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French Pages 134 [137] Year 2020
CAHIERS DE LA REVUE BIBLIQUE
97
LA FIGURE BIBLIQUE DU JUSTE ET SES ENJEUX THÉOLOGIQUES DANS LE NOUVEAU TESTAMENT
édité par Denis FRICKER et Nathalie SIFFER avec la collaboration de Jacques AHIWA
PEETERS
LA FIGURE BIBLIQUE DU JUSTE ET SES ENJEUX THÉOLOGIQUES DANS LE NOUVEAU TESTAMENT
CAHIERS DE LA REVUE BIBLIQUE
97
LA FIGURE BIBLIQUE DU JUSTE ET SES ENJEUX THÉOLOGIQUES DANS LE NOUVEAU TESTAMENT
édité par Denis FRICKER et Nathalie SIFFER avec la collaboration de Jacques AHIWA
PEETERS LEUVEN – PARIS – BRISTOL, CT
2020
A Catalogue record for this book is available from the Library of Congress. © 2020 – Peeters, Bondgenotenlaan 153, B-3000 Leuven. ISBN 978-90-429-4196-0 eISBN 978-90-429-4197-7 D/2020/0602/71 No part of this book may be reproduced in any form or by any electronic or mechanical means, including information storage or retrieval devices or systems, without prior written permission from the publisher, except the quotation of brief passages for review purposes.
TABLE DES MATIÈRES AVANT-PROPOS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
VII
Thierry LEGRAND Le Maître de justice, une figure du juste à Qumrân ? . . . . . . . .
1
Bertrand PINÇON Approche de la figure du juste dans la littérature de sagesse . .
17
Anthony GIAMBRONE Le dikaios dans l’évangile de Matthieu à la lumière de la zedaqah biblique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
31
Nathalie SIFFER Jésus, figure du juste dans l’œuvre lucanienne . . . . . . . . . . . . .
45
Jacques AHIWA L’expérience de la justice de Dieu dans la communauté johannique
63
Denis FRICKER Pourquoi le juste ne résiste-t-il pas ? (Jc 5,6) . . . . . . . . . . . . . .
87
Ferdinand R. PROSTMEIER „Bilder des Volkes der Gerechten“ (Autol. II 15) Der politische Anspruch des Christentums . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 103
AVANT-PROPOS Fruit d’une journée d’études internationale organisée le 8 mars 2019 par les enseignants en Nouveau Testament de la Faculté de théologie catholique de l’Université de Strasbourg, le présent ouvrage réunit les contributions issues de cette manifestation ou résultant des travaux de recherche menés dans le cadre du séminaire en exégèse du Nouveau Testament. La thématique retenue pour le séminaire de recherche et la journée d’études qui le clôturait portait sur la figure du juste. En effet, les textes bibliques renvoient régulièrement à la figure du juste, sans pour autant la caractériser, ni la définir. À l’évidence, il ne s’agit pas d’une figure homogène et les portraits qu’elle décline varient suivant les contextes. À la suite des travaux du séminaire, la journée d’études s’est attachée à en préciser quelques contours et les enjeux théologiques qu’elle recouvre, en particulier dans le Nouveau Testament, à l’exclusion toutefois des textes pauliniens qui s’inscrivent davantage dans le débat sur la justification sans aborder la figure du juste comme telle. Les représentations du juste rencontrées dans le Nouveau Testament sont tributaires de celles de l’Ancien et du monde juif environnant. Il importait donc de sonder des textes témoignant de cet arrière-fond très riche. Les écrits de la communauté qumrânienne méritaient le détour, en raison de la fréquence de la notion de « justice » qui s’y manifeste de manière riche et variée, tout en renvoyant constamment à son premier dispensateur : Dieu, le Très-Haut. La fonction cultuelle et sacrificielle du Temple de Jérusalem n’étant plus reconnue comme valide par les membres de la communauté et leurs guides, il devenait essentiel d’affirmer que la justice de Dieu se manifestait dans d’autres lieux, en particulier dans le contexte d’une communauté de fidèles juifs qui s’attachaient à suivre scrupuleusement la volonté de Dieu, dans le désert évoqué par les prophéties d’Is 40 (1QS VIII–IX). Dans ce cadre, Thierry Legrand cherche à préciser les contours d’une figure énigmatique, celle du Maître de justice, mentionnée dans quelques écrits significatifs (CD, 1QpHab), absente de quelques autres (1QS et autres « règles », les Hymnes). Selon sa lecture des textes, ce personnage est principalement présenté comme un « enseignant/interprète » de la Torah (au sens large). S’il est « maître » ou « enseignant » de (la) justice, c’est essentiellement parce que
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son enseignement se rattache à des révélations supérieures qui lui viennent de Dieu lui-même. Il n’est pas le « juste » par excellence (cf. 1QpHab I 12-13), mais le transmetteur de la justice divine par le biais de l’étude et de l’exégèse de la Torah. Il convenait également de situer l’arrière-plan vétérotestamentaire général, notamment à partir des écrits de sagesse. À cet effet, Bertrand Pinçon relève comment la figure du juste, qui traverse l’ensemble de la littérature de sagesse, rend compte de l’attitude du fidèle d’Israël qui s’efforce de mettre en pratique la Torah au cœur de son agir croyant. Mais, aussi édifiante soit-elle, la pratique vertueuse du juste est constamment mise à l’épreuve des aléas de l’existence ou de l’hostilité de ceux que l’on appelle les méchants, les pécheurs, les injustes… Bien qu’éprouvé dans sa justice, le sage fait l’expérience de n’être jamais abandonné par son Dieu. Une récompense lui est promise, si ce n’est en ce monde-ci, du moins dans l’au-delà. Après une brève étude du concept de juste dans les écrits sapientiaux, Bertrand Pinçon montre comment est traité le sujet de la rétribution divine dans trois des livres les plus emblématiques : Proverbes, Job et Sagesse de Salomon. Selon la tradition sapientielle, la conception de la justice divine est constamment repensée et réévaluée à l’aune des diverses épreuves rencontrées par le « juste ». Pour Anthony Giambrone, la représentation de ce dernier se construit, dans l’évangile de Matthieu, sur la notion de צדקהissue de l’époque du Second Temple. Cette conception de la justice est étroitement liée aux œuvres de miséricorde et à un paradigme compétitif de dépassement surérogatoire. Dans ce cadre de « virtuosité morale », Jésus apparaît comme la figure qui « fait la justice » pleinement, en légiférant sur une « herméneutique halakhique de » חסדet en jugeant en faveur des pauvres. La conception du messianisme implicite est ici organisée autour d’une ancienne idéologie royale proche-orientale bien attestée, manifeste dans les Psaumes et ailleurs, et de la reformulation en termes de christologie haute d’une théologie de la création classique. La particularité de la figure de Jésus apparaît tout spécialement dans l’ensemble Luc-Actes, qui représente le corpus néotestamentaire désignant le plus souvent Jésus comme δίκαιος (Lc 23,47 ; Ac 3,14 ; 7,52 ; 22,14). Afin de considérer plus avant cette singularité et d’en saisir les enjeux majeurs, Nathalie Siffer étudie successivement les quatre emplois de δίκαιος appliqué à Jésus, soigneusement distribués dans le déploiement du récit lucanien, ainsi que leur signification respective. L’examen de ces quatre occurrences révèle non seulement une variété d’accents
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en fonction des contextes, mais surtout une véritable progression allant jusqu’à faire de δίκαιος un titre christologique conféré au Ressuscité, bien au-delà de la figure du juste souffrant ou du modèle du juste. C’est ainsi que Luc oriente habilement la construction du sens de δίκαιος et amène au final son lecteur à voir en Jésus le Juste par excellence, dont est mise en relief la dimension transcendante. Si le thème de la justice n’apparaît pas, à première vue, au nombre des préoccupations johanniques, il n’en est pour autant pas absent. L’analyse par Jacques Ahiwa des quelques occurrences de l’adjectif δίκαιος et du substantif δικαιοσύνη en rapport à Dieu et à son Fils-envoyé dans le corpus johannique permet d’apprécier l’actualité de la question dans la communauté johannique. Il en ressort que la justice de Dieu se fonde sur son amour et s’exprime dans le mystère pascal de son Fils qui partage cette prérogative avec lui. Partant, la communauté johannique est invitée à faire l’expérience de la justice divine à travers l’accueil du Christ par la foi et le témoignage de l’amour mutuel. Selon la majorité des commentateurs, la figure du juste dans l’épître de Jacques s’apparente à celle du pauvre ou de l’humble dans la littérature sapientielle vétérotestamentaire. Denis Fricker constate cependant que si cette figure est certes idéalisée et de surcroît inscrite dans l’imminence eschatologique, elle n’en reste pas moins liée à l’impératif d’une aide concrète en faveur des démunis, associée à une défiance envers les nantis et leur système de valeurs. Lorsque les riches sont accusés d’avoir tué le juste, celui-ci, selon la syntaxe ambivalente de Jc 5,6b, peut être présenté comme résistant (« ne vous résiste-t-il pas ? ») ou comme victime (« il ne vous résiste pas »). Le contexte global de l’épître en matière de juste et de justice plaide en faveur de cette dernière option, non parce que le juste aurait un sens particulier du sacrifice ou encore une indifférence à l’égard de l’injustice sociale, mais parce qu’il fonde son action uniquement sur le recours à Dieu et sur une ferme résistance à toute compromission avec les valeurs des riches et des puissants du monde. Par-delà le Nouveau Testament, la figure du juste dans le christianisme ancien connaît des fortunes et développements divers. Ferdinand Prostmeier suit sa trace originale dans les trois livres de Théophile d’Antioche À Autolykos. Ces derniers constituent, à la fin du IIe siècle, une introduction au christianisme pour les élites. On y trouve, pour la première fois dans la littérature grecque, le syntagme « peuple des justes » comme auto-désignation chrétienne dans le contexte de l’interprétation du quatrième jour de la création (Autol. II,15). Selon
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Théophile, non seulement la vision du monde et des hommes résulte de l’ordre de la création, mais aussi l’espérance chrétienne en la résurrection. Pour les personnes instruites des Écritures aussi bien que de la παιδεία, le syntagme ὁ λαὸς τῶν δικαίων combine les idéaux de la tradition culturelle grecque et ceux de la foi et de l’espérance bibliques. Ainsi l’éthique de la droiture fait l’objet d’un large consensus entre Écriture et πολιτεία, mais Théophile ajoute que la vie juste du chrétien permet de restaurer aussi la paix paradisiaque de la création (Autol. II 17,7). La notion de « peuple des justes » surpasse donc l’idéal platonicien de la république. Comme métaphore de l’Église, le syntagme se développe selon différents types (τύποι) qui indiquent la puissance de Dieu, excluant par là toute auto-célébration du « peuple des justes ». Le parcours effectué en différents corpus du Nouveau Testament et de la littérature connexe aura, pour le moins, montré que la figure du juste est fondamentalement rattachée à la conscience d’une justice divine. Cette dernière est déployée dans une histoire du salut où aussi bien des personnalités singulières – Jésus, le Maître de justice – que des figures collectives jouent un rôle majeur. Derrière ces figures, souvent idéalisées par les textes, se dessinent aussi des contextes historiques où la cause du juste se heurte à un environnement – communautaire, social ou politique – qui suit ses exigences propres en matière de justice, faisant parfois du juste une figure tragique qui inspirera les générations futures. Denis FRICKER et Nathalie SIFFER
LE MAÎTRE DE JUSTICE, UNE FIGURE DU JUSTE À QUMRÂN ? Thierry LEGRAND Faculté de théologie protestante Université de Strasbourg
Dans cette contribution, nous nous situons dans la lignée de ceux qui rattachent les manuscrits de Qumrân à l’existence, sur le site de Qumrân et dans les alentours, d’une communauté juive ayant pris ses distances par rapport à la vie juive centrée sur le Temple de Jérusalem1. Avec la prudence nécessaire, nous relions l’existence de cette communauté à la mention des esséniens2 dans les notices anciennes de Philon d’Alexandrie, de Flavius Josèphe et de Pline l’Ancien3. En suivant la majorité des spécialistes, nous plaçons l’existence et le développement de cette communauté entre la fin du IIe siècle avant notre ère et 68 de notre ère. Les manuscrits découverts dans des grottes à proximité du site forment une vaste bibliothèque assez cohérente d’écrits religieux juifs, même si l’on discute encore du statut de l’un ou l’autre de ces textes4. De fait, les vestiges plus ou moins bien conservés de près de 900 rouleaux nous transmettent une image assez précise de ce que devait être la vie communautaire, les textes de références qui étaient étudiés (manuscrits bibliques et parabibliques), les exigences rituelles et liturgiques et les attentes des gens qui vivaient sur place ou dans les alentours. Il est encore difficile, cependant, de préciser la provenance de tous ces écrits. Certains, datés du IIIe ou IIe siècle avant notre ère, ont probablement été amenés à Qumrân lors de l’installation d’une communauté 1 La littérature est abondante sur ce sujet. Contentons-nous de renvoyer à la contribution éclairante de Francis Schmidt qui évoque « ... la tension paradoxale qui est l’une des caractéristiques majeures de la communauté de Qoumrân : d’un côté rupture avec le Temple de Jérusalem, de l’autre omniprésence de la pensée du Temple » (SCHMIDT 1997, 359). 2 Sur cette dénomination, voir l’étude de GORANSON 1984. Sur le groupe des « esséniens » : STEMBERGER 1991. 3 Bon état de la question dans TAYLOR 2012, 22-201. Voir STEMBERGER 1991. 4 Par exemple le Rouleau de cuivre (3Q15). Après de multiples recherches, on s’interroge encore sur la fonction de cet écrit, sur le sens de son contenu, sur son auteur et la date de son dépôt dans la grotte 3.
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essénienne, tandis que beaucoup d’autres ont été rédigés ou copiés sur place au tournant de notre ère5. 1. LA NOTION DE « JUSTICE » Dans ce contexte, trop brièvement esquissé, il est en premier lieu utile de signaler que la notion de justice occupe une place privilégiée dans le « panthéon » des idées qumrâniennes6. De fait, des expressions assez diverses se lisent dans les écrits de Qumrân au sujet de la justice : « pratiquer/accomplir la justice », « les préceptes de justice », « la vérité et la justice », « la justice de Dieu », « les fils de justice », « le maître de justice », « le service de la justice », « les jugements de justice », « les œuvres de justice », « la source de sa justice », « les trois sortes de justice », etc. Pour illustrer la richesse de ces expressions, signalons ici une très belle formule de la Règle de la Communauté 7 qui évoque le « parfum de la justice » : ... l’offrande des 5 lèvres selon la loi (sera) comme le parfum de la justice et la perfection de la voie comme le don d’une offrande agréable8 (1QS IX 5).
La notion de justice est notamment très présente dans les écrits qumrâniens communautaires et l’on peut même aller jusqu’à dire qu’elle est au cœur de la pensée théologique de ceux qui ont organisé et mené cette communauté durant plusieurs décennies. Les textes rédigés par les membres de la communauté de Qumrân sont donc largement marqués par l’idée de la justice, mais ils précisent rarement ce qui est entendu par ce terme et ce qu’il faut comprendre des expressions dérivées ou associées. L’arrière-plan biblique de nombre de ces expressions est manifeste, mais il ne permet pas toujours d’éclairer le sens de ces formules 5 Pour une introduction documentée au contexte historique, aux manuscrits de Qumrân et à la question essénienne, voir MÉBARKI, PUECH 2002 ; TAYLOR 2012 ; COLLINS 2013. 6 On notera la fréquence des termes hébreux צדק, צדיק, צדקה, l’usage du nom propre Tsadoq/Çadoq (notamment en 1QS, avec confusion possible entre צדקet ; צדוקcf. 1QS IX 14 et 4Q259 III 10), mais aussi le verbe צדק. Voir RINGGREN 1995, 63-67. 7 Dans cette contribution, les traductions de passages de la Règle de la Communauté (1QS) et de l’Écrit de Damas (CD et manuscrits parallèles) suivent celles de BdQ3b. Pour le Péshèr d’Habaquq (1QpHab) et les Hymnes (1QHa), nous avons utilisé DUPONT-SOMMER, PHILONENKO 1987. 8 Sur le thème du « parfum de la justice » ou du « parfum des justes », voir Siracide (syriaque) 39,13-14 ; 1 Hénoch 25,6 ; Testament de Siméon 6,2 ; Testament de Lévi 3,6 ; Testament de Job 32,6 et dans un écrit plus tardif, le Yalqut Shimoni Ct 982.
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dans le cadre d’un usage qumrânien. À titre d’exemple, les premières lignes de la Règle de la Communauté mentionnent ces paroles : 1 … [Livre de la Règ]le de la Communauté : chercher 2 Dieu de to[ut cœur et de toute âme], faire ce qui est bien et juste devant Lui, selon ce qu’Il 3 a
ordonné par l’intermédiaire de Moïse et de tous Ses serviteurs les prophètes ; aimer tout 4 ce qu’Il a élu et haïr tout ce qu’Il a méprisé ; s’éloigner de tout mal 5 et s’attacher à toutes les œuvres bonnes ; pratiquer la vérité, la justice et le droit 6 dans le pays… (1QS I 1-6).
Plusieurs formules ou catalogues de ce type sont insérés dans la suite de la Règle de la Communauté (voir 1QS VIII 1-4), mais il est difficile d’interpréter cette énumération d’exhortations, de conduites à tenir ou d’attitudes. Malheureusement, les clés de lecture de ces textes ne sont pas toujours fournies. Cependant, à la lecture des grands écrits qumrâniens que sont la Règle de la Communauté, l’Écrit de Damas, le Rouleau des hymnes et les pesharim, on constate rapidement que la notion de « justice » est massivement associée à Dieu9, même si celle-ci devra idéalement se reporter sur les membres de la communauté. La sainteté de Dieu est également un trait marquant de la théologie qumrânienne, mais la « justice (divine) » semble encore plus fondamentale. Ainsi, des écrits qumrâniens comme les Hymnes mettront particulièrement l’accent sur le fait que l’homme est résolument à distance de Dieu parce qu’il n’a pas accès seul à la justice : il ne peut être un « juste » par luimême. Conséquemment, de nombreux passages décrivent la médiocrité humaine, sa faiblesse et même sa bassesse – état et nature humaine qui contrastent dans ces écrits avec la gloire et la justice divine : C’est à toi, c’est à toi, ô Dieu des connaissances, qu’appartiennent toutes les œuvres de justice, le fondement de la vérité ; mais aux fils d’homme appartiennent le service d’iniquité et les œuvres de tromperie... (1QHa I 26).
À la colonne IV du même Rouleau des Hymnes, les affirmations sont encore plus nettes : 30 ... Et moi, je sais que ce n’est pas à l’homme qu’appartient la justice ni au fils d’homme, la perfection 31 de la voie : c’est au Dieu Très-Haut qu’appartiennent toutes les œuvres de justice, tandis que la voie de l’homme n’est pas ferme, si ce n’est par l’Esprit que Dieu a créé pour lui... (1QHa IV 30-31).
On relèvera la même idée à la colonne VII : 16 Et toi, tu connais le penchant de ton serviteur : (tu sais) que la ju[stice]
n’appartient pas [à l’homme]. [Mais sur toi] je me suis [ap]puyé pour que 9
Cf. CHARLESWORTH 2000, 781-783.
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tu relèves [mon] cœ[ur] 17 [et] (me) donnes force et vigueur. Et je n’ai nul refuge de chair, [et l’homme ne possède ni justice n]i vertus pour être délivré du pé[ché] (1QHa VII 16-17).
Dans un autre passage fragmentaire du Rouleau des Hymnes, on croit comprendre que la justice divine a la capacité de « purifier » ()טהר l’homme : 37 ... Car tu pardonnes l’iniquité, et tu pu[rifies l’hom]me de la faute par ta justice, 38 et ce n’est pas à l’homme qu’appartient [le mon]de [que] tu
as fait, car c’est toi qui as créé le juste et l’impie... (1QHa IV 37-40).
Cette idée de purification de la faute humaine est peut-être à rattacher à l’un des aspects remarquables de la théologie qumrânienne qui concerne la non-validité du culte au Temple de Jérusalem. Si la communauté est retirée au désert (voir 1QS VIII 13-15, en référence à Is 40,3), c’est bien parce qu’elle marque ainsi son désaccord avec la « mécanique » rituelle et cultuelle du Temple de Jérusalem. Le sacerdoce étant disqualifié par son impureté, le rituel ne pouvait plus être reconnu comme valide par les membres de la communauté qumrânienne10. Ainsi, la fonction cultuelle et sacrificielle du Temple n’étant plus reconnue par les membres de la communauté, il fallait imaginer un report total de l’idée de purification sur la justice divine seule. En d’autres termes, le pardon de Dieu, sa bienveillance à l’égard des humains ne pouvaient plus être associés aux diverses cérémonies et fêtes religieuses rattachées au Temple de Jérusalem (par exemple la fête de Yom Kippour). Il devenait nécessaire d’affirmer haut et clair, dans les textes qumrâniens, que la « justice de Dieu » agissait ou pouvait se déployer en dehors du cadre du sanctuaire hiérosolymite. À ce sujet, la Règle de la Communauté s’achève par un hymne du Maskil (« l’instructeur »)11 qui suggère des possibilités de salut associées à la justice divine et non au Temple. 11 ... Quant à moi, si 12 je tremble, les grâces de Dieu sont mon salut pour toujours ; et si je trébuche par l’iniquité de la chair, mon jugement subsistera éternellement par la justice de Dieu. 13 Et s’Il ouvre (une issue à) ma détresse, Il délivrera mon âme de la fosse et Il établira mes pas pour la Voie. Dans Ses miséricordes, Il me fait approcher et par Ses grâces viendra 14 mon jugement. C’est avec la justice de Sa vérité qu’Il me juge12, et par 10
Cf. LEGRAND 2010. Ce personnage semble avoir été chargé de l’évaluation de l’intelligence des membres de la communauté, de les instruire et de s’assurer de leur progression (cf. 1 Q28b I 1 ; V 20). 12 Formule à rapprocher de plusieurs passages psalmiques : Ps 9,9 ; 96,13 ; 98,9. 11
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Sa bonté abondante, Il expiera pour tous mes égarements, et par Sa justice, Il me purifiera de la souillure 15 humaine et du péché des hommes13, pour que je remercie Dieu pour Sa justice et le Très-Haut pour Sa splendeur (1QS XI 11-15).
La Règle de la Communauté – écrit fondamental pour comprendre la pensée théologique de ce groupe et l’organisation communautaire – s’achève sur l’affirmation d’une justice divine indispensable pour envisager un salut possible de l’humanité, ou au moins des membres fidèles de la communauté qumrânienne. On comprend mieux alors pourquoi l’expression « fils de justice », que l’on supposerait fréquente à Qumrân pour qualifier les membres de la communauté, est en fait relativement peu présente dans l’ensemble des manuscrits découverts (six occurrences tout au plus)14. Dans la Règle de la Communauté, les deux seules occurrences de cette expression sont associées au célèbre passage de « l’Instruction sur les deux esprits », dans un contexte eschatologique : 19 ... Dans une demeure de lumière (est) l’origine de la vérité, et de la source des ténèbres (émergent) les origines de la perversité. 20 Et dans la main du Prince des lumières (est) la domination sur tous les fils de justice : ils se comporteront selon les voies de lumière. Et dans la main de l’Ange 21 des ténèbres (se trouve) toute la domination des fils de la perversité : ils se comporteront selon les voies de ténèbres. Par l’Ange des ténèbres s’égarent 22 tous les fils de justice ; tous leurs péchés, leurs iniquités, leur culpabilité, leurs œuvres criminelles (sont) sous sa domination, 23 selon les mystères de Dieu, jusqu’au terme fixé par Lui (1QS III 19-23).
Le thème des « fils de justice » s’accorde mal avec une théologie qui concentre la justice sur l’être suprême, seul capable de rendre juste ses jugements et de délivrer la justice pour les êtres humains. En toute théorie (qumrânienne), les « fils de justice » n’existent pas vraiment dans « ce » monde, mais les membres de la communauté sont appelés à atteindre cette qualification lorsque le temps final sera venu et qu’il faudra s’engager dans un combat contre les fils des ténèbres15, tristes représentants de l’iniquité. 13
Littéralement : « (du) péché des fils d’Adam » ; même expression en 4Q181 1 ii 1. Cf. 1QS III 20-22 ; 1Q33 I 8 ; 4Q424 3 10 ; 4Q503 48–50 8 ; cf. 1 Hénoch 91,3. On note un usage plus fréquent de l’expression « fils de lumière » : 1QS I 9 ; II 16 ; III 13.24.25 ; 1Q33 I 1.3.9.11.13 ; 4Q177 12-13 i 7.11 ; 4Q266 1a-b 1 ; voir aussi, probablement, 4Q280 2 1 ; 4Q510 1 7 ; 4Q511 10 4, et en araméen 4Q548 1 ii-2 16. 15 L’ère présente est sous la domination des fils des ténèbres et de Bélial : par exemple 1QS I 18.23-24 ; II 19 ; 1Q33 XIV 9 (4Q491 8-10 i 6) ; 4Q177 1-4 8 ; 4Q390 2 i 4. Sur le combat final et l’intervention des élus, cf. 1QpHab V 3-5 et le Règlement de la Guerre. 14
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On est frappé de ne trouver aucune mention des justes ou des fils de justice dans un écrit comme le Péshèr d’Habaquq qui transmet, par le prisme d’un commentaire prophétique typiquement qumrânien, des indications précieuses sur l’histoire passée, présente et future de la communauté qumrânienne. Pour autant, il ne faudrait pas imaginer que la notion de justice, affectée à Dieu lui-même, soit totalement à distance des membres de la communauté qumrânienne. Ainsi, ce que rappelle la Règle de la Communauté dans son introduction (« ... chercher Dieu de to[ut cœur et de toute âme]… (pour) pratiquer la vérité, la justice et le droit dans le pays… » : cf. 1QS I 1-6) donne une indication précieuse concernant l’attitude que devront adopter les membres accueillis dans la communauté. La pratique de la justice est indissociable de la vie communautaire et elle peut être interprétée, dans le cadre qumrânien, comme une attention portée à l’étude de la Torah16 et à son application dans la vie quotidienne. Cette attitude que nous ne pouvons pas décrire ici en détail est sans doute à relier à la personnalité du « Maître de justice », une figure difficile à identifier à un personnage historique connu et dont nous ne savons pas grand-chose : les manuscrits de Qumrân nous ont conservé quelques énigmes qu’il sera toujours difficile de résoudre17. 2. À PROPOS DU « MAÎTRE/ENSEIGNANT DE JUSTICE » L’expression מורה צדקou הצדקה/מורה הצדק, le « maître de justice18 », peut aussi se traduire par « enseignant de justice19 », désignation qui correspond mieux, semble-t-il, à la notion qumrânienne de justice qui vient d’être évoquée. L’expression française « Maître de justice » laisse 16 En tenant compte des différentes acceptions du terme : la Torah comme faisant référence à l’ensemble des livres de la Bible hébraïque (même si la géométrie exacte de cette « Bible » n’est pas encore totalement fixée à Qumrân), la Torah dans sa dimension halakhique, c’est-à-dire l’application des règles et usages inspirés des livres bibliques, en lien avec la vie pratique et quotidienne d’une communauté. 17 On dispose ainsi de plusieurs fragments qumrâniens de manuscrits rédigés en écriture cryptée – décryptable aujourd’hui par les experts de la qumrânologie –, mais qui indiquent que certains documents n’étaient sans doute lisibles que pour quelques membres de la communauté (par exemple 1QS, 1QSa et les fragments en écriture cryptique de 4Q249a). 18 KNIBB, 1990 et 2000. 19 Les ouvrages et les articles en allemand évoquent la figure de « l’enseignant » par la désignation Lehrer der Gerechtigheit, plus proche du titre hébreu. Voir surtout JEREMIAS 1963, 308-318 ; l’ouvrage est daté, mais il reste inégalé à ce jour en ce qui concerne les études et les analyses qui y sont menées.
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imaginer que la justice vient du « maître20 », alors que nous avons signalé que les textes qumrâniens nous conduisent dans une autre direction : la justice vient de Dieu et exclusivement de Dieu. On peut également interpréter l’expression מורה צדקpar le « vrai/juste enseignant » ou « l’enseignant légitime » (celui qui fait autorité)21. Cette dernière traduction a le mérite de mieux cadrer avec ce que nous comprenons du rôle du Maître de justice à Qumrân et de son rapport à la Torah. Quoi qu’il en soit, la mention de « l’Enseignant » ou « Maître de justice » a su attirer l’attention des qumrânologues comme des simples lecteurs intrigués par ce titre. Cette expression, qui s’enracine peut-être dans l’interprétation d’un passage de Jl 2,23 (voir le jeu sur les termes hébreux)22, n’est pas utilisée dans la Bible hébraïque et reste assez peu fréquente dans les textes qumrâniens (une quinzaine d’occurrences, en fonction de la reconstitution des textes lacunaires). On trouve cette désignation essentiellement dans l’Écrit de Damas et les pesharim, et en particulier, pour la moitié des occurrences, dans le Péshèr d’Habaquq. On rapproche généralement la figure du Maître de justice d’une autre désignation, le « maître unique » ou « maître de la communauté » que l’on peut lire dans CD XX 1 et 14. Il est intéressant de constater que ce titre (« Maître de justice ») n’apparaît pas dans l’écrit majeur de la Règle de la Communauté, les autres règles (1QSa et 1QSb) et les fragments de textes réglementaires ou normatifs23, peut-être par le fait que l’auteur de ces écrits était le « Maître de justice » en personne24, ou qu’il n’y avait plus lieu d’évoquer cette figure dans l’histoire de la communauté. Là s’arrête notre connaissance et le reste n’est que spéculation. On constate simplement que l’Écrit de Damas et la Règle de la Communauté sont des écrits proches à bien des égards, mais qu’ils suivent des chemins différents sur la mention de l’existence d’un Maître de justice et l’histoire de la communauté. 20 En français, notamment, ce terme est chargé de sens (« maître à penser », « guide moral », « maître spirituel », etc.) et peut renvoyer au champ sémantique du terme guru/gourou dans les religions de l’Inde (voir, par exemple, le sikhisme). 21 Sur les différentes traductions possibles, voir MÉBARKI, PUECH 2002, 144. 22 De manière singulière, le texte de la Vulgate de Jl 2,23 indique : quia dedit vobis doctorem iustitiae. 23 Ces fragments sont édités dans BdQ3b : 4Q265 ; 4Q277 ; 4Q284a ; 4Q275 ; 4Q279 ; 5Q13 ; 4Q306. 24 Selon LAPERROUSAZ 1997, 392 : « Absente des œuvres du Maître, cette appellation (« Maître de justice ») ne se rencontrerait donc que dans les écrits de ses disciples, de qui il l’aurait reçue. »
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D’une manière générale, le Maître de justice est considéré par les qumrânologues comme un personnage central qui aurait joué un rôle essentiel dans la fondation de la communauté25 et dans sa gouvernance. En réalité, mis à part les mentions de l’Écrit de Damas, celles du Péshèr d’Habaquq et de quelques fragments de pesharim des Psaumes (cf. 4Q171 1-10 III 15), nous disposons de peu d’informations sur cette figure qumrânienne, et de nombreuses questions subsistent quant à son parcours et à son histoire. On peut même se demander si les mentions qumrâniennes du Maître de justice correspondent toutes au même personnage26. Quelques spécialistes ont postulé, à juste titre, l’existence de plusieurs figures historiques associées à une même dénomination. Quelles sont les indications textuelles concernant ce personnage ? D’après un passage célèbre de l’Écrit de Damas (I 8-17)27, le Maître de justice aurait pris la tête d’un groupe (déjà formé vingt ans auparavant, I 9-10) pour lequel il devint le guide spirituel : 7 vacat Le sceptre, c’est l’interprète de la Torah, à propos 8 duquel Isaïe a dit : « Il fait sortir un instrument pour son ouvrage28. » vacat Les chefs du peuple, ce sont ceux qui 9 vinrent forer le puits à l’aide des préceptes promulgués par le législateur 10 afin qu’ils se conduisissent conformément à eux durant toute l’ère d’impiété ; ils n’en obtiendront pas de semblable à eux jusqu’à l’avènement 11 de celui qui enseignera la justice à la fin des jours29 (CD VI 7-11).
En nous fondant sur cette exégèse marquée par un langage métaphorique, le Maître de justice peut être considéré comme le législateur30 de la communauté, le spécialiste de la Torah (cf. CD I 11). Par ailleurs, on croit comprendre qu’il était lui-même « prêtre » (1QpHab II 7-8) et peut-être « grand-prêtre », même si cette deuxième désignation n’apparaît pas dans les manuscrits de Qumrân. Il n’est pas qualifié de « messie » ou de « prophète », même si une de ses fonctions fut précisément d’interpréter les paroles des prophètes bibliques (1QpHab II 8-10 ; VII 3-5)31. Le passage cité précédemment (CD VI 7-11) pourrait laisser 25
Sur le thème de la fondation de la communauté, voir 4Q171 1-10 III 15-17 ()לבנות לו עדת. 26 STARCKY 1978. 27 Pour l’édition et la traduction commentée de ce passage, voir BdQ3b, 8-13. 28 Cf. Is 54,16. 29 BdQ3b, 37 et 39. 30 Ce passage joue sur les différents sens du terme מחוקק: « bâton », « sceptre » et « législateur ». 31 À Qumrân, toutes les traditions textuelles transmises par les pesharim attestent de la nécessité d’interpréter les paroles des prophètes bibliques, en incluant également les Psaumes, considérés comme paroles prophétiques.
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entendre32 qu’un retour du Maître de justice était attendu pour la fin des temps, mais ces références nous semblent trop peu étayées pour que l’on puisse envisager sérieusement la dimension messianique du personnage33. Selon certains passages de l’Écrit de Damas, du Péshèr d’Habaquq et des Hymnes, le personnage du Maître de justice semble avoir été associé à des persécutions au sein même de son groupe de fidèles. On relève, par exemple, une allusion faite à l’existence d’un rival du Maître de justice, « l’homme de raillerie » (CD I 14)34, qui laisse supposer que le groupe en est venu à se diviser « entre les partisans du Maître de justice et ceux de l’homme de raillerie35 ». Des questions relatives à la juste interprétation de la Torah sont ici en jeu : de façon explicite ou implicite, plusieurs manuscrits qumrâniens indiquent les manières différentes d’interpréter la Torah et les préceptes de Moïse aux alentours de notre ère36. D’autre part, le Péshèr d’Habaquq (1QpHab XI 4-8) évoque la persécution menée par le « prêtre impie » contre le Maître de justice jusque dans son lieu d’exil (Qumrân ou un autre lieu de refuge ?) lors du jour des Expiations37. S’agit-il cependant des mêmes opposants ? Il est difficile aujourd’hui de le dire avec certitude. En somme, une partie de l’histoire de la fondation de la communauté semble liée à la figure du Maître de justice, mais il est difficile d’aller beaucoup plus loin dans l’identification de ce personnage et la reconstruction de sa biographie. On situe en général son existence dans la deuxième moitié du IIe siècle avant notre ère, en considérant la datation des plus anciens manuscrits de l’Écrit de Damas38. 32 Voir DUPONT-SOMMER 1983, 146 : « Le Maître de justice est mort, mais il doit réapparaître “à la fin des jours”... Cette attente du retour du Maître de justice, formulée ici de façon si claire, est l’un des articles fondamentaux du credo des fidèles de la Nouvelle Alliance. » 33 À contrario, voir l’opinion tranchée d’E.-M. Laperrousaz : « Ainsi, répétons-le, le Maître de justice, considéré d’abord par ses fidèles, après sa mort, comme ayant été le “prophète” eschatologique annoncé, fut-il ensuite attendu par eux, redivivus à la fin des temps, comme “Messie” unique, à la fois “d’Aaron et d’Israël” » (LAPERROUSAZ 1997, 408). Sur ce point, voir CD VII 18-21 et CD XIX 35–XX 1. On consultera également COLLINS 1995. 34 Sans doute à rapprocher de « l’homme de mensonge » signalé dans CD XX 15 et 1QpHab II 1-2 (en lien avec le Maître de justice) ; 1QpHab V 10-11 (en lien avec le châtiment subi par le Maître de justice). 35 En suivant D. Labadie dans BdQ3b, 11, note 1. 36 Sur ce point, voir l’édition de 4QMMT dans BdQ3a, 647-687. Les membres de la communauté qumrânienne sont « ceux qui pratiquent/observent la Torah » (1QpHab VIII 1 ; XII 4-5 ; 4Q171 1-10 ii 15) en conformité avec la vie communautaire décrite dans leurs écrits. 37 Le passage de 1QpHab XI 6-8 n’est pas totalement clair sur ce point. 38 BdQ3b, 3-6.
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Nous n’avons par ailleurs aucune certitude sur le fait que le Maître de justice ait été l’auteur de l’un ou l’autre écrit communautaire de Qumrân. Rappelons qu’il n’est jamais mentionné dans la Règle de la Communauté et qu’il est hasardeux de l’identifier au Maskil (une fonction d’« instructeur ») signalé dans la Règle de la Communauté et l’Écrit de Damas (1QS III 13 ; IX 12s ; cf. CD A XII 20-21 ; XIII 22 et d’autres références). Cependant, au vu du contenu d’un certain nombre d’hymnes qumrâniens (cf. 1QHa), il est possible qu’une partie au moins des textes poétiques de ce rouleau (et d’autres écrits du même genre) ait été rédigée ou inspirée par le Maître de justice39. De fait, la spiritualité profonde de nombre de ces hymnes semble marquée par une figure majeure de la communauté qumrânienne : un personnage témoignant de souffrances vécues, un fidèle du judaïsme imprégné des enseignements de la Torah40, un interprète autorisé des prophéties et des messages bibliques. Qu’en est-il du rapport à établir entre le titre « Maître de justice » et la notion de « justice » ou la qualité de « juste » ? La question est difficile étant donné le peu d’informations dont nous disposons sur ce personnage. À ce sujet, il faut discuter de la restitution classique d’une lacune du manuscrit du Péshèr d’Habaquq qui a conduit les spécialistes, selon nous, à une perception exagérée de la personnalité du Maître de justice. À Qumrân, d’après les textes préservés, le Maître de justice n’est jamais désigné comme « le juste » de la communauté. On a cependant voulu lire cette information dans un passage du Péshèr d’Habaquq (I 13 : « [... le juste] c’est le maître de justice »)41. En l’état de notre connaissance du manuscrit, cette indication n’est absolument pas certaine, car elle est située dans une lacune dont le texte est difficile à reconstituer42.
39 Dans le Rouleau des Hymnes, l’absence d’une mention explicite du titre « Maître de justice » n’exclut pas qu’il ait été lui-même l’auteur d’une partie de ces hymnes. On consultera ici les travaux de H. Stegemann et le volume DJD XL signalé dans la bibliographie. Voir aussi DOUGLAS 1999. 40 Sur l’usage des citations bibliques, allusions et réminiscences dans le Rouleau des Hymnes, voir HUGHES 2006. 41 Par exemple, DUPONT-SOMMER 1983, 271. 42 La première colonne du Péshèr d’Habaquq n’est conservée que sur sa partie gauche (un à quatre mots lisibles par ligne) et nombre de restitutions sont incertaines. Plusieurs traducteurs et commentateurs « s’engouffrent » dans une restitution qui tient compte du texte hébreu d’Ha 1,4b, mais il s’agit là de suppositions sans fondements textuels.
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Voici ce qu’il est permis de lire sur le fragment de manuscrit d’1QpHab I 12-13 : 12 [...] le juste vacat43 13 [...] c’est/lui le Maître de justice
Voici ce qui est restitué par André Caquot et la majorité des éditeurs de ce texte : 12 [Car l’impie enser]re le juste (Ha 1,4b) vacat 13 [L’explication de ceci, c’est que l’impie c’est le Prêtre impie, et que le
juste,] c’est le Maître de justice44
On aurait peut-être souhaité lire cette information sur le Maître de justice (« le juste, c’est le maître de justice »), mais elle ne s’y trouve pas et il faut s’en tenir à ce qu’il nous est possible de déchiffrer et de comprendre. De fait, la première colonne du Péshèr d’Habaquq est très largement endommagée et rien ne permet d’affirmer qu’elle définissait le Maître de justice comme « le juste », en opposition « au prêtre impie/coupable » mentionné dans le même écrit (cf. 1QpHab VIII 8 ; IX 9 ; XI 4 ; XII 2). Selon notre interprétation, il n’est pas possible de s’appuyer sur cette restitution classique pour caractériser le Maître de justice, même s’il est tentant de le faire en suivant le texte biblique d’Ha 1,4b45 qui évoque la figure du juste ()הצדיק. Mais que l’on nous comprenne bien : nous ne sommes pas sur le point d’affirmer que le Maître de justice n’est pas un homme « juste », mais nous prenons seulement en considération ce que le texte du Péshèr d’Habaquq nous transmet. De notre point de vue, les écrits qumrâniens relatifs au Maître de justice insistent sur un autre aspect que nous souhaitons mettre en valeur : le Maître de justice est un « enseignant » (racine ירהau hifil), un « transmetteur », un « explicitateur », et cet enseignement se réfère d’abord et avant tout à la justice et à la volonté de Dieu, et non à celle du Maître de justice. Le Maître de justice n’est donc pas à considérer comme « le juste » par excellence, mais comme celui qui enseigne la 43 On note la présence d’un espace vide (vacat) en fin de ligne après le mot « juste ». 44 En suivant la traduction éditée dans DUPONT-SOMMER 1983, 342. D’autres éditeurs suivent la même restitution. 45 D’après la TOB (2010) : « Quand un méchant peut garrotter le juste, alors, le droit qui vient au jour est perverti. » La NBS traduit : « parce que le méchant assaille le juste, c’est pour cela que l’équité est pervertie avant de pouvoir s’imposer. » La BJ indique : « Oui, l’impie traque le juste, aussi ne paraît plus qu’un droit fléchi ! »
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justice divine ou celui qui a l’autorité pour le faire. Chez les éditeurs et traducteurs des manuscrits qumrâniens, l’identification du Maître de justice avec le « juste » a pu se produire en lien avec les rapprochements que l’on a tenté de faire entre « Jésus » et le Maître de justice46. Concrètement, d’autres informations tirées du Péshèr d’Habaquq et de l’Écrit de Damas nous permettent de comprendre que le Maître de justice est en réalité un maître de la Torah (cf. CD VI 2-11) et un interprète privilégié des paroles des Prophètes. Le glissement des idées s’est fait sur la base du fait que les membres de la communauté qumrânienne se sont focalisés sur le respect de la volonté divine47 : de cette volonté divine dépend la justice des êtres humains, et cette justice ne s’affranchit pas du respect de la Torah dans toutes ses dimensions48 (cf. 1QpHab VIII 1). Sur ce point, le Péshèr d’Habacuc évoque de manière assez claire le statut des prophéties bibliques à Qumrân et le rôle d’interprète joué par le Maître de justice : 1 Dieu parla à Habacuc pour qu’il écrive les choses à venir sur 2 l’ultime génération, mais l’achèvement du temps, il ne lui a pas fait connaître. 3 vacat Et quant à ce qui est dit : « afin qu’y coure celui qui la lit49 », 4 son interprétation concerne le Maître de justice à qui Dieu a fait connaître 5 tous les mystères des paroles de ses serviteurs les prophètes (1QpHab VII, 4-5).
À la lecture de ce témoignage important, on peut comprendre que les Prophètes et d’autres écrits nécessitent une explication ou une interprétation (voir la notion de « mystères50 »), et que certains membres, comme le Maître de justice, ont acquis la connaissance de révélations nouvelles qui permettent de relire l’histoire de la communauté, et même d’annoncer les événements de la fin des temps (cf. 1QpHab II, 8-10)51. De fait, parce que le processus de révélation est encore actif, selon certains écrits qumrâniens52, le Maître de justice est à considérer comme 46 Par exemple DUPONT-SOMMER 1983, chap. XIII et XIV ; ULFGARD 1998 ; JEREMIAS 1963, 319-353. 47 Les références à cette obéissance à la volonté divine sont fréquentes dans la Règle de la Communauté (par exemple 1QS V I9-10 ; VIII 6 ; IX 13-15 ; IX 23-25) et ailleurs. 48 Le lien est clairement établi en 1QpHab VIII 1 : « 1 Son interprétation concerne tous ceux qui pratiquent la Torah dans la Maison de Juda : 2 Dieu les délivrera de la maison de jugement à cause de leur affliction et de leur fidélité 3 envers le Maître de justice. » 49 Ou « afin que lise couramment celui qui la lit » ; reprise de la citation d’Ha 2,2b. 50 Cf. TRIPLET-HITOTO 2011. 51 Nous reprenons ici certaines idées développées dans plusieurs de nos publications sur le Péshèr d’Habaquq : LEGRAND 2010 ; 2012 ; 2016. Voir aussi WACHOLDER 1983. 52 Cf. CD III, 13-14 ; 1QpHab II 8-9 ; VII 4-5.
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le révélateur de la volonté divine pour les temps présents et à venir, sur la base des écrits bibliques53. Plus significative encore est la mention explicite du Maître de justice comme « chercheur de la Torah » ()דורש התורה dans l’Écrit de Damas (CD VI, 7 ; VII 18 ; cf. 4Q174 1-2 i, 21 11)54. D’autres passages vont dans ce sens et témoignent d’un lien évident entre le Maître de justice, véritable interprète de la Torah, et les membres de la communauté qui sont désignés comme « ceux qui pratiquent/ observent la Torah (» )עושי התורה, par exemple 1QpHab VII 11 ; VIII 1 ; XII 4-5 ; cf. 4Q171 1-10 II 15.23). Sur ce point précis, certains spécialistes ont supposé que le mot ( עושיverbe עשה, « faire », « pratiquer », « observer ») était à l’origine du terme « essénien » (essaioï, essenoï, ou esseni) que l’on peut lire dans les notices des historiens antiques. La thèse est séduisante, même si elle doit être considérée comme une hypothèse parmi d’autres55. Quoi qu’il en soit, d’autres éléments textuels comme les nombreux manuscrits qumrâniens de type halakhique56 viennent confirmer l’importance de l’étude de la Torah à Qumrân. Celle-ci devait être menée, non seulement par un expert capable de former ses successeurs, mais aussi par un interprète dépositaire de connaissances supérieures (1QpHab VII 4-5)57. Considérant l’ensemble des éléments du dossier, nous pouvons conclure que le Maître de justice n’est pas à considérer comme la figure du « juste » par excellence, mais comme le garant de la bonne marche de la communauté vers la justice, le révélateur de la volonté divine par l’étude et l’interprétation de la Torah pour les temps présents et à venir.
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Les pesharim qumrâniens remplissent précisément cette fonction. CD XX 13 mentionne également la « maison de la Torah » qui désigne peutêtre la communauté qumrânienne. 55 GORANSON 1984. 56 Nombre d’entre eux sont édités dans BdQ3a. 57 DUPONT-SOMMER 1983, 275, note 2, écrivait en son temps : « Le Maître de justice connaît tous les secrets de la Révélation divine ; il est l’interprète par excellence, le suprême Hiérophante de la Gnose divine. » 54
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APPROCHE DE LA FIGURE DU JUSTE DANS LA LITTÉRATURE DE SAGESSE Bertrand PINÇON Faculté de théologie Université catholique de Lyon
À partir de l’exil à Babylone et surtout lors du retour d’exil, un important travail rédactionnel voit le jour sous la forme d’une compilation du patrimoine littéraire et religieux d’Israël, autour de quelques grands personnages tutélaires de la pensée juive que sont Moïse pour la législation, David pour la prière et Salomon pour la sagesse. Dans le domaine de la sagesse, ont été rassemblés et organisés littérairement un grand nombre de documents disparates (sentences, poèmes didactiques, instructions) autour de la thématique centrale de la droiture de vie et de la justice. Bien que déjà présente dans certaines relectures tardives des narrations du Pentateuque – en particulier des cycles de patriarches de la première alliance1 – la prise en compte de la figure emblématique du juste demeure typique de la littérature des ketûḅîm qui cherche à rendre compte, dans le concret de toute existence humaine, de l’inscription du don originel de l’alliance divine avec Israël2. Et c’est principalement dans le livre des Psaumes et les écrits des sages d’Israël que se déploient le vocabulaire propre et la sémantique du juste. 1. LE VOCABULAIRE ET LA SÉMANTIQUE DU JUSTE Le vocable hébreu du – צדיקtraduit dans la Septante par δίκαιος – est mis en exergue dès le prologue du Psautier. En raison de sa fidélité constante à la Torah du Seigneur, le comportement du juste se démarque nettement de l’attitude mortifère des adversaires de la sagesse, ces méchants (רשעים/ἀσεβεῖς) comme ces pécheurs (חטאים/ἁμαρτωλοί) qui ne tiendront pas face au jugement final de Dieu. Dans le Ps 1, et 1 Concernant les études en français relatives aux cycles de patriarches, nous renvoyons aux ouvrages d’A. Wénin, par exemple : WÉNIN 2005, 2007, 2016. 2 Pour une étude récente sur la figure biblique du juste, cf. ALETTI 2018.
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tout au long du premier livret (Ps 1–41)3, une double voie se dessine quant au destin contrasté qui attend les uns et les autres : d’une part, le bonheur et la vie pour ceux qui se tiennent « dans l’assemblée des justes » (בעדת צדיקים/ἐν βουλῇ δικαίων) et suivent « le chemin des justes » (דרך צדיקים/ὁδὸς δικαίων) que Dieu seul connaît (Ps 1,5-6a) ; d’autre part, le malheur et la ruine pour les impies (Ps 1,6b) les menant inévitablement vers une mort annoncée (Ps 34,22 ; 37,20)4. D’emblée, l’homme biblique est placé devant un choix originel à poser pour son plus grand bonheur ou pour son malheur. La détermination de ce choix prend place dans le cadre d’une invocation adressée au Seigneur tout au long du premier livret du Psautier : celle d’affermir l’homme juste en mettant fin aux actions nuisibles des méchants (Ps 7). C’est dire que, selon le psalmiste, celui-ci ne restera pas longtemps en paix. Harcelé de toute part, il connaîtra ce que connaît, un jour ou l’autre, tout être humain : le traumatisme d’avoir subi une épreuve. La plupart du temps, cette mise à l’épreuve est orchestrée par les ennemis immédiats du juste sous la forme sournoise d’un complot ou de franches menaces de mort (Ps 11 ; 37), autant de combines maléfiques destinées à le faire mourir (Ps 37,32). Mais il arrive aussi que l’expérience soit suggérée par le Seigneur lui-même, lui qui, aux dires du priant, se présente comme celui qui « éprouve le juste et l’impie » (Ps 11,5). Il n’empêche que la traversée de l’épreuve n’est pas du même ordre selon qu’elle est menée par les adversaires directs de l’orant ou par le Seigneur lui-même, parce que le Seigneur, le Juste par excellence, est toujours reconnu comme étant du côté des justes, les gratifiant de sa prévenance divine (Ps 34,16), de sa miséricorde (Ps 36,11) et de son soutien (Ps 37,17). C’est de cette manière que le Dieu d’alliance leur témoigne d’une justice divine apte à prendre en compte leur vie (Ps 34,16 ; 37,36) et à se détourner de celle des pécheurs (Ps 34). Et parce qu’il est vrai en ce qu’il dit et fidèle en ce qu’il fait, le priant d’Israël est, à son tour, reconnu juste par Dieu dans sa pratique de la Torah et sa sagesse. À cet égard, il se dissocie radicalement du méchant qui, lui, vit dans le mensonge permanent (Ps 37,21.29-20). Et les récompenses ne se feront pas attendre : communier à l’exultation divine (Ps 32 ; 33), entrer en possession de l’héritage promis (Ps 37,29), être délivré du malheur (Ps 34,20), connaître le salut, loin de la main maléfique des ennemis 3 Même si nous faisons parfois référence à la Septante, nous conservons la numérotation psalmique du texte massorétique. 4 Cf. les études sur le premier livret du Psautier de BARBIERO 1999 et 2003 ; AUWERS 2000.
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(Ps 37,39-40). Au final, les justes jouiront de la béatitude suprême : celle de contempler la face de Dieu (Ps 11,7). Cette expérience n’est en rien contredite par celle des impies qui, même s’ils s’imaginent bénéficier un temps d’une récompense éphémère (Ps 37,35-36), ne connaîtront jamais que la honte (Ps 31) et les tourments (Ps 32). Pire encore, déracinés de leur terre (Ps 37,9-10.34.38), ils finiront par être mis à mort. Pour autant, la figure de l’homme juste, parfois éprouvé dans sa justice mais toujours récompensé par son Dieu, ne manquera pas, par la suite, d’être vigoureusement remise en cause par la sagesse critique de Qohélet lorsqu’il s’interrogera sur l’incohérence entre le sort des justes et celui des méchants, lui qui prétend avoir tout vu dans sa vie, notamment « le juste périr dans sa justice et l’impie survivre dans son impiété » (Qo 7,15). Plus encore, le sage observe le non-sens apparent d’une vie qui le déçoit : « Il y a une vanité qui se fait sur la terre : il y a des justes qui sont traités selon la conduite des méchants et des méchants qui sont traités selon la conduite des justes » (Qo 8,14), au point de regretter le nivellement dans la destinée commune des êtres humains : « Ainsi, tous ont le même sort, le juste et le méchant, le bon et le mauvais, le pur et l’impur, celui qui sacrifie et celui qui ne sacrifie pas ; le bon est comme le pécheur, celui qui prête serment comme celui qui craint de prêter serment » (Qo 9,2). Chez Qohélet, le propre de la situation du juste est d’être appréhendé à partir de sa fin, c’est-à-dire de la mort. C’est pourquoi, il y a matière à s’interroger : à quoi bon tant de tracas dans la vie pour si peu de résultat ? Mieux vaut profiter des bons moments de l’existence et craindre Dieu par-dessus tout ! Cette figure contrastée du juste sera étudiée pour elle-même dans trois écrits sapientiaux : les Proverbes, le livre de Job et la Sagesse de Salomon. Alors que dans le livre des Proverbes, le juste est reconnu comme tel et récompensé en raison de sa justice, le livre de Job met en scène le drame d’un innocent éprouvé au cœur même de l’exercice de sa propre justice. Pour autant, si le juste est rétabli par Dieu, les méchants, eux, n’ont pas dit leur dernier mot sur la terre. C’est dans le livre tardif de la Sagesse de Salomon que le juste est appelé à triompher dans l’au-delà, indépendamment du mal et du malheur endurés dans le temps présent. 2. LE JUSTE RÉCOMPENSÉ DANS LE LIVRE DES PROVERBES Les nombreuses sentences proverbiales ou meshalîm du livre des Proverbes sont précédées d’un long prologue de neuf chapitres contenant
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un ensemble de dix instructions familiales qui rassemblent les principales recommandations de sagesse faites à de jeunes disciples. La deuxième instruction traite tout particulièrement de la posture du juste. En Pr 2 en effet, le fils est appelé par ses parents à être instruit par la sagesse pour discerner ce qu’est la justice en vue de la mettre en pratique afin d’en être récompensé5. Ce chapitre contient un ensemble de paroles très unifiées tant sur le plan formel que dans leur contenu6. Sur le plan formel, les v. 1-10 sont constitués d’une série de protases ( )אםsur le thème général de la sagesse (dans la variété des termes qui l’exprime) et d’apodoses ( )אזsuivies de motivation ( )כי: 1 Mon fils, si ( )אםtu prends mes paroles, si ( )אםmes commandements tu les mets en réserve avec toi, 2 si ()אם, prêtant une oreille attentive à la sagesse, tu inclines ton cœur vers l’intelligence ; 3 oui, si ( )אםtu invoques le discernement, si ( )אםvers l’intelligence tu élèves ta voix, 4 si ( )אםtu la cherches comme l’argent, si ( )אםtu la déterres comme un trésor, 5 alors
( )אזtu discerneras ce qu’est la crainte de Yhwh, la connaissance de Dieu, tu la trouveras. 6 Car ( )כיc’est Yhwh qui donne la sagesse, et de sa bouche (viennent) la connaissance et l’intelligence. 7 Il met en réserve, pour les hommes droits, le vrai bonheur, tel un bouclier, ceux qui marchent dans l’intégrité, 8 pour sauvegarder les sentiers du jugement, et le chemin de ses fidèles, il le garde. 9 Alors ( )אזtu discerneras ce qui est juste ()צדק, le jugement ()משפט, la droiture ( )ישר: toutes choses qui mènent au bonheur. 10 Car ( )כיentrera la sagesse dans ton cœur et la connaissance demeurera dans ton esprit.
Les v. 11-20 rassemblent des propos invitant à se détourner du chemin ( )דרךobscur de ceux qui font le mal pour suivre le sentier ()ארח des hommes bons7 : 11 La réflexion te préservera, l’intelligence te sauvegardera, 12 pour te déli-
vrer du chemin ( )דרךmauvais, de quiconque tient des paroles perverses, 13 de ceux qui abandonnent le sentier ( )ארחdroit pour aller dans des chemins ( )דרךobscurs, 14 qui prennent plaisir à faire le mal, qui exultent dans leurs perversions mauvaises : 15 eux dont les sentiers ( )ארחsont dépravés et les pistes tortueuses. 16 Pour te délivrer de la femme dévergondée, de l’étrangère aux paroles enjôleuses, 17 qui a abandonné l’ami de sa jeunesse et oublié l’alliance de son Dieu. 18 Car sa maison bascule vers la mort et ses pistes ( )מעגלconduisent chez les Ombres. 19 Quiconque va chez elle n’en revient plus et n’atteint pas les sentiers ( )ארחde la vie. 20 C’est pourquoi tu iras dans
le chemin ( )דרךdes hommes bons, les sentiers ( )ארחdes justes ( )צריקיםtu les garderas. 5 6 7
PINTO 2006 ; CLIFFORD 2018. FOX 1995 ;VIGNOLO 2001. Allusion au double chemin du Ps 1.
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Les v. 21-22, qui concluent cette instruction, reprennent, sous forme d’adages, l’opposition entre la situation des hommes droits et intègres, et celle des méchants, à partir du motif de la terre : les uns l’habiteront, les autres en seront exclus : 21 Les hommes droits ( )ישריםhabiteront la terre, les hommes intègres ( )תמימיםy resteront, 22 tandis que les méchants ( )רשעיםseront retranchés
de la terre et que les perfides ( )בוגדיםen seront arrachés.
Ces versets tirent les conséquences de l’enseignement précédent comme le rappelle la reprise des thèmes principaux relatifs à la rectitude morale et l’antithèse du bien et du mal. La déclaration sur le sort des justes mentionne la terre comme extension concrète de la réflexion sur une promesse de vie d’alliance qui jaillit de la sagesse divine. Selon L. G. Perdue, « ce n’est pas un hasard si l’accent sur la vie dans le pays où l’on habite suit immédiatement le premier discours sur la femme étrangère. Le lien entre rester à l’écart de la femme étrangère et habiter le pays donne à penser que, dans l’esprit des sages, la propriété et l’héritage de la terre sont étroitement liés à la pratique des vertus de sagesse et de justice8. » Dans son contenu, cette instruction offre trois enseignements significatifs. D’abord, à travers le recours à la dialectique récurrente dans les Proverbes entre le don divin et l’action humaine, la justice – fruit de la sagesse – est présentée autant comme un don à recevoir de Dieu que comme un effort à mener de la part de l’homme, une activité effective à entreprendre. Ensuite, même s’il suit les voies de la sagesse, le juste est prévenu des aléas de la vie. Il sait qu’il n’est pas dispensé de connaître, un jour ou l’autre, ce que connaît tout être humain : l’épreuve de la souffrance. Aussi bien, la quête de justice se révèle à lui comme un combat à mener face à ceux qui font le mal. Enfin, et nonobstant les souffrances éprouvées, la sagesse offre au juste une récompense garantie par un bonheur de vivre, un héritage promis, tandis que le méchant, lui, sera livré à son sort funeste. Dans son enseignement familial, le sage du livre des Proverbes semblait avoir résolu, une fois pour toutes, la question de la rétribution : la pratique de la sagesse et la recherche de la justice ont de quoi assurer le bonheur des hommes droits tandis que l’injustice et l’impiété conduiront à la chute des méchants. Cependant, la règle selon laquelle le méchant est anéanti tandis que le juste est récompensé tient-elle toujours face 8
PERDUE 2011, 110.
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aux imprévus de la vie, notamment lorsque le juste est éprouvé jusque dans sa chair ? Qu’en est-il, en effet, du sage anéanti ? Que dire face au mal et au malheur de l’innocent ? De telles questions n’ont pas été, jusque-là, abordées de front dans les textes de l’Ancien Testament. À la rigueur, était reconnue une valeur positive à la souffrance, en forme de bienfait de purification (Is 1,25 ; 48,10) ou d’appel à la conversion (Os 2,8-9). C’est le livre de Job qui va s’emparer du sujet pour le traiter avec l’originalité qu’on lui connaît. 3. LE JUSTE ÉPROUVÉ DANS LE LIVRE DE JOB D’entrée de jeu, le livre de Job traite de la souffrance du juste comme d’un problème universel. Comment se fait-il que celui qui est décrit comme le modèle du juste connaisse soudain une telle accumulation de souffrances, sans raison apparente ? Le livre aborde le problème de la souffrance de l’innocent dans sa dimension théologique, c’est-à-dire dans sa relation de foi avec son Dieu. Il ne s’agit donc pas d’abord d’une méditation sur la souffrance imméritée du juste mais d’une réflexion sur le drame de la foi éprouvé par le juste9. Le début du livre nous présente la personnalité de Job en sa vertu. Il nous est décrit comme l’archétype du juste selon la Bible : intègre et droit (תם/)ישר, craignant Dieu et s’écartant du mal (Jb 1,1). Ce refrain reviendra à plusieurs reprises dans le prologue (Jb 1,8 ; 2,3). Suite à cela, est exposé le contenu de sa vertu en Jb 1,2-5 : 2 Sept fils et trois filles lui étaient nés. 3 Il possédait sept mille brebis, trois mille chameaux, cinq cents paires de bœufs, cinq cents ânesses et de très nombreux serviteurs. Cet homme était le plus grand de tous les fils de l’Orient. 4 Ses fils avaient coutume d’aller festoyer chez l’un d’entre eux, à tour de rôle, et d’envoyer chercher leurs trois sœurs pour manger et boire avec eux. 5 Or, une fois terminé le cycle de ces festins, Job les faisait venir pour les purifier et, le lendemain, à l’aube, il offrait un holocauste pour chacun d’eux. Car il se disait : « Peut-être mes fils ont-ils péché et maudit Dieu dans leur cœur ! » Ainsi faisait Job, chaque fois.
C’est précisément l’excellence de sa justice qui est doublement reconnue par Yhwh et doublement mise à l’épreuve par le Satan au terme de deux conseils divins : 9 En la matière, les ouvrages de référence en français restent ceux de J. Lévêque, en particulier : LÉVÊQUE 1970. D’autres études récentes sur ce sujet : GILBERT 2015, 265-279 ; PINÇON 2016 ; FOX 2018 ; KRÜGER 2018 ; MARTIN 2018.
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Premier conseil divin (Jb 1,6-12) : 6 Il y eut un jour où les fils de Dieu venaient se présenter devant Yhwh, le Satan aussi vint parmi eux. 7 Yhwh dit alors au Satan : « D’où viens-tu ? » – Et le Satan répondit à Yhwh : « De parcourir la terre et de m’y promener. » 8 Et Yhwh dit au Satan : « Ton cœur a-t-il remarqué mon serviteur Job ? Il n’a point son pareil sur la terre : c’est un homme intègre ( )תםet droit ()ישר, qui craint Dieu et s’écarte du mal ! » 9 Et le Satan répondit à Yhwh : « Est-ce pour rien que Job craint Dieu ? 10 Ne l’as-tu pas entouré d’une haie, ainsi que sa maison et tout ce qu’il possède alentour ? Tu as béni toutes ses entreprises, ses troupeaux pullulent dans le pays. 11 Mais étends la main et touche à tout ce qui est à lui ; je gage qu’il ne te maudisse en face ! » 12 Yhwh dit au Satan : « Soit ! Tout ce qu’il possède est en ton pouvoir. Évite seulement de porter la main sur lui. » Et le Satan sortit de devant Yhwh.
Second conseil divin (Jb 2,1-6) : 1 Un autre jour où les fils de Dieu venaient se présenter devant Yhwh, le Satan aussi s’avançait parmi eux. 2 Yhwh dit alors au Satan : « D’où vienstu ? » Le Satan répondit à Yhwh : « De parcourir la terre et de m’y promener. » 3 Et Yhwh dit au Satan : « Ton cœur a-t-il remarqué mon serviteur Job ? Il n’a point son pareil sur la terre : c’est un homme intègre ( )תםet droit ()ישר, qui craint Dieu et s’écarte du mal ! Il persévère dans son intégrité et c’est en vain que tu m’as excité contre lui pour le détruire. » 4 Et le Satan de répliquer à Yhwh : « Peau après peau ! Tout ce que l’homme possède, il le donne pour sa vie ! 5 Mais étends la main, touche à ses os et à sa chair, et je gage qu’il ne te maudisse en face ! » 6 Yhwh dit au Satan : « Soit ! Il est en ton pouvoir mais respecte pourtant sa vie. » 7 Et le Satan sortit de devant Yhwh.
Suite à ces deux conseils divins, est décrite une avalanche de catastrophes qui s’abattent sur la vie du juste : d’abord sur sa famille puis sur sa personne. À chaque fois, Job refuse de maudire son Dieu comme, pourtant, le Satan l’avait prédit et comme sa femme le lui avait suggéré : « En tout cela, Job ne pécha point et il n’imputa rien d’indigne à Dieu » (Jb 1,22) ; « En tout cela, Job ne pécha point en paroles » (Jb 2,10). À terme, dans l’épilogue du récit, le lecteur apprend que la situation de Job est rétablie parce qu’il a parlé de Dieu avec droiture : נכונה (Jb 42,7-17). C’est à ce titre que le Seigneur réhabilite Job dans ses biens et le réconcilie avec ses amis : 7 Après qu’il eut ainsi parlé à Job, Yhwh s’adressa à Eliphaz de Témân : « Ma colère s’est enflammée contre toi et tes deux amis, car vous n’avez pas parlé de moi avec droiture ( )נכונהcomme l’a fait mon serviteur Job.
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BERTRAND PINÇON 8 Et maintenant, procurez-vous sept taureaux et sept béliers, puis allez vers mon serviteur Job. Vous offrirez pour vous un holocauste, tandis que mon serviteur Job priera pour vous. J’aurai égard à lui et ne vous infligerai pas ma disgrâce pour n’avoir pas parlé de moi avec droiture ( )נכונהcomme mon serviteur Job. » 9 Eliphaz de Témân, Bildad de Shuah, Cophar de Naamat s’en furent exécuter l’ordre de Yhwh. Et Yhwh eut égard à Job.
Pour en arriver là, Job aura passé son temps à crier sa souffrance et critiquer les arguments avancés par ses amis10. Pourtant, il ne lui reste plus que la peau et les os pour oser crier sa souffrance. Il le fera longuement auprès de ses amis, assis près de lui sur son tas de cendres (Jb 4–37). Puis le Seigneur se fera connaître à lui au moyen d’une double théophanie à laquelle Job répondra brièvement (Jb 38,1–42,6). Mais, bien avant cela, Job commence par faire entendre sa plainte sous forme d’une saisissante lamentation. En Jb 3, après un long silence de sept jours et de sept nuits, il se met enfin à parler pour s’en prendre au jour qui l’a vu naître : 1 Enfin Job ouvrit la bouche et maudit le jour de sa naissance. 2 Il répondit et dit : 3 Périsse le jour qui me vit naître et la nuit qui a dit : « Un garçon a été conçu ! » 4 Ce jour-là, qu’il soit ténèbres, que Dieu, de là-haut, ne le réclame pas, que la lumière ne brille pas sur lui ! 5 Que le revendiquent
ténèbres et ombre épaisse, qu’une nuée s’installe sur lui, qu’une éclipse en fasse sa proie ! 6 Oui, que l’obscurité le possède, qu’il ne s’ajoute pas aux jours de l’année, n’entre point dans le compte des mois ! 7 Cette nuit-là, qu’elle soit stérile, qu’elle ignore les cris de joie ! 8 Que la détestent ceux qui exècrent les jours et sont prêts à réveiller Léviathan ! 9 Que se voilent les étoiles de son aube, qu’elle attende en vain la lumière et ne voie point s’ouvrir les paupières de l’aurore ! 10 Car elle n’a pas fermé sur moi la porte du ventre, pour cacher à mes yeux la souffrance.
Ces propos montrent que Job a changé de posture depuis le temps béni de ses débuts. Désormais, il ne fait plus entendre une bénédiction mais une malédiction : non pas envers Dieu lui-même mais envers sa propre vie comme don de Dieu. Il conteste que la vie soit un bien pour lui : l’homme est mortel et sa vie n’est que souffrance. Job en prend conscience, ce qui redouble les effets de son mal. Mais, pour l’heure, Job ne s’oppose pas à Dieu frontalement, il s’oppose seulement au spectacle du monde qui, à ses yeux, lui paraît incohérent : Dieu fait à l’homme le cadeau d’une vie mais ce cadeau n’est pas des plus réjouissants. C’est donc sur le terrain de la création et de la Providence que le juste se situe11 : 10 11
WONSIC 2019. LÉVÊQUE 1987.
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11 Pourquoi ne suis-je pas mort au sortir du sein, n’ai-je péri aussitôt enfanté ? 12 Pour quelle raison s’est-il trouvé deux genoux pour m’accueillir, deux mamelles pour m’allaiter ? 13 Maintenant je serais couché en paix, je dormirais d’un sommeil reposant, 14 avec les rois et les grands ministres de la terre, qui se sont bâti des mausolées, 15 ou avec les princes qui ont de
l’or en abondance et de l’argent plein leurs tombes.
Ce qui est recherché par Job n’est pas tant la mort, le suicide, que, plus originellement, le fait de ne pas être né : pourquoi vivre si c’est pour vivre dans cet état ? 20 Pourquoi donner à un malheureux la lumière, la vie à ceux qui ont l’amertume au cœur, 21 qui aspirent après la mort sans qu’elle vienne, fouillent à sa recherche plus que pour un trésor ? 22 Ils prendraient plaisir en face du tertre funèbre, exulteraient de trouver la tombe. 23 Pour qui ce don à l’homme dont la route est cachée et que Dieu entoure d’une haie ? 24 Car pour nourriture, j’ai mes soupirs, comme l’eau s’épanchent mes rugissements. 25 Car toutes mes craintes se réalisent et ce que je redoute m’arrive. 26 Pour moi,
ni tranquillité, ni paix, ni repos : rien que du tourment !
Par la suite, Job tente de remettre en cause, l’un après l’autre, les arguments avancés par ses amis : si le juste est prétendument récompensé pour sa justice, comment se fait-il que, lui, Job connaisse autant de souffrances ? Pour eux, si Job souffre à ce point, c’est qu’il s’est rendu coupable d’une faute (connue ou dissimulée), car Dieu ne punit que les méchants : « Souviens-toi : quel est l’innocent qui a péri ? Où donc des hommes droits sont-ils exterminés ? » (Jb 4,7). Et de lui répéter que le juste est toujours récompensé pour sa fidélité : « Non, Dieu ne rejette pas l’homme intègre, il ne prête pas main-forte aux méchants » (Jb 8,20). Et Job de leur répondre point par point. S’il reconnaît sa propre indignité d’homme devant Dieu, il refuse catégoriquement les allégations avancées par ses détracteurs qui ne reposent que sur des formules toutes faites, sans fondement : « Vous n’êtes que des charlatans, des médecins de fantaisie » (Jb 13,4) ; « Vos leçons apprises sont des sentences de cendre, vos défenses, des défenses d’argile » (Jb 13,12). Suite aux propos théoriques de ses amis, Job répond en se référant à sa propre expérience : « Instruisez-moi, alors je me tairai ; montrez-moi en quoi j’ai pu errer » (Jb 6,24). Dans le même temps, il répond à Dieu qui, à ses yeux, semble l’agresser : « Si j’ai péché, que t’ai-je fait, à toi, l’observateur attentif de l’homme ? Pourquoi m’as-tu pris pour cible, pourquoi te suis-je à charge ? » (Jb 7,20) ; « Les flèches de Shaddaï en moi sont plantées, son humeur boit leur venin et les terreurs de Dieu sont en ligne contre moi » (Jb 6,4). Et de demander
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à Dieu de venir s’expliquer devant lui : « Même si je suis dans mon droit, je reste sans réponse ; c’est mon juge qu’il faudrait supplier » (Jb 9,15). Le Seigneur répondra en son temps mais sans reprendre directement les critiques formulées par Job. Il se proposera avant tout de lui faire faire une visite guidée de l’univers pour lui montrer de quelle manière Lui, le Créateur de toute chose, est maître de sa création et que celle-ci est loin d’être sens dessus dessous (Jb 38–42). Que retenir de la sagesse de Job au regard de la situation du juste ? Le principe de rétribution est critiqué jusque dans sa radicalité : sa mise en œuvre ne tient pas devant la souffrance de l’innocent. Dans son monologue aussi bien que dans le dialogue avec ses amis et, plus encore, dans la rencontre avec son Dieu, Job avance des arguments qui remettent en cause l’apparente automaticité de la récompense du juste. Ses amis ne sauront lui répondre avec sagesse. Quant à Dieu, il lui répondra in fine mais non pas directement. En finale, si Job est rétabli dans ses biens et ses relations, c’est par pure grâce. Au terme du livre, la question de la souffrance du juste reste entière. Toutefois, et en dépit de quelques ouvertures eschatologiques, fruit de relectures postérieures, la sagesse du juste n’est abordée que dans la seule perspective de ce monde-ci. Qu’en est-il alors de la récompense dans l’au-delà ? Telle est la question abordée dans le livre de la Sagesse. 4. LE JUSTE RÉCOMPENSÉ DANS L’AU-DELÀ SELON LE LIVRE DE LA SAGESSE Dans ce livre deutérocanonique écrit en grec quelques années avant le début de l’ère chrétienne, le juste est mis aux prises avec l’attitude agressive des impies qui, assurés de leur bon droit et jaloux de sa sagesse, veulent s’en prendre à sa vie. Ces derniers tiennent à son endroit deux séries de discours rapportés en style direct, au chapitre 2 et au chapitre 5. Dans une première série de discours (Sg 2,1-20), les impies dénoncent haut et fort la brièveté et l’absurdité de la vie sur terre (v. 1-9). Partant de là, ils fomentent un projet maléfique à l’encontre du juste (v. 10-20) en vue de l’agresser physiquement, et cela pour au moins deux raisons : – Le juste est faible et inutile : « Opprimons le juste qui est pauvre, n’épargnons pas la veuve, soyons sans égards pour les cheveux blancs chargés d’années du vieillard. Que notre force soit la loi de la justice, car ce qui est faible s’avère inutile » (v. 10-11).
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– Le juste est un gêneur : « Tendons des pièges au juste, puisqu’il nous gêne et qu’il s’oppose à notre conduite, nous reproche nos fautes contre la Loi et nous accuse de fautes contre notre éducation. Il se flatte d’avoir la connaissance de Dieu et se nomme enfant du Seigneur. Il est devenu un blâme pour nos pensées, sa vue même nous est à charge ; car son genre de vie ne ressemble pas aux autres, et ses sentiers sont tout différents. Il nous tient pour chose frelatée et s’écarte de nos chemins comme d’impuretés. Il proclame heureux le sort final des justes et il se vante d’avoir Dieu pour père » (v. 12-16). Pour ces deux raisons, ils conviennent de le mettre à l’épreuve : « Voyons si ses dires sont vrais, expérimentons ce qu’il en sera de sa fin. Car si le juste est fils de Dieu, il l’assistera et le délivrera des mains de ses adversaires. Éprouvons-le par l’outrage et la torture afin de connaître sa douceur et de mettre à l’épreuve sa résignation. Condamnons-le à une mort honteuse, puisque, d’après ses dires, il sera visité » (v. 17-20)12. Ainsi, les impies tentent-ils de prendre au mot l’homme juste pour vérifier le bien-fondé de ses allégations. C’est la raison pour laquelle ils projettent de s’en prendre à sa vie (par des outrages et des tortures), à sa foi (en contestant l’assistance de Dieu), au point de lui faire subir une mort déshonorante. Dans la seconde série de discours (Sg 5,4-13), sont rapportés, en forme de fiction, les propos des impies tenus dans l’au-delà, à la vue du juste glorifié :« Alors le juste se tiendra debout, plein d’assurance, en présence de ceux qui l’opprimèrent, et qui, pour ses labeurs, n’avaient que mépris. À sa vue, ils seront troublés par une peur terrible, stupéfaits de le voir sauvé contre toute attente. Ils se diront entre eux, saisis de regrets et gémissant, le souffle oppressé […] » (Sg 5,1-3)13. Face au triomphe du juste est mis au jour l’échec retentissant du projet maléfique des impies. Dans ses termes, le discours reprend, en ordre inversé, les arguments invoqués dans le premier discours en Sg 2 : – Celui qui a été outragé, torturé, mis à mort (cf. Sg 2,17-20), « le voilà » maintenant vivant et Dieu l’a visité : « Le voilà (οὗτος), celui que nous avons jadis tourné en dérision et dont nous avons fait un objet d’outrage, nous, insensés ! Nous avons tenu sa vie pour folie, et sa fin pour infâme » (Sg 5,4). 12 13
Pour une étude complète de Sg 2, voir GILBERT 2011. Au sujet de l’analyse de Sg 5, voir MANFREDI 2004.
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– Le juste est à présent reconnu comme compté parmi les fils de Dieu, comme il l’avait affirmé (cf. Sg 2,12-16) : « Comment donc a-t-il été compté parmi les fils de Dieu ? Comment a-t-il son lot parmi les saints ? » (Sg 5,5). – Contrairement au juste, les impies sont dans l’ignorance des voies (ὁδοί) du Seigneur et de sa Loi (νόμος). C’est un aveu d’échec de leur mode de vie (cf. Sg 2,6-9) : « Oui, nous avons erré hors du chemin de la vérité ; la lumière de la justice n’a pas brillé pour nous, le soleil ne s’est pas levé pour nous. Nous nous sommes rassasiés dans les sentiers de l’iniquité et de la perdition, nous avons traversé des déserts sans chemins, et le chemin du Seigneur, nous ne l’avons pas connu ! » (Sg 5,6-7). – Finalement, ils confessent la débauche de leur vie et leur manque de vertu (cf. Sg 2,1-5) qui ne peuvent que les conduire à leur propre perte : « À quoi nous a servi l’orgueil ? Que nous ont valu richesse et jactance ? Tout cela a passé comme une ombre, comme une nouvelle fugitive. Tel un navire qui parcourt l’onde agitée, sans qu’on puisse découvrir la trace de son passage ni le sillage de sa carène dans les flots ; tel encore un oiseau qui vole à travers les airs, sans que de son trajet on découvre un vestige ; il frappe l’air léger, le fouette de ses plumes, il le fend en un violent sifflement, s’y fraie une route en remuant les ailes, et puis, de son passage on ne trouve aucun signe ; telle encore une flèche lancée vers le but ; l’air déchiré revient aussitôt sur lui-même, si bien qu’on ignore le chemin qu’elle a pris. Ainsi de nous : à peine nés, nous avons disparu, et nous n’avons à montrer aucune trace de vertu ; dans notre malice nous nous sommes consumés ! » (Sg 5,8-13). Une fois encore, un jugement attend les impies lorsque Dieu fera le compte de leurs actes : « Oui, l’espoir de l’impie est comme la bale emportée par le vent, comme l’écume légère chassée par la tempête, il se dissipe comme fumée au vent, il passe comme le souvenir de l’hôte d’un jour » (Sg 5,14). Ce jugement ne concerne, en revanche, que les impies car les justes, eux, sont déjà admis auprès de Dieu : « Mais les justes vivent à jamais, leur récompense est auprès du Seigneur, et le Très-Haut a souci d’eux. Aussi recevront-ils la couronne royale magnifique et le diadème de beauté, de la main du Seigneur ; car de sa droite, il les protègera, et de son bras, comme d’un bouclier, il les couvrira » (Sg 5,15-16). Finalement, le livre de la Sagesse s’attache moins au prononcé de la sentence qu’à l’état d’âme des impies torturés par leur conscience
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coupable et à l’avènement du triomphe du juste14. S’agissant de ce dernier, une récompense est promise, c’est certain. Mais quand se manifestera-t-elle ? Une chose est sûre : si elle n’a pas lieu dans ce mondeci, du moins elle se manifestera dans l’au-delà15. Ainsi, par rapport à l’application stricte de la règle de la rétribution du juste selon les Proverbes et sa franche critique par Job, la pensée de l’auteur du livre de la Sagesse ouvre un nouvel horizon de sens, ouvertement eschatologique, dont ne manqueront pas de s’inspirer les auteurs du Nouveau Testament dans leur relecture christologique de la figure du juste.
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Cf. D’ALARIO 1999. NOBILE 2014.
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LE DIKAIOS DANS L’ÉVANGILE DE MATTHIEU À LA LUMIÈRE DE LA ZEDAQAH BIBLIQUE Anthony GIAMBRONE École biblique et archéologique française de Jérusalem
On ne peut guère parler de la figure du juste sans d’abord parler de la justice, car l’homme juste est précisément celui qui pratique la justice. Dans l’évangile de Matthieu le concept de la justice, et donc aussi le concept du juste, est profondément enraciné dans une tradition antérieure, centrée sur le mot hébreu צדקה. Ce mot, tellement central dans l’univers moral de la Bible, désigne un idéal religieux suprême, mais n’est pas statique pour autant. Il a subi un développement sémantique important pendant la période du second Temple, et Matthieu en est l’héritier et le témoin direct. Le lexème témoigne d’une transformation de la construction de l’image biblique du juste, qui sort du cadre traditionnel pour une espèce de « mutation christologique ». Tout en gardant un contenu familier, focalisé sur la charité, l’homme juste est redéfini autour de la figure de Jésus en tant que législateur et juge eschatologique. 1. DÉVELOPPEMENT SÉMANTIQUE Pour l’unique mot grec δικαιοσύνη, deux mots légèrement différents existent en hébreu pour signifier la justice : צדקet צדקה. En général, une différenciation sémantique subtile mais plutôt nette distingue les deux concepts, bien que les textes tardifs, c’est-à-dire à partir du Deutéro-Isaïe, mélangent un peu les deux idées1. La forme masculine est abstraite et signifie une rectitude intérieure. C’est la vertu ou même la règle qui mesure la droiture de quelqu’un ou de quelque chose, très souvent d’un poids par exemple. On ne peut donc pas faire צדק, qui est normalement soit en construction génitive, soit en conjonction avec une préposition. La צדקה, par contre, est quelque chose d’extérieur. Ainsi le mot est un complément d’objet direct du verbe עשה. On fait la צדקה. 1
JOHNSON 1989.
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Cela signifie donc en premier lieu, dans la strate primitive des textes, un verdict juste, puis la justification, d’où le salut ou même la victoire. Faire צדקהappartient surtout à ceux qui ont le pouvoir du jugement : Dieu et les rois (qui incarnent et réalisent la justice divine sur la terre). Les gens simples, sans pouvoir, en sont par conséquent les bénéficiaires. La צדקהest orientée vers ces pauvres et décrétée en leur faveur. Le syntagme classique et très commun « faire » משפט וצדקהmontre bien cette liaison entre Dieu, le roi et les pauvres. Le Ps 72,1-2 est un bel exemple de l’importance – pour l’idéologie royale – de cet usage très généralisé du concept de droiture en matière d’ordre social : O Dieu, donne au roi ton jugement ()משפטיך, au fils de roi ta justice ()וצדקתך, Qu’il rende à ton peuple sentence juste ( בצדק... )ידין, et jugement ()במשפט à tes petits.
Cette connotation fortement politique de faire משפט וצדקהse dissout avec la disparition de la monarchie. Un article récent constate en effet qu’au temps de la rédaction finale du Pentateuque, cette expression, qui paraît très régulièrement chez les prophètes mais presque jamais dans la Torah, était tellement liée à la propagande de la monarchie que les rédacteurs finaux l’ont évitée2. Ils privilégiaient à sa place leur idéal alternatif d’une société juste, où faire צדקהest désormais une responsabilité de toute la communauté d’Israël, et non plus exclusivement la tâche du roi. Il ne faut cependant pas exagérer cette disparition de la monarchie de la pensée biblique. Parler de « démocratisation » est sans doute anachronique. La figure du roi a toujours gardé une centralité en tant qu’idéal progressivement messianique – notamment l’idéal du roi qui fait justice aux opprimés (un point qui sera soulevé à la fin de cette étude). Néanmoins, ces changements sociaux importants ont marqué l’idée et le discours de la צדקה, et il faut en tenir compte. Dans le cadre de ce mouvement vers un nouvel acteur qui peut aussi faire צדקהet qui n’est plus à la hauteur d’un monarque absolu du ProcheOrient ancien, une signification beaucoup plus concrète et accessible émerge : celle de l’action même de rendre justice à quelqu’un. En particulier à partir de la période postexilique, la pratique de la charité envers les pauvres par des dons d’aumône s’est accélérée en tant que marque déterminante de la « justice » idéale. Ainsi agir comme juge en faveur des humbles peut être remplacé par des gestes charitables envers les indigents. 2
HOUSTON 2016. Sur משפט וצדקה, voir aussi WEINFELD 1995.
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Cette importance croissante d’une miséricorde matérielle apparaît en lien étroit avec la sémantique prototypique que George Lakoff appelle « best example discourse »3. La figure du צדיקest le faiseur de צדקה par excellence, celui qui pratique et qui manifeste la צדקהdans le monde d’une manière exemplaire4. En qualité de personnage archétypal, cet « homme juste », le צדיק, sort de la cour royale et apparaît dans l’anthropologie pédagogique du livre des Proverbes comme le modèle vivant d’une éducation morale. Bien que sa figure soit une mosaïque composée de matériaux aphoristiques variés, son soin pour les pauvres est l’un des traits distinctifs de sa personne (par exemple Pr 14,31 ; 21,26 ; 28,27 ; 29,7). Cette caractéristique déjà discernable dans le texte hébreu est considérablement intensifiée dans la version grecque du livre (par exemple Pr 3,27 ; 13,9.11 ; 14,21 ; 17,5 ; 19,7 ; 22,9 ; 28,22 ; 31,28). Alors que le terme spécifique de צדיקdisparaît dans le langage du Siracide, le rôle de la charité dans la vie du sage s’amplifie de manière impressionnante. Le même accent est également repris dans les parties sapientielles du Psautier, par exemple dans les Ps 37 et 112 (cf. Ps 41,2), où le צדיקest encore plus clairement défini comme celui qui donne aux pauvres ( )לאביונים נתןet « dont la צדקהperdure à jamais » (Ps 112,9 ; cf. Ps 112,4-5). On ne se trompe donc point si on voit un lien fort entre le nom de Simon le Juste – un héros dans le livre du Siracide et, plus tard, le premier à porter le titre – הצדיקet la formule sommaire qu’il exprime dans Pirke Aboth 1,2 : « Le monde est construit sur trois fondements, sur la Torah, sur le service divin, et sur les aumônes (גמילות )חסדים. » Sémantiquement, la trajectoire de la racine צ-ד- קtrace ainsi un arc de cercle du « sage » prototypique à son comportement caractéristique, à savoir la charité, et finalement à l’objet de ses actes de bienfaisance, afin que la צדקהsignifie l’aumône même. Le processus est terminé à l’époque de Daniel et des manuscrits de la mer Morte, comme les études de Franz Rosenthal, Francesco Zanella et Gary Anderson l’ont toutes très bien montré5. Le changement de sens est clairement attesté dans la reprise de Pr 10,2LXX en Tb 4,10 et 12,9, avec le remplacement de δικαιοσύνη ( צדקהdans le texte massorétique) par ἐλεημοσύνη, c’est-à-dire « aumône » : « Trésors mal acquis ne profitent pas, mais 3 4 5
LAKOFF 1987, 12-58. MACH 1957. ROSENTHAL 1951 ; ZANELLA 2013 ; ANDERSON 2013.
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la ( צדקהla charité/la miséricorde/l’aumône) délivre de la mort. » La vie de Tobit en est la preuve ; l’ἐλεημοσύνη est sa vertu rayonnante, qui délivre ce deuxième Job le Juste de ses malheurs : « J’ai marché sur des chemins de vérité et dans les bonnes œuvres tous les jours de ma vie. J’ai fait beaucoup d’aumônes (ἐλεημοσύνας πολλὰς ἐποίησα) à mes frères » (Tb 1,3). Un tel צדיקillumine assez bien l’arrière-plan de l’évangile de Matthieu. À l’époque, le discours de – צדקהet par conséquent du « juste » – faisait penser directement à la charité. 2. « FAIRE VOTRE JUSTICE » Au centre du sermon sur la montagne, au chapitre 6 de l’évangile de Matthieu, Jésus emploie un syntagme révélateur et assez rare : τὴν διακαιοσύνην ὑμῶν ποιεῖν, « faire votre justice » (Mt 6,1). On cherche en vain cette construction dans la littérature grecque classique ou hellénistique, où il est souvent question d’enseigner la justice6 ou de la chercher7 ou peut-être de la louer8, mais jamais (à ma connaissance) de la faire. En effet, cette expression « faire la justice », au cœur de la doctrine éthique du premier évangile, semble un exemple clair de sémitisme, car elle est concentrée presque exclusivement dans les textes du milieu juif (ou judéo-chrétien). L’expression est caractéristique des Testaments des douze patriarches, par exemple, où elle paraît quatre fois9. Chez Matthieu, la phrase reprend le développement de la צדקה biblique qui vient d’être décrit et il n’est pas du tout fortuit qu’après les mots « Gardez-vous de faire votre justice devant les hommes », le verset suivant énonce : « Quand donc tu fais l’aumône (ἐλεημοσύνην)… » (Mt 6,2). Dans ce contexte, Matthieu souligne comment faire la justice en disant qu’il faut donner, prier, etc., dans le secret, et que notre Père, qui voit dans le secret, nous le rendra. La morale est énoncée à la fin : « Amassez-vous des trésors dans le ciel » (Mt 6,20). Le Testament de Lévi se rapproche de cette perspective de Matthieu d’une manière impressionnante : « Mes fils, faites la justice sur la terre, afin que vous la trouviez dans le ciel » (Test. Lévi 13,5). Il ne faut pas trancher ici la question épineuse de l’influence chrétienne sur le texte hybride des Testaments. L’importance est plutôt la 6 7 8 9
Xénophon, Économique 14,3,2 ; Cyropédie 1,2,6,2 ; 1,3,16,1 ; 1,6,31,3. Platon, République 336e ; 472b. Platon, République 362e ; 363a ; 366e. Test. Lévi 13,5 ; Test. Nephtali 4,5 ; Test. Gad. 3,1 ; Test. Benjamin 10,3.
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logique partagée. Faire la צדקהici-bas accumule un compte de mérites, de זכותen-haut. Anderson et Eliezer Diamond ont admirablement éclairé la dynamique de cette pensée, tellement répandue10. Dans une brève étude de 1968, Klaus Koch a déjà traité de ce Schatz im Himmel en notant l’extrême gêne des exégètes modernes, surtout protestants, face à cette perspective, en évoquant « ein Vorrat von guten Werken im Himmel, der einst am Eschaton das ewige Leben schenkt – für die Protestanten eine abscheuliche Vorstellung11. » Günter Bornkamm est également direct : « Erzogen in dem Kantischen Begriff der Pflicht, verbinden wir sofort mit dem Begriff Lohn die Vorstellung eines unterwertigen Eudämonismus, der die Reinheit sittlicher Gesinnung trübt12. » Évidemment, de tels préjugés et cette préférence pour une justice parfaitement désintéressée obscurcissent l’archétype de l’homme juste selon Matthieu par des idéaux moraux de l’époque des Lumières. Que cela nous plaise ou non, le δίκαιος de l’évangile est profondément impliqué dans un échange avec Dieu : de plus, c’est un échange do ut des quasi-financier. Lorsque le jeune homme riche refuse de distribuer ses biens aux pauvres, il perd forcément son trésor dans les cieux (Mt 19,21). Cette économie eschatologique fonctionne alors selon le proverbe « Qui fait la charité au pauvre prête à Yhwh, qui paiera le bienfait de retour » (Pr 19,17). La צדקהest faite envers les pauvres, mais elle est investie en Dieu, qui seul peut payer de retour – car les pauvres euxmêmes n’ont pas les moyens. La règle de la justice dans Matthieu n’est pas loin de Lc 14,13-14 : « Lorsque tu fais un festin, invite les pauvres […] parce qu’ils n’auront pas le moyen de te le rendre. » 3. UNE JUSTICE AGONISTIQUE ET SURÉROGATOIRE Dans la rhétorique de Matthieu, la bonne manière de « faire la » צדקה contraste systématiquement avec les habitudes des hypocrites. Il ne faut pas agir ὥσπερ οἱ ὑποκριταὶ. On doit bien mettre l’emphase sur cet ὥσπερ, ce « comme », puisque les hypocrites pratiquent exactement la même triade d’actions pieuses conseillée par Jésus. Ils font des aumônes, ils prient et ils jeûnent. Les actes constitutifs de la justice ne changent donc pas dans leurs formes essentielles, malgré la polémique contre ces hypocrites. Ce petit 10 11 12
ANDERSON 2013 ; DIAMOND 2004. KOCH 1968, 52. BORNKAMM 1961, 3.
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résumé de la vie du juste – la charité, la prière et le jeûne – est bien une récapitulation propre à Matthieu. Les racines de ces trois gestes ne sont pas trop difficiles à trouver dans les Écritures d’Israël. Pendant la période du second Temple le prestige de tous les trois était en pleine croissance, comme on vient de le voir dans le cas de la charité. On a ici une confirmation du mot de Jésus : « Je ne suis pas venu abolir, mais accomplir » (Mt 5,17). En effet, cette triade est une sorte d’abstraction pédagogique, un raccourci de la צדקהpromulguée par Moïse et les prophètes, pareil à l’enseignement de Jésus sur le plus grand commandement (Mt 22,34-40). Le Messie de Matthieu, dont le joug est léger, cristallise et condense tout le poids de la Loi et des prophètes en une espèce de diamant moral. Si Jésus reformule ainsi la צדקהtraditionnelle, en conservant son essence, une concurrence oppose quand même deux prétendants au titre de Juste. Au chapitre 6, la scission consiste en un contraste net entre une justice liée à un statut social et une justice qui reste cachée – sauf aux yeux du Père céleste. La tension est à la fois entre le notoire et l’inconnu, l’humain et le divin, le déjà et le pas encore – mais le juste échange entre Dieu et l’homme est toujours au premier plan. La figure du δίκαιος bifurque alors selon ces possibilités et deux constructions émergent. D’une part le צדיקest cette figure publique, qui résiste au royaume des cieux, installée confortablement dans la société terrestre où elle reçoit déjà sa récompense. Il s’agit d’une personnalité liée au projet social et religieux des scribes et des pharisiens. Dans la tirade de Jésus contre ces gens au chapitre 23, il les appelle ouvertement des fraudeurs : « Malheur à vous […] au-dehors vous offrez aux yeux des hommes l’apparence de justes (φαίνεσθε τοῖς ἀνθρώποις δίκαιοι), mais audedans, vous êtes pleins d’hypocrisie et d’iniquité » (Mt 23,28). Par leur décision de ne pas « chercher d’abord le royaume et sa justice » (Mt 6,33), ces faux « justes », dont l’aspect honnête est trompeur, s’excluent de la mission salvatrice du Christ : « Je ne suis pas venu appeler les (soi-disant) justes, mais les pécheurs » (Mt 9,13). D’autre part, l’évangile parle encore d’un autre groupe de δίκαιοι. Leur apparence trompe aussi, car ils ne revendiquent ni reconnaissance ni récompense ici-bas. Ces gens sont « affamés et assoiffés de la justice », car le dédommagement de leur propre pratique de la justice est aligné sur la justice finale de Dieu. La communauté construite par ces justes est donc une société réglée par les béatitudes. Ces δίκαιοι eschatologiques ne sont appelés ainsi que quatre fois dans l’évangile, toujours
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« à la fin des temps », lorsqu’ils resplendiront comme le soleil dans le royaume de leur Père (Mt 13,43.49). Ils sont les δίκαιοι qui au jugement iront à une vie éternelle. La צדקהde ces δίκαιοι qui les délivre de la mort (Mt 25,31-46), s’exprime sans ambiguïté par leur miséricorde charitable envers les plus petits. En plus de ces deux groupes, trois individus sont explicitement présentés comme δίκαιος dans le premier évangile. Une sorte de martyrologie juive, reconfigurée autour du motif matthéen du sang innocent, ou bien du αἷμα δίκαιον (Mt 23,30.35 ; 26,28 ; 27,4.6.8.24-25), apparaît deux fois. La mention du meurtre d’« Abel le Juste » en Mt 23,35 avec celui de Zacharie le fils de Barachie rappelle, par exemple, la liste des justes et leur destin violent dans 4 M 18,11-15, qui part d’Abel en passant par les trois enfants dans la fournaise et se termine par la sentence πολλαὶ αἱ θλίψεις τῶν δικαίων (Ps 33,20LXX)13. Pour des raisons rhétoriques, l’espérance explicite en la résurrection – propre au texte exhortatif de 4 M – n’apparaît pas dans le discours polémique de Mt 23,35. On pourrait néanmoins lier ce groupe de martyrs exemplifié par Abel en Mt 23 à l’espérance des δίκαιοι déjà évoquée. Abel est la figure de ceux qui souffrent ici-bas, et pour lesquels la justice divine se vengera14. Il est intéressant de noter à cet égard que la tradition a vu en Abel un homme pauvre opprimé et abusé par le riche Caïn, dont le nom a été compris comme signifiant « possession » (Gn 4,2), qui voulait dépouiller son frère pour s’enrichir (par exemple Philon, Les chérubins 52 ; Josèphe, Antiquités juives I,52-53 ; Genèse Rabbah 22,9 ; cf. Si 34,19-22 ; Jc 5,1-6 ?)15. À l’époque, le topos d’« Abel le Juste » incarnait ainsi d’une manière très compacte une δικαιοσύνη fortement liée à la justice de Dieu, qui est spécialement attentive à la détresse des pauvres. Lorsque la femme de Pilate, avertie par un songe, appelle Jésus un homme juste en Mt 27,19, le motif martyrologique du sang innocent est toujours en jeu. On anticipe en craignant déjà le malheur qui arrivera si on ose toucher à cet homme (πολλὰ ἔπαθον δι᾿ αὐτόν). Face à l’alternative entre Barabbas et Jésus, la foule prend – par son choix du coupable – le côté meurtrier de Caïn. Le sang de ce juste, comme celui d’Abel, criera vers le ciel depuis la terre (Mt 27,24-25). On atteint ici l’apogée d’une construction du juste poussé en dehors de la société 13 14 15
Voir BYRON 2012. BYRON 2012, 345-347. BYRON 2012, 344-348.
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et rejeté formellement – c’est tout le contraire des justes « hypocrites » bien respectés ; il représente une figure qui devient une sorte de pharmakon16. Le δίκαιος le plus célèbre dans l’évangile est le père de Jésus, Joseph17. Le cas est intéressant. Loin d’être le pratiquant d’une justice qui gêne la société (par exemple Sg 2–3), Joseph a l’air d’un modèle moral tout à fait respectable, un bon citoyen juif, si on veut. La situation de sa femme le force, néanmoins, à sortir des normes conventionnelles. L’impression que Joseph est un « juste » au sens anodin d’observer la Loi, n’est pas une lecture sans problèmes (Mt 13,17 ; 23,28.35 ; 10,41). La miséricorde que Joseph montre envers Marie n’est pas une question d’aumônes à strictement parler, mais on verra que sa discrétion compatissante révèle un espace éthique plus large que celui strictement régi par la Loi. En effet, la question qui se pose est précisément : quelle est la relation entre la Loi et l’action de Joseph ? Son comportement semble être une sorte de compassion (ou charité) au-delà des exigences de la Loi. Au niveau grammatical, c’est une question de relation entre deux phrases participiales : δίκαιος ὢν καὶ μὴ θέλων αὐτὴν δειγματίσαι (Mt 1,19). Les commentaires proposent deux manières de lire ce texte : 1) « bien qu’il soit juste, il ne voulait pas la dénoncer publiquement » ; 2) « il était juste, donc il ne voulait pas la dénoncer »18. Dans le premier cas, une tension existe entre l’obéissance à la Torah et la justice de Joseph ; dans le deuxième cas, sa justice est en harmonie avec la Torah. La lapidation envisagée pour les adultères par Dt 22 incline vers la première possibilité. Cela suggère que le comportement de Joseph sort du cadre de la loi de Moïse, tandis que sa justice reste une justice mesurée par cette même loi. Il ne perd pas le titre de juste, malgré son action hors de la Loi. On est ici, me semble-t-il, dans un paradigme de surérogation, de dépassement. « Si votre justice ne surpasse pas celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez pas dans le royaume des cieux » (Mt 5,20). La décision de Joseph de renoncer à son droit de dénoncer Marie reconnaît la Loi et simultanément la dépasse. Roland Deines a remarqué que dans la phrase πλεῖον περισσεύειν de Mt 5,20, il s’agit d’une « eschatologische Qualifizierung der JüngerGerechtigkeit », mais que le changement dans cette nouvelle conception 16 17 18
Sur ce thème, voir MOSCICKE 2018. Voir WUCHERPFENNIG 2008, 216-221 ; et LÉON-DUFOUR 1959. Voir par exemple HAGNER 1993, 18.
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de δικαιοσύνη est quantitatif plutôt que qualitatif19. Cette observation est parfaitement correcte et on peut ajouter qu’une nouvelle société se construit autour de cette qualification eschatologique de la justice de la Loi. Deines ne veut cependant pas dire que l’évangile vise encore plus de commandements et de prohibitions, et son effort d’échapper à la perspective d’une δικαιοσύνη mesurée le laisse sans explication de la virtuosité qu’implique ce « Mehr » qui dépasse la justice des scribes et des pharisiens, sauf le « Mehr » de reconnaître l’action de Dieu en Jésus20. Sans nier l’importance évidente pour Matthieu de faire accepter Jésus comme Seigneur, à mon sens cette lecture doit trop à une lecture luthérienne de Paul (« eigene Gerechtigkeit »). Précisément à cause du point de vue qualitatif partagé entre Matthieu et les pharisiens décrit par l’évangéliste, il faut garder le paradigme d’un monde éthique proto-rabbinique21. Je ferais donc un lien ici avec le לפנים משורת הדין des sources rabbiniques, que Tzvi Novick a brillamment fait remonter dans les traditions tannaïtiques à une « trumping implication », c’est-àdire à l’idée que parfois une loi supérieure l’emporte sur un autre commandement moins exigeant22. La perfection de la justice dans ce geste de compassion de Joseph envers Marie en est un exemple. Tout simplement : ici la miséricorde surpasse la justice. Le Père qui est aux cieux fait tomber la pluie sur les justes et sur les injustes ; et le père humain de Jésus, en aimant celle qui semble injuste aux yeux du monde, agit selon le même modèle divin. « Vous, donc, vous serez parfaits comme votre Père céleste est parfait » (Mt 5,48). 4. « C’EST LA MISÉRICORDE QUE JE VEUX » La justice exceptionnelle de Joseph, cette צדקהd’un vrai virtuose, anticipe le nouvel espace moral ouvert par Jésus. En effet, son enseignement répété deux fois dans l’évangile correspond directement aux circonstances présumées par Joseph : le divorce est strictement exclu, sauf pour un cas de πορνεία. Cette reconfiguration de la loi moins exigeante que l’évangile de Marc, mais plus exigeante que Moïse, cible 19
DEINES 2004, 413-428, 425. DEINES 2004, 426. 21 La discussion de Deines sur le mot περισσεύειν chez Paul n’est pas sans intérêt ; mais il n᾽exploite malheureusement pas le rôle majeur que les aumônes jouent dans un texte comme 2 Co 8–9. La citation de Ps 112,9 n’est pas du tout faite au hasard, et περισσεύητε εἰς πᾶν ἔργον ἀγαθόν (2 Co 9,8) n’est pas si loin finalement de la perspective de Mt 5,20. 22 NOVICK 2010. 20
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les cœurs qui ne sont plus endurcis (Mt 19,8), mais recréés. Les antithèses du chapitre 5 donnent l’exemple le plus célèbre de l’approfondissement surérogatoire initié par Jésus. Une ressemblance avec l’idée de עשו סיג לתורהdes Pirke Aboth est claire : « Établissez une clôture autour de la Torah » (1,1). Mais Jésus fait plus que cela. Il change les normes de jugement et donc la mesure même de la justice : quiconque se mettra en colère … quiconque aura quitté sa femme, si ce n’est en cas d’adultère … méritera d’être condamné par le jugement (Mt 5,2232). Si ces paroles semblent très sévères, il faut apprécier le fait qu’elles exigent précisément une charité plus abondante. En un mot : « Aimez vos ennemis ». Deux fois dans l’évangile Jésus cite Os 6,6, en disant aux pharisiens d’aller apprendre la signification du passage « c’est la miséricorde (ἔλεος) que je veux, non le sacrifice » (Mt 9,13 ; cf. 12,7). On a ici le principe scripturaire par lequel Jésus critique et dépasse la justice des scribes et des pharisiens. On pourrait l’appeler l’herméneutique de la חסדen rappelant un article important de Jan Joosten23. Il montre que cette tendance, attestée par Matthieu, à traduire le mot hébreu חסד par ἔλεος signale non pas « comme certains ont pu le penser, que le sens de ἔλεος a changé en grec biblique » mais, au contraire, que le sens de חסדmême a évolué24. C’est-à-dire qu’il est passé du sens de « loyauté » à un sens proche de צדקה, pour signifier justement les actes de la charité. C’est donc un esprit pratique de la miséricorde que Dieu veut des hommes, plus que simplement une rectitude rituelle. La scène des épis arrachés au chapitre 12 est particulièrement intéressante à cet égard. La péricope est riche et compliquée, mais Maurice Casey en a bien compris l’enjeu25. Bien qu’il s’agisse manifestement d’une controverse sur le sabbat, il s’agit également de פאה, suivant la prescription de laisser le coin du champ pour les pauvres et les affamés. On a alors une « trumping implication » implicite dans cette citation d’Osée. Jésus tranche un conflit d’obligations en faveur du commandement de la charité ; פאהl’emporte sur le sabbat, car il est חסד, charité voulue par le Seigneur. Jésus illustre ainsi non seulement le verset d’Osée, mais aussi sa propre parole de la péricope précédente en révélant quelque chose de plus grand que le sabbat : le repos qu’il promet à ceux qui portent son joug léger est révélé comme un repos plus grand que le repos rituel de Moïse. « Il y a quelque chose de plus grand ici 23 24 25
JOOSTEN 2004. JOOSTEN 2004, 23. CASEY 1998, 138-192.
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que le Temple » (Mt 12,6). Après la destruction du Temple, Os 6,6 a permis aux rabbins de remplacer le culte disparu en faisant des bonnes œuvres ()גמילות חסדים. Pour les scribes du royaume, les chrétiens, qui tirent du trésor des choses nouvelles et anciennes, faire גמילות חסדים, pratiquer חסד, est aussi important pour la vie droite des justes, mais sans nostalgie pour les anciens rites dépassés. 5. LE JUGE ET SES BIENFAITEURS Pour Matthieu, l’autorité souveraine de Jésus en tant que nouveau Moïse et législateur d’une loi nouvelle le rend juge suprême. Le droit de déclarer et redéfinir ce qui est juste comprend forcément aussi le droit de déclarer qui est juste. Le chapitre 25 est le lieu où ce rôle de juge et maître de la justice devient parfaitement manifeste. Dans une certaine mesure, le principe moral par lequel les δίκαιοι sont séparés des mauvais est clair. Ils sont ceux qui ont pratiqué la ( צדקהau sens de miséricorde). Ils ont donné à manger et à boire aux affamés et assoiffés ; ils ont logé les sans-abri et ils ont revêtu les nus ; ils ont visité les malades et les prisonniers. Bref, les δίκαιοι pratiquent la Loi, lue à travers l’herméneutique de la חסד, selon cette petite summa de la justice systématisée en six gestes. En valorisant ce type de justice dans une scène du jugement dernier, présidé par le Christ en majesté sur son trône, Matthieu opère quelque chose d’extraordinaire. La justice sociale et égalitaire, que le Deutéronome et les rédacteurs finaux de la Torah ont tellement promue, et la tradition antérieure du juste jugement du roi envers les petites gens se touchent. Comme roi idéal et messianique, Jésus fait משפט וצדקה. Et il le fait en transformant le principe de la justice stricte par une déférence totale à la miséricorde : « Du jugement dont vous jugez on vous jugera, et de la mesure dont vous mesurez on mesurera pour vous » (Mt 7,2). Mais il y a encore plus. En s’identifiant avec les tout-petits, Jésus se place lui-même en tant que juge à la merci de ceux qu’il juge, c’est-àdire à la צדקהde ceux qu’il juge. Cette christologie assez bouleversante est basée sur une pensée biblique : Celui qui opprime le pauvre fait injure à son Créateur, Mais celui qui en a compassion rend honneur à Dieu (Pr 14,31). L’homme qui méprise le pauvre outrage son Créateur Celui qui rit d’un malheureux ne restera pas impuni Celui qui compatit sera pris en pitié (Pr 17,5).
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Dans la Schöpfungstheologie du contexte original, ces proverbes signifient que l’honneur de Dieu est inséparablement lié à l’œuvre de ses mains. Pourtant, l’association forte du Seigneur avec les pauvres – pas du tout limitée à de tels textes – donne du poids aux gestes de compassion envers les pauvres avec une force et une forme théologique spéciale. Ainsi, en Matthieu 25, lorsque Jésus intensifie l’identification de l’un avec l’autre et s’insère dans cette vision du monde, il prend la place à la fois du créateur et du pauvre. Mépriser le pauvre est dès maintenant mépriser le juge lui-même. Le fait que dans la rhétorique parénétique de la parabole les δίκαιοι ne perçoivent pas le Christ dans ces plus petits sert à souligner le paradoxe suivant : ils agissent sans penser à une récompense, et précisément en gagnant un trésor au ciel. Pour ceux qui écoutent l’histoire, la motivation morale est claire. L’échange eschatologique entre Dieu et les justes et la justice promise par Dieu aux pauvres et aux petits sont effectués par le roi-messie d’un seul coup. Dans le Testament de Nephtali, le Seigneur lui-même montrera sa miséricorde au monde en envoyant un messie qui va « faire la justice » – ποιεῖν τὴν διακαιοσύνην. Pour Matthieu, ce Messie miséricordieux est déjà arrivé. Il a fait la justice en tant que législateur et il la fera encore en tant que juge.
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JÉSUS, FIGURE DU JUSTE DANS L’ŒUVRE LUCANIENNE Nathalie SIFFER Faculté de théologie catholique Université de Strasbourg
L’intérêt de se pencher sur la représentation de Jésus comme juste dans la pensée lucanienne tient à un double constat. Non seulement l’ensemble Luc-Actes est le corpus néotestamentaire qui désigne le plus fréquemment Jésus comme δίκαιος, mais au sein même de l’œuvre, c’est Jésus que le terme vise plus souvent que toute autre figure : il lui revient à quatre reprises, alors qu’il n’est jamais appliqué plus d’une fois à un autre personnage1. Sur les dix-sept occurrences lucaniennes de δίκαιος2, dont on peut relever qu’aucune n’est affectée à Dieu, les quatre se référant à Jésus sont disposées à la fin de l’évangile et au long des Actes : Lc 23,47 ; Ac 3,14 ; 7,52 ; 22,14. La singularité de la figure de Jésus apparaît ainsi d’emblée. Ce qui conduit l’exégète à s’intéresser plus avant à la progression de ces quatre emplois, soigneusement distribués dans le récit, ainsi qu’à leur signification respective. Le vocable grec recouvre en effet un large éventail de sens, allant d’une simple qualification de ce qui est conforme ou convenable, jusqu’à représenter un attribut de Dieu, voire un titre messianique, en passant par diverses déclinaisons en lien avec la notion de justice. L’étude successive de ces quatre occurrences, qui apparaissent certes dans des contextes fort différents, mais dont on aura l’occasion de constater qu’elles témoignent à plus d’un titre d’une réelle progression, permettra d’en saisir les principaux enjeux dans le corpus lucanien.
1 Dans le récit de l’enfance, Zacharie et Élisabeth sont présentés comme « justes devant Dieu » en Lc 1,6 et Syméon comme « juste et pieux » en Lc 2,25, tandis qu’à l’autre bout de l’évangile, Joseph d’Arimathée est qualifié d’« homme bon et juste » en Lc 23,50. Dans les Actes, hormis Jésus, un seul personnage est concerné : Corneille, décrit comme « un homme juste et craignant-Dieu » en Ac 10,22. 2 Lc 1,6.17 ; 2,25 ; 5,32 ; 12,57 ; 14,14 ; 15,7 ; 18,9 ; 20,20 ; 23,47.50 ; Ac 3,14 ; 4,19 ; 7,52 ; 10,22 ; 22,14 ; 24,15.
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1. LC 23,47 : LA MORT D’UN JUSTE La première attestation lucanienne de δίκαιος appliqué à Jésus intervient à la fin du récit de la Passion, en Lc 23,47, dans la parole du centurion à la croix : Ἰδὼν δὲ ὁ ἑκατοντάρχης τὸ γενόμενον ἐδόξαζεν τὸν θεὸν λέγων· ὄντως ὁ ἄνθρωπος οὗτος δίκαιος ἦν.
L’épisode est attesté dans les trois synoptiques, mais à la différence de Mc 15,39 repris par Mt 27,54, Luc préfère δίκαιος à υἱὸς θεοῦ 3 : « Réellement, cet homme était δίκαιος. » Il évite le syntagme « fils de Dieu » soit parce qu’il s’inspire ici d’une autre tradition que Marc, soit parce qu’il pense que placé ainsi dans la bouche d’un païen, le titre risque d’être mal compris à ce stade de la narration4 – c’est en effet dans le livre des Actes que sera retracée l’adhésion des païens à l’annonce évangélique (voir entre autres Ac 10, entièrement consacré à la conversion d’un centurion romain), ce qui aura permis à Luc d’adapter ici la confession marcienne du centurion pour un autre message théologique5. Luc est également le seul à préciser qu’en prononçant cette parole, il glorifiait Dieu : « Voyant ce qui était arrivé, le centurion glorifiait Dieu en disant… » Cette notice introductive éveille l’attention en raison de son incidence sur l’interprétation de la parole elle-même, et partant, sur la signification de δίκαιος. Il faudrait déjà pouvoir définir à quoi exactement se réfère τὸ γενόμενον, ces « choses qui étaient arrivées ». Parmi les diverses possibilités, citons les ténèbres et le voile du Temple qui se déchire (v. 44-45) ou les dernières paroles de Jésus, en particulier sa prière au Père par laquelle il rend son dernier souffle (v. 46)6. La mort de Jésus et sa parole adressée au Père peuvent d’ailleurs être perçues comme un seul événement (v. 46b : « disant cela, il expira »)7. 3
Signalons que le texte de Sg 2,18 place les deux en équivalence : « Si le juste (ὁ δίκαιος) est fils de Dieu (υἱὸς θεοῦ)… » La désignation « fils de Dieu » recouvre toutefois dans les synoptiques une signification plus soutenue que dans le livre de la Sagesse. 4 Selon BOVON 2009, 392, Luc « veut attendre Pâques et l’émergence de la proclamation apostolique pour autoriser un homme, en particulier un païen, à confesser une foi qui n’est plus juive, mais chrétienne ». 5 BROWN 2005, 1282. 6 Cf. FITZMYER 1985, 1519. 7 GREEN 1997, 826.
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Le recours à l’expression δοξάζω τὸν θεόν, « glorifier Dieu »8, a soulevé plusieurs discussions. Elle renoue visiblement avec les doxologies de certains récits de miracles (Lc 5,25.26 ; 7,16 ; 13,13 ; 17,15 ; 18,43). Considérant que Luc emploie cette formule lorsqu’il veut rendre manifeste que l’agir salvifique de Dieu est reconnu dans celui de Jésus, Michael Wolter propose une telle interprétation de notre passage : dans la mort de Jésus et ses circonstances, le centurion voit Dieu à l’œuvre9. Dans la même ligne, Joel B. Green estime que le centurion païen – qu’il discerne ou pas la profondeur de son affirmation christologique – reconnaît l’agir salvifique de Dieu à l’œuvre en Jésus, ce qui est bien le sens de l’expression « glorifier Dieu » partout chez Luc10. Plusieurs auteurs évoquent d’ailleurs l’inclusion entre le premier usage de la formule en Lc 2,20 à propos des bergers glorifiant Dieu pour tout ce qu’ils ont vu et entendu, et cette dernière occurrence à la croix11. On observe de ce point de vue une forte correspondance entre le début et la fin de la vie terrestre de Jésus. À l’évidence, la formule δοξάζω τὸν θεόν joue un rôle important dans l’œuvre lucanienne. Pour l’avoir étudiée de près, Peter Doble12 y voit plus qu’une expression courante et lui confère une force singulière dans la mesure où elle agit comme un signal lorsque le dessein de Dieu annoncé dans les Écritures se réalise dans l’activité de Jésus : sa présence en Lc 23,47 indique un moment de révélation13. En fin de parcours, Doble confirme que par cet emploi Luc suggère fortement au lecteur de prendre au sérieux la parole du centurion, en rappelant que l’expression est utilisée pour signaler que Dieu accomplit son plan salvifique14. Elle donne de la sorte un intérêt crucial à la déclaration du centurion ainsi mise en valeur, et porte l’attention sur la signification à donner au terme δίκαιος. La signification exacte de δίκαιος en Lc 23,47 est une question fort débattue puisqu’en soi, le terme implique plusieurs possibilités d’interprétation, la principale alternative consistant ici à le rendre par « innocent » ou par « juste » : 8 Au regard des autres écrits du NT, il s’agit clairement d’une expression privilégiée de Luc, à la fois dans l’évangile et dans les Actes : Lc 2,20 ; 5,25.26 ; 7,16 ; 13,13 ; 17,15 ; 18,43 ; 23,47 ; Ac 4,21 ; 11,18 ; 21,20 (cf. Ac 13,48). 9 WOLTER 2008, 763. 10 GREEN 1997, 827. Voir aussi EASTER 2012, 50-51. 11 Parmi d’autres : WOLTER 2008, 763 ; SINGER 2016, 299. 12 Voir le chapitre « Luke’s use of δοξάζειν τὸν Θεόν » : DOBLE 1996, 25-69. 13 DOBLE 1996, 25-26. 14 DOBLE 1996, 68-69.
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1. D’après le contexte d’ensemble, à savoir le procès de Jésus aboutissant à sa condamnation et à sa mise à mort, δίκαιος pourrait être compris comme « innocent ». Cette interprétation correspondrait à un usage profane et juridique : le centurion viserait l’innocence du crucifié et δίκαιος prendrait alors le sens de non coupable. Les arguments avancés en faveur de cette lecture sont essentiellement liés au cadre général du récit lucanien de la Passion où l’innocence de Jésus est continuellement affirmée, en particulier par Pilate (Lc 23,4.13-16.20.22), et jusque dans la bouche du bon larron (Lc 23,41). Ce sens a été défendu en son temps par George D. Kilpatrick15, repris par beaucoup d’autres, jusqu’à être retenu dans la plupart des traductions anglaises. 2. Il n’en reste pas moins que l’on peine à saisir pourquoi le centurion glorifierait Dieu pour l’innocence d’un accusé. Si bien que d’autres spécialistes estiment qu’il faut comprendre δίκαιος au sens de « juste » en lien avec la tradition biblique de la justice, en particulier avec la figure du juste souffrant dans le Deutéro-Isaïe, les Psaumes ou la Sagesse16. Plusieurs arguments vont dans ce sens : – À l’inverse du cri de déréliction de Mc 15,34 citant le Ps 22,2, reproduit en Mt 27,46, la dernière parole de Jésus rapportée au verset précédent, « Père, entre tes mains je remets mon esprit », convoque le Ps 31,6 où s’exprime précisément le juste persécuté – tout en rejoignant aussi la déclaration de Sg 3,1 sur l’âme des justes reposant dans la main de Dieu. – L’identification de Jésus avec le juste souffrant des Écritures s’explique plus largement par l’emploi des Psaumes dans le récit lucanien de la Passion, mais aussi par l’identification de Jésus au serviteur de Yhwh d’Isaïe, que ce soit à travers différents échos (par exemple Is 53,12 cité en Lc 22,37) ou via l’usage de δίκαιος en lien avec la mort de Jésus en Ac 3,13-14 où perce indéniablement une allusion au chant du serviteur d’Is 52,13–53,1217. – Quant à l’introduction de la parole du centurion par la formule « glorifier Dieu » dont l’importance a déjà été soulignée, elle invite à considérer qu’il est bien question ici de la relation de Jésus avec Dieu, et même plus précisément que Luc laisse s’exprimer la louange 15 Voir KILPATRICK 1942 (réfuté par HANSON 1942, qui a toutefois eu beaucoup moins de retentissement). 16 Outre de nombreux commentaires allemands, voir par exemple les études de KARRIS 1986 ; DOBLE 1996 ; EASTER 2012. 17 GREEN 1997, 827.
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de Dieu dans une déclaration sur Jésus18. Dans ce sens, on peut évoquer le rapprochement avec Lc 7,16 où la mention de la foule qui glorifie Dieu après un miracle introduit également une déclaration marquante sur Jésus. Au final, les arguments en faveur de « juste » plutôt qu’« innocent » s’avèrent plus convaincants, étant précisé que le premier sens inclut du reste le second19, les deux n’étant pas exclusifs. La notion d’innocence est assurément présente et certains auteurs envisagent même la possibilité d’une ambiguïté délibérée, consciemment recherchée20. Il n’en reste pas moins qu’en qualifiant Jésus de δίκαιος, Luc ne se limite pas à la dimension de l’innocence, mais pointe en Jésus la figure du « juste », un modèle à situer dans la tradition du juste souffrant et du serviteur de Yhwh. D’aucuns poussent le raisonnement à l’extrême, jusqu’à défendre une lecture messianique de la confession du centurion21. C’est toutefois aller trop loin. Discerner en Lc 23,47 un attribut messianique (cf. Jr 23,5 ; Za 9,9 ; Psaumes de Salomon 17,32 ; 1 Hénoch 38,2 ; 53,6) ou y percevoir déjà un titre messianique relève d’une déduction que l’on fait essentiellement à partir du livre des Actes. Or Lc 23,47 en reste au stade d’amorce, de prémices22. D’où l’intérêt de se tourner plus avant vers les trois autres occurrences de δίκαιος, dont il faudra mesurer le poids théologique respectif. 2. AC 3,14 : LE SAINT ET LE JUSTE Le premier emploi de δίκαιος dans le second volume lucanien intervient en Ac 3,14, dans la prédication de Pierre au Temple suite à la guérison d’un boiteux : ὑμεῖς δὲ τὸν ἅγιον καὶ δίκαιον ἠρνήσασθε καὶ ᾐτήσασθε ἄνδρα φονέα χαρισθῆναι ὑμῖν.
Dans le discours d’Ac 3,12-26, Pierre explicite et interprète le miracle, tout en procédant à une annonce christologique avec un raisonnement basé sur les Écritures. Le kérygme christologique est exposé aux v. 13-15, dans une série d’antithèses. La progression d’ensemble fait apparaître 18
WOLTER 2007, 763. Entre autres BOVON 2009, 392 ; BROWN 2005, 1280. 20 MARGUERAT 2003, 103. 21 Ainsi EASTER 2012. 22 Même au plan terminologique, on observe à la fois l’absence d’article défini en grec et l’emploi de l’imparfait (δίκαιος ἦν) : voir GIESEN 2008, 166. 19
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une opposition flagrante entre l’agir coupable des juifs de Jérusalem et l’agir salvifique de Dieu envers Jésus. On rencontre notamment la formule de contraste bien connue, du type « vous l’avez tué / Dieu l’a ressuscité » (cf. Ac 2,23-24 ; 4,10 ; 5,30 ; 10,39-40…). L’ensemble des v. 13-15 expose ce schéma antithétique, avec une certaine insistance sur les événements antérieurs à la mort-résurrection : double évocation du reniement des juifs, mention de Pilate, référence à Barabbas. Le v. 14 qui retient notre attention se situe au cœur de ce schéma de contraste et s’inscrit dans une description de l’agir fautif des auditeurs juifs en soulignant leur rejet, dans un mouvement qui va crescendo : ils ont livré et renié le serviteur de Dieu (v. 13b), ils ont renié le Saint et le Juste en demandant la grâce d’un meurtrier (v. 14), ils ont tué le Prince de la vie (v. 15a). Tant la terminologie que les différents accents s’ordonnent au récit lucanien de la Passion. Il suffit d’indiquer, parmi d’autres, le contraste entre la détermination des juifs à vouloir tuer Jésus, quitte à exiger la libération d’un criminel, et les efforts de Pilate qui tente de le relâcher. On repère, dans cette partie kérygmatique comme dans l’ensemble du discours, une accumulation frappante de désignations et de titres appliqués à Jésus, dont certains s’avèrent peu fréquents, voire inhabituels, tels παῖς (« fils » ou « serviteur » : v. 13 et 26), ἀρχηγὸς τῆς ζωῆς (« Prince de la vie » : v. 15) qui est tout à fait exceptionnel dans le Nouveau Testament, ou encore ὁ ἅγιος καὶ δίκαιος (« le Saint et Juste » : v. 14). C’est cette dernière désignation qui nous intéresse tout spécialement, étant précisé que l’association de ἅγιος et de δίκαιος23 est elle aussi unique dans le Nouveau Testament dans son application à Jésus24. La combinaison des deux vocables par καί n’exclut pas une certaine différence au plan interprétatif, dans la mesure où δίκαιος se voit souvent conféré ici un sens plutôt moral, en lien avec l’opposition de Jésus innocent au meurtrier Barabbas, tandis que ἅγιος semble revêtir une portée théologique plus marquée en soulignant davantage l’appartenance de Jésus à la sphère divine25. 23 Pour KEENER 2013, 1090, il s’agit de deux titres fonctionnant comme des antonomases. 24 En Mc 6,20, l’expression adjectivale δίκαιος καὶ ἅγιος se rapporte à Jean Baptiste, mais elle n’est reprise ni par Luc, ni par Matthieu. Chez Luc, l’association de δίκαιος à un second terme pour d’autres personnages que Jésus n’est pas rare : ont déjà été mentionnés plus haut Syméon décrit en Lc 2,25 comme « juste et pieux » (δίκαιος καὶ εὐλαβής), Joseph d’Arimathée en Lc 23,50 comme « bon et juste » (ἀγαθὸς καὶ δίκαιος), Corneille en Ac 10,22 comme « juste et craignant-Dieu » (δίκαιος καὶ φοβούμενος τὸν θεόν). 25 MARGUERAT 2007, 129.
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Si ἅγιος sera encore appliqué à Jésus sous la forme d’un adjectif dans l’expression « ton saint serviteur » en Ac 4,27.30, le titre ὁ ἅγιος, « le Saint », n’apparaîtra pas ailleurs dans les Actes26. D’après le contexte immédiat de notre passage, cette qualification repose sur la conviction que Jésus est celui que Dieu a mis à part pour agir comme son serviteur et accomplir sa volonté27, non sans suggérer sa participation à la sainteté de Dieu. Ainsi les spécialistes s’accordent généralement à reconnaître au titre une forte portée théologique. Quant à δίκαιος, son interprétation varie là aussi selon l’angle d’approche, comme c’était déjà le cas pour Lc 23,47 : les uns le rapportent à l’innocence pénale ou juridique de Jésus, alors que d’autres le rapprochent du modèle vétérotestamentaire du serviteur de Dieu. En faveur d’une lecture privilégiant le sens d’innocent, on peut à nouveau invoquer le contexte immédiat avec, d’une part, l’innocence de Jésus affirmée par Pilate « décidé à le relâcher » (v. 13) et, d’autre part, l’opposition entre Jésus et le « meurtrier » réclamé par les juifs, Barabbas désigné comme ἀνὴρ φονεύς (v. 14). L’interprétation renvoyant davantage au « juste » comme serviteur de Yhwh, surtout en référence à Is 53,11, s’appuie principalement sur le v. 13 où Jésus est expressément qualifié comme tel, et dans lequel on voit souvent une allusion à Is 52,13 qui évoque la glorification du serviteur isaïen avec la juxtaposition des mêmes vocables « serviteur » et « glorifier » (παῖς et δοξάζω dans la version grecque). Le fait que le terme παῖς soit encore appliqué à Jésus à la fin du discours au v. 26, de même qu’en Ac 4,27.30 avec l’adjonction de ἅγιος, est également significatif. En fonction de l’aspect privilégié, l’interprétation de δίκαιος peut donc toucher à l’innocence de Jésus, à son intégrité morale, à sa relation à Dieu, à son accomplissement de la volonté divine. Il est encore possible d’y déceler une portée théologique plus prononcée, en considérant qu’il s’agit ici d’un titre christologique28, ou même messianique selon certains29. Il convient en tout cas de retenir la particularité de ce texte où δίκαιος ne fonctionne pas seul, mais où il est étroitement 26 Comme tel, il figurait en Lc 4,34 dans le syntagme ὁ ἅγιος τοῦ θεοῦ, repris de Mc 1,24 (cf. Lc 1,35). 27 Voir BARRETT 1994, 196. 28 Doble, pour sa part, préfère parler de « christological descriptor » (DOBLE 1996, 157). 29 La dimension messianique est plus ou moins valorisée par DESCAMPS 1950, 76 (cf. 83-84) ; HAENCHEN 1977, 205 ; JERVELL 1998, 165 ; PESCH 2005, 153 ; EASTER 2012, 44. Voir l’avis plus nuancé de BARRETT 1994, 196, évoquant une ébauche ou un soupçon de statut messianique.
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associé à ἅγιος, les deux étant d’ailleurs précédés en grec d’un seul article. Il est indéniable que δίκαιος se voit conféré ici, davantage qu’en Lc 23,47, la valeur d’un titre christologique. Ce que confirme en outre le contexte, à savoir un exposé proprement kérygmatique, qui met en relief l’action salvifique de Dieu à l’égard de Jésus. L’évolution par rapport au texte de Lc 23 est tangible. 3. AC 7,52 : LE JUSTE TRAHI ET ASSASSINÉ La prochaine occurrence de δίκαιος apparaît à la fin du discours d’Étienne en Ac 7,52, dans une invective contre ses accusateurs : τίνα τῶν προφητῶν οὐκ ἐδίωξαν οἱ πατέρες ὑμῶν; καὶ ἀπέκτειναν τοὺς προκαταγγείλαντας περὶ τῆς ἐλεύσεως τοῦ δικαίου, οὗ νῦν ὑμεῖς προδόται καὶ φονεῖς ἐγένεσθε.
Malgré une longueur impressionnante, le discours d’Ac 7,2-53 ne comporte aucun énoncé kérygmatique, ni même aucune allusion christologique explicite. Il se présente comme une rétrospective de l’histoire d’Israël s’appuyant sur les Écritures pour aboutir à une polémique virulente. De fait, les trois versets finaux (v. 51-53) constituent une critique acerbe à l’encontre des auditeurs qui se trouvent ainsi violemment apostrophés. Ce n’est que dans cette toute dernière partie du discours que Jésus est mentionné, et seulement par métonymie, sous la désignation de δίκαιος. D’où l’interrogation sur le sens à donner à ce terme, d’autant que Jésus n’a été évoqué à aucun moment dans les développements qui précèdent. Pour bien en saisir le contexte, il importe au préalable de souligner la violence, tout à fait inhabituelle chez Luc, de cette partie conclusive. Les auditeurs, à savoir les membres du sanhédrin devant lesquels comparaît Étienne, sont brutalement interpellés, sont d’entrée qualifiés par des mots très durs30, sont expressément accusés de s’opposer à l’Esprit Saint, sont d’emblée comparés à leurs pères (v. 51) dont il est dit qu’ils ont persécuté les prophètes et tué ceux qui annonçaient la venue du Juste (v. 52). Un cran ultime est franchi lorsqu’Étienne les accuse d’avoir eux-mêmes trahi et assassiné ce dernier : « …dont vous, vous êtes maintenant devenus les traîtres et les meurtriers ». 30 Tandis que l’adjectif σκληροτράχηλος (« à la nuque raide ») décrivait le peuple d’Israël en Ex 33,3.5 ; 34,9 ; Dt 9,6.13 ; Bar 2,30, l’expression « incirconcis de cœur et d’oreilles » peut renvoyer à Lv 26,41 ; Jr 4,4 ; 6,10 ; 9,25. Cf. Dt 10,16 pour une association des deux concepts.
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L’intensité de l’attaque se manifeste notamment dans les qualificatifs dont il affuble ses auditeurs : προδόται, « traîtres », terme qui était appliqué à Judas en Lc 6,16, et φονεῖς, « meurtriers », jusqu’ici réservé à Barabbas (précisément en Ac 3,14 où il s’opposait déjà à δίκαιος). Le motif du rejet du « juste » s’inscrit dans la tradition deutéronomiste de l’histoire d’Israël qui met en exergue la persécution des prophètes envoyés par Dieu31. La continuité ici établie entre l’action des pères tuant les prophètes et celle des autorités juives assassinant Jésus est particulièrement frappante. Luc souligne ainsi l’alignement des sanhédrites sur la typologie négative des pères32, dans une progression savamment organisée : d’abord persécuter les prophètes, puis tuer ceux qui annoncent la venue du Juste, enfin assassiner le Juste lui-même. Si celui-ci n’est pas nommé, son identification avec Jésus ne fait aucun doute : non seulement le lecteur fait le lien avec le texte précédent d’Ac 3,14, mais Luc reprend ici avec beaucoup de virulence le leitmotiv des discours antérieurs (et suivants) sur la responsabilité des autorités juives dans la mort de Jésus. Le renvoi évident du v. 52c au procès et à la Passion de Jésus pointe là encore la connexion entre l’emploi de δίκαιος et son innocence, tout en ne pouvant aucunement s’y réduire33. Dans la ligne des prophètes persécutés qui viennent d’être évoqués, Luc insiste également, voire principalement, sur la fidélité sans faille de Jésus dans la mission que Dieu lui a confiée34 et qu’il a accomplie jusqu’au don ultime de soi. Mais il y a davantage. La suite immédiate du discours mentionne à deux reprises la présence de Jésus à la droite de Dieu (v. 55 et 56), ce qui en fait non seulement le juste ou le serviteur persécuté par les hommes et exalté par Dieu, mais lui donne également un statut messianique, plus ou moins marqué selon les auteurs. Signalons dans ce sens le débat autour de l’expression « la venue du Juste35 » où le vocable ἔλευσις, hapax biblique (mais attesté par le codex de Bèze dans les variantes de Lc 21,7 et 23,42), a pu être considéré comme un terme messianique, notamment par George D. Kilpatrick qui montre comment il était utilisé dans les pseudépigraphes juifs pour 31
Sur cette interprétation deutéronomiste, voir STECK 1967, 60-80. BUTTICAZ 2011, 175. 33 Pour DOBLE 1996, 132-145, l’usage de δίκαιος se réfère ici au modèle du juste dans la Sagesse, en particulier Sg 2–5 ; voir aussi BARBI 2002, 230. 34 GERBER 2008, 192-193. 35 Sur l’expression elle-même, voir l’étude de OEGEMA 2006. 32
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décrire la venue du Messie, παρουσία étant réservé à la venue eschatologique de Dieu36. Pour sa part, Matthew C. Easter rapproche l’expression de la désignation « celui qui vient » qui se trouve dans la question du Baptiste en Lc 7,19.20 et dans l’acclamation royale de la foule en Lc 19,38 en y voyant une appropriation messianique, et suggère ainsi une lecture messianique de δίκαιος37. Pour autant, la tendance majoritaire ne voit pas en δίκαιος un titre proprement messianique, mais plutôt une désignation voilée du Messie38. Ce qui correspond effectivement à l’esprit de ce discours aux accents si particuliers, et même originaux en comparaison des autres prédications apostoliques des Actes, vu qu’il semble renoncer à toute affirmation christologique explicite. Il n’en reste pas moins que l’utilisation de δίκαιος avec un article et à l’absolu, de surcroît dans l’expression « la venue du Juste », lui confère assez nettement la valeur d’un titre christologique39. L’interprétation de δίκαιος en Ac 7,52 combine ainsi plusieurs dimensions : le juste innocent trahi et assassiné, le juste annoncé par les prophètes qui manifeste la justice de Dieu, mais aussi et surtout le Juste par excellence40, dont la suite du récit précisera qu’il siège auprès de Dieu : aux v. 55 et 56, la double mention de Jésus se tenant à la droite de Dieu « non seulement situe Jésus dans la lignée des “justes” persécutés puis accrédités par Dieu, mais le constitue encore, eu égard à l’accession à ce rang suprême, en tant que “juste” par excellence41 ». À l’évidence, Luc franchit ici un pas de plus par rapport aux occurrences précédentes. 4. AC 22,14 : LE JUSTE À VOIR ET À ENTENDRE La dernière occurrence de δίκαιος intervient cette fois dans un discours de Paul s’adressant au peuple de Jérusalem et rapportant en Ac 22,14 une parole d’Ananias : ὁ θεὸς τῶν πατέρων ἡμῶν προεχειρίσατό σε γνῶναι τὸ θέλημα αὐτοῦ καὶ ἰδεῖν τὸν δίκαιον καὶ ἀκοῦσαι φωνὴν ἐκ τοῦ στόματος αὐτοῦ. 36 37 38 39 40 41
KILPATRICK 1945. EASTER 2012, 44. Selon la formule de LÉGASSE 1992, 71. Cf. BARRETT 377. Parmi d’autres : BRUCE 1988, 153 ; LÉGASSE 1992, 33 et 71. GERBER 2008, 193.
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Le discours d’Ac 22,1.3-21 affiche d’emblée une perspective juive particulièrement accentuée, puisque Paul s’exprime en langue hébraïque, insiste d’entrée de jeu sur sa judaïté et se réfère abondamment à la Loi, aux pères, aux instances juives, etc. Certes apologétique, puisque Paul est accusé d’enseigner contre la Loi et d’avoir profané le Temple, le plaidoyer se présente davantage comme un rapport autobiographique. Paul y relate son expérience fondatrice sur le chemin de Damas tout en rappelant sa fidélité au Dieu d’Israël et en justifiant son parcours, essentiellement sa mission aux païens. En fait, le déploiement de la mission paulinienne s’est achevé au chapitre précédent et Ac 22 y porte « un regard rétrospectif, où l’événement fondateur est revisité et lu comme une vocation à évangéliser les nations (22,15.21). L’événement de Damas est mis au service d’une visée rhétorique : prouver que la vocation reçue est fidèle au Dieu d’Israël42. » Il s’agit de la deuxième des trois versions de l’événement de Damas rapportées dans les Actes des apôtres (Ac 9 ; 22 ; 26). Elle présente plusieurs accents spécifiques par rapport aux deux autres, notamment pour ce qui est de la parole d’Ananias, lequel devient ici le médiateur ou révélateur de la vocation de Paul43. Décrit au v. 12 comme un homme pieux selon la Loi, réputé auprès des juifs de Jérusalem, il annonce à Paul sa vocation, voulue par Dieu, dans une parole qui n’a aucun parallèle dans les autres versions de l’événement : « Le Dieu de nos pères t’a destiné à connaître sa volonté, à voir le Juste et à entendre sa voix » (v. 14). Le verbe principal προχειρίζομαι, « destiner » ou « désigner d’avance », régit les trois infinitifs γνῶναι, ἰδεῖν et ἀκοῦσαι, qui correspondent à la triple injonction adressée à Paul : 1) « connaître la volonté (de Dieu) », formule qui renvoie manifestement à son dessein salvifique, peut-être aussi au rôle que Paul est destiné à y jouer44 ; 2) « voir le Juste », sans que le référent de δίκαιος ne soit spécifié ; 3) « entendre sa voix » (littéralement « écouter une voix de sa bouche »), le pronom personnel αὐτοῦ se rapportant au Juste qui vient d’être évoqué. En réalité, l’identification de ce δίκαιος avec Jésus ne fait aucun doute, quelle que soit la portée exacte de la déclaration. Le texte peut en effet se référer à l’expérience de Damas relatée juste avant, où Paul entend une voix lui dire « je suis Jésus le Nazôréen » (v. 8)45, comme 42 43 44 45
MARGUERAT 2015, 275. MARGUERAT 2015, 274 et 280. Cf. FITZMYER 1998, 707. ROLOFF 1981, 323 ; DOBLE 1996, 150.
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à l’expérience extatique qui va suivre immédiatement, à savoir l’extase de Paul au Temple où il le verra et l’entendra46. La question reste discutée, même si la tendance va plutôt vers cette dernière possibilité : « le voir et entendre sa voix » semble à la fois viser et préparer l’épisode de l’extase au Temple. Et ce, d’autant plus que d’un point de vue grammatical ou syntaxique, le δίκαιος dont il est question au v. 14 reste l’antécédent du pronom de la 3ème personne (αὐτός) dans les versets suivants : « tu seras témoin pour lui » (v. 15), « en invoquant son nom » (v. 16), « je le vis qui me disait » (v. 18). Pour ce dernier élément, le fait que le Temple soit la résidence divine a pu conduire à s’interroger sur le référent précis de αὐτόν (auquel correspond le κύριος du v. 19) : le Dieu des pères mentionné au v. 14a47 ou Jésus désigné par δίκαιος au v. 14b et à qui se rapportent les v. 14b-16 ? Il apparaît rapidement que ce κύριος invoqué par Paul ne peut être que Jésus. Outre, en amont, l’éloignement syntaxique de θεός au v. 14a, retenons, en aval, les pronoms de la 1ère et de la 2ème personne qui réfèrent visiblement au Christ : « ils ne recevront pas ton témoignage à mon sujet » (v. 18), « ceux qui croient en toi » (v. 19), « Étienne ton témoin » (v. 20). Pour ce qui est de la signification de δίκαιος au v. 14, il s’agit résolument d’un titre christologique, voire messianique48, qui acquiert ici une dimension transcendante. Cet aspect est fondamental. À la différence des occurrences précédentes, δίκαιος ne se situe plus dans un contexte renvoyant à la Passion ou à la mort de Jésus. Il s’agit de toute évidence du Christ ressuscité. Et plus précisément du Ressuscité auquel Paul doit rendre témoignage, ce qui est aussitôt spécifié à deux reprises (v. 15 et 18). Le v. 15, tout d’abord, affirme clairement son statut de témoin, statut qui repose sur sa propre expérience visuelle et auditive49 : « Car tu seras témoin pour lui devant tous les hommes de ce que tu as vu et entendu (ὧν ἑώρακας καὶ ἤκουσας). » Le récit de l’extase au Temple, ensuite, confirme non seulement sa qualité de témoin réaffirmée au v. 18, mais s’apparente tout entier à un récit de vocation50 où le 46
PESCH 2003, 235 ; PERVO 2009, 565 ; MARGUERAT 2015, 280. À signaler que l’interprétation de WEISER 1985, 611, présente la particularité d’associer les deux options. 47 Possibilité évoquée, mais non retenue, par MARGUERAT 2015, 281. 48 Dans ce sens, voir parmi d’autres : HAENCHEN 1977, 599 ; JERVELL 1998, 544 ; MARGUERAT 2015, 280 ; cf. DESCAMPS 1950, 83 ; BARRETT 1998, 1041 ; EASTER 2012, 45. 49 SCHNEIDER 1982, 322 note 44. 50 Sur la structure d’un récit de vocation prophétique repérable dans ce passage, voir MARGUERAT 2015, 282.
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Christ annonce à Paul son envoi vers les nations (v. 21). Il est particulièrement saisissant de voir, en ce point culminant du discours, le Juste d’Israël orienter d’autorité Paul vers la mission universelle. 5. JÉSUS LE JUSTE DANS LE DÉPLOIEMENT THÉOLOGIQUE DE LUC L’examen des quatre emplois de δίκαιος appliqué à Jésus aura fait apparaître non seulement une variété d’accents en fonction des contextes, mais surtout une progression manifeste allant jusqu’à constituer du vocable un titre christologique conféré au Ressuscité et reflétant une dimension sotériologique de plus en plus marquée, bien au-delà de la figure du juste souffrant ou du modèle de toute justice51. Dégageons en finale quelques réflexions conclusives : – Les quatre passages se caractérisent par une forte perspective juive, à laquelle s’ajoute au demeurant un contexte polémique. Cette coloration juive est accentuée par la proximité du Temple. De fait, il est frappant de constater que chaque occurrence a un lien avéré avec le Temple, explicitement mentionné dans le contexte proche : en Lc 23, le voile du sanctuaire se déchire à la mort de Jésus ; en Ac 3, le discours de Pierre est prononcé au Temple ; il est évoqué à plusieurs reprises en Ac 7 dans le discours d’Étienne ; Ac 22 rapporte une extase de Paul au Temple, dans une mise en scène pouvant rappeler les récits de vocation vétérotestamentaires (cf. Is 6). – Les emplois de δίκαιος désignant Jésus sont tous attestés dans un énoncé discursif. Si la première occurrence apparaît dans la bouche d’un centurion romain, avec toute l’ambiguïté que cela implique, les suivantes interviennent dans des discours majeurs de Pierre, d’Étienne et de Paul, soit précisément les trois plus grands orateurs des Actes, ce qui en pointe indéniablement l’importance. Surtout quand on connaît la tendance de Luc à placer les déclarations théologiquement significatives dans la bouche de personnages dûment accrédités. – Dans le même sens, il convient de souligner la disposition stratégique des quatre occurrences de δίκαιος dans le déploiement de la narration lucanienne qui s’emploie à retracer l’accomplissement de l’histoire du salut : celle de Lc 23 survient à la mort de Jésus, autrement dit au terme de son ministère terrestre ; celle d’Ac 3 s’inscrit dans 51
Dans ce sens, déjà DESCAMPS 1950, 83.
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un éminent discours de Pierre au Temple qui déclenchera la fureur des autorités juives ; celle d’Ac 7 se situe dans l’interpellation finale du discours d’Étienne qui aboutira au premier martyre chrétien, lequel marquera la fin de la période primitive de Jérusalem et un essor sans précédent de l’évangélisation ; enfin, celle d’Ac 22 intervient dans le dernier discours de Paul adressé au peuple de Jérusalem où il justifie notamment sa mission aux païens. – Reste un élément essentiel : l’articulation théologie/christologie impliquée par l’emploi de δίκαιος affecté à Jésus. Il s’agit ici de pointer non seulement la relation étroite, toujours mise en relief d’une façon ou d’une autre, entre Dieu et Jésus, mais aussi plus spécifiquement l’insistance sur l’initiative divine et sa dimension salvifique en lien avec Jésus. Cette perspective apparaît dans chacun des textes rencontrés, y compris pour Lc 23,47 où la désignation de Jésus comme « juste » est introduite par l’expression « glorifier Dieu » dont on a vu qu’elle est généralement mise en rapport avec l’agir salvifique de Dieu. Dans le livre des Actes, les passages étudiés manifestent encore davantage cette dimension, notamment par le contraste entre le Juste qui a été renié, trahi, tué ou assassiné, et l’action de Dieu qui l’a ressuscité et glorifié. En Ac 3,14, la mention du Saint et du Juste est encadrée au v. 13 par l’affirmation solennelle que le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, le Dieu des pères, a glorifié Jésus, et au v. 15 par la déclaration que Dieu a ressuscité des morts l’initiateur de la vie. En Ac 7, la conduite divine de l’histoire du salut est largement soulignée dans l’ensemble du discours d’Étienne, jusqu’au v. 52 évoquant en dernier lieu les prophètes envoyés par Dieu qui ont annoncé la venue du Juste. Cette venue de Jésus « située sur fond de mémoire de la rébellion chronique d’Israël en réponse aux offres de salut répétées de Dieu (…) ne souligne que davantage encore l’étonnante fidélité de Dieu à son projet initial52. » En Ac 22,14, Dieu est expressément présenté comme étant à l’initiative du retournement de Paul qu’il destine à connaître sa volonté et à voir et entendre le Juste dont il devra être le témoin. Dans un renversement significatif, c’est ensuite le Juste lui-même, Jésus ressuscité et exalté, qui entre en scène en apparaissant à Paul et en lui donnant ses instructions en vue d’une évangélisation universelle. Aussi ce dernier texte se situe-t-il vraiment en climax de la chaîne : Jésus n’a pas seulement une part active dans le plan salvifique de Dieu, mais il se voit transférer des prérogatives 52
GERBER 2008, 189.
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divines jusqu’ici réservées à Dieu. Il prend lui-même l’initiative de poursuivre le projet divin en missionnant Paul vers les nations païennes. Ces observations finales mettent en lumière la progression saisissante des quatre emplois de δίκαιος appliqué à Jésus, dans une trajectoire qui part d’une occurrence combinant les traits de l’innocent et du juste souffrant pour aboutir, avec la dernière, à la dimension transcendante du Christ. Les connexions entre les quatre textes et le déploiement ainsi manifesté montrent comment Luc oriente la construction du sens de δίκαιος et amène le lecteur des Actes à voir en Jésus le Juste par excellence manifesté dans son statut de Ressuscité transcendant.
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L’EXPÉRIENCE DE LA JUSTICE DE DIEU DANS LA COMMUNAUTÉ JOHANNIQUE Jacques AHIWA Faculté de théologie catholique Université de Strasbourg
Le thème de la justice ne figure pas, à première vue, au nombre des grandes questions théologiques et ecclésiologiques posées par les écrits johanniques. Un coup d’œil sur les notions de δίκαιος et de δικαιοσύνη dans le corpus johannique permet de s’en rendre compte. On retrouve seulement trois occurrences de l’adjectif δίκαιος dans le quatrième évangile (Jn 5,30 ; 7,24 ; 17,25), et cinq dans la première épître (1 Jn 1,9 ; 2,1.29 ; 3,7.12). Le substantif δικαιοσύνη quant à lui totalise deux emplois dans l’évangile (Jn 16,8.10) et trois dans l’épître (1 Jn 2,29 ; 3,7.10)1. Le problème de la justice serait-il alors un fait marginal pour la communauté johannique ? La réponse à cette question nécessite une analyse des références pertinentes en la matière. Notre étude s’articule autour de la figure de Dieu présenté comme juste par son Fils-envoyé Jésus Christ. Elle retiendra de ce fait les notions de δίκαιος et de δικαιοσύνη en lien avec la figure de Dieu dans le quatrième évangile et la première épître de Jean en vue d’en déterminer le contenu et les enjeux pour la communauté johannique. 1. DIEU, « PÈRE JUSTE » DANS LE QUATRIÈME ÉVANGILE L’adjectif δίκαιος apparaît pour la première fois dans le quatrième évangile en Jn 5,30. Après la guérison de l’infirme à la piscine de Bethesda, Jésus prononce devant les juifs qui lui reprochent d’avoir posé cet acte le jour du sabbat un discours à caractère eschatologique sur le pouvoir du Fils. Dans ce discours, il révèle que son jugement est juste (δίκαιος) parce qu’il ne peut rien faire de lui-même ; il juge selon ce qu’il entend, il ne cherche pas sa volonté mais celle de celui qui l’a envoyé (Jn 5,30). Par la suite au chapitre 7, en pleine controverse avec les juifs, Jésus leur ordonne de cesser de juger selon l’apparence, mais 1
On ne trouve aucune occurrence de ces termes en 2 Jn, ni en 3 Jn.
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de juger « selon ce qui est juste » (Jn 7,24)2. Si dans ces deux références l’adjectif « juste » qualifie le jugement de Jésus et celui des hommes, les trois autres (Jn 16,8.10 et 17,25) quant à elles, renvoient à Dieu. Elles sont toutes situées dans le contexte des discours d’adieu où Jésus, avant de retourner vers le Père, dévoile aux disciples ses ultimes recommandations en sa qualité d’envoyé du Père. 1.1. Jésus, envoyé et révélateur du Père L’une des originalités de la christologie johannique est d’avoir révélé Jésus comme l’envoyé du Père. Parfaite image du Père (Jn 14,9), il « est cependant bien distingué du “Père” et lui est subordonné3 ». Ses discours sont rythmés par l’expression technique propre au rédacteur johannique : « celui ou le Père qui m’a envoyé4 ». Cette expression s’inspire des principes juridiques de l’exégèse rabbinique régissant les rapports entre un envoyé et son envoyeur, et selon lesquels un agent est le véritable représentant de celui qui l’envoie. Il acquiert l’autorité, les qualités et la fonction de son envoyeur. Il doit de ce fait exécuter sa mission en obéissance aux recommandations de ce dernier. Les parallèles de ces principes dans le quatrième évangile sont bien perceptibles : « Qui croit en moi, ce n’est pas en moi qu’il croit, mais en celui qui m’a envoyé » (Jn 12,44)5, ou encore « En vérité, en vérité, je vous le dis, recevoir celui que j’enverrai, c’est me recevoir moi-même, et me recevoir c’est aussi recevoir celui qui m’a envoyé » (Jn 13,20). À cela s’ajoute le principe de la subordination sur lequel repose la relation « Père-Fils », à savoir que le Fils est subordonné au Père6 : « Un serviteur n’est pas plus grand que son maître, ni un envoyé plus grand que celui qui l’envoie » (Jn 13,16). Cette donnée de la christologie johannique fait de Jésus le représentant authentique et légitime, capable de révéler non seulement la parole juste venant du Père, mais aussi et surtout la juste image de son être qui reste dans la sphère de l’invisible (cf. Jn 1,18 ; 14,9). Il peut ainsi appeler Dieu son Père et 2 Cette partie du discours de Jésus en Jn 7,14-24 présente de nombreux points communs d’un point de vue thématique avec celui de Jn 5,19-47. Certains commentateurs la rattachent ainsi au discours de Jn 5. 3 HURTADO 2009, 407. 4 Jn 4,34 ; 5,23.24.30.37 ; 6,38.39.44 ; 7,16.18.28.33 ; 8,16.18.26.29 ; 9,4 ; 12,44.45.49 ; 13,16.20 ; 14,24.26 ; 15,21. 5 Les citations bibliques sont généralement de la TOB. 6 BORGEN 1968, 138-140 ; LÉTOURNEAU 1993, 237-247 ; ANDERSON 1996, 260261.
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traduire avec exactitude les attributs de sa personne. Les ultimes recommandations de Jésus à ses disciples lors de leur dernier repas apparaissent alors d’une importance capitale. À cette occasion, il leur promet la venue du Paraclet pour les assister dans leur mission. Entre autres fonctions, ce nouvel agent sera aussi charger de dévoiler la justice de Dieu. 1.2. Le Paraclet dévoile la justice de Dieu 1.2.1. Les promesses du Paraclet Les discours d’adieu de Jésus comptent cinq promesses du Paraclet aux disciples. Le terme παράκλητος, en effet, tire son origine de la littérature grecque ancienne où il désigne le défenseur et l’avocat dans un procès7, mais aussi le messager, l’envoyé8. Il est ensuite passé dans la tradition rabbinique et chez les pères de l’Église avec le sens de défenseur et d’intercesseur en faveur d’une personne accusée devant une autorité qu’elle aurait offensée9. Le rédacteur johannique a repris cette figure dans son évangile pour désigner l’Esprit Saint avec surtout pour rôle général d’assister les croyants en l’absence de Jésus10. La première promesse annonce le don aux disciples d’« un autre Paraclet […] l’Esprit de vérité ». Si le monde ne peut l’accueillir par ignorance, les disciples quant à eux le connaissent parce qu’il demeure auprès d’eux et en eux (Jn 14,16-17). La deuxième présente l’envoi aux disciples du « Paraclet, l’Esprit Saint » par le Père, non seulement pour leur enseigner toute chose, mais aussi leur rappeler tout ce que Jésus leur avait dit (Jn 14,26). En cela, elle partage avec la cinquième promesse le même objet : le rôle d’enseignant de l’Esprit de vérité (Jn 16,12-15). La troisième met l’accent sur le rôle de témoin du Paraclet ; il témoignera de Jésus (Jn 15,26-27) dans le contexte du « grand conflit théologique qui sert de cadre à la vie de Jésus, ce procès qui met aux prises Jésus-Christ et le monde, et qui aboutit à la condamnation du monde et à l’exaltation du Christ sur la croix11. » La quatrième promesse (Jn 16,7-11) sur laquelle porte notre intérêt s’inscrit dans le même contexte. 7
DE LA POTTERIE 1965b, 85. PASTORELLI 2006, 104. 9 PASTORELLI 2006, 103. 10 DE LA POTTERIE 1965b, 86. 11 DE LA POTTERIE 1965b, 100. 8
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1.2.2. Le triomphe de la justice de Dieu selon Jn 16 Le chapitre 16 du quatrième évangile achève les discours d’adieu de Jésus. Dans ce chapitre en particulier, Jésus prépare ses disciples à son absence et à l’hostilité du monde qui leur réserve de grandes souffrances (Jn 16,1-3). Il leur donne alors le gage de l’envoi du Paraclet pour combler le vide de son absence. La mission du Paraclet promis en Jn 16,7-11 sera principalement de « mettre en lumière », de « révéler » et de « démontrer » la culpabilité du monde en matière de péché, de justice et de jugement (16,8). C’est ainsi qu’il convient de comprendre le verbe ἐλέγχω dans le contexte de cette promesse12. Le Paraclet exerce alors ici une fonction d’accusateur ; sa mission est de dévoiler la culpabilité du monde13. M.-F. Berrouard relève deux autres caractéristiques essentielles de l’action du Paraclet dans ce discours. La première renvoie à la non-nécessité de la présence physique du coupable : « Il n’est pas nécessaire que l’ἔλεγξις s’adresse directement au coupable. Elle porte toujours sur lui ou sur ses actes, mais il peut être absent ; la révélation de ce qu’il est, la dénonciation de ses torts, sa réfutation se font alors en dehors de lui, et les autres sont éclairés sur son caractère et ses agissements14. » La seconde met l’accent sur le caractère intérieur de l’action du Paraclet qui se fait dans le cœur des croyants, en leur for interne15. C’est tout l’enjeu de Jn 16,9-11. Ces versets détaillent en trois propositions les éléments de preuve de la culpabilité du monde, à savoir le péché (ἁμαρτία), la justice (δικαιοσύνη) et le jugement (κρίσις) : v. 9 περὶ ἁμαρτίας μέν, ὅτι οὐ πιστεύουσιν εἰς ἐμέ v. 10 περὶ δικαιοσύνης δέ, ὅτι πρὸς τὸν πατέρα ὑπάγω καὶ οὐκέτι θεωρεῖτέ με v. 11 περὶ δὲ κρίσεως, ὅτι ὁ ἄρχων τοῦ κόσμου τούτου κέκριται. Chaque élément de l’accusation est introduit par la préposition περί et défini par la conjonction ὅτι16. Le v. 10 qui fait l’objet de notre 12
BERROUARD 1949, 368-369 ; DE LA POTTERIE 1977a, 415. COTHENET 1991, 374. 14 BERROUARD 1949, 367. 15 BERROUARD 1949, 371. 16 Pour garder la cohérence du sens de ὅτι dans les trois propositions, BERROUARD 1949, 378, propose de le prendre, non au sens explicatif, mais plutôt causal. En effet, ὅτι ne donne pas la cause des actes de l’accusation mais les éléments de preuve. On pourrait le traduire par « étant donné que », « car ». Cet avis est partagé par BARRETT 1972, 406, qui affirme que Jn semble donner le motif fondamental de la conviction du péché, de la justice et du jugement plutôt que d’indiquer le contenu de ces termes. 13
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attention occupe la position centrale de cette unité littéraire. Au v. 9, il est question de la démonstration de la culpabilité du monde en matière de péché (περὶ ἁμαρτίας). La preuve en est que le monde refuse de croire en Jésus. Dans le quatrième évangile, le monde représente la catégorie de ceux qui sont hostiles à Jésus (1,10 ; 7,7 ; 12,46-47 ; 14,17 ; 15,18). Le péché du monde consiste ainsi en son refus de croire (8,24.46 ; 9,34.41 ; 12,37 ; 15,24). L’emploi du verbe πιστεύω au présent dénote l’actualité du refus de croire, ce qui étend le jugement à toutes les générations qui refuseront de croire en Jésus17. Le v. 11 s’intéresse au jugement (περὶ δὲ κρίσεως) déjà réalisé du prince de ce monde (ὁ ἄρχων τοῦ κόσμου τούτου). Le parfait κέκριται traduit le caractère pérenne de ce jugement (cf. Jn 12,31-32). Quant au v. 10, il se démarque nettement des deux autres par son contenu. Il révèle que la mission du Paraclet est de démontrer la culpabilité du monde en matière de justice (περὶ δικαιοσύνης), et le ὅτι introduit le départ de Jésus vers son Père de sorte que ses disciples ne le verront plus. À première vue, la cohérence du lien entre la justice du monde et le départ de Jésus vers le Père est difficile à établir. Ici semble se jouer de façon subtile l’ironie johannique18. En quoi consiste la justice du monde dénoncée par le Paraclet ? Ou encore, en quoi le départ de Jésus vers le Père est-il un acte de justice ? Un regard plus attentif permet de voir que ce verset oppose deux justices : celle du monde et celle de Dieu. La justice du monde a accusé Jésus de fausses prétentions, l’a traîné devant le tribunal de Pilate qui l’a condamné et fait clouer sur la croix. Mais la dénonciation par le Paraclet de la justice du monde a mis à nu la duplicité de cette justice. En appui à cette lecture, Carson évoque trois textes assez significatifs des écrits pauliniens présentant la fausse justice des hommes. En Rm 10,3, Paul affirme, au sujet d’Israël, qu’il ne s’est pas soumis à la justice de Dieu, mais a plutôt cherché à établir sa propre justice résultant de la Loi et méconnu celle de Dieu. En Ph 3,9, il présente sa pleine appartenance au Christ, non au travers d’une justice qui lui est propre, celle de la Loi, mais de la justice qui découle de la foi au Christ et qui vient de Dieu. Dans ce même esprit est rappelé en Tt 3,5 le salut acquis en vertu de la miséricorde de Dieu et non en vertu des œuvres accomplies Quant à STENGER 1979, 5, il est de l’avis contraire. Il recommande plutôt le sens explicatif parce qu’il éclaire la nature du péché, de la justice et du jugement. Sur la question, voir aussi BDF § 456, 1.2. 17 BROWN 1970, 712. 18 CARSON 1979, 559.
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dans la justice19. Ces textes établissent une différence nette entre la justice du monde et celle de Dieu. Bien que les propos de Paul s’inscrivent dans sa réflexion sur la justification par la foi qui oppose la justice par la foi et la justice par les œuvres de la Loi – thème absent de la pensée johannique20 –, on peut toutefois retenir de l’hypothèse de Carson la distinction entre la justice des hommes et celle de Dieu. La justice du monde démasquée par le Paraclet est une fausse justice, elle s’oppose à celle de Dieu qui est à rechercher plutôt dans le départ de Jésus vers le Père. Le Paraclet évoque en Jn 16,10 le rétablissement de la véritable justice qui vient de Dieu. Le ὅτι causal donne la clé d’interprétation de la justice. En effet, la mort de Jésus avait été perçue par le monde comme l’échec de sa mission, et par conséquent comme une sanction divine. Mais au regard de Dieu, c’est tout le contraire. Présentée comme un départ vers le Père, la mort de Jésus prend une connotation positive. Elle signifie l’agrément de Dieu, la victoire et le triomphe de Jésus21. Ce sens de la justice est tout aussi bien attesté dans la tradition vétérotestamentaire22. Le prophète Isaïe chante les bienfaits de Dieu pour avoir revêtu son oint du manteau de la justice (Is 61,10), et annonce la manifestation de la justice de Jérusalem comme une victoire aux yeux des nations (Is 62,2). Le livre des Proverbes, pour sa part, révèle que les biens durables de la justice sont avec Dieu (Pr 8,18). La mission du Paraclet est de rendre manifeste au cœur des disciples la victoire eschatologique de Jésus scellée par sa mort sur la croix23. Venu d’en-haut, d’auprès du Père, son retour vers lui, loin de signifier un désaveu, traduit plutôt un accueil, une consécration. La culpabilité ne se trouve donc pas du côté de Jésus, mais du monde24. Pour les disciples attristés, cette révélation du Paraclet aura pour effet de les rassurer : Jésus n’a pas échoué. L’échec se trouve dans le camp du monde qui tombe sous le coup du jugement eschatologique. Jean rend manifeste la justice de Dieu dans le mystère pascal de Jésus. « Le verset 10 se livre ainsi à une lecture originale de la mortélévation de Jésus. δικαιοσύνη traduit la victoire cosmique et céleste de Jésus qui retourne à la sphère divine, tel un roi rentrant après avoir remporté une bataille décisive25. » La justice de Jésus, contrairement 19 20 21 22 23 24 25
CARSON 1979, 560. COTHENET 1991, 374. STEMBERGER 1970, 226. DE LA POTTERIE 1977b, 419 ; KRAŠOVEC 1988, 278. STENGER 1979, 8. BROWN 1970, 712-713. PASTORELLI 2006, 154.
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à celle du monde qui n’a pas cru, est d’avoir connu le « Père juste » (17,25), d’avoir fait sa volonté26, de lui être resté fidèle. 1.3. Dieu, « Père juste » en Jn 17,25 Les discours d’adieu de Jésus débouchent sur la longue prière d’adieu de Jn 17, appelée aussi communément prière sacerdotale. Elle est comparable aux « prières juives qui s’appuient sur les hauts faits de Dieu pour invoquer une nouvelle intervention de sa part27. » Jn 17 est généralement structuré en trois parties, bien que les marqueurs de délimitation varient suivant les commentateurs : d’abord Jésus prie pour sa glorification (v. 1-8), ensuite il prie pour ceux que le Père lui a donnés (v. 9-19), et enfin il prie pour ceux qui croiront sur la parole des disciples (v. 20-26)28. Toute la prière est scandée à intervalles réguliers par le vocatif πάτερ (v. 1.5.11.21.24.25) sous forme de suppliques adressées en des instants dramatiques29. C’est ici qu’on trouve l’unique invocation johannique de Dieu comme « Père juste » (πάτερ δίκαιε) au v. 25. Ce verset se situe dans la troisième et dernière partie de la prière, elle-même subdivisée et deux petites unités : aux v. 20-23, Jésus prie pour l’unité de ses disciples et aux v. 24-26, il appelle « à la communion eschatologique30 ». Ces trois derniers versets sont vus à juste titre comme faisant pendant à la première partie de la prière (v. 1-8), au regard de la correspondance des thèmes abordés. Le v. 24 s’ouvre par l’invocation de Dieu comme πάτερ, à qui Jésus exprime sa volonté (θέλω) orientée en deux finalités : la première est de voir ceux que le Père lui a donnés être avec lui là où il est ; la seconde est qu’ils contemplent la gloire que le Père lui a donnée. Cette démarche de Jésus est motivée par le fait qu’avant la création du monde, il était l’objet de l’amour du Père : « car tu m’as aimé dès avant la fondation du monde ». La portée eschatologique du propos en rapport avec le Ressuscité est indéniable31. 26
STENGER 1979, 7. LÉON-DUFOUR 1993, 275. 28 BROWN 1970, 547 ; MOLONEY 1997, 469-470, présente une structure tripartite sous forme concentrique : v. 1-8 : faire connaître Dieu ; v. 9-19 : les garder et les sanctifier ; v. 20-26 : faire connaître Dieu. 29 Dans les évangiles, généralement les prières de Jésus sont introduites par l’invocation πάτερ : Mt 6,9 ; 11,25 ; 26,39.42 ; Lc 10,21 ; 11,2 ; 22,42 ; 23,34.46. L’évangile de Jean est celui qui présente plus d’occasions où Jésus s’adresse à son Père dans une prière (Jn 11,41 ; 12,27.28 ; 17,1.5.11.21.24.25). 30 ZUMSTEIN 2007, 161. 31 ZUMSTEIN 2007, 187. 27
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Le v. 26 aborde aussi le thème de l’amour et est formulé en deux propositions. La principale rend compte de la mission terrestre de Jésus qui a été d’avoir fait connaître (aoriste ἐγνώρισα) le nom du Père et dans une perspective d’avenir, de continuer ce travail auprès de ceux que le Père lui a donnés, une allusion à la mission du Paraclet (14,26 ; 16,13-15). La subordonnée introduite par ἵνα présente la finalité de cette mission : « afin que l’amour dont tu m’as aimé soit en eux, et moi en eux ». Entre ces deux versets à caractère eschatologique, le v. 25 relève plus du constat en forme de bilan que de prière ; car contrairement aux autres invocations du Père, celle du v. 25 est suivie de l’adjectif δίκαιε. Le même procédé s’observe au v. 11 mais avec l’adjectif « saint » : πάτερ ἅγιε32. L’invocation πάτερ ἅγιε a un arrière-fond vétérotestamentaire et est caractéristique des prières juives, reprises par les premières communautés chrétiennes33. En s’adressant à Dieu en tant que « Père saint », Jésus lui demande de garder ses disciples dans son nom comme lieu sacré, réservé34. En Jn 17,25, Jésus invoque le πάτερ comme δίκαιος. Ce verset a fait l’objet de diverses interprétations en deux directions principales : certains commentateurs soutiennent qu’il ne peut se comprendre en dehors du jugement, mais d’autres rejettent l’interprétation judiciaire de δίκαιος. Ceux qui refusent l’interprétation dans la ligne du jugement mettent en avant l’amour du Père dont il est question dans les v. 24 et 26 qui encadrent le propos du v. 25. Dans ce contexte, la mention du monde qui n’a pas connu Dieu n’a aucune importance. Il faut plutôt tenir compte de la suite du texte au v. 26 où l’amour de Dieu est demandé pour les disciples. Contrairement aux disciples qui au nom de leur foi et de leur accueil de l’envoyé de Dieu jouiront de l’amour divin, rien n’est dit sur le sort du monde35. On suppose qu’il en est exclu36. La connaissance dont parle le v. 25 consiste en la communication de l’amour et conduit à la contemplation de la gloire de celui qui a été élevé et qui est redevable de l’amour divin. X. LéonDufour résume cette position en ces termes :
32 La sainteté de Dieu dans la Bible est une évidence, à l’instar d’Is 6,3 où Dieu est invoqué comme le trois fois saint (cf. 2 M 14,36). 33 DE LA POTTERIE 1977b, 722. 34 DE LA POTTERIE, 1977b, 724. 35 SCHNACKENBURG 1979, 224. 36 BECKER 1991, 631.
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S’inscrivant entre deux paroles qui concernent l’amour du Père, ce qualificatif ne peut évoquer la pensée du jugement qui lui est parfois associée dans l’Écriture. « Juste » caractérise le Dieu sauveur (cf. Is 45,21 ; 1 Jn 1,9) ; sa valeur sémantique inclut la miséricorde et la fidélité éternelles. L’interprétation qui voit ici une allusion au jugement de Dieu s’appuie sur ce qui suit immédiatement : “le monde ne t’a pas connu”. Mais ce constat, qui certes répercute le dualisme marqué dans la prière, a pour fonction de faire ressortir l’accueil du Fils et des croyants au Père qui se révèle37.
À l’opposé de cette position, les défenseurs de l’interprétation judiciaire mettent plutôt l’accent sur la connaissance avec le verbe connaître (γινώσκω) qui revient à trois reprises en Jn 17,25. Pour eux, ce verset a partie liée avec le jugement défini par Jean comme le rejet de la lumière (cf. Jn 3,19-21). Le v. 25 mentionne les deux groupes de personnes placés devant le « Père juste » : le monde dans son refus de connaître et d’accueillir Jésus, et ceux qui ont reconnu en Jésus l’envoyé de Dieu. La non-connaissance de Dieu par le monde dénote son ignorance, son erreur qui le soumet de ce fait au crible du jugement38. La pertinence de cette lecture requiert notre attention. En effet, le v. 25 n’exprime aucun souhait, ni aucune activité en tant que telle. Le v. 24 traduit la volonté de Jésus de voir ceux que le Père lui a donnés être avec lui. Le v. 26 rappelle la mission de Jésus d’avoir fait connaître le nom du Père et de continuer à le faire pour que les disciples aient en eux l’amour de Dieu. Contrairement à ces deux versets, le v. 25 présente tout simplement la situation des trois acteurs essentiels du drame qui se joue dans l’histoire du salut, à savoir, Jésus lui-même en tant qu’envoyé de Dieu, le monde, et ceux que le Père lui a donnés. Jésus dresse le bilan de chaque entité au terme de sa mission devant le Père qu’il présente comme « juste ». Pour bien marquer la progression de l’argumentation, on pourrait disposer le v. 25 de la façon suivante : πάτερ δίκαιε, καὶ καὶ
ὁ κόσμος ἐγὼ δέ οὗτοι
σε οὐκ σε
ἔγνω, ἔγνων, ἔγνωσαν
ὅτι σύ με ἀπέστειλας·
Suivant la formulation du propos, à l’invocation πάτερ δίκαιε sont rattachées trois propositions. La première est à la forme négative (οὐκ) 37
LÉON-DUFOUR 1993, 313. BROWN 1970, 773 et 779 ; BARRETT 1962, 429 ; ZUMSTEIN 2007, 188 ; MOLONEY 1997, 485 ; CARSON 1991, 570 ; MALATESTA 1971, 209 ; LAGRANGE 1936, 452. 38
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et présente la situation du monde (ὁ κόσμος) qui n’a pas connu (ἔγνω) le Père. En revanche, avec l’adversatif δέ39, la deuxième proposition à la forme positive traduit la situation de Jésus qui, lui, a connu (ἔγνων) le Père. Associés à Jésus par le καί, les οὗτοι « ceux-ci », c’est-à-dire ceux que le Père lui a donnés, ont aussi reconnu en lui l’envoyé du Père. On remarque que le verbe γινώσκω à l’aoriste est repris dans les trois propositions et apparaît comme le critère d’évaluation des différentes entités mentionnées. Dans le quatrième évangile le verbe γινώσκω traduit souvent une union surnaturelle avec l’objet du connaître40. Il exprime d’une part ce que le monde devrait savoir sur la révélation de Jésus comme Messie, et d’autre part, le processus progressif par lequel les disciples accèdent à la découverte de sa personne en tant que Christ au moyen de la foi41. La conséquence sotériologique qui en découle est l’accès à la vie éternelle. Au début de sa prière, Jésus l’avait clairement signifié : « La vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi, le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus Christ » (Jn 17,3). Bien avant, au terme de son long discours qui avait choqué son auditoire, après le signe du don du pain à profusion, Simon-Pierre avait confessé : « Seigneur, vers qui irions-nous ? Tu as les paroles de la vie éternelle. Et nous, nous avons cru et nous avons connu que tu es le Saint de Dieu » (Jn 6,68-69). Ici, les deux verbes πιστεύω et γινώσκω sont interchangeables tout comme en Jn 17,8.21.2342. En revanche, durant tout le ministère de Jésus, le monde s’est illustré dans la non-connaissance de Jésus, le refus de son message (Jn 1,10), et a persisté dans cette voie. En exposant au « Père juste » cette situation résultant de son envoi dans le monde, Jésus soumet à son appréciation ce qu’il est advenu de sa mission. On comprend alors qu’il fasse appel à Dieu, comme en Jn 5,30 où Jésus qualifie son jugement de juste (δίκαιος) parce qu’il s’inscrit dans la réalisation de la volonté de son Père. La justice du Père en Jn 17,25 rejoint ce jugement juste dont Jésus est porteur sur la base du jugement tel que défini en Jn 3,19 : « La lumière est venue dans le monde, et les hommes ont préféré les ténèbres à la lumière parce que leurs œuvres étaient mauvaises. » Le critère d’évaluation de la justice du Père est la réalisation de sa volonté. La communauté johannique expérimente cette justice à travers la connaissance 39 40 41 42
Cf. BDF § 447. RIGAUX 1970, 304. DE LA POTTERIE 1959, 718-719. RIGAUX 1970, 305.
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de la volonté du Père révélée par son envoyé. Au temps de la crise qui bouleversa les assises de la communauté, elle reprendra et relira à frais nouveaux les conséquences de la justice du Père et de Jésus. 2. LA JUSTICE DE DIEU EN CONTEXTE DE CRISE SELON 1 JN La première épître de Jean est le fruit de la volonté de clarification et de recadrage de certains points de la théologie johannique43 à l’adresse d’une communauté déchirée par une crise doctrinale44. Parmi les points abordés figure la question de la justice. Comme dans l’évangile, elle est évoquée en référence à Dieu et à Jésus (1 Jn 1,9 ; 2,1.29). Par ailleurs, ceux qui vivent dans l’orthodoxie de la foi johannique sont aussi qualifiés de justes et invités à pratiquer la justice (1 Jn 2,29 ; 3,7.10). 2.1. Dieu « fidèle et juste » en 1 Jn 1,9 2.1.1. Le contexte L’adjectif δίκαιος associé à la personne de Dieu apparaît au tout début de la première épître johannique en 1 Jn 1,9. Ce verset est inséré dans l’unité littéraire de 1,5-1045 où l’auteur réfute les mensonges des dissidents au sujet de leur communion avec Dieu. Il introduit son argumentation par une annonce capitale tirée du « message entendu » du Christ, à savoir : « Dieu est lumière et de ténèbres, en lui, il n’en est point » (v. 5). Cette déclaration met en relief le dualisme lumière/ ténèbre caractéristique du langage johannique, surtout dans le contexte du jugement46. Il ne s’agit pas ici d’une définition théologique de l’être divin, mais l’affirmation d’une « exigence d’ordre éthique47 » que la suite du texte éclaire. L’annonce du v. 5 est alors à lire comme un principe de base sur lequel repose le développement subséquent. L’ensemble du discours est construit sous une forme antithétique et rythmé par la formule « si nous disons ». Le conditionnel introduit par la particule ἐάν associée au subjonctif exprime une possibilité bien 43
ZUMSTEIN 2008, 401.404. BROWN 2002, 120-156. 45 Les commentateurs proposent différentes délimitations pour cette petite unité : 1 Jn 1,6–2,2 (MORGEN 2005, 55.60, et SCHNACKENBURG 1992, 72.76) ; 1 Jn 1,6-10 (KLAUCK 1991, 85) ; 1 Jn 1,5-10 (BONNARD 1983, 25). 46 Jn 1,5 ; 3,19-20 ; 8,12 ; 12,35.46. 47 BONNARD 1983, 26-28. 44
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réelle48. Quant au « nous », il renvoie certainement à un collectif incluant l’auteur et ses lecteurs49. Les v. 6-7 établissent le premier parallélisme antithétique autour du motif de la communion avec Dieu. L’auteur commence par contredire les allégations de ceux qui prétendent être en communion avec Dieu alors qu’ils marchent dans les ténèbres. Ils mentent et ne font pas la vérité. Leur attitude s’oppose à celle de Dieu en qui il n’y a pas de ténèbres. L’expression négative, « ne pas faire la vérité », devient alors synonyme de mensonge. Héritée du judaïsme, elle désigne une faute morale50 traduisant le manque d’honnêteté et de loyauté au regard de la Loi51. Mais dans le contexte de 1 Jn, « faire la vérité » renvoie à l’enseignement johannique authentique. Quant aux verbes « marcher » (περιπατέω)52 et « faire » (ποιέω), ils traduisent en général l’attitude, la manière de se conduire. Ce faisant, si la « marche dans les ténèbres » conduit à l’éloignement de Dieu, la « marche dans la lumière » – à l’image de Dieu qui lui-même « est dans la lumière » – offre deux avantages aux croyants : le premier est ecclésiologique et porte sur la communion « des uns avec les autres », dans la communauté ; le second avantage est sotériologique et émane de la mort expiatoire de Jésus sur la croix symboliquement rendue à travers la proposition « le sang de Jésus nous purifie de tout péché ». Par ailleurs, on observe que Dieu qui au v. 5 est dit « être » lumière, au v. 7 « est dans la lumière » (ἐστιν ἐν τῷ φωτί). Les deux formules expriment, selon R. E. Brown, des fonctions légèrement différentes. La première (v. 5) décrit Dieu comme étant la base de l’expérience des chrétiens, et la deuxième (v. 7) expose le modèle de leur conduite53. Le rédacteur introduit ensuite la deuxième objection dans laquelle Dieu est qualifié de « fidèle et juste ». 2.1.2. La justice de Dieu en 1 Jn 1,9 L’auteur continue son argumentation en 1 Jn 1,9 en ces termes : ἐὰν ὁμολογῶμεν τὰς ἁμαρτίας ἡμῶν, πιστός ἐστιν καὶ δίκαιος, ἵνα ἀφῇ ἡμῖν τὰς ἁμαρτίας καὶ καθαρίσῃ ἡμᾶς ἀπὸ πάσης ἀδικίας. 48 49 50 51 52 53
BONNARD 1983, 30. WENGST 1978, 52. SCHNACKENBURG 1992, 78. KLAUCK 1991, 89. BERGMEIER 1993, 75. BROWN 1982, 201.
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Cette déclaration est une réaction contre ceux qui prétendent ne pas avoir de péché (v. 8). Non seulement ils s’égarent, mais la vérité n’est pas en eux. De la pratique de la vérité au v. 6, l’auteur passe à la possession de la vérité au v. 8. Il s’agit d’une « présence active de la vérité dans la communauté et dans nos vies54 ». Pour corriger cette erreur, 1 Jn présente ce qui est vrai au v. 9. Le « si nous disons » (v. 6 et 8) cède alors la place au « si nous confessons nos péchés » (v. 9a), toujours sur un ton polémique. La réalité du péché dans la vie du croyant et de la communauté est ainsi affirmée. De ce fait, la confession est requise avec le verbe ὁμολογέω. Dans le Nouveau Testament et spécialement dans les épitres johanniques ce verbe est propre aux confessions christologiques 55. Son emploi en 1 Jn 1,9 en référence à la confession des péchés apparaît alors comme une exception. Mais il n’est pas unique dans la Bible. Il s’origine dans la liturgie juive du jour du Grand Pardon (Yom Kippour) en Lv 16, et trouve un écho à Qumrân. Les verbes ἀφίημι et καταρίζω s’inscrivent dans ce même contexte sacrificiel. Le verbe ὁμολογέω constitue ici l’une des plus anciennes attestations de la confession des péchés dans la communauté primitive56. La conviction que cette pratique induit le pardon de Dieu était bien ancrée dans les mentalités. En lien avec le pardon des péchés, 1 Jn introduit deux attributs de Dieu, « fidèle et juste » (πιστός καὶ δίκαιος), au moyen du ἵνα consécutif 57 ; autrement dit, le pardon et la purification émanent de la fidélité et de la justice de Dieu. Les deux adjectifs πιστός et δίκαιος vont de pair dans certains textes de l’Ancien Testament. En Dt 32,4, Dieu est présenté comme « le Rocher, son action est parfaite, tous ses cheminements sont judicieux ; c’est le Dieu fidèle, il n’y a pas en lui d’injustice, il est juste et droit ». Il manifeste sa fidélité à son peuple en le sauvant, en lui faisant miséricorde et en lui pardonnant ses péchés (Ex 15,13 ; 34,7). Parfois, la justice de Dieu est mise en rapport avec son action de salut (Is 45,21). C’est le cas dans la tradition vétérotestamentaire où la fidélité de Dieu s’exprime dans sa miséricorde et où sa justice découle de sa fidélité58. 1 Jn ne semble pas dire le contraire. La confession des péchés dont il est question fait appel à la justice de 54
BONNARD 1983, 31. Mt 7,23 ; 10,32 ; 14,7 ; Lc 12,8 ; Jn 9,22,12,42 ; Rm 10,9-10 ; 1 Tm 6,12; 1 Jn 2,23 ; 4,2.3.15 ; 2 Jn 7. 56 SCHNACKENBURG 1992, 82. 57 Cf. BDF § 391,5. 58 MORGEN 1993, 183. 55
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Dieu, non pour réclamer une punition quelconque, mais pour implorer sa miséricorde59. Πιστός et δίκαιος traduisent la faveur de Dieu pour son peuple. La formulation du v. 9 relie la fidélité (πιστός) au pardon des péchés (τὰς ἁμαρτίας) et la purification de toute injustice (πάσης ἀδικίας) à la justice (δίκαιος). Ces deux notions ne sont d’ailleurs pas faciles à cerner en 1 Jn d’autant plus qu’aucune explication claire n’est donnée à leur sujet ; elles sont tout simplement évoquées. Quelques indices permettent cependant de suggérer certaines approches. Ainsi 1 Jn 3,4 enseigne : « Quiconque fait le péché fait aussi l’iniquité (ἀνομία), car le péché, c’est l’iniquité (ἀνομία). » Le terme ἀνομία est un hapax johannique. Dans ce verset, ἁμαρτία et ἀνομία sont classés dans la même catégorie. Étymologiquement, ἀνομία signifie « sans-loi » et traduit ce qui est illégal. Mais le sens du mot a évolué au fil du temps, du grec de la Septante au Nouveau Testament en passant par la littérature juive et Qumrân. À l’époque du Nouveau Testament, il prend une marque typiquement eschatologique et désigne l’hostilité des forces sataniques contre le royaume de Dieu ; il caractérise la puissance diabolique à l’œuvre. C’est ce que laisse entendre 1 Jn 3,8 : « Qui commet le péché est du diable, parce que depuis l’origine le diable est pécheur. » Le sens premier de ἀνομία en tant que transgression de la Loi est alors éclipsé60. À la suite de certains commentateurs, I. de La Potterie conclut : « Dans le contexte dualiste et eschatologique de notre passage, il ne peut guère être question que du péché-type des “antichrists” qui rejettent le Christ, le Fils de Dieu (2,22-23) ; c’est le péché que le 4e évangile avait déjà décrit comme le péché du monde : celui de ne pas croire en Jésus61. » Sans rejeter cette compréhension de l’ἀνομία, d’autres pensent qu’on ne peut pas ôter totalement à ce terme son sens étymologique de transgression de la Loi, car la Loi par excellence se résume dans le commandement de l’amour de Dieu et du prochain62. À l’ἁμαρτία que le Dieu fidèle pardonne s’ajoute l’ἀδικία qu’il purifie. Ce dernier terme apparaît deux fois seulement en 1 Jn : dans le v. 9 qui nous occupe et en 1 Jn 5,17 où l’auteur affirme que « toute injustice (πᾶσα ἀδικία) est péché ». Dans ces deux références, le terme ἀδικία est suivi de l’adjectif indéfini πᾶς traduisant la totalité. 59
BROWN 1982, 209 ; DESCAMPS 1950, 140. DE LA POTTERIE 1965a, 69-73. 61 DE LA POTTERIE 1965a, 78 ; voir aussi BROWN 1982, 400 ; SCHNACKENBURG 1992, 171-172. 62 MORGEN 2005, 129-130 ; BONNARD 1983, 69. 60
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L’injustice est donc vue de manière générale. Or le péché et l’iniquité (ἀνομία) sont liés. On constate ainsi qu’en 1 Jn l’ἀδικία, l’ἀνομία et l’ἁμαρτία reflètent la même réalité. Finalement le péché que Dieu pardonne et l’injustice dont il purifie trouvent leur pleine compréhension dans le refus de croire au Christ et le manquement au commandement de l’amour du prochain. Mais cet acte sotériologique du Dieu « fidèle et juste » se réalise pleinement à travers son envoyé Jésus Christ, également qualifié de δίκαιος. 2.2. Jésus accomplit la justice de Dieu (1 Jn 2,1) Après la dénonciation de l’erreur des dissidents au sujet du péché (1 Jn 1,8-10), l’auteur passe en 1 Jn 2,1-2 à une autre phase de son message. Le ton a changé. Il passe du « nous » collectif au « je » personnalisé. L’expression « mes petits-enfants » rend le discours plus familier et direct63. Pourtant le thème est fondamentalement le même. Le motif du péché continue d’être au cœur de sa préoccupation. Il veut en préserver ses « petits enfants ». Mais si d’aventure le péché survenait, une solution est offerte : « Nous avons un défenseur (παράκλητος) devant le Père, Jésus Christ, qui est juste (δίκαιος) » (2,1). Le v. 2 poursuit l’argumentation en lien avec le v. 1 par la conjonction καί qui joue ici un rôle plutôt explicatif que consécutif64 dans le sens de « car », adopté par certaines traductions. Jésus y est présenté comme « une victime d’expiation pour nos péchés ». Le terme δίκαιος ne peut alors se comprendre qu’à la lumière de ceux de « Paraclet » (παράκλητος) et de « victime d’expiation » (ἱλασμός) auxquels il est associé. 2.2.1 Jésus παράκλητος En dehors du quatrième évangile, le vocable Paraclet est attesté une seule fois en 1 Jn 2,1 en référence au Christ. Dans l’évangile de Jean, le Paraclet désigne l’Esprit qu’à la prière de Jésus, le Père enverra pour « approfondir la foi des disciples, soit qu’il leur fasse comprendre de l’intérieur la vie et le message de Jésus, soit qu’il affermisse leur foi incertaine contre les attaques du monde65 ». Mais c’était une promesse, alors que dans l’épître, il a déjà réalisé l’œuvre salvifique d’expiation des péchés (1 Jn 2,2), et à ce titre il se tient en « Paraclet devant le Père ». 63 MORGEN 2005, 63. D’autres commentateurs, dont BONNARD 1983, 35, y voient une référence à la paternité spirituelle et à l’autorité des rabbins sur leurs élèves. 64 BONNARD 1983, 35 ; voir aussi BDF § 290,1. 65 DE LA POTTERIE 1965b, 105.
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L’image renvoie au cadre du procès. C’est pourquoi S. Lyonnet rejette le sens d’intercesseur66 par lequel le παράκλητος est souvent traduit et lui préfère celui d’avocat chargé de défendre l’accusé en réfutant les accusations de l’ennemi. En 1 Jn, le Christ exerce sa fonction d’avocatparaclet en détruisant les œuvres du diable (1 Jn 3,8) et en défendant les chrétiens devant le Père67. Sur la question, M. Morgen adopte une position plus nuancée et conciliante : « Avocat, défenseur, le paraclet plaide et intercède. Dans le procès contre le péché et l’injustice, le paraclet prend la défense ; si la fonction d’intercession reste moins affirmée, elle n’en est pas moins présente68. » La figure du paraclet situe l’intervention de Jésus auprès du Père en faveur des disciples dans le contexte du jugement eschatologique. En sa qualité de juste, siégeant devant le Père après sa mort (cf. Jn 16,10), il assume sa fonction de défenseur à travers l’expiation des péchés (1 Jn 2,2). 2.2.2. Jésus ἱλασμός Jésus n’est pas seulement παράκλητος, il est aussi ἱλασμός. Le terme ἱλασμός est aussi un hapax johannique dans le Nouveau Testament. Il apparaît deux fois seulement, en 1 Jn 2,2 et 4,10. Son affinité avec d’autres termes tels que ἱλαστήριος (propitiatoire) et le verbe ἐξιλάσκομαι (expier) dénote leur provenance commune de la racine hébraïque כפרqui veut dire couvrir. En Lv 25,9, dans le cadre de l’année jubilaire, Dieu demande à Moïse de faire retentir le cor au Jour des Expiations (τῇ ἡμέρᾳ τοῦ ἱλασμοῦ) ou Jour du Grand Pardon (Yom Kippour). Les détails de la cérémonie du Kippour sont décrits en Lv 16 où des instructions précises sont données à Aaron et à ses fils pour conduire efficacement le cérémonial. Dans tout ce chapitre 16, on ne trouve cependant aucune trace du substantif ἱλασμός mais plutôt le verbe ἐξιλάσκομαι. Aaron devra offrir un taureau en sacrifice pour son propre péché et faire l’expiation (ἐξιλάσεται) pour lui-même et pour sa maison (16,6.11) ; il fera l’expiation sur un bouc pour Azazel (16,10) et il en fera de même pour le lieu saint (16,16). En ses emplois 66 On a souvent rapproché le rôle du Christ paraclet en 1 Jn 2,1 avec sa mission d’intercession en Rm 8,34 et en He 7,25. Mais la correspondance littéraire avec le propos johannique n’est pas clairement avérée. Si le cadre de la mort et de la résurrection de Jésus et sa présence devant le Père dans un contexte de jugement s’apparente à la situation du Jésus johannique, son rôle d’intercesseur avec le verbe ἐντυγχάνω l’en sépare. Par ailleurs dans le contexte de 1 Jn la notion d’intercesseur reste discutée. 67 LYONNET 1970, 153. 68 MORGEN 2004, 493.
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vétérotestamentaires, ἱλασμός se situe dans le registre de la confession des péchés69. Son enracinement dans la liturgie juive du Yom Kippour l’insère dans le vocabulaire sacrificiel de l’Ancien Testament. Si ἐξιλάσκομαι désigne dans la LXX « l’acte rituel par lequel le prêtre efface ou expie le péché devant Dieu […], ἱλασμός est l’offrande expiatoire ou propitiatoire par laquelle le péché devient inopérant vis-à-vis de Dieu70 ». Dans l’évolution du mot, Dieu devient l’initiateur du pardon qui prend plus le sens de faveur et de grâce71. En 1 Jn 2,2, Jésus Christ est « lui-même » (αὐτός emphatique) l’ἱλασμός pour nos péchés (περὶ τῶν ἁμαρτιῶν ἡμῶν). On retrouve le contexte du pardon des péchés du rituel sacrificiel juif du Kippour. Rm 3,24-25 en est une parfaite illustration. Ce texte évoque la justification par pure grâce de Dieu « en vertu du rachat qui est en Jésus Christ, que Dieu a exposé comme instrument de propitiation (ἱλαστήριος) par son sang, moyennant la foi. Ainsi montre-t-il sa justice, après avoir laissé impuni les péchés commis auparavant ». L’initiative de Dieu dans l’œuvre du salut et son caractère gratuit y sont bien mis en relief. Cette initiative gratuite prend même en compte les péchés antérieurs. Et elle a été possible grâce à l’acte d’offrande de Jésus à travers sa mort qui fait de lui une victime expiatoire par son propre sang. Il en va de même en 1 Jn 4,10 qu’il convient de relier à 1 Jn 1,7.9 où le sang de Jésus est présenté comme l’instrument de purification des péchés72. Par conséquent, le sang des boucs n’a plus aucune efficacité dans la nouvelle économie du salut. Désormais, la purification des péchés est acquise par le sang de Jésus, c’est-à-dire sa mort sanglante sur la croix. Ce credo de l’Église primitive sera repris de bien des manières dans les écrits du Nouveau Testament. En 1 Jn 2,2, la portée de l’ἱλασμός dépasse le cadre des péchés de la communauté johannique (περὶ τῶν ἁμαρτιῶν ἡμῶν) pour prendre une dimension universelle : « … pas seulement pour les nôtres, mais aussi pour le monde entier (καὶ περὶ ὅλου τοῦ κόσμου) ». La valeur expiatoire de la mort de Jésus n’a pas de limite. Le deuxième emploi de ἱλασμός en 1 Jn se situe dans une petite unité littéraire relative à l’amour de Dieu (1 Jn 4,7-10). L’auteur commence 69
Lv 25,9 ; Nb 5,8 ; 2 M 3,33 ; Ps 130,4 ; Ez 44,27 ; Dn 9,9 CLAVIER 1968, 290. 71 CLAVIER 1968, 291 ; LYONNET 1970, 146. 72 Voir Lv 17,11 : « L’âme de la chair est dans le sang, et moi je vous l’ai donné pour l’autel, afin de faire l’expiation pour vos personnes ; car c’est le sang qui par l’âme fait l’expiation » (cf. 17,14). 70
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son propos par l’invitation à nous aimer les uns les autres parce que l’amour vient de Dieu. L’appartenance à Dieu se juge à la lumière de l’amour que chacun manifeste envers l’autre (v. 7). Au contraire, le refus d’aimer correspond à la méconnaissance de Dieu (v. 8). Dans la suite de son propos (v. 9-10), il présente l’amour de Dieu comme l’événement qui s’est opéré dans l’envoi de son Fils unique dans le monde pour nous faire vivre par lui. Au v. 10, il définit ce qu’est l’amour : « Ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, mais c’est lui qui nous a aimés et a envoyé son fils en expiation pour nos péchés. » L’amour de Dieu n’est donc pas une théorie, il est de l’ordre du réel, du vécu, de l’expérimenté. Le mouvement du texte présente d’abord ce que l’amour n’est pas, à savoir que l’initiative de l’amour ne vient pas de l’homme. Ensuite, avec l’adversatif ἀλλά, la bonne définition est exposée en deux énoncés. Le premier précise que l’initiative de l’amour vient de Dieu. Le second, rattaché au premier par la conjonction καί, annonce qu’il a envoyé son fils et ce fils est expiation pour nos péchés. On comprend alors que le fondement de l’envoi du Fils dans le monde dont la portée sotériologique est d’expier les péchés, repose sur l’initiative gratuite de l’amour de Dieu. Par la suite, en 1 Jn 4,11-21 l’auteur présente les conséquences de l’amour. Elles découlent de l’engagement à l’amour mutuel (4,11). Bien avant, dans un exposé sur l’amour fraternel en 1 Jn 3,11-18, il avait déjà signifié que l’annonce reçue depuis le commencement nous engage à nous aimer les uns les autres (v. 11). La figure de Caïn avait alors été évoquée comme un contre-exemple à ne pas imiter ; car ce dernier a égorgé son frère parce que ses œuvres étaient mauvaises. Ceux qui aiment leurs frères sont donc passés de la mort à la vie. En revanche, ceux qui vivent dans la haine du frère sont des meurtriers. En 3,16, il donne le critère de reconnaissance de l’amour : « Celui-là a livré sa vie pour nous, et nous aussi, nous devons livrer notre vie pour nos frères. » L’exemple du don de Jésus doit provoquer le nôtre. Nous avons la même construction qu’en 4,11 où l’initiative de l’amour de Dieu à notre égard devrait servir d’exemple pour en faire autant envers les frères. Finalement, l’ἱλασμός de Jésus pour nos péchés a une haute portée sotériologique et ecclésiologique qui lui donne un caractère tout à fait original. Contrairement à l’usage ancien du terme, en 1 Jn il relève de l’initiative gratuite de Dieu qui par pur amour a envoyé son Fils dans le monde. En union avec le Père, Jésus, le Fils-envoyé, s’est offert librement en donnant sa vie en expiation pour les péchés des croyants et du monde entier. En retour, les bénéficiaires de cette initiative de
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Dieu doivent faire de même les uns envers les autres. C’est dans ce cadre herméneutique que doit se lire la figure de Jésus δίκαιος. 2.2.3. Jésus δίκαιος La figure de Jésus « juste » (1 Jn 2,1) se relie à sa fonction de défenseur devant le Père et à son action d’expiation pour nos péchés. Elle est aussi en rapport avec la figure de Dieu « fidèle et juste » (1 Jn 1,9) qui pardonne les péchés et purifie de toute injustice. La justice de Jésus est ici intrinsèquement rattachée à son acte d’expiation pour les péchés, réalisé par sa mort sur la croix. Elle ne relève donc pas d’un quelconque juridisme. Jésus est juste parce qu’il a fait la volonté du Père en acceptant librement de verser son sang par sa mort sur la croix pour le pardon des péchés73. Cela a paru un échec aux yeux de ses ennemis mais une victoire au regard de Dieu74. Cette victoire authentifie son rôle d’avocat devant le Père. L’épithète « juste » vient donc renforcer cette attribution tout en soulignant l’efficacité sotériologique de son acte75. Le qualificatif de Jésus comme juste est de nouveau évoqué en 1 Jn 2,29 en forme d’inclusion avec le v. 1. En effet, les v. 28-29 sont en général présentés comme des versets charnières, en conclusion du développement précédent à portée eschatologique, annonçant la venue de « la dernière heure » et de l’« antichrist » (2,18-28)76. Le v. 29 rappelle ce que les membres de la communauté savent déjà : Jésus est juste (1 Jn 2,1), sa justice découle de celle du Père (1 Jn 1,9), elle se manifeste dans le pardon des péchés au moyen de son sang. À la lumière de cet enseignement, ils sont invités à reconnaître que « celui qui pratique lui aussi la justice est né de lui (ὁ ποιῶν τὴν δικαιοσύνην ἐξ αὐτοῦ γεγέννηται) ». L’adjectif δίκαιος vient s’associer au substantif δικαιοσύνη dans la formule johannique qui caractérise la pratique, le comportement. Les deux verbes de la connaissance οἶδα et γινώσκω marquent non seulement la compréhension nécessaire qui engage les destinataires du message à décider en conséquence, mais aussi la relation intime qui les unit à Jésus. Le même propos est repris en 1 Jn 3,7 dans un ordre différent avec l’expression ὁ ποιῶν τὴν δικαιοσύνην, le but étant cette fois-ci d’être « juste comme Jésus est juste ». Tout compte fait, les deux expressions 73 74 75 76
BONNARD 1983, 35. BROWN 1982, 210. SCHNACKENBURG 1992, 87. MORGEN 2005, 111-112.
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ont pour finalité la communion avec Dieu par Jésus. En revanche, celui qui fait le péché est du diable (v. 8), puisque la justice s’oppose au péché. Dans le prolongement de ce raisonnement, 1 Jn 3,10 présente le terme δικαιοσύνη dans une formulation négative pour distinguer les enfants de Dieu des enfants du diable. Ne pas pratiquer la justice et ne pas aimer son frère sont synonymes de ne pas être de Dieu, ne pas lui appartenir. Il va sans dire que la pratique de la justice est du même ressort que l’amour du frère. Finalement, Jésus est qualifié de juste parce qu’il est mort pour expier les péchés en obéissance à la volonté de Dieu qui par amour veut sauver les hommes. Son acte introduit de fait les croyants dans la communion avec Dieu et les engage dans la pratique de la justice par le témoignage de l’amour réciproque. CONCLUSION La justice de Dieu dans les écrits johanniques n’est pas liée à une question morale. Son cadre d’expression s’inscrit dans la perspective du jugement eschatologique tel que défini en Jn 3,19. Elle se révèle pleinement dans le mystère pascal du Fils unique envoyé de Dieu, non pour juger le monde mais pour le sauver (cf. Jn 3,17). Dans la tentative de recadrage de l’orthodoxie johannique, l’auteur de 1 Jn resitue la figure du Dieu juste dans l’économie du salut réalisé à travers la mort sanglante de son Fils-envoyé sur la croix, et en évalue les conséquences sotériologiques au profit des chrétiens johanniques. Le mystère pascal de Jésus a définitivement scellé le salut pour les croyants et le jugement pour le monde et le prince de ce monde. Bénéficiaires de cette justice réalisée dans le pardon des péchés et la purification de de toute injustice, les chrétiens johanniques sont invités à en vivre en marchant dans la lumière parce que Dieu est lumière, en se témoignant un amour mutuel parce que Dieu est amour et qu’il nous a aimés le premier. C’est la condition de la réalisation de la pleine communion avec Dieu par son Fils-envoyé, Jésus Christ. La justice de Dieu révélée par l’obéissance à la volonté du Père, à travers la mort et la résurrection de Jésus Christ, ouvre ainsi à la communauté croyante des perspectives sotériologiques et ecclésiologiques nouvelles.
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POURQUOI LE JUSTE NE RÉSISTE-T-IL PAS ? (JC 5,6) Denis FRICKER Faculté de théologie catholique Université de Strasbourg
Dans l’Ancien Testament, la figure du juste ( )צדיקse définit régulièrement par opposition à celle du méchant1 ( )רשעqui méprise la sagesse et la Loi2. Les textes concernés mettent en scène la multiplication de tels impies qui aboutit au mépris et à la persécution des justes se retrouvant en minorité. Ces derniers sollicitent alors l’aide du Dieu d’Israël, comme l’affirme le Ps 37 qui se conclut ainsi : 39 Le salut des justes vient de Yhwh ; il est leur refuge au temps de la détresse. 40 Yhwh les secourt et les délivre ; il les délivre des méchants et
les sauve, parce qu’ils s’abritent en lui (Ps 37,39-40).
Dans ce même Psaume, il est conseillé au juste de ne pas envier le méchant (v. 1-2 ; 7-8 ; 16) mais de s’en remettre à Dieu pour obtenir justice. En effet, malgré une situation présente défavorable, sur le long terme le juste obtiendra sa récompense alors que le méchant sera anéanti (v. 3-6 ; 17-18 ; 25-28 ; 29…) Cette animosité des impies peut d’ailleurs se traduire par l’oppression violente ; la réflexion sur la figure du juste persécuté et souffrant cherche alors à rendre compte de cette situation inique. Elle peut prendre une dimension rédemptrice, comme en Is 52,13–53,12, et la souffrance du juste s’expliquerait par le bien qui en résulte pour d’autres : « Mon serviteur juste en justifiera beaucoup et c’est lui qui prendra la charge de leur faute » (Is 53,11). Ainsi le juste persécuté a pu être interprété comme une figure messianique3 ; mais ses souffrances présentes peuvent aussi être compensées par la promesse d’une descendance nombreuse4, voire par des dons divins par-delà l’épreuve de la mort (Sg 3,1-9). 1 Dans la Septante la traduction de רשעrecourt le plus souvent aux vocables : πονηρός (méchant ou mauvais), ἀσεβής (impie), ἁμαρτωλός (pécheur). 2 Voir par exemple Ps 1,5-6 ; 7,10 ; 11,5 ; 34,22 ; 37,16-17.21.32 ; Pr 3,33 ; 10,67.11.16.28 ; Qo 3,16-17 ; 8,14 ; 9,2 ; Sg 4,16 etc. 3 GILBERT 2011. 4 GOSSE 2013.
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Lorsqu’en Jc 5,1-6 est évoqué l’assassinat d’un juste par des riches (οἱ πλούσιοι, v. 1), l’épître fait certainement écho à cette tradition biblique du juste persécuté. Le contexte même du passage de Jc 5 se réfère à une situation d’injustice socio-économique : des propriétaires terriens se complaisent dans le luxe tout en spoliant leurs ouvriers, alors que le jugement eschatologique paraît proche (v. 4-5). La condamnation et le meurtre du juste amènent alors au comble la liste des méfaits reprochés aux nantis : « Vous avez condamné, vous avez tué le juste » (v. 6). Cette ultime accusation n’est-elle qu’une hyperbole au service de la polémique contre les puissants riches ? Se réfère-t-elle plutôt à un personnage générique ou à une victime précise, historiquement identifiable ? En somme, quelle figure de juste recouvre cette victime d’un homicide ? La réponse à ces interrogations passe par la considération de cette précision complémentaire : οὐκ ἀντιτάσσεται ὑμῖν (5,6b), une proposition qui peut se comprendre sous la forme déclarative – « il ne vous résiste pas » – ou comme question rhétorique – « ne vous résistet-il pas ? ». Selon la traduction choisie, le juste peut être perçu comme une victime qui succombe sans résistance ou comme un rebelle martyr opposé au pouvoir injuste. Afin de cerner cette figure du juste, il importe d’analyser ces deux possibilités syntactiques pour proposer une traduction de l’expression. Il sera possible alors, dans un second temps, de la situer dans le contexte global de l’épître en matière de juste et de justice. 1. LES DEUX TRADUCTIONS DE JC 5,6B ET LEURS CONSÉQUENCES Considérons les deux possibilités syntactiques, question rhétorique ou phrase déclarative, et les interprétations qu’elles ont suscitées. 1.1. La question rhétorique : « ne vous résiste-t-il pas ? » Selon la grammaire grecque, une proposition interrogative introduite par la particule négative οὐ suppose une réponse positive5, constituant ainsi une question rhétorique. L’absence de ponctuation dans les manuscrits permet donc de restituer οὐκ ἀντιτάσσεται ὑμῖν comme phrase interrogative – « ne vous résiste-t-il pas ? » – qui attend la réponse : « oui, il nous résiste ». Cette résistance du juste a été comprise selon trois hypothèses majeures6. Les deux premières s’appuient sur le contexte 5 6
Cf. BDR § 427,2a. Nous suivons dans ses grandes lignes l’état de la question de LAWS 1980, 206-207.
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eschatologique tandis que la dernière se fonde sur la figure vétérotestamentaire du juste. En supposant que le présent ἀντιτάσσεται puisse prendre une valeur future en lien avec le contexte eschatologique du passage, le juste sera présent au jour du jugement et s’opposera aux injustes en une sorte de retournement de situation : « Ne vous résistera-t-il pas ? » Ce motif se retrouve en 1 Hénoch 91,12 : « Une épée sera donnée à tous les justes pour accomplir le juste jugement sur tous les impies7. » Le juste serait alors compris comme une figure collective, celle de tous les spoliés auxquels seront confrontés les riches lors du jugement. Il y aura donc bien une résistance de la part des justes, mais au jour dernier8. Le rôle de juge eschatologique convient encore mieux à Dieu lui même9, notamment en référence à la citation, un peu plus haut en Jc 4,6, de Pr 3,14 : ὁ θεὸς ὑπερηφάνοις ἀντιτάσσεται, ταπεινοῖς δὲ δίδωσιν χάριν (« Dieu résiste aux orgueilleux, mais il donne grâce aux humbles »). Dans ce passage des Proverbes se retrouve l’usage du même verbe rare10 ἀντιτάσσομαι dont le sujet serait à chaque fois Dieu, explicitement en Jc 4,6, implicitement en Jc 5,6. Il est vai qu’en cette dernière occurrence, la proposition « ne vous résiste-t-il pas ? » se présente en asyndète, puisqu’il lui manque toute locution conjonctive11 et qu’elle passe brusquement de l’aoriste au présent. Le sujet du verbe n’est donc pas nécessairement le juste (δικαίος), bien qu’il reste du point de vue syntaxique le candidat explicite le plus proche et à ce titre le plus probable. Concernant ces deux premières interprétations, il faut noter que le verbe au présent ne garantit pas le relief eschatologique de la phrase. En effet si dans le contexte proche le futur est bien utilisé pour décrire le jugement prévu pour les riches – « leur rouille s’élèvera en témoignage contre vous, et dévorera vos chairs comme un feu » (5,3) – il aurait été conséquent de reprendre ce futur pour situer la résistance du juste au jour du jugement. Le sens obvie du texte ne plaide manifestement pas en faveur de ces deux hypothèses. En interprétant le présent de ce verbe comme atemporel – « ne vous résiste-t-il pas ? » – on peut finalement comprendre que le juste résiste 7 Cité par LAWS 1980, 206. Le motif d’un retournement de situation au tribunal eschatologique est attesté en Mt 12,41-42 // Lc 11,31-32. 8 BURCHARD 2001, 195. 9 Ainsi ALONSO SCHÖKEL 1973, 73-76 ; CANTINAT 1973, 229 ; JOHNSON 1995, 305 ; KONRADT 1998, 158-159 ; WENGER 2011, 242. 10 Ἀντιτάσσομαι : 8 fois dans la LXX et 5 fois dans le NT. 11 À l’instar de ce καί ajouté en quelques minuscules de la tradition textuelle.
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aux impies par son attitude constante et irréprochable, fidèle au motif biblique du juste mis en œuvre depuis des générations, attitude qui révèle l’injustice des méchants et dont l’exemplarité perdure par-delà la mort du juste. Cette hypothèse peut s’appuyer sur Sg 2,12 où les méchants se concertent pour tendre une embuscade au juste : « Il s’oppose (ἐναντιοῦται)12 à notre conduite, il nous reproche nos péchés. » C’est en raison de sa dénonciation de la conduite des impies que le juste est alors écarté : « condamnons-le à une mort honteuse » (Sg 2,20), avec usage du même verbe de condamnation13 qu’en Jc 5,6. Cette dernière interprétation s’inscrit plus fermement dans la tradition biblique du juste persécuté, en valorisant une résistance qui s’exprime essentiellement par sa conduite exemplaire. 1.2. La phrase déclarative négative : « il ne vous résiste pas » Si l’on comprend la proposition en son sens déclaratif de tournure négative – « il ne vous résiste pas » –, le juste est présenté comme une victime consentante ou sans défense. Par leur fin violente, deux figures historiques peuvent correspondre à un tel profil : Jésus et Jacques dit le juste. L’examen de chacune de ces hypothèses ne doit cependant pas occulter la possibilité d’une figure collective, notamment en référence à la situation des spoliés du v. 4. 1.2.1. Le juste comme figure historique individuelle Le présent ἀντιτάσσεται (« il résiste ») peut être considéré comme un présent historique et éventuellement être traduit au passé, par concordance avec l’aoriste ἐφονεύσατε (« vous avez tué ») qui précède. Il est donc possible que le texte se réfère implicitement à des victimes du passé bien connues des destinataires de l’épître, notamment Jésus le crucifié, mais aussi Jacques, l’auteur de l’épître. Jésus est effectivement désigné comme un juste en divers passages14 du Nouveau Testament. Le plus souvent, cette figure particulière est mise en lien avec son rôle de victime comme en Ac 7,52 par exemple : « Ils ont tué ceux qui annonçaient d’avance la venue du Juste, dont vous vous êtes faits maintenant traîtres et meurtriers. » Bon nombre de 12 Le verbe ἐναντιόομαι (LXX : 8 fois ; NT : 0) exprime la contradiction ou l’opposition (cf. LIDDELL-SCOTT s.v. ἐναντιόομαι). 13 Sur καταδικάζω ; voir MUSSNER 1964, 198. 14 Voir Mt 27,19.24 ; Lc 23,47 ; Ac 3,14 ; 7,52 ; 22,14 ; 1 P 3,18 ; 1 Jn 2,1.29 ; 3,7.
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commentateurs anciens tels Bède, Œcumenius ou Cassiodore15 lisent alors en Jc 5,6 une référence à la Passion de Jésus. La grande majorité des commentateurs modernes écartent cette hypothèse en faisant valoir que la responsabilité de la mort de Jésus n’est pas attribuée aux riches ailleurs dans le Nouveau Testament et que l’épître de Jacques ne présente aucune autre allusion aux récits de la Passion. Une tradition qui remonterait à Hégésippe (115-180) est rapportée par Eusèbe de Césarée : « Jacques, le frère du Seigneur, reçut l’administration de l’Église avec les apôtres. Depuis les temps du Christ jusqu’à nous, il a été surnommé le juste (δίκαιος) parce que beaucoup s’appelaient Jacques » (Histoire ecclésiastique II, 201 : trad. Grapin). Le contexte de ce passage narre avec force détails la lapidation de « Jacques le Juste ». Ce récit est confirmé plus sobrement par Flavius Josèphe (Antiquités Juives XX, 193-203) qui situe la condamnation par le grand prêtre Hanan de « Jacques frère de Jésus appelé le Christ » en 62 de notre ère. La mention du martyre d’un « juste » en Jc 5,6 pourrait alors correspondre à une discrète évocation de l’auteur pseudépigraphe sous forme de « signature indirecte16 ». Il reste que les deux personnalités évoquées à l’instant sont dépeintes à partir des traits exemplaires du portrait biblique du juste. Ainsi, même si Frankemölle perçoit la silhouette de Jacques derrière la figure du juste exécuté, il précise cependant qu’il n’est pas question de la réduire strictement à une personnalité historique unique17. Elle s’inscrirait plutôt dans un jeu de relectures entre les figures de Jésus, de Jacques et des justes de l’Ancien Testament. Ces dernières constituent un arrière-plan inévitable pour la compréhension du juste comme figure collective. 1.2.2 Le juste comme figure représentative des pauvres Si l’on assimile le juste à la figure collective des ouvriers agricoles spoliés (Jc 5,4), le défaut de résistance s’explique par leur défaut de tout pouvoir économique ou social. Cette lecture sociologique doit cependant tenir compte de la connexion régulière du motif biblique du juste à celui du pauvre ou de l’indigent. En effet, lui aussi attend la rétribution divine, au même titre que le juste du Ps 37 cité en introduction. Ce 15 Liste complète et références chez ALLISON 2013, 685 note 309. En faveur de cette hypothèse : FEUILLET 1956, 261-280, et plus récemment, bien qu’avec prudence : ASSAËL, CUVILLIER 2013, 92-93. 16 Selon les termes de FRANKEMÖLLE 1994, 665 (663-665) ; en ce sens, voir aussi MARTIN 1988, 182. 17 FRANKEMÖLLE 1994, 664.
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même Psaume inclut d’ailleurs la figure du pauvre ( עניau v. 14) accréditant la représentation de l’Armenfrömmigkeit, la « piété des pauvres », mise en exergue par le commentaire de Dibelius18. Ce topos réunit la cause des indigents à celle des humbles et des justes sous le dénominateur commun de l’attente d’un retournement de situation en leur faveur de la part de Dieu. Une interprétation qui est d’autant plus pertinente que le contexte de Jc 5,6 est eschatologique19 et insiste sur un jugement proche. Les riches ont en effet thésaurisé « aux jours derniers » (5,2) et le cri des spoliés est parvenu « aux oreilles du Seigneur Sabaôth » (5,4), référence implicite à Is 5,9LXX qui prévoit la destruction des richesses accumulées. En ce cas, l’absence de résistance du juste, comme figure collective des pauvres, ne serait pas uniquement un aveu d’impuissance mais aussi un acte de confiance en une juste rétribution divine à venir. Cette thèse peut s’appuyer sur l’existence du motif de la non-résistance20 en d’autres traditions néotestamentaires où il est question « de ne pas résister (ἀντιστῆναι) au méchant » (Mt 5,39), de ne pas se venger (ἐκδικέω, en Rm 12,9) ou de ne pas rendre (ἀποδίδωμι, en 1 Th 5,15) le mal pour le mal. Si l’on rapporte de telles exhortations à l’exemple du crucifié, l’attitude de non-résistance fondée sur la confiance en un jugement divin se reflète dans la référence au serviteur de Yhwh. Elle est notamment développée en 1 P 2,21-2521 à partir de citations extraites d’Is 53,5-12, encadrant l’attitude de celui qui « injurié ne rendait pas d’injure, maltraité ne faisait point de menaces, mais s’en remettait à celui qui juge justement » (1 P 2,23). À la fois le contexte eschatologique de Jc 5,6, la connexion entre les figures du juste et du pauvre dans l’Ancien Testament ainsi que le motif néotestamentaire de « non-résistance » plaident donc en faveur d’une compréhension de la proposition selon son sens déclaratif. Il semble effectivement acquis pour beaucoup de commentateurs que le juste qui ne résiste pas correspond à une figure représentative qui atteste « de la patience et de la confiance des pauvres qui savent que Dieu leur rendra justice. Le silence des pauvres serait alors la protestation ultime contre la puissance des riches »22 et le présent de la proposition confirmerait la validité universelle de ce comportement23. 18 19 20 21 22 23
DIBELIUS 1964, 58-66. Cf. aussi MUSSNER 1964, 76-84. DIBELIUS 1964, 286 ; HARTIN 2009, 237-238. Selon ALLISON 2013, 688, ce motif se trouverait at home dans les écrits chrétiens. Voir aussi Ac 8,32 qui cite Is 53,7. VOUGA 1984, 131. Cf. POPKES, 312.
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Cette dernière interprétation de Jc 5,6b est acceptée du bout des lèvres par Allison qui la trouve somme toute « conventionnelle »24. Du point de vue des réalités sociales elle peut d’ailleurs apparaître comme frileuse. Le lecteur moderne y verra une concession à la définition de la religion comme opium du peuple puisqu’une théorie de la théodicée est préférée à une solution effective et politique25. Pour sa part, le rédacteur de l’épître fait preuve d’une grande sensibilité à l’égard des démunis et plaide pour une action concrète en leur faveur. La religion authentique, affirme-t-il, c’est aussi et surtout s’occuper des veuves et des orphelins (Jc 1,27) qui symbolisent la cause des délaissés dans les sociétés antiques26. Pourquoi alors le juste, comme figure collective des pauvres avec laquelle Jc exprime sa solidarité, devrait-il renoncer à une forme de résistance plus immédiate contre l’oppression injuste ? La considération des notions de résistance, de juste et de justice dans le contexte d’ensemble de l’épître devrait permettre de répondre à cette interrogation en affinant cette première approche. 2. RÉSISTANCE, JUSTE ET JUSTICE DANS L’ÉPÎTRE DE JACQUES Sans pouvoir analyser dans le détail tous les passages qui usent de la terminologie de la résistance ou de la justice dans Jc, il importe de vérifier les rapports qu’ils entretiennent entre eux afin de mieux cerner ce qu’il faut entendre par le juste « ne vous résiste pas ». 2.1. La résistance : ἀντιτάσσομαι et ἀνθίστημι Le verbe employé pour décrire l’absence de résistance du juste désigne, selon son étymologie et à l’actif ἀντιτάσσσω, une opposition organisée : « se mettre en ordre de combat »27. Le verbe est rare dans la Bible grecque, il s’y présente toujours à la voie moyenne ἀντιτάσσομαι. Suivi d’un datif il prend ainsi le sens de « s’opposer à » ou « résister à ». Dans le Nouveau Testament, outre Jc 5,6, il n’apparaît 24
ALLISON 2013, 688. Selon MUSSNER 1964, 80, la piété des pauvres n’est en aucun cas « prolétarienne » mais « de part en part religieuse » ; voir aussi DIBELIUS 1964, 65, qui oppose la rationalité prolétarienne à celle de la théodicée. 26 Selon KONRADT 1998, 142, en Jc la thématique de la pauvreté est prioritairement issue de la critique sociale prophétique et de la législation du Pentateuque en faveur des délaissés, plutôt que de la tradition sapientielle de la « piété des pauvres ». 27 Voir LIDDELL-SCOTT s. v. ἀντιτάσσσω. 25
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qu’à quatre reprises, dont deux fois dans une citation de Pr 3,34LXX en Jc 4,6 et en 1 P 5,5 pour exprimer la résistance de Dieu aux orgueilleux. Les deux autres mentions dénoncent l’opposition à l’annonce de l’Évangile (Ac 18,6) ou la contestation de l’autorité (Rm 13,2). Le terme est tout aussi rare dans la Septante ; sur les six passages concernés (3 R 11,34bis ; Est 3,4 ; 13,10 ; Pr 3,15.34 ; Os 1,6bis), trois utilisent ce vocable pour décrire l’opposition de Dieu envers ceux qui bravent son autorité (3 R 11,34 ; Pr 3,34 ; Os 1,6). Le synonyme ἀνθίστημι apparaît par contre près de soixante-dix fois dans la Septante et quatorze fois dans le Nouveau Testament, sans jamais avoir Dieu comme sujet. Ainsi, après la description de l’opposition de Dieu aux orgueilleux à l’aide d’ἀντιτάσσομαι en Jc 4,6, son synonyme ἀνθίστημι exprime la résistance des croyants aux manœuvres du diable en Jc 4,7 : Dieu résiste (ἀντιτάσσεται) aux orgueilleux, mais aux humbles il fait grâce. 7 Soumettez-vous donc à Dieu ; résistez (ἀντίστητε) au diable, et il fuira loin de vous. 8 Approchez-vous de Dieu, et il s’approchera de vous. Nettoyez (καθαρίσατε) vos mains, pécheurs ; purifiez (ἁγνίσατε) vos cœurs, âmes doubles (δίψυχοι) (Jc 4,6-8).
Il est donc bien question de résistance pour le croyant idéal, mais dans le cadre du combat contre les tentations diaboliques et de la lutte contre la compromission dénoncée par le néologisme « âme double » (δίψυχος28) et les verbes καθαρίζω et ἁγνίζω de la purification pris en leur sens figuré29. Ce refus de toute compromission, notamment signifiée par l’analogie avec la purification de la souillure, est décrit un peu plus haut comme une alternative entre Dieu et le monde : « Celui donc qui veut être ami du monde se rend ennemi de Dieu » (4,4). Ce schéma exclusif reflète le souci d’une intégrité qu’il faut associer à l’aide aux démunis pour constituer la marque de « la religion pure et sans tache, devant Dieu le Père (παρὰ τῷ θεῷ καὶ πατρὶ), qui consiste à visiter les orphelins et les veuves dans leurs afflictions, et à se préserver soi-même des souillures du monde (ἀπὸ τοῦ κόσμου30) » (1,27). Ces deux attitudes sont dépeintes par Konradt31 comme les deux faces d’une même 28 L’adjectif δίψυχος en 1,8 et 4,8 est probablement un néologisme de Jc qui est repris au début du deuxième siècle (1 Clément 11,2 et 23,2 ; Didachè 4,4 ; Épître de Barnabé 19,5). Voir PORTER 1990. 29 Les termes de purification sont pris en leur sens figuré dès l’AT. Cf. les exemples cités à propos de Jc 4,8 par CANTINAT 1973, 209 : Ps 24,4 ; 26,6 ; 73,13 ; Si 38,10 ; Is 1,16-17 ; Jr 4,14. 30 Génitif de séparation : cf. BDR § 182,3. 31 KONRADT 1998, 199.
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médaille. En négatif et en opposition au « monde »32, est signifié le renoncement aux aspirations égocentriques et hédonistes qui amènent à courtiser les riches ; en positif et « devant Dieu », sont exigés l’attention aux pauvres et l’usage caritatif des biens. Ce double mouvement d’opposition au monde et d’action concrète envers les nécessiteux relève d’un processus éthique fondamental dont les usages, dans l’épître, de δίκαιος et de ses dérivés δικαιοσύνη et δικαιόω, font état. 2.2. Le juste et la justice de Dieu (δίκαιος, δικαιοσύνη, δικαιόω) La première apparition du terme justice en Jc 1,20 anticipe le processus décrit en 1,27 et mentionné à l’instant. En effet, il précise négativement les obstacles à la production de la justice de Dieu, puis, positivement, l’attitude qui la favorise. 19 Vous le savez, mes frères bien-aimés, que tout homme soit prompt à écouter, lent à parler, lent à la colère. 20 Car colère d’homme ne produit
pas justice de Dieu (δικαιοσύνην θεοῦ).
21 C’est pourquoi (διό), déposant toute souillure et surabondance de malice
(κακίας), avec douceur (ἐν πραΰτητι), accueillez (δέξασθε) la parole implantée (τὸν ἔμφυτον λόγον) pouvant sauver vos âmes. 22 Devenez (γίνεσθε) des acteurs de la parole (ποιηταὶ λόγου) et non seulement des auditeurs s’abusant eux-mêmes (Jc 1,19-22).
Le verbiage et l’humeur colérique (v. 19) ainsi que la souillure (v. 21) associée à la malice33 (v. 21) doivent ainsi céder la place à une parole implantée (v. 21). Des attitudes d’écoute, de douceur et d’accueil sont opposées aux propos et colères non maîtrisés. Les deux impératifs « accueillez » et « devenez » introduisent les conduites positives attendues. La réception d’une parole littéralement implantée34, ou encore innée35, exprime l’accueil d’une entité déjà présente et disponible, soit 32 Cette vision négative d’un κόσμος comme société fondée sur un système de valeurs opposé à celui de Dieu est assez fréquente dans le NT : chez Paul (par exemple 1 Co 1,20-21 ; 2,12 ; 5,10 ; 7,31 ; 2 Co 7,10), dans les deutéro-pauliniennes (Ep 2,2 ; Tt 2,12), dans la littérature johannique (par exemple Jn 12,31 ; 15,18-19 ; 17,1418 ; 1 Jn 2,15-17) et en 2 P (1,4 ; 2,20) ; voir aussi 1 Hénoch 108,8 ; Testament d’Issachar 4,6. 33 La κακία, traduite ici par malice, est opposée aux vertus par Aristote dans son Des vertus et des vices (κακιῶν). 34 L’adjectif ἔμφυτος est un hapax du NT ; on trouve un emploi similaire, au sens d’un don de Dieu « implanté », dans l’Épître de Barnabé 1,2 et 9,9. 35 Ce second sens est fréquent dans la littérature grecque ancienne pour qualifier le vice (LIDDELL-SCOTT). Voir en ce sens Sg 12,10, seul emploi de l’adjectif dans la Septante : « leur origine (γένεσις) est mauvaise et leur vice (κακία) est inné (ἔμφυτος) ».
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de naissance36, soit par un acte de conversion37 en référence à l’enfantement de la communauté (« nous ») des croyants par une parole de vérité et selon la volonté de Dieu (v. 18). Quoi qu’il en soit, les destinataires de l’épître sont sommés d’accueillir, par un mouvement interne, ce λόγος qui leur est potentiellement déjà accordé. Ce mouvement est teinté de douceur. La formule « avec douceur » s’oppose en effet, selon une antithèse classique38, à la colère évoquée pour résumer les attitudes qui précèdent : écoute attentive, maîtrise de la parole, renoncement aux vices. Attitudes de modération qui correspondent au lien que la Septante noue entre l’hébreu ( עניpauvre, humble) et le grec πραΰς (doux) en traduisant l’un par l’autre39, non sans rappeler la connexion entre le motif biblique du juste et celui du pauvre. Cependant ce mouvement de résistance envers les attitudes négatives et en faveur de l’accueil interne d’un don reçu doit se prolonger vers l’extérieur, puisqu’il est ensuite demandé de traduire en acte cette parole en devenant « acteurs de la parole » : ποιηταὶ λόγου. Cette dernière expression signifie selon les usages du verbe ποιέω : « artisans », « pratiquants », « acteurs » ou encore « poètes » 40 de la parole. Elle est héritée de la tradition juive en lien avec la formule deutéronomique « pratiquer toutes les paroles de cette Loi » (Dt 28,58 ; 29,28 ; 31,12 ; 32,4) et plus précisément avec le syntagme « acteur de la Loi » (ποιητὴς νόμου) attesté en 1 M 2,67, Jc 4,11 et Rm 2,13. Dans le contexte de Jc, l’expression « acteur de la parole » pourrait éventuellement prendre cette signification d’obéissance intégrale aux prescriptions de la Torah41, mais sans doute désigne-t-elle plutôt la pratique de l’éthique particulière des premières communautés chrétiennes42. La justice de Dieu évoquée serait ainsi réalisée par cette pratique concrète, construite sur 36 JACKSON-MCCABE 2001, 136-154, se réfère à la parole d’origine divine semée en l’homme, selon la pensée stoïcienne. 37 En ce sens : KONRADT 1998, 77-78 ; BURCHARD 2001, 83 ; WENGER 2011, 143-145. 38 Aristote, Éthique à Nicomaque IV,11 (1125b) considère la douceur comme un juste équilibre, en opposition à la colère non maîtrisée mais sans dévaloriser la colère légitime. Vue d’ensemble chez SPICQ 1991, 1294-1306. 39 SPICQ 1991, 1301-1302 ; KONRADT 1998, 252. 40 Dans la littérature grecque ancienne, les dérivés du verbe ποιέω font aussi référence à la création poétique et ce sens n’est pas exclu ici ; cf. ASSAËL, CUVILLIER 2013, 175. 41 Voir VIVIANO 2004, 212-226. 42 La « prédication chrétienne » selon CANTINAT 1973, 111 ; l’« enseignement des traditions venant de Jésus » selon ASSAËL, CUVILLIER 2013, 177 ; la « nouvelle Loi de Jésus » selon DAVIDS 1982, 99-100.
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l’accueil d’une parole, accueil rendu possible par le rejet du verbiage inutile et de la colère intempestive. De ce point de vue, la précision apportée en Jc 2,21-26 sur la coopération entre foi et actes (ἡ πίστις συνήργει τοῖς ἔργοις, v. 22) pour aboutir à la justification ne se comprend pas tant comme dénégation du salut par la foi43 que comme plaidoyer en faveur de l’intime lien entre la réception d’un don divin et sa transformation en actes. Pour Jacques il importe de mener à son terme le don reçu par des actes qui seront en contradiction avec les valeurs mondaines. La justice qui est ainsi comptée à Abraham par Dieu, selon la citation de Gn 15,6LXX en Jc 2,23, lui vaut d’être appelé « ami de Dieu »44, titre qui s’oppose en Jc 4,4 à l’« ami du monde » présenté comme « ennemi de Dieu ». Plus loin, en Jc 3,18, c’est à « ceux qui font la paix », τοῖς ποιοῦσιν εἰρήνην, qu’est attribué45 le fruit de la justice (καρπὸς δικαιοσύνης), après la nette distinction opérée entre les qualités d’une sagesse terrestre, pétrie de jalousie et d’esprit d’intrigue, et une sagesse d’en-haut considérée comme don de Dieu reçu par la prière (Jc 1,5), pacifique et consacrée aux bons fruits, exempte de duplicité et d’hypocrisie (3,17) et qui montre ses œuvres pratiquée « avec douceur » (ἐν πραΰτητι, 3,13 ; cf. 1,21). 2.3. La prière instante et efficiente du juste (Jc 5,16b) L’épître de Jacques prône donc un renoncement à la colère (1,20) et à la malice (1,21), au verbiage (1,19 ; 3,1-12) ou encore à la jalousie et l’envie (4,2), en somme aux attitudes attribuées à « l’amour du monde » (4,4), aux manœuvres du « diable » (4,7) et aux compromis « d’âmes doubles » (1,8 ; 4,8). Cette résistance aux attitudes jugées mauvaises rend possible la réception de la parole, l’accueil d’un don déjà reçu qui ouvre ensuite vers l’action. À la source de la pratique des ποιηταὶ λόγου, se trouve donc un exercice de purification et de 43
Il n’est évidemment pas possible ici de rendre compte des divergences ou convergences entre ce passage et les épîtres pauliniennes (notamment Rm 3–4 ou Ga 2–3) dans le cadre du débat fleuve entre la justification par la foi ou les œuvres. Voir à ce sujet ASSAËL, CUVILLIER 2013, 94-103. 44 Jacques ajoute à la citation de Gn 15,6 le motif biblique de l’amitié entre Abraham et Dieu (cf. Is 41,8 ; 2 Ch 20,7 ; Dn 3,35). 45 L’expression σπείρεται τοῖς ποιοῦσιν εἰρήνην peut être traduite par « est semé en faveur de ceux qui font la paix » (datif d’intérêt) ou par « est semé par ceux qui font la paix » (complément d’agent). Cf. POPKES 2001, 256-258 ; FRANKEMÖLLE 1994, 559.
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réappropriation de cette parole déjà implantée en eux. Bien qu’imparfaitement, les catégories d’action et de contemplation permettront peutêtre de mieux saisir ce mouvement complexe qui lie inextricablement la pratique de la parole, d’une part, à une ascèse faite de renoncement et d’accueil de cette même parole, d’autre part. L’étude de la seconde mise en scène d’une figure de juste, en Jc 5,16b, devrait permettre de situer cette figure au sein de la dynamique originale décrite à l’instant. Dans un paragraphe final (5,13-18) qui traite essentiellement de la prière, l’épître met en exergue la qualité de la prière du juste et l’énergie qu’elle délivre : πολὺ ἰσχύει δέησις δικαίου ἐνεργουμένη. Cette proposition en asyndète présente des difficultés de traduction, notamment en raison du caractère tautologique du participe ἐνεργουμένη qui vient réaffirmer les potentialités que recèle la requête (sens premier de δέησις) d’un juste. En effet, le verbe ἰσχύω (« être fort », « être capable de »), muni de la forme adverbiale πολύ (« beaucoup »), exprime en soi déjà l’intense puissance et efficience de la prière de demande. Cet aspect redondant peut être évité car, même si le verbe ἐνεργέω insiste sur la notion d’activité, la valeur adjectivale du participe ἐνεργουμένη, lu au moyen, peut aussi exprimer l’intensité et la ferveur de la prière active du juste46 : « La prière instante du juste a une grande efficience ». Cependant l’accentuation de la valeur verbale du participe peut renforcer l’efficience de la prière47, par effet de répétition : « La prière agissante du juste a une grande efficience ». La première option détient la faveur de la majorité des commentateurs parce qu’elle élimine la tautologie et semble confirmée par la nécessité d’une attitude intègre de la part de l’orant, souhaitée déjà en Jc 1,6 (« mais qu’il la demande avec foi, sans douter »). Toutefois, la seconde option rend compte de la position finale de ἐνεργουμένη et semble souligner ce qui a déjà été énoncé à propos de l’énergie inhérente à la prière. Le participe peut alors se comprendre comme un passif divin, la prière ne prouvant son efficience que par la réponse de Dieu48. Dans le premier cas, la foi et l’ardeur du juste, tout comme l’efficience de sa prière, sont accentuées ; dans le second, c’est principalement la puissance de la réponse divine attendue qui qualifie la prière.
46 En ce sens : DIBELIUS 1964, 304 ; CANTINAT 1973, 255 ; LAWS 1980, 234 ; FRANKEMÖLLE 1994, 729 ; WYPADLO 2006, 315. Voir aussi la traduction de la Vulgate : multum enim valet deprecatio iusti adsidua. 47 En ce sens DAVIDS 1982, 197 ; POPKES 2001, 350-351. 48 POPKES 2001, 350-351 ; DAVIDS 1982, 197 ; MUSSNER 1964, 228.
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En toute hypothèse, la formulation exprime selon des accents divers mais en les maintenant ensemble, aussi bien le recours à Dieu que la manifestation concrète et active de ce recours. La figure du juste en Jc se trouve au cœur de cette articulation entre la puissance divine reçue et son application concrète, faisant peut-être écho à une réflexion de Philon où le juste sollicite les ressources de sa générosité auprès de Dieu49. Si chez Jc cette générosité, on l’a vu, doit effectivement se montrer concrète envers les indigents, elle concerne également la vie communautaire50 et le souci de la guérison physique, mais sans doute aussi spirituelle, du frère. En effet, la proposition de Jc 5,16b s’imbrique entre l’injonction à prier en communauté, « les uns pour les autres », en vue d’une guérison (εὔχεσθε ὑπὲρ ἀλλήλων, v. 16a), et l’exemple d’Élie priant « avec insistance » (προσευχῇ προσηύξατο51, v. 17). La prière du juste est donc comparable à la prière communautaire et à celle d’Élie. Ce dernier, si exemplaire soit-il, reste un homme de même constitution (ὁμοιοπαθὴς ἡμῖν) que le « nous » qui relie le rédacteur aux destinataires. Comme le souligne Wypadlo52, la figure du juste correspond ici au membre de la communauté qui prie, seul (v. 13) ou avec et pour les autres (5,14-16). Il figure ainsi l’idéal de la communauté en prière et représente à ce titre aussi une dimension collective, à l’instar du juste martyr et figure des pauvres en Jc 5,6. * *
*
La traduction de Jc 5,6b par « il ne vous résiste pas », en considérant le juste dont il est question comme figure représentative des pauvres, s’appuie d’abord sur la tradition vétérotestamentaire du juste persécuté. Elle se justifie ensuite par la proximité des temps eschatologiques : on endure parce qu’une juste rétribution est proche. Elle repose enfin sur 49 PHILON, La migration d’Abraham 121 : « Le juste (ὁ δίκαιος) est le soutien du genre humain, il apporte à la communauté ses biens personnels et les donne sans compter pour le plus grand bien de ceux qui en trouveront l’usage. Il sollicite ensuite auprès de Dieu, qui seul possède toute richesse, ce qu’il ne trouve pas chez lui. » – Cité d’après SPICQ 1991, 329, note 3. 50 Rappelons que chez Jc la communauté peut se comprendre au sens large, puisque le rédacteur s’adresse à une diaspora (1,1), mais aussi au sens plus restreint d’assemblée locale (2,2 et 5,14). 51 Littéralement : « de prière il pria ». Cet hébraïsme a une fonction emphatique qui donne un sens intensif au verbe. Voir CANTINAT 1973, 256 ; ALLISON 2013, 776. 52 WYPADLO 2006, 319.
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une perception de la vie religieuse (θρησκός, 1,26) qui vise la mise en acte d’une « parole implantée » (1,21) que l’on ne peut accueillir qu’en tournant le dos au mal et aux valeurs du monde. L’absence de résistance du juste se fonde donc sur une revendication forte de ne fonder l’action des croyants que sur le recours à Dieu53. Jacques reprend ainsi le costume du juste de la littérature de sagesse vétérotestamentaire en y ajoutant, nous semble-t-il, une note d’intransigeance prophétique, motivée par deux convictions où l’on peut déceler une christologie implicite : la parousie est proche et le martyre reste une possibilité à envisager. En effet, pour Jacques, si le juste, comme figure idéale, ne résiste pas à l’oppression violente des riches et des puissants du monde, il résiste énergiquement à toute compromission avec leurs valeurs.
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„BILDER „BILDER DES VOLKES DER GERECHTEN“ GERECHTEN“ (AUTOL. (AUTOL. II 15) 15) DER DER POLITISCHE POLITISCHE ANSPRUCH ANSPRUCH DES DES CHRISTENTUMS Ferdinand R. PROSTMEIER Theologische Fakultät Albert-Ludwigs-Universität Freiburg
1. HINFÜHRUNG Die „Gestalt des Gerechten“ ist eine einzelne Gestalt, in der die Gerechtigkeit exemplarisch oder in idealer Weise verkörpert scheint.1 Die Bezeichnung ist zunächst kein Abstraktum oder das Identitätsmerkmal eines Kollektivs.2 Eine ekklesiologische Transformation des Ausdrucks „Gestalt des Gerechten“ in dem Sinne, dass sich Nachfolge daran orientiert, mag zwar vorgezeichnet sein.3 Doch eine Verwendung der im Bildwort festgehaltenen Qualität als Kirchenkennzeichen oder gar zur theologischen Erschließung der Ekklesia ist davon noch zu unterscheiden. Genau diese kollektive Verwendung und ekklesiologische Transformation findet sich in einem frühchristlichen Protreptikos, der kurz nach dem Tod von Kaiser Marc Aurel (17. März 180) entstanden sein Cf. Josephus, Antiquitas Judaeorum (Ant.) VII,5,4a: ἦν δὲ καὶ δίκαιος τὴν φύσιν καὶ τὰς κρίσεις πρὸς τὴν ἀλήϑειαν ἀφορῶν ἐποιεῖτο (in Bezug auf David); IX,10,3b: ἀγαϑὸς δὲ ἦν καὶ δίκαιος τὴν φύσιν καὶ μεγαλόφρων καὶ προνοῆσαι τῶν πραγμάτων φιλοπονώτατος (in Bezug auf die Königinmutter Achiala); Philon, De migratione Abrahami 121.124; Legum allegoriae (all.) 3,228 (Abraham); Quod deterius potiori insidiari soleat 121 (Noah). Bei beiden frühjüdischen Schriftstellern scheint der Sprachgebrauch nicht primär und direkt aus platonischer Tradition herzurühren, sondern von der stoischen Interpretation des Begriffs und dessen Vernetzung mit ebenso wertschätzenden Personenbezeichnungen wie φρόνιμος, σώφρων, ἀνδρεῖος profiliert zu sein. Der δίκαιος sucht τὴν τῶν ὄντων φύσιν (Philon, all. 3,78). Weil die πίστις als eine seiner verdienstlichen Tugenden gilt, bezeichnet Josephus den jüdischen Frommen, der nach den Geboten Gottes lebt, als δίκαιος, z.B. Manasse (Josephus, Ant. 10,3,2); SCHRENK 1935, 190–193. 2 In der Opferbestimmung in Josephus, Ant. IV,4,4a (ἔτι δὲ ἀπαρχὰς τὸν λαὸν δίκαιον τῷ ϑεῷ πάντων τῶν ἐκ τῆς γῆς φυομένων καρπῶν ἐπιφέρειν …) hebt der Ausdruck τὸν λαὸν δίκαιον die durch Gesetzesgehorsam konstituierte Kultfähigkeit des Gottesvolkes hervor. 3 Cf. Anm. 36. 1
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wird. Es handelt sich um die drei Bücher des Theophilos von Antiochia ‚An Autolykos (Autol.)‘.4 Dort findet sich zum ersten Mal in der griechischen Literatur die Bezeichnung „Volk der Gerechten“. Es handelt sich um eine christliche Selbstbezeichnung. Theophilos verwendet das Syntagma ὁ λαὸς τῶν δικαίων nur ein einziges Mal, und zwar im Rahmen seiner Auslegung des vierten Schöpfungstages (Autol. II 15,5c). Die Allegorese wird also an einem bestimmten Moment in der Schöpfungsgeschichte festgemacht. Das weist darauf hin, dass die Bezeichnung „Volk der Gerechten“ in einem größeren Zusammenhang und unter Beachtung des sprachlichen Status, der durch die biblische Schöpfungsgeschichte gegeben ist, erklärt werden will. Für die Kontur des Interpretationsrahmen scheinen ein paar wenige Anmerkungen zum Verfasser der Trilogie, zu seinem Zielpublikum sowie zu seinem Werk zweckdienlich sowie eine Skizzierung der Traditionslinien und Diskursen, die auf die Bezeichnung „Volk der Gerechten“ hinführen, bevor der auffälligen Selbstbezeichnung und ihrer Funktion das Augenmerk gelten kann. Den Schluss bilden Überlegungen, was die Bezeichnung in den drei Büchern ‚An Autolykos‘ leistet. 2. VERFASSER, ZIELPUBLIKUM UND WERK 2.1. Theophilos von Antiochia Die drei Bücher ‚An Autolykos‘ sind das jüngste und einzig erhaltenes Werk des Theophilos. Euseb zufolge war dieser Theophilos, als „sechster Nachfolger der Apostel“ „Episkopos in Antiochia“.5 Trifft Eusebs Identifikation zu, dann legt eine Personalnotiz in Autol. II 24,4c nahe,6 dass Theophilos aus der im Norden an das Zweistromland angrenzenden Landschaft Osrhoëne7 stammte und in Antiochia8 am Orontes, der Metropole des auch religiös pluriformen hellenistischen Kulturraums von Syrien und Nordmesopotamien,9 seine Trilogie verfasste. Erst als 4 Cf. BARDY, SANDERS 1948 (gr./fr.); GRANT 1970 (gr./engl.); MARCOVICH 1995 (gr.); MARTÍN 2004 (gr./span.). 5 Euseb, Historia Ecclesiastica, IV 20,1; 24,1a. 6 Autol. II 24,4c: Οἱ δὲ ἄλλοι δύο ποταμοὶ φανερῶς γινώσκονται παρ᾿ ἡμῖν, οἱ καλούμενοι Τίγρις καὶ Εὐφράτης. Οὗτοι γὰρ γειτνιῶσιν ἕως τῶν ἡμετέρων κλιμάτων. / Die anderen zwei Flüsse sind bei uns wohlbekannt, die Tigris und Euphrat genannt werden. Diese nämlich befinden sich in unmittelbarer Nachbarschaft unserer Region. 7 Cf. DRIJVERS 1990, 231–236; MÜLLER-SIEGWARDT 2017, 269–272. 8 Die Ortsbezeichnung kommt in der Trilogie nicht vor. 9 Cf. NORRIS 1993, 102; DREWERY 1993, 103–104; DRIJVERS 1982, 277–278.
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Erwachsener hat er sich zum Christentum hingewandt (Autol. I 14,1a).10 Für seine Konversion gibt Theophilos zwei Gründe an: Zum einen erwies sich für ihn aus der Geschichte die Zuverlässigkeit der Schrift,11 zum anderen ist er zum Glauben an eine allgemeine Auferweckung der Toten gekommen. Mit dieser biographischen Notiz beteuert Theophilos, dass es für die Hinwendung zum Christentum vernünftige Gründe gibt, die auch Eliten überzeugen sollten.12 Die intensive Verwendung griechischer Literatur neben der biblischen Tradition sowie seine schriftstellerischen Ambitionen sprechen dafür, dass Theophilos Grundkenntnisse der griechischen Bildungstradition besitzt; er steht in der παιδεία.13 2.2. Autolykos – Repräsentant des Zielpublikums Die Widmungsgestalt der Trilogie trägt einen prominenten Namen: Autolykos.14 Er repräsentiert wie Diognet15 das geistig-soziale Milieu der Gebildeten der frühen Kaiserzeit, und zwar aus der Sicht von 10 Schwer zu entscheiden ist, ob die scheinbar beiläufige Notiz, Theophilos sei erst im Erwachsenenalter Christ geworden ist (Autol. I 14,1a), ein Konversionstopos ist, wie er in adversativer, poetischer Diktion (… als der Nebel zerriß und ich aus der Tiefe der Finsternis ans Licht der Weisheit und der Wahrheit auftauchte …) in Bezug auf Octavius und Minucius Felix [vgl. Octavius 1,4] verwendet ist (Näheres cf. SCHUBERT 2014, 11–18. 97–100), oder ob auf eine persönliche Konversionsgeschichte zurückblickt, wie es bei Justin, Dialogus cum Tryphone Judaeo (dial.) 1–8 der Fall scheint. Im Vordergrund steht der argumentative Zweck. Das Zielpublikum soll überzeugt werden, dass die eigene Konversion mit Bedacht, verantwortungsvoll und vollständig geschehen ist: cf. Justin, dial. 8,1; 1 Apologia (1 apol.) 14,2–3; 2 Apologia (2 apol.) 13,1. 11 Cf. Justin, dial. 7,1; 1 apol. 30,1; 52,1. 12 Cf. PROSTMEIER 2019. 13 Das Lexem παιδεία begegnet nur in Autol. III 2,6a, und zwar in explizitem Bezug auf Platon. Für die Erklärung der Trilogie ist es nur bedingt von Nutzen, Theophilos’ Bildungsniveau zu klassifizieren, indem Darstellungsweisen seiner drei Bücher danach beurteilt werden, was von geschulten Rhetoren wie Minucius Felix und Octavius sowie Tertullian es waren hätte erwartet werden dürfen, oder indem sein Protreptikos mit dem ‚An Diognet‘ oder mit den verwandten Schriften von Justin, Aristides, Athenagoras, und Klemens von Alexandria in Konkurrenz gestellt wird. Die Frage müsste lauten: Welche Konstituenten bestimmten die Kultur und welche Ausformungen besaß sie in dem geistig-sozialen Milieu, aus dem Theophilos stammte und für das er seine Werke schuf? Diese regionale Differenzierung legt es nahe, für Theophilos jene Kombination aus griechischer Bildungskultur und religiösen Traditionen vorauszusetzen, die vor ihm z.B. bei Tatian und in Teilen auch bei Bardesanes zu beobachten ist. Näheres cf. DRIJVERS 1982, 277–282; DERS. 1990, 231–236; LÖSSL 2007; PROSTMEIER 2010; DERS. 2016, 193–223. 14 Cf. Autol. II 1,1a (… ὦ ἀγαϑώτατε Αὐτόλυκε …) und III 1,1a (ϑεόφιλος Αὐτολύκῳ χαίρειν.). 15 Cf. LONA 2001, 27–34.
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gebildeten Christen wie Theophilos, Tatian16 und Justin.17 Allerdings beinhaltet bereits dieser Widmungsname eine süffisante Spitze gegen die Eliten der griechischen Bildungswelt. Ihre Vorstellung von Gott und Rettung seien im Kern exakt das, wofür dem Namen Autolykos seit Homer ein übler Leumund anhaftet: Der Name Autolykos steht nämlich für Diebstahl und Meineid; Autolykos ist der Typus des Lügners.18 In der Trilogie ist der Name eine Chiffre dafür, dass die griechische Kultur von je her nichts anderes ist als Diebesgut, und zwar aus der Schrift, denn Mose ist älter als Homer und alle Dichter und Philosophen (Autol. III 29,1–3; 30,1). Wer also nur παιδεία hat, steht im Irrtum und lügt. Die Christen hingegen sind die Eigentümer und Hermeneuten der ursprünglichen Überlieferung, nämlich der Schrift. Sie besitzen die ältesten Quellen19 und sie allein sind kompetent, die Wahrheit, die in dieser Tradition hinterlegt ist, aufzudecken. Nur in Abschattungen und stets in Abhängigkeit von der Schrift finden sich Bruchstücke dieser Wahrheit auch in Zeugnissen der griechisch-römischen Kultur.20 Diese Deszendenz wird in eminenter Weise erkennbar bei der Darstellung theologischer Achsenthemen des kaiserzeitlichen Religionsdiskurses: Gott und Rettung, Kosmologie und Schöpfungstheologie, Anthropologie und Eschatologie sowie Ekklesiologie und Ethik schließen organisch daran an und bestärken dieselbe Abhängigkeit. Dieses Gefälle inszeniert Theophilos mit beachtlicher Raffinesse auf mehreren Ebenen, z.B. durch die Revision der Kommunikationsstruktur. Was zu Anfang als ein auf Gleichheit unter Freunden bedachter Bildungsdiskurs gestaltet ist, kippt überraschend bald in eine andere Diskursform, so dass das zweite und dritte Buch vielmehr einem Lehrvortrag gleicht. Theophilos macht für seine Leser offenkundig, dass Gebildete wie Autolykos eine Einweisung in theologische Wahrheitsfindung nötig haben. Das geht Hand in Hand mit der Aufklärung über die einzig wahre Vorstellung von Gott, nämlich als Schöpfer und Retter.
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Cf. LÖSSL 2007; DERS. 2010. Cf. ULRICH 2019, 18–20. 18 Näheres zum Namen cf. s. v. Autolykos (Αὐτόλυκος) in: PRE 4 (1970), 2600– 2604; PRE.S 1 (1903), 232, PRE.S 10 (1965), 94. 19 Näheres zum Altersbeweis bei den frühchristlichen Apologeten, insbesondere Theophilos von Antiochia; cf. PILHOFER 1990, 7–12. 266–273. 20 Cf. Autol. II 8,9; 9,2b; 12,3–4; III 29–30. 17
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2.3. Die drei Bücher ‚An Autolykos‘ Die drei Bücher ‚An Autolykos‘ sind eine „Einleitung ins Christentum für Eliten“. Trotz der protreptischen Absicht und Anlage, wirkt vieles darin für heutige Leser ziemlich fremdartig. Ein paar wenige Beispiele werden genügen; sie zeigen zugleich das semantische Netz an, in dem die ungewöhnliche Bezeichnung „Volk der Gerechten“ gehört werden will: Von einer „Einleitung ins Christentum für Eliten“ wird man nicht erst heutzutage erwarten, dass darin auch von Jesus die Rede ist. Im Werk des Theophilos wird Jesus allerdings nirgends erwähnt. Dass auch der Christos-Titel fehlt, ist schon sehr erstaunlich. Aber es gibt auch keine Kirchengeschichte, ebenso fehlt eine Geschichte des Judentums. Israels Geschichte endet nämlich mit dem Exil, woran nahtlos die Geschichte Roms anschließt. Wichtiger als diese keineswegs zufälligen Lücken ist Folgendes: Weil Gott die Wahrheit in seine Schöpfung eingeschrieben hat, ist Theophilos zufolge die Schöpfungsordnung selbst die Quelle theologischer Wahrheitsfindung. Die zutreffende Auskunft über die theologische Wahrheit, und zwar in der ihr allein angemessenen Sprache, besitzen die Christen, und zwar in der Schrift. Alle für das Christentum grundlegenden Ansichten über Gott, Welt, Menschen und Rettung gewinnt deshalb Theophilos aus der biblischen Schöpfungsgeschichte. Daher zitiert er Gen 1–2 am Stück, worauf die älteste christliche Hexaemeronauslegung folgt (Autol. II 12–19,2a). Theophilos zufolge ergibt sich nämlich aus der Schöpfungsordnung nicht nur die Auffassung von Welt und Menschen, sondern auch die christliche Auferstehungshoffnung. In der Geschichte vom dritten und vierten Schöpfungstag hat Gott durch Mose diese Hoffnung als theologische Wahrheit geoffenbart (Autol. 14–15). Christen legen also die Schrift zutreffend aus, wenn sie sagen und bekennen, dass Gott der Schöpfer ist und der Retter. Weil die grundlegenden christlichen Glaubenswahrheiten in der Schöpfungsgeschichte geoffenbart sind, gilt für das Christentum, dass es von Gott „im Anfang“ grundgelegt ist. Das Christentum ist folglich keine Neuerung (Autol. III 29,1). Es ist vielmehr von Gott in seine Schöpfung eingeschrieben. Das Christentum besitzt somit Ursprünglichkeit. Folglich liegt es der gesamten Ancienntitätsargumentation voraus und deshalb ist das es hinsichtlich der Authentizität konkurrenzlos. Angesichts dieses enormen Anspruchs wundert es kaum, dass die Trilogie auch die älteste christliche Weltchronik enthält (Autol. III 16–28). Mit der Schrift besitzt
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das Christentum nämlich die älteste Quelle für zutreffende Erkenntnis überhaupt (Autol. III 29–30).21 Diese Melange aus vertrauten, wenn auch im geistig-sozialen Großraum zwischen Antiochia und Edessa umstrittenen Anschauungen, z.B. Gott als Schöpfer und Retter, und eher außergewöhnlichen theologischen Konzeptionen, z.B. das Fehlen einer Christologie,22 macht die Trilogie für die Geschichte des frühen Christentums sehr interessant. Für das vorliegende Thema scheinen drei Spezialitäten dieser Trilogie tatsächlich außerordentlich relevant, um die Bedeutung der Bezeichnung „Volk der Gerechten“ erklären zu können. 3. „DAS VOLK DER GERECHTEN“ – TRADITIONSLINIEN UND DISKURSE Die Trilogie erstrebt eine überzeugende Einführung in das Christentum für Eliten. Theophilos zufolge beruht die Überzeugungskraft auf zwei Grundsätzen: Zum einen auf dem Prinzip des besseren und durch Anciennität ausgezeichneten Arguments und zum anderen auf der Exzellenz der Darstellung. Damit die theologische Wahrheit zutreffend ausgesagt werden kann, bedarf es einer angemessenen und im kaiserzeitlichen Diskurs über Religion aufschlussreichen Sprache. Theophilos findet beides in der Schrift (Autol. II 12,14–4). Dieser Fundus wird vervollständigt durch Zeugnisse, die von demselben Geist getragen sind, der durch Mose gesprochen hat. Deshalb können christliche Traditionen,23 aber auch pagane Werke zugunsten der eigenen Position zitiert werden, z.B. Sibylinen (Autol. II 36) und Platon (Autol. II 4,4; III 6,2; 7,7; 16,3). Die Folge dieser Zitationen und Anspielungen sind Wiedererkennungseffekte auf verschiedenen Ebenen. Das gilt für den Ausdruck „Volk der Gerechten“ par excellence. Er ruft zwei Traditionen auf, die völlig verschiedenen Welten zugehören. 21 Cf. Autol. III 30,1a.4: Τῶν δὲ τῆς ἀληϑείας ἱστοριῶν Ἕλληνες οὐ μέμνηνται· … 4 Εἰ οὖν βούλει, ἀκριβῶς ἔντυχε τούτοις, ὅπως σχῇς σύμβουλον, καὶ ἀρραβῶνα τῆς ἀληϑείας. / 1a Die Griechen aber wissen von der wahren Geschichte nichts. … 4 Wenn es dir nun beliebt, nimm diese (Schriften) fleißig zur Hand, auf dass du einen Ratgeber und ein Angeld der Wahrheit hast. 22 Freilich finden sich Anwege dazu, z.B. die theologische Rede vom Logos (Autol. I 3; II 22) und vom Sohn (Autol. II 22,3b). Theophilos übernimmt diese im engeren Sinn theologische Aussagen nicht in einen christologischen Diskurs, sondern überlässt es seinen Rezipienten, diesen Faden aufzunehmen; cf. PROSTMEIER 2010, 207–228. 23 Cf. PROSTMEIER 2014.
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Die erste Traditionslinie rührt aus der biblisch-christlichen Überlieferung. Der Ausdruck „Volk der Gerechten“ und sein unmittelbarer Kontext in Autol. II 15, nämlich die Gestirne mit der Lichtmetaphorik sowie die Auferstehungshoffnung, berühren sich – abgesehen von Gen 1,16c – eng mit der Vision in Dan 12,1–3 über die endzeitliche Rettung des Volkes, wobei Theophilos eine Mischform aus der Septuaginta und der Übersetzung durch Theodotion voraussetzt. Dan 12,1c und 12,3 lauten:24 1c … und an jenem Tag wird das ganze Volk gerettet werden (σωϑήσεται ὁ λαός), wer immer in dem Buch geschrieben steht. … 3 Und die verständig Handelnden werden hervorleuchten wie das Leuchten des Firmaments, und einige von den vielen Gerechten (τῶν δικαίων τῶν πολλῶν) wie die Sterne bis in die Ewigkeiten und weiterhin.25
Für Leser, die die Schrift und christliche Traditionen kennen, ist der eminente soteriologische Anspruch, der mit dem Begriff ὁ λαός gegenüber τὰ ἔϑνη erhoben ist, ebenso evident wie die soteriologischeschatologische Bedeutung des Wortfeldes δίκαιος.26 Mittels der Selbstbezeichnung ὁ λαὸς τῶν δικαίων qualifiziert Theophilos also die Christen als das ‚Volk Gottes‘, dem allein die eschatologische Rettung verheißen ist. Die zweite Traditionslinie ist etwas komplexer und wird erst gegen Schluss der Trilogie aufgedeckt. Theophilos zufolge ist das Christentum keine Neuerung, auch kein bloß neuer Kult. Es ist viel mehr als eine εὐσέβεια oder ϑεοσέβεια. Was genau, das schreibt Theophilos im dritten Buch. Bevor er als Appendix zur Trilogie seine Weltchronik entwirft – was strukturell der ἐποπτεία entspricht –,27 resümiert er seine Darlegungen über die christliche Gottesvorstellung und das eschatologische Rettungskonzept. In Autol. III 15,6 liest man: Πολλὰ μὲν οὖν ἔχοντες λέγειν περὶ τῆς καϑ᾿ ἡμᾶς πολιτείας, καὶ τῶν δικαιωμάτων τοῦ Θεοῦ καὶ δημιουργοῦ πάσης κτίσεως, …28 Dan 12,1c.3: 1c… καὶ ἐν ἐκείνῃ τῇ ἡμέρᾳ ὑψωϑήσεται πᾶς ὁ λαός, ὃς ἂν εὑρεϑῇ ἐγγεγραμμένος ἐν τῷ βιβλίῳ. … 3 καὶ οἱ συνιέντες φανοῦσιν ὡς φωστῆρες τοῦ οὐρανοῦ καὶ οἱ κατισχύοντες τοὺς λόγους μου ὡσεὶ τὰ ἄστρα τοῦ οὐρανοῦ εἰς τὸν αἰῶνα τοῦ αἰῶνος. / Dan 12,1c.3 ϑ: 1c … καὶ ἐν τῷ καιρῷ ἐκείνῳ σωϑήσεται ὁ λαός σου, πᾶς ὁ εὑρεϑεὶς γεγραμμένος ἐν τῇ βίβλῳ. … 3 καὶ οἱ συνιέντες ἐκλάμψουσιν ὡς ἡ λαμπρότης τοῦ στερεώματος καὶ ἀπὸ τῶν δικαίων τῶν πολλῶν ὡς οἱ ἀστέρες εἰς τοὺς αἰῶνας καὶ ἔτι. 25 Näheres KARRER, KRAUS 2011, 3049f. 26 Cf. QUELL 1935; SCHRENK 1935, 184–193. 27 Cf. PROSTMEIER 2019, 207–210. 28 Autol. III 15,6: Wir hätten also zwar noch vieles zu sagen über unsere Religion und die Satzungen Gottes und des Urhebers der gesamten Schöpfung, … 24
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Das Christentum ist eine πολιτεία. Das ist ein Signalwort, zumal für Eliten. Es ruft Platons Staatstheorie auf.29 Theophilos erhebt damit am Ende seines Protreptikos einen enormen Anspruch. Das Christentum ist eine umfassende Lebensordnung.30 Bei den Christen ist eingelöst, was die griechische Kulturtradition für den einzelnen als erstrebenswerten inneren Zustand sowie als Prinzip des Handelns, als Lebenshaltung, vor Augen stellt, nämlich die auf die ἀρετή geeichte παιδεία,31 und was, begründet durch das Erziehungsprogramm, zugleich als Strukturprinzip des idealen Gemeinwesens32 gilt:33 Gerechtigkeit.34 Im Blick auf die Bezeichnung „Volk der Gerechten“ ist es vielleicht nicht nur ein Aperçu, dass seit der frühen Kaiserzeit Platons Staatstheorie unter dem Titel πολιτεία ἢ περὶ δικαίου bekannt war.35 Für Gebildete, die die Schrift kennen und in der παιδεία stehen, changiert die Selbstbezeichnung ὁ λαὸς τῶν δικαίων zwischen Idealen griechischer Kulturtradition einerseits und biblischen Erwählungsund Gnadenvorstellungen, die aufgrund der relationalen Bedeutung der Wurzel צדק36 dem Wortfeld δίκη, δικαιόω, δίκαιος und δικαιοσύνη mitgegeben sind, sowie biblisch-christlichen Glaubens- und Hoffnungstraditionen andererseits. Das Syntagma gehört in eine Reihe mit jenen Vermittlungsbegriffen,37 die im Religionsdiskurs prominent 29 Cf. JAEGER 1959, vol. 2, 270–275. 280. 310–319. 338–360. Theophilos kennt Platons ‚Staat‘ wohl kaum aus eigener Lektüre. Die Platonzitate in Autol. III 16,3b und 16,4c stammen nicht, wie er vorgibt, aus der πολιτεία, sondern aus den νομοί (Legg. 677c7–d4; 683b7–c3). Ebenso unzutreffend ist der Verweis in Autol. III 6,2 auf τῇ πρώτη βίβλιῳ τῶν πολιτειῶν, denn das Thema Frauengemeinschaft wird im 5. Buch der πολιτεία verhandelt; überdies ist dieses Thema in der frühen Kaiserzeit ein beliebter antiplatonischer und antiheidnischer Topos (cf. VONESSEN 2005, 213–228). 30 Cf. STRATMANN 516f. 525–528. 534; PASSOW 1993, II, 990. 31 Cf. Platon, Timaeus (Tim.) 90c–d; De Legibus (Legg.) 643c–e. 644b–645c. 32 Cf. Platon, Respublica (Res.) 368d–376d. 33 Cf. MARROU 1957, 146–149. 331f. 467–476; DIHLE 1978, 255–258; ERLER 2007, 506–510. 34 Cf. ERLER 2007, 205–208. 35 Cf. Platon, Res. 327a (Codd. Parisinus 1807 et Venetus App. cl 4,1 [bis 389d]). 36 Die Wurzel צדקgibt das Verhältnis zwischen zwei Parteien an (cf. JOHNSON 1989, 903–924, hier 923; DIHLE 1978, 234). Die für diese hebräischen Wurzel signifikante Relationalität ist auch bei griechischen Bibelübersetzung mittels Formen von δίκαιος κτλ., womit ein Habitus des Menschen bezeichnet ist (cf. PASSOW 1993, I, 687–690), mitzuhören. Diese theologische Dimension dürfte für das Syntagma ὁ λαὸς τῶν δικαίων umso mehr gelten, weil beide Begriffe – der theologisch aufgeladene λαός-Begriff und ebenso das τῶν δικαίων – auf Gottes Erwählung und Segen rekurrieren. Insofern ist diese Selbstbezeichnung zugleich das Bekenntnis, dass sich die Ekklesia einzig der Vorsehung Gottes zu verdanken hat und dass Gottes Fürsorge ihr Bestand verleiht. 37 Neben dem Kapitel Autol. I 3, in dem Theophilos scheinbar theosophische Begrifflichkeit mit ihren biblisch-christlichen Pendants in Relation setzt, ist an folgende
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waren und „bedient“ werden mussten. Theophilos versucht, sie protreptisch fruchtbar zu machen, und zwar mit dem zweifachen Ziel, Gebildete für das Christentum zu gewinnen und im Christentum zu halten. Die Selbstbezeichnung ὁ λαὸς τῶν δικαίων steht, auch weil sie in der Trilogie mit der Selbstbezeichnung als πολιτεία zu verbinden ist, in einem Bildungsdiskurs, in dem über das Profil einer christlichen παιδεία verhandelt wird. Nun könnte eingewandt werden, das Syntagma ὁ λαὸς τῶν δικαίων rufe biblische Tradition auf und der pagane Konnex sei akzidentell. In der Auslegung des fünften und sechsten Schöpfungstages ist zu lesen, was Theophilos unter δίκαιος versteht und wer die Gerechten sind; in Autol. II 16,3c heißt es: … οὕτως καὶ οἱ δίκαιοι φυλάσσοντες τὸν νόμον τοῦ Θεοῦ οὐδένα δάκνουσιν ἢ ἀδικοῦσιν, ὁσίως καὶ δικαίως ζῶντες.38
Das klingt eher unspektakulär, denn es ist das Ethos der Rechtschaffenheit, worüber ein breiter Konsens bestanden hat. Das zeigen die Tugend- und Lasterkataloge, die Zwei-Wege-Lehren39 oder auch die Beobachtung des Kelsos, dass christliche Ethik nur den aus griechischer Tradition gespeisten, gesellschaftlichen Standard wiederholt.40 Begriffe zu denken: δόξα (Autol. I 1,1.3.5; II 15.31; III 1–3.7.30; Näheres PROSTMEIER 2014), φύσις (Autol. II 17,7), λόγος (cf. DÖRRIE 1979; PROSTMEIER 2010). Hierzu gehört auch die Einführung der beiden Achsenthemen Gott und Rettung, die Theophilos dem Autolykos in den Mund legt (Autol. I 2,1a; 13,1b). 38 … so beobachten auch die Gerechten das Gesetz Gottes, verletzen und beschädigen niemanden und führen ein heiliges und gerechtes Leben. 39 Zu den (neutestamentlichen) Tugend- und Lasterkatalogen (Lasterkataloge: u.a. Röm 1,29–31; 13,13; 1 Kor 5,10.11; 6,9f.; 2 Kor 12,20f.; Gal 5,19–23; Kol 3,5–8; Tugendkataloge: u.a. Gal 5,22f. Phil 4,8; Eph 4,2f.32; Kol 3,12–14), cf. VÖGTLE 1936, 92–113; WIBBING 1959, 23–42. 92–94. Zur Zwei-Wege-Tradition [u.a. 1 QS 3,18– 4,26; Testament Asher (T.Aser) 1,3–7,7; Barnabae Epistula (Barn) 18–20; Didache (Did) 1,1–6,1], cf. PROSTMEIER 1999, 106–111. 529–561. 40 Diesen ethischen Konsens registriert in der zweiten Hälfte des zweiten Jahrhunderts der Mittelplatoniker Kelsos. Kelsos resümiert, die von den Christen vertretene und gelebte Ethik „sei dieselbe wie die der anderen Philosophen und keine ehrwürdige noch eine Wissenschaft“ [Origenes, Contra Celsum (Cels). 1,4; cf. LONA 2005, 76–77; ARNOLD 2016, 518f.]. Hierin bekundet sich für Kelsos ein signifikantes Defizit des Christentums. Für die frühchristliche Ethikgeschichte ist zum einen der in diesem Pauschalurteil des prominenten Christentumkritikers bestätigte Konsens der Christen mit außerchristlichen ethischen Standards und die in Form der moralischen Unauffälligkeit en passant bescheinigte soziale Kompetenz bedeutsam, zum anderen die Antwort des Origenes darauf. Anfang des dritten Jahrhunderts erwidert der alexandrinische Theologe diesen Einwand des Kelsos in Anwendung seines kosmologischanthropologischen Grundrasters damit, dass Gott für diesen ethischen Konsens der Menschen gesorgt hat. Auf den ethischen Konsens mit sittlichen Werten und Normen
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Die allegorischen Ausdeutungen der Tierarten (Autol. II 16–17) – ein beliebtes Sujet frühchristlicher Allegorese –41 konvergieren darin, dass der Mensch seinem Status als Geschöpf Gottes gerecht wird, wenn er seinen Lebenswandel nach den Geboten des Schöpfers einrichtet. Lebt er als Gerechter, dann stellt sich der paradiesische Tierfriede wieder ein. In Autol. II 17,7 schließt die Hexaemeronauslegung mit folgender Perspektive: Οπόταν οὖν πάλιν ὁ ἄνϑρωπος ἀναδράμῃ εἰς τὸ κατὰ φύσιν, μηκέτι κακοποιῶν· κἀκεῖνα ἀποκατασταϑήσεται εἰς τὴν ἀρχῆϑεν ἡμερότητα.42
Die paradiesische Harmonie ist ein eschatologisches Ziel und der Menschen kann und soll seinen Lebenswandel gemäß diesen von Gott für seine Schöpfung erwünschten Verhältnissen ausrichten. Für die Erklärung dieser Kompetenzzuweisung ist es wichtig, die unmittelbar vorausgehenden Allegoresen im Blick zu halten. Die Tiere sind metonym aufzufassen. In ihrer Wesensart zeigen sich unangemessene Haltungen gegenüber Gott und seinem Gebot. In dieser metonymen Bedeutung sind die wilden Tiere und ihrer Wesensart Gegenbilder zum Menschen, dem in Autol. II 15,7a zugesagt wird, dass sein Lebenswandel gemäß seiner geschöpflichen Natur Ansporn sein wird für alle, sich selbst nach der geschöpflichen Ordnung zu richten. Aus V 7 spricht also nicht die Hybris, der Mensch könne durch Rechtschaffenheit das Paradies herbeiführen, sondern die Hoffnung auf den missionarischen Erfolg des christlichen Lebenszeugnisses. Diese Hoffnung hat durch das Bild des paradiesischen Tierfriedens sowohl ein klares Ziel als auch seine der hellenistisch-römischen Tradition heben insbesondere die sog. Griechischen Apologeten ab. Mit dem Ziel, den ethischen Konsens des Christentums zu beteuern und an Beispielen aufzudecken, stellt um 130 Aristides einen Katalog christlicher Sittlichkeit zusammen, der die Unbegründetheit von Verdächtigungen und Beschuldigungen plausibilisiert [Aristides, Apologia 15–17; cf. LATTKE 2018, 323–372]. Mitte des zweiten Jahrhunderts fordert Justin offensiv die Transparenz christlicher Lebensführung sowie eine ordnungs- und vernunftgemäße Beurteilung der Christen, und zwar auch ihrer Lebenspraxis. In der ersten Apologie heißt es: „Unsere Aufgabe ist es daher, jedermann Einblick in unser Leben und unsere Lehre zu gewähren, damit nicht zugunsten derer, die unsere Angelegenheiten üblicherweise nicht kennen, wir selbst an ihrer statt die Strafe bezahlen müssen für Vergehen, die sie gegebenenfalls blind begehen. Eure Aufgabe aber ist es, wie die Vernunft es fordert, zuzuhören und euch als gerechte Richter zu erweisen“ (Justin, 1 apol. 3,4; cf. ULRICH 2019, 140–145). 41 Cf. Barn 10 (das Werk wird zwischen 130–132 vielleicht in Alexandria verfasst sein) und Physiologos, der in seinem frühesten Bestand in Alexandria entstanden sein wird; PROSTMEIER 1999, 373–409; SCHNEIDER 2019; VOLLENWEIDER 2019. 42 Wenn nun der Mensch wieder zu einem seiner Natur angemessenen Dasein sich erheben und nicht mehr Böses tun wird, werden auch sie (sic: alle Tiere) wieder zu ihrem ursprünglichen sanften Wesen zurückkommen.
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Zuordnung: Wie das Paradies Gottes Werk war und die für seine Schöpfung erwünschte Ordnung zeigt, so wird auch das Eschaton von Gott herausgeführt werden. Jetzt nicht κατὰ φύσιν zu leben, ist darum eine dreifache Verfehlung: Der Mensch verfehlt sich selbst in seiner Geschöpflichkeit, er verfehlt seinen Schöpfer und er führt die Verkehrung der von Gott der Schöpfung eingeschriebene Ordnung fort.43 Unter den Begriffen „gerecht“ und „Gerechtigkeit“ versteht Platon zweifelsohne etwas anders als Daniel, Paulus, Matthäus oder der 1 Petrusbrief, der 1 Clemensbrief oder der Barnabasbrief. Aber erstrebt nicht auch Platon mittels des Prinzips der Gerechtigkeit eine umfassende Harmonie im Staat und für den einzelnen?44 Man kann hier die protreptische und missionarische Strategie des Theophilos erkennen: Entscheidend ist die Anschlussfähigkeit. Wenn sie überzeugend gelingt, und sei es auch nur vordergründig und terminologisch, dann ist das Fundament dafür gelegt, um über das Besondere, das Eigene und Unterscheidende des Christentums aufzuklären. Das „Volk der Gerechten“ der Trilogie des Theophilos ist nicht die πολιτεία im Sinne Platons, nicht das Staatswesen als Lebensraum des in der παιδεία erzogenen Menschen. Das Christentum hat vielmehr den Anspruch, das sich auf Platons Erziehungslehre berufende staatsschaffende Ideal der παιδεία zu überflügeln. Die Trilogie wirbt für eine παιδεία im Raum der Kirche. Eine christliche Bildung konkurriert nicht mit der Formung des Menschen nach griechischer Tradition; sie setzt vielmehr auf diese auf. Theophilos selbst präsentiert sich als Exemplum für diese auf griechischer Kultur aufbauende christliche παιδεία, deren Kanon die biblisch-christliche Tradition, das Evangelium, bildet.45 Diese aus der Schrift und gemäß christlichen Traditionen profilierte παιδεία ist – wie in Platons ‚Staat‘ – das Prinzip für die Formung des Christentums als πολιτεία. Die politische Konsequenz dieses Selbstverständnisses formuliert Theophilos am Schluss seiner Weltchronik. Auf raffinierte Weise wird das Imperium Romanum als widergöttlich decouvriert. Die Kaiser pervertieren, indem sie den Titel Autokrator beanspruchen, die Schöpfungsordnung und missachten somit Gott.46 Im Anspruch der römischen 43 Cf. VOLLENWEIDER 2019, 126, der z.R. einen analogen Skopos der Allegoresen im Physiologos erkennt. 44 Cf. JAEGER. 1959, 310–324. 45 Cf. PROSTMEIER 2005; BROX 2007; FRÜCHTEL 1999; DERS. 2007; JAEGER 1963, 9–50. 46 Cf. PROSTMEIER 2017.
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Kaiser wird Theophilos zufolge offenkundig, dass das Imperium Romanum kein „Volk der Gerechten“ sein kann, denn das Adjektiv δίκαιος bezeichnet die Übereinstimmung des einzelnen sowie der Lebensordnung mit dem göttlichen Willen, der der Schöpfung eingeschrieben ist und ihr eine Ordnung gibt, die dem Menschen unverfügbar ist. Dieser Wille des Schöpfers ist Theophilos zufolge anhand der Schrift zutreffend erkennbar. Insofern bezeichnet auch bei Theophilos δίκαιος die Lebensgerechtigkeit, die der göttlichen Ordnung entspricht und die Gerechtigkeit zum Maß hat. Im Rekurs auf die eigene Konversionsgeschichte des Theophilos und den missionarischen Impetus seiner ‚Einführung ins Christentum für Eliten‘ ist klar, dass die von der πίστις geleitete theologische Erkenntnis (cf. Autol. I 2; 13–14; II 38,11; III 30,4)47 das Fundament ist für alles, was δίκαιος ist. Diese wenigen Schlaglichter sollen das Panorama etwas aufhellen, vor dem die scheinbar vertraute, tatsächlich aber erst in Autol. II 15 nachweisbare Bezeichnung „Volk der Gerechten“ erklärt werden will. Abgesehen vom argumentativen Netz innerhalb der Trilogie und den diskursiven Verflechtungen, mit denen Theophilos spielt, ist das Auffälligste, dass der Antiochener diese Selbstbezeichnung im Rahmen seiner Hexaemeronauslegung entwirft. 4. AUTOL. II 15 – ΤΥΠΟΙ … ΤΟΥ ΛΑΟΥ ΤΩΝ ΔΙΚΑΙΩΝ 4.1. Der argumentative Anweg (Autol. II 15,1–4) Mit den Reflexionen in Autol. II 15 über den vierten Schöpfungstag greift Theophilos zentrale Themen seiner „Einführung ins Christentum für Eliten“ auf: Die zukünftige Auferstehung der Toten, die theologische Verwendung des Lexems τριάς und die Bezeichnung „Volk der Gerechten“. Gewissermaßen als Notenschlüssel zu seiner Hexaemeronauslegung hebt Theophilos die Differenz der biblischen Schöpfungsgeschichte gegenüber allen Kosmogonien hervor. Zugleich bestimmt er den Skopos der Aussagen in Gen 1–2 und weist auf die metonyme Sprache hin: es sind Bilder für eine theologische Wahrheit. Letzteres fehlt allen paganen Kosmogonien. Mithilfe des Bildes vom Hausbau führt Theophilos das konstitutionelle Unvermögen des Menschen vor Augen, über Ursprung und Werden der Welt sowie seiner selbst, zutreffend Auskunft geben zu können. Ein solcher 47
Cf. FRÜCHTEL 2006.
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Anspruch würde bedeuten – bliebe man beim Bild des Hausbaus –, dass das Dach vor der Grundsteinlegung errichtet wird (Autol. II 13,1b.c). Diese Paradoxie ist in der biblischen Schöpfungsgeschichte behoben. „Die Macht Gott zeigt sich darin, dass er das, was ins Dasein tritt, aus nichts macht und so, wie er will“ (II 13,1c).48 Zur Begründung verweist Theophilos auf die göttliche Ökonomie. Als Beleg dient das prophetische Logion aus Lk 18,27: „Was bei den Menschen unmöglich ist, ist bei Gott möglich“ (Autol. II 13,1d). Sodann lenkt Theophilos die Aufmerksamkeit auf die Schöpfungsgeschichte selbst und fährt in Autol. II 13,2 fort: „Deswegen hat der Prophet zuerst die Erschaffung des Himmels erzählt, der gewissermaßen den Giebel bildet, indem er sagt: ‚Im Anfang schuf Gott den Himmel‘.“ Aus diesen Vorbemerkungen ist für das Verständnis des Ausdrucks τύποι … τοῦ λαοῦ τῶν δικαίων dreierlei wichtig: 1. In der Schöpfung zeigt sich (δείκνυται) die Macht Gottes (II 13,1c). Deshalb hat der Prophet zuerst (πρῶτον) die Schöpfung des Himmels erzählt. Das erzählerische πρῶτον ist ein Marker für die theologische Wahrheitsfindung sowie für die Dignität schöpfungstheologisch fundierter Aussagen. 2. Auch in der Geschichte vom vierten Schöpfungstag zeigt sich zuallererst die Macht Gottes. 3. Ebenso wie Gen 1,1a ein Bild für die Macht Gottes ist, so sind auch die in Gen 1,14–19 genannten Schöpfungsakte des vierten Tages Bilder für die Ordnung der Wirklichkeit, die Gott der Schöpfung eingeschrieben hat. 4.2. Aufbau und Erklärung von Autol. II 15 Das Kapitel über die Schöpfungswerke am vierten Tag besteht aus zwei Reflexionsgängen. Der erste hebt sich durch eine inclusio ab. Der thematische Einsatz in V 1a τετάρτῃ ἡμέρᾳ ἐγένοντο οἱ φωστῆρες kehrt als resümierende Zweckangabe in V 4c wieder: Διὰ τοῦτο καὶ τετάρτῃ ἡμέρᾳ ἐγεννήϑησαν φωστῆρες. V 1 konstatiert die Geschöpflichkeit aller Gestirne; in den Versen 2–3 folgt eine Allegorese von Sonne und Mond.49 V 2 entdeckt in der 48 Über die creatio ex nihilo handelt Autol. I 4,5; cf. SCHMUTTERMAYR 1973; MAY 1978, 159–167. 49 Entgegen der Allegorese des vierten Schöpfungstages in Autol. II 15 ist die Hexaemeronerklärung des Theophilos „in der ganzen patristischen Zeit der gegebene Anlaß geblieben, die Theologie von Christus der Sonne und von der Kirche als der geistigen Luna zu entfalten.“ RAHNER 1964, 94. 149–150. Von einer solchen mystischen Allegorese, die mit Origenes beginnend in einer spekulativen „Mondekklesiologie“ (ibid.) kulminiert, ist in der Trilogie nichts zu finden.
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Konstanz der Sonne ein Bild dafür, dass Gott einzig ist und vollkommen und V 3 erkennt im ebenso zuverlässigen Mondzyklus ein Zeichen für die Wahrheit der Auferstehungshoffnung. Entsprechend dieser allegorischen Ausdeutung von Gen 1,14–19 fährt Theophilos in V 4 fort und will nun auch in jedem einzelnen Schöpfungstag einen verborgenen theologischen Hinweis hinterlegt sehen. Evident ist die Absicht, eine Aussage über Gott als Schöpfer und Retter in der Tagesfolge festzumachen. Die vorausgehenden drei Schöpfungstage stehen für Gott, Logos und Weisheit. Spektakulär ist deren gemeinsame Bezeichnung mit dem Nomen τριάς.50 Während V 4a die christliche Gottesvorstellung monotheistisch absichern will, rückt V 4b mittels der Erlösungsbedürftigkeit des Menschen die Vorstellung Gottes als Retter in den Blick. Wichtig ist dabei der unscheinbare Finalsatz in V 4b ἵνα ᾖ Θεός, Λόγος, Σοφία, ἄνϑρωπος sowie die darauf folgende Zweckangabe: Διὰ τοῦτο καὶ … Demzufolge besitzt die Wirklichkeit eine luzide Struktur: 1. Es gibt eine theologische Ordnung, eine Trias. 2. Der Mensch steht in einer unterscheidenden Relation dazu. 3. Gott hat diese Wirklichkeit, in der der Mensch ist, geschaffen. 4. Gott hat seiner Schöpfung eine Ordnung eingeschrieben, und zwar in soteriologischer Hinsicht. Die Schöpfungsordnung stellt den Menschen also in eine signifikante Relation zu Gott, als dem Schöpfer und Retter. Mit V 5 setzt der zweite Reflexionsgang ein. Im Fokus steht nun das Verhältnis des Menschen zu Gott. Gottes Schöpfungshandeln in Bezug auf Sonne und Mond gilt gemäß Gen 1,16c auch bezüglich der Sterne. Deshalb kann Theophilos 1. sein Ordnungskonzept auch auf sie anwenden und damit die Relation zwischen Gott und Menschen strukturieren. 2. Die von Gott gewünschte Relation des Menschen zu seinem Schöpfer und Retter ist ebenso unverfügbar wie die göttliche Wirklichkeit selbst, die Trias, dem Zugriff des Menschen entzogen ist. V 5a bestimmt die Konstellationen der Gestirne als Sinnbild für die Haltung des Mensch gegenüber Gott. Die Teilverse 5b und 5c sowie der V 6 heben nach dem Grad an Konstanz der Sternenkonstellation und ihrer Helligkeit drei Haltungen voneinander ab. Die ersten beiden Gruppen sind „Gerechte und Fromme und das Gesetz Gottes Beachtende“, die nur der Glanz voneinander unterscheidet, also ihre Prominenz und Vorbildlichkeit. Mittels der Wendung μὴ μεταβαίνοντες τόπον ἐκ τόπου ruft Theophilos alltägliches astronomisches Wissen auf: Die 50
Cf. BROX 2000; GRILLMEIER 1979.
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Ortsstabilität ist das Merkmal der Sterne; sie wandern nicht von Ort zu Ort. Für die Planeten ist hingegen die Instabilität typisch. Diese Divergenz charakterisiert Theophilos geschickt, indem er dieselbe Wendung wie bei den Sternen, aber ohne Negation verwendet. Die unsteten Planeten zeigen das Gegenbild zu den Propheten und zum „Volk der Gerechten“. Das Gegenbild profiliert nun zugleich „das Volk der Gerechten“. Wenn nämlich für die dritte Gruppe die Apostasie kennzeichnend ist, dann ist Rechtgläubigkeit das gemeinsame Merkmal der ersten beiden Gruppen. „Das Volk der Gerechten“ ist demnach keineswegs nur durch seinen integren, rechtschaffenen Lebenswandel profiliert, wie man aus Autol. II 16 und anderen Passagen hätte meinen können. Wie die Propheten dadurch bestimmt sind, dass sie das Wort Gott herausrufen, so ist „das Volk der Gerechten“ durch ein doxologisches Kriterium bestimmt. Diese Profilierung wird im ersten Reflexionsgang in den Versen 2–4 mittels vier Aussagen vorbereitet: 15,2b: 15,2c–3a: 15,3b: 15,4:
Der eine Gott, der vollkommen und unveränderlich ist. Die Verschiedenheit zwischen Schöpfer und seinem Geschöpf Gott, der Schöpfer, ist auch der Retter. Die göttliche Trias und der erlösungsbedürftige Mensch
Beachtet man, dass die Allegorese des vierten Schöpfungstages verschiedene Traditionsfäden aufnimmt und sich mit diesen vier Kernaussagen im kaiserzeitlichen Diskurs über die Achsenthemen Gott und Rettung positioniert, dann legt sich nahe, diese neue christliche Selbstbezeichnung als „das Volk der Gerechten“ durch den Vergleich mit Selbstbezeichnungen in verwandten frühchristlichen Schriften zu profilieren. Auch in diesem Fall hilft Justin weiter. Gegenüber Tryphon und seinen Gefährten charakterisiert er die Christen damit, dass bei ihnen der gemeinsame und einheitliche Glaube mit Gottesfurcht, Gerechtigkeit und Gottesdienst konvergieren. Ομοιόπιστον οὖν τὸ ἔϑνος, καὶ ϑεοσεβές, καὶ δίκαιον, „εὐφραῖνον τὸν πατέρα“ (Prov 10,1; 15,20), ὑπισχνεῖται αὐτῷ, ἀλλ᾿ οὐχ ὑμᾶς, „οἷς οὐκ ἔστι πίστις ἐν αὐτοῖς“ (Dtr 32,20b).51
Sofern die Bezeichnung „das Volk der Gerechten“ auf der gleichen Linie liegt wie Justins Christentumsprofil, dann ist der Anspruch, den 51 Justin, dial. 119,6c: Das gleichglaubende Volk nämlich ist auch gottesfürchtig und gerecht, „erfreut den Vater“, es preist ihm; aber nicht ihr, „die keinen Glauben in sich haben“.
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Theophilos erhebt, signifikant höher: Das „Volk der Gerechten“ hat sich seine Vorzüglichkeit nicht erworben, sondern Gott hat seine Schöpfung auf dieses Volk der Gerechten hingeordnet. Die Kulte und Religionen der Umwelt, auch Israel und das Judentum besaßen nie eine vergleichbare Dignität. Justin, dial. 119,6c zufolge fehlt den Juden nämlich der Glaube, der in Autol. II 15,2b–4a profiliert worden ist. Daher ist ihr Gottesdienst verfehlt und wertlos. Für diese Diastase lässt sich von Paulus über den Barnabas und die Ignatianen eine Linie zur Trilogie verfolgen. 5. „DAS VOLK DER GERECHTEN“ – METAPHER
EINE EKKLESIOLOGISCHE
Weil „das Volk der Gerechten“ durch den Glauben konstituiert ist, der im ersten Reflexionsgang über den vierten Schöpfungstag festgehalten wird, und weil sich das Gottesvolk ebenso durch sein Glaubensleben profiliert, bezeugt das Christentum seine innere Harmonie mit der von Gott geschaffenen Ordnung. Von hier aus dürfte deutlich werden, dass „das Volk der Gerechten“ seine innere Struktur und seine Orientierung nicht von einer einzigartigen Gestalt her bezieht, sondern aufgrund eines Konzepts. Es ist nicht das apokalyptische Modell des Heiligen Restes, der wenigen Gerechten. Wiederum auf dem Hintergrund des ersten Reflexionsganges ist dieses Konzept „des Volkes der Gerechten“ bestimmt durch Entschränkung und Umfassendheit. Es gibt nur ein Ausschlusskriterium, nur eine Grenze: Gott als Schöpfer und Retter nicht anzuerkennen. Nach Theophilos ist das gleichbedeutend damit, sein Menschsein zu verfehlen, denn es wird die Ordnung der Wirklichkeit verkannt. Ohne den Glauben, der in Autol. II 15,1–4 skizziert ist, torpediert der Mensch sein Streben nach Harmonie. Welche enorme Folgewirkung daraus erwächst, ist sofort klar, wenn bedacht wird, dass diese schöpfungstheologische Fundierung des Christentums auch den mit der Selbstbezeichnung als πολιτεία verknüpften Anspruch prägt. Das Christentum ist nicht irgendeine πολιτεία, es ist vielmehr die einzige dem Menschen angemessene Lebensordnung. Das Christentum avanciert hierdurch zur Norm für die Strukturierung und Beurteilung geschichtlicher Wirklichkeit. An dieser Stelle gewinnt die Präambel zur Hexaemeronauslegung allerhöchste Bedeutung. Dort war als Notenschlüssel vorangestellt, dass die Schöpfungsordnung „Bilder“ bereitstellt und dass sie insgesamt und in ihren
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Teilen die Macht Gottes zeigt. Zum einen scheint es sehr bedeutsam, dass Theophilos Stufungen kennt und vielleicht doch nicht zufällig eine Pluralität bezüglich des Volkes der Gerechten einträgt. Er schreibt: τύποι … τοῦ λαοῦ τῶν δικαίων. Der erste Plural des Ausdrucks rekurriert zwar auf οἱ … ἀστέρες in V 5b. Weil aber auch das substantivierte Adjektiv im Plural steht, wird die Bezeichnung „das Volk der Gerechten“ wohl kaum eine invariable, statische Größe meinen, sondern eine in das Geschichtlichsein der geschöpflichen Wirklichkeit eingewobene Größe. Eine letzte Beobachtung mag diese eher dynamische Auffassung der Bezeichnung „das Volk der Gerechten“ stützen. Es ist der doppelte Verweis: Wie nämlich die Sternenkonstellationen nur Bilder sind für „das Volk der Gerechten“, so ist dieses selbst auch nur ein Hinweis auf die Macht Gottes. Damit ist von Gott her jeder triumphalen Selbstfeier „des Volkes der Gerechten“ definitiv eine Absage erteilt. ANHANG Die Schöpfungen am vierten Tag (Autol. II 15) 15 1 Τετάρτῃ ἡμέρᾳ ἐγένοντο οἱ φωστῆρες. Ἐπειδὴ ὁ Θεὸς προγνώστης ὤν, ἠπίστατο τὰς φλυαρίας τῶν ματαίων φιλοσόφων, ὅτι ἤμελλον λέγειν ἀπὸ τῶν στοιχείων εἶναι τὰ ἐπὶ τῆς γῆς φυόμενα πρὸς τὸ ἀϑετεῖν τὸν Θεόν· Ἵν᾿ οὖν τὸ ἀληϑὲς δειχϑῇ, προγενέστερα γέγονεν τὰ φυτὰ καὶ τὰ σπέρματα τῶν στοιχείων. Τὰ γὰρ μεταγενέστερα οὐ δύναται ποιεῖν τὰ αὐτῶν προγενέστερα. 2 Ταῦτα δὲ δεῖγμα καὶ τύπον ἐπέχει μεγάλου μυστηρίου. Ὁ γὰρ ἥλιος ἐν τύπῳ Θεοῦ ἐστιν· ἡ δὲ σελήνη ἀνϑρώπου. Καὶ ὥσπερ ὁ ἥλιος πολὺ διαφέρει τῆς σελήνης δυνάμει καὶ δόξῃ, οὕτω πολὺ διαφέρει ὁ Θεὸς τῆς ἀνϑρωπότητος. 3 Καὶ καϑάπερ ὁ ἥλιος πλήρης πάντοτε διαμένει μὴ ἐλάσσων γινόμενος, οὕτω πάντοτε ὁ Θεὸς τέλειος διαμένει, πλήρης ὢν πάσης δυνάμεως καὶ συνέσεως καὶ σοφίας καὶ ἀϑανασίας καὶ πάντων τῶν ἀγαϑῶν. Ἡ δὲ σελήνη κατὰ μῆνα φϑίνει, καὶ δυνάμει ἀποϑνήσκει, ἐν τύπῳ οὖσα ἀνϑρώπου· ἔπειτα ἀναγεννᾶται καὶ αὔξει εἰς δεῖγμα τῆς μελλούσης ἔσεσϑαι ἀναστάσεως. 4 Ὡσαύτως καὶ αἱ τρεῖς ἡμέραι τῶν φωστήρων γεγονυῖαι τύποι εἰσὶν τῆς Τριάδος, τοῦ Θεοῦ, καὶ τοῦ Λόγου αὐτοῦ, καὶ τῆς Σοφίας αὐτοῦ. Τετάρτῳ δὲ τόπῳ ἐστὶν ἄνϑρωπος ὁ προσδεὴς τοῦ φωτός, ἵνα ᾖ Θεός, Λόγος, Σοφία, ἄνϑρωπος.
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Διὰ τοῦτο καὶ τετάρτῃ ἡμέρᾳ ἐγεννήϑησαν φωστῆρες. 5 Ἡ δὲ τῶν ἄστρων ϑέσις οἰκονομίαν καὶ τάξιν ἔχει τῶν δικαίων καὶ εὐσεβῶν καὶ τηρούντων τὸν νόμον καὶ τὰς ἐντολὰς τοῦ Θεοῦ. Οἱ γὰρ ἐπιφανεῖς ἀστέρες καὶ λαμπροί εἰσιν εἰς μίμησιν τῶν προφητῶν· διὰ τοῦτο καὶ μένουσιν ἀκλινεῖς, μὴ μεταβαίνοντες τόπον ἐκ τόπου. Οἱ δὲ ἑτέραν ἔχοντες τάξιν τῆς λαμπρότητος τύποι εἰσὶν τοῦ λαοῦ τῶν δικαίων. 6 Οἱ δ᾿ αὖ μεταβαίνοντες καὶ φεύγοντες τόπον ἐκ τόπου, οἱ καὶ πλάνητες καλούμενοι, καὶ αὐτοὶ τύπος τυγχάνουσι τῶν ἀφισταμένων ἀνϑρώπων ἀπὸ τοῦ Θεοῦ, καταλιπόντων τὸν νόμον καὶ τὰ προστάγματα αὐτοῦ. 15 1 Am vierten Tage wurden die Lichter erschaffen. Gott kannte in seinem Vorherwissen die Faseleien törichter Philosophen, dass sie nämlich behaupten würden, die Erzeugnisse der Erde verdankten den Lichtgestirnen ihren Ursprung, damit sie keinen Gott brauchten; deswegen, damit die Wahrheit also klar hingestellt würde, wurden die Pflanzen und Samen vor den Lichtgestirnen erschaffen. Denn das später Gewordene vermag nicht das zu ihm früher Gewordene hervorzubringen. 2 Diese Lichter aber sind Verweis und Bild eines großen Mysteriums. Die Sonne nämlich ist ein Bild Gottes, der Mond das des Menschen. Und wie die Sonne an Mächtigkeit und Glanz den Mond übertrifft, so übertrifft Gott bei weitem die Menschheit. 3 Und wie die Sonne fortwährend in ihrer Fülle erhalten bleibt, ohne kleiner zu werden, so bleibt Gott immerwährend vollkommen, er der voller Macht und Einsicht und Weisheit und Unsterblichkeit und alles Guten ist. Der Mond aber verschwindet allmonatlich und stirbt sozusagen – ein Bild des Menschen; dann wird er wiedergeboren und wächst wieder – ein Aufweis unserer künftigen Auferstehung. 4 Auf dieselbe Weise sind auch die drei Tage, welche der Schöpfung der Lichter vorangingen, ein Bild der „Dreieinigkeit“: Gottes, seines Wortes und seiner Weisheit. Das vierte Bild ist das des Menschen, der des Lichtes bedarf, so dass nun da sind: Gott, sein Wort, seine Weisheit, der Mensch. Deswegen wurden auch am vierten Tage die Lichtgestirne erschaffen. 5 Die Anordnung der Sterne aber beinhaltet Ordnung und Stufenfolge der Gerechten und Frommen und Bewahrer von Gesetz und der Gebote Gottes. Die hervorragenden und glänzenden Sterne nämlich stehen für die Nachahmung der Propheten; deswegen bleiben sie auch in ihren Bahnen, ohne von einem Ort zum andern zu wandern. Die auf der zweiten Stufe des Glanzes stehenden Sterne sind Bilder des Volkes der Gerechten. 6 Die wiederum, die hin- und hergehen von einem zum andern Ort, die sogenannten Planeten, sind ebenfalls selbst ein Bild, derjenigen nämlich, die von Gott abfallen und sein Gesetz und seine Gebote verlassen haben.
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