causes profondes des choses. Le fait singulier qu’elle raconte la met dans la même position que le Spectateur-narrateur dont elle est ici la représentation en abyme. La conviction prévostienne dont ces deux figures sont le véhicule, est que l’être humain est doté par la nature d’un fond naturel, bon ou mauvais, que l’éducation ou la pauvreté peuvent étouffer, et que l’imagination peut ou bien réactiver ou bien profondément déranger. Dans un des faits singuliers du premier livre, le Spectateur-narrateur rencontre un homme qui s’est enrichi de manière honteuse en montrant aux foires un enfant mutilé. Sa richesse cause l’envie des pauvres de la paroisse. C’est par le travail sur son imagination que le Spectateur-narrateur le convainc à faire un acte de bienfaisance au bénéfice des pauvres envieux, en lui montrant la gloire d’un sacrifice fait à la religion et à l’état : Un peu d’emphase que j’avais mis dans ma voix, et la force réelle de cette image le pénétrèrent si vivement qu’il m’offrit la disposition de tout son bien.17 Le cœur des hommes, dis-je en moi-même, est donc capable, dans tous les ordres, indépendamment de la naissance et de l’éducation, d’être remué par un grand motif, et flatté d’un sentiment noble.18
Et constatant la force de l’image chez l’autre, il en arrive à des réflexions qui annoncent celle de Mademoiselle de Créon : D’une infinité de réflexions sur le service que j’avais rendu, rien ne me laissait plus d’étonnement que d’avoir trouvé dans l’âme du fondateur et dans celles des paysans mêmes une généreuse sensibilité qu’ils ne 16
Prévost, Le Monde moral, p. 202-3. Nous reconnaissons ici la force de l’enargeia dans le discours poétique, qui consiste à peindre un tableau avec une telle vivacité (cf. ‘la force réelle de cette image’) qu’elle reproduit l’image aux yeux du récepteur. Dans ce cas, l’‘impression’ affecte tant l’imagination du forain qu’elle parvient à le faire agir même contrairement à ses convictions. Dans ce roman de Prévost, nous voyons que le travail sur l’imagination des personnages se fait soit à travers l’observation directe, soit à travers un discours vif et affecté. 18 Prévost, Le Monde moral, p. 51. 17
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se connaissaient pas et dont je ne pouvais néanmoins douter après des témoignages réels. Ma peine était à comprendre que possédant en effet ce précieux don du ciel ils ne l’eussent pas exercé plus tôt et que pendant toute leur vie peut-être ils ne se fussent livré qu’aux noirs sentiments de la haine et de l’envie. Le plaisir de la tendresse et de la bonté n’estil pas, disais-je, le plus doux de tous les sentiments et lorsque le cœur en est capable, comment peut-il en préférer d’autres ? Ces secrets de la nature étant encore inexplicables pour moi, je me bornais à les observer, mais chaque rencontre augmentait mon goût pour cette étude et semblait m’y ramener d’elle-même.19
Dans ces deux scènes, Prévost évoque l’idée d’un ‘fond naturel’ qui contient des idées, des vertus que l’imagination peut réveiller et qu’une mauvaise éducation peut étouffer : les meilleures dispositions de la nature demeurent comme écrasées par la pesanteur d’esprit et l’ignorance, qui deviennent héréditaires ‘dans une suite de viles et languissantes générations’.20 L’imagination est un réceptacle d’impressions qui, en y marquant de profondes traces, peuvent se traduire au dehors par les effets qu’elles produisent sur le corps : sanglots, convulsions, crises violentes. Le lecteur a droit à quelques scènes, notamment dans la longue histoire du père célérier, assassin de son innocente femme et de celui qu’il croyait être son amant. La lecture, même rapide, d’une lettre envoyée par un vassal chassé lève le voile qui couvrait la prétendue infidélité de l’épouse et produit son effet. Tout a été mis en scène par vengeance : Je l’ouvre. Jugez des infernales vapeurs qui me saisissent par la force immédiate de leurs effets : à peine l’ai-je parcourue des yeux qu’un froid mortel me gagne le cœur. Ma vue se trouble, la terre se dérobe sous moi. Je meurs ! m’écriai-je douloureusement et sans prononcer un mot de plus, je tombe entre les bras de mon fils.21
Dans le ‘recueil’ se développe une conception physique de l’émotion, liée au travail de l’imagination. L’imagination est remuée de l’extérieur par une action sur les sens et produit ce que Prévost appelle à plusieurs reprises des ‘vapeurs’, qui montent au cerveau, ‘échauffent’ le sang ou au contraire le ‘refroidissent’. L’imagination est ‘flattée’, ‘secouée’, elle peut ‘prendre feu’.22 C’est par une imagination échauffée que le Spectateurnarrateur s’explique l’amour adultérin du comte volage qui n’a pas cessé 19 20 21 22
Prévost, Le Prévost, Le Prévost, Le Prévost, Le
Monde Monde Monde Monde
moral, moral, moral, moral,
p. p. p. p.
54-55. 205. 96. 151, p. 174 et p. 239.
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d’aimer sa femme: ‘c’est fantaisie plus qu’amour, goût de nouveauté ou plutôt pure chaleur d’une imagination libertine, soutenue quelque temps par la singularité de l’aventure’.23 La physiologie des émotions provoquées par l’imagination est plus clairement exposée dans le récit du songe du père célérier, cet époux meurtrier de sa femme innocente, qui se retire à la Trappe pour faire pénitence. Ce rêve, aux résonances mériméennes, constitue un ‘conte singulier’ en soi, très voisin du récit fantastique et qu’on pourrait appeler ‘les âmes du purgatoire’ : Que vis-je ? toutes les victimes de mon aveugle fureur et de ma cruelle tendresse, dans le plus horrible lieu dont la foi nous apprenne l’existence. Je les vis, je les reconnus. J’entendis leurs cris ! Elles m’appelaient par mon nom. Elles me reprochaient leurs tourments. Elles m’annonçaient le même sort. […] Mais l’impression en fut si vive et si pénétrante que m’arrachant au sommeil, comme l’application d’un fer embrasé, elle me fit pousser un cri fort aigu. Je demeurai dans un trouble que je vous laisse à vous figurer. Mes gens, accourus au bruit, me trouvèrent baigné de sueur, tremblant, les yeux égarés, tenant un de mes rideaux des deux mains comme le premier secours qui s’était offert. […]
En sortant de cette étrange extase, je considérai mon songe ou ma vision avec un peu plus de liberté d’esprit et le fruit de mes réflexions ne fut pas longtemps incertain. Il fallait ou renoncer à tout sentiment de religion ou se rendre à des éclaircissements forcés qui faisaient évanouir toutes mes fausses idées d’honneur. […] Le ciel, me disais-je à moi-même, ne me doit pas de miracle ; et rien ne m’oblige de reconnaître ici l’opération de sa puissance : ainsi je suis libre de traiter mon songe, ou ma vision, de vapeur, montée au cerveau, de toutes les parties d’un corps languissant et condensée en
23 Prévost, Le Monde moral, p. 256. Dans la poétique classique, l’imagination a un statut ambigu : d’une part elle préside à l’invention poétique et est acceptée dans la mesure où elle est ‘bridée’ ou ‘réglée’ par les règles de la poésie ; d’autre part, l’imagination ‘échauffée’ ou extravagante est condamnée et considérée comme opposée à la raison. Cf. le père Rapin énonçant un lieu commun de la théorie classique : ‘plus l’imagination a-t-elle de force & de vivacité, pour former ces idées que fournit la Poésie: plus il faut aussi de sagesse & de prudence pour modérer ce feu, & pour en régler l’impétuosité naturelle. Car la raison doit estre encore plus forte que le génie, pour sçavoir jusques où l’emportement doit aller’. (Réflexions sur la Poétique d’Aristote, et sur les ouvrages des Poètes anciens & modernes, Paris, Muguet, 1674, XVI, p. 34-35) C’est de cette imagination, condamnée par les théoriciens, qu’il est question ici : celle qui s’oppose à la raison et conduit à la folie ou à de fausses suppositions.
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noires images, qui ne m’ont représenté que de vains fantômes. Je ne dois pas même y chercher d’autre explication.24
Mais quelques violents que puissent être les effets de l’imagination sur l’organisme, ils ne sont pas durables. Voilà un autre argument qui structure l’univers du ‘recueil’. On en a une amorce dans le récit du curé qui quitte son bénéfice pour aller recueillir un canonicat en ville. Ici encore, comme souvent, la rencontre a lieu à la faveur d’un accident de parcours. Le cheval du curé, qui court en selle avec beaucoup de vitesse, s’abat à quelques pas de la chaise. Le Spectateur convainc le pauvre ecclésiastique de retourner dans son presbytère en combattant ses ambitions de plusieurs arguments. Le lendemain, le marquis rencontre le même curé, qu’il croyait rentré dans son pays, sur sa route : la peur du ‘qu’en dira-t-on’ l’a fait changer d’avis. Le conte singulier du comte volage fournit certainement l’exemple le plus complet, à la fois de la physiologie des émotions et de l’inconstance des passions ou des résolutions causées par le travail sur l’imagination : Quelle foi donner au repentir d’un volage, dont les sentiments et les idées n’avaient pas un moment de consistance ? Quelle explication même, à ce contraste étonnant de tendresse de cœur et de dureté, d’oubli de sa femme et d’ardeur pour la revoir, de goût pour la vraie noblesse et de retour continuel à ses viles habitudes ? Il ne fallait pas chercher des lumières dans la religion ni dans la morale, dont je ne lui connaissais aucun principe. J’en cherchai dans la physique : son excessive légèreté, que je regardais comme la source du mal, me parut venir de la délicatesse extrême de ses organes, qui les rendait propres à recevoir toutes sortes d’impressions, mais incapables de les soutenir longtemps. D’où il arrivait suivant l’expression de sa sœur que tout prenait empire sur lui, sans pouvoir le conserver. J’y joignais un sang trop exalté par la bonne chère et par la mollesse d’une vie sensuelle, une trop grande abondance d’esprits qui se précipitant dans des vaisseaux faibles avec des pulsations inégales troublaient l’âme par une variété de sensations tumultueuses et ne lui laissaient pas deux instants consécutifs de calme et de liberté, pour s’occuper d’une même idée ou d’un même sentiment. Cette explication, qui me sembla convenir au caractère du comte, m’a servi depuis pour le même phénomène, lorsque j’ai continué d’observer qu’il se renouvelle, chaque jour, dans les jeunes gens de haute naissance ou d’une grosse fortune.25
On verra de quelle importance sera cette étude pour l’approfondissement du caractère du seul véritable personnage du Monde moral, Mademoiselle Tekely. 24 25
Prévost, Le Monde moral, p. 129-31. Prévost, Le Monde moral, p. 289-90.
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Le roman L’histoire de Mademoiselle Tekely peut se lire comme un conte singulier plus développé. Le ‘recueil’ est fait pour préparer la lecture de ce conte, qui se développe en roman, et pour en établir le contrat de lecture. Rappelons que l’histoire de mademoiselle Tekely parvient au lecteur par un triple relais : l’abbé Brenner, le tuteur de l’héroïne, la raconte dans sa prison au médecin qui le soigne ; celui-ci la raconte au marquis (notre Spectateur-narrateur), malade lui aussi, qui la racontera à son tour, dans ses mémoires, au lecteur. Le ‘roman’ dans Le Monde moral met en scène une situation qui rappelle à plusieurs égards, et parfois par renvoi littéral, la situation de l’ambassadeur et de Théophé dans Histoire d’une Grecque moderne (1740). A Constantinople, l’abbé Brenner et sa pupille, Mademoiselle Tekely, rencontrent M. de F…, ambassadeur, qui sera appelé M. de Ferriol une trentaine de pages plus loin : Sa fureur parut encore plus vive lorsqu’on éloigna de lui une jeune arménienne qu’il appelait figlia d’anima,26 sa fille d’âme, nom qu’on donne dans le pays aux personnes adoptées de ce sexe, mais que tout le monde croyait sa fille et qu’il aimait jusqu’à ne pas faire un pas sans la tenir par la main. On n’eut pas d’autre vue, en l’éloignant, que de la mettre à couvert des violences qu’on craignait pour ellemême. Ce désordre ne put demeurer secret. Il alla si loin que les officiers de l’ambassade prirent enfin le parti d’envoyer en France une attestation de folie de leur chef, signée des principaux marchands de la nation. M. de F… fut rappelé et M. Desalleurs nommé pour lui succéder.27
L’on connaît l’histoire que tissera Prévost autour de ce couple dans Histoire d’une Grecque moderne, qui est sans doute un des grands romans de la jalousie de la littérature française. Ce qui rapproche l’abbé Brenner de l’ambassadeur, c’est leur tentative d’approfondir le caractère de leur pupille. Théophé, qui est-elle ? Mademoiselle Tekely, qui est-elle ? Autour de ces deux figures se tissent deux romans familiaux. Théophé, enfant abandonnée, à la recherche d’un père d’adoption, croira avoir trouvé dans l’ambassadeur le père qu’il lui faut : Je ne serais point affligée, me dit-elle, de demeurer incertaine de ma naissance ; et quand je serais sûre de la devoir à votre seigneur grec, je ne me plaindrais pas qu’il fît difficulté de me reconnaître. Mais je remercie le ciel du droit qu’il me donne désormais de refuser le nom 26 27
Les italiques sont ici dans le texte. Ailleurs, c’est nous qui soulignons. Prévost, Le Monde moral, p. 499.
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de père à l’homme du monde à qui je devais le plus de haine et de mépris. Elle parut si touchée de cette pensée que ses yeux s’étant remplis de larmes, elle me répéta vingt fois que c’était à moi qu’elle croyait devoir la naissance.28
Le mystère qui entoure la naissance de Théophé confère à l’héroïne un halo de suspicion qui fera qu’à l’amour quasi-incestueux de l’ambassadeur se mêlera sans cesse le doute quant à la sincérité de Théophé. Qui estelle ? Une courtisane rusée ou une victime du sort ?29 Le roman familial de Mademoiselle Tekely est différent, plus visible, plus traditionnel. Orpheline de père et de mère, de naissance princière, Tekely est adoptée, d’abord par le généreux serviteur de son père, Olasmir, qui la confie ensuite à l’abbé Brenner pour qu’il la restaure dans ses droits de fortune et de pouvoir légitimes. Ce sera l’unique occupation du généreux abbé, qui se ruinera pour cette belle cause. A la fin du roman, une péripétie causée par la mort de Madame Olasmir va cependant inverser le roman familial héroïque30 de Mademoiselle Tekely en le reconduisant à une fin qui est celle du roman familial idyllique de l’antiquité grecque. C’est Mademoiselle Tekely qui raconte sa conversion d’‘héroïne’ nationale en ‘bergère’ : Lorsque je la [Madame Olasmir] croyais expirante et que sa voix commençait à s’éteindre en implorant le secours du ciel, mes embrassements l’ont ranimée. Elle a retrouvé la force de me dire, avec un reste d’haleine entrecoupée qu’elle est parvenue à rassembler : Ah, ma fille, ce n’est pas mon sort qu’il faut pleurer, réservez vos larmes pour le vôtre. Dans quel état je vous laisse ! L’avenir ne m’épouvante que pour vous. Que n’êtes-vous née d’un paysan, comme Hélène ! votre vie serait heureuse et que vous importerait, ma fille, en arrivant au terme où je touche, de l’avoir passée dans une cabane ou sur un trône.31
28
Prévost, Histoire d’une Grecque moderne, éd. Alan Singerman, Paris, GF, 1990, p. 109. Voir notre article ‘Topos de l’enfant abandonné et figures rhétoriques de l’inachèvement dans Histoire d’une grecque moderne de Prévost’, in Annie Rivara et Guy Lavorel, L’œuvre inachevée, Lyon, CEDIC, 1999, p. 159-172. 30 Dans Le Mythe de la naissance du héros (Der Mythus von Geburt des Helden, Leipzig et Vienne, 1909), Otto Rank montre qu’un grand nombre de mythes nationaux s’efforcent de faire entrer la vie de leur héros dans un schéma qui sert à leur donner une naissance légendaire. Cette naissance parfois incertaine, douteuse, est nécessaire à leur statut de héros. C’est le statut d’orphelin ou d’enfant trouvé, la naissance incertaine, les parents adoptifs, etc. qui confèrent à Moïse, Romulus, Gilgamesh, Siegfried, Jésus, etc. le statut de héros. La configuration de base du mythe de la naissance du héros est la suivante : naissance des parents détenteurs du pouvoir, exposition de l’enfant, éducation de l’enfant par des parents adoptifs de rang inférieur, retour du héros auprès de ses premiers parents auxquels il se substitue. C’est à peu de choses près le schéma de l’Histoire de Mademoiselle de Tekely. 31 Prévost, Le Monde moral, p. 576. 29
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Au lieu de rentrer en possession du pouvoir et des richesses de ses parents princiers, l’héroïne du mythe national de la Hongrie renoncera à tous ses droits, elle brûlera les documents prouvant ses origines royales, et se fera bergère en demandant à un simple paysan de l’adopter. La fin du mythe national rejoint le début du roman pastoral. Deux types de romans familiaux sont noués bout à bout. La fin de l’un est le début de l’autre : Le père d’Hélène était à deux pas de moi dans la chambre, inquiet de mon silence, et me regardant avec la tendresse dont vous avez remarqué vous-même que ce bon vieillard est rempli pour moi. Je me suis levée pour m’avancer vers lui. Je l’ai salué avec respect et comme je le fais toujours, et je lui ai demandé s’il m’aimait assez pour me recevoir dans sa famille. Ce que je désire de vous, ai-je ajouté de l’air humble que j’ai cru convenable à ma prière n’est que l’habit commun du hameau, la nourriture et le second rang dans votre affection après Hélène. Je passe le reste de mes jours avec vous, si vous m’accordez cette faveur, et je vous honorerai toute ma vie comme un père.32
A la fin du Monde moral, qui n’est peut-être pas de Prévost,33 Mademoiselle Tekely entre dans un univers livresque. Et c’est ici que nous rejoignons l’imagination, et en particulier l’impact néfaste que peut avoir la lecture de littérature. Dans l’imagination de Mademoiselle Tekely se produit un changement capital, et cette péripétie est catalysée par la lecture dont l’‘impression’ se superpose à celle que laisse la mort de Madame Olasmir : N’ai-je pas lu mille fois que nos premiers pères étaient des bergers ? La poésie, la fable, que dis-je l’histoire sainte et profane nous offrent-elles des idées plus pures, des images plus charmantes que celles de l’état pastoral ? […] Un habit pastoral m’aurait plu tel que je l’ai vu dans plusieurs peintures : mais je ne suis pas en Arcadie, je ne veux pas être distinguée par des singularités qui puissent m’attirer les regards, la seule distinction que je ne crains pas est celle d’une extrême propreté ?34 32
Prévost, Le Monde moral, p. 581. Dans son édition du roman, Jean Sgard conclut de l’incohérence du canevas chronologique, de l’abandon du plan initial, des erreurs historiques, des interpolations et des plagiats et du caractère maniéré du style que le dernier quart, c’est-à-dire les livres six et sept, doit être tenu pour apocryphe (Œuvres de Prévost, PU de Grenoble, tome VIII, p. 480). Notre propre lecture, sans contredire les constats de Jean Sgard, croit voir dans ce roman une logique interne qui se défait en deux volets, recueil et roman. Les fils narratifs dans le recueil ne sont abandonnés que pour être mieux récupérés et noués ensemble dans le roman, donnant naissance aux deux seuls personnages du récit, Mademoiselle Tekely et l’abbé Brenner dont toutes les figures du recueil ne sont que des ébauches. 34 Prévost, Le Monde moral, p. 608. 33
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Tekely changera son nom en Ednor, qui est ‘un nom fort commun parmi les bergères de notre Hongrie. Son chien s’appellera Lyciscas ‘sans autre raison que d’avoir lu Lyciscas dans une Eglogue’.35 Cette péripétie, cette mutation du roman familial héroïque en roman familial idyllique, est une décision de Tekely elle-même, qui ne fait que renforcer le mystère de son caractère. Qui est-elle ? Cette question peut se reformuler ainsi : quel est l’argument fondamental du Monde moral, cette cause dont le Spectateur-narrateur ne voyait que les effets dans le ‘recueil’. C’est cette question-là que se pose l’abbé Brenner, ce double digne du Spectateur-narrateur de qui il a hérité un fond naturel de philosophie : J’emportais aussi l’espérance de trouver, à mon retour, Mademoiselle Tekely moins ferme dans ses idées de vie champêtre, dont je ne pouvais me persuader que le goût lui durât plus longtemps que les injustes chagrins auxquels je l’attribuais. On a vu que c’était dans cette seule confiance que je m’étais dispensé de les combattre. Cependant, les réflexions qui m’assiégèrent, en marchant à pied dans une route où je me souvenais d’en avoir fait de fort sages, me conduisirent par divers degrés à des conclusions opposées. Elle retombèrent sur les motifs qui pouvaient l’avoir jetée si brusquement dans son étonnante résolution. La seule ardeur de son imagination les expliquait-elle assez ? Qu’avait-elle vu, dans la mort de madame Olasmir qu’un événement auquel nous nous attendions de jour en jour et les dernières expressions de cette fidèle amie, ne pouvant passer que pour un délire de tendresse dans le cœur d’une femme expirante, portaient-elles d’autres lumières sur notre avenir que celles qui nous étaient déjà présentes et dont nous nous étions mille fois entretenues dans notre inquiétude commune ?36
Il s’agit une fois de plus de remonter aux causes à partir des effets. Quelle est la cause profonde de la péripétie dans le roman familial de Tekely ? ‘D’où vient donc ce caprice qui lui fait oublier tout d’un coup ce qu’elle est née, ce qu’elle doit à son nom, à l’honneur de ses ancêtres et mille vertus qu’elle possède, oserais-je dire à mes longs services, pour vouloir s’ensevelir dans une condition obscure et la préférer à tant d’avantages qu’elle peut espérer de sa naissance et de sa jeunesse ?’.37 La clef de l’énigme est livrée dans un étonnant passage, qui condense tous les arguments développés dans les contes singuliers du ‘recueil’. L’extrait suivant constitue, il nous semble, le condensé de la portée 35 36 37
Prévost, Le Monde moral, p. 609. Prévost, Le Monde moral, p. 591. Prévost, Le Monde moral, p. 592.
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argumentative du Monde moral, qui est un récit qui développe en deux volets le terrible problème de l’imagination humaine : un volet ‘recueil’ où la narration de contes singuliers épingle de manière encore désordonnée différents arguments sous-jacents qui concernent tous un aspect du problème que constitue l’imagination ; un volet ‘roman’ où ces arguments se condensent sur la tête d’un personnage énigmatique, aussi profond et aussi insondable que Manon ou Théophé. Il faut le citer en entier. Chaque phrase en rappelle une autre, dans le ‘recueil’. C’est l’abbé Brenner qui parle : Les incidents qui nous avaient occupés durant quelques heures ne m’avaient pas fait perdre le fil des raisonnements qui les avaient précédés. Je rapprochai ces dernières observations des premières et les comparant toutes ensemble je ne désirai plus d’autres éclaircissements pour la connaissance de son caractère. Elle avait reçu de la nature, avec l’ardente imagination que je lui avais déjà reconnue, une âme élevée, un cœur sensible et les plus vertueuses inclinations : mais l’exercice de ces grandes qualités dépendait du repos extérieur de ses sens et c’était l’effet de la longue éducation qu’elle avait reçue dans un cloître. Tout ce qu’elle concevait, tout ce qu’elle désirait dans une situation tranquille était digne du fond naturel ; c’està-dire juste et bien ordonné, suivant la mesure de ses lumières, noble, généreux, animé par la vertu ; et sa vive imagination échauffée alors de ce qui se présentait dans un si beau jour ne lui fournissait que trop de courage pour mépriser les difficultés ou pour entreprendre de les surmonter. Etait-elle au moment de l’épreuve ? Ce courage imaginaire et peut-être la vue des motifs qui l’avaient excité semblaient l’abandonner tout d’un coup. La jeunesse et la beauté supposant beaucoup de délicatesse dans les organes, ceux de Mlle Tekely qui n’avaient jamais été fort émus dans un couvent étaient altérés par les moindres impressions du dehors ; et ce trouble de ses sens, passant dans son âme par mille sensations confuses, obscurcissait ses idées, jusqu’à faire disparaître tous ses principes de force, et toutes ses résolutions. L’imagination même qui l’avait si bien servie pour les établir devenait alors leur plus mortelle ennemie, par des terreurs qu’elle excellait à grossir et que ni la raison étonnée ni la générosité tremblante n’étaient capables de dissiper. En un mot, les idées et les sentiments de Mlle Tekely pour être dignes de l’excellence de son esprit et de son cœur devaient venir de son propre fond, sans qu’il s’y mêlât rien d’étranger. Une retraite prolongée depuis l’enfance ayant produit sur elle cet étrange effet, son bonheur aurait été de n’y jamais entrer ou de n’en jamais sortir.38
L’imagination est une disposition à la fois bénéfique et maléfique de l’être humain. Elle est placée entre le monde extérieur et le fond naturel. 38
Prévost, Le Monde moral, p. 458.
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Comme celle du comte volage, l’imagination de Tekely ‘se remplissant tout d’un coup de ce qui se présentait sous des apparences capables de la persuader ou de l’émouvoir, il n’y avait qu’une impression plus forte qui pût affaiblir les préventions subites et la faire renoncer à ses premières idées ou ses premiers sentiments’.39 C’est en Tekely que la physiologie des émotions est le plus fortement développée : ‘Le degré de chaleur ou de refroidissement que son sang et ses esprits recevaient de son imagination pouvait la faire passer dans un instant du calme le plus profond ou des mouvements les plus vifs aux dispositions les plus opposées’.40 Quand elle apprend la fausse nouvelle que Brenner va embrasser la foi de l’église grecque, ‘l’éducation d’Odenbourg avait imprimé des traces si profondes de religion et de vérité dans cette imagination vive que, regardant comme son plus grand malheur la perversion d’un homme auquel sa reconnaissance lui persuadait qu’elle avait les dernières obligations, elle avait demandé au ciel pour unique grâce de terminer tout d’un coup sa vie dont elle ne se croyait plus capable de supporter les douleurs’.41 Le fanatisme, car c’est bien de cela qu’il s’agit fondamentalement, avait déjà révolté le Spectateur-narrateur dans le récit du père célérier. Contemplant, à La Trappe, les instruments de pénitence, il s’était écrié : ‘Pourquoi, disais-je, leur ôter cette douceur par tout ce que l’imagination peut inventer de plus pénible et de plus austère ?’.42 Le fanatisme religieux est ce qui a rendu Tekely ce qu’elle est : un être très fortement marqué par les convictions qu’elle a reçues au couvent, qui se sont greffées dans son imagination au point que son fond naturel, qui n’est que bonté, intelligence, perfection, en a été altéré. Elle est en cela préfigurée par le croquis de Mademoiselle de Créon dont la vision du monde était déterminée par une imagination ‘remplie des exemples et des maximes de son amie, fortifiés par une lecture assidue de l’Histoire romaine et des romans de La Calprenède’ par laquelle ‘elle s’était accoutumée par degrés à voir tout sous un jour noble’.43 Tekely sera aussi une lectrice assidue. Le roman héroïque dont elle est l’héroïne s’en trouvera transformé en roman pastoral.44 39
Prévost, Le Monde moral, p. 348. Prévost, Le Monde moral, p. 424. 41 Prévost, Le Monde moral, p. 431. 42 Prévost, Le Monde moral, p. 79. 43 Prévost, Le Monde moral, p. 225. 44 Ainsi se trouve confirmée, par la voie que nous avons choisie dans cette étude, la lecture de Jean Sgard, qui voit dans le dernier roman de Prévost la condamnation définitive du romanesque et du fanatisme. (Prévost romancier, Paris, Corti, 1968, p. 582-585) 40
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Pendant longtemps, l’abbé Brenner ne peut deviner la cause de ces troubles. Il la trouvera enfin dans une imagination facile à prévenir, frappée d’un excès à l’autre. Dans ses doutes, Brenner n’est pas différent du Spectateur-narrateur du ‘recueil’, qui n’est que son ébauche. L’imagination du marquis et de l’abbé est également en cause. Ni l’un ni l’autre ne sont à l’abri des charmes féminins. Tous les deux craignent l’empire des sens sur leur raison. Leurs réflexions mêmes mettent en danger leur vertu. Deux scènes méritent ici d’être mises en parallèle, scènes de réflexion sur le caractère et les charmes d’une femme, Mademoiselle de C…, la sœur du comte volage d’un côté, et Mademoiselle Tekely de l’autre. Après une visite de Mademoiselle de C…, le marquis se livre comme d’habitude à ses réflexions : Tout m’avait paru ravissant tant dans ses discours et ses moindres actions, que dans sa figure. Mais lorsqu’il fallut apprécier philosophiquement de si beaux dehors, les peser dans ma balance ordinaire ou m’en faire une nouvelle, pour des jugements si nouveau pour moi, et sur des principes plus certains que je n’avais encore pu m’en former, l’entreprise m’effraya. Je craignis l’illusion des sens pour ma raison et l’austérité de la raison pour mes sens. Tels furent, du moins, les motifs par lesquels je me crus conduit en prenant la résolution d’attendre non seulement qu’un peu plus d’expérience eût donné plus de certitude à mes principes mais que le temps m’eût fait connaître assez familièrement mademoiselle de … pour juger mieux d’elle et de ses perfections. En fait, l’illusion que je craignais de mes sens était déjà commencée. Mon erreur, j’en fais l’aveu volontiers avant le temps de mes vraies lumières, venait de n’avoir pas encore conçu que pour me rendre capable de pénétrer dans le cœur d’autrui, mon étude et mes observations avaient à commencer par le mien.45
‘J’en fais l’aveu’ rapproche explicitement ce passage du ‘recueil’ de la superbe confession, presque proustienne, de l’abbé Brenner. Cette analyse des profondeurs insondables du cœur à laquelle le Spectateur-narrateur ne pouvait pas encore se livrer dans le ‘recueil’, si elle n’est pas de Prévost, est d’un continuateur qui s’est profondément assimilé la logique interne du récit. Il faut citer cette belle confession tout au long : Ici, j’en fais l’humble aveu, mon cœur, que je n’avais pas cessé de tenir en bride et que je croyais soumis par mon respect pour elle autant que par la considération de mon état, jusqu’à ne plus demander la vigilance de ma raison, me fit sentir plus impétueusement que jamais, le besoin qu’il avait d’être réprimé. Un accent tendre, dont j’avais été frappé 45
Prévost, Le Monde moral, p. 270-71.
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dans sa voix, lorsqu’elle était arrivée à ce qu’elle avait nommé mes sacrifices, le reproche de ma ruine qu’elle s’était fait d’un air pénétré, le même attendrissement, chaque fois qu’elle avait parlé de ma mauvaise fortune, et si vif à la fin de son discours, qu’elle n’avait pu retenir quelques larmes, toutes ces idées me renaissant dans l’esprit, s’y fortifiant à mesure que je croyais trouver moins de vraisemblance dans les explications que je rejetais, et s’y joignant d’elles-mêmes à l’observation sur Casimir de Pologne,46 qui n’en était pas sortie, me rejetèrent tout d’un coup dans un transport dont non seulement ma raison et ma vertu, mais la vigueur même de ma constitution ne put arrêter ni soutenir les effets. Je me sentis tremblant. Mes jambes me refusèrent leur office pour marcher. Je m’assis sur le premier gazon. Là dans un trouble qui ne peut être représenté, les deux coudes appuyés sur mes genoux, le front sur mes deux mains, je m’abandonnai pendant quelques moments aux agitations de cœur et d’esprit si confuses, qu’il ne m’en est pas resté le plus léger souvenir. Des soupirs, quelques exclamations interrompues, mal articulées, c’est tout ce que je retrouve dans ma mémoire : chère fille ! adorable enfant ! Vous… Ce cœur… Ah ! le mien … Mais comment… Un autre effet, et bien plus nouveau pour moi, dont je ne m’aperçus qu’en sortant de cette violente crise, fut de me trouver les joues inondées de larmes, qui coulaient jusqu’à mes lèvres et que je distinguai par leur amertume.47
La raison, les vœux liés à l’état de l’abbé Brenner triompheront pourtant des sens. Les vives impressions que le son de la voix, l’accent de Mademoiselle Tekely et son air tendre jettent dans l’imagination de Brenner, échauffent son sang et se traduisent dans une très violente crise jusqu’à en perdre le souvenir. Elles seront pourtant réprimées par le retour de la raison : Cependant je me dois le témoignage qu’au premier instant où ces impétueuses vapeurs commencèrent à se dissiper, ma raison, reprenant toute la force qu’elle avait tirée de mes combats, revint d’elle-même à ses principes et fut capable aussitôt d’imposer silence à tous mes sens. Charmes qui n’êtes pas faits pour moi ! m’écriai-je avec un reste d’attendrissement, mêlé de confusion ; délicieuse mais perfide ivresse ! laissez-moi l’innocence que j’aime et la paix que je désire.48
46 Quand Mademoiselle Tekely apprend à lire, elle montre à Brenner un passage de l’Histoire de Casimir de Pologne, appelé de l’état ecclésiastique à la couronne. L’abbé croit y lire une mise en abyme de sa propre situation et une invitation à changer de condition : ‘Quel fut mon trouble pendant cette lecture, et combien de fois fus-je tenté de lever les yeux pour chercher dans ceux de Mlle Tekely et le motif de son observation et ce qu’elle inférait d’un exemple dont je ne pouvais croire qu’elle avait déjà mesuré toute l’étendue’. 47 Prévost, Le Monde moral, p. 592. 48 Prévost, Le Monde moral, p. 592.
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Se refusant un rôle dans le roman pastoral dans lequel Tekely est entrée, Brenner reprend le fil du roman héroïque d’où elle est sortie. Il part pour recomposer le dossier de documents attestant l’ascendance noble de Tekely. Il la reverra une dernière fois, avant son départ : Elle tourna la tête, sans répliquer, en se couvrant le front d’une de ses mains, pour me cacher un ruisseau de pleurs, que ce soin n’empêcha pas de se précipiter le long de ses joues. Hélène, sans être mieux informée que par les discours qu’elle venait d’entendre, mais sensible aux plus légers déplaisirs de sa chère Ednor, se mit à pleurer aussi. Le feu qui circulait dans mes veines suffisait sans doute pour me garantir de la même faiblesse; il avait tari la source des larmes: mais dirai-je qu’au contraire je pris un délicieux plaisir à voir couler celles de Mlle Tekely quelque résistance que je fisse encore à de flatteuses idées dont je n’osais souhaiter l’éclaircissement ? La rosée d’une belle nuit ne répand pas une plus douce fraîcheur, dans un champ brûlé par l’excessive ardeur du soleil.49
Si, quinze page avant la fin du Monde moral, ce passage n’est peut-être plus de Prévost…, où le plus grand romancier de son temps aurait-il pu trouver pour son dernier roman et testament littéraire,50 une plus poétique, une plus ronsardienne, fin ?
49 50
Prévost, Le Monde moral, p. 616. L’expression est de Jean Sgard, Prévost romancier, Paris, J. Corti, 1968.
SUR WALPOLE LES CONTES HIÉROGLYPHIQUES ET LA QUESTION DU ‘NONSENSE’ A Jean Mainil Gand La tradition anglaise du nonsense Il était une fois un roi qui avait trois filles, c’est-à-dire qu’il en aurait eu trois s’il en avait eu une de plus. Mais, on ne sait trop comment, l’aîné n’était pas née.
Ainsi commence le deuxième Conte hiéroglyphique (‘Le Roi et ses trois filles’) de Horace Walpole (1717-1797), ce grand et brillant seigneur anglais, dont la postérité a seulement retenu Le Château d’Otrantre (1764) et la correspondance avec Mme Du Deffand.1 Le ‘comique’, qui est à l’œuvre à chaque page des Contes de H. Walpole, n’est pas très français. La critique anglo-saxonne n’a pas de peine à reconnaître dans ce recueil un précurseur du ‘nonsense’, cette forme d’humour si typiquement britannique qui connaîtra son apogée avec les œuvres de Lewis Carroll et d’Edward Lear.2 A la parution des Hieroglyphic Tales en 1994 édités par les Mercury House Authors, le Library Journal saluait cette redécouverte comme ‘Nonsense in the best sense of the word’. Dans son article ‘Written for children ; two Eighteenth-Century English Fairy tales’, Gillian Avery évalue le conte ‘The Dice box/ Le cornet à Dés’ comme ‘unique, surreal in its nonsense, Rabelaisian with sophisticated sexual innuendo’.3 Mais comment définir le ‘nonsense’ ? Première publication : ‘Les contes hiéroglyphiques de Horace Walpole et la question du nonsense’, in Féeries no 5 (2008), p. 93-113. 1 Un tiers des Œuvres de H. Walpole est composé de lettres à divers destinataires. Les lettres de H. Walpole à Mme Du Deffand n’ont pas survécu. On en a une connaissance indirecte par la Correspondance de Mme Du Deffand, qui est disponible en Slatkine reprints (1989): Correspondance complète de la Marquise Du Deffand avec ses amis le président Hénault, Montesquieu, d’Alembert, Voltaire, Horace Walpole, Plon, 1865 éditée par Adolphe Mathurin de Lescure. 2 Lewis Carroll, Alice’s adventures in wonderland (1865) et Trough a looking-Glass, 1871; Edward Lear, The complete Nonsense, 1846. 3 Gilian Avery, ‘Written for children ; two Eighteenth-Century English Fairy tales’, in Marvels and Tales. Journal of Fairy-Tale, Wayne State University Press, 2002, volume XVI, no 2, p. 143.
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La première occurrence du mot ‘nonsense’ en anglais se trouve chez Ben Jonson en 1614, dans le sens d’un énoncé qui ne produit aucun sens et ne profère que des idées absurdes.4 L’emploi du terme est généralement dépréciatif, comme chez Samuel Johnson dans le Dictionary of English Language (1750) : ‘unmeaning or ungrammatical language’.5 Il faut attendre le XIXe siècle et l’ère victorienne pour que l’expression reçoive une validation plus positive. Elle est alors facilement associée à une forme imagée de littérature pour enfants, dont L. Carroll et Ed. Lear fournissaient les modèles et établissaient la poétique implicite. Dans la mesure où ces œuvres étaient appréciées par le public adulte, elles offraient une échappatoire facile du monde réel et un retour temporaire et joyeux à l’enfance. Dans l’hypothèse soutenue par un des meilleures spécialistes, W. Tigges, le ‘nonsense’ comme formule littéraire ne pouvait émerger qu’à l’époque victorienne. La littérature du ‘nonsense’ doit se comprendre comme une réaction postromantique contre l’emploi ‘synthétique’ que le Romantisme faisait du langage, mettant à l’avant-plan le fusionnel et le sentiment. L’ère victorienne, qui implique un retour du rationalisme avec l’éveil du développement industriel, rétablit l’emploi ‘analytique’ du langage, mais dans un but qui frôle la parodie. Echappant à la dialectique de la représentation que la Poétique classique avait appelée mimesis, le ‘nonsense’ se fonde sur une sorte de déterminisme de la forme. Sa logique est celle de l’anagramme, de la perversion de proverbes, de l’emploi de structures sérielles comme l’alphabet, ou la succession des jours de la semaine qui imposent au texte leur ‘logique’. Le verbe précède la réalité. Dans le petit poème que voici, c’est l’appel de la rime qui engendre les idées : O’ver seas that have no beaches To end their waves upon I floated with twelve peaches, A sofa and a swan.6
Ces vers ne manquent pas d’évoquer la ‘rencontre fortuite d’un parapluie et d’une machine à coudre sur une table de dissection’, la célèbre formule 4
Wim Tigges, An Anatomy of literary Nonsense, Amsterdam, Rodopi, 1988, p. 6 : ‘spoken or written words which make no sense or convey absurd ideas’. 5 Nos réflexions ne concernent bien évidemment que le ‘nonsense littéraire’; la ‘philosophie du nonsense’, qui interroge le langage à partir de critères comme le vérifiable ou le falsifiable …, est ici entièrement laissée de côté. Cette philosophie analytique du nonsense a reçu comme propos emblématique la fameuse phrase ‘The present King of France is bald/ Le roi actuel de France est chauve’. 6 Mervin Peake, Mr Pye, 1953 : ‘Sur les mers qui n’ont pas de rivages pour arrêter leurs flots, je flottais avec douze pêches, un sopha et un cygne’.
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de Lautréamont qui inspira les surréalistes. Le ‘nonsense’ n’est pas simplement la représentation d’une réalité absurde, elle échappe, en partie, à la re-présentation et crée, en se jouant des ressources de la langue même, une réalité, où sont juxtaposés des éléments ou objets entre lesquels le lien est parfaitement fortuit. L’une des caractéristiques de base du ‘nonsense’ réside dans l’arbitraire, qui ne concerne pas seulement les juxtapositions fortuites construisant le monde absurde, mais aussi la progression narrative. Dans la suite du poème, la fin est déceptive. Le ‘nonsense’ se moque de la logique de la cause et de l’effet : The blunt waves crashed above us The sharp waves burst around, There was no one to love us, No hope of being found – Where, on the notched horizon So endlessly a-drip I saw all of a sudden No sign of a ship.7
De tous ces traits se dégage un effet comique dont le trait essentiel est, selon la théorie de W. Tigges, la tension non résolue entre la présence et l’absence d’un ‘argument’ (‘a point’). Le ‘nonsense’ balance constamment entre présence et absence de sens. Si l’univers verbal est lui-même absurde et la fin de l’histoire déceptive, l’ensemble n’échappe pas aux structures du discours, qui imposent une linéarité. S’il y a création d’un horizon d’attente – littéralement dans ce poème – cette attente est déçue par une absurdité : je ne voyais tout à coup aucun signe de bateau. La réalité évoquée est celle d’un naufrage où un jeu verbal vient explorer des possibilités lexicales, imaginaires selon une logique linguistiquement et sémantiquement correcte, mais logiquement absurde :‘Je flottais avec douze pêches, un sopha et un cygne’ […]. Menacé de naufrage, ‘tout à coup, je ne voyais aucun signe de bateau’. Là où la deuxième strophe semble vouloir favoriser l’immersion émotive du lecteur, l’émotion se retire de cet univers à la fin, la tension se résolvant dans l’absurde. Bien sûr, il ne faudrait pas beaucoup de gymnastique mentale pour rendre à ce texte une ‘logique’ cohérente. On peut le lire sans trop de difficultés comme les rêveries d’un enfant qui, privé de l’amour maternel, assis sur un sopha, contemplant le panier de fruits sur le dressoir et une 7
‘Les vagues émoussées s’écrasaient au-dessus de nous, les vagues aigues éclataient tout autour, il n’y avait personne pour nous aimer, pas d’espoir d’être retrouvés. Quand, à l’horizon crénelé, qui flottait si infiniment, je voyais tout à coup aucun signe de bateau’. Nous traduisons.
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plante placée dans un cache-pot ornemental qui a forme de cygne, s’imaginant aller à la dérive, regardant par la fenêtre, où l’horizon paraît dentelé à cause des flots de pluie qui en brouillent la vue. Mais le poème n’appelle aucune lecture de ce type. Précisément, il ne demande pas à être interprété pour en dégager un sens cohérent ou pour que soit rétabli le contact émotif avec le lecteur. Le poème dit assez ce qu’il est : une mer dont aucun rivage n’arrête les flots. ‘Le Cornet à dés’ et ‘Mi-Li. Conte de fée chinois’ Il est assez hasardeux de qualifier les Contes hiéroglyphiques de ‘nonsense’,8 comme le font habituellement les commentateurs anglo-saxons ou germaniques, qui les rapprochent très volontiers des expérimentations shandienne de Laurence Sterne.9 Un rapprochement du ‘nonsense’ pourrait au premier abord se justifier par le fait que deux des Contes hiéroglyphiques, pour le moins, étaient destinés à une enfant de neuf ans, Caroline Campbell, la nièce du meilleur ami de H. Walpole, Henry Seymour Conway. Le troisième conte, Le Cornet à dés se présente comme ‘traduit de la traduction française de la comtesse d’Aulnoy, pour le divertissement de Mlle Caroline Campbell’. Le texte est ainsi retourné à sa prétendue source anglaise. Anglais il était et anglais il redevient, par une nommée Mme d’Aulnoy interposée, qui sans doute n’a jamais eu l’idée de composer ou de traduire un tel conte. Dans la même manœuvre, Le Cornet à Dés est rattaché à une tradition de conte de fées que souligne aussi l’incipit : ‘Il était une fois un marchand de Damas, nommé Aboulcasem, qui avait une seule fille appelée Pissimissi, ce qui signifie « les eaux du Jourdain »’.10 A sa mort, le marchand de Damas n’apporte à sa 8 Parlant de ses contes, H. Walpole écrivit à son correspondant William Cole, en 1779 : ‘[…] they were not written lately, nor in the gout; nor, whatever they may seem, written while I was out of my senses’. Voir Thomas Christensen, ‘A Horace reading. An introduction to the Mercury House edition of Horace Walpole’s Hieroglyphic Tales’, p. 8. (http:// www.rightreading.com/writings/). Mme Du Deffand, qui a dû les lire, écrivit en 1772 qu’ils ressemblaient à ‘des délires ou des rêves’. Cité par Gilian Avery, ‘Written for children’, p. 149. 9 Voir Annemarie Schöne, ‘Laurence Sterne : Unter dem Aspekt der nonsense-Dichtung’, in Neophilologus no 40 (1956), p. 51-62 ou H.D. Traill, Laurence Sterne, University Press of the Pacific, 2003 : ‘those perpetual digressions into nonsense or semi-nonsense the fashion of which Sterne borrowed from Rabelais’. 10 Toutes nos références vont à Horace Walpole, Contes hiéroglyphiques et autres bizarreries, Langres, Clima Editeur, 1985. Pour le fragment cité: p. 39. Selon Gilian Avery, ‘Missi’ était le surnom de la petite Caroline Campbell alors que ‘Pissimissi’ renvoie au pot de chambre. Voir G. Avery, ‘Written for children’, p. 149.
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fille pour toute fortune qu’une coquille de pistache tirée par un éléphant et une coccinelle. Ce véhicule, qu’on ne trouve que dans les contes de fée, amènera la petite Pissimissi à la découverte d’un monde nouveau qui est parfaitement cohérent une fois que le lecteur – et l’enfant qui écoute cette histoire racontée au bord de son lit – a accepté les prémisses organisant l’univers merveilleux du conte de fée, qui n’a rien d’‘absurde’. En effet, le carrosse conduit la jeune fille, à qui la petite Caroline Campbell est bien sûr appelée à s’identifier, vers une tour de cuivre où une vieille magicienne est enfermée avec dix-sept mille maris dont la collection lui avait coûté infiniment d’effort et beaucoup d’argent.11 Pissimissi conduit habilement son véhicule jusqu’à la cheminée par laquelle il serait entré sans difficulté si l’éléphant, par son poids et son volume, n’avait pas cassé la grille, bouchant ainsi entièrement le passage. Par manque d’aération, tous les maris étouffent, ce qui provoque la rage de la magicienne. Une tempête est déclenchée, une armée de démons mobilisée, mais le vent emporte la tour et Pissimissi et son attelage sont délivrés. Leur chute les fait tomber dans la boutique d’un apothicaire où tous les médicaments sont aussitôt aspirés par la trompe de l’éléphant qui en est tellement affaibli qu’il lui devient impossible de tirer plus longtemps le carrosse, abandonné aux seuls soins de la coccinelle, bientôt épuisée de tirer un carrosse bourré de tous les jouets de Pissimissi. Heureusement pour l’équipage survient alors un oiseau-mouche qui est au service du roi Salomon. Ce dernier, collectionneur d’insectes, sort de sa poche un cure-dent en diamant avec lequel il pique la coccinelle et commence à l’extraire : Mais toute sa philosophie fut confondue, quand écrasée entre les pattes de l’éléphant, il aperçut la tête d’une jolie fille et entre ses jambes une maison de bébé, qui avait trente pieds de largeur, des fenêtres de laquelle jaillissait un torrent de dragées qui y avaient été mises pour faire de la place. Puis suivit l’ours qui avait été compressé par les ballots de pain d’épices et en était tout couvert ; il n’avait pas l’air à son affaire ; et le singe avec une poupée dans chaque patte et ses bajoues pleines de dragées, qui pendaient de part et d’autre et traînaient jusqu’au sol comme la plantureuse poitrine de la duchesse de …12
Assurément plus est en jeu ici que la rencontre fortuite d’un parapluie et d’une machine à coudre sur une table de dissection… Mais à aucun moment la composition du merveilleux, absurde si l’on veut, ne verse 11 12
Une demi-page plus bas la tour est dite de bronze. Inconséquence plutôt qu’absurdité. Walpole, Contes hiéroglyphiques, p. 42.
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dans le non-sens. Les merveilles s’accumulent en fonction d’une pointe. L’horizon d’attente n’est jamais rompu et l’immersion de l’enfant dans le conte dont elle est en même temps le sujet sera totale. En effet, le roi Salomon s’éprend désespérément de Pissimissi. La reine de Saba en est dans une colère folle et lance au nez de Pissimissi un cornet à dés qui s’y accole et ‘comme il était d’ivoire, Salomon compara toujours par la suite le nez de sa bien-aimée à la tour qui mène à Damas’.13 Ainsi le conte explique comme Pissimissi est devenue la femme préférée du roi Salomon. Le nouveau nez de la princesse rappelle en même temps tout le chemin parcouru, de Damas à la cour de Salomon, en passant par la Tour de la magicienne. Dors bien, Caroline…14 Si toutes les ressources d’un imaginaire merveilleux sont ici sollicitées, jamais le conte ne verse dans le ‘nonsense’, si on définit ce dernier, avec W. Tigges, comme une tension irrésolue entre présence et absence de sens. Mais on y reconnaît des traits accessoires du ‘nonsense’, comme la ‘rencontre fortuite’ d’éléments disparates et ce que la critique anglosaxonne appelle ‘disrupted narrative’, c’est-à-dire une narration versatile et imprévisible, qui se soustrait à une logique de cause à effet. Il en va de même du cinquième conte, Mi-Li. Conte de fée chinois qui prend encore plus explicitement l’enfant de neuf ans pour sujet. Cette fois-ci il s’agit d’expliquer comment Caroline Campbell est devenue princesse de Chine. Tout le conte est composé comme un jeu verbal sur le nom de la jeune fille. Le conte est cependant trop raffiné pour avoir eu pour destinataire direct une fille de neuf ans, dont le nom a pu servir ici de prétexte à l’invention. Un oracle prédit à Mi-Li, prince de Chine, qu’il épousera une princesse dont le nom est le même que celui des colonies de son père. Cette prédiction est évidemment faite pour s’effectuer dans la figure de la jeune Caroline, dont le nom est en même temps celui d’une colonie d’outre-mer. Le parcours qui relie ce début à cette fin est jalonné de malentendus et de mauvaises lectures que le brillant conteur qu’est H. Walpole arrive à multiplier avec beaucoup d’humour. Le premier dérapage est dû au prince lui-même, qui demande à son gouverneur qui pourrait être cette fille dont le nom est celui du ‘royaume’ de son père.
13
Walpole, Contes hiéroglyphiques, p. 43. Dans son article, Gilian Avery découvre les ‘clefs’ qui permettent de donner à ces hiéroglyphes un déchiffrement complémentaire : la reine de Sheba serait une visiteuse dont la famille de Caroline, les Ailesbury, voulait se débarrasser. Peut-être s’agit-il de la Duchesse de*** à la plantureuse poitrine… G. Avery, ‘Written for children’, p. 150. 14
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Le gouverneur, sourd et muet et peu habitué à dire les choses clairement et directement, déclare, du bout des doigts, que la question n’est pas faite pour recevoir une réponse immédiate. Le prince ne se contente pas d’une telle réplique évasive et insiste. Las de répéter la question du bout des doigts il la braille aussi fort que possible. Sur ce, les courtisans se précipitent et se saisissent des paroles du prince qui se répandent de par le royaume en se transformant inévitablement : le nom de la future épouse du prince est ‘le même que celui de son père’. Aucune princesse répondant à ces qualificatifs ne peut être trouvée. Le prince décide alors de partir lui-même à la recherche de sa promise. Il s’embarque sur un navire à Canton où un matelot irlandais observe que la fille de son ami, Bob Olivier, répond à la description de la future princesse de Chine. Elle s’appelle elle aussi Bob Olivier. Arrivé à Dublin, le malheureux prince est consterné par la nouvelle que sa promise est déjà mariée. Il est sauvé de la dépression par un rêve, qui transforme encore l’oracle. Il rêve qu’il trouverait sa future épouse dont le père avait perdu les colonies qui n’avaient jamais été ses colonies, dans un endroit où il y avait un pont sur aucune eau, une tombe où personne n’avait été enterré ni ne serait enterré, un passage souterrain dans lequel il y avait des chiens aux yeux de rubis et d’émeraudes, et une ménageries de faisans chinois plus belle que toutes celles des immenses jardins de son père’.15
Un savant d’Oxford pourra aider le prince à interpréter l’oracle et à mener sa quête à bon terme. Sur la route d’Oxford, un mendiant indique au prince, qui voyage incognito, la maison du général Conway, qui voudra bien lui prêter sa chaise. Or, il n’y a qu’un endroit au monde où toutes les conditions de l’oracle onirique se trouvent réunies, et c’est le parc du général Conway. L’oracle absurde se réalise effectivement et la réunion apparemment fortuite d’un pont, d’une tombe, d’un passage souterrain et d’une ménagerie de faisans chinois s’avère répondre à la description du parc, certes bizarre, du général Conway, l’ami intime de H.Walpole et l’oncle de la petite Caroline.16 Le jardinier amènera le prince successivement par un cours d’eau tari, par une fausse tombe ornementale et par un passage souterrain. Les chiens aux yeux de rubis renvoient au trésor que le prince porte avec lui. Au sortir du passage souterrain, le prince ébahi voit s’approcher une heureuse troupe au milieu de laquelle se trouve une jeune fille vers laquelle il se précipite, criant en anglais de Chine ‘Qui
15 16
Walpole, Contes hiéroglyphiques, p. 55. Les Seymour-Conways étaient les descendants de la sœur de la mère de H. Walpole.
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elle ? Qui elle ?’.17 A quoi le général répond, résistant à la tentation de prendre le prince au collet pour tant d’impolitesse : Mais enfin, c’est Mlle Caroline Campbell, fille de Lord William Campbell, feu le gouverneur de sa majesté dans l’Etat de Caroline. – Oh, Hih !18 Je me rappelle maintenant tes paroles ! s’écria Mi-Li. Et elle devint ainsi princesse de Chine.19
L’absurdité de l’oracle s’expliquant de manière cohérente, le ‘nonsense’ est réduit à très peu de choses dans ce conte. Seul le début de l’oracle onirique pourrait encore poser problème. ‘Le père qui avait perdu ses colonies qui n’avaient pas été ses colonies’ s’explique pourtant sans trop forcer le texte par la retraite et puis la mort du gouverneur Campbell qui, après des années de service, avait perdu les colonies qui n’étaient pas les siennes mais celles de sa Majesté. Le Post-scriptum Après cette double analyse, où le rapprochement des Contes hiéroglyphiques du ‘nonsense’ ne se justifie que si le concept est pris dans son sens le plus large, il devient urgent de s’interroger sur le projet poétique de H. Walpole, que ce dernier a consigné dans un ‘Post-scriptum’, note finale où soudain toute l’ironie disparaît : Je donne ces contes pour ce qu’ils sont et rien de plus : vétilles fantastiques, ils furent écrits essentiellement pour le divertissement privé et pour cet usage seulement une demi-douzaine d’exemplaires fut imprimée.20
Rédigés séparément entre 1766 et 1772, les six Contes hiéroglyphiques21 ont été imprimés, en six exemplaires, sur les presses que l’auteur avait fait installer dans son château ‘gothique’ de Strawberry-Hill en 1785, avant de paraître une seconde fois dans les Works publiés en 1798 après la mort de l’auteur. Les analyses des contes trois et cinq ont confirmé le statut privé de ces vétilles qui au départ n’avaient pour but que de plaire, 17 ‘Who she? Who she?’ in The Works of Horatio Walpole, In Five volumes, London, Printed for G.G. and J. Robinson, Paternoster-Row and J. Edwards, Pall-Mall, 1798, tome IV, p. 347. 18 Hih est la fée auteur de l’oracle, marraine du prince. 19 Walpole, Contes hiéroglyphiques, p. 65. 20 Walpole, Contes hiéroglyphiques, p. 65. 21 Un septième conte hiéroglyphique, ‘Le Nid d’oiseau’ a été retrouvé en manuscrit et édité en 1967 à la Yale University Press par W.H. Smith et traduit en français par Edouard Rodoti, qui l’a publié chez J. Corti, en 1985. René de Ceccaty a ajouté ce conte, dans une traduction de sa main, à l’édition des Contes hiéroglyphiques qu’il a donnée, au Mercure de France, en 1995.
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et certainement pas d’instruire, si l’on veut appliquer à ce recueil anglais les normes de la poétique classique française. Mais une fois réunis en recueil et publiés en fascicule, l’auteur y reconnaît, rétrospectivement, un souci de variation inspiré par l’insatisfaction où la lecture de romans et de contes le laissait. Cette ‘catégorie si éculée et si rebattue’ des contes et romans lui paraît complètement dépourvue d’imagination. Le mot ‘imagination’ doit être pris ici dans le sens d’‘invention’. H. Walpole en juge par la Bibliothèque Universelle des Romans dont il se montre un friand lecteur : On ne l’admettrait guère, s’il n’était pas évident à la lecture de la Bibliothèque des Romans, qui contient les aventures fictives qui ont été écrites à toutes les époques et dans tous les pays, qu’il y a eu si peu de fantaisie, si peu de diversité et si peu d’originalité dans ces écrits où l’imagination n’est entravée par aucune nécessité de dire la vérité.22
Cette définition du roman, le genre auquel la littérature d’imagination est tout entière associée, est intéressante. H. Walpole l’oppose à l’Histoire : alors que l’Histoire n’a aucun mérite si elle manque à la vérité, on y trouve ‘infiniment plus d’invention’ que dans les romans d’amour et d’aventures qui pourtant ne prétendent pas à la vérité et dont la liberté d’invention n’est limitée par aucune obligation de dire le vrai. Pour peu qu’on veuille reconnaître dans ces quelques lignes un semblant de programme, ce dernier revendique la fantaisie, la diversité, l’originalité et l’imagination. Ce programme est assez bien réalisé dans les contes IV et VI auxquels il faut s’arrêter avant de reprendre la discussion sur le ‘nonsense’. ‘La pêche au cognac. Conte Milésien’ et ‘Une véritable histoire d’amour’ Une véritable histoire d’amour, est une nouvelle dans le style italien de Bandello ou de Straparolle, dont le comique n’a aucun rapport avec le ‘nonsense’, et où la tension se résout dans une ‘pointe’. C’est une traditionnelle histoire d’amour vécue par deux amants, Orondates et Azora, qui appartiennent à des factions vénitiennes rivales. Après de longues fréquentations idylliques et secrètes, la proposition de mariage faite pas les uns est rejetée avec dédain par la famille de l’autre. Suit la pointe : Juste au moment où un tel envoi fulminatoire avait été transcrit et signé par la dame abbesse en plein chapitre et avait été consigné au confesseur
22 Cité par René de Ceccaty, in Horace Walpole, Contes hiéroglyphiques et autres bizarreries, Langres, Clima Editeur, 1985,
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pour être apporté, la portière du couvent arriva, à bout de souffle, et annonça à la vénérable assemblée qu’Azora, terrifiée par les éclats et les menaces de l’abbesse, avait commencé son travail et avait mis bas avant terme quatre chiots : car il doit être connu de toute la postérité qu’Orondates était un lévrier italien et Azora un épagneul noir.23
On le constate, les contes et histoires de H. Walpole ne sont pas toujours de la dernière délicatesse. Le quatrième, La pêche au cognac. Conte milésien, présente un cas encore plus étonnant de mauvais goût. La ‘pêche’ en question n’est autre que le fœtus de l’héritier au trône du roi ‘Fitz Scanlan Mac Giolla l’ha druig’, roi de Kilkenny, qui n’avait pour tout successeur qu’une fille de cinq ans, appelée ‘Grand A par corruption de Grata’, en faveur de laquelle il abdique. Lors de sa première apparition au sénat, durant laquelle la petite reine nomme sa nourrice Premier ministre, elle réclame comme privilège royal de jouer à colin-maillard. Dans le tohu-bohu qui s’ensuit la petite reine est renversée, le chancelier écrasé, alors que la reine mère accouche avant terme de jumeaux qui meurent aussitôt des suites de la terreur causée à sa Majesté. Après avoir observé le sexe d’un des morts-nés, un courtisan fait remarquer au vieux roi qu’il a désormais un héritier mâle. La succession par la fille du roi de Kilkenny devenue ainsi problématique, l’existence de l’héritier-fœtus provoque une guerre civile qui est apaisée de manière extraordinaire, et grâce à l’intervention de l’archevêque de Tuum. En visite chez la vieille reine, ce dernier est soudain en proie à de violentes coliques. Pendant que la vieille dame court chercher un médecin, les douleurs de l’archevêque augmentent tellement qu’apercevant un verre sur la cheminée contenant ce qu’il croit être une ‘pêche au cognac’ il l’avale ‘cul-sec’ et s’en trouve bien. Au retour de la reine-mère, la petite reine s’écrit : ‘Maman ! Maman ! Le monsieur a mangé mon petit frère !’. La lignée mâle, disparue dans le ventre de l’archevêque, est désormais éteinte et la guerre civile n’a plus aucune raison de durer. Quant à l’archevêque, il est par la suite élu pape, sous le nom d’Innocent III, et a un fils de sa sœur. L’enfant est nommé Fitzpatrick et c’est de lui que descendent les branches cadettes des Fitzpatrick. Le conte fut composé, en 1771, pour Lady Anne Fitzpatrick, une autre des jeunes destinataires de contes. On n’ose se demander par ailleurs quelle a pu être la réaction de Lord Ossory, à qui H.Walpole envoya une copie de ce conte au moment même où Lady d’Ossory faisait une fausse couche…24 23 24
Walpole, Contes hiéroglyphiques, p. 64. Ce fait divers est emprunté à Thomas Christensen, p. 3.
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Des quatre contes rencontrés jusqu’ici, La pêche au cognac est signalée par la critique anglo-saxonne comme la principale contribution de H. Walpole au genre du ‘nonsense’. On y repère en effet, à un endroit bien précis, la formule essentielle du ‘nonsense’ : la tension irrésolue entre présence et absence de sens, qui est exploitée par H. Walpole de manière particulière. Le ‘nonsense’, chez Walpole, affecte, presque exclusivement, le niveau argumentatif du conte dans la mesure où ce dernier confronte les protagonistes à des questions existentielles. La discussion au sujet de la succession au trône de Kilkenny est de ce type. Les arguments qui opposent les partis adverses qui divisent le royaume sont fort subtiles. Si subtiles, qu’ils sont prêts à verser dans le ‘nonsense’ : Une accusation fut votée par une large majorité, quoique non sans une chaude opposition, en particulier de la part d’un célèbre orateur kilkennien, dont le nom n’est malheureusement pas parvenu jusqu’à nous, car il fut effacé des journaux par la suite, comme l’auteur irlandais que je recopie le dit, quand il devint premier seigneur du Trésor, durant le règne du successeur de la reine Grata. L’argument de ce M. Killmorackill, dit mon auteur, dont le nom est perdu, était que sa majesté la reine-mère, ayant conçu un fils avant l’abdication du roi, ce fils était indubitablement l’héritier de la couronne, et par conséquent l’abdication annulée, étant donné que le fait que l’enfant fût mort ou vivant ne changeait pas un iota à l’affaire : il était vivant, souligna-t-il, quand il fut conçu.25
Le ‘nonsense’ chez H. Walpole est inséparable du contexte de la chicane, ou pour le moins de l’argumentation sophistiquée, et concerne presque invariablement des questions d’être ou de non-être, de mise en évidence et d’effacement, comme on le verra par la suite. Le ‘nonsense’ n’est qu’accessoire dans La pêche au cognac et n’y figure que comme une trace des mécanismes explorés avec plus de vigueur dans le deuxième conte et surtout dans la préface. La Préface La Préface des Contes hiéroglyphiques est aux antipodes du Postscriptum. Si ce dernier est assomptif et attribuable à l’auteur H. Walpole, la première est dénégative et signée ‘L’éditeur’. Entre ces deux positions il n’y a pas contradiction. Alors que le péritexte assomptif esquisse les conditions d’apparition réelle de l’œuvre, la préface dénégative ravale l’histoire génétique du texte à un niveau fictionnel, mobilisant force clichés 25
Walpole, Contes hiéroglyphiques, p. 47.
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et topoï de la tradition préfacielle. Un éditeur qui ne publie pas son propre texte est tenu à justifier ses options, à expliquer comment l’œuvre lui est parvenue, pourquoi il la publie, pourquoi il s’en charge et pas un autre, etc. Tout cela fait l’objet de la première partie de la préface, très parodique, où la tradition préfacielle est visée.26 La deuxième partie de la Préface est consacrée à une ‘Note’ sur l’auteur et est suivie de l’annonce d’une nouvelle œuvre que l’éditeur a dans ses tiroirs. Dans les parties latérales de cette préface, H. Walpole déploie tout son talent humoristique en mobilisant des ressources parodiques où la tradition littéraire attrape des flèches envenimées de toute part. Mais c’est seulement dans la deuxième partie, la ‘Note sur l’auteur’, qu’opère le mécanisme du ‘nonsense’, dont elle contient la formule élémentaire : Mais qu’il écrivît les contes il y a six mille ans, comme nous le croyons, ou qu’ils fussent écrits durant ces dix dernières années, ils sont incontestablement la plus ancienne œuvre du monde.27
L’adverbe ‘incontestablement’ est très souvent un indice du ‘nonsense’ chez Walpole. La force assertive de l’énonciation entre en conflit avec l’impossibilité de l’énoncé, qui prend la forme de la conclusion logique d’une alternative. Cette alternative n’est en soi que l’aboutissement d’un raisonnement occupant l’ensemble de cette ‘Note sur l’auteur’, qui débute ainsi : Les contes hiéroglyphiques furent indubitablement écrits peu avant la création du monde et ont été depuis conservés par tradition orale, dans les montagnes de Crampcraggiri, île déserte non encore découverte.28
S’il est fort possible qu’une île non encore découverte soit aussi déserte, il est moins logique qu’une tradition orale ait pu y conserver une œuvre écrite. Une fois de plus la force assertive de l’énonciation est en conflit avec l’énoncé même. La suite de ce passage ajoute aux contours que prend le ‘nonsense’ chez Walpole un autre aspect, qui concerne la dimension ontologique des propositions avancées comme ‘certaines’ : De ces faits, nous avons pu avoir l’attestation la plus authentique de la part de plusieurs hommes d’Eglise qui se rappellent les avoir entendu 26 Par exemple: ‘[…] personne n’étant capable d’accomplir cette tâche aussi bien que moi, pour des raisons que ma modestie ne me permet pas de préciser […] le texte sera publié par petites livraisons afin de le rendre plus coûteux; l’éditeur a hâte de publier ce présent qu’il fait à la postérité de peur que l’art d’imprimer des livres ne disparaisse…, etc. Walpole, Contes hiéroglyphiques, p. 20. 27 Walpole, Contes hiéroglyphiques, p. 22. 28 Walpole, Contes hiéroglyphiques, p. 21
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rapporter par des vieillards bien avant qu’ils fussent, les dits hommes d’Eglise, nés. Nous n’ennuierons pas le lecteur avec ces attestations, car nous ne doutons pas qu’il les croira autant que s’il les avait lues.29
La collision argumentative dans l’énoncé est d’autant plus flagrante que l’impossibilité qu’elle renferme est d’ordre existentiel : ceux qui se portent garants de la vérité de ce qui est déclaré n’étaient pas nés au moment où ils recueillaient l’information. La question de l’origine du texte ainsi réglée, la suite du raisonnement reprend la même technique mais, à l’inverse de ce qui se passe dans les passages précédents, l’éthos adopté par le locuteur respire l’incertitude. Le problème discuté est un topos de la préface dénégative : qui est l’auteur de ce recueil ? Il est plus difficile de savoir avec certitude quel fut l’auteur véritable de ces contes. Nous pourrions les attribuer, selon toute probabilité, à Kemanrlegorpikos, fils de Quat ; mais outre que nous ne sommes pas sûrs qu’une telle personne ait jamais existé, il n’est pas évident qu’il ait écrit quoi que ce soit d’autre qu’un livre de cuisine et cela en vers héroïques.30
De nouveau, la contradiction affecte le niveau existentiel : il est probable que l’auteur n’ait pas existé. Une fois de plus le raisonnement est entouré de formules qui augmentent ou diminuent la force illocutoire de l’énonciation: ‘selon toute probabilité’ ou ‘nous ne sommes pas sûr’. Mais pris dans une chaîne de possibles, le raisonnement s’ouvre ensuite à une suite vertigineuse de nouvelles contradictions, où la logique déjà chancelante bascule soudain dans le non-sens : la personne qui peut être n’existe pas n’a donc rien pu écrire…… sauf des livres de cuisine en vers héroïques. Selon la ‘Note sur l’auteur’, d’autres spécialistes attribuent l’œuvre à Hermes Trismégiste… dont l’œuvre est perdue. Or, quoique cette œuvre n’existe plus, elle offre des passages intéressants : Comme l’œuvre de Trismégiste est perdue, il est impossible de décider maintenant si le désaccord mentionné est aussi radical que l’ont affirmé de nombreux savants qui supposent seulement l’opinion d’Hermès d’après d’autres passages de ses écrits et qui ne sont pas sûrs, en réalité, s’il parlait de volcans ou de gâteaux au fromage ; car il dessinait si mal que ses hiéroglyphes peuvent souvent être pris pour des choses tout à fait contraire en nature ; et comme il n’y a pas de sujet qu’il n’ait traité, on ne sait pas avec précision ce dont il discutait en chacun d’eux.31 29 30 31
Walpole, Contes hiéroglyphiques, p. 21. Walpole, Contes hiéroglyphiques, p. 22. Walpole, Contes hiéroglyphiques, p. 22.
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Le substantif ‘hiéroglyphe’ ne figure qu’une seule fois dans cette préface et ne réapparaît qu’une fois dans les contes eux-mêmes. Cette occurrence unique est pourtant suffisante pour y reconnaître la formule même selon laquelle les Contes hiéroglyphes sont composés. Pour René de Ceccaty, l’éditeur moderne des Contes hiéroglyphiques, ‘hiéroglyphe’ renvoie à ‘nonsense’. A l’appui de cette assertion, il cite un intéressant passage extrait du journal que tenait H. Walpole à la fin de sa vie : De nombreux peuples barbares ont eu une poésie primitive. Peutêtre les Egyptiens en ont-ils eu, quoique l’imagination ne semble pas avoir été leur fort. Qu’aucun écrit, ni en vers ni en prose, ne nous soit parvenu, cela s’explique par leur invention absurde et maladroite et leur adhésion aux hiéroglyphes. Car une nation qui aime envelopper son savoir de mystères n’était guère disposée à se montrer désireuse d’acquérir renommée et immortalité en préservant et transmettant ses écrits à la postérité.32
Pas plus que les scribes de l’Egypte antique, H. Walpole ne se souciait de la postérité littéraire de ses contes. Son ambition se limitait au déploiement de l’invention et de l’imagination dans l’intimité familiale et se réservait, à en croire le Post-scriptum, à un cercle restreint d’amis. De plus, si l’occurrence unique du substantif ‘hiéroglyphe’ a valeur de programme, elle semble couvrir un arsenal de techniques couvrant plusieurs avatars de l’absurde, dont la ‘rencontre fortuite’ d’un volcan, d’un fromage et d’un clavecin. L’association du ‘hiéroglyphe’ au ‘nonsense’ est un peu rapide pourtant.33 Toute forme d’absurde ne produit pas du non-sens. H. Walpole invente, dans certains passages des Contes hiéroglyphiques une forme très particulière de non-sens qui repose, comme nos analyses l’ont montré, sur un conflit argumentatif, très souvent de nature ontologique, qui se fait remarquer par la force illocutoire de l’énonciation. Si, malgré le caractère privé de ces contes, H. Walpole a eu en tête un programme littéraire au moment où il les réunissait en volume, ce dernier se définit comme une réaction à l’exaspération produite par la lecture de romans et de contes, auxquels le grand lecteur qu’était Walpole reproche un manque étonnant d’imagination et d’‘invention’. L’invention dont fait preuve H. Walpole dans ces contes est placée, a posteriori bien entendu, 32
Walpole, Miscellany, 1786-1795, éd. Lars E. Troide, New Haven and London, Yale University Press, 1978 ; cité d’après René de Ceccaty, Contes hiéroglyphiques, Ed. Clima, 1985, p. 11. La traduction est de René de Ceccaty. 33 René de Ceccaty, éd. citée, p. 11: ‘Hiéroglyphe équivaut donc à nonsense. Contemporain de Lawrence Sterne, Horace Walpole, bien sûr, annonce, à travers ses contes, Lewis Carroll’.
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sous l’emblème du hiéroglyphe, cette figure d’une écriture tarabiscoté tirant tous les registres de l’imagination jusqu’au dépassement des limites du bon goût. L’invention prend ensuite la forme du pastiche ou de la parodie littéraires – des Mille et une Nuits dans le premier conte, de la nouvelle italienne dans le dernier, de Mme d’Aulnoy dans le troisième, d’Homère dans la préface, etc.34 Toujours est-il que le ‘nonsense’, au sens propre et restreint, reste un phénomène assez marginal, bien que très remarquable. Seul le deuxième conte, Le Roi et ses trois filles en est tout entier innervé, au point même de constituer un spécimen précoce d’une façon d’écrire qui ne prendra son essor qu’à l’époque victorienne. ‘Le Roi et ses trois filles’ On en a cité le début en exergue de cette petite étude. Le conte continue sur le même ton. Les ‘auteurs’ de l’époque où cette histoire se déroule ont tous affirmé que l’aînée des trois filles était très belle ‘quoiqu’aucun d’entre eux ne prétende qu’elle ait jamais existée’. Ce qui est établi comme une certitude absolue, c’est que la deuxième fille avait un fort accent du Yorkshire et que la troisième n’avait qu’une jambe ‘et dansait donc plutôt mal’.35 Une fois de plus, comme dans La pêche au cognac, c’est à une histoire de succession qu’on aura affaire ici. Après la mort de sa femme et dans l’impossibilité de produire d’autres héritiers potentiels, le vieux roi souhaite que sa première fille lui succède et qu’on lui trouve le plus vite possible un mari. Mais comme elle n’existe pas, il est difficile de lui trouver un époux à sa mesure. La cour est aussitôt déchirée en factions adverses, comme dans La pêche au cognac. Les patriotes veulent porter au trône la seconde fille déclarant qu’elle est l’aînée et qu’elle est donc ‘l’héritière apparente de la couronne’. Le parti gouvernemental souscrit cependant à l’argumentation du chancelier qui se souvient que la seconde fille ne pouvait être l’aînée car jamais princesse royale n’avait eu l’accent du Yorkshire. Surviennent ensuite les partisans de la troisième fille à qui ce raisonnement paraît péremptoire et qu’ils exploitent au profit de la fille cadette dans une ‘logique’ vertigineuse où tous les traits du ‘nonsense’ walpoliens – cadre argumentatif, 34
Dans la préface, l’éditeur promet de prouver qu’Homère a plagié ces contes, qui sont la plus ancienne œuvre du monde. Il apportera cette preuve en citant les passages concernés de l’Iliade, qu’il traduira en un style qui ne sera ni vers ni prose, genre d’écrire récemment usité dans les tragédies et les poèmes héroïques. Homère apparaîtra si peu ressemblant à lui-même que personne ne le prendra plus pour un écrivain original. 35 Walpole, Contes hiéroglyphiques, p. 33.
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propositions conflictuelles, sujet ontologique – se croisent en se rapprochant du délire : Quelques personnes, qui étaient attachées à la plus jeune princesse, tirèrent avantage de cet argument pour murmurer que les prétentions de son altesse royale à la couronne étaient les meilleures de toutes, car, comme il n’y avait pas de princesse aînée et que la deuxième devait être la première puisqu’il n’y avait pas de première, et comme elle ne pouvait pas être la deuxième puisqu’il n’y avait pas de première, et comme le chancelier avait prouvé qu’elle ne pouvait pas être la première, il s’ensuivait clairement, conformément à la lettre de la loi, qu’elle n’était plus personne ; et donc, la conclusion s’imposait bien sûr, que la plus jeune était l’aînée, puisqu’elle n’avait pas de sœur aînée.36
Dans Le roi et ses trois filles, le ‘nonsense’ innerve profondément le narratif, qui aboutira pourtant à un nouvel équilibre dans la diégèse, mais en passant par des situations absurdes où les ressources du ‘nonsense’ au sens strict sont abondamment sollicitées. Chaque parti cherche des alliances à l’étranger pendant la guerre civile, qui connaît un nouveau revirement par l’arrivée du prince Quifferiquimini, ‘qui aurait été le héros le plus accompli de son temps, s’il n’était pas mort et s’il parlait une autre langue que l’égyptien et s’il n’avait pas eu trois jambes’.37 L’absurdité reçoit ici encore une couleur égyptienne qui déteint sur le conte tout entier. Mais malgré ces défauts – dont celui de parler la langue emblématique de l’absurde n’est pas le moindre – le prince récolte les suffrages des trois partis rivaux. Chacun veut l’avoir dans son camp et la guerre reprend de plus belle dans toute sa violence. En même temps le prince dicte la nouvelle mode : toutes les tables et chaises, tous les tabourets et secrétaires n’ont désormais que trois pieds. Les hommes et femmes à la mode essaient de paraître le plus cadavériques possible et leurs vêtements sont dorénavant brodés de ‘hiéroglyphes et de tous les caractères affreux qu’ils trouvèrent dans les antiquités égyptiennes, dont ils devaient se contenter, car ils ne pouvaient apprendre une langue perdue’.38 La pierre de Rosette ne sera découverte que quelques années après la mort de H. Walpole. Le hiéroglyphe peut donc encore servir pour quelque temps d’emblème à l’affreux et à l’absurde. L’absurdité devient ‘nonsense’ quand le conflit argumentatif et le registre ontologique sont repris, dans la suite. La fille qui finit par faire la conquête du prince squelette est 36 37 38
Walpole, Contes hiéroglyphiques, p. 34. Walpole, Contes hiéroglyphiques, p. 34. Walpole, Contes hiéroglyphiques, p. 35.
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l’aînée, celle précisément qui n’existe pas. Un problème, soulevé par l’archevêque, une autre variante du chicaneur, surgit aussitôt : une dispense du pape s’avère nécessaire car ‘une femme qui ne fut jamais et un homme qui avait été [sont] déclarés cousins au premier degré par le droit canon’.39 Mais il y a des moyens de se débarrasser de cet inconvénient plus rapides que la procédure : c’est d’envoyer une ambassade solennelle au pape avec un présent de cent mille millions de lingots d’or. Cela permettra ‘à votre charmante non-fille’, déclare le prince squelette, ‘d’avoir été et l’empêchera d’être morte et il n’y aura alors aucune raison de demander une dispense à votre vieux crétin de Rome’.40 Les éléments satyriques ne manquent pas dans les Contes hiéroglyphiques, sans pour autant constituer le souci majeur de H. Walpole. La proposition blasphématoire est faite sans compter avec le respect religieux du vieux roi, qui s’indigne. La tirade et la réplique qui suivent montrent qu’il y a une logique de l’absurde et que les arguments qui risquent à tout moment de faire virer l’absurde dans le ‘nonsense’ ne manquent parfois pas de pertinence : Comment ! espèce de sac d’os séchés, païens et athées ! hurla le vieux roi. Tu oses profaner notre sainte religion ? Tu n’auras pas ma fille, squelette à trois pattes ! Va te faire enterrer et damner, comme tu le mérites, car, puisque tu es mort, tu as passé le délai de repentir : je préférerais donner ma fille à un babouin qui a une patte de plus que toi, plutôt que de l’accorder à un cadavre aussi dépravé ! – Vous feriez mieux de donner votre infante unijambiste au babouin, dit le prince. Ils se conviendront beaucoup mieux. Et qui diable aurait voulu de votre non-fille sinon un corps mort ? Tout cadavre que je suis, il n’y a pas de meilleur parti que moi. Pour ma religion, j’ai vécu et je serai mort en elle, et il n’est pas en mon pouvoir d’en changer, quand bien même le voudrais-je. Quant à vous…41
Cette altercation est interrompue par un énorme hurlement. C’est l’effet d’un soulèvement populaire qui entre-temps a porté au trône la deuxième fille, devenue l’épouse d’un marchand de couleurs. La populace fixe le terme de la vie du vieux roi à six mois, le prince mort est enterré vivant, ‘malgré ses protestations’, au nom du droit des peuples. Quant à la princesse cadette, elle devient folle, est internée dans un asile et ne cesse de réclamer, à corps et à cris, un mari à trois pattes.
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Walpole, Contes hiéroglyphiques, p. 36. Walpole, Contes hiéroglyphiques, p. 37. Walpole, Contes hiéroglyphiques, p. 37.
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‘Une nuit après la mille et unième’ Le hiéroglyphe pour H. Walpole ne renvoie pas qu’au ‘nonsense’. La tension non résolue entre la présence et l’absence de sens n’est qu’une des modalités d’une invention débridée qui non seulement explore les frontières du sens, mais met en place un univers imaginaire, apparenté à celui du conte de fée, mais sans en avoir la cohésion. Les mondes possibles se croisant et s’interpénétrant donnent naissance à un univers incohérent qui emprunte ses lois tantôt au monde réel dont le lecteur est familier, tantôt à divers mondes possibles, du conte de fée, du rêve, … et combine librement les espaces et les temps. Ainsi dans l’incipit d’Une nuit après la mille et unième : Au pied de la grande montagne de Hirgonquu se trouvait autrefois le royaume de Larbidel. Les géographes trouvèrent rarement comparaison plus juste quand ils prétendirent qu’il ressemblait à une balle dans laquelle on voudrait donner un coup de pied : c’est ce qui se produisit. Car la montagne lança d’un coup de pied le royaume dans l’océan et on n’en entendit plus parler. Un jour, une jeune princesse était montée au sommet de la montagne pour ramasser des œufs de chèvre, car leur blanc était excellent pour ôter les tâches de rousseur.42
De ce ‘nonsense’ dont la préface contient le programme, on a vu un exemple dans la chicane à laquelle se prêtait le problème de succession dans La pêche au cognac, où le ‘nonsense’ n’est qu’un accessoire de l’absurde. On en voit un autre exemple, tout aussi accessoire, dans ce premier conte, qui est une réécriture amusante de la première histoire des Mille et une Nuits. Une nouvelle Shéhérazade parvient à endormir le sultan insomniaque par l’histoire de sa vie, qu’elle n’arrive pourtant jamais à raconter en entier à cause des interruptions incongrues du sultan. Une fois endormi, ce dernier est étouffé avec des coussins, la jeune princesse monte sur le trône, épouse chaque nuit un nouveau mari auquel elle épargne la vie selon sa bonne conduite. Le ‘nonsense’ vient renforcer, à un seul moment, le comique de cette scène : – Mon arrière grand-père, continua la princesse, était un commerçant hollandais qui passa de nombreuses années au Japon. – Dans quel but ? s’enquit l’empereur. – Il s’y rendit pour abjurer sa religion, de manière à avoir assez d’argent pour revenir la défendre contre Philippe II.43
42 43
Walpole, Contes hiéroglyphiques, p. 25. Walpole, Contes hiéroglyphiques, p. 28.
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Le ton est essentiellement celui du pastiche, des Mille et une Nuits, et de la parodie,44 de Gulliver.45 La satyre n’est pas absente mais n’occupe jamais l’avant-plan. Le modèle adopté est, ici comme dans d’autres contes, celui des Lettres persanes car la princesse est représentative de l’Europe, qui est totalement inconnue aux habitants de ce singulier royaume. Pour l’empereur géant, qui est un nain pour la princesse, l’Europe est le pays de l’absurde. L’empereur n’en a aucune notion et tout ce qu’on lui raconte ‘ressemble à du japonais’ pour lui : ‘De plus en plus absurde ! s’écria l’empereur ; vous paraissez posséder une grande quantité de connaissances impertinentes sur une grande quantité de personnes impertinentes’.46 Parmi ces absurdités, la bulle Unigenitus, qui est donnée pour le nom latin pour ‘jésuite’ : – ‘Et qui diable sont vos jésuites ? fit le géant. Vous expliquez un terme absurde par un autre et vous voulez toujours me donner des leçons ! …’47 En dépit de son caractère privé et de la diffusion très restreinte qu’ont connue les Contes hiéroglyphiques du vivant de H. Walpole, la parodie et le pastiche, qui font appel à la connaissance littéraire d’un public lettré, occupent l’avant-plan du programme poétique de Walpole. Le ‘nonsense’ n’est que l’accessoire d’une écriture de l’absurde qui nourrit la parodie et le pastiche, sauf dans le très étonnant deuxième conte. L’emblème hiéroglyphique, qui couvre une écriture de l’invention où la liberté créatrice est hautement revendiquée, intègre donc aussi une dimension intertextuelle sous la forme de la parodie et du pastiche. La fin exceptionnelle de la préface réunit plusieurs éléments d’un tel programme, de la parodie des topoi préfaciels éculés comme le manuscrit trouvé et la promesse d’une suite à la parodie des attestations de véridicité propre à Historiographe : Car je dois informer [le lecteur] que j’ai une autre œuvre bien plus précieuse en perspective ; pour tout dire, une nouvelle histoire romaine, dans laquelle j’entends ridiculiser, surprendre et dénoncer toutes les vertus anciennes et le patriotisme antique et montrer, d’après des documents originaux que je vais rédiger, enterrer dans les ruines de Carthage et exhumer par la suite, qu’il apparaît, d’après les lettres de Hannon, l’ambassadeur punique à Rome, que Scipion était à la solde 44 Ce conte combine en les réarrangeant différents ingrédients des Mille et une Nuits ce qui lui donne l’aspect d’un pastiche. 45 Dans le Gulliver de J. Swift, les habitants des contrées visitées par Gulliver sont ou bien des géants ou bien des nains. Dans ce conte hiéroglyphique, l’empereur est l’un et l’autre, géant pour ses sujets et nain pour la princesse. 46 Walpole, Contes hiéroglyphiques, p. 27. 47 Walpole, Contes hiéroglyphiques, p. 29.
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d’Hannibal et que les lenteurs d’exécution de Fabius viennent de ce qu’il était pensionné par ce même général.48
On s’aperçoit que l’absurdité d’une telle parodie est arrosée d’une très légère sauce de ‘nonsense’ : les documents originaux ont été rédigés par l’auteur. Mais que font d’autre les romanciers sinon de présenter comme authentiques les sources qu’ils confectionnent eux-mêmes ? Fidèle au programme esquissé dans le Post-scriptum, H. Walpole arrive à donner à un topos de l’invention romanesque dont les ressources sont nombreuses mais qu’on croyait épuisé, un tour de manivelle qui le lance avec brio dans l’inédit.
48
Walpole, Contes hiéroglyphiques, p. 23.
SUR MARMONTEL LE PARADOXE DU MENTEUR OU LE ROMAN ABÎMÉ DANS LE CONTE A Christophe Martin Paris
Le paradoxe d’Epiménide Est-il possible de parler du roman dans le roman? Quel est le statut ontologique d’un propos comme ‘le roman est un genre mensonger’, proférée par un personnage de roman? Quand un romancier condamne la fiction romanesque dans son roman, ne se heurte-t-il pas au paradoxe d’Epiménide qu’on appelle aussi le paradoxe du menteur : ‘Tous les Corinthiens sont menteurs’ est un propos qui se soumet ou se soustrait aux critères de la véridicité selon qu’il est proféré par un Athénien ou un Corinthien. Dans le deuxième cas, l’énoncé butte contre sa propre énonciation. La question posée par le paradoxe d’Epiménide est de savoir s’il est possible de dissocier les énoncés du contexte précis de leur énonciation et de leur univers de référence sans que surgisse le problème de leur validité ontologique. Romans et contes du XVIIIe siècle offrent au paradoxe d’Epiménide un taux d’exemple assez considérable et d’une grande variété. Voyons par exemple ce passage des Egarements du cœur et de l’esprit de Crébillon (1736-38) : Je me rappelai alors toutes les occasions que j’avais lus dans les romans de parler à sa maîtresse, et je fus surpris qu’il n’y en eût pas une dont je pusse faire usage.
Au sein de l’univers fictionnel des Egarements, Crébillon opère un clivage entre l’univers des romans lus par Meilcour et la soi-disant ‘réalité’ où Première publication : cet article est le résultat de la fusion de ‘Marmontel, Epiménide et le paradoxe du scrupule’, in Jan Herman et Paul Pelckmans (éds), L’Epreuve du lecteur, Leuven-Paris, Peeters, 1995, p. 339-350 et de ‘Pour une définition ex negativo du conte merveilleux. Le statut du conte dans les préfaces de romans de la première moitié du XVIIIe siècle’, in Régine Jomand-Baudry et Jean-François Perrin (éds), Le conte merveilleux au XVIIIe siècle: une poétique expérimentale (Actes du colloque de Grenoble – sept. 2000), Paris, Kimé, 2002, p. 74-86.
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déambule ce personnage-lecteur. Entre l’univers livresque et la réalitédans-la fiction,1 Meilcour relève une inadéquation : ce que les romans racontent sur l’amour ne s’applique pas à la réalité à laquelle il se trouve confronté. Cette inadéquation déclenche le système argumentatif renfermé dans cette scène topique. Le topos narratif renferme un énoncé implicite, une sentence, sur le roman comme genre : il y a, en matière amoureuse, inadéquation entre le roman et la réalité. Dans la situation où se trouve Meilcour, la lecture de romans ne lui est d’aucun profit. Ce topos narratif et l’argument qu’il chevauche sont inséparables du dispositif de légitimation actionné par Crébillon, et c’est ici que survient le paradoxe du menteur : la prémisse n’est acceptable qu’à condition d’être proférée dans un univers de référence autre que celui qu’elle condamne, à savoir le roman. Pour peu qu’il veuille échapper au nonsens, le texte qui met en scène Meilcour-lecteur se doit d’être autre chose qu’un roman. La conclusion de la syntaxe argumentative serait donc : ‘ceci n’est pas un roman’. Le récit se positionne comme non-roman par la mise en abyme problématisée du roman. Subrepticement, Crébillon a déplacé l’argument du topos. Peu importe l’amour, ce dont il s’agit est le statut du texte : ce n’est pas un roman. ‘Ceci n’est pas un conte’. Voilà un propos qui lui aussi problématise la position du roman par la mise en abyme. Le cas du conte moral est d’autant plus pertinent dans le contexte du paradoxe du menteur que la peinture des mœurs est censée sécréter une leçon morale. Personne n’ignore, bien sûr, le sens flottant de l’expression ‘conte moral’ au XVIIIe siècle. La définition de Littré – ‘conte où l’auteur a l’intention de faire ressortir une leçon morale’ – s’appuie sans doute davantage sur les ‘contes moraux’ tels qu’en écrivait Mme de Genlis au début du XIXe siècle que sur ceux de Marmontel, le créateur du genre qui, à en croire sa Préface, s’en tenait à une ‘étude de mœurs’.2 Il paraît néanmoins légitime de lire le conte moral marmontélien en fonction d’un argument, comme l’auteur lui-même le dit clairement dans ses Eléments de Littérature : L’unité n’est pas aussi sévèrement prescrite au conte qu’à la comédie ; mais un récit qui ne serait qu’un enchaînement d’aventures, sans tendance commune qui les réunirait en un point, serait un roman et non un conte.3 1
Le terme est de Thomas Pavel, Univers de la fiction, Paris, Seuil, 1986 ‘Enfin j’ai tâché partout de peindre ou les moeurs de la société ou les sentiments de la nature; et c’est ce qui m’a fait donner à ce recueil le titre de Contes moraux’, in Contes moraux, Paris, Merlin, 1775. 3 Marmontel, Eléments de Littérature, Paris, Didot Frères, 1856, tome III, p. 336. 2
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Dans Le Scrupule (1766), deuxième conte moral de Marmontel, l’argument est explicité dès la préface. Il concerne la scène topique qui nous intéresse : L’idée singulière que les jeunes personnes se font de l’amour d’après la lecture de romans, et le chagrin qu’elles ont de ne pas le trouver dans la nature tel qu’il est peint dans les livres, était un petit ridicule à combattre.4
On retrouve dans ce conte la même mise en scène d’un univers livresque et d’un univers réel-dans-la-fiction que dans le roman de Crébillon. Comme dans Les Egarements du cœur et de l’esprit, la scène du Scrupule amène le problème de l’adéquation des codes amoureux chevauchés par les deux univers. Voilà Bélise, héroïne du conte, qui se parle à elle-même : J’ai lu que l’amour est une passion qui de deux âmes n’en fait qu’une, qui le pénètre en même temps et les remplit l’une de l’autre, qui les détache de tout, qui leur tient lieu de tout, et qui fait de leur bonheur mutuel leur soin et leur désir unique. Tel est l’amour sans doute ; et d’après ces idées, il me sera aisé de distinguer en moi-même et dans les autres l’illusion de la réalité.5
La suite du conte correspond à un processus graduel de désenchantement par rapport à l’amour romanesque. L’inadéquation de l’amour romanesque et de celui qu’on peut vivre dans la réalité-dans-la fiction n’apparaît que peu à peu. Et c’est là l’argument de ce conte moral. Il ne fait aucun doute que les romans qui ont inspiré à Bélise des idées trompeuses sur le sentiment amoureux correspondent aux productions de la Haute Romancie dont parle le Père Bougeant.6 Ce code romanesque de l’amour paraît incompatible avec les divers codes amoureux de la société contemporaine. L’expérience racontée tout au long du récit, le conte donc, contredit l’amour romanesque. Mais, subsumant l’inadéquation manifeste entre l’amour livresque et l’amour réel-dans-la fiction, un autre argument se profile, moins visible, qui relance le débat sur le plan de la légitimation du genre narratif même auquel appartient le récit que nous lisons. La condamnation du roman (à travers le rejet du code amoureux qu’il chevauche) est, comme chez Crébillon, une façon du conte de se proclamer radicalement autre que le roman, de dire son altérité par rapport au type de texte qu’il met en 4
Marmontel, Contes moraux, p. III. Marmontel, Contes moraux, p. 87. 6 Bougeant, Voyage merveilleux du Prince Fan-Férédin dans la Romancie (1735), éd. Jean Sgard et Geraldine Sheridan, Saint-Etienne, Lire le XVIIIe siècle, 1992. 5
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abyme. L’expulsion du roman hors de la sphère axiologique du récit n’implique pas que celui-ci s’authentifie comme non fictionnel, mais qu’il s’affirme comme non-roman, tout sauf un roman. C’est en tant que texte-autre-que-le-roman que le récit essaie de se légitimer comme production littéraire. Il se réclame d’une poétique du non-romanesque. Ce que le paradoxe d’Epiménide omniprésent dans les romans et contes au XVIIIe siècle révèle est la tentative permanente du champ littéraire de définir et de redéfinir les positions des différents modèles narratifs les uns par rapport aux autres, compte tenu des exigences poétiques posées par ce champ littéraire. Ces exigences ne sont pas séparables du goût du public auquel le champ littéraire est forcé de répondre. Le positionnement fluctuant des différents modèles narratifs – contes, romans, fables, mémoires, histoire, nouvelle, etc. – est le signal le plus observable du changement de goût, qui est un phénomène difficile à saisir autrement qu’à travers l’observation des tensions qui régissent le champ littéraire à une époque donnée. La manipulation adroite du paradoxe du menteur n’est que la trace implicite du règlement de compte des modèles narratifs au sein du champ littéraire : le conte ‘abîme’ le roman. Ce positionnement est beaucoup plus explicite dans les préfaces de romans, qui pour cette raison permettent d’en éclairer le contexte tel qu’il se traduit dans la réalité concrète des textes et qui nous ramène à la première moitié du XVIIIe siècle. Les tensions du champ littéraire Point n’est besoin de rappeler qu’au XVIIIe siècle, les qualifications génériques comme ‘roman’ et ‘conte’ recouvrent, l’une et l’autre, des réalités textuelles et des ensembles de critères poétiques fort différents et, dans les deux cas, mal circonscrits. Qui plus est, c’est précisément dans l’opposition conflictuelle des modèles de production narrative que l’un et l’autre se définissent et se cherchent une spécificité générique. Ces conflits engagent différents critères poétiques comme ‘le merveilleux’, ‘la vérité’, ‘la vraisemblance’, ‘plaire’, ‘instruire’, etc. Mais les tensions génériques au sein du champ littéraire traduisent à leur tour un changement de goût qui en est la véritable cause. Jetant un regard rétrospectif sur un demi-siècle de littérature, la préface du Prince aventurier ou le pèlerin reconnu de Saint-Quenain, publié en 1741, témoigne de façon très explicite de ce changement de goût : Il me semble qu’il n’y a point eu de siècles où les Romans aient été plus décriés et en même temps plus recherchés que dans le nôtre. Depuis cinquante ans, et longtemps avant, c’est-à-dire depuis que les Belles-Lettres ont repris en France le lustre qu’elles avaient chez les
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Anciens, on a fait une guerre continuelle aux contes et aux fictions romanesques. On a employé jusqu’ici d’inutiles efforts pour arrêter le progrès d’un genre d’écrire, funeste pour l’ordinaire aux bonnes mœurs et plus souvent contraire au bon goût. C’est un torrent qui a tout inondé. La plume des savants ne lui oppose que de faibles digues. L’oisiveté de la plupart des jeunes gens et la curiosité qui règne chez le beau sexe lui donnent un libre cours. Nous regardons le siècle de Louis XIV comme l’âge des Beaux Arts, des sciences et de la bonne littérature. Le nôtre aura peut-être chez nos descendants le seul titre de siècles des romans. Ce n’est pas qu’un roman bien composé, qui mêle ingénieusement l’agréable avec l’utile et la morale avec la fiction, qui instruit autant qu’il plaît, qui ne peint les vices et les passions que pour faire mieux briller l’innocence et la vertu, ce n’est pas, dis-je, qu’un roman, frappé au coin de l’honnêteté et du beau, ne puisse tenir un rang honorable dans la littérature.7
Cet extrait est à plus d’un titre illustratif de la transformation progressive du champ littéraire. On peut en effet relever les points suivants : Primo. La poétique classique, qui continue à déterminer l’organisation du champ littéraire de l’époque, imprime à celui-ci une hiérarchisation très explicite. Sur l’échelle des genres littéraires, le ‘conte et les fictions romanesques’ occupent apparemment une place à tel point marginale par rapport aux genres canonisés qu’ils risquent d’être exclus du champ littéraire et d’être considérés comme non littéraires. Secundo. La séquence est très explicite quant aux critères qui déterminent l’appartenance au champ littéraire classique : l’œuvre doit s’appliquer à respecter les mœurs, faute de quoi le discours narratif risque de se voir exclu du répertoire de textes considérés comme ‘de la littérature’. Le respect de la vraisemblance, la construction ingénieuse, l’instruction au travers de l’agrément sont d’autres critères d’appropriation littéraire. Tertio. Ce qui confère à ce champ hiérarchisé sa légitimité, c’est l’héritage de l’Antiquité. Depuis peu de temps, ‘les Belles-Lettres ont repris en France le lustre qu’elles avaient chez les Anciens’. L’adoption d’un système de valeurs et de modèles textuels hérités des Anciens implique, on le voit, la marginalisation, voire l’exclusion, non pas de la ‘fiction’ en tant que telle – qui couvre tous les genres mimétiques – mais de la fiction ‘romanesque’. Le conte est assimilé à une manière d’écrire à laquelle on déclare la guerre. 7
Nos exemples sont tirés de Christian Angelet et Jan Herman (éds), Recueil de préfaces de romans du XVIIIe siècle : 1700-1750, Saint-Etienne, Presses universitaires, 1998 et de Jan Herman (éd.), Incognito et Roman. Anthologie de préfaces d’auteurs anonymes ou marginaux (1700-1750), New Orleans, University Press of the South, 1998. C’est nous qui soulignons.
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Conte et roman sont enveloppés dans une même condamnation : celle du ‘romanesque’. Ce n’est qu’à condition de se débarrasser de ce romanesque que les genres inférieurs pourront s’acquérir une place honorable dans le champ littéraire : si elle est bien composée, si elle mêle ingénieusement l’agréable à l’utile et la morale avec la fiction, si elle plaît en instruisant etc., la fiction ‘romanesque’ pourra prétendre à un statut régulier. La fiction régulière est en effet ingénieusement construite, elle conjugue plaire et instruire. Le ‘romanesque’ par contre s’accompagne d’une critériologie négative : sans construction, sans instruction agréablement amenée, etc. Or, anticipant ce qui devra paraître plus clairement dans la suite, on peut d’ores et déjà observer que dans la première moitié du XVIIIe siècle les différentes modalités que le conte développe répondent très différemment à cet appel de régularisation : alors que tel conte se régularise – en prenant l’aspect d’une allégorie, par exemple – l’autre se marginalise volontiers en dissociant délibérément les deux préceptes, indissociables pour un esprit classique, du plaire et de l’instruire. Mais avant d’en arriver là, notons que le principal critère qui distingue le ‘romanesque’ de la littérature régulière est le ‘merveilleux’. Plusieurs séquences attestent ce rapprochement du ‘romanesque’ et du ‘merveilleux’. Ainsi, en 1730, les Mémoires et Aventures d’une dame de qualité de ClaudeFrançois Lambert : J’avoue que si, pour lui plaire, il faut [au lecteur] un romanesque enchaînement de fictions merveilleuses, ces Mémoires n’ont rien à lui offrir qui puisse être de son goût.
L’important ici est de relever que la critériologie négative dont on a parlé plus haut (invraisemblance, extravagance, inutilité, etc.) reçoit tantôt l’étiquette de ‘romanesque’, tantôt celle de ‘merveilleux’, indifféremment. Les notions de ‘romanesque’ et de ‘merveilleux’ sont dès lors transgénériques : elles affectent aussi bien le conte que le roman : un conte peut être dit ‘romanesque’, comme un roman est parfois décrié pour être trop ‘merveilleux’. Conte et roman se retrouvent dans le même fourretout du ‘romanesque’ qui est aussi dit ‘merveilleux’. Notre deuxième séquence, tirée de l’Histoire de l’origine du prince Menzikow (1728) de l’abbé de Choisy témoigne de l’apparition d’un nouveau modèle et d’un nouvel ensemble de valeurs poétiques dans le paysage littéraire : Ce ne sont point ici des contes de fées ni des aventures de roman : on n’y verra ni enchantements, ni machines, ni enfers, ni Champs-Elysées. On y suivra les règles ordinaires de la nature ; le soleil y demeure à sa
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place dans le milieu de l’univers, la terre ainsi qu’une autre planète tournera autour du centre de la lumière. Bref, on ne change rien à l’ordre établi par le souverain maître. Les Histoires qu’on va rapporter sont très véritables.
Ce fragment témoigne de l’apparition d’un modèle narratif réglé par la véridicité. Au fur et à mesure que ce modèle s’impose, il s’écarte à la fois du modèle positif de la fiction régulière et du modèle négatif, qui englobe dans le même anathème de l’irrégularité ‘merveilleuses’ des formules narratives aussi différentes que le roman (où ce qu’on appelle tel), le conte de fées (avec ses enchantements) et l’opéra (avec ses machines, enfers et Champs-Elysées). Ce n’est pas que le merveilleux soit ici condamné en soi, il ne l’est qu’au nom d’une nouvelle axiologie qui s’impose de plus en plus et qui préconise une plus grande véridicité. Le nouveau modèle narratif attire dans son orbite des formules narratives nouvelles qui s’appellent ‘histoire’, ‘nouvelle’ et se présenteront très souvent comme des ‘mémoires’, dont on s’applique à garantir la fiabilité en en retraçant avec soin les origines. D’autres séquences, assez nombreuses, attestent cette deuxième polarisation au sein du champ littéraire de la première moitié du XVIIIe siècle. Ecoutons le Marquis d’Argens dans Les Nonnes galantes (1740): J’aurai beau protester que ce n’est point ici un roman que je donne au public. On ne laissera pas sans doute que de regarder ce livre comme un recueil de quelques contes amusants. Il est vrai, cependant, qu’il n’est nullement le résultat de mon imagination et que, loin de m’être écarté de la plus exacte vérité, j’ai omis dans le récit des aventures suivantes bien des circonstances qui, quoique intéressantes et très véritables, n’avaient cependant pas le degré de vraisemblance nécessaire pour mériter d’être crues. Je ne dirai point que j’ai été moi-même témoin des histoires que j’ai à raconter, mais j’ai pensé que le public ne courait aucun risque d’être dupe de sa crédulité si je ne rapportais que ce qui m’a été attesté par le témoignage de plusieurs personnes dignes de foi et qui ont eu des liaisons particulières avec celles dont il est fait mention dans ces mémoires.
Ce nouveau modèle textuel définit sa position dans le champ littéraire en se démarquant à la fois du modèle négatif du ‘merveilleux/romanesque’ et du modèle de la fiction régulière. Ce n’est pas un conte tiré de l’imagination ; ce n’est pas non plus un texte régulier, dans la mesure où il refuse le qualificatif fictionnel. Le nouveau modèle n’est tout simplement pas de la fiction, même régulière : on ne se contente pas de la vraisemblance des faits, on va jusqu’à supprimer tout détail susceptible d’éveiller un soupçon de fictionnalité.
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Le champ littéraire, pour ce qui est de ses secteurs narratifs, est donc doublement polarisé. Un premier clivage – qui opposait la fiction régulière à la fiction ‘romanesque’ ou ‘merveilleuse’ – est une opposition intrafictionnelle. A cette première opposition s’ajoute à présent un second clivage qui, lui, est transfictionnel, en ce qu’il oppose les deux modèles fictionnels à un nouveau modèle, qui se dit conforme à la réalité et se met en dehors de la fiction. Quelques exemples pourront éclairer cette deuxième polarisation, transfictionnelle donc, qui apparaît dès le début du siècle. Le modèle ‘véridique’ définit sa position dans le paysage littéraire en se distançant explicitement du modèle (ou anti-modèle) de la fiction merveilleuse et en se réclamant d’une valeur de plus en plus appréciée : la vérité des faits. Les lecteurs qui n’ont eu rien d’extraordinaire dans leur vie, ni de grands biens, ni de grands malheurs prendront d’abord les mémoires du Signor Roselli pour des contes fabuleux.8 Cette histoire n’est point une fable, ni un conte fait à plaisir. La majeure partie de ce qu’elle contient est arrivée à l’auteur qui en est le héros. Il a ses raisons pour cacher au public son nom et ceux des personnes dont l’histoire fait mention.9 Ce que je dois dire encore, c’est que l’on ne se doit pas imaginer que ce soit un conte fait à plaisir, mais que c’est une histoire véritable que je donne au public, la postérité de Riviardin vivant encore à Palerme […].10
La resémantisation des critères littéraires Ces quelques fragments ne sont pas des cas isolés. Le clivage transfictionnel du paysage littéraire de l’époque peut s’expliquer, il me semble, par l’apparition d’une nouvelle axiologie dont le principal symptôme est la nouvelle sémantisation de la notion de ‘vérité’ : à côté de la conception selon laquelle l’œuvre littéraire devait s’appliquer à habiller une ou plusieurs ‘vérités’ (morales et autres) des agréments de la fiction, se profile une nouvelle lecture de la notion de vérité, qui préconise la mise en vedette de la vérité pure et simple. La resémantisation de la notion de ‘vérité’ s’accompagne de tensions entre les sous-genres narratifs. Certains modèles narratifs choisissent de se cantonner dans un camp exclusivement. La fable est un modèle narratif 8
Olivier, L’infortuné Napolitain (1704). Brunet de Brou, Le tendre Olivarius (1717). 10 Castri, L’amant libéral dans l’île d’amour (1709). 9
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reconnu comme ‘littérature’ par la poétique classique, qui se veut régulier. Les mémoires, par contre, refusent non seulement cette régularisation mais dénient en même temps leur appartenance à la fiction. La position d’autres formules narratives est plus ambiguë : ‘histoire’, ‘roman’ et aussi ‘conte’ se rangent sous plusieurs bannières à la fois. Ainsi verra-t-on – au niveau intrafictionnel – des contes ‘fait à plaisir’ que certains réprouvent, mais aussi des contes réguliers qui se réclament de l’allégorie. Sur le plan transfictionnel, on verra même des contes qui prétendent répondre à l’exacte vérité. Le ‘conte’, en tant que formule narrative, répond à plusieurs modèles. On donne ici, de chaque option, un exemple significatif. Voici un exemple de conte ‘merveilleux’, où l’auteur prend la défense de l’imaginaire pour lui-même sans le justifier d’une quelconque leçon morale ou autre. C’est un conte irrégulier, qui se sert de la fiction sans se préoccuper des critères qui pourraient l’inscrire dans le secteur de la littérature régulière : J’en appelle aux imaginations les plus froides et sans parler des charmes d’une conversation ou d’une lecture dont la féerie, les lutins et les enchantements ont fait le sujet, je demande à ceux qui ont quelque goût pour ces innocentes chimères s’ils ne regardent pas comme les plus agréables moments de leur vie ceux qu’ils ont passés dans une belle solitude à se figurer que tout ce qui les environnait avait du sentiment, que les arbres et les oiseaux étaient attentifs au son de leur voix, qu’une fée les observait, etc.11
Et l’auteur ajoute : ‘La raison n’en sera pas le fondement ni même toujours le guide, mais qu’importe pourvu que l’imagination n’ait pas moins de force’. A l’autre bout du secteur fictionnel se trouvent les contes réguliers, à vocation morale : Il nous montre le chemin de la vertu et de la félicité lorsqu’il semble qu’il ne nous entretient que des bagatelles qui sont le sujet d’un conte de fées et il tire, pour ainsi dire, ses forces de nos faiblesses en nous rendant utile ce qui paraît purement agréable.12
Aux deux modalités précédentes s’oppose la formule narrative qui se dit, elle aussi, ‘conte’, mais qui se met en dehors du secteur fictionnel – qu’il soit régulier ou irrégulier – en se déclarant exactement vraie : Au reste je prie le lecteur de ne pas croire qu’il n’y ait que des fictions dans cet ouvrage : je puis l’assurer que la plupart des contes que je 11 12
Catherine Lintot, Trois nouveaux-contes de fées (1735). Anonyme, Florine (1713).
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traite sont arrivés de la manière que je les rapporte. J’ai mis aussi deux vers à la fin de chaque conte qui en sont comme l’âme, afin d’instruire et de divertir tout ensemble.13
Ces différentes polarisations – intra-fictionnelle et transfictionnelle – au sein du champ littéraire de l’époque méritent qu’on essaie d’en découvrir les mécanismes sous-jacents. Si l’on veut bien se reporter au long passage de Saint-Quenain cité ci-dessus, l’on constate que ce dernier observe aussi un paradoxe : jamais la fiction ‘romanesque’ n’a été si décriée ; jamais elle n’a été autant recherchée. L’étude des conditions de possibilité de cette contradiction nous permettra d’interpréter les différents clivages qui sillonnent le paysage narratif de l’époque et d’en expliquer l’existence par la prise en considération de quelques facteurs de réception du conte. Le paradoxe ne peut s’expliquer que par le partage du public : aux mises à l’écart du modèle ‘merveilleux’ ou ‘romanesque’, réprouvé tout à la fois par les tenants d’une poétique classique et par les adeptes d’une poétique de la véridicité, fait face une grande tolérance à l’égard de ce même ‘romanesque’ par un lectorat jeune et surtout féminin, ‘oisif’ et ‘curieux’. Si le dossier de préfaces interrogé ici permet donc d’enregistrer un engouement pour la vérité pure et simple, on n’échappe pas pour autant au constat contraire : l’existence d’un goût très marqué pour le ‘merveilleux’, par les jeunes et les femmes surtout. Le champ littéraire est en état de crise ; crise que traduisent des positions génériques polarisées et qui affecte tant le public que les producteurs. Cette crise s’explique – c’est au moins notre hypothèse – par la déstabilisation des catégories poétiques comme la ‘vérité’, la ‘vraisemblance’, les ‘bienséances’, …. Le débat poétique sous-jacent à ces positions extrêmes focalise, outre la notion de ‘vérité’, le rapport variable entre deux critères poétiques fondamentaux de l’édifice classique : plaire et instruire. Pour les tenants de la poétique de la véridicité, seule la vérité pure et simple est porteuse d’instruction, même si elle est déplaisante. Pour d’autres, la fiction est un habit indispensable à la vérité qui, toute nue, se verrait privée de sa légitimité poétique. Plaire et instruire sont dissociables pour les uns, indissociables pour les autres. Mme Gomez rend compte de ce conflit dans Anecdotes galantes (1727) : La plupart des écrivains anciens et modernes, croyant qu’il n’est pas de la majesté de l’histoire d’y mettre des faits qui ressemblent au roman, en retranchent souvent par là le plus bel ornement. Et comme 13
Anonyme, L’Automne (1704).
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ils veulent passer pour véridiques, ils ne donnent aux événements extraordinaires que des causes purement politiques, telles que les souverains les dévoilent à leurs peuples, sans en approfondir les secrets motifs et sans chercher dans les intrigues du cabinet de ces vérités cachées qui, en découvrant les faiblesses des hommes, rendent aussi leur histoire plus agréable et plus intéressante. […] Si pour rendre le roman plus digne de l’attention du lecteur, il faut qu’il soit fondé sur des faits historiques, à plus forte raison doit-on donner à l’histoire les grâces du roman pour la rendre moins sèche et plus agréable, et ne pas dédaigner d’y faire connaître ceux ou celles qui ont occasionné la plupart des événements qu’elle renferme. Le merveilleux, qui ne doit sa naissance qu’à la vérité, n’ôte rien à l’histoire de sa gravité et sait en relever les agréments.
Cette séquence illustre bien la manière dont le rapport entre plaire et instruire est remis en question au niveau transfictionnel. Pour les tenants d’une poétique de la véridicité, la vérité toute nue instruit sans l’agrément de la fiction. Pour les adeptes d’une poétique de la fiction, la fiction est nécessaire à l’instruction en ce qu’elle en est le révélateur, par l’agrément. Notre attention doit aussi aller au rapport entre plaire et instruire au niveau du clivage intrafictionnel, qui oppose d’un côté un conte fictionnel régulier prenant un aspect allégorique, et de l’autre côté un conte également fictionnel mais irrégulier, extravagant, ‘merveilleux’ avec toutes les connotations négatives que véhicule la notion. On enregistre à maintes reprises un engouement marqué du public pour ce modèle, qui n’en est pas moins négativement évalué par certains producteurs de prose narrative. La préface à Histoire bavarde (1749) d’Antoine Bret nous permet d’approfondir cette tension : Un homme d’esprit me disait, il y a quelque temps qu’il se donnait bien garde de regarder un conte de fées comme un genre d’ouvrage soumis à des règles certaines et fondées sur la nature, comme celles qui dirigent le génie d’un grand poète ou d’un grand peintre. Il faut avouer cependant (ajoutait-il) qu’on ne pouvait guère rendre moins supportable cette espèce de travail qu’il l’est aujourd’hui. Les contes de fées furent, je crois, inventés pour envelopper une morale simple sous les fleurs d’une imagination légère : c’était une espèce d’apologue que le merveilleux de la féerie n’empêchait pas d’être utile même aux mœurs. On les regarda d’abord comme les premières leçons de sagesse qu’on pouvait donner aux jeunes gens, et qu’il était heureux qu’on eût parées de façon à les leur faire aimer. Tels sont les premiers contes de Perrault et de plusieurs auteurs.
Mais depuis Perrault, d’autres modèles ont commencé à s’imposer : Hamilton par exemple. On s’est fort trompé sur le compte de cet aimable
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auteur, déclare Bret, comme sur celui de tous ces mauvais écrivains qui inondent le public de leurs brochures stériles, ces derniers temps : ‘tous nos derniers contes sont bien secs, bien ridicules, bien fous, et les petits ornements, les guipures de détail dont on les a chargés n’empêchent pas qu’ils ne découvrent la stérilité d’imagination de leurs auteurs, et le peu de décence des lecteurs qui les dévorent’. Dans la première moitié du XVIIIe siècle, on enregistre une scission progressive de ‘plaire’ et d’‘instruire’ : au début du siècle, le conte, la fable, certains romans…. bref les formules narratives qui valorisent le merveilleux, instruisent par et à travers l’agrément. Progressivement, on constate l’apparition d’un nouveau modèle narratif qui vise le plaisir et l’agrément en soi et qui intéresse indépendamment de toute forme d’instruction, morale ou autre. Voici un deuxième témoignage de la dissociation de ‘plaire’ et d’‘instruire’, enregistré au milieu du siècle : Il me reste un mot essentiel à dire, j’allais l’oublier, en quoi j’aurais ressemblé à tant de faiseurs de préface. C’est que, dans un avantpropos sauvage, où l’auteur se loue aussi comme de raison, il déclare qu’il n’y a dans son ouvrage aucun sens caché, aucune allégorie ; il traite les chercheurs perpétuels d’allusions malignes comme des ennemis du véritable goût qui doit régner dans ces sortes d’ouvrages ; il soutient et prouve d’une façon savante, qui ne me convient pas, que l’on peut plaire par l’intérêt, par l’agrément des images, par la finesse du sentiment, par la variété, la vérité des couleurs, et la finesse du style, indépendamment de toute allégorie.14
On trouve un autre fulgurant plaidoyer pour la valorisation de l’agrément de la lecture en soi en tête de Tecsérion de Mademoiselle Lubert, daté 1737 : Jugeant contre l’axiome accrédité que souvent il vaut mieux faire des riens que de ne rien faire du tout, on s’est amusé à écrire ce conte. On souhaite que les autres s’amusent en le lisant. Au reste, on ne s’embarrasse pas qu’il plaise à tout le monde, par exemple à des géomètres, à des métaphysiciens, pour lesquels il n’est point fait. […] On ne prétend pas que les contes de fées soient un genre d’écrire comparable à l’histoire, ni même au simple roman. Cependant sur ce principe incontestable que la bonté des différents genres d’ouvrages est relative aux différents ordres d’esprit, on croit que ces contes peuvent être bons et même généralement meilleurs que des livres excellents parce qu’ils conviennent au plus grand nombre de personnes. Supposonsles encore sans instruction et sans utilité (ce qui est presque impossible), ces récits fabuleux ne cesseront point d’être bons dès qu’ils donneront 14
Fagnan, Kanor, conte traduit du sauvage (1750).
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du plaisir, par cette raison évidente que le plaisir est essentiellement un bien en lui-même, car c’est un paradoxe insoutenable de dire que l’agréable est inséparable de l’utile. Qu’on les joigne ensemble autant que l’on peut, à la bonne heure, surtout que l’utile soit toujours accompagné de l’agréable dont il a souvent besoin pour plaire. Mais l’agréable peut marcher seul, sûr d’être bien venu partout. C’est pourquoi un bon danseur, un grand acteur, un excellent pantomime sont des gens précieux à la société […] Ils ont l’art de donner du plaisir, de charmer l’ennui, de dissiper le chagrin et la tristesse, en un mot, de faire, au moins pour quelques moments, des heureux. […] Il en est à peu près de même des contes de fées à l’égard du grand nombre de lecteurs. Quelque ridicule qu’en soit le fond, quelque extravagant que soit le merveilleux sur lequel ils roulent, ils sont bons pour ceux qu’ils amusent, qu’ils désennuient, parce que le divertissement, comme on l’a déjà dit, est un bien et l’ennui un mal.
Et Bourdon de Sigrais renchérit, en 1738, avec l’Histoire des rats : En effet, plus je réfléchis sur les différents intérêts de la société, plus il me semble que l’amusement, le plaisir, la bagatelle sont des parties essentielles de l’utilité publique, plus je trouve très nécessaire la plupart des choses qu’on nomme inutiles, et surtout dans le monde littéraire : ces riens qui réjouissent l’imagination aux dépens même de l’esprit, qui dissipent l’ennui, ne me paraissent nullement des riens méprisables, parce que nous sommes autant faits pour être réjouis que pour raisonner. Ces vérités n’ont pas besoin de preuves, elles portent avec elles une conviction que jamais on n’a mieux sentie qu’aujourd’hui. On aime la futilité, on court après la bagatelle, ce sont les divinités du temps, que tout auteur qui veut être lu doit encenser. Leur règne ne sera peut-être pas éternel, mais il est à présent dans son plus grand brillant. Depuis que deux ou trois beaux esprits lui ont donné le ton par des ouvrages légers, de petites pièces amusantes, des romans agréables qu’on a pris pour des livres de caractères, on dévore avidement tout ce qui est marqué au même coin […] Tout le monde fait des historiettes, des contes, des poésies fugitives, et les muses, devenues épicuriennes, pour ne pas avoir l’affront de se voir absolument abandonnées, ne chantent que la paresse, la mollesse, la volupté.15
Peu de témoignages rendraient mieux compte non seulement de l’intérêt du public pour le modèle narratif qui favorise le ‘merveilleux’ ou le ‘romanesque’, mais également de la disjonction de l’agrément et de l’instruction au sein de celui-ci.
15 Voir également Jan Herman et Nathalie Kremer, ‘Quand les muses se font épicuriennes. Décadence du goût et valorisation du naturel dans le discours sur le roman au XVIIIe siècle’, in Valérie André et Bruno Bernard (éds), La Décadence au XVIIIe siècle, numéro spécial d’Etudes sur le XVIIIe siècle de l’Université de Bruxelles (2006), p.23-39.
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Ces quelques commentaires sur une sélection de séquences préfacielles n’épuisent certes pas la richesse ni la complexité de ce dossier. Ils permettent cependant de tirer quelques prudentes conclusions au sujet du rapport problématique entre les contes et les romans dans la première moitié du XVIIIe siècle. Primo. Le paysage littéraire de la première moitié du XVIIIe siècle semble en état de crise, ce dont la forte polarisation de modèles discursifs est le symptôme. Cette crise affecte profondément les critères poétiques sur lesquelles se fonde l’édifice de l’esthétique classique : la vérité (et la vraisemblance), plaire et instruire, l’exemplarité, etc. Secundo. Le paysage littéraire apparaît comme sillonné de différents clivages, intrafictionnel et transfictionnel. Ces clivages impliquent des prises de position poétiques extrêmes qui s’accompagnent de l’apparition de modèles discursifs différents et rivaux. Tertio. Certaines formules narratives sont plus stables que d’autres. A la stabilité de la fable s’oppose l’instabilité poétique du conte, qui se range sous différentes bannières, en s’inscrivant dans les différents clivages. Quarto. Les clivages ne semblent pas uniquement dictés par la divergence des prises de position par les producteurs de contes, mais également par le goût du public. Certaines incompatibilités entre production et réception traduisent suffisamment l’état de crise du champ littéraire en question. Quinto. Dans le courant de la première moitié du XVIIIe siècle se développe un goût prononcé pour la bagatelle, dont la littérature n’est pas la seule à fournir des témoignages : un goût pour le plaisir de l’imaginaire, de ce qui est fin, de ce qui touche malgré son inutilité s’inscrirait-il dans une esthétique rococo? Sexto. Le conte au XVIIIe siècle s’avère donc être une entité complexe qui, pour autant que les préfaces de romans permettent d’en juger, s’inscrit simultanément dans différents projets poétiques : celui de la véridicité et celui du merveilleux ; poétique de l’instruction et poétique du divertissement. Dans ce paysage fragmenté, une constante s’impose cependant : la vérité. Catégorie poétique en crise, sujette à différentes lectures : vérité de la réalité telle qu’elle est, vérité cachée que la fiction révèle ; vérité de l’instruction et vérité de l’image fine mais inutile. La poétique du conte est une poétique en gestation, ou si l’on veut : expérimentale.
SUR NERVAL ANGÉLIQUE DE GÉRARD DE NERVAL, UN PALIMPSESTE LITTÉRAIRE A Vic Nachtergaele Louvain et Courtrai
Un livre introuvable ‘Jamais les œuvres que Nerval produit ne se referment sur elles-mêmes. Echangeant non seulement leurs thèmes, mais souvent aussi leurs fragments, elles constituent un univers de reflets et d’échos et y intègrent avec art les vestiges d’une culture hétéroclite, mais secrètement orientée par des préoccupations précoces et tenaces’.1 Mieux qu’à n’importe quel autre récit de Nerval, ce propos de Max Milner peut s’appliquer à Angélique. A l’origine de ce récit se trouve un roman en feuilleton, Les Faux-Saulniers (1851), que l’auteur n’achève pas, mais dont il intègre des parties importantes dans d’autres œuvres.2 Il s’agit de l’Histoire de l’abbé de Bucquoy et d’Angélique. Le premier fragment deviendra un chapitre des Illuminés (1852), où il est flanqué de biographies de figures du XVIIIe siècle comme Cagliostro, Rétif de la Bretonne ou Cazotte ; le second sera intégré aux Filles du Feu (1854), dont il constitue le premier récit, qui est en même temps le plus long de ce recueil. La séparation d’Angélique et de l’Histoire de l’abbé de Bucquoy dans deux ouvrages publiés à quelques années de distances, n’aurait rien de surprenant, si elle ne rappelait pas certaines techniques romanesques du XVIIIe siècle, que Nerval lui-même connaissait fort bien. Angélique se présente en effet comme l’histoire de la recherche d’un livre. Ce livre est l’Histoire de l’abbé de Bucquoy, que l’auteur avait feuilleté à Francfort, mais que, malgré l’intérêt qu’il lui avait inspiré, il
Cet article est inédit. 1
Max Milner, Les Illuminés, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1976, p. 8. Voir Jacques Bony, ‘Le dossier des Faux Saulniers’, in Etudes nervaliennes et romantiques, 1986. Voir également Nerval, Œuvres, édition Jean Guillaume et Jacques Bony, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1984. 2
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n’avait pas acheté, pensant qu’il le trouverait sans difficulté dans l’une ou l’autre bibliothèque parisienne quand il en aurait besoin. Et pourtant, la recherche du livre s’avère vaine, non seulement dans les bibliothèques à Paris, mais également dans celles de la grande banlieue. L’auteur d’Angélique finit par acheter l’Histoire de l’abbé de Bucquoy, fort cher, à une vente publique. Pour un lecteur familier des procédures de légitimation du roman courantes au XVIIIe siècle, Angélique est une sorte de ‘Préface’ à l’Histoire de l’abbé de Bucquoy, sauf que le fameux topos du manuscrit retrouvé y est adroitement inversé : il ne s’agit pas d’un manuscrit tombé entre les mains de l’éditeur par le plus heureux des hasards, mais, au contraire, d’un livre imprimé, disponible d’emblée, qui s’avère par la suite introuvable. Un second écart par rapport au XVIIIe siècle est plus remarquable : le livre enfin retrouvé n’est pas offert au lecteur, dont l’attente est donc trompée. Le lecteur pourrait, s’il le souhaitait, lire l’Histoire de l’abbé de Bucquoy enfin retrouvée dans un autre ouvrage de l’auteur. La fin d’Angélique est en effet bien déceptive, quand Nerval déclare, assez laconiquement : On peut lire l’histoire de l’abbé de Bucquoy dans mon livre intitulé : les Illuminés (Paris, Victor Lecou). On peut consulter aussi l’ouvrage in-12 dont j’ai fait présent à la Bibliothèque impériale.3
Voilà donc une ‘Préface’ qui ne précède pas le livre qu’il annonce. Le livre est hors-livre. Il a pris la fuite, comme l’abbé de Bucquoy lui-même qui en est le sujet et comme Angélique, qui est elle aussi un personnage fugitif. A quoi servent toutes ces fuites ? Quel est l’argument de cet étrange récit, déceptif à bien des égards, qui s’intitule Angélique et qu’est-ce qui peut justifier son insertion dans un recueil comme Les Filles du Feu ? Commençons par signaler que les ressemblances avec la rhétorique préfacielle du roman du XVIIIe siècle ne s’arrêtent pas là. Un troisième aspect concerne les conditions qui amènent Nerval à partir à la recherche du livre feuilleté à Francfort. Au retour de son voyage en Allemagne, il avait trouvé Paris en émoi à cause d’une loi sur la Presse, appelée ‘Amendement Riancey’ qui défendait aux journaux d’insérer ‘ce que l’assemblée s’est plu à appeler le feuilleton-roman’.4 Par cet interdit, bon nombre d’écrivains se trouvaient soudain frappés dans leur moyens de subsistance. 3 4
Nerval, Les Filles du Feu, éd. Léon Cellier, Paris, GF, 1965, p. 107. Nerval, Angélique, dans Les Filles du Feu, Lettre I, p. 32.
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Nerval, qui fournissait régulièrement des articles en feuilleton au National, se hâte d’ajouter qu’heureusement pour lui il n’est pas romancier. Pressé par le directeur du journal de fournir un titre pour sa prochaine contribution, il avait proposé assez inconsidérément ‘l’Abbé de Bucquoy’, pensant qu’il trouverait facilement à Paris les documents qu’il lui fallait pour parler de ce personnage ‘de façon historique et non romanesque’.5 Mais, comme on le sait, le livre reste introuvable. Que faire ? Le projet de Nerval est de produire un feuilleton qui, précisément, ne sera pas un roman, et surtout pas un roman historique dont Walter Scott et Alexandre Dumas ont fourni les modèles. Un quatrième rappel du XVIIIe siècle concerne l’‘Amendement Riancey’ même, qui pourrait rappeler à un connaisseur du roman du XVIIIe siècle la ‘Loi Daguesseau’ de 1737. Pour certains spécialistes de la librairie et du roman au XVIIIe siècle, cette loi a pu être à la base de la fameuse ‘proscription du roman’ dont le principal instigateur fut le Père Porée. Dans un discours prononcé en latin – mais dont des fragments en français parurent rapidement (à l’intention des dames…) – le révérend père Jésuite Porée déclarait ceci : Que les lois transpercent, que les flammes détruisent, et fassent disparaître si faire se peut de tout le territoire toutes les œuvres empoisonnées des auteurs de romans. Et qu’ainsi on prenne enfin soin de la littérature et de l’état.6
Selon la thèse bien connue de Georges May,7 l’interdiction du roman a stimulé l’inventivité des romanciers qui trouvaient rapidement des moyens pour présenter leur fictions comme des ‘Mémoires’ ou des recueils de ‘Lettres’, en déclarant inlassablement dans leurs Préfaces que ‘ceci n’est pas un roman’.8 5
Nerval, Angélique, Lettre I, p. 33. Père Porée, Mémoires de Trévoux, juillet 1736, p. 1451-96. Le texte en latin du discours de Porée, De libris qui vulgo dicuntur romanenses oratio, parut à Paris, chez Marc Bordelet, en 1736 également. Pour l’impact du discours du Père Porée sur la ‘proscription du roman’, voir l’ouvrage de Françoise Weil, L’interdiction du roman et la librairie, Paris, Aux amateurs de Livres, 1986, p. 473-502 et à notre étude sur le ‘Contexte immédiat de la proscription’ parue dans Jan Herman et Jacques Cormier (éds), Lenglet-Dufresnoy, Ecrits inédits sur le roman, Oxford, Voltaire Foundation, Oxford University Studies in the Enlightenment, 2014, p. 49-68. 7 Georges May, le Dilemme du roman. Etude sur les rapports du roman et de la critique (1715-1761), Paris, Presses Universitaires de France et New Haven, Yale Univeristy Press, 1963. 8 Pour une réévaluation de la thèse de G. May, voir Jan Herman, Mladen Kozul et Nathalie Kremer, Le Roman véritable. Stratégies préfacielles dans le roman du XVIIIe siècle, Oxford, Voltaire Foundation, 2008. 6
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C’est exactement ce que fait Nerval dans la ‘Préface’ qu’est Angélique. Obligé de fournir un feuilleton, il fera en sorte que son texte ne ressemble en rien à un roman. Il n’arrête pas de signaler les difficultés de cette entreprise. La quête qui l’amène de la Bibliothèque Nationale à la Bibliothèque Mazarine et de la Mazarine aux Archives Nationales, en passant par une série de bibliophiles, le confronte constamment au problème que L’Histoire de l’abbé de Bucquoy pourrait être un roman. On dirait que les romanciers du XVIIIe siècle ont bien réussi à entourer tout ce qui paraissait sous le titre d’Histoire de …. Ou de Mémoires de… d’un halo de suspicion. A la Bibliothèque Nationale, Nerval est présenté à un M. Pilon, qui ne trouve pas le livre dans les rayons où il le cherche : Peut-être cependant, me dit M. Pilon, avec l’obligeante patience qu’on lui connaît, – peut-être se trouve-t-il classé parmi les romans. Je frémis : – parmi les romans ? … mais c’est un livre des Mémoires relatifs au siècle de Louis XIV ; ce livre se rapporte à l’histoire spéciale de la Bastille !…9
Aux Archives Nationales, Nerval croit enfin tenir le loup par les oreilles, mais dans un rapport manuscrit de M. d’Argenson envoyé au ministre Pontchartrain, il découvre une phrase inquiétante : ‘Je continue à chercher le prétendu comte de Bucquoy’. Il y a de quoi faire reculer les plus intrépides. Aussi, soudain saisi d’une légère panique, Nerval se demande-t-il : Que répondre à un substitut qui s’écrierait devant le tribunal : ‘le comte de Bucquoy est un personnages fictif, créé par la romanesque imagination de l’auteur !’ et qui réclamerait l’application de la loi, c’est-à-dire, peut-être un million d’amende !10
Angélique est donc un ‘récit-Préface’ qui est censé démontrer que l’Histoire de l’abbé de Bucquoy n’est pas un roman. Ce ‘récit-Préface’ est découpé en douze Lettres, envoyées au directeur du National, qui en entame aussitôt la publication. Dans la Lettre 10, Nerval réagit même à des lettres de lecteurs qui suivent son feuilleton. Le directeur du journal les lui a expédiées. Une de ces lettres provient de Belgique et signale à Nerval l’existence d’un livre en néerlandais, susceptible de l’intéresser : Lecteur sympathique de M. Gérard de Nerval et désirant lui être agréable, je lui communique le document ci-joint, qui lui sera peut-être de quelque utilité pour la suite de ses humoristiques pérégrinations à la recherche de l’abbé de Bucquoy, cet insaisissable moucheron issu de l’Amendement Riancey : Olivier de Wree, de vermoerde oorlogh-stucken
9 10
Nerval, Angélique, Lettre I, p. 35. Nerval, Angélique, Lettre 2, p. 39.
LE LONG ET LE BREF
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van den woonderdadighen velt-heer Carel de Longueval, grave van Busquoy, Baron de Vaux, Brugge, 1625.11
Nerval n’est plus à Paris au moment où il écrit cette Lettre 10. Sa quête dans les bibliothèques parisiennes n’a donné qu’un maigre résultat. De différents côtés on lui a donné enfin avis qu’une bibliothèque privée contenant le livre sera mise en vente par Techener, le 11 novembre. Il lui suffira donc d’attendre, mais entretemps il a à remplir son feuilleton. Au même moment, et fort heureusement, il découvre, aux Archives Nationales, dans les papiers relatifs à la famille de Bucquoy, un manuscrit qu’il ne cherchait pas. C’est l’Histoire d’Angélique de Longueval. Cette Angélique est la fille d’un des grands seigneurs de la Picardie. Elle vivait au XVIIe siècle. Elle s’enfuit du foyer paternel avec un nommé La Corbinière, fils de charcutier, dont elle a un enfant après l’avoir épousé contre le gré de son père, qui menace La Corbinière de plusieurs manières. La Corbinière se rend à Insprück pour chercher fortune, laissant sa femme à Venise. Réuni, le couple descend en Italie où La Corbinière, malade depuis longtemps, s’abandonne à la débauche. Le manuscrit trouvé s’arrête là. Il est suivi d’observations écrites par Goussencourt, le cousin d’Angélique, dont Nerval donne de longs extraits pour continuer le feuilleton. Quant à l’Histoire de l’abbé de Bucquoy, Nerval décide d’attendre la vente Techner, deux fois remise, et d’élargir le périmètre de ses recherches. Il profite d’un jour férié pour faire une excursion à Compiègne, où il compte faire des recherches dans des bibliothèques et archives locales. Il emporte dans sa valise quelques extraits copiés du manuscrit d’Angélique de Longueval, qu’il pourra envoyer au journal pour remplir son feuilleton, en les complétant de ce qu’il aura découvert à Compiègne. La transcription du manuscrit trouvé et de ses compléments n’empêchera pas Nerval de faire de nombreuses digressions. Le pays retrouvé Angélique est un ‘récit-Préface’ qui lâche peu à peu son argument. Cet argument n’est évidemment pas, comme au XVIIIe siècle, de contourner la censure. L’Amendement Riancey est pour Nerval le prétexte d’un projet qui n’appartient qu’à lui et qui justifie l’insertion d’Angélique dans Les Filles du Feu. La séparation du livre et de la Préface et, au sein de cette Préface, du roman et de l’Histoire, permet à Gérard de séparer le réel de 11
Nerval, Angélique, Lettre 10, p. 84.
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la divagation dans le temps et l’espace : ‘Au point où l’Île de France, le Valois et la Picardie se rencontrent, – divisés par l’Oise et l’Aisne, au cour si lent et si paisible, – il est permis de rêver les plus belles bergeries du monde’.12 Le Valois est le pays de l’enfance de Gérard. Il y poursuivra, dit-il, les Bucquoy ‘sous toutes les formes’.13 Pour se rendre à Compiègne, il prend le train. Il revient sur Senlis afin de pouvoir se rendre à Soissons, dont le château des Longueval est tout près. Il a l’idée de traverser d’abord à pied le pays du Valois, de Senlis à Dammartin en passant par Mont-l’Evêque, Chaalis, Ermenonville, Ver, Othis et enfin Dammartin. C’est un parcours qui évoque à chaque instant le souvenir de la figure de Jean-Jacques Rousseau, qui s’y était promené, herborisant et dont voilà le tombeau, dans l’île des peupliers. Dans ce pays Nerval ne veut pas se balader en promeneur solitaire. Il convoque donc un ami, Sylvain. C’est un nom très commun, dit-il, dans cette province, ‘le féminin est le gracieux nom de Sylvie’.14 Ainsi, Sylvie, le personnage central du deuxième récit des Filles du Feu est évoquée dès la première nouvelle du recueil. Ce pays est le sien, le Valois. C’est aussi celui de la rude tribu celtique des ‘Sylvanectes’. Le récit de cette traversée du pays de l’enfance devient fusionnel. Une ruine ou une église, un cimetière ou un bois évoquent le souvenir d’une histoire du XVIe siècle ou de Moyen Âge. C’est le Jour des Morts, la Toussaint. A Senlis, un groupe de jeune filles chante avec une voix faible des airs qui ont bercé l’enfance de Gérard. Ces souvenirs d’enfance, ces airs accompagnés de danses, évoquent ceux des filles grecques dans les îles.15 La transcription des notes prises à partir du manuscrit d’Angélique de Longueval en fonction du feuilleton est brusquement interrompue, au milieu d’une phrase, pour évoquer cette belle scène, qui s’étend sur deux lettres.16 Ce pays a été merveilleusement préservé des assauts de la modernité. Les chemins de fer font un coude énorme pour le contourner entre Paris et Compiègne.17 C’est un pays qui respire encore l’histoire, de différentes époques, et où transparaît dans les airs qu’on y chante le souvenirs de réalisations artistiques du temps passé, même lointain : La musique, dans cette contrée, n’a pas été gâtée par l’imitation des opéras parisiens, des romances de salon ou des mélodies exécutées par 12 13 14 15 16 17
Nerval, Angélique, Ibidem. Nerval, Angélique, Nerval, Angélique, Nerval, Angélique, Nerval, Angélique,
Lettre 4, p. 49. Lettre Lettre Lettre Lettre
10, p. 83. 6, p. 61. 5 et 6, p. 56-62. 4, p. 50.
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les orgues. On en est encore, à Senlis, à la musique du XVIe siècle, conservée traditionnellement depuis les Medicis. L’époque de Louis XIV a aussi laissé des traces. Il y a, dans les souvenirs des filles de la campagne, des complaintes – d’un mauvais goût ravissant. On trouve là des restes de morceaux d’opéras, du XVIe siècle, peut-être, – ou d’oratorios du XVIIe.18
Au bout de cette promenade dans le pays de l’enfance, l’ami Sylvain est congédié ; il rentre dans son pays et Gérard continue sa route vers Soissons, à travers la forêt de Villers-Cotterêts. De Soissons, la diligence de Reims l’amène enfin au château de Longueval qu’il visite seul. Dans le récit de la promenade au pays de Sylvie, faite en compagnie de Sylvain, une incohérence dans l’emploi des temps du passé témoigne du réemploi de passages écrits à un moment antérieur, sans doute après d’autres promenades du même genre. L’alternance entre le Passé Composé et le Passé Simple, entre le temps du Discours et le temps de l’Histoire comme aurait dit E. Benveniste,19 a été remarqué par Jean-Luc Seylaz :20 Nous sommes partis de Senlis, à pied, à travers les bois aspirant avec bonheur la brume de l’automne […] Sylvain me chanta ce vieil air du pays […] Nous redescendîmes pour voir la chapelle, c’est une merveille d’architecture[…] Mais une fois entrés, nous admirâmes les peintures qui m’ont semblé être de cette dernière époque […] Nous sommes revenus au château […] le concierge ne nous a pas permis de visiter les appartements […] On nous laissa seulement parcourir les bords du grand lac […] En sortant du parc, nous nous sommes dirigés vers l’église […].21
Le récit est donc fusionnel à plusieurs titres. C’est à regret que Gérard quitte Senlis : ‘Je me plaisais tant dans cette ville, où la Renaissance, le Moyen Âge et l’époque romaine se retrouvent ça et là, – au détour d’une rue, dans une écurie, dans une cave’.22 L’Amendement Riancey a été pour Nerval le prétexte pour séparer l’Histoire et le romanesque qu’elle évoque. ‘Puisqu’il nous est défendu de faire du roman historique’, déclare-t-il en recourant à une métaphore 18
Nerval, Angélique, Lettres 6, p. 62. Emile Benveniste, Essais de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966, vol. I, p. 245. 20 Jean-Luc Seylaz, ‘Temporalité et narration dans Angélique de Nerval’, in Etudes de Lettres IX, 2 (1976), p. 13-43. 21 Nerval, Angélique, lettres 10 et 11, p. 88-100, passim. 22 Nerval, Angélique, Lettre 10, p. 87. 19
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culinaire, ‘nous sommes forcés de servir la sauce sur un autre plat que le poisson’.23 Mais à un tel discours fusionnel conviennent des métaphores plus littéraires, davantage liées à l’écriture, comme celle-ci : Les souvenirs d’enfance se ravivent quand on a atteint la moitié de la vie. C’est comme un manuscrit palimpseste dont on fait reparaître les lignes par des procédés chimiques.24
C’est ce processus chimique, ou alchimique, qui s’opère quand, transcrivant les passages copiés du manuscrit d’Angélique, Gérard s’interrompt soudain au milieu d’une phrase, entrainé par les souvenirs de Senlis qui lui remontent à l’esprit. Nerval ne retrouve d’assiette pour ses poétiques et romanesques souvenirs qu’à travers la lecture d’un manuscrit qu’il ne cherchait pas, mais qu’il découvre en cherchant un livre qu’il ne retrouvait nulle part. L’Amendement Riancey lui fournit la scénographie d’un ‘récit-Préface’, qu’il découpe en lettres. Celles-ci sont envoyées au National, afin d’y être insérées comme feuilleton, qui n’a rien de romanesque. Voilà l’histoire génétique d’une des ‘filles du feu’, Angélique, qui précède dans le recueil le chef-d’œuvre qu’est Sylvie. Les deux nouvelles sont intimement liées par le sous-titre que Gérard donne à Sylvie : ‘Souvenirs du Valois’. Souvenirs qui doivent se lire comme le filigrane dans une feuille imprimée, ou comme un texte caché sous un autre texte à la manière du palimpseste.
23 24
Nerval, Angélique, lettre 7, p. 64. Nerval, Angélique, lettre 6, p. 61.
ÉPILOGUE PENSER LE ROMAN DU XVIIIe SIÈCLE
Imaginer pour mieux comprendre En 1710 Leibnitz clôture ses Essais de Théodicée par un long passage narratif qu’il appelle ‘une fable’. Sur le point de conclure sa longue étude ‘sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du mal’, Leibnitz change brusquement de registre et commence à ‘fabuler’ : J’avais dessein de finir ici, après avoir satisfait ce me semble à toutes les objections de M. Bayle sur ce sujet que j’ai pu rencontrer dans ses ouvrages. Mais m’étant souvenu du dialogue de Laurent Valla sur le libre arbitre contre Boèce, dont j’ai déjà fait mention, j’ai cru qu’il serait à propos d’en rapporter le précis, en gardant la forme du dialogue, et puis de poursuivre où il finit, en continuant la fiction qu’il a commencée : et cela bien moins pour égayer la matière que pour m’expliquer, sur la fin de mon discours, de la manière la plus claire et la plus populaire qui me soit possible.1
Ce propos résume bien l’enjeu de nos Lettres familières sur le roman du XVIIIe siècle, qui concernent à la fois le problème de la Providence dans le roman et la nature essentiellement dialogique de la fiction narrative au XVIIIe siècle : ‘Providences romanesques’ et ‘Espace dialogal du roman’. Les deux sujets, semble-t-il, se rejoignent dans la ‘fable de Leibnitz’. Au centre de son grand livre, qu’il appelle ‘mon discours’, Leibnitz inscrit le troublant problème de la compatibilité de la Providence divine avec la liberté d’action de l’homme. Ce problème est séculaire bien sûr et Leibnitz n’est pas le premier ni le dernier à l’aborder. De tous ses devanciers, Pierre Bayle lui semble être celui qui a le mieux rassemblé les difficultés théologiques et philosophiques que pose la Providence au libre arbitre.2 Les idées de Leibnitz se dévoilent peu à peu comme des réponses aux ‘objections’ de Pierre Bayle sur le même sujet. Mais, non content de ce jeu dialogique avec un penseur contemporain et récemment 1
Leibnitz, Essais de Théodicée (1709-10), éd. J. Brunschwig, Paris, GF, 1969, p. 355. Leibnitz, Essais de Théodicée, p. 106 : ‘Voilà un abrégé des difficultés que plusieurs ont touchées ; mais M. Bayle a été de ceux qui les ont le plus poussées, comme il paraîtra dans la suite’. 2
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décédé,3 Leibnitz recourt à la fiction narrative pour être ‘plus clair’ et surtout ‘plus populaire’. La fiction narrative lui apparaît donc comme une prolongation légitime du discours savant en ce qu’elle permet d’en faire surgir les idées essentielles, qui deviennent par là plus compréhensibles aux lecteurs non savants. La gradualité de la fiction (1) Leibnitz entraîne son lecteur dans la fiction par étapes. Il commence par emprunter à Lorenzo Valla, humaniste italien du XVe siècle, la scénographie du dialogue. Dans son Dialogus de libero arbitrio, auquel il a travaillé toute sa vie, L. Valla met en scène deux personnages, Lorenzo et Antonio, pour répondre, à travers ce dialogue fictif, au problème du libre arbitre posé par Boèce dans sa De Consolatione philosophiae (524). Leibnitz reprend cette scénographie du dialogue entre ‘Laurent’ et ‘Antoine’. (2) Dans ce dialogue, qui est un premier degré dans la fiction, Laurent propose à Antoine une ‘fable’, comme un moyen de rendre plus claire sa thèse. Ce deuxième degré sur l’échelle graduelle de la fiction produit une nouvelle forme de dialogue : ‘feignons que Sextus Tarquinius, venant à Delphes pour consulter l’oracle d’Apollon, ait pour réponse…’.4 Et ainsi se déploie dans le dialogue un monde imaginaire dont le personnage central est le fils du dernier roi de Rome. Sextus veut connaître son avenir. Ses interlocuteurs sont des dieux. A Delphes, Apollon lui apprend qu’il perdra la vie exilé de sa patrie. Sextus s’en plaint, mais Apollon répond : ‘Je sais l’avenir, mais je ne le fais pas…’.5 De plus, que Sextus sache que les dieux ont fait chacun tel qu’il est : ‘Jupiter vous a donné une âme méchante et incorrigible ; vous agirez conformément à votre naturel, et Jupiter vous traitera comme vos actions le mériteront’.6 Avec cette fable, Laurent (et Lorenzo Valla à travers lui) a marqué son point, en réponse à Boèce : il faut distinguer la Prescience (Je sais l’avenir) de la Providence (Je fais l’avenir) divines. La faute de Boèce a ensuite été de poser les questions concernant le libre arbitre à la Philosophie, alors que c’est à Saint-Paul qu’il aurait dû s’adresser : ‘Croyons à Jésus-Christ, il est la vertu et la sagesse de Dieu ; il nous apprend que Dieu veut le salut de tous et qu’il ne veut pas la mort du pécheur. Fions-nous donc à la miséricorde divine, et ne nous rendons pas incapables par notre vanité 3 4 5 6
Pierre Bayle meurt en 1706. Leibnitz, Essais de Théodicée, p. 356. Leibnitz, Essais de Théodicée, p. 357. Leibnitz, Essais de Théodicée, p. 357.
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et par notre malice’.7 La Prescience, dont Apollon est la figuration, n’est pas incompatible avec la liberté de l’homme. Quant à la Providence, figurée par Jupiter, Laurent est forcé d’avouer qu’il est aussi ignorant que son interlocuteur : ‘J’ai fait voir qu’Apollon, que la Prescience, ne nuisent pas à la liberté ; mais je ne saurais vous satisfaire sur les décrets de la volonté de Jupiter, c’est-à-dire sur les décrets de la Providence’.8 C’est la conclusion de Laurent, et de Lorenzo Valla lui-même. Voilà la morale de la fable de la visite de Sextus à l’oracle d’Apollon. Ici se termine la partie que Leibnitz emprunte à Lorenzo Valla. Jusquelà, le passage du discours savant à la fiction dans la Théodicée n’a rien de très original. La scénographie du dialogue remonte au moins à Platon. Quant à la fable et la visite des oracles, un lecteur du XVIIIe siècle quelque peu instruit a pu y reconnaître le sujet des trois derniers livres de Rabelais où Panurge, en faisant le tour des îles, consulte tous les oracles disponibles pour savoir s’il doit prendre femme. Et Rabelais, comme Lorenzo Valla, avait ses modèles dans l’Antiquité. Lucien, par exemple. Pour Leibnitz, cependant, tout n’est pas dit. Pour répondre plus efficacement encore que L. Valla au problème de la compatibilité de la Providence et du libre arbitre, il continue la réflexion de l’humaniste italien, reprenant les idées du dialogue entre Laurent et Antoine ainsi que de la fable commencée par Laurent : ‘Cependant, poursuivons encore un peu notre historiette’.9 Dans la suite leibnitzienne de la fable, Sextus veut savoir pourquoi Dieu l’a fait comme il est fait et pourquoi son destin se trouve inscrit dans son caractère. Il décide d’aller à Dodone pour consulter l’oracle de Jupiter en personne, qui est celui qui fait les destins : ‘Pourquoi m’avez-vous condamné, ô grand Dieu, à être méchant, à être malheureux. Changez mon sort et mon cœur, ou reconnaissez votre tort !’, s’exclame Sextus.10 En effet, ne dépend-il pas de Jupiter de donner à Sextus une autre âme et une autre volonté, pour éviter qu’il aille à Rome, y viole la femme de son ami et en soit chassé avec son père Tarquin, le dernier roi des Romains? Et Jupiter répond à Sextus que s’il a la force de se décider de ne pas aller à Rome, les Parques lui fileront un autre destin et il deviendra heureux. Cette décision est possible, elle dépend de lui et est indépendante de son caractère. Si Sextus agit contre son caractère, il sera heureux. Tout dépend de cette décision. Sextus, qui a la 7
Leibnitz, Essais de Théodicée, p. 359. Leibnitz, Essais de Théodicée, p. 358. 9 Leibnitz, Essais de Théodicée, p. 357. 10 Leibnitz, Essais de Théodicée, p. 359. 8
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perspective de succéder à son père comme prochain roi de Rome, n’est pas prêt à faire un tel sacrifice. Il sort du temple de Jupiter, en colère, va à Rome et s’abandonne ainsi au destin que l’on sait. (3) Leibnitz introduit alors un nouveau personnage dans la fable. Théodore, le grand sacrificateur du temple de Jupiter, qui a entendu la réponse de Jupiter à Sextus, n’en est pas satisfait car il ne comprend pas pourquoi Jupiter ne pouvait pas donner un autre caractère à Sextus, qui le rendrait meilleur. Sur ce, Jupiter envoie le prêtre de son culte au palais de Pallas, sa fille, à Athènes. Pallas, à qui il revient d’expliquer comment la bonté de Dieu peut être pensée comme compatible non seulement avec la liberté de l’homme mais aussi avec l’origine du mal – c’est tout le projet de la Théodicée – donne à Théodore une réponse remarquable qui est censée résoudre le problème : ‘Avant le commencement du monde existant, Dieu a digéré les possibilités en mondes, et a fait le choix du meilleur de tous’.11 Tous ces mondes, qui n’existent qu’en idées, constituent le ‘Palais des Destinées’ dont Pallas a la garde. Ce palais est divisé en appartements contenant chacun un monde possible. Dieu-Jupiter connaissait tous ces mondes avant d’en réaliser aucun. Il voyait et prévoyait comment chaque monde possible allait évoluer, selon les différents choix successifs que les humains feraient. Aussi le palais de Pallas est-il construit en pyramide,12 visualisant la concaténation infinie des choix que font les humains : ‘Les appartements allaient en pyramide ; ils devenaient toujours plus beaux à mesure qu’on montait vers la pointe, et ils représentaient de plus beaux mondes’.13 La pyramide a une pointe, qui est le monde réel, mais elle n’a point de base ; elle va croissant à l’infini. ‘Entre une infinité de mondes possibles, il y a le meilleur de tous, autrement Dieu ne se serait point déterminé à en créer aucun’, explique la déesse Pallas à son visiteur.14 Dieu, qui est bon, a donc choisi de réaliser le meilleur de ces mondes possibles. Dans ce monde réalisé, le mal existe, mais il dépend de la libre volonté des humains. Chaque monde possible a son Livre des Destinées, qu’on peut lire dans l’appartement que ce monde remplit. Ce Livre n’est que la version écrite d’un monde qui se déroule selon les choix que font les hommes. Il a pour auteur le Dieu-écrivain qui a pu l’écrire auparavant parce qu’il connaissait, dans sa Prescience, tous les choix possibles des 11 12 13 14
Leibnitz, Essais de Théodicée, p. 360. Leibnitz, Essais de Théodicée, p. 361. Leibnitz, Essais de Théodicée, p. 361. Ibidem.
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humains. Cette Prescience n’est pas à confondre avec la Providence, qui demeure une énigme aux humains : Dieu seul embrasse de son regard le meilleur des mondes possibles dont il voit aussi la fin. A l’homme, qui ne connaît pas cette fin, il est impossible de comprendre le monde dans lequel il vit comme ‘le meilleur’ possible. Il ne peut que le percevoir comme inachevé et imparfait, alors qu’il est le meilleur. Sur l’échelle de la gradualité de la fiction, la fable marque ici un troisième degré. Elle débouche non seulement sur un monde imaginaire, mais sur une infinité de mondes imaginaires possibles. Ce sont des mondes qui n’existent qu’en idées, conçus par Dieu dans sa Prescience, mais qui n’en demeurent pas moins des mondes ‘sub-posés’, c’est-à-dire placés plus bas dans la pyramide que le monde réel qui en constitue la pointe. Le Livre des Destinées qui se trouve dans chaque appartement du Palais des Destinées peut être consulté selon une opération particulière qui mérite toute notre attention car elle nous permettra d’aller du problème de la Providence à celui du statut de la fiction narrative au XVIIIe siècle. Pallas introduit son visiteur Théodore dans différents appartements, où il peut voir différents Sextus, selon les différents choix qu’il aurait pu faire : ‘Vous trouverez dans un monde un Sextus fort heureux et élevé, dans un autre un Sextus content d’un état médiocre, des Sextus de toute espèce et d’une infinité de façons’.15 Ces différents Sextus portent sur le front un nombre. Pallas invite Théodore à chercher dans le Livre des Destinées du monde-appartement où il se trouve la ligne auquel ce nombre correspond : ‘Mettez le doigt sur la ligne qu’il vous plaira, lui dit Pallas, et vous verrez représenté effectivement dans tout son détail ce que la ligne marque en gros’.16 Evidemment, cette visite à quelques appartements de l’immense Palais des Destinées n’a été qu’un songe. Théodore se réveille et rend grâce à Jupiter qui lui a envoyé cette révélation en rêve. Il a compris et est heureux. On est arrivé au dernier paragraphe de la scénographie du dialogue, de la fable des oracles, du rêve du Palais des Destinées et de la Théodicée de Leibnitz. Leibnitz ressaisit la parole et congédie la fiction pour en revenir à son discours savant, qui tout comme la fiction narrative apparaît comme un espace dialogal : ‘Il me semble que cette continuation de la fiction peut éclaircir la difficulté à laquelle Valla n’a point voulu toucher’.17 15 16 17
Leibnitz, Essais de Théodicée, p. 360. Leibnitz, Essais de Théodicée, p. 361. Leibnitz, Essais de Théodicée, p. 362.
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De la figure rhétorique du dialogue imaginaire à la fable de la consultation des oracles et de cette fable au rêve du Palais des Destinées, on voit se dérouler l’échelle de la gradualité de la fiction, au bout de laquelle on rencontre Théodore. Théodore sera pour nous la figure du romancier. Il est celui qui en touchant un livre écrit d’avance le fait exister pour autrui. Il ne crée pas ce monde à proprement parler : en touchant l’écriture divine, il transforme ‘en images’ ce qui, avant cette opération, n’existait qu’‘en idées’. Théodore donne une existence imaginaire à des événements dans un monde possible auquel il ne participe qu’en tant que visiteur et comme une figure qui n’y appartient pas. Dans la convergence du discours savant et les trois degrés du discours fictionnel, on voit surgir, à la fin de la Théodicée de Leibnitz, une manière spectaculairement nouvelle de penser le roman. Evidemment, Leibnitz n’a jamais considéré sa Théodicée comme une réflexion sur la fiction. En fait, il fait beaucoup plus : à la fin du discours savant, on voit à l’œuvre une pensée implicite sur le roman, d’une manière qui vaut bien un discours théorique ou programmatique. La fable de Leibnitz légitime la fiction narrative comme un discours qui ‘supplée’ au discours savant, dans ce sens qu’il est un ‘supplément’ qui non seulement le complète mais donne en même temps aux thèses qui y sont exposées une clarté que le discours savant n’est pas à même de produire. L’espace que Leibnitz ouvre à la fiction narrative est donc dialogal. Le discours fictionnel dialogue avec des discours externes au champ fictionnel. Dans sa propre fiction également, le narratif se structure autour de dialogues. Mais les implications de la fable de Leibnitz dépassent de loin la seule légitimation de la fiction narrative comme espace dialogal. Elle montre en même temps, au sein même du champ fictionnel, l’énorme béance du possible. Le Livre devenu monde possible (1) Dans la fable par laquelle Leibnitz termine la Théodicée, la fiction s’ouvre à l’immensité des possibles. Théodore, le sacrificateur du dieu Jupiter qui fait les destinées, pourrait toucher du doigt une infinité de Livre des Destinées et faire exister dans l’imagination tous ces mondes que le Dieu-écrivain n’a pas appelés à une existence réelle. Le doigt de Théodore peut produire des mondes ‘pop-up’ qui existaient déjà sous une forme écrite. Il peut les amener de l’écrit à la réalité pour les faire exister de façon imaginaire. Les lignes écrites dans les Livres des Destinées fonctionnent dès lors comme une interface entre les mondes possibles tels
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que le Dieu-écrivain les a conçus auparavant ‘en idées’ et leur figuration ‘en images’ par l’écrivain-Dieu. Les hommes qui habitent ces mondes imaginaires n’existent pas, ils sont des personnages, marqués au front d’un nombre qui désigne à la fois le monde possible auquel ils appartiennent et le livre des Destinées qui y correspond. Dans la fable de Leibnitz, les rapports entre le Dieuécrivain et l’écrivain-Dieu deviennent pensables comme une coopération et une entente légitime. L’écrivain-Dieu est Théodore, ‘Theos’-‘doron’, Dieu-donné. Il est le démiurge, celui qui donne forme et qui fait exister l’idée sous la forme d’images.18 L’écrivain-Dieu reçoit donc la liberté d’imaginer une infinité de mondes, mais dans les limites qu’un Dieuécrivain a assignées, auparavant et par écrit, à chacun de ces mondes, selon les choix que font ses habitants. L’écrivain-Dieu ne crée pas à proprement parler, il fait exister en images. Mais en même temps, se voyant maître d’‘imaginer’ cette infinité de mondes possibles, l’écrivain-Dieu peut aussi voir les avantages qu’il a sur le Dieu-écrivain qui, après tout, n’a fait exister qu’un seul monde possible. Le réel, créé par le Dieu-écrivain n’est en définitive qu’un monde possible parmi d’autres… L’entente cordiale entre le Dieu-écrivain et l’écrivain-Dieu est fragile et le moment est proche où l’on verra en Dieu-écrivain un mauvais romancier. (2) L’apparition du possible dans la fable de Leibnitz introduit dans la pensée sur la fiction romanesque l’idée de la différence. Les mondes ‘pop-up’ que le doigt de Theodore fait surgir ‘en images’ se distinguent par leur différence non pas du monde réel, mais d’autres mondes possibles. Un mécanisme différentiel génère la pyramide des mondes possibles de Pallas. La différence entre tous ces mondes va de l’infiniment petit à l’infiniment grand. C’est cette causalité qui rend le monde possible pensable et qui lui permet d’exister ‘en idées’ puis ‘en images’. Chez Leibnitz, aucun monde n’est purement aléatoire, puisque chaque monde dans la pyramide infinie des possibles est le résultat d’un ensemble complexe de choix, motivés ou immotivés. C’est l’ensemble des choix, et donc le système de la causalité, qui rend le monde possible plus ou moins cohérent ou plus ou moins incohérent. Le choix est le principe structurant la causalité des différents mondes possibles. Mais comme la pyramide n’a pas de base, les choix peuvent être immotivés, illogiques, insensés et 18 Dans la tradition platonicienne et néo-platonicienne issue du Timée de Platon, le démiurge est pensé comme un artisan qui donne une forme physique à l’idée, qui est d’origine divine.
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entraîner le monde possible et le Livre des Destinées qui y est lié dans l’absurde. (3) Avec l’apparition de l’idée du possible, la fiction n’est plus l’imitation d’un monde tel qu’il pourrait ou devrait être mais l’appel à l’existence de mondes possibles sans limites. Les conséquences pour la pensée sur le roman sont énormes, notamment pour la conception de la vérité et de la vraisemblance. Quand la fable montre à la fiction narrative l’énorme béance du possible, surgit soudain la perspective du dévoilement d’une infinité de réalités imaginaires contenant chacune leur vérité. Et le roman serait le discours qui explore et exploite la vérité de ce possible illimité ! L’introduction du possible dans la pensée romanesque transforme aussi fondamentalement l’idée de la vraisemblance, qui n’est plus pensée dans son rapport avec le monde réel. La pyramide de Pallas autorise l’idée de l’existence de mondes alternatifs, c’est-à-dire résultant d’une ‘alternative’, d’un choix. Il en résulte qu’un monde ‘alternatif’ est organisé autour d’une vraisemblance propre à ce monde même et liée à un ensemble de prémisses idéologiques, moraux, etc. qui le régissent. (4) La béance du possible a en effet aussi des suites pour les dimensions idéologique et morale du roman. Dans les mondes imaginaires du palais de Pallas, y compris le monde effectivement créé par Dieu, les hommespersonnages peuvent lutter avec des problèmes existentiels : le problème du mal, par exemple. Ils peuvent se demander si la Providence est compatible avec leur liberté d’action. Tous peuvent croire en une Transcendance et faire remonter leur existence à un être qui les dépasse. Dans le monde réel – aussi longtemps que l’on accepte qu’il a été réellement créé par Dieu – cette Transcendance coïncide avec le Dieu-écrivain. Dans tous les autres mondes possibles, la Transcendance repose entre les mains de l’écrivainDieu, le romancier. Dans tous ces autres mondes possibles que Dieu n’a pas réalisés, il est probable que les hommes-personnages confondent l’écrivain-Dieu avec Dieu-écrivain. C’est de loin le cas de figures le plus courant au XVIIIe siècle où les personnages, ignorant l’existence de l’écrivainDieu, attribuent les décisions du romancier à Dieu. Les exemples de romans dont les personnages soupçonnent qu’ils doivent leur destin non pas à Dieu mais à un romancier sont rares au XVIIIe siècle, mais ils sont devenus théoriquement pensables, grâce à la fable de Leibnitz. Les exemples que nous avons étudiés d’une Transcendance immanente incarnée par un ‘malin génie’, une société secrète ou un individu charismatique, n’en sont pas très éloignés. Sur le plan idéologique, il est possible que dans le monde réel, qui après tout est aussi un monde possible, les humains considèrent Dieu comme un mauvais romancier. Il est également devenu pensable que dans
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un monde possible les hommes-personnages ne se posent pas de questions au sujet de la Transcendance et qu’ils essaient d’expliquer le monde par lui-même. Dans le palais pyramidal de Pallas, la Transcendance peut être pensée de différentes manières. Tous les possibles s’ouvrent à la pensée et cette pensée se développe dans le roman. La béance du possible invite le roman à rendre tous les possibles ‘imaginables’ par le travail ‘créateur’ de l’écrivain-Dieu. C’est là, sans doute, la mission que se donne le roman au XVIIIe siècle. (5) Est-ce que la Transcendance peut intervenir dans sa ‘création’ ? Est-ce que, en d’autres termes, la Transcendance peut laisser des traces de son existence ? Ou encore : est-ce que le Dieu-écrivain et l’écrivainDieu peuvent ‘signer’ leur création ? Cette question de la ‘double signature de l’œuvre’ a été débattue dans ces Lettres familières sur le roman du XVIIIe siècle de différentes manières. Elle a mené au problème de la transgression : Dieu peut-il interférer dans le monde qu’il crée sans enlever la liberté à l’homme ? Le romancier peut-il intervenir dans sa création sans rompre l’illusion ? Quand, dans quelles circonstances et à quel moment précis de l’histoire du roman, la signature a-t-elle été ressentie comme une transgression ? Dans les études rassemblées dans ces volumes, nous avons vu s’ériger progressivement des digues autour des mondes possibles imaginaires. Ces barrières peuvent être l’œuvre des habitants des mondes possibles quand ils excluent la Transcendance de leur univers. Elles sont plus souvent l’œuvre du créateur même, qui se retire délibérément de sa création. Il en va ainsi dans les romans de Voltaire pour qui le Dieu-écrivain a créé le monde pour s’en retirer aussitôt. Dans d’autres romans, et pas forcément les mêmes, se construit une digue protégeant le monde possible contre les empreintes digitales de l’écrivain-Dieu. Ce sont les romans d’un romancier comme Laclos, qui s’efface délibérément, pour laisser au monde la possibilité de se construire par autogenèse. Le démiurge se tait et donne la parole aux hommes-personnages mêmes. Certains, comme l’héroïne de Mme de Villedieu, ne prennent la parole que pour expliquer et justifier les choix qui ont décidé de leur destin… Quand ces digues commencent à renfermer les mondes possibles en eux-mêmes, apparaît la figure de la métalepse. Il n’y a pas de métalepse sans transgression, et il n’y a pas de transgression sans barrière à franchir. Les études qui précèdent ont pu montrer que le moment où les Providences romanesques peuvent être pensées en termes de métalepse est décisif dans l’histoire du roman. Personne n’a mieux souligné ce problème que Diderot. Quand l’intrusion de la Transcendance, du Dieu-écrivain ou de l’écrivain-Dieu, dans leur œuvre est pensée comme métalepse, le roman appartient déjà à un autre type de littérature.
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Le monde possible redevenu Livre (1) Théodore, le démiurge, n’est cependant qu’à moitié un écrivainDieu : il fait exister un monde possible ‘en images’, mais il n’écrit pas. Le romancier, le véritable écrivain-Dieu, écrit. Sa véritable mission est d’entamer le parcours inverse en réinvestissant le monde possible dans le livresque d’où, à l’origine, il est sorti. La fable de Leibnitz permet également de penser le devenir-livre d’un monde possible ? Le devenir-monde-possible d’un Livre des Destinées dépend des choix que font les personnages qui l’habitent ; le redevenir-livre d’un monde possible dépend des choix que fait l’écrivain-Dieu. Quand il appelle à l’existence imaginaire des personnages et des événements pour peupler ce qu’on appelle en narratologie une ‘diégèse’, le romancier a des choix. Autrement dit et dans les termes de la fable, il n’est pas obligé de toucher du doigt toutes les lignes du Livre des Destinées. L’écrivain-Dieu ressemble au Dieu-écrivain par son pouvoir d’actualisation. Tout comme Le Dieu-écrivain appelle à l’existence (réelle) un monde possible choisi, le meilleur en l’occurrence, l’écrivain-Dieu appelle à l’existence (imaginaire) une histoire ou un personnage du Livre des Destinées au détriment d’autres histoires et d’autres personnages possibles. C’est son doigt qui décide. La prédilection est une nécessité économique de ce que nous appelons le ‘récit’. Tristram Shandy de L. Sterne montre assez à quel type de livre aboutit la désinvolture d’un écrivainDieu qui refuse de s’imposer des choix en voulant tout actualiser. C’est aussi par choix que, dans ses Contes hiéroglyphiques, H. Walpole entraîne son lecteur dans les régions les plus reculées de la pyramide de Pallas, où le sens se dilue dans le ‘non-sense’. Quand le romancier ‘imagine’ – et il ne peut imaginer qu’en écrivant – il choisit. Le produit de ces choix est le récit, qui est un monde possible devenu texte moyennant un travail d’économie sélective. C’est bien en ce sens que le livre produit par l’écrivain-Dieu ne saurait jamais être identique au Livre des Destinées écrit pas le Dieu-écrivain. Il en est tout au plus un faible décalque. Le récit n’est donc toujours qu’une version du Livre des Destinées, qu’il ne saurait jamais traduire dans sa parfaite totalité. Le récit qui se sert de la fiction – le roman donc – laisse toujours quelque chose à dire. Dans le choix de l’écrivain-Dieu, nécessaire à l’existence même de son récit, un sens dernier échappe. Dans le roman, le sens ne peut que circuler. Ou plutôt : le discours romanesque circule autour d’un sens, qui s’échappe dès qu’on essaie de le saisir. La béance du possible n’aboutit pas au Tout.
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Le récit est toujours dépassé par l’histoire qu’il raconte. Nos analyses ont pu montrer qu’un monde possible apparaît inévitablement comme un ensemble de versions de lui-même. Chaque personnage actualisé par l’écrivain-Dieu a sa vérité, selon sa perspective et le regard qu’il jette sur le monde autour de lui. Si le romancier-démiurge choisit de donner la parole à un seul personnage – dans le roman-mémoires par exemple – il exclut de la discursivité d’autres personnages. Et même s’il choisit de donner la parole à plusieurs personnages – dans le roman par lettres polyphonique par exemple – la disposition de leurs discours, dont il est le maître, n’est toujours qu’une combinaison parmi d’autres possibles qui, elles, produiraient un autre sens. En donnant une forme ou une autre à l’idée, un sens possible est libéré. Mais cette libération du sens possible exclut en même temps la possibilité d’un sens totalisé. (2) Le roman du XVIIIe siècle auquel la fable de Leibnitz montre la béance du possible n’a pas hésité à s’y lancer. L’extrême diversité des modalités romanesques le montre. Mais il semble en même temps que certains choix parmi toutes les options possibles sont plus fréquents que d’autres. S’il est vrai que, dans et à travers l’écriture, l’écrivain-Dieu donne forme à l’idée en la faisant exister ‘en images’, les romanciers du XVIIIe siècle paraissent avoir opté fréquemment pour la posture de Théodore, qui est celle du silence. Quand l’écrivain-Dieu devient silencieux et se contente de reproduire l’écriture que produisent les hommes-personnages du monde possible auquel il donne la forme de son choix, ce monde imaginaire commence à générer lui-même un livre. Au sein du monde imaginaire se développe alors une cellule génétique qui rend au monde possible sa forme livresque. C’est un livre écrit au sein même du monde imaginaire, sous la forme de mémoires, de lettres ou sous une autre forme encore. C’est le Livre de la Renommée des personnages, qui n’est lui aussi qu’une version incomplète, faible replica, du Livre des Destinées écrit par le Dieu-écrivain. Mais ce Livre de la Renommée écrit par le personnage même, est un monde possible en soi : il contient des versions de lui-même, en filigrane, qu’il a dû étouffer par économie sélective, mais qui ont laissé des traces sous la forme de cicatrices. Une ‘cicatrice textuelle’ est un endroit du texte où le récit a la possibilité de reproduire une autre version de luimême mais choisit de la réduire à une simple trace. Comme es Grieux qui dirait à Renoncour : ‘Je fis à X, Y Z…le récit que je vous ai fait’.19 19 Jan Herman, Le Récit génétique au XVIIIe siècle, Oxford, Voltaire Foundation, 2009, p. 45-61.
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Mais aucun narrateur n’est maître de son histoire, que d’autres peuvent raconter d’une autre façon. C’est bien en cela que le livre écrit dans sa propre diégèse est le produit de la Renommée, Fama, la déesse romaine à la double trompette : une longue qui fait sonner la gloire et une courte qui répand la rumeur… La renommée, ce monstre qui grossit toujours en chemin faisant avait porté le bruit de mes affaires dans Toulouse, m’y avait dépeinte avec de pires couleurs que celles dont la Marquise d’Ampus et la Comtesse d’Englesac s’étaient servies pour me détruire chez la Reine-mère.20
Dans cet exemple tiré du grand roman de Mme de Villedieu, c’est Fama qui réduit le récit de la narratrice à une simple version de son histoire, que d’autres ont déjà racontée à leur manière. Mais ce livre autogénétique est-il alors identique au livre que le lecteur tient entre les mains ? Une réponse affirmative à cette question relèverait de la métalepse. Une métalepse, on le sait, est une transgression. Or, supposer que le livre autonome et autosuffisant, produit dans sa propre diégèse, soit identique à celui que le lecteur est en train de lire est une transgression. C’est ignorer la différence entre la production fictive du texte, qui a lieu dans le monde possible auquel il est lié, et la production effective du texte qui est l’œuvre du romancier dans le monde réel. Le livre autogénétique composé dans le monde imaginaire ne peut être identifié au livre composé effectivement par le romancier dans le monde réel que quand le lecteur accepte de faire un saut métaleptique. Ce saut métaleptique est le sujet d’une convention que le romancier doit négocier avec son public. Cet arrangement dialogal est l’objet d’un récit génétique, qui explique comment le livre que le lecteur tient entre les mains a pu exister : il trouve son origine dans la diégèse et se trouve maintenant sur la table du lecteur. Pour expliquer cette transgression de la barrière entre le monde imaginaire et le monde réel, le récit génétique est nécessairement interrompu. La métalepse est levé par l’inévitable coupure dans le récit génétique, qui est très souvent construit autour d’un manuscrit retrouvé. Ce manuscrit a beau être composé dans la diégèse même et il peut sans doute prétendre à la véridiction, mais il y a aussi dans son parcours génétique une tache aveugle. Qui sait si, dans la partie de la trajectoire sur laquelle on n’a pas d’informations, la vérité ne s’est transformée en fiction ….
20 Villedieu, Mémoires de Henriette-Sylvie de Molière, éd. R. Démoris, Paris, Desjonquères, 2003, p. 70.
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Pour une Poétique historique du roman Une manière de penser le roman au XVIIIe siècle est de lire sa Poétique comme l’histoire d’un aller-retour entre un Livre et un Monde. Un aller : un Livre des destinées écrit par un Dieu-écrivain devient monde possible par l’intermédiaire d’un écrivain-Dieu. Un retour : dans ce monde possible, qui se veut vrai-semblable à force d’être autonome, se développe par autogenèse un Livre de la Renommée, qui est une version incomplète, imparfaite du Livre des destinées. C’est un livre autonome, mais qui ne parvient jamais à embrasser complètement sa propre réalité et à dévoiler son entière vérité. Le Livre des Destinées et le Livre de la Renommée connaissent l’un et l’autre le problème de la métalepse, qui implique la transgression des barrières entre imagination et réalité et entre fiction et vérité. Le premier est marqué de signatures de l’existence d’une transcendance textuelle, le deuxième est marqué de cicatrices de versions différentes amputées. Dans l’aller-retour entre ces deux Livres, le romancier est un intermédiaire qui remplit des fonctions spécifiques. Entre le Livre des Destinées composé par le Dieu-écrivain et le Livre de la Renommée dont l’existence est réglée par l’écrivain-Dieu s’étale le champ des possibles de la fiction romanesque, comme un espace dialogal. Lire le roman du XVIIIe siècle (1) Lire le roman du XVIIIe siècle, c’est comprendre que dans cette longue période de transition qui amène la littérature de l’époque appelée classique à l’époque moderne où l’on voit apparaître une nouvelle conception de la littérature, l’écrivain est loin encore de se voir comme un Dieu. C’est se rendre compte que le romancier a besoin de négocier un pacte avec son public pour que celui-ci lui permette de sortir de l’ombre où il s’est retiré par respect de la doxa. Lire le roman du XVIIIe, c’est tout d’abord voir qu’on est invité à admirer la façon adroite dont le romancier essaie de se montrer en se cachant. (2) Lire le roman du XVIIIe siècle, c’est se demander quel est le contrat de lecture que le romancier propose. C’est chercher une porte d’accès au texte et trouver les clefs qui permettent de l’ouvrir. C’est comprendre que la fiction n’est pas tout entière absorbée par la narrativité et que celle-ci existe en fonction d’une idée ou d’un argument qui légitiment le recours à la fiction. L’existence d’un contrat de lecture est souvent signalée par la récurrence d’une séquence récurrente, appelée topos, qu’on est censé reconnaître. Lire devient alors une façon de reconnaître
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le dialogue que le texte établit avec d’autres textes ou avec lui-même en produisant un effet de ‘déjà-lu’. Même le roman utopique est topique. Le roman se construit autour de cellules de reconnaissance où la tradition continue à résonner et à raisonner en lui. Et la tradition n’est pas seulement celle que l’auteur partage avec le lecteur contemporain mais aussi la tradition ultérieure à l’œuvre, où celle-ci trouve sa place et où elle est dépassée par le sens. (3) Lire le roman du XVIIIe siècle, c’est accepter les conventions de la fiction dont le siècle a développé plusieurs variantes, pour assister au merveilleux spectacle du sens en train de se faire dans un autre univers que celui qu’on habite. Lire le roman du XVIIIe siècle, c’est s’ouvrir à la production du sens. Le sens de la littérature ne serait-il pas qu’elle ‘fait sens’, sans arrêt et jamais de manière définitive, maintenant comme autrefois et à l’avenir ? (4) Lire le roman du XVIIIe siècle, c’est se rendre compte que la construction narrative est tout entière une machine à penser et qu’elle pense des choses qui peut-être ne peuvent pas être pensées d’une autre façon. Au début du XVIIIe siècle, tout n’est pas encore pensable. La grande aventure du roman de l’époque des Lumières a sans doute été de déplacer les limites du pensable, la fable de Leibnitz aidant. Plus qu’aux siècles précédents, le roman du XVIIIe s’autorise à penser, dans sa fiction, l’inacceptable, l’inexplicable, l’incompréhensible, ce qui n’a pas de cause. Il forge des discours qui empruntent des voies obliques pour dire ce qui ne doit ou ne peut pas encore être dit et ce qui est encore, à l’époque où se répandent les Lumières, ‘impensable’. (5) Est-ce que le dialogue que le romancier du XVIIIe engage avec son lecteur s’étend jusqu’à nous, lecteurs du XXIe siècle ? Actualiser le roman d’un autre temps en essayant de s’y reconnaître et d’y chercher des ressemblances avec notre propre époque est certes une démarche légitime, mais il me semble plus pertinent, plus nécessaire et plus urgent d’apprendre à lire le roman d’une époque définitivement révolue comme un discours devenu incompatible avec nos habitudes et nos réflexes de lecteurs du XXIe siècle. La lecture nous invite à approfondir les causes de cette différence irréductible. La différence peut en effet être plus instructive que la ressemblance. Le constat que peu de nos contemporains se décideraient spontanément à lire La Nouvelle Héloïse ne nous dispense pas de l’effort qui consisterait à comprendre comment, il y a un peu plus de 250 ans, des milliers de lecteurs dans l’Europe entière éclataient en sanglots à la mort de Julie. Ce texte de J.-J. Rousseau nous a été légué par la tradition et il nous invite à comprendre comment ce roman, qui ne
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nous paraît peut-être ni vraisemblable, ni probable, ni même possible, l’était pourtant pour beaucoup de lecteurs du XVIIIe siècle, à tel point qu’il a déplacé, devant un public sans cesse grandissant, les frontières de ce qu’on considérait alors comme naturel et vrai. Lire le roman du XVIIIe siècle est un exercice de compréhension de la différence. Etudier le roman du XVIIIe siècle, c’est chercher et révéler les conditions de possibilité d’un monde possible. Enseigner le roman du XVIIIe siècle, c’est apprendre à développer la capacité d’imagination – la Einbildungskraft de l’Idéalisme allemand – qui est une manière de comprendre dont une culture, à quelque époque que ce soit, ne peut pas se passer. Notre époque s’est éloignée d’époques antérieures par les choix qu’elle a faits et qu’elle a dû faire. Elle n’arrêtera jamais de choisir et, par un processus dialectique sans fin, elle deviendra bientôt différente d’ellemême. Elle est un monde possible qui se fermera peu à peu, tout comme le XVIIIe était un monde possible qui se ferme de plus en plus pour notre époque. Mais le XVIIIe siècle n’est pas un monde ‘impossible’. L’éloignement de ce monde qui a autrefois été possible et ne le paraît plus ne devrait pas produire des jugements de valeur ni des états d’âme. Accepter la différence serait une option plus sage. Essayer de la comprendre serait mieux encore. Mais comprendre la différence, c’est tout d’abord ne pas refuser d’en prendre connaissance, par la lecture. Et lire, c’est accepter des pactes de visibilité de l’auteur, chercher des contrats de lecture et se faire siennes les conventions de fictionnalité, pour voir comment le sens se construit. Si la distance spatiale nous confronte parfois douloureusement avec ce qui nous rend différents de l’autre, la distance temporelle qu’on peut éprouver dans la lecture des anciens textes nous montre comment, en très peu de temps, nous devenons différents de nous-mêmes. Cette compréhension de la relativité pourrait aider à étouffer de trop fortes proclamations d’identité culturelle. Pas plus que le sens, l’identité culturelle n’est une unité fixable. L’un et l’autre sont difficile à ‘saisir’. Cette fuite permanente de l’identité culturelle aussi bien que du sens devrait nous réduire au silence. Un silence dont nous avons besoin, ne fût-ce que pour lire, penser et savourer le roman du XVIIIe siècle, qui peut nous apprendre à imaginer pour mieux comprendre. Jan Herman Bernau im Schwarzwald, mai 2019
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INDEX VOL. II
Achille Tatius. 217 Addison, J. 16, 383 Alembert, J. le Rond d’. 317, 331 Anaxagore. 122 Angot, A. V. 327 Argens, marquis d’. 73, 250-51, 276, 295, 431 Aristote. 122, 347, 349-50 Assoucy, Ch. d’. 273 Augustin. 272, 311 Aulnoy, Mme d’. 408, 419 Averroës. 122 Avicenne. 122 Aubrussel, Père d’. 79, 85 Baculard d’Arnaud, Fr. Th. M. 47 Bandello, M. 413 Barrin, abbé. 173 Baudelaire, Ch. 181 Bayle, P. 3, 73-89, 122, 367-68 Beauharnais, Fanny de. 304 Beccari, Mme. 48 Bernardin de Saint-Pierre, J. H. 218 Beyer, A. 96 Boileau, N. 340 Bordelon, L. 7, 249-66, 268 Borgès, J. L. 39, 43, 45-46 Bosch, J. 61 Boucher, Fr. 182 Bougeant, père. 427 Boulainvilliers, H. de. 95-98 Bourdon de Sigrais. 437 Bournon-Malarme, Mme. 48 Bradbury, R. 38 Brandt, S. 68 Brantôme. 79 Bret, A. 435-36 Broch, H. 39 Brueghel, P. 61 Brunet de Brou. 432 Bruslé de Montpleinchamp, J. Chr. 25152
Buffon, G. L. 312 Cagliostro, A. 439 Carroll, L. 405-06 Casanova, G. 2, 47-54, 183 Castri. 432 Catalde. 250 Caton, 63 Catulle. 79 Caylus, comte de. 250 Cazotte, J. 439 Cervantès, M. de. 38, 106, 260, 341-42 Charrière, Mme de. 6, 235-246 Chateaubriand, R. de. 214 Choisy, abbé de. 269, 430 Cicéron. 42, 44, 350-51 Cleland, J. 244 Coleridge, S.T. 216 Condorcet, N. de. 288 Constant, B. 214 Corneille, P. 294, 328, 340 Cortazar, J. 55, 159 Courtilz de Sandras, G. de. 157-158, 267, 272, 337, 354 Crébillon-fils, Pr. J. 164, 187, 268, 297, 300, 425-27 Cyrano de Bergerac, S. de. 59, 273 Daniel, G. 94 Dante Alighieri. 44, 46 Defoe, D. 9, 336-37, 342, 353-58, 360 De Graeve, L. 166, 201 Delille, J. 224 Descartes, R. 94, 122, 272, 385 Desfontaines, abbé. 316-17, 319, 325 Destutt de Tracy, A. L. Cl. 183 Diderot, D. 2, 55, 56-59, 67-68, 18283, 185, 331 Diogène. 63, 65, 67-68 Dorat, Cl. J. 205 Du Castre d’Auvigny, J. 268-70 Du Deffand, Mme. 341, 405, 408
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L’ESPACE DIALOGIQUE DU ROMAN
Dulaurens, H. J. 307 Dumas, A. 441 Dupuis, A.-N., Dom. 316 Eco, U. 38 Epiménide. 425, 428 Erasme, D. 59, 63, 67-69 Eschyle. 63 Fabrice, F. E., baron de. 335-36, 356 Fagnan, M. 436 Fénelon, Fr. 4 Fietta, B. 51 Folengo, T. 58-60, 62, 64-65, 68 La Fontaine, J. 164, 187 Fragonard, J. H. 174 Fréron, E. C. 137, 295-97 Friedrich, C. D. 218-19, 231 Furetière, A. 38 Genlis, Mme de. 426 Gérard, Mlle. 174-76 Gide, A. 181 Giffard de La Porte. 327 Godwin, W. 245 Goethe, J. W. 220, 230, 232 Gohorri, J. 87 Gomez, M.-A. 434 Gordon de Percel. 3, 91-103, 363-81 Graffigny, Mme de. 5, 135-147 Grimm, M. 331 Grimod de la Reynière, A. B. L. 125 Gros de Boze, Cl. 96-97 Grotius, H. 122, 243 Guillaume de Lorris. 43-44, 46 Guillaume des Autels. 59 Guilleragues, G. de. 215 Gutenberg, J. 39, 43 Haasse, H. 6, 168-70, 201 Hamilton, A. 435 Haywood, E. 9, 356-60 Helvetius. 331 Hobbes, Th. 67, 122 Homère. 58, 142, 144, 344 Horace. 79 Huet, D. 91, 363 Hume, D. 272
Jansenius, 85 Japin, A. 49 Johnson, S. 406 Jonson, Ben. 406 Jove, P. 87 Julius Valerius. 337 Jurieu, P. 86 Juvénal. 79 Kant, I. 34, 122 Krüdener, Mme de. 6, 215-233 La Bruyère, J. de. 28 La Calprenède, G. 401 Laclos, P. A. Ch. de. 3, 5, 149-159, 161-79, 181-201 Lafayette, Mme de. 9, 363, 365, 367, 377, 381 Laffichard, Th. 268 Lambert, Mme. 380 Lambert, Cl.-Fr. 430 Lambert de Saumery, P. 53, 269, 276 La Morlière, J. 268 La Place. 48 La Porte, abbé de. 138, 316 Lautréamont. 407 Lear, Ed. 405-06 Le Fèbvre, J. 3, 73-89 Leiris, M. 37, 39 Lenglet-Dufresnoy, N. 3, 9, 91-103, 36381 Lenoble, Eust. 367 Lesage, A.-R. 25, 250, 268 Lesbros de la Versane, L. 316, 318-19 Lessing, G. E. 122 Limiers, H. Ph. 335, 352 Lintot, C. 433 Liszt, Fr. 217-19, 223 Locke, J. 122 Longus. 217 Lubert, Mlle. 436 Lucien de Samosate. 58-59, 63, 67 Lyserus, J. 87 Machiavel, N. 139 Macrobe. 44 Maïmonide. 122 Mancini, H. 366
INDEX
Marcilly. 97 Margerit, R. 166 Marivaux, P. Carlet de. 1, 15-35, 50, 93, 152-153, 158, 269-72, 297-98, 306, 309, 316-19, 323, 384-85, 387 Marlowe, Chr. 37, 45 Marmontel, J.-Fr. 9, 40, 331, 425-38 Martial. 79 Mercier, L.-S. 1, 37-46, 125 Meusnier de Querlon, A. G. 252-53 Michaud, J.-B. 97 Molière, J.B. Poquelin. 292 Montaigne, M. de. 38, 43, 79, 273 Montalvo, R. de. 341 Montesquieu, Ch. 4, 51, 105-123, 182, 423 More, Th. 59, 122 Mouhy, chevalier de. 253, 267-69 Mozart, W. A. 110 Murat, Mme. 368 Nerciat, A. 244 Nerval, G. de. 2, 10, 55-70, 439-446 Neufville de Brunaubois-Montador, J. Fl. J. 271 Nodier, Ch. 39, 58-59 Olivier, abbé. 432 Ovide. 39 Pascal, Bl. 271, 273 Pérec, G. 283 Perrault, Ch. 435 Perse. 79 Peslouan, L. de. 171-73 Pétrone. 58 Pétrarque, Fr. 223 Pirandello, L. 166 Piron, A. 331 Platon. 44, 122 Pline l’Ancien. 264-65 Plutarque. 63 Porée, Père. 441 Poussin, N. 232 Protagoras. 122 Proust, M. 229 Prévost, abbé. 8-10, 152, 267-283, 306, 316, 383-403
483
Pyrrho d’Elis. 78 Quinte-Curce. 339, 341 Quintilien. 42, 68 Rabelais, Fr. 2, 58-60, 62-65, 67-68, 264-65, 312, 405, 408 Racine, J. 58, 292, 328, 340 Ransmayr, Chr. 39 Rapin, Père. 393 Raynal, abbé. 331 Reboul, J. 59 Rétif de la Bretonne, N. E. 4, 8, 125132, 161, 204-05, 301-313, 384, 439 Retz, cardinal de. 273 Riccoboni, Mme. 2, 47-54, 155, 15758, 276, 309 Richardson, S. 40, 47, 244 Rousseau, J.-J. 7, 40, 122, 164, 173, 177, 182, 186-89, 212, 235-37, 244, 272-73, 283, 285-300, 301, 303, 306-07, 309, 311, 320, 444 Sabatier de Castres, A. 138 Saint-Lambert, J. Fr de. 297, 331 Saint-Quenain, de. 428, 434 Saint-Réal, C. 9, 363-81 Saint-Simon, duc de. 273 Sallengre. 250 Schiller, Fr. 125 Schlegel, Fr. 216-18 Scott, W. 441 Sénac de Meilhan, G. 205 Senancour, E. Pivert de. 215, 219 Seran de la Tour, abbé. 51 Sévigné, Mme de. 293, 320 Shaftesbury, earl of. 273 Shakespeare, W. 218, 324 Simon, Cl. 38 Socrate. 122 Sophocle. 294 Sorel, Ch. 363 Spinoza, B. 122 Staël, Mme de. 6, 203-214, 215, 238 Steele, R. 16, 383 Stendhal. 181, 229 Sterne, L. 2, 57-59, 388, 408 Straparolle, G. Fr. 413
Swift, J. 2, 58-59, 66-67, 423 Tasso, T. 223 Temple, W. 66 Tristan l’Hermite, L. 273 Turpilius. 203 Tyssot de Patot, S. 253, 269 Unamuno, M. de. 55 Varennes. 250 Vaumorière, P. 203 Vauvenargues, marquis de. 183 Vernet, Cl. J. 221 Vigny, A. de. 38 Villedieu, Mme de. 9, 110, 155-156, 309, 365, 367-69, 372, 377, 381
Virgile. 38, 61-62, 153 Vivant-Denon, D. 164 Voltaire. 8, 102, 122, 182, 288, 29295, 315-325, 327-333, 335-346, 347-60 Wagnière, J.L. 330 Walpole, H. 10, 324, 405-24 Watteau, A. 182 Wilkins, G. 59 Wolff, Chr. 122 Wotton, W. 66 Xenophanes. 86 Xenophon. 122
TABLE DES MATIÈRES
Avant-propos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
VII
Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
1
DEUXIÈME PARTIE : L’ESPACE DIALOGIQUE DU
ROMAN
I. La différence et la différance Sur Marivaux Le Paysan parvenu comme antithèse de La Vie de Marianne
15
Sur Mercier L’utopie du sens unique et l’autodafé de la bibliothèque dans L’An 2440 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
37
Sur Casanova Madame Riccoboni travestie par Casanova : de nouveaux habits pour Juliette Catesby . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
47
Sur Nerval Angélique et les traditions de l’antiroman . . . . . . . . . . . . . . . .
55
II. Le dit et le tu Sur Bayle Manipulations discursives et discours oblique chez Pierre Bayle
73
Sur Lenglet-Dufresnoy Promotion de la fiction et discours oblique dans les Ecrits sur le roman de Lenglet-Dufresnoy . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
91
Sur Montesquieu Contrat de lecture et discours oblique dans les Lettres persanes
105
Sur Rétif de la Bretonne Dire et ne pas dire dans Les Nuits de Paris . . . . . . . . . . . . . .
125
486
L’ESPACE DIALOGIQUE DU ROMAN
III. La monodie et la polyphonie Sur Mme de Graffigny Nœuds et dénouements dans Lettres d’une Péruvienne . . . . .
135
Sur Laclos Aporie narrative et métalepse préfacielle dans Les Liaisons dangereuses . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
149
Sur Laclos La Marquise de Merteuil : un personnage en quête d’auteur .
161
Sur Laclos Les Liaisons dangereuses en moins d’une heure . . . . . . . . . .
181
Sur Mme de Staël ‘Ton regard m’apprendra tes plus secrètes pensées’. La rhétorique de la distance dans Delphine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
203
Sur Mme de Krüdener Les Années de Pèlerinage de Mme de Krüdener : Valérie et l’Italie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
215
Sur Mme de Charrière La déconstruction du mâle dans Sir Walter Finch et son fils William . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
235
IV. Le privé et le public Sur Bordelon La lettre comme interface entre le privé et le public dans les préfaces de romans. Mital et La Suite de Mital. . . . . . . . . . . .
249
Sur Prévost Discours autobiographique et voix d’outre-tombe dans Mémoires d’un honnête homme et Le Philosophe anglais de Prévost. . .
267
Sur Rousseau La fiction légitimante et la gêne du moi dans les œuvres autobiographiques de Rousseau . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
285
Sur Rétif de la Bretonne La négociation d’un pacte autobiographique dans La dernière aventure d’un homme de quarante-cinq ans . . . . . . . . . . . . . .
301
TABLE DES MATIÈRES
487
Sur Voltaire Le Commentaire historique de Voltaire. Une autobiographie à la troisième personne. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
315
Sur Voltaire Anecdote sur la sépulture de monsieur de Voltaire à l’abbaye de Sellières . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
327
Sur Voltaire Portraits romanesques d’une figure historique : Charles XII, roi de Suède, vu par Voltaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
335
Sur Voltaire La feintise partagée dans L’Histoire de Charles XII et les nouvelles voies du roman. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
347
V. Le long et le bref Sur Saint-Réal Dom Carlos entre la ‘nouvelle historique’ et le ‘vrai roman’ Saint-Réal lu par Lenglet-Dufresnoy . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
363
Sur Prévost Le recueil de contes comme atelier du roman. Le Monde moral de Prévost . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
383
Sur Walpole Les Contes hiéroglyphiques et la question du ‘nonsense’. . . .
405
Sur Marmontel Le paradoxe du menteur ou le roman abîmé dans le conte . .
425
Sur Nerval Angélique de Gérard de Nerval, un palimpseste littéraire. . . .
439
Épilogue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
447
Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
463
Index . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
481
Table des matières . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
485
La République des Lettres 1. M. Bokobza Kahan, Libertinage et Folie dans le roman du XVIIIe siècle, 2001. 2. F. Rosset et D. Triaire (éds.), De Varsovie à Saragosse: Jean Potocki et son œuvre, 2001. 3. J. Herman, P. Pelckmans et F. Rosset (éds.), Le manuscrit trouvé à Saragosse et ses intertextes, 2001. 4. M. Brix, Éros et littérature. Le discours amoureux en France au XIXe siècle, 2002. 5. P. Eichel-Lojkine, Le siècle des grands hommes. Les recueils de Vies d’hommes illustres avec portraits du XVIème siècle, 2002. 6. S. van Dijk et M. van Strien-Chardonneau (éds.), Féminités et masculinités dans le texte narratif avant 1800. La question du ‘Gender’, 2002. 7. J. Wagner (éd.), Marmontel: une rhétorique de l’apaisement, 2003. 8. E. Leborgne et J.-P. Sermain (éds.), Les expériences romanesques de Prévost après 1740, 2003. 9. J. de Palacio, Le silence du texte. Poétique de la Décadence, 2003. 10. J. Cormier, J. Herman et P. Pelckmans (éds.), Robert Challe: sources et héritages, 2003. 11. F. Rosset et D. Triaire (éds.), Jean Potocki - Œuvres I, 2004. 12. F. Rosset et D. Triaire (éds.), Jean Potocki - Œuvres II, 2004. 13. F. Rosset et D. Triaire (éds.), Jean Potocki - Œuvres III, 2004. 14. F. Rosset et D. Triaire (éds.), Jean Potocki - Œuvres IVa, 2006. 15. F. Rosset et D. Triaire (éds.), Jean Potocki - Œuvres IVb, 2006. 16. F. Rosset et D. Triaire (éds.), Jean Potocki - Œuvres V, 2006. 17. F. Assaf (éd.), The King’s Crown. Essays on XVIIIth Century Culture and Literature in honor of Basil Guy, 2005. 18. B. Didier et J.-P. Sermain (éds.), D’une gaîté ingénieuse. L’histoire de Gil Blas, roman de Lesage, 2004. 19. N. Ferrand (éd.), Locus in fabula. La topique de l’espace dans les fictions françaises d’Ancien Régime, 2004. 20. M. Delaere et J. Herman (éds.), Pierrot lunaire. Albert Giraud - Otto Erich Hartleben Arnold Schoenberg. Une collection d’études musico-littéraires / A collection of musicological and literary studies / Eine Sammlung musik- und literaturwissenschaftlicher Beiträge, 2004. 21. F. Magnot-Ogilvy, La parole de l’autre dans le roman-mémoires (1720-1770), 2004. 22. M. Kozul, Le corps dans le monde. Récits et espaces sadiens, 2005. 23. M. Kozul, J. Herman, P. Pelckmans et K. Peeters (éds.), Préfaces Romanesques, 2005. 24. C. Martin, «Dangereux suppléments». L’illustration du roman en France au dixhuitième siècle, 2005. 25. K. van Strien, Isabelle de Charrière (Belle de Zuylen). Early Writings. New Material from Dutch Archives, 2005. 26. D. van der Cruysse, De branche en branche. Études sur les XVIIe et XVIIIe siècles français, 2005. 27. A. Duquaire, N. Kremer, A. Eche (éds.), Les genres littéraires et l’ambition anthropologique au dix-huitième siècle: expériences et limites, 2005. 28. C. Bel, P. Dumont, F. Willaert (éds.), «Contez me tout». Mélanges de langue et de littérature médiévales offerts à Herman Braet, 2006. 29. J. Zufferey, Le discours fictionnel. Autour des nouvelles de Jean-Pierre Camus, 2006. 30. A. Principato, Eros, logos, dialogos. Huit études sur l’énonciation romanesque de Charles Sorel à Germaine de Staël, 2007. 31. B. Millet, «Ceci n’est pas un roman». L’évolution du statut de la fiction en Angleterre de 1652 à 1754, 2007.
32. M. Brunet, L’appel du monstrueux. Pensées et poétiques du désordre en France au XVIIIe siècle, 2007. 33. J. de Palacio, Configurations décadentes, 2007. 34. J. Herman, K. Peeters, P. Pelckmans (éds.), Mme Riccoboni. Romancière, épistolière, traductrice. Actes du colloque international Leuven-Antwerpen, 18-20 mai 2006, 2007. 35. J. Wagner (éd.), Des sens au sens. Littérature & Morale de Molière à Voltaire, 2007. 36. G. Missotten, Don Juan Diabolus in Scriptura. Roman, autobiographie, thanatographie (1800-2000), 2009. 37. E. Hénin (éd.), Les querelles dramatiques à l’Âge classique (XVIIe-XVIIIe siècles), 2010. 38. J. Herman, A. Paschoud, P. Pelckmans, F. Rosset (éds.), L’assiette des fictions. Enquêtes sur l’autoréflexivité romanesque, 2010. 39. C. Duflo, F. Magnot, F. Salaün (éds.), Lectures de Cleveland, 2010. 40. J.M. Losada Goya (éd.), Métamorphoses du roman français. Avatars d’un genre dévorateur, 2010. 41. J. Renwick (éd.), Voltaire. La tolérance et la justice, 2011. 42. R. Bochenek-Franczakowa, Raconter la Révolution, 2011. 43. A. Zagamé, L’écrivain à la dérobée. L’auteur dans le roman à la première personne (1721-1782), 2011. 44. K. van Strien, Voltaire in Holland, 1736-1745, 2011. 45. J. Cormier, «Les Illustres Françaises» apocryphes. L’«Histoire de Monsieur le comte de Vallebois et de Mademoiselle Charlotte de Pontais son épouse» et autres nouvelles, 2012. 46. M. Escola, J. Herman, L. Omacini, P. Pelckmans, J.-P. Sermain (éds.), La partie et le tout. La composition du roman, de l’âge baroque au tournant des Lumières, 2011. 47. J.-N. Pascal et H. Krief (éds.), Débat et écriture sous la Révolution, 2011. 48. K. Astbury (éd.), Bernardin de Saint-Pierre au tournant des Lumières. Mélanges en l’honneur de Malcolm Cook, 2012. 49. M. Geiger, Poétiques de la maladie. D’Honoré de Balzac à Thomas Mann, 2013. 50. N. Kuperty-Tsur, La critique au tournant du siècle. Mélanges offerts à Ruth Amossy, 2012. 51. C. Barbafieri et J.-C. Abramovici (éds.), L’invention du mauvais goût à l’âge classique (XVIIe-XVIIIe siècle), 2013. 52. C. Berg, L’automne des idées. Symbolisme et décadence à la fin du XIXème siècle en France et en Belgique, 2013. 53. F. Lavocat (éd.), Le mariage et la loi dans la fiction narrative avant 1800. Actes du XXIe colloque de la Sator Université Denis-Diderot Paris 7 – 27-30 juin, 2007, 2014. 54. G. Dubosclard, Le rectangle et l’éventail. Étude sur la description dans les romans de Claude Simon, 2014. 55. N. Cronk et Nathalie Ferrand (éds.), Les 250 ans de Candide. Lectures et relectures, 2014. 56. L. Steinbrügge et S. van Dijk (éds.), Narrations genrées. Les femmes écrivains dans l’histoire européenne jusqu’au début du XXe siècle, 2014. 57. M.W. Haugen, Jean Potocki: esthétique et philosophie de l’errance, 2014. 58. A.M. Teixeira (éd.), Topique(s) du public et du privé dans la littérature romanesque d’Ancien Régime, 2014. 59. F. Gevrey, A. Levrier, B. Teyssandier (éds.), Éthique, poétique et esthétique du secret sous l’Ancien Régime, 2015. 60. C. Bournonville, C. Duflo, A. Faulot, S. Pelvilain (éds.), Prévost et les débats d’idées de son temps, 2015. 61. H. Hersant, Voltaire: écriture et vérité, 2015. 62. K. Van Strien, Voltaire in Holland, 1746-1778, 2016.
63. K. Horemans, La relation entre «pacte» et «tabou» dans le discours autobiographique en France (1750-1850), 2017. 64. G. Artigas-Menant, C. Dornier (éds.), Paris 1713: l’année des «Illustres Françaises» Actes du 10émé colloque international des 9, 10 et 11 décembre 2013 organisé à l’initiative de la Société des Amis de Robert Challe à la Bibliothèque de l’Arsenal et en Sorbonne, 2016. 65. B. Millet, In Praise of Fiction. Prefaces to Romances and Novels, 1650-1760, 2017. 66. C. Gauthier, E. Hénin, V. Leroux (éds.), Subversion des hiérarches et séduction des genres mineurs, 2016. 67. J. Herman, Lettres familières sur le roman du XVIIIe siècle. I. Providences romanesques, 2019.
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