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French Pages 568 Year 2015
Le Corbusier Choix de lettres
Le Corbusier Choix de lettres Sélection, introduction et notes par Jean Jenger
Birkhäuser – Éditions d’Architecture Basel · Boston · Berlin
Sommaire
999999999 6 Avant-propos 999999999 7 Introduction 999999999 9 Remerciements
Choix de lettres 999999999 33 Liste des destinataires 999999999 505 Notices sur les destinataires 999999999 511 Index des noms cités 999999999 535 Liste des illustrations 999999999 545 Jalons biographiques 999999999 548 Bibliographie 999999999 565
Remerciements L’auteur de ce Choix de lettres de Le Corbusier n’aurait pas pu réaliser cet ouvrage sans le soutien et l’aide que lui ont apportés de nombreuses personnes. Il remercie, à la Fondation Le Corbusier: Christian Pattyn, président, et Evelyne Tréhin, directrice, ainsi que tous leurs collaborateurs et collaboratrices. Sa reconnaissance va également à Roger Aujame, Pierre Benoist, Maurice Besset, Betty Blum, Danièle Courtay, Albert Jenger, Michel Jenger, Lydie Léger, au frère Antoine Lion, à Lydia Mérigot et ses collaboratrices à la Documentation française dont en particulier Marie-Edith Guynamard, à Susan Perry, Annemarie van Roessel, Margaret Sherry, Hans Schultz, Marlene Schultz, Benjamin Stone, André Wogenscky et au service des archives de Boulogne-Billancourt. Son travail doit en outre beaucoup à certains ouvrages remarquables à de multiples égards, dont, parmi bien d’autres, Le Corbusier par Maurice Besset, Le Corbusier une Encyclopédie dirigé par Jacques Lucan, Le Corbusier lui-même par Jean Petit, Le Corbusier en France par Gilles Ragot et Mathilde Dion, Le Corbusier Villas par Tim Benton, The Le Corbusier guide par Deborah Gans et Le Corbusier’s formative years par H.Allen Brooks. L’auteur remercie enfin les éditions Birkhäuser et tout particulièrement Robert Steiger pour la confiance qu’ils lui ont témoignée ainsi que Muriel Comby pour le projet graphique et Nicole Liniger pour le suivi du travail éditorial.
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Avant-propos
Nombre de travaux sur la vie et sur l’œuvre de Charles-Édouard Jeanneret – Le Corbusier se sont appuyés sur sa correspondance et certains en ont publié des éléments plus ou moins importants. La plus large part de cette correspondance demeure cependant inédite. Ce choix de lettres ne vise pas à éclairer directement ses travaux ou le fil des événements qui ont jalonné son existence. Il a été délibérément orienté sur la personnalité de l’homme, sur ses idées et ses sentiments, sur ses amitiés et ses inimitiés. Il vise à mieux cerner un caractère, afin d’aider peut-être par ailleurs, à mieux comprendre une œuvre. La Fondation Le Corbusier, légataire de l’architecte, détient deux ensembles de correspondances: d’une part le fonds provenant des archives de l’atelier d’architecture Le Corbusier et Le Corbusier-Pierre Jeanneret, et d’autre part des fonds de correspondances de caractère personnel, échangées notamment dans des relations familiales ou amicales, qui sont composés majoritairement d’un fonds appartenant en propre à la Fondation Le Corbusier et, dans une moindre part, de copies de fonds dont les correspondances sont matériellement détenues par divers organismes 1. L’objectif assigné au projet a conduit à concentrer la recherche de la sélection proposée dans les fonds de caractère personnel. Dans ces fonds, 4.261 lettres concernant 958 destinataires différents ont été dépouillées, s’étalant dans le temps, de 1907 à 1965. Parmi ces lettres, 682 avaient été adressées par Charles-Édouard Jeanneret – Le Corbusier, soit conjointement soit séparément, à ses père, mère et frère, 144 à son épouse Yvonne Gallis, 246 à son ami William Ritter, 43 à son maître Charles L’Eplattenier et 3.146 à 951 autres destinataires. La sélection a retenu 329 lettres dont 56 adressées par leur scripteur à ses père, mère ou frère, 6 à Yvonne Gallis, 14 à William Ritter, 7 à Charles L’Eplattenier et 246 à 166 autres destinataires. L’auteur du choix de lettres et l’éditeur ne se sont posé a priori que deux contraintes en accord avec la Fondation Le Corbusier: d’une part, donner à l’ouvrage des dimensions en deçà d’une limite fixée en fonction de considérations éditoriales et d’autre part, assurer, bien entendu, le respect des tiers susceptibles d’être concernés par certaines correspondances. Le choix proposé tend à dégager, autant que possible, les différentes facettes de la personnalité de Charles-Édouard Jeanneret – Le Corbusier telles qu’elles ressortent de ses propres lettres. Il s’efforce de n’en privilégier aucune. Il s’attache à l’étalement des courriers dans le temps, à la diversité des sujets abordés, à l’ouverture à 1
Notamment Institut français d’architecture, Musée Picasso, Conservatoire national des arts et métiers, Institut Mémoire de l’Edition contemporaine, Bibliothèque Nationale de Berne, Bibliothèque de La Chaux-de-Fonds, Collection Willi Baumeister, Université de Harvard, Canadian Center for Architecture de Montréal
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un grand nombre de correspondants divers et, assurément, à la variété des sujets abordés et des opinions émises. Force est d’admettre qu’au-delà de ces éléments, aucun critère objectif ne permettrait de justifier dans toutes ses composantes, la sélection présentée. Extraire à peine plus de 300 lettres d’un ensemble de fonds de plusieurs milliers de correspondances aurait pu conduire à bien d’autres choix. L’intérêt de certaines correspondances sélectionnées pourrait être contesté. Plus encore, bien des lettres qui n’ont pas été choisies auraient mérité de l’être si les dimensions de l’ouvrage l’avaient autorisé. Sans contrainte préalable autre que ses dimensions et le respect dû aux tiers, la sélection a par ailleurs échappé à tout préjugé vis-à-vis de Charles-Édouard Jeanneret – Le Corbusier. La Fondation qui porte son nom, détentrice des droits afférents à la propriété morale, artistique et littéraire, a bien voulu laisser carte blanche à l’auteur pour procéder librement à ses choix sur la base de ses propres critères. Les lettres sélectionnées sont présentées par ordre chronologique. Une lettre qui ne comporte que l’indication de l’année a été, par principe, classée en tête de cette année. Le lecteur trouvera en outre, d’une part la liste des destinataires classés par ordre alphabétique, avec la référence des lettres qui leur ont été adressées, et d’autre part une brève notice sur chacun d’eux. Les notes en bas de page s’efforcent de situer brièvement les personnes, les organismes, les œuvres ou bien encore les lieux ou les événements singuliers cités par Le Corbusier. Certains noms n’ont pas fait l’objet de telles notes soit dans un souci d’allégement lorsqu’elles ne semblaient pas indispensables soit parce qu’il n’a pas été possible de situer la personne ou l’élément concerné. Un index général des noms cités permet de retrouver, dans l’ensemble des courriers sélectionnés, quelque six cents personnes, lieux, œuvres ou organismes divers. Le choix a été fait de rectifier les fautes d’orthographe et de supprimer les ratures n’offrant aucune lisibilité. Toutefois, les orthographes des noms propres utilisées par Le Corbusier, parfois inexactes et diverses, ont été conservées dans le texte même de ses lettres. Les mots rayés lisibles ont été imprimés entre crochets. Les mots illisibles sont remplacés par un blanc entre deux crochets. Les abréviations n’ont généralement pas été conservées en tant que telles. Les mots soulignés par Le Corbusier ont été transcrits de même. Les post-scriptum et mentions ajoutées en marge, souvent placés par Le Corbusier dans un certain désordre, en particulier dans ses lettres de jeunesse, ont été introduits dans le corps du texte, dès lors que leur sens le permettait clairement. Dans l’hypothèse inverse, ils ont été placés en fin de lettre. Les quelques lignes ajoutées parfois dans certaines correspondances, par Yvonne Gallis, l’épouse de Le Corbusier, ont été conservées.
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Introduction
Le nombre important d’ouvrages écrits par Le Corbusier, depuis son Etude sur le mouvement d’art décoratif en Allemagne publiée en 1912 jusqu’à son ultime ouvrage, Mise au point, édité en 1966 quelques mois après son décès, a de longue date manifesté le goût de leur auteur pour l’écriture. Les fonds de ses correspondances ne l’expriment pas moins. Jeune, qu’il soit en voyage en Allemagne, en Italie ou en Orient, ou qu’il soit en train de s’installer à Paris, il multiplie les correspondances entre autres avec ses parents, son maître Charles L’Eplattenier et son ami William Ritter. Plus tard il s’efforcera de combler son absence auprès de son épouse lors de ses nombreux séjours à l’étranger par d’innombrables courriers souvent fort brefs mais toujours attentionnés. D’une écriture fine et serrée, ses lettres de jeunesse s’étirent parfois sur de nombreuses pages, huit, douze, voire vingt quatre, pour William Ritter, en 1910 par exemple. Le jeune Charles-Édouard Jeanneret aime tellement l’écriture qu’après sa naturalisation française, il fera mentionner comme profession, sur sa carte d’identité, «Homme de lettres». Lorsqu’il demande un visa pour un voyage en Suisse, en 1943, il précise «architecte-écrivain» 1. En 1940, alors que plus ou moins désœuvré il s’adonne à la lecture de Balzac, Flaubert, Poe et Victor Hugo, il ose même écrire très sérieusement à sa mère, qu’il les lit «maintenant avec l’attention d’un confrère» 2. Diverses préoccupations pratiques expliquent assurément bien des éléments de certains courriers de jeunesse: problèmes d’argent et demandes de services ou de vêtements à ses parents, recherche de conseils ou d’appuis auprès de son maître ou de quelques amis, organisation de voyages avec certains camarades ... Mais la plupart de ses courriers dépassent et de loin de telles contingences. Charles-Édouard Jeanneret – Le Corbusier se plaît à exprimer ses idées, les justifier, les faire partager. Il manifeste souvent une sorte de prosélytisme que peuvent pour partie expliquer la force de ses convictions et le caractère autodidacte de sa formation. Autant il admettra qu’il ne connaît pas une question ou qu’il n’a pas d’opinion, autant il sait accepter la divergence de positions ou de goûts, autant il énonce le plus souvent ses propres idées avec la plus grande fermeté. Si sa mère n’apprécie pas du tout sa peinture, il le relève avec la tendresse affectueuse qu’il lui porte: «La petite maman n’aime pas les œuvres d’art du fiston, elle trouve ça laid, elle a déclaré ‹jamais je n’aurai de cette peinture dans ma maison›» 3. Si Joseph Savina veut lui acheter une de ses tapisseries pour l’accrocher au dessus d’une cheminée, il refuse de la lui vendre en lui opposant que ses «Muralnomads» doivent
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Visa n° 5428 du 8. 02.1943 E1 –9 –271 A sa mère et son frère 2. 08.1940 R2 –4 –11 A sa mère et son frère 23.12.1949 R2 –2 –14
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s’accrocher juste au dessus du sol 4. De même, lorsqu’il offre ou vend quelque œuvre de lui sur papier ou sur toile, il explique à l’heureux bénéficiaire ou à l’acheteur, avec une précision inflexible, schéma à l’appui, dans quel cadre, dessiné par lui, il doit la présenter. A la Miller Company sur le point d’acquérir deux de ses tableaux, il écrit sèchement: «Mes tableaux doivent être encadrés selon le croquis exact que je vous remets inclus. Je n’admets pas d’autre cadre» 5. L’opposition entre la gentillesse et le caractère abrupt dont il témoigne selon ses courriers, parfois auprès d’un même correspondant, est frappante. Ses deux lettres rédigées à quelques jours d’intervalle et adressées sous un même pli à Jean-Jacques Duval en représentent un exemple extrême 6. Une certaine forme de sensibilité mal dominée sinon même une véritable timidité mal dissimulée pourrait-elle expliquer pareils contrastes? Les correspondances de jeunesse et en particulier celles à ses parents et à William Ritter ne manifestent sans doute pas seulement le besoin de communiquer ses idées et de faire part de ses découvertes de voyage. On ne peut guère douter qu’elles constituent aussi un véritable travail du futur Le Corbusier sur lui-même. L’expression de ses goûts et de ses idées est aussi, pour lui, une manière de mieux les découvrir et les cerner. Autodidacte, il continue, dans ses correspondances, de se chercher et de se construire. Dans certaines correspondances, les diverses motivations se superposent. Le jeune Charles-Édouard, dans le même temps, se cherche, se confie et quête le conseil de son correspondant. En 1913, alors qu’il a plus de 25 ans et qu’il aspire à quitter définitivement La Chaux-de-Fonds, il adresse à William Ritter une lettre étonnante de désarroi et d’interrogation: « Le devoir : J’ai un papa et une maman ... Où est le devoir ? ... Je vous le demande: que pensez-vous qu’il faille faire ? ... » 7 Charles-Édouard Jeanneret – Le Corbusier manifeste son attachement pour l’expression écrite jusque dans la conservation du courrier dans le temps. Il conjure avec insistance, ses parents et d’autres correspondants, de bien dater leurs lettres, voire de viser explicitement les lettres auxquelles ils répondent 8. Il s’offusque vivement que ses parents aient pu détruire certaines correspondances échangées avec lui: «Drôle d’idées, ma foi, et si c’est vrai, je ne vous félicite pas. J’aurais aimé un jour, voir ce que j’écrivais en 1907–1910 etc ...» 9. S’il aime écrire, il n’en éprouve pas moins, comme beaucoup, la difficulté de l’écriture. Il s’en confesse à Charles L’Eplattenier alors qu’il travaille à son projet d’ouvrage sur La Construction des Villes en lui disant: «J’ai une peine épouvantable à 4 5 6
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A Joseph Savina 14.11.1958 F3 –18 –179 * A la Miller Company 27. 08.1947 E2 –15 –421 A Jean-Jacques Duval 13.12.1950 E1 –20 –471 * et 20.12.1950 E1 –20 –473 *
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A William Ritter 9. 05.1913 R3 –18 –265 * A ses parents 31. 07.1918 R1 –6 –35 et à Heidi Weber 25. 08.1958 E1 –5 –125 A sa mère et son frère 3. 07.1949 R2 –2 –2
l’écrire en français» 10, comme si ce n’était pas là sa langue maternelle. De fait, ses courriers sont émaillés ici ou là d’incorrections plus ou moins fâcheuses. Il se dit «morfondu de travail» 11, il indique qu’il est «d’accord de signer» 12 ou «d’accord de donner la priorité» 13. Il écrit: «Vous pouvez vous référer de moi» 14 ou évoque «un gain pécunier» 15. Certains de ses futurs ont tendance à prendre l’allure de conditionnels. Son orthographe est parfois approximative, sa ponctuation souvent défaillante. Il confie d’ailleurs lui-même sans fard à William Ritter: «Je reste béant ... devant l’orthographie [sic] des plus simples mots, des plus sommaires conjugaisons. Ainsi vous trouverez dans cette lettre des fautes d’orthographe» 16. Si l’on dépasse ces quelques faiblesses, le style des courriers de Charles-Édouard Jeanneret – Le Corbusier n’est pas sans relief. Il n’est certes pas toujours aussi soigné que dans ses livres, mais il est actif, dynamique, souvent provocateur. Il évolue bien entendu beaucoup entre les lettres des années 1910 à 1930 et celles des années 1950–1960. L’expression des correspondances de jeunesse, plus dense, foisonnante parfois, s’assagira progressivement et la réflexion perdra souvent les développements exceptionnels auxquels le jeune Charles-Édouard se livrait volontiers. A l’inverse, Le Corbusier manifestera un goût de plus en plus marqué pour le mot lui-même qu’il semble apprécier comme un véritable matériau. Il aime appeler, dénommer, baptiser les objets, les institutions, les créations. N’a-t-il pas d’ailleurs commencé par se rebaptiser lui-même, en abandonnant son patronyme au profit de ce nom de Le Corbusier créé à partir du nom déformé – Lecorbesier – de l’un de ses ancêtres maternels? On sait qu’il donnera un nom original à chacune de ses inventions: maison Dom-ino, Maison Citrohan, Plan Voisin, tapisseries Muralnomad, maisons Murondins, Modulor, Unité d’habitation de grandeur conforme,Ville radieuse ... Il souligne lui-même ce penchant. Parlant à André Malraux de son projet de stade de 1937, il précise bien: «Notre stade de 100.000 personnes s’appelait Un centre national de réjouissances populaires ...» 17. Evoquant auprès du même Malraux un projet d’usine étudié pour Olivetti, il rappelle: «Je l’ai baptisé L’usine merveilleuse » 18. Auprès de sa mère, il souligne qu’il a conçu l’organisation «dénommée Les grands travaux de Buenos Aires» 19. Et il discutera de près avec Gabriel Chéreau l’appellation de Maison radieuse pour l’unité d’habitation de Nantes-Rezé 20. A l’extrême pointe de ce goût pour le mot, Le Corbusier éprouve une faiblesse toute particulière pour les néologismes. Sa correspondance en offre d’innombrables exemples des plus variés. Parlant de sa fierté, il note qu’elle ne lui permît point «les 10 11 12 13 14 15
A Charles L’Eplattenier 2. 06.1910 E2 –12 –66 A William Ritter 1.10.1918 R3 –19 –288 * Au Docteur H. Meng 4. 05.1936 E2 –15 –281 A Ernesto Rogers 11.10.1954 R3 –1 –122 A Mme Meyer Blum 8. 05.1919 E2 –15 –295 A Karl Ernst Osthaus 5.10.1922 E2 –17 –333
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William Ritter 8. 05.1911 R3 –18 –75 André Malraux 11. 02.1959 E2 –14 –117 * André Malraux 16. 03.1962 E2 –14 –237 sa mère 29.10.1929 R2 –1 –63 * Gabriel Chéreau 3. 03.1955 E1 –14 –149
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aplaventrissages constants» 21. N’appréciant guère les fonctionnaires, il avoue: «le rond-de-cuirat me submerge» 22. Il évoque un spectacle «trou du culement bourgeois» 23. Il se flatte d’avoir une «limacique raison» 24. Agé, il entretient son frère Albert, traduction à l’appui, de sa «vioquerie (vioc=vieux)» 25. S’inquiétant de l’activité de composition musicale de son frère, il exprime l’espoir qu’«Albert croche» 26. La Petite Maison, qu’il a construite pour ses parents au bord du Lac Léman devient «la corbusière lémanesque» 27 et lorsqu’il est malade, il rassure sa mère en lui disant qu’«on a fait démarrer toute la toubiterie» 28. En 1940, la France, en dépit des événements du moment, lui semble «un morceau immasticable» par l’Allemagne 29. Il manie le mot, néologisme ou pas, avec une originalité souvent heureuse. Optimiste, il trouve que «l’avenir est rose comme Signac voudrait le ciel» 30. Incroyant, il n’en écrit pas moins, parlant de son activité: «Quand on doit tant trimer, Lire et Dessiner, sont le bon Dieu» 31. Relevant que sa vie est exténuante, il observe que son frère Albert «a des journées plus aquarellées» que les siennes 32. Au bord du grand parc de Vichy, il brosse un tableau sonore: «des flamands, des grues, des canards exotiques, font une musique sans huile, toute de cris, de grincements, de boîtes de carton ou de portes grinçantes» 33. Parfois, la plume se fait plus légère. Son frère musicien est-il aux Etats-Unis? «Albert TSFise ou sisique en USA.» 34. Le même «Zalbert» – ici ou là – a-t-il bien traité quelques problèmes d’entretien de la maison familiale? «Je félicite Albert ... Très bien Môsieur» 35. Sur sa relation avec son épouse: «Yvonne a horreur du faux, de l’esbroufe. Il lui faut du solide. C’est d’ailleurs pour cela qu’elle m’a mis le grappin dessus! Pas vrai?» 36. Et si Yvonne est sortie alors qu’il écrit à sa mère: «Vonvon ce soir est en ribouldingue avec des amis» 37. Et lorsque le chien de la maison geint dans son coin: «Pinceau pleurniche façon Chopin» 38. Même si l’expression demeure, le plus souvent, contenue, mesurée, le style peut exprimer tendresse ou passion. Parlant des mères, alors qu’il vénère la sienne, il confie: «Les mères – ce plus proche de nous» 39. Qu’il ait écrit à Auguste Perret son grand aîné, quelques années après avoir travaillé chez lui, «l’architecture c’est de la construction animée par un rêve» 40 est peut-être plus intéressant que bien des citations de lui sur l’architecture, dont on a abusé. Avec Elie Faure, il se laisse aller: 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30
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Charles L’Eplattenier 16. 01.1910 E2 –12 –54 William Ritter 24. 06.1912 R3 –18 –192 William Ritter 31. 01.1918 R3 –19 –214 ses parents 2.12.1910 R1 –5 –502 son frère 5 et 6. 09.1964 R1 –10 –462 sa mère et son frère 15. 06.1952 R2 –2 –1958 sa mère 08.1931 R2 –1 –130 sa mère et son frère 20. 09.1953 R2 –2 –84 sa mère 31.10.1940 R2 –4 –17 * William Ritter 18. 04.1922 R3 –18 –171
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William Ritter 16. 08.1916 R3 –19 –57 sa mère et son frère 16. 03.1947 R2 –4 –100 sa mère et son frère 2. 06.1941 R2 –4 –33 * sa mère 23.12.1933 R2 –1 –183 sa mère et son frère 11. 08.1948 R2 –4 –134 sa mère 28.11.1932 R2 –1 –175 sa mère 28.11.1932 R2 –1 –175 sa mère 3. 08.1935 R2 –1 –197 * William Ritter 17. 02.1914 R3 –18 –339 Auguste Perret 1. 07.1914 E1 –11 –112 *
«La ville radieuse ... radieuse parce que complètement victorieuse. Je l’ai dans le ventre la Ville Radieuse» 41. Visuel, il se plaît à peindre, même du verbe. Dans une belle image, il évoque du château de Versailles «la moraine de l’escalier de l’Orangerie» 42. D’ un travail de Maillol destiné à être gravé sur un papier à la cuve, il relève «les petites chèvres [qui] écraseront de leurs contours de bois le grain robuste des feuilles» 43. Au sortir d’une visite de la maison de Maillol encore, à Marly-le-Roi, il s’exclame, ici dans une écriture étonnamment classique: «Rodin ce soubresaut ... me fait me stupéfier que puisse exister un Maillol, ô mon Dieu si tranquille, serein, benêt dans ses pommiers en fruits et son verger, et modelant les cylindres des cuisses et les vases des ventres» 44. D’autres fois, il esquisse un véritable tableau dont les plans se superposent clairement. «Quand on débouchait du Bosphore, à 4 heures du soir, on voyait sur le long mont de Stanboul, posé sur la mer, d’ambre lumineuse, sur un ciel effaré de clarté, toutes les mosquées, de Achmed la presqu’anathème, jusqu’à Mirimal la Manchotte» 45. Ou bien, dans une vision plus intimiste mais tout aussi construite et dont l’atmosphère ouatée est renforcée par un effet d’allitération et d’assonance: «Le brouillard concentre tout intérêt sur les objets proches, et la figure courbée de mon père, dans le jardin supérieur, appuyé à la sobre balustrade, donne d’en bas une étonnante âme à toutes les choses, mur blanc, tonnelle de bois, maison accotée, forêt dominante» 46. Les lettres de Le Corbusier ne constituent pas une sorte d’autoportrait qu’aurait dessiné leur scripteur avec une volonté de froide vérité. A chacun de ses correspondants, leur auteur montre de lui-même ce qu’il veut bien dévoiler, en fonction du moment, du contexte et de la relation dont il s’agit. Ces lettres ne sont, au surplus, qu’un ensemble d’éléments d’une nature particulière, parmi bien d’autres, et toute recherche biographique devrait rapprocher leur exploitation des autres catégories de sources disponibles. Néanmoins, leur étendue, leur diversité et leur richesse sont telles qu’on peut tenter d’en dégager quelques traits de celui qui nous les a laissées. L’ambition ressort, à l’évidence, des lettres de jeunesse, en particulier de celles adressées à ses parents. Charles-Édouard l’exprime clairement. «Par la pensée, j’arriverai ...» 47. «J’ai besoin de grand travail. Où l’art joue le grand rôle, où on emploie mes forces et mon enthousiasme» 48. Il ne dissimule ni ses sentiments sur sa propre supériorité ni ce qu’il entrevoit de son propre avenir. «Il faut se faire 41 42 43 44
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Elie Faure 10. 01.1931 E2 –2 –36 * William Ritter 14. 01.1913 R3 –18 –243 William Ritter 13. 01.1917 R3 –19 –101 * William Ritter 24. 03.1914 R3 –18 –329
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Willam Ritter 17.11.1912 R3 –18 –220 William Ritter 12.1914 R3 –18 –386 ses parents 2. 06.1908 R1 –4 –111 * Karl Ernst Osthaus 7. 08.1913 E2 –17 –334
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supérieur, ne voir que haut. Et se détacher, se détourner de tout ce qui n’est pas la réalisation de quelque chose de supérieur» 49. «Dans la vie il est deux sortes d’hommes: les Dominateurs, les toujours plus forts que tout, et les autres. Et je ne veux point me laisser couler à être des autres» 50. Charles-Édouard s’efforce de faire admettre à ses parents qu’il doit s’isoler pour accomplir l’ œuvre à laquelle il se sent appelé. «Ne croyez pas que je deviens insensible. Je suis obligé de choisir, car les années passent tragiquement vite et il ne faut pas que mon œuvre m’échappe» 51. Il va nourrir cette ambition avec une sorte d’acharnement à l’ouvrage qu’il ne cessera de proclamer lui-même. A ses parents: «Vous mesurez difficilement ce que sont mes journées. Il n’y a pas un quart d’heure qui ne soit voué à un travail intense» 52. A sa mère: «Chaque minute est utilisée à plein rendement» 53. «Ma semaine est remplie comme un œuf. Ma vie est sans répit, exténuante» 54. A un ami: «Le repos n’est pas mon lot sur cette terre» 55. Pour mieux camper son personnage laborieux, il en parle à la troisième personne: «Corbu il est écrasé de tâches accablantes ... sans un intervalle» 56. Et à plus de 70 ans, pour mieux montrer le poids de ses activités, il brandit son agenda surchargé: «Je serai à Firminy les 23, 24 et 25 juin; à Stockholm les 29, 30 juin et 1er juillet. Je suis engagé, de plus, le 3 juillet pour une conférence et les 4, 5 et 6 juillet pour un voyage en Italie. Ainsi va la vie ...» 57. Ce travail intense, Le Corbusier ne le présente pas seulement comme un effort soutenu tendu vers une production. Il en fait un combat, une lutte, contre l’incompréhension que rencontrent ses idées, contre l’indifférence des pouvoirs publics ou contre l’hostilité de ses «ennemis» 58. «Tout s’arrache à la pointe de l’épée et ... il n’y a pas de trêve, jamais» 59. «Je vis dans le tonnerre et la bagarre et chaque jour est un combat» 60. Dans une formule lapidaire, allusion à ses projets méconnus ou rejetés, il exprime l’orgueil du créateur incompris et la médiocrité de ses imitateurs serviles, en évoquant dans le même temps ses défaites et la victoire de ses idées: «Je suis battu presque toujours. Mais l’idée avance, au bénéfice d’autres» 61. S’il se plaint d’être accablé de travail, Le Corbusier ne cesse pourtant de se plaindre aussi de ne pas se voir confier davantage de projets. A cinquante ans, il maugrée: «Je commence à arriver à un âge canonique où j’aimerais bien faire quelque édifice et pas toujours des palabres» 62. Au terme de sa vie, alors qu’il a pourtant,
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William Ritter 31. 01.1918 R3 –19 –214 William Ritter 5.10.1918 R3 –19 –294 ses parents 10.11.1920 R1 –6 –93 * ses parents 20. 04.1920 R1 –6 –89 sa mère 17. 02.1932 R2 –1 –145 sa mère 16. 03.1947 R2 –4 –100 Jose Luis Sert 2. 03.1957 R3 –3 –387 son frère 5. 02.1957 R1 –10 –437
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A Joseph Savina 14. 06.1961 F3 –18 –207 A sa mère 6. 09.1932 R2 –1 –171 et 7.12.1959 R2 –2 –191 A ses parents 4. 01.1926 R1 –6 –111 A Marguerite Harris Tjader 17. 06.1949 E3 –10 –49 A Henri Laugier 24. 03.1953 E2 –7 –322 * A Alvaro Guillot Muñoz 10. 01.1937 E2 –11 –94
somme toute, beaucoup construit: «A travers toutes ces années je n’ai jamais été convoqué au Ministère de la Reconstruction ou au Ministère de la Construction» 63. Son acharnement au travail n’est d’ailleurs pas seulement au service d’une ambition. Le jeune Charles-Édouard a été élevé dans une morale de l’effort. Accablant ou pas, son travail comporte en soi sa propre satisfaction. «Ma vie s’est orientée de telle façon que les joies les plus intenses sont dans les difficultés de ma tâche, de mon travail» 64. Il en rend grâce à son ami William Ritter qui a eu sur lui une grande influence: «Vous m’avez donné cette religion qui veut que chaque effort vaut pour son essence même, et non par l’effet ou les effets produits» 65. Dans une formule moins simpliste sans doute qu’elle ne peut paraître, il confesse autrement encore son besoin d’agir et son effet d’entraînement: «Moins on a de temps libre, plus on produit» 66.
Tout jeune encore, Charles-Édouard Jeanneret a construit une villa au Locle et quatre villas à La Chaux-de-Fonds, avant, entre 1914 et 1916, d’édifier dans sa ville natale la Villa Schwob et d’y aménager le Cinéma La Scala. Il a commencé à travailler sur la cellule d’habitation et déposé le brevet Dom-ino. Cependant, ses courriers de 1908 à ses parents ou à son maître Charles L’Eplattenier, manifestaient encore un grand embarras sur les voies de son orientation. Il confesse son peu de savoir en architecture et ses faiblesses en mathématiques. Il aspire à une double formation: pratique dans une agence d’architecture mais aussi théorique et générale grâce à certains enseignements. Il hésite entre l’Allemagne, Zurich et Paris mais il invoque sa mauvaise pratique de la langue allemande pour incliner de jour en jour davantage en faveur de la France. Charles-Édouard ne laissera percer Le Corbusier qu’après une longue mutation. Pendant une quinzaine d’années, de 1907 à 1922, il se cherche, voyage, travaille un peu plus d’un an chez Auguste Perret à Paris et quelques mois chez Peter Behrens, à Berlin, hésite de nouveau sur son devenir, revient enseigner à La Chauxde-Fonds dont il ne parvient pas encore à s’arracher. Il s’installe enfin à Paris. Mais il semble alors abandonner l’architecture pour jouer les hommes d’affaires dans quelques activités de caractère industriel et dans le même temps, il se met à la peinture à laquelle il envisage de consacrer l’essentiel de son activité. Pourtant, en dépit de toutes ses indécisions, il a commencé très tôt de forger les idées qui allaient guider son œuvre. Près d’une dizaine d’années avant la publication de Vers une architecture (1923), ses lettres en témoignent. Qu’il s’agisse de la 63 64
A Marcel Roux 7. 07.1965 R3 –1 –441 A sa mère 9.12.1936 R2 –1 –209
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A William Ritter 31.10.1917 R3 –19 –185 A sa mère 4. 09.1928 R2 –1 –12
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fonction de l’architecte, de la conception de l’architecture elle-même, de l’idée de modernité ou du rapport de la création contemporaine avec les œuvres du passé, tous les fils sont là, sur lesquels vont s’articuler toutes ses œuvres à venir, écrites, dessinées ou construites. Sur les architectes de son temps, son opinion est faite. «Je nous trouve chétifs et fantoches, et pense que les architectes sont des pantins. Mon admiration va sans réserves aux ingénieurs qui lancent des ponts phénoménaux, qui œuvrent pour l’utile, le fort et le sain» 67. En mars 1908 il se déclare soucieux de bien appréhender «l’appareillage de la pierre de taille» 68 mais il proclame aussitôt, ou peu s’en faut, la primauté du béton armé: «... on peut parler d’un art à venir ... L’aurore de cet art devient éblouissante parce que du fer, matériau sujet à destruction, on a fait du béton armé, création inouïe et qui, dans l’histoire des peuples par leurs monuments, marquera un jalon de hardiesse» 69. Il ne lui suffit pas d’affirmer la prééminence de l’architecture comme «le premier des arts» 70, il veut en dégager l’essentiel. «On ne truque pas avec l’architecture, il y a des raisons toujours» 71. «L’architecture ... c’est l’art d’un organisme procédant du dedans et s’épanouissant au dehors en la parole de grands et amples volumes» 72. Il n’entend pas pour autant réduire l’architecture à un fonctionnalisme mécaniste. Avec son ami Ritter auquel il écrivait quelques années auparavant: «Moi qui ai vu Athènes» ,73 il revient aux leçons de la Grèce: «Les architectures primaires seront toujours les plus fortes et les grands moyens d’expression» 74. Il élève la préoccupation plastique au niveau d’une morale: «L’harmonie domine tout ... La proportion. C’est là – tout. Tout de la vie. Le but, le vrai, le juste» 75. Il va d’ailleurs organiser sa vie afin de pouvoir consacrer une large part de son temps à une recherche purement plastique par la peinture. «Je pense pouvoir réaliser bientôt ma vocation totale de peintre ... Autour de cette décision j’ordonne le reste» 76. Progressivement, quoiqu’il dise de l’enrichissement de son œuvre d’architecte par la peinture, celle-ci prend pour lui sa propre place. Après un séjour à l’étranger durant lequel il n’a pas pu peindre: «j’ai pu reprendre ma peinture, avec rage. Je ne puis m’en passer» 77. Quelques années plus tard, il confesse: «La vie sans ça, n’existe pas» 78. Il peint «parce que c’est le salut» 79. En 1954 la lettre pittoresque qu’il adresse à la direction du Who’s who pour rejeter l’idée que la peinture serait seulement pour lui un «violon d’Ingres» prouve, s’il en est besoin, l’importance qu’il attache à son engagement dans cette forme d’expression» 80. 67 68 69 70 71 72 73
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William Ritter 23.12.1913 R3 –18 –301 Charles L’Eplattenier 2. 03.1908 E2 –12 –32 * Charles L’Eplattenier 22.11.1908 E2 –12 –38 * William Ritter 31.10.1916 R3 –19 –69 * William Ritter 16.12.1928 R3 –19 –417 William Ritter 24. 03.1914 R3 –18 –329 William Ritter 1.11.1911 R3 –18 –128
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A William Ritter 28. 06.1914 R3 –18 –344 A ses parents 16. 03.1918 R1 –6 –19 A William Ritter 19. 04.1929 R3 –19 –335 A William Ritter 22. 04.1930 R3 –19 –423 A sa mère 11. 08.1937 R2 –1 –213 A sa mère 28. 09.1930 R2 –1 –92 * Au Who’s who 29.12.1954 R3 –7 –101 *
Il s’est très tôt posé en novateur. «Dans une époque où tout est chaos, où tout ce qui est banal est prôné, où tout ce qui est force naissante est contesté, j’estime que ceux qui ne veulent pas suivre les sentiers battus sont de bonnes têtes» 81. Parvenu au crépuscule de sa vie, il sera plus catégorique encore: «Les réformateurs sont toujours ces bâtisseurs qui détruisent d’abord et bâtissent dessus» 82. Cependant, il veut que le progrès s’appuie sur le passé, sur les enseignements de la tradition et sur le « pourquoi » et le « comment » des œuvres des siècles écoulés 83. « Tout chez moi pousse aux idées hardies mais à leur épaulement par la tradition » 84. Il reprendra cette idée tout au long de sa correspondance. Il sait qu’on le prend pour un détracteur du passé et il s’en défend. « Je ne suis pas un contempteur du passé, mais au contraire un fervent homme de tradition » 85. A un collaborateur d’Ernesto Rogers qui l’a documenté sur la Tour de Pise, il écrit: « Je suis sûr qu’il y aurait des recherches bien intéressantes à faire sur les mesures de l’édifice » 86. A Sigfried Giedion qui pense que le Pavillon de l’Esprit nouveau construit en 1925 n’est pas explicable en France, il répond: « Allez à la Bibliothèque Nationale étudier le 19ème siècle français du fer et du verre et vous verrez quelque chose de formidable » 87. Il lui arrive d’ailleurs de prendre sa plume pour défendre monuments ou perspectives. En 1939, il écrit au ministre de l’Education Nationale parce que la statue du maréchal Foch, qu’on se propose d’implanter place du Trocadéro, va, selon lui, compromettre la perspective ouverte sur la Tour Eiffel 88. En 1950, il plaide en faveur de la réhabilitation de l’hospice de la Charité à Marseille, dont bien peu, alors, se soucient 89. De même qu’il se défend d’être indifférent aux œuvres du passé, de même il s’élève contre ceux qui l’accusent d’indifférence à la nature: «Et dire que des brutes prétendent que je nie la nature. Imprégnation continue, émerveillement constant, découvertes à chaque pas. Nature, nature, lois, lois qui nous dominent et contiennent l’harmonie pour qui sait la chercher» 90.
En matière politique, la correspondance de Le Corbusier manifeste une forme d’immaturité surprenante. L’image dont il use dans une lettre de 1930, du blanc que l’on peut obtenir par le «mélange de toutes les couleurs» 91 témoigne d’une vérita-
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A ses parents 29. 06.1910 R1 –5 –18 * A Madame Chastanet Vitalis 5. 02.1962 E1 –15 –96 A ses parents 2. 06.1908 R1 –4 –11 A Auguste Perret 18. 04.1913 E1 –11 –78 A René Lespes 28. 05.1936 E2 –8 –234 A Ernesto Rogers 2. 06.1956 R3 –1 –167 et 18. 07.1956 R3 –1 –168
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Cité dans une lettre à Ernesto Rogers 25.11.1958 R3 –1 –175 * A Jean Zay Ministre de l’Education Nationale 04. 07.1939 R3 –9 –146 * A Maurice Jardot 26. 04.1950 E2 –5 –144 * A sa mère et à son frère 07.1935 R2 –1 –196 * A Hélène de Mandrot 28.06.1930 E2–14–400 *
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ble naïveté. Son désir d’approcher «l’autorité» 92 pour prendre part à l’aménagement du territoire et à la construction ou, après les guerres, à la reconstruction, le pousse à un opportunisme qu’il ne semble pas maîtriser. En 1941 il pense que «le fond de la question est que les hommes sont mal logés» 93 ce qui est alors incontestable. Il s’installe donc à Vichy pour faire le siège des conseillers du gouvernement en s’appuyant sur ceux d’entre eux qu’il a connus avant la guerre ... Il approche Jean Giraudoux un temps Commissaire Général à l’information. Il obtient une mission du Commissariat à la lutte contre le chômage mais toutes ses tentatives pour parvenir à la création d’un Centre d’études des problèmes d’Urbanisme (C.E.P.U.) échouent et les travaux du Comité d’Etudes de l’Habitation et de la Construction Immobilière présidé par le conseiller d’Etat Robert Latournerie et dont il est une cheville ouvrière tournent court. En septembre 1940, il avait failli rompre ses contacts avec Vichy avant même de les nouer vraiment: «Vichy me fait vichier» 94. En avril 1942, il pressent qu’il n’obtiendra rien de ce qu’il escomptait: «Il se pourrait que je me retrouve Grosjean comme devant. Il faut s’attendre à tout» 95. En juillet, la rupture est accomplie. Son opportunisme ne cessera de se retourner contre lui. S’adressant à certains représentants de la gauche ou au gouvernement soviétique, il se fera taxer à droite de fourrier du communisme. Sollicitant les représentants de la droite, ou tentant d’approcher Mussolini, il se fera rejeter par les forces de gauche. Il pense que les contacts qu’il prend, au niveau d’ailleurs de certains conseillers politiques plus qu’à celui des responsables eux-mêmes, ne peuvent pas l’engager politiquement. Il imagine assurément qu’il peut s’exprimer en technicien de l’urbanisme ou de l’architecture sans que la personnalité ou les fonctions de ses interlocuteurs ne rétroagissent politiquement sur sa démarche. Dans une lettre à sa mère, il se flatte de relever que ses idées sur le centre de Paris se retrouvent dans un « fascicule fasciste de 60 pages se terminant par la proposition de [ le ] nommer Ministre de l’urbanisme et de l’habitation » mais il ajoute naïvement et très sincèrement: « Tu penses bien que de politique je ne me mêlerai pas » 96. Encore faut-il bien veiller à ne pas oublier, en lisant de tels courriers, que le mot « fascisme » n’a pas dans l’opinion publique française, en 1927, le sens qu’il va prendre au cours des années à venir. Après la seconde guerre mondiale, ses démarches auprès des autorités françaises n’auront guère plus de succès. Certes, Raoul Dautry Ministre de la Reconstruction le soutiendra pour lancer le projet de l’Unité d’habitation de Marseille qu’ Eugène Claudius-Petit l’aidera à mener à bonne fin. Mais l’Etat ne défendra pas son
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A sa mère et son frère 2. 08.1940 R2 –4 –11 A sa mère et son frère 22. 04.1941 R2 –4 –30 A Yvonne Gallis 18. 09.1940 R1 –12 –51 *
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A sa mère et son frère 15. 04.1942 R2 –4 –56 A sa mère 17. 03.1927 R1 –6 –154 *
projet d’urbanisme de Saint-Dié et si Claudius-Petit lui confie un ensemble exceptionnel de projets à Firminy, c’est en tant que maire de cette ville, qu’il est devenu, et non pas en tant que ministre, qu’il n’est plus. En 1963, André Malraux commencera d’imaginer de lui commander un vaste complexe culturel à La Défense, près de Paris, dont le grand musée du XXème siècle, mais il est trop tard, Le Corbusier mourra alors que le projet était à peine esquissé.
L’homme, assurément, a un caractère ni commun ni facile. Il rapporte luimême: «Ma mère me dit souvent ‹Tu n’es pas bon›. Elle me connaît. Un ami de mon père, qui m’aime bien me dit ‹caractère irascible›» 97. Elle le mettait en garde: «Tu ne sais pas te faire aimer» 98 .Plus âgé, il confessera encore: «Varèse a un sale caractère, exactement le même que le mien» 99. C’est un solitaire. «Aux Beaux-Arts à Paris, pendant deux ans je n’adressai la parole à qui que ce soit» 100. Il raconte à William Ritter, avec un plaisir évident, qu’un peintre auquel il avait rendu visite, avait fixé sur la porte de son atelier «ce mot d’accueil gravé dans le bois et dans notre belle langue: ‹Je ne veux pas qu’on m’emmerde›» 101. Sans doute ferait-il sien volontiers le message ... Quand il n’est pas en voyage, d’ailleurs, il consacre ses matinées dans la solitude de son atelier personnel à ses travaux de peinture et d’écriture, réservant les aprèsmidi à l’architecture, avec ses collaborateurs à l’agence. Il mêle à ce vrai besoin de solitude un rejet grandissant de la vie sociale. «Les fêtes m’assomment ... Je n’y prends aucun plaisir ...» 102. «J’ai cessé toute activité mondaine. Ne vois personne, ne me montre pas, ceci constitue un barrage implacable contre les visites» 103. «Je ne vais même pas dans mes propres expositions; je n’en ai pas le temps; je n’en ai pas le goût. Je suis un anti mondain = un ours» 104. Comme bien des solitaires, il est volontaire, persévérant. «Il faut reconnaître que j’ai du mal à lâcher un morceau une fois que je l’ai saisi» 105. Il se sait lui même opiniâtre jusque peut-être dans l’erreur: «On me tuerait plutôt que de me faire entendre que j’ai tort. J’aime mieux avoir raison contre toute une ville que j’estime avoir tort» 106. Son goût de la solitude se nourrit aussi du sentiment que Le Corbusier a de sa propre valeur et du rejet dont sont l’objet certains de ses travaux et de ses projets. «Mon rôle m’a sorti de la moyenne et je suis rejeté par un effet naturel quoique amer » 107. Solitaire, il l’est aussi pour se protéger des autres et des innombrables 97 98 99 100 101 102
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William Ritter 22. 03.1916 R3 –19 –18 William Ritter 27. 01.1918 R3 –19 –194 F. Ouellette 4. 06.1960 R3 –6 –76 * William Ritter 23. 03.1914 R3 –18 –329 William Ritter 8. 05.1911 R3 –18 –75 sa mère 9.12.1936 R2 –1 –209
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A sa mère 4. 03.1955 R2 –2 –112 A Jane Drew 7. 06.1960 E1 –19 –83 * A sa mère 3. 08.1935 R2 –1 –197 * A William Ritter au dos d’une aquarelle sans date R3 –1 –343 A sa mère 29.09.1935 R2–1–198
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sollicitations qu’attirent à lui, du monde entier, ses travaux, ses livres et sa réputation. Certaines sont sérieuses, d’autres le sont moins. On lui demande du travail ou des recommandations pour en trouver, on quête sa signature pour des actions sociales, politiques ou culturelles, on voudrait le voir présider des jurys de toutes sortes, on le consulte sur des problèmes d’architecture, d’urbanisme ou de matériaux les plus inattendus. Un médecin lui propose de détourner le cours de la Seine afin de mieux urbaniser son lit dans Paris. Le voisin d’un boucher l’interroge sur l’isolation acoustique de la chambre froide de celui-ci, trop bruyante à son gré. Un bricoleur-inventeur lui soumet un nouveau procédé de ses inventions pour le ramonage des cheminées. Un pharmacien lui demande, puisqu’il correspond beaucoup avec l’étranger, de lui envoyer quelques timbres exotiques. Le plus étonnant est qu’il répond à la plupart. Le pharmacien recevra ses quelques timbres ! ...
La vie d’un homme comme Le Corbusier est riche d’innombrables rencontres et de bien des amitiés nouées et dénouées au fil du temps. Ses nombreuses lettres à Charles l’Eplattenier sont pleines de l’estime et de l’attachement qu’un élève peut manifester à un maître qui lui a beaucoup appris. «Je reste ... votre tout affectionné» 108. «... vous, mon maître que j’aime ... votre propre force ... est extraordinaire» 109. Leur brouille, dont il ne laisse pas percer les réelles raisons, n’en sera que plus amère. «C’en est fini entre L’Eplattenier et moi? Oui il y a eu je ne sais quoi ... Il me dit encore ‹mon ami›. Mais je n’y crois ... Des concepts d’art trop divers, trop opposés ont peu à peu congelé toute sympathie» 110. L’admiration a laissé place à une sorte de mésestime sinon de mépris: «Ai-je plus ou bien moins de talent que L’Eplattenier qui en a peu?» 111. Avec Amédée Ozenfant, Charles-Édouard Jeanneret avait trouvé un aîné qu’il estimait «de cent coudées au dessus [de lui]» et dont la compagnie lui était «des plus précieuses» 112. Il vivra avec lui leur brève aventure du mouvement puriste, partageant parfois les mêmes sujets de natures mortes ou dessinant les mêmes paysages d’Andernos sur le bassin d’Arcachon. En 1922, il a construit pour lui la villa-atelier de l’avenue Reille. Mais les deux hommes se disputent les mérites du purisme et Le Corbusier s’éloigne sans retour. «Amédée a fait paraître un livre qu’il espère ‹à sensation› écrit à sa gloire, sur la base de falsification totale de la situation artistique depuis 20 ans. Le livre d’histoire est véreux» 113.
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A Charles L’Eplattenier 2.03.1908 E2–12–32 * A Charles L’Eplattenier 22.11.1908 E2 –12 –38 * A August Klipstein 20. 08.1912 E–6 –152 *
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A William Ritter 9. 05.1913 R3 –18 –265 * A ses parents 17. 02.1918 R1 –6 –13 * A sa mère 12.12.1928 R2 –1 –27
Charles-Édouard Jeanneret, qui a travaillé quinze mois dans l’atelier des frères Perret, en 1908–1909, a éprouvé longtemps pour leur aîné une admiration et un respect qu’expriment les nombreux courriers qu’il adresse entre 1910 et 1922 à son «cher Monsieur Auguste». Il s’en séparera cependant de manière cinglante: «permettez que d’autres pensent différemment et que si on vous accorde d’être un parfait ingénieur, on est moins certain quant à vos dons de plasticien» 114. Quelques années plus tard, l’opinion sur Auguste Perret qu’il livre à sa mère n’est pas moins abrupte au regard de l’amitié passée: «Il est orgueilleux et sans grand cœur» 115. La lettre qu’il adressera le 1er mars 1954 à Madame Perret à l’occasion du décès de son époux, malgré toute la respectueuse courtoisie dont elle témoigne en une telle circonstance, comporte une phrase lourde de sens: «... La vie a passé changeant beaucoup de choses» 116. Il écrit d’ailleurs à sa mère, le même jour, à propos de Perret: «Il est arraché de mon cœur depuis longtemps» 117. Ces brouilles et ces ruptures avec de telles personnalités expliquent sans doute que Le Corbusier n’ait pas toujours la réputation d’un homme fidèle en amitié. La lecture de sa correspondance apporte cependant à cet égard un éclairage fort différent. On ne compte pas les signes d’affection qu’il manifeste envers d’innombrables relations, proches ou éloignées, auxquelles il restera attaché: Félix Klipstein, Marcel Levaillant, Louis Soutter, Blaise Cendrars, William Ritter, Joseph Savina et bien d’autres, amis de jeunesse ou connus plus tardivement, à l’occasion de projets, de voyages, de conférences, d’expositions ou de publications. Il exprime parfois ses sentiments sans détour mais aussi bien souvent par des gestes significatifs. Il assortit son message affectueux à Blaise Cendrars gravement malade d’une aide qu’il enrobe d’une pudeur délicate 118. Il s’entremet pour vendre des dessins de son petit cousin Louis Soutter. Il multiplie les démarches pour faire acheter les œuvres de son ami Norbert Bézard, ancien ouvrier agricole et ancien ouvrier chez Renault, venu tardivement à la céramique 119. Nombre de ses relations professionnelles deviendront de ses amis et le resteront toute leur vie. Paul Ducret qui gère certaines de ses affaires partage en compagnie de sa femme Germaine et de son beau-fils Claude son amitié et bien des moments heureux ou malheureux 120. Jean-Jacques Duval, qui lui a confié la reconstruction de son usine de Saint-Dié, apprécie sous l’architecte qu’il respecte, l’ami auquel il demande d’être le parrain de son fils Rémy. Jean Martin exécute certains de ses travaux de peinture ou d’émail mais il le reçoit aussi avec chaleur, en famille, dans sa
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A A A A A ‘
Auguste Perret 13.12.1923 E1 –11 –237 sa mère 8. 05.1927 R1 –6 –161 Madame Auguste Perret 1. 03.1954 E1 –11 –267 * sa mère et son frère 1. 03.1954 R2 –2 –92 * Blaise Cendrars 14.11.1960 E1 –13 –22 * certaines lettres à Norbert Bézard 08. 07.1952
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E1 –7 –236 * 8.10.1952 E1 –7 –250 * 5. 03.1953 E1 –7 –266 * Par exemple le transfert des cendres d’Yvonne Gallis du Cimetière du Père Lachaise à Paris, au cimetière de Roquebrune Cap-Martin. ‘ lettre à sa mère et son frère 17. 06.1958 R2 –2 –137 *
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propriété de Touraine. Durant l’occupation de la France, certains de leurs amis aideront Le Corbusier et sa femme à surmonter, à Paris, les difficultés du ravitaillement alimentaire. Le Corbusier exprime parfois sa fidélité à des relations plus éloignées. Pour les soixante-quinze ans de Hans Hildebrandt, qui a traduit en allemand Vers une architecture, en 1926, il lui offre un dessin. En 1932, apprenant que pour son soixante dixième anniversaire, ses étudiants vont entourer le Professeur Theodor Fisher qu’il a seulement rencontré, voilà plus de vingt ans, lors de son voyage en Allemagne en 1910, il lui adresse ses vœux en lui rappelant son accueil plus de vingt ans auparavant 121. Dans les années qui suivent le décès de sa femme, il multiplie les messages ou les présents «au nom d’Yvonne» ou «en souvenir d’Yvonne» à Yves Bertocchi, qui en avait été le filleul 122, à Madeleine Goisot 123 ou à Jeanne Asplanato 124, qui en avaient été, l’une et l’autre des amies. Il l’avait épousée en 1930 alors qu’il la connaissait depuis 1922. Quand il en est éloigné, lors de ses voyages, il lui adresse des lettres nombreuses, fréquentes. Elles manifestent une affection protectrice, vigilante, quasi paternelle, multipliant conseils et mises en garde sur la santé difficile d’Yvonne, ses habitudes alimentaires ou son usage du tabac. Auprès de ses parents ou de ses amis, il vante bien souvent les qualités d’Yvonne, «enfant dévouée, aimante, fidèle et très digne mais maladivement sauvage» 125. Il souligne l’aide qu’elle lui apporte: «Yvonne va courageusement, maintient haut le moral de son homme» 126. A Marguerite Harris-Tjader dont il a pu apprécier l’accueil qu’elle lui a réservé lors de son premier voyage à New-York en 1935, et sans laquelle il «n’imagine pas ce qu’aurait été [son] NY et [son] USA-», il écrit, parlant de sa femme: «ma vie va retrouver aussi un cœur vif et croyant et propre que je respecte 127. Il lui voue en effet affection et respect mais les courriers qu’il lui adresse, souvent brefs, ne manifestent guère une vraie profondeur d’échanges. S’il entretient son «Petit Vovon, son Petit Von, son Petit Von de Monaco, son Petit Gosse» de ses travaux, il reste avec elle le plus souvent superficiel, cherchant parfois plutôt à lui montrer, en évoquant ses journées, qu’elle a épousé «un homme qui est considéré comme un grand monsieur dès qu’il est sorti de sa tanière» 128. Est-ce là le propre de sa relation avec Yvonne ou le signe d’une attitude vis-à-vis des femmes en général? Quelques propos qui émaillent certaines de ses lettres ne permettent guère le doute: «Les femmes il fait bon les choyer, les imbéciles femmes si belles» 129. «Pas-
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A Theodor Fischer 18. 04.1932 E2 –2 –267 * A Yves Bertochi 06.1962 E1 –7 –145 * A Madeleine Goisot 15.12.1958 E2 –3 –366 * et 31.10.1958 E2 –3 –370 A Jeanne Asplanato 17. 07.1961 E1 –4 –97
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sa mère 08.1931 R2 –1 –130 sa mère et son frère 21. 01.1951 R2 –2 –34 Marguerite Harris-Tjader 14.12.1935 E3 –10 –12 * Yvonne Gallis, sans date, R1 –12 –69 William Ritter 5.10.1918 R3 –19 –29
sons sur le caprice, sur l’innocence des femmes, sur leur ignorance» 130. «Une fois de plus je m’aperçois que les dames foncent ... avec un sublime égoïsme» 131.
Sous ses dehors austères, Charles-Édouard Jeanneret semble dissimuler une vraie sensibilité. Parlant d’un article qui lui a été consacré dans la Revue des Jeunes il écrit à sa mère: «C’est la première fois que je rencontre celui qui a découvert derrière mon ‹rationalisme›, le petit bout de mon cœur» 132. A près de quarante ans, il ose lui confier: «Je suis un être infiniment sentimental, (contrairement aux apparences) ...» 133. Tout jeune, il ne confesse guère, il est vrai, ses pensées les plus intimes. Pourtant, la confiance que lui inspire William Ritter libère sa plume: «J’ai volé l’autre soir à une jeune-fille un bécot; aujourd’hui, un chat ... me troubla de son regard ardent ... et je m’arrêtai longuement ce soir, dans le bois, sous le ciel rose, à regarder un merle qui chantait délicieusement ...Voila donc qu’éclatent dans toute la nature, les fanfares irrésistibles du printemps» 134. A vingt et un ans, les voies de sa sensualité restent confuses: «Mes excès de sens restent presque en dehors du lit et j’ai une plus intime joie douloureuse à enfoncer ma langue dans une grande rose fraîche, une de ces roses de ces jours où il y en a plein mes chambres, si grandes, si rouges, si drues, si profondeurs, et dont le parfum est une salive ô tant rafraîchissante» 135. Parfois pourtant, il parvient à dissiper toute pudeur: «tout ça puerait le lys à vous en faire craquer la cervelle, éclater les artères. Et il faisait là un chaud qui vous tenait éveillé, la nuit! ... Et tu bandes!!! Connais ça!» 136. En termes moins explicites, il se confie à Marguerite Harris-Tjader: «Mes nuits sont pleines d’imaginations intenses. Le soleil les dissipe» 137. De telles confidences restent rares. Le Corbusier demeure le plus souvent dissimulé soit derrière la réserve naturelle de son tempérament solitaire soit derrière des traits de caractère si opposés qu’on pourrait en donner des lectures contraires. Il accepte les décorations officielles les plus élevées, les médailles les plus enviées, les titres universitaires les plus renommés, mais il écrit: «J’ai horreur de toutes ces histoires là ... Je tiens à ne pas exister plutôt que d’être couronné de tous ces honneurs qui me sont parfaitement indifférents» 138. Pour Yvonne, il force la modestie: «On me fait académicien dans tous les coins du monde, médaille d’or, convocation pour cérémonies divers endroits. Je réponds: merci et zut» 139. Dans
130 131 132 133 134
A A A A A
Marcel Levaiillant 4.12.1923 H3 –7 –86 Madame Chastanet-Cros 27. 04.1963 E1 –15 –130 sa mère 1. 05.1926 R1 –6 –121 sa mère 28.11.1928 R2 –1 –25 * William Ritter 1. 03.1911 R3 –18 –59
135 136 137 138 139
A A A A A
William Ritter 18. 06.1918 R3 –19 –249 William Ritter 07.1910 R3 –18 –93 Marguerite Harris-Tjader 21. 03.1939 E3 –10 –34 * Jose Luis Sert 4.10.1960 R3 –3 –424 Yvonne Gallis 3. 09.1957 R1 –12 –132
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une même inspiration, lorsqu’il raconte à sa mère que la reine d’Angleterre va lui «coller» la médaille d’or des architectes britanniques, il feint la désinvolture en parlant de la «Queen ... sympa cette petite» 140. Cette prétendue indifférence ne lui permettra pas cependant, de retenir ses chaudes larmes, lorsque Eugène Claudius Petit, à l’occasion de l’inauguration de l’Unité d’habitation de Marseille, lui remettra la cravate de commandeur dans l’ordre de la Légion d’honneur. Son rapport avec l’argent paraît présenter autant de contradictions. Il a grandi dans un milieu modeste. Tout jeune, en voyage, il montre dans bien des correspondances à ses parents qu’il sait surveiller de près sa dépense. Plus tard, dur parfois en affaires, il ne répugne pas à discuter avec Lucien Hervé, le prix de clichés qu’il estime souvent trop élevé, ni à comparer ses honoraires à ceux de certains de ses confrères mieux nantis 141. Il va jusqu’à relancer Nehru lui-même, le jour d’une inauguration à Chandigarh sur les honoraires qui lui sont dus 142. Mais toute sa vie il multipliera les signes de générosité autour de lui – dons, prêts, cautions – à des parents, à des amis, à des collaborateurs ... Après le décès d’Yvonne, il manifeste sa générosité auprès de certaines des amies de sa femme. «Au nom d’Yvonne», il transforme un prêt en don. Son père disparu, il entretient largement la Petite Maison où vit sa mère, supporte bien des dépenses de celle-ci comme de son frère, multiplie pour eux les cadeaux de toutes sortes, les invitations à des voyages, à des séjours. Certains abusent de sa générosité. Lorsqu’il recommande quelqu’un qu’il ne connaît pas particulièrement pour qu’on loge cette personne à la Cité de refuge de l’Armée du Salut dans les conditions les plus favorables et que son protégé lui fait purement et simplement adresser une facture de dix jours de séjour, il relève l’inélégance du procédé mais il règle la note 143. La relation que Charles-Édouard Jeanneret d’abord puis Le Corbusier ensuite, entretiendra avec la Suisse, est un autre révélateur de ses contradictions. Il a souvent affiché envers son pays natal et la ville où il a grandi, une vive désaffection sinon même quelque mépris et c’est généralement ce qu’on en a retenu notamment sur les rives du Lac Léman. Sa correspondance révèle que ses sentiments étaient plus complexes. Certes, de la Suisse, il rejette souvent l’atmosphère, l’esprit. «Voici 20 jours que je suis en Suisse. C’est triste, Auguste, c’est gris, froid» 144. Il va plus loin encore: «Cette ville [La Chaux-de -Fonds] je la hais. Les gens aussi a priori» 145. «L’ordre suisse m’embête, me révolte, me réfrigère, me scandalise» 146. Il pense surtout qu’il ne pourra pas trouver en Suisse, le succès auquel il aspire: «Jamais je n’aurai ici l’épanouissement de mes désirs ... Je ne vous répète pas l’impossibilité qu’il
140 141 142 143
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A sa mère 1. 02.1953 R2 –2 –72 A Jose Luis Sert 26.11.1952 R3 –3 –334 A Nehru 23. 09.1953 E2 –17 –5 * A la Cité de refuge 22. 01.1935 E2 –3 –125 et 9. 05.1935 E2 –3 –127
144 145 146
A August Klipstein 21.11.1911 E2 –6 –163 A William Ritter 9. 05.1913 R3 –18 –265 * A sa mère 10.10.1931 R2 –1 –134 *
y a ici de faire œuvre moderne. Je fais boudoir sur boudoir, et quand je construirai, il faudra par salut commercial, faire banal et pompier» 147. Il se sent même «refoulé des travaux suisses» 148: «on ne me trouve pas du cru» 149. Pourtant, il conserve au fond de lui un attachement profond envers ses montagnes du Jura: «Chaque arbre et chaque manière de se courber du terrain, je les reconnaissais. Je vous les dessinerais. C’est très profond en vous, c’est monté en vous, le jour de la naissance, depuis les pieds jusqu’au milieu du corps. Toute une partie de nous, c’est de la Terre du pays» 150. Le temps écoulé ne dissipe pas cet attachement: «Au fait ... se laissant aller à imaginer, on devient fier d’être des montagnes neufchateloises» 151. La contradiction avec le mépris affiché parfois par ailleurs est manifeste. Elle percera davantage encore lorsqu’il commence à envisager sérieusement de demander sa naturalisation pour la nationalité française. Le trouble est alors évident: «Je n’ai jamais eu le sens des frontières. Et pourtant, au moment d’opter, je sens au fond de moi, se dresser l’immense édifice sentimental construit par l’éducation. Cela me fait de la peine» 152.
Si l’ambition, l’acharnement à l’ouvrage et le goût d’une certaine solitude expliquent ou constituent certains traits les plus saillants du caractère de Le Corbusier, sa relation avec ses parents, son frère et sa femme éclairent fortement sa personnalité. Les nombreux courriers souvent fort longs, qu’il adresse à ses père et mère, généralement de façon conjointe, dans les années 1907 à 1926, témoignent d’une affection profonde qu’il exprime lui-même directement. «Si vous saviez ce que je pense à vous, ce que je vous aime, ce dont je suis fier de vous ...Vous dire ce que je vous aime, c’est que je me mets à pleurer en vous écrivant cela» 153. «Qui voulez-vous que j’aime en dehors de vous? ...» 154. La mort de son père a durement éprouvé Le Corbusier. Sous l’extrême simplicité et la brièveté de ses quelques phrases, la lettre qui annonce ce décès à sa femme l’exprime bien. «Mon papa est mort cette nuit à côté de moi, tranquillement sans un mot ... J’ai un véritable gros chagrin. Mon père est beau» 155. Ce décès va transformer la relation avec sa mère et dans une certaine mesure avec son frère. Il va se sentir investi d’un devoir de protection. «On devient le conseiller de sa mère, on n’a plus le droit de rester un gamin. On sent la vocation d’être fils et je deviens en quelque sorte le protecteur de ma mère, comme son papa, un sentiment bien doux» 156. Il souligne qu’il est l’aîné: «Ma petite maman, tu vois bien que papa a eu raison de
147 148 149 150 151
A A A A A
Auguste Perret 21. 03.1916 E2 –111 –197 sa mère et son frère 19. 03.1940 R2 –4 –5 William Ritter 9. 05.1913 R3 –18 –265 * William Ritter 17.11.1912 R3 –18 –220 William Ritter 18. 01.1926 R3 –19 –408 *
152 153 154 155 156
A A A A A
sa mère 28.11.1928 R2 –1 –25 * ses parents 7. 01.1908 R1 –4 –63 ses parents 8. 03.1908 R1 –4 –98 * Yvonne Gallis 11. 01.1926 R1 –12 –21 * William Ritter 18. 01.1926 R3 –19 –408 *
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me dire de m’occuper de toi. C’est moi l’aîné, l’homme sage, je donne le conseil avec tendresse et avec amour» 157. La liberté d’expression de ses sentiments pour sa mère, est frappante. «Tu es belle à regarder sourire» 158. «J’ai retrouvé la petite maman de mon adoration de toujours» 159. «Tes lettres sont fraîches comme un bouquet de fleurs. Dans ta personne il y a du soleil. Tu nous montres le côté lumière de la vie» 160. «Crois à notre profond respect, à notre admiration, à notre affection. Et avant tout à notre reconnaissance. Tu es quelqu’un» 161. Au delà des échanges épistolaires, cette affection filiale emprunte bien des voies. Le Corbusier aide sa mère financièrement, multiplie les présents, se préoccupe activement de sa santé, de sa nourriture, du choix d’une infirmière, du recours à une femme de ménage, de la race et du sexe d’un nouveau petit chien à acquérir. Sa mère vivra près de cent ans et dans une correspondance abondante qui s’est étendue durant plus de cinquante ans, dont près de trente cinq après la mort du père, les manifestations d’affection se renouvellent sans cesse. Cependant, l’essentiel de la relation du fils à la mère ne réside peut-être pas dans l’expression de cette affection elle-même. Charles-Édouard Jeanneret a de tout temps manifesté une sorte d’inquiétude sur l’estime que ses parents pouvaient éprouver pour ses travaux et ses réussites. Bien avant le décès de son père, il écrivait déjà à son ami Ritter, qui avait cité son nom dans une chronique suisse: « Est-ce que Monsieur mon papa daignera sourire s’il voit un jour le nom de son fils imprimé noir sur blanc! C’est que mon papa est persuadé absolument que ses fils ne feront jamais rien!» 162. La disparition du père polarisera ce sentiment sur la mère. Le Corbusier éprouve d’autant plus un tel besoin de reconnaissance que Charlotte PerretJeanneret, elle-même musicienne, a sans doute un faible pour son frère Albert, qui a étudié le violon sans toutefois parvenir à une véritable carrière de musicien. CharlesÉdouard va donc entrer dans un double rôle dont les deux composantes se complètent paradoxalement. Il est bien l’homme mur, l’aîné solide à la situation établie, protecteur actif et efficace de sa vieille mère. Mais il est aussi, dans le même temps, plus que d’autres, le fils qui cherche, comme un enfant, à montrer à sa mère, l’importance de ses travaux, la notoriété des gens qu’il rencontre, le lustre des honneurs qui lui sont réservés. Sa fierté exalte parfois sans détour ses œuvres elles-mêmes. Parlant à sa mère de la Chapelle de Ronchamp: « C’est l’œuvre d’architecture la plus révolutionnaire qu’on ait faite depuis longtemps » 163. Au sujet de l’Unité de Marseille, dès 157 158 159 160
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A A A A
sa sa sa sa
mère mère mère mère
28. 09.1930 R2 –1 –92 * 30. 03.1958 R2 –2 –188 27. 09.1932 R2 –1 –172 3.11.1934 R2 –1 –191 *
161 162 163
A sa mère 11.11.1945 R2 –4 –129 A William Ritter 07.1911 R3 –18 –93 A sa mère 27. 06.1955 R2 –2 –25 *
après l’inauguration, il lui écrit qu’elle « est une des grandes œuvres de l’architecture ( à n’importe quelle époque ) » 164. Et à propos de Chandigarh: « Le Palais de la Haute Cour ... est tout simplement extraordinaire ... C’est une symphonie architecturale qui dépasse tous mes espoirs, qui éclate et se développe sous la lumière d’une façon inimaginable et inlassable ... Je pense que Chandigarh est une date architecturale » 165. Mais le fils-enfant cherche parfois naïvement à frapper son interlocutrice par des considérations bien terre-à-terre. « Je loge dans des hôtels somptueux jusqu’à 20 $ par jour ... A Washington, mon appartement avait 26 lampes » 166. Le Corbusier est d’ailleurs conscient de l’importance et de la complexité de sa relation avec sa mère. Ne lui écrit-il pas lui-même qu’un psychanalyste américain lui a dit, en regardant ses tableaux: «Vous avez un litige avec votre mère, quelque chose qui n’a pas encore été résorbé» 167? Les doutes qu’il éprouvait quant à la reconnaissance de ses mérites, par sa mère, expliquent pour une large part un tel propos. Après le décès de leur mère, il écrira à son frère: «Je m’aperçois que Maman au Paradis, il me manque une boîte aux lettres pour y mettre (parfois) tel papier apportant une adhésion positive à mon boulot. Pour elle, ça me faisait comme la boîte aux lettres unique. Le reste, les autres, je m’en fous» 168.
Au lendemain d’une conférence sur Léonard de Vinci, Le Corbusier écrivait au conférencier, en le remerciant de lui avoir fait découvrir une personnalité qu’il ne soupçonnait pas: «On se fait d’un inventeur ou d’un artiste une image souvent bien artificielle» 169. Il est permis d’imaginer qu’il pensait que cette idée aurait pu lui être appliquée. Ne se plaignait-il pas d’être incompris non seulement dans ses créations mais jusque dans ses goûts et sa sensibilité? Ses correspondances révèlent bien, en effet, que le portrait qu’on en a souvent donné est abusivement simplificateur. Le seul caractère novateur de ses idées n’explique sans doute pas l’outrance des traits qu’on a fréquemment donnés de lui. Il s’est lui-même prêté à ces surcharges et ces déformations en usant d’expressions tranchées ou provocatrices. Les débats autour de ses idées ont souvent pris ainsi un tour passionné, durcissant les positions de ses partisans tout autant que celles de ses adversaires en l’enfermant lui-même dans ses propres provocations. Il est d’ailleurs pleinement conscient non seulement qu’il va occuper une place exceptionnelle dans l’histoire de l’architecture mais qu’il offre une image hors du commun. «Je suis Le Corbusier – Corbu, et c’est un sacré rôle» 170. Le propos ne 164 165 166 167
A A A A
sa sa sa sa
mère mère mère mère
15.10.1952 R2 –2 –65 * 17.11.1954 R2 –2 –103 * 24. 01.1946 R2 –4 –131 19. 02.1937 R2 –1 –149
168 169 170
A son frère 30. 05.1960 R1 –10 –448 A Maurice Roche 9. 06.1954 R3 –1 –87 A sa mère et son frère 13. 01.1956 R2 –2 –170 *
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saurait être plus clair. Il ne lui suffit pas d’être le novateur, l’incompris, le travailleur opiniâtre, il veut, pour les autres, offrir clairement de lui-même, l’image du novateur, de l’incompris, du travailleur opiniâtre. Au delà des événements de chaque jour, des idées lancées, des projets publiés ou construits, il a commencé très tôt de cultiver son image avec une maîtrise de la communication très en avance sur son temps. On en trouve bien des signes tout au long de sa correspondance. Le choix de son nom, auquel force est de revenir ici, en est une des manifestations les plus évidentes. S’il a expliqué l’origine de son surnom, il ne semble pas avoir révélé les raisons de ce choix. La particule «Le» qui commande le nom, constitue à elle seule une sorte d’accroche qui le renforce et favorise une certaine distanciation. A l’inverse, sa suppression, dans le raccourci de «Corbu», fréquemment utilisé par lui et autour de lui, même avec ses proches, débouche sur une sorte de familiarité et de complicité. Elle se prête aussi à cette caricature du corbeau, jeu de mot dessiné, dont il émaille bien des lettres, à l’appui de sa signature. Il avait écrit: «Les grandes choses sont faites de toutes petites actions» 171. Parvenu au terme de sa vie, il le confirme: «Il n’y a pas de petites choses» 172. Il applique drastiquement ce principe à la gestion de sa propre image en s’efforçant de contrôler tous les éléments publics qui y concourent. A Mme Hildebrandt, veuve du traducteur en allemand deVers une Architecture, qui souhaite publier sa correspondance avec son mari, il demande qu’elle lui soumette son choix» 173. Au directeur des Monnaies et Médailles, il objecte que le projet de médaille qui lui a été présenté, offre de lui un visage qui ne lui paraît pas satisfaisant et il suggère telle modification indispensable à ses yeux» 174. Il s’attache particulièrement à toute publication concernant son œuvre. Il est intraitable avec Lucien Hervé sur le choix des clichés de ses constructions susceptibles d’être publiés. A son ami Maurice Jardot, il signifie, à propos d’un projet de livre le concernant, qu’il entend contrôler «le point de vue esthétique qui y sera exprimé» 175. A une revue de Bombay préparant un article sur ses travaux, il indique sans ambages: «Je me refuse à toute publication qui ne soit pas munie de mon visa» 176. Il va jusqu’à renvoyer un projet d’article à la revue The Listener en priant son correspondant d’être «assez aimable pour veiller très scrupuleusement à la ponctuation» 177. Il exige de Jean-Jacques Duval, qui travaille sur un projet de livre le concernant, d’avoir la possibilité d’en relire la dernière frappe 178.
171 172 173 174
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A Robert Ratonie 1. 05.1959 E2 –20 –102 A J. C. Mazet 15. 02.1965 E2 –15 –60 A Madame Hildebrandt 23. 06.1964 E2 –4 –556 Au Directeur des Monnaies et Médailles 15. 02.1951 E2 –7 –65 * et à Jean-Charles Lallement 24. 06.1957 E2 –7 –844
175 176 177 178
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Maurice Jardot 11. 01.1959 E2 –5 –185 Marg Publications 17. 09.1960 E2 –14 –548 The Listener 3.12.1932 E2 –9 –38 Jean-Jacques Duval 15.11.1963 E1 –20 –603
Bien entendu, lui qui a fait la maquette de la plupart des livres qu’il a écrits, attache la plus grande importance à la présentation des ouvrages. Il menace carrément Jean-Louis Ferrier de contentieux s’il ne respecte pas les choix graphiques dont il a lui-même décidé» 179. Et quand il demande à Junzo Sakakura des échantillons de tissage faits au Japon, d’une tapisserie dont il a dessiné et peint le projet, il précise bien qu’il veut un essai de sa signature «à placer à hauteur d’œil» en un point qu’il choisira lui-même» 180. S’il est soucieux de l’image qui est la sienne, Le Corbusier n’en connaît pas moins les réserves qu’elle peut provoquer chez certains de ses contemporains. Il le manifeste avec une grande lucidité lorsqu’il recommande chaleureusement son ami Jean Prouvé à l’American Institute of Architects: «Si ma recommandation devait être nuisible à M. Jean Prouvé, je compte sur votre gentillesse pour admettre que vous ne l’aurez pas Lue» 181. La manière dont il considère sa propre image révèle une de ses contradictions, parmi bien d’autres. Il aime à répéter qu’il ne s’intéresse pas à ce que la presse dit de lui et qu’il a même ordonné à sa secrétaire de ne pas lui montrer celle-ci. Il écrit à Pierre Baudouin: «Je n’ai pas le temps ni le goût de m’occuper de ce que l’on pense de moi dans le monde» 182. Mais il exprime périodiquement des aspirations tout autres. Il fait demander à Paul Lester Wiener de lui procurer un article du NewYorker sur Chandigarh 183 et il fait par exemple observer à Tériade: «Vous m’avez dit des choses mirobolantes relatives au retentissement du Poème de l’Angle droit. Je n’ai jamais lu un mot sur ce travail. Je ne suis pas vaniteux, mais je serais heureux tout de même de lire quelques coupures que vous pourriez me prêter ...» 184. A partir de 1929, il a contrôlé la publication des huit volumes de L’œuvre complète dont quatre consacrés à son œuvre propre et quatre autres aux travaux de l’agence Le Corbusier-Pierre Jeanneret, en sélectionnant les projets et les travaux, et en veillant à l’iconographie, à la mise en page et à la typographie. Mais il ne lui suffit pas de savoir que ses œuvres construites entreront durablement dans le patrimoine architectural et ses livres dans l’histoire de l’architecture. Très tôt, il se préoccupe de la sauvegarde et de la non-dispersion de ses archives écrites, de ses études et des éléments de son œuvre plastique dont il ne s’était pas dessaisi. Dès 1949, il fait part de ce souci à Jean-Jacques Duval: «Cher ami Duval. On peut casser sa pipe à toute heure de la vie ... J’ai ici ... des choses considérables et multiformes: dessins, écrits, notes, carnets de voyage, albums, etc. Il ne faudrait pas qu’un voyou quelconque puisse venir piller sans coup férir et annuler des séries qui valent parce qu’elles sont groupées ...» 185. Le propos évoque un versement éventuel à «des 179 180 181
A Jean-Louis Ferrier 14. 05.1963 E2 –2 –132 A Junzo Sakakura 4. 02.1957 R3 –02 –90 A l’American Institute of Architects 13. 02.1957 E2 –19 –365
182 183 184
A Pierre Baudouin 17. 02.1959 C2 –10 –276 A Paul Lester Wiener 27. 05.1955 R3 –07 –179 A Tériade 4. 09.1962 R3 –05 –78
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institutions, des musées» mais l’idée d’une fondation spécifique, qui n’est pas encore apparue, germera bientôt. Le Corbusier va en entretenir quelques uns de ses amis les plus divers, demandant, à plusieurs d’entre eux de façon d’ailleurs dispersée, de l’aider à réaliser un projet à l’égard duquel tous ne paraissaient pourtant pas avoir une compétence particulière 186. Le projet verra néanmoins le jour, avec les conseils de certains d’entre eux et plus encore avec l’appui d’André Malraux Ministre d’État chargé des Affaires Culturelles et le concours, à son cabinet, de Michel Pomey, maître des requêtes au Conseil d’Etat. La Fondation Le Corbusier, dont celui-ci avait fait son légataire universel avant même sa création, sera fondée en 1968.
Les correspondances de Le Corbusier permettent une approche de leur auteur plus fine et plus nuancée que bien d’autres sources. Elles éclairent la personnalité de cet homme abrupt et affectueux, austère et sensuel, timide et agressif, âpre et généreux. Elles peuvent contribuer à démêler les contradictions d’une personnalité complexe et à faire tomber les masques dont se protégeait celui à qui Jacqueline Vauthier-Jeanneret a pu écrire: «Vous, le ‹dur› des tendres» 187. Elles peuvent aider à mieux comprendre l’isolement de celui à qui Bernard Zehrfuss écrivait: «Vous êtes, vous le savez, admiré par tous les Architectes du Monde entier; autrefois critiqué et calomnié, vous êtes maintenant reconnu comme un maître incontesté, même en France. Aussi beaucoup de gens vous aiment et vous suivent. Si vous ne persistiez pas à l’ignorer, vous seriez certainement encore plus fort, si vous traitiez avec moins de méfiance ceux qui viennent vers vous, vous ne vous sentiriez pas, comme maintenant, tellement isolé» 188. Jean Jenger Les références indiquées renvoient au fonds d’archives de la Fondation Le Corbusier. Celles qui correspondent à des lettres reproduites dans l’ouvrage sont assorties du signe *
185 186
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A Jean-Jacques Duval 30. 04.1949 E1 –20 –465 * ‘ en particulier lettres à Jean-Pierre de Montmollin 10. 04.1957 E2 –16 –108, 25. 09.1957 E2 –16 –111 *, 1.10.1957 E2 –16 –112 * et 16. 09.1960 E2 –16 –147 ; à Walter Gropius 11. 05.1953 E2 –11 –33 * , à Giedion et Bouxin 24.11.1953 E1 –9 –185 * , à James J. Sweeney 16. 07.1955 R3 –4 –475 * ,
187 188
à Jean Petit 22. 05.1957 E1 –10 –70 * , à Gabriel Chéreau 22.10.1962 E1 –14 –244 et à Eugène Claudius-Petit 14. 09.1962 E1 –16 –315 * ( cette dernière lettre pourrait n’avoir pas été expédiée ). Jacqueline Vauthier-Jeanneret à Le Corbusier 24. 02.1962 R3 –6 –108 Bernard Zehrfuss à Le Corbusier 23. 01.1957 R3 –9 –66
Auto-portrait de Charles Édouard Jeanneret – Le Corbusier ( non daté )
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Choix de lettres
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Lettre du 14 septembre 1907 à ses parents Florence, dimanche le 14 sept 1907
Chers Papa et maman. Je me décide à employer les grands formats espérant vous décider en me gratifier de quelque petit format. Je suis très reconnaissant à papa de ses bonnes cartes; je pense bien que la petite maman a beaucoup à faire dans ce sacré petit ménage si propre. Vous aurez reçu une carte vous disant que je suis à Florence depuis mardi soir. J’y ai retrouvé Perrin 1 tout joyeux et gai de retrouver un pays; nous avons visité ensemble, le mercredi les Offices où sont de superbes Boticelli, un Raphaël!!, quelques antiques, un Verrochio etc., j’en oublie. Jeudi à la chapelle des Espagnols peinte des fresques du Giotto et de Gaddi, très beau, et au Bargello, un des anciens palais farouches du 15ème siècle, d’architecture si puissante et si simple (la pierre ici a une superbe couleur brune, avec parsemée dans ces sévères surfaces une petite fenêtre de marbre blanc, à fines colonnettes et délicieux à jours: le guerrier qui se révèle artiste, le florentin d’autrefois. Dans ce musée j’ai vu les plus beaux Donatello, j’ai pu les palper, car c’est une jouissance des doigts que de caresser ces diverses formes. J’y ai vu aussi des tapisseries extraordinaires, des ivoires (!) des émaux, des ors repoussés, des armures damasquinées, bref, c’est l’esprit de cette magnifique période du 15ème siècle qui se trahit partout, partout. On rêve alors volontiers, on verrait avec quelle joie, des ouvriers artistes se vouer au travail de toutes les matières; ici tout est prétexte à beauté. – Une chose curieuse et bonne, (chose qui me fait craindre d’affronter si jeune un voyage en Italie) c’est de voir avec quel discernement on juge ces multitudes d’œuvres d’art... ou de prétextes à œuvres d’art; on arrive d’un clin d’œil à éliminer les choses secondaires, et je ne me souviens absolument que des merveilles.Tout se révèle peu à peu, comme un cliché au développement. Jamais de coup de théâtre!. Si cependant: nous sommes allés hier au soir, au coucher du soleil sur la colline qui domine Florence, et qui vit naître Fra Angelico, que Bœcklin habita si longtemps; nous sommes montés à Fiesole, ce fut merveilleux, une révélation. Je compris pourquoi nos grands quattrocentistes furent ce que leurs œuvres nous les révèlent: ils n’étaient que de sincères artistes émus devant une nature digne des dieux. Ils comprirent et surent en profiter; ce que je ne comprends pas c’est que le style jésuite, rococo, le moderne enfin aient jamais pu prendre pied dans un tel
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pays. La race italienne me paraît bien déchue, bien avilie: il n’en reste plus rien. Je vous l’ai déjà écrit, c’est le pays de la saleté, plus que cela, de la crasse. Administration, hôtels, magasins, pensions, tout est la même boutique. Je loge ici avec Perrin: pour 30f la quinzaine, nous avons chambre et repas du soir; la chambre va bien, le repas moins bien: minestra ultra italienne (une énorme assiette de soupe aux macaronis, puis viande et histoire de légumes à l’Italienne, un mystère, bon, oui, mauvais oui, on ne sait trop que dire, ... constip ... sûrement!) La camaraderie tiraille un peu, il y a loin aujourd’hui aux effusions de mardi soir! Je suis cette foisci entièrement décidé quant à la chambre commune à Vienne: aucun point de contact,: éducation différente, fluides pas justement attractifs, bref, çà ne chauffe pas à blanc! Enfin tant pis, je suis donc difficile à vivre! Ceci entre nous s.v.p. cela pourra changer. Hier samedi Palais Pitti, des Raphaëls (portraits, le point extrême de la beauté! La belle du Titien, crénom!) Enfin bref. on est venu ici pour s’épater, et cela ne rate pas. Je me réjouis du 1er octobre, parce que maman aura du soulagement à ses misères. Que devient Albert 2 ? Une carte de lui me fera plaisir. Lundi soir. Reçu ce matin votre lettre, je rétracte donc mes jérémiades hier soir. C’est épatant ce que çà m’a fait plaisir d’avoir des nouvelles des parents, de bonnes longues nouvelles. Dans ces villes lointaines, où tout absolument tout vous est étranger, par conséquent indifférent, où on ne trouve personne pour un peu s’épancher, il fait bon se reporter là-haut au pays. Tout va bien, le ménage (gros point), la santé, le moral.Tant mieux. Excusez mon épitre d’hier, et celle – ci; je les écris à la table commune où chacun cause, où la lumière danse, ce n’est en rien le cloıˆtre des Chartreux d’Ema. 3 J’y suis allé hier à la Chartreuse, j’espère ne pas vous l’avoir déjà dit. J’y ai trouvé la solution de la maison ouvrière type unique. Seulement, le paysage sera difficile à retrouver. Oh ces moines, quels veinards. Samedi soir à Fiesole, oh ces moines quels veinards; mon admiration a été la même à la Chartreuse de Pavie et j’ai pu me convaincre que s’ils renonçaient au monde, ils savaient du moins s’arranger une vie délicieuse et je suis persuadé que tout compte établi, eux sont les heureux et surtout encore ceux qui ont le Paradis en vue! J’ai écrit aux Demoiselles Billon pour adresse C. Girard. Dites à M. L’Eplattenier 4 que j’attends pour lui écrire que les idées se soient un peu ordonnées que je [sui] lui suis immensément reconnaissant de son enseignement qui me permet de comprendre et de jouir. On ne peut voir ces merveilles sans toujours penser à lui, ici c’est une loi qu’il nous avait enseignée qui éclate subitement, là c’est autre chose. J’écris tous les jours dans mon calepin mes impressions, au fur et à mesure que les circonstances me le suggèrent; ce sera pour moi un bon mémorial. Me suis acheté une plume à réservoir en or 7f. et un tabouret pliant épatant 2f. Autrement je dépense 30 à 40 centimes par jour, en dehors des 2f. de pensions, à rester longtemps ici je ferais des économies. La popote à la bourgeoise est si dense que l’on ne se sent point envie de déjeuner le matin. J’achète généralement 4
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sous de fruits pour éclaircir la situation; deux ou trois petits pains et c’est tout; notre carte d’artiste nous donne l’entrée gratuite dans les musées; nous allons dans les églises aux heures d’ouverture ou les dimanches. – Dire à M. L’Eplattenier que je suis tombé en extase dans le couloir des Offices devant les gravures de Dürer et les eauxfortes de Rembrandt. Les portraits de tous ces peintres célèbres surtout m’épatent Rembrandt aux offices, Dürer, Velázquez, Raphaël, Titien. Vu hier les Angelico au couvent St. Marc, je les connaissais par cœur, ayant souvent consulté à l’école sa monographie. Peinture par trop primitive, effet trop peu décoratif, un homme qui se contente d’exprimer des idées et de faire vibrer des âmes sans penser qu’il tient un pinceau à la main. Cela concerne les fresques qui décorent chacune des cellules des moines. Quant à la Grande Crucifixion alors oui; ici, ordre, décoration, couleur, dessin, bref tout, semble fait depuis hier, pas une rature, couleur d’une fraîcheur, – à ne pas croire que c’est le même homme, – si quand-même, mais il s’est réveillé cent ans plus tard pour faire sa Crucifxion. Cet après midi dessiné le Palais – Vieux; c’est la grande merveille. – Quelques détails sur Gênes, question qui paraıˆt fort préoccuper ce bon papa; entre parenthèses, si papa veut voir du beau pays, riche florissant, qu’il aille à Lugano; c’est superbe, ou bien qu’il se laisse pousser la [babe] barbe, qu’il se fasse tonsurer et ceigne la corde de St. Bruno. Il trouvera à Fiesole de quoi se ravir, et son âme avec. – Quant à Gênes: y suis arrivé à 1 heure du matin, embarqué immédiatement dans omnibus (le Baedecker est décidément une trouvaille) et passé la nuit à l’Hôtel de Zürich. Le lendemain à 8 heures descendu au port. Je ne sais si la vue du Dôme de Milan m’a fait perdre la notion de la dimension. Gênes est un grand port, certes, on s’en rend compte une fois qu’on a trotté le long des quais de débarquement pendant 3⁄4. A cela seulement se devine la grandeur du port; on ne voit jamais d’un coup d’œil qu’une partie restreinte, on ne jouit jamais d’un coup d’œil d’ensemble. Par contre le trajet de la Corniche est splendide, serait splendide, s’il n’était continuellement interrompu par les 67 tunnels de Gênes à La Spezia. Du reste j’ai dû aller par deux fois à la Toilette pour me laver la figure et les mains; j’étais littéralement noir de fumée; ces italiens sont des salauds (j’étais pourtant dans un express II classe). Nous avons marché en tous cas aussi fort que la Peuglise. N’avez-vous donc pas reçu la carte que je vous ai écrite pendant ce trajet; je vous disais avoir vu Mme Bouboule à Gênes.Veuille faire chercher par ton commissionnaire le montant de cette dernière facture chez Fallet; c’est bien toujours le même type, j’allais dire sale-type. Ce qu’il y a de sûr c’est que je n’avale pas encore son adieu définitif, sans un merci, avec des haussages de col, et des reproches à mon égard. Quant à Hofer je lui écrirai. J’achète des photos épatantes et fais des folies. Perrin est un compagnon morose, épais; je me sens souvent des humeurs à la oncle Henri 5 ! Lorsqu’il s’agit de faire une démarche quelque il prend des airs abattus implorants qui font tout rater d’avance. C’est de cette politesse de petites gens. Il est bon que je termine ma lettre, pardonnez-moi l’incohérence, elle est écrite
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toute à moments perdus. Ecrivez-moi souvent s.v.p. Répondu de suite aux Courvoisier. Je me fais très bien à la vie de voyage et me trouve toujours joyeux et accommodant! Que maman sache que je me brosse deux fois par jour; le costume va très bien; ces caprinos sont tout ce qu’il y a de plus lestes pour laver le linge; j’attends depuis de pénibles jours avec un col et une chemise. Il fait le même climat qu’à Chaux-de-Fonds, plutôt froid, c’est étonnant; à Pise, j’étouffais – Ces tonnerres de moustiques! Saluez bien tout le monde, excusez-moi auprès de ceux dont que je n’ai pu prendre congé. J’écris un tas de cartes, ou du moins cela m’en fait l’effet. Au revoir, je décolle; je m’en vais souper ce soir à l’aventure. J’ai renoncé hier soir à la cuisine de la bourgeoise; l’estomac n’arrive pas à bout, j’ai dû acheter des pilules, que sera le résultat! cette nuit! Bons becs à Tante Pauline 6 Guinands 7 et tante Louise et aux parents tant qu’ils en voudront. En voici assez pour ce soir, les yeux me font mal. Bonne nuit. Votre fiston Ch. E. Jeanneret 1 2 3
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Léon Perrin, sculpteur. Ami de Charles-Édouard Jeanneret. ‘ Notices sur les destinataires Albert Jeanneret, frère de Charles-Édouard Jeanneret. ‘ Notices sur les destinataires Chartreuse d’Ema prés de Florence – Le Corbusier y a découvert, en 1907, lors de son voyage en Toscane, une organisation architecturale dans laquelle il admire en particulier la relation des espaces collectifs et des espaces privés. Il ne cessera de s’y référer et de s’en inspirer. Charles L’Eplattenier, peintre. Professeur de Charles-Édouard Jeanneret à l’Ecole d’Art de La Chaux de Fonds. ‘ Notices sur les destinataires Henri Jeanneret-Gris, frère du père de Charles-Édouard Jeanneret, Georges Édouard Jeanneret-Gris. Pauline Jeanneret (1849 –1933 ), sœur du père de Charles-Édouard Jeanneret Élise Guinand, née Jacot, demi-sœur de la mère de Charles-Édouard Jeanneret, et son mari Sully Guinand.
Lettre du 1 er novembre 1907 à Charles L’Eplattenier Venise le 1er nov. 1907
Mon cher Maître. Venise se dérobe à nous; après cinq jours de pluie voici deux jours de brouillard opaque. De tous côtés l’eau afflue et ruisselle, samedi la mer envahissait même la Piazzetta. On se sent des démangeaisons par tout le corps: sont-ce des nageoires qui percent ... ou simplement les piqûres des moustiques? Deux ou trois
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échappées de soleil nous ont tout de même permis de juger Venise sous son bel aspect, et nous avons même assisté l’autre soir, à une véritable apothéose, un ciel dramatique tout couvert de nuages noirs noyés dans la brume jaune, et le soleil éclatant à côté de la lanterne de Ste. Maria del Salute; la mer, le ciel, les maisons ne faisant qu’un immense flambeau vu à travers des pleurs. Sept jours sont bientôt passés et nous avons bien peu vu. Hier se fermait l’Exposition Internationale de peinture, et c’est tout par hasard que nous avons su qu’elle avait existé. Nous y sommes donc allés deux fois, la première, en ressortant absolument abrutis, la seconde ayant pu démêler le fouillis de tant de couleurs, de tant de lignes, véritable filet où deux ou trois Idées se trouvent étouffées et empêtrées. Le Pavillon Belge nous a fait dès l’abord une agréable impression d’unité; on y sent des gens de goût sûr, et surtout une grande cohésion. Des tempéraments tels que Knopf, Minne, un peu Rousseau, sont assez solides pour faire école. Dans quinze salles Italiennes, il n’y a rien, mais rien de rien, et, c’est bougrement pratique, parce que les pauvres visiteurs sortiraient assommés si tout était prétexte à admiration. La salle anglaise indifférente, avec des Branwyn parfaitement mauvais. Restent les salles Russe, Française et Viennoise, cette dernière me faisant un peu frémir à l’avance, les trois seules ayant de l’intérêt. A la décharge de tous ces barbouilleurs, il est juste de dire qu’un voyage de deux mois à travers l’Italie vous rend difficile, et avare d’extases inutiles. Les Viennois sont un peu fous et un peu vides, avec cela de la couleur foudroyante ou de la sculpture de charpentiers. Les Russes sont exubérants, de nature, solides, point raffinés encore, ayant un fond de couleur et d’idées naissantes formidable, maintenant un peu barbare. Noté surtout un Nicolas Röhrich (Ville antique, Combat naval) La tˆache décorative prédomine, le dessin (le Léonard de Vinci ) est encore inconnu. – La salle française, bon goût réel ou sympathie de race? N’importe on s’y sent plus à l’aise et les Fantin Latour, les Bourdelle (Pallade, superbe rappelant les beaux égyptiens) les Dampt, les Besnard, sont gens plus sérieux que les plâtriers internationaux qui déshonorent actuellement la Peinture sous prétexte de besoins psychologiques nouveaux! Carl Larrson en Suède, Stüch en Allemagne, Walter Cram en Angleterre, sont de braves gens. – Rodin expose son Penseur, et sans parti-pris, avec sérieuse réflexion, je ne puis aimer ce gros boucher, bête, se tordant pour arriver à poser son coude droit sur son genoux gauche, et ses grosses lèvres de paysans sur ses gros doigts de laitier. Le «jour» de M. Ange est encore trop près et s’impose violemment. De Constantin Meunier par contre son «débardeur» son «semeur», et deux «maternités» œuvres de grand style, les deux premiers exposés dans les jardins et supportant victorieusement l’éclat du plein jour. Un Christ de G. Desvallière intéressant et beau d’idée, un portrait de Oskar Zwinscher, faisant augurer de l’Allemagne sérieuse et tranquille. Impression générale: la gypserie a remplacé la peinture, le point, remplaçant la vibration émue des fresques d’autrefois, (représentations d’une fleur
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d’un papillon, d’une feuille d’arbre, faisant des surfaces vibrantes mais intéressantes) se changeant en un vulgaire pâté jeté sur la toile par un vil serviteur de l’Art. Nous voyons trop de choses pour que je puisse vous causer de tout, j’oublie sûrement très souvent une grande chose vue il y a quelques jours pour vous parler d’une babiole remarquée tout à l’heure. Je vous enverrai une fois mon petit journal si cela vous intéresse; vous êtes si bon avec moi et vous me connaissez tel que je suis pour comprendre et excuser toutes les stupidités et souvent les à-rebours que j’ai pu annoter sous l’impression du moment. Vous avez vu d’après notre correspondance que, quittant Florence, nous avons fait un crochet sur Lucques, que je n’avais pu voir à cause d’une bêtise d’administration. Si la visite là me rapporta pas énormément, elle me permit du moins de voir quatre fois la coupole de Brunelleschi, au lieu d’une, et ce régal-là valait la peine du dérangement. La veille du départ j’étais monté à la coupole et m’étais rendu compte de sa stupéfiante énormité; cela avait confirmé au centuple l’idée de splendeur que j’avais eue quelques jours avant depuis San-Miniato. – Mais voir la coupole depuis la place du Dôme où l’on danse constamment d’une jambe sur l’autre pour éviter un tram, un fiacre, un vélo ou un enterrement et voir la coupole depuis les environs de Florence, la voir comme la voyaient les étrangers du moyen-âge quand ils arrivaient au sommet d’une colline et que tout à coup surgissait dans la brume bleue du matin ce monstre de pierre, colline plus grande que celles d’alentours parce qu’ordonnée, sont deux choses singulièrement différentes. Et j’ai compris pourquoi les Florentins avaient désiré posséder en leur dôme la chose la plus grande et la plus noble qui se soit faîte et qui puisse se faire. Je l’ai vue ainsi depuis le train, très longuement, à quatre reprises et les quatre fois dans la brume matinale et bigre il eût fallu être sérieusement bouché pour ne pas comprendre! Voir ensuite la coupole de Pistoie, de Bologne, de Ravenne, c’est comprendre encore le goût exquis de Brunelleschi. A Ravenne, quoi qu’en dise Maître Taine qui en paye la plupart du temps la tête de ses lecteurs, nous avons eu un grand plaisir et avons sérieusement travaillé pendant six jours, les distractions mondaines ne nous ayant pas trop accaparés dans cet hospice de gens méfaits, où les rues vous donnent le cauchemar de l’ennui. St-Apollinaire in classe sous les échafaudages, nous a quand même permis de juger le merveilleux artiste, l’homme ému devant la nature, qui a eu revêtu les murs de l’abside. Encore une fois l’effet de la comparaison est décisif: on s’aperçoit ici que Tintoret s’est bien lourdement trompé à St-Marc, St-Apollinaire Nuevo, étincelant, St Vidale, cossu, Baptistère délicat, Galla-Placidia somptueux. Ces mosaïques là sont bien uniques et nous avons bien fait de les étudier sérieusement et de ne point trop escompter sur celles de St-Marc. De Ravenne à Bologne par Ferrare. Ici cathédrale imposante style véritablement d’apparat, où l’architecte a surpassé de beaucoup les sculpteurs, ceux-ci n’ayant pas su intéresser le spectateur.
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A Bologne, deux merveilles, Ste-Cécile de Raphaël surtout, une tête grâce au musée civique ensuite. A ce musée là, beaucoup plus riche que celui de Padoue, vu des reproductions grandeur nature de peintures étrusques, merveilleuses leçons qui font souffler d’aise après les détestables Carrache. Église très intéressante de St-Stéfano, où huit églises sont accolées, ménageant entre elles de jolies cloîtres, et où l’on passe de l’un dans l’autre sans avoir besoin de remettre son chapeau, ce qui perd moins de temps et vous évite de sérieux rhumes de cerveau. Un délicieux palais de briques rouges avec fines fenêtres de marbre blanc, le seul et unique exemplaire de ce style-là à Bologne. Vous deviez faire erreur avec Sienne quand vous me parliez de la profusion de palais de briques à fenêtres de marbre à Bologne. – De Bologne à Mantoue en brûlant Modène (nous manquions de courage et ce cher Baedecker n’indiquait rien!) A Mantoue, Mantegna, très beau, sûrement son chef-d’œuvre (bibliothèque des Gonzagues) et le reste peu intéressant. En s’endormant sur un banc au soleil, il nous pousse l’idée du lac de Garde et hardi, brûlant Vérone nous débarquons dans ce séjour des Dieux. Perrin s’y remet d’un dérangement général, – moi j’en attrape un. Cela ne gâte heureusement rien au paysage qui est unique Pays de rêve où Bœcklin a dû rêver, digne séjour des Scaliger qui y avaient là leur château. Parois de rochers formidables, rouges, et grises, des cyprès et des oliviers au sommet, des reflets admirables dans une eau unique parfois transparente au point de pouvoir compter les cailloux du fond, d’autre fois vert Véronèse intense ou alors bleu outremer comme jamais je n’en ai vu peint. On quitte ce bon et brave soleil pour entrer dans l’antre grise, étouffante des brouillards, entrée qui a l’air de ne point comporter de sortie, puisque voilà bientôt quinze jours que nous nous débattons dans l’élément fluide. A Vérone, les Scaliger sous les échafaudages rien à faire; nous payons bravement 5 sous d’entrée pour voir encore plus de planches et de piquets, et le spectacle de ces compagnons indispensables du métier ne réussit pas à me faire oublier les 5 sous de l’entrée! Très belle église à San Zénon, avec un beau Mantegna. – Puis Padoue, où l’on admire Donatello, beau ressouvenir de Florence. Le Gattamelata si formidable, si calme, si écrasant avec sa petite tête cabossée et dure, homme qui ne sourcille pas et ne doit jamais avoir plié sous quelque chose. – Au Dôme les délicieux bambines de l’autel, des bas-reliefs extraordinaires de goût de métier et de force, d’un sentiment décoratif si développé. – Puis Mantegna le beau dessin, trop de dessin pour trop peu d’idée. Puis Giotto, où malgré les quantités de retapages, on retrouve ce génie sain, solide, raisonnable et ému. Puis enfin la grande inondation, lagune, pluie, brouillard, la grande humectation. Le Palais ducal, St-Marc et la Ca-d’Oro, autant de perles. On regarde le plus possible et l’on tâche de s’instruire. – Cette ville ne me plairait pas pour un séjour prolongé.Trop de moments d’oisiveté forcée, ces éternels bateaux, qui vous donnent le goût de la grande flemme. Les crayons ne s’usent plus et le papier reste blanc.
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Bien reçu votre bonne carte l’autre jour. Comment va le cours, y a-t-il de nouveaux éléments, ces jeunes sortent-ils de leur léthargie et se décident-ils enfin? Le champ est si vaste que je crains la submersion. Dans l’art décoratif, il faut le nombre, et un voyage en Italie fait faire à ce sujet de sérieuses réflexions. – Puisse Tavannes bien aller et décider un ou deux de ces gaillards! Reçu une lettre de Fallet,1 très gentille et très courtoise qui m’a fait plaisir, je n’aurais pu supporter de l’aigreur après un travail si long et si consciencieux. S’il y a eu bévues, elles étaient à attendre, j’en suis profondément ennuyé pour Monsieur Fallet, lui, du reste, en me confiant l’affaire et en fixant les conditions, l’avait prévu, et s’en est plutôt bien trouvé. Il y a donc déplacage. Je n’y comprends plus rien, et en toute conscience je n’y croyais pas en livrant le travail. L’Etude des fresques m’avait encore soulagé car j’ai constaté que toutes sonnaient creux; on se garde bien naturellement de taper dessus pour les faire tomber. Je ne sais pas ce que Monsieur Fallet a fait ou n’a pas fait, le résultat est le même. – Je dois donc rembourser les 150 f qui nous avaient été alloués à tous trois. Cela m’est égal, cela rentre dans la spéculation générale! mais pensez-vous, qu’avec 150 f. deux des camarades seraient d’accord de refaire le travail en peinture quitte à interpréter ou a transposer ou encore à faire un décor spécial? (Les 150f comportent dans ce que je dois rétribuer le salon et la salle à manger) Le tout serait de trouver le moyen de donner un enduit au gypse qui tienne cette fois; moi je n’en vois point, ayant tout essayé. Si, peut-être: en clouant des serpillières contre le galandage avec clous galvanisés, et en gypsant par dessus? Je suis impuissant, étant à distance, et ne peut compter que sur la bonne camaraderie. J’ai fait aussi ma part de sacrifice, je le dis sans montage de [un] cou, eux pourraient aussi se contenter d’un salaire d’apprentis, qu’ils sont du reste, en un point trop exigu. Je ne puis laisser ce pauvre diable de Fallet barboter dans les déchets de plâtre. Une chose encore: Pourrais-je prier un des camarades, moyennant finances, de me prendre quelques bonnes photographies de la bicoque. Je n’ai rien eu le temps de faire moi-même. L’extérieur ferait mieux, le scrafito surtout avec de la neige, peut-être quand le tout est saupoudré de neige fraîche (barrière, balcon, etc) prendrait ainsi plus d’unité. Une vue se donne pas trop mal depuis l’angle sud-ouest de la seconde terrasse en e-; peut-être une de face, une de derrière. A l’intérieur une du hall, une de la salle à manger, une de la cuisine si le tout n’est pas trop abîmé par les annexes. Et voilà, ce sont encore des peines que je vous donne! Je travaillerai aussitôt à Vienne, uniquement aux maisons Jaquemet-Stotzer 2 jusqu’à achèvement complet. Excusez tous ces petits bouts de papier, je n’ai plus de papier à lettre et aujourd’hui, jour férié, les magasins sont fermés. Bien souvent en nous couchant nous repensons au bon temps des cours. Si le travail était rude, du moins avions nous la joie de chercher à vous contenter.
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Et les épisodes n’ont pas manqué pendant ces dernières années ou la camaraderie avait du bon. Là-dessus, mon cher Monsieur, je vous quitte en restant profondément attaché à vous. Votre tout dévoué Mes meilleurs souvenirs à toute la maisonnée. Ch. E. Jeanneret en fait de peinture moderne au musée civique de Padoue, nous avons été volés et n’avons trouvé qu’un beau Cottet; peut-être était-ce la surprise que vous nous réserviez? – Une magnifique tapisserie française nous a fait heureusement avaler les Tiépolo.
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Louis Fallet (1879–1956 ), joaillier, émailleur, ciseleur en horlogerie. Membre du Conseil de l’Ecole d’art de La Chaux-de-Fonds. Sur l’intervention de Charles L’Eplattenier, professeur de Charles-Edouard Jeanneret, il commandera à celui-ci une villa que le jeune architecte réalisera en collaboration avec René Chapallaz. ‘ note 2 de la lettre du 02. 03.1908 à Charles L’Eplattenier. Deux maisons construites à La Chaux-de-Fonds pour les familles d‘ Albert Stotzer (1872–1939 ) et de Jules Jaquemet (1873 –1942 ). Charles Édouard Jeanneret en a étudié les projets durant son voyage en Italie et en Autriche. Albert Stotzer était professeur de mécanique à l’école d’horlogerie de La Chaux-de-Fonds, Ulysse Jaquemet était polisseur de montres. Les deux villas ont été réalisées en collaboration avec l’architecte René Chapallaz. ‘ note 1 de la lettre du 02. 03.1908 à Charles L’Eplattenier.
Lettre du 26 février 1908 à Charles L’Eplattenier Wien le 26 février 1908
Mon bien cher Monsieur 1. – Aujourd’hui, dans une lettre de la maison, je reçois un timbre tout beau neuf et indemne des détestables machurages de la poste. Pour la première fois je puis voir ce qu’il est réellement et en être tout fier. Car, sans flatterie, après celui de Grasset qui était fort beau, c’est le seul que l’Europe ait fourni jusqu’ici à l’admiration des gens de goût. – La comparaison avec la série de ceux dessinés par KolomanMoser,1 le grand apôtre Viennois, à l’occasion du Kaiserjubiläum est de beaucoup, beaucoup en votre faveur. – La Chaux-de-Fonds, ville de 40 000 habitants, qui roule
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Vienne, capitale de 2 millions, c’est de quoi faire piler notre brave Steinolak, lui, le chauvin de l’art Allemand. 2. – Quelques mots au sujet des photos reçues: celles de la salle de musique sont fort bien faites, mais que l’effet est pitoyable. Oui, vraiment, Perrin 2 et moi, avons été renversés de ce que donnait en photographie la belle chose que nous connaissons. Désillusion d’autant plus flagrante que nous avions sous les yeux les épatantes reproductions [du] reçues de vous, des intérieurs de Hoffman. 3 – Sur les photos salle de musique, le plafond y est charivari, les poteaux aux chapiteaux sculptés ne font aucun effet, les staffs ne se lient à rien, la boiserie est maigriotte; les chaises amènent une note bruyante et leurs courbes semblent ne se lier à rien du reste de la Salle. On dirait dans l’effet d’ensemble, des échantillons de différentes sortes groupés avec goût. Or voyez l’effet photographique des Halls et des chambres à manger de Hoffmann dans la dite livraison. Que çà a d’unité, que c’est sobre, et simple et beau. Examinons de bien près et analysons: que sont ces chaises? C’est laid, mal commode, barbare et gosse. Les parois? du gypse tapoté comme il y en a sous les arcades de Padoue. Cette cheminée? un non-sens. Et ce dressoir, et ces tables et tout? Combien c’est froid, revêche et raide, et comment diable est-ce bâti? Et nous nous sommes consolés, en constatant que dans notre sac de photos d’Italie, nous n’avions pas une des belles choses architecturales, parce que toujours l’effet de ces photographies était dénaturé offusquant aux yeux de ceux qui avaient vu les originaux. 3. – Si l’un et l’autre, nous sommes bien occupés, nous voyons dans nos courses, et le dimanche, quelques brins de la ville. De temps à autre, dans la grisaille générale du ciment, on aperçoit la tache plus claire parce que plus récente de quelque maison moderne. C’est la poste de Wagner 4, c’est l’académie du Commerce des deux Deininger, c’est l’église et toute la colonie de Steinhof de Wagner, ce sont, parsemées bien avaricieusement quelques maisons locatives d’architectes non connus. – Tout çà est bâti ... en ciment et en fer blanc, et, où il y a eu de l’argent, c’est revêtu de placages de marbres, boulonnés tels les feuilles d’acier d’un pont ou de la coque d’un cuirassé. – Ces placages, c’est là, la grande, l’unique trouvaille; – et la suprême étincelle géniale, ce sont les boulons apparents qui les fixent dans la brique, et qui apportent certainement par leur effet décoratif beaucoup de joie aux ingénieurs des ponts et chaussées, aux constructeurs de gazomètres ou autres engins sympathiques. – A l’intérieur ce sont les mêmes placages, avec des boulons, qui au lieu d’être en aluminium comme à l’extérieur, sont dorés à la pile: – ou alors ce sont des catelles de format carré exigé, bleu – mais avec bordure blanc de neige, parois et plafond gypsés blanc cru, des portes à vitrages biseautés, des lustres sous forme de caisses carrées en verre avec plaque laiton poli. – Impression générale: Une cuisson hollandaise, ou un W-C modèle. (Je parle tout spécialement de l’intérieur de l’église Steinhof, de la porte et du Hall Deininger.)
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Tout cela très intéressant, toutefois prouvant beaucoup de sincérité, un culot formidable, peu d’invention ou peut-être, point du tout. – L’Art et l’Émotion de ces œuvres ne se révèlent, hélas, point encore aux imbéciles qui ont trouvé beau St-Marc ou [ ] San Michele. – Oui certainement, il y a là un mouvement très fort et qui prend beaucoup; Wagner est une tête et il est grand seigneur à l’Académie; ce style tout de froideur, de propreté reluisante a produit deux ravissants magasins, qui sont gais à cause des fleurs qu’on y vend. Il déroute (ce style), il hypnotise et attire beaucoup de jeunes, car au fond, il est le «b-a – ba» du goût, et il permet à Wagner de faire de faux frontons, de supprimer les toits, les montants et les couvertes de fenêtres, de dédaigner complètement l’appel de la nature. Il permet de produire des œuvres on ne peut plus (actuellement) originales, nouvelles, (dans dix ans, rasantes). Çà durera juste autant que Wagner, et ça mourra après avoir empoisonné Darmstadt, Düsseldorf, Berlin, et Dresde. Il est au Ring (l’énorme boulevard qui encercle la ville impériale et des affaires) un grand magasin, le plus beau de ce genre de Vienne, où se vendent les meubles les plus modernes de l’école Viennoise. – Arrangements dus à K. Moser et Hoffmann: ci-joints quelques croquis des nouveautés de ces jours. Je suis allé en visiteur au Künstlerhaus, ( bâtiment des vieux artistes pompiers de Vienne ) pour voir le bal costumé organisé par les élèves de l’Académie des beaux arts. Des robes alt-Wien, des redingotes alt-Wien, un ou deux tyroliens, des Zofingiennes, des voyous, un curé, un rapin de Montmartre, deux ou trois ignobles grotesques, et c’est tout. Pas une seule recherche d’arrangement comme cela se fait aux «quat’z’arts» à Paris, si ce n’ [étaient] est deux paires qui avec des bandelettes sur la tête et des blouses pochées de carreaux bleu et rouges étaient la seule note originale de tout le bal – Parmi les salles décorées par les vieux pompiers du Künstlerhaus, un local alt-Wien très joli, sobre, et de bon goût; – un autre genre sécession – Austellung intitulé Jung-Wien – Dans ce dernier j’y ris de bon cœur, et j’y conduisis Steinolak qui se pâma en entrant: «Ach, es ist ja ganz hübsch!» 5 L’examen des objets exposés lui fit trouver saumâtre la farce de ces sacrés bourgeois rassis! J’aimerais pouvoir vous raconter ce que ces farceurs de vieux bonzes ont su déployer d’esprit et comment ils ont mis le doigt sur toutes les tares qui constituent le mouvement sécessionniste moderne. – Une photo de cette salle vous ferait croire qu’il s’agit bel et bien de l’exposition de ce printemps au pavillon de la Sécession. Or Wagner fut le maître de Olbrich 6 ; Olbrich fit la sécession de Vienne puis la Ludwigshaus de Darmstadt. Wagner, pour Olbrich, étend son influence de tête forte mais point artistique du tout, sur toute l’Allemagne. C’est indéniable, voyez attentivement la salle de musique de Olbrich ... et comparez-là à celle de M. Mathey-Doret, cherchez le lien de parenté? Voyez les meu-
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bles de Hoffmann, suivez leur influence sur ceux de Kreis 7, Olbrich, Lossow8, Kühne 9, et ... comparez avec ceux de Angst. Le mouvement germain est la recherche de l’originalité à outrance, en ne s’occupant ni de construction, ni de logique, ni de beauté. Aucun point d’appui sur la nature. Le mouvement latin, (et par analogie, le mouvement scandinave qui, lui, rajeunit simplement de vieux et sages usages) se débat dans la gangue enserrante des chefs d’œuvres passés: gothiques, (Louis XV – Louis XVI pour le meuble) en se basant sur la nature, sur ses lois, pour chercher, en construisant, à faire avant tout de la beauté. Ce mouvement parait pécher actuellement à mes yeux de [modernes] contemporains par un manque de hardiesse: ne serait-ce là le fait d’un peu plus de scrupules à l’égard des grandes lois de l’Art. 4. – Nous avons, grâce à Melle Grandjean, qui fut des plus complaisantes, des renseignements complets sur Dresde. La Kunstgewerbschule âgée de 2 ans, (et déjà toutes ses dents) est dirigée par Lossow; professeur Kreis, architecture, professeur Gussman dessin, professeur Gross, sculpture décorative.Veuillez bien prendre le livre de la Dresdener Architecture ou plutôt «Dresdener Künstler» Heft 2 und 3. 1906 (il est à la bibliothèque soit du cours, soit du collège): tournez les feuillets où l’effet des arbres, des pelouses, des caisses à fleurs, prouvent toute l’habileté du photographe: arrivez aux pages 44.45, constatez les chapiteaux des colonnes, les architraves, les courbes de la porte de droite page 45. – les colonnes cannelées doriques et le dessin du semis du mur, p.47. – la grille, même page. – La cheminée p.54 la galerie (rendu) n p. hors texte 10 et la réalité p. 55. – les chaises et boiseries page 58. – Le rendu aquarelle p. 11 hors texte et la réalité p. 62 – les meubles et plafond page 63, le lustre page 65, la table p. 66. – En tournant les pages voir celles 13 hors texte, 81.82. 83 (invention débordante) 14 hors texte, et regarder minutieusement cheminée 85, grille 86, – voir attentivement ce qu’est 95.97.96, table 99; ce que vaut réellement 103, 104 (retenir Gross) 106, 17 hors texte, 107. La valeur réelle de Gussman dans 102. 20 hors texte, (Retenez le nom de Kühne) arrangement de fenêtres et porte dans 21 hors texte, et dans 115; la pureté ornementale de 116.Voyez aussi les ornements et moulures de 117.120 et dites moi, de grâce, ce qu’il y a de constructif, dans tout cela où il y a de la vraie beauté, où il y a des recherches approfondies, une inspiration de la nature, et en toute franchise, dîtesmoi, ce que diable j’irais «fiche» par là dedans. – Où des assemblages de bois, où le moindre appareillage de pierre, où la certitude de l’idée moderne? D’accord, me direz-vous, mais pourquoi ne pas causer des pages 86.87.88. 89–56.57 ... Justement j’allais vous dire combien cette petite maison de Lossow est jolie, moderne, combien elle est loin du style bâtard et arriéré de Kreis; elle dénote un jeune talent et des idées absolument renouvelées. – Veuillez maintenant regarder la carte postale incluse de la Kunstgewerbeschule de Dresde, et voyez combien ce bâtiment est noble de style et serait pour moi le salut!
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C’est là l’œuvre de Lossow. Et Lossow ce jeune moderne à 56 ans, et Kreis, cet arrière en a 35. – Qui a fait la charmante maison de la page 87 si ce n’est un commis en passage chez l’auteur du bâtiment de l’école et chez son associé Kühne. Voilà dans quelle superbe éclosion d’art nous allions nous enterrer, si nous n’avions été prudents et n’avions attendu de sérieux renseignements. A cette perspective j’eusse préféré entrer chez Wagner et y apprendre à faire de bonnes ... installations sanitaires. Kreis qui est l’auteur de quarante tours de Bismarck (prodigieuse fécondité germanique) a été appelé à diriger l’école de Düsseldorf. Cet appel tout à l’honneur de Kreis prouve que les mêmes idées règnent sur toute l’Allemagne. 5. Vous avez ébauché à la Chaux-de-Fonds, un mouvement d’art qui aura un résultat valable, parce qu’il est essentiellement basé sur la nature, d’une part, sur la probité dans les moyens d’exécution, d’autre part. – une logique fondamentale le régit, la logique de la vie qui se développe à partir de l’embryon par les racines, la tige et les feuilles pour arriver à la fleur – La contre-partie de cette logique régit l’exécution de ces idées. La pierre se tenant par son appareillage, les lois par leurs assemblages, les toits servant à protéger des vents et de la pluie. L’Allemagne est l’à rebours de cela, et j’estime qu’il nous faut être francs, et reconnaître que nous nous sommes gravement trompés. Que me fait d’être venu à Vienne, et d’y avoir soi-disant perdu quatre mois? J’y ai eu la preuve tangible que nous nous emballons comme des enfants, en regardant des gravures qui font bien sur le papier, et que nous n’avons pas su voir consciencieusement et scrupuleusement. Metzner a donné une leçon sévère; Wagner, Olbrich, Kreis et Behrens 10 viennent donner à cette leçon la force du nombre. J’ai perdu quatre mois à Vienne, soit, mais j’y ai acquis une certitude, et cette certitude, personne, je vous le jure bien ne me l’ôtera. 6. – Pourquoi ai-je dû quitter votre enseignement et voyager comme je l’ai fait? En Italie d’abord; c’était pour passer au baptême de la Beauté et prendre possession de l’étalon de mesure qui va me guider dans la suite. En Allemagne, ensuite; c’est pour y apprendre la technique de mon art. La langue allemande ne s’apprend pas comme je le croyais et elle me joue bien des tours. Impossible de s’entendre dans les écoles, à l’Académie et à la Kunstgewerbeschule par exemple. A la Technische Schule où peut-être j’aurai pu entrer en étant porteur d’un brevet de maturité, les cours se donnent en allemand, et je n’y aurais rien compris. Je n’ai pas une tête à mathématiques et je me souviens de n’avoir jamais été un aigle dans cette branche pendant mes années de gymnase. Ne pouvant suivre des cours dans une école allemande où la difficulté de la langue s’ajouterait à celle du sujet je suis de nouveau livré à moi-même. 7. – Je dois renoncer aux écoles (langue et impossibilité d’y faire un stage de quelques années). – J’irai dans un bureau; je mécontenterai le patron, parce que
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toujours, je le contrarierai dans ses idées: car, devant composer où mettre des esquisses au net, je ne pourrai me faire au ciment, au fer-blanc, aux vis et aux vernis et mastics. Je devrai dorénavant, puisque je renonce au stage de quatre ou six ans nécessaire aux études sérieuses de l’architecture me «dégrouiller» comme on dit, «profitieren» à outrance, «piger» à chaque minute un conseil, dérober un mot, écouter et surprendre les conversations, tout annoter, bref être aux aguets du matin au soir. Il me faudra tâcher d’arriver à suffisamment de connaissances pour pouvoir passer (je ne sais trop où et comment à l’heure qu’il est) un examen en vue d’un diplôme, – car le manque de diplôme, malgré mon superbe dédain d’autrefois, pourrait bien me jouer un tour. Vous savez comment sont les jeunes, et combien ils subissent malgré eux l’influence d’une idée plus forte. Les maisons Stotzer et Jaquemet 11 trahiront Vienne, car il y aura des fenêtres en ciment et des tablettes en fer blanc. – A voir Wagner, on sent ses idées devenir confuses, le Palais vieux s’efface, on se laisse aller à trouver beau telle porte, telle colonne, telle fenêtre, qui, si on se ressaisit ne sont plus qu’illogisme et laideur. Du fait de la langue inconnue on ne peut jouir d’aucune conférence, d’aucun théâtre, on rentre chaque soir dans sa chambre, on lit on écrit et l’on va se coucher. Les rues de Vienne n’apprennent rien de rien, aucune église, pas un bout de vieille ville, rien, si ce n’est par place, du style français estropié – A Dresde, ce sera la même chose: de la renaissance allemande. A Berlin, par mon frère, je sais qu’il n’y a que de la brique et des frontons renaissance: à Düsseldorf, ville moderne; à Darmstadt, ville industrielle d’usines, avec la Kunst-Kolonie en ciment, dans un petit point de la banlieue, œuvre de l’auteur de la sécession d’ici. 8. – Récapitulons Les livres d’art sont un instrument d’instruction que j’ai jusqu’ici mal su employer et la leçon du séjour à Vienne est ceci: Avant de juger regarder à fond et comparer. Wagner et son école en Allemagne sont gens sincères, sans goût la plupart du temps. – Ils sont les premiers jalons d’un monument à l’état d’embryon dont les balbutiements sont tout empâtés encore de l’ancien style, d’une part, d’un manque total de mesure, d’autre part. Je dois apprendre avant tout mon métier où je suis un ignare; je me sens enragé à chaque pas et ne pourrai jamais rien bâtir si je ne travaille ardu ma technique. Je dois suivre des cours de construction technique. Je dois entrer dans un bureau quelques heures par jour pour gagner quelque chose et apprendre le train de la bâtisse. Je dois poursuivre l’école décorative que vous nous avez enseignée et dont vous avez réussi à faire la condition de notre vie. Je suis jeune, j’ai de l’idéal et je dois vivre.
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Mon frère a reçu un fameux coup d’éteignoir à Berlin, je veux l’éviter; je veux enfin être de mon âge. Facilités d’apprendre le métier, continuation de l’application de la nature, construction en matériaux sains. Paris seul me les fournit et c’est à Paris que d’ici à un mois nous serons Perrin et moi. C’est décidé, c’est irrévocable, nous avons vu et jugé. Si vous nous blâmiez, mon bien cher monsieur, eh bien, excusez-moi, mais c’est vous même que vous blâmeriez car c’est à cause de vos enseignements que nous allons là-bas. Révolte, direz-vous! oui, mais c’est là un bien gros mot, et qui ne sera pas prononcé car nous savons bien que vous serez d’accord. J’ai sous les yeux la Deutsche Künst fev 1906, Die Kunst, livraison Rodin. La Dresdner Künstler. J’ai suffisamment présents à la mémoire les intérieurs et les Villas de Olbrich, pour savoir, ayant vu les originaux de la même école combien ces photos sont trompeuses. – Je veux suivre le [mouvement] chemin indiqué par la salle de musique Ch. Matthey.D. Si le style parisien est frivole, s’il manque de planelles et de boulons de laiton et de fer-blanc, nous sommes assez embobelinés par notre beau pays pour lui rester fidèle. Où les parisiens mettent une feuille modelée d’après nature et les allemands un carré poli comme un miroir, eh bien, nous mettrons un triangle avec des pives, et notre goût sera sauf, et nous apprendrons notre métier et nous ne gâcherons pas nos courtes années d’étude. Voilà notre décision. – J’ai demandé à M. Chappalaz. 12 qu’il me traçât une ligne de conduite pour mes études techniques, je me recommande à vous, notre seul guide, pour de bons et solides conseils. – Nous prierons Ch. Revssner de nous faire quelques commissions là-bas, et nous ne démarrons d’ici que sûrs de trouver ce que nous cherchons. – Des titres d’école pour Paris, des noms d’architectes. Voilà ce que nous chercherons à nous procurer. Me conseillez-vous de demander quelques détails à M. Gallet 13 qui a vécu là-bas ces dernières années. Avec la lettre de Perrin nous vous livrons un véritable livre. Il fallait bien expliquer nos idées, et quant on met les points sur les i, çà tourne en point ... d’orgue! En avant pour l’Art, nous vous restons fidèles, mon bien cher Maître et vous saluons affectueusement votre dévoué élève Ch. E. Jeanneret P.S. Prière de ne pas souffler mot de la chose à mes parents. Çà m’obligerait à de lon-
gues explications pas le moment.
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Koloman Moser (1868–1918 ), peintre et illustrateur autrichien, l’un des fondateurs de la Sécession viennoise. Léon Perrin ‘ note 1 lettre du 14. 09.1907 à ses parents. Josef Hoffmann (1870–1956 ), architecte autrichien, élève d’Otto Wagner. L’un des leaders de la Sécession. Fondateur en 1903 des Ateliers Viennois. Plusieurs biographes de Le Corbusier considèrent que Charles-Édouard Jeanneret aurait travaillé quelques mois, en 1907, dans l’atelier de J. Hoffmann. Cette opinion est contestée par Allan Brooks pour qui, le jeune Charles Édouard aurait repoussé une offre d’emploi de Hoffmann car il avait, lorsqu’elle lui a été présentée, pris des dispositions pour venir à Paris. ‘ Jalons biographiques de Le Corbusier. Otto Wagner (1841–1918 ), architecte et professeur autrichien. « Oh ! c’est vraiment beau ». Joseph Olbrich (1867–1908 ), architecte autrichien qui a travaillé avec Otto Wagner. Wilhelm Kreis (1873–1955 ), architecte allemand, professeur à l’Académie des BeauxArts de Dresde (1926–1941). William Lossow (1852–1914 ), architecte allemand, professeur, associé à Hermann Viehweger jusqu’en 1906 puis à Max Hans Kühne son propre beau-fils. A d’abord cultivé, avant un certain dépouillement, un style néo-baroque faisant une large place à des éléments de décor peints et sculptés. Max Hans Kühne, architecte allemand associé à son beau-père William Lossow. ‘ note 8 ci-dessus. Peter Behrens (1868–1940 ), architecte et designer allemand. Directeur de l’École d’art de Düsseldorf. Gropius et Mies Van der Rohe ont travaillé quelque temps dans son atelier avant que Charles-Édouard Jeanneret n’y passe lui-même cinq mois en 1910–1911. ‘ note 2 lettre du 01.11.1907 à Charles L’Eplattenier. René Chapallaz, architecte ‘ notes 1 et 2 lettre du 01.11.1907 à Charles l’Eplattenier. Probablement Louis Gallet, sculpteur né à La chaux de Fonds en 1873, dont la maison avait été conçue par l’architecte René Chapallaz.
Lettre du 2 mars 1908 à Charles L’Eplattenier Wien le 2 mars 08
Mon cher Monsieur. Merci infiniment pour votre lettre de hier; je reviens à la charge car vous m’avez rendu encore plus indécis que jamais. Dans deux paragraphes de votre lettre, vous me dites qu’il aurait certainement mieux valu faire un ou deux ans de théorie avant de se lancer dans la pratique. – Dans un autre paragraphe vous me dites: faites de la pratique puis, si vous avez encore du temps, faites de la théorie dans une école polytechnique supérieure. Or pour moi, la situation est ainsi: Ayant reçu une éducation uniquement artistique, tout mon édifice de connaissances est basé sur le vide, car je n’ai aucune notion technique. Et cela me bride à chaque pas, et j’en suis devenu malheureux quand je compose, parce que je vais dans l’inconnu et que plus jamais, je n’ose me payer la moindre fantaisie: et la moindre hardiesse. La situation tous les jours empire. –
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D’autre part si j’entre dans une grande boîte où l’on fasse de grandes bâtisses je ne puis «profitieren» parce que toutes les parties constructives, techniques seront encore, de nouveau et toujours lettre morte. Par exemple: j’ai vu la coupole de Wagner à Steinhof 1, la Grande Roue au Prater, je ne les ai point regardées, n’ayant aucun plaisir à le faire, parce que n’ayant aucune idée de la manière dont c’était fait, ces questions la n’éveillaient en moi aucune curiosité. Je vois des aciers, des axes spéciaux; ils m’ennuient parce que je leur suis étranger, leur construction ne m’intéresse pas, parce que je n’y comprends rien. Quel profit alors retirer, dans cette situation présente, d’un stage dans une grande boîte? S’il ne s’agissait que de calculer une poutraison ou des chevrons je ne me mettrais pas en peine. Mais pour créer un art nouveau, il faut être à même de calculer des voûtes, de grandes portées, des encorbellements hardis bref tout ce que nos pompiers de chez nous ne font pas, car vous pouvez penser que mon ambition va plus loin que de faire de petites maisons locatives et des villas. Autre fait encore: j’ai besoin de gagner ma vie; oui, mais grâce aux économies je puis tenir un an et demi ou deux encore sans rien gagner. Donc si vous jugez bon que je fasse 2 ou 3 semestres de technicum dites le moi franchement, je fais le sacrifice de mon propre plaisir. Mais songez bien que dans quatre ou cinq ans je n’aurai plus du tout goût de faire du polytechnique supérieur en Allemagne, comme vous le dites. Il y a un âge pour les études d’école; à 20 ans çà va encore; à 25 ans je ne pourrais plus. Voilà la question très importante. – Maintenant, je vous ai dit ne point aimer le style allemand.Vous me dîtes que Paris fait des extravagances avec sa savonnière mais il y a donc là des appareillages de pierre bien plus compliqués qu’en Allemagne où [tell] de telles saillies se font en brique reposant sur des poutrelles. Et n’est-ce pas là l’occasion unique de faire l’apprentissage de la taille de pierres, chose importante dans le Jura, où notre style exige de la taille et non point du ciment sur poutrelles. Voici encore un nouveau point de vues: Vous dites: faites la théorie plus tard, vous la ferez à bien meilleur escient. Je n’aurais pas fait la maison Fallet 2 que je [ ] d’accord. Mais à l’heure qu’il est, j’ai une notion suffisamment claire de ce qu’est la bâtisse et précisément je ne crois plus aux mystères pour perdre des journées à l’étude technique de problèmes mauvais ou inutiles. Je suis actuellement en mesure d’émonder l’inutile de l’utile. Vouloir Entrer chez Curjel et Moser 3, qui sont de votre aveu des plus connus, c’est la certitude d’échouer piteusement, car ne connaissant pas la langue et la technique je me ferai remballé au bout de 6 jours. Pas moyens de s’appliquer et d’affirmer qu’on est capable dans d’autres domaines. Du reste, si j’entre plus tard dans une grande boîte, c’est non pas pour y composer (en m’asservissant aux goûts du patron
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qui ne seront pas les miens) mais pour travailler des problèmes de grande construction où j’acquerrai beaucoup de connaissances. Mon éducation artistique je la fais dans les musées (pas de peinture bien-entendu) et dans la nature et point n’est besoin de Olbrich 4 ou de Gùrjet pour m’infiltrer le goût. En résumé ce que je vous demande, mon cher Monsieur c’est ceci. N’est-il pas logique que je fasse du technicien maintenant, du stage ensuite? Et à cette question je vois deux solutions excellentes 1° – Une solution Paris où il y a des écoles de construction (et non pas des beaux-arts comme vous avez cru) où je pourrais suivre des cours; puis comme on travaille à l’œuvre dans les bureaux, je pourrais facilement faire 5 à 6 heures de pratique par jour. (Car enfin il faut être logique: on bâtit aussi gros à Paris qu’en Allemagne et les grandes boîtes y sont en aussi grand nombre.) 2° – Aller à Zürich chez vos Weideli et consorts et suivre des cours au Poly. – s’il y en a d’externes et qui correspondent à ma situation. (Je compte sur vous pour me fixer ce point.) Zürich a du bon, j’y retrouverai des copains, Paris ... et en plus les inestimables collections des musées ethnologiques, arts industriels, Trocadéro, Notre-Dame qui seraient mes maîtres en matière artistique, tandis qu’à Zürich je serais sans rien. En tous cas, s.v.p, expliquez moi ce que veut dire cette lettre sous forme de croquis qu’exige Weideli et dites-moi s’il y a chance pour moi; et s’il est temps encore Quelques points bien définis de vous et je vous laisse dormir en paix. Je suis sur la rue dimanche matin 15 courant., vous voyez si tout çà presse. Merci encore, mon cher Monsieur, et je vous reste [ ] 1 petit mot de piston de votre part j’enverrais à Weideli [ ] 1 2 3 4
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Église Am Steinhof à Vienne (1905 ) par Wagner ‘ note 1 lettre du 01.11.1907 à Charles L’Eplattenier. Koloman Moser ‘ note 1 lettre du 26. 02.1908 à Charles L’Eplattenier. Joseph Olbrich ‘ note 6 lettre du 26. 02.1908 à Charles L’Eplattenier.
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Lettre du 2 mars 1908 à Charles L’Eplattenier Wien le 2 mars 1908
Mon bien cher Maître Le temps presse et il faut prendre des décisions bien réfléchies et bien mûries. Dimanche 15 courant nous sommes tous les deux sur la rue avec nos malles et tout notre fricot. J’ai reçu hier les renseignements Chapallaz. 1 Ce brave-là est très pratique il m’affirme deux solutions contraires! De sorte que je suis tout à fait au net comme vous pensez bien! – Je joins la lettre que je lui envoie ce matin, en même temps que la présente. Vous avez lu nos lettres et vu que nos décisions avaient plus de fond que vous ne le pensiez lors de votre lettre de vendredi dernier. Or voilà pour moi la situation et mes projets d’avenir tels qu’en cet instant je puis les échafauder: Question de goût et d’éducation artistique: Allemagne ou France me sont absolument indifférents. Ni Olbrich ni Plumet ne me serviront de rien. Ce qui [il faut] vous remplacera auprès de moi, ce sont les musées et la nature et rien d’autre – (exemple suis allé au musée Arts décoratifs y ai vu une salle mauresque complète qui vaut tous les enseignements de n’importe quelle école tant au point de vue du plan, confort, lumière que de la beauté et des grandes lois: vous serez je pense d’accord avec moi sur ce point.) De même vu des meubles gothiques XVème siècle d’un enseignement aussi vivant aussi actuel, grâce à leur construction rigoureusement logique que n’importe quoi de moderne) – Donc, s.v.p laissons de côté la question de goût et les discussions sur ce que vaut l’Allemagne ou la France au point de vue du mouvement artistique moderne. Ce qu’il me faut actuellement, c’est ma technique. M. Chapallaz parle de deux ou trois semestres technicum.Vous savez et pouvez bien penser que si je néglige en cet instant la partie [de me] constructive du métier, jamais je ne pourrai la ressaisir plus tard. Le goût, le style, la simplicité, cela s’acquiert avec l’âge. Un écrivain ne peut être digne de ce nom que lorsqu’il connaît son alphabet, puis sa syntaxe qui lui permet de faire des phrases qui se tiennent. Il prend du style, de l’ampleur de la grandeur, le jour seulement où son esprit étant débarrassé des tracas de la construction, peut échafauder [tout] et ne s’occuper plus que d’art, étant sûr que [il écrive] ses pensées, alors, seront exprimées en un langage que les lecteurs comprendront. C’est là chose si logique, que pour moi je ne vois plus rien d’autre.
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Apprendre cette technique en dehors d’un technicum, dans un bureau, je le pourrais peut-être, mais en pays français, [afin de] en cherchant à endormir le premier pion ou un copain plus calé, en lui soutirant chaque jour une parcelle ou alors en me liant d’amitié avec lui. Or vous vous rendez compte que cela je ne puis le faire en allemand. Il faut déployer là de la [poly] politique et il faut être subtil et aux aguets. Combien meilleure me parait cette solution: Dans une ville française, suivre des cours, en externe, et travailler cinq ou six heures dans une grande boîte. (Il faut être raisonnable et avouer qu’il y a d’aussi grands bureaux à Paris qu’en Allemagne; qu’on y fait d’aussi gros bâtiments.) De cette manière j’apprends la théorie et je la contrôle chaque jour dans la pratique. Un sérieux avantage pour Paris est qu’on travaille à l’heure dans les bureaux. Donc possibilité de s’absenter journellement pour aller à l’école. D’autre part M. Chapallaz me dit qu’à Paris on fait des extravagances qui lui répugnent avec la savonnière. Ne serait-ce pas là pour moi un bien précieux [Si ce] moyen d’apprendre tous les cas possibles d’appareillage de la pierre de taille.Vous savez fort bien qu’en Allemagne on n’emploie pas la pierre, et que les rares fois c’est pour de grands bâtiments pompiers, où les saillies extravagantes n’abondent pas ou plutôt n’existent pas. (Voyez même Olbrich: c’est du tout plat, et çà ne m’apprendrait rien.) Et chez nous pour notre style il faut compter énormément sur la pierre de taille. Mais il paraît qu’à Paris on trouve différemment une place solide pour un étranger et qu’il faut des protections. Ne serait-il pas bon que je prie M. L. Gallet 2 qui a des copains architectes de me donner une sérieuse recommandation? Voilà encore ce que me propose M. Chapallaz: m’engager à Zurich chez Weidel et Bisschoff qui demandent un jeune dessinateur. Mais à l’heure qu’il est la place n’est-elle pas prise? Peut-être y aurait-il moyen de suivre des cours au poly. Mais de nouveau c’est là de l’allemand et le gros ennui se retrouve. Cette fameuse technique apprise. Que me fait de voyager l’Allemagne, de faire un stage dans un grand bureau? Etant un employé complet et précieux, le patron ne me chicanera pas à cause de la langue et j’aurai l’occasion de mettre à exécution de grands travaux tout en apprenant l’allemand. Zürich ou Paris sont les deux solutions. Mais à Paris j’aurai combien plus l’occasion de faire mon éducation artistique, et l’art est pourtant plus que chose secondaire en architecture. Il s’agit de se décider immédiatement si je vais à Paris je prierai M. L.Gallet de me donner un coup de piston. Si je vais à Zürich ce qui ne me sourit point, il faut se décider. Car au cas de Paris, je passe par Münich et il faut que je puisse commander mon billet à temps.
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Mon cher monsieur, j’espère bien que vous n’êtes plus fâché contre nous, et que vous vous êtes rendu compte que nous faisions tout pour arriver au plus vite au but et à suivre votre idée (si nous n’avons pas suivi de conseils qui ne nous paraissaient pas exacts à nous qui étions sur les lieux). Combien ce serait navrant qu’il y eût malentendu entre nous quand de chaque côté on cherche à faire au mieux et que nous ne regardons pas à souvent payer de nos personnes. Je trouve les avis de M. Chapallaz bien précieux, mais je ne puis ni empêcher de lui trouver un manque de sens pratique parfois, et un manque de clarté, [dans] si ce n’est dans les idées, du moins dans sa nomenclature. Ses goûts le mèneront aux allemands, aux catelles et au ripolin, au plâtre: il parle de pierre artificielle et je crois qu’il en viendra au ciment et au fer blanc de Olbrich ou autres. (D’après ses bureaux et ses maisons locatives.) Il reste un homme épatant, tout de même, généreux, et dévoué à son métier. Où il est du diable, c’est que même mis au pied du mur, il ne veut dire ce qu’il sait en fait de mathématiques ou autres. Je compte donc sur un bon conseil de vous, et je reste, mon bien cher maître votre tout affectionné C. E. Jeanneret. 1
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René Chapallaz (1881–1976 ), architecte suisse installé à La-Chaux-de-Fonds à partir de 1908 et avec lequel Charles-Édouard Jeanneret a réalisé les villas Fallet, Stotzer et Jaquemet. ‘ notes 1 et 2 lettre 01.11.1907. ‘ note 13 lettre du 26. 02.1908 à Charles L’Eplattenier.
Lettre du 8 mars 1908 à ses parents Wien le 8 Mars dimanche soir 9 heures
Mes biens chers parents. Certaines explications s’imposent; votre lettre reçue hier vient encore rendre plus pressant l’exposé de ce qui m’a fait adopter le départ pour Paris – Combien je suis reconnaissant à M. L’Ep. 1 de vous avoir remis ma correspondance; je n’avais osé le lui demander.Vous avez donc eu sous les yeux l’énoncé complet de mes observations et de leur résultat. Comment auriez-vous voulu que ce soit à vous que j’écrive de telles choses? Vous n’y eussiez rien compris, n’étant pas au courant des noms et des œuvres
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pris à témoins.Vous dites que je vous ai dérobé tous mes sentiments: je n’ai jamais non plus touché un mot de tout cela à M. L’Eplattenier. Avant les lettres décisives de ces derniers jours. Quelle utilité eussiez-vous trouvé à ce que je vous dise que au mois de décembre j’avais vu tel magasin signé tel nom; que quinze jours plus tard c’étaient deux maisons locatives de Wagner 2, qu’en Janvier c’était la fameuse église de Wagner, Kolo – Moser 3, puis toute la série des timbres Kolo Moser, puis l’examen minutieux de reproductions d’intérieur Hoffmann 4, puis le bâtiment de la Sécession trouvé laid le premier jour (ou disons était l’à rebours de nos idées) et qu’en février on me disait être d’Olbrich 5. Puis trois expositions à Hagenbund, puis le bal costumé du Künstlerhaus puis une cité-colonie de Wagner, puis six ou sept maisons de son fils, puis une académie de commerce avec intérieurs («vus en tapinois, en contrebande») des deux Deiniger, etc, etc, tout cela disséminé aux quatre vents des cieux, tout cela vu au jour le jour, me bouleversant, me stupéfiant, me faisant faire des comparaisons. Pendant ce temps, c’était l’ordre formel de M. L’Eplattenier de partir pour Dresde; je vous priais alors de m’envoyer la Dresdner Künstler, un ou deux autres journaux allemands. C’était l’examen dans un café de livres sur Darmstadt, Düsseldorf, Berlin, Munich, etc. Puis c’étaient les renseignements engageants de Mlle Grandjean parlant d’une école toute nouvelle avec professeurs épatants, citant en effet des noms célèbres; puis là-dessus cette malheureuse carte postale représentant la dite école, monument formidable, œuvre ... du plus célèbre de tous. Je faisais mes plans 6 pendant ce temps, et le soir je regardais mes bouquins, mes photos d’Italie, parfois, le dimanche toujours on se revoyait av. Perrin 7, et on parlait de Dresde, et des œuvres découvertes pendant la semaine: As-tu vu cette maison là, qu’en pense-tu – (!) – et cette académie? – (!) – je retournai avec P. à Steinhof pour voir l’œuvre capitale du mouvement moderne et contrôler le jugement de la première visite; on s’emballa pendant trois minutes, puis, on se désola. Et pour finir on ne parlait plus que de «l’enterrement à Dresde» sans avoir l’idée de songer à Paris, ville que nous avions tant reniée autrefois. P. ne pouvait se faire à l’idée de l’Allemagne, et il parlait toujours de Bruxelles; ma foi un beau jour, à force de tourner autour du pot, on est tombé dedans, et on n’en est plus ressorti. C’est quand je vous ai écrit: «Brûle ce que tu as adoré et adore etc.» En même temps j’écrivais la longue lettre à M. L’Eplattenier et une autre à M. Chapallaz 8 tandis que mon non-réfléchi de Perrin lançait à son Père sur une carte, à brûle-point, la nouvelle qui fit tant sensation que son père courut chez M. L’Eplattenier lequel le même soir nous écrivit une lettre ferme et presque un peu violente. Nos lettres étaient en route déjà quand nous la reçûmes, on récrivit et M. L’Eplattenier se mit d’accord avec nous et il ne craint pas lui, (et il montre là toute sa générosité, et son dédain de l’opinion courante / c’est-à-dire des gens toujours prêts à éclabousser) de [nous] trouver, après examen que nos raisons sont justes et que nous devons partir sans retard pour Paris.
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Si dans chacune de me lettres je vous avais conté une de mes désillusions, cela vous eût apporté un tracas constant, car vous êtes si bons, mes chers parents, vous vivez seulement trop pour nous – vous eussiez demandé des conseils à celui-ci, à celui-là, à quantité de gens ne sachant rien de notre stimung, vous vous seriez rongés, vous auriez écrit ceci et cela, fait de montagnes tout naturellement, ne sachant au juste de quoi il était question. Moi qui étais occupé à mes plans qui m’ont donné un mal de chien, j’empilais fait sur fait et un beau jour quand vinrent encore les derniers renseignements Grandjean, j’avais une opinion faite. D’avoir fait ces plans tout seul, sans secours moral et ayant voulu à tout prix (au début) chercher du tout neuf, je me suis rendu compte de tout ce qui me manquait j’en suis revenu au bon sens bourgeois, et encore une fois je brûlai ce que j’avais adoré, c’est-à-dire que je dus m’avouer que quand on est jeune on parle pour ne rien dire, et qu’on fait çà, en somme à peu près jusqu’à sa mort. (Que ceux qui ne disent pas le mot sont les plus malins, et j’ai constaté que j’avais un tempérament bavard) Cette opinion faite c’est ceci,: c’est que je manque de toute base solide, que je ne sais pas mon métier et que c’est çà que je dois apprendre. Que je dois suivre quelques cours, et entrer dans un bureau pour y profitieren. Que en Allemagne je ne pourrai pas faire le profitieren dans un bureau, à cause de mon ignorance de la langue d’abord, puis parce que je me ferai sortir de n’importe quel bureau au bout de six jours, parce que le patron n’aura que faire d’un employé ne sachant bâtir et d’autre part composant avec un goût qui est le rebours du sien. En pays français, je suis tel que je suis un employé précieux pour qui sait m’employer – mes goûts sont latins, je pourrai tenir dans un bureau, comme dessinateur; ce qui me manque je l’apprendrai en suivant des cours français [ou je] auxquels je comprendrai quelque chose. M. Chapallaz consulté, me fait sentir que je ne suis pas le premier employé venu, et du reste, tout en étant vis-à-vis de mon idéal à moi, un ignoble imbécile, je sais que je vaux quelque chose en comparaison d’autres employés du bureau. A Paris, (il ne faut pourtant pas être maboule pour le croire) on bâtit aussi gros et avec des procédés modernes tout autant qu’en Allemagne. J’ai quantité de faits mais je ne veux en causer que dans dix ans quand j’aurai goûté de l’un et l’autre et je veux éviter dorénavant des cartes en VIII paragraphes. Une chose sur laquelle vous pouvez vous tranquilliser, c’est que je ne suis point un «vaniteux-rodomont», et qu’il me faut rassembler tout mon courage pour oser envisager l’avenir, tel que je le devine. Je suis trop travailleur, et [j’en ai] j’en deviens bête. Il faut absolument laisser parler le jeune homme en moi, sinon je me racornirai, et je fais des projets de soirs passés uniquement à ne rien faire ou à rigoler. Puissé-je les tenir; mais je suis déjà vicié, et Perrin souvent m’en blâme. Pour vous dire: depuis mon départ je n’ai pas passé un jour, semaine ou dimanche, à me re-
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poser, comme le plus humble manœuvre.Toujours un musée, une expo., un coin de ville ou dénicher dans la lamentable masse un brin d’art, – un concert ou un opéra. J’ai un grave défaut, c’est celui de juger toujours.[C’est di] Je m’en humilie et souvent me rends compte de ce que çà a d’énervant. C’est un danger constant pour un artiste, car toute sa vie consiste à [être] trier et froidement à mettre de côté, à être franc vis-à-vis de lui-même. Où il devient noble c’est quand il garde çà pour lui, et sait refreiner son indignation qui souvent est allumée. Merci de m’avertir du danger et reprenez moi souvent durement. Mon métier ou ma vocation est uniquement ou plutôt doit être de l’art, un jeune homme de mon âge ne saurait assez faire vibrer en toutes occasions ses fibres artistiques. Il faut un pain quotidien d’art, une atmosphère d’art. Ici à Vienne, s’il n’y avait la musique ce serait à se suicider, à preuve, toutes les fois où je me suis mis en quête d’art je suis rentré avec un noir démontant. A Paris il y a Notre-Dame, et Versailles et tout, le Louvre, le Trocadéro, c’est fou de vouloir énoncer, c’est la ville lumière. Dans les musées j’ [apprends] éduque mon âme et j’ouvre mon esprit, je fonde les bases solides, les principes. Dans un bureau je m’initie au métier et à côté j’étudierai. – Tout cela sera long, bien long, il y aura des jours et des jours de perdus. Des désillusions tout plein et des rancœurs idem; mais ce sera du français et je pourrai faire le volontaire et forcer les portes. Ici, au moment le plus intense de ma vie, je ne puis me faire comprendre, et si je fais la scie, eh bien, on m’a partout crânement tourné le dos ou fermé la porte, (cela au sens littéral des mots). Que faire sinon redescendre les escalier. Et souvent je leur ai dit à certains de ces malins sous le nez: salops d’allemands! – Avec tout çà vous voyez combien j’apprendrais mon métier. Louis Schwob est un garçon d’une intelligence au-dessus de la normale et pourquoi vouloir me l’opposer? En plus il est normal et nous autres, élèves de M. L’Ep. nous sommes des anormaux. Et M. L’Eplattenier a montré, à faire des graveurs ce que nous sommes, un grand courage, une hardiesse étonnante, c’est encore le fait de sa grande générosité. Pensez à la responsabilité qu’il a et nous, à celle que nous avons envers lui afin de nous montrer à la hauteur de notre tâche. Nous avons un énorme ballot de connaissances, fait absolument exceptionnel, que tous les autres dans les parties correspondantes n’ont pas. Huit ans d’art et pas un sou de pratique c’est rare chez un architecte; mais voyez combien c’est précieux et comment çà permet de juger de sang-froid des écoles puissantes comme celle de Vienne. D’autre part, où l’élève, donc moi, doit se montrer un homme c’est dans l’acquisition de toutes ces choses inconnues à lui et connues à tous les autres; acquisition certainement peu sympathique à faire quand on a devant soit l’immense champ de combat de l’Art qui à lui seul [dévod vie] dévore des vies d’hommes, – mais qu’il me faut faire et dès maintenant. C’est pour cela que je vais à Paris. La langue allemande est indispensable dans notre métier; et quand je saurai mon métier j’irai dans un bureau allemand, – car comme m’écrit M. L’Eplattenier, il eût
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désiré pour nous le combat des goûts qui affermit les principes, et c’était là pour lui toute l’efficacité du séjour d’Allemagne, tandis qu’il craint l’engourdissement à Paris. Le mouvement Moderne universel est un poupon actuellement, un poupon peut-être qui deviendra un géant, où se développera-t-il? Allemagne, France, pays du Nord, etc., pour moi actuellement, tout se vaut et s’il y a des nuances, c’est le fait d’un artiste isolé plutôt que d’un mouvement d’ensemble. L’Allemagne a quelque peu la manie de centraliser; c’est ce qui fait croire à une école Allemande. Pourtant le fait est ceci. Wagner 9 de Vienne est le père de l’Art moderne Allemand, il reste encore en ce moment une tête principale. Il a lui deux élèves très forts: c’est Hoffmann 10 et Olbricht 11. Hoffmann est à Vienne et a un style (?) Olbricht après Darmstadt est allé à Berlin. Et voilà les trois grands noms. Donc, j’espère que vous avez suffisamment confiance en votre fils pour ne pas le traiter de coudet. Je me donne le plus de peine possible, et ne pourrais faire plus. Je vais à Paris. Je compte y trouver ce que je veux. Je ne fais point de projets et peutêtre bien faudra-t-il encore bien courir le monde avant de rentrer. Ayez confiance. J’ai besoin de votre confiance. Surtout mes tout bons parents ne dites plus que je vous cause de l’amertume. Qui voulez-vous que j’aime en dehors de vous? Je pars pour Münich dimanche soir et y resterai trois ou quatre jours, puis à Nüremberg, pour y dessiner deux ou trois jours, puis à Paris ou j’ai l’adresse d’un architecte du gouvernement ami de M. L’Eplattenier et où je me dérouillerai. A quoi bon des programmes quand on ne sait rien de ce que l’on trouvera. Encore une fois nous sommes anormaux et aurons toujours plus de peine que ceux qui ont suivi la filière – Papa a combien raison quand il dit qu’une œuvre produite est le fait de la coopération indirecte de ceux qui l’ont précédée Je compte sur la galette à temps s.v.p. je n’ai pas de quoi payer le billet et je n’ai ma chambre que jusqu’à dimanche matin. (200f suffiront) J’avais fait un bon pour 500f. je crois, et il ne doit pas être épuisé. En voici un autre pour plus tard. Ayez confiance, je vous aime bien, allez et vous savez bien que je n’ai que vous. Je vous embrasse bien fort, et vous remercie encore toujours. votre fils Édouard. En fait de programme vous avez la carte en VIII § et vous pouvez méditer sur sa valeur.
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Charles L’Eplattenier, peintre, professeur de Charles-Edouard Jeanneret à l’Ècole d’Art de La Chaux-de-Fonds ‘ Notices sur les destinataires Otto Wagner ‘ note 4 lettre du 26. 02.1908 à Charles L’Eplattenier. Koloman Moser ‘ note 1 lettre du 26. 02.1908 à Charles L’Eplattenier. Josef Hoffmann ‘ note 3 lettre du 26. 02.1908 à Charles L’Eplattenier. Joseph Olbrich ‘ note 6 lettre du 26. 02.1908 à Charles L’Eplattenier. Plans des villas Stotzer et Jaquemet ‘ note 2 lettre du 01.11.1907.à Charles L’Eplattenier. Léon Perrin ‘ note 1 lettre du 14. 09.1907 à ses parents. René Chapallaz ‘ notes 1 et 2 lettre du 01.11.1907 à Charles l’Eplattenier et note 1 lettre du 02. 03.1908 au même destinataire. Otto Wagner ‘ note 4 lettre du 26. 02.1908 à Charles L’Eplattenier. Josef Hoffmann ‘ note 3 lettre du 26. 02.1908 à Charles L’Eplattenier. Joseph Olbrich ‘ note 6 lettre du 26. 02.1908 à Charles L’Eplattenier.
Lettre du 15 avril 1908 à Auguste Perret Monsieur PERRET | architecte | 9 rue des Ecoles | EN VILLE | Paris le 15 avril 1908
Très honoré Monsieur En confirmation de l’entretien que j’ai eu avec vous mercredi dernier, je vous fais savoir que je me tiens à votre entière disposition, ayant renoncé à poursuivre ailleurs mes recherches. Je considère comme une heureuse chose de pouvoir travailler dans vos bureaux, et au premier mot que vous me lancerez, je me rendrai auprès de vous. Je vous confirme encore que je puis me charger de travaux de perspectives, de tracés d’ombres, «rendus» à l’aquarelle; de même que l’application ornementale à la construction. Ayant, ces trois dernières années, fait uniquement des travaux pratiques et exécutés, je suis à même de visiter le chantier, ou d’établir des plans d’exécution, des conventions ou des devis. Les conditions seront celles que vous voudrez bien me faire après quinze jours d’essai. – En plus, si cela vous est agréable, je puis ne travailler que cinq heures par jour. Veuillez agréer, Très honoré Monsieur, l’expression de ma considération la plus distinguée. Ch. E. Jeanneret
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Lettre du 2 juin 1908 à ses parents Paris, le 2 juin 1908
Mes bien chers parents. Voici longtemps déjà que je vous ai délaissés; j’aurais pourtant bien trouvé par ci par-là quelques instants pour couvrir six à huit pages. Mais aussi voilà: Georges Aubert 1 est arrivé lundi dernier et notre semaine a été passablement compromise. Ce soir j’ai résolu de ne pas me laisser dérouter et c’est après une terrible journée, étouffante que vêtu au plus simple, je vais, ayant, Notre-Dame grise dans un ciel rose tendre, sous les yeux, causer un peu avec mes bons parents. Il me semble que vous devez vous être faits à votre vie de parents sans enfants; car notre départ vous a certainement apporté une quiétude inappréciable. La vie que nous menions l’an dernier à pareille époque n’était certes pas normale et je venais encore ajouter aux tiraillements d’une administration «ménagère» déquenquemaillée les contrariétés [conva] agaçantes de mon manque de ponctualité; j’assoyais à la petite table de la cuisine un bonhomme dont le front était chargé des nuages puérils [dont] qu’un semblant de grande responsabilité amassait chaque jour sous la broussaille des mèches en ressorts emmêlés. C’est curieux: je me sens ce soir un instinctif besoin de repasser les jours vécus depuis; j’ai besoin d’établir ma situation par rapport à ce qu’elle était il y a un an, situation mentale, bien entendu. Ce besoin de reprendre pied en quelque sorte m’est imposé par un certain état d’esprit créé ces derniers jours par des journées atones où l’esprit perd pied devant le corps, où la chaleur accablante semble vouloir étouffer toute pensée, alors qu’au contraire, ce repos forcé vous oblige justement à faire ce que je vais faire ici, à revenir en arrière, pour mesurer et [faire] établir le [son] bénéfice de l’année. Je viens d’allumer ma lampe et l’abat jour rabat sur mon papier qui se recroqueville et sur mes mains gonflées une nappe de chaleur désagréable. Mes pieds nus, par contre, appuyés sur le rebord du balcon reçoivent un délicieux souffle frais qui a sûrement caressé avant de venir se bloquer dans ma chambre quelques uns des démons de pierre qui depuis des siècles montent la garde et narguent, du haut des airs, [planqués aux] depuis angles des tours de Notre-Dame: tout ce peuple de Paris, mélange complexe de haute pensée, de vie imbécile et fade ou de luxurieuse agitation. ... Parti du pays, élève d’un maître [extraordinaire] inappréciable, je puis résumer mon année en deux mots: je me suis libéré. Je puis le dire puisque livré à mes seules facultés il m’a fallu choisir chaque jour, chaque minute: choisir en Italie [cette] dans tout le peuple des œuvres d’Art; celle spéciale, qui me révèlerait la
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beauté, choisir à Vienne; après un si long voyage, entre deux alternatives: d’abord celle de flatter mon amour propre, de [me de] acquérir un certificat unique aux yeux des gens, en m’engageant chez Hoffmann 2, et garder une quiétude douce, avec l’illusion puisque chacun m’en eût félicité, d’accomplir au mieux mon programme d’étude; d’autre part celle d’envisager à peine installé, [de te] la perspective d’un gros voyage, coûteux.. pour aller dans une ville que chacun se plaisait à orner de qualificatifs détestables, [de] d’oser risquer jeter un froid entre mon maître aimé et moi, son élève désobéissant, de passer auprès de chacun, auprès de vous, mes parents, pour un condé, puisque je [quittais] délaissais avec dédain ce que j’avais tant prôné pour me jeter dans les bras de ceux pour lesquels je n’avais jamais eu assez ... de stupides sarcasmes. – Choisir, une fois à Paris, entre divers systèmes d’études qu’il avait d’abord fallu échafauder soi-même puisque aucun conseil ne m’était parvenu et que du reste tout conseil aurait fort risqué d’être mauvais puisqu’il [n’éman] n’aurait émané que d’une personne étrangère à ma situation mentale. Les jours à quatorze heures sont longs et c’est si difficile de se faire un programme logique.Vous vous rendez compte qu’après neuf mois de ce régime, j’ai dû abandonner toute idée préconçue, et ne me guider que d’après des observations rigoureusement personnelles. Or si ce régime là est fatiguant, je l’estime fructueux aussi et si bien des fois, je me suis dit combien Albert 3 avait été privilégié d’avoir un [ligne de] programme d’étude toute indiquée et d’avoir pu, en le suivant scrupuleusement approcher un des plus nobles cerveaux de l’époque, je sens maintenant, et ses cartes et ses lettres me confirment cette impression, que sa voie a été trop facile et qu’il n’a pas [profité de] mis en action une grande partie de ses facultés. Albert malgré son âge n’a pas de personnalité et le rêve que [je me plais de] je désire voir se réaliser pour lui, c’est que quittant Marteau 4, il vienne dans la Vie, à Paris peut-être ou ailleurs. Nous le constatons avec Perrin 5 et Perrochet 6, et cela sans jobardise puisque le fait contraire nous accuserait sévèrement, nous nous sommes libérés, et chaque idée que nous émettons, si la plupart du temps, elle correspond entièrement à celles de notre maître, vient de nous et est notre enfant. J’ai senti la brisure qui s’est faite entre [lui] le «moi» d’aujourd’hui, et l’élève consciencieux de l’année dernière en causant avec Georges Aubert qui lui avec un trésor, d’idées et d’enthousiasme qu’il détient sûrement, n’est encore qu’un quelconque très talentueux, dessinant cent fois mieux que moi et ayant une mise en œuvre si facile que je me sens [ ] mais qui marche en aveugle, en écolier bien terne et bien arriéré. Par la pensée, j’arriverai et j’ai du plaisir ce soir à me l’affirmer à me le répéter par l’approfondissement de tout ce que j’envisage, par la recherche des causes, des «pourquoi» et des «comment» de tout ce qui m’entoure, de tout ce qui est noble, de la nature et de la divine logique atteignant toujours à la beauté, des chefs-d’œuvres de nos maîtres tant œuvres de musique que de plastique ou de littérature.
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Si je me suis libéré c’est aussi que j’étais au a de mon alphabet. Monsieur L’Eplattenier 7 a insufflé en moi je ne sais quoi de sacré, de grand, mais surtout d’abstrait, d’insaisissable: une soif d’art, un sens critique motivé et que j’estime autant sain qu’un jeune homme peut le souhaiter à mon âge. Ce fut là l’œuvre de mon maître mais des choses qui s’apprennent il ne m’a rien appris et si on ne sentait pas que nous sommes des milliers, au même point, [sup] en proie aux mêmes souffrances, certes on reculerait devant une tâche qui envisagée d’un coup paraît surhumaine. Il est dans la vie des hommes bienfaisants; et lorsque les circonstances vous ont fourni l’extrême bonheur de rencontrer des hommes comme M. L’Eplattenier d’abord, comme, par un hasard miraculeux et bienfaisant des prêtres comme Grasset 8, des puissances évocatrices, des âmes irradiantes comme Carrière, de ces génies solides, de ces bergers robustes qui d’une main rude et pourtant si attendrie vous relèvent au bord du chemin alors que les désillusions qu’un jeune homme ne peut manquer de ressentir quand par secousses brusques se déchire en larges pans le rideau derrière lequel la vie se vit, ce Puvis de Chavanne fils de Giotto et de l’Angélique, cet Hodler [fils] rejeton d’Orcagna et prophète de la pensée moderne, Rodin, prêtre sacré qui défaille devant la beauté apparue d’une femme nue, Koos évocateur de la large poésie de la Terre, – ces rencontres là vous donnent du feu dans la poitrine; il est bon d’analyser alors ses sentiments on devrait chaque jour écrire ce qu’on a pensé afin de faire d’une impression ressentie soit a l’état d’insinuante musique, ou de choc brutal un nouveau fruit à suspendre à l’arbre de notre esprit, une goutte de rosée matinale au cœur de la rose de notre âme. – Il est bon de philosopher, de réfléchir, – de coordonner ses pensées. C’est une gymnastique que l’on traite de oiseuse, d’inutile ou même de pernicieuse. C’est la seule raison d’être de l’homme et si quand on a vingt ans, après des heures de discussion ou d’emballement on arrive à de ces vérités banales tant elles sont simples et tant on les a dites, que, par exemple, il y a un Dieu, ou que la patrie existe et que l’internationalisme est [la] sa plus belle manifestation, c’est que on a pioché et mis son cœur à discuter, c’est qu’on a basé de telles assertions sur des faits, et qu’on a employé et développé les facultés que tout homme a le devoir de faire fructifier. Albert m’a écrit sur une carte qu’il me mettait en garde contre de telles discussions, que c’était là de la rebat etc. Eh bien non, mon frère se trompe et il s’endort bourgeoisement à Genève. La fibre c’est le mot de l’art et cette fibre c’est par, des idées nobles qu’il faut la faire vibrer. Maman et Albert ensuite m’ont parlé de Strauss avec un froid qui m’a bien déçu.Vraiment je ne sais ce que vous attendez de l’Art et il me semble que quand de pareilles occasions sont là on en doit jouir ... à en éclater. ...Ou peut-être Strauss et son orchestre auraient ils tout donné à Paris et se seraient-ils moqués quelque peu de la province? Les deux concerts de la Philharmonie sont deux merveilleuses im-
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pressions et pourtant j’ai été gâté puisque j’entendais régulièrement Weingarntner, Spöhr ou ici Colonne. L’autre soir, c’était chez Lamoureux une soirée inoubliable: un festival Gabriel Fauré où Fauré lui-même Thibaut, Casals et d’autres apportaient le tribut de leurs dons divers Que vous dire de cette musique de Fauré de cet élan vers un idéal de folle jeunesse. J’ai la tête pleine de cette sonate où Thibaut et Fauré nous transportaient en des sphères supérieures. Et je me rappelle avec attendrissement ma petite maman qui dans son petit salon au beau tapis d’Orient, s’escrimait, fuyant l’obsédante prose du «ménage sur ces difficultés énormes encerclant l’inestimable joyau» de l’Art. Cette première phrase que je vous écrirais sur une portée si je connaissais pour un sou de musique, j’espère l’entendre sortir du Violon d’Albert avec du feu, avec de la vie, avec de l’âme. Il faut qu’il en goûte de cet idéal de fou, de ce débordement de cris d’allégresse. J’étais avec Perochet et grâce à trois heures de conversation très spéciale que nous avions eue avant, le quintette vint emplir nos âmes justement ouvertes, épanchées, de vagues énormes, savoureuses puissantes d’une harmonie toute de beauté pure, idéale de bonté. Et au lieu d’applaudir nous nous sommes dits: pourquoi donc ne nous embrassons-nous pas? Hier c’était la V° symphonie de Beethoven. On peut parler de Fauré parce que, bien que son front soit ceint d’une auréole de cheveux neige, c’est un jeune de 20 ans, De Beethoven et de sa V° oui je devrais aussi en parler [mais] car il est nécessaire de préciser ses impressions pour en dégager des idées, mais il faudrait être frais, il faudrait réentendre cette voix de titan ... descendu du ciel. C’était là [V] cinquième fois que je l’entendais; je reconnus bien tous les thèmes, mais non, jamais je n’avais été le spectateur de cette lutte épouvantable, de ce corps à corps inouï où il me semblait voir la «Pensée» ayant pris des muscles de colosse inimaginable. Lutter contre une de ces choses immenses incommensurables, abstraite parce que l’esprit ne peut pas la mesurer, et dont, seules les cauchemars nous ont donné l’impression, en un combat plein de cris d’élan joyeux, d’enthousiasme de jeunesse. Beethoven a le sourire sacré ineffablement vivace des plus belles œuvres de la statuaire grecque, des plus radieuses manifestations architecturales qui ont peuplé les lieux où autrefois on croyait encore au Beau. J’avais l’intention, ce soir ne disposant que de deux heures, d’écrire une toute petite lettre. Pauvres parents vous voilà encore une fois attrapés. Mais au fond rien ne vous oblige à vous fatiguer les yeux jusqu’ici, ou alors y mettez-vous le temps. Pardonnez moi, j’ai fait trêve des petits riens qui [vous] font la vie de chaque jour. Auriez-vous préféré que je vous détaillasse le menu de mes repas ou que je vous parlasse des cœfficients qui à côté d’un peu d’art [font] sont la manne journalière? Si je vous ai beaucoup ennuyé, je me suis au moins fait du bien et je chercherai toujours dorénavant, à écrire plutôt des choses senties que des inepties fades à
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propos d’un chapeau [de P] venu de Bellinzone qui s’envole dans la Seine et disparaît sous un barrage ou d’une paire de souliers si enthousiasmées des théories de Kneift qu’elle fait prendre l’air à son propriétaire ... par les pieds et certes pas dans la rosée du matin. J’avais juré d’être au lit à 10 heures car voilà toute une semaine de dévergondage. Il en est bientôt 11. Je vous embrasse bien fort: tout comme autrefois alors que papa était déjà enfoui plus haut que le nez sous l’édredon et que maman toujours scrupuleuse ... oui bref on causait alors d’alisoir!! le fiston Édouard 1
Georges Aubert (1886–1961), peintre. Ami de jeunesse de Charles-Édouard Jeanneret. Notices sur les destinataires. Josef Hoffmann ‘ note 3 lettre du 26. 02.1908 à Charles L’Eplattenier. Albert Jeanneret, frère de Charles-Édouard Jeanneret. ‘ Notices sur les destinataires. Henri Marteau (1874–1934 ), professeur de musique à Genève, dont Albert Jeanneret suivra les enseignements. Léon Perrin ‘ note 1 lettre du 14. 09.1907 à ses parents. Camarade d’étude de Charles-Édouard Jeanneret à l’Ecole d’Art de La-Chaux-de-Fonds. Charles L’Eplattenier, peintre, professeur de Charles-Edouard Jeanneret à École d’Art de La Chaux-de-Fond ‘ Notices sur les destinataires. Eugène Grasset (1845–1917 ), architecte décorateur français d’origine suisse. Auteur d’une Méthode de composition ornementale. Il a incité le jeune Charles-Édouard Jeanneret, venu se présenter à lui, en 1908, à entrer dans l’atelier des frères Perret. ‘
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Lettre du 22 novembre 1908 à Charles L’Eplattenier 3 quai St-Michel | Paris. dimanche le 22 novembre 1908
Mon bien cher Monsieur Je vais rentrer pour quelques jours au pays; j’en ai beaucoup de joie – celle de vous revoir ainsi que mes bons parents – et beaucoup d’angoisse aussi. – Les cartes et lettres reçues de Perrin 1, qui est mon ami, me laissent une impression de malaise ... et ça m’est une nécessité (tâche bien difficile pour mon jeune âge) de vous dire ce que je suis afin que notre revoir soit fait tout de joie et d’encouragement de vous à moi et non de malentendus. Peut-être n’aurez-vous pas eu tort de faire de moi autre chose qu’un graveur, car je me sens de la force.Vous dire que ma vie n’est point de rigolades mais de travail intense, nécessaire, est inutile, car, de graveur que j’étais, pour devenir un archi-
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tecte dans la conception que je me suis faite de cette vocation, il faut faire un pas, immense, ... mais maintenant que je sais où je vais, je pourrai faire l’effort, – en pleine joie, en enthousiasme victorieux – de ce pas. Les heures de Paris sont des heures fécondes, pour qui veut faire, des heures qui passent, une moisson de force. Paris la ville immense – de pensées – où l’on se perd, si l’on n’est, pour soi, sévère et impitoyable (sans pitié) Tout est là, pour qui veut aimer – (amour de l’esprit divin qui est en nous, et qui peut-être notre esprit, si nous l’invitons à cette tâche noble) – Et rien n’est, pour celui qui ne contracte pas [les] ses pensées sous son front, à chaque heure de la journée, pour savoir si ces heures qui coulent sont des heures bonnes. La vie de Paris est faite d’austérité. – active – Paris est la mort des rêveurs, le coup de fouet cinglant à chaque minute, des esprits qui veulent travailler (fournir du travail). La vie de Paris est solitaire pour moi. Et depuis huit mois je vis seul – seul à seul avec cet esprit fort qui est en chaque homme, et avec qui je veux chaque jour causer. Et aujourd’hui, je puis parler avec mon esprit – heures fécondes de solitude, heures où l’on sape et où le fouet cingle. – Oh! Que n’ai-je un peu plus de temps pour penser et apprendre! La vie réelle, mesquine, est dévoreuse des heures. Mon concept s’établit – je vous dirai plus loin quels furent ses provocateurs (ceux qui provoquèrent les idées) et sur quoi il se base. Pour l’établir, je vous dirai: «je n’ai pas rêvassé». Il est large ce concept; il m’enthousiasme,... il me châtie; [il] n’importe, il me donne des ailes parfois, quand la force qui est en moi me crie – provoquée par un fait extérieur –: «tu peux!» J’ai devant moi 40 ans pour atteindre ce que j’estompe de grand sur mon horizon encore lisse. Et aujourd’hui c’est fini des petits rêves enfantins d’une réussite semblable à celle d’une ou deux écoles d’Allemagne – Vienne – Darmstadt – C’est trop facile et je veux me battre avec la vérité elle-même. Elle me martyrisera peut-être, – sûrement. – Ce n’est pas la quiétude qu’aujourd’hui, j’envisage et me prépare pour l’avenir. Et peut-être moins encore le triomphe dans la foule ... Mais moi, je vivrai – sincère – et dans l’invective, je serai heureux. La force qui est en moi parle, et quand je dis ces choses, je ne rêve pas. La réalité sera un jour, (sous peu, peut-être) cruelle: car la lutte contre ceux que j’aime s’approche et eux devront venir en avant. Sinon, nous ne pourrons plus nous aimer. Oh, combien je voudrais ardemment que mes amis, nos camarades chassent loin la petite vie aux satisfactions journalières et brûlant ce qu’ils avaient de plus cher, croyant que ces choses chéries étaient bonnes, – sentent combien bas ils visaient et combien peu ils pensaient. C’est par la pensée qu’aujourd’hui ou demain on fera l’art nouveau. La pensée se dérobe et il faut se battre avec elle. Et pour la rencontrer afin de se battre avec elle, il faut aller dans la solitude. – Paris donne la solitude à celui qui ardemment, cherche le silence et la retraite aride. Mon concept de l’art de bâtir est ébauché dans ses grandes lignes que seules jusqu’ici mes faibles ressources – ou incomplètes ressources – m’ont permis d’attein-
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dre.Vienne ayant porté le coup de mort à ma conception purement plastique – (fait de la recherche seule des formes) – de l’architecture, – arrivé à Paris je sentis en moi un vide immense et je me dis: «pauvre! tu ne sais encore rien, et, hélas, tu ne sais pas ce que tu ne sais pas». Ce fut là mon immense angoisse. A qui demander cela: à Chapallaz 2 qui lui le sait encore moins et augmenta ma confusion. – à Grasset 3 alors, et F-Jourdain 4, à Sauvage 5, à Paquet 6 – je vis Perret 7 mais n’osais l’interroger à ce sujet –. Et tous ces hommes me dirent: «Vous en savez bien assez de l’architecture.» Mais mon esprit se révoltait et j’allai consulter les vieux. Je choisis les plus enragés lutteurs, ceux auxquels nous sommes, nous du XXème siècle [absolument] prêts à être semblables: Et pendant trois mois j’étudiai les Romans, le soir à la Bibliothèque. Et j’allai à Notre-Dame et je suivis la fin du cours gothique de Magne8 – aux Beaux Arts ... et je compris. Les Perret furent ensuite pour moi les fouets ces hommes de force me châtièrent: ils me dirent – par leurs œuvres, et parfois, dans des discussions – «Vous ne savez rien». Je soupçonnais par l’étude du Roman que l’architecture n’était pas une affaire d’eurythmie des formes mais ... autre chose ... quoi? je ne savais encore bien. Et j’étudiai la mécanique, puis la statique; oh ce que j’ai transpiré là-dessus pendant tout l’été. Combien de fois me suis-je trompé, et aujourd’hui, avec colère, je constate les creux dont est formé ma science d’architecte moderne. Avec rage et joie, parce que je sais enfin que là est le bon, j’étudie les forces de la matière. C’est ardu, mais c’est beau, ces mathématiques, si logiques si parfaites! – Magne a repris un cours de la Renaissance Italienne, et par la négation, là encore j’apprends ce qu’est l’architecture. Bœnnelwald a repris un cours d’architecture [romain] romane-gothique et là éclate ce qu’est l’architecture. Sur le chantier des Perret 9, je vois ce qu’est le béton, les formes révolutionnaires qu’il exige. Les huit mois de Paris me crient: logique, vérité honnêteté, arrière le rêve vers les arts passés. Les yeux hauts, en avant! Mot pour mot, dans toute la valeur des mots, Paris me dit: Brûle ce que tu as aimé, et adore ce que tu brûlais. Vous, Grasset, Sauvage – Jourdain, Paquet et autres, vous êtes des menteurs, – Grasset, modèle de vérité, [parce que] menteur, parce que vous ne savez pas ce qui est de l’architecture – mais vous-autres, architectes tous, menteurs, oui et en plus conards. L’architecte doit être un homme au cerveau logique, ennemi, parce que devant s’en méfier, de l’amour de l’effet plastique homme de science et autant de cœur, artiste et savant. Je le sais – et personne de vous ne me l’a dit: les ancêtres savent parler à qui veut les consulter. L’architecture égyptienne a été telle, parce que la religion était telle et que les matériaux étaient tels. Religion de mystère, appareil en plate-bande – Temple égyptien. L’architecture gothique a été telle, parce que la religion était telle et que les matériaux étaient tels. Religion d’expansion et matériaux petits – la cathédrale.
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Comme conclusion aux [ces lignes] lignes précédentes. Si on emploie la plate bande, on fera le temple égyptien ou grec ou mexicain. Si le petit matériau s’impose, la cathédrale s’impose et les six siècles qui ont suivi la cathédrale prouvent que hors de cela on ne peut rien faire. On parle d’un art de demain. Cet art sera. Parce que l’humanité a changé sa manière de vivre, sa façon de penser. Le programme est nouveau. Il est nouveau dans un cadre nouveau: on peut parler d’un art à venir, parce que ce cadre, c’est le fer, et que le fer est un moyen nouveau. L’aurore de cet art devient éblouissante parce que du fer, matériau sujet à la [désagrégation] destruction on a fait du béton armé, création inouïe et qui, dans l’histoire des peuples par leurs monuments, marquera un jalon de hardiesse. Mercredi matin 25 nov. Je veux continuer cette vie d’étude, de travail et de lutte encore longtemps, – vie heureuse – vie de jeune homme. A Paris et dans des voyages – jusqu’à ce que je sache assez. Je le veux, car là je sens le Bien. Je ne serai plus d’accord avec vous si des choses ne changent – je ne pourrais pas être d’accord. – Vous voulez de jeunes hommes de 20 ans, faire des hommes épanouis, actifs, exécutants (qui exécutent et endossent vis-à-vis de leurs successeurs des responsabilités.) Car vous, vous sentant dans la pleine force féconde vous croyez la voir, déjà acquise chez des jeunes gens. Cette force y est-; mais à développer dans le sens opposé, le sens où, inconsciemment – puisque aujourd’hui vous semblez renier votre vie de jeunesse – vous la développâtes à Paris et dans vos voyages, dans votre solitude des premières années de la Chaux-de-Fonds. Des élèves du cours, vous faites des hommes déjà – par leurs travaux – des orgueilleux, des victorieux – Il faut qu’à vingt ans on soit modeste. L’orgueil se puise au fond même de leur vie actuelle. Ils couvrent des murs de belles couleurs et croient ne savoir faire que de la beauté. Peut-être leur beauté est-elle misérablement fausse: elle est factice. – Beauté de surface. – Nécessairement, beauté de hasard: pour œuvrer il faut savoir. Les élèves du cours ne savent pas, puisqu’ils n’ont pas encore appris. Ils sont noyés dans leur concept prématuré. Ils n’ont point eu de douleur, point eu de tribulations: sans tribulations on ne fait pas de l’art: l’art est le cri d’un cœur vivant. Leur cœur n’a jamais vécu, car ils ne savent pas encore qu’ils ont un cœur. Et moi, je dis:Tout ce petit succès est prématuré; la ruine est proche. On ne bâtit pas sur le sable. Le mouvement est parti trop tôt.Vos soldats sont des fantômes. Quand la lutte sera là, vous resterez tout seul. Car vos soldats sont des fantômes puisqu’ils ne savent pas qu’ils existent, – pourquoi ils existent. – comment ils existent.Vos soldats n’ont jamais pensé. L’art de demain sera un art de pensées: Le Concept Haut et en Avant! Vous seul voyez en avant. Eux voient au hasard, heureux hasard parfois –; ils tâ-
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tonnent et succomberont de suite.Vous qui tenez la force.Vous avez su ce que c’était que se connaître soi-même; vous avez su ce qu’il en coûtait ... de douleurs et de cris de rage – et d’explosion d’enthousiasme. Et vous dites: J’ai souffert, je leur ai préparé le chemin: qu’ils vivent! – Tel un arbre sur un rocher aride à mis 20 ans à pousser ses racines et qui, généreux dit: «J’ai eu la lutte. – Que mes rejetons récoltent!» Il fait tomber ses graines sur les quelques [plaques] plaques d’humus qui marbrent le rocher, que lui-même – encore – a formées de ses feuilles mortes, – de sa douleur –. Le rocher se chauffe au soleil, la graine éclot; elle pousse ses petites racines – avec quelle vivacité! … Quelle joie pour pointer ses petites feuilles vers le ciel!... mais le soleil chauffe le rocher; la plante regarde autour d’elle avec angoisse: elle sent l’étourdissement de la chaleur trop intense; elle veut lancer ses radicelles vers son grand protecteur. Mais lui à mis vingt ans pour enfoncer – avec lutte – ses membres à travers les fissures de la pierre; les membres remplissent les fissures si minces. – D’angoisse, la petite plante accuse l’arbre qui la créa. – Elle le maudit et meurt. Elle meurt de n’avoir pas vécu – par elle-même. Voilà ce que je vois au pays. De là mon angoisse. Je dis: créer à 20 ans et oser continuer à vouloir créer: aberration, erreur, aveuglement prodigieux, – orgueil inouï.Vouloir chanter quand on n’a pas encore de poumons! Dans quelle ignorance de son être faut-il être plongé? La parabole de l’arbre me fait peur ... pour l’arbre qui se prépare la souffrance. Car vous êtes un être si plein d’amour, que votre cœur sera endeuillé de voir la vie ardente – celle qu’on doit atteindre pour pouvoir se battre avec elle venir comme un cyclone brûler les petites plantes qui orgueilleusement, de joie, pointaient leur tête vers le ciel Comment reverrai-je les amis? Je ne suis pas noble comme Perrin pour pouvoir me donner à eux. Je souffrirais trop – d’étouffement – et je fuirais. J’ai déjà souffert de mon sentiment si intense de [solidarité] solidarisation, (depuis mon départ), avec deux ou trois et j’ai fui. Ma lutte contre vous, mon maître que j’aime, sera contre cette erreur: ébloui, [par] subjugué par votre propre force, qui est extraordinaire.Vous croyez [voi] partout voir des forces analogues.Vous croyez voir, à l’ancien Hôpital, un foyer, jeune, ardent, enthousiaste: c’est un foyer [déjà] mûr déjà, victorieux déjà: c’est le vôtre qui y est quand vous y êtes et que vous le regardez flamber. Moi, je n’ose pas conclure, car je suis trop jeune pour vouloir voir juste plus loin. Mais jusque là je vois. Car je n’ai parlé que de ce que j’ai vécu. Ma lutte contre les amis sera la lutte contre leur ignorance; non que je sache quelque chose, mais parce que je sais que je ne sais rien. – Je ne pourrai vivre avec eux car toujours ils me blesseront – ils m’enrayeraient car je veux voir haut et en avant. En moi je serai meurtri, puisque je les aime, d’une amitié sévère. – Le rêve de solidarisation qui s’écroule, voilà ce que je vois depuis quelque temps, ce qui déjà a commencé. Deux ou trois sont morts, de ceux qu’on croyait – pour nous – les plus
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vivaces: Ils ne savent pas ce que c’est que l’Art: amour intense de son moi: on va le chercher dans la retraite et la solitude, ce «moi» divin qui peut être un moi terrestre quand on le force – par la lutte – à le devenir. Ce moi parle alors, il parle des choses profondes de l’Être: l’art naît et, fugace – il jaillit. C’est dans la solitude que l’on se bat avec son moi, que l’on se châtie et qu’on se fouette. Il faut que les amis de là-bas cherchent la solitude. ... où? Comment? Mercredi soir. J’ai beaucoup tardé à vous écrire. L’aurais-je voulu, je n’aurais pu plutôt, – j’en avais des remords car je sentais que vous deviez être inquiet de ce silence – J’ai tant à faire, que je n’ai plus une minute à moi. Je souhaite un peu de tranquillité, mais seul l’été me l’apportera, avec la cessation des cours – Ne doutez jamais de moi, je vous suis trop attaché pour vous oublier un seul jour. Je suis trop épris de votre belle œuvre pour ne pas faire autre chose que désirer de toutes mes forces, que, nous, en qui vous avez placé votre confiance, nous soyons dignes de la tâche, et prêts à l’heure décisive. Je vous dis un court au revoir puisque bientôt j’aurai la joie de pouvoir vous parler, je signe votre élève très affectionné Ch. E. Jeannere A Madame l’Eplattenier mes meilleures salutations, s’il vous plait. P.S. important – Oserai-je vous demander de me renvoyer au plus vite tous mes des-
sins d’Italie-: j’en ai besoin pour une affaire qui pourrait m’être d’une belle utilité – C’est pour la semaine prochaine qu’il me les faut. 1 2 3 4 5
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Léon Perrin ‘ note 1 lettre du 04. 09.1907 à ses parents. René Chapallaz ‘ notes 1 et 2 lettre du 01.11.1907 à Charles L’Eplattenier. Eugène Grasset ‘ note 8 lettre du 02. 06.1908 à ses parents. Frantz Jourdain (1847–1935 ), architecte et écrivain français d’origine belge. L’un des créateurs du Salon d’automne (1903 ). Henri Sauvage (1873–1932 ), architecte français. D’abord adepte de l’Art Nouveau, il s’orienta ensuite vers des expressions dépouillées notamment dans des immeubles à gradins revêtus de céramique blanche. Pierre-Anne Paquet (1875–1959 ), architecte français, architecte en chef des monuments historiques. A notamment reconstruit, après la première guerre mondiale, la place centrale, l’hôtel de ville et la cathédrale d’Arras. Auguste Perret ‘ Notices sur les destinataires. Lucien Magne (1849–1916 ), architecte français, professeur à l’Ecole des Beaux-Arts et au Conservatoire National des Arts et Métiers. Inspecteur général des monuments historiques. Les frères Perret ‘ Notices sur les destinataires.
Portrait de William Ritter ( 1915 ? ) «William Ritter va peindre» ( 23 janvier 1916 )
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10 | Lettre de 1910 ( ? ) à, William Ritter (extraits)
Cher Monsieur Ritter .................... Car, cher Monsieur, après deux mois de pratique chez Behrens 1, j’en arrive à mériter pleinement l’épithète [de butor]. Je le confesse, et déjà me corrige: Butor comme dessinateur, butor comme habileté de patte, bête tout à fait dans ce bureau où le travail qu’on me demande me [reste] laisse indifférent. Car je juge maintenant très sévèrement un homme qui s’est laissé entourer par le cortège fatal de la gloire; Behrens, puissante personnalité devient victime de ses succès. Désireux de gagner beaucoup, il entreprend trop, perdant tout contrôle efficace sur ce que nous, ses vingt nègres élaborons souvent à contre-cœur et seulement mâtés par cette férule autoritaire, injuste; j’aime tant Behrens comme homme, comme mâle, que j’ai décidé pour [pe] conserver mon admiration, qu’il était malade. Mais son joug m’est lourd. D’autant plus, que mes collègues sont dans toute l’acception du mot ce que vous craigniez, – ce dernier dimanche passé chez vous – que je ne fusse – Architectes, superficiels, sans aucune fibre artistique, sans aucune passion, hormis celles très vulgaires de la boisson, de la danse dans les bals publics, parfois et [souvent] de la malpropre vie. Point d’amis; Behrens malade, par conséquent intraitable, et inabordable, retranché brutalement dans sa rébarbative mauvaise humeur, – voilà suffisamment de facteurs pour abréger mon séjour ici. J’envisage qu’un architecte doit, avant tout, être un penseur. Son art, fait de l’abstraction des rapports, n’ayant aucune possibilité de décrire ou de peindre hors du symbole, son art n’exige pas une main habile. Celle-là même, pourrait être fatale. Mais il faut à ce manieur de rythmes, un cerveau largement développé et d’une souplesse extrême. La culture générale, aujourd’hui qu’aucun style ne règne, – me paraıˆt la base de tout. Et ignorant totalement les roueries du métier je continue ou plutôt je pense reprendre mes bizarres études d’étudiant hors la loi. Et le métier, ce sera dans quelques années, la lutte pour le gagne pain qui me l’apprendra la semaine dernière je faillis fuir déjà: à Dresde on me demandait pour exécuter chez l’architecte Tessenow 2 les plans du nouvel institut et théâtre Jaques – Dalcroze 3. Je fus horriblement tenté. Je posai cependant de [telles] sévères conditions, insistant sur ceci: que le travail [qui me serait remis], qui m’attendait soit éminemment instructif. Tessenow trop modeste et [sur] honnête, m’avoua qu’il comptait garder pour lui le plus intéressant et qu’en conséquence il ne pouvait se résoudre à me faire quitter Behrens. Cette décision me rassura car c’eût été partir d’ici trop tôt. Dans deux mois, je ferai de nouvelles propositions.
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.................... Ainsi donc, résolu désormais à attendre en contemplant mon nombril je vous assure cette fois-ci encore que je ne vous oublie pas.Vous et Monsieur Csadra. Votre ChE. Jt un ancien collègue de Paris que je connus affecté du malaise qu’excuse l’aphorisme, m’écrit parfois des lettres que la lecture de celle-ci m’a rappelées. Je rage chaque fois, traite mon homme de niaf et, éclatant de rire, flanque la lettre au panier. Veuillez cher Monsieur, faire comme moi. s.v.p!
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Peter Behrens ‘ note 10 lettre du 26. 02.1908 à Charles L’Eplattenier. Heinrich Tessenow (1876–1950 ), architecte allemand, un des leaders du Jugendstil en Allemagne, membre influent du Deutscher Werkbund créé en 1907 – ‘ note 1 lettre 01. 07.1914 à Auguste Perret – Professeur à Vienne, à Dresde et à Charlottenburg. A notamment construit en 1910, l’Institut Dalcroze à Hellerau ( Allemagne ) fondé par Jaques Dalcroze dont Albert Jeanneret a suivi les enseignements. ( ‘ à ce sujet note 2 lettre 5.10.1912 à Karl Ernst Osthaus ) Emile Jaques-Dalcroze ‘ Notices sur les destinataires.
11 | Lettre du 21 juin 1910 à William Ritter
Berlin, Lundi 3 heures après-midi
Cher Monsieur Ritter Pardonnez-moi de ne répondre que d’une façon très hâtive à votre lettre trouvée ce matin à la poste; je suis dans le train de Potsdam et ne rentrerai que tard ce soir. Je ferai cependant le paquet des trois catalogues et [prie] vous le ferai parvenir au plus vite. J’en viens de suite aux faits: Exposition Städtebau 1 ; très fatigante mais du plus haut intérêt pour celui qui est de la partie. L’Art ramené dans la rue et par là dans la vie quotidienne. Pour cela, de nouveaux tracés, radicalement opposés à ceux «américains». Mouvement vraiment général: l’Allemagne surtout donne beaucoup puis l’Autriche et l’Angleterre avec ses Cités jardins (Hampstead et Bournville et Port-Sunligt, toutes déjà connues). La Suède, la Hollande – Belgique – Zürich, et des villes américaines qui persistent dans leur tracés [de villes] géométriques. – Vienne donne résultats du concours pour l’aménagement de la Karlsplatz av. La Schwarzenbergplatz; puis l’intéressant
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projet d’une trouée à travers Innere-Stadt, cela par le moyen d’une rue très bien tracée à peu allant parallèlement à la Kärtnerstr et la «soulageant». Si Vienne s’est développée en roues concentriques, Berlin adopte le parti meilleur, rayonnant, laissant des forêts entières pénétrer jusqu’au cœur de la Ville. C’est ce que montre l’exposition des projets de Gross-Berlin, avec projet essentiellement pratique Jansen et celui d’un caractère plus utopique de Bruno Schmitz qui a comme motto Wo ein Will, da ein Weg 2, mais avec des solutions architectoniques tendant au grandiose. A remarquer l’exposition du concours pour la Ville de Gothenburg (Suède) L’Aménagement du parc de Hamburg (par Schumacher de Dresde) aménagements de cimetières. Diverses propositions Fischer, Cité de Hellerau (Riemerschmid), Darmstadt, Stuttgart etc Secession. Très peu de toiles, qualité, repos contrastant avec la fatigue de la Gross – aust, A l’entrée une maquette de Metzner qui a de l’ampleur. La parenté directe des efforts contemporains avec l’impressionnisme français a voulu être accusée par la présence de toiles de Manet, Monet, Van Gogh, Lieberman. De Matisse a deux choses qui me plaisent à cause de leur belle couleur, de leur synthèse (les gens en rigolent). Une salle Trubner, qui doit être pas mal sans que cela me dise quelque chose. Un très chic Van Dongen (déjà admiré l’an dernier au Salon d’Automne. Du Corinth (?!) brutal, une Salle Zorn avec sa fameuse technique. Une Salle Habermann qui montre les plus anciennes et les plus récentes œuvres (la dernière très belle) Hodler qui a refait Le Jour qui est à Berne en une plus vigoureuse couleur. Du même un lac Léman beau, et un faucheur, un homme nu, et un bûcheron qui me disent pas grand chose. En général mon impression est que la peinture allemande a de courtes ailes et qu’elle a l’air d’une grosse lourdaude en regard de l’école française. A la Gross.Berliner, C’est mieux, beaucoup qu’au Glas – Palast de Münich. Cependant c’est toujours du sens rassis, mais de la première salle de la peinture, c’est certes du beau et habile métier. Je n’ai pas pris garde aux noms. J’ai peu trouvé de belles choses, ou du moins qui aient pour moi, architecte invétéré, un intérêt capital-cependant les deux de Laermans sont si pleins d’émotion que j’ai revu avec joie cet homme que j’avais remarqué au Luxembourg déjà. Il y a un Willy v. Beckenroth (gde crucifixion) qui a de belles allures décoratives (Si on voulait on y verrait une sérieuse influence Hödler (surtout dans la couleur –). Potsdam, ce soir. Je finirai ce soir chez moi en annotant les catalogues. Je mettrai une marque de papier aux pages marquées afin que vous ne perdiez pas de temps. La Ton-Kalk – Cement Austellung offrait parmi une quantité notable de ren-
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Lettre du 29 juin 1910 à ses parents avec un auto-portrait
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seignements essentiellement techniques quelques indications artistiques dans l’emploi de matériaux nouveaux: céramique, nouveaux verres pour vitraux faisant un effet aussi intéressant à la lumière des lampes que de jour par transparence, etc. J’ai passé une superbe soirée à Sans – Souci, à l’Orangerie, au Belvédère. Le Louis XV y est convainquant de beauté large et moderniste presque encore. Demain je file sur Weimar et vais m’arrêter dans la multitude de petites villes vieillottes. J’ai presque souci car Nuremberg m’a laissé de glace! Je me réjouis beaucoup de vous revoir et vous envoie ainsi qu’à Monsieur Csadrà mes plus dévouées Salutations. Ch. E. Jeanneret 1
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Grande exposition universelle d’urbanisme et d’architecture ouverte à Berlin en 1910. Le concours lancé pour le « Grand Berlin » était à l’origine de cette manifestation rassemblant par ailleurs de nombreuses études d’urbanisme et d’architecture d’autres villes allemandes et de plusieurs pays étrangers. Le premier prix du concours du Grand Berlin avait été partagé entre Hermann Jansen, dont Charles Édouard Jeanneret relève ici le nom, et deux autres architectes. Bruno Schmitz, dont il avance le nom par ailleurs, était dans une équipe d’architectes qui a remporté le quatrième prix. « Vouloir c’est pouvoir. »
12 | Lettre du 29 juin 1910 à ses parents
Munich le 29 juin 1910
Mes bien chers parents Me voici dans mon bercail depuis dimanche. Mon voyage de plaisir est terminé et vous allez me qualifier de veinard, de flemmard [de].Vous pensez que je vais me tailler la part facile. Or notez bien que le régime de plaisir que je mène, spécialement celui de ces vingt jours de voyage a fait de ma figure ce que l’image à côté vous montre. Jamais je n’ai fait une virée aussi éreintante et voici deux jours que je ne puis travailler sérieusement. J’ai vu et étudié tant de choses en général toutes [considéra] concernant directement mon métier que les heures furent souvent pénibles. Seulement comme je doutais que ce que je voyais je ne le reverrais plus, il fallait se secouer, et parfois un peu fatiguer la machine. Les six derniers jours à travers dix à douze villes achevèrent de m’amortir et je vous assure bien que j’étais heureux de retrouver mon Stammlokal.
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Je pensais reprendre et terminer ces [derniers] prochains quinze mon travail, mais j’ai bien l’intention d’y renoncer et de venir le finir aux Eplatures, dans un mois. Mon étudiant avec lequel j’avais commencé un échange journalier de conversation s’en est retourné dans son patelin de sorte que j’en ai repêché un autre beaucoup plus intéressant, qui s’occupe d’histoire de l’art et a énormément voyagé. Il quitte Münich le 21 juillet et il se pourrait qu’alors plus rien ne me retienne, à moins ... du contraire. Il est évidemment très juste que vous sachiez à quoi j’ai occupé ces deux mois passés à Münich. Ce n’est point à un «colossal travail» comme dit papa, mais tout simplement à une étude sur l’art de bâtir les villes 1. Cette étude se termine par une critique vigoureuse des moyens employés à La Chaux de Fonds et a pour but de les faire transformer du tout au tout. Cette étude sera publiée en une brochure, dont l’importance dépasse mes prévisions. Ce fut pour moi une passionnante question et j’espère beaucoup en [ces] ses résultats directs. Elle sera signée de L’Ep. 2 et de moi et aura un intérêt pas exclusivement local. La documentation fut longue, me coûta passablement de peine. Aujourd’hui tout est presque prêt. Seulement c’est écrit en un si exécrable français que j’[espère] escompte beaucoup sur le calme de la campagne pour me permettre de faire mieux. Nous avons décidé avec L’Ep. de ne point parler de cela avant que tout ne fût prêt. Comme c’est une attaque violente il ne faut point ébruiter l’affaire et permettre ainsi aux organismes visés de [prendre] préparer une défense. C’est pourquoi, [je] sans que j’aie douté une seule fois que vous ne puissiez me garder le secret [que] j’ai évité les confidences. Maintenant que je vois que ce très difficile travail de mettre en ouvrage un livre, a pu se faire dans un terme et un ordre satisfaisant, je ne tarde plus à vous le dire, réclamant toujours, le secret absolu. Nous avons avec L’Ep. beaucoup de grands projets, plus grands que ce que la moyenne du grand public pourrait comprendre. Divulguer nos rêves, c’est les mettre en butte aux critiques des imbéciles et des jaloux. Nous préférons préparer le terrain et en leur temps les choses viendront. Nos rêves sont si peu précis que même le voudrions nous, il nous serait difficile de trouver les mots pour les exprimer. Ne vous imaginez surtout pas que je devienne cachottier. Mais aussi raconter par écrit toutes les idées plus ou moins fantasques qui me passent par la tête, confier des projets qui n’ont aucune réalisation assurée, et qui se modifient souvent d’une semaine à l’autre, ce serait juste pour qu’on s’effraie et qu’on me prenne pour un coudet, un rêveur, un phraseur. Autant dire ce qui est fait; ce qui est futur n’appartient à personne, pas même à celui qui projette. Vous pensez donc bien que la Städtebaustellung 3 fut pour moi d’une importance capitale. Elle apporta, j’en suis tout joyeux, la consécration complète à tout ce que j’avais écrit. Je n’ai pas encore passé dans ma courte vie de mois aussi nourris que ces trois derniers. Et je me félicite même de n’avoir pas trouvé d’emblée d’emploi dans un bureau.
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Car aujourd’hui me voilà merveilleusement orienté; ayant des projets très sensés et très beaux pour cet hiver et l’an prochain. Que ces évènements correspondent à ce que je projette, et ce sera splendide. Mais je pense bien que ce sera juste le contraire. J’ai ici les plus belles relations que je puisse désirer. Mais comme ce ne sont que les hautes nuques de l’architecture, [on] je n’ai aucun port d’attache et dois me contenter de visites espacées où l’on a toujours peur de bassiner son homme, mais dont on peut toujours tirer quelques atouts. C’est là une vie assommante, détestable que seul le désir d’atteindre un but peut me faire tolérer. Albert m’a fait part de ses projets. Je comprends que vous en soyez peinés, que vous en soyez stupéfaits, que vous pensiez que tout est décidément fichu. Pour moi, j’en suis très réjoui, et [très] en verrai la réalisation avec beaucoup de joie. Si Albert n’avait qu’une étoffe de virtuose, il est évident que la situation serait lamentable et que plus rien ne resterait de ces quinze ans d’études coûteuses pour lesquelles vous avez tout sacrifié. Mais Dieu merci Alb. est une nature avant tout intelligente dont la volonté ayant subi de si prolongés et douloureux assauts a pu perdre de cette juvénilité que nous admirons chez Miche ou Schneider. Mais Alb. est devenu en ces quinze ans un musicien et quand on a composé et instrumenté une symphonie, on n’est pas les mains vides! A quoi bon s’étioler avec un instrument que les organes indispensables ne veulent plus bien servir 4. Je suis heureux de voir Albert s’en sortir, faire ce grand pas et se lancer avec toute la musicalité qu’il a dans la conquête d’un problème plein d’avenir. Papa dit avec beaucoup de raison qu’à notre âge on est bien fichu de savoir ce qu’on a à faire. Une seule chose me navre pour vous les parents: c’est que Alb. ne soit pas encore libre. Mais je sais qu’il va faire son possible. Papa sait très bien constater les dégâts dans les rouages. Il a même une forte tendance à en trouver plus qu’il n’y en a. Mais ce qu’il faudrait c’est autre chose que cette constatation qui est très facile à faire; c’est le remède. Or le remède on trouve difficilement quelque bon médecin pour le donner et quand il faut le chercher soimême, les années passent. Mais elles sont fructueuses ces années. Et mon impression n’a jamais été qu’Albert était bon maintenant pour devenir un modeste professeur de violon [trimant] se délassant à donner ses dix heures de leçons par jour à des élèves imbéciles. Je pense qu’avec ses qualités et un but il peut faire mieux. Je comprends que votre confiance s’émousse, concernant vos deux fils, les colonnes des journaux n’ont point encore publié notre gloire. Bon dieu, c’est que nous nous y entendons mal à la réclame, et que nous avons encore tant à apprendre! D’autre part nous ne sommes pas perdus encore. Jacques 5 a trouvé qu’Albert n’était point encore trop gaga; et moi [je] ce que je suis heureux qu’Albert ait enfin un maître. Ce pauvre diable n’a pas eu la vie toute rose, et pour moi jamais je ne cesserai de l’encourager car j’ai la conscience de sa mesure. Et puis si les gens jasent, eh bien qu’ils jasent: ce que je m’en flagelle! Ils jaseront, soyons tranquilles, comme ils ont déjà jasé,
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les gens qui n’ont jamais rien fichu que de passer leurs heures consciencieuses derrière le travail que leurs papas leur ont appris à faire, ont la manie de jaser! Ne trouvez pas ma manière d’écrire inconvenante ou irrespectueuse. Je comprends tout–à–fait la jaserie des gens, tout comme je comprends que le pape croit que c’est Dieu qui lui a mis une tiare sur la tête. Mais aussi je ne suis pas obligé d’épouser les avis du pape! Pour moi avec une suffisance que vous réprouverez je dis que notre trop de conscience, et notre trop juste vision des choses, nous obligent à vivre hors la loi courante. Je pense moi, qu’il est à peu près dix fois plus facile de faire un diplôme d’architecte dans un polytechnicum que de n’en pas vouloir faire. On a alors la funeste tendance à paraître manquer de suite dans les idées, à paraître incomplet, incapable peut–être, normal sûrement: on paraît flemmard parce qu’on ne [se lèv] travaille pas chaque jour ses heures fixes à un travail rigoureux, parce qu’on n’a pas de programme [fait] établi pour quatre ans d’avance. Et j’ai le toupet de dire que nous sommes des chics types, des trop bileux, des pauvres diables à plaindre et à encourager. Et que, en quelque sorte nous avons un peu de la couleur des cheveux du bonhomme que prêche Zarathoustra. Dans l’époque où tout est chaos, où tout ce qui est banal est prôné, où tout ce qui est force naissante est contesté, j’estime que ceux qui ne veulent pas suivre les sentiers battus, sont de bonnes têtes. Oh, du reste, ils sont maintenant nombreux. Mais une chose est triste, c’est ce qui fait vos craintes, vos angoisses, [c’est] ce sont les malheureux concours de circonstances qui parfois tombent sur un individu. Il faut alors se dire ceci, c’est que quand un homme se casse une jambe, il faut la lui recoller d’abord, puis payer le médecin. Si seulement ce pouvait être la victime toujours qui puisse payer les frais. Mais devant une fatalité, il faut se résigner; et croyez, bien chers parents, que nous, vos fils, nous ne rêverions qu’une chose: ce serait pouvoir vous aider et faire qu’arrivés à votre âge vous puissiez jouir de la Vie! Comment y arriver aujourd’hui? C’est fatal, nous ne le pouvons; nous en pleurerions bien: mais cela nous est interdit nous nous devons à notre «planète». Nous faisons au mieux, nous vous l’assurons, nous marchons suivant les ordres de notre conscience. Mais nous voudrions que vous nous compreniez, et que vous compreniez le sacrifice qu’il y a aussi pour nous, à sentir que vous n’êtes point satisfaits, et que les [circonstances] évènements tangibles [sous] motivent vos appréhensions. Cependant patientez encore. Un si grand effort, tel que nous le tentons sincèrement ne peut rester sans récompense. Un jour, – qu’il soit proche – vous serez de nouveau dans la quiétude. Je finis là-dessus et en vous disant merci de nous avoir mis au monde je vous embrasse de tout mon cœur. Edouard
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Le projet d’ouvrage sur la construction des villes, entrepris par Charles-Edouard Jeanneret sur la suggestion de Charles L’Eplattenier, auquel il a travaillé de 1910 à 1915, est resté inachevé et n’a pas été édité du vivant de Le Corbusier. Il a été mis en lumière par H. Allen Brooks – Jeanneret and Sitte, Le Corbusier’s Earliest Ideas on Urban Design dans In search of Modern Architecture : A Tribute to Henry Russel Hitchcock. New York et Cambridge 1982 et a fait l’objet d’un rapport de recherche de Philipe Duboy – Paris 1985. Le texte a été publié dans un ouvrage dirigé par Marc E. Albert Emery : La Construction des Villes Charles Edouard Jeanneret – Le Corbusier Ed. L’âge d’homme 1992. Charles L’Eplattenier, peintre. Professeur de Charles-Edouard Jeanneret à l’Ecole d’Art de La Chaux de Fonds. ‘ Notices sur les destinataires. Grande exposition universelle d’architecture et d’urbanisme à Berlin en 1910. ‘ note 1 lettre du 21. 06.1910 à William Ritter. Allusion à des difficultés éprouvées par Albert Jeanneret dans l’usage de sa main gauche et qui semblent avoir compromis ses études et sa carrière de violoniste. Vraisemblablement Jaques–Dalcroze Emile. ‘ Notices sur les destinataires.
13 | Lettre du 28 octobre 1910 à William Ritter
Monsieur CH. L’EPLATTENIER |Professeur |LA CHAUX-DE-FONDS | Schweiz
Cher Monsieur. Avez-vous reçu ma carte de Dresde? Perrin celle de Berlin? Car un mot de Jupiter foudroyant me fait savoir que vous êtes fâchés, inquiet, froissés de ce que vous croyez être de l’indifférence. Hélas j’ai mené une vie si bizarre tout ce mois que vos cartes ne m’ont atteint que mardi. J’ai alors répondu à la minute même. Savez-vous déjà que je suis engagé chez Behrens 1, et que j’habite dans une citéjardin [jardin] à cinq minutes de Potsdam et à vingt cinq minutes d’express de Berlin? Voici donc devant moi, quelques mois de quiétude, mais très chargés de travail. J’entre chez Behrens le 1 novembre. Je quittais les Perret 2 l’an dernier le 2 novembre! «bizarre coïncidence»! Drôle d’année pour moi que celle qui vient de s’écouler, et certes pas une année comme on en passe dans les écoles où on prétend former les architectes! Je me réjouis d’avoir des nouvelles fraîches de vous. Dites aux amis, à Perrin 3, que ce n’est pas moi qui les plaque mais que eux ne m’écrivent jamais ne me tenant pas au courant de ce qu’ils font. Moi qui suis surchargé de travail, ayant une plus vaste correspondance à satisfaire qu’eux, c’est moi qui écope les reproches. – A côté de ma mission de visiter les écoles etc, si vous vouliez m’accorder parfois des crédits je me chargerais de vous acheter des choses épatantes. Si vous m’accordez 250 francs je vous enverrai tout un musée de choses russes, saxonnes etc, d’un haut intérêt. Mais il faudrait que je puisse être payé
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entièrement et sans trop tarder. Mon essai de Münich n’était pas fait pour m’encourager – A ce sujet j’avais été froissé du peu de soin que là-bas on avait de ces délicates étoffes dont quelques unes traînaient sur les fourneaux et que plus personne ne regardait. J’ai visité des choses très intéressantes dernièrement et je me réjouis d’avoir ma lettre de Berne qui me facilitera les entrées. Ces choses ne portent leur leçon que quand on les voit de temps à autre répondez-moi s.v.p au sujet de ces objets russes, (poterie, sculpture, broderies, etc) Monsieur Ch. l’Eplattenier 1 2 3
Peter Behrens ‘ note 10 lettre du 26. 02.1908 Charles L’Eplattenier. Les frères Perret ‘ Notices sur les destinataires. Léon Perrin, sculpteur. Ami de Le Corbusier ‘ Notices sur les destinataires.
14 | Lettre du 13 février 1911 à August Klipstein
A Neu – Babelsberg ce 13 février 1911
Mon cher Klipstein, Deux mots seulement, ce soir, pour vous attester que des courants sympathiques nous relient. Hier au soir, je pensais à vous; ce matin votre lettre m’arrive! Vous rêvez à Constantinople; j’y ai depuis longtemps rêvé. Mais ma vie d’études repoussait toujours le dôme de Ste.Sophie dans le bleu des mirages. Or voici qu’aujourd’hui les circonstances ont changé. Je quitte Behrens le 1er avril et ai décidé de finir mes études ... dans le rêve. J’avais pour cela, songé à Rome. Je maintiens Rome, mais serais d’accord d’y aller par Constantinople. Donc si vous voulez de moi comme compagnon, songez sérieusement à cette grosse entreprise. D’emblée, cependant, je vous dis ceci: c’est que, auparavant je devrai faire mon voyage d’étude en Allemagne: Hamburg, Weimar, Düsseldorf, Stuttgart, Münich, Dresden, en vue du rapport que nos autorités m’ont chargé de faire. Constantinople viendrait donc de suite après, et je rêverais un départ de Dresde, avec route par Prague à travers la Bohême, puis Vienne, et Budapest, et la suite. Il faudrait puisque vous avez du temps et que je n’en ai point du tout, que vous songiez un peu à ce que nous coûtera cette promenade, et aux moyens que nous emploierions pour faire une voyage modèle.
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Ueberlegen Sie sich also die Sache, lieber Herr 1, et puisque je suis tant pressé ce soir ne m’en voulez pas si je vous quitte déjà, en vous serrant bien cordialement les phalanges. votre Ch. E. Jeanneret. Je pense que vous reporteriez alors votre séjour de Berlin à plus tard, à l’hiver prochain. 1
« Réfléchissez encore à la question, cher Monsieur. »
15 | Lettre du 10 mars 1911 à August Klipstein
Mon cher Klipstein. Vous êtes un farceur! Les premières lignes de votre lettre m’ont fichu la frousse! J’ai cru que vous vous étiez envolé sans m’attendre. Car j’ai donné mon congé à Behrens 1, et je le quitte ce premier avril. Me voici donc prêt à toutes les aventures. Ma lettre ne va être que la réplique de la vôtre. Car pour faire de pratique ouvrage, je vais me contenter de reprendre à la vôtre tous les points susceptibles de remarques. En général, tout est très bien; je suis d’accord. Mais où je suis pris au dépourvu, c’est quand vous fixez le départ à fin juin! Que voulez-vous que je fiche jusque là? [Jusqu’ici] Jusqu’ici, j’avais toujours cru comprendre que vous étiez pressé, et je craignais presque que mon voyage d’Allemagne fût une entrave. Je le commence 1er avril, et pensais être à Dresde, – lieu de rendez-vous, – pour le 15 mai environ. De là j’avais projeté notre descente sur Wien, par dessus le Herzgebirge, Prague, et une certaine partie de la Bohème que nous aurions faite à pied, et qui est, au dire de mon ami William Ritter 2, un morceau de nature (hommes, maisons et campagne) tout à fait intact et remarquable. W. Ritter qui est l’un des plus écoutés critiques d’art [de] d’aujourd’hui, [et] se donne à tâche de révéler les [popul] arts et les capacités des Slaves. Il est, là-bas, aimé comme un bienfaiteur et considéré comme un maître. Tout à l’heure vous verrez qu’il nous sera utile. Or donc, je juge nécessaire de faire rentrer cette partie dans notre voyage et je voulais vous proposer ceci: au lieu de retourner maintenant par Dresden, chez vous, ne prendriez-vous pas la ligne directe? Et nous ferions alors ensuite tout ce trajet à deux d’une façon plus fructueuse que si nous le faisons chacun de notre côté. (Je
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m’explique clairement: vous [allez W] iriez Wien – Laubach; puis Laubach Münich, et Münich Dresden (où on se retrouve) Prague, Wien etc.).Voyez s.v.p.la chose. [Vou] J’accepte [la propos] l’offre aimable que vous me faites, et dans six [ou sept] semaines je viendrai à Laubach 3 si vous y êtes encore. Sachez encore ceci: c’est que du 3 avril au 7 avril, je suis à Dresden; du 7 avril au 15 avril à Münich. Ensuite je file par Stuttgart, Karlsruhe, le Rhin, Hambourg, Berlin, Dresden. J’y pense en passant: dites-moi dans quelle ville se trouvent les fameux Grünenwald qui ont fait à mon ami Matthey 4, une grande impression. Je m’achète un nouvel appareil photographique perfectionné. De ce côté donc, affaire liquidée. Je ne réclamerai de vous que le secours de votre dos parfois. – J’ai un Baedecker jusqu’à Bukarest (il est du reste peu complet). – Il en faudra un pour Constantinople, la Grèce etc. Vous vous occupez déjà de la «Tesserra del Ministro» c’est-à-dire, de la carte pour libre entrée en Italie? Si vous faites les démarches pour vous, et que vous ayez du papier timbré envoyez [moi] m’en s.v.p. une feuille. Faisons ces démarches ensemble; cela simplifiera. Par Mr William Ritter *, je serai donc bien orienté pour la Bohème, la Hongrie et la Roumanie.[Pou]Les Greco de Bukarest sont à la cour et non pas au Musée. Mais W. Ritter m’a déjà promis de nous introduire à la cour où il est connu. Je suis allé trouver l’autre soir le pianiste Emil Frey 5, pianiste de la cour de Roumanie; Il nous fournira également des tuyaux ... C’est un jeune homme de 25 ans, ami de l’un de mes amis; je puis donc espérer sur lui. De plus j’irai voir l’écrivain roumain Caradjale 6 à Berlin, [chez lequel je suis déjà allé] que j’ai appris à connaître. C’est l’un des chefs du mouvement intellectuel de là-bas. C’est bien le diable s’il [a] ne nous donne quelqu[e], utile coup de piston! Enfin le Professeur Schär, l’un des gros bonnets de la science contemporaine, et dont je connais la fille, m’a promis également une recommandation pour un ami de lui, à Constantinople. Vous rigolez n’est-ce pas, de me voir [soucieux de] occupé à la récolte de lettres de recommandations? Sachez bien que je n’y attache pas plus de valeur que vous. Cependant en cette circonstance, comme nous voyagerons dans des pays dont nous ignorons totalement la langue, il pourrait parfois nous arriver des désagréments, – vous me citez ceux qui vous arrivèrent en Italie – Et alors, peut-être serons nous heureux d’avoir sous la main quelque bon diable disposé à nous tirer d’embarras. *
je vais le voir du 7 au 14 avril à Münich.
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Me voici ce soir au bout de ma lettre, fatigué déjà par une très pénible journée à l’atelier. Je n’ai point d’autre idée à vous soumettre. Je récapitule donc et trouve comme points en litige: 1° la question du voyage de Dresde à Wien, et II° le départ qui est, suivant [mes] ce que j’avais compté, fixé trop tard. Je ne sais vraiment à quoi occuper ces [six se] six ou sept semaines du 15 mai à fin juin. Et la question se complique d’autant plus que j’ai si peu d’argent et que je redoute de fainéanter pendant cinquante journées. Uberlegen Sie sich also noch die Sache, nicht? 7 Vous vous doutez bien aussi que vous aurez à faire à un architecte entaché de goûts esthétiques, que par conséquent le bonhomme en question, est décidé à remplir des albums d’esquisses. Cela, j’espère ne vous fait pas peur, car [je] vous pourrez aussi crayonner, et si je me rappelle les quelques esquisses que vous avez faites en Espagne, vous pourrez me servir de maître. Je voulais encore vous dire que je suis heureux comme un fou! Le printemps vient; je me sens gonflé de force; ce voyage splendide qui s’offre à nous, c’est une fanfare d’allégresse. Bon sang, j’ai jeté bien loin de moi ma défroque triste de NeuBabelsberg! Le soir je vais, au coucher du soleil écouter les merles, [dans les b] qui chantent dans les bois, [me] et qui appellent des compagnes. Vous avouerais-je même que j’apprends à conjuguer le verbe «poussieren» 8 ? Allons, bonne nuit, et vive nous! Je vous la serre bien catégoriquement. Votre Ch.E. Jeanneret. Octave Matthey, Hotel Montesquieu, Rue de la Sorbonne Paris Que dites-vous de la «Suzanne au bain» de Tintoretto à la Kaiserliche Galerie? A Neu Babelsberg 9, le 10 mars 1911 à partir du 2 avril et jusqu’au 7: chez Herrn Albert Jeanneret – Musiker, Töpferstrasse 1, Dresden Altstadt 1 2 3
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Peter Behrens ‘ note 10 lettre du 26. 02.1908 à Charles L’Eplattenier. William Ritter, historien d’art ami de Charles-Édouard Jeanneret. ‘ Notices sur les destinataires. August Klipstein a invité son ami Charles-Édouard Jeanneret, dans sa famille, à Laubach. Durant son séjour, Jeanneret esquissera le projet d’un théatre de marionnettes et celui d’un atelier pour Félix, le frère d’August. Octave Matthey (1888–1969 ), peintre, camarade d’études de Charles-Édouard Jeanneret. A fait, avec celui-ci, plusieurs voyages en Allemagne, en Autriche et en France. Emil Frey (1889–1946 ), pianiste et compositeur suisse. A été l’élève de Fauré. Ion Luca Caragiale (1852–1912 ), écrivain roumain. « Réfléchissez encore à la question, cher Monsieur ». Faire la cour, flirter. Lorsqu’il travaillait chez Behrens, Charles-Édouard Jeanneret logeait à Neu-Babelsberg, banlieue située, à une quinzaine de kilométres au sud-ouest de Berlin, à proximité de Potsdam.
16 | Lettre du 8 mai 1911 à Charles L’Eplattenier
Monsieur CHARLES L’EPLATTENIER | Professeur | Cofframe | LA CHAUX DE FONDS | Suisse
Bien cher Monsieur J’avais pensé recevoir quelques mots de vous à Laubach 1 encore, où je suis resté beaucoup plus longtemps que je ne pensais. J’ai fait là une annexe d’atelier et un théâtre de marionnettes pour l’ami qui me recevait (un bonhomme très intéressant et peintre remarquable). Me revoici donc «sur le Trimard» depuis trois jours. Toute la journée d’aujourd’hui, pendant douze heures j’ai descendu le Rhin de Mayence à Cologne. Tout d’abord j’ai cru crever d’ennui et de désenchantement, puis les choses se sont bien arrangées et ce trajet est superbe pour ceux qui ont l’âme tournée vers les gothicailleries.Vous savez que j’ai évolué; mais comme je vous le dis je suis bien heureux de ma journée. Certes je me tourne vers autre chose. Et mes parents, effrayés peut-être et récidivant le coup de Monsieur Perrin voici [3 ans] 4 ans, seront-ils venus vous annoncer la scandaleuse nouvelle, mon départ pour l’Orient, Constantinople et probablement la Grèce, avec mon retour sur Rome. Cette décision que j’avais prise en janvier déjà, je la vais mettre à exécution dans trois semaines.Vous approuverez n’est-ce pas cette fin d’études. Et, après les studieuses années, ces quatre fois 360 jours où j’ai trimé, en somme rudement, vous ne m’en voudrez pas, si je fais à ma vie d’étudiant, cette apothéose grandiloque. Je fais cela avec un ami 2, [celu] le frère précisément de celui 3 dont j’étais l’hôte à Laubach. Un garçon de vingt six ans qui a voyagé énormément et d’une façon si remarquable que j’ai là, un véritable bonheur d’avoir trouvé cet homme-là. Vous me pardonnerez aussi d’avoir mijoté cela en cachette, mais avant que d’entendre des [argumentations] argumentations peut-être contradictoires, je voulais être sûr de la mienne. Maintenant que voici la réalisation matérielle assurée, je puis entendre tout ce qu’on voudra. Mais je sais que vous allez applaudir. La seule objection que vous ferez sera: «Tu es trop jeune pour comprendre ces trop grandes œuvres.» Oui, certes j’en comprendrai peu. Cependant j’ai le désir et je suis, psychiquement, préparé, – ce qui est énorme. Il y a trois ans, que j’eus envoyé les Grecs aux cinq cents diables. Aujourd’hui je suis, par eux, ému réellement et profondément. Et si je ne comprends pas tout, ce qui est certain et naturel je retournerai un jour. Mais maintenant que j’ai devant moi, huit mois de libre, de l’enthousiasme, de la jeunesse, je serais un conard [M] en me détournant. Voilà le fait.Voici des résultats: J’aimerais, – d’abord pour conserver un souvenir [en] matériel de ce voyage – puis peut-être pour gagner quelque chose, écrire
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dans un journal, des notes de voyage. Mais c’est ici ma perplexité! Dans quel journal? De nos journaux locaux je fais l’inventaire. Le National. – Je ne tiens pas à écrire là; parce que ce journal m’est antipathique et qu’y écrire c’est se donner une teinte politique. Or je ne veux en rien sentir le sapin, absolument pas. La Sentinelle. Ce me serait beaucoup plus sympathique. Et je le ferais si je ne craignais d’indisposer vos amis, et par suite, de vous attirer par répercussion des ennuis, ou encore de compromettre de vos projets etc. La Feuille du Dimanche. Ma foi non. Et cela rien que à cause de la teinte de ragotisme qui rejaillirait sur moi. Or je suis ragot, très peu, diablement peu! L’impartial, je n’en parle pas – Il reste la Feuille d’Avis qui est neutre. Mais aussi qui ne payera pas. Et diable j’aimerais bien gagner quelque chose. Je suis donc le bec dans l’eau. Je ne sais que faire. Que faire? Je vous le demande. N’auriez-vous pas une idée. Ne voyez-vous pas une issue? Voici la première des résultantes. Et vous voyez que j’ai recours à vous. La seconde, c’est celle sonnante, tintinambulante, roulante, tout ce que vous voudrez. C’est dame Ste Galette. Pour le voyage que je fais, maintenant j’ai englouti toutes mes économies, les pauvres qui me restaient, soit 900 à 1.000 francs qui doivent m’être remis 300 seulement l’ont été, que mon père vient de m’envoyer. L’année passée, pour le voyage de Berlin et de l’école de Weimar, j’avais légumé déjà quelques cents francs. De tout cela, résulte, que j’aimerais bien rentrer dans mes fonds, et que les 900 francs restant, me soient remis. Je ne voudrais pas qu’on croie que je vais légumer l’argent des contribuables pour m’égayer à Stanboul. Aussi j’insiste sur ce fait que pour ce voyage d’étude en Allemagne, j’ai jusqu’ici sucé à ma propre source, et que je l’ai épuisée. D’où, solution de cette seconde résultante, devra suivre sans tarder. Et ici encore j’aimerais que vous me disiez la marche à suivre. Demain je visite Cologne, après demain l’Ecole de Düsseldorf puis je file sur Hagen 4, Brême, Hambourg (Ecole), Lübeck, Lüneburg, Berlin (Ecole) et Dresde (Ecole) d’où départ sur Prague,Vienne, Budapest, etc. Quand recevrez-vous cette lettre? Samedi déjà. Je pourrais avoir une réponse rapide à [Berlin] poste restante Hambourg. Si vous me répondiez sans tarder. Je trouverai, n’est-ce-pas, de vous, le certificat, à Berlin? Croyez que j’enrage de devoir vous encombrer de travail. Mais vous savez que quand je me mettrai à votre charrette dans quelques mois, à titre de revanche pour tout ce que vous avez fait je saurai tirer rude, et même à la montée et sous les canicules. Avez vous eu l’occasion de voir M.William Ritter? Au fait, vous ne m’avez, jamais dit quelque chose des aventures de notre grand
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Léon. J’ai su par ma mère un jour que Perrin donnait du souci à ses parents, mais ma mère qui n’est pas cancanière ne soufflait pas un mot de plus. Or diable, je m’intéresserais. Je suis éreinté. Il est 11 heures du soir. L’atmosphère du café est tuante. Je me sauve et vous prie d’excuser ces grimoires inlivrables. Soyez assuré de mon affection Cologne jeudi soir Ce qu’il y a de très crevant c’est que j’ai écrit cette lettre samedi soir, croyant pertinemment être à jeudi! votre Ch.E. Jt 1 2 3 4
‘ note 3 lettre du 10. 03.1911 à August Klipstein August Klipstein ‘ Notices sur les destinataires. Félix Klipstein ‘ note 3 lettre du 10. 03.1911 à August Klipstein. ‘ dans les Notices sur les destinataires à Osthaus Karl-Ernst
17 | Lettre du 28 juillet 1911 à Karl Ernst Osthaus
Péra le 28 juillet 1911
Cher et très honoré Monsieur. Voici Byzance qui parle bien bas, et les splendeurs des sultans qui se révèlent à peine. Depuis des semaines, je suis dans ces murs, et je demande aux efforts de chaque jour de faire que tout ce que j’ai rêvé se dévoile. J’avais tant rêvé de Constantinople! Je ne suis point déçu cependant; mais il fallut, petit à petit que ma vision se changeât et que mon imagination se mıˆt au pas de la réalité. J’aime alors Stanboul, à le parcourir sans cesse, pour ses quartiers populaires tout pleins de caractère malgré la frivolité des bâtisses de bois. Et j’aime tout ces gens, pour ce qu’ils savent vivre. Je trouve Péra admirable dans son amoncellement cataclysmique et qui ceint de hardiesse et de hauteur fière cette tour de Galeta splendide et toute génoise. – Ste-Sophie, grandiose de loin [ne fait] pas, malheureusement, une tête pour Constantinople et son intérieur est bien mauvais. Pleine de poésie les mosquées sous la nuit qui emplit leurs cours et toutes bruissantes de prière quand les fidèles à dix heures du soir y font couler l’eau des fontaines et les grains de leur chapelet!
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Mais pourquoi donc Stanboul est-il si gris? Stanboul devait être tout blanc, et les mosquées éclatantes et la lumière devait ruisseler colorée et non pas atone et décolorante! Signac m’obsède. Je lui en veux de nous avoir trompés, mais combien je l’admire tout plein d’avoir su tant aimer ces chaos d’ici pour que de son amour soient nées de telles visions! Tous les matins, avant l’aube, je suis à ma fenêtre, guettant la montée de l’astre d’or et ses irradiations dans les masses vaporeuses de la Corne d’Or ... Signac demeure un mystère. Et ce mot de Corne d’or, radieux et trop plein d’évocation, n’est-il pas d’une noblesse usurpée? Chaque mot qu’on prononce ici, a quelque chose d’un blasphème. Ne laisserons-nous pas tant d’autres, en Europe, qui n’y viendront jamais, rêver follement de ces choses, sur ces mots si beaux? La Grèce nous attend; mais vous m’avez crié gare, déjà, à la désillusion! soit! et voilà pourquoi nous réserverons à nos espoirs déçus ce baume, Jérusalem et le Caire. Je vous ai parlé de moi tout le temps, et de ce voyage que nous faisons. Et je ne vous ai rien dit de ce que je garde au fond du cœur de la visite que je vous fis. Je n’ai rien dit, car vous avez vu combien j’avais été touché de votre accueil. Cette conscience que vous avez de ma reconnaissance est tout ce qu’il faut présentement. Je garde toujours l’espoir de pouvoir un jour vous prouver plus objectivement la réalité de mes sentiments. Veuillez agréer cher et très honoré Monsieur les salutations respectueuses de votre dévoué. Ch. E. Jeanneret
18 | Lettre de septembre 1911 à son père
Monsieur JEANNERET PERRET | Rue de la Loge 6 | LA CHAUX DE FONDS | Suisse
Mon cher papa. Tu as bien raison de t’étonner. Les 1600f. sont loin.Voici comment. J’ai acheté en route et ici une foule de choses. Ici surtout des choses fort belles et que j’ai jugé nécessaire d’acheter pendant que j’étais ici. J’ai maintenant quelques choses admirables et d’autres très jolies. J’ai acheté pour maman quelques brocards splendides. Et çà coûte. Pour moi des broderies. Peut-être ai-je fait une gaffe. Mais je ne crois pas. Des bibelots rares et des peintures persanes.Tous ces pots qui sont en route, des icônes etc..
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Georges Édouard Jeanneret-Gris, père de Le Corbusier, dans un paysage suisse ( non daté ) Georges Édouard Jeanneret-Gris, père de Le Corbusier, en robe de chambre et «penché sur un livre» ( non daté )
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On ne revient pas deux fois dans ces pays. Et si je suis dans la poix un jour, j’ai là un capital fameux. Car, à part les broderies, tout est acheté à vil prix. Cependant çà coûte gros. D’autre part, si tout à filé c’est que ma lettre de crédit ne court que jusqu’en août. Alors nous y avons mordu tous les deux. Et maintenant c’est Klipstein 1 qui paye. [Il] Nous dépensons très peu à part cela. Nous vivons ici avec 3 ou 4 francs par jour, y compris le loyer. Et nous mangeons bien. Moi je suis heureux et j’engraisse. Ne t’effraye pas de cette dette que je me mets sur le dos. Pour moi j’ai pourtant l’espoir de gagner largement ma vie. Alors qu’estce que sont 2 ou 3000 francs ou même plus? Tu me trouves jeunet pour parler ainsi. C’est justement pourquoi. L’argent ne doit jamais être considéré que comme une masse mouvante. Il faut se porter avec lui en l’exploitant. Or ce voyage est une chose extraordinaire. Il faudrait que tu me voies dans Stanboul pour que tu sentes ce que c’est que de voir ces choses. On monte ainsi du coup, un étage de plus. J’ai vu Perret Auguste 2 ici deux fois, charmant affable intéressant beaucoup beaucoup. c’est la huitième fois qu’il vient ici depuis deux ans. Grandes conceptions. – Il nous est venu un troisième compagnon, un musicien vingt et un ans, un Teubel à tous crins. Je ne sais si je dois rire ou pleurer. Pas d’allusion à ce sujet sur des cartes ouvertes s.v.p. La correspondance n’est pas secrète dans notre chambre. Tendres baisers à tous et merci de ce que vous faites pour moi. Nous partons dans 10 jours pour le mont Athos. 1 2
August Klipstein ‘ Notices sur les destinataires. ‘ Notices sur les destinataires.
19 | Lettre de novembre 1911 à August Klipstein
florenz. novembre 1911
Vieux Klip. Ah bon, et la villa d’Adrien et les Thermes de Caracalla la Basilique de Constantin, et Pompéi? Pas un mot là-dessus, mais vous me demandez si je suis allé voir Gréco? Eh bien non, j’ai raté Gréco, parce que je ne savais pas où il était. Et je ne suis pas allé dans les musées de peinture. Horrible, la peinture! Gris, noir, inesthétique; les primitifs ne savent ni le métier, ni la largeur, ni la couleur. Memmi aux Espagnols fait exception. Orcagna à Pise, Ucello aux Offices.
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Epouvantable la sculpture dite antique, à Naples, à Rome à Florence. Le Palais Vieux, quelle baraque de barbares! Et la place de la Seigneurie, çà me donne l’ennui du café de Mahmoud Pacha. Le Campanile est une belle idée, réussie jusqu’à 15 mètres de hauteur. Le Baptistère, je l’adore. La coupole du Dôme est parfaite pour un village. Florence du reste est mon village, – Rome est une ville, et St-Pierre est une coupole de ville. Rome n’a pas de silhouette, pas d’âme. O Stanboul [et] ô Athènes! Mais Rome a les vieux Romains de la brique cuite, et le bon Dieu a permis que tous les revêtements de marbre aient été volés. Alors c’est magnifique, unique, subjuguant. Çà, c’est du musée pour architecte. Auguste! foutez donc la paix au monde avec del Sarto, Corrège, Raphaël et Bartholomé. Mais dressez un autel à Michel Ange et à Rembrandt. Mais un autel pour notre génération. La Sixtine, le Jugement, çà fout par terre toutes les théories. C’est comme si on parlait au bon Dieu. Combien de jours êtes vous resté sur le Forum de Pompéï? [S] Cinq, comme moi? Quelles sont donc les bavures dont les Schriftsteller nous engluent? Je me sens plein de respect pour nous-mêmes. Nous sommes une époque. Croyez-vous que l’Orient a assassiné l’Occident! Qu’est l’Italie? La mer, toute bleue, des mosquées, des cimetières, des maisons de bois. Sur Stanboul des minarets et des dômes. Dans tout l’Orient, la même chose! En Italie, c’est nous, gris, prolixes et bavards, et vaniteux et compliqués et mesquins. Les fresques quattrocento? Mettez un disque à côté, un beau cercle d’un trait noir sur un fond blanc, je vous dis que ces fresques, c’est de la cochonnerie. Pensez-vous pas qu’on va bientôt vendre au rabais les musées? Ou, ceux qui iront là, c’est ceux qui vont au cinéma. J’ai horreur des musées, et des rues pittoresques et du morcellement. J’ai noté pour vous aujourd’hui que maints primitifs emploient pour robe à leur Vierge, le noir profond, comme couleur. Giorgione a deux tableaux avec petits personnages où des robes et des manteaux sont une plaque noir absolu, pour chauffer toutes les autres couleurs. Je suis enchanté de l’architecture de la chapelle des Médicis. Je pète sur l’Italie et lui dis adieu. J’irai dorénavant dans des pays où l’unité règne. Mon prochain tour, c’est l’Egypte avec retour sur Athènes. Le Parthénon, Dieu! j’aurais jamais cru çà. Je le tiens dans les yeux, je l’adore. Nous avons vu là, la Beauté. Mais vous ai-je dit qu’une photographie des pyramides, vue à Athènes, m’a décidé au retour? Il faut pour aller là-bas, avoir des reins d’acier. J’éclate de trop de souvenirs qui se pressent. Mais à ce voyage, nous avons gagné un large souffle. O, l’ignoble Beck! 1 Qu’avons nous fait de nous accoupler avec ce sale individu. Le cochon! il était au milieu du Parthénon, la première fois que j’ai franchi les pro-
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pylées! J’ai eu de lui des cartes à Rome, il me fixait rendez-vous. Je l’ai évité et j’ai eu cette joie de ne pas le voir du tout. Puis il m’a écrit une lettre de Florence. Ah Klip, quelle lettre! c’est lui tout plein, c’est un type de Schulmeister accompli. C’est un mufle. Il m’a envoyé voir à Rome deux choses d’architecture ignoble, faites par quelque cochon. Il trouvait çà épatant, il voulait à tout prix que j’aille voir. Quand vous le verrez, dites lui que c’était très beau, que je pense comme lui, que je le remercie. Çà sert à rien de le contrarier ce chéri-là! C’est maintenant dans le train Gênes-Milan 10 heures soir. IIème classe, dans le coupé une dame du 1/4 de monde tente de se faire peloter [et] par trois hommes. Je suis le quatrième. Mais elle n’est plus jolie, ils se foutent d’elle. Je vous écrivais les précédentes pages au café Orcagna, sur la place du village, à Florence. [D] Je roule encore dix heures et serai dans les bras d’Hagen à Lucerne [Plus] puis jeudi à l’étable. Foutu, fourbu, déçu de l’Italie, mais toujours amoureux de Pise. Un bloc, mon cher, oui même après le Parthénon et Pompeï. La nuit surtout. Je suis un noctambule et presque tous mes beaux souvenirs sont aux heures noires dans les rues désertes. Peux-tu lire, Auguste? – Alors je con tinue. J’ai regardé chez tous les antiquaires rencontrés, pour trouver un bijou. Curieux, il n’existe rien d’acceptable. Les Grecs ont fait le meilleur que nous connaissions, et les Egyptiens peut-être davantage encore. Il faudra que Madame Lix 2 en arrive aux Ateliers d’Art. Là on lui fera de l’Antik, oui Moussu, Moussu, archaïque! Pauvres Turcs qui se font casser la gueule! Je suis dans la lecture de St-François de Sabattier. Très beau; me réjouis d’avancer, ayant eu à m’enfiler les cent dix pages d’analyse. Vous avez vu que j’ai brûlé Assise, Orvieto, Sienne parce que je suis momentanément incapable d’admiration éclectique. Je veux le coup profond, émotif par luimême et sans considérations d’à côté. Vous êtes un tas de cochons, les fumeurs. Ceux de mon coupé tirent sur des toscanos; ça me fait tousser comme si j’étais poitrinaire et çà me brûle les yeux terriblement. Je me sens faire une gueule d’effraie-moineaux tant je suis de mauvaise humeur. Je me réjouis aussi de pouvoir vous donner des nouvelles de mes caisses. Celle de Constantinople est là depuis longtemps, mais on ne m’en a pas dit un traître mot, ni s’il y a de la casse ou de la douane. En général on écrit toujours mille choses fastidieuses et l’on oublie le seul nécessaire. Ainsi fais-je ce soir, mais sans que je puisse réagir. Quelque chose s’est brisé en moi. Je ne m’appartiens plus. Je vais me faire bouchoyer et j’en mourrais de chagrin s’il ne s’y ajoutait les joies certaines du revoir, le bien-être tout proche, la tranquillité entrevue, l’ankylose certaine et des réalités bourgeoises déjà levées dans une aurore rose. Mon vieux Klip, je suis pas
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mûr ce soir pour verser des pleurs et faire un beau paraphe: c’est tout court un solide salut. Klip il faudra se [mare] marier, peloter et faire des enfants. Encore un nouveau voyage avec des punaises dans les coins! Ch.E. Jeanneret. 1
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Arnold Beck, promoteur immobilier suisse, pour le compte duquel Charles-Édouard Jeanneret étudiera en 1914 un projet de Cité-jardin de 120 maisons, à La Chaux-de-Fonds, qui demeurera sans suite. Charles-Édouard Jeanneret semble désigner ici Edith, l’épouse de Félix Klipstein, frère de son ami August Klipstein.
20 | Lettre du 14 mars 1912 aux frères Perret
au Couvent | sur La Chaux-de-Fonds, ce 14 mars 1912
Chers Messieurs Perret Quand j’ai dit au revoir, la dernière fois, à Monsieur Auguste 1, on voyait à travers une fenêtre de l’Ambassade, La Corne d’Or! Et le Sérail donc! Quelques jours auparavant, toute une après-midi et toute une nuit, six mille maisons avaient brûlé! De Sultan Selim jusqu’à Nouri Osmanié ( celle des Tulipes, au plan délicieux ) ç’avait été le stupéfiant holocauste. Des madones figées à l’Athos et des Rois Mages très à la persane sur les murs des narthex. Monsieur Auguste m’avait dit auparavant, avec un grand geste, que le soleil sur l’Acropole, là bas, s’était couché dans l’axe du Parthénon, sur la mer, derrière les monts du Péloponnèse. Pendant trois semaines j’étais allé voir cela, presque chaque soir, le soleil avait dévié et tirait l’hiver bientôt! Pâles vestiges de Rome! Cependant Pompéi, cependant le Palatin et les Thermes, et dans la plaine, de ce jardin d’où l’on voit le renflement de St Pierre, la Villa d’Adrien! Pise encore. C’était l’hiver. Ce fut sépulcral. Il plut chez nous; chez nous oui, où chaque an nous ensevelit sous deux mètres de neige. Nous n’en eûmes pas une parcelle; de la boue! Ce fut l’enterrement, la mort de ma jeunesse. Le lendemain de mon arrivée, je montai sur Pouillerel et par delà la profonde gorge du Doubs, c’était la France à l’infini. Je regardai avec angoisse vers l’Ouest. J’aurais bien pleuré.Car l’Eplattenier,
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mon maître et mon ami, comptait sur moi. Il m’avait attaché à son enseignement et mon devoir m’obligeait, m’oblige à rester. Séjour, triste, monotone, gris, vie de province, de province de Suisse J’ai vu en montre d’un magasin le théâtre des Champs-Élysées. Le théâtre de Monsieur Astruc, le Vôtre. Et la semaine dernière, de Praetere, à Zurich me parlait de la mésaventure de Van de Velde 2. Il ne vous connaissait pas; j’étais très fier de lui dire que moi, je vous connais, et que je vous aime beaucoup. Tenez oui, faut-il que je vous l’avoue, que je crève de l’ennui de Paris? Ce me serait l’eau, que pauvre poisson, je désirerais dans mon bocal. Stanboul pour les yeux, l’Amérique pour l’esprit, les Iles pour les sens, mais Paris pour y vivre. J’ai des amis qui ont l’horreur de Paris, l’horreur de toute grande ville. Mais Paris n’est pas une grande ville. C’est une oasis, c’est frais, douillet, puissant, brûlant, immense et écrasant, intime comme une clairière où un pilet chante en quelque jour d’avril. C’est le pays des vrais peintres et celui de la belle musique neuve. Ce m’est un mélange de physionomies, de choses et de pensées chères. Par dessus tout, pour un qui revient d’Allemagne, c’est latin. Faites un an chez des Allemands de Prusse, et vous entendrez la musique de ce mot! «C’est une cité de temples». Où mènerait la vie d’ici si nos pères n’avaient inventé le travail, la chiourme? C’est le fruit des vergers de chez nous, avec les cônes des sapins. Rien d’autre, de l’herbe rase, et des robes austères sous des horizons bornés, taillés en dent de scie. Il y a donc des fabriques et des rues droites avec des gens qui s’y tuent le jour et se terrent la nuit dans l’américaine apparence de nos maisons. On m’a mis un aviron dans les pattes: une grande villa pour l’un de ces géniaux fabricants de montres, qui, de zéro ont atteint les millions 3. L’homme est un titan; il me fait danser et ma volonté est tendue comme une voile. Une autre villa, des ameublements, et douze heures d’enseignement par semaine, – de quoi, n’est-ce pas, relier un dimanche à un autre! Un miracle donc, que je puisse vous écrire un mot, vous dire que dans quelques répits égrenés, je regarde dans Manet le Déjeuner sur l’Herbe, parce qu’il y là assis mes patrons (comme je dis à mes amis) Monsieur Auguste et Monsieur Gustave. Ai-je été seul à trouver cette ressemblance? Il me parle donc chaque fois de peinture et de vous, Le Manet du Pavillon de Marsan. Il me mettrait bien en état de remords, si je ne savais que vous comprenez mes très longs silences et que vous les pardonnez. Mon silence était méritoire puisqu’il me privait de vous rappeler ce nouveau livre de Monsieur Voirol, ces quelques photographies de Bourdelle, ces titres d’œuvres de Jules Romain ... Il m’était une pénitence puisqu’il ne me permettait pas de vous envoyer, de cette vaste cellule basse de campagne (mon refuge du soir), au plafond alourdi de
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poutres, et aux murs éclatants de chaux où s’égaient des miniatures persanes, un salut, mon salut, et l’assurance de mon attachement. Ch. E. Jeanneret 1 2
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Auguste Perret ‘ Notices sur les correspondants. Allusion au fait que le projet du théâtre des Champs-Élysées réalisé par Auguste Perret, avait été initialement étudié par Henry Van de Velde. ‘ par ailleurs à ce sujet la lettre du 27. 03.1912 à Karl Ernst Osthaus La Villa Schwob – dite « Villa turque » – construite par Charles-Édouard Jeanneret en 1916 à La-Chaux-de-Fonds, pour Anatole Schwob (1874–1932 ) important industriel en horlogerie.
21 | Lettre du 27 mars 1912 à Karl Ernst Osthaus
La Chaux de Fonds, ce 27 mars 1912
Très honoré Monsieur. Voici des mois que je n’ai eu le plaisir de vous envoyer mes salutations. C’était alors de quelque pays célèbre par sa beauté, de quelque ville où se dressaient des temples sur les Acropoles, des Mosquées sur les collines. Je me suis souvenu maintes fois en cours de route du conseil que vous me donnâtes lors de ma visite à Hagen.Vous m’avez dit: «Laissez donc tous ces ruines tranquilles, ne cherchez pas à percer le mystère de beaucoup de si beaux noms, là-bas en Grèce. Allez où il y a de grandes choses: Voyez Constantinople. Voyez Athènes. Voyez l’Egypte». Cela me paraissait à distance, un procédé presque barbare. J’étais plein de courage, et j’épluchai le Danube et la Serbie, et les Balkans de Roumanie. Après Elenois, je sentis combien vous aviez raison; j’avais vu déjà Lemnos et le Mont Olympe Des noms, n’est-ce pas, des adorables mots! Pendant quinze jours vides j’avais [réci] renouvelé les déceptions sur l’Athos, dans chacun de ces couvents arides, et morts et semblables entre eux. J’eus des visions merveilleuses: les inondations du Danube, le roulement constant et immense de ce flot, pendant quatorze jours. Je suis monté très haut dans les Balkans de Serbie pour acheter de la poterie populaire. Chacun de ces pots est un poème de la race. Il en est d’évocateurs comme une stance, comme un sonnet à des fleurs, comme une ode à Pégase. C’est étrange de conception, d’une admirable réalisation plastique. J’étais si enthousiasmé de mes
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poteries que dans mes articles de voyages qui paraissaient dans un journal de chez nous, j’abusai de l’indulgence des [mes] lecteurs en leur racontant des choses auxquelles ils ne voulurent rien comprendre! Le contact avec des populations frustes, presque sauvages [m’était] me fut une préparation bienfaisante aux heures qui suivirent sur les sommets de la civilisation à Stanboul, à Brousse, à Athènes à Pompeï, à la villa Adriana, à Pise ... Il fallut rentrer. Je voulais retourner à Paris. Mais voilà que mon maître et ami L’Eplattenier 1 me fit nommer presque à mon insu professeur dans une nouvelle école qu’il venait de fonder. Je devais obéir, [en] ( guidé uniquement en cela par l’amitié ) [inon] abattu de regrets, désemparé d’aller vivre dans une telle province. Je pensais aller à Paris chez mes anciens patrons Perret frères2, que je rencontrais en juillet à Péra, et qui m’annoncèrent précisément la sorte de Victoire qu’ils avaient remportée sur Van de Velde pour la construction du Théâtre des ChampsÉlysées. Bourdelle et Maurice Denis étaient collaborateurs. La place que j’eus occupée chez Perret frères, m’eût permis le contact avec ces gens. Encore une fois, vous pouvez vous imaginer quel enterrement fut mon retour à La Chaux-defonds! L’échec de Van de Velde 3 a dû vous peiner. Et vous avez pensé, une fois de plus que décidément Paris savait avoir des poètes et des peintres mais que Paris ne savait pas faire vivre son art, le faire Architecture. Perret frères, sont les deux portraits du «Déjeuner sur l’Herbe». Ils ont en eux ce sourire et cette carmagnolesque révolte des Courbet et des Degas. Mais ils ont le sourire et l’élégance (dans la Vie) du peuple Latin. Ils sont des novateurs d’avant-garde. Des esprits généraux, des hommes de demain. Combien je les aime davantage que ce tragique et déséquilibré Behrens! De sorte que je [pen] crois, qu’en vous l’ami sera peiné, mais que le passionné de modernisme sera satisfait. Oh, je pleurerais bien d’être ici, quand j’aurais pu être là-bas! Je me suis permis de parler de Vous, avec beaucoup de respect et d’admiration affectueux, dans des articles de journaux. C’est que votre bonté m’a atteint au cœur et que je n’oublierai pas que vous avez reçu l’étranger, l’inconnu, le passant modeste que j’étais. Oui j’ai dit aussi dans mon rapport aux autorités, l’admirable œuvre que vous aviez entreprise en Allemagne.Votre Allemagne moderne est admirable, de dévouement d’une part, d’énergiques résolutions, de courage civique. [Pour] France qui lapides tes prophètes! Vous ne m’en voudrez pas de tant aimer la France! La France c’est le pays du sourire et de la Bonne Vie. C’est le peuple radieux et équilibré. C’est le pays des douces collines avec les cours d’eau bleus et tranquilles; le pays de la belle peinture, de la pure et poétique littérature et le pays où César Franck a vécu. Et voyez c’est elle aussi qui démantela la Bastille, qui [dela] tomba la colonne Vendôme. – Nous avons une montagne tout près
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d’ici. J’y monte et vais voir tout près, à une heure de marche, séparée par une profonde gorge, la plaine de France, les grands plateaux où coule la Loire et où se terre Ornans. Le soleil chaque soir y descend et la couvre d’or, la plaine immense! Je me permettrai de vous envoyer mon rapport, dès qu’il aura paru. Le programme qu’on m’a confié dans notre nouvelle école comp[ ] l’application de la composition à des métiers déterminés. Je dois [faire exécuter et des] former des gens de métiers. Il me manque bien des renseignements utiles. Et j’ai pensé –, quoique je dusse en cela, me faire violence, – pouvoir m’adresser à Votre Musée Allemand pour des renseignements concernant les produits industriels allemands. [Il n’a] J’ai cru comprendre que votre musée avait cette portée utilitaire: d’être avant tout un moyen d’information c’est pour cela, qu’à ces feuillets écrits en trop grande hâte, j’ai joint quelques demandes pour lesquelles je m’excuse. Si il est en votre pouvoir de me faire répondre, je vous en demeurerais bien reconnaissant. Je vous prie de croire, Monsieur, à mes sentiments très dévoués. Ch. E. Jeanneret. P. S. Oserais-je vous charger, [che] de mes amitiés pour Monsieur Meyer, votre Secrétaire? 1 2 3
Charles L’Eplattenier, peintre professeur de Charles-Édouard Jeanneret à l’Ecole d’Art de La Chaux-de-Fonds. ‘ Notices sur les correspondants. ‘ Notices sur les correspondants. ‘ note 2 lettre du 14. 03.1912 aux frères Perret.
22 | Lettre du 20 août 1912 à August Klipstein
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Mon Vieux Klip Quelle drôle de disparition avez-vous faite? Et cela avec un laconisme inquiétant: adresse Barer Strasse! Oui, mais je vous suppose plutôt à Laubach. Ou alors je n’y comprends plus rien. Je pensais pourtant vous voir ici pendant ces vacances. J’espérais pouvoir distraire pour vous quelques heures de l’abrutissant travail qui m’est échu.
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Cependant voici que tout se complique. Une nouvelle commande à exécuter immédiatement m’est arrivée la semaine dernière: l’installation complète et la décoration de la Buvette du Casino ici. Et quelle année! mon vieux Klip. Il pleut sans relâche, il pleure. C’est à s’en suicider, à en prendre du noir. Il fait le matin à 7 heures et le soir à 8 heures déjà. Nous n’avons pas eu, je crois, un seul jour de soleil depuis des mois. On s’en ficherait pas mal si, peu à peu çà ne vous donnait le choléra et le reste. Mon frère est revenu depuis qunize jours. Çà me fait un sacré plaisir. C’est devenu un type enthousiaste et juvénile et il me redonne du courage. Il veut à tout prix qu’à côté de mon travail abrutissant, je [fasse] m’occupe intellectuellement, et comme nos socialistes d’ici, [qui] qui ont le pouvoir maintenant, exigent que j’aie en poche un brevet de dessin, il faut que je m’occupe de cela. Puis je reprendrai mon travail sur les villes pour en faire des conférences cet hiver. L’idée m’en est venue ainsi: un client m’a donné à faire le parcellement de son terrain et rien que cela m’oblige à retoucher le plan actuel de la ville. Or je ne pourrai le faire qu’en prouvant que les méthodes nouvelles prévalent les anciennes, et plutôt que de voir imprimées noir sur blanc mes éjaculations, je préfère les débiter avec la lanterne à projection. Il y a ici petit à petit des évènements divers. Octave Matthey 1 part cette semaine pour l’Amérique. Il veut changer d’air, espérant davantage de l’inconnu que du connu. Sa superbe paresse le pousse aux aventures, à l’inattendu. Je le vois partir avec peine. Il avait de l’élégance dans tout. Son contact était intéressant. Drames psychologiques, coups du sort et surprises de l’impondérable! Maeterlink résoudrait ce cas: c’en est fini entre l’Eplattenier 2 et moi! Oui il y a eu, je ne sais quoi. Comment cette sympathie s’était-elle établie sur la durée des ans? Il a suffi de 6 mois pour tout anéantir. Il me dit encore: «mon ami». Mais je n’y crois. Des ans ont échafaudé une amitié basée sur l’inté[ ]. Je ne me suis douté de rien. Lui m’attendait avec impatience. Lorsqu’on se vit, eh bien on fut étonné l’un et l’autre et stupéfait. Des concepts d’art trop divers, trop opposés ont peu à peu congelé toute sympathie. Il ne reste plus entre nous que le masque. Et voilà fauchée, la seule fleur qui m’ait attiré ici, qui m’eût retenu! J’imagine votre pays de Laubach inondé par la pluie.Vous avez remis le bonnet jaune de Bavière et le grand manteau moutarde. Lix 3 doit trouver ce manque de soleil bien dur, bien pesant. On ne vit pas que de souvenir. Il faut la vie, et la vivre. Mon vieux Klip. Suite aux quatre précédentes pages. Je finis à mon bureau ce soir. Je retrouve votre carte de Berne où vous disiez devoir être jusqu’au 15 à Munich. Au fait, ne deviez-vous pas partir pour Tunis avec le cousin Jacob?
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Qu’est-ce que donne son affaire? Y renonce-t-il? Si vous pouvez filer là-bas, oh veinard! Mais savez-vous que de trop voyager donne l’humeur si vagabonde que ne peut plus rester sédentaire. Je le sens fortement moi-même. Je ne rêve que ballades, qu’Espagne, Amérique, Russie, Inde! Dès que vous aurez une minute, écrivez moi, vieux Klip. Mon frère vous salue chaudement et mes parents aussi. Puisque vous êtes à Laubach dites à Lix et à Madame que je garde un précieux souvenir de mon séjour à la tour. Saluez-les vivement. A vous, vieux fakir, une chaude poignée de mains. votre Ch.E. Jeanneret Or que nous sont nos broderies et nos miniatures? Elles m’emmerdent quasiment. Trop de tristesse, trop d’inaction enlèvent le souffle nécessaire pour rendre vie à ces loques Je prévois l’utilité du souvenir quand l’enthousiasme est à son comble, quand le soleil est luisant, sur la bataille joyeuse. C’est alors une déflagration de poudres, un éclatement de ciels d’apothéose. Le cerveau prend une envergure, une capacité soudaine. Puissant, il refouille, il avive, il signale. La main se laisse guider ... l’œuvre en sort. Inutile hors de cela de s’être rempli la tête de visions; elle stagnent, elles empêtrent, elles enrayent. Je vous écris tout çà, pelle mêle, dans le tohu-bohu du foyer familial, où chacun cause, où celui-ci qui est triste supporte cet autre qui est gai. Le foyer familial c’est la Tour de Babel du sentiment. 1 2 3
‘ note 4 de la lettre du 10. 03.1911 à August Klipstein. Charles L’Eplattenier, peintre, professeur de Charles-Édouard Jeanneret à l’Ecole d’Art de La Chaux-de-Fonds ‘ Notices sur les correspondants. Félix Klipstein, frère d’August Klipstein
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23 | Lettre du 5 octobre 1912 à Karl Ernst Osthaus
ce 5 octobre 1912
Très honoré Monsieur. En toute hâte je vous lance quelques mots et j’explique mon long silence à votre égard par le travail insensé qui m’accapare et me fatigue. Je n’ai pu m’absenter un seul jour cette année, étant victime d’un manque d’organisation que je n’arrive pas encore à corriger: les débuts sont bien pénibles! Je pense cependant me sauver à Paris. J’ai exposé quelques aquarelles de voyage au Salon d’Automne et chose qui m’a fait plaisir elles ont été placées en bonne place et [j’ai] Maurice Denis leur a accordé son éloge. Lorsqu’elles avaient paru ici, en une exposition régionale, on m’avait taxé de fou, et très malmené dans les journaux. Les artistes Suisses pensent tenter quelque chose pour l’exposition nationale de Berne. Un comité vient de se créer, dont je fais partie, cela grâce à mon ancien maître L’Eplattenier. 1 Ce que nous ferons sera bien petit: toute organisation manque. Toute force collaboratrice fait défaut. Le salon fédéral à Neuchatel se ressent cependant du cubisme, du Hodler, du Manguin et des fauves de toutes sorte: cela [avec] en un esprit Suisse, attiédi, élimé, prosaïsé. Je pense que vous êtes allé aux séances de cet été à Hellerau 2. J’aurais pu vous y voir, mais au moment du départ un gros ennui m’arrêta et me coupa toute possibilité de voyage; mon frère y faisait jouer une composition et comme j’avais [laissé] gardé de si bons souvenirs de Dohrn, Jaques,Tessenow et Salzman, j’avais joie d’y aller et aussi d’y retrouver la très vivante colonie latine qui y fut et s’est malheureusement dispersée cette année. ... On m’appelle. Excusez Monsieur, cette lettre à bâtons rompus et croyez toujours à l’excellent souvenir que je garde de votre cordiale hospitalité. v. Ch. E. Jeanneret 1 2
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Charles L’Eplattenier, peintre, professeur de Charles-Édouard Jeanneret à l’Ecole d’Art de La-Chaux-de-Fonds – ‘ Notices sur les correspondants. Jaques Dalcroze, dont Albert Jeanneret, le frère de Charles-Édouard a été l’élève, – ‘ Notices sur les correspondants – dispensait son enseignement dans une école située à Hellerau ( Allemagne ) – ‘ note 2 lettre de 1910 à William Ritter.
24 | Lettre du 9 mai 1913 à William Ritter
ce vendredi soir 9 mai 1913
Cher Monsieur. Je veux vous poser trois questions: Où est le devoir? Est-il possible de ne pas laisser, en pleine nuit, s’éteindre sa pauvre petite flamme? Je vous demande: que pensez-vous qu’il faille faire? Le devoir: J’ai un papa et une maman, partis de conditions ultra modestes et ayant acquis par un grand labeur, une aisance très moyenne que j’ai, (que nous avons) par inadvertance et irréflexion presque totalement enfouie dans la construction d’une maison. Mon père fort intelligent et de goûts très fins, pratique depuis quarante ans un métier nauséabond et avilissant: fabrication de cadrans, et s’est replié sous le faix de la vie et est devenu un passif, – lisant encore un peu à ses heures de loisir. Ma mère ayant une ascendance intéressante: – Belgique – Espagne éloignée, – Rochefort! Professe le piano, et nature ardente et juvénile avec ses presque 50 ans, se faisant adorer d’élèves fort intéressants, – les meilleurs de la ville, depuis des ans. Je suis seul fils ici. Mon père ne fraye avec personne, ni parents, fort rares, ni amis. Albert et moi avons été des fils très attachés, et toujours notre quatuor, indestructiblement s’est suffi. Je suis rentré de Grèce. Albert 1 est loin depuis dix ans. Alors j’ai constaté que j’étais un homme de vingt cinq ans, mes parents des gens de cinquante. C’est-à-dire, qu’une génération nous sépare On est très bon pour moi. La gaffe de cette maison, fait comme le rapprochement nécessaire et instinctif de trois êtres qui sont sous le coup d’un malheur. C’était une gaffe. Il est évident que je ne saurais, loin de la ville et de voisins, laisser mon père et ma mère pour aller à Andrinople, Paris ou Chicago. Cette ville, je la hais. Les gens aussi, a priori. Je prétends ne rien pouvoir faire ici ... que de m’avilir. Au reste les travaux n’abondent pas. On ne fait pas de gros travaux dans cette ville. Je n’ai rien à faire cette année. Et je n’aurai rien. La saison est trop avancée. La commune socialiste est là, et on ne bâtira pas en 1913. Comme le peintre à qui l’on dit: « Défense de toucher un pinceau.» Comme le musicien auquel on enlève concerts, papier à musique et clavier, – je suis tel. On ne me donne pas à bâtir. On ne me permet pas de bâtir.
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Mon ambition, ma Vanité et mon orgueil me poussaient à de grands travaux. Ce métier, quoi que vous en disiez, pousse à l’autocratisme, de même qu’il choisit pour grand [mi] prêtre des autocrates. Où est le devoir? Abandonner en pareilles conjonctures, son papa et sa maman pour qu’ils en dépérissent d’ennui et d’isolement? et s’en aller faire ailleurs la construction de villas, de palais ou d’hôtels? – Ou faut-il rester et s’avilir, et perdre tout, enthousiasme, entraînement, études et son âme fière d’artiste? Car, je vous le demande, cher Monsieur,Vivre ici est-ce se faire du tort? Ai-je plus, ou bien moins de talent que L’Eplattenier 2 qui en a peu? Et deviendrai-je comme lui, membre du Sapin et de la Loge? Après quinze ans? Ou plus tôt. Ce que j’appelle: Laisser s’éteindre la petite flamme. Alors, en proie à de répétés cauchemars, broyant un noir que le manque de travail me laisse tout loisir d’étendre au loin, je halète et souffre d’inquiétude et me ronge de l’éternelle question et ai comme un pleur non expurgé, en moi, dès que je m’éveille et souvent la nuit. Parce que je ne sais pas, et que je crains. Ayant la [fac] fatuité de croire que, bien employé, je ferais quelque chose. Serai-je utile à quelqu’un ainsi? Vis à vis de moi je me sentirais plus heureux et à l’aise. Certes ici, je suis utile à mes parents: nécessaire. Voulez-vous des confessions? végétant au jour le jour j’attends l’évènement. Lequel? Grave, catastrophe, guerre ou deuil. Une brisure, quoi, de tout et de ma chaîne. Je m’explique nettement et raisonne là dessus, qu’un homme à vingt cinq ans est en mouvement; qu’à trente, il stoppe et regarde autour de soi, qu’il essaie des sols et fait des sondages; qu’à quarante il choisit et prend racine. Moralement, plus encore qu’affectivement. Ici le mouvement est stagnant. Alors je vous demande conseil cher Monsieur. Diagnostiquez, cher Monsieur. Quel langage tenais-je, revenant de Grèce et de Rome, quand, glacé déjà, à Pise je vous écrivis. Dernier regard sur l’Italie comme un doigt sur une bouche parce qu’il y a un mort gisant près de là, là où l’on va, loin de cette chose sur laquelle le regard pour la dernière fois se porte. J’en crève, quoi! de cette indécision! Et évitant tout dérivatif trop fort, je tiens à mesurer cet état dans lequel je suis [imb] m’immobilisant sur moi même et [ne voulant pas] me plaisant dans cet égotisme. Si j’aime des gens de cette ville, que j’y fasse un cercle et des amis, ... Le spectre de l’Eplattenier se dresse comme un avertissement. Pour ce soir, il ne faut rien ajouter d’autre, cela étant une unique question, une unique chose, une très grosse chose. Pauvre petit bœuf que je suis!
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Bien affectueusement je vous salue, Cher Monsieur, et monsieur Czadra. Et j’aimerai alors relire avec vous, votre dernière belle lettre, quand plus de sang [dans] sous mon front coulera avec chaleur. votre Ch. E. Jeanneret 1 2
Albert Jeanneret, frère de Charles Édouard Jeanneret ‘ Notices sur les destinataires. Charles L’Eplattenier, peintre, professeur de Charles-Edourad Jeanneret à l’Ècole d’Art de La Chaux-de-Fonds ‘ Notices sur les destinataires.
25 | Lettre du 27 novembre 1913 à Auguste Perret
ce 27.11/1913
Cher Monsieur Auguste Les articles de Loos 1 sont si bien, me plaisent tant, que j’ai voulu les conserver. Voulant vous faire rentrer en possession des Nos si obligeamment prêtés, j’ai fait échange de correspondance avec l’administration des Cahiers. Mais aujourd’hui on m’envoie promener radicalement, me faisant savoir que vous êtes repourvu déjà. Il ne me reste plus alors qu’à vous remercier Ce bonhomme Loos se trouve être l’interprète de bien des professionnels de l’architecture. Son verbe, dénué de tout voile sonne parfois âpre et tranchant. Mais lorsque l’architecte aura mis dans la maison l’honnête expression du constructeur de paquebot, il semble que tout le fard et la crasse qui nous griment tomberont comme des écailles. Alors la partie art de l’architecture, d’instinct éclora: je veux dire qu’en certains lieux ou points de la demeure on trouvera une note émotive en plastique. aussi intense et pure que toutes celles que si modernement, nous aimons savoir enfouies sous les deux pages de garde uniformément jaunes, de nos bouquins à 3.50f. Mais qu’Hercule vienne; il ne sera pas assez fort encore pour nettoyer nos écuries, pardon, nos salons. Dieu de dieu! comme nous vivons happés par les mille contingences extérieures! Combien il est dur d’être libre! Et si je dis que tout notre bibelotage marque un asservissement aux bêtises du «c’est comme çà», – c’est que je sens que, plus dangereux, nous le subissons dans la vie morale. C’est là que l’esclavage est atroce. Jamais je n’eus imaginé çà. Je le sens depuis quelque temps comme un poids énorme que je supporte en gémissant.
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Alors je rêverais d’être un constructeur de ponts ou un perceur de tunnel, ou un qui lutte contre un fleuve immense pour le barrer et former un lac ou un qui lance à travers nos Alpes ou à travers les steppes, les deux rails d’un chemin de fer. Alors je serais sur la route de l’affranchissement. Ici où toute idée d’avant-garde avorte dans l’œuf, je m’indigne parfois de ma malhonnêteté a prôner quantité de solutions toutes aussi bâtardes bancales et borgnes. J’en ai parfois, de lassitude, de subits accès d’énervement; on me traite alors de grincheux. Je me cacherai dorénavant, souvent, derrière Loos, que j’enverrai en missionnaire prêcher la bonne nouvelle. J’ai reçu «Meubles Modernes» de Léon Werth. Les croquis de Jourdain 2 me laissent dans une grande perplexité. Il y a dix ans qu’on faisait çà en Allemagne, mais je sais que ce doit être ici tout autre chose. Cependant le meuble fixé au mur a quelque chose d’immeuble, inquiétant si l’on songe que l’on doit vivre avec ça des ans. Quelle est donc votre idée là-dessus? Je cesse aujourd’hui, et vous prie, comme toujours de transmettre à tous mes messages et de garder pour vous mes affectueux saluts Ch. Jeanneret 1 2
Adolf Loos (1870–1933 ), architecte autrichien. Adversaire de la Sécession et des effets décoratifs de l’architecture viennoise, auteur du manifeste Ornement et crime (1908 ). Francis Jourdain (1876–1958 ), fils de Frantz Jourdain. Artiste peintre et écrivain. A participé, en 1930, à la création de l’Union des Artistes Modernes ( U.A.M. )
26 | Lettre du 7 décembre 1913 à Auguste Perret
Ce 7 décembre 1913
Cher Monsieur Auguste, Merci de vos lignes, je suis heureux de vous entendre traiter ainsi les idées de Francis Jourdain 1. Je suis toujours ouvert à toute nouveauté, et désireux de me compléter, j’aime goûter à ce qui s’offre; mais ceci me paraissait justement d’intérêt périmé. Quoique j’en conserve ce garde-à-vous: il faut prendre garde de ne point aussi considérer le meuble mobile comme un tout en soi; on l’élève alors à un rang trop haut; il n’est plus le serviteur de l’homme – de ses fesses et de ses coudes. Il joue le rôle d’un objet d’art et c’est alors que le confort s’en va. Les théories
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de Francis Joudain sont un garde-à-vous pour ceux qui adulent trop un fauteuil Louis XVI ou Empire vu à Trianon ou à Compiègne. Votre mot résume toutes théories et leur sert de fanion, quand vous dites: à l’avenir on emménagera avec une simple valise.Voilà d’un coup une porte ouverte sur la vie de demain et sur son art (domestiqué et absolu). Ces quarante ensembles du salon d’automne que vous m’annoncez, m’attirent. Je vous demanderais ce service de m’inscrire sur une simple carte: «çà vaut la peine d’y venir» ou «c’est inutile». Pour des choses de ce goût je ne regarde ni au dérangement ni aux frais. A propos, je n’ai plus jamais revu Monsieur Voirol depuis longtemps lui feriezvous, s’il vous plait, part de mon bon souvenir.Vous m’aviez cité le titre de sa dernière œuvre, mais je ne l’ai pas retenu. J’aurais cependant grand intérêt à connaître son art. Ma mère répétait (avec une chanteuse) en deux concerts, cette semaine, le «Lied maritime» de V. d’Indy. C’est très beau. Vildrac 2 dans ses «Découvertes» se montre comme un vrai bon Dieu! Croyez cher Monsieur à mes meilleurs sentiments. Ch. E. Jeanneret 1 2
Francis Jourdain ‘ note 2 lettre du 27.11.1913. à Auguste Perret. Charles Vildrac (1882–1971), écrivain français, poète, dramaturge. A fondé le Groupe de l’Abbaye avec Georges Duhamel son beau-frère. A écrit les poèmes en prose Découvertes (1912–1931).
27 | Lettre de 1914 à William Ritter
mercredi «entre midi et 1 heure»
Bien Cher Monsieur. Si je ne me mets à écrire en ce moment, je ne le ferai jamais. Quel bouiboui ici! Figurez-vous que nous sommes empêtrés dans l’acte final de notre école d’Art. L’Eplattenier a démissionné. Nous attendons avec deux autres collègues le moment opportun (affaire de quelques jours) pour en faire autant. Il se prépare une de ce ragoûtante lavée de linge en public.Vous mesurez: radicaux – socios! La politique inévitable. Je vous tiendrai au courant.
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Lettre du 31 août 1914 à William Ritter
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Ceci vous fera comprendre pourquoi l’Athos, avec son brin de poésie, n’est pas accessible en ces atmosphères. Et puis, ma fameuse grande affaire de bâtisse, remise à l’an prochain m’oblige à un tour de reins; et c’est un véritable raffut dans ma cabosse. Au fond, pour débrouiller son idée, lui conférer de l’ampleur, en sapant ce qui est trop petit et inutile, il faut pour le pouvoir, jouir d’au moins quelques heures de calme. Et je n’ai pu encore m’assujettir à cette discipline de ne songer en une fois qu’à la chose [que] en chantier. C’est alors une trépidation, une bousculée vers la sortie, un énervement paralysateur et brutal. Joindre les deux bouts d’une idée et en fermer le cercle, [il] voilà pourtant ce qui serait nécessaire. Je relisais avant hier soir quelques pages du de Pury. Evidement vous êtes le scalpel en veine d’expertise et d’ablations. Et vous êtes méthodiquement épurateur. [Les] Ceux qui se trouvent [dan] parmi le tas des déchets ont lieu de n’être point flattés. M r de Bosset, père, chez qui, par une [hasard] circonstance inattendue, je déjeunais dimanche dernier, ne considérait point [comme] ainsi que moi votre acte, comme une belle et courageuse preuve d’amitié. Ils parait votre action de la plus noire ingratitude, et voulait s’obstiner dans l’idée de ce que vous devez beaucoup de soupes et de [bon] rôtis à M r de Pury. [Il] J’ai du faire la cruelle expérience que la franchise d’une attitude est souvent cause des taxations les plus inattendues et amères. C’est ici votre cas. Il m’en a coûté aussi bien des heurts déjà. Votre Pury porte une dédicace flatteuse et diagnostique telle que j’ai dû lui trouver place non dans ma bibliothèque ouverte, mais dans un buffet. J’ai été [fort] bien réjoui et heureux de sentir s’affirmer votre estime pour moi. Non que j’en tire gloire (ce serait le cas si je vous considère, vous, dans l’affaire, et non moi) mais parce que j’y puise un profond encouragement. (En deux ans, brutalement, presque selon une courbe verticale, j’ai dû subir un désenchantement et des désillusions fous – et tout reconquérir autrement.) Je n’en tire point de gloriole mais un joyeux réconfort. Car [je sens] voilà ce que je sens toujours présent: la dureté, l’âpreté de mon caractère et la façon «sommaire» d’accomplir bien des actions. C’est là le côté diagnostique de votre dédicace. Au reste toujours fermement, comme un vrai ami, vous me l’avez dit et m’avez placé en face du cas. Pourtant un idéal [non] violent surnage tout chez moi, et c’est par lui, que blessé et peut-être bien meurtri à cause des maux que j’aurai commis, je pourrai me faire pardonner. Des jours de véritable rancœur, de véritables mépris m’assaillent mais ne m’écrasent plus. Je suis loin d’être malheureux. Mais être heureux à la manière d’une journée de mer entre Kahriès et Salonique, voilà. Au plus intense des heures heureuses, s’est élevé toujours le spectre de l’absent. Et les mélodies d’Orient, [je le] j’en serais volontiers l’inventeur tant, sous forme de tranquillité, elles sont angoissées. Tenez, nous causions tout à l’heure avec Humbert 1 – peintre, de Maillol et Rodin. Rodin, ce soubresaut, le soleil agissant la violente secousse, me fait me stupéfier que
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puisse exister un Maillol, ô mon Dieu si tranquille, serein, benêt dans ses pommiers en fruits et son verger, et modelant les cylindres des cuisses et les vases des ventres. J’ai mesuré à un récent concours pour la Banque Cantonale de Neuchatel combien l’architecture m’est encore inconnue, combien je suis un gamin et j’ai reconnu l’impossibilité de bluffer et de tout de même affirmer une chose que j’ignore. Le problème était dur et long, et de haute envergure. Un travail de deux mois a amené un résultat [ma] nul. Je fus écarté au premier tour. Il y avait soixante douze projets.[tou] Et les primés, certes ont de réels mérites de plans pratiques. Mais j’étais seul de ma lignée à affirmer que l’architecture est l’art, est de l’art, – l’art [de] d’un organisme procédant du dedans et s’épanouissant au dehors en la parole de grands et amples volumes; je suis seul au milieu de masque et l’examen superficiel, [de] comme celui approfondi des projets soumis me donne ce froid terrible qui fit qu’aux Beaux-Arts à Paris, pendant deux ans je n’adressai la parole à qui que ce soit. Je me sens gamin, mais du moins un gamin architecte, dans le sens que confère à ce mot l’Acropole ou la cathédrale. Une maladive hésitation crée la souffrance à chaque fois qu’il faut œuvrer et une paralysie me saisit quand, des commandes m’étant remises, il faut les réaliser. Car en chaque volume, et détail et ensemble, la possibilité [est] là de faire un Parthénon ou du moins une chose parfaitement belle. Alors l’impuissance vous pince et vous contracte sans possibilité de détente. En tous domaines des élans vous saisissent, [et] l’œuvre s’élabore et s’élève, mais insaisissable. Serait-ce les «fourriers d’été» qui s’annoncent, alors que l’hiver bat son plein, que tout dort, gémit et subit l’entrave et l’envoûtement? Je me réjouis de «Tiepolo», des «souvenirs». A relire Pury j’y saisis l’intérêt qu’il y eut pour vous de l’écrire. Je vous dis mes saluts attachés, à toute la maisonnée aussi. v. Ch.E. Jeanneret Mercredi soir 24 mars 1914. Au dernier moment je songe à l’utilité qu’aurait bientôt pour moi votre appréciation sur la villa G. F. Jacot le Locle. Si vous pouviez m’y consacrer quelques lignes dans votre prochaine lettre? Merci infiniment et au revoir. Ch.E.J t 1
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Charles Humbert (1891–1958 ), peintre, ami de Charles-Édouard Jeanneret.
28 | Lettre du 1 er juillet 1914 à Auguste Perret
Cologne 1 juillet 1914
Cher monsieur Auguste Pardonnez d’abord, le crayon, puis le papier. C’est tout ce que j’arrive à obtenir ce soir à l’exposition de Cologne. Je pensais vous écrire déjà de Nancy. Mais le temps a trop filé. Divers motifs m’incitent à vous écrire, quand ce ne serait aussi que pour répondre à votre carte relativement à la montre Ditis; ça se fabrique, ça se vérifie. A mon départ, j’ai donné votre adresse pour que le tout soit expédié. J’avais emporté pour le trajet les cahiers de Forthuny pour relire cette histoire du Théâtre. Le jour même je voyais la nef de Strasbourg. Formidable puissance, expression combinée et suprême d’intransigeante volonté, de logique et de quelle poésie! De toute celle, bouleversante, de l’architecture au moment où elle devient symphonique. Eh bien, il y avait long que je n’avais été pris ainsi. Le prologue avait été, le retable de Grünewald à Colmar, œuvre de primaire et ultime émotion.Votre Théâtre par là-dedans, se tenait, dressé en sa carcasse de béton. J’étudie passablement ces temps les raisons qu’ont eues de naître, les architectures des grandes périodes. Se plaçant sous un angle exclusif, est-ce qu’on n’irait pas renfermer tout l’effort et le génie, dans la création organique d’un être, – là, comme l’homme avec son cœur, son appareil digestif et puis ses muscles destinés à ses mouvements. Pourtant l’homme nous apparaît BEAU. Ainsi, belles sont devenues les architectures ayant racines, corps et tête. Curieux dualisme, ou mieux, étrange collaboration de l’ingénieur ingénieux et intrépide, et de grand symphoniste, commandant les harmonies enivrantes, moelleuses suggestives, spirituelles. Tout ce que je vois de tant d’Allemands portant grand nom, ce sont des cadavres ou des fantoches dressés, car il n’y a pas chez eux la naissance d’une fonction. Le Théâtre l’a. Alors exclusif, j’en serais à certaines heures à tout accorder à votre œuvre. Ce don est celui seul qui résiste à toutes les déceptions, les désillusions, que les autres œuvres des forts d’ici, ménagent presque irrémédiablement. Et vous ne savez pas ce que je viens de visiter aujourd’hui. Un Théâtre – type de Van de Velde, érigé ici, afin qu’il y puisse développer toutes ses idées de précurseur. J’ai été bien attristé de voir et de constater. Car, ce n’est jamais une joie de constater un échec. Mais ce n’est pas un échec, car le mot implique une réussite possible. C’est, d’un coup, la révélation irrémissible d’une incapacité. Il ne faudrait pas être trop dur. Car on dit tant de bien de Van de Velde – personnalité d’Art, – que ce serait bien méchant de le faire souffrir en ne lui concédant rien. Mais vous, vous
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auriez un redressement de fierté en voyant cela, et vous éclateriez de rire au ressouvenir du «J’accuse» Forthuny. C’est qu’ici, c’est réalisé, avec des matériaux, avec des volumes, avec des couleurs. Et c’est construit. Comment? Ô cathédrale. Ô Ste Sophie!!! Non, mais cet homme. Sûrement sensible, sûrement très artiste, où donc at-il laissé au moins un stigmate de son âme. Ah ah! C’est ici qu’on voit que l’ARCHITECTURE c’est de la construction animée par un rêve. Il y a même ici des détails qui font blasphémer. Que dire de l’ensemble. Je ne suis pas sectaire. Je songe simplement à un meuble de paysan, à la flèche d’un Sauvage, à une église d’Athos. Là il y avait civilisation. Mais ici! Un conte nègre imaginé par un régisseur de cinéma ou un des peintres de décors de l’opéra comique ou du Grand! Ah je vous assure bien, que sortant de là, si vous pouviez voir le théatre de Hellerau, vous salueriez Tessenow, cet ancien charpentier. Car la grande salle de Hellerau est une invention. Dans le trouble qui me saisit chaque fois qu’il faut donner les plans à exécuter, je sens cependant que cette hésitation, ce remords sont encore la force saine qui me reste malgré tant de vilain bluffage qu’il faut consentir à toute heure. On sent dans Strasbourg, un élan, un désir porté sur des ailes de musique, – et ici, dans toute cette imposante – et unique jusqu’ici-manifestation du WERKBUND 1, se lit tant et tant de superficialité et de satisfaction! Notez bien que je me place, en faisant ces restrictions graves – au point de vue idéal; car il faut leur concéder beaucoup à ceux d’ici. Et pour ne pas même entamer une discussion stérile, je me retranche derrière le cas de race: j’admire, et voilà! Ça fouette évidemment! D’autant plus amer et imbécile, me paraıˆt notre échec chez nous. C’est du temps perdu, des années gâchées simplement pour de si infimes et minuscules, ridicules questions de rivalités, qu’il me semble rêver quand je songe à ces deux années de luttes acharnées ... Des coups dans l’eau ... Et le plongeon pour plusieurs. En tous cas pour les vainqueurs, qui ne survivront pas à leur succès. Heureusement des jours sont là, où l’on mesure à leur valeur, les stupidités de chaque jour. Se sentir un peu sur la terre rend les malheurs tout tout petits. C’est alors que réapparaît l’image forte d’Orcagna à Pise: «les 3 morts et 3 vifs » ou «le triomphe de la vie contemplative ». Ce qui signifie qu’il faut s’adonner avec passion à son œuvre. Mais qu’il la faut dominer et ne jamais se laisser amoindrir par les événements quotidiens. Demain s’ouvre le Congrès du Werkbund. Le petit bouquin que j’avais écrit à tellement réussi, que je suis invité ici comme hôte d’honneur!! Vous voyez cette poirette! Les 120 maisons 2 dont je vous parlais, me sont assurées, la convention sera signée à mon retour sur cette base ci: c’est que je serai architecte exclusif de cette cité-jardin, si j’arrive à faire accepter par les autorités communales le plan de parcellement que j’ai prévu. On est venu me retrouver. Je vous avais parlé d’un échec.
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Cependant, tant que rien n’est signé, je ne me réjouis de rien.Voici ce grand papier tout couvert! Aussi l’heure y a-t-elle passé. J’ai honte, cher monsieur, de vous bassiner tant. Je vous adresse comme toujours de mes sentiments dévoués et affectueux v. Ch. E. Jeanneret 1
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L’association Deutscher Wekbund a été créée en 1907 par Théodor Fischer pour favoriser le rapprochement de l’art et de l’industrie. Elle lancera en 1927, au Weissenhof, prés de Stuttgart, une exposition d’architecture contemporaine sous la forme d’un ensemble de logements collectifs et individuels réalisés par une quinzaine d’architectes modernes. Mies Van der Rohe assurera la coordination du projet. Le Corbusier y construira deux maisons. Il s’agit d’un projet de Cité-jardin, à La Chaux-de-Fonds, étudié par le Corbusier à la demande de Arnold Beck promoteur immobilier et qui restera sans suite. ‘ note 1 lettre de 11.1911 à August Klipstein.
29 | Lettre du 16 août 1914 à Auguste Perret
Ce 16 août 1914
Cher Monsieur Auguste La montre Ditis 1 prête au début du mois, n’a pu encore être expédiée, les communications étant interrompues. Où vous rejoindra-t-elle cette montre, et aussi cette lettre! Etes-vous parti, et vos frères aussi pour la Sainte croisade? Qui eût cru à tout cela, et eût supposé tant de sournoise lâcheté. Oh, l’opinion ne s’y trompera pas; et quand par de faux documents on voudrait en faire accroire, l’instinct se révoltera. Partout, les gens voient jour. Pour nous, Suisses romands, nous étions haletants dès la fin de juillet et tous mes amis, officiers ou soldats partaient aux frontières avec un enthousiasme pour vous, une haine pour eux, que trop de causes diverses, multiples et profondes avaient fomentées déjà au fond de chacun de nous. Quand ce ne serait déjà qu’au nom de la Pensée qu’à celui de l’Art. L’anti-germanisme était depuis des ans dans les coups de crayons que nous donnions, dans les lectures que nous faisions. Tenez, mon frère joue, en bas, la danse de Puck de Debussy. Voilà ce qui vous vaut à vous Français d’être appelés «leichtsinnig» 2 par eux, les imbéciles. Qui ne fait gros et follement gonflé, n’est point mâle, n’est point digne!! Sur ce thème, je ne résiste pas à inclure un article écrit l’an dernier sur leur monument. On m’en a voulu ici, car nous sommes envahis de Suisses Allemands.
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A cette heure la patrie Suisse est divisée. Oh comme je souhaite ardemment qu’un geste immense de France refoule l’hydre barbare! 3 Quelle partie! La joie, l’allégresse, est à ceux qui, en pantalons rouges, roulent vers l’Est, et porteront en un élan sublime le réconfort à l’Europe oppressée. La honte, ou du moins la tristesse, est à ceux qui comme moi, dans une chambre aux grands murs gris, écrivent quiètement sur la grande table et ses tréteaux, dans le parfum des roses dont le jardin est plein. Dans six mois, vous autres lèverez des fronts triomphaux. Et je vous considèrerai avec un clignotement de paupières, moi qui, ô rage, n’aurai rien fait. Il n’est point temps de perdre la tête. Mais aussi le raisonnement ne nous conduit à rien, ceux de mon cas. S’enrôler, partir, chantonne aux oreilles. Crever sa gangue et partir! Mais la gangue est forte: famille ... et voilà, chaque jour nous retrouve devant les placards manuscrits, aux mêmes heures, à lire les dépêches, et à espérer pour vous. Nous avons eu il y a trois jours, les heures pathétiques de la Belgique 4. Des bruits couraient ... Ils étaient faux! Nos 300.000 hommes aux frontières fument des pipes et attendent. A une heure de notre maison sur le Doubs, le 1 er août, nos gens de chez nous, les vieux du Landsturm, arrivés sur le pont, le franchirent, trouvèrent vos soldats; et s’élançant, ils s’embrassèrent. Depuis, chaque jour, là, on déjeune, on dîne, quasi en commun. J’ai entendu, le mois dernier à Nancy, des clairons éclatants, criante fanfare de joie. C’était au soleil couché, sur la place Stanislas. Un bataillon passait. C’était de l’enthousiasme giclant vers le ciel vert, emportant le cœur, et pour nous qui ignorons les claironnades de France, ce nous est le symbole de votre peuple. On dit aussi: «Dieu, s’avançait en dansant». Je vois ainsi sous le képi et brisés par la jugulaire s’avancer les masques des Gaules.Vous, les penseurs de France, les poètes, les artistes. A de certaines secondes, je pleurerais de sentir partir vers la mitraille ceux pour qui j’ai tant d’admiration, ceux que représentaient par exemple, après Cologne, les tableaux de l’exposition de Lyon. Puis ceux que j’ai eu le bonheur de connaître, de voir, vous, les Vildrac, les Jourdain, Denis, les Bourdelle. Nous en parlions ce soir, de ces 3 millions d’hommes affrontés. Et il est bien heureux qu’on ne conçoive pas au juste ce que çà signifie: on en deviendrait fou. Crions contre la guerre! Mais Rodin qui l’a rendue si sublime! C’est donc, et je le sens, qu’elle fait des hommes des dieux. C’est avec la religion, le second moyen pour chacun de se surmonter. Si l’homme libre de toutes entraves, se livrera à ses instincts les plus obscurs, – aussi se donnera-t-il une merveilleuse offrande et détachement de tout, tel le Fils de l’Homme. Justement parce que libre de toutes entraves. Les pleurs se magnifient, les douleurs se font désirables. Plus rien ne geint, mais
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tout assiste véhémentement à cet œuvre de grand enthousiasme que l’homme tente, s’étant libéré de tout. C’est pour cela que les peuples participants, construiront sur la ruine de leurs corps, un âge plus juvénile où du soleil aura passé. Et devant l’horreur de ce fait de guerre, forcés de l’accepter comme une chose inéluctable, eh bien, haussons nos cœurs et croyons en demain. Cher Monsieur Auguste, je serai avec vous longtemps en pensée au cours des mois qui viennent. Vous permettrez à mon souvenir affectueux de souvent rôder autour de vous. Que le Providence nous réserve un au revoir. Je vous serre fortement les mains. Votre Ch. E. Jeanneret 1 2 3 4
Charles-Édouard Jeanneret s’est entremis auprès de la Société Ditis à la Chaux de Fonds afin d’acquérir une montre de qualité pour le compte d’Auguste Perret «Insouciants», «légers» L’Allemagne a déclaré la guerre à la France le 3 août 1914. Les troupes allemandes ont envahi la Belgique le 3 août 1914.
30 | Lettre du 3 mai 1915 à Auguste Perret
Ce 3 mai 1915 – La Chaux-de-Fonds
Cher monsieur Auguste Votre lettre m’est un souvenir du large, ajoutant en moi à l’harmonie renaissante qu’apporte cette saison sur nos hauts plateaux, où une robuste verdeur cernant les derniers névés, promet une année neuve et belle en laquelle chacun espère et croit. Le printemps ici date d’aujourd’hui, premier jour de vents chauds et de ciel radieux. Toute la semaine les dernières nuées ont emporté les dernières neiges: la terre brune et verte, et des milliers de crocus blancs et violets nous sont nos anémones, compagnes des sapins noirs comme celles-ci chez vous, s’étoilent sous les oliviers gris.Votre mer d’indigo, vos magnolias, – que sais-je? – Votre ciel blanc de lumière chantant en majeur. Nos monts ondul[ ] mais hauts, parapet brutal dressé devant le plateau suisse, qu’il cache en ne nous laissant voir que les grandes Alpes blanches. Symboliques de notre patrie, disent un chant si grave, que jusqu’ici, depuis mon retour d’Orient, je n’avais su l’écouter sans amertume et regrets.
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Auguste Perret devant la fenêtre en longueur défendue par Le Corbusier et dont il est un adversaire ( juillet 1924 )
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Aujourd’hui j’ai lu votre lettre en montant la montagne; j’ai découvert d’un coup à portée de fusil, derrière la tranchée du Doubs, la Franche Comté toute bleue sous le soleil, la France toute noyée à l’heure du couchant, de clarté étincelante. On voyait si nettement les Vosges, le vieil Armand sûrement, mais sans rien entendre? Et le long panorama mamelonnant de droite à gauche, je savais la direction de Paris à voir le soleil se coucher presque sur la ligne idéale, qui tant de fois, vous le savez m’a porté et reporté vers votre ville où je n’ai eu que joies et enthousiasmes. La rudesse alors, de nos horizons, m’a rempli de fierté. Je me suis senti heureux de naître à une terre si forte. Fuyantes, inresaississables, mes nostalgies aiguës d’orient! Il me semble avoir, ces dernières années, tant enduré, que je me ris de passé, et que je veux travailler bientôt, au plus vite, avec tout mon cœur, toutes mes énergies, tendu vers les problèmes qui sont réservés, après cette guerre, à notre génération. Je triomphe! voyez-vous, cher Monsieur, après quatre ans bientôt de séjour ici, dans la quiétude de la vie de famille, de la vie de sa ville, je n’ai pas faibli, je ne me suis point lié, ni livré. Je me suis formé au contact d’hommes aussi «[ ]» que ceux de la capitale ( rapaces, [ ], tondeurs, honnêtes, tondus, rêveurs, ignorés ). Et je sens pouvoir me préparer à réaliser mon rêve jamais trahi de vivre dans Paris. Combien j’ai parlé de moi! Pardonnez cher monsieur. Et aussi au réveil du printemps, de la nature, du corps, et des espoirs aux ailes folles qui prennent le cœur et l’esprit et des quatre coins de l’Europe ensanglantée nous incitent à un définitif optimisme. Je ne vous verrai donc pas en soldat. Je regrette, et j’aurais presque aimé que vous eussiez senti la poudre. D’autre part, je sais bien avoir tant de fois désiré, en songeant à vous et à d’autres, que la France n’envoyât pas se faire tuer les meilleurs, pour qu’ils restent acquis aux tâches de demain! Mieux vaut certes que vous soyez dix à veiller à ce que la Belgique et le Nord se reconstruisent selon le mieux et deviennent la seconde preuve irréfutable, – après la première des armes, – des capacités latines. Je vous apporterai la mise au concours de Clermont en Argonne.Vous verrez comme c’est pitoyable et combien une réaction vigoureuse s’impose. J’ai lâché «je vous apporterai». Tout autant avouer le désir qui me démange d’accepter de venir vous voir au milieu des fleurs de St Clair. Je vous apporterai mon système de reconstruction en béton armé pour que vous me le critiquiez impitoyablement. Et puis, je sens l’heure venue, de vous demander des conseils décisifs. Mon bureau ici marche très bien, je le garderai. J’ai en vue à Paris une collaboration ( en association ) avec une affaire de béton armé dirigée par des ingénieurs suisses. Ceci ... ou autre chose. Je ne sais. Mais je mesure en moi un violent désir d’action. Je suis devenu farouchement indépendant. Vous me conseillerez n’est-ce pas?
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De sorte que sur un mot de vous j’arrive passer vingt quatre heures à Hyères 1. J’ai pour en tous cas dix jours de travaux que je ne puis abandonner (de grands magasins à installer). Je vous salue affectueusement votre dévoué Ch. E. Jeanneret 1
Charles-Édouard Jeanneret fera effectivement un séjour chez les Perret sur la Côte d’Azur, au Lavandou, où son hôte lui apprendra à monter à bicyclette. ‘ lettre du 9. 06.1915 à William Ritter.
31 | Lettre du 9 juin 1915 à William Ritter ( extrait )
La Chaux, ce 9 juin | Voyage du 27 mai au 5 juin 1915.
............................. Marseille est venue entre temps, provoquer dans ma nonchalante promenade [apr] un remous et un dressement de flots, en gerbe étincelante, en épanouissante apostrophe. Marseille! soit, j’en ai à dire. Mais deux mots d’Auguste Perret 1 : «Bonjour Jeanneret!». A S t Clair par le Lavandou, dimanche matin de pleine lumière. Lui avec son toujours absolu calme, l’attitude droite, et la tête redressée, la face non fouineuse, ni accueillante, ni pétulante, ni rêveuse ou nostalgique. Mais plate et ronde, et le nez cassé de Michel Ange, et un collier de barbe parti largement des oreilles, et [ce] contournant le visage en tangentes des joues, soigneusement aménagé comme un mathurin. Un chapeau, auquel deux rubans [lui se] voltigeant feraient un marinier de l’amiral Courbet. Du reste de Courbet (de l’autre) tout l’esprit crâne et sûr. Et de Courbet à Manet, c’est Perret et son tranquille esprit. La phrase courte et concise, la pensée toujours en action; mais on ne fait pas de phrases, moins encore de théories, pas du tout. Des interjections pouvant suffire et des rapports aigus de propositions qui sont comme les jalons de [une la] l’idée, [comme] de même que les îlots [îlots] entre les îles, en face de nous, [continuent] poursuivent dans le flot, la croupe des «Maures». Cet homme a discipliné la langue. Et sa femme, toute vie et gentillesse, sa femme, à la grecque, demeure, d’esprit s’entend, au gynécée. «La femme ne sait pas se taire, je ne connais pas une femme qui sache se taire.» L’esprit fait pour discipliner les cohortes d’ouvriers, à distance comme à Oran, comme à Sidi bel Abbès, comme à Péra 2, comme au Théâtre. Voyons simul-
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tanément. – [Continuons] sa toilette: le col mou, vient jusque sous le collier de la barbe, poussé si haut par la cravate qui est large à souhait, négligemment nouée et retombant de ses deux longs bouts, – ceci avec un nonchaloir voulu. Le veston, c’est, un pyjama bleu sombre, et le pantalon larges tuyaux coupés nets et cylindriques amples très, s’arrête haut au-dessus des chevilles, et flotte. Des bas de soie blanche, des souliers de laque noire fins, souliers de bal avec chacun comme un concis nœud de cravate dessus.Vous connaissez le «FIFRE» de Manet. C’est çà. Et «le déjeuner sur l’herbe»? le personnage à demi couché, de gauche, c’est Auguste Perret. L’OLYMPIA c’est un de ses dadas. Donc un soin des formes partout, comme dans son écriture dessinée comme une frise. J’ai pas mal de ses entretiens dans mon journal de Paris, au temps où ma mémoire me servait. Aujourd’hui on parle cubisme: Il est cubiste, et moi, cher Ami, je le re-suis avec lui, comme je le fus, vous le savez. Je m’encourage à être cubiste, comme je l’entendais. Et tant pis pour les autres cubistes. Dommage que le mot soit si bête et dise si peu. Allons-y pour cubiste: [disons] comprenons tout au monde dans «fantaisie» dans «évocation» dans «esprit» et tout au monde hors photographies et banalités, et vision toute faite. «Et dites-vous bien, Jeanneret, que Titien n’aurait jamais dessiné une perspective exacte aujourd’hui, après Daguerre». Ici, cher Ami, je [vais] suis ma loi élective et reprends pied et foi. Oh, pas un mot de développement, de théorie, là-dessus: Auguste Perret, s’il m’aime un peu, sait bien que je sens cela. Soit ceci: Réfléchir, sentir. Et si l’on travaille, de suite dans les domaines de la poésie, et de la sensibilité. Cher Ami, vous êtes, je le sais avec nous.Vous l’étiez avant nous. Donc, des pissenlits à l’aquarelle, on s’en foutrait. Pardonnez! Encore une fois, et de nouveau, je sens la petitesse de mon acte, quand je sens toute autre chose, de prendre un papier, et d’y faire dessus les cacas que vous connaissez. Je souhaite un jour d’affranchissement et de vision claire. Mais Auguste Perret, aux attitudes volontiers «nababesques» m’a appris à faire du vélo. Ceci ne vaut qu’au point de vue historique. Auguste Perret a pendant dix minutes mouillé une chemise à [courir derrière] soutenir mes effarantes embardées. Au reste, bon élève; le lendemain, je faisais avec lui et sa femme à travers les Maures, trente cinq kilomètres en pleine vitesse. Le Théâtre des Champs Elysées est son œuvre. Et pour moi, c’est la plus grande d’architecture depuis longtemps. Auguste Perret est sans diplôme, m’a-t-il dit. Sa pensée est durement pétrie comme un béton bien armé. Ce calme il le faut, au ciment pendant vingt huit jours pour faire sa prise. Ce portrait d’Auguste Perret, n’est point de Suarès! Mais Marseille, porte d’Orient! J’ai écrit cette carte à Auguste Perret. «Le Port! Ce port de Marseille! Et Marseille? Ville de vie, de toute vie grouillante, – masques, navires, flots, coquillages et poissons aux écailles de rêve.Ville de forteresses, et ville de peuples. L’Empire [est] règne aux façades du Port et l’Empire c’est toute l’Europe. L’Hôtel de ville, c’est pour le moins le Grand-Roi, et c’est Chine et Indes.
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C’est le port des masques; la mer vue au-delà des forteresses, la seconde Attique, la Grande Grèce.» ............................................................. Ch. E. Jeanneret 1 2
Lors de son voyage dans le Midi de la France au printemps 1915, Charles-Édouard Jeanneret a été reçu chez les Perret au Lavandou. Charles-Édouard Jeanneret avait rencontré les frères Perret en juillet 1911 à Péra. ‘ la lettre du 27. 03.1912 à Karl-Ernst Osthaus.
32 | Lettre du 17 juillet 1915 à William Ritter
Ce samedi 17 juillet 1915
Bien cher Monsieur Voici enfin les burins et la pierre à aiguiser. Les burins sont bien aiguisés; ils [ ] resteront dans cet état un certain temps, en tous cas jusqu’à ce que je sois revenu au Landeron et que je vous aurai montré le truc. (J’ai la main toute raide de les avoir aiguisés, aussi ma calligraphie!!) Mode d’emploi: verser quelques gouttes d’huile sur la pierre ... c’est vrai, j’ai dit que je vous montrerai! Mais mode d’emploi des burins: on les saisit à pleine main, à pleine paume et on fait des Marc Antoine ou des Dürer. Voilà en hâte le procédé. Je me ressauve à mon enthousiasmant travail (établissement des comptes d’un chantier).Vous m’avez fait revivre une matinée d’antan: meule de grès, pierre à huile, manches, étaux et tutti quanti! Mes messages affectueux à tous deux. Ch.E. Jt
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Lettre du 17 juillet 1915 à William Ritter
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33 | Carte postale du 18 décembre 1915 à William Ritter
Monsieur William Ritter |LANDERON | Chaux-de-Fonds ce [sam] vendredi 18 du mois de Noël.
Bien cher Monsieur Cy est le juste pourtraict de ma mère et de Levaillant 1 Marcel, en cetuy salle arrangée par le dict Jehanneret [ ] architecte du Roy. L’heure en l’horloge est exacte ainsi que le pourtraict du sieur Grasmus Rotterdamusen, son cadre, ainsi iceluy de l’imaigier Perugino par son élève de Sanzio; ainsi la vue du sacrifice d’Hiphigénie peint à la Romaine. adonc vous feray connoistre qu’arriveray en vostre seigneurie ce samedy vers la nuict, avec mon équipage à vapeur à l’heure d’habitude qui est bien vers les sept. En conséquence estes priez affuter les futailles, amenagier les entours et préparer haulte liesse. Vostre très gentil paige Jeanneret de La Chaux-de-Fonds La symphonie jouée est celle de Cesar Franck 1
Marcel Levaillant (1890–1972 ), industriel, musicien, ami de Charles-Édouard Jeanneret – Le Corbusier ‘ Notices sur les correspondants.
34 | Lettre du 20 mars 1916 à Max Du Bois
20 mars 1916
Mon cher DU BOIS Je reçois de Carabin 1 le communiqué inclus. Il y a longtemps que je trouvais notre silence peut être dangereux quoique inspiré évidemment par les circonstances. Pourtant par le Petit Messager des Arts que je reçois régulièrement, je suis tenu au courant de l’effervescence qui accompagne la question de la reconstruction des cités détruites. Il y a beaucoup de phrases mais à coté de cela, des initiatives telles que celle signalée par le communiqué ci-joint.Vous devriez envoyer cent sous à A. Cadot 38
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Carte-postale du 18 décembre 1915 à William Ritter avec un dessin représentant Marie Charlotte Amélie Jeanneret-Perret mère de Le Corbusier et Marcel Levaillant ami de la famille, jouant du piano à quatre mains
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rue de Turin Paris et le prier de vous envoyer le Petit Messager des Arts; vous contrôleriez mieux que moi d’ici certaines manifestations. Carabin m’écrit: « si votre affaire est à point sous tous les rapports je crois que l’occasion se présente pour la faire valoir». «Sous tous les rapports» (souligné) veut dire question brevet, organisation commerciale, moyens d’exécution. Eh bien DU BOIS, où en sommes-nous et qu’allons-nous faire? Carabin, en fin de lettre, ajoute: «j’insiste encore pour attirer votre attention sur l’exposition projetée». J’estime que l’heure approche Voici trois choses: 1/Ce matin est venu à mon bureau, en partance pour Rome, Ingénieur, qui est engagé à Rome dans une grande firme qui a une succursale à Messine pour les constructions asismiques. Je lui ai fait voir les principes généraux de notre brevet, sans trop lui révéler les trucs. Je lui ai dit d’ouvrir l’œil, lui faisant ressortir que s’il nous trouve des commandes, il aura une forte provision. Les gens chez qui il est engagé sont Ferre Beton Rome. Dites-moi quel est celui qui vous trouva l’hiver dernier (le député italien) et s’il y a peut-être quelque moyen de se servir de Perrin là-bas. 2/On m’a beaucoup engagé à examiner la possibilité de placer mes maisons en Pologne. Je serais même recommandé à quelques gros personnages de là-bas. Comment avancer cette question? 3/Au sujet de cette exposition, à Paris, si nous nous organisions? SABA 2 ne pourrait-elle construire sur le Jeu de Paume une de nos maisons? quitte à la camionner ensuite aux environs (dans la banlieue) Comment allons-nous nous arranger avec SABA-? Vous avez laissé dormir l’affaire avec B. L’heure est là de donner le coup de collier.Vous savez que je puis publier un article au Mercure de France et que je pourrais être introduit très facilement auprès de Carton de WIAR Ministre belge et de la Reine, d’une manière très efficace. D’ici je ne sais rien, je ne vois rien. Vous, à l’Automobile ou ailleurs, avez la faculté de savoir. Je compte véritablement sur vous. Le conflit touche à sa fin. Il y a à Neufchatel un gros entrepreneur (B. je crois) qui a de considérables concessions du Gouvernement français pour des constructions (on dit démontables??) La chose serait faite, il terminerait les transactions relatives aux commandes. Procurez-vous donc svp les prescriptions relatives à l’exposition du Jeu de Paume. Ce sera évidemment la grande Foire où toutes les idées seront émises et où les Municipalités feront leur choix. L’heure est vraiment là. Nous construirions pour 3 à 4.000f une maison et exposerions dans quelques chambres toutes les maquettes, une ossature réduite, les types de menuiserie; le système de planchers sans coffrage, des projets de rues entières, de cités entières etc.Voyez si la chose est bonne.
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Si oui, il faut la lancer et pour cela se constituer. Est-ce entendu, mon cher DU BOIS? Voyez B. Je me charge d’obtenir pour nos projets des critiques de haute compétence de manière que la Presse nous soit utile J’ai de sérieuses relations pour cela. Je n’en dis pas plus et vous serre cordialement la main. Ch E t Jeanneret 1
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Rupert Carabin (1862–1932 ), sculpteur. Ami de Le Corbusier auquel il lèguera une collection de photos de nus de femmes dont il s’était lui-même souvent inspiré dans ses œuvres. Société d’Application du Béton Armé créée en 1910 par Max Du Bois ingénieur, ami de Charles-Édouard Jeanneret, et Edgard-Louis Bornand ingénieur. Jeanneret a étudié pour le compte de cette société, en qualité d’ingénieur-conseil, divers projets, dont celui d’un château-d’eau à Podensac en Gironde.
35 | Lettre du 4 juillet 1916 à William Ritter
ce mardi matin le 4 juillet 1916, au bureau
Bien cher Monsieur Je suis servi à souhait: je construis le «Scala» Cinéma variété.! 1 Et dans quelles conditions. Le client une hyène; pas d’argent, des délais et des amendes à faire frémir et un tas de saletés autour de çà. Si tant que voilà des nuits que je ne dors pas. Tant tout cela est peu ragoûtant. J’ai voulu faire le plongeon. Çà y est. Aussi, quelle hâte et comme [va] peindre et rêver seront fruits défendus! Voici ce National; de Gustave Jeanneret beau souvenir tout entortillé dans ces «vilaineries». Sa souscription? Des portes et des cœurs fermés! On verra encore. Pas mèche de vous écrire; ce serait une sacrée familiarité une telle lettre, si vous ne deviez y voir que «quand – même» j’ai songé à vous dans mon patatras. Et je vous envie.Voyez! A tous deux mes plus affectueux saluts. votre Ch.E.J t 1
Projet réalisé en 1916, de transformation, à La-Chaux-de-Fonds, d’un ancien théâtre en salle de cinéma, pour le compte d’Edmond Meyer.
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‡ 36 |
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Lettre du 21 juliiet 1916 à Auguste Perret ( pages 1 et 2 )
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36 | Lettre du 21 juillet 1916 à Auguste Perret
La Chaux – ce 21 juillet 1916
Cher Monsieur Auguste Que d’histoires pour moi, pour ma petite vie casanière! Ce cinéma variété m’a été remis; 1200 places, à construire en trois mois et demi, avec des amendes féroces. Aussi huit jours de migraine et d’insomnie pour évacuer mes plans, et surtout trouver le mode constructif adéquat aux temps actuels, matériaux et main d’œuvre, et mauvais temps persistant je pose la charpente avant les murs, et construirai mes murs dessous à l’abri: vous connaissez certainement ce système de ferme qu’on appelle ici Hetzer, – lambris agglomérés dans de la caséine, et travaillant comme un monolithe de béton. Voilà pour le Scala! 1 L’immeuble locatif a donné lieu à un plan bizarre mais qui se tient: un éventail, et toutes les pièces absolument et entièrement régulières, propres. Çà va se lancer prochainement. Tout en béton armé. Pendant ce temps, l’un des futurs locataires, directeur d’une de nos grosses fabriques de montre s’est laissé entortiller et c’est un petit hôtel 2 que je vais lui construire. Il me demande un forfait et si ce lundi-ci, il l’accepte, je commence les travaux le lendemain avant même d’avoir les plans établis! Car le terrible hiver de chez nous est un cap et c’est avant fin octobre qu’il faut avoir fermé une maison.Vous vous souvenez des études de la «maison bouteille» 3 en 1909. Ce sera un peu le principe du plan. Mais les façades avec terrasses, et «à la française» ... mais béton armé. Il est des gens de chez nous qui acceptent çà tout de go! Ce sera l’ossature de béton montée en quelques semaines et le remplissage en jolies briques apparentes. La grande corniche formant baquet à fleurs. Le grand hallsalon avec l’énorme baie; de petites chambres à coucher à l’étage. Les services sur le toit; là un promenoir avec bains de soleil et salle de thérapeuthie. Je vous enverrai sous peu des hélios des esquisses. Je crois que vous m’approuverez en partie, et que vous mesurerez que Auguste Perret a laissé en moi davantage que Peter Behrens. 4 Vous me trouvez d’une extrême fatuité.Vous savez bien que non; mais je suis tout à la joie de penser pouvoir bientôt, sous peu faire enfin une propre petite maison.Voici quatre ans que ronge mon frein en efforts inutilisés. J’ai l’impression ici au pays d’avoir enfin franchi le stade de «l’antichambre»... et en attendant que mon brevet serve à quelque chose en Belgique ou ailleurs, voilà de quoi se faire les griffes.
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Figurez-vous que j’ai dîné l’autre soir chez un ami, avec une jeune parisienne ayant habité Meaux, autrefois dans la maison de sa grand-mère que vous avez construite. Vous rappelez-vous? Il paraîtrait même, – mais on le disait sans méchanceté, ni rancune, – que çà aurait fini pour vous, par quelques grincements de dents. Combien souvent le monde se raccourcit! Pour finir de parler à le première personne, j’ai tant vu de pays ces dernières semaines et eu tant de maux, qu’une espèce de halo me sépare des mois précédents. Je ne tourne plus que dans un cercle d’idées sans pitié. Et seuls des souvenirs rapides me rappellent à d’autres idées, me renvoient vers d’autres gens. Je vous écris, ce soir, cher monsieur, comme dans un brouillard. Pardonnez cette lettre aussi «salement écrite» que composée. Pardonnez à certains petits nerfs un peu surexcités. Voyez-Vous, je me sens devenir bête, et la migraine m’étant prétexte je file dans mon lit, en vous assurant de mon toujours complet dévouement, et en vous priant de transmettre à Madame Perret, mes respectueux souvenirs et à Messieurs vos frères et à Monsieur Voirol, mes meilleurs saluts. v. Ch. E. Jeanneret Je ne serais pas Jeanneret, sans cela, allez-vous penser; et je vous ferai l’impression que me fait tel professeur de Neuchâtel écrivant un ouvrage sur la pendulerie neuchateloise, qui, après une lettre toujours pleine d’idées fort subjectives, insère des post-scriptum, aussi inévitables que pique-assiette.Voilà pour moi: à vous écrire de ma prochaine petite baraque, il me vient à l’idée que le ciment ligneux de la toiture pourrait ne pas assez isoler contre le chaud de l’été.Votre impression pour dire comme le professeur, – me serait très précieuse.
P.S.
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La Scala ‘ note 1 lettre du 4. 07.1916 à William Ritter. La Villa Schwob ‘ note 3 lettre du 14. 03.1912 aux frères Perret. Le Corbusier rapportera qu’Auguste Perret lui disait : « Une maison, c’est une bouteille ». Charles-Édouard Jeanneret avait d’ailleurs dessiné en 1909, durant son passage dans l’atelier des frères Perret une « maison-bouteille » dont certaines études sont conservées par la Fondation Le Corbusier. Charles-Édouard Jeanneret a passé quinze mois dans l’atelier des frères Perret (1908–1909 ) et cinq mois dans celui de Peter Behrens (1910–1911).
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37 | Lettre du 31 octobre 1916 à William Ritter
Paris 31 oct. 1916
Parlons d’autre chose que des cervelles au beurre noir et des entrecôtes. Le vrai est que le réel de la situation échappe: des affaires, des intérêts à 6 ou 5%; les palais de Gabriel sont certainement très beaux; il fait tout nuit le soir et c’est un vilain tour de joué aux petites femmes qu’on ne voit plus. Dans cette nuit des rues, je mesure que mes lunettes font de moi nettement un hibou; le cinéma nous montre des 550 en action, fabuleux: on ne mesure pas, çà fait partie du fabuleux du film. Un raffut énorme d’autos. Et comme on parle avec assez de désinvolture, voilà tout à coup une phrase de femme en deuil qui vous flanque là, à plat; on mesure. Tous ces officiers viennent boulotter leur [pay] solde de six mois [dans] en quatre jours de congé; çà fout le camp. Divorces en vue, cocuages courants. Paris toute petite ville, et si on le voit de la terrasse d’Auguste Perret, du sommet de Passy, c’est la splendeur de l’éternelle [ville] cité; l’atmosphère de Paris est toujours là. Que tous ces hommes d’affaires sont des crétins. On a honte. J’ai passé la journée chez Auguste Perret 1. Dites vous que sur sa tour, avec ce jardin suspendu à neuf étages 2 sur chaussée, c’est un roman de Verne réalisé. Et beaucoup de chez cet homme est pour séduire, pour impressionner, pour faire croire en des possibilités. Là, les Behrens 3 et Hoffman 4 apparaissent des terriers, et des courtes vues: rien que des gens de talent. Or l’architecte doit être plus que cela: c’est le prophète et ses tables de la Loi: c’est l’homme qui voit plus avant que le musicien, parce que ses matériaux sont plus lourds et il faut plus de fondations solides pour soulever et [les] attacher les architraves sur les colonnes.Voilà où l’architecture redevient le premier des arts, ceci non pas pour une gloriole vaniteuse mais pour le sentiment net d’une tâche noble mais écrasante. La réunion, ce soir, n’est faite que de sales neutres comme moi, mais beaucoup moins intéressants. On parle toutes les langues et comme dans la ville il n’y a plus un homme, que tous sont à l’armée, cet [te] afflux de jeunes métèques fait mal et on n’ [y] est pas fier: les parasites. J’ai été introduit [au] ce jourd’hui dans la première famille française, celle de la mère des Perret. Il faut l’entendre, la voir cette femme-là, cette Parisienne. Ah les Boches sont, seront jolis avec çà! Il me semble que je lis disons du Péguy. Vous comprenez. Qu’on vienne apprécier cette fermeté, cette fermeté aimante mais terrible quant à ce que devront et doivent être les années [de] à venir. La Guerre ne fait que commencer. Alors on me dit: «il ne doit pas, il ne peut pas y avoir de neutres!» Le point de vue moral qui se dresse tout à coup! C’est un choc net dans le ventre. Nous
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avons omis dans notre maussade lever, dans nos mesquines journées, dans notre peu fier [ch] coucher, nous avons omis le point de vue moral. Nous passons à côté de la chose, nous discutons à côté de la question. Ce point de vue est tenaillant. On s’engagerait bientôt. Mais demain je serai en Suisse et prendrai part aux angoisseuses questions des pommes de terre. La haute terrasse de Passy est, [attention] trop haute au dessus de tout Paris. L’Etoile, Notre-Dame, Les Invalides et le Panthéon, le fleuve beau au pied, çà donne à réfléchir, çà commotionne. Le bruissement d’idéal est animateur, susciteur. Attention, il agit. Le fluide vous emporte. Pour ce soir, j’envoie sans relire ces pages aux trois Landeronnais Ch.E. J t. 1 2 3 4
Auguste Perret ‘ Notices sur les destinataires. Dans l’immeuble construit en 1903 par les frères Perret 25 bis rue Franklin Paris (16° ) Peter Behrens ‘ Notices sur les destinataires. Josef Hoffmann ‘ Notices sur les destinataires.
38 | Lettre du 13 janvier 1917 à William Ritter et Czadra Janko
et texte des 2,3 et 4 août 1916 ( ? ) joint à cette lettre ce 13 janvier 1917 midi – dans le train –
Chers amis. Au moment du départ, je reçois une carte de Marcel Montandon 1 me remerciant «de nous avoir rapproché Ritter». Cette lettre pour m’excuser de ne pouvoir vous être d’aucun secours dans votre déménagement; en effet, route pour Paris, laissant de lourds soucis [là-bas] ici, et allant en trouver de gros là-bas; que veut-on, c’est [la] ma planète! mes excuses aussi de n’avoir pu vous écrire, de n’avoir pu venir vous voir. Que des misères ces semaines. Mais que je vous dise au moins de ne point prendre au tragique les évènements si simples d’un déménagement. J’étais l’autre jour au point de vue de la Caroline, c’est magnifique. En sorte que, ce pays vous attend, vous serez ses bardes. Là, la palette amère et ténébreuse de M r Janko,2 trouvera sa destinée, les sapins du Doubs, seront comme ceux du pays Slovaque. Ne vous consumez pas aux regrets du Landeron. Vous y avez fait du bien, on vous en gardera un bon souvenir, et Fritz parlera à tout jamais du temps où «il avait l’honneur».
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Les Berner vous attendent; Paul Berner fin mécanicien sera certainement gentil pour M r Henri, s’il est gentil lui même et s’il devient le futur Blériot des Brenets; toute la vie lui est ouverte et il a l’énorme bonheur d’être des vôtres. Il faut s’efforcer de voir les choses en gai; je mesure, tant je suis triste ces temps, que je suis bête à lier, quand tant de choses rient.[Ne dou] Restez cher Monsieur Ritter un éveilleur de jeunes. A tous trois, de cette route de Berne, j’envoie un affectueux message Ch.E. Jeanneret à Marly les 2 et 3 août | à l’avenue 15 Trocadéro | le 4 Août 1915 3
Grandeur et servitude ... Un jour et une nuit dans la maison d’Aristide Maillol, à Marly-le-Roy. Ce vieux lavoir, accoté à un colineau, – huit ou dix billes de chêne portant toit, vétuste, grand bassin – on ne change son eau qu’une fois par saison. C’est guère propre. Mais le chemin amorce à sa droite qui en cent pas nous mène à la porte absente du domaine d’Aristide Maillol, dans un fouillis de nature indiscipliné, vergers, herbes folles, [arbr] arbrisseau, tout çà fermant tout espace, mais aussi étant comme une chambre sans fin, car d’un pommier, on passe au prunier, et ainsi de suite sans solution de continuité dans tous les sens. La maison se dresse là construite par Maillol, l’année d’avant la guerre. C’est lui qui a tout fait: plans direction, et contrôle des sommes employées: 15.000f c’est beaucoup pour des murs si chétifs et cette maison c’est une baraque, mais d’une agréable disposition. Les profanes en architecture ont toujours une verve à eux et il est bon qu’ils n’aient pas recours à l’architecte. Ils enrichissent nos moyens, d’inédits naïfs mais souvent remarquables. Il a de beaux tableaux, Maillol, dans son vestibule et la grande salle à manger; et ces peintures sont dans des cadres aussi inédits, inattendus, décisifs que les peintures. Les amis, uniquement: Denis et Roussel, Bonnard. Un admirable Gauguin, et si bien placé près de la grande baie vitrée (l’ex atelier) où le figuier de dehors colle ses feuilles, créant une atmosphère sous-marine, verte où la marine de Gauguin verte des vagues qui tiennent tout ce cadre, chante, vibrant pourtant de la plage, en long serpent rose. J’admire vraiment cet [te se] accrochage à ce mur, et Gastonibus Béguinus très naturel, me fait saisir: «Pardieu, je crois bien, c’est moi qui l’y ai mis» Il est du Locle; Gaston Beguins! 4 Notons que dans cette baraque les murs sont presque de papier et barbouillés, de détrempe, et il y a telle porte très bien dessinée, et un escalier impayable où Maillol dût certes s’en faire imposer par son charpentier, qui lui-même in petto, et en vérité, n’y vit que du feu. Il est en chêne, mais quels tournants, quels assemblages etc!
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Je vois les chambres. Toujours et uniquement du vieux meuble dépareillé qui témoigne des rencontres heureuses chez l’antiquaire. A propos, il y avait dans la grande salle du bas une vieille tapisserie peut être flamande, accrochée au mur et çà faisait un fameux effet, proche le Gauguin et proche les Bonnard. Et l’atelier est au delà de la sente dans le verger fou; il y a sur la route un moulage, sous un prunier, de l’une des formidables figures de Phidias au Parthénon, [cœu] sœur debout, des trois barques couchées sur un cylindre de plâtre, encore sous un autre arbre une tête en pierre d’Aristide, cette fois. Puis, on se mouille les pieds dans la rosée des herbes folles: quatre pans de carreaux d’escarbille non crépis, une petite porte, un appentis avec une anatomie qu’il faudra [alle] revoir de près; la porte ouverte, c’est «Pomone» en plâtre, posée par terre, avec ses pommes dans les mains, les nénés en plus beaux fruits du monde, ses cuisses immenses, ce nombril profond et doux. «C’était une espagnole de Bagnuls, à la vérité une fois plus forte que çà, avec une poitrine qui avançait jusque là!...» Ah bien alors, mince d’elle! Pomone est toute petite, en plâtre, par terre, 2⁄3 de nature peut-être: elle est formidable.Vraiment une cote énorme est donnée, une amplitude sans borne. Avec Pomone, par terre dans l’atelier, on se découvre et on oublie la solution des tournants l’escalier. Puis des statuettes. A propos cet atelier est tout petit, et nu, sans rien. La baie verticale donne sur des pommiers, des pruniers, c’est tout. Il y a pas de chaises. Donc des statuettes qui ont fait à Maillol, sa gloire. Il y en a qui s’effritent, à peu près terminées. Il y a un bronze qui est coulé. La glaise en séchant, maligne, détruit l’œuvre du maître. Une secousse un peu forte, et tout [effrité] en miettes. Gastonibus Béguinus, Suisse du Locle, calviniste, modèle le buste de Jeanne. La nièce de Maillol. Elle a bientôt l’air d’une grenouille, tant les plans, les boules, les prismes, etc. sont sortis; une grenouille en tôle exécutée par un zinguiste. Si c’était une influence cubistique? Ah mais Maillol pourrait bien gronder au retour de Bagnuls. Le dépotoir de la morgue, sous l’appentis petit: plâtre, bras, torses fabuleux. Décidément c’est l’olympe des fesses monumentales, des ventres en terre-mère, des seins plein la main. Perrin dit que c’est de la mie de pain gonflée. Eh eh, et Pomone? Ces torses, bras, cuisses pêle-mêle sous la pluie et les antans, c’est les restes majestueux du monument à Blanki. 5 J’emporterais ce torse et le mettrais dans ma chambre à coucher, çà me ferait un grandiose Maillol de valeur aussi esthétique que sonnante. Non, çà crève, et s’effrite sous le petit appentis; cet automne, des pommes des pommiers tomberont entre les seins du grand torse écroulé, combleront la vallée des cuisses: nouvelle pomone. Çà pourrira, çà hâtera la fin de cette splendide santé concrétisée si magnanimement. Il vous vient de sérieux désirs de vol, et un concept nouveau du bien d’autrui. Le rôle de [du] Gaston Béguin n’est pas facile, d’assister à ces morts lentes. Les vergers de banlieue parisienne ne sont pas comme les nôtres de Neuchatel: les arbres sont ici tout petits, et couvrent la terre. Du reste tout est petit les fruits,
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les maisonnettes; toute la banlieue de Paris ignore le Kolossale, et Aristide Maillol, «le plus grand sculpteur du monde ... après lui» vit en une case dont la modestie est rassurante, confortante et invitant à réfléchir sur les [gran] fastes inutiles et décevants d’ici bas. Les cuisses immenses, follement immenses du torse de Phidias, invitent à la suffisante sensation de la grandeur. Et cette grandeur est supérieure d’esprit, de rêverie. Ce [tt] drôle d’alliage, d’une hellade parthéonique ayant répondu aux [vastes] âpres solitudes des monts Hymette et Pentélique, des golfes de Salamine et des croupes péloponnésienne, et venant tout doucement caresser les rêveries d’un homme perdu proches l’immense capitale, dans une jungle basse et profonde de fruits doux en nombres sans fin. J’ai feuilleté sur la table de la grande salle, d’innombrables esquisses pour [l’Eglogue] Les Bucoliques de Virgile. Ce seront de petits bois gravés, en tête des vers traduits par Lafargue. Des sentiments – «Virgiliens» – on ne peut plus et c’est de saison! – des chèvres sous les saulaies, des boucs proches les chèvres, des bergers, [de] une bergère, et le berger et la bergère s’étant mis tout nus, sous la saulée, en essayant, tout comme chez [Longris] – que j’ai lu, – les choses et gestes que la nature autour d’eux fait et chante. Ces petits chiffons de papier ont une [ép] intense poésie. C’est si classique, mais non c’est du Bagnuls d’aujourd’hui, du n’importe quel bord de mer, où il y a des chèvres, des bergers, du soleil, des orages, et des bateaux qu’on voit s’en aller bien loin sur l’eau. Notez qu’il y a si peu d’apprêt dans cette vie de Maillol, qu’aucun chemin depuis le lavoir ne conduit à la demeure. C’est une sente boueuse parce qu’il a plu; on y marche à la file. J’ai demandé si les chèvres des [l’églogue] Bucoliques étaient dessinées au jardin.La maison, le jardin, les chambres sont choses d’églogue ... et de l’autre côté de la sente la maison, les choses et la vie [da] des choses de la nièce d’Aristide Maillol sont aussi choses d’églogue. Ce qu’on verra tantôt: «Jeanne, Jeanne, c’est prêt?» Gaston a faim. Le ton est d’un petit maître. Jeanne? La nièce d’Aristide Maillol. Une demoiselle. La femme de Gaspard Maillol. On a traversé un brin de chemin qui sépare la propriété d’Aristide de celle de son neveu. Sous un pommier qui baisse ses [fe] branches jusque sur la table, le couvert est mis. Elle vient: belle jeune femme, au port large, épaules aussi larges que sourire mon Dieu, voluptueux: allons-y pour la définition quelque peu brusquée; en tous cas les [lill] lèvres sont crânement sinueuses et les pommettes écarquillent le visage bien habituée à recevoir, «à la française», son [inévit] constant plâtris de poudre. Mais peignoir, mais poules et coq sur les fauteuils de paille. Mais [le s ton] minuscule maison sur la gauche, à six pas, avec petit chien sale, et deux gosses encore plus sales, mains, habits [etc] frimousse, et l’air fameusement canaille: disons la jolie et avenante sensualité de la mère détournée ici en inquiétante rosserie. Je disais: mais sérénité champêtre complète, sous le pommier, et proche les innombrables pruniers aux mirabelles jaunes de Naples [et] aux grandes prunes fardées de bleu. Eglogue.
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L’orage nous a chassés précipitamment, finir notre muscat de Bagnuls dans la demeure. Si on coupe un rectangle en quatre on a ce plan. Et çà fait quatre pièces de 3 mètres de côté, une salle à manger une cuisine; sur le derrière les deux chambres à coucher; c’est tout. Salle à manger au soubassement d’huile brune et aux murs d’huile jaunâtre, comme dans tout Paris pauvre. La table est ronde. On ferme la porte à cause de la pluie en rafale qui ravive son intrusion, le [b] rouge des briques du sol. Il y a une cheminée noire, comme toujours, et des peintures de [Arist] Gaspard Maillol. Supposez que n’importe qui, qui n’est pas précisément une buse, se mette à faire des peintures à l’huile: des femmes en rose, à balançoire et jambes au noir de fumée, des nus au crépi à la chaux, des derrières sous une chemise relevée, au pied du pommier du jardin, – ce n’importe qui précisément parce qu’il n’y connaît rient, touche par instant à du vraiment très beau pour changer de son presque toujours ignoble. Et puis le monsieur qui peint çà doit être aussi grossier que cette fameuse huile brune et jaune du mur que Paris pauvre m’a révélé au temps de mes études dans les corridors et W-C de combles d’hôtels garnis, et sur les mitoyennes mises à nu dans les massifs qu’on démolit toujours partout. Pauvre forte Jeanne dont le derrière ou les robes de cretonne rose servent de prétexte à ce faux douanier Rousseau. Elle est gentille Jeanne. Toute simple; on parle de n’importe quoi; Gastonibus Beguinus fait de son petit roi. Je le qualifie de suite concierge d’Aristide Maillol et dépendances, car, il faut le voir se royaumer talons sonnants et verbe haut! Et puis chose bizarre, Jeanne parle de ces Messieurs: Maurice Denis, Comte Kessler, Bonnard etc. C’est vrai qu’elle est la modeste nièce du grand berger de Bagnuls, et que sur la cheminée, l’unique moulage d’une merveilleuse statuette est en train de s’effriter, – Jeanne la nièce alanguie sous la forme d’une barque au repos. Et que sur la bibliothèque où il y a bien vingt livres, est encore une terre cuite, et un délicieux bois doré pris à un autel et je ne sais plus quoi aussi de grande valeur, que les deux gosses tout à l’heure ont failli renverser dans une turlupinade quelque peu Villette – Père Lachaise. «Jeanne, hurle Béguin, dire que vous êtes sa nièce!» Se tournant vers moi: «Elle ne se rend pas compte!» Pour moi elle se rend compte qu’elle est la femme du neveu d’Aristide, et me fait l’effet d’être presque plus que ses souhaits comblés! Elle a changé de toilette et s’est vernissé les lèvres avec la plus généreuse gelée de petite groseille qu’un Pinaud de banlieue tient à disposition de ses clients en mal de coquetterie. Elle a des «petits chiens» sur le front qui lui [sient] siéent bien. Gaston, décidément, dans cette demeure délaissée par le mari «qui est toujours dans son Dépôt» («un tire-au flanc, un méridional etc etc» ), Gaston décidément fesse les gosses, [délai] gourmande Jeanne sur la confiture de ces lèvres, etc etc. Hum. Le soir, dans une lumière toute verte du crépuscule infiltré dans la grande salle au travers des feuilles du figuier, brillent dans leurs cadres de vieux ors, le Gauguin,
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le Bonnard, et aussi un Odilon Redon. Calme impressionnant de vrai forêt. J’ai regardé quelques gravures (essais sur les papiers inventés avec ténacité par Aristide) dès l’églogue [de Virgile]. Bucoliques çà va s’imprimer. Les bois sont taillés: des chèvres sous les petites futaies de Marly, de Bagnuls, ou d’une île de la mer Egée ou ionienne? Ce papier sur lequel s’imprimeront les Eglogue Bucoliques, c’est toute une histoire, comme tant d’autres. On l’a prié d’illustrer la traduction de Lafargue. On fait des essais; les papetiers de Paris soumettent leurs produits. Maillol enrage: çà n’ira pas, çà ne va pas, çà ne va décidément pas. «Je vous apprendrai moi à faire du papier, papetiers de France ou d’ailleurs!». Il broie du chiffon, il presse, la pâte y est. Le grain y est, la couleur y est, la beauté y est. Le comte Kessler, frère bâtard de Guillaume, fonce: et voilà Gaspard dérouté de sa peinture à l’huile; c’est lui qui presse et manipule. Voilà les belles feuilles à la cuve, d’admirable papier aussi puissant que les papyrus. Les [Eglogues] Bucoliques s’imprimeront bien, et les petites chèvres écraseront de leurs contours de bois, le grain robuste des feuillets. «Comme tant d’autres»; comme ce pot au long galbe amoureux, robuste pourtant comme une fonte de fer. Il y a dessus un émail en pleine belle masse dure.Terre, émail, couleur, c’est Maillol qui a cherché, combiné, truqué, pilé, mélangé, parcouru lentement des bouquins parlant recettes. Les céramiques d’Aristide Maillol, çà se paye un prix fou ... parce qu’il n’y en a plus et qu’au temps où il cherchait à les vendre, ses moindres croquis ne se vendant pas comme maintenant 150f, et les quatre exemplaires de Pomone, 60.000f. Face à la vieille tapisserie, une autre est suspendue. Pâle, datée par son allure, du temps de [Grass] gloires de Grasset. Les laines sont belles et rudes. Tout est tissé comme telle écharpe du Sénégal. Il a teint les laines lui-même après avoir inventé ses mixtures; il a tissé péniblement sur le métier rustique. On achetait celle-ci, de tapisserie, 300f, et ce pauvre Maillol, ces derniers temps, désirant posséder au moins une de ces neiges d’antan, racheta [6.000 frs] six mille! Etrange concentration d’un être têtu et renfermé comme la forme toujours enveloppée de ses statues et de ses terres cuites: Bagnuls et Marly, et Maillol entre les deux, et le monde ignoré, dans ses recherches jamais assez saines, jamais assez |fortes] robustes et sûres. Maillol, seul, entêté, devenu «le plus grand sculpteur du monde ... après lui». C’est Maillol qui le dit. Et [religieuse] respectueusement il [dit et] ajoute «après lui». Lui, Rodin. Rodin qui vient fréquemment [pas] passer des heures dans cette salle [ici], où nous sommes, et où s’assemblent et les poètes et les peintres, d’aussi notoire lignée que ceux déjà cités, entourés de femmes intelligentes et souvent de la plus vieille France: La duchesse de Clermont Tonnerre, n’est-ce pas Gaston? Clermont-Tonnerre, çà l’a frappé notre petit Loclois, au talon sonore. Et devant tant de troublante grandeur, Gaston rêveur, tenant entre ses doigts des croquis du maître, [la que] émet: «Je ne sais si ça tient à notre collaboration intime, mais j’ai décidément la conviction que c’est lui le plus vaste, – de Rodin et de Bourdelle!».
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Mais on m’a mis au lit. Le vent gémit terriblement sur les vergers d’autour. Bien des pommes tombent sûrement à cette heure ... Le grand lit du plus grand sculpteur est au-dessous de moi. Bagnuls est loin d’ici, au bord de son golfe du [Lyon] Lion, [Mais pourtant] et Maillol ce soir, ayant fini sa journée, «d’une outre de vin vieux» y dort, apparemment fort conjugalement. Çà n’empêche pas que le chuchotement des voix me tient éveillé, là en bas. Gaston qui m’a prêté son lit, use de celui du maître. Je connais le colloque, ouï, [aill] maintes fois pour mon plus amusant souvenir, au delà d’une cloison de chambrettes [du] au quartier latin ... Ce silence. Puis, dans le vent, qui vient de la fenêtre de gauche, ce bruit qui vient d’en dessous, ces ha! ha! ha! ... modestes, puis précipités puis haletants. Tonnerre de Gaston. va! Çà s’est arrêté, rac, et Gaston, on ne l’a pas entendu. Sa voix parvient grondeuse. Ha, ha, ha! hahahaha!!! oh ho! et alors pour qui connaît Gaston petit taureau du Locle, de lui, ce Rrrrrhan, décisif, définitif, clôturant, quoi, un [éclatant,] éclatement d’obus de 75. Rien n’a résisté. Tout y est. Gaston a dit Rrrhan. Il est content. Moi je m’endors sous le toit d’Aristide Maillol: la maisonnette de la nièce est perdue dans le verger et les deux gosses y dorment à poings fermés. Le centre de la maison, le sanctuaire de la vie de la maison, on y sacrifie ce soir. Soit, le cœur a ses raisons. Pauvre diable de Gaspard, dans son dépôt! 1 2 3 4 5
Dessinateur et assistant de Charles-Édouard Jeanneret en 1916–1917. Janko Czadra (1882–1945 ), écrivain tchèque, auteur des Lettres tchèques publiées au Mercure de France en 1913, proche ami de William Ritter. Ce texte du 4 août 1915 semble avoir été joint à la lettre du 13. 01.1917 à W. Ritter et C. Janko. Gaston Béguin, sculpteur suisse. A travaillé durant quatre ans avec Aristide Maillol. A exposé au Salon d’Automne 1919–1920. L’Action enchaînée, monument à Blanqui érigé en 1906 à Puget-Théniers au nord des Alpes-Maritimes.
39 | Lettre du 9 février 1917 à William Ritter
Ce 9 février 1917
Cher ami, Ce feuillet à chevrotante écriture pour vous demander un service: Le sieur John Pisteur, vous enverra manuscrit et épreuves de l’article qu’il a fallu écrire dans le train comme tant de choses! Voyez d’ici le calme des idées! La vie est une galère! On mâche de la paille autour de moi, c’est Kerzers!
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Lettre du 9 février 1917 à William Ritter ( pages 1 et 2 )
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Au dos de feuillet un croquis magnifique fait dans les mêmes conditions que cette prose pour expliquer à un Monsieur pourquoi Constantinople est belle. Au revoir. Dans trois heures la frontière! Le bruit se répand à La Chaux, qu’acculé par les dettes, je fuis à Paris. Mon père jubile! L’HONNEUR! Ici il y avait un Rouah baigné dans les flots et des nacelles filaient à tire d’aile. Mettons quelques cyprès dans le jardin du Rouah dont les murs étaient oranges et les bois barbouillés d’ocre sombre.
40 | Lettre du 8 mars 1917 à William Ritter
La Chaux-de-Fonds | rue Numa Droz 54 | le 8 mars 1917
Voilà, il faudrait d’urgence une photo du Hobbema. Alors j’ai pris sur moi de vous envoyer le photographe demain matin vendredi. «L’homme de l’art» est très capable.Voyez s’il n’y a pas lieu de photographier les autres ou un ou deux autres. J’ai reçu de Klip 1 une carte express. Lui–même ne pourrait pas venir avant trois semaines. Il paraîtrait qu’un Mr. E. du Burlet Viktoriastr 14 Berlin, viendrait de préférence à Klip dans cette affaire, lui ayant des connaissances spéciales [dans] en la matière. J’ai annoncé à Klip «sous le sceau du secret» que ça valait 150; mais qu’il n’y aurait rien à faire en dessous de 180 à 200. Klip m’écrit paraît-il plus longuement de suite; j’attends. Ai-je bien fait de vous envoyer Grœpler photographe (attention c’est un boche, mais très brave) Ledit Grœpler vous apportera un bout de liste dont il y a ici bien 50 à 60 mètres. Les cadres se feraient ainsi: carton passe partout peint à la détrempe avec le vaporisateur verre image clous ou liste carton de fond pour scier les listes d’onglet on fabrique un outil spécial avec trois bouts de bois. De a en b on trace exactement un angle à 45%. On passe un coup de scie a b c-; le chemin est dorénavant fait; on dépose la liste en MNMN et on scie en profitant de la direction imposée par le trait de scie a b c. Grœpler vous apportera la liste demain. Si le profil vous va, je vous en expédierai tant que vous voudrez.
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fl 40 |
Lettre du 8 mars 1917 à William Ritter ( page 2 )
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Les rentrées de fonds sont constipées; mais je compte pour fin de la semaine avoir «de quoi». A tous deux bien affectueusement. Ch.E. Jt 1
August Klipstein.
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Notices sur les destinataires.
41 | Lettre du 17 février 1918 à ses parents
Paris ce 17 fév. 1918
Mes bien chers. Je vous ai sérieusement boudés! Depuis novembre 1917, vous n’aviez pas trouvé le temps de m’écrire; trois mois! Il a fallu les gothas et leurs bombes. J’avais décidé de ne pas rompre le premier cet incroyable silence. Si vous pensez tous les jours à moi comme je pense si fréquemment à vous, il n’en reste pas moins que cela demeure dans l’impalpable. Or un témoignage est de temps à autre indispensable, étant donné que nos sens sont organisés pour percevoir objectivement.Vous ne me verrez jamais en retard de correspondance si vous ne m’y incitez pas.Voilà qui est dit. Or donc les gothas auraient pu me supprimer tout aussi bien que la foule qui ce soir fatal avait tiré le mauvais numéro. Il est tombé une bombe tout près de mon bureau et aussi tout près de mon domicile. J’étais alors à mi-chemin, et j’ai passé le temps de l’alerte sur le Pont des Arts d’où le spectacle était saisissant et l’audition complète ... Mais dans le roulement du canon et les coups violents des bombes, je n’ai rien discerné, et c’est le lendemain seulement que j’ai su qu’enfin cette fois, les Gothas étaient arrivés sur Paris et y avaient craché leur mitraille. Voici la lune qui revient; avec elle les Boches reviendront. En ce moment, par la nuit glaciale, on entend le vrombissement des avions de garde. C’est une sécurité morale qu’on offre aux Parisiens. Cette nuit glaciale me vaut des soucis plus impératifs. J’ai à Alfortville 1, pour plus de 1.500f de marchandises fabriquées ces trois derniers jours et le gel peut, demain avoir anéanties. De quoi déranger les calculs humains. Alfortville me prend un temps considérable. Cette entreprise deviendra intéressante et généreuse, si les «si» demeurent des «si» ou ne se réalisent point trop méchamment. Depuis mes
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Portrait d’Amédée Ozenfant ( 1918 ) Portrait d’Amédée Ozenfant ( 1918 ) d’après «Après le Cubisme»
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dernières aventures, je me suis orné d’un scepticisme salutaire qui n’entrave du reste point mon courage et mon entrain. Je suis plus que jamais disposé à toutes les tentatives et mûri pour résister aux coups du sort. Il aurait pu se produire que cette lettre fût triomphante. J’ai fait un énorme effort ces deux derniers mois. La symphonie s’acheminait vers un tutti éblouissant ... Panne. Incident ... peut-être accident! Hélas, malgré ma volonté de réagir, mon cœur est encore faible et souffre. J’ai assez de vanité pour vouloir, sur ces braises qui fument encore là-bas, – de mon aventure chaux-de-Fonnière, – souffler quelques fanfares qui soient comme un pet à leur nez et comme des «eux» oriflammes que je brandirais au-dessus d’eux «eux» les sots et les jaloux. Tant que cette satisfaction que je poursuis ne m’est pas accordée, mon langage demeurera obscur comme ce que je vous écris ici. J’attends, je suscite le fait qui me permette cette vengeance d’amour-propre. A part cela, de ma vie, dont vous désirez des détails, rien, ou peu de choses. En tous cas, et pour n’en plus parler, sachez bien que Mr Montparnasse, Mr Montmartre, selon certaines craintes que vous émîtes, ne me voient jamais. Tout est de ma vie, entre l’Opéra et St Augustin, ce cœur des affaires. Et mon travail n’est que d’affaires, intensément et autant que le jour a d’heures ouvrables. Ce serait écœurant si je n’y découvrais des plaisirs, si je ne me prenais à trouver dans l’intense vie des affaires, bien des secrets de l’esprit humain, des beautés, du moins des grandeurs. Aussi mon logis demeure-t-il désert, voire même qu’il est certains soirs hostile quand, depuis une semaine presque, je n’ai pas déplacé une chaise, si tant est que la mort se manifeste jusque dans ces objets impassibles: une tasse, un rideau, un pot à fleurs, qu’une étrangère main de femme de ménage a placés selon un rythme qui n’est plus le mien. Il est vrai que mon bureau est agréable, et dans une situation que j’apprécie tous les jours davantage. Mes débuts à Paris, rue de Belzunce avaient été sinistres. Quelques soirs pourtant, il fait bon et je peins. Tout cela s’enfouit dans un album dont chaque feuille recueille une sensation. De plus en plus je me confirme dans ce sentiment que l’homme travaille pour lui seul, pour assouvir ces étranges passions qui sont nées avec lui et dont il est esclave. Et pourtant la possibilité de vivre, – de ne se point consumer, exige que cet effort soit connu, discuté, haï ou aimé des autres; il faut se mêler aux hommes. Nous avons découvert avec Ozenfant 2 que nous sommes voisins, lui rue de Penthièvre, moi rue d’Astorg, à 100 mètres l’un de l’autre. Nous dînons souvent ensemble, et sa compagnie m’est des plus précieuses. Il est de cent coudées au dessus de moi; sa peinture est d’un sérieux qui permet toutes espérances dans le nouveau courant d’idées qui renie le relâché et veut s’harmoniser à la splendeur de la science; son esprit est tout de belle philosophie, de culture positive étayant le rêve le plus hardi.
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Il gagne sa vie comme chef d’une des plus délicates maisons de couture, de pair avec la sœur de Poiret 3 – qui est brouillée avec son frère. Mais aussi, chez Ozenfant, dans son labeur, le sort imbécile fait des siennes, oh sans le terrasser du reste. Les novateurs ne peuvent échapper à leur destinée et celle-ci ne leur fait pas faux bond. Eh oui, cher papa, ta lettre était un peu «j’m’en fous» ce qui n’est pas du tout une louange. Dire ou écrire: «Est-ce donc que l’homme est redevenu une bête pour ...; a-t-il perdu noblesse?... etc» Tu sais bien que non. C’est de la viande creuse pour contourner le vrai problème. L’homme des tranchées n’est pas une bête et il est de la plus sublime noblesse; et ils sont des millions dans tous les pays comme çà. La guerre a au contraire surélevé l’homme. La question est bien plutôt de savoir pourquoi et pour qui l’on se bat, en vertu de quelle ignoble fausse idole, fausse croyance, criminel faux-idéal. Il faut au contraire envisager le problème vers ses solutions car il y en a. Et les pires révolutions de l’esprit ou des usages ne seront jamais rien en regard des horreurs de ces temps. Cher papa, ton avant dernière lettre était magnifique de style et d’idées. Pour ta prochaine, secoue-toi! mille pardons, mais c’est parce que je sais que tu le peux; c’est parce que, avec tes si belles qualités, je suis navré de penser que tu ne nous en laisses pas assez de souvenirs palpables. Je te l’ai déjà dit cent fois: à ton infect métier, tu avais le plus beau remède: il en est temps encore. Tu devrais écrire le journal d’un bourgeois pendant la guerre ... Zut, v’la le canon; c’est plein de ronronnements d’avion, j’vais voir. Çà se corse, v’là les sirènes et les troupes Je m’habille et fous le camp dans un métro. Lundi soir. Il n’y a pas eu de bombes. Il fallait voir les gens galoper dans les rues; le dernier raid avait fichu aux gens une sainte frousse. Or donc je voudrais savoir papa réagissant de toutes ses forces contre le cafard envahissant. On compte beaucoup de gens assommés par la guerre. Qu’en tous cas les lettres destinées au grand architecte qui sait apprécier la forme et fond soient un prétexte aux plus vigoureuses épîtres. Et la p’tite mère? Tous ces tutus sur le piano c’est fort joli, mais je ne les entends point d’ici. Un petit peu de tutus sur papier s.v.p. Le pupitre de madame a été composé avec préméditation; ses arcades devaient être inspiratrices ou du moins invitantes. Un tel silence n’est point louange à mes talents. J’imagine bien toutes les caresses faites au fiston, à chaque déplacement de tant de menus objets au choix desquels j’ai aidé. J’imagine la verve de cette petite personne galopant à travers les étages avec son sourire chryséléphantin ... dans sa poche de propret tablier d’indienne. D’accord, ô mais amantes, faites vos caresses sensibles à de si longues distances. Exprimez sur papier, exprimez! Quant à cette andouille d’A,4 je suis certain qu’il n’a rien compris à mon grand ˆ chaste Suzanne! aphorisme sur les concerts. O
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Tendresses à tante P. un mot à marie Amez Dire aux Dubois que je leur écrirai un jour mais je vais me coucher V. Ed. A propos: jamais vous ne parlez de Ritter et Janko. 5 Vous qui avez tout, souvenezvous de ces rois en exil et si malheureux, si privés d’affection, si rongés des plus ardents soucis.Vraiment je ne veux pas croire que votre silence soit indifférence. 1 2
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Charles-Édouard Jeanneret dirige en 1918 une petite briqueterie située à Alfortville non loin de Paris. L’entreprise fera faillite en 1920 –1921. Amédée Ozenfant (1886–1966 ), peintre, créateur en 1915–1918 du Purisme. A rencontré Charles-Édouard Jeanneret vers 1917 et l’a vivement encouragé à peindre. Avec lui, il a publié en 1918 Aprés le Cubisme. Tous deux ont créé, avec Paul Dermée, la revue L’Esprit Nouveau (1920–1925 ). Ozenfant et Le Corbusier se sont brouillés vers 1925. Sur Paul Dermée ‘ Notices sur les destinataires. Paul Poiret (1879–1944 ), décorateur et couturier français. Albert Jeanneret frère de Charles-Édouard ‘ Notices sur les destinataires. Janko Czadra ‘ note 2 lettre du 13. 01.1917 à William Ritter
42 | Lettre du 26 août 1918 à Albert Jeanneret
Monsieur ALBERT JEANNERET | Paris ce 26 août 1918
Cher vieux. Je vais te dire qui est [ ] ami Jean-Pierre de Montmollin 1 que tu [ ] dans ses derniers jours de vie civile avant [ ] départ pour le front: je l’aime. Il a le cœur éclatant d’enthousiasme; il a des yeux si ardents, une bouche tordue de violence et de tendresse et ces jours rongée par le halètement de sa vie vendue aux affaires et dévolue aux choses de l’âme. Il est banquier. Son corps noueux svelte, puissant; quel éclat de jeunesse. Et tendre et doux [ ]. Et porté vers tout comme une sœur de charité.Tout vient à lui. C’est le Jésus des petites femmes; il les élève, les hausse, les anime de sa délirante foi [ ]; il bave. Il violente, meurtrit. Un homme a passé sur elles; elles demeurent, interdites, attendries aimantes; aimantes les pauvres glaciales indifférentes vendeuses d’amour. Je ne me suis jamais confessé, comme à cet ami, jeune, pur et brûlant. Alors nous nous aimons beaucoup.
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Il me plonge au tréfonds de ma vie fausse, égoïste, lâche. Il m’a lavé, il m’a rendu nu, je mesure en moi – à temps peut-être – comme un homme peut s’abaisser. J’ai eu Ozenfant 2 qui est parti, qui était cyniquement fort et raisonné. Je vais le retrou ver à Bordeaux: j’ai Gandouin 3 qui est le frère qui me happe par la tignasse, qui me sort de l’ordure, qui se donne comme un grand lion, à sa grande course devant lui: Gandouin qui réalise, qui se collète avec de grandes et fortes œuvres bâties [ ] avec les haches de sa tumultueuse force Jean-Pierre est lilial dans son sacrifice. Il mourra comme un fou, en hurlant de joie en folle bataille; à la tête de ses hommes, son sang l’a appelé là. Ses aïeux, il y en a toujours eu de tués au service de l’Etranger. Là en quelques équipée magnifique. Pauvre ami: nous vivons beaucoup ensemble ces derniers jours, et je suis dans la joie de le voir, dans le deuil déjà, et je me souviendrai qu’il fut pur, noble et né pour la mort [des] comme un prophète. Des trois mille suisses qui sont partis, qui portent – la légion étrangère – seule la fourragère tricolore, celle d’officier de la légion d’honneur, il en reste trois cents. Ils ont tous crié à Jean-Pierre, le 1er août «N’y viens pas». Il est heureux et accalmé aujourd’hui et sourit doucement quand il songe à la vocation qui s’ouvre, brève, ardente et impitoyable. La porte se refermera. J’aurai la constante tristesse de n’avoir pas eu cette lucide abnégation. Comme je suis attaché à la terre par les plus mesquines, les plus idiotes chaînes! Il est un poète qui façonnait et clamait de belles pensées, en formes et visions personnelles. Ses soirs étaient studieux, loin de cette Banque, de ces Suisses d’affaires qui ont fait qu’il a voulu rompre, se purifier Ces Suisses patriotains, renards vautrés dans leur Business, ces Suisses honnêtes, bien trop honnêtes. Alors, d’un geste il a dit: « Ils me font horreur, il faut qu’un au moins soit là-bas». Tout son corps de nerfs violents l’y poussait, son corps de buffle, son mufle de taureau. Alors oui, purification, purification. Il s’en vient à Berne sceller son engagement. Il prendra congé de sa famille. Il sait que tu es mon grand ami. Il désire te voir, et voir ce que j’ai fait là-bas – ce fol ami-Il faut lui ouvrir, vous tous la porte du cœur, pour voir un peu du sien.Vieux, tu seras pour lui mon remplaçant là-bas. Il t’avertira du jour où il montera. Et vous causerez. Tu prendras en face de lui conscience de ce qui a tout rompu avec la saleté des hommes. Pour notre œuvre, il faut se souvenir que c’est loin du succès, loin de l’agrément, en face seul de soi, en intime honnêteté avec soi, qu’on a le droit et qu’il vaut la peine de créer. Violer en soi toutes aménités; tout briser, bâtir sur les ruines des faux enseignements, des fausses religions. Croire et se lancer vers une clarté qu’il faudrait, oh qu’il faudrait savoir faire jaillir! Salut vieux. Ed.
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‘ Notices sur les destinataires. Amédée Ozenfant ‘ note 2 lettre du 17. 02.1918 à sa mère et son père. Emmanuel Gondouin (1883–1934 ), peintre français influencé par le cubisme, ami de Zadkine et de Modigliani.
43 | Lettre du 1 er octobre 1918 à William Ritter
Paris 1er octobre 1918
Bien cher ami Voici une lettre intéressée; c’est assez rare n’est-ce-pas? La courbe de ma destinée s’infléchit vers la peinture. Cette dernière année de solitude [a] m’a conduit à des expériences dont l’effet subconscient n’a attendu que son heure pour amener promptement à une décision. Décision il y a; réalisation aussi mais encore incomplète. En fait, je dessine tous les jours maintenant de 1 heure à 5. En cachette, à l’insu de tout le monde. Le fait d’avoir la briqueterie, le bureau d’architecture, et d’être nommé depuis peu administrateur délégué de la S té des Applications de l’Everite avec vastes bureaux Bd Malesherbes, implique [des ab] le morcellement de mes journées, et ... quand je suis à mon dessin, je passe pour être ailleurs. Je garde le secret absolu; ce serait un scandale si l’on me savait chatouillant quotidiennement les muses. Ceci est dû à Ozenfant 1 et à mon étoile. Ozenfant m’a sommé de travailler; il m’a dit les plus flatteuses choses; il veut que j’en fasse. Il est lui, sur la brèche depuis quinze ans et dans tout le fatras des peintres modernes, c’est bien le cerveau le plus lucide que j’aie rencontré. Plus que çà: je n’ai jamais que rencontré trouble et instinct dans toute la corporation, même parmi les plus grands, sauf Maillol. Lui est fort et calme; sa sagesse l’a conduit à travers les défilés de toutes les tentatives les plus extrémistes, vers une conscience vraiment claire de l’art. Et avant tout il a réalisé le métier; il peint aussi bien que les peintres de carrosserie d’automobiles. Il m’est le maître que je cherchais depuis si longtemps, il réalise ce [que] à quoi j’appelais si fort au cours de mes décevantes éjaculations de cette dernière année. De deux ans plus âgé que moi, il eut une vie qui s’apparente à la mienne. Il ne veut voir en moi qu’un égal, qu’un camarade aussi doué et aussi avancé, mais dont les moyens d’expression n’ont pas trouvé de directives. Alors il m’apprend le métier et je suis parait-il bon élève. Lui, [l’in] le camarade «revenu» des Picasso et Apollinaire, l’homme ayant plein nom dans la peinture moderne, a voulu que nous exposions ensemble, à deux, dans
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une nouvelle galerie (Grégoire).Voilà ma consécration. Mais. Mais il ne peut y avoir de moi que des œuvres de la plus rigoureuse discipline. L’exposition est fixée au 15 novembre. J’ai exactement un dessin de prêt!! Notre exposition est plus que l’exhibition de quelques œuvres. Nous marchons selon une doctrine. Et cette doctrine qui nous rallie si intimement, qui nous donne une telle confiance tant elle est basée sur le passé des forts, nous devons la publier pour expliquer la tendance de notre œuvre. Elle paraîtra anonymement à l’édition de la Galerie Grégoire pour nous être une lumière devant nous. [et vou] Nous n’avons pas impunément vécu tous deux la vie intensément moderne et goûté et pressenti ses grandeurs et ses destinées. Nous sommes trop pétris des [la cosamtia] satisfactions du beau travail moderne, de son intelligente conduite, de sa formidable calme grandeur à venir, pour ne pas chercher loin du cubisme une expression adéquate à cette vie. Et nous avons trop mesuré que les grandes œuvres du passé, créées dans le travail lent et concentré, avec le jugement toujours présent, passent par dessus les recherches de laboratoire de ces dernières années, pour rejoindre dans [le] la vie moderne les mêmes œuvres de l’industrie, nées d’autant de labeur, d’ordre, de volonté, d’ingéniosité et de clairvoyance. Donc nous publierons dans une revue que nous fondons: COMMENTAIRES sur l’Art et la Vie Moderne Ier série Ier cahier un article qui s’intitule APRES LE CUBISME. 2
Cette étude remplira le premier cahier. Paraissant chez Grégoire elle introduit notre exposition. Le catalogue de nos œuvres y paraîtra et dix à quinze clichés illustreront à la suite l’article et complèteront le catalogue. Voici pour le premier cahier. La rubrique «la Vie Moderne» nous permettra de traiter de nos sujets d’élection. Elle est trop belle pour rester tant inconnue, tant incomprise, si mal employée ou exploitée.(x) Voilà. Vous souriez, vous vous moquez déjà. Mais vous me connaissez et savez bien que ce que je ferai là avec Ozenfant sera le plus sérieux de ce que je puisse faire et penser. Parce que précisément, nous sentons trop le subtil [et bonn] et facile, et paresseux talent d’Apollinaire et de ses amis, et qu’ayant fait de l’industrie, qu’ayant compris très grand le sérieux de la vie, nous nous regimbons contre les pantalonnades trop faciles de ces camarades aînés. [Je vo] J’ajouterai qu’avec ses trente trois ans, Ozenfant m’est un aîné de dix ans 3, tant sa nature bien ordonnée l’a fait pénétrer loin dans le profond des choses. Et maintenant le service requis: Nous allons tirer à mille. Mais nous jugerions
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utile que notre étude parût dans une revue très lue, au MERCURE. Certainement Valette 4 nous accueillera. Ne le ferait-il pas mieux si vous me présentiez? ou plus justement re-présentiez? Le 15 nov. notre bouquin paraîtra. Donc au MERCURE, certainement pas avant (manque de temps). Plutôt après. Afin d’éviter au Mercure [une] la réédition d’une chose parue, nous serions d’accord de modifier notre texte. De plus d’anonyme il deviendrait signé. Résumé: jugez-vous que vous pourriez nous épauler auprès de Valette qui connaît certainement l’existence d’Ozenfant [qui] lequel a publié en 1915–1916, la plus belle revue qu’on ait faite jusqu’ici comme typographie et édition de couleur, qui vous enthousiasmerait je suis certain et [qui je] dont je vous conserve du reste une collection: L’ÉLAN. Deuxième service: Nous indiquer les noms de personnalités que vous connaissez à qui nous pourrons faire le service de COMMENTAIRES. [Voi] C’est ainsi que me voici plus que jamais morfondu de travail. Mais avec cette porte ouverte sur mon avenir.Vous savez bien que vous êtes à la base de cette évolution.Vous serez content n’est-ce pas? Je ne vous ai peut-être pas dit que pendant ce court séjour d’une année ici, j’avais atteint les échelons utiles de la vie jeune des arts ici. Me voici d’un coup «sur le tas». Mais aussi l’obligation de se bien tenir. Un but plus élevé que jamais à atteindre et maintenant non plus en spectateur, mais en acteur. Maman m’a écrit et Albert aussi, des merveilles au sujet de vos conférences.Vous avez subjugué. J’en suis bien heureux. Et puis la guerre «qui se tire». Quel calme ici, au milieu de tant de gloire! Ce peuple se révèle tous les jours. L’admiration lui est acquise pour longtemps. Point de fanfaronnades, rien. Pas même un drapeau aux fenêtres, pas même un mot plus haut que l’autre dans la foule. J’en demeure fortement impressionné. Et M r Janko doit vibrer à l’idée de sa patrie bientôt libérée. Quant à M r Henry dactylographe, qu’il apprenne que j’en ai depuis hier une exquise, une vraie, une de ces tonnerres de sages, prestes et débrouillardes charmantes petites oiselles du pavé de Paris. J’aime mieux sentir Maître Henry aux Brenets que par ici, car il m’enlèverait mon petit z’oiseau. A tous trois en amitié. v. Ch. E. Jeanneret (x) le second cahier contiendra une étude sur «L’architecture est-elle de cette époque» ou quelque chose d’analogue avec un interview de Loucheur ou de Citroën. Le III cahier: «Les techniques de la peinture». Un libro delle Arte, par Ozenfant qui est un grand praticien. Tout ceci, je vous prie, jusqu’à nouvel avis, dans le plus strict secret.
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Amédée Ozenfant ‘ note 2 lettre du 17. 02.1918 à ses parents. Après le Cubisme – A. Ozenfant et Ch. Ed. Jeanneret (1918 ) Ed. des Commentaires. En fait, Amédée Ozenfant n’a guère qu’un an de plus que Le Corbusier Alfred Valette (1889–1965 ), fondateur de la revue littéraire Mercure de France.
44 | Lettre du 9 janvier 1919 à ses parents
ce 9 janvier 1919
Mes biens chers. Reçu la lettre de papa du 29 décembre. Je vous répète que je n’ai reçu aucune lettre de vous pendant des mois ce qui a motivé mes récriminations. D’Amez Droz, rien. S’occuper de lui? Comment? Mais si c’est une place à Paris, certes et très bonne, dans ma briqueterie. Dites-lui de m’écrire. Reçu aussi une lettre de tante P. pour Noël. Une de Jules Ducommun, une d’Himbert, une carte Woos, une lettre de Perrin. Ce soir, le premier chez moi depuis Septembre, et il est déjà 11 heures. J’en ai fait depuis trois mois! Je vous en supplie, moins de pessimisme. Encore une fois, vous êtes hors de peine, tandis que la vie s’annonce très dure pour les jeunes. Pourtant pour moi, rose comme toujours, mais en y en mettant un coup. Depuis mardi je suis administrateur délégué de la Société d’Entreprises Industrielles et d’Etudes 1 au capital provisoire de 250.000f. Beau programme. Mais ce sera bientôt encore une nouvelle affaire bien plus, infiniment plus importante, où j’aurai un rôle considérable. Cette affaire est retardée; ce devait être fait au 1er janvier. Mais quelle vie de bâtons de chaise! Des soucis? A l’heure où je vous écris la Seine envahit ma briqueterie. Cet après midi on a tant de bien que mal préservé les machines, garé les stocks de chaux et de ciment. L’eau était à 10 centimètres en dessous. Demain matin il y aura 30 cm. d’eau, et demain soir 80. Le sous-sol est déjà inondé. Mais j’ai passé le temps des petits ennuis et j’en ai des grands. C’est plus agréable, si on peut dire! On me consulte ces jours pour une grosse affaire d’eaux minérales dans les Vosges (boutique avenue de l’Opéra, usine d’embouteillage làbas, programme de ville d’eau, hôtels, casino, jeux etc). Il faut faire face à tout. Et mon exposition se termine samedi chez Thomas 2. Passablement de bruit dans la Presse, on nous pose en précurseurs, notre livre paru en même temps qu’ouvrait l’expo, fait plus de bruit encore. On l’appelle un manifeste. On nous nomme
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chefs d’école etc. J’ai fait çà avec Ozenfant 3 depuis Septembre, le soir de 8 heures à minuit, 1, 2 ou 3 ou 4 heures du matin, avec parfois des moments de rage contenue et désespérée. Je n’ai rien voulu en dire à qui que ce soit avant que ce soit fait. Je finissais mon dernier tableau le samedi à 4 heures alors que l’exposition ouvrait à 4 heures.Vernissage très brillant. Stupéfaction dans toute la bande de mes connaissances qui croyaient que je fabriquais des briques et des abattoirs. Or notre exposition est d’un art si sérieux que les gens en ont été sidérés. P.Th.Robert arrivé sur ces entrefaites en a eu un triste étonnement: il regrette mes truculences d’autrefois. Nous pensions apparaître comme de sinistres pompiers. On nous met en avant des cubistes. Je vous envoie le livre cette semaine encore. Et j’ai fait ou préparé bien d’autres histoires qui germent. «Paris n’est pas une ville, Paris est un monde». J’arrive à m’abstraire des futilités de la vie et à rendre bientôt mon maximum. Mon rapport sur l’enseignement est à l’impression, officiel du Ministère de l’Instruction publique et des Beaux-Arts. J’ai même reçu à ce sujet, cette semaine une lettre du ministre Laferre 4, signée de sa main, où il me reproche certaines appréciations d’outre frontière qu’il me prie de modifier légèrement, ce que j’ai fait en trouvant cela discutable. En tant que «Renaissance des Cités» où je suis membre de la Commission technique, j’ai été délégué un jour à un petit déjeuner chez le marquis Boni de Castellane 5 (le fameux dévoreur des millions de Miss Guld) pour préciser notre programme dans le milieu du Fg. St Germain.Vous parlez! Nous étions cinq en tout; et j’étais assis entre Castellane et le duc de Clermont-Tonnerre. Je me suis royalement amusé en «cest hostel» où j’ai proclamé les beautés de la vie moderne. Avec çà je donne ces jours-ci un coup de pouce à ce brave Henri Gutman pour l’installation de son appartement où il logera «un chouette mannequin de la Place Vendôme qui me coûte sacrément cher». Ce brave Henri vaque mélancoliquement dans un Paris fermé où l’étranger se sent seul, parait-il. Je passais le Réveillon, en une soirée sélectissime chez la sœur de Poiret, dans un cadre d’une ultime délicatesse, d’un art exquis, avec Ozenfant, Auguste Perret etc. Le cocasse, c’est qu’Auguste Perret qui depuis des années manque d’énergie, se réclame de m’avoir eu sept ans chez lui et de m’avoir formé alors que je n’avais que 18 ans. Ce que j’accepte volontiers, étant donné que je lui suis et serai toujours affectueusement reconnaissant pour l’impulsion définitive qu’il m’a donnée. De même que malgré toutes ses vilaines choses, je demeure l’obligé de l’Eplattenier. J’ai un nouveau livre de commandé, qui s’appellera «Vers une architecture» qui sera une chose d’avant garde. Je vais m’acheter un gramophone pour me jouer les belles messes italiennes, les quatuors de Beethoven, de Rameau, de Ravel, les Granados, les Moussorgski etc.
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avec une perfection qui m’est une véritable révélation. Je ne vais jamais au concert qui m’ennuie. Avoir la perfection de l’exécution, par Capet, par Risler, par Tchialapine et par don Perosi, à côté de sa table de travail et dans la plus notoire intimité, c’est une aubaine qu’on doit à la merveilleuse science. A vrai dire je tourne à l’ermite. Et la rigolade m’est indifférente quoique quand je puis rire, avec de bons amis, je ne reste pas en retard; Humbert s’en souvient. Je voudrais bien qu’Albert vint passer quelques jours ou semaines ici. Et les parents, dès les frontières ouvertes feront j’espère fréquemment le trajet de Paris. A ce sujet je pense conserver mon appartement de la rue Jacob qui est une merveille de tranquillité et d’une exquise proportion. Ce sera l’hôtellerie. Car je cherche à me loger près de mes affaires. J’ai rompu moralement avec la rive gauche. L’auto que je vais avoir le mois prochain (car c’est à Paris le plus primordial des outils de travail) me permettra même d’y venir comme en vacances. La SABA,6 fondée par Dubois et Bd 7 va porter son capital à 10 millions. Dubois est pour moi un ami très dévoué, charmant, uniquement passionné de chiffres, et par conséquent un guide admirable pour moi; je lui dois une fameuse chandelle. Ozenfant est un exquis camarade pour moi. J’ai fait des amitiés un peu partout. Çà va très bien. Voici, tout d’un trait de plume beaucoup d’histoires sur moi. Maman sera enfin satisfaite. Encore ce soir je ne parle pas de la vente de la maison, car je n’ai pas l’esprit au repos suffisant. Prière à maman de m’exposer ses idées dont parle papa. Allez revoir Tell Perrin et dites moi votre programme. Je vous promets de suivre l’affaire dorénavant. Amitiés les meilleures à Marie à Amez Droz toutes spéciales. Tendresses à tante Pauline 8 et à tout le monde, à vous bien spécialement. Edouard 1 2
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Société créée par Max Du Bois, ami de Charles-Édouard Jeanneret et dont celui-ci est en effet l’un des administrateurs. Exposition de peintures Amédée Ozenfant – Charles-Édouard Jeanneret à la Galerie Thomas rue de Penthièvre à Paris, ouverte le 15 décembre 1918 et accompagnée du manifeste du purisme Après le cubisme Amédée Ozenfant ‘ note 2 lettre du 17. 02.1918 à ses parents. Homme politique français. Ministre de l’Instruction Publique et des Beaux-Arts en 1919. Boniface de Castellane (1867–1932 ), député qui a épousé en 1895 Anna Gould fille du magnat des chemins de fer américains, dont il divorcera en 1906. ‘ note 2 lettre du 20. 03.1916 à Max Du Bois. Edgard-Louis Bornand ingénieur ‘ note 6 lettre du 14. 09.1907 à ses parents.
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45 | Lettre du 14 mai 1919 à Tony Garnier
Monsieur TONI GARNIER | Architecte | SAINT-RAMBERT L’ILE BARBE près LYON | 14 Mai 1919
Cher Monsieur, J’ai vu ce matin, pour la première fois, votre ouvrage « LA CITE INDUSTRIELLE ». 1 Je tiens à vous dire ma profonde admiration. Il s’agit d’un jalon délimitant nettement une période passée et ouvrant tout les espoirs possibles.Vous êtes le premier qui avez consacré le béton armé. Jusqu’ici on avait admis ce matériau comme l’enfant pauvre. Avec votre livre vous en faites le seul matériau possible de notre époque.Votre ouvrage se classe hors de tous autres semblables par son envergure et par le problème total qu’il s’est posé. Jusqu’ici les efforts ont été partiels et analytiques; vous avez fait de la synthèse et ce qu’il y a de si beau dans ce que vous avez fait, c’est que vous avez exprimé le premier le véritable esprit de notre époque.Vous êtes le premier qui ait réalisé l’entente de l’art avec notre magnifique époque. Je ne connais qu’Auguste PERRET 2 qui ait su évoquer par la causerie et des œuvres partielles, la face véritable de l’architecture, mais lui, malheureusement, par [ ] de circonstances que je déplore tous les jours, n’a pas eu l’occasion ou ne l’a pas «suscitée » de faire, comme vous le ferez, une école. Votre livre que j’ai vu chez VINCENT rue des Beaux Arts, au milieu des ignobles paperasseries émanées de ce quartier nuisible, fait sensation, mais je crains bien qu’il fasse sensation dans le mauvais sens du terme. Pourtant dans dix ans, c’est lui qui sera la base de toute la production et il aura été le premier signe de ralliement. Lors de mon passage chez vous, en 1915, j’avais déjà pris contact avec la grandeur de votre travail. La seule chose qui m’avait un peu heurté et qui continue à le faire, c’est la tendance trop grecisante de vos petites maisons mais ceci n’est qu’un tout petit caprice révélateur, du reste, de vos enthousiasmes pour la seule époque qui ait su faire de l’architecture. Je souhaite que votre livre devienne bientôt réalité. Vous avez réconforté, par votre travail, ceux qui commençait réellement à douter de la possibilité de réaliser un jour. Depuis mon dernier passage à LYON, j’ai eu l’occasion d’épurer de plus en plus mes idées, mes sensations et mes moyens d’action. J’administre la Sté d’ENTREPRISES INDUSTRIELLES ET D’ETUDES 3 car j’ai estimé qu’un architecte devait pouvoir se porter responsable financièrement, techniquement des œuvres qu’il conçoit. J’ai construit une usine de matériaux que j’exploite et j’ai fondé dans ma Société une section de calculs de béton armé qui sera d’une grande utilité aux
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entrepreneurs et dans laquelle j’apporterai peut-être davantage le sens du béton armé que nous le fait généralement HENBRIQUE 4 ou ses semblables. J’ai fondé également une section des INDUSTRIES DE L’ALIMENTATION ou grâce à la collaboration d’un des plus grands spécialistes du froid, en France, nous étudierions l’organisation complète des trafics de denrées par la construction d’usines productrices et de débits de vente ou d’entreposages avec l’emploi du froid artificiel. Je suis le promoteur avec mon ami Mr. REEH Ingénieur d’une Sté au capital de 5.000.000 qui va précisément réaliser commercialement l’exploitation des bâtiments que nous aurons conçus et construits. A faire de telles besognes, on se sent utile, combien plus utile qu’à encombrer les façades de corniches et de macarons. J’ai moi-même, à ce sujet dressé deux plans type d’abattoirs industriels à étages qui m’ont fourni les plus belles solutions architecturales et j’espère bien vous les montrer un jour pour avoir votre jugement. Avant de finir cette lettre, me référant de l’estime et de la confiance que vous avez bien voulu me témoigner, je me permets de vous signaler une affaire qui pourrait vous intéresser directement dans l’achèvement de vos travaux des abattoirs de LYON. Il s’agit des Etablissements ROWLAND PRIEST dans l’organisation française desquels je suis intéressé. Je voudrais pouvoir m’autoriser de mes relations personnelles avec vous pour attirer tout particulièrement votre attention sur leur système de manutention qui présente, me semble-t-il, des avantages marqués sur tous les systèmes analogues. Monsieur O.V. RAPIER, Directeur des Etablissements ROWLAND PRIEST à PARIS, vous a vu au moment de la foire de LYON pour vous entretenir de la question de l’installation mécanique des Abattoirs de la Ville de Lyon et plus particulièrement de l’installation du monorail « PRIEST » à double voie breveté par sa maison. La plupart des grands abattoirs des [Abattoirs] de Grande Bretagne et des colonies Anglaises ont été entièrement équipés avec ce type de monorail. Je vous signale, en particulier, les installations des abattoirs de Londres Glasgow Edimbourg Belfast et [ ] monorail a été exclusivement adopté à l’entière satisfaction des municipalités. Ce type de monorail réduit à son strict minimum l’emploi de la main d’œuvre. A titre d’exemple, je puis vous signaler que le rendement de ce système est si élevé que, dans une installation analogue établie dans une usine métallurgique un homme seul peut lever et transporter facilement une charge de cinq tonnes, chose jusqu’ici considérée comme impossible avec un monorail à bras. Il me serait donc personnellement agréable, lors de mon prochain voyage à LYON, de vous rendre visite et de me faire accompagner du Directeur des Etablissements ROWLAND PRIEST qui se mettra à votre entière disposition pour vous faire une étude détaillée s’appliquant aux Abattoirs de LYON.
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En conséquence, je vous prie de bien vouloir me faire connaître à quel moment vous pourriez me recevoir et quand vous jugerez qu’il serait utile que cette question soit mise à l’étude. Je me permets d’insister sur ce point car le directeur des Usines anglaises devant venir prochainement en France, je tiendrais à ce que son déplacement coïncide avec le moment ou vous estimerez que les études devront être commencées. Pardonnez moi de mêler à cette lettre des considérations d’ordre commercial; je le fais avec l’idée que vous pourrez en tirer quelques profits. De toutes façons, je pense venir bientôt à LYON et serais infiniment heureux de pouvoir vous y rencontrer. Veuillez croire, Cher Monsieur, à mes sentiments dévoués. Ch. E. Jeanneret 1 2 3 4
La Cité industrielle (1901–1917 ), ouvrage de Tony Garnier architecte français, qui propose une sorte de modèle d’urbanisme moderne. ‘ Notices sur les correspondants. ‘ note 1 de la lettre du 09. 01.1919 à ses parents. François Hennebique, ingénieur dont l’entreprise était d’ailleurs associée à celle de Julien Ozenfant, père d’Amédée Ozenfant alors lié d’amitié à Charles-Édouard Jeanneret.
46 | Lettre du 16 décembre 1919 à Paul Dermée
Monsieur PAUL DERMEE |29, Rue du Mont Cenis | PARIS | Paris le 16 Decembre 1919
Cher Monsieur, OZENFANT 1 est parti hier au soir pour un long voyage à GENÈVE, BERNE, ZURICH, BÂLE, STRASBOURG, ce à la recherche d’imprimeurs. D’autre part, il pense conclure des ententes avec des commissionnaires et obtenir aussi des souscriptions d’actions. De mon côté, je m’occupe d’établir les statuts de la Sté d’EDITIONS ainsi que de la rédaction de la note destinée aux souscripteurs, note comportant un manifeste dans l’esprit de celui que vous avez fait suivi d’une note financière. J’aimerais beaucoup vous voir l’un de ces prochains jour et vous m’obligeriez en dînant avec moi et en venant me prendre entre six heures un quart et six heures et demie Jeudi ou Vendredi. Prière de me téléphoner Elysée 44–27 ou 40–88. De votre côté, il serait très bon que vous puissiez préparer toute la matière du
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premier numéro pour que nous puissions en discuter de façon à pouvoir faire une réunion définitive au retour d’OZENFANT, retour fixé à Mardi prochain probablement. Croyez-moi, Cher Monsieur, votre bien dévoué. Ch E Jeanneret 1
Amédée Ozenfant
‘
note 2 lettre du 17. 02.1918 à ses parents.
47 | Lettre du 21 juillet 1920 à Adolf Loos
Paris le 21 Juillet 1920 | Monsieur A. LOOS | Giesela Strasse 3 |VIENNE
Cher Monsieur, Nous sommes bien surpris de ne recevoir aucune nouvelle de vous. Nous avons imprimé actuellement plus de trois numéros de notre revue dont le premier numéro sera lancé en Octobre. Vos articles «Ornements et crimes» sont imprimés mais vous nous aviez promis quelques lignes inédites. D’autre part, vous m’aviez promis également d’autres articles et vous savez quel sérieux nous mettons à la publication de notre revue. Je crois que vous ne trouverez pas actuellement d’organe plus désigné pour le diffusion de vos idées ainsi que des amis plus convaincus de la valeur de vos idées. J’espère vous lire bientôt. Je vous prie de présenter mes respects à madame LOOS et je vous prie d’agréer, Cher Monsieur, l’expression de mes sentiments les meilleurs. Ch. E. Jeanneret
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48 | Lettre du 10 novembre 1920 à ses parents
Mes bien chers De retour du Havre où je suis allé démêler une affaire embêtante. Voici des soirs que je désirais vous écrire sans trouver une minute. Les affaires deviennent critiques, l’étau se resserre. On ne sait plus si on tiendra. C’est général, les gros et les petits. Mon temps est donc sans pitié. Et les soirs sont pris tard par la revue, etc. La lettre de maman m’a très touché. Je vous avais dit la vérité. Je crois que nous nous comprendrons mieux la prochaine fois. Mais papa se trompe en croyant que j’étais spécialement préoccupé et lassé. Non, j’ai changé, je ne suis plus communicatif, je suis renfermé. Vivant une vie très dure, que vous n’avez pas comprise, et poursuivant des buts audacieux et élevés, je suis replié sur moi et ne sais plus m’intéresser aux détails et ne sais plus être un homme de compagnie. La vie m’a été dure. Elle le devient de plus en plus. Ne croyez pas que je deviens insensible. Je suis obligé de choisir, car les années passent tragiquement vite et il ne faut pas que mon œuvre m’échappe. Vous n’imaginez pas ce qu’est la lutte à Paris. Il faut y avoir posé sa candidature pour s’en apercevoir. Ceci dans le domaine des idées. Il se crée des distances qui sont celles de l’esprit et de la compréhension. Ces distances ont par exemple éloigné beaucoup de mes anciens amis. Mais les fausses gentillesses tombent et il reste l’estime et l’affection. Ce que je ressens ici très fort, où je suis plein de courage et de certitude. Donc les sentiments du cœur demeurent intacts et se concentrent principalement sur vous deux, et tante Pauline 1, les seuls qui vraiment ayez eu une présence constante dans ma vie. Mais il ne faut pas que vous mésestimiez ce qu’il y a de plus sacré en moi: mon idéal et que vous le discutiez durement alors que vous ne le connaissez pas et que vous n’en avez pas pris connaissance. Albert 2 commence à se rendre compte de la joie âpre qu’il y a à viser haut et à se mettre sur la ligne de feu; de la nécessité qu’il y a de voir clair en soi et de ne pas travailler comme un aveugle. Cette forte et pénible discipline, il se l’impose. Il avancera je crois, car il est doué, mais seulement s’il travaille avec une fermeté inébranlable. En tous cas, vous vous reposez et c’est votre manque de calme et de naturel qui m’avait si fortement affecté. C’était cette manière de tout reporter exactement à votre échelle et de vous créer ainsi, par nous, par moi spécialement des soucis et des chagrins que vous ne devez pas avoir. A la prochaine fois ne vous contractez pas et laissez nous prendre contact doucement avec le bonheur d’être avec vous, reposés, sereins, heureux. Je vous embrasse bien tendrement ce 10 novembre 1920 Edouard
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‘ note 6 lettre du 14. 09.1907 à ses parents. Albert Jeanneret, frère de Le Corbusier ‘ Notices sur les destinataires.
49 | Lettre du 5 avril 1921 à Raoul La Roche
Monsieur LAROCHE | Crédit Commercial de France | 20 Rue Lafayette | PARIS | Paris le 5 Avril 1921
[Monsie] Cher Ami, J’ai bien reçu votre lettre du 2 Avril et le chèque qu’elle contenait. Je tiens à vous remercier bien vivement du signe d’amitié que vous me faites en m’achetant une de mes peintures et je tiens aussi à vous féliciter du goût qui a présidé à votre choix, je crois que vous avez effectivement remarqué celui de mes tableaux qui était le meilleur ou peu s’en faut. Ainsi je serai bien représenté dans la collection que vous commencez et je serais heureux de vous faire attacher votre intérêt aux choses de l’activité contemporaine qui par ses efforts et par le sérieux qu’elle apporte dans son travail mérite mieux que le désintéressement presque général. Je vous réitère encore toute ma gratitude et vous prie de croire, Cher Ami, à mes sentiments dévoués. Ch. E. Jeanneret
50 | Lettre de 1922 ( ? ) à ses parents
Mes chers parents. Je vous avais parlé autrefois de ma petite secrétaire, la môme Buisson. Je vous avais dit quelle vie pleine de courage, de tels enfants doivent mener. Enfant naturel d’une veuve elle et sa mère ont trimé terriblement. Je suis entré par hasard un jour dans la vie de ces deux femmes, j’ai été édifié. Il n’y a que ce miraculeux pavé de Paris pour faire de ces choses là, car les femmes y ont [le] et y conservent le respect d’elles-mêmes.
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Je vous avais dit que la gosse Buisson avait eu de tristes choses avec un ami qui l’avait abandonnée. Elle avait tenu le coup pendant deux ans, mais un beau jour la solitude noire qui entourait ces deux femmes l’avaient débordée; c’est alors que je me suis aperçu que derrière le masque riant de cette enfant, il y avait eu tout ce petit grand drame d’une vie banale, patiente, éreintante, pauvre et vide.Trop au dessus de leur rang, elles n’avaient jamais eu d’amis, jamais de plaisirs, jamais de distraction. Imaginez cette vie de banlieusard: la banlieue permet les loyers à 300 frs. Mais c’est quatre fois par jour l’inimaginable trajet des trains ouvriers, trois quarts d’heure par trajet, aller à la gare, aller chez soi et vice versa. Le gain insuffisant. Ma petite gosse faisait elle-même ses robes, ses chemises, ses chapeaux. Et elle était si mignonne que je ne pouvais pas me douter de tout cela. Elle a été ma collaboratrice dévouée, intelligente, tenant à elle seule toute la correspondance et la comptabilité courante de la société. Un ordre maniaque, une précision mécanique. A côté de cela, lorsque j’ai su sa triste vie, Oz 1 et moi la prenions le dimanche et elle sténographiait le livre Après le cubisme, les articles, tous nos projets, sans une faute et avec un goût qui m’a toujours fait admettre des origines peut-être intéressantes. Dans les grosses difficultés que j’ai traversées, elle m’a appuyé de sa précision et de son humeur de moineau franc. Elle était désespérée, disant que jamais elle ne se marierait. A vingt cinq ans, à Noël, elle s’est mariée, très bien, très dignement, avec un garçon sérieux et qui me plait et qui la rend heureuse. Cette gosse là n’a jamais eu de vacances de sa vie hors de Paris. J’ai des scrupules de m’en aller à Rome et de la laisser encore une fois dans son 6 ème étage de banlieue. J’ai tout simplement [p] imaginé de vous demander de la recevoir six jours aux Châbles. Mais comme je sais la fatigue que maman se donne je n’aurais pas formulé ce désir si je ne savais que la môme Buisson qui fait son ménage depuis qu’elle a deux pattes, fera en sorte qu’elle aidera maman véritablement. Pierre 2 et Albert 3 la connaissent bien et s’y sont affectionnés. Oz et moi sommes quelque peu ses ... oncles. C’est une gosse étonnamment enjouée et fine, un oiseau vivant de rien et si petit que çà n’occupe pas de place. J’imagine son émerveillement à voir le lac et les vignes.Voulez-vous me faire ce grand plaisir? Bien entendu, pas si maman est fatiguée! Mais dites vous que vous serez seuls ensuite pendant un an. Je me charge des frais bien entendu. Elle passerait ces 8 prochains jours chez sa mère qui s’est retirée dans une masure loin de Versailles. Elle viendrait donc autour du 22 et passerait six jours pour reprendre son travail ici. Je joins la dernière lettre de sa maman, qui est une femme pleine de beauté et qui a eu une vie de douleur et de repliement, femme simple et ne sachant pas écrire, mais écrivant des lettres dont je suis véritablement touché.
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Moi je n’arriverai que vers le 2–5 septembre. En résumé. Votre réponse par retour de courrier de manière à ce que je l’aie lundi (je pars mardi soir). Pour plus de sûreté un mot de confirmation (oui ou non) à Rome poste restante, poste centrale. Je vous donnerai alors toutes précisions utiles. Dîtes-vous que vous êtes des heureux, surtout aujourd’hui où le chômage et la misère sont à la porte partout, où les difficultés sont telles que le découragement saisit beaucoup de gens. J’ai fait un véritable plaidoyer, excusez m’en. Au revoir mes bien chers, à bientôt. v. Edouard Il se peut (sans que je puisse rien affirmer) que je vienne seul aux Châbles. 1 2 3
Amédée Ozenfant ‘ note 2 lettre du 17. 02.1918 à ses parents. Pierre Jeanneret, cousin et architecte associé de Le Corbusier ‘ Notices sur les destinataires. Albert Jeanneret, frère de Le Corbusier ‘ Notices sur les destinataires.
51 | Lettre du 26 octobre 1923 à Eugène Freyssinet
Paris le 26 Octobre 1923 monsieur FREYCINET | Directeur de la Maison Limousin & Cie | Boulevard Haussmann | PARIS
C’est pour reconnaître l’effort magnifique des Ingénieurs que je me suis permis de vous faire envoyer mon livre qui vient de paraître chez Crès «Vers une Architecture» 1. A la fin de ce livre vous trouverez une photographie de l’une de vos usines et de l’un des Hangars d’Orly. Je vous envoie également le N° 18 de l’ESPRIT NOUVEAU que je dirige et qui contient une page sur les hangars d’Orly. J’ai acquit la plus profonde admiration pour les vastes travaux que vous avez réalisés et qui sont parmi les plus pures manifestations du calcul et de la hardiesse. Le programme que nous poursuivons dans la Revue L’ESPRIT NOUVEAU est en pleine concordance avec les efforts que vous faites et je serais personnellement très heureux si ce que nous faisons pouvait avoir votre approbation. Dans mon livre «Vers une Architecture» vous trouverez quelques pages consacrées à un immeuble-villas exposé l’an dernier au Salon d’ Automne et qui attirera vivement l’attention du public. Diverses démarches ont été faites auprès de moi
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pour réaliser cette construction qui doit être considérée comme un système nouveau d’habitation avec exploitation domestique transformée et de ravitaillement représentant une innovation importante dans l’ économie domestique. Les personnalités qui ont pris contact avec moi m’ont paru jusqu’ici être encore entachées de passablement d’idées arriérées; je me permets donc de vous signaler ce cas particulier et je crois qu’il serait éventuellement possible que nous puissions un jour en causer utilement et que cette affaire se trouve lancée par des gens de votre haute compétence technique. Je voudrais faire de cet immeuble une démonstration définitive de l’apport des techniques modernes dans l’architecture et je dois, pour cela rechercher le concours de ceux qui se sont particulièrement distingués dans cet ordre d’idées. Je serais très heureux d’avoir avec vous un entretien, jour et heure à votre convenance; vous pourriez me téléphoner à la Direction de l’ ESPRIT NOUVEAU, tous les jours de 5 à 7 à Fleurus 30.53. Dans cette attente, je vous prie d’agréer, Monsieur, l’assurance de ma parfaite considération Ch. E. Jeanneret 1
Première édition de Vers une architecture en 1923 – Ed. Crès – Collection de l’esprit nouveau.
52 | Lettre du 11 décembre 1923 à Marcel Levaillant
11/12/23
Mon cher Marcel. J’ai ta lettre du 4 décembre 1923. Mon cher ami, si tu le veux bien, restons extrêmement, totalement amicaux, car je serais désolé qu’il y ait un nuage entre nous. C’est donc la grande misère Chaux-de-Fonnière: chaque fois que je présente une note d’honoraires, [c’est que] je provoque des protestations. Sans âpreté, il faut constater qu’on ne mesure pas là-bas la qualité du travail qu’on attend de moi. Si à l’heure actuelle, je me suis acquis une réputation parisienne et internationale (dont je ne fais aucun état du reste) c’est à cause des soins extrêmes que je porte à mes travaux. Faire «simple-» c’est infiniment plus difficile que faire compliqué. De plus faire de l’agencement intérieur, c’est travailler sur des sommes
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minimes avec un long très long travail. C’est pour cela que les honoraires légaux qui sont de 5% sur les travaux courants, vont jusqu’à 25% pour la décoration intérieure. Ici, c’est plus simple, les articles de ce caractère sont majorés de 2 fois le prix de revient. Vois si [Groult] vend bon marché. Or moi, je cherche très minutieusement. Si toutes les grandes revues de Paris et de l’étranger, les grands quotidiens de Paris (Journée Industrielle, Paris-midi qui ont fait des articles de 3 et 4 colonnes sur moi) me signalent comme l’un de ceux qui conduisent le mouvement moderne, c’est à cause du soin et de la qualité; par ailleurs, ceci se paierait. Moi, sachant combien on est peu habitué à payer des honoraires à la Chaux de Fonds, je me suis bien misérablement contenté de te dire tout au long le temps consacré, mes notes de taxi etc. Penses-tu que je puisse envoyer un employé faire les courses qui te sont signalées? Non. Alors il faut y aller soi-même. Est-ce moi qui ai désiré faire ces travaux? Non, c’est toi qui m’en a prié; j’ai accepté par amitié pour toi. Lorsque tu prends une leçon chez Iturbi la payes-tu cher? Moi, j’ai [facturé] totalisé mes frais. Et cette complainte mélancolique, je l’ai toujours entonnée à la Chaux-deFonds. voilà pourquoi je peux, pour [illustrer] typifier, appeler cela un style Chauxde-Fonds. Anatole 1 me paye 8.000f une maison qui fait le tour des revues de l’étranger. Je me suis amusé à [donner] dire parfois ce chiffre de 8.000. On a été abasourdi, estomaqué. On m’a demandé si j’étais fou. Et ainsi de suite. Les 400f de Mme Raphy Sch. Les [40f.] quarante francs de Mme X. mon cher vieux, nom de Dieu, je coupe, net, car c’est drôle, cela, mais j’en ai bien intimement souffert. Je te demande de faire un retour sur toi, simplement de juger sans arbitraire. Je te sais généreux et bon type de nature; tu chasseras de suite ton humeur et tu me plaindras d’avoir à écrire de tels plaidoyers. Si je disais ceci, ici! je t’assure qu’on serait stupéfait. Ta nièce? Tu te souviens, quand dans sa salle à manger, cet été, elle me suppliait de m’occuper d’elle de suite, dès ma rentrée, tout de suite, tout de suite. Passons sur le caprice, sur l’innocence des femmes, sur leur ignorance. Mais imagine toi la vie à Paris, à quoi sont occupées mes journées, à quelles responsabilités très très graves, je suis attaché. Par politesse je me dérange ... Et voilà! Grœpler. J’ai oublié, dans la dictée hâtive d’un courrier, de te signaler que la moitié au moins de la facture Grœpler, concerne la Sté Lumière, autrement Schœchlin (appareils d’éclairage). Me concernant, il y avait peut-être 100 ou 150f. mon geste n’est pas si noir, puisque spontanément je saisis l’occasion de payer. Il ne faut pas voir à rebours les intentions d’un ami. Mon pauvre vieux, je continuerais sans fin. Mais crois bien que si j’ai écrit cette lettre qui me rappelle de mauvais cas, qui m’attriste, me prend du temps, etc, c’est par bonne amitié, parce qu’il ne faut pas qu’il y ait un cheveu entre nous, pas une ombre. De là-bas tu es le seul qui ait gardé un souvenir net de moi, et amical. Conservons cela!
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Dis-toi que j’ai travaillé pour toi comme pour un bon ami, et que j’y ai mis autre chose qu’une valeur vénale. Mes amitiés Ch. E. Jeanneret Ce 5 décembre 1923 Aujourd’hui même, ma banque m’avise d’un virement provenant d’un collectionneur qui achète de ma peinture. Le montant est d’environ 55% des frais de son installation que j’ai faite. Ce sont là les honoraires que sans me consulter, il m’envoie. Ceci dit, pour que tu vois que je ne suis pas toujours considéré comme quelqu’un qui abuse. 1
Anatole Schwob
‘
note 3 lettre du 14. 03.1912 aux frères Perret.
53 | Lettre du 11 janvier 1924 à Walter Gropius
Monsieur GROPIUS | Staatliches BauHauss | WEIMAR | Allemagne | Paris le 11 Janvier 1924
Cher Monsieur, J’ai bien reçu votre lettre du 7 et j’y réponds de suite. Je vous remercie de bien vouloir préparer pour l’ESPRIT NOUVEAU 1 une note sur l’architecture moderne en Allemagne; vous voudrez bien l’établir sans trop de retard et y joindre des documents intéressants. J’ai bien reçu à deux dates différentes deux exemplaires de votre très bel album Bauhaus, je vous en remercie vivement et vous fais mes compliments sincères sur la magnifique exécution typographique de cet ouvrage qui constitue à tous points de vue un document important sur ces questions à notre époque; j’ai remis le deuxième exemplaire à Ozenfant 2 qui vous remercie vivement. Je vous envoie, par ce courrier, à nouveau mon livre «Vers une Architecture» et suis très heureux de vous en faire hommage. Concernant les dessins prêtés pour l’exposition d’architecture, je vous laisse toute liberté pour les employer à votre gré. Croyez, Cher monsieur, à mes sentiments les meilleurs. Ch. E. Jeanneret
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La revue l’Esprit nouveau, fondée par Amédée Ozenfant, Charles-Édouard Jeanneret – Le Corbusier et Paul Dermée, connaîtra entre octobre 1920 et janvier 1925, 28 numéros ( 27 dont un numéro double ). Charles-Édouard Jeanneret adoptera son pseudonyme, Le Corbusier, pour y signer certains articles, à partir du nom légèrement transformé – Lecorbesier – de certains de ses ancêtres du côté maternel. ‘ note 2 lettre 17. 02.1918 à sa mère et son père. Amédée Ozenfant ‘ note 2 lettre du 17. 02.1918 à ses parents.
54 | Lettre du 11 janvier 1924 aux établissements U. P. réunis
Etablissements U. P. RÉUNIS | BRENO | Tchécoslovaquie | Paris le 11 Janvier 1924
Messieurs, Je vous accuse réception de votre lettre du 5 Janvier par laquelle vous me proposez de vous établir des projets de meubles ou autres objets d’art pour la décoration intérieure. Votre proposition a retenu mon attention non pas exactement sur le programme que vous me proposez, mais sur un programme que je vous soumets ci-dessous: Un des facteurs essentiels qui paralyse l’essor de l’architecture tout particulièrement en cette période de prix élevés c’est le manque d’éléments de séries que pourrait établir l’industrie, j’ai ce sentiment depuis des années et toutes les fois que j’ai eu l’occasion j’ai fait une campagne active en faveur de la construction en série. Je vous envoie, à ce sujet, mon livre «Vers une architecture» 1 où vous trouverez à la fin un chapitre entier sur les maisons en série: De plus, la Gazette des 7 arts avec un article «pour pouvoir se loger il faut construire en série», et enfin un numéro de La Journée Industrielle. J’ai eu divers entretiens avec des chefs de la grande industrie métallurgique qui ont prêté une oreille attentive à mes propositions; actuellement, une grosse maison de Paris spécialisée dans les constructions métalliques étudie mes modèles de fenêtres et portes en série en fer (tôle pliée). Une entrevue m’a été proposée avec Loucheur pour lui soumettre un projet précis, toutefois, je ne répondrai à cette invitation que lorsque j’aurai en mains des éléments de réalisation. Dans la construction du bâtiment l’architecte manque totalement de toutes les menuiseries de bois ou de tôle qui pourraient lui permettre d’équiper avec une rigueur parfaite les cuisines, les offices, les salle à manger, les chambre à coucher; j’estime qu’il y a là un programme de construction d’éléments de série d’une importance capitale. La notice que vous avez jointe à votre lettre extraite de l’illustration économi-
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que et financière spécifie que votre programme vise l’exportation, j’ai donc estimé que ma collaboration pourrait vous être acquise sur ce programme qui est appelé à une extension considérable et je serais très heureux, si après examen vous partagez mon point de vue; je pourrais alors établir pour vous des modèles précis de menuiserie de fer ou de bois. Je profiterai de mon passage à Prague au mois de Mars, où je donne quelques conférences, pour venir visiter vos usines de Breno et prendre connaissance des moyens de réalisation dont vous disposez. D’autre part, il me serait possible, sans m’engager du reste maintenant, de vous obtenir certains contrats de vente des articles que je vous proposerais avec une ou deux grandes maisons de Paris. Je vous serais donc obligé de bien vouloir me donner votre impression sur la présente lettre et dans l’attente agréable de vous lire, je vous prie d’agréer, Messieurs, l’assurance de mes meilleurs sentiments. – Si la question pouvait vous intéresser nous pourrions peut-être envisager, soit pour l’automne de cette année ou pour l’année suivante une participation au Salon d’Automne où il me serait facile d’obtenir un stand bien situé et sur lequel nous tenterions une démonstration claire de nos intentions.
P.S.
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note 1 de la lettre du 26.10.1923 à Eugène Freyssinet.
55 | Lettre du 12 janvier 1924 à Jaques Dalcroze
Monsieur JACQUES DALCROZE | Terrassière | GENEVE | Paris le 12 Janvier 1924
Cher Monsieur, J’ai pensé que mon livre «Vers une Architecture» 1 vous intéresserait et je me permets de vous l’envoyer car vous êtes une des personnalités qui par votre labeur avez aidé beaucoup au développement d’un véritable esprit nouveau. Je sais que vous avez de la sympathie pour notre effort et je vous en suis reconnaissant. Veuillez agréer, Cher Monsieur, l’expression de mon meilleur souvenir. Ch. E. Jt 1
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note 1 lettre du 26.10.1923 à Eugène Freyssinet.
56 | Lettre du 19 mars 1924 à L. Bonnier
Monsieur L. BONNIER | Architecte | 31, Rue de Liège | PARIS | Paris le 19 Mars 1924
MODENATURE
Cher Monsieur, J’ai rassemblé mes souvenirs, le mot n’est pas employé en Suisse, du moins, je ne l’y ai pas entendu; mais ayant passé quelques semaines sur l’Acropole à Athènes, le sens de la modénature m’a frappé et c’est à ce moment là que je dois avoir recherché le mot correspondant à la chose. Larousse donne ceci: «Modénature: (de l’italien, modano modèle) proportion et galbe des moulures d’une corniche». C’est exactement ce que je vous ai dit hier soir. Ce mot mérite d’entrer dans la langue pratique de l’architecture signifiant une chose capitale de l’art architectural. Veuillez croire, Cher Monsieur, à mes sentiments très dévoués. 29, Rue d’Astorg
57 | Lettre du 8 août 1924 à André Bauchant
Monsieur BAUCHAMP | par Chateaurenault I & L | 3, Rue du Cherche | AUZOUER | Midi 8 Août 1924
Cher Monsieur, Je vous envoie un chèque de Frs: 365.25. – Les tableaux sont bien arrivés; toutefois mon client est absent et moi-même je viens de rentrer de voyage. Au sujet des portraits je remettrai à Ozenfant 1 le sien il est également absent en ce moment; quant au mien, je ne vous cacherai pas du tout ce que je pense de ce portrait, vous savez que je suis peintre et que j’apprécie le beau métier et ce qui m’intéresse n’est pas d’avoir ma figure, mais un morceau de peinture sérieuse par vous. Si vous désirez que ce portrait vous fasse de la réclame, il serait bien qu’à votre prochain passage à Paris vous puissiez y travailler sérieusement. Le portrait d’Ozenfant lui est très sérieusement fait et je n’en demande pas d’avantage.
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Portrait du peintre André Bauchant ( non daté )
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Je vais repartir pour un mois et je me réjouis d’avoir le plaisir de vous voir au retour. Vous devriez bien m’envoyer avant mon départ le char d’Apollon, je pourrais presque certainement vous le placer. Bien cordialement vôtre. 1
Amédée Ozenfant
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note 2 lettre du 17. 02.1918 à ses parents.
58 | Lettre du 11 décembre 1924 à son père
Paris le II Décembre 1924
Mon Cher père Bien reçu vos lettres, très heureux de savoir que la peinture avance et va être terminée; je pense bien que vous pourrez déménager avant Noël, de manière à ce qu’en arrivant moi-même autour du 22 ou 23 je puisse vous aider à mettre en état la nouvelle maison; ce qui ne sera pas prêt, ne sera pas prêt, c’est à dire les rideaux, etc ... toutefois, je commande aujourd’hui même les tissus et fais demander que l’expédition en soit faite d’urgence. Concernant les pitons pour tenir les tringles à rideaux, faites ce que vous voudrez, mais suivez le croquis inclus pour ce qui est de la hauteur de la tringle. Concernant le devis du peintre j’ai écrit récemment à Colombo et faisant une analyse complète de son devis, nous verrons ce qu’il décidera, inclus copie de ma lettre. Concernant la grande porte du petit salon, il y a là une question de mise au point que je verrai à mon passage. Les linoléums vont-ils être posés sans retard? Exigez qu’il n’y ait pas d’arrêt de ce côté-là empêchant l’emménagement. Concernant l’affaire Cornu, nous en causerons à mon passage. Concernant la barre à tapis je donnerai les ordres à mon passage. Concernant le lavabo, je suis d’accord avec un lavabo «Docteur». En résumé, répondez-moi d’une manière certaine au sujet du déménagement de façon à ce que je puisse prendre mes dispositions et vous être utile à quelque chose. Je ne pourrai, en tous cas passer soit que la Noël, soit que le nouvel an et en tout quatre jours au maximum étant complètement débordé de travail ici. Affectueusement Ch. E. Jeanneret
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Georges Édouard Jeanneret-Gris père de Le Corbusier dans la « Petite Maison » de Corseaux-Vevey ( 28 décembre 1925 ) Marie Charlotte Amélie Jeanneret-Perret mère de Le Corbusier ( non daté )
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59 | Lettre du 14 novembre 1924 à Jacques Lipchitz
Lipchitz | le14 novembre 1925
Mon cher ami, Je reviens d’un triste voyage. Mon père se meurt et nous sommes sans aucun espoir. Mon père était l’ami de toujours et toujours il nous avait compris et entouré d’une large sympathie, – nous tous, les jeunes. Esprit très fin, allant très loin et du plus haut désintéressement, c’est un immense chagrin et ma mère laissée seule là bas connaît des jours épouvantables. Je ne vous remercie donc qu’aujourd’hui du geste amical et précieux que vous faites en me donnant votre pierre sculptée. Elle sera le souvenir d’une réciproque sympathie en des moments bien pénibles pour tous deux; vous étiez désemparé; j’étais ruiné, mais par miracle cette somme passait à ma portée. De suite vous avez tenu à me [témoigner] rendre geste pour geste. J’étais ravi, mais j’avais scrupule d’accepter vraiment ... Les années ont passé, les situations ont changé, la vôtre particulièrement. Je n’accepterais pas ce trop lourd cailloux si la raison seule parlait. Mais ce que je relate plus haut me répète que nous avons agi comme deux amis. Et il faut garder pur ce moment. Je vous ai fait avec Pierre 1 votre maison. Malgré tout, (tout = un tas d’histoires secondaires) je veux croire que vous y vivez heureux. Heureux grâce à tout ce que nous y avons mis de sollicitude. Je sais que vous êtes persuadé que nous avons peiné pour que vous soyez content. L’usage de votre maison vous rappellera notre souvenir. Les dieux fassent qu’il soit joyeux! Mes amitiés mon cher Lipchitz. Mon merci encore. Je suis très fier que votre pierre décore pour l’instant la maison de mon frère. Mes amitiés à vous et à votre femme et à Dédé. votre Ch. E. Jeanneret. 1
Pierre Jeanneret, cousin et architecte associé de Le Corbusier destinataires.
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Notices sur les
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Les Quartiers Modernes Frugès à Pessac ( 1924 –1927 ). Perspective
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60 | Lettre de 1926 à sa mère
Ma chère petite maman. Tout s’est passé à merveille, aventure paradoxale: en pleine crise ministérielle, amener un ministre qui va peut-être devenir président du Conseil, à entreprendre, de Lyon où il se trouvait, un voyage de 18 heures pour venir passer exclusivement une journée avec nous. 1 L’humeur fut gaie, libre, sans gêne, et l’on peut dire que le cœur fut de la partie, dans tout. Frugès 2, le Ministre, nous, tous nous étions [pour une pe] désintéressés, poursuivant exclusivement un rêve d’amélioration de la vie. Le spectacle était bien [nouveau] inédit: appuyé à la forêt de chênes et de Pins, le village neuf élève partout des terrasses; des escaliers extérieurs ou intérieurs y conduisent. La couleur des murs, procédé jamais employé encore, fait comme une fête partout, et le blanc qui éclate, aiguise les roses – les verts, les bruns, les bleus; une unité de détails, dans tout, une variété inlassable partout. Les grandes automobiles sont dans les rues nouvelles. Penchés sur les balustrades, circulant dans les escaliers, se détachant sur le ciel, une foule occupe les toitures, d’où surgissent des fleurs, géraniums, anthémis, fuchsias, rosiers et des arbustes.Toujours devant nous ce sacré cinéma qu’on tourne, des reporters qui braquent des appareils. Pendant plus d’une heure le ministre conduit le cortège à travers les maisons, montant descendant, posant des questions. Je lui explique ce que nous avons voulu faire. Au bureau du surveillant de chantier, une séance historique pour Frugès. Le préfet de la Gironde, le Maire de Pessac sont là, sur la sellette. Ce sont eux qui jusqu’à cette [journée] minute même, dont tous les évènements inattendus les stupéfient nous ont empoisonnés, nous ont mis les bâtons dans les rues 3. Je fais tranquillement mon plaidoyer, le ministre ordonne: les deux bougres s’inclinent; il ne reste plus une difficulté. Alors nous sommes montés sur la terrasse du N°14 qui est la plus jolie maison. Cent cinquante personnes sont à l’aise là haut, au milieu des fleurs.Tout autour se dressent les maisons neuves avec des curieux qui regardent du haut des toits. Les futaies de chêne la forêt de pins font un ménage aigûment intensément heureux avec les maisons. Henry (Frugès) commence son discours. Eh bien cet homme nous surprend. Il fait un discours épatant, d’une éloquence ardente, ferme et il expose son programme d’altruisme. Le Corbusier est accablé sous la louange, mais celle-ci n’est heureusement ni plate ni banale: disons que c’est avec une sympathie chaleureuse, l’exposé de ce que j’ai rêvé depuis longtemps. Et comme notre village est là, debout, alentours, les mots prennent une signification pleine: ils signifient. A mon tour ensuite, j’expose comment nous avons travaillé, discours technique – bref du reste, – improvisé et je réclame pour finir, le droit au lyrisme, j’en appelle à la poésie de nos œuvres. Le ministre alors nous dit qu’il a tenu à venir, même au milieu des graves évènements actuels, parce que notre œuvre est d’une haute impor-
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Portrait de Georges Édouard Jeanneret-Gris père de Le Corbusier « Clinique de Clarens – 13 novembre 1925 »
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Portrait de Georges Édouard Jeanneret-Gris père de Le Corbusier sur son lit de mort, « 11 janvier 26 à 4 heures »
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tance. Il dit: «moi aussi j’ai lu ‹Vers une Architecture› 4-». Tout çà est, comme je te l’ai dit ma petite maman, une manifestation du cœur moderne et chacun le sent, et se détend. Et une bonne centaine de ceux qui étaient venus, – gros personnages de Bordeaux – pour se rire de Frugès, sont conquis. Le soleil éclairait joyeusement. Nous sommes redescendus – sur terre! – par l’escalier extérieur du N° 14, et les libations du champagne achèvent le programme sous le couvert des «pilotis» de cette maison juchée en l’air. Mercredi soir Finissons-en avec cette journée. Frugès faisait un beau déjeuner chez lui. J’étais à droite de de Monzie [Puis no] avec lequel nous parlions [de] dans le meilleur esprit de camaraderie. Puis je le conduisais à trois cents mètres de là, dans l’atelier des tapis de Frugès où une petite ouvrière tissait depuis plusieurs jours, et en particulier depuis le samedi matin à 8 heures jusqu’à dimanche 16 heures sans arrêt, un tapis souvenir de Pessac que j’avais dessiné et peint, et qui fut précisément terminé à cette heure-là. Nous quittions Bordeaux à 10 heures du soir; Pierre 5 et moi faisions le trajet avec le ministre dans son wagon salon où depuis minuit nous nous endormions dans des dodos parfaits. Alors, cette affaire est réglée et les incidents avec le maire et le préfet sont clos. Ce qui demeure, c’est le village, debout, espèce de bouquet inattendu, vif, ferme et intense à l’orée de la forêt. Admettons qu’il y a là, un aboutissement de beaucoup d’années de travail et admettons que cette [la] création est [intense] sans remords et va très en avant. Aujourd’hui mercredi, c’est chose du passé. J’ai hâte de recommencer d’autres choses. Nous en avons beaucoup en chantier. Ce soir à 6 heures on m’a fait voir le film qui fut fait à Pessac. C’est amusant. Peut-être passera-t-il en actualité à Vevey. mais tu l’ignoreras.Ton grand dadais d’architecte y est représenté sous toutes ses faces au milieu des maisons. Et un coup d’objectif en [panache] éventail déroule pour finir un véritable panorama de Pessac. J’avais invité Albert 6 qui en fut, je crois, bien content. Si le petit papa eût été là encore, aurais-je eu l’idée de vous dire de venir, tous deux? Je ne crois pas, car ces histoires-là surgissent et passent comme des météores. Çà fait une date, çà laisse une date. Et on oublie de préparer ces jours. Frugès t’a écrit quelques mots au dos d’une carte incluse. Et le ministre a signé pour toi la seconde. Voilà, voilà de la narration. C’est pour que tu aies aussi ta petite fête, bonne maman si architecte dans l’âme, toi qui es la seule ayant su jusqu’ici habiter une maison Corbusier. J’étais hier soir chez Colette 7 qui veut vendre son hôtel pour habiter une [mai] «Corbusièrie» (ainsi qu’elle dit), le fond de la question étant de supprimer une part de ses domestiques qui sont des vampires. Femme fort captivante, aux yeux magni-
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Portrait d’Yvonne Gallis, épouse de Le Corbusier ( non daté ) Portrait de Marie Charlotte Amélie Jeanneret-Perret, mère de Le Corbusier ( non daté )
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fiques et [peinte] à bloc, et garçon; elle sait admirablement et comme une chatte, meubler une maison qui est un étui plein de douceurs. J’écrirai à Marguerite 8 dont j’ai reçu une lettre gentille. Pour m’éviter des renarrations fais, je te prie, état de cette lettre. Pour finir, Marcel Levaillant 9 m’écrit qu’il t’a invitée pour jeudi. N’hésite pas à y aller. Marcel est un bon cœur et tu lui feras un vif plaisir Au revoir petite Maman. Porte sur la tombe de papa le souvenir bien tendre de son fils. Edouard. 1 2 3 4 5 6 7 8 9
Visite, le 20 mai 1926, sous la présidence d’Anatole de Monzie, ministre de l’Instruction publique, du chantier des « Quartiers modernes Frugès » à Pessac en Gironde. Henri Frugès ‘ Notices sur les destinataires. Sic ‘ note 1 lettre du 26.10.1923 à Eugène Freyssinet Pierre Jeanneret, cousin et architecte associé de Le Corbusier ‘ Notices sur les destinataires. Albert Jeanneret frère de Le Corbusier ‘ Notices sur les destinataires. Colette Sidonie Gabrielle (1873 –1954 ), l’auteur du Blé en herbe (1923 ). Probablement une cousine de Le Corbusier ‘ la lettre du 18. 09.1940 à Yvonne Gallis. Marcel Levaillant (1890–1972 ), ami de Le Corbusier ‘ Notices sur les destinataires.
61 | Lettre du 11 janvier 1926 à Yvonne Gallis
Lundi 11 janvier 1926
Mon petit Vonvon. Mon papa est mort à côté de moi, tranquillement sans un mot. Toute la journée de Dimanche il fut avec nous, disant les choses essentielles. J’ai un véritable gros chagrin. Mon père est beau. Il a été l’homme qu’on reconnaissait à son écriture: limpide, pur, élevé, désintéressé. Au revoir, mon petit vonvon. Je rentre avec ma mère et Albert et sa femme jeudi matin J’écris à Pierre à ce sujet. Baisers de ton dd.
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62 | Lettre du 18 janvier 1926 à William Ritter et Janko Czadra
18 janvier 1926
Chers amis Oui, mon père est mort.Vous saviez combien, tous quatre, nous étions tendrement unis; les deux fils et leurs parents s’aimaient et s’estimaient et il n’y avait eu jamais aucune ombre. Au contraire, à ce moment où nous, les jeunes nous avons pu renverser quelque peu les rôles, et apporter à nos parents des avis [utiles] et quelques faits utiles, une douceur plus grande était survenue dans nos rapports. La maison avait pris le sens doux qu’elle eut lorsque nous étions petits. Cette maison actuelle par des circonstances particulières, était un [sit] lieu de bien-être et une thérapeutique du cœur. Aussi, mon cher père est-il mort dans [des circ] une paix parfaite. Depuis deux mois que sa [mort] fin était certaine, il s’était établi dans la petite maison du lac comme une grande musique entre le paysage altier et le drame qui s’accomplissait irrévocablement.Vous ne savez peut être pas que j’ai construit à quatre mètres du lac une maison qui est comme un wagon, avec sa fenêtre de onze mètres de long, tout d’une venue et ouverte sur l’eau, et les montagnes au fond. [En h] A cette saison, le site déroule ses péripéties et une [la] majesté polaire imprègne l’âme de douceur et de repos. [En] Connaissez-vous assez mon père pour savoir combien il s’était jour après jour identifié à la sérénité de ce site ? Sur sa dépouille mortelle, le mot fut unique: c’était un homme de paix. De son silence, de sa méditation toujours cachée en son profond, émanait toutefois, agissant sur tous, (et si fort sur les humbles ) une force irradiante. Mort, les mains sur sa poitrine, dans son suaire blanc, ce n’était plus M r Jeanneret; c’était un réformateur, un homme de ces grands siècles de pensée téméraire. Mon père, timide, était un audacieux. Devant son jugement si doucement mais fermement formulé, tous, ses innombrables amis, avaient été arrêtés net: c’était la vérité. Il n’y avait la dessous aucun intérêt; mon père était clair, sentait clair, pensait clair. Il a toujours rêvé de palmiers et de soleil et de maisons lisses et simples; lorsque ses traits furent décharnés, la silhouette de son visage s’accidenta [avec] d’un profil aigu: on eût dit d’un Arabe; du moins, cette forme de crâne et ce nez où tout est profil et écriture [claire] pure. Une page de son écriture est très semblable aux vôtres: on sentait l’homme soigneux pour lequel les mots avaient des significations fixes. A douze ans il avait quitté l’école. Mais je ne l’ai jamais vu que [face ou] dans la nature ou face à elle. Ou alors accoudé sur ses atlas, ses livres d’histoire et de géographie. Il ne disait jamais rien, mais apprenait.
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Dans les dernières années, nous nous étions beaucoup rapprochés. Il avait une passion cachée, pour ce que j’entreprenais et il accumula presque des haines parce que je n’aboutissais pas. Toujours il parlait des jeunes et leur souhaitait bonne chance. Les derniers jours, ma mère et lui savaient qu’il allait mourir. Ils se le disaient avec une grande fermeté. Ma mère a été admirable. Elle si violente et passionnée, cette mort l’a rendue douce et souriante, avec comme une âme d’enfant recommençant avec timidité une nouvelle vie. Nous sommes arrivés le dernier jour, dimanche. Quelle joie pour mon père. Pendant ces douze heures, il parla et ne dit que les choses essentielles; à sept heures le soir, il nous appela disant: c’est fini. Je vais mourir. Aimez-vous les uns les autres. Aidez-vous les uns aux autres. Restez fidèles les uns aux autres ... Puis le médecin lui ayant fait sa première et dernière piqûre, il s’endormit, et ne se réveilla plus. Je couchais à côté de lui. A quatre heure de la nuit, ne l’entendant plus respirer j’allumai et vis qu’il était mort, une main repliée sur la poitrine l’autre sous l’oreille droite; tranquille, doux, sans agonie. Je l’ai dessiné au mieux de mes forces à cette heure de nuit. Puis j’ai dessiné de nouveau le lendemain et le surlendemain. Si vous saviez quelle douce joie j’ai éprouvé à être ainsi près de lui. Vous l’avez dit: à ces tournants on passe à un autre échelon, on devient le conseiller de sa mère, on n’a plus le droit de rester un gamin. On sent la vocation d’être fils. Et je deviens en quelque sorte le protecteur de ma mère, comme son papa, – sentiment bien doux. Quelle [joie] bonheur d’avoir eu un père et une mère qu’on peut en quelque sorte idéaliser; dont on peut faire un résumé et en constituer des règles pour sa vie. Dont on sent que depuis le jour des premières responsabilités, ils vous ont dicté votre voie. On poursuit une tradition qu’ils ont établie. Ligne de conduite. Notre vie a un sens. Chers amis, vous êtes les seuls à qui j’écrive ainsi avec des histoires sur mon papa, y mettant de la tendresse et de la fierté. C’est parce que vous êtes de grands amis. Vous voyez bien que je sais vous retrouver. Je pense à vous avec gratitude. Au Landeron 1 se sont affermies des certitudes et qui sait si je ne vous dois pas beaucoup? La qualité d’esprit de mon père vous eût ravi. Il savait un tas de choses, devinées et perçues par le jugement, l’appréciation. Autodidacte sur toute la ligne. Où il fallait le saisir, c’était à la conclusion, [qu] lorsqu’il donnait son avis. [Je] On s’apercevait alors qu’il savait. Audacieux, libertaire, tout ce qu’on voudra, mais si poli, si amoureux de politesse, et ayant le sens de la valeur des traditions. Au fait, savezvous qu’à bien fermer les yeux pour ne pas voir, et se laissant aller à imaginer, on
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devient fier d’être des montagnes neuchateloises. Quand la distance est assez grande, l’oubli assez consommé, on construit alors un type. J’ai cette faiblesse de vouloir me rattacher à quelque chose, car j’aimerais mieux que mes idées fussent une conséquence plutôt que ma propriété exclusive et personnelle. Ma mère est à Paris chez Albert. Bissone? Combien déjà j’aurais aimé venir! Qui sait cet été? Je vous dis toute mon affection Ch. E. Jeanneret Inclus l’autographe pour le Monsieur Tchèque, format réglementaire. Très honoré! 1
Après avoir vécu à Munich puis à Monruz, W. Ritter s’est fixé au Landeron, au dessus du lac de Bienne, où Charles-Édouard Jeanneret venait lui faire visite ‘ Notices sur les destinataires.
63 | Lettre du 31 mars 1926 à Yvonne Gallis
Mademoiselle YVONNE ( Jeanne Victorine ) Gallis | 20 rue Jacob 31 mars 1926
Petit Vonvon.
Pour tes Pâques, je t’ouvre un compte en banque qui sera géré par Montmollin 1. Ces valeurs qui y seront déposées t’appartiennent, mais tu ne pourras les toucher que d’accord avec Montmollin. Je ne veux pas que tu puisses dépenser cet argent et pour cela, Montmollin est chargé de maintenir ce compte en titres et non en espèces. Il faut que tu aies ainsi quelque chose à toi, de disponible, le jour où il pourrait m’arriver «quelque chose» (On ne peut pas connaître le lendemain). J’aurai plaisir à verser de temps à autre quelque chose sur ce compte, pour l’augmenter petit à petit. Tu vas mettre ta signature sur chacun de ces trois petits papiers. Montmollin pourra me remplacer et tu le verras au Crédit Commercial de France, Avenue des Champs Elysées (entrée par la rue Bassano) (téléphone Elysée 67 20). Il est averti que les valeurs de ce compte ne peuvent pas servir à t’acheter des fanfreluches, mais à t’être utiles, vraiment utiles, au jour voulu.
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Projet du Palais des Nations à Genève ( 1926 –1931 ). Perspective Villa La Roche. L’un des projets initiaux ( mai 1923 )
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Je verse dans ce compte aujourd’hui, Deux mille cinq cents francs et j’espère bien pouvoir continuer tout doucement Tu dois conserver avec soin cette lettre.Voilà pour tes Pâques. Ton D D Ch.E. Jeanneret 1
Jean Pierre de Montmollin
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Notices sur les destinataires.
64 | Lettre du 17 mars 1927 à sa mère
17 Mars 1927
Ma bonne petite maman. jeudi soir.Ta petite photo, si vivante est en face de moi. Il semble que je te parle. Hier, conférence à la Bourse du Travail.Très bien passée, pleine forme; maintenant, ces sortes de joutes sont presque un jeu et je me sens un heureux d’ignorer totalement le trac. Auditoire de quatre cents – cinq cents personnes, venues on ne sait d’où; beaucoup de jeunes. J’avais fait cent invitations à [de] cent personnes qui me connaissent bien et qu’un tel sujet devait intéresser. Il n’en est pas venu cinq. Ce qui prouve combien Paris est difficile à remuer: les gens en ont assez, en fin de journée. Ce qui encourage c’est de voir cinq cents personnes étrangères, venues on ne sait d’où. La petite maison clôturait une série de projections préliminaires et des applaudissements généraux soulignèrent cette partie non théorique de notre travail. Les élèves de l’atelier Aug. Perret étaient là. Et Auguste fut sévèrement ramassé, pour finir avec Pessac dans l’estomac. Dans la salle fut distribué le tract inclus comportant le «Plan Voisin» de Paris 1. Voilà donc distillé le venin qui petit à petit va façonner l’opinion. Ce plan qui, aujourd’hui, est entre les mains de gens multiples sera une pomme, non de discorde, mais de discussions. Et c’est ainsi que naissent petit à petit les mouvements d’opinion. J’étais l’autre jour reçu par l’un des deux chefs du parti fasciste. Arthuys 2. Reçu à bras ouverts, avec pleine cordialité. Et hier on me remettait un fascicule fasciste de soixante pages se terminant par un chapitre sur le centre de Paris – sur le mien – avec des étapes inutiles à rejeter, et tout bonnement la proposition de me nommer Ministre de l’urbanisme et de [to] l’habitation. Bref. Tu penses bien que de politique je ne me mêlerai pas. Ce qui me sauve de toute précipitation ridicule ou dangereuse, ce sont mes tableaux du matin, une peinture
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du matin, où le tête à tête est complet, la difficulté totale, foncière, écrasante. Alors ainsi, une demie journée durant, je me fous de tous et du monde et je reste à creuser un problème dont la solution n’existe pas, puisqu’elle fuit à chaque pas en avant. A Stuttgart, c’est une photo d’intérieur de La Roche 3 qui va servir d’affiche de propagande. Peut-être la verras-tu à Vevey: die Wohnung 1927. Cette étude nous aura donné du mal! Cette lettre probablement te rejoindra à Genève. Là tu entendras parler des 12 kilomètres de plans du P.d.N. 4 Maintenant, ici, pour nous cette affaire est enterrée, lointaine déjà; on n’y pense que fort rétrospectivement et sans passion aucune, et le résultat sera ce qu’il sera: nous sommes impassibles, – dans les deux sens. Dans ta lettre à Albert tu disais avoir téléphoné à Colombo, lequel devait te donner des nouvelles proches. Moi, je n’ai rien reçu. J’écrirai demain directement à Colombo. Renseigne moi de ton coté. Tu pars donc à Genève. C’est bientôt. La saison est froide. Prends garde, n’estce-pas? Salue beaucoup les amis Dubois et aussi la mère de Pierre 5. Pierre lui est un être très renfermé en dehors des questions qui font notre contact obligé. Jamais un mot de sa famille ni de ses sentiments intimes. C’est pour cela que je n’en sais pas long. Du reste je le crois absorbé entièrement dans son travail auquel il se consacre totalement jusque tard dans la nuit, et ce, avec beaucoup de capacité, d’énergie, de suite et de passion véritable. Pierre est une très belle nature d’artiste et il est certain que je ne pouvais rêver plus agréable et plus capable collaborateur. Nous avons actuellement au bureau quatre volontaires, trois du poly, dont deux rescapés du P.d.N et un nouveau arrivé cette semaine. En plus la sœur de Lotti 6, Ingrid qui a d’excellentes qualités d’architecte et est sans façons et tranquille dans son coin avec nos Staupfifers, semblant se sentir parfaitement à l’aise. Esprit de famille, bureau tout ce qu’il y a de sympathique; et c’est vraiment un bienfait que cette atmosphère de confiance réciproque et cet optimisme juvénile, chez tous. Dis moi un peu tes programmes d’absence, car, je pourrais bien un jour faire un saut pour te voir deux jours et profiter de ce passage pour mettre au point la tombe du petit papa. Remercie de notre part, Mell Nuss 7, pour ce qu’elle fait de gentil pour toi. Elle t’apporte ses enthousiasmes, mais toi, tu es d’une compagnie bien réconfortante pour les jeunes. Car je me souviens de l’impression profonde que me firent des hommes que je jugeais très importants et qui avaient conservé malgré leur cheveux blancs, une créance en la vie, une puissance d’action désintéressée. Les jeunes, ne trouvent chez leurs contemporains que des rivaux tout aussi bouleversés par l’antagonisme du milieu ambiant. Et des points solides comme toi, dans ce milieu ambiant, sont comme des rochers de bon port. Çà compte.
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Au revoir ma petite maman, bonne santé, beau voyage, amitiés à Bessie, ta camarade idéalisée. Et écris toutes mes affections à tante Pauline. ton Ed. 1
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Plan d’urbanisme pour le centre de Paris, élaboré en 1925 et présenté la même année dans le pavillon de l’Esprit nouveau à l’occasion de l’Exposition des arts décoratifs. Gabriel Voisin industriel de l’aviation, puis de l’automobile, a participé au financement du pavillon de l’Esprit nouveau et Le Corbusier lui a rendu hommage en donnant son nom à ce plan. Jacques Arthuys (1894–1943 ), participera, sous l’occupation de la France, à la création du mouvement Organisation civile et militaire de la Résistance. Villa La Roche, construite à Auteuil, en 1923–1925, pour le banquier suisse Raoul La Roche collectionneur d’œuvres d’art moderne et l’un des premiers acheteurs de tableaux de Charles-Édouard Jeanneret. Raoul La Roche léguera sa villa à Le Corbusier pour qu’y soit installée la Fondation Le Corbusier ‘ Notices sur les destinataires. Palais des nations. La Société des Nations a lancé en 1924 un concours international d’architecture destiné à abriter son siège à Genève. Le jury, constitué par des architectes désignés par un certain nombre de gouvernements, eut à examiner 377 projets. D’abord retenu, celui de Le Corbusier et Pierre Jeanneret a finalement été écarté en raison de la technique de rendu des documents qui étaient des tirages et non des originaux. Pierre Jeanneret, cousin et architecte associé de Le Corbusier ‘ Notices sur les destinataires. Lotti Raaf, épouse d’Albert Jeanneret. Bertha Nuss, relation de voisinage de la mère de Le Corbusier, chez laquelle celle-ci a pris pension à certaines époques.
65 | Lettre du 2 avril 1927 à Sigfried Giedion
Mr GIEDION | Zurich | 2 avril 1927
Cher Monsieur, J’ai reçu le Ciceron Heft 6 et aussi le Zuricher Zeitung avec votre article sur la S.d.N. Merci bien vivement de votre sympathie. Laissez-moi vous faire un compliment: vous êtes très intelligent dans vos [conditions sur l’art] considérations sur l’architecture.Vous savez extraire l’essence des choses, les lignes vitales, les causes motrices. Alors que tant d’autres se bataillent sur des questions verbeuses, vous avez dans le Ciceron marqué des points solides. Moi, je sais bien ce qu’intuitivement et raisonnablement, j’ai apporté dans l’architecture nouvelle. Mais il est rare de trouver quelqu’un qui comme vous, a désigné clairement les acquits révolutionnaires qui nous mettent en face d’un nouveau fait architectural. Ici à Paris, il y a Badovici 1 qui lui aussi a un sens d’appréciation aiguisé.
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Votre article sur la S.d.N. est certainement une conséquence de ma dernière lettre hâtive. Il est bien que la Suisse qui hospitalisera le Palais fasse entendre qu’elle ne désire pas une réédition du Palais de la Haye. Si cette voix s’enflait dans la presse de Zurich, de Genève et de Berne pendant les trois semaines qui suivent et qui serviront aux débats du jury, il se pourrait que les Académiques perdent du terrain et que des œuvres d’optimisme, d’action, de santé puissent prendre le dessus et décider (comme vous le disiez si justement) d’une partie du sort (moral) de la S.d.N. Je suis comme vous: je vois dans cette affaire une question de signe + ou –, de hier ou de demain, de vie active ou de dépérissement. Dites-moi un peu ce que vous avez peut-être fait dans ce sens. J’en serais bien intéressé. Croyez cher Monsieur, a mon meilleur souvenir Ch. E. Jeanneret Chopard (Terner et Chopard) 2 m’écrit qu’il s’efforce de m’obtenir à Zurich au bord du lac la commande d’une grande Banque. N’est-ce pas votre attente? Vous auriez plaisir à construire.
P.S.
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Jean Badovici, architecte ami de Le Corbusier ‘ Notices sur les destinataires. Bureau d’études techniques suisse installé à Zurich, auquel Charles-Edouard Jeanneret – Le Corbusier a fait appel pour le calcul des structures de béton armé de la Villa Schwob (1916 ).
66 | Lettre du 3 mai 1927 à sa mère
3 mai 1927
Ma chère petite maman. Je pense que la tombe de papa va être achevée. Ne t’étonne pas – à ton habitude – de l’allure inédite qu’elle pourra avoir. Elle est composée pour recevoir des fleurs, et voici comment: dans la partie du milieu A un grand carré à remplir de géraniums serrés et hauts. En d’autres endroits, B, C, D etc, au croisement des joints, j’ai fait réserver les poches de terre dans lesquelles tu planteras, ici un petit pavot blanc ou jaune, là une pensée des Alpes, là une androsace ou toute petite plante ou mousse, modeste et timide, charmante petite fleur que papa aimait.
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fl 66 |
Lettre du 3 mai 1927 à sa mère avec un dessin du projet de la tombe du père ( page 1 ).
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La tombe ainsi fleuri sera jolie, je suis certain. Contrairement à ce que je t’écrivais, la décision du P.d.N. 1 n’est pas encore intervenue. Il doit y avoir un désaccord terrible entre les deux camps: académisme et moderne. Et ce doit être très grave. Je ne prévois pas une arrivée proche au Léman car je dois partir incessamment à Bordeaux et je suis un peu écœuré par les récents voyages. Bien entendu que celui du Léman a un but autrement charmeur. Or, comme j’irai à Genève voir l’Exposition du P.d.N., je réserverai les jours utiles à ma petite maman et je liquiderai le compte Colombo. En hâte, du bureau, affection de ton Ed. Ch.E. Jeanneret 1
Palais des Nations
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note 4 lettre du 17. 03.1927 à sa mère.
67 | Lettre du 4 mai 1927 à Georges Aubert
GEORGES AUBERT | LAUSANNE | 4 mai 1927
Mon cher Georges. Par la Gazette de Lausanne et par une lettre circulaire que ma mère m’a transmise, j’ai appris que des sympathies s’étaient groupées autour de toi et que tu pouvais dès lors faire ton travail avec tous les honneurs de la guerre. J’en suis bien réjoui pour toi et ta femme qui avez été vaillants et fidèles pendant de longues années ingrates. Il semble même que la situation se présente sous un jour tout particulièrement favorable. Très heureux de te savoir en compagnie de Bosshard qui doit être un excellent garçon. La Gazette fait usage de mon nom, sans que j’aie été au courant de rien. Mais je suis très heureux si mon nom peut t’aider à gonfler un peu ta voile et je ne suis aucunement vexé d’avoir eu ainsi la carte forcée. [Le] C’est là une satisfaction d’amitié à laquelle je ne voudrais pas me dérober. Par contre je suis [trs] beaucoup moins rassuré de te savoir un acolyte parisien peintre au sujet duquel je fais quant à moi, toutes réserves. Charmant garçon, bien entendu charmant! Mais j’ai horreur de la fausseté, de la lâcheté, du léchage de c. et du piratage systématique dans les plates bandes d’autrui. Piratage et goujaterie. Toi tu es un solide et un honnête. Je suis attristé de savoir dans ta cargaison un bacille [inq] d’une autre sorte. Un homme averti en vaut deux. C’est la seule raison de la note discordante que j’apporte ici dans ta symphonie gaie.
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Toi qui as aimé l’Esprit Nouveau et as compris que j’y ai porté un soin, une obstination enragée dans des moments bien graves, tu me pardonneras cette ruade contre le [fa] bacille profitard. J’ai [vu] été voir Léjer récemment pour ton film. Il n’a rien pu m’indiquer. J’ai convoqué ici le jeune homme de Baronall. Il est plein d’estime pour ton travail, mais n’envisage rien de bien précis. Tout çà est peu mur ici en France. Je verrai encore Mallet-Stevens 1 après quoi je ne pourrai plus rien. Donne moi à l’occasion de tes nouvelles. Je viendrai au Léman à l’occasion de l’Expo à Genève des plans du Palais des Nations 2. J’espère te rencontrer alors. Où en est le Palais des Nations? La décision est imminente. J’y ai pris part (au concours) Mes amitiés à ta femme, à tes héritiers à la belle maman et à tes parents et à toi mon fidèle souvenir. Ch.E. Jeanneret 1 2
Robert Mallet-Stevens, architecte français note 4 lettre du 17. 03.1927 à sa mère.
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Notices sur les destinataires.
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68 | Lettre du 8 mai 1927 à sa mère
le 8 mai 1927
Ma chère petite maman. Voilà l’événement consommé! Tu as su probablement avant nous le sort qui nous était fait à la S.d.N. 1 Nous, nous n’avons pu que le lendemain, apprécier la part qui nous est réservée. Et enfin hier, une lettre de Moser 2, me donnait des détails complets. Si bien que tout compte fait, notre situation est la plus brillante qui se puisse rêver, et l’avenir, eh bien l’avenir peut nous appartenir. Il s’agit de faire un travail utile pendant ces semaines-ci. J’ai écrit à Moser, lui proposant d’aller le voir à Zurich dès sa réponse. Ce serait donc vers le milieu de cette semaine. Or tu m’as écrit que tu serais à Genève. Ne dérange pas tes projets pour moi. Tu as besoin de repos et de distraction. Je passerai à Vevey voir la tombe de papa et je reviendrai par Genève où je te verrai. Mais si tu préfères un autre itinéraire, je suis à tes ordres et fixe moi sans retard. Ici on se croirait en train de marier sa fille: des télégrammes arrivent abondants, des lettres à tous les courriers. La presse française a fait un succès à ce concours et
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nous sommes parmi les quatre qui ont assuré à la France, la victoire de ce concours. Nous sommes même les seuls modernes, les autres étant de notoires académiciens. Si bien que le terrain est plus net que jamais: académisme ou modernisme? Nous avons des armes. Spontanément l’Intransigeant envoyait samedi matin un reporter pour faire un article circonstancié et opposer le moderne aux routines. [Je ne] Ici se mesure la situation internationale que j’ai prise en architecture. De toutes parts la victoire Corbu est considérée comme la victoire du moderne et ce ne sont pas les autres modernes primés qui existent dans l’opinion. Le brave Moser terminait sa lettre par ceci: «Et la petite mère, qu’est-ce qu’elle en dira?» Ici à Paris c’est un évènement capital dans le monde de l’architecture. On me refusait de savoir faire autre chose que des «machines à habiter-».Voilà la preuve faite, du contraire. Les plus grands ici, y ont pris part. Perret 3 et Tony Garnier 4 ont complètement échoué. Perret doit avoir la plus profonde amertume. Je le plains, c’est un choc terrible et d’autant plus qu’il est orgueilleux et sans grand cœur. Les gens sentencieux diraient que c’est une punition. Dire, qu’en tant que membre du jury (vice-président) en 1925, il s’est opposé à notre Grand Prix en affirmant que ce que nous faisions n’était pas de l’architecture! De tout cela nous reparlerons de vive voix. Albert l’autre soir était tout épaté. Moi je gardais le calme le plus déconcertant, jugeant même aux premières nouvelles que c’était une manifestation d’impuissance du jury. A vrai dire, je savais que nous devions sortir, car nous avions un plan bien fait, extrêmement bien fait, et je suis à peu près persuadé qu’aucun concurrent n’avait fait l’étude si sérieuse. Je n’arrive pas à séparer ces évènements de la pensée du petit papa. Quelle joie intérieure, rentrée, il aurait eu! Il aurait tout de même dit: Oui, mais Mais. Ce «Mais» qui témoignait qu’il craignait les retours, les surprises de la route. Mais il n’y a pas de mais, ici, et le papa aurait été profondément joyeux. Tu as écrit en termes émouvants à Pierre 5 qui t’en a la plus grande reconnaissance. Son père aussi aurait été fier. En un coup, Pierre est sur le haut tremplin, et ce, dans sa ville natale. Il ne s’en trouble point, heureusement, étant par dessus tout un homme rêvant de perfection par conséquent à demain. J’ai envoyé un Excelsior à la bonne tante Pauline 6. Je te le répète: on marie sa fille! Ces évènements ont quelque chose de piquant: c’est qu’on attend une nouvelle qui tarde, et si elle est bonne, c’est quelque chose de très gros qui se produit. On peut admettre que c’est une page tournée et un cycle nouveau qui commence. As-tu fleuri la tombe de papa? Et cette tombe est-elle quelque chose qui convienne au souvenir que nous avons de lui? Pauvre petite maman, je pense bien que ces évènements [bi] t’ont reporté bien près du disparu et que beaucoup de larmes ont accompagné ta joie. Pendant qu’Albert 7 et Lotti 8 étaient chez toi, j’ai eu les pires appréhensions à ton sujet: j’ai eu des cauchemars et pendant une bonne
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semaine, une angoisse indéfinie dans sa forme mais bien précise quand à toi.Ta lettre m’a été un soulagement très grand. Mercredi dernier, nous avons dîné sur toit d’Albert avec toute sa famille. Ce fut délicieux. C’est la première fois que nous passions une veillée pleine depuis le coucher du soleil. Confirmation que le toit terrasse est un évènement architectural capital. Albert est un veinard. Je te le répète sur tous les tons. J’espère que tu en es convaincue. Son école, m’a-t-il dit marche bien maintenant. Il fallait laisser le temps agir. Au revoir, petite maman. Mes souvenirs à la petite camarade Bessie 9. A toi toute mon affection. Ed 1 2
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Société des Nations ‘ note 4 lettre du 17. 03.1927 à sa mère. Karl Moser – 1860–1936 – architecte suisse, professeur. Premier président des C. I. A.M. en 1928. ‘ note 2 lettre du 19. 06.1928. Membre du jury du concours international lancé en 1924 par la Société des Nations en vue de la construction de son siège à Genève. Karl Moser s’est efforcé de soutenir le projet Le Corbusier – Pierre Jeanneret. Auguste Perret ‘ Notices sur les destinataires. ‘ annexe Notices sur les destinataires. Pierre Jeanneret, cousin et architecte associé de Le Corbusier ‘ Notices sur les destinataires. ‘ note 2 lettre du 14. 09.1907 à sa mère et son père. Albert Jeanneret frère de Le Corbusier ‘ Notices sur les destinataires. ‘ note 6 lettre du 17. 03.1927 à sa mère. Chienne de la mère de Le Corbusier ‘ lettre à celle-ci du 1er septembre 1931.
69 | Lettre du 19 septembre 1927 à Marcel Levaillant
Corseaux le 19 sept 1927
Mon cher Marcel Enfin, – tout arrive – tes cinquante aquarelles de music hall 1 sont ici chez ma mère. Or, comme j’ai la sainte terreur des postes, paquets et risques diaboliques, je les laisse ici, pensant qu’à prochaine occasion tu les viendras prendre. Et ma mère sera ravie de te revoir. Ces aquarelles ont une année d’âge. On m’a dit que j’étais un criminel de les vendre. Ceci te flattera, heureux propriétaire. Je joins à la liasse un mode d’emploi. Pas de blague! Il ne s’agit pas d’encadrer ces navets. Çà ne vaut que vu rapidement, en cinéma. Je compte sur toi.
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Je suis ici pour trois – quatre jours encore. Qui sait si ton étoile ne te conduira pas ici ces jours. Je le souhaite. Au revoir, mon cher et amitiés à toi et à tout le monde. Ch.E.Jeanneret 1
Music-hall ou Le quand même des illusions, suite de cinquante aquarelles peintes en 1926 par Le Corbusier pour son ami Marcel Levaillant. Elles ont été dispersées lors d’une vente à Genève en 1972.
70 | Lettre de 1928 à sa mère
jeudi soir
Ma chère petite maman Je conçois pleinement ta déception de ne point venir à Paris. Mais je crois bien qu’au contraire tu y viendras, je ne sais exactement quand, car je ne sais quand est Pâques. Merci de tes paroles pleines de fermeté au sujet du P.d.N. Chez moi nulle dépression, mais au contraire un certain soulagement d’écolier se préparant à l’école buissonnière. Car lorsque j’ai mené la lutte pour le Palais, je savais que si d’aventures nous réussissions, ce serait une misère de batailles successives et pénibles avec un client hostile et un confrère abêti par son institut. J’ai donc devant moi, comme des vacances. Mais par contre j’ai une sacrée colère contre les salauds qui ont fait ou laissé faire et je suis profondément indigné, perturbé, par les désirs de justice aveuglants au moyen desquels on a pu apprêter la comédie. Çà, je ne l’avale pas. Et si je songe au problème lui-même, si beau, si je vois, comme ce soir par ex, les photos du terrain si beau, alors j’ai de nouveau encore des soubresauts d’indignation, des imprécations contre cette coalition vaste qui nous a écrasés avec des armes n’ayant rien à faire avec l’architecture. Rien à faire avec l’architecture. Tout le drame est là-dedans. J’ai fini mon livre: Une maison Un palais 1 et l’ai porté hier à l’éditeur. Ce livre, plein d’architecture, constituera aussi notre message du Palais, et à sa parution en Octobre, lorsque les plans de mes confrères seront terminés, ce livre éclatera. Notre palais, hélas, n’existera que sur papier. Mais il sera expliqué, et motivé. Et puis, en fin, un peu de cette histoire honteuse.
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L’opinion du reste demeure éveillée. Partout des articles de blâme. Notre requête, modèle du genre, n’est lue que maintenant. Le conseil l’a-t-il reçue? Je suis persuadé que non. Motta 2 s’est conduit comme un lâche. Genève avait créé contre nous une atmosphère. Ils avaient peur que la S.d.N. n’allât à Vienne. Notre rôle s’est agrandi, jusqu’à la fin. Cette fin n’est peut-être pas la fin. Une œuvre si majestueuse ne me semble pas pouvoir s’élever sur tant de crapuleries devenues de notoriété publique. Je n’attends pas du ciel une vengeance immédiate. Mais on peut [mêm] admettre que la mesure a été si forcée, que le mal retombera sur lui même. Ces gens qui font le Palais, sont des bateleurs, gens d’affaires frottés d’Académie. Où est l’esprit vif, élevé, désintéressé, passionné qui puisse réaliser cette tâche par un amour intense de l’architecture? Ces gens sont des «architectes» dans le sens affreux du mot. Et déjà ils se battent entre eux. Le moment n’était pas là. On ne nous voulait pas! On nous avait en haine parce que nous nous étions hissés au premier plan. Pauvre petite maman, j’ânonne. Je suis, et c’est forcé «dans mon sujet». Ne te désole pas, je ferai un saut peut être là-bas. Mais je ne sais encore [tant] quand. Et ne m’envie pas d’avoir à voyager. affection de ton Edouard. 1 2
Publié en 1928 à la suite de l’échec du projet pour la Société des Nations – Editions Crès – Collection de L’Esprit nouveau. Giuseppe Motta, Conseiller fédéral suisse.
71 | Lettre du 15 janvier 1928 à Piero Bottoni
Mr PIERO BOTTONI | architecte ing. | 77 viale Regina Margherita | MILAN| 15 janvier 1928
Monsieur. J’ai bien reçu votre lettre du 12 décembre et ses annexes. Je n’ai pas trouvé jusqu’ici le temps d’y répondre. L’ordre des recherches sur la polychromie qui vous occupent, est des plus intéressants. Depuis la création d’un plan moderne, permis par la disparition des murs portants, et provoqué par une disposition tout à fait neuve des [pot] locaux, l’impossibilité où l’on était de maintenir la tradition de la «chambre bleue», de la
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«chambre rose» etc, avait conduit à des recherches spécifiques de polychromie intérieure basées sur la valeur propre des couleurs. Et tout un système neuf de la couleur se propose. Voici plusieurs années que j’y ai été conduit par la fatalité du plan nouveau. De l’instant où la construction de groupes importants de maisons reportait au dehors les mêmes problèmes qu’au dedans, c-à-d, lorsque cinquante ou cent maisons créaient entre elles des espaces qui étaient comme des chambres extérieures, dont les murs étaient formés des façades des diverses maisons, le même problème se posait, posé sur les mêmes bases: au lieu d’admettre l’uniformité blanche de toutes les maisons, on pouvait se sentir tenu de faire appel à la couleur pour modifier ces espaces (Chambres extérieures) de façon à poursuivre par la couleur, les effets de l’ordonnance pour créer, par ce moyen, des espaces plus vastes et fixer clairement les intentions de la composition. Nous l’avons fait en 1925–26 à Pessac – Bordeaux 1, où la polychromie extérieure, traitée avec une rigueur précise est venue constituer un apport prodigieusement éloquent à l’architecture moderne. Des façades peintes en Terre de Sienne brûlée pure, ont fixé des points solides aux endroits utiles; des lignées de maison peintes en bleu pâle et blanc, ont éloigné très loin l’horizon. D’autres façades peintes en vert pâle ont disparu dans le paysage etc. Mais de plus, la couleur a permis d’intervenir énergiquement dans l’affirmation même du volume des maisons. Un toit (brun par ex) a constitué l’enveloppe pure d’un bâtiment, appliqué sur les parties seules qui accusaient la pureté des lignes. Les accidents dus au plan complexe, étaient peints de blanc ou de rose ou terre d’ombre pure; et ces accidents disparaissaient, s’enfonçaient derrière l’enveloppe pure ainsi dégagée. Plus encore la couleur noire a servi à détruire en certains endroits le cube écrasant de certaines maisons: une façade peinte en brun, et la façade latérale adjacente peinte en vert ou en blanc, déterminaient sur l’arête une rencontre brutale de deux couleurs et de deux valeurs qui constituent le camouflage par excellence; résultat: le cube (– c-à-d, le poids, la densité) du bâtiment était détruit et l’espace était gagné. Enfin, sur des groupes alignés de vingt maisons, placées à équidistance, nous avons doublé l’impression d’écartement des maisons, en peignant [une] alternativement les façades frontales, [bl] brun ou blanc: l’œil mesure de brun à brun ou de blanc à blanc, et le sentiment de distance est doublé. Etc. Voilà où la polychromie intervient bien utilement. Vous avez, vous, appliqué vos recherches à l’état de maisons groupées suivant le hasard qui préside à la construction des villes actuelles: rues chaotiques et votre polychromie est intervenue comme un correctif, comme un remède-; [pas] vous ne pouviez pas, dans ces circonstances, l’employer comme moyen énergique de composition architecturale.
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Mais je suis très heureux de voir que vous employez la couleur dans ses fonctions physiques, créatrices d’espace. Lorsque l’occasion se présentera à vous de l’employer à des fins symphoniques je suis bien persuadé que vos recherches et les nôtres seront de même ordre. Jusqu’ici (je ne parle pas de l’antiquité) la polychromie avait été purement accidentelle et exceptionnelle. Je crois que l’avènement d’une géométrie éloquente dans l’architecture moderne nous invitera de plus en plus à parachever par la polychromie les concepts d’espace et d’ordonnance qui sont le fait même de l’architecture. Ce que je vous dis de Pessac aurait été exprimé assez clairement dans une planche en couleur de l’Architecture vivante automne 1927 si [cette pho] les couleurs de cette planche n’étaient affreusement fausses (en particulier le vert); mais vous pourriez y saisir les intentions que j’ai essayé de vous exposer ici. Votre étude très intelligente de la couleur (basée sur une notion exacte des qualités spécifiques de la couleur) m’a beaucoup réjoui. Je vous en félicite. Veuillez croire, Monsieur, à mes sentiments les meilleurs. Ch.E. Jeanneret 1
Ensemble de 51 maisons ouvrières construites à Pessac dans la banlieue de Bordeaux, sur la commande de Henry Frugès industriel ‘ Notices sur les destinataires. Ce lotissement a constitué une expérience aux points de vue de l’habitat, de l’urbanisme, des techniques de construction. et de la polychromie des façades.
72 | Lettre du 20 janvier 1928 à sa mère
20 janvier 1928
Ma chère petite maman. Ce matin ta lettre. Je l’attendais depuis longtemps et m’étant mis en tête qu’elle arriverait, ma réponse en était retardée d’autant. Je suis pris de frénésie après ma peinture. Le matin y passe et les soirs au dessin. Et les jours passent, dévorants. Depuis mon départ de Corseaux, l’affaire P d N 1 suit une marche hors des sentiers de la colère. La réaction est forte partout. Les invectives. Mais moi, j’ai tenté de faire autre chose, en jouant sur terrain sûr. Et il se peut que cela n’aille pas mal. Il se peut que le Maréchal Lyautey (fort épris de mes initiatives) accepte d’être en tête du mouvement. Et l’affaire se déroulera cette fois-ci entre les hommes qu’elle
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concerne: «Il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, de réussir pour persévérer.» Parole forte et de circonstance. Ces jours-ci évènements petits mais gentils: mercredi inauguration de l’armée du Salut 2 par ministre Fallières (tout de l’andouille) 3 le soir je dînais chez la Princesse de Polignac en petit comité avec la Comtesse de Noailles (la poétesse) une autre dame et le Prof. Fourreau directeur de l’institut Pasteur (chimie): Salons, larbins, mais beaucoup d’esprit mesuré et poli, contact agréable. Et agréable aussi de savoir que la vieille France comprend ce que la démocratie rejette. Au Redressement Français le patron Mercier, est venu exprès pour me dire tout ce qu’il pensait de mon rapport: «je désirais voir l’homme qui a fait ce rapport». Je déjeunerai ces jours-ci avec le Maréchal Lyautey. Et l’autre jour, j’ai eu la visite d’une marquise de Dato de Madrid et d’une comtesse éblouissante venant me confirmer les conditions d’engagement pour une conférence à Madrid dans le cercle aristocratique: 6.000f pour ma peine et un voyage au pays des taureaux, en mai. Mes prédécesseurs de l’année dernière à ces conférences: Paul Valery et Paul Claudel. Il se peut que j’entreprenne Vienne Prague Varsovie. Mais combien j’aime mieux penser à Madrid et à Tolède. Ma peinture va bien cette fois-ci. J’ai trouvé le truc de la couleur propre.Voilà 10 ans que je tournais autour. L’ami Bauchant 4 est au pinacle. Diaghilef vient de lui commander un ballet. Bauchant à l’Opéra! Voici tout d’un coup son nom partout. Le bonhomme ne se rend pas compte de ce qui lui arrive. Bauchant à la suite de Picasso, Gris, Matisse, Braque, Derain: la crème. Je possède de lui quelques belles œuvres. Sous peu cet homme sera hors prix. Cette fois-ci les marchands sont dessus. Mais il me garde une grande confiance. Nous étions le 2 janvier chez son notaire là bas où il a donné la base de son acte de légataire. Morale: faire ce qu’on doit sans sourciller, ni gloire, ni blâme n’y font. Croire à ce qu’on fait, le faire bien. Le palais de Monzie 5 se termine, majestueux. Chez notre américain, nous avons dans un parc superbe fait des choses pas trop mal. Nous allons commencer des travaux pour Genève (maisons en série). Et les jours nous apportent bien assez de travail. Je devrais écrire deux bouquins commandés, mais je ne suis pas arrivé encore à mordre dessus. Ma petite maman voilà une gazette où le «je» afflue. As-tu reçu la Schweizersche Bauzeitung avec la maison? 6 As-tu reçu Schweizerische Häuser avec beaucoup d’images de la maison? On y voit même le petit papa, tout petit, avec un chapeau de paille. Si tu ne les as, je te les enverrai: Reçu avis de justice de paix de Corsier (ma présence pas nécessaire). Espérons que tout se passera normalement. Tes nouvelles sont bonnes. Albert me confirme que ton moral est admirable. Lui Albert et famille vont au mieux. J’ai l’impression que les noires années sont passées. Ma petite maman bonne nuit et affection de ton Edouard.
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Palais des Nations ‘ note 4 lettre du 17. 03.1927 à sa mère. Inauguration de l’annexe du Palais du Peuple de l’Armée du Salut 20 rue des Cordelières à Paris (13° ) construite en 1926–1927 grâce à un don de la princesse Winaretta de Polignac-Singer. La Cité de Refuge de l’Armée du Salut rue Cantagrel (13° ) sera construite entre 1929 et 1933. André Fallières – né en 1875 – Homme politique français, fils d’Armand Fallières ancien Président de la République. Ministre de l’Hygiène, de l’Assistance et de la Prévoyance de 1926 à 1928. André Bauchant, peintre ami de Le Corbusier ‘ Notices sur les destinataires. Villa Stein et de Monzie dite « des Terrasses », construite par Le Corbusier, à Garches, non loin de Paris, en 1927–1928, pour deux commanditaires : Michaël Stein et Gabrielle de Monzie. Il s’agit de la maison construite par Le Corbusier pour ses parents, en 1924, sur la rive Nord du lac Léman, souvent appelée « La petite maison » et parfois « Le Lac ». Après la mort de Le Corbusier, elle est entrée dans le patrimoine de la Fondation Le Corbusier.
73 | Lettre du 7 février 1928 à sa mère
7 février 1928
Ma chère petite maman. Notre correspondance languit pas vrai? Albert 1 m’a dit avoir reçu une lettre de toi, mais il ne l’avait pas sur lui. Moi, j’ai l’impression de te lâcher. Et ce n’est point le cas! Seuls les jours sont des lâcheurs, le temps fuit désespérément. Je suis pris d’un enragement à travailler. Je viens de décider de couper court à la peinture pour quelque temps, jusqu’à ce que j’aie réalisé ce que j’ai par ailleurs à faire. Pénible décision! J’ai commencé mon livre Une maison – Un Palais 2. J’ai fait des articles; un courrier incessant l’après midi au bureau. Des maisons à faire. Du Japon, un japonais me demande de traduire Vers une architecture 3, il dit: «je ferai au mieux, je vous le promets au nom de Dieu.» Un leader suédois est venu me réciter ce bouquin, en disant que sa société subventionnera la traduction de ce livre qui doit être entre les mains de tous les suédois qui se respectent. Ainsi de suite. Les Anglais d’après les articles de journaux, n’avalent pas çà! Pas encore d’échos de l’Amérique. Le Président et le directeur du Redressement français,4 ont signé «d’enthousiasme-» l’appel à l’élite mondiale pour le Palais des Nations 5. Je t’enverrai un des formulaires. Frantz Jourdain 6 a déclaré: «c’est une seconde affaire Dreyfus». Un vacarme véritablement impressionnant se fait partout autour de cette affaire. Il ne s’agit plus d’individus il s’agit de l’Idée. En tous cas, la pilule passe difficilement. J’ai sorti d’un tiroir le portrait que j’avais fait de toi à Noël et je le donnerai à Albert qui vient déjeuner demain, pour son anniversaire.
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Ce garçon là a des bouffées de fatuité. Il se prend à s’admirer, en torse, à la culture physique et nous sommes obligés de le rappeler au bon ton. Son moral est incomparable à celui des années antérieures. Je suis ravi de le sentir s’épanouir de plus en plus. Allendy 7 disait toujours que ses cures sortaient leur fruit dans la suite des ans; aurait-il opéré un miracle? Le printemps vient. Ici ciel souvent bleu, air d’espoir. On est gai. Je pense que tu vois aussi sourdre autour de toi les preuves du renouveau. Ta petite maison doit être gaie, et j’espère que tu maintiens l’excellent moral que je t’ai vu à Noël. Tu as du me blâmer beaucoup de ne t’avoir écrit à l’occasion de l’anniversaire du petit papa. Mesure à cela les défaillances humaines. Tu ne me crois pas un ingrat n’est-ce-pas? Eh bien, dans l’agitation du travail, cette date a passé. Je ne crois pas que papa m’en blâme car il comprendrait. Ma vie est faite de bouffées parfois violentes. A certains jours les évènements se précipitent, affleurent, accablent. Je n’ai pas une vie dont le flux soit régulier, bien que mon train d’existence le soit. Dis-moi que tu n’as pas même eu un nuage de tristesse à cause de moi. J’ai écrit l’autre jour à tante Pauline 8. Pauvre tante, je ne la gâte pas! Je suis sans réponse d’elle, ce qui m’étonne. Porte sur la tombe de papa quelques fleurs et beaucoup de pensées de ma part. Ecris moi, lâcheuse. Pour un coup je vais [me mettre] être jaloux d’Albert. Tu sais combien je suis fier de toi et combien je te suis dans ta courageuse et victorieuse vie. Tu nous es un exemple comme le fut papa. Tu es fortes et tu nous exhortes par ton exemple viril. Ma petite maman bon baisers bonne nuit ton Ed. 1 2 3 4
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Albert Jeanneret frère de Le Corbusier ‘ Notices sur les destinataires. ‘ note 1 lettre de 1928 à sa mère. ‘ note 1 lettre du 26.10.1923 à Eugène Freyssinet. Mouvement créé en 1925 par Ernest Mercier, polytechnicien. Raoul Dautry – ‘ Notices sur les destinataires – en présidait la section urbanisme dont Le Corbusier et Lucien Romier étaient membres ‘ note 5 lettre du 28.11.1928 à sa mère. Palais des Nations ‘ note 4 lettre du 17. 03.1927 à sa mère. ‘ note 4 lettre du 22.11.1908 à Charles L’Eplattenier. Médecin, psychanalyste. ‘ note 6 lettre du 14. 09.1907 à sa mère et son père.
74 | Lettre du 19 juin 1928 à Jean Badovici
Mr BADOVICI | ROQUEBRUNE | 19 juin 1928
Cher Monsieur Badovici Guevrékian 1 me téléphone que vous êtes bien fâché au sujet du congrès de la Sarraz 2. Je vous écris en faisant appel à votre bon sens, à votre amabilité et à la philosophie que chaque homme doit tenir en réserve dans son sac. Et je suis persuadé que, fin de ma lettre, vous serez d’accord. Ce congrès? Né on ne sait comment, ni par qui? Je n’y suis intervenu que lorsque la liste des participants était établie. J’ai fait le programme. Pourquoi vous n’y êtes pas? Mais êtes-vous à Paris? Non, jamais, ou tout comme. (Preuve: voici des semaines qu’ayant besoin de documents prêtés je téléphone périodiquement chez Morancé et enfin me console parce qu’on me dit qu’on vous a écrit; résultat silence.) Alors les gens ont cherché un éditeur qui imprimerait les [travaux] décisions du congrès. Ils ont vu Zervos 3. Zervos, maintenant retenu par de grosses difficultés ne peut venir. J’ai dit: demande d’urgence à Badovici et je voulais vous écrire pour tenter de vous extraire de votre Côte d’Azur. Je n’en ai pas eu le temps. Alors quoi? Le Congrès parti de rien du tout, prend des proportions démesurées tant par les espoirs de certains que par les critiques des autres. Tout le monde engueule l’inconnu qui a fait çà, dit çà, écrit çà etc! Bref: malgré tout, les gens se décident à venir. Vous êtes l’un des plus actifs et plus [défenseur] convaincus défenseurs de l’architecture moderne. Ce congrès, bien incomplet, bien peu protocolaire, pas du tout administratif, comptera toutefois dans l’opinion. Alors, il faut venir. Si ceci peut vous être agréable, nous vous offrons une place dans notre voiture (probablement Dimanche matin 5 heures) Mais peut-être viendrez-vous par Grenoble Marseille Lausanne. En tous cas, je vous en prie soyez là. Ne boudez pas. Guévrékian fait l’impossible. Moi, débordé par mes travaux et assommé par le Congrès je me dévoue, je vous l’assure. Dévouez-vous. Ne vous fâchez pas, agissez. Faisons du positif. Venez. Vous êtes certainement l’un de ceux que j’aurai un vif plaisir à voir. Si vous ne venez pas, c’est à mon tour d’être attristé. Envoyez, s.v.p. amicalement, un télégramme, rédigé: Accepte Ch.E. Jeanneret
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Gabriel Guevrékian – 1900–1970 – Architecte installé successivement à Paris, à Téhéran, en Angleterre et aux Etats-Unis. Chef d’agence chez Mallet-Stevens de 1922 à 1926. Le premier Congrés International d’Architecture Moderne ( C.I.A.M. ), s’est tenu en 1928 au château de la Sarraz mis à la disposition des congressistes par Hélène de Mandrot sa propriétaire, ardente partisane de l’architecture moderne et notamment de Le Corbusier – ‘ Notices sur les destinataires. Il a réuni, avec un certain nombre d’hommes politiques, d’artistes et de critiques, 25 architectes venant de huit pays. Moments de débats et de confrontation des idées sur les problèmes fondamentaux de l’urbanisme et de l’architecture, les C. I. A.M. se sont périodiquement réunis dans des villes différentes. Le onzième et dernier a eu lieu en 1959. Christian Zervos – 1889–1970 – historien d’art. A créé la revue Les Cahiers d’art (1926–1960 ) qui jouera un rôle important dans la connaissance et la diffusion de l’art moderne. Il a publié en 1938 une Histoire de l’art contemporain.
75 | Lettre du 24 octobre 1928 à Yvonne Gallis
Moscou 24 octobre 1928
Petit Von. Les évènements se sont déroulés. Dimanche j’ai terminé avec mes dessinateurs le nouveau projet. 1 Tout Moscou, travaillait aussi à d’autres projets concurrents. Lundi soir j’avais à 8 heures un conseil avec Lubimov le président du Centro et ses chefs divers: Nicrassine (ancien ministre de Kerensky, Kondakov ingénieur en chef, Nachman l’[ing] architecte du centre, puis le président de la commission de bâtisse et le président des entreprises de construction. J’expliquais mon projet, étalé au mur. (avec interprète bien entendu) L’atmosphère était très favorable depuis plusieurs jours. J’avais, l’après-midi, fait parvenir à Lubimov une lettre avec mes propositions de conditions et la manière dont je pensais exécuter la suite des travaux. Et voilà, j’ai senti que le cap était doublé: mes propositions ont été étudiés nous sommes tombés d’accord. Lubimov est un rude type. Il est l’ancien préfet de Moscou. Il passe pour le grand organisateur de la Russie. De ce bâtiment il veut faire le prétexte de marquer une grande étape pour son pays. Il veut que son pays apprenne. Il a donc été entendu que j’emmènerais à Paris pour faire les plans, trois architectes jeunes qui sont [de] les étoiles d’ici. Ces trois là qui sont ceux qui m’ont accueilli à Moscou, qui sont trois chic types, dessalés et pleins de talent, sont fous de joie. Le lendemain, mardi soir, j’exposais à nouveau mon projet devant le jury. Il y avait le frère de Krassine, du grand Krassine mort [la] l’an dernier, – homme distingué qui dirige à l’hôtel de ville les constructions à bon marché. [La commission] Il
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Projet du Centrosoyus à Moscou ( 1933 ). Axonométrie
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y avait le président des ingénieurs civils, qui m’avait la semaine dernière [fait] reçu comme membre d’honneur de leur Société à l’occasion d’une causerie que j’ai improvisée chez eux (on était venu me [charger] chercher à 7 3/4 h et il avait fallu faire une causerie au pied-levé). La commission me posait quelques questions. Puis on m’annonçait à 10 heures que Lubimov m’invitait à un banquet à la grande Moskowska dans un fastueux local. J’étais à droite de Lubimov et à côté de Nikrassine qui traduisait. Cordialité, puis toasts! On porte le toast au bâtiment, le toast à l’architecte. Bref, pendant que le jury siège jusqu’à Samedi, on me désigne déjà pour l’exécution. Ces gens ont une manière d’étudier les questions extraordinaire. Les discussions sont précises, courtes, d’une politesse étonnante, et Lubimov obtient avec le sourire, une discipline de fer. Du reste le Centrosoyus (qui s’occupe [ ] ravitaillement de la Russie), est mené admirablement. C’est une boite où on travaille! L’après-midi, dans le même somptueux local j’avais eu un banquet d’adieu des architectes (car je devais partir aujourd’hui). Tous ces jeunes architectes me considèrent comme un père et ont une affection touchante. Ce sont des enthousiastes et des types fins. La plupart d’entre eux ont travaillé au premier et au second concours. Mais tous, ils ont réclamé que j’exécute le Palais. Samedi dernier, M me Kamenef (la sœur de Trotsky) qui dirige Vox (organe de liaison intellectuelle) avait organisé ma seconde conférence sur l’urbanisme dans le plus grand amphithéâtre de Moscou. Il y avait là la fleur des petits pois: Lumatcharsky commissaire issu du peuple; Kamenef qui m’a collé un discours en russe, Lubimov et toute l’équipe du Centro. Ce fut épatant. J’ai dessiné sur une vingtaine de feuilles avec fusain et pastel, et çà les a épatés. Conférence imaginée pour un public qui ne comprend pas l’orateur. On traduisait mot par mot. J’ai été acclamé comme les messieurs et dames du violon et du piano. J’ai du revenir saluer trois fois. J’avais dîné la veille à l’ambassade de France, où le ministre m’a retenu à dîner; j’étais allé lui présenter mes respects. Pendant ces quinze jours, j’ai travaillé dur. Et plus j’observe, plus je mesure que ces gens sont pleins de force. Comme suite de ma conférence d’urbanisme, j’ai été appelé ce matin à l’hôtel de ville et reçu par le chef de Moscou. Il m’a demandé d’écouter samedi des ingénieurs m’expliquer le plan d’extension de Moscou. Et il m’a convié à un banquet à l’hôtel de ville pour lundi. Ici chacun veut que j’entreprenne le plan d’extension de Moscou. Je vous raconterai tout ce que ces gens entreprennent. Il y a loin du moujik barbu avec couteau dans la bouche! Cet immense pays s’organise avec une [règle de] discipline impressionnante et l’idée est aimée, cultivée, respectée. On réalise aujourd’hui et non pas hier. Alors, mon petit gosse, hier soir on m’a conseillé d’attendre jusqu’à lundi soir: Je repartirai mardi à 5 heures de l’après midi. Mercredi, jeudi, j’arriverai probable-
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ment vendredi matin avec la commande dans ma poche et des dollars. J’ai reçu ta gentille lettre et celle de Pierre. Salue Albert et Pierre, et [ ] je pense à petit Vonvon, car c’est bien pénible [ ] loin de son petit foyer. Si tu étais gentille tu enverrais cette lettre à ma petite mère, pour qu’elle soit rassurée. Bons bises de ton Ed. 1
Projet à Moscou du Centrosoyus – Union centrale des coopératives de production – issu d’un concours à plusieurs degrés remporté par Le Corbusier et Pierre Jeanneret. Projet réalisé en 1928–1934.
76 | Lettre du 28 novembre 1928 à sa mère
28 novembre 1928
Ma chère petite maman. J’emploie pour t’écrire, ce début de mercredi matin. Depuis bien des soirs je me promets de t’écrire, mais dès que je suis chez moi, je retrouve mes crayons et mes couleurs et me voilà embarqué jusqu’à plus de minuit. C’est un démon! Le matin je succombe à bloc, jusqu’à 1 heure. Alors c’est le bureau, avec une dizaine de dessinateurs et une masse de démarches importantes. Il me pousse des idées dans tous les sens. Et je veux tout réaliser, car tout presse, tout est opportun. Je mène alors une vie régulière, sans sortie, sans ce qu’on appelle les «distractions», bien heureux, toujours emballé, toujours fabriquant des enfants! Je me dis: on ne vit qu’une fois! Et je l’emploie dans le sens contraire de l’usage courant. Depuis hier, (longue visite technique à Gustave Lyon) 1 nous avons commencé les plans définitifs de Moscou 2. Et ce sera, ici de nouveau, une création révolutionnaire: un immeuble de bureaux, où les données techniques bouleversent toutes les traditions, aboutissent à une expression magnifique mais saisissante de nouveauté. L’Ambassade de Moscou et les Affaires Etrangères de Paris m’ont avisé que les passeports étaient visés pour les Russes qui viennent travailler au bureau chez nous. L’opinion ici, est très intéressée par mon voyage là-bas. J’ai vu Landon (ministre de Pays Bas) Osusky (ministre de Tchéco), très frappés de ce que je leur dis. Ce soir je dîne chez Sato, ministre du Japon. On verra:
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Ce Palais de Genève ... est toujours dans les nuages. Nous aurons «mis sous toit» le nôtre de Moscou, fin de l’automne prochain. Osusky m’a dit: Maintenez, insistez, tenez. Ils finiront par comprendre! Mon livre n’est pas un petit argument. Cette fois-ci, l’opinion est saisie avec toute l’ampleur désirable. Cela va créer un remous. Nous avons passé avec Yvonne un excellent dimanche (dîner) chez Albert 3. Lotti a été particulièrement gentille et les deux filles 4 aussi. J’en arrive maintenant à devoir prendre aussi une nouvelle grande décision préalable. J’ai bien réfléchi, depuis des années. Voici: Je vis dans un pays où j’apporte mes idées, mais dont aussi je tire toute ma sève. Je suis considéré comme étant à la tête de l’architecture française. Il y a dans le fond équivoque: vous êtes suisse me dit-on. Chacun voudrait m’employer: vous êtes suisse, je ne peux vous employer. De grandes choses (désintéressées) sont parvenues au premier plan: La loi Loucheur, le Centre de Paris. Je suis arrêté net. J’ai causé de cela à Romier 5. Il estime que je dois me rattacher à la France. Je n’ai jamais eu le sens des frontières. Et pourtant, au moment d’opter, je sens au fond de moi, se dresser l’immense édifice sentimental construit par l’éducation. Cela me fait de la peine. Mais objectivement, cela n’est en réalité qu’artifice. Artifice suisse, ou français, deux artifices. Mais, actuellement l’artifice suisse [est] devient un contresens. Comme je suis un être infiniment sentimental, (contrairement aux apparences) je laisse un peu traîner et ne me résous guère.Toutefois, pour réaliser mes intentions avec Yvonne 6, je veux d’abord liquider le cas nationalité. Dis moi ce que tu en penses. Yvonne continue à être la petite âme joyeuse du foyer. Notre vie s’écoule dans la régularité des choses normales. Je serai heureux, lorsque l’occasion te sera fournie de cultiver le cœur un peu sauvage et un peu ombrageux de cette bonne petite gosse.Yvonne te salue avec affection. Au revoir, ma petite maman. Je pense constamment à toi. ton Ed. 1 2 3 4 5
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Ingénieur acousticien qui a notamment traité l’acoustique de la Salle Pleyel à Paris. Projet du Centrosoyus à Moscou. ‘ note 1 lettre du 24 octobre1928 à Yvonne Gallis. Albert Jeanneret frère de Le Corbusier ‘ Notices sur les destinataires. Lotti Raaf, épouse d’Albert Jeanneret et ses deux filles issues d’un premier mariage. Lucien Romier (1885–1944 ), chartiste, spécialiste de l’histoire politique française du Moyen-Age et de la Renaissance. Auteur de l’ouvrage polémique Qui sera le maître, Europe ou Amérique ? (1927 ). Militant et porte parole du mouvement le Redressement français – ‘ note 4 de la lettre du 07 février 1928 de Le Corbusier à sa mère – Directeur du Figaro en 1934. Conseiller du maréchal Pétain en 1941 puis Ministre d’Etat (1942–1944 ). Le Corbusier épousera Yvonne Gallis le 18 décembre 1930, après avoir obtenu la nationalité française par naturalisation, le 19 septembre 1930.
77 | Lettre du 29 octobre 1929 à sa mère
29 octobre 1929
Ma bonne petite maman. Hier soir j’ai reçu ta lettre du 6 octobre.Vingt trois jours pour arriver. Le temps de neige que tu évoques au jour de ma naissance ne correspond guère [à] au printemps naissant d’ici, ni aux splendeurs florales d’Assomption du Paraguay. C’est, en somme, agréable de vivre deux printemps dans son année! Mon séjour se termine. Après le Paraguay – région presque tropicale, – l’autre jour à Mar del Plata, à une nuit de train vers le pôle sud, à l’orée de la Patagonie. Ma vie est facile. Je ne [vois qu] suis reçu que dans la haute pègre, – jeune d’ailleurs – et vive d’esprit. Le grand luxe.Tout est facilité. Demain déjeuner à l’Ambassade des États Unis où on me prépare une entrevue avec le P t Hoover pour la Cité Mondiale de Genève. [Jeud] Après demain, ce sera chez l’Ambassadeur de France qui est venu, parait-il, à toutes mes conférences (dix!) Dimanche j’étais dans une estancia (une propriété rurale de la Pampa). Jardin magnifique, fleurs partout, palmiers. Une prestigieuse piscine au milieu, toute de céramique blanche avec une eau bleu pâle. Un plongeoir de 4m. Je n’hésite pas: je plonge. Impeccablement. Et cinq fois de suite. Çà y est, je suis bon poisson. C’est là pour moi une satisfaction extrêmement appréciable. Si je reste quelques jours ici, c’est que j’ai conçu un grand projet: faire de Buenos Ayres, (qui s’offre naturellement à cette destinée) le pendant de N-York. Je pose même le problème: N-York ou Buenos Ayres? Une grande idée d’urbanisation m’a poussé dans le citron. Je l’ai exprimée dans une conférence où je me suis démené et affirmé. Et suivant une destinée qui est de voir clair et de me fiche des obstacles, j’ai conçu l’organisation dénommée «Les Grands Travaux de Buenos Ayres». Et j’ai hypnotisé sur cette affaire [l’une des plus] la plus énorme affaire des Etats Unis [çà peut d’ailleurs fort bien CREVER !]. Ici, on a son prestige. On parle, sachant. Et l’on est écouté. Les Américains du Nord sont forts et jeunes, simples et pas rusés. Pour eux, agir. Ils sont, en architecture, complètement retardés. Et alors, ils croient. Je pense que mon prochain voyage aux Etats Unis sera [à] une chose importante. On me charge ici «de dire à Loucheur» ceci ou cela, sur l’état pitoyable de la représentation française. L’Argentine a un culte pour Paris. On parle un français impeccable. Mon ami Gonzales Garraño (descendant d’un vice roi) est l’homme de grande et fine culture, avec qui on parle à découvert, de plain-pied. Hier nous visi-
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tions ensemble le gigantesque paquebot allemand Cap Arcona. Il rencontre un des valets de chambre; ils s’étreignent tous deux comme deux frères, car Garraño a voyagé cet été sur ce paquebot. Ce matin, j’ai fait son portrait. C’était un coup dur. J’ai eu des transes terribles. Enfin ça a marché, à force d’énergie et parce que je n’ai pas capitulé. Il était enthousiasmé. On s’occupe de me faire survoler Buenos Ayres. Quelle affaire! Ministre des Affaires étrangères, Président de la République, Ministre de la guerre, sans compter tous les services d’aviation.Voici trois semaines que les démarches durent! On m’avait demandé des conférences à Cordoba, au centre de l’Argentine, puis à Santiago du Chili. J’ai refusé car je ne puis m’éterniser. Rio de Janeiro a télégraphié pour un séjour de dix jours. Mon programme c’est Sao Paolo Brésil (mon ami Prado, roi du café). Séjour chez lui, visite des plantations, rencontre éventuelle avec des serpents de 12m de long (Cendrars!) et conférence à 10.000 fr l’une. Eventuellement travaux là-bas. Petite maman, que ceci ne te paraisse pas un conte de fées. Je reste un modeste bonhomme, aspirant à son 20 rue Jacob, à sa peinture à l’huile, à la compagnie fidèle de VVon 1 ; à revoir bientôt ma petite mère. Si j’accepte cette vie de trimard, c’est que je pense peut-être atteindre à cet argent qui me permettra de faire un peu d’aise autour de moi, à mes proches qui n’ont pas la même occasion de faire «big money». Au revoir petite maman. Je mets cette lettre par avion. Çà viendra vite. Te figures-tu qu’un avion français chargé de cinq cents kg de lettres de B-Ayres à Paris gagne un million de francs? On blague toujours la France: Je t’assure bien que la ligne Latécoère qui joint Toulouse et toute l’Amérique du Sud est splendide d’exactitude, de sérieux et d’efficacité. Baisers de ton Ed. 1
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Yvonne Gallis
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note 6 lettre du 28.11.1928 à sa mère et Notices sur les destinataires.
Projet de la villa Savoye à Poissy ( 1928–1931 ). Perspective Projet de la Cité de Refuge pour l’Armée du Salut à Paris ( 1929 –1933 )
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78 | Lettre du 11 janvier 1930 à sa mère
NOUVEL AN. | Paris le 11 janvier 1930
Ma chère petite maman. Voici quelques fleurs à la mémoire de papa. Nous faisons tout le possible pour être digne de lui, crois-le. A toi, courageuse et juvénile, va notre profond respect et toute notre affection Yvonne et Edouard
79 | Lettre du 25 avril 1930 à sa mère
vendredi soir 25 avril 1930
Ma petite maman Tu as goûté les fleurs – les horizons et les architectures de la Toscane et tu as laissé tranquilles les peintres. C’est ce qu’il fallait faire. La peinture est chose difficile et il faut une initiation. Mais l’architecture participant du site et révélant si clairement ses intentions a l’éloquence directe; aucune confusion sur ses buts. La chartreuse d’Ema 1, c’est un modèle d’habitation, et les Russes de Moscou s’en rapprochent sans le saisir, dans leur nouveau programme d’habitation. Je parle de la Chartreuse dans mon nouveau livre actuellement sous presse. Le Baptistère est beau, n’est-ce pas? Si pur! La coupole de S t Marie est une pure merveille, si calme dans ses gazons. Pise est certainement un des lieux architecturaux essentiels du monde. Son souvenir m’est précis; j’y passais la dernière fois en 1910, vingt ans! Petite maman, te voici avec un écrin de lumineux souvenirs. Je suis bien heureux que tu sois partie. Tu as vu Florence Albert 2 a déjeuné ici. Il dit t’avoir écrit deux lettres une à Florence une à Corseaux. Nous, nous sommes allés à la ferme de Léger 3 en Normandie de samedi soir à mardi matin. Yvonne 4 y est restée jusqu’à jeudi soir (Elle se fait toujours aimer de mes amis) et moi, pendant deux jours, j’étais penaud d’être seul à la maison.
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Avons eu des réceptions: Cendrars 5 et Léger: une autre de Mandrot 6 La Roche 7. La châtelaine toute touchée de la gentillesse d’Yvonne. Travail débordant. La Cité de Refuge 8 est sortie des limbes: bon plan. On commence les travaux de Beistegui Champs Elysées 9. Des banquiers (syndicat des grandes banques) calculent le Plan Voisin 10. La femme du Hearst 11 de N.York, le roi des journaux demande une villa dernier cri en Floride. La maison de Poissy 12 devient un petit miracle. C’est une création. Je t’ai fait envoyer par Girsberger Zurich le grand Album Corbusier. Mon livre s’imprime: «Précisions» 13. J’ai comme l’idée qu’il sera un peu magnifique. Modestie!! J’ai reçu un livre d’un des chefs du mouvement fasciste jeune France; Philippe Lamour 14-: les Entretiens sous la Tour Eiffel Il est dédié: pas à Jean Cocteau Poincaré Félix Potin mais à: Le Corbusier Lénine Citroën. (c’est imprimé ainsi) La peinture marche fort. Il faut aussi commencer ma campagne d’urbanisation de Buenos Aires et Brésil du pain sur la planche! Mais j’ai l’esprit absolument calme. Albert semble de bonne humeur. Jules est assis sur la table. Yvonne est allée au cirque avec les Léger. J’ai dessiné. Minuit est là Et voilà! Ai écrit à Ritter 15. Envoyé d’ailleurs l’album où je parle de lui. A L’Eplattenier idem. René Schwob [avait] était revenu à la charge pour sa villa (j’avais refusé). Ai accepté sous certaines conditions. Pas de nouvelles. Et revoilà petite maman, toute mon affection. Salue la bonne Tante Pauline. ton Ed. 1
Chartreuse d’Ema prés de Florence – Le Corbusier y a découvert, en 1907, lors de son voyage en Toscane, une organisation architecturale dans laquelle il admire en particulier
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la relation des espaces collectifs et des espaces privés. Il ne cessera de s’y référer et de s’en inspirer. Albert Jeanneret frère de Le Corbusier ‘ Notices sur les destinataires. Fernand Léger, peintre ami de Le Corbusier ‘ Notices sur les destinataires. Yvonne Gallis future épouse de Le Corbusier ‘ Notices sur les destinataires Blaise Cendrars, écrivain suisse né à La-Chaux-de-Fonds comme Le Corbusier. Ami de celui-ci ‘ Notice sur les destinataires. Hélène de Mandrot ‘ note 2 lettre du 19. 06.1928 à Jean Badovici et Notice sur les destinataires. Raoul La Roche, banquier ami de Le Corbusier ‘ note 3 lettre du 17. 03.1927 à sa mère et Notices sur les destinataires. Cité de Refuge de 500 lits, construite rue Cantagrel à Paris (13° ) pour l’Armée du Salut grâce notamment à un don important de la princesse de Polignac (1929–1933 ). ‘ par ailleurs note 2 lettre du 20. 01.1928 à sa mère. Aménagement d’un appartement pour le comte Charles de Bestégui 136 avenue des Champs-Elysées à Paris (1929–1932 ). ‘ note 1 lettre 17. 03.1927 à sa mère. William Randolph Hearst (1863–1951), propriétaire de journaux américains. Villa Savoye construite à Poissy ( Yvelines ) pour la famille de Pierre Savoye assureur (1928–1931). Promise à la démolition en vue de la construction d’un lycée, elle a été sauvée, en 1958, à la suite d’une pétition internationale et de l’intervention d’André Malraux. Devenue propriété de l’Etat, elle a d’abord été classée en qualité de bâtiment civil, le 7 décembre 1964 avant de l’être au titre des monuments historiques le 16 décembre 1965. Sur ce sujet et plus généralement sur la protection des édifices de Le Corbusier d’un point de vue juridique, ‘ la Communication de Gérard Monnier Professeur à l’Université Paris I Centre Architecture-Ville-Design en date du 6 mars 2001 devant le groupe Patrimoine du Comité d’histoire du Ministère de la Culture. Précisions sur un état présent de l’architecture et de l’urbanisme – 1930 – Ed.Crès Collection de l’Esprit nouveau. Philippe Lamour (1903–1992 ), ancien membre du mouvement Le Faisceau fondé en 1925, dont il a été exclu en 1928. A créé, en 1930, avec Jeanne Walter, la revue Plans dans laquelle Le Corbusier a écrit. Son ouvrage manifeste, Les entretiens sous la Tour Eiffel (1929 ), comporte en effet la dédicace rapportée ici par Le Corbusier : « Pas à Jean Cocteau, Poincaré, Félix Potin. Mais à Le Corbusier, Lénine,Citroën. » William Ritter, historien d’art ami de Charles Edouard Jeanneret ‘ Notices sur les destinataires.
80 | Lettre du 28 juin 1930 à Hélène de Mandrot
Madame H DE MANDROT | Le Corbusier 28 juin 1930
Chère amie, Ne vous tourmentez pas; par un vocable peut-être trop imagé je vous ai mis en désarroi. Je voulais indiquer ceci: les idées que nous remuons (et ce «nous-», c’est petit à petit une espèce d’agglomération de gens d’action et d’idéal) touchent au plus profond, au plus vrai des contingences actuelles. Nous ne sommes pas des philosophes professionnels. Nous sommes des gens de métier, empêchés à chaque pas, de manifester une conduite pure. A certaines branches extrêmes, chez certains de nous, le champ de ces idées touche à la forme même de l’autorité. De là, le
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gendarme. Mais c’est l’extrême pointe et ce n’est qu’une conséquence accidentelle. Pour ce qui nous concerne, pour ce qui me concerne particulièrement, vous pensez bien que nous nous occupons de concept social à un titre semblable à celui qui dicte mes études d’architecture et d’urbanisme. La politique? Je suis incolore puisque les groupes qui se forment autour de nos idées, sont Redressement Français (militariste Lyautey bourgeois), communistes socialistes, radicaux (Loucheur), S.d.N., royaliste, et fasciste. Quand on mélange toutes les couleurs vous le savez cela fait du blanc. Donc il n’y a que prudence, neutralisation, épurement et recherche seule de vérités humaines. Et pour cela il n’y a pas de gendarmes vous pouvez compter sur moi. J’espère que vous voici rassurée. Et encore une fois merci et bon repos mérité et guérison. Votre L–C
81 | Lettre du 18 juillet 1930 à sa mère
Paris 18 juillet 1930
Ma petite maman. Nous partons demain samedi pour l’Espagne avec Albert 1 Pierre 2 et Léger 3. Un mot à toutes fins utiles et sans romantisme, n’est ce pas? Si jamais un accroc m’arrivait, sache que je possède en collection de tableaux une très grosse valeur (des centaines de mille francs.) Mais de tels tableaux ne peuvent être valorisés qu’à bon escient. Un ami comme Lipchitz 4 ou Léger, une galerie amie comme celle de Madame Bucher 5, un ami comme Zervos 6 (directeur de Cahier d’Art) peuvent en les écoulant petit à petit en tirer ce qu’il faut. Je possède aussi en banque, de fortes sommes de titre de 1 er ordre et assez d’espèces. Mon ami de Montmollin 7 et La Roche 8 peuvent faire l’utile. Toi,Yvonne 9 Albert et aussi un peu Pierre pour un sérieux coup de collier êtes les bénéficiaires de cela. Yvonne est de plus en plus gentille dévouée. Je n’insiste pas. Mon intention n’est pas de passer le Rubicon moins encore les eaux du Styx. Mais mes nombreux voyages, l’aventure, le hasard etc.
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Sache que tout est en ordre, sauf ceci: c’est que je n’attribue rien avec précision, mais que je vous vois usant en pleine amitié entre tous de ce que mes efforts et ma clairvoyance ont pu réaliser. La dessus, joyeux départ et pas de sentiments à la noix de coco. Bien affectueusement Ton Edouard 1 2 3 4 5 6 7 8 9
Albert Jeanneret, frère de Le Corbusier ‘ Notices sur les destinataires. Pierre Jeanneret, cousin et architecte associé de Le Corbusier ‘ Notices sur les destinataires. Fernand Léger, peintre ami de Le Corbusier ‘ Notices sur les destinataires. Jacques Lipchitz, sculpteur ami de Le Corbusier ‘ Notices sur les destinataires. Jeanne Bucher (1872–1946 ), marchande de tableaux Christian Zervos. ‘ note 3 lettre du 19. 06.1928 à Jean Badovici. Jean-Pierre de Montmollin, banquier suisse ami de Le Corbusier ‘ Notices sur les destinataires. Raoul La Roche, banquier ami de Le Corbusier ‘ note 3 lettre du 17. 03.1927 à sa mère et Notices sur les destinataires. Yvonne Gallis, future épouse de Le Corbusier ‘ Notices sur les destinataires.
82 | Lettre du 28 septembre 1930 à sa mère
Dimanche Soir 28 Sept. 1930
Ma chère petite maman. Je songe à notre adieu triste de vendredi matin, à nos discussions mélancoliques, caricaturales, grotesques. En remettant le pied dans Paris, immédiatement l’atmosphère change: les occasions de méditation, d’appréciation s’offrent à chaque pas. Ici il y a tout le dramatique de la vie, tous les cas extrêmes, et l’on sait et sent que le malheur est une fatalité et que tout ne s’arrange pas. On sent que parfois, sur certains êtres tout s’abat, les malheurs, la malchance, les désillusions, et que lentement ou vite, des êtres sont écrasés. Je ne fais pas des phrases: c’est dans la rue que parlent d’innombrables visages. Vous, de Suisse, providentiellement mis à l’abri des tempêtes, il y a des choses que vous ne savez pas, ne saurez jamais. Et votre jugement est limité. Mais ce que l’homme de la grande ville arrive à créer, dans son désert de pierres sales, et dans cette bataille sans pitié qui s’y livre, c’est la notion ou l’illusion d’un bonheur personnel. Ici, où rien n’existe qui réconforte la vue, les sens, qui apaise les nerfs et les désirs, il [y] naît une force morale. Tout est vide au dehors, mais on cultive le jardin d’illusions et l’on va de l’avant avec courage.
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Toi, tu fus une grande travailleuse, et un modèle de force morale. Tu es dotée d’un instinct puissant, plus que d’un esprit méditatif. Tu nous restes une image magnifique et ton exemple est présent chaque jour, dans nos travaux.Tu as mis en nous un sentiment d’énergie. Toi et papa, avez mis en nous un jugement indépendant de l’opinion publique. Nous sommes des hommes libres et agissons – presque – en hommes libres. Faut – il donc que nous te voyions, à l’âge où tout s’apaise, t’asservir à l’opinion publique de cette langue de terre déplorablement peuplée de bourgeois? Qu’en vertu des habitudes, sans vrai motif, tu assujettisses Ta vie, et ta vieille liberté, à l’esclavage des sottises ambiantes? Tu as tenu des propos graves, car l’énergie chancellerait dans de tels chemins. Ma petite Maman, je te réponds par ceci, froidement, calmement, mais avec force: Tu n’as pas le droit! Toute la joie bien intime, bien cachée, bien modeste, que nous avons à faire, pour toi, tel ou tel geste qui doit t’apporter des petites joies, des facilités, tu la broies brutalement par cette réponse dangereuse: çà ne me sert à rien, çà ne me soulage pas. J’ai encore trop de peine, trop de travail! Ma petite maman, dis-nous que tu es bien seule, et que tu as des vides, des trous souvent. Et là, nous te comprendrons tout à fait. Mais alors, tu as là, tout prêt, ton amour de la belle nature qui peut être entièrement rassasié. Ton amour de la musique que tu peux rassasier bien suffisamment par tes disques magnifiques et une heure ou deux heures par ta propre musique, – la musique même de ton fils qui est devenue une bonne musique. Et tu as la foi que tu as acquise et qui te permet des lectures et des prières et doit t’apporter une sérénité inévitable. Tu as trop fermé ton univers. Tu l’as refermé trop étroitement. Tu n’as plus assez de regard au dehors. Tu ne dois pas trop penser à toi et jamais à ton malheur, mais à ton bonheur. Souviens-toi que tu es notre modèle! Tu es un tyran. Tu veux que tout coïncide avec ta conception, ton idée, ta manière de faire. Quand je dis que tu es un tyran; je pense un petit tyran, mais, tu t’obstines à imposer ta manière de voir, même à tes fils qui ont plus de quarante ans! Ma petite maman, que ces orages éclatés l’autre jour nous servent d’avertissement: c’est un: gare à nous! Profitons, profitons, je t’en supplie de cette occasion qui a fourni l’avertissement. Car il s’est dit des choses anormales et il faut couper court, réagir, agir, et voir clair. Ma petite Maman, tu vois que papa a eu raison de me dire de m’occuper de toi. C’est moi l’aîné, l’homme sage. Je donne le conseil avec tendresse et avec amour. Nous te voulons heureuse. Tu peux l’être. Mais tu dois l’être. Mesures-tu que tu ajoutes à nos soucis si nous t’évoquons désarmée? Il faut être armée, il faut veiller, il faut résister!
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Je compte sur toi. Au nom de papa, dont la vie quotidienne si longtemps (40 ans) a été si grise et si terne, je te dis: tu peux vivre heureuse. Nous sommes bien rentrés. Ma petite boite de la rue Jacob 1 qui est bien modeste à côté de ta maison ou de celle d’Albert, et dans laquelle j’accumule un gros travail, était avenante, propre et j’étais tout heureux d’y rentrer. Dans nos deux chambres vit un ménage. J’écris mes livres, je prépare mes tableaux que je peins chez Pierre 2, dans une dérision d’atelier, là, où aucun peintre ne consentirait à travailler. Cette peinture, elle m’est défendue par le surcroît de mon travail; elle est brisée constamment par les voyages. Tout de même, je peins parce que c’est le Salut. Et [de] dessine dans le train, sur le bateau, dans l’auto, dans les hôtels, dans les antichambres où j’attends. Je ne guette pas l’arrivée des muses sur des ailes d’or : je les ai dans ma poche et je les sors à toute heure de la journée. Il faut vraiment n’avoir pas une minute à soi pour arriver à voler des heures! On apprend à faire travailler les circonstances et les autres. Faisant travailler les autres, on les intéresse à son propre travail. Tu m’as effrayé quand tu m’as dit que tu n’aurais «pas le temps de t’occuper d’une petite domestique». Savoir se faire aider, savoir tolérer le travail d’autrui et la manière dont ce travail se fait! Albert 3 s’est transformé de caractère depuis qu’il compose sérieusement. J’y suis pour quelque chose. Alors la vie a quelque saveur, une grande saveur! Petite maman, à laquelle la vie a souri, mesure, apprécie, Crois-le; tu sais que tu as toute mon affection Ed. 1
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Charles Edouard Jeanneret – Le Corbusier a habité 20 rue Jacob Paris ( 6° ) de 1917 à 1935 puis, de 1935 jusqu’à son décès en 1965, dans l’immeuble « Molitor » construit par lui 24 rue Nungesser et Coli à Paris (16° ) dans lequel il avait installé d’une part son appartement et d’autre part son atelier de peinture ‘ lettre à Soutter du 4 octobre 1935 – Quant à son atelier d’architecte, après deux installations de brève durée rue Jacob puis rue d’Astorg, Le Corbusier l’a définitivement fixé, en septembre 1924, 35 rue de Sèvres, dans une pièce tout en longueur d’une ancienne maison de jésuites. Pierre Jeanneret, cousin et architecte associé de Le Corbusier ‘ Notices sur les destinataires. Albert Jeanneret, frère de Le Corbusier ‘ Notices sur les destinataires.
83 | Lettre du 10 janvier 1931 à Elie Faure
Mr ELIE FAURE | 10 janvier 1931
Cher ami. Merci de votre lettre si généreuse à l’égard de mon bouquin d’Amérique. Votre réaction sur mes gratte-ciel de Buenos Aires «pure création de l’esprit» est motivée par une mauvaise rédaction de ma part.Voici: A Buenos Ayres j’arrive: on ne voit rien. Entendons nous: le voyageur de Rio, voit la nature, exubérante: hautes montagnes, golfes, navires: le champ visuel rempli à 100%. A Buenos Ayres: zéro, ou plus exactement une ligne (un plan horizontal vu par la tranche. C’est à ce titre que le spectacle n’est pas apprêté et non pas la nature. Mauvaise rédaction. Et, pure création de l’esprit, les gratte-ciel vont permettre de découvrir les spectacles naturels sublimes qui se déploient sur le plan horizontal. Il s’agit en fait, d’aménager pour nous des évènements naturels mal saisissables sans cela. Vous avez raison: mauvaise rédaction. Et maintenant l’académisme des jeunes! Çà c’est le réveil le plus dur. Pendant 20 ans vous poursuivez une vérité.Vous [la saisi] l’atteignez, vous la saisissez au collet, vous êtes en crêpage de chignon avec elle ... Et pendant ce temps, les épigones, ont arrêté, kodaké un instantané de la bataille et ils en font des tableaux de genre: le même sujet immobile, fixé, sans tension inerte. On en inonde le monde, on en fait un «style-». Les styles ne sont pas l’architecture; Pour l’avoir dit et démontré, voici que les jeunes me mettent en style. C’est pas rigolo! Je suis, quant à moi de plus en plus au-dessus de la formule. Et, sensible aux multiples évènements, je cherche ce que pourra être la nouvelle architecture. Une nouvelle étape: La Ville Radieuse.Trouvez dans ce mot le sourire de l’acrobate après les tours les plus périlleux. Radieuse parce que complètement victorieuse. Je l’ai dans le ventre, la ville Radieuse. Très heureux de cette petite conversation avec vous, cher ami. votre dévoué Le Corbusier
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84 | Lettre du 19 janvier 1931 à Joseph Behrens
Mr JOSEPH BEHRENS | Gruner Weg 27 | BERLIN WANNSEE| 19 janvier 1931
Cher Monsieur, J’ai bien reçu votre aimable lettre du 9, au sujet de vos papiers – peints. J’aurais été bien heureux de pouvoir vous apporter un modeste concours. Mais voici l’exacte situation. Jusqu’ici, (1931) je n’ai jamais employé de papiers peints. Donc je n’ai pas d’opinion particulière. Mais en novembre 1930, j’ai signé un contrat avec «Salubra» 1 pour la constitution d’une collection portant mon nom et pour l’application de certains dispositifs que j’ai préconisés. Vous voyez donc combien il m’est difficile de répondre publiquement à votre question, ce serait une déloyauté à l’égard de Salubra. J’ai été très touché que vous, Hoyer et Dietz se souviennent encore de moi. Ce sont de bien vieux souvenirs. Dites mes amitiés à ces camarades. Vous me voyez vraiment désolé de ne pouvoir répondre utilement à votre question mais je pense que mon opinion n’avait pas une importance capitale. Croyez, cher Monsieur, à mes meilleurs sentiments. Le Corbusier 1
Salubra: société suisse de fabrication de papiers-peints, pour laquelle Le Corbusier a créé, en 1931 puis en 1957, deux gammes de couleurs pures constituant des sortes de claviers d’équilibres chromatiques.
85 | Lettre du 16 février 1931 à Willi Baumeister
16/2/31
Mon cher Baumeister Rentré de voyage, je trouve votre N° de sélection. Je suis heureux de voir la belle tenue de vos œuvres, ainsi rassemblées.Tout cela est éminemment pictural.Vos dessins sont très beaux. Dès 1920, votre départ est sain et intéressant.Vous allez de l’avant avec sécurité.
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Je n’en puis pas faire autant en ce qui me concerne. Le drame peinture me secoue et me tourmente. Et rien de mes qualités d’architecte n’arrive à entrer dans ma peinture. C’est incompréhensible! Malgré les difficultés insurmontables, les heures de la peinture sont pour moi, les heures de salut. Voulez-vous être assez gentil, pour me dire ce qu’il en est de la santé de Hildebrandt 1. Un jeune homme de Stuttgart me demande de traduire «Une Maison – Un palais-» 2. Je ne voudrais rien faire contre ou sans Hildebrandt. Un mot de vous S.V. P. Mes respects à Mme Baumeister. Et la petite gosse va bien? Le pape a une bonne tête dans Sélection. C’est l’avis de ma femme ... car, au fait, j’avais oublié de vous annoncer que je me suis marié. Amitiés. !!! !! ! Le Corbusier Mon meilleur souvenir à tous deux Yvonne 1 2
Hans Hildebrandt, auteur de la traduction en allemand, publiée en 1926, de Vers une Architecture. ‘ note 1 lettre de 1928 à sa mère.
86 | Lettre du 1 er septembre 1931 à sa mère
Mardi 1 er sept 1931
Ma pauvre petite Maman. Au moment d’embarquer pour l’Europe, je reçois la lettre d’Albert me faisant savoir que la petite Bessie 1 a été écrasée et que tu en es toute bouleversée. Cela m’a fait un grand froid, car je sais combien tu réagis violemment aux coups de la destinée. Pendant tout ce voyage d’Afrique j’ai été l’ami de chiens. A chaque halte, j’ai toujours eu deux yeux de chiens appuyés sur les miens: les chiens sont comme un miroir de tendresse et de confiance. Les chiens ont tous le même regard.
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Ta petite Bessie, tu y étais attachée. Eh bien il faudra en trouver une autre. Et un ou une autre qui sont le contraire, enjouée, confiante, obéissante. Il faut se renseigner pour cela, il ne faut pas se précipiter Je serai vendredi à Paris. Dis moi comment tu désires arranger cela? Si tu veux la même race, un toutou ou une chienne. Et je chercherai quelque chose à Paris, par le moyen d’amis qui s’y connaissent. Il vaut la peine de ne pas reporter ses tendresses sur la première bête venue. Ecris moi donc à Paris au reçu de cette lettre. Ma petite Maman, tu ne dois pas interpréter l’effet d’un pur accident comme un coup de la destinée. Il faut être conscient des événements, être sensible, mais non pas faible Toutes mes tendresses. Edouard 1
Chienne de la mère de Le Corbusier.
87 | Lettre du 10 octobre 1931 à sa mère
oct. 31 (10 )
Ma chère petite maman Albert 1 me transmet ta lettre avec narration de ton accident. Sacré tonnerre, çà devait arriver! Te l’ai-je prédit des fois? Cet escalier est dangereux et toi tu galopes fébrilement. Tu aurais pu te tuer. C’est miraculeux que tu t’en sortes avec une côte cassée, car, c’est la tête qui, normalement devait buter. Ma petite maman si pleine de force, fais, pour nous, cet effort. C’est de foutre un peu la paix à tes balais et à ton ordre diabolique, source de beaucoup plus de menaces que tu ne crois. Ton ordre, tes visites ! Chacun sait que tu es seule. Alors chacun a le droit d’admettre que pendant certaines heures de journée, ce ménage ( que je prends en haine ) est sens dessus dessous. Et si l’on vient à 10 heures, c’est pas la peine que tout soit reluisant. Non, non et non. Ces menaces que je ressens, c’est une déformation de ton esprit. Je t’ai toujours connue jeune, quand nous étions gosses, te foutant relativement du ménage, et consacrant ton activité à tes leçons dont tu retiras de quoi nous élever, et aussi un vivant contact avec tes élèves. Ces menaces, en dehors de ce qui t’est personnel, c’est, nous concernant, une barrière que tu élèves volontairement, pensant pouvoir
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( ô illusion ) nous imposer tes concepts, qui sous ce rapport, ne nous conviennent pas, pas du tout. L’ordre suisse m’embête, me révolte, me réfrigère, me scandalise. Alors, tes efforts de persuasion sont vains, entièrement. Et la conséquence de cette déformation mentale, c’est ta fébrilité, ta frousse de n’être pas prête, ta hâte....et tu dégringoles dans l’escalier Je suis dur et n’entoure pas mes pensées avec du brouillard. Non, il y a là, un côté fâcheux que je te supplie de rectifier [après] après cet avertissement. Pédantement, je t’ai rappelé des propos de Jésus au sujet de Marthe et Marie.Tu vois que le cas existe de longtemps. Mais toi qui lis la Bible et peux y trouver autre chose que des points de vue protestants, cherches-y la leçon de vie. Le choix dans la vie, les choses importantes avant les autres. Et toi, ta vie, ton effigie, ce que les autres viennent chercher en toi, c’est ta puissance artiste, ta liberté d’esprit, ta réaction individuelle, personnelle.Vie, vie, vie. C’est çà que nous aimons tous. Nous tes enfants et leurs compagnes, et leurs amis, nous avons orienté nos vies de ce côté. Nous y trouvons le bonheur terrestre. Tu y trouves, en vrai, le tien. Reviens-y, c’est là la vérité, et l’atmosphère du lac sera poignante d’intensité, de clarté, de personnalité. Comprends-moi: il y a des menaces. Ma petite maman, cet escalier me fait peur si tu ne changes pas. Je te fais construire une chambre de domestique pour que tu sois soulagée. Tu me réponds: «Je n’ai pas vraiment le temps d’avoir encore une domestique par dessus le marché! D’ailleurs cette chambre, c’est pour vous que vous la construisez!» Quel aveuglement. Ma petite Maman, si tu dois moins trottiner vite, profite pour réfléchir combien tu es arrivée à transformer la réalité d’événements simples. Ce brave type d’Albert va venir te voir. J’espère bien que ta lettre n’est pas trompeuse et que ton optimisme ne cache rien. Albert verra. Montre lui ma lettre, parlesen. Réfléchis, petite maman. Nous comptons sur toi et soigne toi. Soigne toi bien. De tout cœur. Ed 1
Albert Jeanneret, frère de Le Corbusier
‘
Notices sur les destinataires.
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88 | Lettre du 3 novembre 1931 à Frantz Jourdain
Mr FRANTZ JOURDAIN | 3 novembre 1931
Mon cher président, Eh bien, çà va de soi, je ne démissionne plus. Quand au Salon d’Automne on se promène à l’étage et que dans des cadres dorés on voit des femmes à poil, le catalogue vous renseigne: «Nu». Si c’est une femme couchée que l’on voit, le catalogue affirme: «Femme couchée». Si c’est deux bœufs qui tirent une charrue, le catalogue annonce: «Bœufs de labour». J’admire une telle précision en ces choses qui n’en demandent point. Mais si j’expose des documents sur l’Urbanisme, le badaud passe, regarde et conclut: «il est cintré!» ou bien «très joli, des dessins en l’air» ou «Qu’est-ce que c’est que çà?» ou s’il est sympathique: «Comment diable a-t-il calculé çà, sur quelles bases, quel but poursuit-il», et enfin «oui, mais, est-ce possible de jamais réaliser çà?» etc. Si un paysan achète un char à foin, il regarde le char à foin dessus et dessous et se décide. S’il achète un tracteur à moteur, eh bien, il est obligé de demander la notice écrite, spécifications du moteur, force, consommation etc etc. Voilà pourquoi si j’exposais un tableau j’inscrirais au catalogue «Tableau». Mais si j’expose de l’urbanisme, je dois au public des explications! «Pardon, ces explications sont imprimées!» Je les ai imprimées pour les rendre plus lisibles, les classer, les hiérarchiser et pouvoir en mettre le compte nécessaire et suffisant. Tel est l’objet réel de ma querelle. Mais, comme vous, cher ami, je ne penserai donc jamais comme les autres! Je reste votre bien dévoué Le Corbusier
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Projet pour le Palais des Soviets à Moscou ( 1931–1932 ). Étude de plan de masse
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89 | Lettre du 15 décembre 1931 à sa mère
Paris 15 décembre 31
Ma chère petite Maman Je te laisse tomber! Il y a des raisons à mon silence: Me voici accouché du Palais des Soviets 1. Quel boulot: trois mois avec quinze dessinateurs travaillant jusqu’à 2 h de la nuit et tous les dimanches. Enthousiasme de tous ces jeunes. Résultat, un pas en avant, très grand. Maintenant que tout est fait, tout me paraît simple, mais quel chemin parcouru à travers quelles inquiétudes. On arrive tout doucement à un état de grande lassitude. Il m’a fallu dormir trois jours de suite, jusqu’à 1 heure de l’après midi pour rattraper un équilibre. A tout cela, une joie intime et profonde: créer. Une force qui se développe jour après jour, et qui atteint son but. Entremêlé à tout cela, des préoccupations de plus en plus sévères. Le comité des PLANS devient un lieu où se préparent des choses. A un moment de sa course, l’art [se] précipite en toutes choses ses règles qui sont celles mêmes de la vie et du phénomène naturel: Harmonie, règle unique aux innombrables applications. Je pense que Genève est foutu 2. J’en suis soulagé, je suis enfin décollé de ce monde équivoque. Le Palais des Soviets a fait le nettoyage. C’est là que je présume des tâches futures. Et il y eut lundi soir la Salle Pleyel, bondée à l’écrasement, gens debout plein les couloirs et huit cents personnes demeurant dans la rue Et dedans, un chahut inimaginable, indescriptible, colossal. Une bataille hurlante pendant 4 heures, dont j’étais l’enjeu, en toute modestie Depuis la scène, tenir tête à cela quand par son immense plafond, la salle vous inonde d’un vacarme de cataractes, imposer le silence, l’obtenir, et alors, face à cette meute de hurleurs patentés (l’Ecole des Beaux Arts mobilisée par Le Maresquier) 3, trouver des idées adéquates, trouver leur forme, quand, au lieu de parler, il faut hurler à plein gosier. C’était marrant. J’avais mon calme le plus parfait. Le chahut était organisé systématiquement: les premiers rangs, devant moi, à 2 mètres étaient occupés par les hurleurs. Puis un groupe à gauche, un à droite de l’orchestre. Et ensuite, la seconde galerie. Avec Vonvon 4, on s’est réveillés plusieurs fois la nuit, avec ces hurlées dans les oreilles. Yvonne, de plus en plus, accomplit sa tâche généreuse d’être la compagne d’un homme qui a des marottes. Bonté gentillesse et complaisance et présence toujours efficace. Brave, brave gosse.
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Et je suis un veinard. Le Palais n’est pas encore loin. On va l’expédier, il faut que je parte au bureau. Mais ce matin je voulais t’expédier ce mot. Et si je ne parle que de moi, c’est pour te donner l’atmosphère. Je pense que tout se termine chez toi à satisfaction. Ecris nous. affections et tendresses ton Ed. Chère petite maman, Nous avons encore dans les oreilles les hurlements des types des Beaux – Arts à la Conférence. Je crois que si vous aviez été là, vous auriez été abasourdie, c’était formidable, et moi je ne rigolais pas, c’était la première fois que je voyais un tel chahut. Je pense petite maman que votre santé est bonne, et que la maison se termine tout doucement Je vous embrasse tendrement. Yvonne 1
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Un concours international a été lancé par les autorités soviétiques, en 1931, en vue de la construction, à Moscou, du Palais des Soviets. Outre Le Corbusier et Pierre Jeanneret, figuraient notamment parmi les concurrents, Walter Gropius, Erich Mendelsohn et Auguste Perret. Après bien des vicissitudes, le Conseil pour la construction du palais écartait le projet Le Corbusier-Jeanneret pour retenir celui d’un architecte soviétique. Projet du Palais pour la Société des Nations à Genève. ‘ note 4 lettre du 17.O3.1927 à sa mère. Charles Lemaresquier (1870–1972 ), architecte français, professeur à l’École Nationale des Beaux-Arts. Yvonne Gallis, épouse de Le Corbusier. ‘ Notices sur les destinataires.
90 | Lettre du 18 avril 1932 à Theodor Fisher
Mr Le Prof THÉOD. FISCHER | MUNICH | 18 avril 1932
Cher Monsieur. J’apprends qu’à votre 70ème anniversaire, vos élèves se réuniront pour vous apporter leurs souhaits. Je ne suis pas du nombre de ceux qui ont eu le bonheur de suivre votre enseignement autrefois. Mais je me souviens avec un bien vif plaisir de l’accueil si amical que vous m’avez réservé en 1910 à Agnes Bernauer Strass, alors que je voyageais l’Europe et que je vivais parfois bien isolé.
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Vous avez été très bon, très affable et encourageant avec moi. Quand on est jeune et que l’on cherche sa voie, ces choses là frappent profondément. La propreté, la noblesse, la santé de votre style architectural m’avaient enchanté: venant de Paris où j’avais travaillé chez Auguste Perret 1, je cherchais en Allemagne des aliments architecturaux sains et constructifs. Votre œuvre, entre toutes, portait une leçon. De cette période de 1910, c’est elle que je retiens (et non pas d’autres plus tapageuses). Et une autre leçon que vous m’avez donnée et que j’ai retenue, c’est celle de la bonté et la sympathie accueillante. Veuillez si les années n’ont rien bouleversé autour de vous, présenter mes hommages à Madame Fischer et à vos enfants. Croyez, cher Monsieur, au très vif et très sympathique souvenir que j’ai de vous. Le Corbusier 1
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Notices sur les destinataires.
91 | Lettre du 30 avril 1932 à Paul Ducret
DUCRET | Fédération internationale du Bâtiment et des Travaux Publics | 9 Av.Victoria |
30 Avril 1932
Mon cher Ducret Je vais poursuivre (sous une forme qui sera bien et qui galvanisera l’effort de Plans actuellement enrhumé) la sainte campagne. (vous verrez, ce sera quelque chose de neuf et pas trop mal). Une rubrique sur ce thème: La grande Industrie s’empare du Bâtiment. Je vous en avais déjà parlé.Voulez-vous collaborer à cette mise au point, à cette invite à une action? Précisément ceci: faire une étude (en style télégraphique) sur le nouveau marché ouvert par le «bâtiment à sec», en usine, à certaines grandes ou petites industries (bois, fer, articles de toutes sortes) Thèse, supprimer les objets de consommation stérile définir et fabriquer les objets de consommation licite maintenir les usines et les ouvriers mais changer les programmes de fabrication (précisément pendant la crise).
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Autour de la T cet effort qui est comme un arbre grouper ceux qui savent voir et imaginer dresser les plans d’organisation. Je voudrais pouvoir compter sur vous pour tout ce qui concerne cette branche puissante, et sur vos amis éventuels. Mais vous êtes en train de passer le porche de la Sainte Eglise avec, au bras, une dame en voile blanc! Félicitations. Souhaits. Continuez toutefois à caresser l’utopie [de] réalité proche. Ne pensez vous pas que nous entrons dans une ère de grand branle bas, patatras et que nous ne dormirons bien que plus tard, au Père Lachaise? bien cordialement Le Corbusier [avec] Salubra, vous avez bien fait; faites état de nos excellents rapports
92 | Lettre du 13 décembre 1932 à Willi Baumeister
13 décembre 1932
Mon cher Baumeister Quelqu’un a laissé à mon bureau un beau dessin de vous. J’ai tardé à vous remercier, car je voulais aussi vous envoyer quelque chose. Maintenant, je m’aperçois que je n’ai pas votre adresse et vous voudrez bien, si cette lettre vous parvient, m’écrire de suite votre adresse exacte. C’est bien dommage qu’on ne vous aie pas vu depuis longtemps. J’espère que Mme Baumeister et la gamine vont bien. Et que vous, si vous ne faites pas fortune par ces temps dramatiques, vous pouvez du moins travailler à votre art avec fruit. Pour moi, je n’ai jamais été si passionnément attaché à ma peinture et à mon dessin. J’ai beaucoup travaillé. Ces temps-ci j’arrive à une nouvelle expression. Je suis plein d’idées et tous les [j] soirs je travaille tard dans la nuit. J’ai entendu dimanche Mahagonny la magnifique œuvre de Curt Weil. Il a obtenu un succès immense. Donnez-moi donc de vos nouvelles cher ami, et je vous enverrai à l’adresse juste un de mes derniers dessins. Amitiés à tous Le Corbusier
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93 | Lettre du 25 mai 1934 à Brassaï
Monsieur BRASSAI1 | Photographe | 74, rue de la Glacière | PARIS XIII° | Paris le 25 Mai 1934
Cher Monsieur, J’ai trouvé à mon retour de Londres, quatre très belles photographies que vous avez bien voulu laisser dans notre bureau. Je vous en remercie et je vous félicite de votre travail qui est impeccable. A tout hasard, au cas où vous auriez pris d’autres vues de cet appartement, vous m’obligeriez en m’en faisant un tirage que je vous paierai, bien entendu. Vous m’aviez demandé [de] s’il vous serait possible de reprendre cet appartement, 20 rue Jacob: c’est en effet possible et, si la question vous intéresse, venez me voir d’urgence, car je dois partir en Italie sous quelques jours. Venez me voir au reçu de cette lettre, l’après-midi. Cordialement à vous. 1
‘ Dialogue avec Brassaï. Relaté dans Les artistes de ma vie – Brassaï – Ed. Denoël 1982
94 | Lettre du 3 novembre 1934 à sa mère
3 novembre 34 mercredi matin
Ma chère petite maman Tes lettres sont fraîches comme un bouquet de fleurs. Dans ta personne il y a du soleil. Tu nous montres le côté lumière de la vie. Je suis bien d’accord avec toi moi qui me précipite dans les lourdes aventures où les saillies des hardiesses éclatantes déterminent les plus noires et profondes ombres portées. Ce que je remue d’écœurements en ce temps-ci où j’entreprends des chimères demeurées! Je regarde vers des buts clairs; [ Je] mes pieds ne rencontrent que de la m ... 1937 me met avec nos édiles, conseillers municipaux etc chefs des grands services. Que de sales serpents! Quel relent puant. Contre tout bon sens j’entreprends
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de réaliser des idées pures; je ne sens qu’apparaître les cupidités. Pourtant, jamais ma position ne fut si forte, ma réputation si établie. C’est pour cela qu’on veut me rejeter. Mon grand livre, La ville radieuse, si symphonique, m’absorbe par sa complexité; c’est très difficile. Je fais le concours de deux musées (Etat et ville): contre point et fugue. Le Bastion Kellermann 1937 c’est tout l’orchestre, des masses de choses, de gens, d’argent, d’obstacles. Je dors mal ces dernières nuits, la tête étant probablement surchauffée. Tu fais état, dans ta lettre, de plus de satisfactions que tu n’as pu avoir ici réellement. Comme c’est douloureux de sentir que la plus grande communion d’esprit existe entre des êtres, sur la longue trajectoire des buts vrais de la vie; et de mesurer par ailleurs combien nous sommes tous, et chacun pour soi et différemment, enfermés dans une enveloppe individuelle, étanche, voire même rugueuse, rude. Et que les minutes de contact [en réel en] matériel entre nous ne sont que refoulements et sacrifice, alors que les cœurs, au large, loin de nous, au dessus de nous – battent à l’unisson. – C’est la vie, ce sont les fatalités des réalités, c’est la nature même des choses. Ayant admis que tout n’était que haute lutte et victoire toujours nouvelle à remporter, je suis heureux quand il n’y a pas défaite et ravi quand il y a de rares victoires Il faut nous satisfaire de ces rares victoires: c’est notre bonheur. Tu as été, quant à toi charmante, mesurée, et généreuse. Je sais voir ce que tu as fait et tout l’effort que tu as réalisé sur toi même. Fort de ce très beau résultat, prends dès maintenant l’engagement de revenir ici, dès que tu en auras le goût. C’est si simple. Tu as vu comme tu peux être à ton aise. Les «Lave doigts»? vu le printemps.Acheté quatre coupes métal et achèterai demain dix coupes cristal «au village» à Auteuil. (Au printemps, les mêmes à prix 40% plus fort.) Ta pension Nuss ou autre? Je te demande instamment de continuer à manger hors de chez toi à midi. C’est indispensable. Je te l’ai dit x fois. Ne revenons pas là-dessus. Mais cherche quelque chose de gentil, de digne de toi Ce mot en vitesse. Il faut que je retourne à mon livre. Il faut, il faut, il faut! A vrai dire, bien heureux de tout ce qui m’arrive tendresses de ton Ed. Fernand Léger passe la journée de dimanche ici. Grand type, fort, sain, subtil, vrai. Stupéfait du tourment, de l’explosif de la violence de ma peinture. Bien sûr, j’explose enfin là dedans, puisque partout ailleurs, il faut faire le poing dans sa poche. Yv t’écrira dés que je lui aurai apporté les «lave-doigts».
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95 | Lettre du 14 décembre 1934 à Jean Badovici
14 déc 1934
Mon cher Bado. Faites nous savoir si c’est un aïoli ou un rôti de veau que vous préférez.Venez manger l’un ou l’autre avec le petit matelot. Téléphonez si vous êtes à Paris, l’après-midi, littré 3484. Vous ne retrouverez plus votre gniole: elle est défunte. Amicalement Corbu
96 | Lettre du 24 décembre 1934 à sa mère
24 décembre 1934
Ma chère petite maman Ce mot qui nous précède, pour te dire: «Bon Noël» Hier, nous nous sommes promenés avec Albert 1 à Billancourt, et le grand frère a parlé de sa maman en termes élevés et si profondément, intensément affectueux et respectueux. Le flambeau de la famille est entre tes mains. Puis quand il passera aux nôtres pour s’éteindre définitivement ensuite du moins pourrons-nous dire que la souche des Jeanneret et Perret. s’est éteinte dignement, dans la spiritualité et non la matérialité. Car tel est notre destin: le bonheur nous apparaît à tous 3 (toi avec nous), dans la participation aux choses de l’esprit, dans une recherche et une manifestation désintéressées. Tradition transmise d’ailleurs par papa. Et les flocons de neige tomberont tranquillement sur le souvenir d’une famille qui a fait sa tâche et qui a servi. Tendres, bien tendres baisers à notre petite maman. ton Ed
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Petite maman Bon Noël, et gros bécots. Yvonne 1
Albert Jeanneret, frère de Le Corbusier
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Notices sur les destinataires.
97 | Lettre du 4 février 1935 à Raoul Dautry
Monsieur RAOUL DAUTRY | 19, rue Casimir Périer | PARIS | Paris, le 4 Février 1935
Cher Monsieur, Je me permets de vous envoyer le Tome II, 1929–1934, publié sur mon œuvre complète et qui vient de sortir. Je voudrais ne pas vous ennuyer avec ce livre. Laissez-moi vous dire bien franchement ceci: j’admire en vous l’homme d’action qui fait ce qu’il veut et qui le fait bien. Je déplore, quant à moi, d’être si souvent et si intentionnellement tenu à l’écart de toutes les entreprises officielles. Tout mon effort porte sur des travaux de laboratoire dispersés en tous pays et d’échelle souvent très réduite. Je crois pouvoir dire sans vanité que j’ai apporté au mouvement moderne d’architecture moderne une impulsion utile, mais on veut essayer de me considérer comme un outrancier, comme un homme intraitable, etc.. et la manœuvre n’est pas mauvaise puisqu’on réussit ainsi à me tenir à l’écart très efficacement. Je le déplore, croyez-le et je viens tout simplement vous dire ainsi combien je serais heureux si, une fois, lorsque vous aurez un problème même très difficile, vous vouliez bien penser à me consulter, à me mettre sur les rangs et à me permettre de discuter avec vous des solutions qui pourraient y être apportées. Je ne demande pas des commandes, mais simplement la possibilité de soumettre mes propositions et de voir si elles peuvent être admises. Le récent verdict des Musées a été une grosse désillusion pour beaucoup, pour moi particulièrement qui avait fait une étude extrêmement sérieuse et honnête. Il est pénible de sentir autour de soi l’étreinte des coalitions intéressées et c’est pour cela qu’en regardant de votre côté je suis bien persuadé de trouver au contraire la possibilité de manifester des recherches sincères et utiles à tous. Vous me pardonnerez cette lettre qui semble intéressée et qui ne l’est à vrai dire pas tellement qu’elle peut en avoir l’air. Veuillez croire, cher Monsieur, à mes meilleurs sentiments.
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98 | Lettre du 25 mars 1935 à Roland Marcel
Monsieur ROLAND MARCEL | Commissaire général du Tourisme (Ministère des Travaux – Publics) | Paris, le 25 mars 1935
Cher Monsieur, Je suis navré d’avoir l’air d’un solliciteur. Au moment où vous prenez possession des hautes fonctions de chef de Tourisme en France, je voudrais purement et simplement vous dire que vingt cinq années de voyages dans le monde entier m’ont conduit tout naturellement à étudier la question du tourisme et de l’hôtellerie. J’ai eu l’occasion de faire des observations et de mesurer ce qui est indispensable à celui qui voyage et qu’on veut retenir. J’ai été prié récemment par les Italiens d’étudier une Station d’hivernage modèle pour les sports d’hiver. J’ai établi les plans, par ailleurs, de 108 ha. de station hivernale à Alger. Nous avons fondé à notre agence un Office SPORTELAN. Le mot indique la tendance. Repoussé jusqu’ici avec une certaine férocité par toutes les sphères officielles, je me dis que, peut-être, enfin, de meilleures circonstances se présenteront puisque c’est vous qui déciderez. Je serais donc heureux de pouvoir vous apporter tout le dévouement possible dans les questions de construction où vous aurez à intervenir. Je n’insiste pas plus longtemps et vous prie de croire, cher Monsieur, à mes sentiments très dévoués. LC – Je puis affirmer, sans forfanterie, que des installations hôtelières signées CORBUSIER constitueraient une publicité efficace dans beaucoup de pays où j’ai reçu un accueil dépassant tout ce que je pouvais imaginer. Ces pays sont nombreux. P.S.
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99 | Lettre de juillet 1935 à sa mère et son frère
Le Piquey 1 | dancing, tangos etc | dimanche après midi
Mes bien chers maman et Albert Oui le Piquey est comme un paradis du sage. Solitaire, à pleines journées, je promène mon observation admirative dans ces terres classées de la lagune, de la pinède et de l’océan. Je ne connais pas lieu synthétique à ce point. En plus, la civilisation bordelaise du XX (garçon coiffeur) envahit, pourrit, corrode, tue, détruit, salit. Chaque jour au long de cette route nouvelle (route = chemin de la civilisation) Sujets d’observation et de méditation. On prend note, on mesure, on classe, on se souvient. On voit clair. Mes vacances ont été illuminées par la lecture d’un grand livre de Carlyle 2 : les Héros. (Titre pompeux, mais quelle grandeur et quelle sagesse!) Ainsi animé par un souffle où domine la fatale douleur des réalités et le prodigieux bonheur que le cœur peut se donner, j’ai beaucoup travaillé. Une espèce de retrempe profonde, nécessaire une fois l’an. Et dire que des brutes prétendent et écrivent que je nie la nature. [Bain] Imprégnation continue, émerveillement constant, découvertes ravies à chaque pas. Nature, nature, lois, lois qui nous dominent et contiennent l’harmonie pour qui sait la chercher. Mais alors de quel front faire face à la société actuelle, perdue, perdue dans l’argent et l’absence de toute foi. Rien, vide, creux ... Le chemin monte sans craintes et dépouillé d’illusions. Non nous ne serons pas glorieux, ni vantés. Mais nous aurons accompli une tâche et nous crèverons avant de savoir si elle a valu et porté quelque fruit. Introduction au stoïcisme. La Nature parle, elle a ses saisons, ses temps, ses longueurs. Il faut savoir attendre. Les temps qui s’ouvrent devant nous, sont vastes, profonds, bouleversants. De a jusqu’à z tout sera bouleversé Voilà ce qu’il faut savoir. Pourtant le pick-up ne se taira pas. On dansera sur des massacres, sur des faillites, sur des éboulements. Car la journée aura toujours 24 heures et le soleil sera toujours radieux. Alors, à quoi bon tant retenir tant se cramponner à ce qui ne doit plus durer. Il faudra descendre au fond vrai des choses, retrouver les vraies joies, celles qu’on forge soi-même avec la puissance de son cœur. Naufrage de l’argent – l’horrible chose pervertrice de tout. Ces années qui viennent sont chargées d’éclatements – joies et désastres. A chacun de nous de mesurer où est la source du bonheur. Dans le tumulte de propositions accélérées, j’ai organisé mon programme.
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16 octobre départ sur Normandie pour N York – Les Américains ont préparé quarante conférences sur tout le territoire. J’en refuse les trois quarts. Irai N York, Chicago, San Francisco et puis Mexico. Buenos Aires, suivra et ne précédera pas. Buenos Aires s’est éveillé au moderne et divague. Les étudiants de la faculté m’écrivent: «le vent nouveau a soufflé; nos maîtres sont des idiots ou des jouisseurs; nous n’y croyons plus. Nous avons besoin d’une parole claire.Venez.» De Londres, on me prie d’aller examiner les grands travaux locatifs réalisés ces dernières années et de faire un rapport. Même de collaborer ensuite. J’irai (retour le 26 août) en avion vers le 1er septembre. Puis je passerai au Lac quelques jours chez la petite maman. En janvier j’irai à Moscou. Le vent tourne. On m’a demandé «au nom de la propagande Française» de construire aux Indes, un centre chirurgical pour le Mahradjah de Portiola. Paris reste muet, me rejette. On verra bien à la fin! Je n’ai pas l’intention de déserter mais Paris est un rude désert, aujourd’hui plus que jamais. Les Ets Vidal 3, tout paradoxal que cela puisse paraître, continuent à être un lieu de villégiature exceptionnel pour un sage, – étonnant, multiple, plein d’événements contradictoires, haïssables ou sublimes de simplicité. Je doute qu’on trouve facilement quelque endroit si riche. Fait passionnément de la peinture. Les premiers jours: acquisitions franches. Puis ronron. Quand pourrai-je exécuter les grandes toiles que j’ai composées ici? Albert 4, prends garde à l’eau. N.d.D., prends garde. Maman surveille le. Je suis le père canard inquiet. Toujours. Au revoir tous les deux. bonnes joies et vacances. Vos trois Yv. Pinceau 5 + Corbu 1 2
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Lieu de villégiature sur le bassin d’Arcachon, où Le Corbusier et sa femme ont passé plusieurs séjours. Thomas Carlyle (1795 –1881, écrivain écossais converti au christianisme. A notamment écrit une Histoire de la révolution française (1837 ) et Les Héros et le culte des héros (1841). Pension où séjournaient Le Corbusier et son épouse au Piquey. Albert Jeanneret frère de Le Corbusier ‘ Notices sur les destinataires. Chien de Le Corbusier, de race Schnauzer, poivre et sel, né en 1935.
Esquisse de chien ( non daté )
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100 | Lettre du 3 août 1935 à sa mère
Le Piquey | jeudi soir
Ma chère petite maman Bien sûr, mon court séjour au Léman 1 a été une oasis dans la [c ] de cette fin d’année de travail.Toi, au milieu de ton domaine, riants tous les deux. Limpide, pur, vif, exceptionnel. Çà fait du bien. Rentré, coup de feu au sujet de 1937:Tout à la fois, démarches superposées, précipitées. Résultat??? J’ignore. J’ai fait ce qu’on appelle «son devoir». Et je m’en fous! Il faut reconnaître que j’ai du mal à lâcher un morceau, une fois que je l’ai saisi. Puis il fallait expédier le plan d’urbanisation de Batà 2 avec son rapport et un tas d’autres histoires. Au dernier moment, un télégramme de Buenos Aires me demandait d’y aller immédiatement. Ai télégraphié pour poser conditions formelles. Attends réponse. Si cela s’arrange, quel fourbi! Buenos Aires, New York, Mexico: J’ai enquêté chez Cook Cie pour envisager calendrier. Il s’agirait à Buenos Aires d’un petit gratte-ciel à faire.Voici longtemps que je le soigne. Les temps sont-ils mûrs! Et tout à coup le calme plat du Piquey 3 . Les bains, l’océan, la pinède.Vidal 4 tient le coup et demeure la boîte qu’il faut. On ne peut pas villégiaturer dans plus de calme. Je dessine. Pour venir, une panne de 48 heures à Vendôme. Quelle tuile. De la patience! D’Albert 5 pas un mot. Je le pensais chez toi. Le sacré Lac et ce sacré nageur me font peur, surveille Albert, déconseille lui de se risquer dans l’eau qui est haute maintenant. La nage c’est la souplesse même. Il se raidit et fait du négatif. Il ne devrait pas s’obstiner. Ta sacrée échelle m’inquiète aussi. Je suis la mère poule. Cette échelle est pourrie et les échelles ne sont pas pour les personnes de ta jeunesse et de ta pétulance. Pinceau 6 a fait ses premières nages. Il a ainsi pris ici ses premières puces. Çà foisonne. Pour l’heure, il pleurniche, façon Chopin, dans la chambre où il est sur notre table sur le dancing Vidal. Ce matin, à l’océan, il était fou de joie et faisait des galops infernaux. Et voilà! Merci bien fort de ton aimable invitation. Ce serait très beau pour nous d’être vers toi. Les nouveaux événements me permettront-ils? Je le souhaite. En tous cas, ton visage nous suit partout. Je trouve même ici, dans un livre emporté de Paris, la carte postale de la petite maison. Soyons heureux d’être heureux c’est-à-dire de n’être pas malheureux. Ne
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rêvons pas les choses extraordinaires, qui ne sont pas dans la nature des événements ou qui ne sont que l’effet d’heureuses rencontres. Sachons être sain et vrai. Faire ce qu’il faut et admettre la fatalité ou le destin. Etre sage. Toute notre tendresse. ton Ed 1 2 3 4 5 6
En fait, dans « la petite maison » où vivait la mère de Le Corbusier ‘ note 6 lettre du 20. 01.1928 à sa mère. Etude d’aménagement de la vallée de Zlin en Tchécoslovaquie, pour le compte du fabricant de chaussures Thomas Bata. Le Piquey – Lieu de villégiature sur le Bassin d’Arcachon, où Le Corbusier et sa femme ont effectué plusieurs séjours. ‘ note 3 lettre de juillet 1935 à sa mère et son frère. Albert Jeanneret, frère de Le Corbusier ‘ Notices sur les destinataires. Chien de Le Corbusier. ‘ note 5 lettre de juillet 1935 à sa mère et son frère.
101 | Lettre du 4 octobre 1935 à Louis Soutter
Monsieur Louis Soutter | BALLAIGUES Canton de Vaud | Paris le 4 Octobre 1935 | 24 rue Nungesser & Coli – XVI°
Mon cher Louis, J’ai une nouvelle intéressante à t’annoncer, c’est que je pense pouvoir organiser une Exposition de tes dessins et, en tous cas, une publication dans une Revue très importante. Des ventes s’en suivront-elle? Je n’en sais rien. Pour cela, il faudrait que tu puisses m’envoyer d’urgence une bonne série de tes derniers dessins, des dessins pour artistes et non pas des dessins pour faire plaisir aux gens. Je pense que tu me comprends, je veux dire par là des dessins tout à fait intenses et qui expriment le mieux ce que tu as voulu faire. Excuse-moi de t’écrire si brièvement, je suis au bureau et je n’ai pas le temps de te raconter d’autres histoires. Fais donc au plus vite et crois-moi ton dévoué. Je n’habite plus rue Jacob 20, mais envoie cela 24 rue Nungesser et Coli, Paris XVI°. 1 Amicalement à toi. 1
Immeuble Molitor
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note 1 lettre 28. 09.1930 à sa mère.
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102 | Lettre du 13 novembre 1935 à Albert Barnes
N-York 13 Novembre 1935 | Park Central Hôtel
Monsieur Barnes J’ai reçu votre mot du 12 novembre.Vous avez déchargé votre humour; j’avais déchargé mon humeur. Je juge – et j’espère que vous m’approuverez, – qu’il est stérile d’être en état de guerre entre gens qui aiment les mêmes choses ou qui ont les mêmes passions. Je n’étais pas ivre à Philadelphie. Les trois whiskies de l’Art Alliance ne m’ont pas enivré. Je suis bon buveur. Je vous avais écrit, le lendemain, de sang froid. Mais j’avais été formalisé par les difficiles démarches nécessitées par la visite de votre collection et je n’étais à Philadelphie le samedi que pour effectuer cette visite. Admettons que çà n’a pas réussi. Admettons même que je ne reviendrai jamais, probablement, à Philadelphie. Admettons [même] encore que nous n’aurons jamais l’occasion de nous rencontrer. J’aime bien me battre dans la vie, je le fais sans crainte. Mais je trouve qu’ici [la] l’hostilité est inutile. C’est pour cela que je vous adresse ce mot afin de constater la fin du duel. Voulez-vous? Vos mots méchants, je suis certain, ne s’appliquent pas à mon cas. Informez vous à l’occasion. sans rancune. Le Corbusier
103 | Lettre du 14 décembre 1935 à Marguerite Harris Tjader
14 décembre 1935
Amie Le bateau est parti. La mer, les vagues. Plus rien en vue. Et la marche côté France. Mon dernier geste a été pour vous, à N.York et je vous ai dit «au revoir» sur un papier d’hôtel avec vous dessinée dessus, Wall Street et le bateau déjà loin.
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Voilà! Tout a été beau et bien et propre, et digne et aimant. Pourquoi le cœur n’aurait-il pas le droit d’aimer là où les choses font qu’il s’ouvre, se découvre, et reçoit pleine charge de joie et de bienfait? Le chemin qu’il parcourt est – petit à petit – escarpé, vif, dangereux et il conduit sur les arêtes d’où l’on voit un peu de la vie. Pourquoi ne pas regarder la vie? Je vous ai vue et pas regardée, puis vue et connue, et reconnue.Vous êtes forte, saine, juste et bonne. Vous êtes aimante et ouverte. Pas fermée. Autour de vous, ce sont des affections qui se groupent.Vous êtes forte et gaie. Bonne. Toutou est votre fils; je l’aime beaucoup. Je n’imagine pas, faute de capacité à imaginer l’inconnu, ce qu’aurait été mon N.York et mon USA sans vous, sans la mer, sans votre mère, sans toutou et Boby, sans la cabane et sans la maison coloniale, sans les routes du Connecticut et l’amazone rouge qui conduit. Cela aurait été quelque chose, mais quoi? des aventures risquées de Broadway, ou quelque autre évasion en une Park Avenue ou n’importe où. Vous avez été la paysanne de N.York, la petite Jeanne d’Arc de Corbu ferraillant dans le vide. Un soutien. La paysanne, en opposition à l’autre de Chicago, qui est la femme des gratte-ciel, hardis mais peureux, téméraires mais irraisonnés, une autre Jeanne d’Arc sans victoire possible, parce que l’artifice va vers l’échec, alors que la santé et la bonté vont vers la lumière. Blonde lumière, gentille. Amie, je vous dis merci, Merci. Et maintenant, volontairement je vais cesser de penser à là bas. Et ma vie va retrouver aussi un cœur vif et croyant et propre et [pour] que je respecte beaucoup. Imaginons au lieu du froid, les chaleurs d’été, ou les tiédeurs du printemps. Et la mer douce, l’eau tout près et vite profonde. Des nuits dans l’eau et sur le sable. Des ébats. De la joie honnête et des gestes tendres. De la tendresse! Quelle chose, quel mot, quel rare événement. De la tendresse au pays des Gratte-ciel, à deux doigts de N.York. L’avenir ne nous appartient pas. Les années passent, vont passer. Pauvre vieux Corbu si près de l’automne, et dont le cœur est celui d’un enfant. au revoir amie. C. Je vous envoie par même courrier, quatre dessins faits pour vous. Deux [représentant] expriment l’idée naissante du tableau de la baraque. Je le [ferai] préciserai avec sous les yeux, les coquillages dont la couleur est si belle.
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104 | Lettre du 24 décembre 1935 à Louis Soutter
Monsieur Louis SOUTER | BALLAIGUES Canton de Vaud | Suisse | Paris, 35 rue de Sèvres – VI° | 24 Décembre 1935
Mon cher Louis, Je viens de passer deux mois aux États-Unis. J’ai eu l’occasion d’approcher des gens de grand goût, collectionneurs des choses les plus modernes, et je leur ai montré de tes dessins que j’avais emportés avec moi et j’ai pu en vendre quelques-uns. Je t’enverrai l’argent au fur et à mesure qu’il rentrera. Pour aujourd’hui, pour tes fêtes, trouve donc un billet de 10 dollars inclus. Cela te permettra de t’acheter quelques friandises et du tabac. J’ai arrêté pour toi le principe d’une exposition à Chicago, mais j’aimerais avoir encore quelques bons dessins. Ne crains pas de vider tes tiroirs et de m’envoyer des meilleurs choses. Ce que je fais pour toi est fait très sérieusement, mais nécessite du temps. J’ai écrit un article assez important sur tes dessins qui va paraître dans le prochain numéro du Minotaure avec de très belles planches reproduisant tes dessins. Bonnes fêtes, courage et amitiés.
105 | Lettre du 2 janvier 1936 à Joséphine Baker
Madame JOSÉPHINE BAKER | App. 62 | 43 East – 60th Street| New York | Paris, le 2 Janvier 1936 | 35, rue de Sèvres – VI°
Chère Joséphine, Vous serez peut-être étonnée, mais l’envoi de votre Merry Christmas avec votre signature m’a fait un très vif plaisir. Nous jouons de malheur ensemble: je viens de passer deux mois aux ÉtatsUnis. Je savais que vous y étiez. J’ai prié des amis de découvrir votre retraite. Cela n’a pas réussi et c’est le jour de mon arrivée à Paris que je trouve votre adresse à la 60th rue, alors que, moi, j’habitais à la 55e. Pourtant, vous appréciez quel plaisir j’aurais eu à vous revoir, vous qui êtes si jolie, si gentille et nous aurions pu
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Portrait de Joséphine Baker ( 1929 ? )
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nous rappeler dans l’Amérique du Nord les bons souvenirs de l’Amérique du Sud. Je disais que je n’avais pas de chance avec vous. Parce que vous m’aviez fait promettre à Rio de Janeiro que je ne vous laisserais pas tomber; or c’est vous qui m’avez laissé tomber parfaitement et je ne vous pardonnerais pas si je ne savais que vous être une travailleuse acharnée. Comme je fais exactement la même chose, les minutes libres n’existent pas et seuls les bons souvenirs demeurent. Vous m’aviez fait promettre que je consentirais à vous construire un village pour les petits enfants. Vous n’avez pas construit le village et je pense que vous avez construit autre chose et que vous vous êtes passée de moi. Cela n’est pas gentil aussi je vous envoie ce mot comme un aiguillon du remords pour qu’il vous touche à vif. Est-ce que vous êtes de la sorte des Héros qui rapportent des dollars d’U.S.A.? Moi pas! En tous cas si vous en avez de trop au retour, mettez-les dans la pierre et à ce sujet j’ai toujours, dans mon atelier, des études extrêmement intéressantes pour les placements d’argent. Vous voyez, chère Joséphine, que ma lettre finit par des arguments de commisvoyageurs. Il faut bien se dire tout puisque nous ne pouvons nous voir que par lettre. Quand vous reviendrez à Paris, soyez assez gentille pour me faire signe et en attendant je vous salue bien amicalement. L-C
106 | Lettre du 6 mars 1936 à John Nef
Mr JOHH NEF | Professeur d’Histoire à l’Université | 5.650 Dorchester Avenue| CHICAGO (Illinois) | U.S.A. | Paris le 6 Mars 1936 | 35 rue de Sèvres – VI°
Cher Monsieur Nef; Vous avez peut-être reçu de M. SOBY de Hartford (Connecticut) une première série de dessins de Louis SOUTER dont je vous avais parlé. Je vous en envoie, ces jours-ci, une autre série. Je serais très heureux que vous puissiez organiser à Chicago l’exposition de cet artiste très remarquable. Je tiens ces dessins comme étant d’une valeur capitale. Ils vont faire l’objet d’une étude très importante dans la Revue «Minotaure» où ils seront reproduits en grand. Dans le monde des arts, c’est une apparition absolument inattendue: il s’agit d’un homme de soixante ans. Je suis persuadé que ces dessins
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intéresseront le public de [New–York], Chicago, mais ce qui serait utile c’est que l’artiste puisse en tirer quelques bénéfices. Les prix de vente sont ridiculement bas puisqu’ils sont fixés à 10 dollars / par dessin. Ils mériteraient d’être dans les Musées, dans les collections. Il est évident que ce prix est un prix de pauvre diable et que vous pourriez certainement, à Chicago, en obtenir davantage. Je vous laisse toute liberté quant à cela. Me voici rentré en France. Ce n’est pas très drôle. La vie y est terriblement terne mais peut-être à la veille d’évènements importants. Les Américains ont été très gentils avec moi, mais les distances sont anthropophages. Je vous le dis bien sincèrement: je serais heureux de pouvoir avoir l’occasion de construire quelque chose en Amérique – à Chicago ou ailleurs – et si l’affaire pouvait s’arranger une fois par vos soins, vous m’en verriez très satisfait, qu’il s’agisse de villas, de maisons locatives ou tout ce qu’on voudra, ou d’urbanisation d’une banlieue. Je vous prie de présenter mes hommages à Mrs Nef et de croire, cher Monsieur, à mon souvenir le meilleur. / et 20 pour les grands
107 | Lettre du 6 mars 1936 à Louis Soutter
Monsieur Louis SOUTER | BALLAIGUES Canton de Vaud| Suisse | Paris le 6 Mars 1936 | 35 rue de Sèvres – VI°
Mon cher Louis, Voici encore un petit peu d’argent pour t’acheter des cigarettes et du chocolat. En hâte et amicalement.
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108 | Lettre du 6 avril 1936 à Georges Huisman
Monsieur GEORGES HUISMAN | 3, rue de Valois | PARIS 1er | Paris le 6 Avril 1936 | 35 rue de Sèvres – VI °
Cher Ami, J’ai recherché dans mes papiers de famille et, conformément à ce que j’en savais, je n’ai aucune pièce attestant ma naturalisation. Celle-ci a eu lieu en 1928 ou 1929, sous une forme particulière. C’est la formule exceptionnelle par laquelle le naturalisé a droit de faire partie, dès le premier jour, des Commissions publiques. A ce moment-là, LOUCHEUR m’avait demandé de faire partie de la Commission LOUCHEUR 1, mais il est certain que vos services pourront retrouver le document aux Archives utiles – je ne sais où. Moi, je me suis contenté de me rendre à la Mairie du VI ° arrondissement où j’ai apposé ma signature sur un registre et tout fut fini. Pour votre gouverne et pour éclairer vos objecteurs, sachez que ma famille est originaire du Sud de la France – proscription des Albigeois – mon père s’appelant Jeanneret, ma Mère s’appelant Perret. Les montagnes neuchâteloises où existait le village dénommé «Les Jeanneret» appartenait au Duc de Longueville. Ceci non pas pour me donner du blason, mais simplement pour que les éternels opposants ne puissent plus continuer à voir en moi quelque papou lointain et bien incapable de comprendre l’esprit du génie français. Vous m’avez demandé ce renseignement au sujet de la question que je vous avais posée, relative à l’Ambassade de Moscou. Je vous avais dit que je trouvais naturel que ce soit moi qui exécute ce bâtiment: voici pourquoi. Je suis le premier français à avoir traité avec Moscou une œuvre de grande propagande française en Russie: la construction du Ministère de l’Industrie Légère qui a été décrété par le gouvernement russe, après sa visite, comme étant le plus beau bâtiment conçu par le régime. Hier, on m’a montré une lettre relative au grand débat sur l’architecture qui vient d’intervenir à Moscou, où Alexandre VESNIN, l’un des plus grands maîtres russes, a fait cette déclaration: le Ministère de l’Industrie Légère est le plus beau bâtiment existant en Russie et qui restera le plus beau pendant les cinquante années qui viennent encore. Quand j’ai entrepris le voyage de Moscou et cette construction en 1928, après être sorti Ier dans un concours international pour l’établissement des plans, le Ministère des Affaires Etrangères m’a offert ses bons services à mon retour. C’était un peu tard puisque j’avais conclu. La Russie est actuellement en pleine réaction
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Lotissement de maisons Loucheur ( 1928 ). Perspective
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académique, mais toute la jeunesse (extrait de la lettre citée ci-dessus) est derrière moi en Russie et attend que le mauvais temps soit passé. Je vous ai d’ailleurs, il y a quelques jours, envoyé un document significatif émanant de Kiev et qui prouvait qu’à mon nom est attaché une question de prestige français et la Russie n’est pas le seul pays où c’est le cas. Je suis donc un petit peu désolé de voir que les commandes officielles ne viennent jamais chez moi, étant donné que, sur le plan de l’expansion de l’idée française à l’étranger, je suis sans arrêt sur la brèche depuis plus de quinze ans. Croyez, cher Ami, à mes sentiments dévoués. 1
Louis Loucheur (1872 –1931), polytechnicien. Entrepreneur de travaux publics. Ministre de l’armement et des fabrications de guerre (1917 ). Ministre de la reconstitution industrielle (1918 ). Ministre du travail, de l’hygiène, de l’assistance et de la prévoyance sociale (1926 –1930 ), il est à l’origine d’une loi, promulguée le 13 juillet 1928, dite « loi Loucheur » destinée à favoriser la construction d’Habitations à Bon Marché ( H.B.M. ). A fait la connaissance de Le Corbusier en 1928. A favorisé le financement du projet de Pessac ‘ note 1 lettre du 15. 01.1928 à Piero Bottoni. A fait étudier par Le Corbusier un projet de modèle-type de maison individuelle.
109 | Lettre du 15 mai 1936 à Ivar Tengbom
Monsieur TENGBOM |Architecte |STOCKHOLM | Paris le 15 Mai 1936 | 35 rue de Sèvres – VI°
Cher Monsieur, Notre grand ami Carl MOSER1 est mort. Cela a été une triste chose pour nous. Sa veuve m’a écrit et j’ai trouvé sa lettre à mon retour d’Afrique. Entre autres choses, elle me parle d’une question importante et me dit que, parmi ses dernières lettres, se trouvait celle adressée à Ivar Tengbom, «l’encourageant énergiquement à une démarche commune auprès du Comité Nobel auquel il voulait proposer avec la plus profonde conviction Le Corbusier comme candidat des plus dignes». Vous voyez combien il m’est délicat de vous parler de cette question. Il est certain que mon livre «La Ville Radieuse» peut être considéré comme un ouvrage d’action énergique en faveur de la Paix. Sa dernière partie, élaborée spontanément, sans arrière pensée, opposant le phénomène de paix au phénomène de construction et d’entreprise des grands travaux, avait suggéré déjà à de mes amis l’idée que la thèse de la «ville radieuse» pouvait retenir l’attention du Comité Nobel. Sur leur
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conseil, j’avais écrit un mot à ce sujet à M. HAKON AHLBERG – président de la Société des Architectes Suédois – 90 Ejurgarda Slütten – Stockholm – mais celuici m’avait répondu, en ce temps-là, que la demande devait être faite par l’Académie de mon pays. Or, voici la question: je suis citoyen français et l’Académie de France aimerait mieux me mettre au purgatoire sinon en enfer. La question est claire de ce côté-là. J’ai conservé mes droits de citoyen suisse (il paraît que c’est comme çà) et la Suisse n’a pas d’Académie. Donc, dans cette affaire, l’Académie française ne fera rien, bien entendu. Si nous regardons du côté suisse, qui doit entreprendre la démarche: voilà la question qui se pose. Mais la question préliminaire est celle-ci: c’est que vous jugiez vous-même s’il est utile que de telles démarches soient entreprises. On le disait également que, si la presse suédoise m’était favorable, les choses seraient de beaucoup facilitées. Or je crois savoir que la presse suédoise a toujours été très enthousiaste à mon égard et qu’elle n’a cessé de publier des études sur mon travail ou sur moimême. Vous pensez bien, cher ami, que je ne poursuis pas des satisfactions de vanité dans une affaire comme celle-là, ayant jusqu’ici refusé impitoyablement toutes les marques de distinction décorative. Mais ce qui compte aujourd’hui, c’est de pouvoir continuer l’œuvre entreprise et cette œuvre entreprise nécessite certains moyens indispensables dont le moyen financier n’est pas à négliger. Je parle de question financière, parce qu’elle est la conséquence de la crise actuelle qui sévit ici très fortement et plus particulièrement des attaques si violentes dirigées contre l’architecture moderne. Ces attaques ont pour effet de retenir complètement l’Autorité gouvernementale en ses commandes. Je suis au contraire rejeté avec une unanimité impressionnante de toute commande officielle de ville ou d’État. C’est à ce moment-là qu’une distinction aussi péremptoire et aussi bruyante que celle dont il est question ici pourrait jouer un rôle efficace. J’ai commis la bêtise, vis-à-vis de mon intérêt privé, de refuser trois fois la Légion d’Honneur 2 ici et tout particulièrement il y a deux ans. J’en supporte maintenant des conséquences assez dures. Certains ne me l’ont pas pardonné. Si j’avais refusé cet honneur, c’est que c’est tout simplement une question de conscience personnelle et que je n’avais pas envie d’être décoré, toute mon attitude dans la vie étant d’être libre de toute entrave, de toute chaîne quelconque. Je vous dis tout ceci pour que vous compreniez un petit peu ma situation. Je n’en dis pas d’avantage. Vous trouverez peut-être étrange que je reprenne contact avec vous après quatre ou cinq années pour une question d’intérêt privé comme celle-ci, vous me le pardonnerez.
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Je voudrais simplement finir cette lettre en faisant le vœu de vous revoir à Paris, si jamais votre bonne étoile vous y conduit. Croyez-moi votre bien dévoué. 1 2
Karl Moser ‘ note 2 lettre du 08. 05.1927 à sa mère. Dans l’Ordre de la Légion d’Honneur, Le Corbusier sera nommé chevalier en 1937, officier en 1946 et grand officier en 1963. Il a été nommé par ailleurs commandeur dans l’Ordre des Arts et Lettres en 1957.
110 | Lettre du 28 mai 1936 à Louis Soutter
Monsieur Louis SOUTER | BALLAIGUES | Canton de Vaud | Suisse | Paris le 28 Mai 1936 | 35 rue de Sèvres – VI°
Mon cher Louis, Voici encore un petit paquet de 150 francs. Je suis sans nouvelles de toi. J’espère que tu vas bien mais une lettre de toi me fera toujours plaisir. Je t’écris en hâte, étant au bureau occupé à un tas de chinoiseries! Amicalement.
111 | Lettre du 9 octobre 1936 au Directeur général des Beaux-Arts
Monsieur le Directeur Général des Beaux-Arts | 3, rue de Valois | PARIS | Paris le 9 Octobre 1936 | 35 rue de Sèvres – VI°
Monsieur le Directeur Général, Je vous ai entretenu ce matin très brièvement du désir que j’aurais de construire l’Ambassade de France à Moscou, au sujet de laquelle vous m’aviez dit qu’aucune décision n’avait été prise. Je voudrais, par la présente, préciser les raisons qui peuvent motiver ma demande. J’ai été le premier architecte étranger à briser le blocus autour de l’U.R.S.S., en
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1928, et, ayant participé à un concours restreint européen auquel j’étais invité par le Gouvernement de l’U.R.S.S, j’ai été désigné, après mon voyage à Moscou, pour exécuter les plans du Palais de l’Industrie Légère, Ministère qui est sous la direction du Commissaire du peuple LUBIMOV. Dans son premier entretien avec moi, M. LUBIMOV a débuté par ces mots: «Je désire construire un modèle d’architecture pour la Russie. Nous avons à apprendre beaucoup de l’étranger et je compte sur votre dévouement pour me permettre de réussir dans cette tâche». Lorsque la Convention a été signée, j’ai eu une offre du Ministère des Affaires Etrangères Français, à la suite du rapport de M. HERBETTE, Ambassadeur à Moscou, de m’apporter son concours pour les conventions qui seraient à intervenir entre l’URSS et moi. J’ai remercié tout en déclarant que les choses étaient faites et finies. A mon retour, je me suis bien aperçu par diverses conversations qu’il n’avait pas fallu manquer d’initiative et même de courage pour prendre le contact que j’ai eu à ce moment-là avec les autorités de l’URSS (j’étais reçu officiellement par le Viceprésident de l’URSS au Kremlin). J’ai constaté, d’autre part, que toute la jeunesse de Russie était enthousiasmée par mes idées et ceci se manifestait par des interventions publiques constantes que j’ai dû faire presque tous les soirs dans divers locaux, pendant mon séjour à Moscou. Suite de cette affaire: le gouvernement de l’URSS m’a commandé les plans du Palais des Soviets qui devait couronner le plan quinquennal. J’ai fait ces plans et ils ont été examinés avec cinq autres plans d’architectes étrangers et une centaine de plans d’architectes soviétiques. A ce moment-là, la décision sembla être d’exécuter mon plan. Mais subitement la réaction académique leva la tête, régna avec violence et vous connaissez la suite: depuis quatre ans la Russie cherche sa voie par des moyens qui lui sont propres et que je discuterais volontiers, une très forte réaction s’est manifestée contre moi au début, depuis j’ai eu les excuses du Secrétaire d’Ambassade de l’URSS à Paris et, enfin, l’année dernière, l’Académie d’Architecture de Russie m’a prié d’accepter d’être Membre Correspondant. A la suite de cela, je suis tenu constamment au courant de diverses questions qui préoccupent l’opinion russe sur les problèmes d’architecture et d’urbanisme. La situation actuelle est encore la pleine régression, mais la jeunesse bouillonne et je sais qu’on désire me voir maintenant à Moscou. Sans vouloir porter jugement sur ma propre œuvre, je puis tout de même admettre que l’esprit français d’architecture se trouve représenté par moi à Moscou et ce serait avec un certain chagrin et une certaine amertume que je verrais la commission de la construction de l’Ambassade à Moscou confier à qui que ce soit qui, si talentueux qu’il puisse être, n’a pas les états de service que j’ai eu en cette occurrence. C’est parce que vous m’avez dit que rien n’était décidé que j’ai pris l’initiative de cette lettre. Laissez-moi terminer cette note en vous disant la certaine amertume que je ressens ces dernières années d’être rejeté constamment dans toutes les initiatives
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municipales ou d’État, alors qu’aux frais des autres États je vais faire une propagande intense à la France à l’étranger où, loin d’être considéré comme un paria, je suis reçu comme un ambassadeur (expression même des gens qui m’accueillent). Je me permets de soumettre cette question à votre Bienveillant examen et je vous prie de croire, Monsieur le Directeur Général, à mes sentiments les plus dévoués. LC P.S. – Vous vous souvenez que je fus lauréat du premier prix au Concours international du plan du Palais des Nations, affaire qui est devenue historique dans les annales de l’architecture moderne. Je me souviens même combien vous m’avez défendu chaleureusement à cette époque dans «La Lumière».
– Deux de mes livres « VERS UNE ARCHITECTURE-» et « URBANISME-» sont traduits en URSS.
2e P.S.
112 | Lettre du 16 octobre 1936 à Jean Giono
Monsieur JEAN GIONO |MANOSQUE Basses Alpes | Paris le 16 Octobre 1936 | 35, rue de Sèvres – VI°
Cher Monsieur, Je viens de passer la journée d’hier avec Louis SOUTER 1 à Ballaigues. Il m’a beaucoup parlé de vous. Je savais que vous l’aviez connu et que vous aviez apprécié ses magnifiques dessins. Cet homme qui est dans une solitude dramatique et pathétique était si heureux de vous avoir connu et de penser qu’un peu de son œuvre pourrait paraître au cœur d’un de vos ouvrages. Moi-même je m’étais beaucoup réjoui de cette nouvelle que j’avais connue l’an dernier. Mais Louis SOUTER est sans nouvelles de vous et il en est tout malheureux. Me permettez-vous d’intervenir un tout petit peu dans cette question, puisque c’est moi qui ai découvert Louis SOUTER et qui l’ai engagé depuis sept à huit ans à poursuivre son œuvre dessinée. Je ne le crois pas psychologiquement organisé pour pouvoir ce qu’on appelle «illustrer» un texte /. Par contre, – et c’est une idée d’ailleurs générale que j’ai en cette question – j’estime que son œuvre contient suffisamment de matière pour qu’on puisse choisir les quelques dessins qui viendraient, comme un écho profond du texte dans lequel ils s’inséreront.
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Louis SOUTER a des dessins chrétiens, des dessins païens, des dessins érotiques, des dessins véhéments //. Il n’y a donc qu’à choisir dans l’une ou l’autre de ces catégories, ou même dans plusieurs, trouver la touche juste et je suis persuadé que l’éloquence d’une illustration serait infiniment plus grande ainsi. Je me permets de vous soumettre cette idée. Je serais très heureux d’avoir votre opinion en cette affaire, surtout en ce qui concerne la collaboration de SOUTER. Croyez-moi bien sincèrement à vous. / selon l’acception courante // des dessins réalistes 1
Louis Soutter, petit cousin de Le Corbusier, dessinateur
‘
Notices sur les destinataires.
113 | Lettre du 10 janvier 1937 à sa mère
Dimanche 10 janvier 1937
Ma chère petite maman Albert me dit que tu bouderais un peu pour t’avoir laissée sans nouvelles au Nouvel An. Je t’ai écrit une carte et une lettre de Vézelay, au contraire, et ne suis nullement coupable [de] d’abandon. Nous sommes restés en Bourgogne plus longtemps que prévu, nos amis nous ayant retenus avec insistance. Je téléphonais souvent chez Albert 1 pour avoir de ses nouvelles. Le 1 er nous étions à Paris. Et je trouvais Albert debout ayant parfaitement échappé au mal qui l’avait menacé. Cela c’est grâce à Winter 2 qui fut prompt, clairvoyant et énergique. J’ai appris la triste fin de Jeanne L. F. Tant d’ardeur, tant de dévouement, tant d’amour de son art! C’est navrant. J’ai trouvé à mon retour le faire-part pour la mort d’oncle Henri 3. Mort légale, naturelle. J’ai écrit à Rudi et Marguerite. Je pense que tu les auras trouvés et vus à cette occasion. Par ta lettre à Albert, j’ai su que tu avais eu de bons compagnons pour les fêtes. J’ai été chez mon éditeur Plon avec Mme Harris 4 dont j’ai donné l’adresse avec celle d’un autre d’USA pour la traduction de mon livre sur les États–Unis. Le livre paraît le 18. L’éditeur prépare un lancement soigné. Plon, c’est de la vieille édition et je suis fier et honteux tout ensemble d’être à l’honneur dans cette boîte là.Tu auras vu Mme Harris qui se réjouissait de te trouver puisqu’elle t’estime infiniment.
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J’ai installé depuis le 1 er janvier une TSF. C’est idiot et parfois bien. En tout cas, il y a un choix immense à chaque minute, parmi des foules de genres et de qualités. J’aimerais t’en donner une.Veux-tu demander à tes amis (Mme Sehnwald, ou à qui que ce soit) quel bon marchand est capable de t’installer çà. Et qu’il m’écrive en me faisant une proposition. Avec la Suisse, l’Italie, Berlin, Paris et Londres, tu as de quoi te distraire: musique, conférences, nouvelles du jour, opéras tout entiers, symphonies par les meilleurs orchestres etc. L’histoire de la maison en béton armé ne tient pas debout. Ici, il y a des postes à tous les étages, à la perfection. C’est une question de réglage. Résumé: qu’un marchand, – sur les indications ci-dessus, m’écrive en me proposant divers modèles, au plus simple et de puissance moyenne. Je connais ici un spécialiste qui me [dira] guidera. Que ce marchand fasse un essai chez toi, organise l’affaire pour une belle sonorité. De telle façon que je puisse, en venant prochainement régler la question. Pour la mienne, j’ai trouvé le truc de l’aspect. Je n’ai acheté que la mécanique, sans la caisse. Je la mets sous verre, et le haut-parleur, ailleurs. C’est tout petit, ravissant, un miracle de mystère: lampes de couleurs, métal blanc et noir, etc. Jusque dans la TSF il a fallu imposer l’idée. Les gens sont trop bêtes: ils se laissent tout faire. Les caisses sont ignobles et grandes. Enfin zut! En décembre, j’ai cherché désespérément une petite table de cuisine et un tabouret. Ça n’existe pas. Je les ai fait faire! En moi bouillonnait le thème d’un livre de 300 pages: «Je cherche une petite table de cuisine». Mme Cuttoli 5 est venue choisir un carton de tapisserie d’Aubusson qu’elle va faire exécuter à la manufacture Royale. J’entre là en compagnie de Picasso, Léger, Braque, Matisse, Rouault. Je suis ravi! Ma petite maman, c’est lundi soir. Je vais mettre le collier à Pinceau du Val d’or et porter cette lettre dans laquelle sont toutes nos affections. Yv et Corbu / cette TSF tu la mettras sur la petite table de malade où ce [ ] l’Illusté. Il faut que ce soit à portée de la main. 1 2
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Albert Jeanneret frère de Le Corbusier ‘ Notices sur les destinataires. Pierre Winter ( né en 1891), médecin chirurgien. A écrit dans la revue L’Esprit nouveau. Adepte des idées de Le Corbusier en matière d’urbanisme. A publié en 1942 un article consacré à Le Corbusier dans la revue Architecture et urbanisme. Henri Jeanneret Gris, frère du père de Le Corbusier. Marguerite Harris Tjader ‘ Notices sur les destinataires. Marie Cuttoli ‘ Notices sur les destinataires.
114 | Lettre du 16 janvier 1937 à Robert Mallet-Stevens
Monsieur MALLET-STEVENS | 12, rue Mallet-Stevens | PARIS | Paris le 16 Janvier 1937 | 35 rue de Sèvres – VI°
Mon cher Mallet, J’ai appris avec grand plaisir que mon ami CALVACANTI 1 de Rio de Janeiro, artiste peintre, était désigné pour faire la décoration du Stand que vous établissez pour 1937 pour le Café du Brésil. Je connais CALVACANTI depuis une dizaine d’années et j’ai vu ses œuvres à Rio de Janeiro.Vous ne pouvez pas mieux tomber pour illustrer le Brésil. CALVACANTI est un excellent peintre, il connaît le milieu brésilien d’une manière parfaite. Il est très observateur et il pourra donner sur le café les renseignements les plus sûrs. Il est intéressant de pouvoir profiter des gens quand on les a ainsi sous la main. Croyez, mon cher Mallet, à mes sentiments les meilleurs. 1
En fait Emilio Cavalcanti dit Di Cavalcanti (1897 –1976 ), célèbre peintre brésilien. Robert Mallet-Stevens concevra, seul ou en association, cinq des pavillons de l’Exposition internationale de 1937 et notamment, en effet, celui des cafés Franco-Brésil.
115 | Lettre du 20 avril 1937 à Marie Cuttoli
Madame CUTTOLI | 55, rue de Babylone | PARIS VII° | Paris, le 20 Avril 1937
Chère Amie, Fernand LEGER 1 m’a parlé, lors de sa dernière visite, de la construction imminente du Palais de la Science, sous l’initiative du Professeur Jean PERRIN 2. Est ce que, cette fois-ci, les chances seront de mon côté, puisque M. Jean PERRIN m’a toujours témoigné beaucoup d’amitié, puisqu’il s’agirait de mettre les arts enfin dans une atmosphère d’unité complète; architecture, statuaire et peinture? Je n’en dis pas plus long et je m’excuse simplement de constamment vous ennuyer de mes sollicitations.
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Croyez, chère Madame, à mon entier dévouement. Pour M. Le CORBUSIER – MORANCE édite en ce moment-ci un livre sur moi et m’a demandé si la photographie de la tapisserie pourrait y paraître: il en ferait une grande planche.
P.S.
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Fernand Léger, peintre ami de Le Corbusier ‘ Notices sur les destinataires. Jean Perrin (1870 –1942 ), physicien français, fondateur du Palais de la Découverte (1937 ).
116 | Lettre du 9 septembre 1937 à Marguerite Harris Tjader
9 septembre 1937
Amie Rentré ce matin de Suisse (Le Lac 1 où ma mère a parlé de vous avec une grande affection) je trouve votre lettre. Vous voici bien échauffée par votre revue. Courage! Je connais çà, il faut du cran! Vous en aurez. Bien entendu, je vous autorise à faire l’usage que vous voudrez des chapitres du livre. Et je pense que mon autorisation suffit. Plon est toujours d’accord pour ces extraits. J’ai voulu leur téléphoner mais c’était fermé. Attention avec les peintures de Louis Souter 2. J’ai de la méfiance! Ses dessins par contre sont magnifiques. Je vous signale que Ariston 3 du Musée d’Hartford en a une cinquantaine en dépôt dont quelques uns d’excellents.Vous n’avez pas le droit de faire passer le cœur avant la plus sévère critique en matière d’œuvres d’art. L. Souter est ce qu’il est. Il ne faut pas l’écraser par de l’erreur. Et je trouve ses dessins hors de discussion (les beaux, bien entendu). Laissez de côté le communisme qui est une chose en pleine évolution, mais dont le mot est fixé déjà sur des [choses] événements passés. Je suis persuadé qu’un mot nouveau sera créé un de ces jours. Attendons MM. les Editeurs américains! La baraque tropicale me fait terriblement rêver. Bon Dieu, quelle chance vous avez d’y être et d’y vivre librement. Enfin ... zut! Au revoir votre Corbu
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Maison des parents de Le Corbusier où habite sa mère ‘ note 6 lettre du 20. 01.1928 à sa mère. Louis Soutter, petit cousin de Le Corbusier ‘ Notices sur les destinataires. En fait, A. Everett Austin, Jr. (1900 –1956 ), directeur du Hartford Atheneum de 1927 à 1944, deuxème étape de la tournée de conférences de Le Corbusier en 1937 aux ÉtatsUnis.
117 | Lettre du 4 novembre 1937 à Max Bill
Monsieur MAX BILL | Architecte | Limmattalstrasse, 253 | ZÜRICH 10 | Paris le 4 Novembre 1987 | 35 rue de Sèvres – VI°
Cher Monsieur, Je vous remercie de tout cœur de votre gentil mot du 7 Octobre, relatif à mes cinquante années. Je suis aussi un peu comme vous: j’aimerais bien que mon nouveau demi-siècle comporte un peu plus de réalisations que le précédent, mais cela est l’affaire des dieux et nous n’avons qu’à attendre leur décision. Toutefois, soyez assuré que votre sympathie m’est très précieuse. Croyez-moi votre dévoué.
118 | Lettre du 8 décembre 1937 à Marguerite Harris Tjader
8 décembre
Amie Quel silence! Voici passées deux années, j’étais à l’heure de mon départ de N.York. Je revois la baraque et la mer et vous. Je suis pourtant certain que de temps en temps vous vous souvenez de l’homme aux lunettes. Vous êtes en plein dans votre édition de revue, je pense. C’est difficile et plus délicat qu’on ne croit. Bonne chance!
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Traduction «Cathédrales ...» Un éditeur de N.York enthousiaste a écrit en octobre ou novembre. Je lui ai répondu en [ ] votre adresse. Plon aussi [ ] répondu. Pourquoi ne répond-t-il pas? L’avez-vous rencontré? L’affaire semble [ ] faite. Ma secrétaire est absente je ne trouve pas les copies de lettres. (X) Amie, j’ai passé le 6 octobre, le demi siècle. Hélas. Les honneurs ne me manquent pas. Mais les haines abondent et la lutte est aussi dure que toujours. Pour l’instant totale «dépression», aucun travail. Je peins. J’ai fait un gros progrès depuis ma maladie En janvier – février, j’ai une exposition solennelle de peinture au Kunsthaus de Zurich (réputé ici le Salzbourg de [ ] plastique). dix salles. Grands tableaux, cent vingts dessins [ ] dix sept années de travail [ ] inconnu, puisque je n’ai pas exposé depuis 1923. [ ] plus, l’éditeur Morancé [ ] fait un livre magnifique sur ma peinture, un chef-d’œuvre d’édition. Sera prêt en janvier. Si en janvier votre revue paraît, peut-être pourriez vous faire un article «sensationnel» sur l’apparition de Corbu dans le monde de la peinture, avec photographies. L’autre vie – celle qui s’agite la nuit – est réprimée en grande partie. Pourtant parfois, sur les routes du monde ... Un souvenir à la baraque commandez moi un gratte-ciel je voudrais revoir N.York. votre Corbu (X) l’éditeur éventuel est Architectural Book Publishing Cie | 112 West 46 th Str. | (Paul Wenzel Pt L E Krakow Secly) |
119 | Lettre du 3 mars 1938 à Hilla Rebay
Madame HILLA REBAY | The Solomon R. Guggenheim Foundation | Carnegie Hall | NEW-YORK CITY | Paris le 3 mars 1938 | 35 rue de Sèvres – VI°
Chère Amie, Je reçois votre mot lapidaire et sibyllin par lequel vous avez l’air de me reprocher de ne pas vous avoir vue à New York pendant mon passage en 1935. Vous ignorez peut-être que j’ai fait vingt deux conférences en trente jours dans vingt villes des États-Unis et j’étais tellement pris par les questions d’architecture et
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d’urbanisme que je n’ai pas pu m’occuper d’art, même que je n’ai pu visiter aucun Musée. Mais ayant à faire au plaza, j’ai demandé à voir M. Guggenheim 1 qui était absent de New-York et je lui ai laissé un mot de salutation. Ce que je retiens c’est que vous avez l’intention de construire un Musée et ce que je regrette c’est que vous ne me disiez pas que c’est moi qui serais chargé d’établir les plans. Est-ce que je serai laissé éternellement de côté, même par les gens qui partagent les mêmes idées? M. Solomon Guggenheim m’avait honoré de sa sympathie. Dites-lui donc, si c’est possible, combien je serais heureux de pouvoir travailler pour lui et lui apporter tout le fruit de mon expérience qui commence à être grande (j’ai cinquante ans). J’ajoute que, pour construire un musée, il faut aimer l’art, le connaître et le pratiquer. Et c’est une chose que vous ne trouverez pas chez les architectes habituels. Par conséquent, le chemin me paraît assez direct et je crois que, si vous vouliez bien intervenir dans cette affaire, tout pourrait s’arranger. Il reste bien entendu que le travail serait fait de moitié avec un architecte américain qui serait chargé de la surveillance et de l’exécution du travail. J’espère que tout va bien pour vous. Croyez-moi votre très cordialement dévoué. 1
Solomon R. Guggenheim (1861 –1949 ), industriel et collectionneur d’art américain. Créateur de la fondation qui porte son nom. Le projet du Musée Guggenheim, auquel Le Corbusier se réfère ici, sera confié à Frank Lloyd Wright et édifié à New-York, en 1943 –1959. Il abrite la riche collection d’art du XX° siècle de S. R. Guggenheim.
120 | Lettre du 15 mars 1938 à Marie Dormoy
Madame MARIE DORMOY | c/o « L’Architecture d’Aujourd’hui » | 5, rue Bartholdi | BOULOGNE SUR SEINE | Paris le 15 Mars 1938 | 35 rue de Sèvres,V°
Chère Madame, Grâce à l’amabilité de M. André Bloc 1, j’ai pu prendre connaissance de votre ouvrage sur l’architecture française et je ne peux pas résister au plaisir de vous dire combien je trouve cet ouvrage bien fait ( non pas bien entendu parce j’ai l’honneur d’y figurer cela va de soi ). Je dirai même que les temps modernes sont comme ils sont: pas très brillants en face des chefs-d’œuvre du passé. On
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peut leur donner cette excuse, c’est que le chaos actuel y est pour quelque chose. Si j’avais su quelle sorte de livre vous pensiez composer, je vous aurais suggéré l’idée d’ajouter un cliché ou de remplacer un des miens par un cliché représentant un îlot de «ville radieuse» (logis et loisirs). Faute d’autre occasion, c’est à cela que je me suis consacré en grands partie: c’était la mise au point d’un nouveau statut urbain qui est, je crois, une invention importante au point de vue de la vie des sociétés et c’est cette image là qui aurait été une petite porte d’espoir dans le chapitre des maisons modernes qui, elles n’auront véritablement leur architecture que le jour où elles auront une destination sociale justifiée. Si jamais votre livre était réédité, peut-être pourriez-vous penser à la suggestion que je fais ici. Quoi qu’il en soit, je vous dirai en toute franchise que je suis heureux de voir réuni pour la première fois avec un esprit neuf les jalons de l’architecture française. Merci d’avoir fait ce beau travail. Veuillez croire, chère Madame, à mes sentiments les meilleurs. 1
Directeur de L’Architecture d’Aujourd’hui
‘
Notices sur les destinataires.
121 | Lettre du 15 octobre 1938 à Wallace Harrison
Mr WALLACE HARRISON | 45, Rockfeller Plaza | NEW-YORK CITY | Paris le 15 octobre 1938 | 35 rue de Sèvres – VI°
Cher Ami, Je vous écris pour vous demander de me rendre un service. Voici de quoi il s’agit: Lorsque je suis venu en 1935 à New-York, le Museum of Modern Art m’avait prié d’expédier les maquettes du palais des Soviets 1, de l’Urbanisation de Nemours 2 et du Bâtiment de bureaux de la «R.A.» 3. Ces maquettes ne sont jamais rentrées ici. J’ai eu l’occasion de voir M. Barr 4 cet été et de lui poser la question. Je lui ai dit: «Ne serait-il pas plus simple que le Musée achète ces maquettes qui représentent des choses très caractéristiques. En particulier, le Palais des Soviets est certainement une œuvre d’architecture moderne qui peut demeurer dans les annales de l’architecture si les éléments sont conservés.» (j’ajoute que les documents sur papier
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relatifs à ce projet – plans, façades, coupes, etc ... – pourraient rejoindre la maquette à New-York.) Mr Barr m’a dit que le Musée était sans argent. Je veux bien le croire, mais avec réserve. Ne croyez-vous pas qu’il serait possible, en parlant à M. Nelson Rockefeller 5, d’attirer son attention sur l’intérêt qu’il y aurait pour l’Amérique de conserver ces travaux? La maquette du Palais des Soviets était, en particulier, remarquablement construite (je sais qu’elle a été mal retouchée à New-York, mais on pourrait peut-être la remettre au propre). De quel ordre devrait être le prix de vente de ces éléments? J’estime que le Palais des Soviets vaut au minimum deux mille dollars.Voulez-vous être assez gentil pour essayer de donner une solution à cette affaire? Mon ami Léger vous en reparlera. Sans vouloir faire de comparaisons immodestes, je sais par mes voyages à travers les Musées du monde que les quelques Musées qui possèdent des maquettes de la Renaissance en sont très fiers. Pourquoi ne pas admettre qu’un jour la maquette du Palais des Soviets présentera quelque chose comme une Renaissance aussi? Je sais que tout va bien pour vous là-bas et je vous en félicite. On me dit que vous êtes venu à Paris et je suis vraiment désolé de ne vous avoir pas rencontré. Veuillez, s’il vous plaît, présenter mes hommages et mon meilleur souvenir à Madame Harrison et recevez mes salutations amicales. 1 2 3 4 5
‘ note 1 lettre du 15.12.1931 à sa mère. Plan d’urbanisme élaboré par Le Corbusier en 1934 pour la ville de Nemours en Algérie. Projet d’un immeuble de bureaux « Rentenanstalt » à Zurich (1933 ). Alfred H. Barr (1902 – 981), Directeur du Musée d’Art moderne de New-York de 1929 à 1967. Nelson Aldrich Rockefeller (1908 –1979 ), quarante et unième Vice-président des EtatsUnis. Président du Rockefeller Center en 1938. Président du Musée d’Art moderne de New-York en 1939.
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122 | Lettre du 17 novembre 1938 à Fernand Léger
Monsieur FERNAND LEGER | Artiste – Peintre | C/o Mr Wallace K. Harrison | 45, Rockefeller Plaza | NEW-YORK CITY | Paris le 17 Novembre 1938 | 35 rue de Sèvres – VI°
Mon cher Fernandopo, Merci de ta lettre et de celle de tes illustres partenaires. N’oublie pas de saluer très amicalement Aalto 1, et les autres bien entendu. Tu m’accuses réception de ma lettre du 15 Octobre. N’avais-tu pas reçu ma lettre amicale de St Tropez, à ma sortie de l’hôpital 2, adressée chez Harrison? J’attends donc les résultats de ton intervention brillante. Le chèque sera le bienvenu. Tu te rends compte! J’ai bien envie de te nommer ambassadeur définitif en U.S.A., car l’autre jour m’est passé par la tête le souvenir de la Baronne Hilda Rebay 3. J’avais eu un contact épistolaire le 3 Mars 1938 et je te donne inclus la lettre que je lui avais écrite. J’ajoute qu’elle ne ma pas répondu d’ailleurs. L’autre jour je pensais à ceci, c’est que j’ai été tout de même le seul architecte peintre qui puisse avoir le sentiment le plus exact des locaux à établir pour la peinture moderne et pour en faire un musée compréhensif. Je ne vois pas qui peut me faire la pige dans ce domaine. Je crains que, comme toujours, ce soit un épigone qui enlève l’affaire pour cause de présence au moment utile, ou autre. Par conséquent, si tu vois Guggenheim ou la Baronne, dis-lui donc qu’il faut faire quelque chose dans le sens indiqué et nous pourrions, enfin, mettre au monde peut-être un exemplaire d’architecture d’art moderne, peinture et statuaire, qui vaudrait la peine. Voilà! je n’ai rien d’autre à te dire, sinon de te féliciter de la bonne humeur qui ressort de ta lettre, qui me fait voir que tu as du sang américain dans les veines. Amicalement à toi. 1 2
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Alvar Aalto (1898 –1976 ), architecte, urbaniste designer finlandais. Au mois d’août 1938, Le Corbusier, sérieusement blessé à une jambe, par l’hélice d’un bateau, lors d’une baignade en Méditerranée, avait été opéré et soigné durant quatre semaines à l’hôpital de Saint-Tropez. Hilla Rebay née von Ehrenwiesen (1890 –1967 ), conseillère de Solomon Guggenheim en matière d’œuvres d’art et première directrice du musée Guggenheim à New-York ‘ par ailleurs note 1 lettre du 3. 03.1938 à Hilla Rebay
Portrait de Fernand Léger ( non daté )
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123 | Lettre du 19 janvier 1939 à Félix Klipstein
Monsieur FÉLIX KLIPSTEIN | Artiste-Peintre | LOEBACH Bessen |Allemagne | Paris le 19 Janvier 1939 | 35 rue de Sèvres – VI°
Mon cher Félix, Reçu ton aimable lettre et ta très jolie gravure à l’eau-forte qui me fait plaisir. Je t’ai fait une «pointe d’argent» 1 pour te montrer ce que je puis sortir du papier que je possède. Dans ce dessin-là, la technique est très brutale. Or la «pointe d’argent» permet, au contraire, de faire les dégradés les plus subtils, les plus doux; il suffit de frotter doucement et inlassablement en couchant le crayon sur le papier. Moi, j’ai dessiné avec la pointe même, le crayon étant presque debout. A vrai dire, je ne suis pas renseigné très exactement sur la technique; je fais tout d’improvisation et sans école. Mon expérience est celle-ci: il est mieux de poser la feuille de papier sur un fond dur (du bois bien uni, par exemple, ou même du verre ou de la tôle, de façon à ce que le papier résiste. Je ne sais pas s’il faut de l’argent très tendre ou plus dur. Je l’ignore. Pour mon compte, j’ai fait faire une pointe comme une grosse aiguille, de la grosseur d’une mine d’Eversharp, que j’ai installée dans un porte-mine Eversharp. L’extrémité même doit être émoussée, bien entendu, pour ne pas déchirer le papier. Il y a une certaine manière de caresser le papier, de façon à ne pas arracher la surface de craie. Quant au papier, je ne sais pas comment on le fabrique. A la Renaissance, je crois que les peintres le fabriquaient eux mêmes avec de la chaux ou n’importe quel produit de cette sorte, qu’on étendait sur le papier. Celui que je possède m’a été donné par un collectionneur. Quand je n’en aurai plus, je ne saurais pas où m’adresser. Mes amitiés à ta femme et bien cordialement à toi. 1
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Le Corbusier, qui aimait rappeler qu’il avait étudié la gravure au burin dans sa jeunesse, a réalisé plusieurs dessins à la pointe d’argent.
124 | Lettre du 18 février 1939 à Fernand Léger
Monsieur Fernand LEGER | Artiste-Peintre | c/o Mr Wallace K. Harrisson | 45, Rockefeller Plaza | NEW-YORK CITY | Paris le 18 février 1939 | 35 rue de Sèvres – VI°
Mon cher Léger, Je suis sans nouvelles des missions dont tu étais gravement chargé: 1°) la maquette du Palais des Soviets 1 pour le Museum of Modern Art, 2°) le musée pour la Baronne Rebay. 2 Je te faisais sentir combien, après six années de crise, la vente de la maquette nous rendrait un service immense (inutile de le raconter à Rockefeller), mais j’espérais bien que tu pourrais profiter de tes bonnes relations pour aboutir dans cette affaire. Peut-être ma lettre se croise-t-elle avec une de toi où tu m’annonces des résultats magnifiques: je le souhaite. Je viens de recevoir un travail important des Gobelins et cela m’intéresse. Mais j’ai immédiatement parlé de toi à l’Administrateur général, M. Guillaume Jeanneau 3 ; or j’ai été étonné de voir que tu y étais précédé par une presse défavorable, contre laquelle j’ai réagi fortement et je crois avoir convaincu l’administrateur. C’est pour cela, dès ton retour, que je lui est promis que je lui rendrais visite en ta compagnie, de façon à ce que tu fasses sa connaissance et que tu puisses apporter à la Manufacture des Gobelins une collaboration que, quant à moi, je juge d’une très grande utilité, bien entendu. Pierre comme moi compte sur toi dans cette question New-yorkaise, nous te saluons bien cordialement tous les deux. 1 2 3
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note 1 lettre 15.12.1931 à sa mère et lettre du 15. 10. 1938 à Wallace Harrison. note 1 lettre du 3. 03.1938 à Hilla Rebay et note 3 lettre du 17.11.1938 à Fernand Léger. Guillaume Jeanneau (1887 –1957 ), historien d’art, administrateur, écrivain, professeur. Administrateur du Mobilier National en 1926. Administrateur des Manufactures Nationales ( Beauvais, Gobelins, Sèvres ) à partir de 1940. ‘
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125 | Lettre du 21 mars 1939 à Marguerite Harris Tjader
Amie 21 mars 39 que de temps écoulé! Pas de nouvelles de vous: soyez gentille et dites moi ce que vous faites, comment est la santé de votre mère. Jamais reçu les N 0S de «Direction» 1 que vous m’avez plusieurs fois annoncés. C’est dur une revue? n’est-ce pas? J’apprécie votre courage. Chaque fois que je parle des «Cathédrales Blanches» non parues aux USA, on est stupéfait. On me dit qu’il faut insister sans relâche auprès des éditeurs. Ainsi, l’autre jour, Madame Jolas 2, qui dirige ici une école américaine modèle, femme de Jolas, membre de «Transition» m’a dit: En 1926, Bernard Fay ne trouvait pas à éditer en USA. C’est Mme Jolas qui s’en occupait. Le livre: «Panorama de la littérature Française». Six éditeurs avaient démontré noir sur blanc qu’un tel livre ne se vendrait jamais en Amérique. Finalement Little Brown et Cie de Boston l’ont pris et depuis, ont édité sans arrêt les livres de Fay. Mme Jolas ne sait pas si Little Brown est toujours à Boston. Amie, quel remue ménage dans le monde! Vous êtes tranquille chez vous. Ici, des émotions fortes. La guerre en menace constante. On fait des canons. Avez-vous reçu mon livre: «Des canons, des munitions. merci-! ...» Je vous l’avais expédié. Je devais faire le Pavillon Français à New-York. On me l’a enlevé. A Francisco, on me l’a enlevé: Ainsi je ne suis pas venu vous voir. Je suis appelé par le Gouvernement du Chili. L’Amérique du Sud m’est ouverte: Rio, Buenos-Aires. J’ai fait le plan d’urbanisation de Buenos-Aires. Si le contrat du Chili se signe, je partirai en avril mai juin. Le Juif errant! Alger 3 marche. Le plan est définitif. Le gouverneur enthousiasmé. Peut-être, enfin, toucherons nous au but. Depuis six ans, je lutte avec acharnement sur tous les fronts: Algérie, Amérique, Angleterre, France. Quelle énergie, quelle persévérance sont nécessaires! J’ai fait un chemin prodigieux dans l’opinion. L’astrologue me dit que 39 sera une grande année. Je sens autour de moi, comme une lumière qui se lève. La peinture marche avec passion. Je fais des progrès. Cette fois-ci, je montre au public. Ma peinture est faite pour être lue par des graphologues ou des devins ou même des psychanalystes 4. Une vie de moine. Terrible et dure. Mes nuits sont pleines d’imaginations intenses. Le soleil les dissipe.Vous me connaissez pour savoir ce que cette vie d’ascète est héroïque. Si je glissais sur la pente. Je serais foutu. Mes souvenirs de 35 sont doux. Voilà, voilà, voilà! Quelle époque magnifique qui brûle les journées et les ans.
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J’ai donné votre adresse à Louis Carré 5 mon marchand de peinture: Charmant type. Peut-être le verrez vous à NY. Mais silence sur 35. Amie, je pense bien souvent à vous votre Corbu 1 2
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Revue d’art américaine animée par Marguerite Harris-Tjader entre 1937 et 1945. Maria Mc Donald Jolas (1893 –1987 ), journaliste, éditrice et traductrice américaine. Elle a créé en 1932, à Neuilly, une école modèle dont les enseignements, bien que basés sur les programmes officiels français, étaient dispensés en français et en anglais. Cette école a été fermée en 1940. Eugène Jolas (1894 –1952 ), son mari, américain, descendant d’une famille d’origine française, était journaliste et éditeur. Il a créé en 1928, la revue littéraire et d’art Transition. Eugène et Maria Jolas comptaient de nombreux écrivains et artistes français et américains parmi leurs amis. Les études d’urbanisme de Le Corbusier, pour Alger, restées sans suite, se sont déroulées de 1932 à 1942. A rapprocher de la lettre du 19. 02.1937 à sa mère citée dans l’introduction ‘ note 167 de celle-ci. Louis Carré, né en 1897. Editeur d’art. Directeur d’une galerie d’art moderne, organisateur de nombreuses expositions.
126 | Lettre du 4 avril 1939 à Renaud de Jouvenel
Monsieur RENAUD DE JOUVENEL | Président du Comité d’Accueil aux Intellectuels | Réfugiés Espagnols | Association Internationale des Ecrivains pour la Défense de la Culture | 29, rue d’Anjou | PARIS | Paris le 4 Avril 1939 | 35 rue de Sèvres – VI°
Cher Monsieur, Je réponds à votre pneumatique du 3 Avril, me demandant de vous accorder mon nom pour votre Comité de Patronage d’Aide aux Intellectuels espagnols réfugiés. J’accepte de faire partie de ce Comité dont le but précis est d’obtenir l’autorisation d’héberger des intellectuels espagnols en France. Je vous prie d’agréer, cher Monsieur, mes salutations les meilleures.
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127 | Lettre du 6 avril 1939 à M. Bernard
Monsieur BERNARD | Architecte | 11, rue des Beaux-Arts | PARIS VI° | Paris le 6 Avril 1939 | 35 rue de Sèvres – VI°
Monsieur, Répondant à votre lettre du 5 Avril, je vous envoie inclus ma signature pour le Comité d’Accueil, étant bien entendu que, conformément à votre propre texte, «J’accepte de faire partie du Comité d’Accueil aux Architectes et Artistes Espagnols et Tchèques, sous réserve que ce Comité ne poursuive aucun but politique et n’engage en rien ma responsabilité au point de vue financier». Veuillez agréer, Monsieur, mes salutations distinguées.
128 | Lettre du 4 juillet 1939 à Jean Zay
Monsieur JEAN ZAY | Ministre de l’Education Nationale | PARIS | Paris le 4 Juillet 1939 | 35, rue de Sèvres – VI
Monsieur le Ministre, Évidemment, j’interviens dans une question qui ne me regarde absolument pas, mais je suis un peu le porte-parole de plusieurs personnes qui, comme moi, ont été émues de voir se dresser, sur l’esplanade du Trocadéro, la maquette de la statue du Maréchal Foch 1. Ne m’en veuillez pas si je crois de mon devoir d’artiste de dire modestement mon opinion dans cette question, opinion d’un homme habitué à l’étude de l’art depuis près de quarante années et dont le goût a été formé par d’innombrables voyages à travers le monde. L’Esplanade du Trocadéro était une véritable nappe de calme, de béatitude et d’émotion. Sur cette nappe, sur cette espèce le lac tranquille, la ville se dressait avec toute la finesse de ses silhouettes et toute la relativité de celles-ci, les unes avee les autres. La ville se dessinait. On voyait la ville et on ne regardait que cela et on était ébloui par la beauté de l’ensemble. Comment peut-on venir troubler ainsi une véritable conquête architecturale, une véritable parole d’architecture? Dans toute entreprise du Trocadéro, cette espla-
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nade était vraiment la chose incontestablement réussie. Occuper n’importe quelle partie de sa surface par un monument qui attire l’attention et dont la silhouette et le volume, en premier plan, viennent perturber tout le spectacle, est comme pousser un cri violent au milieu d’une récitation calme et pleine de style. Désormais tout se brouille: le Maréchal est brouillé avec la Tour Eiffel, et la Tour Eiffel est brouillée avec le Maréchal et les dômes et les flèches ne sont plus qu’un petit graphique à l’horizon, sans importance et sans plus aucune valeur émotive. Le document reste, bien entendu, mais l’art est parti. Ce sont ces sortes de leçons que la Grèce sait si bien nous donner, et l’Acropole en particulier n’a jamais eu l’idée de mettre une statue dans un axe ou au devant du spectacle insigne qui s’étend sur le Golfe du Pirée. Je suis confus, Monsieur le Ministre, d’intervenir dans cette question où on ne m’a pas demandé de formuler mon opinion. Je m’en excuse et je vous prie de croire à mes sentiments les plus dévoués. 1
L’implantation de la statue équestre du Maréchal Foch – œuvre de Robert Wlerick et Raymond Martin – avait en effet d’abord été prévue sur la terrasse même du palais de Chaillot, comme le déplore Le Corbusier au vu d’une maquette présentée in situ. Elle a finalement été reportée sur la place du Trocadéro où la statue elle-même sera mise en place en 1951.
129 | Lettre du 3 septembre 1939 à Henri Laugier, Philippe Serre et Georges Huisman
LE CORBUSIER | copie à Henry Laugier | Philippe Serre | Georges Huismans | 3 sept 1939
Cher ami Je suis rentré hier à Paris. Je serais désireux d’être utile à quelque chose. Mon livret militaire porte: Grade: 2° classe Position: «sans affectation». Libération définitive de tout service militaire: 10 novembre 1936 (né en 1887). Vous me rendriez un service amical si, au cours des évènements, vous pouviez intervenir pour me faire placer en un lieu où je pourrais fournir un effort utile, – si possible, un effort très utile. Merci et croyez moi votre bien dévoué. LC
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130 | Lettre du 22 novembre 1939 à Marguerite Harris Tjader
Vezelay le 22 novembre 1939
Amie Alors? Cet Alors représente un grand temps passé dans le silence et rempli pourtant, de part et d’autres, de beaucoup d’occupations et surtout d’événements. Vous êtes au pied des gratte-ciel et vous vous croyez tranquille. Je pense que le monde entier sera conduit à de grands changements. Je définis ces événements: une guerre de 100 ans qui s’achève, la première locomotive l’ayant commencée. Cette vue me laisse percevoir une solution qui est à l’échelle juste et se situe dans l’histoire. Mais dites-moi ce que vous devenez.Votre mère qui était souffrante est-elle rétablie. La [barque] baraque qui fut détruite par la tempête «Direction» 1 dont je n’ai pas vu de N° depuis bien longtemps. Toutou qui est certainement au collège loin de sa maman. Et sa maman qui est ... seule. Il faut me donner quelques nouvelles et me dire comment va votre cœur. Moi, je vais vous expliquer des choses: Je vous écris de Vézelay dans l’Yonne où je suis avec ma femme depuis le 5 septembre. Je suis libéré de toutes obligations militaires, pourtant dès le 3 septembre, j’ai écrit à des types importants pour qu’on m’emploie pour le pays 2. Il y a trop d’hommes. Mais j’ai insisté suis allé trois fois à Paris et enfin j’ai trouvé le mieux: avec Jean Giraudoux 3, je crée «Le Comité des Etudes préliminaires d’urbanisme» 4 pour préparer les travaux de paix, c’est-à-dire faire dans les faits, et par les faits, la réforme essentielle qui doit couronner cette guerre de 100 ans. Giraudoux a de hautes idées et il détient cette force immense: l’Information du pays. Je suis en train de grouper mes amis de combat de ces 10 dernières années pour une collaboration intense. Je vais donc rentrer à Paris sous peu. Mais notez à toutes fins utiles que jusqu’à nouvel avis, mon courrier arrive à l’auberge où nous sommes et ma femme en est informée. J’aurais pu accepter une autre tâche: celle de propagande dans les Amériques Nord et Sud. [Ce]. C’eut été une joie de vous revoir mais ma tâche est plus lourde et plus forte ici. Peut-être – je dis peut-être – est-ce mon heure d’action qui sonne. Que n’ai-je pas fait et entrepris depuis 35? Un labeur acharné et des échecs inlassables. A mes idées, il faut une grande atmosphère peut-être y sommes nous. J’ai vu parfois Héléna 5 avec laquelle vous jouez à chien et chat. On m’a dit l’autre jour à Paris qu’elle était retournée en Amérique dites-lui mes amitiés si vous la voyez.
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Buchman? Mon frère Albert 6 est tombé dans la sainte aventure d’Oxford. Il a fait des chansons pour Oxford. Il est heureux, tant mieux. Sa vie d’ailleurs avait été d’un bout à l’autre en permanente ratée. Moi, je suis destiné à des bagarres plus violentes. J’ai peint beaucoup avec acharnement et passion. Je viens d’exécuter cette semaine un assez grand tableau qui m’était commandé. Ma peinture un jour me fera vivre. A ce sujet il faut que je vous dise un mot. Dans mon nouveau service, j’ai déclaré que je n’accepterais pas de salaire autre que les militaires au front. Par ailleurs, voici sept années que nous sommes en «dépression» architecturale: rien, absolument rien. J’arrive toujours à me débrouiller.Toutefois, il faut regarder un petit peu devant soi. J’ai une masse considérable de gouaches, d’aquarelles, de pastels, très proprement collés sur de beaux cartons blancs. Ces dessins ont un grand succès quand ils sont montrés. Je vous pose la question tout amicalement: en toute simplicité: vos amies, ne pourraient-elles en acquérir ici un, là un autre? J’ai des thèmes soit a/ de composition abstraite, b/ soit de composition de figures c/ soit de figures assez vivantes (sans toutefois atteindre aux thèmes fort agréables que vous [passé] connaissez puisque vous les possédez. Je les vends ([à l’un] avec l’autorisation de mon marchand) au prix qui m’est payé par lui, soit 30 $ pièce, ce qui représente la moitié du prix fait à la clientèle. (x) Chère amie, me voici commis voyageur, mais vous me comprenez n’est-ce-pas? Prévoir, grignoter des sous, pendant cette grande période tragique, pour pouvoir donner mon temps gratuit à mon pays. Je me dis en toute simplicité que puisque les Américains sympathisent avec la cause française, je suis en droit de leur demander de m’aider amicalement, à faire ma tâche. Or cette tâche, c’est les Temps Nouveaux qu’il faut imposer.Vous sentez bien que dans la lutte qui va s’engager sur ce thème, il me faut être libre. J’ai préparé la voie par un livre écrit ici, dans la campagne, pendant septembre et octobre, intitulé: «Sur les 4 routes-». 7 air terre
fer eau
C’est un livre de combat, pour ouvrir le combat. Il doit paraître bientôt. Et nos pauvres «Cathédrales Blanches» 8.Voyez comme sont vos Américains: trop fiers de leur gratte-ciel, et de leur or. Or, ils n’ont pas trouvé la sagesse de la vie.Amie, je ne veux pas me laisser glisser dans les attendrissements de N.York 35. J’ai été heureux de voir votre pays. J’aimerais le revoir encore.Vous exprimez, vous et vos amies, l’évasion, l’évasion du cercle infernal de l’argent. Et vous aviez un cœur d’or. Au revoir ou du moins, un mot de vous bientôt. Je ne vous ai rien dit de ma femme et
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j’ai eu tort: elle est comme toujours forte, nette, pure, entière claire. J’ai une grande admiration pour elle. C’est une fille de paysan, je vous l’avais dit. C’est pour moi une compagne parfaite. Mais il faut vous dire aussi que je suis un brave type. Mes amitiés à Toutou, à la plage, à vous mes très bonnes amitiés. Mes hommages respectueux à votre mère. Votre Corbu (x) vos amies me laisseraient le choix sur indication de catégorie je ferais au mieux. 1 2 3
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note 1 lettre 21. 03.1939 à Marguerite Harris-Tjader. lettre du 3.09.1939 à Henri Laugier, Philippe Serre et Georges Huisman. Jean Giraudoux (1882 –1944 ), diplomate, écrivain. Ami de Raoul Dautry. Fortement intéressé par les problèmes d’urbanisme et d’aménagement du territoire. A fondé en 1928 l’association Ligue Urbaine qui disparaît en 1930. Rompt avec le gouvernement du maréchal Pétain entre août 1940 et février 1941. A rencontré Le Corbusier dans les années 30 et a tenté de l’aider dans ses contacts avec les autorités de Vichy. A rédigé un discours liminaire à la Charte d’Athènes (1943 ). A créé en 1943 une nouvelle association, La Ligue urbaine et rurale. Appelé aussi Centre d’Etudes préparatoires de l’Urbanisme. Peut-être Héléna Strassowa agent littéraire de Le Corbusier. Albert Jeanneret frère de Le Corbusier. ‘ Notices sur les correspondants.. Première édition par la N. R. F. chez Gallimard en 1941. Marguerite Harris-Tjader a travaillé à un projet de traduction de Quand les cathédrales étaient blanches dont Le Corbusier a eu connaissance. ‘
131 | Lettre du 17 janvier 1940 à Jean Paulhan
Paris 17 janvier 1940 | 35 rue de Sèvres ( 6 e-)
Cher Monsieur Paulhan J’ai sur ma table deux lettres de vous, jaunies par le soleil et l’âge (mai 38 et juin 38) me demandant de rédiger pour vous un exposé sur les tâches de l’urbanisme. Ces lettres attendaient la réponse utile. La voici aujourd’hui. Quatre mois de retraite à Vézelay m’ont permis de réaliser un projet qui m’occupait depuis longtemps: mon livre, intitulé: «Sur les 4 routes» 1 livre d’avant guerre, de guerre et d’après guerre. Il s’agit d’un sujet qui traverse les incidents de la vie et les catastrophes: il fait partie de la ligne d’une époque. Il peut se proposer à votre attention pour diverses raisons: il est le troisième de la série ouverte par Jean Giraudoux 2 avec «Pleins Pouvoirs-», continuée par Dautry 3 avec «Métiers d’hommes-»
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Il exprime sur le plan de la réalité ce que Giraudoux a formulé sur le plan de l’exhortation. Il s’installe dans le temps présent, venant exposer à ceux qui sont aux armées la seule suite admissible de la guerre; ces gens du front ont un urgent besoin de se rendre compte, qu’une civilisation se construit, non seulement dans la pensée mais dans les œuvres palpables qui sont le gîte, – la chose qui est l’abri de la famille, la tanière des hommes. Et qu’une immense, joyeuse et féconde activité s’organise dès maintenant pour s’offrir à ces millions d’hommes qui descendront des lignes. On lit beaucoup aux armées; on discute le coup: savoir pourquoi on y est, à quoi çà servira. Tous les germes peuvent s’y développer – les morbides si l’on ne sème pas dès aujourd’hui du bon grain. Giraudoux va se vouer à l’urbanisme. Il me l’a dit. Il le fera avec moi et des hommes recrutés dès aujourd’hui. Imaginez la paix survenant demain ou dans trois ans. C’est la chute verticale dans un trou, un gouffre. A moins que les esprits ne soient préparés, et les choses aussi, que les choses soient dites, comprises, approuvées. Pendant que ceux qui «font la guerre» la font, d’autres préparent, scrupuleusement et dans un esprit de grandeur, la paix. La paix n’est pas un vagissement, mais une action aussi puissante et politique que la guerre. Que chacun s’emploie selon ses forces! On peut dire que ce livre proposé est prématuré.Vite dit, trop sommairement dit! La construction de la paix est une œuvre dont les préparations doivent être aussi minutieuses que celles de la guerre. Imaginez une démobilisation, à n’importe quelle date: c’est une catastrophe, la révolte et le sang, à moins qu’on ait préparé. Ce livre est très objectif, et pourtant il n’est point destiné aux professionnels. Il est comme le compagnon du foyer puisqu’il ne vise qu’à instituer des foyers décents, avec de la joie. Je suis persuadé qu’il sera comme un espoir pour ceux qui sont voués aux dures et brutales instructions de la guerre. Voulez-vous être assez gentil pour l’examiner avec bienveillance? Jean Giraudoux est au courant.Vous pourriez le questionner. Vous m’obligeriez en ne me faisant point trop attendre votre décision. Je serais heureux pour mon compte, de parler un jour aux gens de la NRF, à votre public. Il doit être plus grand que jamais aujourd’hui, car on n’a jamais tant lu. Croyez Cher Monsieur, à mes sentiments les meilleurs. Le Corbusier Le Dr Alexis Carrel 4 qui est en plein accord avec mes idées, m’a autorisé à lui dédier ce livre. Sur la demande de l’Éditeur il consentirait certainement à rédiger une préface. 1 2 3
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note 7 lettre du 22.11.1939 à Marguerite Harris-Tjader. note 3 lettre du 22.11.1939 à Marguerite Harris-Tjader. Raoul Dautry ‘ Notices sur les destinataires. ‘ par ailleurs, note 4 lettre du 7. 02.1928 à sa mère et note 2 lettre du 02. 05.1946 à Charlotte Perriand. ‘
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Alexis Carrel (1873 –1944 ), chirurgien physiologiste français. Prix Nobel de médecine (1912 ). Auteur de L’Homme cet inconnu (1936 ).
132 | Lettre du 6 avril 1940 à L’architecture d’aujourd’hui
à la Rédaction et à la Direction de l’ARCHITECTURE D’AUJOURD’HUI | 5 Rue Bartholdi | BOULOGNE S/SEINE | Paris le 6 Avril 1940 |
35 Rue de Sèvres ( 6° )
Chers Amis, Vous avez commencé votre programme d’action « POUR QUE LA FRANCE SE CONSTRUISE-» ouvert largement par la pensée de Jean giraudoux. 1 Et, vous êtes entrés en matière avec PARIS 1948 signé de Sénateurs. Quelle mésaventure! par la remise sur le tapis de la « VOIE TRIOMPHALE» vous vous ralliez à la pensée la plus erronée et la plus fatale au développement et au sauvetage de Paris. Pensée de pompiers et d’académiciens, pensée académique: cette butée de 20 Km sur l’obélisque de la Concorde et l’engorgement fatal de ce qui est déjà totalement engorgé. Et Paris, le vrai, la ville vivante laissée dans l’abandon. Comment est-ce possible? Pourtant le débat a été introduit depuis 10 ans sur cette verbeuse voie triomphale. Préparez la voie triomphale puisque le terme est un drapeau, mais vous n’avez pas le droit, au nom de l’esprit qui règne dans votre revue et dont votre intention est également d’en faire un drapeau de vous enfoncer, et la ville avec vous, et le Sénat et les Chambres, dans l’erreur ici criminelle. Car, alors quoi? Qui prétend aider et renseigner l’Autorité? Les techniciens. Mais, avec quelle technique? La morte ou la vive? Je dis que vous n’avez pas le droit. Je le dis avec amitié et fermeté et dans la confiance d’une rectification encore possible. La « VOIE TRIOMPHALE» est la chose des spéculateurs (celle du prolongement de l’Avenue de la Grande Armée). Alors, nous retombons dans l’avant-guerre et dans ce qui exactement (multiplié en toutes choses) a déclenché la guerre. Votre dévoué signé LE CORBUSIER 1
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note 3 lettre du 22.11.1939 à Marguerite Harris-Tjader.
133 | Lettre du 18 août 1940 à Jean Badovici
Ozon1 par Journay | Htes Pyrénées | 18 août 1940
Mon cher Bado. Etes-vous à Vézelay? Gueguen 2 me dit avoir reçu de vos nouvelles mais ne précise pas d’où.A notre arrivée ici, fin juin, je vous ai lancé un mot à Cap Martin, sans réponse. Il apparaît d’après Gueguen que vous êtes sain et sauf et Victor aussi. Et Mad? Nous, nous avons suivi bien des routes et sommes immobilisés ici depuis six semaines, installés dans deux maisons vides, Pierre 3 dans l’une, la famille Corbu dans l’autre Nous travaillons à terminer des plans pour l’usine de Lannemezan 4 qui est à 20 km d’ici. Je peins beaucoup, suis démangé de faire quelques fresques mais il n’y a pas de murs; le manuscrit de mon livre est à la NRF terminé. Ce que nous ferons? Je l’ignore. J’ai offert mes services au gouvernement. J’attends. Toutefois Yvonne 5 qui s’embête ici et regrette passionnément Vézelay, proclame qu’elle ne passera pas l’hiver dans ce trou (qui est fort bien). Rentrer à Paris sans le Gouvernement, c’est stérile. Et pas de chauffage! A tout hasard, car Yvonne proteste à cette idée et n’en veut pas entendre parler, nous loueriez-vous Cap Martin? Ce qui serait mieux, ce serait que vous y soyez. J’aurai peut-être à me déplacer (Buenos Aires? Smyrne?). Je ne sais comment arranger les choses. Peut- être bientôt ou un jour, pourra-t-on passer dans la zone occupée et Yvonne irait chez Jossier ... Racontez-nous un peu ce que vous avez fait après notre départ de Vezelay. Çà nous amusera. Saluez chacun à Vezelay – de notre part (Jossier, Maudion etc) Saluez Mad.et à vous bien amicalement. Corbu 1
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Village des Hautes-Pyrénnées où Le Corbusier, sa femme Yvonne et son cousin Pierre Jeanneret se sont réfugiés en juin 1940. Le Corbusier donnera ultérieurement le nom de Ozon à certaines sculptures dont il avait dessiné les esquisses à cette époque. Il s’agit vraisemblablement de Pierre Gueguen, écrivain, poète, critique, ami de Le Corbusier. Pierre Jeanneret, cousin et architecte associé de Le Corbusier. ‘ Notices sur les destinataires. Ensemble de dix-sept maisons, à Lannemezan dans les Landes, pour le directeur, les ingénieurs et les contremaîtres de la Société des produits azotés ( S.P.A. ). Le projet, étudié en 1940, n’a pas été suivi d’exécution. Yvonne Gallis, épouse de Le Corbusier ‘ Notices sur les destinataires.
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Lettre du 18 août 1940 à sa mère ( extraits )
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134 | Lettre du 18 août 1940 à sa mère
Ozon1 par Tournay | Le 18 août 1940
Ma chère petite maman Le 10 septembre tu auras 80 ans, ce qui prouve qu’on est jeune à cet âge là. Quatre vingts ans et tu es restée la compagne de tes fils, insouciante des générations, pourfendant les ans, et souriant et riant toujours. Tu nous vois plus près de toi que jamais, te faisant confiance, voyant que rien ne t’abat, que ton enthousiasme, ta foi en ce qui est bien augmentent chaque jour. Notre famille est toute petite, mais elle est serrée et ferme, et le souvenir si vif de papa, maçonne le quatrième coin du mur et celui de la bonne tante Pauline 2, est la cinquième branche de l’Etoile. Et voilà le bilan fait. Bref mais dense et positif. Laisse-moi te dire à l’occasion de cette belle fête [de] ce que je pense d’Albert 3, ton fils attaché à toi par de si forts liens. Il s’est trouvé placé prés de toi en cette année extraordinaire, par les dieux songe qu’un simple incident de calendrier aurait pu le projeter en quelque endroit lointain et rivé au sol par toutes les défenses conjuguées. Alors il s’est trouvé prés de toi et chaque jour de cette année tragique, vous l’avez passé ensemble et l’avez discuté. Il t’a soutenue quand il y avait des défaillances. Seule, tu nous aurais à chaque instant tourmentés de soucis. Avec lui, c’est sain, c’est solide. Tu as pu tenir. Et je lui dois cela, qui est beaucoup car je lui dois cette quiétude qui est un vrai levier d’action et dont l’absence m’aurait valu peut-être de fausses démarches en ces journées que nous avons passées et qui nécessitaient des initiatives intelligentes et rapides. Combien j’aurais été heureux et Yvonne 4 aussi de venir «au Lac» 5 t’apporter nos vœux. Ça, c’est l’impossible total. On ne circule plus que sur mandat délivré par l’autorité, pour regagner son logis ou alors par ordre de mission si l’on exécute un mandat [fonction] d’État. Ceci d’ailleurs t’explique que depuis bientôt deux mois, je suis en sandales et sans veston. Je me souviens comme d’un temps chimérique de mon voyage d’Orient en 1910 6 où je ne sortis mon passeport qu’une fois deux minutes à Rutschuck à la frontière bulgare. Contentons-nous donc de ce qui est disponible: les sentiments qui passent par dessus les champs de bataille et qui peuvent petitement se coucher sur du papier blanc. Ma petite maman, cette lettre que te remettra ta fidèle amie Bertha Nuss 7, à l’heure H de tes 80 ans, te demande de croire à notre grande affection filiale, à notre reconnaissance profonde, à notre sincère et joyeuse admiration Tes Yvonne et Edouard + pinceau
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note 1 lettre du 18. 08.1940 Jean Badovici. note 6 lettre du 14. 09.1907 à sa mère et son père. Albert Jeanneret, frère de Le Corbusier ‘ Notices sur les destinataires. Yvonne Gallis, épouse de Le Corbusier ‘ Notices sur les destinataires. ‘ note 6 lettre du 20. 01.1928 à sa mère. Voyage de sept mois, effectué en 1910 –1911, en compagnie de son ami August Klipstein, en Europe Centrale et aux Balkans. ‘ note 7 lettre du 17. 03.1927 à sa mère. ‘
135 | Lettre du 18 septembre 1940 à Yvonne Gallis
Vichy, mercredi 18 sept 1940
Mon bon petit von. J’ai passé par l’enfer, c’est à dire que j’ai revu des rues et des villes et des gens. J’étouffais, j’étais affreusement triste. Puis j’ai passé [dans de] la nuit dans des trains bondés, ne sachant où étendre ma jambe qui, pour la première fois, s’est rappelée à moi par un sentiment de lourdeur sourde (à force de rester pliée). Et j’ai beaucoup pensé à toi, petit Von, car je pense souvent à toi. Mais dans ce moment, je ne te sens pas dans ton assiette. J’en suis bien préoccupé. Je t’examine, te regarde, bien que tu n’y crois pas. En arrivant ici ce matin, j’en étais même si préoccupé que j’ai commencé sur ce thème mes premiers mots avec Delore.Tu sais que Delore est Professeur agrégé, c’est-à-dire, un grand titre médical. Il m’a dit: agitation des nerfs, période critique de la femme, d’autant plus forte que le sujet est très nerveux. Et tout à coup, ceci qui m’a ouvert les yeux: Déficience du système glandulaire. Tu te souviens que ma cousine Marguerite a été conduite bien bas avec ça. Et qu’elle a été sauvée par l’absorption de produits glandulaires, d’hormones. Je comprends, je m’explique: âge critique, système nerveux aigu et effet sur les glandes. C’est un simple évènement d’âge, une crise à traverser, mais il faut suivre les indications utiles, remèdes reconnus pour être souverains. Je veux, tu entends, que Winter te voie et donne les prescriptions utiles. J’ai ruminé toute ma nuit d’insomnie [ou t] sur ton cas, me faisant un véritable tourment. Car tu es formidablement saine, tu n’as pas de maladie, mais simplement une dépression nerveuse. Et nous allons corriger çà. Et déjà je me suis occupé d’organiser notre hiver. J’ai les facilités aux Affaires étrangères pour pouvoir traverser la ligne et en revenir éventuellement. Et je crois que tu pourras aller à Vezelay.
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Mon petit Von.Voici 20 ans que nous sommes ensemble. Je me rappelais dans la nuit, ton visage, tes toilettes du temps de «Gueule Tordue» chez Manceau. Et tant d’années qui sont suivi: Et ta belle tenue de maîtresse de maison à la page, au 24 N-C. 1 Hadgi a dit que nous en avions pour un long bail ensemble. Ce Vichy me fait vichier. Tout flotte encore. Je crois qu’il faut attendre encore. Pour l’instant il est 15 heures, je suis crevé de fatigue; j’ai marché deux heures avant de trouver une chambre. Et quel prix! Pour finir, je me suis flanqué une aile de canard sur mon veston (aux petits pois), parce que le couteau ne coupait pas ... Au revoir et à bientôt gosse. Ton mal vient d’une part de la volonté. Je te garantis que Ozon est un rudement joli pays. Bonnes grosses et tendres bises de ton Dou 1
24 rue Nungesser et Coli
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note 1 lettre du 28. 09.1930 à sa mère.
136 | Lettre du 31 octobre 1940 à sa mère
Ozon 1 le 31 octobre 1940
Ma chère petite Maman Il y a longtemps que nous n’avons de tes nouvelles ou de celles d’Albert2, sauf deux cartes postales. Je t’ai écrit de Lourdes, te disant qu’après consultation sérieuse, Yvonne 3 s’en sortait avec un foie défaillant et qui est guérissable. Elle a déjà d’ailleurs repris depuis ces quinze jours écoulés. Voici le grand coup de barre donné par le Gouvernement Français. Nous sommes entre les mains d’un vainqueur et son attitude pourrait être écrasante. Si le marché est sincère, Hitler peut couronner sa vie par une œuvre grandiose: l’aménagement de l’Europe. C’est un enjeu qui peut le tenter de préférence à une vengeance sans fruits. L’inconnue est là. Personnellement je crois le jeu bien fait. La France, à moins de transplantation criminelle ou d’invasion germanique est un morceau immasticable et si le problème consiste à mettre chaque nation dans son rôle, à tuer l’argent des banques, à résoudre les tâches réelles, réalistes, c’est alors bon. C’est la fin des discours de tribune ou de meetings, de l’éloquence et de la stérilité parlementaire.
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La révolution se fera dans le sens de l’ordre et non pas hors des conditions humaines. Quoiqu’il en soit, les dés sont jetés. L’Angleterre fulmine. Sa radio en français du soir, crache des flots d’éloquence qui en toute sincérité, me paraît parfaitement creuse, bien que dangereuse quand elle tombe dans des oreilles qui se laissent bercer par le ronflement des périodes. Nous sommes toujours entièrement privés depuis trois mois, de nouvelles de la zone occupée, sauf ce matin un renseignement de nos concierges 24 Ng Coli 4 disant que l’appartement est intact et qu’on ignore si la maison sera chauffée. On peut, des évènements, présumer que le Gouvernement rentrera à Paris. Dans ce cas ma conduite est claire, je rentre aussi. Les distances sont néfastes. On ne peut pas traiter de loin. Il faut voir les gens. Tu sais que j’ai passé une semaine à Vichy fin septembre emportant une bonne impression. Depuis j’ai entrepris et terminé une tâche d’actualité: j’ai rédigé une plaquette de 50 pages avec 20 dessins, intitulée: «Destin de Paris-» 5. Elle est partie avant-hier chez l’éditeur. Elle met les pieds dans le plat et démontre avec une clarté absolue la nécessité de voir le sort de Paris d’ensemble et dans l’esprit nouveau. Je relisais l’autre jour quelques lignes de «Des canons des munitions ...» 6 Ce livre rejeté par les communistes, me semble être la rédaction même des idées directrices de Vichy. Encore faut-il qu’on lise ce livre! Il semble que pour toi tout aille normalement. Albert est-il rentré? Tu dois t’ennuyer sans lui.Veille au chauffage. Pas d’économie d’argent criminelle! C’est la saison traîtresse pour les personnes âgées. Sois sage, et fais ce qu’il faut. Tu le promets, n’est-ce pas? Winter 7 est rentré à Paris la semaine dernière. Les froids commencent ici. Tout va bien pour nous. Faites qu’il en soit de même pour vous. Au revoir, petite maman, nous t’assurons de notre grande affection. Yv et Ed 1 2 3 4 5 6 7
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note 1 lettre du 18. 08.1940 à sa mère. Albert Jeanneret, frère de Charles-Edouard Jeanneret ‘ Notices sur les destinataires. Yvonne Gallis, épouse de Le Corbusier ‘ Notices sur les destinataires. 24 rue Nungesser et Coli ‘ note 1 lettre du 28. 09.1930 à sa mère. Destin de Paris – Ed. Sorlot (1941). Des canons ? Des munitions ? Merci, des logis SVP. Ed. de L’Architecture d’Aujourd’hui. ‘ note 2 lettre du 10. 01.1937 à sa mère.
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137 | Lettre du 28 mars 1941 à sa mère et son frère
Vichy Queen’s hotel 28 mars 1941
Bien chers. J’attendais de bonnes nouvelles pour vous écrire. En fait d’heureux évènements couronnant notre effort de trois mois. Rien encore n’est décidé, bien que tout ait été signé et c’était pas banal comme signatures, puisque notre loi était revêtue des signatures des dix ministres intéressés. C’était un record. Et plus que cela, notre entreprise est admise et désirée en plus haut lieu du pays. Tout à fait en plus haut lieu. C’était fait. Et deux heures après, un accrochage foudroyant, venu d’un à côté. Depuis huit jours, la manœuvre a donc repris. Demain matin j’ai entrevu avec l’homme en question. Et on saura c’est oui ou non. Nous avons réuni autour de notre président 1 quelques types utiles. Mais tout particulièrement, j’ai réussi à amener chez nous François de Pierrefeu 2 que j’ai arraché à sa solitude de sept années, en mettant ici en pleine valeur ses dons vraiment exceptionnels. Si c’est oui, notre œuvre sera grande et en ce qui me concerne, j’aurai une situation morale au sommet de tout. C’est-à-dire: une victoire totale. Giraudoux 3 est aussi de l’équipe. Pendant ce temps M. Peyronton 4 télégraphie de Buenos Aires aux Affaires étrangères d’ici, que l’université de Tucuman me demande, p. 200 M francs d’aller faire un cours d’un mois + 2 bâtiments assurés. Déjà la ville de Mendoza m’attend. Et à Buenos Aires mon plan est appuyé par l’Ambassadeur de France. Si Vichy crevait subitement, ce serait, sans retard, l’Argentine.Voilà la situation. A la présidence du conseil, l’adjoint au chef de cab du M. 5 m’a dit = votre heure est venue. Et c’est malgré tout: pile ou face! Trois mois de tension dont quelques semaines fadées. La semaine dernière (mercredi je crois) j’ai parlé à la Radio d’État, à 12,20 (Radio jeunesse). Vous savez que nous sommes au Queen, fenêtre ouverte sur le parc, l’Allier et la campagne, et à 300m de mon bureau. Grande chambre, très tranquille, très bien. Yvonne 6 a suivi les eaux sous contrôle d’un médecin pendant dix huit jours çà va infiniment mieux et l’on dit que l’effet de la cure est dans les semaines qui suivent. Son œil a été opéré trois fois à Clermont, et est guéri.Elle mène une vie sans heurt, (à part çà) et m’est d’un réel réconfort, car Vichy, c’est pas drôle. J’ai vendu un tableau à Montmollin et «çà fait du bien».
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Les bourgeons sortent, les saules sont verts déjà et les prunelliers blancs. Je suis dans le ravissement de mon parc matin et soir avec Pinceau qui ne s’intéresse qu’aux parfums des choses. Pour vous aussi voici la relâche du printemps. On a déjà tout oublié des coups durs de l’hiver.Vous aussi je pense. Giraudoux me disait qu’il avait passé deux ans à côté de la petite maison. Il aurait bien pu serrer les mains de la petite maman. Nous comptons bien que cette petite maman passe un brillant été dans les joies du Lac et hors des tumultes affreux d’ailleurs. Quelle élasticité des hommes et des caractères: d’ici on lit les journaux et l’on pense platoniquement aux autres. L’an dernier, on était dans le bain. Et l’égoïsme fondamental reprend ses droits. Dimanche 30 mars. Hier la grande entrevue a eu lieu, avec celui qui a plein pouvoir pour mettre en œuvre le domaine bâti de la France. A notre stupéfaction, il déclare vouloir faire usage de notre organisation et la considérer comme son organe d’inspiration. S’adressant à moi tout particulièrement, il a déclaré qu’il serait vu le plus grand possible, avec toutes les ressources disponibles, avec les idées les plus avancées et de telle façon que le pays se manifeste partout par de grandes œuvres et de grandes entreprises. Le M. lui-même avait désiré que notre organisation fût mise en pleine action. Si bien que depuis hier, l’horizon est net. Il semble bien ressortir que mes idées seront inspiratrices. Il s’agit d’un coup de mettre devant, ce qui a été refoulé depuis vingt ans et de mettre à la tâche celui qui a été rejeté pendant vingt ans. Nous allons donc entrer en pleine action avec une tâche immense et de portée spirituelle intense. Voilà ce qui s’est passé, pendant deux mois et demi de vigilance incessante, de hauts et de bas, de noyades etc. Mon Président, Pierrefeu et moi allons diriger cela vers des réalités. Nous pensons encore à Winter 7 qui sera un jour ou l’autre intégré à notre effort. Nous avons un organe d’information, André Bull8, qui par presse et radio doit éveiller le pays sur ces choses. Des lois sortiront les unes après les autres. J’ai été rejeté en décembre, du Comité des régions dévastées. Rejeté en janvier de la commission d’urbanisme. Aujourd’hui je suis placé dessus. Tout ne fait que commencer. Il faudra prouver, faire la preuve. De rudes journées nous attendent. Albert pourrait informer Giedion 9 7 Doldertal Zurich, de ces nouvelles. Je n’ai plus le temps d’écrire des lettres. C’est en quelque sorte mon CEPU 10 de novembre 1939 avec Giraudoux qui sort aujourd’hui, mais cette fois-ci exécutif et placé en haut. Dans quelques jours ou une – deux semaines vous entendrez à la radio un discours du M. Ce sera à propos de ce qui vient de se passer.
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Ne nous bourrons pas le crâne! Je suis prêt à tous les revers. Mais pour aujourd’hui, c’est jour faste. Alors, bon dimanche; il pleut mais ça ne fait rien. Ecrivez-nous bientôt De tous deux, à la petite maman et à Albert ainsi qu’aux amis mon affectueux message Yv et Ed 1
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Robert Latournerie, conseiller d’Etat, qui présidera la « Commission d’études pour l’habitation et la construction immobilière » créée le 20 mai 1941 et transformée ultérieurement en « Comité d’études de l’habitation et de la construction immobilière chargé d’apporter les mesures propres à rendre une activité normale à l’industrie du bâtiment ». François de Pierrefeu (1891 –1959 ), polytechnicien, ingénieur de la construction. Directeur des Entreprises de Grands Travaux Hydrauliques. Travaux en Afrique du Nord. Disciple et ami de Le Corbusier. A publié en 1930 une monographie Le Corbusier et Pierre Jeanneret. A participé à la rédaction de plusieurs revues. En 1941, a rédigé, conjointement avec Le Corbusier La maison des hommes. ‘ note 3 lettre du 22.11.1939 à Marguerite Harris-Tjader. Marcel Peyrouton (1887 –1983 ), homme politique français. Résident général en Tunisie en 1933 –1936 et en 1940, ministre de l’Intérieur en 1940. Chef de cabinet du Maréchal Pétain. Yvonne Gallis, épouse de Le Corbusier ‘ Notices sur les destinataires. Pierre Winter ‘ note 2 lettre du 10. 01.1937. André Boll – né en 1896 – Décorateur de théâtre, journaliste, adepte des idées de Le Corbusier. Entré en 1940, au Secrétariat général à la jeunesse du gouvernement de Vichy. Membre avec Le Corbusier de la Commission d’étude pour l’habitation et la construction immobilière présidée par le conseiller d’Etat Roger Latournerie. Publiera sous sa seule signature Habitation moderne et urbanisme (1942 ) dont Le Corbusier revendiquera quant à lui la dictée originelle. Sigfried Giedion – Historien d’art, fervent défenseur de Le Corbusier. ‘ Notices sur les destinataires. Comité des Etudes préliminaires d’urbanisme – dont Le Corbusier avait espéré la création, en 1939, avec Jean Giraudoux – appelé aussi Centre d’Etudes préparatoires de l’urbanisme. ‘ lettre du 22 novembre 1939 Marguerite Harris-Tjader.
138 | Lettre du 2 juin 1941 à sa mère et son frère
Vichy 2 juin 1941 Queen’s hotel.
Bien chers Enfin votre lettre est arrivée, la bonne lettre de maman pleine de force et de sève. Et d’une écriture impeccable: 18 ans! Toujours des rhumes et des bronchites, preuve que vous ne faites pas la riposte aux agents extérieurs: quand il fait froid on
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se vêt chaudement! Incorrigible. Nous avons passé nous, à travers tous les avatars du froid et de l’eau sans coup férir. D’Albert, la nouvelle des 4 heures par jour de sciure. Je veux bien, pourquoi pas? Heureux d’être à distance, car vos raclages de cordes me replongeraient dans un amer passé: L’inquiète jeunesse des 20 ans. Il a fait un grand beau à Pentecôte, et pluie aujourd’hui. Le soleil est rare. L’eau chauffet-elle dans le Léman? En effet, ce mois-ci deux ans que nous voici séparés. J’ouvre l’œil sur une possibilité d’évasion brève, une mission à but précis qui me permette d’arriver vers vous. Je ne promets rien, j’espère. Espérer est l’active occupation des jours et des mois. Pourtant jamais la fuite du temps ne fut si rapide. Nous voici – moi du moins – habitués à notre exil, ayant emboîté un pas quotidien, répétant des gestes. Pourtant vivant sur un volcan, au milieu des soubresauts incessants, croyant avoir franchi le cap à chaque jour. On avance toutefois, mais au but même, aujourd’hui, c’est là qu’est le bref et dur engagement qui fera oui ou non. La loi nous instituant en «Commission d’Etudes des problèmes de l’habitation et de la construction immobilière» 1 a été signée le 27 mai par le Maréchal publiée le 29 dans le journal officiel. Nous devrions ainsi être l’organe pensant du commissaire général à l’équipement national. Le cap est franchi. Mais là, nos deux personnes, celle de Pierrefeu 2 et la mienne, sont rejetées net par le commissaire général, alors que le Mal exige que nous soyons les piliers de cette organe de pensée. La bagarre est intense, brutale, elle sera rapide. Si bien que notre œuvre ayant abouti, nous sommes dans le risque d’en être arrachés. Pourtant personne d’autre ne peut nous remplacer, personne n’est d’ailleurs sur les rangs. Le veto, c’est que nous n’y soyons en aucun cas. Mais vous mesurez bien qu’un conflit si aigu entraîne un problème d’autorité, une manifestation de l’autorité, une définition de l’autorité. Notre président 3 est un petit prince de race qui place devant toutes choses le respect de la valeur humaine. Il est solidaire de nous alors qu’on lui avait demandé un geste d’abandon. En attendant les journalistes pataugent dans la mare. «L’illustration» dans son grand numéro spécial «Construire» annonce notre venue en termes d’ailleurs inexacts. Elle fait la voie libre à l’académisme. Sous le terme «Construire» il n’y a rien d’autre qu’un avachissement du problème. Pierrefeu et moi finissons en commun un livre «La maison des hommes» 4 chez Plon qui est un exposé bref et éclatant de doctrinien. Pierrefeu y apporte son style étincelant et sa rapidité foudroyante de raisonnement; je double par quatre vingts dessins indiscutables. Le Figaro, + les Documents Français me mettent au premier plan. Enfin, après un chassé-croisé inénarrable de douze mois, «Les 4 routes» 5 sort à l’impression de la NRF, programme même de ce qui doit être envisagé. L’ennemi, c’est l’ignorant même, c’est le fantôme: tout ce qui n’existe pas et dont on fait une montagne. C’est un long, bien long chemin rocailleux qui ne laisse nul répit. Mais si, enfin, nous sommes installés là où nous avons préparé la place, l’œuvre
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sera assise sur trente années de méditation, solide. Et nous avons le cuir dur, et le cœur large, et nous sommes désintéressés. C’est précisément ce désintéressement qui déconcerte nos adversaires. Si nous étions intéressés, nous jouerions le jeu: on pourrait discuter avec nous, débattre, transiger. Mais nous sommes durs et indigestes. C’est l’œuvre qui le réclame. Une perforatrice n’est pas armée de crème fouettée. Notre chambre heureusement ouvre sur un parc magnifique: Devant notre fenêtre, des flamands, des grues, des canards exotiques, font une musique sans huile, toute de cris, de grincements, de boîtes de carton ou de portes grinçantes; au bord du Parc, l’Allier sauvage et le paysage pur. Matin et soir j’opère la vidange de Pinceau dans ces conditions agrestes; jour après jour, j’ai vu les bourgeons et les feuilles et les fleurs, le tout créé, orchestré par un jardinier de talent qui a multiplié les espèces rares. Que c’est beau, les arbres! De Pierre aucune nouvelle. Nouvelles brèves de Gueguen, Winter, Bado. Yvonne a fait une chambre bien quiète et intime. Le soir elle organise un piquenique en chambre, avec lecture de beaux livres ou d’idioties. Les idioties font du bien à l’occasion. Résumé: cette semaine sera peut être déterminante. Conséquence la mission en Suisse. Sinon tout est brisé. Alors Vézelay pour Yvonne et l’Argentine pour moi. Et bien des évènements politiques se dessinent de plus à l’horizon français. Ne tardez pas à écrire. Soyez heureux, bien portants courageux. Nous pensons à vous chaque jour et vous embrassons tendrement Yv + Ed + Pinceau A tous les deux un gros bécot.Yvonne 1 2 3 4 5
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‘ note 1 lettre du 28. 03.1941 à sa mère et son frère. François de Pierrefeu. ‘ note 2 lettre du 28. 03.1941 à sa mère et son frère. Robert Latournerie Conseiller d’Etat ‘ note 1 lettre du 28. 03.1941à sa mère et son frère. ‘ note 2 lettre du 28. 03.1941 à sa mère et son frère. ‘ note 7 lettre du 22.11.1939 à Marguerite Harris-Tjader.
« Maisons Murondins » ( 1942 ) Modulor ( 1943 –1946 )
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139 | Lettre du 28 mars 1942 à sa mère
Vichy 28 mars 1942.
Ma chère petite maman. J’ai d’heureuses nouvelles à t’annoncer qui te réjouiront. Voici une heure que s’est décidée en haut lieu, l’affaire pour laquelle je lutte en quelque sorte depuis vingt ans. Je suis placé par le Cabinet du Maréchal et par le Président du Conseil Municipal de Paris, à la direction d’un comité que j’ai échafaudé et proposé et qui s’appelle, le Comité d’étude de l’habitation et de l’urbanisme de Paris. J’y groupe: Giraudoux 1, Bergery 2, Alex Carrel 3, P.Winter 4, moi, Pierrefeu 5, et Freyssinet 6. On m’y a adjoint, mais sous ma direction Aug.Perret 7 et Prost 8. Notre mission est de mettre au point le problème de Paris, la ville et sa région. D’étudier, de proposer, de mettre dans le circuit, les grands travaux sous l’égide du P t du Conseil Municipal (qui est un ami convaincu) et du Directeur du Cabinet du Mal qui est devenu un grand partisan. De Paris notre mission rayonnera sur les autres villes et la campagne de France et sur l’Empire. Je pars d’ailleurs avec un beau mandat, mercredi pour Alger, pour discuter des problèmes africains avec le Gouverneur Général. J’y passerai un mois probablement. (adresse chez Emery architecte 43 rue Denfert Rochereau Alger) Puis passant à Vichy quelques jours, j’irai occuper mon poste à Paris. J’ajoute que ce poste est largement rétribué. Je serai aidé comme Secrétaire Général par Pierrefeu. A Alger, où je retrouve, fin prêt, tout mon groupe, je livrerai la première bataille sérieuse de l’urbanisme moderne, et je pense être battu. Mais, toutefois, agissant à la tête pendant un mois, on peut espérer avancer. Vous avais-je dit l’entente faite avec l’ Électro-Chimie d’Ugines 9 pour laquelle je deviens conseil de cette société qui est l’une des plus belles industries françaises. Là je trouve des hommes en avant et le chef est un ami intime du Mal. Puis vous ai-je dit qu’à l’École des Beaux-Arts allait s’ouvrir à mon retour, un atelier libre Corbu? Ce sont les jeunes, les mauvaises têtes qui m’appellent. Et la liaison sera faite entre l’École où il faut apporter une sève nouvelle et les grands travaux de Paris où je mettrai mes jeunes au pied du mur. Ainsi mon atelier de la rue de Sèvres qui rallia tant de jeunes de tous pays, va se reconstituer au sein de la Mecque de l’Architecture, au milieu des jeunes Français. D’ailleurs, ce premier groupe va construire un «Murondins» 10 dans la Forêt de Fontainebleau et les services de Propagande de la Jeunesse (Pelorson chef) vont en faire ciné et radio. L’Exposition des Artistes Décorateurs, (chose inattendue) va illustrer par un grand stand: le mouvement Corbu 1929–42, sous le titre «vers un logis digne»
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(architecture et urbanisme) au Palais de Tokyo. Manifestation accessoire toutefois importante. J’ai fait mes adieux à Vichy, aux gens qui m’ont aidé, apprécié ma ténacité enragée. Adieux pleins d’une amitié réconfortante, d’une confiance dans l’avenir. Détail: le démarrage de cette banquise s’est opéré subitement et sans plus d’arrêt le 7 février. Pour finir: Tout cet effort sera épaulé par une organisation d’hommes que je suis autorisé à rassembler sur un plan bien catégorique, pour former un véritable milieu actif, et tout sera alimenté par une revue, couronnement de l’Esprit Nouveau, de Plan et de Prélude, où cordonnier sera maître chez lui. Voilà ma petite maman ce que je puis te dire aujourd’hui après tant de mois d’attente. Ce qui plus est: mes ennemis s’effondrent. Et chose bizarre, sauf les dates, tout cela était dans mon horoscope de 1937. Et maintenant bon printemps, bon soleil. Sache employer cet été qui vient, à couronner de quiétude ta vie si belle et qui inspire à ton fils tant d’admiration et d’amour filial. Ed. 1 2
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Jean Giraudoux ‘ note 3 lettre du 22.11.1939 à Marguerite Harris-Tjader. Gaston Bergery (1892 –1974 ), avocat, homme politique français, député sous la 3ème République, directeur du cabinet du ministre des affaires étrangères en 1924 –1925, ambassadeur de France à Moscou en 1941, conseiller politique du maréchal Pétain. Ecrivain sous le nom de Gaston François. Alexis Carrel ‘ note 4 lettre du 17. 01.1940 à Jean Paulhan. Pierre Winter ‘ note 2 lettre du 10. 01.1937 à sa mère. François de Pierrefeu ‘ note 2 lettre du 28. 03.1941 à sa mère et son frère. Eugène Freyssinet, ingénieur ‘ Notices sur les destinataires. Auguste Perret ‘ Notices sur les destinataires. Henri Prost – 1874 –1959 – Architecte urbaniste français. Installé au Maroc de 1914 à 1922. Travaux d’urbanisme pour de nombreuses villes marocaines, avec Lyautey. Chargé, à partir de 1928, d’élaborer un plan directeur d’urbanisme pour la région parisienne ( à l’origine de l’autoroute de l’ouest ). L’un des directeurs de la Société d’Electro-Chimie d’Ugines était André Jaoul – 1894 –1954 –, ami de Le Corbusier. Il a participé aux travaux de l’Association pour la rénovation architecturale ( ASCORAL- ) créée en 1943 par Le Corbusier. – ‘ note 2 lettre du 26. 07.1946 à Gabriel Chéreau –. Il fera construire, à Le Corbusier, en 1951 –1955, à Neuilly sur Seine, deux maisons, l’une pour sa famille et l’autre pour celle de son fils. Les constructions Murondins : projet de batiments permettant, sur un principe constructif élémentaire, des combinaisons multiples susceptibles d’être réalisées par les usagers eux-mêmes.Conçues à partir d’avril 1940 à l’occasion de la débâcle des populations de Belgique et du Nord de la France en pensant à l’urgence de leurs problèmes de relogement. Le nom est un de ces néologismes qu’affectionne Le Corbusier. Un petit livre, Les constructions Murondins, publié sous le patronage du gouvernement de Vichy constituait une sorte de manuel de montage.
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140 | Lettre du 27 juillet 1942 à Pablo Picasso
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Mon cher Picasso A toutes fins utiles, je vous donne mon adresse et téléphone provisoires ici à Paris PARIS ( VII) 18 rue Las Cases Tel.: INVALIDES 10 66. Et merci encore de m’avoir montré vos peintures. Picasso vous êtes un heureux homme dans votre vieille maison mais vous ne l’avez pas volé! Amicalement votre Le Corbusier
141 | Lettre du 19 janvier 1943 à Louis Hautecœur
Paris, le 19 janvier 1943.
Mon cher Hautecœur, MORANCE m’a remis, l’autre, jour, de votre part, votre livre «De l’Architecture.» Je viens de le parcourir. Je vous savais adversaire de mes idées, mais j’ignorais que vous fussiez un ennemi. Il est étrange, au cours de cette histoire générale de l’architecture, où toutes les vedettes indiscutables sont en place, de me voir apparaître sans raison valable, pour y être cité avec la qualification du fourrier du bolchevisme, – choses affirmées d’ailleurs non pas directement par vous, mais, très basilement par l’intermédiaire de M. Alex von Senger 1, – ce pauvre animal inconnu, obscur et fou qui fut lancé par on ne sait qui dans l’arène du Palais des Nations pour me porter échec au moment où j’étais désigné pour l’exécution de ce Palais. – Il est regrettable qu’un homme chargé des droits, des devoirs et des responsabilités que vous confèrent de hautes fonctions, s’inscrive ainsi de sa propre volonté, dans la lignée des Alex von Senger et des Camille Mauclair 2, justiciables, eux, de l’accusation d’être des faussaires et des faux témoins.
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Quand vous professez devant la jeunesse ces cours dont vous avez fait votre livre, songez que vous répandez, me concernant, des fausses informations, contraires à la substance des vingt volumes que j’ai écrits en vingt années: ainsi vous donnez la preuve que vous n’en avez lu aucun. Mon cher Hautecœur, je ne vous croyais pas passionné démesurément. A vous, LE CORBUSIER. 1 2
Architecte suisse auteur du livre Le cheval de Troie du bolchevisme (1931) dans lequel il tente de démontrer que l’architecture moderne est ce cheval de Troie du bolchevisme. Journaliste au Figaro, auteur de l’ouvrage L’architecture va-t-elle mourir ? La crise du « panbétonisme intégral » (1933 ) dans lequel il reprend la thèse de l’architecture moderne cheval de Troie du bolchevisme ( ‘ note 1 ci-dessus ). Il avait publié en 1930 Les Métèques contre l’art français.
142 | Lettre du 5 mars 1944 à Joseph Savina
5 mars 44
Cher ami Savina, J’ai vu chez Laurens 1, vos trois statuettes. Les deux debout sont particulièrement bien, beaucoup plus personnelles que la couchée. Remarquables mêmes et d’une inspiration que l’on sent venue de vos observations (rochers, os ou pierrailles ou racines d’algues etc) beau tempérament de sculpteur. Vous parlez de les agrandir.Voici mon point de vue: L’échelle qu’elles possèdent actuellement est parfaite = art d’appartement, art de collectionneur amoureux et qui aime à tenir ses objets dans sa ou ses mains et à les poser près de lui sur n’importe quoi, comme l’un de nos cailloux ou bouts de bois ramassés dehors et souvent si éloquents. Et j’aimerais vous les voir exécuter en bois, (poirier ou autre à grain serré); et je vous signale une expérience d’un vieil ami (mort) Rupert Carabin 2 sculpteur de 1900 qui faisait des figures ainsi et qui disait: «chaque matin en arrivant à l’atelier, je polis mes statues, c’est- à-dire que je les frictionne avec les deux mains, je les caresse de mes paumes. Alors elles deviennent brillantes et sombres, le gras, la moiteur de la main fournissant l’ingrédient, au cours de longs mois.» J’ajoute ceci: vos petites statuettes susciteront un cycle bien moderne d’amateurs avertis qui peuvent s’acheter ou faire des cadeaux, d’objets ainsi illimités et pas
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coûteux.Tandis qu’une «statue» ça ne s’achète jamais.Voyez-çà! Demain je vous expédie mandat + emballage fruits de poules.Yvonne se recommande pour de nouveaux ovales, et du lubrifiant de casserole. Amitiés à vous tous Corbu J’aimerais vous écrire longuement mais j’ai un courrier énorme. Lettre de vos camarades rentrés de captivité: vous, ne lâchez pas pied, n’abdiquez pas! Restez dans les hauteurs que vous avez si chèrement acquises. 1
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Henri Laurens (1885 –1954 ), sculpteur et graveur français. Joseph Savina, avec lequel Le Corbusier réalisera son œuvre sculpté, était en relations avec Laurens avant d’entreprendre sa collaboration avec l’architecte. Sculpteur ami de Le Corbusier ‘ note 1 lettre du 20. 03.1916 à Max Du Bois.
143 | Lettre du 7 décembre 1944 à Jean-Jacques Duval
Mr J. J. DUVAL | St Dié | 24 rue Nungesser et Coli. Paris 16 | Tel: Molitor 3252 | 7 décembre 1944
Cher ami C’est avec effarement que nous avons appris les évènements de St Dié 1, racontés par la TSF. Je viens sans retard vous demander si je peux vous être utile à quelque chose. Quoi exactement, (je l’ignore, Eventuellement une petite chambre (indépendante) sur mon palier? Ou quelques sous, si cela est utile? Ou les démarches [que] dont vous me chargeriez. Je serais heureux, et ma femme aussi de vous apporter quelque aide. Ma lettre vous parviendra-t-elle? J’espère qu’elle vous suivra et que je pourrai bientôt avoir de vos nouvelles, savoir ce que vous et les vôtres sont devenus. A bientôt donc de vos nouvelles, et croyez, cher ami, à notre plus profonde sympathie et amitié. Le Corbusier 1
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La ville de Saint-Dié, dans les Vosges, a été en grande partie détruite par un incendie, le 9 novembre 1944, lors des combats pour la Libération de la France.
144 | Lettre du 18 février 1946 à Oscar Niemeyer et « autres amis »
à Monsieur OSCAR NIEMEYER | pour communiquer à MMrs Lucio Costa, Carlos Leone, Reidy, Moreira, et autres amis | Le 18 Février 1946
Chers amis, Rentrant de New-York en avion, j’ai vu à Londres mon ami Entwistle 1 qui m’a montré «Architect Journal», du 31 Janvier 1946, reproduisant le gratte-ciel de Reidy. C’est en quelque sorte le troisième que l’on construit sur les principes que j’ai pu mettre en valeur à Rio. Ce troisième gratte-ciel est excellent aussi. Vous n’imaginez pas le plaisir que j’ai à voir que quelque part dans le monde, les principes que je défends se trouvent mis en application, et combien brillamment.Véritablement, c’est un très grand encouragement. Si j’avais eu plus de temps, je serais venu vous voir à Rio, puisque le gouvernement m’avait demandé si j’accepterais de faire les plans de la Casa Franco-Brésilienne à Rio. Tout cela s’arrangera un jour, je l’espère. Je voudrais aussi vous faire part d’une idée qui m’est venue. J’avais ramené de Rio en 1936, un immense rouleau des conférences (dessins) que j’avais faites chez vous, le ministère m’ayant alors demandé de rédiger en un livre ces conférences. Malheureusement, jamais je n’ai eu de confirmation précise, malgré les démarches que j’ai faites en temps utile. Je pensais donc qu’il peut être intéressant que certaines des planches essentielles de ces conférences puissent servir de décor dans une des salles du ministère de l’Éducation Nationale que vous avez tous construit. On choisirait quinze ou vingt de ces planches qui composeraient une fresque protégée par du verre, laquelle constituerait une espèce de document historique au lieu le plus indiqué pour cela.Réfléchissez donc à cette proposition qui n’est pas faite pour flatter ma vanité, mais plutôt pour éviter que ces dessins ne finissent par tomber en poussière dans un coin de mon atelier, et surtout, pour que j’aie le sentiment qui me serait très précieux, que m’attend un pied-à-terre à Rio, ville que j’ai toujours aimée et admirée. Cordialement à vous tous. Le Corbusier. 1
Clive Entwistle, architecte anglais. A fait un stage dans l’agence Le Corbusier – Pierre Jeanneret.
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145 | Lettre du 2 mai 1946 à Charlotte Perriand
à Madame CHARLOTTE PÉRIAND | Le 2 Mai 1946
Ma chère Charlotte, Tu [m’as dit l’autre] jour en soupirant qu’il était difficile de travailler en équipe. Tu en sais quelque chose puisque tu as été l’un des agents actifs [de] désolidarisation à un moment donné. Pendant ces dix dernières années, j’ai fait un effort acharné de synthèse et de mise au point doctrinale. J’ai ainsi contre tout le monde y compris mes amis, maintenu les recherches modernes, et constitué une force technique de travail qui est enfin mise en place, et qui comporte des administrateurs, [de] des ingénieurs et des architectes c’est notre atelier de bâtisseurs ATBAT 1 coopérative de techniciens. J’ai fait plus que cela. J’ai maintenant des commandes considérables qui vont alimenter cet atelier. De plus, j’ai établi le prototype à peu-près définitif d’une Unité d’Habitation 2 de 1.500 ou 2.000 personnes. Ce n’était pas une petite affaire. Enfin j’ai fait accepter la construction de cette unité par le Ministre Billoux 3 et le Maire de Marseille. L’étude complète a été suivant la commande qui m’a été passée, terminée le 30 Avril. Le 27 Avril, l’Assemblée de la Commission générale a accepté mon plan d’urbanisme, travail d’une année, avec la totalité de ses propositions, c’est-à dire un plan absolument transcendant, et fixant en particulier des conditions d’habitation les plus parfaites qui soient. J’ai vu ton album du Japon, et je te l’ai dit, j’ai trouvé de grandes qualités à ta manifestation. Je ne crois pas qu’il soit intéressant en quoi que ce soit, maintenant que tu es mère de famille, et pour les raisons évoquées au début, de te proposer de t’astreindre à une présence d’atelier. Par contre, je serais très content que tu puisses insérer à l’articulation utile, un bout de mise au point qui est dans tes cordes, c’est-à-dire le tour de main de la femme pratique, talentueuse et aimable en même temps. Nos plans de Marseille sont organisés sur des standards presque définitivement établis, et poussés extrêmement loin. Si tu as goût d’aider à ce travail, je le souhaite, tu verras M. Jacques-Louis Lefebvre 4, gérant de notre atelier, 10 rue St Augustin, 5 l’atelier de la rue de Sèvres (Tel.Gobelins mais auparavant tu verras Wogenscky..-à 70–63, aux heures de repas) qui t’expliquera le travail. J. L. Lefebvre que tu verras après, te fera un petit contrat prévoyant une somme pour ce coup de pouce que tu donneras à notre travail. Je t’avertis que tous les modèles déposés qui pourront être créés, le seront au nom de l’ATBAT qui est une coopérative, et les divers participants à ses recherches
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y trouveront chacun leur part. Cette affaire sera gérée par des administrateurs ce qui vaudra mieux que la gestion que nous avons opérée nous-mêmes – de nos modèles – laquelle n’a pas rapporté un sou. Dans cette coopérative, nous travaillons depuis une année en terrain d’approche, sur la loyauté et le dévouement. Nous ne commençons pas par faire des contrats de stars, lesquels s’écroulent devant les réalités, nous faisons le travail. Je ne te demande pas du tout un effort d’inventeur, mais simplement une intervention toute naturelle propre à ta qualité de femme et d’artiste pour une mise au point. Amicalement à toi. Le Corbusier. 1
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Atelier des Bâtisseurs – Atelier d’architecture et d’ingénierie créé par Le Corbusier en 1945 à l’occasion du projet de l’Unité d’habitation de Marseille, dirigé par Vladimir Bodiansky. L’Unité d’habitation de Marseille a été commandée à Le Corbusier en 1945, dans le contexte particulier de l’immédiat après-guerre, à l’initiative de Raoul Dautry alors Ministre de la reconstruction. – ‘ Notices sur les destinataires. Elle a été inaugurée en 1952. Cet ensemble de 337 logements a constitué pour l’architecte l’occasion d’expérimenter ses idées sur le logement collectif, à de multiples points de vue : urbanistique, social, technique et esthétique. Charlotte Perriand – ‘ Notices sur les destinataires – en a étudié les équipements mobiliers. L’Unité d’habitation de Marseille a été le premier édifice de Le Corbusier à faire l’objet d’une protection au titre des monuments historiques, par l’inscription des façades et toitures à l’inventaire supplémentaire, le 26 octobre 1964. Cette première mesure a été complétée le 20 juin 1986 par le classement des façades, de la terrasse, de divers autres éléments et d’un appartement destiné à la visite. François Billoux (1903 –1978 ), homme politique français. Plusieurs fois ministre de 1944 à 1947. Gérant et comptable de l’atelier Le Corbusier – Pierre Jeanneret jusqu’en 1949. André Wogenscky, né en 1916, architecte urbaniste français, l’un des principaux collaborateurs de Le Corbusier ‘ Notices sur les destinataires.
146 | Lettre du 24 juillet 1946 à Gabriel Chéreau
à Monsieur CHÉREAU | 24 Boulevard Gabriel Guist’hau, Nantes | Paris, le 24 Juillet 1946
Mon cher Chéreau, Je trouve votre lettre du 22 juillet en rentrant de Marseille. Je vous répète les choses très nettement: Les CIAM 1 n’ont pas à faire d’action directe. Ils font un travail à l’intérieur des CIAM. L’Ascoral 2, expression française des CIAM, pourra entrer beaucoup plus directement dans les débats réels. Mais l’Ascoral comme toutes choses, naît lentement et
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peu à peu, et se manifeste d’ailleurs par des actes suffisants pour vous être utile s’il y a lieu. Je veux dire: publication des 3 Établissements Humains. Publication imminente dans un mois de «Manière de penser l’Urbanisme», et sous le signe de l’Ascoral, publication récente de «Propos d’Urbanisme» 3. C’est une manifestation suffisante pour qu’elle permette aux édiles et à vousmême de prendre les informations utiles et les certitudes, mais encore une fois, vous ne devez pas attendre de nous, que nous puissions intervenir dans les rapports des municipalités avec leurs architectes et leurs urbanistes. Nous n’avons aucune possibilité de faire des coups d’État, ni aucune envie, et nous n’avons non plus aucune possibilité de prendre en charge des travaux qui ne nous sont pas confiés. Si vous trouvez que les ouvrages signalés montrent que les CIAM sont défaillants, ne sont qu’une façade sans importance au point de vue des conceptions doctrinales, c’est que nous ne nous comprenons pas, ou que nous nous comprenons mal. Je vous le répète, nous n’avons pas à jouer le rôle que vous imaginez c’est-àdire «avoir du poids sur les pouvoirs publics». Ceux-ci n’ont qu’à prendre leurs renseignements et à juger selon leurs moyens. Vous semblez oublier que nous sommes tous très peu nombreux et débordés par nos obligations, et vous oubliez d’apprécier le chemin parcouru. Question d’activité de l’Ascoral: vous êtes précisément la personne qui doit faire le travail à Nantes. Vous le faites, et n’escomptez pas que d’autres le fassent à votre place, surtout des gens qui ne sont pas au courant du problème. Amicalement à vous. Le Corbusier. P.S. Je vous remets inclus copie d’une lettre au Général Albort.Vous aurez intérêt à faire sa connaissance. 1 2
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Congrès Internationaux d’Architecture Moderne ‘ note 2 lettre du 19. 06.1928 à Jean Badovici. Association des constructeurs pour la rénovation architecturale. Créée à l’initiative de Le Corbusier en 1943. Structurée en plusieurs sections : doctrine, pédagogie, technique, santé, propagande. . . . A l’origine, notamment, de l’ouvrage collectif Les trois établissements humains (1945 ). Manière de penser l’Urbanisme – Éd. de L’Architecture d’Aujourd’hui (1946 ) réédité par Denoël (1946 ). Propos d’Urbanisme Éd. Bourrelier (1946 )
147 | Lettre du 27 décembre 1946 à Joseph Savina
27 décembre 46
Mon cher Savina Reçu hier la caisse, déballé la statue bois. C’est très bien, bien compris, largement fait, beau début! Des erreurs par place dont je pourrai me sortir par moi même. Il faudrait me retourner (à titre provisoire) la maquette peinte qui a servi de modèle. J’en ai besoin pour les couleurs. Je vous la rendrai de suite après. Savina, je trouve, quant à moi, cela épatant, dépassant mes espérances. N’est-ce pas de la bonne statuaire? N’y a t’il pas lieu de poursuivre notre collaboration? J’ai une masse considérable de thèmes sculpturaux à traiter en bronze, pierre ou bois. Nous devrions faire cela ensemble, les deux noms joints.Voulez-vous? Vous arriverez bientôt à Paris, mais moi, je retourne pour un mois à New-York vers le 10 janvier. Pouvez-vous avancer votre passage ici? Yvonne me dit que vous avez été gentil avec elle. Merci infiniment. Courage, Savina, et continuation. Je vous enverrai d’autres thèmes, variantes, de celui-ci, ou au contraire, des thèmes différents. Vous voyez, je viens de faire la sieste avec une Parker 51. Ces traits ainsi signalés répétés en éclairs et zig-zags vous montrent les réflexes de [ ] éternellement de l’attaque et défenses. Corbu est crevé de fatigue nerveuse. Envoyez donc le dessin couleur venez donc Nous ferons cela ensemble (la peinture) Amitiés à Rose et à vous Corbu
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148 | Lettre du 29 décembre 1946 à sa mère et son frère
Paris 29 décembre 46
Mes biens chers. Je suis rentré de New-York dimanche dernier ( en onze heures et demie) voyage reposant. J’ai trouvé Yv. 1 dans un état d’attente aigu; évidemment mon absence a été bien bien longue. J’espérais me reposer, j’étais crevé de fatigue, tension nerveuse intense des dernières semaines décisives ! Dès le lendemain, il fallut attraper l’atelier à pleines mains. Beaucoup de questions en suspens m’attendaient. Je m’y suis mis. Çà va, je suis à niveau. J’avais à en appeler à Léon Blum président du Gouvernement. Sa femme m’invite donc le déjeuner de Noël à la présidence; nous fûmes quatre, y compris André Gide. Et on ne tolère de ne parler que de mon entreprise si décisive de Marseille. Le lendemain c’était le Directeur de l’Urbanisme; hier, c’était le ministre de la reconstruction. L’éventail de mon travail s’élargit sans cesse. Impossible de freiner ma santé est parfaite, pleine résistance. Avant hier est arrivée de Savina 2 le Breton, ma première sculpture en ronde bosse, fruit de mes recherches assidues depuis 1940 (Ozon). Cette sculpture (grande) faite d’après mon projet par un type qui a un sens étonnant de l’espace, est magnifique. Elle me ravit. J’ai cinquante maquettes à lui confier à ce garçon. Moi, je les polychromerai. C’est la porte toute ouverte sur la sculpture monumentale pour l’architecture. J’ai vu la carte magnifique de la petite maman avec ses yeux remis d’aplomb. Bravo! Est-ce que la vie relâchera quelque peu son étreinte d’épreuves. Quand je pense à notre jeunesse et on se croyait obligé de se trouver malheureux ou mal satisfait! Heureux aussi de vous savoir bien chauffés. Ici on a du poussier moyennant forte phynance, mais çà chauffotte et c’est bien différent des autres années. Probablement je vais repartir à New-York pour un mois mi janvier. Il se trouve là, les plus grandes choses et je suis installé au cœur de la contingence. Le silence d’Albert 3 est très remarqué; on le suppose très occupé. Toutefois, à l’occasion ... Yvonne disait hier: pourquoi Albert ne vient-il pas passer quelques semaines ici, chez nous, à Paris? Ne m’en voulez pas d’un régime épistolaire au compte-gouttes. Nous sommes tous en face des actes ou actions du destin. Les vies s’écoulent dans la tempête sur le monde entier. Pendant six semaines, à l’ Assemblée générale des Nations Unies, j’ai vu qu’on travaille, qu’on s’efforce, qu’on cherche. Il faut faire confiance aux
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braves gens. Mais que de crapules! Au revoir, tendresses à vous, amitiés à nos amis. Bonne fête, bonne année. vos Yv et Ed Yvonne a été héroïque, bien plus qu’on ne l’imagine ou qu’on ne l’accorde négligemment. 1 2 3
Yvonne Gallis, épouse de Le Corbusier ‘ Notices sur les destinataires. Joseph Savina, ébéniste sculpteur breton ‘ Notices sur les destinataires. Albert Jeanneret, frère de Le Corbusier ‘ Notices sur les destinataires.
149 | Lettre du 20 février 1947 à sa mère
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Ma chère petite maman. Voici bien longtemps que je n’ai écrit. Il fallait attendre que les résultats soient acquis. Je poursuis depuis dix mois, une lutte acharnée. C’est maintenant la Victoire totale: La Cité mondiale se construit à New-York sur mes idées. Du moins, plus exactement, le projet, les plans, se font-ils en urbanisme et architecture Corbu. Un ensemble de techniciens appelés de dix pays est animé de la même idée, et l’équipe américaine, très forte et opérante, en fait de même. Le mois de mars 47 verra l’explosion Corbu partout. Çà doit être inscrit dans les astres, car ce sera une espèce de symphonie. Je n’aime pas annoncer des résultats, car à chaque fois, le destin ricane et fait des siennes. Pourtant ce mois de mars « les Cathédrales Blanches » 1 traduction américaine, paraîtront ici, chez un très grand éditeur et avec accompagnement circonstancié le 4ème volume des « Œuvres complètes » sortira également; mon livre sur la bagarre 1946, cité mondiale ici, sortira le 15 mars. A Paris sort le tome I de l’Ascoral 2. Un énorme livre sur mes recherches plastiques est en fabrication ici et Paul Rosenberg 3 prend en charge ma peinture qu’il lancera à Paris d’abord. Petite maman, je t’assomme avec tout cela. Je pense souvent à toi et parle de toi parfois. Aujourd’hui même, au comité de la Cité mondiale, je citais l’exemple du Lac 4 ( vue apparaissant entre les écrans du mur du jardin et de la maison ). Sais-tu que Mme Parodi, femme de mon ambassadeur de l’UNO ici, était amie intime de Berthe
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Nuss 5 et te connaît, étant venue chez toi ? Elle m’en parlait l’autre jour. Marguerite Tjader Harris 6 parle aussi toujours de toi quand je la vois parfois dans sa propriété au bord de la mer. Je travaille comme un cheval. Et la peinture marche allègrement le soir ou le dimanche. J’ai fait cinq grandes toiles ces derniers mois. L’hiver est extraordinaire ici: ciel méridional et froid sec: climat stimulant. Chauffage fantastique partout alors que 24 N-C 7 n’a pas de charbon. Et vous ? Et Albert 8 que fait-il ? Je m’obstine à penser aux Orchestres d’enfants disques enregistrés-: business Je vais travailler et boucle cette lettre en vous disant toute mon affection. Ed. 1
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Quand les cathédrales étaient blanches – Voyage au pays des timides – Plon (1937 ) Traduction en anglais aux Etats-Unis, When the cathedrals were white – Reynal and Hitchcock (1947 ) ‘ note 2 lettre du 24. 07.1946 à Gabriel Chéreau. Marchand d’œuvres d’art. ‘ note 6 lettre du 20. 01.1928 à sa mère. Bertha Nuss. ‘ note 7 lettre du 17. 03.1927 à sa mère. Marguerite Harris-Tjader ‘ Notices sut les destinataires. 24 rue Nungesser et Coli. ‘ note 1 lettre 28 –09 –1930 à sa mère. Albert Jeanneret frère de Le Corbusier ‘ Notices sur les destinataires.
150 | Lettre du 5 septembre 1947 au Président du Conseil Économique 1
Monsieur le PRESIDENT | du Conseil Economique | 2, rue Montpensier | PARIS | Paris, le 5 Septembre 1947
Monsieur le Président, Vous avez bien voulu, par une lettre circulaire signée de Mlle Guelfi, me demander de remplir une fiche de renseignements nécessaire à l’application du Code de la Famille pour le calcul de mon indemnité de membre du Conseil. Je remplis cette fiche selon votre demande, mais je tiens à vous faire connaître ici mon sentiment: j’ai accepté de faire partie du Conseil Economique, mais des obligations impératives m’obligent, depuis une année et demie à des absences en Amérique du Nord ou en Amérique du Sud. Par conséquent, je n’ai pas voulu assister aux séances du Conseil Economique d’une manière que j’aurais qualifié de négligente. J’ai préféré m’abstenir me réservant de réaliser mes fonctions réelles le jour où je pourrai le[s] faire utilement.
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Dans ces conditions il me semble que je n’ai aucun droit à une indemnité. C’est ce que je voulais vous faire connaître par la présente. Je vous prie de croire, Monsieur le Président, à mes sentiments les plus dévoués. L-C 1
Conseil économique
‘
annexe Notices sur les destinataires.
151 | Lettre du 10 janvier 1948 à sa mère
Dimanche 10 ( ? ) janvier 48
Ma bonne petite maman. Comment vas-tu? L’hiver n’est pas trop dur? La vie est drôle, quand on y réfléchit. Mais mieux vaut ne pas réfléchir, du moins pas trop. Tu dois avoir le sentiment de l’étape accomplie et le repos du cœur parfait, tu attends une nouvelle étape. Laquelle? Voilà! Je me suis donné comme levier d’optimisme ce propos en langage incorrect ou impoli: «On crèvera bien tout de même un jour!» Ceci pour dire que la carrière aura sa porte de sortie, afin que d’autres agissent; et soi-même on prendra le repos. Car il serait anormal que la vie fût illimitée. Mon propos, – ne t’y trompe pas! – est optimisme, rassurant. Je voudrais simplement que les hommes et la médecine s’arrangent pour que cette opération réservée à tout chacun soit faite proprement. J’ai été frotté à La Chaux, ces jours-ci, par une interview demandée par l’Impartial à l’occasion du centenaire 1948, et prise par une dame Henriette Faroux d’ici, qui fut une demoiselle Pindy, fille de ... et nièce de Ott, et de plus, auteur d’un roman fort sympathique que je viens de lire, (prix des 9) «à L’Orée du bois». Beaucoup de fleurs et de nature, ciel, printemps et oiseaux, une optique de là-bas, dans le sens le meilleur, une optique un peu comme la tienne dans ta cantate réglementaire et toujours vibrante adressée à la nature en chacune de tes lettres. Du courrier Nussbaum + du téléphone Louis Schwob qui m’a demandé un exposé sur Marseille à la société des vieux de Polytechnique (Zurich). Le petit papa, enfin, soupirerait d’aise: si «L’Impartial-» se déclenche, «le National-» peutêtre démarrera-t-il aussi! Nota: Louis Schwob a un bureau d’études annexe à Lausanne où il va chaque mois; je lui ai dit de te visiter.
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Ces temps-ci, je siège parfais au Conseil National Economiquei1 où j’ai été nommé par décret du Président du Conseil des ministres au titre de représentant de la pensée française. Mardi dernier j’étais assis à côté de Joliot-Curie 2 qui fut ravi de m’avoir là à parler d’autres choses. Mes collègues (pensée française) sont les hautes légumes du Droit ou de l’Institut. Corbu, attention! Pas de danger, je ne bronche pas! Nous sommes payés presque comme les députés au Parlement, étant la troisième grande assemblée du pays: l’Assemblée Nationale, le Conseil de la République + nous. Je fus jusqu’au cou pendant 4 semaines dans mon poème de angle droit 3 = Tériade 4 m’a demandé de lui faire l’un de ses livres de grand luxe pour bibliophiles. Il a terminé déjà celui fait par Matisse, (Jazz), l’autre par Laurens; en train: un Léger (Cirque) et le mien. Je fais texte et grandes planches en couleurs. C’est calé!!! Marseille avance, on coule les fondations. L’atelier 35 sèvres se modernise et s’équipe, entièrement bouleversé. Il y a près de trente types. Une partie est faite de stagiaires étrangers. Et comme le travail de Marseille qui sera une œuvre extraordinaire, est, en fait, sur chaque planche à dessin, un labeur têtu, insipide, les jeunes m’ont prié de leur faire chaque samedi une causerie sur des thèmes éminents. Ce que j’ai entrepris et fait, devant seuls ceux de l’atelier, ne voulant pas offrir à ceux du dehors cette compensation qui ne leur est pas due. J’ai terminé la confection d’un ouvrage important sur mon œuvre en général, texte et magnifiques clichés, N° spécial Corbu de «l’Architecture d’Aujourd’hui» = 115 pages grand format. De New-York je reçois avis que s’imprime (en terminaison) mon grand livre fait l’an 46: l’Espace indicible que les Américains baptisent après douze mois de tâtonnement: New World of Space, car en effet, de l’ensemble de mon œuvre apparaît, tant en urbanisme, qu’en architecture, qu’en peinture et qu’en sculpture, une notion nouvelle d’espace, où règne le calme, la limpidité la clarté, faisant un contraste certain avec les hérissements du fauvisme et du cubisme, et les décompositions du surréalisme et de l’expressionnisme d’après guerre. Les huit grands musées préparent la grande exposition. Et alors, [va] commence la bataille pour les Nations Unies. Les Américains se conduisent comme des gangsters, embuscade au coin d’un bois, meurtre et dépouillement de la victime. Or je riposte avec sang froid et une force singulière. Le Gouvernement Français est intervenu et continuera son action. Et moi, j’ai commencé l’action sur le plan mondial où tous les concours me sont offerts. Je vais en quelques jours mettre sur pied avec des documents seulement, le petit livre «L’UNO et l’Honnêteté Fondamentale-». Je profite du passage de Trygve Lie 5 à Paris cette semaine qui vient, pour le mettre au pied du mur. J’avais commencé très doucement dans un N° des Nouvelles Littéraires que je vous posterai. Les huit musées d’USA (l’expo Corbu) comportent une salle Corbu de
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l’UNO-; Mais voici mes deux éditeurs de New-York qui refusent d’imprimer le livre (ci-dessus titré). «Le pays des timides» se venge, fait bloc, et veut dominer le monde. Aujourd’hui: complexe de supériorité. lundi 12/1/48 Pendant que sous mon chapeau remuent tant d’asticots, la brave Yvonne 6 fait son ménage, et partout fait des générosités. Les boîtes et paquets arrivant d’Amérique passent dans les poches de visiteurs. Les hommes qui apportent lettres, paquets ou factures, reçoivent cigarettes, verre de vin ou apéro. Sur le balcon trois fois par jour, trente moineaux trouvent leur pitance. Laky, la sacrée chienne, on la promène pendant trente minutes, elle rentre, gratte à la fenêtre porte de la cuisine, sort sur le balcon, caque et pisse. Pendant décembre et les premiers jours de Janvier,Yvonne a élevé et nourri Titine.Titine est la seule mouche ayant subsisté. Elle crevait de faim et de soif. Elle s’est mise à venir entre nos assiettes à chaque repas. On lui a donné du sucre pilé et versé un lac d’eau sur la table. A chaque repas Titine est là. Mais, elle a dû foutre le camp ces jours-ci par la porte du palier. Yvonne et moi regrettons qu’Albert ne soit pas venu. Evidemment la vie est pleine d’aléas. Ainsi, Jeannine la petite bonne est devenue parfaitement dingo à l’arrivée de son fiancé d’Indochine. De fille nette et enjouée, elle est devenue revendicatrice et révoltée. Je lui ai ouvert la porte. Elle s’est envolée. Elle nous avait laissé tomber quatorze jours à Noël et Nouvel An, étant allée dans sa famille. Gentil! Par miracle, une heure après son départ, j’avais un téléphone d’une amie d’école de la sœur de notre ami Jardot, s’offrant sur recommandation de Jardot. Elle s’appelle Chapuis, est de Belfort, a occupé onze années sa place précédente, a 40 ans, un fils de 19 ans qui étudie à l’école Breguet, a trouvé que nous étions bien (c’est dans ce sens que l’examen se passe!) viendra le 1er février. Entre temps Yvonne a tout sur le dos, avec sa patte qui traîne. Alors z’Albert, ce sera pour le printemps, les marronniers en fleurs! Tu vois que je suis pas mal occupé, mais j’ai eu plaisir à vous adresser cette babillarde. Le Modulor 7 me conduit à des fugues. Dans mon exégèse architecturale, je ne parle que musique. Je ne connais pas les notes, mais architecture ou musique c’est temps et espace, la même chose, un art de sensation successives et mise en symphonie. Fais de belles choses. Fais-toi engueuler pour tes belles choses. T’occupe pas des autres. «Fais ce que dois». A la petite maman si bien joufflue rose, aux yeux vifs et rieurs, au pathétique en grosse réserve, toute notre affection bien profonde. Et à toi, Z’Albert, notre fidèle amitié. Yv et 1
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Notices sur les destinataires.
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Jean-Frédéric Joliot-Curie (1900 –1958 ), physicien français. Prix Nobel de chimie en 1935. Directeur du C. N. R. S. en 1945. Ouvrage publié en 1955 par les éditions Verve. Ecrit, dessiné et composé par Le Corbusier, imprimé sur vélin d’Arches par Mourlot frères. Tirage limité à 270 exemplaires dont 20 hors commerce. – 155 pages de 32 x 42 cm dont vingt lithographies hors-texte en couleurs. Un tirage de 60 suites des planches hors-texte a complété l’édition de l’ouvrage. Editeur – éditions Verve. ‘ note 3 ci-dessus. Secrétaire général de l’O.N.U.de 1946 à 1952. Yvonne Gallis, épouse de Le Corbusier ‘ Notices sur les destinataires. Système de mesures harmoniques reprenant les travaux anciens sur le nombre d’or et basé sur certaines dimensions du corps humain. Elaboré par Le Cobusier en 1943 –1947 et publié en 1950.
152 | Lettre du 20 mai 1948 à Jean-Jacques Duval
M. J. Jacques DUVAL | 20 Mai 1948
Cher AMI, Vous me demandez par votre lettre du 17, d’être le parrain de votre fils. J’accepte, heureux de vous manifester ainsi l’amitié que j’ai pour vous et ma très grande estime. Je serai heureux de guigner du coin de l’œil, de temps à autre, vers un berceau d’abord, puis vers un beau gosse, futur gai luron. Je serais heureux que Madame Duval, qui est l’auteur du futur filleul, soit satisfaite de ma décision. Merci de m’avoir si gentiment et amicalement permis de prendre cette décision. A vous et à votre femme et au gosse, mes sentiments les meilleurs. Le Corbusier.
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‡ 154 |
Lettre de Noël 1948 à Rémi Duval, son filleul
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153 | Lettre du 12 août 1948 à Rémi Duval
12 Août 1948
Mon Cher petit Rémi, C’est ici la première lettre que je t’écris. Aujourd’hui, par une cérémonie traditionnelle, on t’a engagé, toi petit bonhomme, avec les autres, ceux qui t’entourent avec leurs habitudes, leurs coutumes et leurs jugements.Tu as appris à cette occasion, que l’eau mouille. C’est une acquisition. Tu apprendras beaucoup d’autres choses vraies et fausses. Je ne puis te donner que ce premier bon conseil aujourd’hui: c’est de mesurer par toi-même que l’eau mouille. Comme gosse, je le sais, tu vas acquérir une masse formidable de jugements vrais, car il faudra bien que tu te tiennes debout, que tu emploies les choses, que tu entreprennes des choses. Mais plus tard, attention petit! Les autres te conseilleront, te diront de faire comme ci et comme ça. Sois obéissant, bien entendu, mais ne te laisse pas faire. Décide toi-même ... Mon petit filleul, ce n’est pas toi qui liras cette lettre aujourd’hui, mais plus tard, un jour, ton papa te la glissera dans ta tirelire. Elle sera à toi et tu m’écriras pour me demander ce que j’ai voulu dire. Je voudrais te voir avec tes petites pinces de crabe inoffensif, ta bouche en suçoir, je mets ma main dans la tienne, tiens la bien solide Bonne journée, petit. Ton ami, Le Corbusier.
154 | Lettre de Noël 1948 à Rémi Duval
Paris Noël 1948
L’heure n’est pas à l’esthétique mais à la tétée. Comme tu as des parents, des grand-père et grand-mère, des tantes et des cousines, oncles et cousins qui te couvriront de sucreries, je te donne pour ton Noël 48 un petit tableau que tu auras le temps de regarder dans vingt ans. Mon petit gosse bien rieur, continue à rire tant que tu pourras. Je t’embrasse. Ton Corbu de parrain
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155 | Lettre du 21 mars 1949 à Pablo Picasso
Monsieur PICASSO | Paris, le 21 Mars 1949
Cher Ami, Au cours de sa dernière réunion du 5 Février 1949, le Conseil de Direction de l’ASCORAL 1 a estimé qu’il serait souhaitable que vous puissiez participer à nos travaux et il a décidé de vous demander d’accepter d’être membre de l’ASCORAL, à titre de membre PARTICIPANT. Je suis personnellement très heureux de cette décision, j’espère qu’elle recevra votre accord. En effet, les statuts de l’ASCORAL comportent dans l’énoncé des sections de travail, la section «Synthèse des ARTS MAJEURS». L’heure est venue d’intervenir activement et objectivement dans le problème de la liaison du peintre et du sculpteur avec l’architecte. Il est inutile d’insister sur l’apport significatif que représenterait votre présence parmi nous. Nous sommes persuadés que vous voudrez travailler avec nous et vous aurez certainement à bref délai l’occasion de voir passer dans la réalité ce rêve caressé depuis si longtemps par les artistes, de prendre contact avec la vie même d’une société moderne manifestée dans son domaine bâti. Vous trouverez ci-joint la carte de membre qui vous est destinée; en cas d’acceptation par vous, vous voudrez bien remplir au crayon les cases utiles et nous la retourner signée à l’encre. Cette carte a surtout pour objet de vous faire connaître le fonctionnement de l’ASCORAL.Vous y verrez la liste des comités et la liste des sections de travail. Je vous prie de croire, Cher Ami, à mes sentiments cordiaux. Le Président de l’ASCORAL, Le Corbusier 1
Association des constructeurs pour la rénovation architecturale 24. 07.1946 à Gabriel Chéreau.
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note 2 lettre du
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156 | Lettre du 30 avril 1949 à Jean-Jacques Duval
30 avril 49
Cher ami Duval. On peut casser sa pipe à toute heure de la vie. J’en parlais avec mon frère venu passer quelques jours ici. J’ai pris des dispositions d’accord avec ma femme, pour léguer aux pauvres, ce que je possède. Or ce que je possède peut faire du papier à brûler, ou mieux. J’ai ici, 24N-C 1 (et même 35 Sèvres dans une cave) 2 des choses considérables et multiformes: dessins, écrits, notes, carnets de voyage, albums etc. Il ne faudrait pas qu’un voyou quelconque puisse venir piller sans coup férir et annuler des séries qui valent parce qu’elles sont groupées En deux mots, il faudra qu’on étudie un peu mes archives afin de les valoriser utilement (pour vendre ou pour donner à des gens des institutions, des musées). Conclusion-: cette lettre a pour but de vous mettre la puce à l’oreille et de vous prier lorsque l’heure aura sonné – de prendre immédiatement possession, c’est-àdire : contrôle [des] de mes archives afin de les mettre à l’abri d’une dispersion erronée. Et cette présente lettre avec ma signature vous sert de pièce formelle à toutes fins utiles. Avec mon amitié et ma gratitude. Le Corbusier 1 2
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24 rue Nungesser et Coli ‘ note 1 lettre du 28. 09.1930 à sa mère. 35 rue de Sèvres – adresse de l’atelier d’architecture Le Corbusier – Pierre Jeanneret.
157 | Lettre du 3 juillet 1949 à sa mère et son frère
3 juillet 49
Biens chers. Reçu carte maman 30 juin, + Albert 30 juin Téléphonerai Robinot demain pour réaliser. Passé chez La Roche ce matin, vu les tableaux Bauchant Corbu etc, mais pas les deux Christine. Ignorant l’exacte mission de Robinot, j’attends demain pour poursuivre recherches. D’une précédente lettre de maman: détruit la correspondance des enfants tiroir papa. Drôle d’idée, ma foi et si c’est vrai, je ne vous en félicite pas. J’aurais aimé un jour, voir ce que j’écrivais en 1907–1910 etc. Visite Lac. Pas de vacances cette année: du 21 au 31 juillet Congrès de Bergame 1, très intense travail pour moi. A partir du 6 août commence, pour trois semaines à un mois, ma consultation d’experts pour Bogota, experts de New-York + de Bogota. Consultation fixée par contrat, à Paris, mais que j’espère toutefois transférer à Menton, car j’aurais la maison de Cap-Martin de Badovici 2 pour y mettre Yvonne 3 afin de ne pas la laisser à Paris par ces chaleurs d’été. Nous pourrions donc envisager quelques jours, malheureusement très brefs, au Lac4, début Septembre.Yvonne y tiendrait, espèce d’aspiration naturelle à s’intégrer un petit bout, dans la famille. Ses os sont faibles, elle tire la patte. Il faut faire attention. C’est très pénible pour elle. Inutile de lui en parler. Elle fait toujours trois fois plus de travail qu’elle ne devrait. Toiture Le Lac. Pourquoi brûler les herbes qui donnent de la graine pour l’année suivante, et de l’ombre maintenant ? Tandis qu’en brûlant, vous faites du noir. Le noir absorbe la chaleur, cœfficient 60, le blanc cœfficient 11. Voilà tout le bienfait de vos « nettoyages ». Laissez donc cette herbe se débrouiller sur le toit. La fissure de la maison est maintenant diagnostiquée. C’est une charnière qu’il suffit de protéger par un dispositif souple ( poussée des eaux souterraines, l’été. ) Première nouvelle de Georges Zwahlen 5, on aurait pu m’envoyer un faire-part. J’écrirai. Je viens de passer deux nuits de train Marseille-retour. J’ai amené le ministre et sa femme coucher dans le premier appartement fini. Un dîner intime (mirobolant grande classe) lundi soir. Puis réception vingt de mes collaborateurs au dessert; puis nuit, le ministre dans la chambre des parents, le chef de cabinet dans une chambre d’enfant, moi dans la seconde. Le ministre subjugué. Armé d’acier et de foudre désormais contre nos détracteurs. 48 heures dans un appartement pour une visite officielle, c’est exposer loyalement sa marchandise. La Ville Radieuse existe désormais, ÉBLOUISSANTE. Et merde pour les autres!
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Toute ma tendresse Ed Ma vie devient un circuit féroce et sans pitié mais large! Que maman et Albert 6 aillent passer dix jours en montagne à mes frais. Prière à Albert de m’indiquer la somme utile. Je n’ai aucune idée. S.V. P. 1 2 3 4 5 6
Septième Congrès International d’Architecture Moderne ( C.I.A.M. ) ‘ note 2 lettre 19. 06.1928 à Jean Badovici. Jean Badovici, architecte ami de Le Corbusier ‘ Notices sur les destinataires. Yvonne Gallis, épouse de Le Corbusier ‘ Notices sur les destinataires. Maison du Lac ou Petite Maison ‘ note 6 lettre du 20. 01.1928 à sa mère. Chirurgien dentiste à La Chaux-de-Fonds, cousin d’Albert Jeanneret – dont il était le parrain – et de Le Corbusier. Celui-ci se réfère ici au décès du père de Georges Zwahlen. Albert Jeanneret, frère de Le Corbusier ‘ Notices sur les destinataires.
158 | Lettre du 23 août 1949 à Pablo Picasso
23 août 49
Mon cher Picasso Sert m’a dit que vous aimeriez voir Marseille 1. A vos ordres avec plaisir. Et le plus vite sera le mieux, car je suis toujours à la merci d’un coup inattendu. Mieux vaudrait y aller en voiture qu’en train, – chose mélancolique –. Moyen pratique comme j’habite une villa inaccessible le rendezvous pourrait être: Gare de Cap Martin Roquebrune façade côté continent (et non pas côté mer) à partir de 7h ou 8h du matin. Résumé: vous me fixez – le jour – l’heure J’y serai à partir de vendredi [jeudi 25] 26 août y compris Je serai heureux de passer une journée avec vous. amicalement vôtre Le Corbusier adresse chez Robert. Etoile de Mer. Cap Martin Roquebrune par lettre ou par télégramme. Pas de téléphone 1
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Pablo Picasso a visité le chantier de l’unité d’habitation de Marseille en septembre 1949.
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Lettre du 7 septembre 1949 à sa mère avec son schéma des « trois cycles de la vie »
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159 | Lettre du 7 septembre 1949 à sa mère
7 sept 49
Ma chère petite maman 90 60 30 ________________________ Voila trois cycles de la vie accomplis et chacun est aussi entier et pur que l’autre: rien n’a déchu. Belle ascension. Tout mon respect, toute mon admiration. C’est le troisième tiers que tu as réalisé de plus que nous. Il me semble que dans notre famille on devient jeune. J’étais dimanche chez Henri Matisse. 80 ans, rose de figure, cheveux tout blancs. Cloué depuis 10 années dans son lit, il décore entièrement une chapelle pour des sœurs 1. Un jonc de 3 mètres, du fusain au bout, son fauteuil est amené à l’endroit utile. Il découpe papiers de couleur l’un après l’autre, les fait disposer. Et comme il ne pouvait être question qu’il grimpât au mur pour peindre, il a trouvé le truc: le mur sera en céramique peinte, par conséquent en carreaux de faïence et chaque carreau [sera] viendra sous sa main se faire peindre, dans son lit. Matisse pendant deux heures m’a raconté des tas d’histoires, gaies, enjouées. A côté de lui, à Golfe Juan, Picasso, 69 ans, vient d’avoir un nouveau garçon. Et suivant l’exemple de sa maman, à 62 ans, au moment où tous les autres camarades prennent leur retraite, Corbu entreprend un nouveau cycle de Trente ans. Ma chère petite maman, Albert 2 [te dira pour] sera présent pour cette petite cérémonie. Je n’ai pu venir, car j’ai un rendez vous de chantier à Marseille lundi. Félicitations, et puisque tu as commencé le 11 sept 49, [fin] réalise ton quatrième cycle. Ça fera Cent vingt ans-! Inclus, un bout de journal qui te montrera que le fiston à, en fin de compte pris rang sur la piste en place digne. Au revoir petite maman à bientôt! Bon anniversaire. Toute notre tendresse de tous deux Yv et Ed. 1 2
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Chapelle du Rosaire – ou chapelle des dominicaines – à Vence (1947 –1950 ). Albert Jeanneret, frère de Le Corbusier ‘ Notices sur les destinataires.
Auto-portrait de Charles-Édouard Jeanneret – Le Corbusier ( non daté )
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Lettre du 23 mars 1927 à Marie Charlotte Amélie Perret sa mère, avec un auto-portrait en déguisement de mi-carème
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‡ 271 | Lettre du 18 février 1960 à Albert Jeanneret son frère,
après les obsèques de leur mère
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Portrait d’Yvonne Gallis son épouse ( non daté )
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Portrait d’Yvonne Gallis sur son lit de mort ( 1957 ), « 8 octobre 9 heures du matin »
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Pierre Jeanneret son cousin ( non daté )
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Pierre Jeanneret son cousin ( non daté )
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L’atelier de C. E. Jeanneret – Le Corbusier rue Jacob à Paris 1917–1934 ( non daté ) Dessin au bas de la lettre du 14 décembre 1935 à Marguerite Tjader-Harris représentant celle-ci en train de regarder s’éloigner le bateau qui emporte Le Corbusier au large de New-York
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Le Corbusier avec Joséphine Baker, dont l’architecte a fait la connaissance à bord du Giulio Cesare, représentés devant le Pain de Sucre de Rio de Janeiro. Dessin sur une carte d’invitation du comité des fêtes du paquebot ( décembre 1929 )
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‡ 219 | Lettre du 31 août 1955 à Marie Charlotte Amélie Jeanneret-Perret sa mère
et Albert Jeanneret son frère, avec un dessin légendé du Cabanon de Le Corbusier au Cap Martin
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‡ 244 | Lettre du 17 juin 1958 à Marie Charlotte Amélie Jeanneret-Perret
sa mère et Albert Jeanneret son frère, avec la tombe à Roquebrune Cap Martin, d’Yvonne Gallis son épouse, où les cendres de Le Corbusier seront déposées en 1965
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Deux croquis de Marseille dont Le Corbusier voudrait sauver le Vieux Port et l’ancien hospice de La Charité édifié par Pierre Puget au 17ème siècle ( 1950 ) Déjeuner en plein air « 3 octobre 1952 d’après un croquis d’août ». Cap Martin?
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Tombe d’Yvonne Gallis son épouse, à Roquebrune Cap Martin, où les cendres de Le Corbusier seront déposées en 1965 ( 2 août 1963 )
Projet de la chapelle Notre-Dame-du-Haut à Ronchamp.Vue du Nord-Ouest (février 1955)
Projet de la chapelle Notre-Dame-du-Haut à Ronchamp Musée du Mundaneum.Vue perspective avec le mont Salève au fond ( 1928 ? )
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Marie Charlotte Amélie Jeanneret-Perret sa mère, devant la Petite Maison, construite par Le Corbusier pour ses parents, en 1924, à Corseaux Vevey, sur la rive du lac Léman Lettre du 9 décembre 1953 à Yvonne Gallis son épouse à l’occasion de l’anniversaire de celle-ci
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Le Poème de l’Angle Droit, 1955 ( extraits ): Le Modulor Les Cinq Points pour une Architecture Nouvelle : plan libre, façade libre, fenêtre en longueur, pilotis, toit-terrasse
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Projet de la villa Stein-de Monzie ( Les Terrasses ). Axonométrie ( 1926 ? )
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160 | Lettre du 29 septembre 1949 à Joseph Savina
Vevey 29 sept 49
Mon cher Savina J’ai reçu votre lettre et les dessins. Je suis désolé d’apprendre que vous avez vécu de si mauvais moments et que vous voilà ayant perdu du boni dans votre affaire. Ce sera passager, je pense.Vous aviez un beau sens de la plastique et avec les années vous auriez certainement grimpé la cote – ce qui peut, heureusement, encore advenir. Mon vieux Savina, courage et ne vous laissez pas terrasser par les on-dit, par les usages, par le sens commun qui nous entoure tous et sous le poids duquel on veut nous écraser. C’est nous qui avons raison, nous créons de nos têtes et doigts – ouvrage sacré, porteur du bonheur intime, et seul capable de faire digérer l’imbécillité ambiante. Aussi vous ne devez pas abandonner, au contraire.Vous devez vous réfugier dans cet asile secret de la création. Ne dites pas que vous êtes trop fatigué: vous vous reposerez, vous vous comblerez, vous vivrez! Je vous en parle avec 40 années d’expérimentation: c’est cela qui m’a sauvé; le reste n’est que merdrerie! Je suis bien aise que des courants insidieux, sataniques ne soient pas venus séparer notre vive et naturelle sympathie. J’ai dit: diaboliques, parce que Mr le diable a tous les trucs et moyens pour embêter les honnêtes gens. Allez, Savina, foutez-en un coup! J’imagine que la paysannerie n’a plus beaucoup de sous en ce moment. Ne devenez donc pas Rockefeller, mais Savina, l’artiste sensible et solide. Tout çà, en sachant naviguer au milieu des orages de la vie et en faisant vivre sa famille. C’est le but qu’il ne faut pas omettre de considérer. On est tous si couillons! Amitiés chez vous et à vous Corbu
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161 | Lettre du 31 octobre 1949 à André Bauchant
31 octobre 1949
Mon cher Bauchant, J’apprends que la Galerie Charpentier ouvrira sous peu une grande exposition de vos œuvres. Bravo! c’est, par des chemins divers, la face étincelante de votre consécration. Vous voici admis à Paris et les belles dames viendront chercher dans vos tableaux si variés, la fleur de poésie que vous y avez inlassablement cultivée. Au fait, vous êtes un Parisien de forte souche. La ville ne vous vit jamais qu’en voyageur furtif; mais l’âme du parisien est en vous, faite du terroir des origines de chacun de nous et des aspirations fondamentales: le goût de la nature – la forêt, les prairies, les ruisseaux – le besoin d’histoire qui est le soubassement de l’existence et le goût des légendes, et votre œuvre est pleine de déesses, de héros et de sirènes et de Dieu encore. Vous êtes un paysan, mais dans vos veines fut coulé du sang racé. Miracle de France, où les nobles et gentils-hommes connaissaient les bergères ... Vous avez travaillé durement, comme un possédé: de l’aube à la nuit et c’est à l’âge de quarante-cinq ans que vous avez commencé une carrière inattendue: vous êtes devenu peintre. J’ai été votre premier acheteur et je fus le seul pendant les sept premières années. C’est vous qui l’avez dit récemment à Maximilien Gauthier 1, mais vous me l’aviez caché, si bien que je n’imaginais pas votre lutte héroïque dans la solitude et sous la moquerie de vos proches. Vous habitiez une clairière étroite; vous peigniez dans une chambre qui n’était éclairée que par les quatre carreaux d’une petite porte vitrée. Cette chambre n’avait pas trois mètres de large; elle en avait bien six de profondeur. Il y faisait presque nuit, mais vous aviez dans les yeux toute la lumière des paysages de Loire et celle encore de l’Hellade que vous aviez recueillie lors de votre guerre de 1918 aux Dardanelles. On arrivait au bout du sentier, on criait: «Hé, Bauchant!». Vous passiez votre tête de faune par la porte entrebâillée. «Venez déjeuner avec nous, Bauchant!». – «Non, pas maintenant, venez voir ce que nous avons peint». Car vous vous disiez «nous». «Nous avons des paysages de saison, avec les bêtes de saison, la plume, le poil, et aussi l’herbe, la feuille de saison ... Nous avons des fleurs, des fruits de saison ...Voici des choses fines: la fillette et le jeune homme qui se rencontreront au bout du chemin, sous la futaie. Et ceux-ci qui boivent à la fête du village. Nous avons peint Homère, et ici Apollon apparaissant aux bergers. Et voici Dieu et la Sainte Vierge couronnée par Jésus ...»
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Vous étiez exquis, gentil, madré, futé, précis, concis et toujours souriant.Virgilien. Et nous n’allions manger au village que lorsque tout avait été montré et vu! Mes amis disaient: «Bauchant? Heu! ... Rousseau oui ...». Un jour, Mme Bucher 2 est venue chez moi voir les Bauchant. Et ce furent les contrats, et les expositions, et les musées du monde entier qui achetèrent. Si bien qu’avec votre simplicité, votre finesse, votre ardeur, votre passion farouche pour la peinture vous avez, sans faire ni cour ni biaiserie ni flatterie à qui que ce soit, loin de Paris et hors de Paris, conquis votre gloire. Cher Ami Bauchant, vous êtes assez fin pour ignorer les sottises de la gloire. C’est la belle leçon que vous donnez à ceux qui se sentent le goût de travailler: vous avez tout fait tout seul. Bravo! A votre prochain passage, vous viendrez déjeuner à la maison, n’est-ce pas? Amitiés Le Corbusier 1
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Le critique d’art Maximilien Gauthier, qui avait fondé, en 1937, une Association des amis d’Henri Rousseau, est par ailleurs l’auteur d’un Le Corbusier ou l’architecture au service de l’homme. Il s’efforce dans cet ouvrage de faire pièce aux arguments des adversaires de Le Corbusier tendant à associer son architecture à des conceptions collectivistes et bolcheviques de la société. Jeanne Bucher (1872 –1946 ), marchande de tableaux
162 | Lettre du 15 décembre 1949 à Lucien Hervé
Monsieur Lucien HERVE | 21, Avenue Paul Adam |PARIS 17° | Objet: Photographies de l’Unité d’Habitation de Marseille | Paris, le 15 Décembre 1949
Cher Monsieur, J’ai examiné le lot important de photographies que vous avez prises de l’Unité d’Habitation. Je tiens à vous faire mes plus sincères compliments sur votre travail remarquable.Vous avez une âme d’architecte et vous savez voir l’architecture. J’ai fait un petit choix de vos épreuves que je désire inscrire dans nos références pour être soumises aux journalistes qui viennent si fréquemment ici demander des documents. En particulier, je soumets ce soir votre collection à «Réalités» qui publiera prochainement un article sur nous.
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Je vous proposerai deux sujets de reportage qui pourraient, je crois, vous permettre des ventes utiles et qui permettraient à votre talent de se manifester de façon très originale. Il s’agit d’une part, d’une documentation complète sur le Pavillon suisse de la Cité Universitaire qui va bientôt fêter son XX° anniversaire et qui s’est maintenu dans d’excellentes conditions; c’est un prototype significatif d’urbanisme et d’architecture, et de synthèse des arts plastiques. Je suis persuadé que devant une collection de photographies bien établie, vous trouverez des éditeurs ou des auteurs désireux d’employer votre documentation. La seconde chose serait un reportage sur mon appartement privé où se trouvent divers objets d’une certaine nature et placés de manière [très] particulière, donnant ainsi un point de vue inconnu encore sur l’aménagement domestique correspondant (me semble-t-il), à la sensibilité moderne. Enfin, troisième chose: je ne sais pas si vous excellez dans la photographie de peinture (tableaux ou peintures murales), mais j’ai fait une série de peintures murales, tableaux et dessins qui pourrait peut-être faire l’objet d’un travail et sur lequel, à cette occasion, nous pourrions discuter affaire. Venez me voir à l’occasion. Téléphonez-moi pour un rendez-vous. Croyez, Cher Monsieur, à mes sentiments les meilleurs. Le Corbusier
163 | Lettre du 3 janvier 1950 à Eugène Claudius-Petit
Monsieur CLAUDIUS PETIT | 1, rue Marcel Loyau |BOULOGNE sur SEINE | Paris, le 3 Janvier 1950 |
Mon Cher Claudius, Le Figaro du 3 Janvier a publié en page 8 un article intitulé « Une solution américaine à la crise du logement, Le gratte-ciel en colimaçon et en tranches rayonnantes interchangeables et préfabriquées », le promoteur étant M. William Zeckendorf 1. ... Bien entendu le Figaro annonce aux Français l’heureux événement alors qu’il plaint ceux-ci d’avoir à supporter Marseille. Il ignore que Zeckendorf est l’admirateur n°1 de Le Corbusier qu’il appelle «the greatest planner of the world», qu’il me demande depuis trois années de travailler pour lui à des entreprises assez sensationnelles à Los Angelès – mais c’est trop
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loin –, etc ... et que son invention est l’œuvre de deux architectes de mes élèves et amis (un Chinois et une Américaine). Ces lignes ne sont pas faites pour attirer l’attention sur ma petite personne, mais pour vous rappeler que je voudrais être chargé d’une mission par votre ministère ayant pour objet de coordonner, d’organiser un faisceau de faits [différents] en vue de réaliser la fabrication du logis par les forces existantes dans le pays: 1°) conférer d’une part à l’architecte sa totale responsabilité vis à vis du client; 2°) créer les bureaux des nomenclateurs permettant de décomposer le travail de l’architecte pour le rendre usinable en tout atelier ou usine existant de quelque importance qu’il soit; 3°) instituer le principe des ateliers de montage sur chantier au pied de l’immeuble lui-même. Il y a là une suite implacable d’évènements coordonnés que je suis arrivé à coudre les uns après les autres et dont la solution pourrait vous apporter des résultats sensationnels. Mais on ne me consulte jamais. Mais le Figaro nous annonce la vérité venue de Scandinavie, de Zeckendorf ou de partout ailleurs. Je vous signale que la radio a annoncé officiellement que j’étais chargé du rapport sur la normalisation du logis au Conseil Economique 2 ce qui est vrai. Je puis parler dans le désert (comme d’habitude) ou bien avec un léger point d’appui sur l’organisme même chargé du problème du logis, c’est à dire votre ministère. Je vous signale encore que les CIAM à Bergame ont décrété pour le VIII° Congrès CIAM, la présentation d’une CHARTE de l’HABITAT, à préparer par le groupe «Mars» de Londres (comme l’Ascoral avait préparé la «grille CIAM»), mais que je devrai inspirer depuis ici. Amitiés. Le Corbusier Paris, le 20 janvier 1950 Proposition de Mission à donner par le Ministre à Le Corbusier (mission gratuite mais officielle) L’objet de la mission est de préparer les voies d’une véritable industrialisation du logis sur la base de la diversité du plan, de l’efficience, du prix le plus avantageux – par le travail effectif d’un «team» rassemblant des forces de création et de production capables de porter fruit immédiatement dans la pratique et dans une incessante expérimentation. 1 2
William Zeckendorf (1905 –1976 ), promoteur immobilier. Est intervenu dans la vente du terrain sur lequel a été édifié le siège de l’O.N.U. ‘ Notices sur les destinataires.
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164 | Lettre du 20 janvier 1950 au quotidien Le Figaro
REDACTION du « FIGARO» | Rond-Point des Champs Elysées | PARIS | Paris, le 20 Janvier 1950
Messieurs, Mon ami William Zeckendorf 1 de New-York dont vous avez publié l’appartement en spirale Helix, m’écrit pour me demander le ou les articles que vous avez fait paraître. Ne disposant pas de ces documents, je vous serais vraiment obligé, s’il vous était possible, de les adresser directement à M. Zeckendorf 383 Madison Avenue, New-York 17 N.Y. Pour votre gouverne, je vous signale que les collaborateurs de M. Zeckendorf qui ont réalisé les plans de l’Hélix sont des élèves ou des disciples de moi et que M. Zeckendorf me tient pour le bonhomme qui possède la vérité en matière de logis. Cette confession immodeste ne prend sa signification que parce que votre rédaction voit, au contraire dans les œuvres de M. Zeckendorf la possibilité de lutter contre le mal que je répands en France par mes idées et en particulier par mon bâtiment de Marseille. La presse d’information doit être informée. Voici donc une petite information au passage. Je vous prie de croire, Messieurs, à mes sentiments les meilleurs. 1
‘
note 1 lettre du 03. 01.1950 à Eugène Claudius-Petit.
165 | Note du 26 avril 1950 à Maurice Jardot
Note à l’ATTENTION de M. JARDOT | Le Corbusier | Paris, le 26 avril 1950 (d’ordre privé, bien entendu)
A Marseille il existe un édifice de Pierre Puget «la Charité» 1, ancien hôpital des marins, au sommet de la vieille ville, comportant trois grandes façades d’hôpital formées chacune de trois galeries superposées et entourant une chapelle sur plan ovale. Le tout est extraordinaire, de la plus grande beauté architecturale; c’est une des plus belles choses de France, après le gothique. Le tout est dans un état d’abandon lamentable. La chapelle a sa toiture crevée en bien des endroits, sa porte fermée définitivement. L’ancien hôpital est occupé par
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des populations pauvres qui campent dans les rues intérieures que forme chacune des galeries (situation d’ailleurs remarquable). Il faut sauver ce bâtiment, l’arracher aux « pompiers», lui insuffler la sève d’un esprit frais. Que les «Monuments Historiques» fassent la ferblanterie et les toitures, mais je demande à être chargé de vitaliser cette chose là et de la relancer dans la vie courante de la population. L–C 1
Ancien hospice de la Charité édifié à Marseille entre 1671 et 1707 sur les plans de Pierre Puget architecte, peintre et sculpteur français (1620 –1694 ).
166 | Lettre du 18 mai 1950 à Joseph Savina
Ascension le 18 mai 50
Mon cher Savina Je profite d’un instant de loisir pour vous dire bonjour. Comment çà va? Vous et les vôtres? Et vos sculptures? Vous êtes plein de talent, talent de sculpteur certain. L’évolution de l’époque conduit vers une synthèse des arts. La sculpture est la première à prendre rang devant la peinture qui flotte et bat de l’aile. Je crois la sculpture très proche de rejoindre l’architecture dans des bâtiments. A Marseille, sans un sou de crédit il y a des témoignages: I° les pilotis qui sont œuvre sculpturale 2° la toiture qui, avec le paysage, est prodigieuse: tour des ascenseurs et réservoirs, cheminées de ventilation, salle de culture physique, rampe, escalier, bains de soleil. C’est triomphant 3° les bons hommes (planches détourées et arêtes arrondies) sortis du coffrage dans le béton (glorification du modulor) 1 4° des claustras ciment plâtre et verre de couleurs dans le hall 5° une plastique de 5m de long (couchée) en feuilles de laiton battues sur lattes de bois et noyaux de plâtre… Tout cela, fait dans l’atelier Sèvres 35, avec des garçons qui y font leurs débuts (des architectes).
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Savina, courage. Nous allons bâtir à Nantes une unité semblable à celle de Marseille. Je désire que vous y fassiez quelque chose de beau. Quand le temps sera venu, je vous verrai. Je vais commencer une petite chapelle, pauvre, vers Belfort, là aussi ... Quand passez vous à Paris? Je serai au Midi du 15 juillet au 15 août. Puis à New-York Bogota (septembre) Je suis crevé, tout marche bien, mais quel rôle de veilleur-! Amitié V. Corbu A la galerie Denise René se trouve un petit panneau à notre nom tous deux montage de 9 Kodachromes des sculptures déjà faites. çà fait très bien. Les bougres avaient imprimé le programme avec mon nom, avant même d’être venus me voir pour me demander un tableau. J’ai décidé: les Kodachromes et signé Corbu Savina. 1
Modulor
‘
note 7 lettre du 10. 01.1948 à sa mère
167 | Lettre du 23 août 1950 à Jean Badovici
Paris 23 août 50
Mon cher Bado Reçu vos photos de mes peintures. Votre photographe est un âne, qui ne connaît ni les valeurs, ni le cadrage, ni les filtres. On ne peut faire plus mal. Je souhaite qu’il ne ruine pas vos finances. Bien à vous Le Corbusier
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168 | Lettre du 30 novembre 1950 à José Luis Sert
Monsieur JOSÉ LUIS SERT | 33 West 42sd Street | NEW YORK 18 N.Y. | Paris, le 30 Novembre 1950
Mon cher Sert, Le Secrétaire Général du Gouvernement du Punjab vient d’avoir de longues discussions avec moi me demandant conseil pour la construction de la nouvelle capitale du Punjab 1 aux Indes. Ce mandataire du Gouvernement hindou est allé à Londres, en Suisse, en Belgique et son enquête bien orientée a fini par le conduire à des décisions intéressantes pour notre politique des C. I. A.M. Cette décision est celle-ci: 1°) Le Corbusier sera nommé «Architectural Advisor to the Government of Punjab – Capital Project.» 2°) Maxwell Fry 2 et Pierre Jeanneret 3 seront nommés «Senior Architects» sur place pour diriger l’Office du Plan qui sera formé d’un collège de jeunes architectes hindous diplômés en U. S. A., en Angleterre ou ailleurs. 3°) Un certain circuit s’établira entre les dessinateurs de l’Office du Plan et l’Atelier Le Corbusier à Paris afin qu’il en résulte une certaine «instruction» 4°) D’autres membres des C. I. A.M. 4, par exemple Alfred Roth 5 de Zurich, un ou deux Milanais, un ou deux Français etc.. pourront compléter au fur et à mesure ce premier équipage. Jane Drew 6 rejoindra Maxwell Fry dès qu’elle le pourra. Cet arrangement de principe a satisfait pleinement le mandataire hindou accompagné de l’ingénieur en chef de l’entreprise. J’ai eu deux conversations téléphoniques avec Londres avec Maxwell Fry et Jane Drew hier et aujourd’hui. Hier Maxwell Fry avait compris que son collègue serait Emery et il n’était pas d’accord. Aujourd’hui j’ai rectifié en disant qu’il s’agissait de Pierre Jeanneret ici à Paris. Les délégués hindous seraient ravis de la solution Jeanneret – Maxwell Fry car ce dernier, disent-ils «sait rédiger des rapports». En effet, l’un de ses rapports est resté par mégarde sur ma table ici et j’ai pu voir qu’il s’agissait d’un parfait travail administratif. Mais Fry est très déçu; il espérait être seul avec Jane Drew. En dernier ressort aujourd’hui il disait qu’il accepterait une équipe à égalité: Le Corbusier, Pierre Jeanneret, Maxwell Fry et Jane Drew. Et voilà encore les susceptibilités, le personnalisme qui surgit: on parle d’«équipes» toute sa vie et quand l’occasion est là, on se récuse. J’ai dit à Jane Drew et à Maxwell Fry de demander à Sert et Wiener si je sais travailler en équipe et garder ma place sans prendre celle des autres. J’ajoute que
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Charlotte Perriand 7 est enchantée pour Pierre de cette solution à sa vie difficile (il s’est séparé de Blanchon); il avait peur de partir aux Indes mais Charlotte l’a secoué. Mon avis serait donc que vous Sert, et par retour du courrier, écriviez à Maxwell Fry en lui disant qu’il doit accepter cette discipline et cette hiérarchie et ne pas considérer humiliant pour lui de ne pas être exactement au même titre que moi. Ma place reste à Paris avec un ou deux voyages par an aux Indes. Maxwell Fry et Pierre Jeanneret, eux, seront installés totalement sur place aux Indes pendant trois ans. Le climat est excellent, le paysage magnifique, le terrain vide de maisons. Je pense que c’est là l’aventure C. I. A.M. caractéristique et définie qui se situe en l’un des points essentiels du monde actuel. J’avais pensé à vous et à Wiener 8 mais devant les délégués j’ai mesuré immédiatement que le problème réel de présence sur place était le seul qui comptait pour eux. Les deux délégués partent demain pour soumettre le projet à leur Gouvernement. Claudius Petit 9 a été mêlé à l’affaire pendant quelques jours et n’a pu qu’approuver la marche des événements. Les Beaux-Arts avaient été présents pendant quelques journées avec quelques très bons éléments mais toutefois d’une autre nature que les ressortissants des C.I.A.M. Amicalement. LE CORBUSIER J’ai eu la visite de Mazet 10 et je lui ai conseillé de faire encore une bonne période d’Amérique; il vous écrit. Je crois que vous avez beaucoup de travail maintenant pour vos villes d’Amérique du Sud. Mazet a de grandes qualités; n’hésitez pas à le secouer jusqu’à ce qu’il ait un rendement «à l’Américaine.» Il se contentera d’une paie courante; il aura à manger un peu de vache enragée, cela lui fera du bien.
P.S.
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Chandigarh, la nouvelle capitale du Pendjab a été créée à la suite du partage de cet État entre l’Inde et le Pakistan en 1947. Le mot Chandigarh signifie déesse de la guerre en référence à un temple dédié à celle-ci, situé au Nord de la ville. Architecte anglais, membre des C. I. A.M. Avec Pierre Jeanneret et Jane Drew, collaborateur de Le Corbusier en Inde. Pierre Jeanneret, cousin et architecte associé de Le Corbusier. ‘ annexe Notices sur les destinataires. Congrès Internationaux d’Architecture Moderne ‘ note 2 lettre 19. 06.1928 à Jean Badovici. Architecte suisse né en 1903. A travaillé dans l’atelier Le Corbusier – Pierre Jeanneret en 1927 Architecte anglaise, membre des C. I. A.M. Avec Pierre Jeanneret et Maxwell Fry, collaboratrice de Le Corbusier en Inde ‘ Notices sur les destinataires. ‘ Notices sur les destinataires. Paul Lester Wiener (1895 –1967 ), architecte urbaniste américain qui a notamment travaillé en association avec Jose Luis Sert. ‘ Notices sur les destinataires. Eugène Claudius – Petit (1907 –1989 ), homme politique français, ami de Le Corbusier ‘ Notices sur les destinataires. Jean-Claude Mazet architecte français. A travaillé dans l’atelier Le Corbusier – Pierre Jeanneret de 1946 à 1951.
169 | Lettre du 10 décembre 1950 à sa mère et son frère
10 décembre 1950 Dimanche
Bien chers Bonne nouvelle aujourd’hui: ce matin à 9 1/2h, j’ai signé le contrat de conseil du gouvernement du Penjab 1 pour la construction de la nouvelle capitale. Ville totalement neuve, dans une campagne très belle au climat parfait. Le ministre hindou avec lequel j’ai signé est membre du gouvernement du Punjab. Il vient de passer plusieurs semaines en mission à la recherche des architectes utiles: en Angleterre, en Allemagne, en Hollande, en Suisse, en Belgique, en France. En France il y avait candidature des Beaux-Arts. Non seulement j’ai battu tout le monde. Mais au lieu d’être simplement architecte dans l’Office du Plan je suis en dehors, avec le gouvernement, appointé spécialement, avec mission d’ordonner, organiser et diriger toutes choses. C’est une victoire CIAM. 2 J’ai fait désigner et appointer deux architectes chefs permanents, qui partent en janvier là bas et sont engagés par contrat pour 3 ans: Maxwell Fry 3, délégué anglais des CIAM, et Pierre Jeanneret 4 qui trouve ainsi une situation digne et convenant aux aspérités de son caractère. Là-bas, il sera ami de Corbu et non plus «écorché vif». A propos des ferblantiers du lac: je suis d’accord que l’on demande à deux entreprises et que André surveille cela avec honoraires correspondants. Et la petite maman? Ces gouttières, ces ouvriers, ces feuilles mortes? Etc, etc; j’espère que l’alerte est passée et que le calme est revenu. Soyons sage: qu’est-ce que çà peut foutre si l’eau parfois passe par une fissure? Est-ce que la maison à part cela ne rend pas un certain service? Venons d’avoir les peintres pendant un mois dans l’appartement. J’étais à St Dié jeudi où j’ai contrôlé les couleurs tonitruantes 5 que j’ai risquées avec le béton brut. C’est comme un splendide tournoi du moyen-âge, en pleine vie. Hier signé des livres dans une librairie.Télévision. On m’avertira, mais connaissez bien des gens qui aient un appareil capable de prendre Paris? Le ministre Claudius 6 passait 2 heures vendredi dans l’atelier rue de Sèvres. L’Archevêque de Dijon 7 aussi est venu et a accepté notre future célèbre chapelle de Ronchamp. 8 J’ai tout de même fait un tableau cet après midi avec ces fameuses couleurs de St Dié. Petite maman, Albert, écrivez, dites nous comme çà va. Je me mets à du rangement dans mon atelier. v. Ed et Yv.
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Etat du Pendjab ‘ note 1 lettre du 30.11.1950 à José Luis Sert. Congrés Internationaux d’Architecture Moderne ‘ note 2 lettre du 19. 06.1928 à Jean Badovici. Architecte anglais ‘ note 2 lettre du 30.11.1950 à José Luis Sert. Pierre Jeanneret, cousin et architecte associé de Le Corbusier ‘ Notices sur les destinataires. Polychromie de l’usine Claude et Duval (1946 –1950 ) à Saint-Dié dans les Vosges. Eugène Claudius-Petit (1907 –1989 ), homme politique français, ami de Le Corbusier ‘ Notices sur les destinataires. Il s’agit plus vraisemblablement de Mgr Dubourg archevêque de Besançon dont dépend la Chapelle de Ronchamp et qui s’est, effectivement rendu à l’atelier de Le Corbusier pour examiner la maquette du projet. Chapelle Notre-Dame-du-Haut commandée à Le Corbusier en 1950, par un groupe de catholiques propriétaires des vestiges d’une chapelle détruite durant les combats pour la libération de la France, à Ronchamp, non loin de Belfort. Inauguration le 25 juin 1955.
170 | Lettre du 13 décembre 1950 à Jean-Jacques Duval 1
Monsieur JEAN JACQUES DUVAL | 88 bis, rue d’Alsace | ST DIÉ Vosges | Paris, le 13 Décembre 1950
RECOMMANDE
Cher Ami, Je recommande cette lettre afin que vous lui donniez la plus grande attention parce que je lui attribue la plus grande importance! J’étais désolé de ne pas vous avoir rencontré Jeudi dernier à St Dié, d’autant plus que vous étiez malade à l’hôpital de Lunéville. J’espère que vous êtes hors de souci à présent et que vous pourrez recevoir le choc de ma lettre sans dommage pour vous. J’ai donné l’ordre devant Monsieur votre père de démolir l’épouvantable baraque de planches qui a été construite sous la galerie de la grande salle, ainsi que les casiers absolument insensés qui occupent le fond de la même salle. J’ai travaillé pendant trois ans à votre usine avec un soin que vous avez relevé et admiré maintes fois; nous avons fait de votre usine un petit chef-d’œuvre d’esprit florentin et j’en suis très fier ... et par une aberration que je n’arrive pas à concevoir, vous avez consenti à vous laisser «mettre en boîte» par des bonnes femmes de vos ouvrières qui, si elles en avaient l’occasion, feraient aussi bien un Enfer du Paradis. Le petit jeune homme frisé, ingénieur, qui se déclare l’auteur de tant de belles choses a reçu le savon qu’il méritait (l’infatuation est une belle chose mais je la supporte mal).
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De quoi s’agissait-il? Mettre à l’abri des rayons solaires des dizaines de mètres carrés de sol de cette grande salle et prévoir un certain nombre de rayonnages nécessaires à l’entreposage des pièces tricotées. Pourquoi ne pas avoir posé le problème? Avec le Modulor nous sommes aptes à résoudre toutes vos plus mesquines préoccupations et nécessités telles que: caillebotis, casiers, cellules obscures, comptoirs etc ... Pour l’amour de Dieu posez-nous les problèmes! Vous ne vous êtes pas gêné pour user jusqu’à la limite tout le désir que j’ai de vous être agréable et de bien faire les choses et c’est au moment où vous entrez «dans vos meubles» que vous sonnez le branle-bas du jeu de massacre! C’est inadmissible, je ne l’admettrai pas. Ma réputation est engagée dans cette affaire. Le visiteur qui verrait du haut de la galerie les casiers à tricots, comme celui de la salle des étuves qui passe à niveau de la crémone d’une des portes doubles, se demanderait quelle sorte de négligence impardonnable régnait chez votre architecte ou quelle sorte d’inconscience? Je ne veux pas encourir de telles observations. Je ne les mérite pas. Nos rapports amicaux ne permettent pas non plus qu’une telle sorte de discorde jaillisse entre nous. Je vous rappelle que pendant trois ans nous avons fait l’impossible; vous avez usé tous nos moyens; je vous demande à partir d’aujourd’hui de continuer vos demandes incessantes de mise au point et de détails je m’occuperai de vos meubles, si humbles soient-ils. Ma journée de Jeudi dernier a été bien gâtée par cet incident. Je peux toutefois vous dire que votre usine, grâce aux couleurs et aux proportions qui l’animent, va devenir étonnante. Je sais que c’est ce que vous appréciez et que c’est votre grand désir. Pour en finir, comment voulez-vous que je m’occupe de votre étage de bureaux si, une fois tout fini, vous faites intervenir la fantaisie de quelques personnes non qualifiées de vos cadres ou de vos ouvriers. Croyez mon cher Ami à mes sentiments amicaux. Le Corbusier 1
Cette lettre est à rapprocher de la lettre datée du 20 décembre 1950, toutes deux adressées à Jean-Jacques Duval dans un même envoi.
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171 | Lettre du 15 décembre 1950 à Joseph Savina
le 15 décembre 50 Totem
Mon cher Savina Reçu votre lettre du 8 décembre. Il faut tout de même rectifier un peu «le merlan», la tête. J’accepte la partie médiane de la sculpture (la table avec les verres et carafe) 1. Mais, pour la tête, il faut faire une autre bouche que cet anneau entouré d’une corolle de coups de gouge très déplaisants (les coups de gouge). Il faut aussi enlever l’œil bois (les deux yeux) et les faire à distance, détachés, légers comme je vous l’ai écrit le 5. J’ai vu hier l’expo Picasso maison de la pensée Française. Magnifique. On y voit sa patience, sa recherche sur un thème! Savina, la joie de l’artiste, c’est de vaincre, d’aller jusqu’au bout, sur les genoux, crevé, écœuré. Deux ans après, vous mesurez que vous avez fait une œuvre valable ... Vraiment: le dessus plat du «merlan» (vue de profil de la statue) et sa bouche cafarde, il faut revoir ça. Je comprends, à votre lettre du 8 décembre, que vous ne pouvez guère changer le parti-pris de pleine bosse du «merlan», mais rendez-le digne et «spiritualisé» et non pas comme un brute gueularde. Faites qu’on ait goût à lui passer la main sur la tête, à le caresser. Savina, digérez, attendez et dans quelque temps, jours, semaines ou mois, vous reprendrez cette partie, qui ne doit pas, à mon point de vue, partir ainsi dans la vie ... les yeux, la bouche. Amitiés bon Noël Corbu 1
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La sculpture « Totem » – bois naturel et fer, de 1,22 m. de hauteur – a été exécutée en 1950 d’après un dessin daté de Vézelay 1924 –42, lui-même issu de la combinaison de trois tableaux.
172 | Lettre du 20 décembre 1950 à Jean-Jacques Duval 1
Monsieur JEAN JACQUES DUVAL | 88 bis, rue d’Alsace | ST DIE | Paris, le 20 décembre 1950
Cher Ami, J’ai attendu pour expédier ma lettre du 13 Décembre que huit jours s’écoulent et que votre santé se rétablisse. J’y joins parce que c’était une lettre désagréable, celle-ci qui a pour objet de vous souhaiter les Fêtes les plus agréables, l’année la meilleure pour Rémy, vos filles, Madame Duval et vous-même avec tout ce que vous pouvez souhaiter de meilleur. Je charge Gardien d’envoyer un petit paquet à Rémy; il ne l’appréciera pas beaucoup mais il a l’avenir devant lui. Je pars à Marseille pour cette fin d’année pour donner les ordres relatifs à la peinture. On me dit qu’à l’Usine Duval de St Dié c’est bien réussi. Bien cordialement. Pour LE CORBUSIER J. Heilbuth 2 1 2
Cette lettre est à rapprocher de la lettre datée du 13 décembre 1950, toutes deux adressées à Jean-Jacques Duval dans un même envoi. Secrétaire de Le Corbusier de 1946 à 1965
173 | Lettre du 15 février 1951 au Directeur des Monnaies et Médailles 1
Monsieur le DIRECTEUR DES MONNAIES | Administrateur des Monnaies | II, Quai de Conti | PARIS | Paris, le 15 Février 1951
Monsieur, Je vous accuse réception de votre lettre du 10 Février ainsi que des plombs de médaille que vous avez soumis à mon examen, gravés à la main par M. Jean-Charles Lallement 2. Je suis très contrarié d’avoir à vous déclarer que je suis opposé à la frappe définitive de cette médaille.
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Études pour une médaille éditée par la Direction des Monnaies et Médailles en l’honneur de Le Corbusier ( 18 juin 1950 )
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Mon étonnement vient de ce que M. Lallement n’a pas une minute jugé utile d’examiner «de visu» son modèle, ce qui conduit à une manifestation plastique erronée des choses essentielles telles que le nez, l’os maxillaire, la bouche et l’oreille. J’ajoute encore le front. Je n’en veux pas du tout à sa transcription plastique (acier creusé); je suis du métier, j’ai été moi-même graveur et j’ai fait des matrices en acier quand j’étais jeune. J’ajoute que la reproduction de ma signature est fausse comme dessin et comme situation des points d’i. Le coquillage que j’avais signalé à M. Lallement, a l’air d’une trompette des postes (d’autrefois); or il s’agit là du fameux coquillage «Nautilus» qui est si soigneusement harmonieux. Sur le revers de la médaille M. Jean-Charles Lallement aurait pu combiner avec plus de contrepoint et d’invention le principe de la course du soleil et celui d’un immeuble d’habitation de hauteur totale (et non de la moitié d’un immeuble). Le soleil qui éclaire cette maison ressemble à une fleur ou à des flammes. Je critique comme Béotien, c’est entendu! Mais mon grief fondamental est l’absence de conformité entre le sujet gravé sur la médaille et mon propre visage. Les rides du front qui sont des choses si déterminantes ainsi que les arcades sourcilières sont traitées sans information réelle. Dites bien à M. Lallement que je suis désolé d’avoir à formuler ce verdict; ce n’est pas le verdict d’un incompétent ni celui d’un homme blessé dans son amour-propre de beau garçon. S’il aime son thème, M. Lallement me comprendra et il fera certainement le nécessaire, faute de quoi je serai au regret de maintenir mon point de vue avec l’espoir de vous le voir partager. Ce n’est pas moi qui ai demandé à être frappé à l’Hôtel des Monnaies, mais puisque cette grâce insigne m’est faite, admettez que je n’en devienne pas une victime. Veuillez, Monsieur, agréer l’assurance de mes sentiments très distingués. LE CORBUSIER
Je me permets de vous confier pour M. Lallement un mot à la main que je lui adresse et que je vous serai obligé de lui faire parvenir. Vous êtes autorisé, bien entendu, à en prendre connaissance. P.S.
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Lettre à rapprocher de la lettre du 4 novembre 1954 à Yves Malécot. Jean-Charles Lallement (1915 –1970 ), graveur chargé par la Direction des Monnaies de graver une médaille à l’effigie de Le Corbusier.
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Lettre du 4 mars 1951 à Yvonne Gallis, son épouse
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174 | Lettre du 16 février 1951 à Eugène Claudius-Petit
Monsieur CLAUDIUS PETIT | Ministère de la Reconstruction | et de l’Urbanisme | Avenue du Parc de Passy | PARIS | Paris, le 16 Février 1951
Monsieur le Ministre, Vous avez exprimé le désir de posséder la maquette de la Chapelle de Ronchamp; ce désir nous honore extrêmement et nous nous empressons, nous les architectes et les artisans de cette entreprise, de vous la faire porter en témoignage de sympathie et d’amitié. 1 Nous vous prions de croire, Monsieur le Ministre, à nos sentiments les meilleurs. 1
Eugène Claudius-Petit a effectivement exposé la maquette de Notre-Dame-du-Haut de Ronchamp dans son bureau ministériel. Sur la chapelle ‘ note 8 lettre du 10.12.1950 à sa mère et son frère.
175 | Lettre du 4 mars 1951 à son épouse
Simla | le 4 mars 51
Petit Von. Comment çà va? avec Lacky et ce Luan nettoyeur? Et ce Mazet 1 qui pourra peut-être trouver ici à réaliser une tâche d’importance. J’espère qu’avec les Ducret 2 et Wogenscky 3 et ceux de l’atelier tout s’arrange bien pour toi et que tu t’aperçois à peine de mon absence. Brave petite Von, je t’embrasse bien fort. Nous sommes montée hier de Chandigarh 4, notre capitale future, à Simla 5, ville d’été ahurissante au fin bout du monde et presqu’aussi haut que Bogota. Il fait froid et frais. On a zig-zagé en auto éperdument autour des montagnes. Çà n’en finissait pas! Aujourd’hui nous [vous] montrons [nos plans] notre plan au Gouverneur, et au cabinet des ministres. Car, petit von, en huit jours, nous avons fait un plan d’urbanisme complet, mirobolant, qui [me] retrouve les grandes traditions asiatiques et qui fournira les plus belles solutions architecturales. Nous avons écrasé l’Américain 6 qui importait aux Indes des idées américaines que je réprouve. Chacun a très bien travaillé, Pierre 7 plein d’ardeur à tenir un crayon ferme et sif-
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flant du ski dans les grands moments, Fry, l’Anglais8 rédigeant un rapport, et ton serviteur s’extrayant de l’huile de tête, ce qui le rendait crevé de fatigue le soir. Mais jamais je n’ai travaillé dans des conditions d’ambiance si favorables: le calme, la solitude, les serviteurs muets etc etc Le 6 nous partirons pour Dehli et quelques villes à visiter, – très court voyage touristique dans la plaine où il fera chaud. Puis nous serons de retour à Chandigarh [que] vers le 14 et j’arriverai par l’avion à Pâques, à peu près certainement. Ma petite mère sera là et le grand frère, et tu pourras rayonner dans ton royaume, assise sur ton trône! Je mets ce mot à la poste car la journée va commencer à 9 1⁄2 heure. Je vais déjeuner. Invite Wogenscky, donne lui de mes nouvelles, Salue Jeanne 9. Etc etc Petit von je t’embrasse beaucoup beaucoup ton Chandigarh C. Himalaya 1 2 3 4 5 6 7 8 9
Jean-Claude Mazet, architecte français, collaborateur de Le Corbusier de 1946 à 1951 Paul Ducret, homme d’affaires, conseil et ami de Le Corbusier et Germaine Ducret son épouse. ‘ Notices sur les correspondants. André Wogenscky, architecte urbaniste français, né en 1916, l’un des principaux collaborateurs de Le Corbusier ‘ Notices sur les correspondants. ‘ note 1 lettre du 30.11.1950 à José Luis Sert. Ancienne capitale d’été de l’Inde, capitale de l’Himachal Pradesh, à 2.200 mètres d’altitude dans l’Himalaya. Albert Mayer qui avait établi avec Matthew Nowicki un premier avant-projet pour Chandigarh. Pierre Jeanneret, cousin et architecte associé de Le Corbusier. ‘ Notices sur les correspondants. Maxwell Fry, architecte anglais ‘ note 2 lettre du 30.11.1950 à José Luis Sert. Jeanne Heillbuth, secrétaire de Le Corbusier de 1946 à 1965.
176 | Lettre du 12 mars 1951 à sa mère
Simla 12 mars 51
Ma chère petite maman Comment vas-tu? Es-tu peut-être déjà à Paris? Si c’est le cas je te souhaite bon séjour et amitié avec Yvonne 1 qui se fait une fête et une fierté de te recevoir dans sa maison qu’elle sait tenir si bien. Je suis sûr qu’elle est bien heureuse de t’avoir là, après une vie de trente années passées avec moi dans la plus totale harmonie, son rôle ayant été de ne m’avoir jamais étouffé. Qu’elle en soit louée!
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Prends garde, petite mère, aux vilains coup du mois de mars toujours traître. Au fait, attention au loqueteau de la chambre sur balcon! Ne t’épuise pas inutilement dans Paris. La circulation est dangereuse et tu y vois peu. Repose-toi, de tes fatigues et de l’âge et apprécie la diversité des choses. J’aimerais tant que ce séjour soit joyeux pour toi. Dis à Yvonne qu’elle invite Brigitte et Le Trouin. Et Ducret-Germaine. 13 mars 51. Il faut voler les minutes de la journée pour écrire. Hier soir dîner chez mon grand patron: Thapar 2, homme de grande classe. Réception à l’Européenne, mais qui s’est terminée assis chacun sur son derrière, à même les coussins et tapis. Il s’est trouvé un chanteur de la société qu’on a fait produire des chansons du Punjab. Comme tous les musiciens de qualité ou de profession, il s’est fait prier sans fin, puis a brisé l’atmosphère de la soirée, en proposant tout et tout et en ne chantant rien et rien (ou à peu près). Il avait pourtant une très belle voix et chantait des chants admirables. Du jour de notre arrivée, nous avons travaillé comme des forçats. Un plan existant qui était «faux-moderne-» et tracé par un Américain 3 imbu de sa propre culture – laquelle se résout par un problème d’automobile, de macadam mêlé à une poétique parfaitement bébête. Son plan fut trié, – c’est fait. Et remplacé par un plan de haute classe, – c’est fait. Ce remaniement est une incidence pénible dans la vie de la victime: l’Américain: Mais Corbu l’inventeur de la Ville Radieuse et de l’urbanisme à trois dimensions écrase tout lorsque, dans un thème comme celui-ci, le terrain est totalement libre, – une plaine illimitée s’appuyant sur des collines et un fond d’Himalaya. Nous avons donc mis l’Américain knock-out. Et au lieu de partir à travers les Indes en voyage touristique, nous bûchons, à trois, levés à sept heures et nous couchant à dix. L’ingénieur en chef, maître des réalités et de la réalisation est un indien magnifique, issu d’un village, mais monté très haut. Sourire et calme, douceur et force. Nos indiens ont décidé qu’aucun étranger ne prendra part à l’édification de leur capitale hormis nos trois personnes. Donc rien (en principe) pour tous les [quémandeurs] postulants bons ou mauvais. Attitude [compréhensible] admissible si l’on comprend un peu ce pays. Pierre 4 est très heureux, excellent type et trouve de quoi travailler. L’Anglais est charmant et loyal. J’ai déjà donné le tracé des routes qui vont être attaqués sans retard. Les constructions doivent démarrer dès juin. Nous avons eu la visite à mon bureau du gouverneur, et du premier ministre; cet après-midi nous préparons la réception du cabinet. On prépare encore une audience à Delhi avec le pandit Nehru. Dis à Yvonne qu’elle fasse installer par Roger Cadoret la radio de Chicago (mon autre appareil) dans la chambre d’amis, pour te permettre d’avoir des concerts Petite maman, j’aimerais écrire des pages. Mais c’est impossible. Dis à Albert tous mes souhaits pour que son séjour à Paris soit bienfaisant. A toi toute ma tendresse que tu partages avec Yvonne ton Ed.
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‡ 178 |
Lettre du 24 août 1951 à Henri Matisse
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Yvonne Gallis, épouse de Le Corbusier ‘ Notices sur les destinataires. P.N.Thapan, administrateur de l’Etat du Pendjab. Albert Mayer ‘ note 6 lettre du 4. 03. 1951 à Yvonne Gallis Pierre Jeanneret, cousin et architecte associé de Le Corbusier ‘ Notices sur les destinataires.
177 | Lettre du 19 juin 1951 à Gabriel Chéreau
Monsieur GABRIEL CHEREAU | 24, rue Gabriel-Guist’hau | NANTES | Paris, le 19 Juin 1951
Mon cher Chereau, Voici «l’homme» ... En éprouvez-vous quelque satisfaction? Si cette photo ne devait pas vous plaire, faites-le moi savoir et nous chercherions autre chose. Je profite de cette occasion pour vous réitérer la très grande estime que je vous porte. J’estime en vous l’homme de talent, l’homme d’action, l’homme honnête, l’ami, ce qui est la chose la plus précieuse. Sans vous en rendre compte peut-être, votre persévérance aura des conséquences importantes dans le domaine bâti de la France et dans son urbanisme. Je reste à votre entière disposition et désireux d’être utile à vos amis comme à votre ville. Votre bien dévoué LE CORBUSIER
178 | Lettre du 24 août 1951 à Henri Matisse
« Etoile de Mer » | Cap Martin Roquebrune 24 aout 51 | A.M
Cher Matisse Je suis allé voir La Chapelle de Vence 1. Tout est joie et limpidité, jeunesse. Les visiteurs, par un tri spontané sont dignes, ravis et charmants. Votre œuvre m’a donné une bouffée de courage – non que j’en manque, mais j’en ai rempli mes outres. Cette petite Chapelle est un grand témoignage. – Celui du vrai.
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Grâce à vous, une fois de plus, la vie est belle. Merci. à vous mon plus amical souvenir Le Corbusier 1
Chapelle du Rosaire – ou chapelle des dominicaines – de Vence (1947–1950 ).
179 | Lettre du 21 septembre 1951 à Eugène Claudius-Petit
Monsieur CLAUDIUS PETIT | 1, rue Marcel Loyau | BOULOGNE S/SEINE | Paris, le 21 Septembre 1951
Cher Ami, Voici la copie d’un mot reçu de Gropius 1. Amicalement à vous. LE CORBUSIER
Dear Corbu, L’Unité 2 is most beautiful, it will remain a famous monument for you. I wish you great success. Yours GROPIUS Traduction Cher Corbu, L’Unité est fort belle et restera un monument célèbre à [ton] votre actif. Je [te] vous souhaite le plus grand succès. Amicalement GROPIUS 1 2
Walter Gropius ‘ Notices sur les destinataires. Unité d’habitation de Marseille ‘ note 2 lettre du 2. 05. 1946 à Charlotte Perriand.
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180 | Lettre du 30 novembre 1951 à Minette de Silva
Mademoiselle MINNETTE DE SILVA | The Studio of Modern Architecture | St Georges | KANDY | Ceylon | Paris, le 30 Novembre 1951
Chère Amie, Je suis rentré ce matin à mon Atelier après quatre semaines d’un travail terrible aux Indes (passionnant d’ailleurs). J’ai trouvé votre lettre du 5 Novembre, vous aurez reçu de mes nouvelles de Simla. Dans une réunion très jolie dans un Club de Simla 1 j’ai proposé la fondation d’un groupe Chandigarh 2 destiné à entrer dans les CIAM 3 en 53, s’il est accepté. (Vous savez qu’en 53 les CIAM se transformeront et que la place sera ouverte aux jeunes.) J’ai expliqué à ces Indiens, qui sont tous très gentils et désireux de faire bien leur devoir, qu’ils devaient vous tenir au courant de leurs recherches et démarches et vous dire, que sur mon propre conseil, il ne faut pas rêver à associer dans un travail actif des lieux aussi distants que Bombay, Ceylan, Chandigarh. Je leur ai proposé de fonder un petit bulletin « CHAND». Mon intention est également de créer ici, à Paris, un petit bulletin «35 RUE DE SÈVRES-» qui sera rédigé par les garçons de mon Atelier. C’est la prochaine étape CIAM qui s’annonce, c’est à dire l’héritage pris en charge par les plus jeunes. Parfait, pour votre maison qui se termine. J’attends avec plaisir les photographies. [Votre]Cette lettre est ma première lettre dictée depuis mon retour en Europe ce matin! Amitiés. Le Corbusier 1 2 3
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note 5 lettre du 04. 03.1951 à Yvonne Gallis. note 1 lettre du 30.11.1950 à José Luis Sert. Congrès Internationaux d’Architecture Moderne. à Jean Badovici. ‘
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note 2 lettre du 19. 06.1928
181 | Lettre du 11 décembre 1951 à Henry Frugès
Monsieur henry FRUGES | BURDEAU | Algérie | Paris, le II Décembre 1951
Cher Ami, Je reçois avec plaisir votre lettre du 3 Décembre. Je rentre des Indes où je suis Conseiller du Gouvernement pour des choses importantes. Je vous remercie de votre sympathie et vous pouvez être assuré de la mienne au même cœfficient. J’avais, rentrant d’Amérique en 1947 trouvé vos papiers sur Picabrac et Cie. Je n’avais pas été enchanté du tout, c’est pour cela que je ne vous en ai pas accusé réception, vous étiez dans une erreur complète. Picasso est un de mes amis depuis quarante ans, c’est un homme formidable, c’est un travailleur inouï, inlassable, c’est un des plus grands hommes qui aient existé. Que les ballots d’Alger aient ri, c’est possible, mais c’est une infime clientèle. Je comprends très bien que vous vous soyez mis à peindre et je suis sûr que vous y excellez.Vous me dites votre intention de venir en Europe, mais attention! Laissez-moi vous dire amicalement vous serez le [51 millième] 50.001ème peintre à proposer des produits que le pays ne peut digérer, l’offre est trop grande. Tout dépend des conditions dans lesquelles vous envisagez votre déplacement en Provence. Concernant des expositions, mes relations à Paris ne valent que pour les milieux d’avant garde, mais je suis, moi, très suspect au point de vue peinture. J’ai poursuivi depuis vingt huit années dans le silence un travail quotidien en peinture et sculpture.Tout ceci va exploser prochainement puisqu’en 1953 le Musée d’Art Moderne de Paris fait l’exposition de Le Corbusier (la grande exposition de printemps). Ceci fera beaucoup de jalousies. Sachez que je me suis toujours tenu aux avant-postes, en peinture également, et pour revenir à votre question, je me suis tenu entièrement en dehors de tous marchés et par conséquent de tous marchands. Si vous allez à Alger n’hésitez pas à aller voir Emery 1, 43 rue Denfert Rochereau, qui est un chic type qui a travaillé autrefois aux plans de Pessac. Je vous écris ce mot en hâte et vous assure de mon meilleur souvenir. Le Corbusier 1
Pierre-André Emery, architecte ami de Le Corbusier
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Notices sur les destinataires.
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182 | Lettre du 25 janvier 1952 à Ernesto Rogers
Monsieur ERNESTO ROGERS | Via dei Chiostri 2 | MILAN | Paris, le 25 Janvier 1952
Mon cher Rogers, Marseille se termine. J’ai à prendre des décisions très importantes au sujet de l’entreprise de la série des films dont cette construction sera le prétexte: films documentaires d’ingénieurs, d’architecture, d’urbanisme, de fabrications de séries, de question sociales, etc ... Mais ce qui est le plus important c’est le grand film à grand métrage (2000 m. ( ?) les grands films habituels des salles de cinéma) que je désire faire en ne le vouant qu’à une grande intrigue sentimentale qui se développera dans le décor de l’Unité d’Habitation de Marseille 1. Ce décor servira d’ambiance permanente diversifiée mais jamais il ne sera exploité sous un angle didactique dans ce grand film. Je choisirai une grande vedette française, homme et femme, capable de traduire des sentiments simples et humains, sans aucune prétention ni exagération, et surtout sans futurisme, dadaïsme, réalisme, cubisme, ou tout autre «isme». Voici l’objet de ma lettre: ma vie si remplie m’a empêché d’avoir des contacts avec le monde moderne du cinéma et particulièrement du cinéma français. Si je questionne maladroitement dans ce monde si fiévreux je risque de me trouver embarqué dans des cabales, des disputes de chapelle, sans aucun agrément ni bénéfice pour mon entreprise. Vous serait-il possible, vous qui sentez si exactement les raisons de ma recherche, de poser la question à des cinéastes italiens de bon aloi afin qu’ils me renseignent sur le, ou les types que je dois approcher à Paris. Ce détour va vous paraître bizarre mais je crois qu’il est assez sage.Vous seriez gentil de me répondre le plus rapidement possible. Amicalement à vous. Le Corbusier 1
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Unité d’habitation de Marseille
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note 2 lettre du 02. 05.1946 à Charlotte Perriand
183 | Lettre du 25 janvier 1952 à Ernesto Rogers, Lucio Costa, Walter Gropius et Sven Markelius
MM. ERNESTO ROGERS | LUCIO COSTA | WALTER GROPIUS | SVEN MARKELIUS | Paris, le 25 Janvier 1952 CONFIDENTIEL
Chers Amis, J’ai reçu une lettre du 21 janvier 1952 de M.Torres Bodet, Directeur Général de l’UNESCO, m’avisant que vous avez été, tous les quatre, invités à faire partie du Comité des cinq architectes de réputation mondiale chargés d’examiner le plan d’ensemble du siège permanent de l’UNESCO à Paris. J’avais été désigné, dès le 5 novembre 1951, pour être l’un des cinq architectes devant examiner le plan, en mai 1952. Ce Comité, tel qu’il est désigné, constituera certainement le jury le plus harmonieux qu’on ait jamais créé depuis longtemps. Connaissant votre désignation depuis hier, je donnerai mon acceptation à M.Torres Bodet, si je suis assuré que vous acceptez également. Je crois que ce sera de la plus grande importance, car les gens de l’UNESCO sont extrêmement favorables à l’architecture moderne et compréhensifs. Je pense que peut-être, de notre collaboration à tous, pourrait surgir une chose excellente pouvant avoir la plus grande répercussion surtout après la grande équivoque architecturale de L’U.N. sur l’East River. Chers Amis, il y a derrière tout cela des tractations diverses. Je ne me sens pas le droit de vous le révéler; par contre il me semble devoir vous dire combien notre réunion à Paris pourrait être non seulement utile, mais agréable, heureuse, et remplir des possibilités d’une action féconde. Je n’en dis pas plus.Vous seriez gentils de me faire savoir, chacun, si nous nous retrouverons le 1er mai à Paris tous ensemble. Soyez assurés de toute mon amitié. LE CORBUSIER
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184 | Lettre du 3 mars 1952 à Pierre-André Emery
Monsieur P. A. EMERY | 43, rue Denfert Rochereau | ALGER | Paris, le 3 Mars 1952
Mon cher Emery, Je m’adresse par cette lettre à notre ami Claudius 1 vous la lui ferez parvenir et vous y ferez les commentaires que votre amitié, pour lui comme pour moi, saura dicter. J’en ai gros sur la patate avec le Ministère et peut être aussi avec le Ministre! Je ne voulais pas adresser la moindre observation à Claudius, considéré comme homme ou considéré comme Ministre, car je ne voulais pas qu’on croie une minute que j’aie une passion personnelle dans cette affaire. Je voudrais que l’appréciation des choses soit prise des évènements et non pas des personnes. Je m’explique: le 13 Février, Claudius m’a envoyé une lettre d’ami débutant par ceci: «Je vous ai couru après, mais vous étiez déjà parti. J’aurais pu, en effet, vous voir cinq minutes. Je pars en Algérie demain, je vous verrai à mon retour, car il y a bien longtemps que nous n’avons bavardé ». Je relève «bavardé» car je déteste ce mot-là qui appartient à un certain milieu d’architectes: on bavarde et on fait des affaires en même temps! Ce qui m’étonne c’est que Claudius, Ministre depuis quatre ans au moins, mon voisin à cinquante mètres, imbu de mes idées et défenseur de celles-ci, agissant pratiquement au nom de celles-ci, etc, etc ... Je m’étonne donc que pas une seule fois au cours de sa carrière de Ministre il n’ait eu avec moi un entretien. Un entretien qui ait eu pour objet la ligne de conduite, le fond de la question: le problème de l’homme et de l’urbanisme, le problème de la cellule et de l’industrialisation, et mille autres questions ... Zéro contact. Autre observation: j’ai 65 ans et j’ai obtenu une seule commande d’État: une boîte à loyers, une maison locative. C’était en 1945, et c’est Dautry 2 qui me l’a commandée. J’ai fait le Concours de Strasbourg, l’esprit de ce Concours était parfait: constituer des «teams» capables d’affronter le problème du logis, en conception et en réalisation. Par contre le Concours était incorrect car le Jury n’était pas désigné d’avance. Le Jury désigné a posteriori fut dominé par dix architectes lesquels ont répondu à la question préalable: «Le Projet Le Corbusier peut-il être pris en considération?» par la réponse: «Non». On sauva tout de même la barque et je reçus un 4ème Prix, bien honteux, mais qui valait 4 millions et demi; c’est-à-dire le remboursement de nos frais. Il fut décidé que les quatre lauréats trouveraient compensation dans des commandes réelles (eux et leurs teams), ces commandes étant prises sur le secteur
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réservé des 10.000 logements annuels mis à la libre décision du Ministre. Beaudouin 3 a reçu 800 appartements; Fayeton 4 autant; Zehrfuss 5, bien entendu; Le Corbusier, rien! A mes questions adressées à Dalloz 6, silence gêné, réticent. J’ai appris au jour le jour que «les autres»: Sive, Honegger, et tant d’autres, recevaient des lots importants; j’ai posé des questions toujours demeurées sans réponse. La semaine dernière le Figaro a publié un article important du Ministre dans lequel il déclare en titre que ce n’est pas lui qui a fait le premier pas pour Marseille et qu’il n’est venu que derrière les cinq ou six Ministres qui ont précédé. Il termine d’une manière vraiment étonnante (je cite de mémoire) disant que Nantes-Rezé, (qu’on me reproche de construire) ne représente, à vrai dire, que les 3/5 ou les 2/5 du lot auquel j’aurai droit à la suite du Concours de Strasbourg. Ceci est un peu fort car Rezé est en travail depuis deux années. Les plans sont entièrement terminés et ce sont eux qui ont servi à faire l’étude de Strasbourg. Votre lettre du 27 Février me révèle une situation encore une fois, je ne dirai pas incorrecte, mais anormale.Vous avez remis au Ministre, lors de son passage, une note de la presse technique relative à la construction des Ponts du Télémly; vous vous êtes absenté à Ghardaïa et à votre retour vous avez appris qu’un camarade de Zehrfuss, Tombarel, était chargé de cette étude.Vous avez vu ce garçon qui a eu la politesse de vous déclarer qu’il accepterait de prendre ce travail avec moi. Il demeure ceci: c’est que ... j’écrirai humblement à M.Tombarel pour qu’il veuille bien m’accepter dans son équipe où j’aurai l’honneur de lui apporter mon expérience, mon talent, et comme vous me le dites, l’idée même (qui faisait partie de mon plan d’Alger de 1933 et pour laquelle j’avais fait une étude formidable) publiée dans le deuxième tome des «Œuvres Complètes Le Corbusier» de Girsberger, pages 192 et 193. Et voilà! Peut-être devrais-je mettre un faux nez, prendre un faux nom et prier Wogenscky 7 de me remplacer, puisque c’est ainsi que, paraît-il, je suis employable au jour d’aujourd’hui sur le territoire de France. J’en ajoute: depuis plusieurs années j’ai créé le Modulor 8 (qui a un rayonnement mondial) grâce auquel j’ai été désigné, à la Triennale de Milan au cours du Congrès de la Divine Proportion, comme Président du « COMITE INTERNATIONAL POUR L’ÉTUDE ET L’APPLICATION DES PROPORTIONS DANS LES ARTS CONTEMPORAINS-». Ce Modulor a eu pour conséquence la création du brevet 226 226 226 avec lequel j’étudie depuis plusieurs années des constructions qui ont pour effet de briser la contrainte de la maison en séries et d’instaurer, au contraire, la construction de séries pour la maison, apportant une esthétique remarquable. Je me suis assuré deux terrains exceptionnels à la Côte d’Azur, au Cap Martin. J’ai fait des ententes de principe avec Prouvé 9 et avec la S. C. A.N. de la Rochelle
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(Reverdy) pour l’entreprise immédiate d’un prototype pour lequel j’engage personnellement la dépense, et qui sera situé au Cap Martin dans les meilleurs conditions. J’ai demandé au Ministre une dérogation en faveur du 226 226 226 motivée par la recherche d’industrialisation dans ce chantier laboratoire. On m’a répondu que l’on ne pouvait pas me donner des autorisations qui pourraient être sans valeur dans l’avenir. Je précise la question: j’ai demandé pour une maison de 5 m. de largeur sur un rocher, un point c’est tout. Et comme cette maison est pour moi, on peut être assuré qu’elle ne serait pas faite contre les nécessités de la politesse et de la beauté. Tout ceci est très cocasse! Tout ceci montre une grave erreur de principe: la peur de la réalité! C’est l’erreur de lecture par laquelle on croit que je suis un personnage attaqué, dangereux, etc ... Mais non, cher Claudius, je suis le personnage le plus à l’honneur aujourd’hui dans le monde et personne ne le nie sauf l’Ordre des Architectes, et d’autre part le M. R. U. Je suis infiniment respecté en France, j’ai des amis partout, chez les grands et chez les petits: le Président de la République comme les grandes entreprises, comme les grands industriels, comme les ouvriers, comme la jeunesse. J’ai contre moi les «grands bourgeois», les «petits bourgeois». Une chiquenaude peut les renverser. Déjà les évènements bousculent leur édifice à l’état d’écroulement. Si l’on jouait franc jeu, la tête haute, le visage découvert, avec bonne humeur et une confiance véritable, et le partage des responsabilité, le Ministre balayerait d’un coup ses adversaires qui sont des fossiles et aurait pour lui partie gagnée. Je dis même que si le Ministre était déministré à cause de moi, il aurait l’occasion à son banc des députés de s’expliquer avec éclat et triomphalement et il redeviendrait Ministre. S’il n’est pas déministré, il lui est possible de provoquer une interpellation au Parlement et de répondre par un discours approprié, un discours documenté, et là il vaincrait d’une façon éblouissante. Mais le Ministre n’a aucune information sérieuse sur moi, il n’a qu’une impression, il ne possède aucune donnée statistique. Mais il est écrasé sous le poids des ragots ou leur puanteur. Récemment on a fondé le «Cercle d’Études Architecturales» 10. Le test, (diton) est le suivant: «Êtes-vous pour ou contre Le Corbusier?». La première réunion publique aura lieu le 14 Mars prochain. Une déclaration de principe sera lue; on annonce que je prendrai la parole. Cette période-ci est précisément pour moi d’une richesse extraordinaire. Je suis comblé de travaux partout, comblé d’honneurs partout, appelé partout. Voyez même l’UNESCO. J’étais l’unique candidat, tout l’UNESCO était pour moi, mais mes ennemis académiques de France ont fait agir l’Amérique. La délégation française m’a défendu mais elle avait des ordres «supérieurs» qui sont tout de même intervenus imposant mon éviction. Par revanche spontanée, L’UNESCO a
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nommé un comité d’experts pour juger le plan de Beaudouin. Je fus désigné comme premier délégué «de réputation internationale». Un mois plus tard, les autres furent désignés: Gropius 11, Lucio Costa 12, Markelius 13, Rogers 14. J’ai une note précise dans ma poche qui affirme que si j’avais été véritablement défendu par les Français, j’aurais été désigné immédiatement comme architecte de l’UNESCO. Dans le groupement de bataille créé sous le titre de «Cercle des Études Architecturales» on a nommé Président d’Honneur: Auguste Perret, mais mon nom ne sera pas mentionné, bien entendu. En même temps, la Ville de Paris, qui a vaincu le M. R. U. dans l’affaire de l’Exposition Universelle de 1957, m’a désigné comme «Président d’Honneur» avec Prost 15, Perret 16, Freyssinet 17, Roux-Spitz 18. J’ai accepté, «oui Monsieur»! Lors des discussions entre le M. R. U. et la Ville de Paris je n’ai pas été l’objet de la moindre confidence du M. R. U.: pas un mot, pas une visite, pas un entretien! Or j’ai fait l’exposition de 1922: l’Esprit Nouveau de 1925; le Salon d’Automne de 1929; le plan de l’Exposition CIAM de 1937, Kellerman; le Pavillon des Temps Nouveaux de 1937. Trochu 19, Président du Conseil Municipal, m’avait déclaré un jour: «Vous êtes communiste, mais vous êtes le seul homme de génie capable d’affronter le Plan de Paris, voulez-vous vous occuper du Plan de Paris?» A ce moment ni lui, ni moi, n’avions envie de demeurer officiels. J’ai publié la suite du Plan de Paris dans «Maison des Hommes» 20, «Propos d’Urbanisme» 21. La Ville de Paris est en train de faire un avorton sur ces idées. Je conclus: Claudius s’était rendu sympathique à tout le monde; il était du métier, en partie; mais il a pris peur au moment où il gagnait. Il est encore le seul à l’horizon capable de faire un bon Ministre de la Reconstruction, mais le problème est d’envergure, Paris et la France sont de nature mondiale, il faut éclairer avec des idées grandes. Il y a encore une masse de gens qui font confiance à Claudius, faitesle lui savoir, pour son courage, et non pour ses concessions. Cette lettre est longue, elle vous est adressée jusqu’au bout, mais Claudius est venu occuper nos esprits. Il n’est pas mauvais qu’il entende une voix qu’il ne blâmera pas de s’être adressée à lui en ce moment précis où son édifice est vulnérable. Amicalement à vous. LE CORBUSIER P.S. «Match» publie aujourd’hui la «Maison Match» du Salon des Arts Ménagers. Ce
sont des gens de chez nous, à commencer par Charlotte et Faucheux. Le plan est fait au Modulor; personne n’en parle, bien entendu (Charlotte 22 et Faucheux 23 emploient le Modulor depuis le début). Cette maison fera beaucoup de bien auprès de l’opinion publique et j’en suis ravi, mais je dis qu’elle ne peut pas être construite en grands immeubles par la
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simple raison qu’elle prend ses jours sur plusieurs faces et les immeubles devront avoir une largeur de 8 m. environ. Mes immeubles ont 24 m.de profondeur, et c’est pour cela que je suis attaqué. J’apporte la solution urbanisme architecture équipement domestique; je suis attaqué. La mission du Ministre est de s’expliquer devant l’opinion pour une chose à si forte répercussion. 1
Eugène Claudius-Petit (1907 –1989 ) Homme politique français, ami de Le Corbusier Notices sur les destinataires. Raoul Dautry, homme politique français, ami de Le Corbusier ‘ Notices sur les destinataires. Eugène Beaudouin (1898 –1983 ) Architecte urbaniste français. Professeur à l’Ecole des Beaux-Arts. Jean Fayeton (1908 –1968 ) Architecte et ingénieur français. Professeur à l’Ecole des beaux-Arts. Bernard Zehrfuss, architecte urbaniste français ‘ Notices sur les destinataires. Pierre Dalloz ‘ Notices sur les destinataires. André Wogenscky, architecte urbaniste français, l’un des principaux collaborateurs de Le Corbusier ‘ Notices sur les destinataires. ‘ note 7 lettre du 10. 01.1948 à sa mère. Jean Prouvé (1901 –1984 ) Ferronnier, ingénieur. Ami de Le Corbusier. A travaillé avec de nombreux architectes, dont Mallet-Stevens, E. Beaudouin, Candilis et Zehrfuss. Collaboration avec Le Corbusier dans de multiples projets et réalisations. Professeur au C. N. A.M. de 1957 à 1970. Club d’architectes et de personnalités intéressées par l’architecture, fondé en 1952 sous la présidence d’Auguste Perret. Walter Gropius ‘ Notices sur les destinataires. Architecte urbaniste ami de Le Corbusier ‘ Notices sur les destinataires. Sven Gottfrid Markelius (1889 –1972 ) architecte urbaniste suédois, professeur à Stockholm, Yale, Cambridge, Berkeley. L’un des cinq membres du Comité consultatif pour l’Unesco – ‘ note 1 lettre du 03. 03.1958 à Louis Armand. Ernesto Rogers ‘ Notices sur les destinataires. Henry Prost ‘ note 8 lettre du 28. 03.1942 à sa mère. Auguste Perret ‘ Notices sur les destinataires. Eugène Freyssinet ‘ Notices sur les destinataires. Michel Roux-Spitz (1888 –1957 ) Architecte urbaniste français. Robert Trochu, Président du Conseil municipal de Paris en 1942. ‘ note 2 lettre du 28. 03.1941 à sa mère et son frère. Propos d’urbanisme – Publié en 1946 Charlotte Perriand ‘ Notices sur les destinataires. Pierre Faucheux – Architecte, graphiste. A travaillé dans l’atelier Le Corbusier en 1963. ‘
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185 | Lettre du 21 mai 1952 à M. Adnet
monsieur ADNET | Directeur du Rayon « Jeunesse » | Galeries Lafayette | 40, boulevard Haussmann | PARIS ( 9° ) | Paris, le 21 Mai 1952
Mon cher Adnet, Je vous recommande mon ami Norbert Bezard 1, paysan, puis mécanicien chez Renault, et maintenant céramiste, un type de trempe et qui fait bien, chaque fois, ce qu’il fait. Le voilà, maintenant, dans la céramique. Je suis sûr que vous pourriez vous intéresser à ses travaux présents ou futurs, c’est-à-dire l’orienter partiellement vers une clientèle de choix capable de comprendre la vérité qu’il y a dans l’œuvre de Bezard. J’adresse également la même lettre à votre frère. Amicalement à vous. LE CORBUSIER P.S. 1
L’adresse de Norbert Bezard est: 10, rue Popincourt, Paris, XI° Ancien agriculteur devenu ouvrier puis céramiste. Ami de Le Corbusier. destinataires.
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Notices sur les
186 | Lettre du 8 juillet 1952 à Norbert Bézard
Monsieur NORBERT BEZARD | c/o M. Prugnard | 2, rue David Léder | BONDY SEINE | Paris, le 8 Juillet 1952
Mon cher Bézard, Comment allez-vous? Si vous êtes d’aplomb voici quelque chose qui, d’ailleurs, ne nécessite aucune urgence trop stricte: Grâce à une haute personnalité, il y a de disponible 73, rue Julien Lacroix, à l’angle de la rue de Pali-Kao, dans le 20° arrondissement (c’est une maison vidée par l’autorité municipale pour permettre un jour la construction d’un grand bloc
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H. B. M.) une boutique à rez-de-chaussée, faisant l’angle, orientée au soleil, ouverte sur trois rues, de bonne dimension, bien éclairée à l’intérieur, qui servait autrefois de bistrot. L’équipement est enlevé. Il n’y aura qu’à mettre un robinet et des fils électriques, un coup de lait de chaux blanc, qu’on vous aidera à passer, quelques clous et des planches. La forme de cette boutique est bonne. Il n’y a pas de reprise ni de droit au bail, rien du tout. Le prix est très bas, presque rien. Je ne voudrais pas déranger la personnalité en question sans que vous ayez vu la boutique tout d’abord. Pour la voir il faut des papiers, que j’ai entre les mains, de la direction des Affaires Municipales et Domaniales. Mais auparavant, je raisonne ainsi: c’est un quartier très correct, Belleville, Père Lachaise. La boutique est au soleil; la lumière est bonne; le local est pittoresque. Comme siège provisoire, cela me paraît excellent. Vous pourriez y mettre votre lit, un fourneau et votre tour. Je vous ferai aider [ai] à peindre cela d’une manière très gaie, très forte. J’estime qu’après un stage du temps nécessaire pour voir clair dans votre vie, vous pourrez quitter un jour [votre boutique] cette boutique et aller chez les pêcheurs de Bretagne, comme vous me l’aviez dit. Bezard, il ne faut jamais vous mettre sur le dos des dettes. Cette affaire-là est sans dette! J’ai la commande Matarazzo 1 [promise]. Si vous exécutez bien cette commande il y en aura d’autres certainement. Foutez-nous la paix avec vos commis voyageurs et tout votre fourbi, et vos kermesses. Je répète: si vous faites les choses bien je vous aurai des commandes. Les 76 pièces Matarazzo seront payées 120.000 Francs. A votre disposition. Dites-moi d’abord comment vous êtes et venez me voir, si vous en avez le temps, une de ces fins d’après midi. Je vais partir vers le 13 de ce mois. Amicalement. LE CORBUSIER N’allez pas énerver la concierge. Venez me voir avant. Je vous donnerai les papiers qui vous permettront d’être introduit là-bas. P.S.
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Francisca Matarazzo, conservateur du musée d’Art moderne de Sao-Paulo.
187 | Lettre du 13 juillet 1952 à Joseph Savina
13 juillet 52
Mon cher Savina Reçu votre mot + 3 photos. Très joli, sauvage, poétique.Vous voulez polychromer? Je me sens plus conservateur que vous: je conserverais celle-ci nature et j’en ferais une nouvelle pour la couleur. Et j’en profiterai pour nous mettre d’accord sur quelques modifications c’est-à-dire sur une interprétation rectifiée. 4 La pièce A est comme un galet = une pleine bosse 4 est une entaille aiguë profonde 1 dégageant 3 qui sont les nichons bombés, refendus au milieu L’entaille est prise dans le «galet» La pièce B en 1 et 2 une arête vive; 2 est creux = négatif est plein et rond = positif 3 n’est pas un trou, mais le point le plus haut du visage, c’est le nez 5 çà tourne rond comme un œuf 4 c’est une tignasse la pièce C c’est une table, avec une cruche dessus! Ce sera plutôt creux à deux facettes 1 a 2 et 2 à 4 à tout ce que j’ai dit ici j’ajoute ceci: telle était mon intention! Mais votre interprétation est très belle et je dirai même ceci: votre visage est tourné vers la lumière (1)
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le mien (2) est plus vertical C’est peut-être bien vous qui gagnez! D’ailleurs pour montrer le chemin parcouru, voici copie du dessin d’origine autour de 1928 feuilles –––– Mon cher Savina je suis crevé de fatigue. Mais j’ai une grande joie à vous sentir dans votre Bretonnerie, travaillant à une belle création sculpturale. Il faudrait tendre à la finesse tout en conservant la force. C’est lorsque tout est simplifié au maximum que la proportion peut jaillir. Simplifier signifie, classer, hiérarchiser, épurer, mettre dans l’ordre. Amitiés à Rose et à vous et à fillette d’Yvon et Corbu
188 | Lettre du 18 juillet 1952 à Yvonne Gallis
18 juillet 52
Petit Von Je t’écris cette lettre [de] avec tout mon cœur. Je reviens de chez Roberto 1 où tout t’attend: les gens, les animaux et la maison. La tienne est là, mais toute petite, aimable et ravissante. Et de l’autre coté, sont les autres, là où on boit et parle etc. De tels voyages sont crevants. J’ai une résistance incroyable. Levé à 5 heures du matin à Cap Martin, je me couchais à minuit à Ajaccio ayant discuté le prototype de Nantes, vu et parlé avec un tas de gens et fait un discours aux ouvriers de Barberis 2. Tu ne sais pas encore réellement que tu es au fond de mon cœur, depuis tant d’années, l’ange gardien. A tout instant tu es dans ma pensée – à la maison ou hors de la maison. Chaque fois que je retrouve je te vois aussi – ou même avec l’âge, – plus belle. Tu as dans le visage quelque chose d’extraordinaire. Tu sais bien que tous les jours je te le dis, – le découvrant à chaque fois, et que je guette ton sourire si magnifique – mais rare parfois. Pourquoi rare? Il faut sourire mon petit et sourire à ton homme qui est un soldat dans la bataille du matin au soir et toute la vie. Je
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fl 187 |
Lettre du 13 juillet 1952 à Joseph Savina ( pages 1 et 2 )
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suis effaré de tout ce que j’ai dans la tête, de tout ce que je dois faire et des engagements que j’ai pris et des devoirs que j’ai vis à vis des autres. Je dois donner sans arrêt, produire, et il m’est interdit de défaillir, Petit Von, mercredi matin, Marseille l’Unité Corbu, était une chose totalement belle. Une œuvre. Mais sept années pour l’entreprendre et la réaliser et mettre maintenant dans la balance cette preuve! Je t’ai déjà dit que Bonaparte avait dû, une fois qu’il vadrouillait par là, mettre une goutte de son sang, plus exactement dessiner le profil si dur, si net, si parfait de ta sacrée petite tête têtue! Et tu as des yeux [qui font fondre un] font renaître à chaque fois ma joie. Nom de D, depuis trente années je rentre à Paris, comme le cheval de fiacre à la mangeoire, en galopant et en [be] hennissant (silencieusement!) de joie. Tu le sais bien, tu le vois bien! Est ce que tu m’as vu depuis trente années, un regard de cafard, de regret, de pensée distraite quand je suis avec toi? J’espère, avec la cambuse chez Robert t’avoir offert un coffret de bonheur, face à la tête du chien et à ton petit pays qui, de là, est très beau. Au revoir petit Von. Je t’embrasse bien fort. ton grand 1 2
Thomas Rebutato dit Robert ou Roberto, propriétaire, au Cap-Martin, du petit restaurant L’Etoile de mer en face duquel Le Corbusier construira son « cabanon » en 1952. Charles Barberis entrepreneur de menuiserie dont Le Corbusier utilisera les services sur plusieurs chantiers et qui réalisera le « cabanon » du Cap Martin.
189 | Lettre du 8 octobre 1952 à Norbert Bézard
Monsieur N. BEZARD | 2, rue David Léder | BONDY | Paris, le 8 Octobre 1952
Mon cher Bézard, J’ai fait déballer votre faïence et je suis tout à fait bien impressionné, très content. Certaines de vos choses sont magnifiques, deux des grands plats en particulier (les poissons). Toutes ces créations: poissons, papillons, oiseaux, sont saines, fortes et vraies, et c’est cet esprit de vérité qui est valable par-dessus tout. Il y a de plus un accompagnement d’ambiance naturelle par la couleur qui est très important. Il y a aussi la série zodiaque qui est très bien. Enfin, il y a la série faite par Suzanne 1 qui ne peut pas être mélangée à votre série par suite des différences essentielles, mais cette série se défend parfaitement, et elle est très jolie dès qu’elle est isolée et qu’elle compte comme une œuvre individuelle féminine. Conseil: Ne mettez jamais dans la même caisse vos œuvres et celles de votre femme. J’étais très anxieux de déballer votre caisse. Je suis très content. Je vais écrire à
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Madame Marzolizoz 2 une lettre dont je vous enverrai copie. Je ne voulais pas retarder d’un jour celle-ci pour vous dire toute ma satisfaction. Amicalement à vous. LE CORBUSIER 1 2
Suzanne Bézard, épouse de Norbert Bézard. Peut-être Francisca Matarazzo lettre du 08.07.1952 à Norbert Bézard et lettre du 24.02.1953 à P.A. Emery et B. Zehrfuss
190 | Lettre du 15 octobre 1952 à sa mère
Paris 15 octobre 52
Ma chère petite maman Rentrés ce matin à Paris. Hier grande journée. Nous sommes désolés de ton absence. C’était très beau. 1° – L’objet, la maison 1, est une des grandes œuvres de l’architecture (à n’importe quelle époque). C’est émouvant de jour et magique la nuit 2° – La cérémonie parfaite, digne, chaleureuse, sous le signe de l’émotion et de la sensibilité, de la fierté et de la dignité. Le ministre 2 a fait un très beau discours et dès les premiers mots il a dit que l’origine de mon art était révélée par la dédicace des «Cathédrales Blanches»: «à ma mère-» 3 C’est la musique de Mme Jeanneret Perret qui explique l’art de L-C. Tout le reste fut très beau. Partout des gentillesses, des télégrammes de l’étranger. Quand les vins d’honneur coulèrent, [masse] des femmes, les unes après les autres, sont venues m’embrasser: les locataires de l’immeuble. Je suis allé [ds] en voir plusieurs fois chez elles, c’est épatant, les hommes me bénissent tous disant qu’ils sont au paradis. Une jeune femme enceinte de 8 1⁄2 mois m’a demandé d’être le parrain de son gosse. Femme d’un commandant d’aviation militaire. Son appartement avec quatre sous de meubles (rien!!!) est un comble de charme et de gentillesse. 4 Le soir, la nuit, la maison est féerique dessous, dessus, en haut, en bas, sur les murs, avec trois fenêtres éclairées. C’est absolument prodigieux. Le parc a une splendeur de grand siècle. Et les humains vivent là-dedans comme dans un mirage. Le silence est total Les ascenseurs, hier, ont monté cinq cents invités en 13 minutes à 56 m de hauteur. Les rues intérieures sont une invite à la vie future. Déjà les gosses ont compris, cette vie future sous le signe de la gaieté, de la chaleur du cœur.
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Le ministre [mon] m’a foutu un discours magnifique. Je lui ai dit: on vous avait préparé un tremplin: «l’Unité». Tout le bureau de 35 Sèvres était là, abasourdi de voir l’œuvre achevée. Je dis que c’est une des grandes œuvres de l’histoire. L’opinion est retournée. Petite maman, Albert, il faut dès que vous serez disposés, venir tranquillement en wagon-lits, si çà existe. Sur votre parcours, voir çà qui est un jalon. Les Actualités Françaises donneront le reportage à partir de jeudi 23 octobre. Vous verrez certainement cela à Vevey. Ce mot pour [vous] dire bonjour et amitié. L’affaire de la Chaux: totalement inconnue! Probablement un ballon d’essai?!! Reçu lettre de Rudi Berne appréciant la sonate d’Albert. Yvonne a su être épatante avec chacun, mais surtout avec les ouvriers! – Ce qui est un beau certificat. 1 2
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Unité d’habitation de Marseille – 2800 boulevard Michelet, inaugurée le 14 octobre 1952 ‘ note 1 lettre du 2. 05. 1946 à Charlotte Perriand. Eugène Claudius-Petit (1907 –1989 ) homme politique français, ami de Le Corbusier et qui lui remettra à cette occasion la cravate de Commandeur dans l’Ordre de la Légion d’honneur. ‘ Notices sur les destinataires.. ‘ à propos de cette même dédicace la lettre du 27 juin 1955 de Le Corbusier à sa mère après l’inauguration de la Chapelle Notre-Dame-du-Haut à Ronchamp. Le Corbusier sera en effet le parrain de Therry Job, premier nouveau-né dans l’Unité d’habitation de Marseille.
191 | Lettre du 20 octobre 1952 à Gaston Deferre
Monsieur GASTON DEFFERRE | 31, rue Breteuil | MARSEILLE | Paris, le 20 Octobre 1952
Cher Monsieur, Je me souviens très bien du déjeuner que nous avons pris ensemble. Je crois qu’à partir du 14 Octobre de cette année il existe une preuve au boulevard Michelet 1 à Marseille qui suffit à elle-même et pour longtemps. Pour une fois j’ai pu déclarer publiquement que j’étais fier de remettre mon bâtiment à l’État qui me l’avait commandé. Merci de votre sympathie. Sincèrement à vous. LE CORBUSIER 1
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L’Unité d’habitation de Marseille est implantée 2800 boulevard Michelet
Projet de l’unité d’habitation de Marseille ( 1945 –1952 ). Élévation Projet de la ville de Chandigarh ( 1954 –1965 ). Perspective générale
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Lettre du 16 janvier 1953 à Mme Merklen Madame P. MERKLEN | Le Moulin | HANGENBIETEN | ( Bas Rhin ) | Paris, le 16 Janvier 1953
Chère Madame, J’ai reçu votre lettre de décembre 52 qui est un écho lointain de ma lettre à Rupert Carabin 1 de 1929. Je vous sais infiniment gré de votre gentillesse. Je veux bien recevoir l’album que vous m’enverrez avec la mention «personnel», afin que cela ne se ballade pas dans mon Atelier 2. De mon côté, je me permets, à titre de réciprocité, de vous envoyer quelques gravures au burin que j’ai fait tirer récemment et qui vous montreront que, malgré des occupations bien absorbantes, je me détends les nerfs de temps en temps sur des natures de travail qui auraient enchanté votre père qui reste dans mon souvenir comme un parfait ami. Je vous prie de croire, chère Madame, à l’assurance de mes sentiments les meilleurs. LE CORBUSIER 1 2
Sculpteur ami de Le Corbusier. ‘ note 1 lettre du 20. 03.1916 à Max Du Bois. Album de photos de modèles nus, que Rupert Carabin utilisait pour l’étude de ses sculptures et qu’il a, en effet, légué à Le Corbusier.
193 | Lettre du 24 février 1953 à P. A. Emery et B. Zehrfuss
MM. EMERY, ZEHRFUSS | 43, rue Denfert Rochereau | ALGER | Paris, le 24 Février 1953
Chers Amis, Vous êtes les bénéficiaires de la persévérance de Le Corbusier à travers les âges ... j’en suis ravi pour vous. Je vous demande une petite compensation, c’est celle-ci: notre ami Bézard 1 du CIAM2 2 et de l’ASCORAL 3, le paysan, après une période assez curieuse a été congédié des Usines Renault où il a contracté une maladie de cœur très dangereuse et il s’est mis à la céramique. Il est absolument extraordinaire dans ce domaine faisant les plus belles choses que l’on puisse rêver.
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Madame Matarazzo du Musée d’Art Moderne de Sao Paulo, qui est à la tête du mouvement moderne au Brésil, lui a passé commande d’un service de 76 pièces qu’elle a payé 10.000 Francs (au lieu de 150.000). Les céramiques de Bézard: plats, assiettes, etc ... sont absolument somptueuses. Je trouve en toute camaraderie que vous pourriez passer une commande à Bézard afin d’organiser votre train de maison sur [d’]une valeur artistique de premier ordre. Bezard fabrique actuellement pour quantité de mes amis des plats, des assiettes, des vases, etc ... Au moment où chacun fait de la céramique, belle ou laide, vous êtes devant un cas de beauté indiscutable. Soyez gentil de me répondre. Je souhaite une commande au nom de Bézard que je serais heureux de lui transmettre. 76 pièces de céramique admirable pour le prix d’une petite gouache ou dessin, cela vaut la peine! Amicalement à vous. LE CORBUSIER 1
Norbert Bézard, ancien agriculteur devenu ouvrier puis céramiste. Ami de Le Corbusier Notices sur les destinataires. Congrès Internationaux d’Architecture Moderne. ‘ note 2 lettre du 19. 06.1928 à Jean Badovici. Association des constructeurs pour la rénovation architecturale. ‘ note 2 lettre du 24. 07.1946 à Gabriel Chéreau. ‘
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194 | Lettre du 5 mars 1953 à Norbert Bézard
Monsieur N. BEZARD | 7, rue Bachelet | PARIS ( 18° ) | Paris, le 5 Mars 1953
Mon cher Bézard, J’ai obtenu la promesse de Zehrfuss 1, Architecte de l’UNESCO à Paris, 9 rue Arsène Houssaye (8°) Téléphone WAGram 33–89, de vous passer commande de 76 pièces à votre choix, signées uniquement de votre main, pour 150.000 Francs. Son collègue, qui est un ancien de chez moi, Emery 2, 43 rue Denfert Rochereau à Alger, que j’ai alerté également, a promis d’en faire autant. Zehrfuss m’a dit qu’il viendrait vous faire visite. Ne vendons pas la peau de l’ours et attendons que tout soit réglé pour boire un coup! Bien amicalement à vous deux. LE CORBUSIER
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Bernard Zehrfuss – Architecte urbaniste français. ‘ Notices sur les destinataires Pierre-André Emery – Architecte ami de Le Corbusier. ‘ Notices sur les destinataires.
195 | Lettre du 24 mars 1953 à Henri Laugier
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Cher Ami Laugier, Ne nous emballons pas, restons parfaitement calmes. L’amitié n’est pas à sens unique, ni la vôtre, ni la mienne. La mienne consiste à poursuivre un combat clairement orienté – et strictement – avec les amis (une armée!) qui sont au même diapason. Je n’évalue pas l’amitié comme une comptabilité. J’ai une fois fait cette déclaration à un ami qui m’avait sauvé d’une terrible histoire: «Ami n’attendez pas de moi la réciproque. Mais soyez assuré, que chaque fois que la chose se présentera, je ferai à tel autre ce que vous avez fait pour moi, – en reconnaissance de ce que vous avez fait; le courant passe, et ne rebrousse jamais. C’est de la physique en psychologie!» Je passe une vie écrasante à des besognes écrasantes. Je suis battu presque toujours. Mais l’idée avance, au bénéfice d’autres. J’ai cette particularité: c’est que je suis étranger à la chose politique. Plus que cela je n’aime pas les politiques. Si je m’intéressais aux politiques, mes goûts seraient certainement dirigés avec assez de netteté, mais une attention portée à ce thème m’obligerait à entrer en plein combat sur ce thème (corps et biens). Je suis pris et occupé ailleurs ... Donc je ne participe pas aux débats politiques, ni à leurs moissons, ni à leurs calamités. Donc n’écrivant jamais en tribune politique, je prie mes amis de ne pas me maudire pour cela. Et, cher ami Laugier, de ne pas, durement, cruellement et contre toute vérité, me dire que je manque au devoir de l’amitié. Tu sais bien que mon goût (indéfectible) pour une indépendance (bien illusoire quant aux faits) mais substantielle quant à soi-même, m’a pour toujours éloigné des verts et gras pâturages. Ce dont je ne suis jamais plaint = résultat purement physique de ma très simple et parfaitement discrète psychologie. Je te serre bien fort la main. Ton
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196 | Lettre du 17 avril 1953 à l’institutrice de l’école maternelle de l’Unité d’habitation de Marseille
Madame L’INSTITUTRICE | Ecole Maternelle | Unité d’Habitation Le Corbusier | 280, boulevard Michelet | MARSEILLE 8 | Paris, le 17 Avril 1953
Chère Madame, Je trouve à mon retour de voyage une série de photographies montrant les enfants sur la toiture de l’Unité Michelet 1. Ces photos sont ravissantes et je pense découvrir votre propre personne 2 dans l’une d’elles. C’est vous qui avez organisé tout ceci et qui conduisez ces enfants. Je tiens à vous remercier bien sincèrement de penser à moi et il est heureux de voir le contentement des gosses qui fait un contraste singulier avec le grincement de dents des imbéciles répandus partout dans l’univers. J’espère vous voir à mon prochain passage à Marseille. N’hésitez pas à m’envoyer autant de photos d’amateur que vous voudrez, des enfants soit sur le toit, soit dans les appartements ou le parc de l’Immeuble. La joie inscrite sur le visage des enfants est précisément la meilleure réponse que nous puissions donner aux critiques imbéciles. Bien sympathiquement à vous. Le Corbusier 1 2
Unité d’habitation 2800 boulevard Michelet à Marseille. à Charlotte Perriand. Il s’agit de Lilette Ougier. Répert ‘ lettre du 5. 07. 1965
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note 2 lettre du 02. 05.1946
197 | Lettre du 21 avril 1953 à Norbert Bézard
Monsieur NORBERT BÉZARD | 7, rue Bachelet | PARIS ( 18° ) | Paris, le 21 Avril 1953
Mon cher Bézard, Inclus, un chèque de 20.000 Francs pour payer vos impôts. Ce n’est pas la peine de vous battre contre les forteresses inexpugnables. Ce sera à valoir sur la commande Friedrich, mais en attendant, on vous fichera la paix. Amicalement à vous deux. LE CORBUSIER
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198 | Lettre du 11 mai 1953 au R. P. M. A. Couturier
Le Révérand PÈRE COUTURIER | Hôpital Bon Secours | 66, rue des Plantes | PARIS ( 14° ) | Paris, le 11 Mai 1953
Cher Ami, Désolé de votre carte de Bon Secours qui me dit que vous n’êtes pas bien. Je voudrais faire un saut pour vous voir mais je vais à Londres demain et je pars le mardi 19 au matin pour les Indes. Chaque heure est engagée à l’avance et je crains bien de ne pouvoir aller jusqu’à vous. Je suis allé lundi dernier, 4 mai, passer l’après-midi à Lyon où tout le monde a été très gentil. Nous avons vu le Supérieur et ses adjoints, reconnu le terrain, posé le problème. L’idée est déjà dans ma tête. Mais je ne remettrai pas de projet avant la reprise d’automne de sorte que je compte bien pouvoir vous en parler entre temps. Le Père Delaud 1 m’a bien dit combien il serait utile que je vous questionne sur tous les points de liturgie et d’organisation.Vous pensez bien que je le ferai volontiers. Pendant que j’y suis, comme vous n’allez pas passer votre temps indéfiniment à l’hôpital, vous serez gentil, dès que vous aurez un peu d’appétit, de téléphoner à ma femme et dîtes-lui d’autorité que vous venez déjeuner ou dîner. La pauvre fille sera ravie; elle vous aime beaucoup et vous ferez œuvre pie en allant égayer sa solitude. Croyez-moi, votre bien amicalement dévoué LE CORBUSIER 1
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Il s’agit vraisemblablement du frère Damasse Belaud (1908 –1975 ) prieur de la province de Lyon, en 1953, et qui a formellement donné son accord à la proposition du frère Marie-Alain Couturier de faire appel à Le Corbusier pour le projet du couvent de La Tourette à Eveux.
Projet du couvent de la Tourette à Eveux-sur-Arbresle ( 1953 –1960 )
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199 | Lettre du 11 mai 1953 à Walter Gropius
Mr WALTER GROPIUS | 96, Mount Auburn Street | CAMBRIDGE 38 | Massachusetts | Paris, le 11 Mai 1953
Mon cher Gropius, On peut toujours casser sa pipe. Et l’idée m’est venu l’autre jour, en préparant la documentation d’un livre sur mon œuvre plastique à paraître aux «Editions de Minuit», que je possède une masse incalculable d’œuvres de ma main rangée dans des tiroirs, des casiers, des armoires, etc, etc ... (tableaux de toutes grandeurs, gouaches, aquarelles, également de toutes grandeurs, dessins de toutes sortes, gravures au burin, sketch-books innombrables depuis 1910 – en particulier cinq ou six carnets de mon voyage en Orient et quantités de dessins de ce même voyage – enfin, sculptures sur bois). + tapisseries nombreuses et projets de verre. La seconde idée qui m’est venue est que dès maintenant il serait peut-être sage, pratique, d’assurer la cohésion de ce travail d’une vie par une mesure qu’il serait utile de prendre. Vous savez que je ne me suis jamais occupé de la vente de ma production artistique. Chaque fois que j’ai vendu, j’ai vendu cher (à la cote de Fernand Léger qui est la cote que me reconnaissent les marchands de tableaux). Je n’ai jamais eu le temps ni le goût de m’occuper de cela, les journées étant trop courtes. La seconde idée en question serait de trouver quelqu’un qui crée une Fondation Le Corbusier 1 et qui deviendrait, dès maintenant de mon vivant, propriétaire de choses dont on pourrait faire un inventaire. Il faudrait chercher une modalité utile. Imaginez que l’on ne prenne pas cette mesure: le jour de ma disparition, n’importe qui dissipera le contenu de mes tiroirs et de mes armoires. Plus que cela, personne ne se donnera la peine de savoir où sont tant de tableaux importants en voyage dans des expositions en Europe, en Australie, à Londres, en Scandinavie, chez Paul Rosenberg, chez Schniewind à Chicago, au Walker Art Center à Minneapolis, dans les réduits du Musée de Hartford. Il y a plus que cela encore. Il y a plus de quarante manuscrits de mes livres qui sont tous classés proprement et qui comportent le manuscrit original et les premières épreuves, etc ... En un mot, il y a de quoi s’amuser pour qui voudrait un jour posséder une documentation du demi-siècle 1900–1950. La seule raison qui rende possible ma proposition c’est mon «amateurisme» qui fait que je n’ai rien dissipé et un certain ordre de vieux renard qui fait que toutes les choses sont à leur place. Très modestement je dis qu’un tel actif pourrait intéresser un groupe, une per-
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‡ 200 |
Lettre du 9 septembre 1953 à Marcel Levaillant
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sonne ou n’importe qui disposant d’un statut juridique suffisant. Et je pense que cette chose là est destinée plus au nouveau monde qu’à l’ancien. Si j’évoque mon cassage de pipe c’est que je pense à ceux qui peuvent rester derrière moi, qui sont très peu nombreux, mais qui devraient être les bénéficiaires de l’entente qui pourrait intervenir. A vrai dire, l’actif que je propose ici a une valeur financière énorme si c’est commercialisé, ou une valeur de zéro si c’est un incendie qui liquide tout. Autant faire quelque chose plutôt que de ne rien faire. Etant donné votre gentillesse à mon égard et le respect qui entoure votre personne, j’ai pensé que vous pourriez peut-être avoir une idée ou tout au moins chercher à en avoir une. Nous pourrons parler de tout cela à notre prochaine à l’UNESCO. Amicalement à vous. LE CORBUSIER 1
Envisagée par Le Corbusier en 1953, la Fondation qui porte son nom a été organisée avant son décès, à partir d’une association qui en préfigurait l’institution. Michel Pomey maître des requêtes au Conseil d’Etat et conseiller technique au cabinet d’André Malraux a joué un rôle déterminant dans la mise au point du projet et la rédaction des statuts de la Fondation. Celle-ci est le légataire universel de l’architecte. Outre certains biens immobiliers et mobiliers, elle possède l’essentiel des archives de l’atelier Le Corbusier ainsi qu’un fonds important d’ œuvres d’art. Elle détient les droits attachés à la création des œuvres de l’esprit. Son siège est installé dans les Villas La RocheJeanneret square du docteur Blanche à Paris.
200 | Lettre du 9 septembre 1953 à Marcel Levaillant
9 septembre 1953
Mon cher Marcel Je t’écris de mon lit. Merci de ta lettre du 7. Tu es un ami. Le seul * qui se soit déclaré, maintenu et affirmé à toutes heures. J’aime et estime mon pays natal, les montagnes Neufchâtelloises terres d’exil. Mais aucune fibre du cœur n’y a [laisse] fait racine. Qu’en puis-je? Le silence de là-bas entoura un bien gros effort que j’y accomplis apportant toute ma ferveur, mon ingénuité, mon courage. Tu nous fais le plus vif plaisir quand tu viens ici. Rentré avec une pneumonie foudroyante. Pénicilline. Guérison acquise. Depuis hier 37,5, [3,7,3] 37,2–37,1–36,9–37,2 etc Ma femme te dit son affectueuse amitié et t’attend pour un pastis. A toi Corbu *
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avec Georges Aubert
201 | Lettre du 23 septembre 1953 à Jawaharlàl Nehru
A Son Excellence J. NEHRU | à CHANDIGARH | à l’occasion de la cérémonie de l’inauguration de la nouvelle capitale du Punjab | le 7 Octobre, 1953 | Paris, le 23 Septembre 1953
Excellence et Ami, Il faut que vous sachiez qu’en cette journée d’inauguration de Chandigarh 1, – journée d’allégresse et d’optimisme, – votre architecte, votre urbaniste, Le Corbusier, l’inventeur de la ville se trouve dans la plus angoissante situation financière, avec des millions de dettes, parce que: 1°) le Gouvernement du Punjab ne l’a pas encore payé, 2°) parce que la riche clientèle d’Ahmedabad 2 (Mairie, Millowners et quelques particuliers très riches,) ne l’ont pas encore payé. Depuis 2 années et 10 mois j’ai consacré la presque totalité de ma vie, à l’Inde, me privant ainsi d’entreprendre des travaux normalement lucratifs. Malgré mes efforts les plus répétés, je n’ai pas encore obtenu de paiement. Qui est en définitif responsable? Depuis le mois de juin de cette année, mes créanciers deviennent exigeants et j’ai du cesser de payer les dessinateurs de mon Atelier. C’est la première fois de ma vie – à 66 ans – qu’une telle effroyable situation financière m’accable. Pendant ce temps, dans tous les continents l’opinion publique parle avec louange de Chandigarh, de l’Inde et des Indiens. Je n’en dis pas davantage. Mon chagrin est immense. J’espère que cette lettre vous sera remise à Chandigarh le 7 octobre. Je n’en demeure pas moins votre amicalement et très dévoué L–C 1
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Le Corbusier a été chargé, en 1951, du plan d’urbanisme de Chandigarh, nouvelle capitale du Pendjab, et de la construction du Capitole, groupant un certain nombre d’édifices publics majeurs de la ville. Il a construit Le Palais du Secrétariat, le Palais de la Haute Cour et le Palais de l’Assemblée. Le Palais du Gouverneur et le Musée de la connaissance, prévus dans le plan du Capitole, n’ont pas été construits. Le projet de Monument de la Main Ouverte a été réalisé en 1986 plus de vingt ans après la mort de l’architecte. Celui-ci a par ailleurs construit à Chandigarh plusieurs édifices moins importants : un musée, un yacht-club, et une école d’art et d’architecture. Pour ses travaux en Inde, Le Corbusier s’était de nouveau associé à son cousin Pierre Jeanneret avec lequel il avait travaillé de 1923 à 1940. Ville importante de l’Inde sur la route de Bombay à Dehli. Le Corbusier et Pierre Jeanneret y ont construit, entre 1954 et 1958, plusieurs édifices : Millowners’ building, maison Sarabhaï, villa Shodhan, musée N. C. Mehta.
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202 | Lettre du 28 septembre 1953 à Eugène Claudius-Petit
Monsieur CLAUDIUS PETIT | 17, rue des Barres | PARIS ( IV° ) | Paris, le 28 Septembre 1953
Cher Ami, Il serait utile, me semble-t-il, de fixer en deux ou trois mots notre conversation de l’autre jour afin qu’il y ait un embryon d’engagement préliminaire réciproque: a) Je serai à votre disposition pour toute idée générale concernant l’urbanisme, c’est à dire la notion même de la cité. b) Une part raisonnable de travaux réels me sera réservée concernant le logis et éventuellement, quelques bâtiments publics. Vous savez, cher Ami, que je suis entièrement dévoué à vos initiatives et vous savez avec quel désintéressement je le fais, en principe. Amicalement à vous. LE CORBUSIER
203 | Lettre du 24 novembre 1953 à Sigfried Giedion et André Bouxin
Paris, le 24 Novembre 1953
Note à l’attention de MM. GIEDION et ( BOUXIN * ) J’ai eu aujourd’hui la visite de l’éditeur, M. Robert LANG, qui est un ami de la famille Savoye, propriétaire de la villa de Poissy. Il m’a dit que M. Savoye est décédé depuis deux années et que sa femme, qui est désemparée, habite à Biarritz dans une maison qui lui appartient et ne s’occupe plus du tout de Poissy. Je donne ce renseignement à toutes fins utiles en rappelant le projet mis à l’ordre du jour au Congrès CIAM 1 à Hoddesdon, en 1951, de demander à l’UNESCO (ou autre organisation) de constituer de la villa Savoye 2 une fondation pour diverses recherches de nature architecturale. J’avais, l’an dernier, établi une note concernant une Fondation Le Corbusier 3 à laquelle je donnerais tous mes dessins et manuscrits, mes droits d’auteur, etc ... peut-être même des tableaux. LE CORBUSIER
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M. Robert Lang est prêt à transmettre à Mme Savoye des propositions pour sa villa de Poissy.
P.S.
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Du calme s.v.p. et silence Congrés Internationaux d’Architecture Moderne. Badovici. ‘ note 12 lettre du 25. 04.1930 à sa mère. ‘ note 1 lettre 11. 05.1953 à Walter Gropius.
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note 2 lettre du 19. 06.1928 à Jean
205 | Lettre du 1 er mars 1954 à Mme Auguste Perret
Madame AUGUSTE PERRET | Le 1er Mars 1954
Chère Madame, Permettez-moi de vous apporter mes condoléances sincères.Vous étiez au début de mes contacts avec Auguste Perret 1 et vous avez été très gentille. Mon ardeur, ma foi, mon enthousiasme à adopter et à défendre les idées de votre mari étaient totales. C’était au temps où on lui contestait même le droit de porter le titre d’architecte. La vie a passé, changeant beaucoup de choses. Je suis rentré hier des Indes. J’étais sous le coup d’une récente pneumonie. J’ai pris froid à Ahmedabad mercredi dernier et il m’est interdit de sortir. Croyez que je reste votre bien dévoué. LE CORBUSIER 1
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Notices sur les destinataires.
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206 | « Lettre circulaire » du 21 avril 1954 adressée à de nombreux destinataires, amis personnels et relations
Monsieur MARCEL LEVAILLANT | LA CHAUX-DE-FONDS | Suisse | Paris, le 21 Avril 1954 LE CORBUSIER
s’adresse à ses amis:
Cher Monsieur et Ami, Cette lettre est une lettre circulaire adressée à un certain nombre de mes amis et connaissances. Je la signe toutefois de ma main pour vous assurer que j’ai pensé à vous réellement en tant que personne et en tant qu’ami des arts. De quoi s’agit-il? Tériade, le créateur et Directeur des Editions Verve à Paris, m’a demandé en 1947 de faire pour lui un livre dans la série des «grands livres manuscrits et illustrés par les artistes», tels que « DIVERTISSEMENTS» de Rouault, « JAZZ» de Matisse, « LE CIRQUE» de Léger. J’ai ainsi conçu et réalisé le POÈME de l’ANGLE DROIT » 1. Cinq années furent consacrées à ce travail dans lequel je désirais inclure un ordre de pensées que les activités de la vie quotidienne ne permettent généralement pas d’extérioriser. Ces choses ne sont pas seulement au fond de mon caractère mais aussi au fond même de mon œuvre bâtie ou peinte. Or la réalité veut qu’une édition de grand luxe comme celle-ci, réclamant pendant plus d’une année la participation d’un atelier artisanal de la valeur de celui de Mourlot, ne puisse voir le jour que par une qualité «hors série», par conséquent «rare» par le nombre des exemplaires mis au monde (250) aussi bien que par l’extrême exiguïté de la classe d’individus en état mental et matériel de s’intéresser à un tel ouvrage. L’énorme travail de création du POÈME de l’ANGLE DROIT est fourni gratuitement par l’auteur, c’est à dire par moi. On ne peut pas payer la pensée exprimée sous cette forme exceptionnelle: livre de grand format entièrement de la main de l’auteur. Il faut donc que vous sachiez que cet auteur n’entre pas dans le prix de revient de l’ouvrage; sa collaboration est gratuite comme se doit d’être gratuite une joie de l’esprit. Car c’est une joie d’apprécier qu’en certains endroits de la production moderne l’argent a ses ponts nettement coupés avec l’Idée. Consolation de cette bête d’époque dont le «Time is money». Il faut encore que vous sachiez que si l’auteur a, de sa main, achevé son livre jusqu’en ses moindres détails, celui-ci toutefois ne peut être mis sous les presses de l’artisan que garanti par un certain nombre de souscriptions assurées d’avance.
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Voilà donc la raison de cette lettre: je vous demande, cher Monsieur et Ami, de permettre à cette entreprise d’atteindre son but: franchir l’étape des machines à imprimer. L’éditeur attend de mon intervention un certain nombre de souscriptions récoltées dans le monde entier auprès de mes amis. Par vous, je m’adresse à vos propres amis pensant que vous les convaincrez vous-même. Le POÈME de l’ANGLE DROIT exige de moi cet ultime rôle d’apparence bien déplaisante: réclamer un service. Merci d’avance, et croyez, cher Monsieur et Ami, à mon fidèle attachement. LE CORBUSIER 1
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note 3 lettre du 10. 01.1948 à sa mère.
207 | Lettre du 3 juin 1954 à Pierre Dalloz
Monsieur DALLOZ | 10, rue des Beaux Arts | PARIS | Paris, le 3 Juin 1954
Mon Cher Ami, Je suis très content d’avoir eu votre visite hier. Je vous fais porter à votre domicile: a) «Propos d’Urbanisme» 1 b) «Manière de voir l’Urbanisme». 2 a) «Propos d’Urbanisme» vous fixera sur ma doctrine urbanistique énoncée d’une manière non systématique. Vous trouverez en particulier l’essence du «Plan d’Alger – 1942» à l’occasion duquel le Maire M. Rozies avait demandé mon arrestation.(Page 73, pl. 13, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23 et surtout pl. 32 et 41). Je vous souhaite du plaisir à le lire et du courage pour le faire entrer dans la ville d’Alger. b) «Manière de Penser l’Urbanisme».Vous trouverez des compléments de précision dans tout le livre et particulièrement aux pages 80, 81, 82, 85, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101, 102, 103, 104, 105, 146, 148, 149. Toutes ces idées données gratuitement ont eu pour effet de me faire éloigner de partout, chez le Maire, chez les édiles, au Ministère de la Reconstruction et chez le haut personnel dudit Ministère. Je vous rappelle ce que je vous ai dit. J’ai de 1931 à 1942, c’est à dire pendant douze années, fait sept plans d’Alger, énorme travail chaque fois, ouvrant à cette ville des
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horizons neufs.Vous trouverez très particulièrement les détails d’une de ces études dans le volume IV des «Œuvres Complètes Le Corbusier» 1938–1942 (aux Editions Girsberger de Zurich) pages 44 à 65. Si vous vous faites prêter par Hanning ou tout autre les quatre autres volumes des «Œuvres Complètes» vous y verrez ce qu’un homme a fait bénévolement et donné à tous pendant que les autres copiaient, [ ]et occupaient toutes les places. L’homme en question, à part la commande de Dautry 3 en 1945 (l’Unité d’Habitation de Marseille), n’a jamais reçu aucune commande d’État pendant quarante années faute de ce courage qui devrait, semble-t-il, animer le chef d’un pays. Dans le Girsberger «1938–42» se trouve l’étude de «La Cité d’Affaires» (Bastion 15), (précédemment située au QUARTIER DE LA MARINE), qui est la conséquence du gratte-ciel que j’ai créé à Rio de Janeiro: le Ministère de l’Education Nationale et de la Santé Publique et qui fut le prototype de l’autre que j’ai créé pour les Nations Unies, 1946–1947 à New York sur l’East River et que les Américains m’ont volé cyniquement et abîmé bêtement. La maquette de ce Gratte-Ciel me fut demandée (toujours bénévolement) à la Libération par le Ministère des Colonies pour sa manifestation au Grand Palais en 1945 (?). Cette maquette en bois de Im.50 de haut est au Musée des Colonies (où çà dort!!!). Je vous répète ce que je vous ai exprimé hier: je suis presque en droit de pouvoir prétendre que le Gratte-Ciel sur le Bastion 15 est une propriété Le Corbusier et qu’il serait d’une cruauté dépassant tout ce qui m’a atteint jusqu’à présent si son exécution était confiée un jour à l’un de ces jeunes ... admirateurs dont j’ai parlé ci-dessus. Toute la campagne Le Corbusier d’Alger de 1931 à 1942 (je fus depuis 1936 Conseiller Gouvernemental (gratuit) à la Commission du Plan d’Alger) fut animée avec une loyauté, une persévérance, un dévouement total, par Emery qui sut rassembler autour de lui des valeurs loyales (par exemple Camus, devenu grand écrivain et grand penseur, Miquel qui fut un des ouvriers modestes mais tenaces et intègres de cette grande aventure dont il n’est apparu jusqu’à aujourd’hui sur le sol d’Alger que quelques boursouflures surgies récemment aux plus déplorables endroits.) Ma lettre n’a absolument rien d’amer, soyez-en certain. Le recul est assez grand pour pouvoir constater les choses; c’est ce que je fais ici tout amicalement et profitant de l’occasion pour vous féliciter d’être chargé de cette tâche périlleuse pour la réalisation de laquelle vous avez eu l’excellente idée d’appeler Hanning, qui fut (autrefois) l’un des nôtres, et Maisonseul, excellent garçon. Je vous signale encore une fois que le rapport que j’ai déposé à la Municipalité en 1942 à la suite de mon intervention comme Membre de la Commission du Plan d’Alger (car Emery 4 m’avait lancé un S. O. S. pour me dire qu’on allait torpiller
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toute l’aventure d’Alger) se compose d’un manuscrit, de plans et de graphiques qui expliquent ma notion de l’urbanisme moderne et sa mise en pratique (x) simple et sans fatras, par les soins d’un OFFICE DU PLAN. Idée qui n’a pas encore été absorbée par les services officiels pour la bonne raison qu’elle implique, par définition, la présence d’un homme (subalterne) de courage et que l’introduction des hommes de courage dans les choses publiques apparaît aujourd’hui comme une anomalie porteuse de péril. Mon rapport à la Municipalité portait en exergue une citation copiée de l’inscription lapidaire de la Colonne Voirol. C’est une très belle inscription pleine de fierté qui a certainement été rédigée dix ou vingt ans après les faits héroïques par une personne en pantoufles. Qu’importe, passé le feu, les mots servent de clairon pour l’attaque, mais ils sont moins dangereux à manier que les armes ou que les initiatives. Croyez, cher Ami, à mes sentiments les plus dévoués. LE CORBUSIER
(x) Les rapporteurs devant le Conseil Municipal, en 1942 (un technicien et un administrateur) transformèrent et déformèrent à tel point, par de fausses citations, mon rapport que je fus obligé d’intenter un procès au Conseil Municipal (par les soins de Jean Folain). Mais tout cela, bien entendu, ne fut que déplacement d’air. 1 2 3 4
Propos d’urbanisme – Publié en 1946. Manière de penser l’urbanisme – Le Corbusier avec les membres de l’Ascoral – Ed. de L’Architecture d’Aujourd’hui (1946 ). Raoul Dautry – Homme politique français, ami de Le Corbusier. ‘ Notices sur les destinataires. Pierre-André Emery, architecte ami de Le Corbusier. ‘ Notices sur les destinataires.
208 | Lettre du 14 juin 1954 à Gabriel Chéreau
Monsieur GABRIEL CHEREAU | 24, Bd. Gabriel-Guist’hau | NANTES | Paris, le 14 Juin 1954
Cher Ami, Je reviens tout à fait enchanté de Nantes-Rezé 1 mais désolé de n’avoir pu vous le dire de vive-voix. C’était trop risqué véritablement! La preuve tragique est qu’en arrivant ici j’apprenais qu’un de mes voisins, ami de chez nous et de mon âge, venait
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d’attraper subitement une pneumonie. Je vous le répète, les médecins me disent fragile malgré ma tête d’ouvrier-charpentier! Je suis trop sur la brèche, en porte-àfaux éternel, pour me permettre de risquer de gros accrocs. Tout le chagrin a été pour moi s’il a été un peu pour vous. Par contre, je tiens à vous répéter toute ma satisfaction au sujet du chantier. C’est un admirable chantier qui nous change des atermoiements et des hésitations de Marseille. Tout marche dans l’exactitude. Il n’y a pas de faute et c’est un résultat extraordinaire qui est dû à la qualité des jeunes qui sont responsables de cette affaire, de ceux du 35 rue de Sèvres et ceux des entreprises, aussi bien les jeunes Ingénieurs que les trois jeunes chefs de chantier. C’est dû également à la qualité de nos entrepreneurs qui sont «de la famille». C’est dû encore à la grande valeur de nos clients, c’est-à-dire vous autres, et vous le premier en tête qui avez été l’âme de l’affaire et qui avez su soulever magnifiquement des types comme Raulo et Cie. J’ai dit à ceux qui grognassaient un peu contre la rudesse de l’exécution: «j’aime cette rudesse, c’est cela que j’aime, c’est cela qui est mon apport dans l’architecture moderne: la remise à l’honneur des matériaux primaires, la rudesse de l’exécution qui est conforme au but poursuivi, c’est à dire d’abriter les vies, non pas de séraphins ou de grandes «horizontales», mais les vies de foyer qui sont dans la bagarre quotidienne où le tragique, voisine avec les joies. Tout est question de rapport. La rudesse est magnifique si elle contient de la finesse, la loyauté et par surplus l’équivalent victorieux: la proportion qui est tout et tout en Architecture (comme d’ailleurs dans la vie). J’ai dit énergiquement à Gauducheau, qui levait le nez devant les aspérités de ciment: «attendez donc que ce soit fini et qu’au lieu de n’avoir à regarder qu’un raccord de ciment râté (ce qui est très humain et quotidien), vous regarderez des visages de gosses ou celui d’une femme. A ce moment-là vous apprécierez le travail de Rezé.» Cher Ami, veuillez présenter mes respects amicaux à Madame Chereau, et bien amicalement à vous. LE CORBUSIER 1
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Le projet de l’unité d’habitation de Nantes-Rezé avait été fortement soutenu par Gabriel Chéreau avocat à Nantes, adepte des idées de le Corbusier. Le chantier avait été ouvert en octobre 1953.
209 | Lettre du 7 septembre 1954 à sa mère
Le Lac 7 sept 54 mardi
Ma très chère petite maman Tu sais combien je t’aime et te respecte. Je suis venu te dire bonjour. C’est difficile, venant d’un lieu, de s’adapter en un jour, à l’autre lieu. Surtout quand l’autre est une lionne, avec des pattes et une mâchoire et une volonté, une vigueur de fer. Et une vitalité sans défaillance ... Je sais qu’il y a plein d’aspérités dans nos rencontres. C’est inévitable. Mais pense qu’il y a en présence, deux, DEUX points de vue, deux êtres, deux machines avec des engrenages différents. Aussi, n’aie nulle douleur ni désillusion, ni chagrin.Tu sais combien je t’aime et te l’ai prouvé durant toute ma vie. Et combien j’ai su en dire, à autrui, ma gratitude. Si toi, tu as 94 ans, j’en ai 67. Je suis plus usé que toi car je gère plus de choses que toi. Difficiles. Dangereuses.Toi, tu es à l’abri et les détails t’occupent beaucoup. Donc Amitié, tendresse, respect et compréhension du vis à vis Moi, je comprends si bien ... Pour tes 94 ans, ce mot te sera mon témoignage de fils aimant. Ton Edouard
210 | Lettre du 4 novembre 1954 à Yves Malécot 1
Monsieur Y. MALECOT | Le Directeur des Monnaies | Administration des Monnaies | 11, Quai de Conti | PARIS ( VI° ) | Paris, le 4 Novembre 1954
Monsieur le Directeur, M. Lallement 2 m’a apporté Samedi dernier, 30 octobre, les épreuves en plomb de la médaille me concernant que vous avez l’intention de frapper. J’ai déclaré à M. Lallement que son travail marquait un progrès énorme sur le précédent et que je ne pouvais que l’en féliciter.
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La présente lettre a pour but de vous signaler toutefois un complément facile à porter à la médaille me concernant: la course du soleil et des deux solstices revers de la Médaille. Le solstice d’été doit comporter un soleil plus gros, plus intense que celui qui a été fait. Le solstice d’hiver doit comporter un petit soleil, de rayonnement faible. Ce soleil manque complètement sur la médaille actuelle. Je crois qu’il serait utile que M. Lallement fasse la modification conformément à mon croquis ci-joint. Veuillez agréer, Monsieur le Directeur, l’assurance de mes sentiments distingués. LE CORBUSIER 1 2
Lettre à rapprocher de la lettre du 15. 02. 1951 au directeur des monnaies. Jean-Charles Lallement (1915 –1970 ), graveur chargé par la Direction des Monnaies de graver une médaille à l’effigie de Le Corbusier.
211 | Lettre du 17 novembre 1954 à sa mère
Chandigarh le 17 novembre 54
Chère petite maman J’espère que tout va bien et que tu es sage. Je t’ai écrit l’autre jour. Je suis ici jusqu’au 8 décembre. Tu as le temps de m’écrire. Ce mot est pour te dire que le Palais de la Haute Cour 1 où près de 1000 ouvriers et femmes et ânes s’activent pour inaugurer le 23 janvier 55, est tout simplement extraordinaire. C’est une symphonie architecturale qui dépasse tous mes espoirs, qui éclate et se développe sous la lumière d’une façon inimaginable et inlassable. De près, de loin, c’est une surprise et provocation d’étonnement. C’est fait avec du béton brut, du canon à ciment. Le paysage tout autour est empoigné par l’architecture. Adorable, et grandiose. Depuis des siècles on n’a pas vu cela. Et ceci va être complété par le Palais du Gouverneur, l’Assembly et le Secrétariat. Ce dernier se construit rapidement (280 m de long – Marseille 140) le Palais du Gouverneur va commencer. Et l’Assembly sera quelque chose de formidable.
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Hier j’étais convoqué au conseil des quatre grands ministres et mon projet de monument au libérateur inconnu était accepté avec pleine satisfaction. Le monument de «La Main Ouverte-» 2 a été expliqué et va être étudié. Je pense que Chandigarh (Le Capitole) est une date architecturale. Il aura fallu, encore une fois, lutter et vaincre. Tant de fois battu! Je pense à ces falots qui font aujourd’hui l’UNESCO à Paris, à l’imbécile qui a fait les Nations Unies à N-York. A tout ce que j’ai raté, ayant été battu partout. Ici j’ai une pleine liberté: condition la plus périlleuse ( dans la vie ) Petite maman, cette présente lettre exempte de toute modestie mondaine, mais remplie de fierté, je te l’envoie pour que tu saches qu’enfin l’architecte, l’urbaniste, le peintre et le sculpteur, ont accouché ici ... la poésie – raison d’être et de vivre des gens bien nés. Je t’embrasse bien fort et je serre les pinces de la harpe sonore, – le Bébert à tous deux votre Ed Attention aux imprudences. Sois heureuse, gaie toute la journée. Je te vois te réveillant dans ton dodo le matin, l’œil égrillard et la bouche fendue de sourire. 1
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Le Capitole de Chandigarh devait comporter quatre édifices majeurs – la Haute Cour, l’Assemblée, le Secrétariat, le Palais du Gouverneur – et le musée de la Connaissance. Les trois premiers ont été réalisés entre 1965 et 1961, le Palais du Gouverneur et le musée n’ont pas été construits. Le monument de la Main ouverte, dessiné par Le Corbusier, a été édifié en 1986, vingt ans après le décès de l’architecte, dans la perspective des manifestations organisés pour son centenaire en 1987.
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212 | Lettre du 29 décembre 1954 aux éditions Jacques Lafitte pour le Who’s who in France
WHO’S WHO IN FRANCE | Editions Jacques Lafitte | 12, rue de l’Arcade | PARIS ( 8° ) |
Paris, le 29 Décembre 1954
Messieurs, Merci pour le «Violon d’Ingres»! Je vous prie de me dispenser de l’épithète. Veuillez noter, au contraire: PEINTURE-: 1923 – Exposition Le Corbusier à la Galerie de l’Effort Moderne chez Léonce Rosenberg 1938 – Exposition totale de l’œuvre picturale L-C à la Kunsthaus de Zurich 1946 – Exposition générale Le Corbusier au Musée d’Amsterdam 1953 – Exposition Le Corbusier à l’Institute of Contemporary Arts de Londres 1953 – Exposition générale L-C au Musée National d’Art Moderne de Paris 1954 – Exposition générale L-C à la Kunsthalle de Berne 1954 – Exposition générale à la Villa dell’ Olmo, Côme à l’occasion de la X Triennale de Milan Depuis 1948, une grande Exposition Le Corbusier organisée par l’Institute of Contempory Art de Boston a circulé dans les six grands Musées des Etats Unis: Boston, Détroit, San Francisco, Colorado Spring, Cleveland, St Louis. Après les Etats Unis: Sao Paulo du Brésil, Berlin, Munich, Zagreb, Belgrade. TABLEAUX-: Museum of Modern Art de New York Musée National d’Art Moderne à Paris Musée d’Amsterdam Musée de Sao Paulo Tate Gallery de Londres Musée de Helsinki Collection Raoul La Roche Collection du Dr Friedrich Collection de Montmollin Miller’s Collection. USA. etc, etc ... Voilà, Messieurs, pour le «Violon d’Ingres».Vous en jugerez à votre gré. Croyez, Messieurs, à l’assurance de mes sentiments distingués. LE CORBUSIER
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213 | Lettre du 7 février 1955 au R. P. Pie Raymond Régamey
R. P. REGAMEY | 7 février 55
Cher Ami, Je pensais être des vôtres pour célébrer la mémoire du P. Couturier 1. Le médecin s’y oppose, m’expédiant loin de Paris. Il faut maintenir, parmi nous, la présence spirituelle de notre ami disparu. Il s’était hissé aux lieux où l’on fait les choix. Sa pensée, sa loyauté, sa franchise, avaient balayé les faux et les faussaires. Il avait montré dans «l’Art Sacré» comment se gagne, s’acquiert le silence ... Partant pour les Indes, en janvier 54 j’étais allé lui dire bonjour à Bon Secours: «Je suis guéri, je vais partir en convalescence dans quelques jours ...» m’avait-il dit. Être en-deçà ou en-delà, me semble d’importance égale, pourvu que l’en deçà ait été l’occasion – longue et tenace, – de la totalité de l’effort. Je fais l’éloge du courage! Le Père Couturier pratiqua ce courage. Acceptez, cher Ami, que je puisse être en pensée avec vous, dans cette réunion d’amis. Votre LE CORBUSIER 1
R.P.Marie-Alain Couturier, dominicain ami de Le Corbusier. destinataires.
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Notices sur les
214 | Lettre du 28 mars 1955 à Jean Petit
Monsieur JEAN PETIT | « Forces Vives » | 59, rue de l’Ourcq | PARIS ( XIX° ) | Paris, le 28 Mars 1955
Cher Ami, Rentré des Indes hier après midi, j’ai trouvé votre numéro de «Forces Vives» et je tiens à vous dire bien amicalement toute la sympathie qu’éveille en moi le travail que vous avez fait et surtout l’esprit que vous y avez apporté. C’est bien fait. C’est intelligent. L’essentiel s’y trouve rassemblé. C’est une manière d’exposer un thème qui est utile.
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Ma femme et moi nous serions très heureux de vous avoir un soir à dîner mais ces jours-ci j’ai de nouveau à partir en voyage et je vous ferai signe dès que je serai présent à Paris. Je veux espérer que votre édition sera pour vous non pas une charge mais au contraire, la source d’une compensation efficace à toute la peine que vous vous êtes donnée. Merci aussi de votre lettre si gentille du 18 mars. Je souhaite mériter toujours votre confiance; ce n’est pas si facile car l’heure arrive toujours où on finit par décliner. Bien amicalement à vous. LE CORBUSIER P.S. Auriez-vous la gentillesse de dédicacer votre livre et de l’envoyer à ma mère: Mme Jeanneret-Perret – Le Lac-Route de Lavaux – Vevey (Suisse).
215 | Lettre du 21 mai 1955 à Olivier Messiaen
Monsieur OLIVIER MESSIAEN | Conservatoire national de Musique | 14, rue de Madrid | PARIS | Paris, le 21 Mai 1955
Cher Monsieur, Notre ami Xenakis 1 vient vous entretenir d’une manifestation qui peut être de grande importance par l’effet de diverses circonstances: il s’agit de l’inauguration de la Chapelle de Notre-Dame-du-Haut à Ronchamp, le Samedi 25 juin. Il vous expliquera lui-même les données du problème. La raison de ma lettre est celle-ci: je viens vous demander s’il vous serait agréable que votre «Livre d’Orgue» puisse nous apporter quelques éléments magnifiques de sonorisation en dedans et en dehors de la Chapelle, en émission électronique, devant une masse peut-être considérable d’autorités ecclésiastiques, de ministres et d’immense public religieux et laïque 2. La Chapelle de Ronchamp est un geste très important dans le sens de l’esprit moderne (je parle architecture). Je serais, quant à moi, extrêmement sensible à ce que la musique vienne apporter sa magistrale puissance d’émotion dans ce haut lieu, paysage magnifique, où depuis cinq années nous bâtissons une chose qui constituera, probablement, un apport architectural. La musique et l’architecture sont
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deux arts très proches dans leur manifestation élevée. Votre acquiescement nous comblerait. Veuillez croire, cher Monsieur, à mes sentiments les meilleurs. LE CORBUSIER
Si vous nous donnez en principe votre accord, vous pourrez discuter avec Xenakis les pièces à choisir et à proposer au Chanoine Ledeur 3 qui est un homme de valeur et qui est prêt à faire tout ce qui est possible pour hausser cette manifestation à son niveau le plus élevé. P.S.
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Iannis Xenakis (1922 –2001), compositeur français d’origine grecque. Formation scientifique et musicale. Résistant en Grèce. S’est établi en France en 1947. A travaillé avec Le Corbusier de 1947 à 1960 notamment sur les Unités d’habitation et sur le Couvent de la Tourette. Compositeur d’œuvres musicales en relation avec certains principes mathématiques. L’idée avancée par Le Corbusier, d’assortir l’inauguration de la Chapelle de Ronchamp d’une musique d’Olivier Messiaen ( ‘ notices sur les destinataires ), ne sera pas retenue, à la suite, semble-t-il, des réticences du clergé. Lucien Ledeur (1911 –1975 ), prêtre, secrétaire de la Commission diocésaine d’Art sacré lors du lancement du projet de la chapelle de Ronchamp. Lucien Ledeur et Alfred Canet secrétaire-trésorier et de la Société immobilière de la chapelle ont été, en face de l’architecte, lui-même secondé par André Maisonnier, deux éléments essentiels pour la réussite du projet.
216 | Lettre du 27 juin 1955 à sa mère
27 juin 55 Ronchamp
Ma chère petite maman Toute s’est admirablement passé samedi à Ronchamp 1. Tout fut allégresse, beauté, splendeur spirituelle. Ton Corbu à l’honneur, au pinacle. Considéré aimé. Respecté. La partie était très délicate. C’est l’œuvre d’architecture la plus révolutionnaire qu’on ait faite depuis longtemps. Et ceci sur le plan religieux, sur le plan catholique. Sur le plan du rite. Or le rite est par mon architecture, porté au plus haut, décanté, reporté aux Évangiles. Ceci dit par les prêtres – les bons et les vrais – = un geste d’une portée peutêtre inattendue avec des effets imprévisibles, bien ou mal. Tout fut joie et enthousiasme. MAIS, le diable doit ricaner dans un coin et il a
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pour habitude de ne pas rester inactif. Rome a l’œil sur Ronchamp. J’attends des orages. Et attention, les vilenies, les bassesses. C’est pourquoi, j’avais été bien vil et bas, par nécessité, en vous faisant mes recommandations en trois points. Mais je n’ai pas le droit de manquer de vigilance. Allez à Ronchamp. Faites vous ouvrir l’une des portes (je pense que c’est la petite) et visitez l’intérieur.Vous avez le droit d’aller derrière l’autel, vers l’escalier de la sacristie. Au banquet, j’étais à la droite de l’archevêque et face au ministre. L’archevêque de la chaire, a parlé de la mère de L-C (à cause de la dédicace 2 des «Cathédrales Blanches») Je lui ai demandé de t’écrire le petit mot inclus (1 carte) Je vous enverrai le discours et autres palabres. Allez gentiment là-haut, montez en auto sur la colline.Vous arrêtez l’auto à gauche avant l’auberge.Vous finissez à pied les 100 mètres qui restent. Je vous embrasse votre Ed Si vous buvez un coup, allez à l’auberge du pèlerin en dessous bâtie par moi. Belles photos à l’intérieur et belles couleurs inclus à tout hasard 1 laisser-passer inclus la carte de l’archevêque pour maman monter en B par le petit escalier pour voir l’intérieur. 1 2
L’inauguration de la Chapelle Notre-Dame-du-Haut à Ronchamp a eu lieu le 25 juin 1955. Cette dédicace est : « A ma mère, femme de courage et de foi. » Le récit que fait ici Le Corbusier est à rapprocher de celui qu’il offre dans la lettre qu’il écrit à sa mère le 15 octobre 1952 après l’inauguration de l’Unité d’habitation de Marseille.
217 | Lettre du 5 juillet 1955 à Jean-Pierre de Montmollin
Monsieur J. P. DE MONTMOLIN | Plan | NEUCHATEL | Paris, le 5 Juillet 1955
Mon cher Ami, Ça c’est épatant! Je n’attendais que cela pour me sentir heureux! Les Suisses pendant toute ma vie n’ont fait que me jouer toutes sortes de blagues amicales, ou peu amicales, et tu me demandes de retaper avec le modulor la façade du Musée des Beaux-Arts fait par un architecte de Zürich.
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Marie Charlotte Amélie Jeanneret-Perret, mère de Le Corbusier. Esquisses de portrait ( non daté ) Projet de la Chapelle Notre-Dame-du-Haut à Ronchamp ( 1954 ). Plan et élévation. Premières esquisses.
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Comment diable veux-tu que j’intervienne dans pareille histoire? Je n’ai aucun goût pour le faire et on ne peut pas faire de telles choses. Cela ne tient pas debout et j’aurais vraiment l’allure soit d’un imbécile, soit d’un intrigant, etc, etc ... Je suis au désespoir de ne pouvoir te répondre affirmativement. Veux-tu savoir de quoi je m’occupe en ce moment? J’ai terminé le Palais du Gouverneur à Chandigarh et j’ai commencé les plans du Parlement. On construit actuellement le Palais des Ministères. Le Palais de Justice a été inauguré par Nehru en mars. Je fais le Pavillon du Brésil à la Cité Universitaire. Je fais la Musée d’Ahmedabad et je vais commencer le Musée de Tokyo. Maintenant on me demande d’être consultant pour la nouvelle capitale du Brésil. On me demande de faire un stade de 100.000 spectateurs à Buenos Aires, par ailleurs le stade olympique de Bagdad et par ailleurs encore, à New York, le champ de courses de Belmont pour ton collègue Guggenheim. J’ai terminé Ronchamp mais je commence les fondations du couvent de la Tourette, près de Lyon. Je ne peux vraiment pas venir faire le mendigot à Zürich, dans cette ville qui après m’avoir chipé une partie de mes plans de la Société d’Assurances m’offrit comme viatique (nous étions dans une mouise totale en 1939) la somme totale de 5.000 francs français, etc ... Mon cher Jean-Pierre, j’aimerais mieux qu’on avance un peu notre histoire de tapisseries qui sera plus utile à tout le monde que la façade du Musée de Zürich. Bien cordialement à toi. LE CORBUSIER
218 | Lettre du 16 juillet 1955 à James Johnson Sweeney
Mr JAMES JOHNSON SWEENEY | director | The Solomon R. Guggenheim Museum | 1071 Fifth Avenue | NEW YORK | Paris, le 16 Juillet 1955
Mon cher Sweeney, Sert 1 m’a entretenu d’une idée qui me paraît régulière et valable. Il vous avait dit à New York qu’il estimait que le Musée Guggenheim se devait d’avoir une salle Le Corbusier – œuvre plastique. De son côté, Sert étudie pour son Université la possibilité de créer une salle Le Corbusier, côté créations, dessins préparatoires ou d’inspiration directe, etc ... Ceci aussi est une idée valable. Je vous dirai que le Musée National d’Art Moderne de Paris m’a appelé l’autre
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jour pour me montrer la salle Le Corbusier que le musée vient d’ouvrir au moment de la réorganisation de ses collections permanentes. Je n’ai pas levé le petit doigt pour cette chose là mais je sais que Cassou 2, Georges Salles 3, Rivière 4 ont une grande estime pour mon œuvre plastique. En tant que grands conservateurs de musées ils la situent à une articulation de recherches plus architecturales, telles que celles de Villon, Delaunay, Léger, etc ... Mon cher Sweeney, vous savez que je ne me suis pas occupé encore depuis quarante ans de vendre ma production plastique. A part quelques tableaux qui ont été accrochés à gauche et à droite, tous par hasard, ma production est entière encore, disponible et il y a une masse énorme de tableaux, de dessins, de gouaches, etc ... Récemment, Jardot 5 a publié un petit livre de 80 dessins dans la collection des «Deux Mondes». J’ai moi-même opéré le choix de ces dessins. Il y en a quelques uns, très particulièrement de 1918 à 1930 qui ont une valeur historique; ils sont disponibles.Vous les verrez au début du livre; les dimensions sont données à la table de matière. Ce serait donc une occasion exceptionnelle pour vous. Je pense que vous pourriez peut-être envisager un ensemble qui vous serait remis immédiatement, de façon à constituer sans tarder la salle Le Corbusier. Les paiements pourraient être faits par traites échelonnées, à votre gré. Je liquide cette question avant de partir à Cap Martin afin que l’été vous laisse le temps de réfléchir. Je n’ai jamais eu l’instinct du martyr; je m’en fous éperdument. Je suis grognon parfois quand la bêtise éclate un peu trop fort mais à part cela j’ai une patience de rocher. Amicalement à vous. LE CORBUSIER P.S. L’idée de Sert m’a paru non seulement amicale mais intelligente et clairvoyante comme tout ce que dit et pense Sert généralement. C’est un garçon qui a le sens des valeurs. Dans cette affaire il parle en connaissance de cause. Il parle peinture et de la manière que vous savez me concernant, tout en étant l’ami et le compagnon de Picasso, Léger, Miro ... etc ... 2 ème P.S. : Je rajoute encore un P. S.: le Musée Guggenheim et vous-même, Sweeney, qui êtes l’homme du goût le plus sûr, vous aurez ainsi l’occasion de choisir en toute sérénité et hors de la fièvre des marchandages, les œuvres essentielles dans leurs manifestations matérielles (dimensions, genre, etc ...) les plus variées. C’est une chance qui est ouverte à votre Musée et j’ajoute ce troisième P. S. pour vous faire comprendre: 3 ème P.S. J’ai admis, il y a quelques années déjà, le principe d’une Fondation Le Corbusier 6. Ceci en pensant qu’il m’était facile de me casser la pipe pendant un de
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mes nombreux voyages ou sur des chantiers et en songeant que je possède l’œuvre d’une vie entière d’écrivain, d’architecte et de peintre, sous forme de manuscrits, tous en ordre (une cinquantaine de livres) de dessins d’architecture, soit de pure technicité, soit au contraire, de nature purement créatrice spontanée; de tableaux à l’huile, de grandes gouaches, de petits dessins, de croquis schématiques, d’esquisses d’après nature, etc ... qui remplissent une masse de casiers, de tiroirs chez moi. Supposez une mort subite: tout ceci pourrait tomber entre les pattes de mercantis et d’idiots. C’est pour cela que j’ai pris des dispositions, malheureusement encore privées, où j’ai désigné quelques amis, dont vous et Sert, pour faire partie (si vous le voulez bien) de cette fondation. Je possède pas mal de tableaux de valeur d’autres peintres que moi. J’ai même un actif immobilier qui vaut quelque chose, entre autres la propriété du Lac 7, au bord du Lac Léman. C’est en quelque sorte un joli cadeau que je ferai car je n’ai pas d’héritiers directs et les autres ne m’intéressent pas. 1 2 3 4 5 6 7
José Luis Sert architecte ami de Le Corbusier ‘ Notices sur les destinataires. Jean Cassou (1897 –1986 ), écrivain, critique d’art. Conservateur du Musée d’Art moderne de Paris de 1946 à 1965. Georges Salles (1889 –1966 ), historien d’art français, sinologue. Directeur du Musée Guimet à Paris. Directeur des Musées de France de 1945 à 1957. Georges-Henri Rivière (1897 –1985 ), co-fondateur, avec Jacques Rivet, du Musée de l’Homme à Paris. Créateur du Musée des Arts et traditions populaires inauguré en 1972. Maurice Jardot, ami de Le Corbusier. ‘ Notices sur les destinataires. ‘ note 1 lettre du 11. 05.1953 à Walter Gropius « La petite maison ». ‘ note 6 lettre 20. 01.1928 à sa mère.
219 | Lettre du 31 août 1955 à sa mère et son frère
31 août 1955
Bien chers mercredi matin 8 heures Bonjour! Monsieur et dame! Une nouvelle journée devant soi. Je pense que vos Vignerons Festival sont déblayés. Vous avez du en prendre une purge! Les journaux en ont beaucoup parlé, en bien. Demain jeudi puis après demain vendredi «Train Bleu» à 19h à Monte Carlo Paris samedi matin 8h55. Et çà recommencera!
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A = le cabanon 3m 66 x 3m 66 1 B = mon bureau 180 x 380 (en plan) C = Château de «Roquebrune village» D = la Tête du chien E = Monaco F = le bananier G = Domino le chat H = Yuki le chien M = Corbu écrivant vous embrassant bien affectueusement Yvonne à son ménage Le chat et le chien se livrent tous les matins à des jeux homériques! 1
Le « Cabanon » est un modèle d’habitat minimal. Il a été construit en août 1952 au Cap Martin, entre Monaco et Menton, très prés du rivage, non loin de la villa réalisée par Eileen Gray pour Jean Badovici où Le Corbusier a fait plusieurs séjours. Ses dimensions de 366 cm x 366 cm x 226 cm offrent une surface d’une quinzaine de mètres carrés dans lesquels Le Corbusier a logé deux lits, une table, un lavabo, un W. C. et des rangements. Le Corbusier aimait à séjourner dans son cabanon au côté duquel il avait placé une petite baraque de chantier lui servant d’atelier. Il prenait ses repas dans la guinguette « L’étoile de mer », située en face du Cabanon, tenue par Thomas Rebutato. Il est mort le 27 août 1965 lors d’une baignade en mer au large de son cabanon ‘ lettre du 18. 07. 1952 à Yvonne Gallis.
220 | Lettre du 28 octobre 1955 au Ministre de la Reconstruction et du Logement
Monsieur le MINISTRE de la Reconstruction et du Logement | Avenue du Parc du Passy | PARIS | Paris, le 28 Octobre 1955
Monsieur le Ministre, En date du 4 août 1955 vous avez bien voulu répondre à ma lettre du 28 juin 1955 concernant les visites de l’Unité d’Habitation de Marseille concessionnées à l’entreprise la VOYAGENCE. Vous m’avez signalé qu’il ne vous appartenait pas de prendre une décision dans une affaire relevant du Service des Domaines et que vous aviez transmis ma lettre du 28 juin au Ministre des Finances et des Affaires Economiques. Deux mois se sont écoulés sans que je reçoive une réponse. Entre temps, la Voyagence a fêté son cent millième visiteur de l’Unité de Michelet par une cérémonie faisant l’objet d’articles dans la presse accompagnés de photographies. Le cent millième visiteur recevait un billet gratuit valable pour deux
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personnes pour un voyage aux Baléares! Tout ceci est très gentil, mais pendant ce temps, Monsieur Rosa, le Directeur de la Voyagence, a touché 15 millions d’entrées dont 9 millions sont retournées au M. R. L. On m’a couvert de fleurs après m’avoir couvert d’injures pendant cinq années. Les ressources de l’Unité d’Habitation sont loin d’être exploitées par l’Administration qui gère ce bâtiment, c’est-à-dire le M. R. L. Les usagers, par leur Association, m’ont fait part de leur tristesse de voir laisser sans solution une part importante des services communs qui sont la raison même de la création de Marseille Michelet: la crèche ils ont pu l’installer eux-mêmes; les clubs d’enfants, le blanchissage, les boutiques, la cafétéria, etc, etc ... tout ceci est à l’état de locaux vides. L’expérience de Marseille a fait son chemin. Rézé-lès-Nantes a été la preuve éclatante qu’on peut réaliser des Unités d’Habitation pour le bienfait des familles. De nouvelles applications surgissent en France et même à l’étranger. Ni la Voyagence, ni le M. R. L. qui ont encaissé 15 millions en dix-huit mois, n’ont jugé utile encore de meubler l’appartement qu’on fait visiter. Cet appartement est vide, je l’ai vu à la Télévision, vide misérablement. Je suis au regret, Monsieur le Ministre, d’être obligé d’envisager un reportage (facile à faire) sur ce problème dans un grand hebdomadaire et je poserai la question de savoir si l’architecte, créateur de l’Unité, doit définitivement demeurer sans réponse à sa requête. Je suis bien persuadé que cette démarche éventuelle ne vous paraîtra pas déplacée. Je vous prie d’agréer, Monsieur le Ministre, l’expression de mes sentiments les plus dévoués. LE CORBUSIER
221 | Lettre du 13 janvier 1956 à sa mère et son frère
13/1/56 vendredi
Bien chers tous deux Reçu le mot d’Albert du 12. Depuis ma rentrée le 17 décembre, la vie a été dure, occupée, bourrée. + hiver et rhumatismes, pour Yvonne 1 et pour moi. Tout çà est bien drôle! «Du temps de ma jeunesse», les «70 ans-» étaient sous terre ou à la retraite. Aujourd’hui jamais un répit. Tout se multiplie. Et la journée reste de 24 heures. Alors?
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Je rentre des Indes et de Tokyo, ayant rapporté du boulot à faire. Mais ici je trouve le boulot qui m’attendait. Et le jour le jour + le lendemain. C’est sacrément dur! J’ai pensé à vous souvent pendant les froids: que vous évitiez les bêtises ! Noël fort [bi] dindonné pour vous. Pour nous, ici, Nouvel An, en binôme seulement. Il n’était pas prudent d’aller à Cap Martin. C’est une saison traîtresse. Donc pas bougé. Yvonne retrouvée, ronchonnant de sa solitude. Hélas ! femme de navigateur ! ! Je suis le juif errant, ou le Fliegende Hollander. Mais il ne me plaît pas d’être Hollandais et Juif non plus. Donc je suis le Corbusier – Corbu. Et c’est un sacré rôle. Le 4, on venait me demander d’être de l’Institut. Jamais, ai-je répondu! Et je me suis expliqué. Consécration qui a vrai dire [servai] servirait de masque aux adversaires pour faire leurs affaires sous étiquette moderne. Mais, çà va me faire du tort! Vous ai-je dit qu’il y a au Musée d’Art Moderne une salle permanente (peinture) Corbusier (salle Picasso salle Braque, salle Matisse, salle Leger) C’est tout. Les autres sont en smala! Content que le poème