Conflits, Conciliation, Réconciliation (Cahiers de la Revue Theologique de Louvain) (French Edition) 9789042944480, 9789042944497, 904294448X

Pas de vie sans conflit ! Meme s'il n'est pas negatif en soi, il constitue un lieu perilleux ou la violence fa

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Table des matières
I. Clés de lecture
II. Regards bibliques
III. Regards historiques
IV. En pratique ...
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Conflits, Conciliation, Réconciliation (Cahiers de la Revue Theologique de Louvain) (French Edition)
 9789042944480, 9789042944497, 904294448X

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CONFLITS, CONCILIATION, RÉCONCILITION

CAHIERS DE LA REVUE THÉOLOGIQUE DE LOUVAIN 46

COMITÉ D'ÉDITION

Hemi DERROITTE, Joseph FAMERÉE, Éric GAZIAUX, André WÉNIN

PUBLI CATIONS DE LA FACULTÉ DE THÉOLOGIE UNIVERSITÉ CATHOLIQUE DE LOUVAIN LOUVAIN-LA-NEUVE 2021

CONFLITS, CONCILIATION, RÉCONCILIATION

Édité par L.-L. CHRISTIANS, J. FAMERÉE, A . WÉNIN

Peeters Leuven - Paris - Bristol, CT 2021

ISBN 978-90-429-4448-0 eISBN 978-90-429-4449-7 ISSN 0771-601X Dj2021j0602jl 4 ©2021, Peeters, Bondgenotenlaan 153 - B-3000 Leuven (Belgique) AlI rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any fonn or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording or otherwise, without the prior permission of the publisher.

INTRODUCTION

Le conflit fait partie de la vie. Il n'est pas négatif en soi, mais représente un lieu périlleux où la violence fait volontiers son nid, par­ fois sous des formes qui la masquent, dans un premier temps du moins. Il peut se développer entre individus, à l'intérieur de groupes - une famille, un quartier, un lieu de travail, etc. - ou entre groupes plus ou moins larges - classes sociales, ethnies, nations, États, voire blocs d'États. Ses causes peuvent être multiples et elles se combinent sou­ vent : économiques, idéologiques ou religieuses, psychologiques, etc. Et comme un conflit ne se vit jamais sur un nuage, les facteurs pos­ sibles de complication sont nombreux et variés. Face à cette réalité omniprésente - peut-être davantage encore aujourd'hui, dans nos sociétés de plus en plus individualistes - et face aux ravages qu'elle est susceptible de causer, la nécessité se fait sentir de chercher des chemins réalistes pour vivre les conflits en évitant l'affrontement sans léser aucune partie, pour chercher à en sortir le plus humainement possible, voire en tirer du bien. Comment concilier les parties avant que le conflit dégénère ? Comment réconcilier ceux qu'un conflit a déchirés ? Quelles ressources mobiliser pour détecter les véritables causes du conflit et ses facteurs aggravants ? Sur quelles valeurs communes s'appuyer pour tenter de les dépasser ? Quelles médiations mettre en place ? À ce propos, on entend souvent dire que la parole est essentielle dans le règlement d'un conflit. Sans vouloir remettre en cause ce que cela a de vrai, il est difficile de ne pas voir aussi que la parole - même habitée par une réelle volonté de conciliation ou de rapprochement - peut également nourrir le conflit, l'amplifier et le faire dégénérer. Quelle éthique de la parole serait nécessaire pour éviter ce travers ? À quelles conditions la loi peut-elle offrir une médiation efficace ? La théologie chrétienne peut-elle éclairer de façon originale cette question complexe qui traverse l' ensemble des sociétés, comme aussi l'histoire universelle ? Quelles ressources les Écritures ou l'histoire du christianisme offrent-elles pour éclairer le phénomène du conflit dans ses tenants et aboutissants, et ébaucher des pistes pour tenter de le comprendre et peut-être de le vivre ? La théologie dogmatique qui s'est développée au sein de conflits parfois âpres, de même que l' ec-

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clésiologie qui ne peut oublier que l'Église concrète est le résultat de conflits et est un lieu où des conflits se vivent, ont aussi à fournir des éléments utiles à la réflexion. L'éthique et la théologie pratique sont des disciplines pour lesquelles les conflits offrent ample matière à dis­ cussion et à débat, que ce soit autour de leur nature, de leur vécu, de leur résolution, de leurs conséquences. C'est autour de ces questions qu'en 2017, une petite vingtaine de doctorants de la Faculté de théologie de l'UCLouvain se sont réunis dans un séminaire pour tenter d'apporter un éclairage à cette vaste problématique, chacun à partir de sa spécialité de recherche. C'est une sélection de leurs textes que propose ce volume, dont l'ambition n'est certainement pas de couvrir tous les aspects de la question. Plus mo­ destement, il s'agit d'apporter quelques pierres inédites à la construc­ tion d'une réflexion qui saura se nourrir à d'autres sources. C'est à présenter rapidement l'ensemble de ces textes que cette brève intro­ duction est destinée. Elle pourra être complétée par les résumés qui figurent à la suite de chacun des articles avec une série de mots-clés en français et en anglais. Ce petit ouvrage comporte quatre parties. La première se compose de deux articles dont l' orientation théorique est davantage prononcée. y sont présentés en effet les apports réflexifs de deux auteurs impor­ tants du xx' siècle, le théologien luthérien Paul Tillich (1886-1 965) et le psychiatre américain d' origine hongroise Yvàn Boszormenyi-Nagy (1920-2007). Jean-Baptiste ZEKE aborde la pensée anthropologique du premier concernant le conflit. Constatant que l'être humain est foncièrement conflictuel parce qu'il peut entrer en conflit avec ses semblables mais aussi parce qu'il est lui-même un lieu de conflit, Tillich estime que cette situation trouve son explication dans l'aliénation existentielle de tout être humain. L'article expose ainsi plusieurs tensions entre bi­ polarités ontologiques, avant de poser la question de la conciliation des pôles qui s'opposent dans l'homme. Enfin, il examine comment l'auteur pense la réconciliation en articulation avec le thème de 1'« être nouveau » et de l' œuvre salvifique du Christ. De son côté, Toon QOMS présente la thérapie contextuelle mise au point par Boszorrnenyi-Nagy pour traiter les conflits intergénération­ nels. Elle est axée sur une pratique inspirée par le concept juridique

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d'« exonération » : il s'agit d'exonérer un coupable de sa responsabili­ té au motif que les circonstances présentes ne lui permettent plus d'ac­ quitter sa dette. Au-delà du champ d'application de cette notion chez Nagy, quel intérêt celle-ci peut-elle avoir dans la théologie chrétienne qui, en règle générale, privilégie unilatéralement le pardon lorsqu'il s'agit de réconciliation ? L' auteur conclut qu'elle peut constituer une étape sur la voie du pardon dont elle contribue à élargir le concept et la pratique. La Bible est au cœur de la deuxième partie. Le Pentateuque, plus exactement. Trois études la composent. L'une met l'accent sur le conflit dont elle explore les dynamiques, les deux autres sur les possi­ bilités et les conditions d'une réconciliation. L'essai d'Augustin LWAMBA s'attache au long récit du conflit entre Moïse et Pharaon qui prélude à la sortie d'Égypte dans les chapitres 7 à 1 1 du livre de l'Exode. En examinant les tenants et aboutissants du blocage que l'on constate dans les négociations entre le premier, qui réclame la liberté d'Israël au nom de Dieu, et le second, qui ne prétend pas lâcher ses esclaves, il explore les raisons pour lesquelles ce conflit aboutit à une impasse. Duplicité, méfiance mutuelle, refus de conces­ sions, obstination des protagonistes sont autant de freins qui retardent une possible conciliation, quand ils ne contribuent pas à exacerber le conflit. Sont ainsi abondamment illustrées les attitudes à éviter par qui cherche la réconciliation. La révolte de Qorah, Datan et Abiram qui s'opposent à Yhwh, Moïse et Aaron en Nombres 16 et 17 est le récit retenu par Alexis PIDAULT pour éclairer la thématique par un autre biais. Ce conflit im­ plique en effet un rapport avec le sacré, ce qui en constitue un facteur aggravant. Tour à tour, Moïse et Yhwh s'investissent pour inventer des stratégies dans l' espoir de sortir de la situation par le haut en mettant à nu les véritables motifs de la situation, en posant un cadre législatif ou en envoyant des signes. Ces tentatives se soldent par un échec puisque les fauteurs de troubles finissent par subir le châtiment divin. A la dif­ férence du récit de l'Exode, cependant, cet échec signe la fin d'un réel désir de conciliation de la part de Moïse et de Dieu. Le troisième texte de la Torah est d'un genre différent des deux premiers, mais son étude complète bien le discours biblique ébau­ ché par ceux-ci. Il s'agit du « Cantique de Moïse » qui se lit en Deu­ téronome 32 et sur lequel Anthony John KHoKHAR se penche dans

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l'unique article en anglais de ce recueil. Ce poème reflète une situation de conflit entre Yhwh et Israël : dans une sorte de procès en concilia­ tion, le premier accuse le second d' infidélité caractérisée et d'oubli de l'alliance, et il le menace de se laisser aller à sa colère en le privant de sa présence. Mais, sans que Moïse interviellie comme il l' a fait aupa­ ravant, Yhwh ouvre ensuite la porte à une réconciliation par laquelle il restaure la justice. La troisième partie rassemble deux textes à caractère historique qui envisagent des périodes très distantes dans le temps, mais ont pour caractéristique commune de traiter de questions liées à l'histoire du Proche-Orient. L'un est consacré à la période patristique, l'autre au conflit encore brûlant entre Syriaques et Turcs. Comme leur nom d'indique, les Pères dits « apologistes » sont engagés dans un conflit avec la culture gréco-romaine, au cœur de laquelle ils défendent la jeune foi chrétienne. Si, en effet, pour Paul comme pour les évangélistes, la Bonne nouvelle est adressée aux païens aussi bien qu'aux juifs, sa rencontre avec le monde grec ne s'est pas faite sans vives tensions. Dans son article, Liang ZHANG examine les positions des païens convertis que sont les Apologistes vis-à-vis de la philosophie grecque. Elles vont du rejet déterminé à la conviction d'un Justin pour qui le christianisme peut confirmer le meilleur de la culture grecque, certes limitée, mais ouverte à la révélation. Fikri GABRIEL réfléchit sur la question très épineuse du conflit entre les Syriaques et les Turcs. Enraciné dans le génocide commis en 1915 par le gouvernement ottoman des Jeunes-Turcs contre les minorités chrétiennes, ce conflit n'est pas près de se résoudre. Le re­ fus de reconnaître le génocide de la part de l'État turc et la méfiance méprisante des Syriaques vis-à-vis des instances de cet État rendent impossible toute avancée vers une réconciliation. L'article examine les diverses raisons, notamment géopolitiques, qui expliquent le blocage et il évoque les conditions qu'il s'agirait de réunir pour que le nationa­ lisme turc qui entretient le repli identitaire des Syriaques ne fasse plus obstacle à un dialogue constructif. Les trois contributions de la dernière partie relèvent de la théolo­ gie pratique. La formation religieuse des jeunes, la liturgie et l'intégra­ tion ecclésiale des personnes homosexuelles sont des lieux où tensions et conflits peuvent émerger. Comment les vivre et tenter de les apai-

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ser ? Telle est la question au centre de ces textes. Dans un article portant leurs deux signatures, Vanessa PATIGNY et Geoffrey LEGRAND conjuguent leurs compétences en pédagogie religieuse pour envisager la façon dont un cours de religion peut être le lieu d'une rencontre, voire d'une (ré)conciliation entre jeunes de convictions différentes, qu'elles soient religieuses ou non. Le concept de « frontière » forgé par Paul Tillich pour réfléchir à la double néces­ sité humaine de rencontrer autrui et de se faire une identité propre qui ne soit pas pure opposition, sert de point d'appui pour examiner les conditions de possibilité d'un dialogue authentique dans un contexte sociétal où le religieux est souvent source de crispations. L'exemple de l'École catholique du dialogue en Flandre sert aussi de source d'ins­ piration. Tout comme l'école, la communauté chrétienne est potentielle­ ment un lieu de conflits. Lorsque c'est le cas, l'Évangile pose l'exi­ gence de la réconciliation mais offre aussi des ressources. Christophe COLLAUD estime que la parole biblique entendue dans le cadre de la liturgie peut faire de cette dernière un lieu d'apaisement. Revêtue d'autorité aux yeux du chrétien, cette parole est aussi à distance du quotidien du conflit. Sans y intervenir directement, ni chercher à le trancher, elle est de nature à introduire une valeur ou un élément tiers qui, venant d'Ailleurs, permettra d'intégrer le conflit dans une dimen­ sion nouvelle et, partant, de le relativiser. Mais l'énonciation du texte est plus déterminante que le texte lui-même, car c'est elle qui lui per­ mettra de produire des effets d'apaisement, voire de réconciliation. Bruno VANDENBULCKE s'intéresse quant à lui à la situation conflictuelle vécue au sein de l'Église catholique par les personnes homosexuelles croyantes. Des associations comme Devenir Un en Christ et La Communion Béthanie offrent un lieu où ces personnes peuvent vivre leur foi en Église. C'est ce qui résulte de la présentation de ces associations et de divers témoignages émanant de membres de celles-ci, qui servent de base à une réflexion sur les enjeux ecclésiaux et éthiques de la situation des personnes homosexuelles. S'appuyant sur la condition baptismale qui confère identité et dignité à tout chré­ tien, ces associations leur permettent de se réapproprier des normes éthiques susceptibles de donner à chacun(e) les moyens de grandir en humanité et en sérénité.

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Au terme de cette brève introduction, il me reste à remercier dif­ férentes personnes qui ont permis que se tienne ce séminaire et que cette publication puisse en être tirée. En premier lieu, ces jeunes cher­ cheurs qui ont accepté de « se distraire » quelque peu de leur recherche doctorale pour réfléchir avec d'autres, en croisant leurs disciplines, aux questions cruciales au centre de ce travail collectif. Bien que revus à la lumière des débats nourris qui ont suivi chaque contribution orale, les textes ici réunis ne peuvent refléter adéquatement la qualité des échanges auxquels ces apports ont donné lieu dans une atmosphère conviviale de réelle collaboration. Je remercie également mes collègues Joseph Famerée et Louis­ Léon Christians avec qui ce séminaire a été conçu puis mis en œuvre et qui ont relu avec moi les textes et ont contribué à leur mise au point en vue de leur admission dans ce recueil. De même, les promoteurs des thèses des doctorants concernés ont lu et approuvé les articles soumis pour publication: qu'ils trouvent ici l'expression de notre gratitude. Enfin, notre reconnaissance va à Mr Paul Peeters qui a accepté ce re­ cueil dans la collection des Cahiers de la Revue théologique de Lou­ vain, ainsi qu'à la secrétaire de la revue, Mme Angélique Prégaldien qui, avec toute la compétence et le soin qu'on lui connaît, en a préparé la version camera-ready. À Mme Marguerite Roman, qui a accepté de relire les épreuves avec attention, va aussi notre gratitude. André WÉNIN

Directeur de la Revue théologique de Louvain

I. Clés de lecture

L'humain et ses conflits ontologiques dans l'œuvre de Paul Tillich

INTRODUCTION

Nous abordons la problématique « conflit, conciliation et réconci­ liation » à partir d'un aspect du conflit qui a été travaillé par Paul Tillich (1886-1965). En effet, Tillich perçoit l'humain comme un être foncièrement conflictuel, non seulement parce qu'il peut entrer en conflit avec d'autres sujets dans un contexte social, par exemple à l'intérieur d'un groupe ou entre groupes plus ou moins larges, mais aussi parce qu'il est lui-même un lieu de conflits. Dans le registre de l'étbique fondamentale, cette problématique touche à la question de l'autonomie ou l'autolégislation de la volonté humaine comme fon­ dement de la subjectivité morale, une question qui a été au cœur des débats depuis Augustin et Pélage, en passant par Karl Bartb et Paul Tillich, et qui demeure encore de nos jours une question fondamentale en éthique tbéologique. Cette réflexion s'articule en quatre points. Le premier présente l'aliénation existentielle comme étant à la base des conflits en 1'homme. Le deuxième expose quelques conflits des bipo­ larités ontologiques. Le troisième aborde la question de la conciliation des pôles qui s'opposent dans l'homme. Enfin, le dernier traite de la réconciliation telle que Tillich l'articule avec le tbème de 1'« être nou­ veau ». Une conclusion récapitule la démarche.

L'ALIÉNATION EXISTENTIELLE DE L'HOMME Soulignons d'emblée que la théologie de Tillich a un arrière-fond existentialiste inspiré par la philosophie de Heidegger. Elle est mar­ quée par l'intuition de la profondeur en tant que lieu d'une existence humaine authentique, intuition qu'il doit à la psychanalyse, mais sur-

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tout à Heidegger1 Cette intuition est à la base de sa conception de l'être comme ayant une structure bipolaire: l'être existentiel et l'être essentiel. Le concept d'aliénation L'aliénation (estrangement) est l'un des concepts philosophiques auxquels Tillich recourt dans sa théologie pour analyser la condition humaine. Ce concept témoigne de l'enchevêtrement, dans l'œuvre de Tillich, entre la théologie et philosophie. En effet, Tillich part de la conviction selon laquelle « l'homme tel qu'il existe dans la réalité n'est pas ce qu'il est en son essence ou ce qu'il devrait être. Il est aliéné de son être véritable »2. Chez lui « l'existence et l'aliénation sont un seul et même état»3 Le terme « aliénation» a avant tout un sens ontologique. Il signifie le fait d'être «séparé de», « étranger à», ou encore de « vivre en-dehors de ». Tel est le caractère tragique de l'existence. L'aliénation exprime le caractère ambivalent de l'être, dans sa double capacité à faire le bien et à faire le mal, à agir pour le meilleur et pour le pire. Ce terme traduit dans un langage philoso­ phique la doctrine chrétienne de la chute ou du péché originel4

Typologie d'aliénations Tillich affirme que « l'homme est aliéné d'avec le fondement de son être, d'avec les autres êtres et d'avec lui-même »5. D'où les trois types d'aliénations. L'aliénation psychologique renvoie à la séparation de l'être humain d'avec lui-même. L'homme est étranger à lui-même, il n'est pas ce qu'il devrait être. Il fait l'expérience dramatique d'une rupture entre sa vérité (son essence) et sa réalité (son existence). Il réalise qu'il existe en lui des aspects qui échappent à son contrôle et à sa maîtrise. Le bien qu'il voudrait faire, il ne le fait pas, il fait plu­ tôt le mal qu'il voudrait éviter (voir Rrn 7,19). L'aliénation sociale 1 Voir J. ONIMUS, Paul Tillich et l'unidimensionnel, dans P. TILLICH, La dimension oubliée, Paris, Desclée de Brouwer, 1969, p. 20. 2 P. TILLICH, Théologie systématique, Vol. 3. L 'existence et le Christ, Paris, Cerf Genève, Labor et Fides Québec, Presses de l'Université Laval, 2006, p. 77. 3 Tn.LICH, Théologie systématique 3, p. 77. 4 Voir G. TAVARD, Initiation à Paul Tillich. Une théologie moderne (Coll. L 'Église en son temps), Paris, Centurion, 1968, p. 63. 5 Tn.LICH, Théologie systématique 3, p. 77.

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concerne la séparation d'avec les autres. Même si l'homme est capable d'aimer, jamais cet amour ne parvient à déchirer les voiles qui le séparent de l'autre et qui font de lui un mystère pour autrui et vice versa. Enfm, l'aliénation existentielle est le fait de la séparation d'avec le fondement de son être, Dieu, à travers les actes de l'incroyance, de l'hubris' et de la concupiscence7 Elle fonde les deux premières.

L 'origine de l 'aliénation L'aliénation existentielle résulte de la liberté finie de 1'homme, liberté qui a occasionné le passage de l'être essentiel à l'être existen­ tieL La tradition chrétienne désigne ce passage par le concept symbo­ lique de la « chute » . Celle-ci « est un symbole universel de la situa­ tion humaine et nullement le récit d'un événement qui serait arrivé une fois il y a longtemps »8 Bien qu'elle soit habituellement associée au récit biblique de la chute d'Adam, sa signification a une portée anthropologique universelle. Loin d'être une nécessité essentielle, ou un mouvement dialectiquement déductible de la création, la chute est seulement rendue possible par quatre faits9 Premièrement, par la liberté finie de l'homme, une liberté toujours en union bipolaire avec la destinée qui la limite dans toutes ses poten­ tialités constitutives, y compris dans son pouvoir de se contredire. Deuxièmement, par la conscience que l'homme a de sa fmitude, mais surtout de sa situation paradoxale d'appartenir à l'infini et d'en être exclu en même temps. Troisièmement, par le fait que la liberté finie de l'homme inclut, entre autres, la possibilité de se contredire elle­ même, ce qui fait que l'homme est libre par rapport à sa propre liberté, si bien qu'il peut y renoncer, et donc, renoncer à sa propre humanité. Enfm, par le fait que la liberté finie de l'homme opère dans le cadre d'une destinée universelle, comme le montre le mythe de la chute, où les deux sexes et la nature (symbolisée par le serpent) opèrent ensemblelo Ce passage de l'être essentiel (l'état de l'innocence du rêve) à l'être existentiel a eu comme conséquence, pour l'homme, la 6 Chez saint Augustin et dans la théologie de la Réforme, le terme hubris désigne le péché spirituel d'orgueil et de smestirnation de soi. 7 Saint Augustin utilise ce terme pOlIT parler du péché des sens. 8 TILLICH, Théologie systématique 3, p. 52. 9 Voir TIllICH, Théologie systématique 3, p. 56-58. 10 Voir TILLICH, Théologie systématique 3, p. 58.

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perte de soi (il découvre qu'il était nu) (Gn 3,7), et la perte du monde symbolisé par l'expulsion du jardin (Gn 3,23).

Aliénation comme péché Le terme «aliénation» n'est pas biblique, certes, la Bible employant celui de « péché », compris non pas comme une simple déviance au regard de la loi morale, mais une réalité plus profonde correspondant à la misère de l'homme dans son état de séparation d'avec le fonde­ ment de son être. Alors que la Confession d'Augsbourg définissait le péché comme l'état où l'homme se trouve sans foi en Dieu et avec la concupiscence (sine fide erga Deum et cum concupiscentia)ll, aux notions d'incroyance et de concupiscence, Tillich ajoute l 'hubris qui, chez Augustin et Luther, précède le péché des sens. Ces trois notions indiquent les marques de notre aliénation. La plupart des descriptions que la Bible donne du péché expriment l'aliénation: l'expulsion du paradis, l'inimitié entre l'homme et la nature, l'hostilité meurtrière du frère contre son frère, etc. Le péché est donc la structure même de l'existence puisqu'il sous-entend l'impossibilité de communiquer de façon authentique avec soi-même, avec les autres et avec l'Absolu. Il n l est ni un accident, ni une révolte singulière, mais une relation faus­ sée avec Dieu, avec les autres et avec soi-même12. En revanche, le mot « péchés », tel qu'employé dans les Églises chrétiennes pour désigner les actes particuliers considérés comme mauvais au regard de la loi morale, ne dit pas exactement ce que l'aliénation signifie. Il exprime plutôt, au niveau personnel, la réalité du péché. «Il met en valeur la liberté et la culpabilité personnelles de l'aliénation ... il accuse en indiquant la part de responsabilité person­ nelle dans l'aliénation »13 Par conséquent, un acte est considéré comme péché non pas parce qu'il transgresse une loi, mais parce qu'il manifeste l'aliénation par rapport à Dieu, par rapport aux autres et par rapport à soi14

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Voir Tn.LICH, Théologie systématique 3, p. 80. Voir ONIMUS, Paul Tillich et ['unidimensionnel, p. 23-24. TILLICH, Théologie systématique 3, p. 79. Voir TILLICH, Théologie systématique 3, p. 80.

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Le caractère démonique de l 'aliénation Le concept de « démonique » joue un rôle significatif dans la théo­ logie de Tillich. Il rend compte du caractère tragique de l'existence ou de l'être historique, et de l'aspect subversif de l'aliénation. Le démonique ne désigne pas l'action cachée d'un esprit malveillant (démon), ni une puissance appartenant à la sphère du destin, moins encore une nécessité métaphysique qui s'imposerait à 1'homme comme un événement extérieur et inévitable. Il constitue la structure même de la réalité dont il dépendIs Il ne vient pas de nulle part, il est une possibilité qui s'enracine dans l'essence de l'être fini, sur la rela­ tion particulière de la forme et de la substance, qui est une relation dialectique comprenant un « oui» et un « non ». Un « oui», dans la mesure où la destinée affIrme la forme, et un « non » parce qu'elle menace de la détruire en même temps, en la dépassant en faveur de la substance. Tillich évoque ce concept comme symbole puissant « pour désigner une "structure du mal" qui va au-delà de la puissance morale de la bonne volonté et qui engendre la tragédie sociale et individuelle précisément par l'inextricable mélange du bien et du mal dans tout acte humain »16 Il traduit l'expérience inunédiate que fait chaque être humain de son incapacité d'être en accord avec son être essentiel17. Ainsi, l'aliénation a un caractère dérnonique en ce sens qu'au niveau personnel « chacun éprouve de l'hostilité pour l'exis­ tence dans laquelle il a été jeté, pour les puissances cachées qui déter­ minent sa vie et celle de l'univers, pour ce qui le rend coupable et le menace de destruction parce qu'il est devenu coupable»18 Cette hos­ tilité est source des tensions qui déchirent 1'homme au tréfonds de son être. En même temps, elle constitue une dialectique qui donne à l'existence tout son sens. Sa rupture serait une contradiction du sens et, par conséquent, une défonnation de l'essence de l' être19. 1 5 Voir P. TILLICH, Das Ddmonische. Ein Beitrag zur Sinndeutung der Geschichte, Tübingen, Mohr, 1 926, p. 43-44, cité par l-P. BÉLAND, Finitude essentielle et alié­ nation existentielle dans ['œuvre de Paul Tillich (Recherches Nouvelle Série, 3 1 ), Paris, Bellarmin, 1995, p. 174. 16 P. Tn.LICH, Substance catholique et principe protestant (Œuvres de Paul Til­ lich), Paris, Cerf Genève, Labor et Fides Québec, Presses Universitaires de Laval, 1995, p. 235. 17 Voir l-P. BÉLAND, Finitude essentielle et aliénation existentielle dans ['œuvre de Paul Tillich, p. 172. 18 P. Tn.LICH, L 'être nouveau (Expérience intérieure), Paris, Planète, 1 969, p. 39-40. 1 9 Voir BÉLAND, Finitude essentielle et aliénation existentielle, p. 174-175.

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l-B. ZEKE LE CONF LIT DES BIPOLARITÉS ONTOLOGIQUES DANS L'ÉTAT D' ALIÉNATION

Les conflits existentiels se manifestent à travers les contradictions, les incohérences et les ambiguïtés qui marquent tout processus vital. Il n'y a pas de processus vital sans conflits, sans ambiguïtés20 Tillich en parle en termes de «oui» et «non» simultanés de la viel1 Il s'agit de conflits entre des pôles structurels de l'homme. Les trois princi­ paux sont: l'individualité contre la participation, la dynamique contre la forme, et la liberté contre la destinée. Tillich les appelle « les élé­ ments ontologiques », c'est-à-dire les polarités par lesquelles s'ex­ prime la structure bipolaire fondamentale de l'être.

L 'individuation et la participation L'être a une structure bipolaire, celle du soi et du monde. Les pre­ miers éléments de cette structure sont l'individuation et la participa­ tion. L'homme n'est pas seulement un soi pleinement centré, il est aussi pleinement individualisé, et il est l'un parce qu'il est l'autre22 En tant qu'un être individualisé, il participe au monde dans sa totalité par la perception, l'imagination et l'action, participation qui, en prin­ cipe, ne connaît aucune limite23 Le conflit entre individualité et par­ ticipation se vit dans l'état d'aliénation où l'homme, dans son désir d'affirmation de soi en tant qu'un soi individuel, se replie sur lui­ même et refuse de participer. L'affirmation de soi de l'être humain présente deux facettes que l'on peut distinguer mais non pas séparer. L'une est l'affmnation de soi comme soi, c'est-à-dire l'affmnation d'un soi distinct, centré-en­ soi (self-centered), individualisé, unique, libre et se déterminant lui­ même. C'est ce que chacun affirme dans tout acte d'affirmation de soi. C'est ce qu'il défend contre le non-être et ce qu'il affirme coura­ geusement en assumant le non-être. L'autre est l'affirmation de soi comme un soi participant. Car, le soi n'est un soi que parce qu'il a un 20 Voir P. Tn.LICH, La dimension oubliée, Paris, Desclée de Brouwer, 1969, p. 120. 21 Voir TILLICH, L 'être nouveau, p. 140. 22 Voir P. TILLICH, Théologie systématique, Vol. 2. L 'être et Dieu, Paris, Cerf Genève, Labor et fides Québec, Presses de l'Université Laval, 2003 p. 27. 2 3 Voir TILLICH, Théologie systématique 3, p. 108.

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monde, un univers structuré auquel il appartient et dont il est séparé en même ternps24. L'individualité ne caractérise pas un ensemble particulier d'êtres ou une communauté d'êtres, elle est un élément ontologique, une qualité de toute chose, en tant qu'elle est impliquée dans chaque « soi » et le constitue, au moins de manière analogique. Si, dans le monde infra­ humain, l'espèce prime et que l'individu n'est qu'un échantillon cris­ tallisant de manière individuelle toutes les caractéristiques univer­ selles de l'espèce, il n'en est pas ainsi chez les humains. Puisque « même dans les sociétés collectivistes, l'individu a de la significa­ tion, car il est le support et, en dernière analyse, le but du collectif [ ]. La loi, par sa nature même, se fonde sur une valorisation de l'individu en tant qu'être unique, irremplaçable et inviolable, qu'on doit à la fois protéger et rendre responsable »25 Il y a dans chaque persOlme une résistance inconditiOlmée qui résulte d'un pouvoir sur soi achevé, pouvoir qui est la condition préalable à la formation de la personnalité. Pourtant, « ce n'est qu'en étant confronté à la personne d'autrui qu'un être s'éveille à son caractère propre de personne. Ce n'est que dans la communauté d'un Je et d'un Toi que la personne peut s'éveiller»26 Par ailleurs, Tillich souligne le caractère paradoxal de la participa­ tion. La communauté a une plénitude d'être qui lui est propre et qui ne résulte pas de la somme des personnalités, une vie propre qui peut être un soutien pour l'individu, mais qui peut aussi exercer une vio­ lence sur lui. Dans la conception primitive et rituelle de la vie sociale, les structures sociales telles que la famille, le rang, le voisinage, la tribu, la communauté de culte, ont une puissance sacrale qui insère l'individu dans un ordre absolu et qui enferme son pouvoir de se déterminer lui-même dans les limites d'une unité qui englobe tout; tout cela l'entrave, le brise, le détruit même mais, en même temps, c'est ce qui lui dOlme vie, plénitude, profondeur, sens et contenu27. Le soi s'affirme en tant qu'il participe à la puissance d'un groupe, cette participation lui fait courir le risque de perdre son individualité. Il existe donc une tension permanente entre l'individuation et la par. . .

24 P. TILLICH, Le courage d'être (Classiques), Genève, Labor et Fides, 2014, p. 1 1 6- 1 1 7. 25 TILLICH, Théologie systématique 3, p. 27. 26 P. Tn.LICH, Lefondement religieux de la morale, Paris, Centurion Delachaux et Niest1é, 1971, p. 135. 27 TILLICH, Lefondement religieux de la morale, p. 135.

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ticipation, entre 1'« être-soi » et 1'« être-au-monde H. D'une part, le soi aimerait vivre en communauté, faire partie d'un réseau d'interlo­ cution. Il tient à ses appartenances (familiale, culturelle, politique, nationale, professionnelle, etc.). D'autre part, il désire affIrmer son individualité, exister dans une autonomie quasi totale vis-à-vis du groupe. Son désir d'entretenir des relations et de participer à la vie de la communauté se heurte chaque fois à celui de préserver son intimité, et vice versa.

La dynamique et la forme La dualité forme-dynamique est un autre élément de la structure bipolaire de l'être. Par « forme » , Tillich désigne ce qui fait de l'être ce qu'il est et qui donne à la raison le pouvoir de le saisir et de le modeler. La forme d'une chose s'identifie à son contenu, elle est sa vitalité et son actualité, la structure rationnelle de la raison subjective qui devient effective dans un processus vital. « La vitalité au sens plein du mot, appartient à l'humanité, parce que celle-ci se caractérise par l'intentionnalité »28 La dynamique est, quant à elle, la puissance d'un être, c'est-à-dire sa potentialité. Dans la vie infrahumaine, elle reste confmée à l'intérieur des limites de la nécessité naturelle, tandis que chez 1 'homme, elle s'ouvre dans toutes les directions et aucune structure de limitation a priori ne peut la restreindre. Elle va au-delà de la nature, car l'homme est capable de créer un monde au-delà du donné29 Dans la nature essentielle de 1'homme, dynamique et forme sont unies, car même le dépassement d'une forme donnée se fait selon la forme. Il y a, certes, des formes d'autodépassement, mais celles-ci n'entraînent jamais la rupture de l'unité avec la dynamique de l'être. Tandis que dans l'être existentiel, la rupture entre forme et dynamique se perçoit clairement. Tillich explique cette rupture en ces termes: Sous l'emprise de l'hubris et de la concupiscence, l'homme est entraîné dans toutes les directions sans but ni contenu déterminés. Sa dynamique se dégrade en une poussée infOlme vers un dépassement de soi [ ... J. On peut parler de la tentation du nouveau. Elle est elle-même un élément

28 TILLICH, Théologie systématique 2, p. 34. 2 9 Voir TILLICH, Théologie systématique 2, p. 34.

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Il

nécessaire pour toute réalisation de soi créatrice ; mais, quand elle se dégrade, elle sacrifie la création à la nouveauté30 .

Dans l'être existentiel, la forme s'oppose à la dynamique, l'inten­ tionnalité s'oppose à la vitalité et la conditionne. « Tous les processus vitaux présentent deux mouvements imbriqués et de sens contraire» 31 D'une part, tout vivant veut se dépasser lui-même vers quelque chose de nouveau. D'autre part, il ne voudrait pas se perdre en se dépassant. C'est pourquoi il reflue vers lui-même. Il veut se retrouver32 La forme favorise un inrrnobilisme personnel et un conservatisme qui peut être rassurant mais peut aussi figer l'individu. Rassurant, parce que le devenir serait impossible s'il ne conservait pas en lui quelque chose qui permette de mesurer le changement. Figeant, puisque la volonté de la conservation de soi peut être le mobile d'une existence stérile, établie dans un monde fixe, refusant la temporalité et le chan­ gement33. En revanche, la dynamique invite à un dépassement sans limites de soi et de toute situation donnée, encourageant la créativité qui va au­ delà de la sphère biologique à laquelle appartient l'individu, pour instituer de nouveaux domaines qu'on n'aurait jamais pu atteindre. Ce dynamisme s l avère séduisant, mais comporte en même temps le risque de sacrifier la continuité à l'innovation, les racines identitaires et l'authenticité à la nouveauté; ce qui peut conduire à l'émiettement ou à l'inconsistance du sujet.

La liberté et la destinée La bipolarité de la destinée et de la liberté est le troisième élément de la structure ontologique. Tillich souligne que « l'homme est humain parce qu'il a la liberté, mais il ne l'a qu'en interdépendance bipolaire avec la destinée»34 La liberté est l'élément structurel qui rend l'exis­ tence possible parce qu'elle dépasse la nécessité essentielle de l'être 30 31 32 33 34

TILLICH, Théologie systématique 3, p. 106. TILLICH, La dimension oubliée, p. 120. Voir TIlLICH, La dimension oubliée, p. 120- 1 2 1 . Voir TIllICH, Théologie systématique 2 , p . 34. TILLICH, Théologie systématique 2, p. 37.

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sans la détruire35. La destinée, quant à elle, est la situation de l'homme qui prend conscience de lui-même face au monde auquel il appar­ tient36. Elle n'est pas un pouvoir inconnu qui déterminerait ce qui arrive au sujet. Mais elle inclut les communautés auxquelles il appar­ tient, le passé dont il se souvient et celui qu'il a oublié, l'environne­ ment qui l'a façonné, le monde qui a eu de l'impact sur lui, ainsi que toutes ses décisions antérieures37. Dans l'être essentiel, liberté et destinée s'enracinent dans le fonde­ ment de l'être. Elles résident l'une dans l'autre, dans une unité bipo­ laire; elles sont distinctes mais pas séparées, en tension mais pas en conflit38. Mais dans l'être existentiel, au moment où la liberté s'éveille, elle se change en arbitraire et se sépare ainsi de la destinée à laquelle elle appartient. Sous le pouvoir de l'hubris et de la concupiscence, l'homme se met lui-même au centre de l'univers. Sa liberté rompt ses liens avec les objets que lui fournit la destinée et se met en relation avec un nombre indéterminé de contenus. Elle perd ainsi sa détermi­ nation et, devenue indétenninée et arbitraire, se tourne vers des objets, des personnes et des choses totalement contingents. Cette dégradation de la liberté en arbitraire entraîne de facto la dégradation de la desti­ née en nécessité rnécanique39. En bref, l'existence humaine dépend, d'une part, de contingences qui échappent à son contrôle et à sa maîtrise, et d'autre part, des actes qui relèvent de ses décisions et de ses choix. Destinée et liberté se combattent en permanence, sans se supprimer mutuellement. Telle est la situation de l'homme dans son état d'aliénation, situation qui sus­ cite une question: comment l'humain assume-t-il ces tensions en lui­ même sans se détruire ?

LA

CONCILIATION DES ÉLÉMENTS CONTRADICTOIRES DANS L'ÊTRE

Les conflits existentiels dans l'être humain ne peuvent être ni anti­ cipés, ni résolus, ni éradiqués, non seulement parce qu'ils sont inhé­ rents à son état d'aliénation, mais aussi parce que l'être humain ne 35 36 37 38 39

Voir Voir Voir Voir Voir

TILUCH, TILliCH, TILliCH, TILUCH, TILUCH,

Théologie systématique Théologie systématique Théologie systématique Théologie systématique Théologie systématique

2, 2, 2, 3, 3,

p. p. p. p. p.

36. 37. 39. 39. 1 04.

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peut pas se sauver lui-même. « Nous ne pouvons pas surmonter nous­ mêmes notre aliénation » 40. De plus, ces conflits ne débouchent pas nécessairement sur la rupture qui menace41 Les tendances vitales qui s'opposent dans l'homme ne doivent pas être prises pour des dua­ lisrnes42. En théorie, ces conflits ont un caractère dérnonique au sens propre du terme, puisqu'ils déchirent l'individu en lui-même. Mais en réalité, ils se résorbent dans un équilibre harmonieux, ils constituent la dynamique de la vie et sont structurants pour l'individu. Chacun des éléments a besoin de son pôle opposé pour structurer l'existence. Quand l'un des pôles essaie de l'emporter sur l'autre, alors se crée un déséquilibre dans l'individu. Dans le premier conflit L'individuation et la participation constituent deux pôles corrélatifs de l'existence. Ils sont interdépendants à tous les niveaux de l'être, si bien que le niveau de la pleine individualité est en même temps celui d'une pleine participation43 Plus une personne est individualisée, plus elle est capable de participer. Il ne saurait y avoir de personne vivante au sens fort de cette expression, sans la rencontre avec d'autres per­ sonnes au sein d'une communauté. Quand l'individualité atteint la forme achevée appelée « personne », la participation atteint la forme achevée qui est le niveau de la « communion» 44. La participation n'est donc pas accidentelle pour l'individu, mais elle est essentielle. Aucun individu n'existe sans participation. Il n'y a pas d'être individuel sans un être communautaire. La personne comme soi individuel pleinement développé serait impossible sans d'autres « soi» pleinement développés45 Tillich souligne que « sans l'individualité, rien n'existerait qui puisse entrer en relation. Sans la participation, la catégorie de la relation manquerait de fondement dans la réalité. Toute relation inclut une sorte de participation »46 La par­ ticipation assure l'unité d'un monde disloqué, en créant un réseau 40 41 42 43 44 45 46

TILLICH, Substance catholique et principe protestant, p. 12. Voir TIllICH, Théologie systématique 3, p. 62. Voir TIllICH, La dimension oubliée, p. 123. Voir TIllICH, Théologie systématique 2, p. 28-29. Voir TILLICH, Théologie systématique 3, p. 2 1 3 . Voir TIllICH, Théologie systématique 2 , p . 29. TILLICH, Théologie systématique 2, p. 30.

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universel de relations. L'interdépendance entre individualité et parti­ cipation s'exprime dans la dimension relationnelle de l'homme. Dans le deuxième conflit La croissance d'un individu donne une preuve évidente de la conci­ liation de la forme et de la dynamique. En effet, le caractère dyna­ mique de l'être implique que chaque chose ait tendance à se dépasser et à créer de nouvelles formes. En même temps, chaque chose tend à conserver sa propre forme comme base de son propre dépassement. Ainsi, la croissance tend à allier identité et différence, repos et mou­ vement, conservation et changement. Il en résulte l'impossibilité de parler de l'être sans mentionner aussi le devenir47. Une croissance incontrôlée se détruit, de même tout dépassement de soi qui ne se conserve pas conduit à la destruction de soi48 Bref, sans la fonne on ne sait rien créer de réel, car il n'existe aucune réalité sans forme. Cependant, la forme sans la dynamique se détruit tout autant. Si on détache une forme de la dynamique qui l'a créée pour l'imposer à une dynamique étrangère, cette dernière devient une loi extérieure qui opprime et produit soit un légalisme sans créativité soit le surgissement de forces dynamiques conduisant au chaos49 La disparition de l'un de ces éléments entraîne nécessai­ rement celle de l'autre. Dans le troisième conflit Puisque la structure ontologique de l'être inclut la bipolarité de la liberté et de la destinée, rien d'ontologiquement significatif ne peut arriver à l'être qui n'allie pas liberté et destinéeso. Malgré la dégrada­ tion de la liberté en arbitraire, elle doit toujours être orientée par la destinée. Si la liberté de l'homme n'est pas orientée par la destinée, si elle consiste en une suite d'actes contingents régis par l'arbitraire, elle tombe sous le contrôle de forces qui s'opposent les unes aux autres sans qu'il y ait un centre de décision. Ce qui apparaît libre est en fait 47 48 49 50

TILLICH, Théologie systématique 2, p. 34-35. Voir TILLICH, Théologie systématique 2, p. 26. Voir TILLICH, Théologie systématique 3, p. 106-107. Voir TILLICH, Théologie systématique 2, p. 62.

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conditionné par des contraintes internes et des causes externes. Des parties du soi s'emparent du centre et le déterminent sans être unies aux autres parties51. En somme, les pôles ontologiques sont inséparablement conjoints, et, par conséquent, donnent à la vie un caractère ambigu qui est fon­ damental pour toute vie. « Toute vie, tout acte de vie, tout processus de vie montre à tout moment de l'ambiguïté. C'est parce qu'il en est ainsi que, de l'expérience de l'ambiguïté de la vie, naît la question d'une vie sans ambiguïté, d'une vie qu'en langage religieux on appelle "vie éternelle" »52. Ceci dit, en dépit de ses conflits intérieurs, l'homme, comme la vie humaine elle-même, demeure une unité mul­ tidimensionnelle. Les conflits existentiels ne sont donc pas des duels au sens fort du terme, mais plutôt des dualités ontologiques qui attestent la structure bipolaire fondamentale de l'humain dans sa condition d'aliénation. Pour surmonter définitivement ces conflits, l'homme a besoin d'être guéri dans toutes ses dirnensions53, d'être réconcilié en lui-même.

LA RÉCONCILIATION ET L'Ê TRE NOUVEAU

L'être-nouveau est l'un des concepts majeurs dans la christologie morale de Tillich. Il y recourt pour échapper au schéma qu'il juge insatisfaisant et dangereux de la théologie traditionnelle, schéma qui distingue la personne du Christ de son œuvre, la première faisant l'objet de la christologie et la deuxième de la sotériologie54 En effet, Tillich développe cette notion à partir de l'idée paulinienne de la « nouvelle création » qui est associée à celle de la « réconciliation » (voir 2 Co 5, 17-20). Pour lui, l'être nouveau constitue l'essentiel du message chrétien, car « le christianisme est l'mmance d'une création nouvelle, d'un être nouveau, d'une réalité nouvelle»55 Si l'Église en tant qu'Assemblée de Dieu a une signification ultime, elle tient en cela que l'être nouveau y est proclamé, confessé et réalisé, bien que ce soit de manière partielle, faible et déformée56. La question de l'être 51 52 53 54 55 56

Voir TIllICH, Théologie systématique 3, p. 1 04-105. TILLICH, La dimension oubliée, p. 123-124. Voir TIllICH, La dimension oubliée, p. 125. Voir TILLICH, Théologie systématique 3, p. 279. TILLICH, L 'être nouveau, p. 33-34. Voir TILLICH, L 'être nouveau, p. 42.

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nouveau est donc une question infiniment pertinente, qui devrait pré­ occuper tout homme plus que tout ce qui se trouve dans les cieux ou sur la terre. Comparé à elle, tout le reste importe bien peu et même n'a aucune importance57. Mais qu'est-ce que l'être nouveau ? L 'être nouveau et ses caractéristiques L'être nouveau n'est pas quelque chose qui viendrait remplacer le vieil être. Il s'agit avant tout d'un nouvel état de choses, d'un renou­ veau du vieux, de ce qui a été corrompu, déformé, déchiré et presque détruit, mais sans l'être complètement58. Or, parler d'une nouvelle réalité en présuppose une ancienne. Celle-ci se caractérise, selon les descriptions prophétiques et apocalyptiques, par un état d'aliénation de l'homme et de son monde d'avec Dieu59 La réalité ancienne est dominée par les structures du mal, que Tillich appelle les « puissances démoniques » , qui gouvernent le monde aliéné, dominant les âmes individuelles, les nations, voire la nature physique60. L'être nouveau est caractérisé par l'unité essentielle, ou l'absence d'aliénation d'avec Dieu qui est son fondement, d'avec lui-même, et d'avec son monde. Son centre personnel ne s'écarte jamais du centre divin qui est le sujet de sa préoccupation ultime. On n'y trouve ni trace d'hubris, ni incroyance, ni concupiscencé1. Il se dit en tenues de régénération ou de « salut », un salut qui ne vient pas détruire la création ni la remplacer par une « autre» création, mais la transfonne en une création nouvelle. Le salut est un « re-nouveau» qui implique la ré-conciliation, la ré-union, la ré-surrection'2 Telles sont donc les caractéristiques de l'être nouveau.

Jésus le Christ, manifestation de l 'être nouveau Le christianisme proclame la venue, dans 1'histoire, de la réalité physique d'un nouvel être il y a un peu plus de 2000 ans en Jésus le Christ (le Messie). « Tous les détails concrets du portrait biblique de 57 58 59 60 61

Voir Voir Voir Voir Voir 62 Voir

TILliCH, L 'être nouveau, p. 37-38. TILUCH, L 'être nouveau, p. 38. TILliCH, Théologie systématique 3, p. 49. TILUCH, Théologie systématique 3, p. 49. TILUCH, Théologie systématique 3, p. 200-201 . TILUCH, L 'être nouveau, p. 38-39.

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Jésus le Christ confirment sa qualité de porteur de l'être nouveau» 63. Tillich souligne le caractère paradoxal du statut de l'être nouveau en Jésus le Christ, contre « ceux qui, en lui attribuant une toute-puis­ sance, une omniscience, une omniprésence et une éternité cachées, suppriment le sérieux de sa finitude et, du même coup, la réalité de sa participation à l'existence »64 Le portrait biblique de Jésus sou­ ligne sa fmitude à un degré remarquable. En effet, Jésus n'était pas un automate divino-humain sans tentation sérieuse, sans combat réel ou sans implication tragique dans les ambiguïtés de la vie. Au contraire, c'était un être vivant soumis à toutes les conséquences de l'aliénation existentielle65, assujetti à la contingence de tout ce qui n'existe pas par soi-même, mais qui est jeté dans l'existence. Du point de vue anthropologique, Jésus a éprouvé, comme tout homme, la menace de la victoire du non-être, l'absence d'une place bien défmie. Dès sa naissance, il est apparu dans son monde comme un étranger sans foyer, livré à l'insécurité physique, sociale et men­ tale, exposé au manque et chassé de son pays. Dans ses relations avec les autres, il a, à maintes reprises, fait face à l'isolement aussi bien par rapport aux foules que par rapport à sa famille et à ses disciples, il a lutté pour se faire comprendre. Dans sa relation à lui-même, Jésus a connu le désir et le manque, la faim et la soif, il a douté de son œuvre, il hésitait à accepter le titre de Messie, il a eu le sentiment d'avoir été abandonné par Dieu qui n'intervint pas comme il l'atten­ dait au moment de la Croix. Devant la mort, il a éprouvé l'angoisse. Bref, dans sa relation à la réalité en tant que telle, il n'a pas échappé à l'incertitude du jugement, aux risques d'erreur, aux limites du pou­ voir et aux vicissitudes de la vie66. Il disposait d'une liberté fmie dans les conditions du temps et de l'espace, pourtant il n'a pas été aliéné d'avec le fondement de son être'7 Du point de vue théologique, Jésus, en tant qu'il est le Christ, est supposé apporter le « nouvel éon », la régénération universelle, la nouvelle réalité68. Il est celui qui apporte un nouvel état des choses, « l'être nouveau » qui triomphe de l'aliénation et maintient une constante unité avec Dieu, unité dans laquelle il accepte les négativi63 64 65 66 67 68

TILLICH, Théologie systématique 3, p. 200. TILLICH, Théologie systématique 3, p. 209. Voir TIllICH, Théologie systématique 3, p. 2 1 3 . Voir TILLICH, Théologie systématique 3 , p . 207-208. Voir TIllICH, Théologie systématique 3, p. 201 . Voir TILLICH, Théologie systématique 3, p. 48-49.

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tés de l'existence sans les supprimer, mais en les transcendant par la puissance même de cette unité69. Il n'a pas été «oui et non», il n'y a eu que «oui" en lui (2 Co 1, 19). En lui, on ne trouve ni orgueil, ni concupiscence, ni volonté de toute-puissance. Il tient sa nouveauté de son union avec Dieu, union qui le rend pleinement et authentiquement humain, l'image de l'homme parfait. À ce titre, Jésus le Christ est une figure paradigmatique ayant un caractère normatif, puisqu'il est l'homme tel qu'il devrait être. Sa personne vivante peut être considé­ rée comme le critère qui juge le passé et l'avenir de l'humanité70. En lui, il n'y a pas de divorce entre la vérité de l'homme (l'essence) et sa réalité (l'existence). L'être nouveau est manifeste en Christ parce qu'en lui jamais la séparation n'a triomphé de son unité avec Dieu, avec l'humanité et avec lui-même. C'est ce qui donne à son image dans les évangiles une puissance irrésistible et inépuisable. En lui, nous voyons une vie humaine qui a maintenu l'unité en dépit de tout ce qui la poussait à la séparation. Il représente et médiatise la puissance de l'être nouveau parce qu'il représente et médiatise la puissance d'une unité qui n'a pas été rompue71 Appliquée à Jésus le Christ, l'expression « être nouveau» évoque la puissance qui, en lui, triomphe de l'aliénation existentielle. En ce sens, le concept de l'être nouveau réinstalle le sens de la gràce72 Il est à la fois la réponse à l'aliénation existentielle et la victoire sur elle parce qu'il incarne en lui un état d'union parfaite avec Dieu, avec les autres, et avec lui-même.

La dimension historique de l 'Être Nouveau Bien qu'il se soit manifesté dans une persOlme vivante, l'être nou­ veau a une ampleur spatiale dans la communauté de l'être nouveau et une dimension temporelle dans l'histoire de l'être nouveau. Son appa­ rition en une personne individuelle présuppose la communauté dont il est issu et celle qu'il crée73. De plus, bien que sa personne vivante 69 70 71 72 73

Voir TILLICH, Théologie systématique 3, p. 2 1 3 . Voir TILliCH, Théologie systématique 3 , p . 2 1 3 . TILLICH, L 'être nouveau, p . 4 1 . Voir TILLICH, Théologie systématique 3 , p . 200. TILLICH, Théologie systématique 3, p. 213-214.

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opère comme une figure paradigmatique aussi bien pour la commu­ nauté dont il est issu que pour celle qu'il a fondée, Jésus le Cbrist n l aurait eu aucune existence personnelle sans la rencontre avec d'autres personnes au sein d'une communauté. Sa vie, dont la qualité propre est l'être nouveau, n'était pas une vie isolée. Il a vécu au sein de la communauté. Or, il n'y a pas de communauté sans la dimension historique du passé et de l'avenir74 Son caractère historique est donc lié à deux communautés. D'une part, celle dont il est issu et qui avait en son sein des manifestations préparatoires de l'être nouveau. D'autre part, celle qu'il fonde et qui reçoit de lui les manifestations de l'être nouveau. Par conséquent, l'être nouveau en Jésus le Christ s'inscrit dans une continuité à travers 1'histoire de la puissance de l'être nou­ veau.

Les implications de la proclamation de Jésus comme « Christ » Proclamer Jésus comme « Cbrist » est une affirmation fondamen­ tale qui fait du cbristianisme ce qu'il est, et qui est lourde de consé­ quences pour quiconque le proclame comme teL Nous en retenons quatre principales. Le salut comme guérison et réconciliation en Jésus-Christ

Le salut que Dieu propose à l'être humain consiste avant tout à rendre ses tensions existentielles vivifiantes et non mortifères. Le salut est l'essence même du ministère de Jésus dans le monde. Dans le récit de la nativité transmis par Luc, le tout premier rôle reconnu à Jésus le Cbrist est celui de « sauver» (voir Lc 2,11). Or, le salut est inséparable de l'idée de guérison, un terme particulièrement important pour la compréhension de l'être nouveau dans notre situation contem­ poraine. La guérison se caractérise par le dépassement de la discor­ dance dans la situation humaine. Or, parler de guérison en théologie fait penser aux discordances dans l'individu et, indirectement, dans la société et la nature. En ce sens, si le salut consiste en la guérison, il est une réconciliation, c'est-à-dire le dépassement, par la puissance de l'être nouveau, de toutes discordances entre Dieu et l'homme, entre l'homme et son monde, et entre l'homme et lui-rnême75. En ce sens, 74 Voir TIllICH, Théologie systématique 3, p. 2 1 3 . 7 5 Voir TILLICH, Théologie systématique 3 , p . 283.

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l'être nouveau se comprend comme une puissance qui guérit et sauve tout au long de l'histoire. « Tous les honunes participent plus ou moins à la puissance de guérison de l'être nouveau, sinon ils n'au­ raient pas d'être. Les conséquences autodestructrices de l'aliénation les auraient détruits » 76 L'humanité n'existerait plus s'il n'y avait la puissance d'union et de guérison de l'être nouveau pour dominer la puissance de la séparation de manière permanente. La recherche du salut à travers la vie morale n'est pas la recherche d'une loi mais plutôt d'une transcendance. Il s'agit de tenter une réconciliation paradoxale ici-bas entre les forces de créativité et celles de destruction77 Quand Paul dit «soyez réconciliés avec Dieu» (2 Co 5,2), il ne s'agit pas d'un effort ou d'une initiative de l'honune de réaliser cette réconciliation. Car toute tentative en ce sens serait d'ores et déjà vouée à l'échec. Le vrai message de Paul est plutôt qu'« une réalité nouvelle est apparue dans laquelle vous êtes réconciliés »78 L'être humain n'a rien à montrer pour entrer dans l'être nouveau, c'est plutôt le Christ qui lui ouvre la possibilité d'une existence réconciliée. L'accueil de l'être nouveau, condition de la ré-unification

La nouvelle création est une réalité où ce qui est séparé peut être réuni, et cela s'est réalisé en Jésus le Christ. Dans l'humanité en géné­ rai, «la puissance de l'être nouveau agit de façon préparatoire et frag­ mentaire, avec des possibilités de déformation démonique. Mais elle agit et guérit là où on l'accepte sérieusement»79 Quand on consent à la dynamique de l'être nouveau, on fait l'expérience de l'union avec soi-même, non dans l'orgueil ou dans la suffisance, mais dans une acceptation profonde de soi. En s'acceptant soi-même conune quelque chose d'une éternelle importance, d'éternellement aimé et accepté, le dégoût et la haine de soi disparaissent. Alors la vie trouve un centre, une orientation et une signification80. Telle est la véritable guérison qui n'est rien d'autre qu'une union totale de soi à soi, plutôt qu'une réunion d'une partie du corps ou de l'esprit à l'ensemble. Car une véritable guérison n'est possible que lorsque toute la personnalité parvient à s'unir à elle-même. Mais, pour 76 77 78 79 80

TILLICH, Théologie systématique 3, p. 281-282. Voir G. TAVARD, Initiation à Paul Tillich, Paris, Centurion, 1968, p. 179. TILLICH, L 'être nouveau, p. 4 1 . TILLICH, Théologie systématique 3, p . 2 8 1 . Voir TILUCH, L 'être nouveau, p . 4 1 .

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introduire l'homme dans c e nouvel état d'être, l e Clnist n'exige rien sinon l'accueil de ce qui lui est offert, c'est-à-dire l'être nouveau, cet être d'amour, de justice et de vérité, manifesté en Jésus le Clnist81. La seule attitude qui convienne à l'égard de l'être nouveau est d'avoir une passion et un désir infinis. La résurrection du Christ, ouverture à la dynamique de l'espérance

La croix, estime Tillich, est le lieu par excellence où Jésus a assumé sa fonction christique. Il y a réalisé la traversée de la mort, qui est l'aliénation ultime. Pourtant, la mort n'a pas eu le dernier mot sur l'histoire. Elle a été surmontée par la résurrection. Ainsi, loin d'être l'événement magique et biologique du retour à la vie d'un cadavre, la résurrection du Clnist a été le surgissement réel et effectif de l'être nouveau, un être qui vit une existence nouvelle qui, à la fois, continue et transforme l'ancienne82 Elle a, pour ainsi dire, des implications pour l'être humain qui, dans ses efforts pour vaincre l'aliénation exis­ tentielle, se retrouve toujours exposé à rechuter de l'être nouveau dans le vieil être83. La résurrection, cela signifie : la victoire d'un état de choses nouveau, la naissance d'un être nouveau à partir de la mort du vieil être, ici et maintenant. Là où il y a un être nouveau, là est la résurrection, c'est-à­ dire la création en éternité de chaque instant du temps [ . . . J. La résur­ rection a lieu hic et nunc ou elle n'a pas lieu. Elle a lieu en nous, autour de nous, dans l'âme, dans l'histoire, dans la nature et dans l'univers84.

La résurrection n'est donc pas un événement qui se produirait dans un futur lointain. Elle est la capacité de l'être nouveau à créer de la vie à partir de la mort, ici et maintenant. En tant que telle, la résur­ rection du Clnist ouvre l'être humain à l'espérance. Elle lui annonce qu'en dépit de son aliénation, du « non-être » qui s'exprime dans la conscience de la fmitude, de la faute ou de la culpabilité, de l'absurde ou du non-sens, une vie nouvelle, marquée par la réconciliation et la réunification, est possible. L'espérance s'ouvre pour l'être humain 81 Voir Tn.LICH, Les fondations sont ébranlées, p. 106, cité par TAVARD, Initiation à Paul Tillich, p. 1 83 . 82 Voir A. GOUNELLE, Paul Tillich. Unefai réfléchie, Lyon, Olivétan, 2013, p. 86. 83 Voir TIllICH, L 'être nouveau, p. 43. 84 TILLICH, L 'être nouveau, p. 43.

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grâce à ce profond « en dépit de » . Elle devient source du courage: «le courage d'être», le courage de ne pas démissionner face à la vie, d'affronter les forces négatives du non-être et de leur résister; le cou­ rage de ne pas se laisser submerger par l'angoisse du non-être. Tillich l'appelle « le courage d'accepter la tension infinie du "oui" et du "non" qui dOlme à la vie sa richesse et sa vérité ultimes »85. Ce cou­ rage est rendu possible parce qu'il y a un «oui» au-dessus du «oui» et du « non» de la vie, « oui» appartenant non pas à l'être humain, mais à Jésus le Christ. Le courage jaillissant de l'espérance permet d'accepter la vie dans la puissance de l'amour de Dieu. « Être uni à cette puissance nous permet de dominer la vie tout en y étant parfai­ tement inséré »86. La réconciliation : une réalité eschatologique Bien que l'être nouveau se soit manifesté en Jésus le Christ, la réconciliation en tant que marque de la réalité nouvelle que l'Évangile nornrne « le Royaume de Dieu », est un processus qui aura sa pleine réalisation à la fru de l'histoire. Cette fru sera corrélative de la victoire effective de l'être nouveau sur les puissances de l'aliénation. La «réconciliation» est l'état de ceux qui, après la mort, seront accueil­ lis dans la béatitude divine, état qui s'oppose à la condanrnation totale, à des souffrances sans fin ou à la mort éternelle87. Car la victoire de l'être nouveau sur l'aliénation existentielle ne supprime pas la finitude et l'angoisse, l'ambiguïté et le tragique. Elle se caractérise par l'inté­ gration qu'elle opère des négativités de l'existence dans une unité avec Dieu qui ne se brise pas88. Ceci dit, « personne n'est totalement guéri, pas même ceux qui ont rencontré la puissance de guérison qui se manifeste en Jésus le Christ »89 Le salut cornrne réconciliation et victoire sur l'aliénation reste fragmentaire. Il ne sera effectif que dans la vie éternelle que la tradition chrétienne identifie à l'accomplisse­ ment du Royaume de Dieu, qui sous-entend l'élimination de tous les problèmes et de toutes les ambiguïtés auxquels l'être est confronté dans son existence aliénée. 85 86 87 88 89

TILLICH, L 'être nouveau, p. 1 4 1 . TILLICH, L 'être nouveau, p . 89. Voir TILLICH, Théologie systématique 3, p. 2 8 1 . Voir TILLICH, Théologie systématique 3, p. 2 1 2 . TILLICH, Théologie systématique 3, p. 282.

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CONSIDÉRATIONS CONCLUSIVES

La réflexion ici proposée permet de saisir le fondement éthico-onto­ logique du conflit et son caractère ambivalent. Elle présente la vie humaine comme un processus à la fois créateur et destructeur où liberté et destinée, forme et dynamique, individuation et participation, processus d'intégration et processus de désintégration ..., s'imbriquent en tout et à tout moment. Ces conflits font de la vie ce qu'elle est, créant à la fois sa fascination et son horreur. Le conflit demeure ainsi un élément tragique appartenant universellement à l'existence humaine. Il s'enracine dans l'être même de l'homme du fait de son aliénation existentielle, si bien que l'homme ne pourra jamais le vaincre par lui-même, même si, à travers la vie morale, il réalise quelques petites victoires, certes partielles et temporelles, sur les symptômes de l'aliénation. Pour vaincre définitivement ses déchire­ ments, l'homme a besoin d'un ré-conciliateur, un ré-unificateur, un sauveur, Jésus le Christ, l'Être Nouveau, qui manifeste et médiatise en lui l'humain dans sa puissance d'être, c'est-à-dire un être totale­ ment centré et unifié, en qui il n ' y a ni hostilité, ni contradiction, ni fissure. Cette dimension éthico-ontologique du conflit, telle que présentée par Tillich, pose la question de l'autonomie du sujet, c'est-à-dire la capacité de la volonté subjective à se donner à elle-même la loi de son agir. Étant donné la nature conflictuelle de 1'homme dans sa condition d'aliénation et le caractère démonique des conflits ontologiques qui le structurent, peut-on, à proprement parler, penser une volonté humaine autonome, capable de se déterminer, de s'orienter selon des règles qu'elle se donne à elle-même ? Pour Barth, Dieu seul a la capacité et l'autorité de connaître et de juger le bien et le mal. Par conséquence, la norme de l'agir n'est pas quelque chose qui relèverait de la raison ou de la conscience humaine à cause de la chute, mais plutôt de Dieu lui-même, en tant qu'il donne son commandement à l'homme90• Pour Tillich, en revanche, l'humain, en dépit de son alié­ nation existentielle, jouit d'une volonté autonome, libre de toute cau­ salité et de toute détermination extérieures. De plus, les conflits qui l'écartèlent ne résultent d'aucune causalité extérieure qui viendrait limiter sa volonté et sa capacité à s'autodéterminer. Cette affirmation 90 Voir K. BARTH, Dogmatique. Doctrine de la création. Le commandement de Dieu, le Créateur, tome 4, Genève, Labor et fides, 1964, p. 35-36.

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suppose une juste compréhension de l'autonomie, qui n'est pas un pouvoir arbitraire de la subjectivité, mais une soumission à la loi de la raison propre du sujet91 Même si l'on doit admettre que cette nature conflictuelle conditionne l'humain, celle-ci ne se pose pas comme une fatalité insurmontable. L'humain demeure un être libre, capable de se surpasser et de surmonter ses propres conditionnements, à condition que cette liberté accepte de s'ouvrir à la grâce de l'être nouveau. En présentant le conflit comme un élément tragique inhérent à l'existence, cette réflexion montre toute sa pertinence pour le sujet contemporain, pour trois raisons essentielles. Premièrement, elle éveille l'humain à la conscience de soi, en lui révélant sa nature fon­ cièrement bipolaire et conflictuelle. Cette conscience invite à une acception sereine de soi et d'autrui, à une humble assomption de la condition humaine, et à une ouverture consentie au Dieu-Sauveur, qui seul peut réconcilier l'homme avec lui-même. Elle invite l'homme à la décrispation dans la gestion et/ou la résolution des conflits. Deu­ xièmement, cette réflexion interpelle ceux qui, confondant la paix avec l'absence de conflits, évitent toute confrontation et tout compro­ mis auxquels la paix oblige parfois. Elle montre que la paix véritable (shalôm) ne se réduit pas à l'absence de conflits; elle consiste, pour l'humain, en des relations justes et équilibrées avec la transcendance, avec son moi profond et avec son monde. En ce sens, le conflit peut être un tremplin pour une paix véritable et viable. Enfin, cette réflexion s'oppose à l'illusion de ceux qui, rêvant d'un monde sans conflits, sans guerres, sans tensions sur terre, se lancent dans un alarrnisrne pessimiste vis-à-vis du monde présent en proie aux conflits. Elle montre l'impossibilité d'un tel monde, du moins dans « l'ici-bas » de l'histoire, puisque les conflits sociaux ne sont que des corollaires des conflits ontologiques qui structurent l'être humain. D'où la nécessité de bien assumer la tension entre « l'ici-bas» de l'histoire et « l'en­ haut » de l'eschatologie qui se pose comme promesse d'une réalité nouvelle. Celle-ci se caractérise par la joie et la paix qu'aucun accom­ plissement extérieur ni aucune condition favorable de l'existence ter­ restre ne peut garantir, en tant qu'elles seront l'expression de l'accom­ plissement ultime de l'homme. 5004 Bouge Rue du Grand Feu, 37 [email protected]

Jean-Baptiste ZEKE Faculté de théologie Institut RSCS UCLouvain

L'HUMAIN ET SES CONFLITS ONTOLOGIQUES SELON P. TILLICH

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Résumé Le présent article aborde la thématique « conflit, conciliation et réconciliation » sous l'angle de l'éthique théologique, à partir de l'approche éthico-ontologique proposée par Paul Tillich (1886-1965). Partant de la notion d'aliénation chère à ce théologien, et après avoir exploré le sens théo­ logique que Tillich donne à ce concept, sa typologie et son caractère démo­ nique comme étant à la base des conflits existentiels chez l'être humain, l'A. examine quelques conflits des bipolarités ontologiques qui, à la fois, déchirent et structurent l'humain dans sa condition d'aliénation. Enfin, il évoque l'idée de la réconciliation ultime comme œuvre salvifique et eschatologique du Christ, l' Être Nouveau, qui manifeste l'humain authentique, et en qui Dieu s'est réconcilié toutes choses. -

Aliénation, Conflit, Conciliation, Démonique, l' Être Nouveau, Péché, Salut, Réconciliation, Résurrection, Essence, Existence.

Mots-clés

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Summary This article reflects upon the theme of "conflict, conciliation and reconciliation" from the perspective of fundamental theological ethics. It studies the ethical-ontological aspect of conflict proposed by Paul Tillich (1886-1965), most especially from the philosophical concept of estrange­ ment. Primarily, the author explores the theological meatung Tillich gives to estrangement, its typology and its demonic character, as the core cause of the existential conflicts within and among the human persons. Then, he examines the conflicts of what Tillich calls the ontological polarities, which both tear apart and help in building up the hurnan being in his alienated condition. Finally, he evokes the idea of ultimate reconciliation as the salvific and eschatological work of Christ, the New Being, who reveals the authentic hurnan, in all his potential of being and in whom God has reconciled all things to himself. -

Estrangement, Conflict, Conciliation, Demonic, the New Being, Sin, Salvation, Reconciliation, Resurrection, Essence, Existence.

Keywords

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Bibliographie BARTH Karl, Dogmatique. Doctrine de la création. Le commande­ ment de Dieu, le Créateur, tome 4, Genève, Labor et fides, 1964. BÉLAND Jean-Pierre, Finitude essentielle et aliénation existentielle dans l 'œuvre de Paul Tillich (Recherches. Nouvelle série, 3 1), Mon­ tréal, Bellannin, 1995.

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GOUNELLE André, Paul Tillich. Une foi réfléchie, Lyon, Olivétan, 2013. TAVARD Georges, Initiation à Paul Tillich. Une théologie moderne (L'Église en son temps), Paris, Centurion, 1968. TILLICH Paul, L 'être nouveau (L'expérience intérieure), traduit de l'anglais par Jean-Marc SAINT, Paris, Planète, 1969. , La dimension oubliée, Traduction de l'allemand par Henri ROCHAIS, présentation de Jean ONIMUS, Paris, Desclée de Brouwer, 1969. , Le fondement religieux de la morale, Paris, Centurion - Dela­ chaux et Niestlé, 1971. , Substance catholique et principe protestant (Œuvres de Paul Tillich), Paris, Cerf - Genève, Labor et Fides - Québec, Presses de l'Université de Laval, 1995. , Théologie systématique, Vol. 2. L 'être et Dieu, Traduction d'André GOUNELLE en collaboration avec Mireille HÉBERT et Claude CONEDERA, Paris, Cerf - Genève, Labor et fides - Québec, Presses de l'Université Laval, 2003. , Théologie systématique, Vol. 3. L 'existence et le Christ, Tra­ duction d'André GOUNELLE en collaboration avec Mireille HÉBERT et Claude CONEDERA, Paris, Cerf - Genève, Labor et fides - Québec, Presses de l'Université Laval, 2006. , Le courage d'être (Classiques), traduction et introduction de Jean-Pierre LEMAY, Genève, Labor et fides, 2014. --

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L e concept d'exonération comme voie vers la (ré)conciliation Une théorie du conflit intergénérationnel chez Ivan Boszormenyi-Nagy La théologie pastorale contemporaine aux Pays-Bas et en Flandre est fortement influencée par les analyses psychologiques du théra­ peute familial hongrois-américain Ivân Boszormenyi-Nagy (19202007)1 Nagy est généralement reconnu comme le fondateur de la « thérapie contextuelle » 2 Celle-ci, contrairement à l'approche indi­ viduelle de la thérapie classique, étudie la personne principalement à partir de son contexte, de sa connexité dynamique avec la famille et avec autrui3 Une caractéristique qu'il convient d'emblée de préciser à propos des réflexions psychothérapeutiques de Nagy est que, des­ cendant d'une lignée de juristes, il essaie de comprendre le conflit et les tensions relationnelles entre les gens en se basant sur un cadre de référence juridique4 Dans cette contribution, nous décrirons, premièrement, la concep­ tion thérapeutique du conflit intergénérationnel chez Nagy. Comme nous le démontrerons, le concept juridique d'exonération y joue un rôle prépondérant comme voie vers la conciliation. Deuxièmement, nous examinerons ce concept d'exonération en relation avec le pardon qui prend une position centrale dans une approche chrétienne du conflit et de la (ré)conciliation. Nous nous poserons notamment les 1 Concernant la réception de la pensée de Nagy dans la pastorale, l'éthique et la théologie, voir A. Dn.LEN, Ongehoord vertrouwen, Ethische perspectieven vanuit het contextuele denken van Ivan Boszonnenyi-Nagy, Anvers, Garant, 2004, p. 29-30. 2 1. BOSZORMENYI-NAGY, B. KRASNER, Between Give and Take, A Clinical Guide ta Contextual Therapy, New York, Bnumer-Mazel, 1986, p. 5-1 ; DILLEN, Ongehoord vertrouwen, p. 3 1 -48. 3 M. HEIREMAN, Du côté de chez soi. La thérapie contextuelle d'lwin Boszor­ menyi-Nagy, Paris, ESF, 1989, p. 33-34. 4 H. MEULINK-KORF, A. VAN RmJN, De Context en de Ander, Nagy herlezen in het spoor van Levinas met het oog op het pastoraat, Zoetenneer, Boekencentnun, 1997, p. 1 5 1 - 1 53 .

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questions suivantes: ce concept d'exonération se trouve-t-il dans une relation de discontinuité vis-à-vis du pardon ou au contraire offre-t-il une contribution au processus du pardon et de (ré)conciliation ?

LA

PENSÉE THÉRAPEUTIQUE DE

NAGY

Par l'idée de connexité intergénérationnelle, Nagy désigne le carac­ tère spécifique de cette connexité dans le réseau des relations dans lequel les gens sont nés et qu'ils aident à développer5 Nagy construit l'analyse de cette connexité en termes de « loyauté » 6 Par la nais­ sance, un lien existentiel et indissoluble se crée entre parent et enfant, dont on ne peut jamais se défaire. Cette loyauté est en ce sens une loyauté ontologique7 Dans la relation intergénérationnelle, chaque partie est responsable, aussi bien les parents que les enfants. Chacun est responsable vis-à-vis des générations précédente et future8 Nagy recourt à un vocabulaire fort: pour lui, chaque partie a le «droit» de « donner» et de « recevoir ». Pour le parent, ceci implique l'obliga­ tion de s'assurer que l'enfant puisse se développer d'une manière sûre et stable, même si la naissance de cet enfant n'était pas désirée. La responsabilité du parent est d'autant plus considérable, selon Nagy, que la relation entre le parent et l'enfant est asyrnétrique9 L'enfant a lui aussi le « droit» de donner quelque chose à ses parents, dans une certaine mesure. En donnant, l'enfant exprime sa loyauté. En donnant, l'enfant acquiert, tout comme l'adulte, une « légitimité »10 Il gagne pour ainsi dire du « crédit ». Selon Nagy, il y a lieu de parler du caractère «juste» d'une relation - concept qu'il déduit de la langue 5 DILLEN, Ongehoord vertrouwen, p. 50-51 . 6 1. BOSZORMENYI-NAGY, Invisible loyalities. Reciprocity in intergenerational Family Therapy, New York, Bnmner-Mazel, 1984, p. 37-52; BOSZORMENYI-NAGY, KRASNER, Between Give and Take, p. 15-16. 7 P. HEYNDRICKX, Contextuele counseling in depraktijk: Het risico nemen opnieuw te geven, Leuven, Garant, 2016, p. 42-43. 8 H. MEUUNK-KORF, A. VAN RmJN, « Vergeving en verzoening tussen generaties, Een benadering vanuit het familietherapeutische denken van Ivan Boszorrneyni­ Nagy », dans R. BURGGRAEVE, D. POLLEFEYT, J. DE TAVERNIER (éds), Zand erover? Vereffenen, vergeven, verzoenen, Leuven, Davidsfonds, 2000, p. 86-87. 9 BOSZORMENYI-NAGY, KRAsNER, Between Give and Take, p 81-82; HEYNDRICKX, Contextuele counseling in de praktijk, p. 43. 10 BOSZORMENYI-NAGY, KRASNER, Between Give and Take, p. 99-100; A. DIlLEN, Ongehoord vertrouwen, p. 63-64.

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juridique - quand un équilibre existe entre prendre et donner, entre recevoir et investirll Dans ce contexte, les besoins des plus faibles - de l'enfant - sont les plus importants12 Une méconnaissance des besoins de la partie la plus faible, implique une injustice, selon Nagy dont la pensée sur ce point est tributaire de la théorie de la justice de John Rawls13. Nagy montre que, dans la relation entre parent et enfant, le devoir de donner de l'enfant ne repose pas sur une réciprocité égale mais plutôt équitable14 Les conséquences positives d'un équilibre entre donner et recevoir s'expriment auprès de l'enfant comme de la « fiabilité » 15, de 1'« auto-limitation »16, et de 1'« auto-validation » 17 Cette loyauté entre l'enfant et le parent implique évidemment de petits affrontements18 Néanmoins, la relation devient plus probléma­ tique au moment où le droit de l'enfant de se développer d'une manière stable n' est pas garanti par le parent. Ainsi, on peut faire référence aux situations d' agression, d'abus, d'injustice et d' exploita­ tion. Dans ces cas, la loyauté de l'enfant vis-à-vis de l'adulte se trouve en porte-à-faux. Le droit de l' enfant est d'autant plus criant qu'on le lèse. De son côté, le parent est de plus en plus en dette vis-à-vis de l'enfantl9 Dans le cadre thérapeutique, la question est alors la sui­ vante : comment trouver une issue à ce cercle vicieux de culpabilité et d'endettement ? Pour Nagy, la vengeance n'apporte aucune solution. Il reconnaît l'importance de la punition et de la sanction, et perçoit le droit de vengeance comme une contribution à l'équilibre dans la société. Néanmoins, selon lui, la vengeance est dysfonctionnelle dans le contexte spécifique du conflit intergénérationnel. Celle-ci implique en effet que l'équilibre entre donner et recevoir s'en trouverait davantage 11 BOSZORMENYI-NAGY, KRAsNER, Between Give and Take, p. 417. 12 DILLEN, Ongehoord vertrouwen, p. 63. 1 3 J. RAWLS, A TheO/y ofJustice, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1971. 14 DILLEN, Ongehoord vertrouwen, p. 59-60. 1 5 BOSZORMENYI-NAGY, KRASNER, Between Give and Take, p. 72. 16 BOSZORMENYI-NAGY, KRASNER, Between Give and Take, p. 75. 17 BOSZORMENYI-NAGY, KRASNER, Between Give and Take, p. 77. 18 MEULINK-KORF, VAN REUN, « Vergeving en verzoening tussen generaties », p. 9 1 . 1 9 1. BOSZORMENYI-NAGY, « Loyaliteit en recht ,>, dans D . SCHÜTLER (éd.), In het voetspoor van Nagy: opstellen over kenmerken en toepassingsgebieden van de inter­ generationele familietherapie: De contextuele therapie, Amsterdam, Cahier Voortge­ zette opleidingen, 1990, p. 44-45.

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encore compromis. Nagy rejette tout autant le pardon. Et cela pour trois raisons20. Premièrement parce que, selon lui, le pardon n'élimine pas la culpabilité. Aussi longtemps que la victime utilise des mots qui lui permettent de se souvenir de la culpabilité du fautif, et aussi long­ temps que celui-ci se souvient de sa culpabilité, cette dernière per­ siste. Deuxièmement, parce que celui qui pardonne, se met dans une position supérieure vis-à-vis de l'autre, dans une forme de générosité paternaliste, peu souhaitable dans le contexte contemporain entre parents et enfants. Enfin, troisièmement, parce que, selon Nagy, le pardon implique que l'on renonce à la punition et donc à la justice. Lafigure de l 'exonération chez Nagy Afin de rétablir la justice violée, Nagy introduit un nouveau concept : 1'« exonération » 21 Également issu de la langue juridique, ce concept est et signifie dans ce contexte une dispense de la respon­ sabilité liée au fait que l' acquittement de la dette est déraisonnable dans des circonstances données. L'exonération est donc un processus au cours duquel une personne se voit ôter le poids de sa culpabilité, bien que cette culpabilité lui soit effectivement attribuable22 Il est important de bien cerner l' enjeu de l'usage de ce terme juridique d'exonération. Dans le contexte de la relation thérapeutique familiale de Nagy, on l'a dit, l'enfant attend de recevoir du parent. Quand cette exigence n' est pas remplie par le parent, que ce soit en raison d'une situation d'injustice ou du décès du parent, cette attente persiste et peut donner lieu au ressentiment23 C'est ce que la pratique de l' exo­ nération permet d' éviter : au lieu de maintenir sans fm cette exigence ou de la transférer à autrui24 (par ex. son partenaire ou ses propres enfants), le fils ou la fille adulte peut opter pour une exonération25 Nagy souligne que ce recours à l'exonération ne repose pas sur une exigence ou sur une obligation, mais qu'elle relève toujours du libre 20 BOSZORMENYI-NAGY, KRASNER, Between Give and Take, p. 416 ; DILLEN , Ongehoord vertrouwen, p. 165-175. 21 BOSZORMENYI-NAGY, KRASNER, Between Give and Take, p. 103-104. 22 MEULINK-KORF, VAN RmJN, De Contexl en de AnJer, p. 309-3 10. 2 3 BOSZORMENYI-NAGY, KRASNER, Between Give and Take, p. 1 04. 24 A. Dn.LEN, « Vergeving of 'exoneratie', Kritische beschouwingen vanuit en bij de theorie van Ivan Boszonnenyi-Nagy ,>, dans Tijdschrift voor Theologie, 41, 2001, p. 63-64. 2 5 MEULINK-KORF, VAN RmJN, De Contexl en de AnJer, p. 309-320.

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choix de la victime. L'exonération est de ce point de vue une forme spécifique de « réévaluation » par l'enfant devenu adulte de la culpa­ bilité du parent, sur base d'une étude contextuelle du comportement défaillant de celui-ci26 Par le recours à l'exonération, cet adulte limite la responsabilité du parent ou l'en libère volontairement. Il soulage ainsi son parent de la charge de le dédommager pour l' injustice subie"7 De cette manière, l'accent est mis sur le futur de la relation et non plus son passé. Soyons précis. Nagy ne considère pas cette exonération comme une « déculpabilisation »28 L'injustice infligée n'est pas méconnue, mais la culpabilité est réduite à des proportions acceptables. L'obligation formelle de rembourser est supprimée au profit de ce qui semble juste et équitable29 Selon Nagy, une telle pratique de l'exonération offre une perspective fertile dans le contexte du conflit intergénérationnel.

POUR UNE REPRISE

THÉOLOGIQUE DE LA F IGURE DE L'EXONÉRATION

Après avoir décrit les grandes lignes de la pensée contextuelle de Nagy, nous voulons examiner dans cette deuxième partie dans quelle mesure la conception de Nagy de l' exonération - qui n'est pas une idée chrétienne en tant que telle - peut avoir une importance dans la pensée chrétienne sur le conflit et la (ré)conciliation, dans laquelle le pardon joue traditionnellement un rôle central. Nous nous poserons les questions suivantes : l'exonération se trouve-t-elle dans une rela­ tion de discontinuité par rapport au pardon, ou peut-elle être une contribution au processus du pardon comme voie vers la (ré)concilia­ tion ? Comme nous l'avons rappelé, Nagy rejette l'idée de pardon dans le contexte du conflit intergénérationnel et évoque une incompatibilité entre exonération et pardon. Comme l'observent Hanneke Meulink­ Korf et Aat Van Rhijn, ce rejet semble surtout lié à l'utilisation reli­ gieuse du concept de pardon. Ainsi, son choix du concept juridique 26 BOSZORMENYI-NAGY, KRASNER, Between Give and Take, p. 416; MEULINK­ KORF, VAN REUN, De Contexl en de AnJer, p. 3 1 1 . 27 DILLEN, Ongehoord vertrouwen, p. 87. 28 MEULINK-KORF, VAN RmJN, « Vergeving en verzoening tussen generaties ,>, p. 106. 29 HEYNDRICKX, Contextuele counseling in de praktijk, p. 1 1 2.

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d' exonération semble conçu comme une tentative visant à contourner la charge religieuse du concept du pardon. Sa méfiance vis-à-vis du pardon semble en particulier liée au soupçon qu'il nourrit vis-à-vis de l'absolution rituelle pratiquée dans le cadre sacramentel de la confes­ sion. Pour Nagy, le mal est une réalité concrète et ne peut être effacé par un rite30, mais par une implication concrète des personnes elles­ mêmes dont il s'agit de préparer le futur31 À ce point, la question se pose de savoir si ce rejet de l'idée de pardon par Nagy dans le contexte du conflit intergénérationnel rend justice à une compréhension correcte et complète du pardon chrétien. La théologienne de la KU Leuven Annemie Dillen estime qu'en par­ tant d'une compréhension correcte du pardon chrétien, on peut au contraire soutenir que l'exonération et le pardon sont bien plus proches l'un de l'autre que Nagy ne le pense32 Comme elle le démontre, il s'agit dans les deux cas de soulager du poids de la culpabilité. Les deux processus impliquent l'exercice du pouvoir, bien qu'il ne s'agisse pas de formes illégitimes d'exercice de celui-ci, et ils n'empêchent pas la punition de celui qui a commis un mal. Le rejet de l'idée de pardon par Nagy repose sur la présomption de culpabilité qu'elle impliquerait33. Selon lui, le pardon laisse perdurer la culpabilité, alors que l' exonération implique une requalification qui ôte tout fondement à l'accusation. Mais selon Dillen, cette opposition repose sur une compréhension erronée du pardon. Le pardon part d'une reconnaissance de la culpabilité de celui qui doit être pardonné34 et cet aveu de culpabilité constitue une part substantielle du processus du pardon. Du reste, le pardon n' implique pas que l' auteur soit encharné à sa culpabilité, comme Nagy semble l'insinuer. Par le par­ don, le souvenir de la culpabilité n'est pas aboli, mais celui qui a fait du mal est dispensé du poids de la culpabilité, ce qui crée une ouver3 0 MEULINK-KORF, VAN REUN, Vergeving en verzoening tussengeneraties, p. 100102. 3 1 MEULINK-KORF, VAN RmJN, De Contexl en de AnJer, p. 308. 32 DILLEN, « Vergeving of 'exoneratie' », p. 61-84; DILLEN, Ongehoord ver­ trouwen, p. 1 65 - 1 84. 33 Nagy postule: « Exoneration differs from forgiveness. The act of forgiveness usually retains the assmnption of guilt and extends the forgiver 's generosity to the person who bas injmed her of hirn. Offering forgiveness, a person now refrains frorn holding the culprit accOlUltable and frorn dernanding punishrnent ». BOSZORMENYI­ NAGY, KRASNER, Between Give and Take, p. 416. 34 DILLEN, Ongehoord vertrouwen, p. 166-167.

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ture et une orientation vers le futur. Par le pardon, le mal est reconnu, mais sans que son auteur y sornbre35. Le rejet du pardon par Nagy repose aussi sur ce qu'il décrit comme une « générosité » du pardon36 : selon lui, celui qui pardonne garde le pouvoir37. Par le pardon, le pouvoir de celui qui pardonne augmente encore, ce qui suscite en retour l' accroissement de la culpabilité de celui qui a fauté. Il en va ainsi par exemple lorsque celui qui pardonne se réfère sans cesse à son geste de pardon38. Néanmoins, un véritable pardon n'est jamais centré sur la domination et la soumission. Avec Nagy, nous pouvons argumenter que le pardon implique aussi un exer­ cice du pouvoir par la victime. Le pardon se présente alors comme une mise en œuvre positive du pouvoir - et non comme un abus de pouvoir - qui restaure l' équilibre du pouvoir perturbé et le réajuste39 Pour Nagy, enfin, le pardon méconnaîtrait (à tort) l' exigence de punir l' auteur de l' injustice. Sa punition est au contraire nécessaire pour que la souffrance de la victime soit reconnue au moins partiel­ lement. Contrairement à ce que Nagy prétend, dans la compréhension chrétienne du pardon, la possibilité et l'importance de la punition ne sont pas niées et le pardon n'empêche pas qu'une sanction inter­ vienne. Le pardon chrétien ne suppose pas une suppression de la jus­ tice, mais une modération de la haine et de la vengeance40 Sur la base de cette analyse, il devient clair qu'en partant d'une compréhension chrétienne du pardon, il est difficile de maintenir l'an­ tithèse entre pardon et exonération soutenue par Nagy. Il n'en reste pas moins important de préciser, comme le fait Dillen, la particularité de l' exonération vis-à-vis du pardon, afin d'expliciter la position de l'une vis-à-vis de l' autre et de préciser la contribution propre de l'exo­ nération comme voie vers la (ré)conciliation dans une perspective chrétienne. En premier lieu, il est remarquable que la compréhension que Nagy a de l'exonération semble partir du point de vue de la victime - de 35 R. BURGGRAEVE, De bijbel geeft te denken. Schepping. Milieu. Lijden. Roeping. Godspassie en de ander. Vergeving. Bevrijding van de ethiek. In gesprek met Levinas, Leuven-Amersfoort, Acco, 1993, p. 235. 36 DILLEN, Ongehoord vertrouwen, p. 170. 37 HENDRICKX, Contextuele counseling in de praktijk, p. 1 12. 38 MEULINK-KORF, VAN RmJN, De Context en de Ander, p. 358. 39 DILLEN, « Vergeving of'exoneratie' ;>, p. 69-72. 40 DILLEN, « Vergeving of'exoneratie' », p. 73-74.

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l'enfant devenu adulte qui exonère son parenr'l Ce choix de perspec­ tive devient clair quand Nagy traite explicitement du cas où la per­ SOlIDe à exonérer est décédée42. Son attention se focalise en premier lieu sur une réhabilitation de la position de la victime. Cette perspec­ tive est également inspirante pour une pensée théologique contex­ tuelle du pardon. Le discours et la pratique ecclésiastiques concernant le pardon se focalisaient - et se focalisent - traditionnellement sur l'auteur du mal43 À cet égard, l'interprétation classique de la parabole du fils prodigue dans la catéchèse et la prédication est symptoma­ tique : elle part d'une attention unilatérale au pécheur et offre très peu d'attention à l'impuissance et à la protestation du fils aîné44 Le par­ don est principalement perçu comme ce que reçoit le pécheur. Le danger du processus du pardon est alors d'y perdre de vue les intérêts de la victime. De ce point de vue, le choix de l'exonération peut être une contribution à une conception élargie du pardon. Mettre en relation les concepts d' exonération et de pardon est éga­ lement intéressant dans une autre perspective45 Comme Dillen le sou­ ligne, le processus d'exonération se déploie indépendamment de l'auteur du mal. L'exonération peut avoir lieu même si ce dernier n 'est pas intéressé à être exonéré ou quand il est déjà décédé46 L'exonéra­ tion ne dépend pas d'un aveu de culpabilité de sa part, ni d'un regret ou d'une quelconque réparation. En revanche, le pardon n'est possible que si le fautif démontre sa volonté de le recevoir. Le pardon est tou­ jours un processus réciproque et suppose un « double pardon » , de la victime et de l'auteur de l'injustice47 Il n'en va pas ainsi dans l'exo­ nération qui n'instaure pas de dépendance entre la victime et le fautif. Une réévaluation des faits a lieu sur base d'une étude du contexte

4 1 DILLEN, « Vergeving of 'exoneratie' ;>, p. 75-76. 42 BOSZORMENYI-NAGY, KRASNER, Between Give and Take, p. 304-305. 43 F. DE LANGE, « 1s er vandaag TIog ruirnte voor vergeving? Een cultuurkritische en christelijke benadering », dans BURGGRAEVE, POLLEFEIT, DE TAVERNIER (éds), Zand erover? Vereffenen, vergeven, verzoenen, p. 26-28. 44 D. POLLEFEYT, « Vergeving: Valkuil ofspringplanknaar een betere sarnenleving, Op zoek naar een nieuw begin voor dader en slachtoffer ,>, dans BURGGRAEVE, POLLE­ FEYT, DE TAVERNIER (éds), Zand erover? Vereffenen, vergeven, verzoenen, p. 143- 144. 45 DILLEN, Ongehoord vertrouwen, p. 178. 46 DILLEN, « Vergeving of 'exoneratie' » , p. 76. 47 D. POLLEFEIT, « Vergeving: een nieuw begin voor de dader, slachtoffer en sarnenleving ,>, dans Kultuurleven, 66, 1999, p. 45.

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concret dans lequel l' auteur a agi. À cet égard, l'exonération offre une perspective valable pour des gens qui ont subi de graves blessures48 De cette analyse, il ressort que la compréhension de l'exonération par Nagy peut valablement contribuer à la pensée chrétienne du conflit intergénérationnel. La tbéologie pastorale peut elle aussi y trouver un apport. Exonération et pardon ne sont pas dans une relation de dis­ continuité, comme l' estime Nagy. Mais la perspective spécifique de l'exonération peut offrir une contribution et un complétement au pro­ cessus de pardon. Elle peut être perçue comme une étape, une condi­ tion pour le pardon49 Au moyen de l'exonération, une ouverture iné­ dite vers le futur peut être créée chez la victime, mais aussi chez la persOlme exonérée, sur base de la générosité - conçue ici comme une générosité positive - de la victimeso. À un stade ultérieur, elle pourra donner lieu au processus du pardon, comme expression d'une ouver­ ture mutuelle, qui à son tour créera les conditions pour un dépasse­ ment des conflits relationnels et la guérison des blessures. Le pardon constitue une possibilité de réconciliation, que nous pouvons conce­ voir - avec Jean Monbourquette - comme une reprise d'une réelle vie communeSl. En un certain sens, l'exonération est donc une condition du pardon, qui à son tour, est une condition de la (ré)conciliation52 En conclusion, nous pouvons affirmer que, dans une perspective chrétienne, l'idée d'exonération dans le contexte du conflit intergéné­ rationnel peut être d'un apport significatif sur la voie vers le pardon et la (ré)conciliation. En outre, elle peut contribuer à élargir et à enri­ chir le concept de pardon, trop souvent conçu de nos jours comme problématique. 48 DILLEN, Ongehoord vertrouwen, p. 179-180. 49 DILLEN, Ongehoord vertrouwen, p. 180- 1 8 1 ; « Vergeving of 'exoneratie' ,>, p. 8 1 . 50 POLLEFEYT, « Vergeving: Valkuil ofspringplank », p. 143-144. 5 1 J. MONBOURQUETTE, Comment pardonner: pardonner pour guérir, guérir pour pardonner, Paris, Centurion, 1998, p. 2 1 8-228. 52 Dans la pensée des thérapeutes familiaux Terry Hargrave et William Anderson, l'exonération est désignée comme partie du chemin vers le pardon. Dans lem modèle, qui consiste en quatre phases, l'exonération coïncide avec les deux premières étapes, à savoir la « perspicacité » et la « compréhension ;}. La troisième étape est alors la « compensation ;}, alors que la quatrième est le « pardon ;}. T. D. HARGRAVE, W. T. ANDERSON, Finishing well. Aging and Reparation in the Intergenerational Family, New York, Taylor & Arnp - Francis LTD, 1992, p. 1 5 1 - 162; DILLEN, « Vergeving of 'exoneratie' ;}, p. 81-82; MEULINK-KoRF, VAN RmJN, « Vergeving en verzoening tussen generaties ;>, p. 109-110.

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B 1348 Louvain-fa-Neuve Grand Place 45 [email protected] -

Toon OOMS Faculté de Théologie Institut RSCS UCLouvain et KULeuven

Résumé - Dans cette contribution, l'A. aborde le thème du conflit et de la (ré)conciliation dans la perspective spécifique du conflit intergénératiOlmel en se basant sur la thérapie contextuelle du psychothérapeute hongrois-amé­ ricain Ivan Boszormenyi-Nagy. Celui-ci souligne l'importance de l'exonéra­ tion dans le contexte du conflit intergénératiol1llel. Après (i) avoir expliqué la pensée de Nagy, l'A. (ii) vérifie dans quelle mesure sa notion d'exonéra­ tion peut être importante dans une pensée chrétienne sur le conflit et la conci­ liation, où le pardon occupe traditionnellement une place centrale. L'exoné­ ration ne s'oppose pas au pardon, comme Nagy l'affitme. Elle constitue plutôt une étape et une condition pour le pardon et la (ré)conciliation. De la sorte, la notion d'exonération telle que Nagy la développe peut contribuer à une compréhension contextuelle du pardon.

Mots-clés

- Ivan BoszOlmenyi-Nagy, exonération, pardon, (ré)conciliation

- In this contribution, the theme of conflict and reconciliation is discussed from the specifie angle of intergenerational conflict. The contex­ tuaI therapy of the Hungarian-American psychiatrist, Ivan Boszormenyi­ Nagy, is the starting point. Nagy emphasises, within the context of interge­ nerational conflict, the importance of exoneration. The A. (i) presents Nagy's main psychotherapeutic insights, he (ii) examines to what extent his notion of exoneration may be of importance in a Christian reflection on conflict and reconciliation, within which, traditionally, forgiveness takes a central role. He clarifies that exoneration is not in contrast to forgiveness - as Nagy indi­ cates. He describes exoneration as a step and condition for forgiveness and reconciliation. He clarify that Nagy's concept of exoneration can be a contri­ bution to a contextual conception of forgiveness. Summary

Keywords

tion

- Ivan Boszormenyi-Nagy, exoneration, forgiveness, reconcilia­

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II. Regards bibliques

L e conflit entre Moïse et Pharaon en Ex 7- 1 1 . De l'inflexibilité à la duplicité Le livre de l' Exode est l'un des livres bibliques où les conflits sont au rendez-vous. C'est le cas notannuent en Ex 5,2û--{), 1 ; 14,10-3 1 ; 15,22-25 ; 16, 1-3 1 ; 17,1-7 et 32,1-35 où est illustré le « conflit chro­ nique qui oppose Israël à Moïse » 1 Nous nous proposons ici de foca­ liser plutôt notre réflexion sur le conflit qui oppose Moïse et Pharaon en Ex 7-11 dans une perspective synchronique. Le choix des chapitres 7 et 1 1 connue terminus ad quo et terminus ad quem s'explique du fait que c'est au chapitre septième que connuence le récit à propos des fléaux d'Égypte, conséquence du refus de Pharaon de laisser par­ tir les Israélites. L'obstination du roi égyptien constitue le fil rouge qui traverse toute cette section qui s'étend jusqu'en Ex Il, où inter­ vient l' aunonce de la mort de tout premier-né d'Égypte. Généralement, on parle de conflit quand il y a une confrontation d'intérêts, de comportements, de besoins antagonistes entre deux ou plusieurs personnes2 Cette définition n'absorbe pas toute la densité sémantique de ce terme qui peut avoir différentes acceptions. À en croire Y Potin, les auteurs ne se sont pas encore mis d'accord sur la définition des genres de conflits, sur leurs causes et sur les solutions ; néanmoins ils s'accordent pour dire que, dans la plupart des secteurs de notre vie, les conflits interpersonnels sont aussi inévitables que nécessaires pour la vitalité et le dynamisme des parties qui y sont impliquées3 L'opposition ou la confrontation n'est pas un facteur social négatif, mais plutôt constructif. Il est des situations où « nous opposer nous donne le sentiment de ne pas être complètement écrasés dans cette relation, cela permet à notre force de s'affirmer consciem­ ment, dOlmant ainsi une vie et une réciprocité à des situations aux-

l P. BUIS, « Les conflits entre Moïse et Israël dans Exode et Nombres ;>, dans Velus Testamentum, 28/3, 1978, p. 257. 2 C. CARRÉ, Sortir des conf/its. Le conflit c 'est la vie ! Découvrez comment commu­ niquer sans violence et grandir dans le conf/it, Paris, Eyrolles, 2013, p. 17. 3 Y. POTIN, La gestion des conj/its dans les organisations, Versailles, Creg, 2009, p. 4.

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quelles nous serions soustraits à tout prix sans ce correctif » 4 De toute évidence, autant le cosmos requiert à la fois des forces d'attraction et de répulsion, autant la société a besoin de consonance et de discor­ dances En effet, dit J. Freund, « sympathie et hostilité se mêlent sans cesse dans la vie des peuples comme dans celle des individus, au hasard des péripéties de l'histoire »6 Ainsi chaque époque voit-elle naître à l'intérieur de la société une multitude de conflits. Et quoique certaines époques en soient davantage marquées que d'autres, il reste évident qu'aucune n'y échappe7 De la sorte, la société devient un lieu où la conflictualité est permanente, invincible et insurmontable8 Il ne fait pas l'ombre d'un doute, en effet, que les conflits sont inhérents aux rapports humains où se confrontent des intérêts, des besoins, voire des valeurs. Leur permanence dans la société fait partie du constat partagé par plusieurs auteurs classiques. Héraclite considérait déjà en son temps que « Polemos est le père de toutes choses »9 K. Marx, l'un des pères fondateurs de la sociologie, estimait aussi que « l'his­ toire de toute société jusqu'à nos jours est 1 'histoire de luttes de classes »10 qui constituent le moteur de l'évolution de l'histoire ou du progrès. Ces luttes sont non seulement nécessaires, mais aussi inéluc­ tablesll Ph. Soual abonde dans le même sens, car dit-il, « la société n'est pas purement conflictuelle, mais constitue un monde marqué par une conflictualité invincible que l'on peut seulement contenir, réduire et qui peut paradoxalement jouer un rôle positif pour sa vitalité »12 En ce sens, il faut rompre avec la conception négative du conflit. En effet, il n'est pas intrinsèquement destructeur ou aliénant, mais il le

4 G. SIMMEL, Le conf/it, trad. Fr. S. MULLER, Saulxmes, Éd. Circé, 1992, p. 26. 5 SIMMEL, Le conf/it, p. 22. 6 J. FREUND, « Préface », dans G. SIMMEL, Le con f/it, p. 9. 7 R . Cusso et al. (éds), Le conflit social éludé, Louvain-la-Neuve, Bruylant-Aca­ demia, 2008, p. 8. 8 P. SOUAL, « Conflits et réconciliation dans la vie éthique selon Hegel », dans Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, t. 201, octobre-décembre 201 1, p. 5l4. 9 Voir HÉRACLITE, Fragments, trad. CONCHE, Paris, PUF, 1986, p. 441. 10 K. MARx, F. ENGELS, Manifeste du Parti communiste et Préfaces du {( Mani­ feste », trad. L. LAFARGUE, 1 893, édition électronique (https ://www.rnarxists.org/ francais/marxlworksl1 847/00Ikmfe 1 8470000.htrnl réalisée par J.-M. Tremblay, p. 6. 11 C. :MA:rrART et al., « La sociologie du conflit et le conflit dans la sociologie ;>, dans Cusso et al. (éds), Le conflit social éludé, p. 45. 12 SOUAL, « Conflits et réconciliation dans la vie éthique selon Hegel ;>, p. 5 1 9 .

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devient si les protagonistes le gèrent de manière destructrice13 On comprend dès lors le double sens que revêt le terme « conflit » dans certaines langues comme le chinois où il signifie à la fois « danger » et « opportunité »14 C'est son dénouement qui détermine s'il est fac­ teur de destruction ou opportunité de croissance offerte aux parties antagonistes. Qu'en est-il du conflit qui oppose Moïse et Pharaon en Ex 7-11 ? Le dénouement auquel il donne lieu n'a rien de constructif, on le sait. Cet article tente d'éclairer cet échec au moyen de deux analyses com­ plémentaires correspondant aux deux parties de notre texte. Tandis que la première passe en revue ce qui peut paralyser le processus de résolution d'un conflit, la deuxième examine les éléments susceptibles d'accentuer celui-ci.

ÉLÉMENTS POUVANT PARALYSER LE PROCESSUS DE RÉSOLUTION D'UN CONFLIT Lorsqu'un conflit déchire deux camps et qu'un processus de paci­ fication est en cours, il est d'usage de recourir à des arrangements ou à des compromis. J. Freund défmit le compromis comme une conci­ liation réalisée par suite de concessions mutuelles afin de résoudre un conflit ou de le dépasser15 Selon Simmel, le compromis semble la solution idéale lorsque l'on tente de mettre fin à un antagonisme, et il constitue « une des plus grandes inventions de l'humanité »16 Néanmoins ce compromis n'est pas facile à atteindre, car les parties rivales doivent constamment dépasser leurs ressentiments en s'effor­ çant de rester sereines dans les pourparlers17 Pour y parvenir, ces arrangements ne doivent souffrir d'aucune duplicité, car s'ils se muent en mascarade, le conflit a très peu de chances d'être atténué. C'est pourtant à ce jeu de duplicité que Pharaon et Moïse semblent se livrer dans le récit de l' Exode. D'un côté, Pharaon, tout en acceptant de 1 3 B. BAYADA et al. (éds), Conf/it, mettre hors-jeu la violence, Lyon, Chronique Sociale, 1997, p. 12. 14 Voir BAYADA et al. (éds), Conf/it, mettre hors-jeu la violence, p. 9. 1 5 J. FREUND, Sociologie du conflit, Paris, PUF, 1983, p. 268. 16 SIMMEL, Le conf/it, p. 17. 17 FREUND, Sociologie du conf/it, p. 268.

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laisser partir les Israélites, passe de concession en concession mais ne cesse cependant de ravaler finalement sa parole. De l'autre côté, Moïse fait de nombreux va-et-vient chez Pharaon pour négocier avec lui, même lorsque celui-ci se montre intraitable. Mais chez lui, aucune transparence n'est perceptible, puisque la demande qu'il adresse de façon répétée à Pharaon est grevée d'un mensonge. Le lecteur, en effet, est bien au courant du stratagème monté par YHWH et Moïse pour dissimuler le départ définitif des Israélites derrière le prétexte d'un éloignement qui ne devrait durer que quelques jours. Et même si Moïse continue de négocier avec Pharaon, le lecteur découvre qu'il ne fait guère preuve de flexibilité, car il n' admet pas un seul instant de reculer dans sa requête. Si donc la flexibilité est nécessaire pour aboutir à une conciliation, force est de constater qu'elle est plus que mitigée, aussi bien chez Moïse que chez Pharaon.

1. Flexibilité mitigée Dans la négociation avec Moïse qui lui demande de laisser partir les Israélites au désert pour qu'ils y offrent des sacrifices à leur Dieu, Pharaon les autorise (1) à sacrifier à YHWH, non pas au désert mais dans le pays même. Ensuite (2), il leur permet quand même d'aller dans le désert, à condition qu'ils ne s'éloignent pas trop. Puis (3) il se rétracte et accepte que les hommes partent, mais sans femmes ni enfants. Enfin (4), il autorise tout le monde à partir au désert, à condi­ tion qu'ils laissent en Égypte le petit et le gros bétail. Allez sacrifier à votre Dieu dans le pays (8,21) Cet ordre fait suite à une première promesse de Pharaon, restée lettre morte, de libérer les Israélites si YHWH élimine les grenouilles qui pullulent dans le pays. Mais à la faveur du répit que produit la disparition des grenouilles, le cœur de Pharaon s'alourdit (8, 1 1 ) après l'exploit de ses magiciens qui réussissent à reproduire le signe accom­ pli par Moïse et Aaron (8,3). YHWH demande alors à Aaron de trans­ former la poussière en moustiques, ce qui pousse les magiciens à y reconnaître « le doigt de Dieu » devant le roi, mais sans succès (v. 14-15). Moïse réitère donc la demande divine de laisser partir les Israélites (8, 16-17), une requête suivie de l'annonce de taons que

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YHWH va envoyer en représailles si Pharaon refuse d' obtempérer. Le narrateur ne raconte ni la manière dont Moïse transmet la requête de Dieu, ni la réaction de Pharaon face à cette annonce. Il relate immé­ diatement l'exécution de la sentence divine. Le lecteur s' aperçoit sans peine que la tension monte de plus en plus entre Moïse et Pharaon. Devant l'effroi causé par la dévastation du pays provoquée par les taons, Pharaon permet aux Israélites d'aller sacrifier à leur Dieu. Tou­ tefois, il précise que cela doit se faire dans le pays (8,21). Cette pré­ cision montre que l'on est bien dans un processus de négociation, puisque Pharaon fait une concession. Mais Moïse lui oppose l'impos­ sibilité de sacrifier à YHWH en Égypte : il s'agit d'éviter que les Israélites se rendent abominables aux yeux des Égyptiens dont les offrandes sont pour la plupart végétales. Cet épisode met en lumière le manque de fiabilité des deux interlocuteurs. D'une part, l'argument que Moïse avance est loin d'être sincère. Car lorsqu'il demande l'au­ torisation d'aller à trois jours de route dans le désert, il n'ignore pas le projet de YHWH de faire sortir définitivement les fils d' Israël du pays d'Égypte (voir 3,8). D'autre part, même s'il fait une concession, Pharaon semble ignorer la demande initiale de Moïse en Ex 5, 1-3 d'aller offrir ce sacrifice au désert. On découvre ainsi que chacun tire la couverture de son côté pour garantir ses intérêts : partir d'Égypte pour Moïse, maintenir les Israélites en esclavage en Égypte pour Pha­ raon. Pour y arriver, l'un et l'autre recourent simultanément à la four­ berie. Mais puisque Moïse insiste sur la nécessité de sortir du pays vers le désert, Pharaon avance un deuxième compromis.

Vous n 'allongerez pas trop la route pour aller au désert (8,24) Si après l'intervention de Moïse et d'Aaron, Pharaon promet d'au­ toriser le départ des Israélites pour le désert, il monnaie cette conces­ sion contre une restriction et une requête : il leur interdit vivement de trop s' éloigner et demande en contrepartie que Moïse prie en sa faveur pour le débarrasser des taons. La réponse de Pharaon montre qu'il est plein de lui-même et qu'il a tout pouvoir sur les Israélites : c'est ce qui explique, en 8,24, l'em­ ploi du pronom 'âno/â devant le verbe 'ashallal1, ce qui met en relief sa majesté (, Ex 10,28.

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provoquée par Dieu20 En effet, le récit des plaies d'Égypte montre que Pharaon s'obstine lui-même lors des cinq premiers fléaux, tandis que dans les fléaux VI, VIII et IX, son entêtement est provoqué par YHWH21 Mais chaque fois que le narrateur attribue l'entêtement de Pharaon à YHWH, il précise que c'est avec le souci d'amener Pharaon à le connaître22, lui qui a prétendu ne pas le connaître (5,2). Selon A. Honneth, les conflits sociaux et les conflits interpersonnels ne pro­ viennent ni de l'égoïsme ni de la tendance humaine à dominer, mais plutôt de l'expérience de mépris qui a pour corollaire le déni de recon­ naissance23 Tout au long de ce récit des plaies, YHWH semble pré­ occupé de faire connaître son nom à Pharaon et à son peuple, et de les amener à reconnaître qu'il est l'unique Dieu (Ex 7,5 . 17 ; 8,18 ; 10,2). Ainsi, J.H. Sailhamer fait-il remarquer que les fléaux s' abattent sur l'Égypte, d'une part « pour que les Égyptiens sachent que YHWH est le Seigneur » (Ex 7,5), et d' autre part, pour que les Israélites racontent à leurs fils les signes que YHWH a accomplis en Égypte et qu'ils sachent qu'il est YHWH (10,2)"4 Dans ce sens, l'obstination de Pharaon serait causée par YHWH dans le but de démontrer, à travers les signes qu'il produit, qu'il est le Seigneur. Cette affirmation peut amener le lecteur à poser la ques­ tion de savoir comment un Dieu d'amour peut pousser Pharaon à l'obstination dans le dessein d'accomplir des signes. De plus, elle remet en cause le principe d'inviolabilité de la liberté de l'homme. Si Pharaon agit à l'instigation divine, il serait injuste de lui imputer sa 20 Trois verbes renvoient à ce dmcissernent du cœm de Pharaon. Le premier verbe, kâbéd « être lomd » est employé dans cette section souvent au hiphil avec Pharaon comme sujet et 'èt-libbâ (son cœm) comme objet (Ex 8, 1 1 .28 ; 9,34). Il est aussi employé une fois au qal avec comme sujet lèv par 'oh (le cœur de Pharaon, 9,7) et lUle autre fois comme adjectif pour qualifier le cœm de Pharaon (7,14). Enfin, en Ex 10,1, le verbe apparaît au hiphil avec YHWH comme sujet. Le deuxième verbe, hâzaq « être fort ,>, est souvent utilisé aupiel (dmcir), soit au hiphil (rendre fenne). Dans les occurrences qui suivent, c'est YHWH qui est sujet du verbe et l'objet est lév par 'oh : Ex 4,21 ; 9,12; 10,20.27 ; I l,1 0 ; 14,17. Mais le verbe hâzaq apparaît aussi au qal avec comme sujet le cœm de Pharaon (7, 13.22 ; 8,15 ; 9,15). Un troisième verbe, qâshâh (être dur) est employé en Ex 7,3 au hiphil avec YHWH comme sujet, tandis qu'en Ex 13,15, c'est Pharaon qui en est le sujet. 21 Dans les passages qui suivent, l'entêtement de Pharaon est provoqué par YHWH lui-même : Ex 7,13 .22b ; 8,l1b.15.28 ; 9,7.35; 9,12 ; 10,1 .20.27 ; 1 1 , 1 0. 22 B. S. CHILDS, Exodus, A Commentary, London, SCM Press, 1 974, p. 1 7 1 . 2 3 Voir A . HONNETH, L a lutte pour la reconnaissance, Paris, Cerf, 2008, p . 203. 24 J. H. SAILHAMER, The Pentateuch as Narrative, Grand Rapids, Zondervan, 1992, p. 249-250.

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résistance à la réalisation du projet divin de libérer Israël de l'escla­ vage. Et en conséquence, on ne devrait pas parler de son obstination, tandis que le seul à être incriminé devrait être YHWH. Pourtant, la lecture de ce récit ne permet ni de douter de la bonté de Dieu, ni de négliger le caractère rebelle de Pharaon. En effet, le récit mentionne six fois que Pharaon endurcit ou appesantit son cœur (Ex 7,13 ; 7,22 ; 8,11 ; 8,15 ; 8,28 ; 9,7). Ce qui est vrai, c'est que YHWH lui a fait connaître sa volonté de voir les Israélites partir au désert. « Et Pharaon, selon la malice de sa volonté, ne peut pas s'empêcher de haïr ce qui est contraire à lui-même et de se fier à ses propres forces. C'est ainsi qu'il s'obstine au point qu'il n' écoute pas et ne comprend pas, mais qu'il est emporté ( ) » 25 Comme le dit si bien X. Léon-Dufour, « s'il est dit que Dieu endurcit, c' est que la pensée sémitique ignore volontiers les causes secondes. Toutefois, endurcir ce n' est pas réprouver, c'est laisser le péché porter ses fruits de mort... De cet état, l'homme porte la pleine responsabilité »26 Dans cette situation, il est évident que Pharaon reste libre et donc responsable de ses actes. On peut aussi affirmer que le cœur de Pharaon était déjà perverti au point que YHWH n'avait plus besoin d'y ajouter une quelconque malveil­ lance. Aussi, du point de vue psychologique, l'attitude de Pharaon peut être interprétée comme « une réaction de résistance intérieure à l'homme qui, une fois déclenchée, ne peut plus être inversée, fût-ce par la volonté individuelle »27 Et comme le souligne Grégoire de Nysse, YHWH « ne livre ainsi à son sens pervers que celui qui y est porté ; ce n'est pas par la volonté divine que le Pharaon s'est endurci et la vie crapuleuse n' est pas l'œuvre de la vertu »28 Par conséquent, l'opiniâtreté de Pharaon tire son origine de sa propre résistance à reconnaître le nom et le pouvoir de YHWH. Qui plus est, son orgueil n'est plus à démontrer dès lors que YHWH n'y va pas par quatre . . .

25 M. LUTHER, Du serfarbitre, Suivi de Diatribe : Du libre arbitre d' Érasme. Édi­ tion et trad. du latin par G. LAGARRIGUE (Folio essais, 376), Paris, Gallimard, 2001, p. 290. 26 X. LÉON-DuFOUR, Dictionnaire du Nouveau Testament, Paris, Seuil, 1 996, p. 226. 27 CHILDS, Exodus, p. 170. 28 GRéGOIRE DE NYSSE, La vie de Moïse ou traité de la perfection en matière de vertu. Introduction, texte critique et traduction de J. DANIÉLOU, Paris, Cerf, 1 9683, p. 149.

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chemins pour le lui signifier clairement : « Jusques à quand refuseras­ tu de t'humilier devant moi ? » (10,3). Ainsi, chaque fois que le nar­ rateur affirme dans ce récit que « YHWH endurcit le cœur de Pha­ raon » (Ex 9,12; 10,1.20.27; 1 1 , 10), la part de ce dernier n'est jamais absente. Outre cette obstination de Pharaon, un troisième élément ne favorise pas la résolution de ce conflit : il s'agit de la convoitise. L'acharnement de Pharaon à retenir les Israélites en Égypte a plu­ sieurs raisons. Parmi celles-ci, son inclination à posséder ces immi­ grés qui constituent pour lui une main d'œuvre gratuite (Ex 5,4-14). Si donc la requête répétée de leur libération se solde sans cesse par un échec, c'est parce que Pharaon mesure les conséquences négatives pour lui s'il y répond positivement. Manifestement, Pharaon tient à ses intérêts. Il est ainsi affecté par la convoitise qu'A. Wénin qualifie de « désir perverti dans l'ardente recherche de la possession exclusive d'un objet »29 C'est pour cette raison que Pharaon recourt à tous les moyens pour garder les Israélites sur son territoire. Sa convoitise, non seulement l'empêche de se décentrer, mais surtout le pousse à ne voir les autres qu'à partir de lui-même et de ses propres visées30. Or, le processus de dénouement d'un conflit requiert de la part des protagonistes la prise en compte des besoins et des revendications de l'autre partie pour favoriser un climat de confiance et d'acceptation mutuelle. Sur la base de ce qui précède, il est possible d'isoler deux éléments essentiels qui enveniment le conflit entre Moïse et Pharaon : il s' agit de l'absence de flexibilité et le non souci d'un dialogue franc entre eux. C'est cela que la suite de cet article se propose d'étudier.

ÉLÉMENTS ACCENTUANT UN CONFLIT

1. Inflexibilité La flexibilité, qui est la concrétisation de l 'humilité, peut être consi­ dérée comme une voie pour atténuer un conflit. En fait, de même que 2 9 A. WÉNIN, « Des chemins de réconciliation : récits du Premier Testament ,>, dans lrenikan, 68, 1995, p. 3 1 1 . 3 0 WÉNIN, « Des chemins de réconciliation ,>, p. 3 1 1 .

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la justice est uue anue efficace contre l'injustice, de même l'humilité peut lutter efficacement contre l' orgueil et en venir à bout31 Comme l'écrit J. Latendresse, « en situation de conflit, les gens auront ten­ dance à demeurer sur leur position et défendre leur point à la lumière de cette dernière. Toutefois, tendre vers uue résolution obligera les personnes à prendre le virage des intérêts. En effet, en gestion de conflit, il importera de garder le focus sur les intérêts en cause et non sur les positions » 32 C'est pourtant ce qui manque dans le conflit qui oppose Moïse et Aaron à Pharaon. En fait, dans ses multiples va-et­ vient pour communiquer le message de YHWH à Pharaon, Moïse ne lui laisse aucune marge de manœuvre. Il ne fait aucune concession. Il dit et fait uuiquement ce que Dieu dit et n'admet aucuue des propo­ sitions faites par Pharaon. Il n' accepte ni de sacrifier à YHWH dans le pays d'Égypte, ni de réduire d'un seul jour la distance de la marche des Israélites au désert, ni d' admettre que seuls les hommes partent en laissant femmes et enfants, ni encore d' aller sacrifier sans petit bétail ni gros bétail. Il va jusqu'à dire à Pharaon que les Israélites partiront avec leurs troupeaux et qu'ils ne laisseront pas uu seul sabot en Égypte ; il exige que le roi les laisse aller avec ces bêtes car - pré­ tend-il - ils doivent en offrir au Seigneur et ne savent pas encore lesquelles ce dernier leur réclamera (10,25-26)33. Pharaon pour sa part, malgré les concessions qu'il fait peu à peu mais contre son gré, suit uu fil rouge dont il ne l' eut dévier : il sait qu'il ne peut admettre que les Israélites quittent l' Egypte pour de bon. Pour cela, à chaque concession qu'il fait, il pose uue limite qui consti­ tue uu refus tacite. Ainsi, quand il permet que les Israélites aillent sacrifier au Seigneur dans le désert, il s'empresse de leur interdire d'allonger la route. Puis il n'autorise le départ des seuls hommes, tandis que la troisième fois, il veut retenir le bétail. Bref, Moïse et Pharaon campent chacuu sur leur position. Pourtant, « les positions sont stériles et elles freinent la résolution du conflit »34 3 1 Voir GRÉGOIRE DE NYSSE, La vie de Moïse ou traité de la perfection en matière de vertu, p. 1 15. 32 J. LATENDRESSE, Faire/ace aux conj/its (http://ww-w.rqvvs.qc.ca/documentslfile/ faire-face-conflits.pdf), p. 4, consultation le 4/3/2018. 33 J'utilise pour cette référence et pOlIT bien d'autres A. LE BOLLUEC - P. SAN­ DEVOIR, L 'Exode. Traduction du texte grec de la Septante, Introduction et Notes (La Bible d'Alexandrie), Paris, Cerf, 1989. 34 LATENDRESSE, Faire/ace aux conj/its, p. 4.

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2. Absence de dialogue franc Le deuxième élément qui accentue le conflit entre Moïse et Pha­ raon, c' est le manque de franchise dans leur dialogue, dont le résultat est que le conflit ne fait que gagner en puissance et débouche inévi­ tablement sur un clash. D'un côté, Pharaon est peu fiable dans la mesure où il n'a aucun respect pour la parole donnée. Moïse en est conscient et, en Ex 8,25, il émet même des réserves devant la énième promesse de Pharaon, n'hésitant pas à le qualifier de trompeur. C'est qu'il redoute que ce dernier ne soit pas prêt à jouer franc-jeu en laissant effectivement les Israélites partir. Pour cela, il « avertit poliment mais fermement Pharaon pour qu'il ne dupe plus les Israélites en revenant sur sa promesse »35. De l'autre côté, Moïse ne semble pas non plus jouer cartes sur table. Il n'est pas sincère avec Pharaon à qui il cache le plan de YHWH de libérer les Israélites de l' esclavage. Pourtant, c' est en cela que consiste la mission que YHWH lui confie quand il lui apparaît dans le buisson ardent. En effet, YHWH lui dit : « J'ai vu la misère de mon peuple en Égypte et je l'ai entendu crier sous les coups de ses chefs de corvée. Oui, je connais ses souffrances. Je suis descendu pour le délivrer de la main des Égyptiens et le faire monter de ce pays vers un bon et vaste pays, vers un pays ruisselant de lait et de miel ( . . . ). Va, maintenant ; je t' envoie vers Pharaon, fais sortir d'Égypte mon peuple, les fils d'Israël » (3,7-8. 10. 17). Moïse ne révèle absolument rien à Pharaon de ce projet divin ; nulle part, il ne fait allusion au départ définitif des Israélites. Sur ordre divin, il demande de pouvoir aller sacrifier à trois jours de marche dans le désert. C'est donc YHWH qui monte le stratagème et fournit à Moïse le prétexte à présenter à Pharaon pour que le projet de libération définitive des Israélites demeure caché à ce dernier. Tu diras à Pharaon, dit YHWH, « Le Dieu des Hébreux nous a convoqués ; nous devons aller à trois jours de route dans le désert, afm de sacrifier à notre Dieu » (Ex 3,18). Dès lors, on peut affirmer que dans ce conflit, le dialogue franc est quasiment inexistant entre Moïse et Pharaon. C'est pourtant ce qui aurait pu « favoriser l'entente et la confiance mutuelle à mesure que chaque partie comprend mieux le point de vue de l'autre »36 Seul un 35 C. HOUTMAN, Exodus, Kampen, KokPublishing House, Vol. 2, 1 996, p. 60. 36 DESA, Dialogue participatif: Vers une société stable, sûre et juste pour tous, New York, Nations Unies, 2007, p. 55.

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dialogue franc est susceptible, en effet, de conduire à des résultats positifs : dans ce contexte, les parties en conflit peuvent avoir une attitude moins défensive et se mettre attentivement à l' écoute des revendications de l' autre camp37. C'est tout le contraire qu'illustre le conflit de l'Exode, où l'inflexibilité et la duplicité sont au rendez-vous des deux côtés. Indirectement, ce récit met donc en évidence que le dialogue vrai est sans doute le moyen le plus approprié pour atténuer les conflits, voire les résoudre.

CONCLUSION Au terme de ce rapide parcours, on doit bien constater que le conflit entre Moïse et Pharaon ne pourra se résoudre que par la force. Les négociations entre les protagonistes en vue d'une possible conciliation tournent vite au dialogue de sourds. En cause, la duplicité qui accom­ pagne toutes les démarches de Moïse et Pharaon : chacun a un agenda caché qu'il se refuse à dévoiler, créant ainsi un climat de méfiance dans lequel il est impossible d'imaginer une quelconque résolution du conflit. C'est ainsi que la négociation devient un bras de fer, à la base duquel on trouve l'absence de vraies concessions de la part des pro­ tagonistes. Il est vrai que Pharaon en fait quelques-unes, mais sans avoir jamais la réelle volonté de répondre positivement à la requête de Moïse. Quant à Moïse et YHWH, ils refusent systématiquement toute concession. L'obstination de Pharaon à refuser de reconnaître YHWH et de s 'humilier devant lui, et en même temps la détermina­ tion inébranlable de YHWH à amener Pharaon et les Égyptiens à le reconnaître comme Seigneur entretiennent de la sorte le conflit. Une telle attitude chez Pharaon est nourrie par la convoitise qui le pousse à garder les Israélites dans le pays d'Égypte alors que YHWH veut les en faire partir. C'est la raison pour laquelle Pharaon s'en tient à la défense de ses propres intérêts, tout comme YHWH et Moïse, poussés quant à eux par une volonté de vie et de liberté pour les Israélites. Ainsi, tandis que Pharaon cherche à tout prix à empêcher ceux-ci de quitter l' esclavage qu'il leur impose, YHWH et Moïse veulent coûte que coûte les en affranchir. Voilà une belle illustration de ce qu'il est

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DESA, Dialogueparticipatif, p. 55.

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préférable d'éviter soigneusement si l'on soubaite parvenir à la réso­ lution positive d'un conflit. 1081- Bruxelles Av. de l'hôpital français, 17 [email protected]

Augustin LWAMBA MGUNGE Faculté de théologie Institut RSCS UCLouvain

- Cet article se veut une réflexion sur le conflit qui oppose Moïse et Pharaon en Ex 7-11 et la tentative de sa résolution. Puisque le dénouement auquel ce conflit donne lieu n'a rien de constructif, cet article tente d'éclairer l'échec au moyen de deux analyses complémentaires correspondant aux deux parties de l'ossature du texte. Tandis que la première passe en revue ce qui peut paralyser le processus de résolution d'un conflit, la deuxième examine les éléments susceptibles d'accentuer ce conflit. Les négociations entre les protagonistes en vue d'une possible conciliation tournent vite au dialogue de sourds. En cause, la duplicité qui accompagne toutes les démarches de Moïse et Pharaon : chacun a un agenda caché qu'il se refuse à dévoiler, créant ainsi un climat de méfiance dans lequel il est impossible d'imaginer une quel­ conque résolution du conflit. C'est ainsi que la négociation devient un bras de fer, à la base duquel on trouve la duplicité, l'absence de vraies conces­ sions, le manque de dialogue franc, l'inflexibilité ainsi que l'obstination de la part des protagonistes. D'un côté, Pharaon cherche à tout prix à empêcher les Israélites de quitter l'esclavage qu'il leur impose; de l'autre côté, YHWH et Moïse veulent coûte que coûte les en affranchir. Voilà une belle illustration de ce qu'il est préférable d'éviter soigneusement si l'on souhaite parvenir à la résolution positive d'un conflit. Résumé

Mots-clés

- conflit, résolution, duplicité, inflexibilité, concession, dialogue

franc Summary - This article develops a reflection about the conflict between Moses and Pbaraoh in Exod. 7-11 and the attempt to resolve it. Since the outcome of this conflict is not constructive, this study attempts to shed light on the unsuccess of that resolution by means of two complementary analyzes corresponding to the two parts of the text. While the first examines what can paralyze the conflict resolution process, the second examines the elements that may accentuate the conflict. Negotiations between the protagonists for a possible conciliation end badly. In question, the duplicity tbat accompanies every step of Moses and Pharaoh: everyone has a hidden agenda that he refuses to reveal, creating a climate of distrust in which it is impossible to

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imagine any resolution of the conflict. Thus, the negotiations become a strug­ gle, at the base of which we find duplicity, the absence of real concessions, the lack of frank dialogue, the inflexibility as well as the obstinacy on the part of the protagonists. On the one hand, Pharaoh seeks to prevent the Isra­ elites from leaving the slavery he imposes on them; on the other hand, YHWH and Moses want to liberate them. This is a good illustration of what must be carefully avoided if one wishes to achieve positive resolution of a conflict.

Keywords

-

conflict, resolution, duplicity, inflexibility, concession, frank

dialogue.

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L es stratégies de Moïse et de YHWH en Nb 1 6- 1 7 . L e conflit de Qorah est-il résolu ? Que peuvent apporter les études bibliques à une réflexion théolo­ gique sur la réalité humaine du conflit et de la recherche de voies pour en sortir ? La thématique du conflit et de sa résolution est bien pré­ sente dans les recherches en sciences humaines1 Le texte biblique, lui, est ancien et lié au contexte qui l'a vu naître. Il peut donc être difficile de voir son apport actuel pour de telles réflexions. Mais la Bible est aussi le reflet de réflexions humaines et religieuses univer­ selles. Ses textes ont pour but, à travers leurs diverses formes litté­ raires, de susciter méditation et réflexion. Certaines approches théo­ logiques contemporaines utilisent les textes bibliques pour développer une réflexion sur la paix et la non-violence". On peut donc relever le défi de prendre appui sur un de ces textes pour contribuer à la réflexion sur le conflit. Le livre des Nombres, dans sa partie centrale (Nb 10,1 1-26,65), comporte des récits de révoltes du peuple d'Israël ou de certaines de ses parties. En effet, la loi biblique est insérée dans un cadre narratif, ici le départ du Sinaï vers la terre que YHWH entend donner à l'Israël à peine recensé et mis en ordre autour de son sanctuaire (Nb 1 , 110,10). Cette traversée du désert ne se passe pas très bien. Elle se solde d'ailleurs - selon ce même cadre narratif - par un refus massif du peuple à l'égard de ce projet, à la suite de l'exploration de Canaan l Une brève recherche en psychologie ou en sociologie suffit à faire entrevoir l'abondance de la littérature sur le sujet. Dans le domaine de la pédagogie, voir par exemple, http://www.fractale-forrnation.netldmdocumentslbibliogestionconflit.pdf (dernière consultation le 21 septembre 2017). 2 Voir la collection appelée « Studies in Peace and Scripture » avec des titres tels que : L. L. BRENNEMAN, B. D. SCHANTZ (eds), Struggles for Shalom: Peace and Violence across the Testaments, Pasadena, Pickwick, 2014 ; C. D. MARSHALL, Beyond Retribution: A New Testament Vision for Justice, Crime, and Punishment, Grand Ra­ pids, Eerdmans, 2001, etc.

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par des espions (Nb 13-14). Cette révolte a pour conséquence l'er­ rance et la mort de la génération de l'exode dans le désert. La présente contribution se base sur l'un de ces textes de Nb. Les conflits mis en récit dans ce livre sont essentiellement d'ordre politique et religieux. Ils reflètent sans doute des enjeux historiques et idéologiques qui ont présidé à la mise en forme du Pentateuque tel que nous le connaissons actuellement. Ils peuvent aussi être source de sens et de réflexion pour le lecteur contemporain. Le texte retenu est Nb 16 qui se prolonge au chapitre 17. Cet épi­ sode a ceci d'original qu'il rapporte une opposition qui n'implique pas seulement Moïse et YHWH, mais aussi Aaron dans sa fonction sacrée unique et éminente. C'est donc un conflit qui ne questionne pas seu­ lement l' autorité dans le projet de la sortie d' Égypte, mais qui traite aussi des rapports avec le sacré. Ces conflits en lien avec le sacré sont parfois particulièrement aigus et complexes, d'où l'intérêt d'y consa­ crer une étude. De plus, Nb 16 est un texte à la lecture particulière­ ment difficile. De nombreuses hypothèses rédactionnelles ont cherché à rendre compte de ses apparentes incohérences3 Des recherches se sont également penchées sur des enjeux historiques qui pouvaient être à l' origine de ce type de récit de conflits4 Ce que nous proposons ici ne s'inscrit pas directement dans cette ligne de recherches historiques,

3 Nb 16 en particulier semble composer avec des traditions différentes, notam­ ment en combinant le conflit des lévites et celui des Rubénites (Datan et Abiram). La plupart des commentaires s'appuient sur la théorie documentaire pOlIT reconstituer la formation du texte. De G. B. GRAY, A Critical and Exegetical Commentary on Num­ bers, Edinburgh, T&T Clark, 1903, p. 1 89-218, en passant par M. NOTH, Das vÎerte Buch Mose. Numeri (AIt Testament Deutsch 7), Gottingen, Vandenhoek & Ruprecht, 1966, p. 107-119, jusqu'aux plus récents ouvrages de B. A. LEVINE, Numbers 1-20 (Anchor Bible 4A), New York, Doubleday, 1993, p. 405-407 ou H. SEEBASS, Numeri (Biblischer Kommentar. AT IVI2), Neukirchen-Vluyn, Neukirchener Verlag, 2001, 172-189. D'autres voies ont été explorées pOlIT rendre compte de l'état complexe du texte final, notamment J. MILGROM, Numbers 1j7m. The Traditional Hebrew Text with the New JPS Translation, Philadelphia New York, The Jewish Publication Society, 1990, p. 414-423. 4 SEEBASS, Numeri, p. 1 88-189. F. Cocco, Sulla cattedra di Mosè: la legittimazio­ ne delpotere nell'Israelepost-esilico (Nm 11 ; 16), Bologna, EDB, 2007.

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STRATÉGIES DE MoïsE ET DE YHWH EN NB 16 17

mais est le résultat d'une exégèse de type synchroniqueS, utilisant notamment la méthode narrative6 En observant de près le texte selon cette méthode, il est frappant de constater que, face à la révolte de Qorah et de ses associés, c'est d'abord Moïse qui réagit et prend les initiatives (Nb 16) élaborant une sorte de stratégie' pour révéler les vrais motifs du conflit, et peut-être éviter des conséquences dramatiques (un châtiment divin mortel). Dans la suite, en Nb 17, les choses sont présentées différemment. YHWH y devient le protagoniste. Il met en place, à travers des dis­ cours de type législatif toujours insérés dans un cadre narratif, une série de signes. Au terme, cette double stratégie - celle de Moïse puis celle de YHWH - semble ne pas aboutir à un résultat positif. Est-ce un échec qui est ainsi rapporté dans le texte fondateur d'Israël ? Quelle peut être la signification de ce double récit et de cette double stratégie pour la réflexion sur les conflits et leur résolution ? Nous considérerons dans un premier temps les protagonistes de la révolte et le motif du conflit. Ensuite nous mettrons en évidence la stratégie de Moïse en Nb 16 puis celle de YHWH en Nb 17, en essayant de comprendre à chaque fois les enjeux narratifs du texte biblique et les conséquences pour la réflexion théologique sur les conflits et leur possible résolution.

5 Nous prenons le texte comme un donné unifié et porteur d'tille intention, au terme du processus rédactionnel ou état « final » (ici le texte hébreu de la Biblia Hebraica Stuttgartensia), en essayant d'en comprendre l'intention et l'impact sm le lecteur. 6 R. ALTER, L 'art du récit biblique (le livre et le rouleau 4), Bruxelles, Lessius, 1999, p. 182-1 86, prend l'exemple de Nb 16. Sans nier le caractère composite du texte tel qu'il nous est parvenu, il tente d'en montrer la possible cohérence et l'inté­ rêt pour lUle lecture féconde : « les interventions éditoriales de l'autem ( ) laissent entendre que les deux groupes de rebelles et les deux catastrophes font partie d'un seul événement, ou, à tout le moins, de deux événements fondus l'un dans l'autre ( ) je ne pense pas que ce type de confusion soit imputable à lUle quelconque négligence éditoriale ;} (p. 185). C'est en ce sens que nous choisissons de lire un seul récit et d'y voir des stratégies racontées dans une cohérence certes déstabilisante pOlIT le lecteur moderne, mais riche de sens. 7 Dans la ligne d'une lecture narrative identifiant un jeu d'interprétations en Nb 16 voir F. MIRGUET, « Interprétation de récit, récit d'interprétations : l'exemple de Nombres 1 6 ;}, dans Biblical Interpretation, 13, 2005, p. 404-417. ...

...

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A. PIDAULT

LES PROTAGONISTES ET LE MOTIF DE LA RÉVOLTE

Les premiers versets de Nb 16 posent le cadre et le contexte de la révolte. En trois versets, d' importantes informations sont données pour la compréhension du conflit qui va se jouer. 161 Et Qorah fils de yitshar, fils de Qehat, fils de Lévi prit ; et Datan et Abiram, fils d' Éliab ; et On fils de Pelet, des fils de Ruben. 2 Et ils se dressèrent en face de Moïse ainsi que 250 hommes parmi les fils d'Israël, responsables de la communauté, délégués de l'assemblée, des hommes de renorn8 . 3 Et ils se rassemblèrent contre Moïse et contre Aaron et ils leur dirent : « C'en est trop9 ! Parce que toute l'assemblée, eux tous sont consacrés, et au milieu d'eux il y a YHWH ; et pOlIT quelle raison vous élevez-vous sm le rassemblement de YHWH ? » 10

Le récit commence par la présentation des principaux révoltés Qorah, Datan et Abirarn, On (qui disparaît ensuite), puis le groupe des 250 hommes. Pour Qorah, Datan, Abiram et On, le narrateur donne une généalogie, ce qui est unique dans le cadre des récits de révolte en Nb. Cette généalogie remonte à un fils de Jacob-Israël. Il s'agit de Lévi dans le cas de Qorah, et de Ruben dans le cas de Datan, Abiram et On. Cette indication généalogique est essentielle à la compréhension de la tension qui va être racontée. En effet, le livre des Nombres présente dans ses premiers chapitres la structuration idéale des tribus d'Israël autour de la demeure de YHWH. Dans cette structuration, la tribu de Lévi a une place tout à fait particulièrell Elle est située entre le sanc-

Cf. Nb 1 , 1 6 et 26,9. Voir rOB et MILGROM, Numbers, p. 130. Littéralement : « beaucoup pour vous ! » 10 Je traduis et je laisse volontairement sans objet le verbe « prendre ;} au v. 1 . 11 Nb 1 ,47-54 ; 2,17.33 ; 3 4 ; 8 . La tribu de Lévi n'est pas recensée avec les autres. 8

9

STRATÉGIES DE MoïsE ET DE YHWH EN NB 16 17

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tuaire et les tribus comme un cordon protecteur de la sphère sacrée!2, mais en Nb, elle n' assume jamais la fonction spécifique d'Aaron comme officiant du sanctuaire de YHWH13 Or Aaron est non seule­ ment un descendant de Lévi, mais aussi de Qehat (un des trois fils de Lévi), tout comme Qorah!4 L'éventualité d'un conflit au sujet du pri­ vilège de la fonction aaronide est donc tout à fait envisageable!5 La suite du récit le confirmera. Le problème est analogue pour les descendants de Ruben. Celui-ci est en effet le premier-né du patriarche Jacob-Israël. Or les premiers­ nés dans le Moyen-Orient ancien jouissaient de prérogatives particu­ lières!6 Pourtant, dans la structuration du camp d' Israël, Ruben rétro­ grade en deuxième position, derrière Juda, Issachar et Zabulon situés à l'est du sanctuaire. Il y a là encore une source de conflit potentiel. Un détail supplémentaire de cette localisation des tribus israélites attire l'attention. La tribu lévitique est divisée en trois selon les fils de Lévi (Qehat, Guershon, Merari). Les descendants de Qehat, qui selon Nb 4 prennent en charge les parties plus sacrées de la demeure divine, sont situés au sud de la demeure de YHWH, tout comme les

12 J. MrLGROM, « Encroaching on the Sacred: Purity and Polity in Numbers 1 - 1 0 », dans Interpretation, 5 1 , 1997, p. 241-253. À la p. 243, l'autem parle de « levitical cor­ don » pOlIT éviter toute profanation, toute intrusion d'un élément profane dans le sacré (Nb 1,53 par exemple). Voir également MILGROM, Numbers, p. 341-342. 1 3 Voir Nb 3,9-10 par exemple. Dt distingue moins clairement lévite et kohen (prêtre). Ce livre ne statue pas sur la fonction lévitique ni ne revient sur celle des kohanim (prêtres). Les commentateurs font remonter les textes de Nb à une tradition sacerdotale (P) qui insiste sm les prérogatives du clergé aaronide. Reste à déterminer si les lois de Nb 1 10 au sujet des lévites ont pom but de les exclme du sacerdoce aaronide ou d'instituer lUle fonction différente. Le conflit de Nb 16 montre que la question n'est pas simple. 14 Selon Ex 6,16-25, Qorah est le cousin germain d'Aaron et de Moïse. Notre som­ maire, qui ne donne pas la généalogie complète des révoltés rubénites, développe par contre intentionnellement celle de Qorah : il appartient à lUle tribu notable (voir Nb 4) dont Aaron et Moïse sont également issus. Nb 1 6 cacherait-il unejalousie de famille ? 1 5 Sachant que le texte biblique ne raconte pas lUle histoire au sens de l'historio­ graphie moderne mais met en récit dans un but paradigmatique et idéologique. 16 M. TSEVAT, « '1�� », dans G. J. BOTTERWECK, H. RINGGREN (éds), Theological Dictionary of the Old Testament, Vol. II, Grand Rapids, Eerdrnans, 1975, p. 123-127. Voir aussi E. W. DAVIES, « The Inheritance of the First-born in Israel and the Ancient Near East », dans Journal ofSemÎtic Studies, 38, 1993, p. 175- 1 9 1 .

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A. PIDAULT

Rubénites17 Cette proximité géographique et le rang de second de ces deux entités sont de nature à favoriser une coalition entre elles. Les 250 hommes mentionnés ensuite, après une certaine rupture dans le texte (, dans F. DUNAND, F. BOESPFLUG (éds), Voir les Dieux, voir Dieu (Sciences de l'histoire), Strasbourg, Presses Universitaires, 2002, p. 67 : « Cette séparation rituelle d'avec le passé et d'avec la vie ordinaire est tout à fait dans la ligne de la mise à part d'Israël annoncée par Adonaf à Moïse et déjà acceptée par le peuple ("Vous serez pOlIT moi lUle part réservée, [ ... ] lUl royaume de prêtres et une nation sainte" : 1 9,5-6 et 8). Ainsi, en se prêtant aux rites prescrits, Israël concrétise dans les faits l'accord de principe qu'il a donné plus haut suite à l'offre d'alliance. Il se montre prêt à entrer dans la différence, dans la "sainteté" que requiert l'alliance avec Dieu ,}. Selon cette réflexion, la séparation du sacré est impliquée dans le projet même de comrlllmiquer le sacré à Israël. En Nb 16, les opposants interprètent à l'inverse le projet de YHWH, non comme altérité mais comme similitude. Pour plus de détails, voir la lecture de Mrn.GUET, « Interprétation de récit, récit d'interpréta­ tions ,>, p. 408-409. 22 Dans les discoms divins, le projet de dememer au milieu d'Israël est clairement exprimé : Ex 25,8 ; 29,45-46 ; Nb 5,3. Après Nb 16, en Nb 35,34, la même sentence est prononcée non plus au sujet du camp mais de la terre.

STRATÉGIES DE MoïsE ET DE YHWH EN NB 16 17

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qu'indique le verbe « s'élever sur » . Le problème ne se limite donc pas à des questions de castes sacerdotales. Il s'agit de l'autorité légi­ time au sein de l'Israël biblique. La question des opposants « pour­ quoi vous élevez-vous ? » recourt en effet à un verbe (ns ') dont le substantif dérivé (nâsî') est employé de nombreuses fois en Nb pour désigner les chefs de tribus23 Au caractère sacré de toute l'assemblée est donc opposée la prétendue élévation de Moïse et d'Aaron, qui contredirait le projet de YHWH. Le texte biblique est toujours économe de moyens mais riche de renvois implicites aux autres textes. Cette analyse des premiers ver­ sets de Nb 1 6 montre bien qu'il s'agit d'une revendication radicale par rapport aux institutions mises en place dans le récit et les dispo­ sitions qui précèdent (position de Moïse, fonction des Aaronides et accès au sacré). Expliquer la situation des révoltés à partir de leur généalogie et de leurs positionnements respectifs permet de situer la naissance de ce genre de conflit dans son contexte biblique. La revendication des opposants est justifiée par ce qu'ils perçoivent comme une exclusion due à un positionnement jugé supérieur. La prise en compte de jalou­ sies ou de rivalités tribales ou familiales est donc essentielle pour comprendre l'origine d'un conflit. La Bible n'a certes pas pour objet de faire un traité de psychologie du conflit, mais de ces observations on peut aussi dégager les réflexions suivantes : un conflit d'ordre politique, lié aux positionne­ ments d' autorités, renforcés par les fonctions religieuses, peut se com­ plexifier par un phénomène de coalition par entraînement. Les logiques d' entramement et d'amplification sont importantes à consi­ dérer dans tout type de conflit. Ajoutons une dernière remarque, pour ne pas être soupçonné de partialité a priori à l' encontre des rebelles. Rappelons-nous que le texte biblique assigne à ces récits une fonction précise. La narration d'un tel conflit au sein même d'un texte fondateur a sans doute pour fonction de questionner l'institution mise en place (en particulier la structuration d' Israël en Nb 1 , 1-10,10) et sa signification profonde, probablement pour mieux la justifier.

23 Le verbe ns ' est à lUle forme réfléchie (rare) au v. 3 .

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A. PIDAULT

Comment le texte de Nb 16-17 propose-t-il de résoudre ce genre de situation ? Voyons d'abord comment Moïse va élaborer une stra­ tégie de contre-conflit.

NB 16,4-30 ET

LA

STRATÉGIE DE MoïSE

Une lecture narrative est particulièrement attentive aux protago­ nistes et aux dialogues impliqués dans la mise en récit24 Dans cette perspective, Nb 16 place Moïse au cœur de l'action, alors qu'en Nb 17 reprennent les discours divins dont le lecteur de la Torah a l'habi­ tude. Ici, c'est Moïse qui prend les initiatives et réagit à la révolte. Ses actions et discours semblent receler une stratégie contre les insur­ gés25 Le tableau suivant rendra visible la succession d'actions de Moïse et l'éventuelle stratégie mise en œuvre. Les données du tableau seront commentées ensuite. v.

Action de Moïse

Stratégie éventuelle

4

Écoute et tombe sm sa face

Posture d'hmnilité - contre-discolITs

5-7

Propose lUle ordalie rituelle

Rappel du récit de Lv I 0 - avertissement

8-11

Parle à Qorah - Lévites

Rappel des lois de Nb 3, 4 et 8

12

Convoque Datan et Abiram

Séparation des motifs de révolte

15

Se met en colère et parle à

16-17

Parle à Qorah :

YH\VH

Implication de

YH\VH dans l'ordalie

Confinne l'ordalie et la position des 250

mise en place de l' ordalie rituelle

25-26

Parle à l'assemblée devant

Sépare l'assemblée des insmgés

la dememe de Datan et Abiram

28-30

Parle à tous

Nouvelle ordalie - châtiment des instigatems seuls

24 ALTER, L 'art du récit biblique, p. 157-158. 2 5 F. MIRGUET, « Le motif des cassolettes en Nb 16,1-17,15. Une riposte théâtrali­ sée », dans Estudios Biblicos, t. 63, 2005, p. 3-19. Voir en particulier p. 4.

STRATÉGIES DE Moï sE ET DE YHWH EN NB 16 17

67

L' interprétation exacte de ces attitudes, discours et actions de Moïse, n'est pas simple26 On peut affirmer qu'au départ, il est pré­ senté dans une attitude d'humilité (v. 4), ce qui pourrait donner au lecteur une garantie de l'authenticité de sa posture. Reprenons donc la série de ses actions. La proposition d'une ordalie au moyen d'une offrande d'encens (v. 5-7) semble un renvoi évident à Lv 1027 Le fait que l'offrande d'en­ cens soit différée jusqu'à la fin de l'épisode pourrait indiquer que Moïse ne veut pas la mort des insurgés mais qu'il entend les avertir du risque d'une intrusion imprévue dans la sphère sacrée, punie par la mort - ce risque est encouru également par les descendants d'Aa­ ron, ce qui est l'objet du récit de Lv 1028 Dans son discours, Moïse remet immédiatement le jugement à YHWH : « Demain, YHWH fera connaître qui est pour lui, ainsi que le consacré » 29 De plus, il ne mentionne pas le risque de mort. Sans doute laisse-t-il aux intéressés le soin de se rappeler que la mort peut sanctionner une intrusion dans la sphère sacrée (ici, le sanctuaire). En renvoyant de manière indirecte à une référence commune, Moïse n'adopte pas une posture autoritaire et laisse une place à la réflexion chez ses opposants. Le discours des versets 8- 1 1 va également dans le sens d'un aver­ tissement par évocation de la loi. Dans ces versets, ce sont les insti­ tutions de Nb 3, 4 et 8 qui sont rappelées : « le Dieu d'Israël vous a séparés de l' assemblée d' Israël, pour vous faire approcher de lui, pour servir le service de la demeure de YHWH et pour vous tenir en face de l'assemblée pour officier pour eux. Et il t'a fait approcher ainsi que tous tes frères les fils de Lévi, avec toi ». Par ces mots, Moïse démonte 26 Les interprétations de la posture de Moïse dans ce récit sont très diverses. Par exemple NOTH, Das vÎerte Buch Mose. Numeri, p. 1 1 1 s'étonne de la réaction de Moïse au verset 1 5 : « Die Reaktion des "zomigen" Mose ist seltsam, weil sie auf den besonderen Inhalt des Vorwurfs nicht einzugehen scheint ». J. DE VAULX, Les Nombres (Soillces Bibliques), Paris, Gabalda, 1972, p. 193 parle d'« attitude libérale ;} de Moïse aux v. 6-7 contre lUle posture exclusive aux v. 1 6- 1 8 . 27 MIRGUET, « L e motif des cassolettes en Nb 16,1-17,15 » , p . 6-8. 28 Le risque de mort par transgression de la limite entre sacré et profane est un as­ pect que les révoltés oublient dans leur discoms (cf. n. 20) mais que Moïse commence par lem rappeler. Au sujet du rapport entre le sacré et menace de mort voir WÉNIN, « La théophanie du Sinaï(Ex 19,9 20,21) » , p. 68. 29 L'accès au sacré dépend de YHWH et non de Moïse et Aaron. Il faudra que l'intéressé se prononce.

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A. PIDAULT

indirectement la prétention égalitariste de ses opposants (v. 3 : « tous sont consacrés ,,) en soulignant la spécificité de la fonction lévitique30. En effet, si Qorah et les lévites ont déjà une situation particulière vis­ à-vis d'Israël, pourquoi s'insurger en invoquant un manque d'égalité comme une injustice dont ils seraient victimes ? Ensuite, en interpellant en particulier Datan et Abiram (v. 12), Moïse isole leur motif de révolte et met en évidence la différence de revendication par rapport à celle des lévites emmenés par Qorah. Si Moïse cherche à résoudre ou à éviter les conséquences néfastes de cette rébellion, sa stratégie est intéressante car elle va à l'encontre de l'effet de groupe de la coalition. À la mise en œuvre de l'ordalie de l'encens à partir de 16,16, on perçoit que les 250 chefs suivent la révolte cultuelle de Qorah et des lévites ( IIE!T SAINT

b:tillés, le sacré

RÉACTION : Israël récrimine- Moïse et d. ar Q I1w m f u t[ a�itl H !t i Q I1{aœ(llitJim&di 1'i 11

Réalisation par Aaron - Narrateur

//Nb 16,3.13 indirect 28-35 //Nb 16,18 //Nb 16,21 indirect 23-27 //Nb 16,6-7.16-18 Rappel: « l'événement de Qorah »

l1 riedJ, 'iKlNE· [ (1b. m l1 d l etk ' arQI1 Ordre divin à Moïse

L'homme que YHWH choisira,

Réalisation par Moïse > LIEU SAINT

fin des murmures contre Moïse etAaroIl

Récrimination contre Moïse et Aaron (MORT) ThéC1Jhanie - Moïse et Aaron à la Tente Ordre divin à Moïse de se retirer

Moïse propose à Aaron une offrande d'encens

Signification (signe) - ordre de YHWH

Nb 16,7.11.15

Réalisation par Moïse - Narrateur

RÉACTION : Israël se lamente auprès de Moïse CM.QRD

//Nb 16,34

Ce tableau est loin d'être exhaustif. Tout comme le récit de Nb 16, celui de 17 s'avère complexe mais riche. La mise en relation avec Nb 16 permet de mettre en lumière les aspects suivants. Premièrement, les signes que YHWH demande de mettre en place (le revêtement de l' autel et le bâton d'Aaron) sont adressés à tout Israël. On a souligné précédemment que la révolte de Qorah, Datan et Abirarn se manifeste par le développement d'une assemblée non­ officielle autour d'eux. Leur revendication risquait donc de se propa­ ger dans tout le peuple. Le conflit ne concerne donc pas seulement les insurgés - visés immédiatement par la stratégie de Moïse en Nb 16

STRATÉGIES DE Moï sE ET DE YHWH EN NB 16 17

73

- mais aussi l' ensemble du peuple d' Israël. Cet élargissement à tout Israël n' est pas dénué de sens. L'épisode de Qorab pourrait en effet se reproduire dans l' avenir. Deuxièmement, Nb 17 apporte une réponse directe aux questions soulevées en Nb 16 au sujet d'Aaron. Les signes ordonnés par YHWH sont clairs. (1) Aaron et sa descendance sont les seuls à être autorisés à entrer dans le sanctuaire et à officier devant le saint : « afin que n'approche pas un homme profane qui n'est pas de la semence d'Aa­ ron, pour faire fumer la fumée d' encens en face de YHWH » . Il ne saurait être de réponse plus claire à la controverse de Qorah. (2) La reprise de la récrimination généralisée en 17,6 (, p. 58. Mais Socrate est-il éclairé seulement par la raison hmnaine ? Si l'on comprend bien Justin, n'y a-t-il pas lUle dimension divine dans l'idée de « Logos séminal (AOyOç cmtp�anK6ç) ;} ?

1 10

L ZHANG CONCLUSION

Si les auteurs des apologies à partir du III' siècle sont plutôt des chrétiens de naissance » 84, ce ne fut pas le cas pour les Pères apo­ logistes du n' siècle, qui sont généralement des « païens convertis ». Même si les Pères sont fervents de la foi chrétienne, ils ont vécu dans un monde hellénisé, suivi une éducation grecque, connu profondé­ ment la culture grecque85. Les Pères, en plus de l'Écriture sainte, source première et fondamentale, utilisent la richesse culturelle grecque pour réfuter les doctrines erronées et pour défendre efficace­ ment la rationalité et la vérité de la doctrine chrétienne. Les paroles de Joseph Doré méritent d'être citées ici : « Ce fut une grande aven­ ture que la rencontre de la foi chrétienne avec la culture grecque au tout début du Christianisme ! Ce fut, ni plus ni moins, la rencontre et l' affrontement de deux visions du monde et de deux systèmes de valeurs : foi et démarche confessante d'un côté, rationalité et méthode philosophique de l'autre. Allait-il être possible d'assumer le double héritage du judaïsme et de l'hellénisme, de revendiquer la double fidélité à la foi chrétienne s'offrant à prendre le relais de la loi juive, et à la raison devenue grecque ? [ ] Sereines et réussies, ou conflic­ tuelles et alors décevantes, les relations ainsi nouées par le christia­ nisme patristique avec la pensée antique païenne restent pleines d'en­ seignements dans l'affrontement toujours en cours, et pour la confrontation toujours à poursuivre, du christianisme contemporain avec tant de domaines de la culture humaine dont on mesure «

. . .

84 Les chrétiens sont-ils une nouvelle « race ;} au-dessus des barbares, des Grecs et des Juifs selon Aristide ? Voir ARISTIDE, Apologie, 2, 2 (version syriaque), p. 1 89 : « Il existe quatre races d'hommes en ce monde : les barbares et les Grecs, les Juifs et les chrétiens. ;} Reprise en 2, 4 (version syriaque), p. 1 9 1 . Oui et non. Ils sont un peuple nouveau qui peut participer intégralement au Logos divin grâce à l'Incarna­ tion et la Passion du Christ. Mais en même temps, il n'y a plus ni Juifs, ni Grecs, ni barbares puisque tous sont un dans le Christ. Ainsi, la « race chrétienne ;} ne doit pas être comprise comme ce qui se distingue des barbares, des Juifs ou des Grecs. Voir aussi D. K. BUELL, Pourquoi cette race nouvelle ? Le raisonnement ethnique dans le christianisme despremiers siècles. Traduit de l'anglais par C. EHLINGER (Patrimoines. Christianisme ancien), Paris, Cerf, 2012. 85 Venant d'une autre culture pour étudier la théologie selon une manière occi­ dentale, je trouve que, dans ces conflits, l'enjeu de la culture n'est pas le seul : il y a aussi celui du langage, du concept : le langage, le concept et la mentalité sont étroite­ ment liés, en effet.

LES PÈRES APOLOGISTES FACE À LA CULTURE GRECQUE

111

aujourd'hui conuue jamais la richesse et la diversité. » 86 En analysant le chemin de la conversion de Justin, surtout du platonisme au chris­ tianisme, R. M. Thorsteinsson arrive à la conclusion qu'il n'est pas juste de traiter cette question selon la manière « either-or » - soit pla­ tonisme, soit christianisme -, mais qu'il faut la traiter avec l' idée « both-and : both theology and philosophy . . . both Jerusalem and Athens »87 De fait, la question de la rencontre du christianisme avec les autres cultures est restée d'actualité, dès le début et jusqu'à nos jours. Les conflits n'étaient et ne sont pas absents, comme en témoignent, au cours de l 'histoire du christianisme, les exemples des martyrs et des rnissiOlmaires. Ces conflits sont, dans un certain sens, inévitables puisque l'Église a reçu la mission d'annoncer la Bonne Nouvelle à toutes les nations, c'est-à-dire à toutes les cultures qui ne connais­ saient pas le christianisme. Conuuent cette rencontre s'est-elle opé­ rée ? Les Pères apologistes, Justin en particulier, indiquent un chemin qui consiste à chercher des points conuuuns entre le christianisme et la culture grecque et à confmner la « bonne partie » de celle-ci. Même si tous ne sont pas d' accord, la plupart des Pères et des théologiens acceptent cette idée, et, plus tard, beaucoup de missionnaires l'utili­ seront, conuue Matteo Ricci, Vincent Lebbe et tant d'autres. L'Église reconnaît la valeur de ces expériences vécues, douloureuses quelque­ fois mais réellement fructueuses. Ainsi, la Déclaration sur les relations de l'Église avec les religions non chrétiennes du Concile Vatican II affirme que « l'Église catholique ne rejette rien de ce qui est vrai et saint dans ces religions [ . . . ]. Quoiqu'elles diffèrent en beaucoup de points de ce qu'elle-même tient et propose, cependant [elles 1 apportent souvent un rayon de vérité qui illumine tous les honuues »88 C'est dans le même sens que le Concile a repris le terme de Justin pour expliquer l' attitude juste et favorable des missionnaires face aux autres cultures et traditions dans lesquelles ils peuvent « découvrir avec joie et respect les semences du Verbe qui s'y trouvent cachées »89 86 J. DORÉ, « Préface », dans POUDERON, DORÉ (éds), Les apologistes chrétiens, p. IX. 87 R. M. THORSTEINSSON, By Philosophy Alone, p. 516. 88 CONCILE VATICAN II, Nostra LEtale, 2. 89 CONCILE VATICAN II, Ad Gentes, 1 1 . Voir aussi 15 : « Quand l'Esprit Saint, qui appelle tous les honnnes au Christ par les semences du Verbe et la prédication de l'Évangile . . . "

l 12

L ZHANG

Ce même document demande aussi aux missionnaires de « se joindre à ces hommes dans l'estime et la charité . . . avoir part à la vie culturelle et sociale. . . être familiers avec leurs traditions nationales et religieuses »90. Ainsi, pour une bOlllie œuvre missionnaire, il faut un dialogue et une connaissance profonde de la culture à laquelle s'adresse la mission, comme le montre déjà l'exemple de Justin et comme en témoigne aussi un prêtre missionnaire de notre temps : « le processus d'évangélisation se réalise dans un double mouvement d'incultrnation du christianisme et de christianisation de la cultrne » 91 Il n'est pas toujours facile de trouver un « juste milieu » dans les situations complexes et difficiles, cependant, l'attitude de l'Église envers les autres cultrnes ne témoigne-t-elle pas déjà d'un esprit de conciliation ? N' est-elle pas un chemin pour résoudre les conflits cau­ sés par la différence culturelle ? F 57000 Metz Rue Sébastien Leclerc 4 [email protected]

Liang ZHANG Faculté de théologie Institut RSCS & Centre Écritures UCLouvain Université de Lorraine

Suivant le commandement de faire de toutes les nations des dis­ cil?les de Jésus (Mt 28,19), les premiers disciples commencent à porter l'Evangile aux païens, à l'exemple de l'apôtre Paul qui enseigne qu'il n'y a plus de distinction entre Grecs et Juifs car tous sont un dans le Christ (Ga 3,28 ; Col 3, I l). Cependant, ce chemin vers les autres nations, en particulier les Grecs et les Romains, n'est pas sans difficultés ni conflits, dont un des plus remarquables est le conflit culturel que nous trouvons présent chez presque tous les Pères de l' Église, surtout les Pères apologistes. Quelle est la position des Apologistes face à la culture grecque et en particulier la phi­ losophie ? Certains sont plutôt positifs et cherchent l'inculturation voire la christianisation de la culture grecque (Justin, Clément d'Alexandrie) ; d'autres sont plus négatifs opposant un refus quasi total à cette culture (Tatien, Tertullien). Le propos de cet article consiste à analyser les diverses attitudes des Apologistes, Justin en particulier, face à la culture grecque. Résumé

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Pères apologistes, Culture grecque, Christianisme, Philosophie, Conflit, Justin

Mots-clés

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90 CONCll.E VATICAN II, Ad Gentes, I l . 9 1 É. DUCORNET, Matteo Ricci, le lettré d'Occident, Paris, Cerf, 1992, p . 146-147.

LES PÈRES APOLOGISTES FACE À LA CULTURE GRECQUE

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Summary Following Jesus' commandment to make disciples aIl the nations (Mt 28: 19), the first disciples begin to announce the Good News to the Gentiles, like the Apostle Paul who teaches that there is no more distinc­ tion between Greeks and Jews, because all are one in Christ (Gal 3:28; Col 3: 11). However, this path to the other nations, especially to the Greeks and Romans, is not without difficulties and conflicts, one of the mûst remarkable conflicts being the cultural conflict that we find in almost all the Fathers of the Church, especially in the apologist Fathers. What is the position of the Apologists regarding Greek culture and particularly philosophy? Sorne are rather positive and seek inculturation or even Christianization of the Greek culture (Justin, Clement of Alexandria); others are rather negative, opposing an almost total refusaI ofthis culture (Tatian, Tertullian). The purpose ofthis paper is to analyze the various attitudes of the Apologists, Justin in particular, in front of Greek culture. -

Keywords

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Apologist Fathers, Greek culture, Christianity, Philosophy, Con­

flict, Justin

BIBLIOGRAPHIE

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Syriaques et Turcs, quel dialogue ? Depuis plus de cent ans, le génocide commis par le gouvernement unioniste en 1915 contre les minorités chrétiennes de l'Empire otto­ man est toujours nié par l' État turc, mais commémoré chaque année par les Annéniens, les Grecs du Pont et les Syriaques. Le chemin de réconciliation entre ces minorités et le peuple turc est toujours bloqué par le négationnisme des gouvernements turcs successifs. Dans le même processus, les minorités ont à leur tour développé une méfiance et un mépris à l'égard des dirigeants turcs1 Pour mieux comprendre cette situation de « l'impossible réconci­ liation » entre le peuple turc et les minorités chrétiennes, nous allons nous pencher sur le cas des Syriaques. Dans cette contribution, nous tenterons d'apporter quelques éléments de réponse pour mieux com­ prendre comment les Syriaques, sans la reconnaissance du génocide par la Turquie, ont une difficulté majeure d'entrer en dialogue avec les Turcs. Pour ce faire, nous décrirons d'abord les causes du néga­ tiOlmisrne du gouvernement turc, ensuite les mécanismes qui peuvent amener les Turcs et les Syriaques à négocier leur vision différente du génocide comme histoire commune, et enfin, au moyen de quelques exemples, nous montrerons les influences du génocide sur l' identité des Syriaques2

l La cOffirlllmauté scientifique internationale a publié un ouvrage collectif réservé au génocide de 1915. Les différents intervenants tentent de comprendre la négation du génocide par les Turcs et le besoin de mémoire de la part des rescapés, Armé­ niens, Grecs pontiques et Syriaques. Conseil scientifique international pOlIT l'étude du génocide des Annéniens, Le génocide des Arméniens, Paris, Annand Colin, 2015. Un autre travail réalisé par des chercheurs d'origine française, turque et annénienne est aussi important pour comprendre la polémique qui touche le génocide de 1 9 1 5. H. BOZARSLAN, V. DucLERT, R. KEVORKIAN, Comprendre le génocide des Arméniens. 1915 à nosjours, Paris, Tallandier, 2015. 2 Descendants des anciens Assyriens, Chaldéens et Araméens, les Syriaques sont les premiers habitants de la Mésopotamie à avoir accepté le christianisme dès ses premières heures. Divisés en quatre Églises (nestorienne, jacobite, chaldéenne, sy­ riaque catholique), en 1 9 1 5, ils deviennent lUle proie facile pour le gouvernement des Jeunes-Turcs. En même temps que les Arméniens et les Grecs pontiques, les Syriaques subissent lUl génocide dans lequel trois quarts de lem population est exterminée.

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LES RAISONS DU NÉGATIONNISME TURC FACE AU GÉNOCIDE DE 1915

Quelques écrivains et intellectuels turCS admettent aujourd'hui que les minorités chrétiennes de la fin de l'Empire ottoman ont subi une catastrophe humanitaire. Mais la parole et les écrits de ces intellec­ tuels sont réduits à néant par les gouvernements successifs de la République de Turquie. Voici quelques éléments permettant de mieux comprendre les raisons qui poussent les gouvernements turcs succes­ sifs à nier le génocide de 1915. 1. Le rôle des pays victorieux de la Première Guerre mondiale Les pays victorieux de la Première Guerre n'ont pas pu concilier la reconnaissance de la souveraineté nationale turque et la nécessité internationale de châtier les auteurs des crimes ottomans commis contre les Arméniens, les Grecs et les Syriaques. Pour certains pays de l'Entente, châtier les commanditaires du génocide reviendrait à empêcher les Turcs de retrouver une souveraineté nationale3 Mais lorsque le procès d'Istanbul commence à s'en prendre aux auteurs du génocide qui sont devenus collaborateurs et combattants pour la sou­ veraineté nationale turque, le camp de Mustafa Kemal refuse de par­ ticiper au procès. Il n'éprouve plus l' envie de juger les auteurs des massacres et n 'hésite même pas à protéger les coupables. Le but du procès d'Istanbul du 5 juillet 1919 n'était donc pas de rendre justice aux victimes4 Les accords de Mark Sykes et de François Georges Picot, signés en 1916 par les pays de l'Entente, permettent à l'Angle­ terre et à la France d'avoir de nouvelles colonies au Proche-Orient, sur les terres de l'Empire ottoman. Pour ne pas perdre leurs mandats sur des territoires comme la Syrie, l'Irak et la Jordanie, la France et l'Angleterre sont prêts à abandonner les poursuites contre les génoci­ daires de 19155

3 T. AKÇAM, Un acte honteux, Le génocide arménien et la question de la responsa­ bilité turque, Paris, Éditions Denoël, 2008, p. 533-537. 4 V N. DADRIAN, T. AKÇAM, Jugement à Istanbul. Le procès du génocide des Arméniens, Paris, Éditions de l'aube, 2015, p. 385-386. 5 J. BARR, A fine in the Sand, Brifain, France and the StruggZefor the Mastery of the Middle East, Londres, Simon & Schuster, 20 I l .

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2, Le traité de Sèvres et la disparition du mouvement libéral turc Le 10 août 1920, le traité de Sèvres est compris par le Mouvement national turc de Mustafa Kemal et le gouvernement ottoman d' Istan­ bul comme une insulte à 1 'honneur du peuple turc. Pour le nouveau Parlement d'Anatolie, signer le traité de Sèvres, c'est remettre en question l'existence du Mouvement national, admettre le partage des territoires turcs et condaruner un nombre important d' élus et de cadres anatoliens impliqués dans les massacres6 L'inefficacité et la suppres­ sion de l' idéologie libérale laissent le champ libre au fondamenta­ lisme et au nationalisme turc des années '20. Comme fondateur du mouvement libéral, le prince Sabahaddin prône le partage du pouvoir entre les différentes fractions de la population ottomane. Mais la capi­ tale Istanbul est occupée par les pays de l'Entente et perd sa place centrale dans la politique ottomane. En 19 19, la méfiance, l'hostilité et la haine des Turcs envers leur capitale Istanbul sont tellement fortes que des mouvements nationalistes prellient naissance à l'intérieur de l'Anatolie. Il s'agit des organisations anti-libérales, fondées par d'an­ ciens unionistes qui reprochent à la capitale d'être « le suppôt des envahisseurs » . Avec la mort des idées démocrates et libérales, la nouvelle Turquie donne naissance à un nationalisme « ethniciste » , raciste et xénophobe7 3. L 'idéologie nationaliste du Comité Union et Progrès (CUP) après la Première Guerre Au moment de l'écroulement du régime unioniste, le 3 novembre 1918, Talât et Enver décident la création d'une nouvelle organisation secrète qui porte le nom de Karakol (garde provinciale). Elle coor­ donne la résistance turque d'Anatolie et porte le nom de Mouvement national. C'est cette organisation qui, au mois de mai 1919, offre à Mustafa Kemal la direction de la résistance. Sous sa direction, les nationalistes ottomans franchissent un pas supplémentaire dans la continuité du génocide. Ce qui permet à ce mouvement de gagner du 6 BOZARSLAN, DUCLERT, KEVORKIAN, Comprendre le génocide des Arméniens, p. 351-357. 7 H. BOZARSLAN, « Empire ottoman, Tmquie, monde arabe : de la fin de la Guerre à la fin de l'Empire », dans S. AUDOIN-RoUZEAU, C. PROCHASSON (éds), Sortir de la Grande Guerre. Le monde et ['après-1918, Paris, Tallandier, 2008, p. 336-338.

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terrain en Anatolie auprès des populations locales, c'est de trouver un ennemi commun : les minorités chrétielIDes8. 0 l ailleurs, dans un dis­ cours nationaliste prononcé à Adana le 16 mars 1923, Mustafa Kemal trace les grandes lignes de la politique de sa future République : « Enfin, la patrie revient à ses vrais propriétaires. Les Arméniens et les autres n' ont aucun intérêt ici. Ces lieux bénis sont la patrie de la vraie et unique race turque » 9 4. Modification géographique et démographique de l 'espace anatolien Les guerres msso-turques et balkaniques d'avant la Première Guerre mondiale conduisent à des déplacements de populations musulmanes vers l' Empire ottoman. Un nombre important d'hommes politiques, de militants et de membres de l'intelligentsia turque sont issus de cette immigration. Une fois que la Turquie retrouve sa souveraineté nationale avec le traité de Lausanne en 1923, une deuxième vague d'immigration musulmane débarque en Anatolie. Par un accord signé entre la Turquie et la Grèce suite à la défaite de cette dernière dans la guerre gréco-turque de 19 19- 1922, un million et demi de chrétiens sont obligés de quitter l'Anatolie pour laisser la place à cinq cent mille musulmans venus de Grèce. Cet échange de populations et l' oc­ cupation des biens des communautés chrétiennes a permis à la Tur­ quie d'Atatürk d'inventer une nouvelle histoire pour les habitants de l'AnatolielO 5. La nouvelle République est dirigée par les anciens génocidaires Le traité de Lausanne signé le 24 juillet 1923, donne naissance à la République turque de Mustafa Kemal. Il enterre la question du géno­ cide, cimente l'idéologie « ethniciste » du gouvernement kémaliste et scelle la fin de la présence des minorités chrétiennes en Turquie. Désormais, les survivants et les descendants sont priés de quitter leurs 8 BOZARSLAN, DUCLERT, KEVORKIAN, Comprendre le génocide des Annéniens, p. 358-367. 9 F. GABRIEL, L 'attitude du Saint-Siège face au Seyfo. Le génocide des Syriaques 1915, Mémoire de Master en théologie sous la direction du Pro l-P. Delville, UCLou­ vain, Louvain-la-Neuve, septembre 2014, p. 47-49. 10 BOZARSLAN, « Empire ottoman, Turquie, monde arabe : de la fin de la Guerre à la fin de l'Empire » , p. 339-341.

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terres ancestrales et l'exil devient leur pain quotidienll Une des forces du négationnisme turc est que le gouvernement de la nouvelle Répu­ blique est composé d'anciens membres du Comité Union et Progrès (CUP). Mustafa Kemal, lui-même membre du comité unioniste, pré­ side son pays avec les acteurs du génocide. La liste des unionistes convertis dans les gouvernements successifs de la Turquie est telle­ ment longue qu'il n'est pas difficile de penser que l'idéologie kéma­ liste est 1 'héritière d'une logique nationaliste transmise par les anciens cadres du gouvernement ottoman qui a décidé l' extermination des minorités chrétiennesl2.

II.

«

L'IMPOSSIBLE RÉCONCILIATION

»

Cent ans après le génocide de 1915 commis par le gouvernement ottoman des Jeunes-Turcs, les descendants des victimes syriaques réclament une reconnaissance de cette agression et de leur condition de victimes. De leur côté, les Turcs, descendants des agresseurs, jus­ tifient ces actions comme de l' auto-défense et comme un moyen de survie de l'ethnie turque. Le degré de violence qui caractérise la situa­ tion des Syriaques est tellement important que cela influence leurs émotions, leurs attentes et leur dialogue avec les Turcs. L'examen des différentes situations d'agressions montre que la réconciliation n'est pas toujours possible defacto, voire qu'elle est irréalisable. Dans tous les cas, la réconciliation est le seul processus qui permettrait de favo­ riser la transition entre les divisions passées et l'avenir commun des différents belligérants13 Dans le cas des Syriaques, il n'est pas ques­ tion de nier l'existence du génocide commis par le gouvernement ottoman : l'objectif est de tirer des leçons historiques de ces événe­ ments, afm de mettre en pratique des moyens disponibles pour tourner la page de la violence.

11 BOZARSLAN, DUCLERT, KEVORKIAN, Comprendre le génocide des Arméniens, p. 359-360. 12 http://www. irnprescriptible.fr/turquie-rnernoire/recyclage .html#recyclage (vu le 30 mars 2017) 1 3 V. Rosoux, « Réconciliation post conflit : à la recherche d'lUle typologie ,>, dans Revue Internationale de Politique Comparée, 22/4, 2015, p. 559-562.

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1. Les mécanismes de rapprochement entre Turcs et Syriaques Pour concrétiser la possibilité d'une réconciliation entre les prota­ gonistes, il faut imaginer des processus situés entre la coopération institutionnelle et la justice transitionnelle14 Dans le cas du génocide des Syriaques, il n'y a pas en Turquie de coopération institutionnelle qui prévoie une réconciliation possible entre les deux peuples. L'ab­ sence de coopération des institutions turques avec celles des Syriaques trouve ses origines dans la formation de la République de Mustafa Kemal. Héritière des anciens cadres des unionistes ottomans, cette République ne reconnaît aucune existence religieuse ou laïque à des institutions qui ne sont pas turques et musulmanes. Même les institu­ tions religieuses de Turquie refusent de reconnaître l'existence pos­ sible de la religion syriaque. Et pourtant, les institutions religieuses ne devraient-elles pas défendre une vision spirituelle qui considère la réconciliation comme un processus transcendantal impliquant la vérité, la justice et le pardon ? En règle générale, si un groupe commet un crime contre un autre groupe, il est presque impossible que le coupable se punisse lui­ même. Dans le cas turc, les génocidaires n'ont jamais eu un procès appuyé sur les règles juridiques d'une nation dans la poursuite des crimes contre l'humanité dont elle-même s'est rendue coupable. La difficulté et l'échec d'une réconciliation entre Turcs et Syriaques trouvent dès lors leur origine dans l' idéologie turque incapable de reconnaître sa culpabilité15 Depuis 1915, aucun représentant du gou­ vernement turc n'a formulé une seule idée de réconciliation avec les descendants des victimes et les rescapés du génocide. Aucun ministre turc n'a cherché à remettre en question les récits nationaux qui touchent au génocide, n'a cherché à gommer les incidents du passé et n'a tenté d'agir sur le ressenti et la haine qui y sont liés. Quant au travail de mémoire mené depuis des générations par les Syriaques, il doit poursuivre l' objectif suivant pour aboutir à une réconciliation possible avec le peuple turc. Il faut « remémorer le passé en apaisant son sens initial (l'affrontement d' ennemis hérédi­ taires) et en intégrant un sens nouveau (le déchirement de peuples frères) » 16 Lorsque les Syriaques commémorent les événements de 1 4 Rosoux, « Réconciliation post conflit : à la recherche d'lUle typologie », p. 565. 1 5 AKÇAM, Un acte honteux, p. 538-539. 16 P. RICŒUR, « Entre mémoire et histoire », dans Projet, 248, 1 996, p. 13-14.

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1915, ils ne doivent pas assimiler tout le peuple turc à celui du gouvernement ottoman des Jeunes-Turcs. Ils peuvent commémorer ce génocide comme la déchirure des deux peuples, même si les gouvernements successifs depuis Atatürk n'ont jamais reconnu leur statut de victimes de ces événements. Quand il a stigmatisé les minorités chrétiennes comme fossoyeurs de l'Empire ottoman, le peuple turc était manipulé par les gouverne­ ments nationalistes. Car le gouvernement jeune turc et les kémalistes ont présenté les problèmes économiques et géographiques du peuple turc comme la cause des réclamations des minorités chrétiennes. Le génocide de 1915 et les massacres commis par le Mouvement national pour l'indépendance seront dès lors compris par les gouvernements successifs comme le moyen de permettre la survie et l'existence du peuple turc. Encore aujourd'hui, dans les manuels scolaires en Tur­ quie, ces événements sont présentés comme moyens de « sauver l'honneur » du peuple turcl7 Face à cette déchirure entre les deux peuples, les Syriaques demeurent blessés dans leur chair, car leur mal­ heur n'est toujours pas compris par les gouvernements de la Répu­ blique de Turquie. 2. Les acteurs de la réconciliation Pour mettre en œuvre les origines et les mécanismes des appels à la réconciliation, deux perspectives s' imposent. 0 'un côté, cette réconciliation n'est possible que dans le dialogue entre les deux pro­ tagonistes. De l'autre côté, on constate que les efforts de certains groupes au sein de la nation ne permettent ni d'influencer l'ensemble de la population, ni de donner un signal clair à l'ancien ennemi 1 8 Dans le cas des Syriaques, il faudrait une volonté politique assez forte de la part du gouvernement turc pour conduire à un rapprochement entre les deux peuples. Il est clair qu'aujourd'hui le dialogue entre certains écrivains turcs et syriaques est de l' ordre du possible, mais il n'est pas encore assez fort pour inciter les deux peuples à oublier leurs rancunes. Les rencontres non gouvernementales entre Turcs et 17 A.E. UZUNDERE, lnsanlik Suçu ; Igdir ve Çevresinde Enneniler 'in Türk Kirimi, Ankara, Türk Tarih Kurumu Basirnevi, 2002. 18 Rosoux, « Réconciliation post conflit : à la recherche d'une typologie ,>, p. 569572.

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Syriaques montrent que tous doivent se réconcilier d'abord avec eux­ mêmes, avec leur propre histoire, et ensuite avec la réalité telle qu'elle est. Des écrivains turcs comme Hasan Cemal, petit-fils d'Ahmet Dje­ mal, l'un des trois ministres à avoir décidé l' extennination des mino­ rités chrétiennes, tend la main : il rend hommage aux victimes du génocide et, comme journaliste, il veut réconcilier les Turcs avec leur histoire. Mais le gouvernement actuel de Recep Tayip Erdogan a interdit toutes les publications d'Hassan Cemal, parmi lesquelles son livre sur le génocide arménien19 Taner Akçam, sociologue et histo­ rien, enseigne au Centre pour l'Holocauste et les génocides à l'uni­ versité de Minnesota aux USA. En 1995, sa thèse sur Le nationalisme turc et le génocide arménien sur lefond des tribunaux à Istanbul entre 1919 et 1922 lui permet d' obtenir son doctorat à l'université de Hanovre en Allemagne. Depuis 1996, l'entrée en Turquie lui est inter­ dite20 Orhan Parnuk, prix Nobel de littérature en 2006, a vu ses livres et ses écrits interdits en Turquie après qu'il a reconnu le génocide arménien. Kemal Yalçin, une fois terminées ses études de philosophie à Istanbul, a publié plus de vingt livres romancés sur les minorités de Turquie. Après des années de rencontres, de témoignages, de visites sur les lieux des massacres, son œuvre colossale publiée en trois volumes est consacrée au génocide des Syriaques, mais le gouverne­ ment refuse toujours sa publication sur le sol turc21 3. Un tiers pour la réconciliation Si l'on veut favoriser une éventuelle réconciliation, il faut un tiers qui permette le dialogue. Des institutions gouvernementales et inter­ nationales peuvent jouer un tel rôle dans un rapprochement possible entre les Syriaques et les Turcs. Les appels officiels à la réconcilia­ tion, en effet, sont essentiellement extérieurs. Par exemple dans le cas du Rwanda, les efforts sont relayés et fmancés par le gouvernement belge. Au lendemain du génocide, les autorités belges, marquées par la violence ethnique, se présentent comme les principaux acteurs œuvrant pour la réconciliation rwandaise. Pour tourner l'une des 1 9 H. CEMAL, 1915 le génocide annénien, Paris, Les Prairies Ordinaires, 2015. 20 DADRIAN, AKÇAM, Jugement à Istanbul. 21 K. YALÇIN, Suryaniler ve Seyfo, Leck, Druck und Bindearbeiten, 2014.

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pages les plus sombres de la diplomatie belge, le gouvernement fmance un grand nombre de projets qui œuvrent pour le rapproche­ ment au sein du peuple rwandais22 Dans le cas du génocide des Syriaques, les pays qui peuvent influencer les institutions turques sont l'Allemagne, la France, l'Angleterre et les États-Unis. D' abord l'Allemagne, l'alliée des Turcs lors de la Première Guerre mondiale. Durant cent ans, elle ne s'est pas prononcée sur l' existence du génocide perpétré contre les minorités chrétiennes. Soucieuses de leur politique de l'époque, et pour tourner une des pages de l'histoire militaire allemande, en 20 15, les autorités allemandes ont reconnu le génocide des Arméniens et des Syriaques, ainsi que la responsabilité de leur gouvernement23 Malgré la présence d'une communauté importante de Turcs en Allemagne et les échanges économiques assez développés avec l'Europe, le gouvernement turc refuse de négocier la reconnaissance d'une culpabilité dans la question du génocide. Dès la fin de la Grande Guerre, la France, pour défendre ses intérêts en Orient, se rapproche des nationalistes turcs d'Anatolie et, en 1919, signe un accord pour la reconnaissance d'un État turc indépendant. Pour nuire aux intérêts des Anglais en Orient, les Français, en accord avec les Italiens, abandonnent les Grecs et fournissent en secret des armes aux différents mouvements nationalistes turcs24 Il faudra attendre 20 1 2 pour que l'Assemblée nationale française puisse voter une loi punissant la négation du génocide de 1915. La France, comme un des moteurs économiques de l'Europe et un des pays présents en Orient lors de la Guerre 14-18, peut suggérer aux institutions turques, une reconnaissance du génocide et une réconciliation des peuples de Turquie, afin de permettre à celle-ci d'entrer dans la Communauté Européenne. L'Angleterre, puissance militaire et économique après la fm de la Première Guerre, veut punir les commanditaires du génocide. Mais vers 19 19, elle reste isolée sur le plan international pour juger ces derniers. Dès 1920, les Britanniques renoncent à exiger le châtiment

22 Y. TERNON, Génocide. Anatomie d'un crime, Paris,Annand Colin, 2016, p. 221268. 2 3 http://www. Ie[igaro. [r/internationaI/20 1 6/06/0 1/0 1 003 -20 1 6060 1 ARTFIG00357-berlin-et-ankara-se-detient-sm-Ie-genocide-annenien.php (vu le 1 8/05/2017). 24 AKÇAM, Un acte honteux, p. 540-541 .

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des responsables des massacres des Arméniens et des Syriaques25 Bien qu'elle ait été l'une des nations européennes en conflit avec l'Empire ottoman, l'Angleterre demeure la seule aujourd'hui à ne pas reconnaître le génocide de 1915. Pour occulter ce génocide, la Turquie organise le centième anniversaire de la victoire turque sur les Alliés, celle des Dardanelles. À la commémoration de cet événement, l' An­ gleterre envoie le prince Charles pour la représenter"6 Comme gendarme du monde, les États-Unis d'Amérique, allié mili­ taire et économique de la Turquie, peuvent influencer les institutions turques à négocier une rencontre entre les rescapés du génocide et les descendants des génocidaires. Mais la Turquie profite de la place géo­ politique qu'elle occupe en Orient pour détourner toute tentative de reconnaissance du génocide par les Américains. Aujourd'hui les intérêts des puissances mondiales au Proche-Orient sont tellement contradictoires que leurs projets de réconciliation des peuples et les projets humanitaires ne sont réalisables que dans le cadre des intérêts personnels et nationaux. Ainsi, l'accord entre les puissances mondiales doit être une condition sine qua non pour ame­ ner la Turquie à la table des négociations, afrn d' engager des pourpar­ lers sur la reconnaissance historique du génocide de 1915 et en même temps de permettre aux victimes de ce génocide de comprendre que beaucoup de Turcs ont été manipulés, trahis et forcés de commettre ces atrocités. Le dialogue doit être l' objectif de tous afin d' aboutir à une réconciliation entre les deux peuples, Turcs et Syriaques. 4. Les conditions de la réconciliation Pour favoriser une réconciliation après un grave conflit, Valérie Rosoux pose trois conditions27 Tout d'abord, pour préparer le terrain d'un rapprochement possible entre deux anciens ennemis, il faut un leader charismatique. Il s'agit d'une personne qui occupe une place légitime aux yeux des deux camps. Il peut demander à la population de ne plus se laisser guider par des sentiments de haine qu'il a lui­ même partagés et dépassés. C'est ici que les responsables officiels 2 5 AKÇAM, Un acte honteux, p. 542-544. 26 http://www. la-croix.com!ActualitelMonde/La-Tmguie-cornrnernore -1es-Darda­ nelles-pour-occulter-Ie-genocide-arrnenien-20 15-04-23-1305443 (vu le 1 8/0412018) 27 Rosoux, « Réconciliation post conflit : à la recherche d'lUle typologie ;>, p. 577.

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jouent un rôle important dans le dialogue entre les différents belligé­ rants, Dans le cas du génocide des Syriaques, la Turquie ne permet pas aux leaders turcs de dépasser leurs sentiments de haine envers les minorités chrétiennes qui peuplaient jadis les plaines de l'Anatolie. Les quelques écrivains et intellectuels qui veulent jouer un rôle dans ce sens sont condanrnés à l'exil et leur parole reste sans écho auprès de la population locale. Ensuite, sur le plan politique, si le rapprochement est indispensable, les anciens ennemis font tout pour le mettre en œuvre. Ici le rappro­ chement devient nécessaire pour les intérêts et la survie des deux camps. L'empathie et le réalisme gagnent du terrain dans les relations entre les anciens elliernis et, par la création de nouveaux liens, ils transforment les relations des belligérants. Depuis la naissance de la République turque, les gouvernements n'arrêtent pas de pousser toutes les minorités, chrétiellies ou non, à quitter leur territoire. Les institu­ tions turques ne voient pas le rapprochement entre Syriaques et Turcs comme synonyme de survie de l'État. Aujourd'hui quatre-vingt-dix pour cent de Syriaques vivent à l'étranger et le dialogue qui existe entre les deux camps n'influence presque plus les institutions turques. Enfin pour pouvoir dépasser le conflit, il est intéressant pour les deux camps de le situer dans son contexte historique. Bien sûr, la violence du passé laisse ouvertes les blessures et les empêche de cica­ triser. Chacune d'elle doit être soignée, une par une. Vue sous cet angle, la réponse aux atrocités de masse est sans doute individuelle. D'où l'importance pour chacun de chercher l'origine du commence­ ment de chaque conflit. Pour les Syriaques, il s'agit d'un génocide et non d'un conflit de guerre. Le génocide élimine et engloutit tout. Ses conséquences sur le plan émotionnel sont incommensurables. La tris­ tesse des survivants est inconsolable et la fin de la souffrance paraît reportée à l'infini. Mais les Syriaques doivent comprendre que cette violence de masse est le fruit de quelques politiciens nationalistes qui portent le nom de Jeunes-Turcs. C'est l'émigration des musuhnans de Russie et des Balkans, la corruption des fonctionnaires ottomans, les agressions des aghas kurdes, les massacres, les viols et la spoliation des biens des minorités chrétiennes qui vont accélérer le processus de génocide. Incarnés par le Comité Union et Progrès (CUP), les Jeunes­ Turcs voyaient d'un mauvais œil la formation multiculturelle de la nation ottomane. Ils ont alors développé une théorie raciste dérivée du darwinisme afin de montrer la supériorité du peuple turc, prônant

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la transformation de l'Empire ottoman en une nation turque, peuplée uniquement de Turcs. La guerre devint pour les Jeunes-Turcs un champ d'action où ils purent facilement mettre en pratique les idées d'extennination des minorités non-rnusuhnanes28. 5. Le rôle de la religion La religion est un facteur d'identité en Orient et pourrait être un lien de rencontre et de conciliation entre Turcs et minorités chré­ tiennes. Mais il s'agit de deux religions différentes qui n' ont pas le même regard sur la place que la réconciliation peut jouer dans la vie du croyant. En tant que chrétiens, les Syriaques comprennent la réconciliation comme un des sept sacrements qui fondent la vie du croyant, mais les Turcs, comme sunnites, ne la recOlmaissent pas dans les cinq piliers de l'Islam. Pour le chrétien, il ne s'agit pas seulement de se réconci­ lier avec son frère de la même religion, mais avec son prochain quel qu'il soit. Dans le Coran, les sourates consacrées à la réconciliation s'adressent en général aux musuhnans29 Le génocide des Juifs en Allemagne ou des Tutsis au Rwanda a abouti à une « réconciliation nationale » dans les pays de culture chrétienne, mais nous n'avons pas connaissance d'un tel exemple dans un pays musulman. 6. L 'influence du génocide sur l 'identité syriaque. La destruction du monde intellectuel syriaque par le génocide de 1915 crée une fracture dans l'avenir de l'identité des Syriaques. Au XIX' siècle apparaît un mouvement intellectuel qui défend l'idée de la construction d'une nation « assyrienne » sur sa terre ancestrale. For­ més dans les collèges créés par des missionnaires européens, les intel­ lectuels syriaques comme Asour Yusuf, Naurn Faik, Feridun Aturaye et Senharib Bali sensibilisent le peuple par la publication de journaux et l'organisation de rencontres afm de trouver une unité nationale au sein du peuple syriaque divisé en plusieurs Églises. Mais le génocide perpétré par les Jeunes-Turcs met fin à tout espoir de création d'une « mère patrie ». Tous ceux qui avaient un statut de leader ont été tués 28 TERNON, Génocide. Anatomie d'un crime, p. 155-192. 2 9 Coran 3, 108 ; 4, 114-129 ; 8, 1 ; 49, 9-1 1 .

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ou forcés à la déportation et l'intelligentsia syriaque a été réduite à néant. Le génocide ne s'est d'ailleurs pas limité à 1915 : il a continué sous d' autres formes, telles que l' obligation de parler le turc, le chan­ gement du nom de famille, l'impôt sur la fortune et la confiscation des biens. Ces traumatismes causés par le génocide conduisent les Syriaques à développer une identité d'isolement, de méfiance envers les autres et de renfennernent sur soi, et à créer l'idée de « victime éternelle » . Pour l'écrivain et enseignant syriaque, Feyaz Kerimo, le génocide de 1915 a des effets irréparables sur l'identité des Syriaques. Cette identité est affaiblie et divisée. Les Syriaques sont définis sur leurs propres terres comme une minorité ou plutôt, comme une minorité religieuse, et plus souvent comme une communauté. Pour priver les Syriaques de leurs droits et libertés, l'État turc et ses institutions uti­ lisent consciemment le terme de communauté. Laissés à l'état de « sous-développement » intellectuel par les gouvernements successifs, les Syriaques ont été obligés de défmir leur identité autour de l'Église et de la religion. Entourés d'une majorité de musuhnans, ils se sont définis tout naturellement comme des chrétiens. Mais avec l'immigra­ tion en Europe, la question de l' identité ne se règle plus sur la base de l'appartenance religieuse. Les Syriaques développent une multi­ tude de recherches identitaires douteuses. Tel groupe prétend avoir des origines araméennes, en partant du fait qu'il parle araméen. Pour tel autre groupe, les Syriaques sont les descendants des anciens Assyriens qui ont fondé le premier empire en Mésopotamie. Aujourd'hui, à cause de la présence de certains fanatiques au sein des deux groupes, le débat tourne à la négation de l'autre. Dans ce contexte, la fracture créée par le génocide dans l'identité syriaque elle-même constitue la destruction de l'espoir pour un avenir en commun entre les deux peuples30. CONCLUSION

Malgré les preuves scientifiques et historiques de l' existence des crimes, les gouvernements successifs de la Turquie refusent de recon­ naître les évidences. Les rescapés de ce génocide continuent à trans­ mettre de génération en génération la mémoire des atrocités subies par 30 http://repairfuture.netlindex.php/frll-identite-point-de-vue-de-turquieI191 5-adetruit-I-espoir-d-avenir-de-Ia-societe-assyrienne (vu le 2010412017).

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leur population. Cent ans après 1915, la blessure est toujours là, elle est transmise de père en fils et de grands-parents à petits-enfants, jusqu l à l' épuisement des mémoires. C'est en se retranchant derrière le principe de la souveraineté natio­ nale que le gouvernement turc présidé par Mustafa Kemal refuse de collaborer avec les Occidentaux afin de sanctionner les auteurs du génocide. Pour ce gouvernement, ({ une nation ne peut être châtiée par une violation de sa souveraineté » et toute tentative en ce sens est considérée comme une agression. Pour le Mouvement national turc, punir les coupables revient à porter un coup à l'indépendance natio­ nale. Ces anciens cadres encouragent les nouveaux massacres, spo­ lient les biens des minorités, organisent l'occultation de l'histoire, transforment le génocide en déni et en négationnisme. Face à ce géno­ cide de 1915, le devoir et le but de la nouvelle République d'Atatürk est de laver 1 'honneur de ceux que ces cadres remplacent sur la scène politique turque. La négation du génocide par la République turque peut se comprendre comme relevant de l'idéologie de la continuité du nationalisme turc transmis depuis le XIX' siècle jusqu'à nos jours. Il est également difficile d'affirmer que la volonté des pays victo­ rieux de la Première Guerre mondiale, tout particulièrement celle des Anglais, est uniquement basée sur les principes universalistes comme les ({ droits de l'homme » et non sur des intérêts économiques. Ce qui est sûr, c'est que, dès qu'il y a conflit d'intérêts, les principes univer­ salistes sont tout simplement abandonnés et un relâchement des efforts internationaux à ce sujet se fait sentir dans les rangs des Occidentaux. La question est celle-ci : si la sanction des auteurs du génocide n'avait pas été liée à la partition du territoire anatolien, le négationnisme turc n'aurait-il pas été fort différent3l ? La reconnaissance du génocide met en péril 1 ' avènement même de la République de Turquie. Car la survie de cette République implique que les gouvernements successifs parlent le moins possible du géno­ cide et même le cachent. Avec la naissance en 1923 de la République de Turquie, c'est le déni du génocide et la négation des victimes. Toute remise en cause de ces vérités historiques menace l'existence de la Turquie et tous les Turcs qui s'identifient à elle. Le négation­ nisme turc est lié à l'histoire même de la Turquie. D'où l'encadrement

3 1 AKÇAM, Un acte honteux, p. 533-537.

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permanent de la société tnrque par un discours d' État-nation qui s'oblige à adbérer à une idéologie de falsification de l'histoire32 Depuis cent ans, les gouvernements successifs de la République tnrque véhiculent à travers le monde une image d' agresseur, d'enva­ hisseur et de génocidaire, sans accepter la lecture que les autres nations font de leur histoire. Cette lectnre leur permettrait cependant de se réconcilier avec leur propre passé et les grandirait aux yeux du monde. Ils y gagneraient économiquement car l'argent qu'ils inves­ tissent pour nier le génocide pourrait servir à améliorer les infrastruc­ tnres de leur pays. La Turquie est un musée à ciel ouvert : la recon­ naissance du génocide pourrait favoriser le travail des archéologues et des chercheurs étrangers et mettre ainsi en valeur un patrimoine jusqu'ici inexploité. Il serait aussi permis aux Arméniens et aux Syriaques exilés d'investir dans les provinces orientales de l'Anatolie pour reconstruire leurs villages abandonnés et trouver ainsi une place dans l'histoire de la Turquie. Mais aujourd'hui la Turquie est tellement sollicitée sur le plan géo­ politique du Moyen-Orient qu'elle se voit comme une puissance indispensable dans les négociations. Comme il y a cent ans, les grandes puissances occidentales préfèrent fermer les yeux sur les questions des droits de l'homme et sur un génocide « du passé » , plutôt que d'obliger l'État tnrc à s'asseoir à la table de négociation. Il est souvent délicat d'intervenir dans les affaires intérieures d'un État-nation. La plupart du temps, ce type d'ingérence produit des résultats négatifs pour la reconnaissance des pages noires de l'histoire d'un pays. Faute de détermination suffisante de la part des gouverne­ ments turcs, la période qui touche la fin de l'Empire et le début de la République reste incomprise et taboue pour le peuple tnrc. Le géno­ cide de 1915 amène les Syriaques à un repli identitaire qui les empêche de voir que l' ensemble du peuple turc n' est pas responsable des mas­ sacres, mais qu'il a lui-même été victime des manipulations des géno­ cidaires. Ils doivent s'efforcer de gommer l'image du turc « ennemi éternel ». Sans cet effort pour tourner la page sombre de l'histoire commune aux deux peuples, toute réconciliation est impossible.

32 BOZARSLAN, DUCLERT, KEVORKIAN, Comprendre le génocide des Arméniens, p. 360.

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4000 Liège Rue de l'Arbre Sainte Barbe, 353 [email protected]

Fikri GABRIEL Faculté de théologie Institut RSCS UClouvain

Résumé Plus de cent ans après le génocide de 1915, le chemin de récon­ ciliation entre Turcs et Syriaques est loin d'être une réalité possible pour les deux peuples. L'idée même est bloquée par le négationnisme de la Répu­ blique turque, ainsi que par la méfiance et le mépris des Syriaques à l'égard des dirigeants turcs. La conséquence de cette situation conduit les survivants Syriaques à créer une identité d'isolement, de repli sur soi et à fuir un pays qui met en doute une évidence historique. Comment les Syriaques, sans la recollllaissance du génocide par la Turquie, pourraient-ils entrer en dialogue avec les Turcs ? Nous tenterons ici d'apporter quelques éléments de réponse. -

Mots-clés Dialogue, Génocide (Seyfo), Syriaques, Turcs, reconnaissance, impossible réconciliation, diaspora -

Summary More than a hundred years after the 1915 genocide, the path of reconciliation between Turks and Syriacs is far from being possible for both peoples. The very idea is blocked by the negationism of the Turkish Repu­ blic, as weU as by the distrust and contempt of the Syriacs towards the Turkish rulers. The consequence of this situation is that the Syriac survivors create an identity of isolation and withdrawal, and flee a country that casts doubt on historical evidence. How could the Syriacs, without the recognition of the genocide by Turkey, enter into dialogue with the Turks? We try here to provide sorne insights. -

Dialogue, Genocide (Seyfo), Syriacs, Turks, Recognition, Impossible reconciliation, Diaspora

Keywords

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IV. En pratique...

Conflits, conciliation, réconciliation. L es représentations religieuses des jeunes et

«

l'école du dialogue

»

comme application du concept de «

frontières

»

de Paul Tillich

Grâce à la théologie systématique et notamment au concept de « frontières » emprunté à Paul Tillich, le texte qui suit propose des pistes de réflexion pour éclairer les conceptions des jeunes quant à leurs représentations religieuses. Parfois floues, parfois en opposition avec celles des autres croyants, ces représentations ne permettent pas toujours le dialogue et la rencontre avec autrui. La visée de cette réflexion est donc de proposer une voie de conciliation qui consiste dans l'acceptation d'une « situation de fait » assumée à la frontière, pour faire face aux conflits socioreligieux explicites ou latents, pré­ sents ou à venir, le tout débouchant sur des possibilités de réconcilia­ tion par la pacification dans la rencontre de l'autre et de soi. De nos jours, trop souvent, le religieux crispe et est perçu comme potentiel­ lement source de conflits. Au lieu de rejeter la pratique religieuse et la réflexion sur le religieux dans la sphère privée, il est temps de trouver des méthodes pour ré-apprivoiser la question religieuse dans notre sociétél Cet enjeu concerne particulièrement le monde scolaire - et il est probablement encore plus épineux dans les écoles cathol Jean-Marc FERRY rappelle l'importance de la contribution des religions et des convictions à la société, que ce soit dans le débat ou dans la recherche de l'identité emopéelllle. l-M. FERRY, Sur le potentiel critique des religions dans l'espace euro­ péen, dans P. GISEL, l-M. TÉTAZ (éds), Théories de la religion. Diversité des pratiques de recherche, changements des contextes soda-culturels, requêtes réflexives, Genève, Labor et Fides, 2002, p. 350-3 6 1 . Jürgen HABERMAS va dans le même sens lorsqu'il affirme : « Ce qui motive mon intérêt pour la question de la foi et du savoir, c'est le désir de mobiliser la raison moderne contre le défaitisme qu'elle couve en son sein. ;} (l HABERMAS, Entre naturalisme et religion. Les défis de la démocratie, Paris, Galli­ mard, 2008, p. 145). Enfin, récemment, les évêques français ont rappelé l'importance de « retrouver le sens du politique ;} dans le document de la CO:w.nSSION PERMANENTE DES ÉVÊQUES DE FRANCE, Dans un monde qui change, retrouver le sens du politique, Paris, Bayard-Cerf-Marne, 2016.

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liques compte tenu de l'identité de départ de celles-ci2 - où les acteurs de l'enseignement sont directement confrontés à la question du dia­ logue inter-convictionnel entre tous. La « situation aux frontières » décrite par Paul Tillich pourrait être la situation idéale pour penser les conflits liés à des représentations différentes de Dieu en pédagogie religieuse et favoriser ainsi un terrain propice aux conciliations. En effet, se situer aux limites permettrait non seulement de rencontrer l'autre mais également de se rencontrer soi face à l'autre et face à soi-même lorsque les jeunes expriment leurs représentations reli­ gieuses. « L'école catholique du dialogue » mise en place en Flandre par Lieven Boeve, directeur général du Katholiek Onderwijs Vlaan­ deren, semble être un essai d'application de cette théorie, même si elle s'appuie officiellement sur une théologie trouvant appui dans les concepts d' « interruption » et de « recontextualisation » du récit chré­ tien3. Notre réflexion se déroulera en trois temps : d'abord une présenta­ tion détaillée du concept de « frontière » chez le théologien allemand, ensuite un éclairage sur les recherches actuelles en pédagogie sur le thème des représentations religieuses et enfin une application de notre recherche au contexte de l'école catholique flamande.

2 Dans un article de 2014, Henri DERROITTE identifie comme enjeu rnajem pOlIT l'école catholique actuelle la question de l'avenir dans les termes suivants : « com­ ment penser l'école catholique au XXIe siècle dans le contexte sécularisé et phrraliste de l'Occident ? ;} (H. DERROITTE, « De la Déclaration Gravissimum Educationis à nos jours. Réflexions sur l'éducation chrétielllle ,>, dans RTL, 45, 2014, p. 383). En France, François MOOG réfléchit également à « la pertinence d'une institution catholique reconnue par la loi comme partenaire de l' État dans sa mission éducative » (p. MOOG, À quoi sert ['école catholique. Sa mission d'évangélisation dans la société actuelle, Paris, Bayard, 2012, p. 1 1 ). 3 Le directem général de l'enseignement catholique flamand s'inspire de la no­ tion d'« interruption » du théologien catholique allemand Jean-Baptiste Metz. Lie­ ven Boeve s'approprie donc ce concept en insistant sm la recontextualisation du récit chrétien dans la société post-moderne (cf. L. BOEvE, « La définition la plus courte de la religion : interruption », dans Vie consacrée, 200311, p. 28-3 1).

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PRÉSENTATION DU CONCEPT DE « FRONTIÈRE

»

chez TILLICH

Définition Selon Paul Tillich, la position aux frontières constitue avant tout une situation pour cheminer vers la cOlmaissance4 et la véritéS qui se trouve à l'intérieur des conflits. Tout conune la littérature grecque le souligne lorsque l'on considère le sort de ses héros tragiques, la reconnaissance des limites favorise la clairvoyance par rapport à l'ob­ jet d'étude. Dans son autobiographie, le philosophe-théologien sou­ ligne l'importance de ce thème qui retrace et synthétise toute sa vie personnelle et académique'. Il écrit : Chaque possibilité que j' ai discutée, j 'en ai discuté dans sa relation à une autre possibilité, pour dire la façon dont l'une et l'autre s'opposent ou sont corrélatives. Telle est la dialectique de l'existence : chaque pos­ sibilité de la vie tend de son propre accord vers une frontière et au-delà de la frontière, là où elle rencontre ce qui la limite. L'homme qui se tient à maintes frontières fait sous maintes fOlmes l'expérience de l'agitation, de l'insécurité et de la limitation inhérente à l'existence.7 4 Il Y a avant tout une préoccupation cognitive dans la délimitation de ce concept : « La frontière est l'endroit idéal où acquérir des connaissances » (P. TILUCH, Do­ cuments biographiques, Paris, Cerf Genève, Labor et Fides Québec, Presses de l'Université de Laval, 2002, p. 13 ; « der Ort der Grenze ist der für die Erkenntnis fruchtbare Ort ,>, Religièise Venvirklichung, Berlin, Fmche, 1929, p. I l ; « The bOlUl­ dary is the best place for acquiring knowledge ,>, The boundary ofour being: a collec­ tion of his sermons; The Etemal Now and The New Being with His Autobiographical Sketch {( On the boundary ,>, Londres, Collins, 1973, p. 297). 5 I l ne s'agit donc pas mliquement de connaître théoriquement mais de tenter d'accéder pratiquement à la vérité grâce « à lUle vérité dynamique ,} qui se situe aux frontières : « La vérité se trouve au sein de la lutte ( les conflits) et du destin ,} (TIL­ UCH, Documents biographiques, p. 15 ; « truth is found in the midst of struggle and destiny ,>, The boundary of our being, p. 298). 6 Dans son autobiographie, P. Tillich donne les titres suivants aux chapitres : entre deux tempéraments, entre la ville et la campagne, entre les classes sociales, entre la réalité et l'imaginaire, entre la théorie et la pratique, entre l'hétéronomie et la théono­ mie, entre la théologie et la philosophie, entre l' Église et la société, entre la religion et la culture, entre le luthérianisme et le socialisme, entre l'idéalisme et le marxisme, entre le pays natal et la terre étrangère (voir « Aux frontières. Esquisse autobiogra­ phique [1 936] ,} dans TILUCH, Documents biographiques, p. 13-62). 7 P. Trr..ucH, Documents biographiques, p. 62. « Each possibility that l have discussed, however, l have discussed in its relationship to another possibility the way they are opposed, the way they can be correlated. This is the dialectic of existence; each of life's possibilities drives of its 0\Vll accord to a bOlUldary and beyond the bOlUldary where it meets that which limits it. The man who stands on many boundaries =

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Dès lors, Tillich invite son lecteur à rejoindre la condition du trans­ frontalier qui existe à la frontière et ne peut éviter les tensions qu'im­ plique sa position. En raison de cette situation inconfortable, l'être humain peut se sentir incapable d' exister aux confms. Soit il se sent alors incapable de franchir cette barrière et se replie à l'intérieur de frontières hermé­ tiques8, soit il franchit la frontière mais ne peut s'empêcher de détruire ce qui ne lui ressemble pas, ce qui est étranger à lui. Tillich avance : « lorsque l'homme se sent incapable de franchir une limite, il se donne pour tâche de l' effacer en anéantissant tout ce qui lui semble étranger » 9 Ces deux solutions de repli ou de conquête de ce qui est autre ne permettent en aucun cas de résoudre le conflit, au contraire du positionnement du transfrontalier qui assume les allées et venues afin de constituer une troisième zone. Participant à l'un et l'autre monde, il considère comme un enrichissement d'être « à che­ val », tout en ne cherchant pas à réduire les différences en présence. Sur la frontière, il est en mesure de considérer l'apport de sa propre culture et de celle d'autrui. Les frontières entre les religions Appliquée aux questions religieuses, la position « à la frontière » s'avère être particulièrement féconde et porteuse de sens. On aurait pu distinguer ici les croyants des non-croyants, les catholiques des protestants, les chrétiens des adeptes des autres religions. Mais la pen­ sée de Tillich n' enferme pas les gens dans des catégories. S ' il existe des frontières, celles-ci se trouvent d'abord à l'intérieur de chaque individu. Pour respecter la pensée de Tillich, trois cas de figure se présentent donc : la frontière entre le sacré et le profane, la frontière entre la foi et la raison et enfm la frontière entre la religion et la phi­ losophie. experiences the lUlfest, insecmity, and inner limitation of existence in rnany fOTIns ;} (TILLICH, The boundary ofour being, p. 349). 8 De fait, saisi par le sentiment d'insécurité, il ne parvient pas à vaincre l'angoisse de ce qui est autre, de ce qui est étranger à lui de l'autre côté de la limite. 9 P. Tn.LICH, « Frontières », dans ID., Auxfrontières de la religion et de la science, Paris, Le Centurion Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1970, p. 46. « Man will die Grenze, die man nicht überschreiten konnte, ausloschen, indern man das Frernde zers­ t6rt;> (p. Tn.LICH, Impressionen und Ref/exionen. Gesammelte Werke XIII, Stuttgart, Evangelisches Verlagswerk, 1972, p. 422).

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La frontière entre le sacré et le profane. - Le pasteur protestant a toujours été sensible au dialogue à instaurer entre croyants et non­ croyants en utilisant la théonomie pour trouver le terrain propice au dialogue. En effet, en considérant qu'il y a une dimension de profon­ deur dans la culture contemporaine au travers des productions humaines, artistiques, littéraires, scientifiques, etc., tout ce qui touche aux préoccupations ultimes de l'existence arrive à un point de ren­ contre possible avec l'Inconditionné. Refusant de délimiter le reli­ gieux en dehors de la vie humaine, « comme une fonction spéciale de la vie spirituelle de l'homme » 10, le théologien préconise plutôt de chercher « la dimension en profondeur dans toutes ses fonctions »11 La frontière entre la foi et la raison. - Un deuxième cas est celui de la limite entre la foi et la raison. Dans Substance catholique et prin­ cipe protestant ou encore dans Le christianisme à la rencontre des autres religions, le théologien établit trois types de religionsl2 : des 10 P. Tn.LICH, Théologie de la culture (L'expérience intérieure), Paris, Planète, 1968, p. 42-43. « This also is TIot the answer to the question of religion as an aspect of the hmnan spirit » (p. Tn.LICH, Theology of culture, Londres-Oxford-New York, Oxford University Press, 1959, p. 7). 11 Tn.LICH, Théologie de la culture, p. 43. « In this situation, without a home, without a place in which to dwell, religion suddenly realizes that it does TIot need such a place, that it does TIot need to seek for a home. 1t is at home everywhere, namely, in the depth of aIl fimctions ofman 's spiritual life. ;} (TILLICH, Theology ofculture, p. 7). 12 P. TILLICH, Le christianisme et la rencontre des religions, Genève, Labor et Fides, 2015, p. 394-395 : « Pom l'instant, on se contentera de déterminer les polarités dont le christianisme et le bouddhisme représentent chacun un des pôles opposés. Comme toutes les religions, ils proviennent tous les deux d'une base sacramentelle, autrement dit, de l'expérience du sacré en tant que présent ici et maintenant, dans tel objet, telle personne ou tel événement. Mais aUClUle des religions supériemes ne se limite à sa base sacramentelle ; elles la dépassent, tout en la maintenant, car tant qu'il y a religion, la base sacramentelle ne peut pas disparaître. Elle peut cependant se bri­ ser et se transcender, ce qui se fait dans deux directions, celle de la mystique et celle de l'éthique, conformément aux deux éléments de l'expérience du sacré : le sacré en tant qu'être et le sacré en tant que devoir-être. Il n'y a pas de sacré, et par conséquent de religion vivante, sans ces deux éléments. Dans toutes les religions en provenance de l'Inde, l'élément mystique a lUle prédominance évidente, de même que l'élément socio-éthique l'emporte clairement dans celles qui proviennent d'Israël. Ce qui à la fois donne lUl préliminaire à tout dialogue entre les religions proprement dites et en même temps éclaire le conflit des éléments du sacré à l'intériem de chaque religion particulière. ;} « The only statement possible at this moment is the determination of the polarities of which Christianity and Buddhism occupy the opposite poles. Like aIl religions, both grow out of a sacramental basis, out of the experience of the holy as present here and now, in this thing, this person, this event. But no higher religion remained on this sacramental basis; they transcended it, while still preserving it, for

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religions ayant une base sacramentelle, des religions insistant sur le caractère prophétique ou critique (pour ne pas absolutiser le sacré) et enfm des religions à portée mystique. Toute grande religion s'appuie sur une base sacramentelle mais aucune religion ne peut s'y limiter. Alors que le catholicisme sera décrit comme une religion fortement sacramentelle qui touchera davantage à la dimension de la foi, le pro­ testantisme avec son principe critique basé sur la raison brise sa forme et la transcende avec une portée éthique13 Il ne s'agit pas de rejeter le catholicisme ou le protestantisme, mais d'allier l'aspect sacré à l'aspect critique. Encore une fois, le positionnement « à la frontière » , dans la complémentarité entre ces deux approches, sera recommandé afin de permettre de garder une tension féconde entre le sacré et le souci critique : sauvegarder le sacré, tout en le mettant à distance de l'Inconditionné qu'est Dieu. La frontière entre la théologie et la philosophie. - Dans son expé­ rience au Japon en particulierl" Tillich découvre la religion de l'autre en se tenant à la frontière afin que le dialogue puisse voir le jour. La méthode utilisée dans son livre consistant en un échange de questionsas long as there is religion the sacramental basis cannot disappear. 1t can, however, be broken and transcended. This bas happened in two directions, the rnystical and the ethical, according to the two elernents of the experience of the holy - the experience of the holy as being and the experience of the holy as what ought to be. There is no holiness and therefore no living religion without both elernents, but the predominance of the rnystical elernent in aIl India-bom religions is obvious, as weIl as the predominance of the social-ethical elernent in those born of Israel. This gives to the dialogue a prelirninary place within the encounters of the religion proper. ;} (p. TIllICH, « Christianity and the Encounter ofWorld Religions ;} dans ID., Writings on religion, Berlin, de Gruyter, 1988, p. 3 1 1 ), ou encore, voir Tn.LICH, Le christianisme et la rencontre des religions, p. 457-458. 1 3 P. TILLICH, Substance catholique et principe protestant, Paris, Cerf Genève, Labor et Fides Québec, Presses de l'Université Laval, 1995, p. 177 : « Bien sûr, le protestantisme ne peut pas accepter la solution hétéronome du catholicisme tardif, qui fait de l' Église romaine le juge souverain en matière de métaphysique et d'éthique philosophique. Cette solution découle nécessairement de l'absolutisme sacramentel du catholicisme romain, et son rejet découle nécessairement de l'autocritique escha­ tologique des Églises protestantes. ;} « Of course, Protestantism cannot accept the heteronomous solution of later Catholicism according to which the Roman Chmch is the final judge of metaphysics and philosophical ethics. This solution is a necessary consequence of the sacramental absolutism of Roman Catholicism and its rejection is a necessary consequence of the eschatological self-criticism of the Protestant churches ;} (P. Tn.LICH, « The Permanent Significance of the Catholic Church for Protestantism ;>, dans ID., Theological writings, Berlin, de Gruyter, 1992, p. 242). 1 4 TILLICH, Le christianisme et la rencontre des religions, p. 281-337.

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réponses touchant à des concepts existentiels mis en relation avec sa typologie évoquée plus haut (le sacré, le critique et le mystique) per­ met de vivre et de comprendre l'interreligiosité car Tillich se place dans une posture où il sait qu'il peut apporter quelque chose à la réflexion de l'autre et que lui-même peut recevoir matière à réflexion à partir des interventions de ces interlocuteurs. Sur le plan personnel, Tillich lui-même a toujours tenté de concilier la théologie et la philo­ sophie grâce à l' œuvre de Schelling en appliquant la justification à la pensée humaine. Il réalise ainsi une philosophie de la religion. Pour Tillich, « si jamais une réunion de la philosophie et de la théologie est possible, elle ne se fera que dans une synthèse qui rend justice à cette expérience de l'abîme dans nos vies. Ma philosophie de la reli­ gion a tenté de répondre à cette exigence. Elle demeure sciemment à la frontière entre théologie et philosophie, en prenant soin de ne pas perdre l'une dans l'autre. Elle tente d' exprimer l' expérience de l'abîme en des concepts philosophiques et de faire voir dans l'idée de justification la limite de la philosophie » 15 En matière religieuse, le positionnement à la frontière à la manière de Tillich permet en fin de compte de comprendre l' autre et de se comprendre sans vouloir ni détruire, ni assimiler sa conviction ou sa religion, d'une part, et sans s' enfermer dans son provincialisme, d'autre partl6 La frontière pour se découvrir soi-même Par ailleurs, ce qui est d'autant plus encourageant avec le concept de « frontières » tel que pensé par Tillich, c'est que celui-ci donne de surcroît l'opportunité à l'être humain aux confins de découvrir la véri­ table frontière de son être car il développe une véritable ontologie. De fait, en rencontrant l'autre, une personne se rencontre elle-même et travaille la question de son identité propre. Celle-ci une fois trou­ vée, l'être humain n'a plus besoin de vouloir retourner en arrière, en 1 5 TILLICH, Documents biographiques, p. 37. 16 Suite à son voyage au Japon, Tillich déclare : « désormais, je ne tolérerai plus dans ma pensée et mes écrits le moindre provincialisme occidental dont j'aillais conscience. ;} (Tn.LICH, Le christianisme et la rencontre des religions, p. 309; « From now on, no Western provincialisrn of which l am aware will be tolerated by me in my thought or in my works. ,>, P. Tn.LICH, From Place ta Place: travels with Paul Tillich, travels without Paul Tillich, New York, Stein and Day, 1976, p. 1 15).

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deçà de sa limite. Par ailleurs, en se retrouvant lui-même et en ayant une juste conscience de sa limite et de ce qu'il est, l'homme n'éprouve plus le besoin de conquérir avec violence la position de l'autre. En effet, il sait ce que la position de celui-ci peut lui apporter, tout en conservant certaines de ses convictions d'origine. Il y a, en plus, une autre limite à laquelle l'humain est confronté, c'est celle de sa finitude engendrant une triple angoisse. Dans le cha­ pitre II du Courage d'être!7, intitulé « Être, non-être et angoisse » , l'auteur retrace toute l'histoire de l'humanité à travers cette peur de l'anéantissement. À la peur de la mort dans l'Antiquité, argumente-t­ il, le christianisme a répondu par la résurrection ; durant le Moyen­ Âge, en lien avec cette vie éternelle s'est posée la question de la culpabilité, à laquelle la Réforme a répondu par la grâce et le pardon gratuit, ce qui a eu pour conséquence de faire plonger l'humanité contemporaine dans l'angoisse de l'absurde dont nous ne sommes toujours pas tout à fait sortis!8 Quoi qu'il en soit, cette angoisse onto­ logique liée à la mort ramène aux limites de l'être humain, et d'après Tillich!9, la substance religieuse ne parvient pas toujours à soulager de cette peur extrême. Tillich décrit l'angoisse ontologique en ces termes : L'homme est un être véritablement menacé, parce que libre par rapport au simple fait d'être, parce qu'il peut se dire à lui-même « oui » ou « non ». [ . . . ] La liberté, qui rend inévitable d'avoir à décider, suscite l'inquiétude la plus profonde que connaît notre existence, car ce fait menace notre être. [ . . . ] Que nous soyons libres veut toutefois dire que ce n'est pas sans importance et qu'au-dessus de nos têtes plane l'exi­ gence inconditionnelle de saisir l'être vrai, de réaliser l'être juste. Que cette exigence n'aboutisse pas, ce qui se passe en fait, notre être se voit 1 7 P. TILLICH, Le courage d'être (Classiques), Genève, Labor et Fides, 2014, p. 63-92. 18 La réponse à cette angoisse ontologique moderne de l'absmde sera-t-elle celle de la fraternité comme A. de Saint-Exupéry peut la défendre dans ses écrits, ou en­ gendre-t-elle l'individualisme exacerbé des civilisations occidentales : puisque la vie n'a pas de sens, soyons sûrs au moins d'en profiter pleinement ? 1 9 Dans la situation de la limite, « on reconnaît l'insuffisance de la substance reli­ gieuse qui, avec toute sa plénitude, sa profondeur et sa sagesse traditionnelle, ne par­ vient pas à fomnir lUle sécurité contre la menace ultime ;} (Tn.LICH, Substance catho­ lique et principe protestant, p. 64-65). « Vielmehr handelt es sich lUll die Situation der Grenze, in der die religiose Substanz mit aIl ihrer Fülle und Tiefe lUld Erbweisheit aIs lUlzulanglich erkannt wird, sofern sie gegen die letzte BedrohlUlg sichem solI. ;} (p. Tn.LICH, Religièise Venvirklichung, Berlin, Fmche, 1930, p. 34).

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alors poussé dans le déchirement, dans le tOUlTIlent caché de toute vie, dont même la mort ne peut pas nous libérer. Là où on expérimente cette situation dans son aspect inconditionnel et inévitable, on saisit la situa­ tion limite de 1'homme.2o

Cette angoisse demande donc selon lui une réponse protestante par une théorie de la justification adaptée à notre temps. Il écrit : seuls « le courage d'accepter d'être accepté » et « l'affIrmation de soi » permettent de répondre à cette triple angoisse de la mort, de la culpa­ bilité et de l'absurde21 Aussi, la rencontre de l'autre, qui permet d'en revenir à la rencontre avec soi-même à travers ses propres limites, et l' acceptation de celles-ci, relationnelles ou essentielles, constituent véritablement ce lieu privilégié de connaissance et de reconnaissance. Remarque : anomalie de la frontière Avant de conclure sur cette défmition de « frontière » , il convient de souligner avec André Gounelle22 le caractère anormal de la fron­ tière qui ne devrait cependant pas être supprimée : si celle-ci est présente, c'est en raison du « décalage entre l'essence et l'existence », nous apprend-i123, c'est-à-dire entre l'état idéal et l'état de fait, parce que, aliénés, nous ne sommes pas ce que nous devrions être. Si nous pouvons peut-être deviner quel serait l'accomplissement parfait de notre être, il nous est impossible de le réaliser pratiquement. Est-ce à 20 TILLICH, Substance catholique et principe protestant, p. 63. « Der Mensch ist das eigentlich bedrobte Wesen, weil er nicht geblUlden ist an seine vitale Existenz, weil er Zll ihr ja lUld nein sagen kann. [ . . . ] Diese Unentrinnbarkeit der Freiheit, des Entscheidenmüssens, ist die tiefste Unruhe unseres Daseins, denn durch sie ist unser Sein bedroht. [ . . . ] Das Stehen in der Freiheit bedeutet aber, daB es nicht gleichgiiltig ist, daB vielmehr der lUlbedingte Anspruch über uns steht, das wahre Sein Zll erfassen, das Gute Zll verwirklichen. Wird dieser Anspruch nicht erfullt - und er wird ja nicht erfullt -, so wird unsere Existenz in den Zwiespalt getrieben, in die verborgene QuaI jedes Lebens, von der auch der Tod nicht befreien kann. Wo diese Situation in ihrer Unbedingtheit, Unentrinnbarkeit erfahren wird, da ist die menschliche Grenzsituation erfaBt ;} (TILLICH, Religièise Venvirklichung, p. 3 1-32). 21 Voir le chapitre VI du Courage d'être. 22 Professem à l'Institut protestant de théologie de Montpellier, A. GOlUlelle codi­ rige la traduction française des œuvres de Tillich. Nous le remercions pour la relecture de cet article. 23 Voir en ligne : \VWW.andregolUlelle.fr, « La condition transfrontalière de la théologie selon Tillich ;} dans « Pour la rubrique 'Tillich' ;}, texte prononcé lors du Colloque de l'Association Paul Tillich d'expression française à Paris en 2013, page consultée le 13 septembre 2017.

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dire que la « frontière » est inutile ? Bien au contraire : si ce concept est utilisé correctement, il devient constructif, constitutif et requis même pour pouvoir penser le réel et se penser face au monde. Il s'agit donc de traverser la frontière tout en la maintenant, d' affIrmer et de nier son utilité dans le même temps. Conclusion et double défi En conclusion, « les frontières » vues à la manière de Tillich consti­ tuent une matrice pour trouver la paix avec l'autre et avec soi, pour s'accomplir, se réaliser et surtout pour être humain ce qui signifie d'après la théologie systématique de notre auteur « s'interroger sur son propre être et sur sa propre vie sous l' impulsion des réponses données à la question. Et à l'inverse, être humain signifie recevoir des réponses à la question de son propre être et s'interroger sur l'impul­ sion des réponses »24 Deux défis s'offrent dès lors à notre réflexion : d'une part, la nécessité de franchir les frontières pour rencontrer l'autre et ne pas s'opposer à lui ; d'autre part, l'impérieuse obligation pour tout homme de déterminer sa limite essentielle afm de mieux connaître son identité et d'avoir conscience de ce à quoi il est appelé25

24 P. Tn.LICH, Théologie systématique. Introduction. Première partie : Raison et Révélation, Paris, Cerf Genève, Labor et Fides Québec, Presses de l'Université Laval, 2000, p. 9 1 -92. « Being human rneans asking the question of one's O"Wll being and living under the impact of the answers given to this question. And, conversely, being human rneans receiving answers to the question of one's O\Vll being and asking questions lUlder the impact of the answers » (P. Tn.LICH, Systematic theology. Combi­ ned volume, Herts, Nisbet, 1968, p. 69-70). 2 5 D'après « Frontières » dans Tn.LICH, Aux frontières de la religion et de la science, p. 51 : « Le premier défi était lUle invitation à franchir la frontière, c'est­ à-dire la limite de fait, et à sunnonter l'angoisse devant ce qui se trouve de l'autre côté. Le second défi sera une invitation à accepter sa limite propre et essentielle et, à la lumière de cette acceptation, à apprécier le plus ou moins grand poids des limites de fait. ;} « Die erste war : zum Überschreiten der Grenze, namlich der Wirklichkeit­ sgrenze, zu fuhren lUld die Angst vor dem, was jenseits liegt, zu überwinden. Die zweite Fordenmg ist, zur Selbstbesinnung auf die eigene Wesensgrenze hinzuleiten lUld in ihrem Licht das gr6Bere oder geringere Gewicht der wirklichen Grenzen zu beurteilen ;} (Tn.LICH, Impressionen und rej/exionen, Gesammelte Werke XIII, p. 426).

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LES REPRÉSENTATIONS EN PÉDAGOGIE RELIGIEUSE Dans le cadre de la pédagogie religieuse, la question des représen­ tations est de plus en plus présente. Ces dernières, nées dans un contexte culturel et familial, se construisent au fil des expériences personnelles de chacun et, particulièrement en ce qui concerne les représentations religieuses, elles touchent au monde symbolique, si présent dans la religion et de ce fait si personnel. À l'image des milieux scolaires qui abordent l'apprentissage actif depuis 40 ans, que ce soit dans un cadre scolaire ou catéchétique, l' enseignement de la religion donne aujourd'hui un rôle majeur à l' apprenant. Ce dernier est invité à interpréter son existence à la lumière de l'Évangile : écouter et vivre l'Évangile est un processus actif, il se s' agit plus aujourd'hui d'une écoute passive. Nous ne sommes plus en effet dans le cadre d'une foi imposée mais bien dans celui d'une foi réfléchie et choisie. La foi de chacun évolue selon ses représentations et la construction de celles-ci. Alors que dans le monde scolaire, le concept de représentation s' est avant tout développé dans le domaine des sciences, le sociologue Émile Durkheim26 en parle avant tout dans le domaine de la sociologie et de la psychologie sociale. Spécialiste de la catéchèse d'adulte, Enzo Biemmi insiste sur la différence entre les représentations d'ordre scientifique et les repré­ sentations religieuses : ces dernières ne touchent pas uniquement aux connaissances mais elles influencent la manière d'agir. Ce sont les représentations religieuses qui construisent et mettent en évidence les valeurs de chacun : « pour changer les comportements de quelqu'un, dit-il, il faut intervenir non seulement sur ses connaissances mais aussi sur son champ de perceptions ; il est plus difficile de travailler sur le champ de perceptions que sur le champ scientifique d'une per­ sonne » 27 Il est donc essentiel de travailler sur les représentations religieuses, sources de l'agir, afin de permettre un agir menant au vivre ensemble. 26 É. DURKHEIM, Sociologie etphilosophie, Paris, Quadrige-Presses Universitaires de France, 1 924. 27 E. BIEMMI, Compagni di viaggio : laboratorio difonnazioneper animatorÎ, ca­ techisti di adulti e operatori pastorali, Bologne, Edizioni Dehoniane Bologna, 2003, traduction française Compagnons de voyage. Itinéraire deformationpour animateurs de catéchèse d'adultes et agents pastoraux. Guide d'utilisation, Montréal, Novalis Bruxelles, Lumen Vitte, 2010, p.137.

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Étant donné que nous sommes des êtres relationnels, il est impor­ tant de travailler à la fois sur ses propres représentations mais égale­ ment sur la manière dont on reçoit et accueille les représentations des autres. Lorsque nous nous trouvons aux frontières dont parle Paul Tillich, si l'on n'est pas prêt à accueillir les représentations de l'autre, même différentes des nôtres, les conflits ne pourront être évités ni la conciliation privilégiée. Ce sont nos représentations qui nous per­ mettent d'entrer en contact avec les autres, et plus nos représentations se rapprochent ou s'accordent de celles de notre interlocuteur, plus la relation que nous aurons avec lui sera aisée. Cela ne signifie certaine­ ment pas que nous devons nous accorder sur tout, cela signifie que nous devons prendre pour nôtres des représentations suffisamment ouvertes pour accueillir celles de l' autre. Paul Tillich parle, nous l'avons dit, de trois types de frontières, le croyant face au non-croyant, le catholique face au protestant, le croyant face à un autrement croyant, et quelle que soit cette frontière, c'est l'acceptation d'une confrontation entre nos représentations respectives qui permet d' ou­ vrir le dialogue. Mais avant tout, une prise de conscience de ses propres représentations est nécessaire afrn de rendre possible un dia­ logue. Les représentations religieuses .' vers une maturité de la foi La prise de conscience de nos représentations n' est pas toujours chose aisée. En effet, ces représentations religieuses se construisent pas à pas, souvent sans que l'on s'en rende compte. Enzo Biemmi détermine trois étapes dans la construction de nos représentations. Tout d'abord, ce sont les représentations générales de la civilisation dans laquelle nous grandissons qui deviennent nôtres. Sans aucune réflexion, nous acquérons ainsi des représentations générales qui seront à la base de toute autre représentation. Ce sont les plus diffi­ ciles à faire émerger et à travailler parce que les plus anciennes et donc les mieux ancrées. Dès le plus jeune âge, les parents seront la source d'une seconde étape dans la construction des représentations. Ce sont essentiellement celles qui touchent aux relations qui sont ici construites. Liées aux parents et à ce que ceux-ci représentent pour chacun de nous, ces représentations ont une importance particulière ; y toucher, c'est toucher à ses propres racines. Enfin, touchant moins

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à l'affectif qu'à uue approche scientifique, l'éducation scolaire apporte uu troisième stade dans la construction des représentations. Si l'on connaît ce processus de construction des représentations religieuses, il semble évident que les strates supérieures seront plus facilement mises en évidence et modifiées si nécessaire. La question du travail sur les représentations religieuses a été et est encore discutée. Finalement, si la foi est affaire personnelle, comment peut-on justifier que certaines représentations religieuses soient meil­ leures que d'autres ? Pourquoi devrions-nous demander à tel ou tel croyant de modifier ses propres représentations religieuses ? La question est ici mal posée. Il ne s'agit pas de dire qu'uue repré­ sentation religieuse est meilleure qu'une autre, car les choses sont plus complexes. Avec l'appui de ses collègues en andragogie reli­ gieuse, Paul-André Giguère28, théologien et spécialiste de l'expérience spirituelle à l'âge adulte, affirme l'importance de vivre sa foi avec maturité. C'est parce que notre foi atteint uue certaine maturité que nous pouvons y trouver du sens et celui-ci sera différent, par exemple, selon la situation ou l'âge du croyant. Cela explique que certaines représentations nous conviellient à un moment donné de notre vie mais pas à un autre. Saint Paul dans la première lettre aux Corinthiens29 et l'auteur de la lettre aux Hébreux30 parlent déjà de la maturité de la foi : il est essentiel que chaque homme puisse avoir de la nourriture solide et non se contenter de lait comme les enfants.

28 P.-A. GIGUÈRE, Une/ai d'adulte, Montréal, Novalis Bruxelles, Lumen Vitae, 2005. 29 1 Co 3,1-2 : « Pour moi, frères, je n'ai pu vous parler comme à des spirituels mais seulement comme à des charnels, comme à des enfants dans Christ. C'est du lait que je vous ai donné à boire, non un aliment solide : vous ne pouviez encore (le supporter). Mais vous ne le pouvez pas davantage maintenant. ;} 30 He 5,11 6,1 : « Sur ce sujet nous avons à dire bien des choses et difficiles à expliquer, parce que vous êtes devenus indolents à entendre. Alors que le temps aurait dû faire de vous des maîtres, vous avez encore besoin qu'on vous enseigne les pre­ miers éléments des oracles de Dieu, et vous en êtes venus à avoir besoin de lait, non de nourriture solide. En effet, quiconque en est encore au lait n'entend rien à la parole de justice, car il est lUl enfant. Elle est pour les parfaits, la nourriture solide, pour ceux dont les facultés ont été exercées par la pratique au discernement du bien et du mal. C'est pourquoi, laissant l'enseignement du début sur le Christ, portons-nous vers ce qui est parfait, sans jeter de nouveau le fondement : repentir des œuvres mortes et foi en Dieu. ;}

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Emilio Alberich3l, professeur de catéchétique, détermine les étapes de la foi, d'une part, dans une approche théologique et d'autre part, dans une approche anthropologique. Théologiquement, de la conver­ sion à la plénitude eschatologique, le croyant développe sa foi person­ nellement mais aussi collectivement dans sa communauté ; anthropo­ logiquement, le croyant développe une façon d'être, une attitude selon ses représentations religieuses. Quant à André Fossion32, spécialiste du domaine catéchétique lui aussi, il détermine un double critère de la maturité de la foi. 0 'une part, la foi doit être vécue dans une intel­ ligence juste, simple parfois mais cohérente et équilibrée et d'autre part, la foi doit paraître dans une intelligence pratique amenant à un épanouissement du croyant dans sa vie de tous les jours. C'est donc au fil des âges de la vie avant tout que le croyant va faire évoluer ses propres représentations religieuses. Mais cela ne sera possible que parce que celles-ci ne répondent plus à ses attentes. Et c'est là que les personnes responsables de l' enseignement religieux peuvent intervenir. Il s'agit ici de repérer à quel moment les représen­ tations que nous avons ne correspondent plus à nos attentes et de les faire évoluer afm d' atteindre un niveau supplémentaire de maturité de la foi. Parmi les éléments majeurs qui permettront la prise de conscience que nos représentations ne nous satisfont plus, il y a avant tout la rencontre avec des personnes ayant des représentations qui ne sont pas proches des nôtres. Nous l'avons dit, les représentations religieuses sont à l'origine de l'agir de chacun. En voyant d'autres agir autrement que nous, nous pourrions prendre conscience soit que notre agir ne correspond plus à nos attentes, qu'il ne donne plus sens à notre exis­ tence, soit que l'autre ne peut rencontrer nos attentes. C'est ici qu'un dialogue doit être proposé et celui-ci sera d'autant plus facile que chacun sera prêt à remettre en question ses propres représentations religieuses à l' origine de son agir. Nous sommes ici face à une fron­ tière que chacun doit décider de franchir ou non.

3 1 E. ALBERICH, La catéchèse dans l'Église, Paris, Cerf, 1986. 32 A. FassION, Dieu désirable. Proposition de laloi et initiation (pédagogie caté­ chétique, 25), Bruxelles, Lumen Vitte, 2010.

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L 'hennéneutique .' vers un dialogue constructif Lorsque nous nous trouvons à la frontière telle que la décrit Tillich et alors que chacun fait avant tout un travail sur ses propres représen­ tations, il s' agit donc d' entrer en dialogue avec ceux qui nous entourent. Il n'est pas ici question de tomber d'accord sur un ensemble de représentations religieuses communes amenant à parler d'une seule voix ; il est question de travailler sur les représentations religieuses de chacun afin de permettre un vivre ensemble dans le respect de chacun, afin de pouvoir faire des allers-retours de part et d'autre de la frontière. Les conflits se situent ici à un double niveau : d'une part, prendre conscience que ses propres représentations évoluent, c'est créer une rupture avec ce qui nous faisait vivre et agir précédemment ; d'autre part, entrer en dialogue avec d'autres, c'est comprendre que pour eux ce sont des représentations, différentes des nôtres, qui les font vivre et agir. Ainsi ces représentations qui semblaient avoir du sens pour nous sont remises en question. Dans les deux cas, l'herméneutique joue un rôle primordial afin de construire des représentations sensées et pennettant une ouverture au dialogue : « la conscience contemporaine, explique Marcel Villers, vicaire épiscopal de l'enseignement au diocèse de Liège, se conçoit comme ruptrne avec la Tradition. Il n'y a plus consensus sur un socle de valeurs et de significations constituant un système unifié. » 33 Depuis le siècle des Lumières, la religion n'est plus la seule réponse possible à toutes les questions que l'on se pose. Les valeurs existen­ tielles et universelles ne sont plus acquises à la simple écoute ou lecture d'un texte biblique. Dorénavant, il s'agit d'interpréter les récits bibliques et la Tradition pour modifier ou affiner les représen­ tations religieuses et ainsi donner sens non seulement à la vie du croyant mais aussi à la vie du croyant en lien avec les autres. Le message chrétien ne peut être bien compris, explique Claude Geffré34, qu'à la condition d'une corrélation la plus parfaite possible entre l'expérience de la communauté chrétienne primitive et l'expé­ rience de la communauté chrétienne d'aujourd'hui. La tradition chré33 H. LOMBAERTS, D. POLLEFEYT, Pensées neuves sur le cours de religion (Hau­ bans, 3), Bruxelles, Lumen Vita:, 2009, p. 2 1 . 34 C . GEFFRÉ, Croire et interpréter. Le tournant hennéneutique de la théologie, Paris, Cerf, 2001, p. 8.

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tienne est une succession d'interprétations du fait clnétien, à la lumière des générations qui se succèdent. Nous ne pouvons refaire l'Histoire mais il est important que toute personne travaillant en pédagogie reli­ gieuse soit attentive aux interprétations que les jeunes se font du fait clnétien, c'est-à-dire à leurs représentations religieuses. Le pédagogue religieux joue un rôle actif dans le fait que ces représentations mènent soit au conflit soit au dialogue ou à la réconciliation. UN EXEMPLE DE RÉCONCILIATION DANS L'ÉCOLE CATIIOLIQUE FLAMANDE Présentation de

«

l 'école catholique du dialogue

»35

Ce qui se passe en Flandre dans « l'école catholique du dialogue » semble bien être une application des principes évoqués plus haut, que ceux-ci concernent le concept de 'frontières' ou l'explicitation des représentations religieuses. En effet, l'école catholique flamande s'appuie désormais sur un nouveau projet mis en place à l'initiative de Lieven Boeve en 2016. Afin de retrouver son identité à l'ère de la dé-traditionalisation, de l'individualisation et de la pluralisation religieuse, afm de ne pas se figer dans la tradition, d'une part, ou de ne pas succomber aux règnes des valeurs à l'effet laïcisant, d'autre part, l'Enseignement Catholique de Flandre s'est engagé dans le paradigme du dialogue afin de favo­ riser la construction des « identités réflexives ». Pour rappel, l' enseignement catholique de Flandre regroupe aujourd'hui encore 70 % des élèves et des étudiants néerlandophones. Il va de soi qu'il y a une grande pluralité parmi ces jeunes et que tous ne sont pas catholiques. Aussi, afin d'y voir plus clair, le directeur général du Secrétariat flamand de l'enseignement catholique a étudié les résultats de l'enquête de l'European Values Study de 199936 sur le contexte sociologique flamand. Alors que le processus de sécularisa35 D'après L. BOEVE, L 'école catholique du dialogue dans une Flandre post-chré­ tienne et post-laïque (texte d'une conférence non publiée, fourni par le professem DERROITTE à l'occasion du Séminaire doctoral en théologie pratique à l'UeL). Par aillems, les principes de « l'école catholique du dialogue » se trouvent sm le site \VWW. katholiekonderwijs.vlaanderen, page consultée le 1 3 septembre 2017. 36 Voir notamment \VWW.europeanvaluesstudy.eu, page consultée le 13 septembre 2017.

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tion est à présent bien dépassé en Flandre, la pluralisation grandis­ sante n' empêche toutefois pas l'intérêt pour les questions spirituelles, même si les Flamands n'ont plus confiance dans les institutions et en particulier dans l' Église catholique. Aujourd'hui post-chrétienne et post-laïque, la société flamande est caractérisée entre autres par des (non-)appartenances religieuses qui s'interrogent de manière dyna­ mique, ce qui implique une réflexion sur la construction des identités religieuses au sein de l'école catholique. Pour parvenir à une telle reconstruction de soi, l'approche herméneutique de l'identité selon Paul Ricœur s l avère d'un grand secours, notamment grâce à sa réflexi­ vité. Celle-ci vise à ce que le croyant ou le non-croyant affirme davan­ tage sa singularité propre, sa particularité et qu'il tente de la commu­ niquer au groupe religieux auquel il appartient ou aux personnes d'autres convictions idéologiques ou religieuses. Or, jusqu'alors, cette recherche ouverte de sens n'avait pas lieu car certains préféraient rester dans un certain conservatisme en s'opposant aux changements de la modernité, tandis que d'autres juxtaposaient « à la carte » certains éléments de la culture chrétienne avec d'autres pratiques en vogue, ce qui avait pour effet d'édulcorer, voire de laïci­ ser les valeurs chrétiennes qui ne se distinguaient plus d'avec les valeurs humanistes. Aujourd'hui, avec « l'école catholique du dialogue », la pluralité religieuse est prise au sérieux car, en étant présents dans les écoles catholiques, les autrement croyants interrogent les chrétiens par leurs convictions. Le dialogue entre tous favorise aussi l'expression des différentes visions du monde ainsi que l'émergence des représenta­ tions religieuses et cela a pour conséquence une meilleure compré­ hension du monde et de soi-même. Ce projet trouve toute sa perti­ nence théologique dans un établissement catholique, car c' est le propre du christianisme de répondre à la révélation d'un Dieu qui s'est incarné en la personne de Jésus-Christ et qui s'est révélé par sa Parole. Dieu est dialogue, tout comme l'homme l' est également. Aussi, l'être humain découvre véritablement qui il est lorsqu'il entre en relation avec l'autre et en même temps, d'une certaine façon, il découvre aussi qui est Dieu37. 37 Voir l'adage de M. de Certeau : « On découvre Dieu dans la rencontre qu'il suscite » (M. DE CERTEAU, « La conversion missionnaire ,>, dans Christus, 40, 1963, p. 5 14-533).

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Ce projet envisage donc l'école catholique du dialogue « comme une école » parce qu'il stimule les jeunes à trouver un sens à leur vie au-delà de l'instruction au sens strict du terme, « comme une école catholique » parce que l' école est mue dans ses choix par l'Amour présenté dans la Bible et incarné par Jésus-Christ ressuscité, enfin, « comme une école catholique du dialogue » parce que l'invitation faite à tous de rechercher sa propre identité au travers des rencontres et des échanges de paroles permet d'approfondir et d'enrichir mutuel­ lement le sens de la vie des uns et des autres, dans la reconnaissance non seulement de ce qui est commun mais aussi de ce qui est propre à chacun. Interruption et recontextualisation (L. Boeve) Derrière ce projet, se trouve une théologie qui se fonde sur la double notion d'« interruption » et de « recontextualisation » dans la société post-moderne. Qu'entendre par là ? D'après le théologien fla­ mand, l' autre peut interrompre aujourd'hui le « récit » chrétien dans ce monde où les corrélations chères à Tillich semblent s'essouffler38. Pour lui, dans cette « herméneutique de la contingence »39, c'est Dieu lui-même qui se révèle dans la rencontre et le dialogue avec le chré­ tien au sein de cette époque postmoderne40 D'ailleurs, pour le respon­ sable de l'école catholique flamande, la plus courte définition de Dieu, c'est précisément « l' interruption »41 dans un effort de re­ contextualisation ad intra et ad extra. Pour ce faire, il faut impérati­ vement ouvrir le récit de 1 'histoire chrétienne afin de comprendre à quel point cette histoire est marquée par une altérité qui fait grandir. Marc Dumas fait sienne la proposition de Lieven Boeve en suggé­ rant que cette interruption pourrait être « la clé de la rencontre et du dialogue »42 Pour lui, ce n'est pas d'abord Dieu qui se révèle dans sa 3 8 En effet, la culture ambiante sécularisée ne semble plus être la comroie de transmission permettant de relier entre elles les questions existentielles et certaines réponses présentes dans les évangiles. 39 L. BOEVE, Lyotard and theology. Beyond the Christian master narrative ofLove (philosophy and theology), Londres, Bloornsbury T&T Clark, 2014, p. 133. 40 Plus ou rnoins directement, L. Boeve ne se rapproche-t-il pas du thème de « l'ir­ ruption ,>, présent chez Tillich ? 4 1 BOEVE, « La définition la plus courte de la religion : interruption », p. 10. 42 M. DUMAS, « L'expérience en théologie : corrélation, interruption, recontextua­ lisation ;>, dans Théologiques, 14, 2006, p. 123.

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toute-puissance, mais peut-être bien l'autre lui-même qui révèle Dieu en interrompant mon discours : « Ne serait-il pas envisageable de considérer l' Autre interrompant nos récits à travers la rencontre et la confrontation avec les i!utres ? »43.

SYNTHÈSE ET PERSPECTIVES Dans cet article, nous avons pris le parti de soutenir que l'autre nous « interrompt » dans notre compréhension de la foi chrétienne par sa propre interprétation et sa propre appropriation issues de son expé­ rience de vie. Dans le cadre de l'école catholique flamande du dia­ logue, cette interruption, qui revisite de manière originale la méthode de la corrélation4" combinée à une méthode pédagogique de notre temps qui fait émerger les représentations religieuses, produit ad extra une re-contextualisation de l'évangile porteuse de sens pour notre temps et éveille ad intra des compréhensions nouvelles du message chrétien. Le concept de « frontières » chez Paul Tillich constitue en quelque sorte un préalable implicite à cette réflexion et nous sommes heureux de le mettre au jour : afin de permettre le dialogue et afin d'expliciter les représentations religieuses, la seule position tenable est celle « sur la frontière ». C'est là, et là seulement, que les conflits pourront être évités ; c'est en adoptant cette posture que l'on pourra établir une zone de conciliation pour un meilleur vivre-ensemble ; c' est là enfin qu'il faut être capable de se tenir pour voir un jour émerger la paix entre les peuples. Certes, se tenir à la frontière n'est pas une position confortable, mais c'est la seule qui nous permettra d' atteindre la connaissance et la reconnaissance de notre essence même. B 1348 Louvain-fa-Neuve Grand-Place, 45 / L3.01.0l [email protected] [email protected] -

Vanessa PATIGNY Geoffrey LEGRAND Faculté de théologie Institut RSCS UCLouvain

43 DUMAS, L 'expérience en théologie, p. 123. 44 Afin d'éviter toute confusion, rappelons toutefois que la méthode de la corré­ lation TI'est pas avant tout une technique pédagogique mais bien lUle structure fonda­ mentale de l'être humain.

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Résumé Parlant defrontières, Paul Tillich détermine uu double défi : d'uue part, la nécessité de franchir les frontières pour rencontrer l'autre et ne pas s'opposer à autrui ; d'autre part, l'impérieuse obligation pour tout homme de détemliner sa limite essentielle afin de trouver son identité propre et d'avoir conscience de ce à quoi il est appelé. En pédagogie religieuse, la prise de conscience de ses propres représentations quant à soi et aux autres en lien avec la ou les religions est essentielle. Celle-ci pelTIlet en effet tout d'abord de se rencontrer soi-même en se positionnant vis-à-vis de la religion mais également de vivre la rencontre avec les autres croyants. Ce concept defron­ tières du théologien allemand, associé à celui de l 'interruption dans le cadre d'une école du dialogue dont parle le théologien et directeur d'enseignement catholique flamand Lieven Boeve, constitue donc le lieu de rencontres où conciliations et réconciliations deviennent désOlmais possibles. -

Mots-clés Frontières, Paul Tillich, pédagogie religieuse, représentations religieuses; dialogue interreligieux, interruption, recontextualisation, Lieven Boeve, « Ecole catholique du dialogue » -

Speaking about boundaries, Paul Tillich fixes a double chal­ lenge: on one hand, the necessity of crossing the boundaries to meet the other and not to oppose others; on the other hand, the absolute obligation for every human to determine its essential boundary to find its own identity and to be aware of what his dutY is. In religious education, the awareness of his own representations about himself and others linked to one or more religions is essential. It allows indeed to someone to meet himself in relation to the religion but also to experience the meeting with other believers. This GelTIlan theologian's boundaries' concept associated to the concept of interruption in the context of a "dialogue school" which is forged by the theologian and director of Catholic Education Flanders Lieven Boeve, represents the meet­ ing place where conciliations et reconciliations become possible. Summary

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Keywords Boundary, Paul Tillich, religious pedagogy, religious represen­ tations, interfaith dialogue, interruption, recontextualisation, Lieven Boeve, « Catholic dialogue school » -

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L'action perlocutoire des paroles bibliques dans la liturgie au sein d'une communauté en conflit

INTRODUCTION

Les communautés paroissiales n'échappent pas aux désaccords et aux conflits inhérents à tout groupe de ce type. Mais dans ce cadre, ils peuvent prendre une place particulièrement importante en raison de leurs enjeux qui peuvent être singulièrement profonds. La commu­ nauté paroissiale est en effet un lieu d'échange et de vie commune de valeurs, de convictions intimes et profondes. Quand le conflit touche au système de croyances et de valeurs d'une personne, il est plus difficile à résoudre, car il a pu ébranler ce qui constitue la personne au plus profond d'elle-même. Face aux conflits qui peuvent agiter sa communauté, le ministre dispose de différents moyens d'action : la catéchèse pour transmettre une manière évangélique d'aborder les situations conflictuelles ; l'accompagnement spirituel qui lui permettra de désamorcer un conflit dans le face à face en restaurant la personne dans ses convictions et ses valeurs ; la prédication qui pourra être l'occasion, dans un temps de crise paroissiale, d'aborder le sujet de cette crise ou des questions de tolérance et d'acceptation de l'autre. Mais l' outil que j ' aimerais mettre en avant dans ces pages est la liturgie : la liturgie comme moyen de désamorcer un conflit. Afin de centrer la problématique abordée ici, je limiterai mon analyse à l' ac­ tion de certaines péricopes bibliques insérées dans la liturgie. Pour bien faire comprendre mon propos, il me faut clarifier dans une première partie ce que j 'entends par « action communicative de la liturgie » . En tant que protestant, j 'ai l'habitude d'un cadre litur­ gique beaucoup plus souple que dans l'Église catholique puisqu'il n'est pas inhabituel qu'un pasteur réformé réécrive la quasi-totalité de sa liturgie chaque dimanche, et cela depuis un demi-siècle environ.

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Chaque prière, chaque exclamation liturgique peuvent alors s'adapter particulièrement au message transversal que le pasteur souhaite trans­ mettre dans son culte. Mais même dans le cadre plus formel d'une liturgie traditionnelle - un cadre qui a également existé dans le protestantisme et qui est encore utilisé dans certaines paroisses -, la liturgie peut, selon moi, être prononcée par le ministre de telle ou telle manière, modifiant ainsi légèrement le message de la liturgie, ou en tout cas, mettant un accent particulier sur un aspect de ce message. Ceci est rendu possible par les actes perlocutoires mis en œuvre dans l'énonciation de la litur­ gie. Je cornrnencerai donc cette réflexion en proposant un schéma de l' action communicative de la liturgie à travers une communication perlocutoire basée sur les affects. J'appliquerai ensuite ce schéma à l'énonciation de quelques péricopes bibliques dans le cadre liturgique, avec pour objectif l'apaisement des tensions internes à la cornrnu­ nauté. Je terminerai en montrant les avantages de cette utilisation de la liturgie dans la pacification paroissiale.

LA COMMUNICATION PERLOCUTOIRE DE

LA LITURGIE

J'appuie ma compréhension du fonctionnement de la cornrnunica­ tion de la liturgie sur la théorie des actes de langages proposée par Austin1 Il distingue différents actes que nous accomplissons simulta­ nément quand nous parlons. Il isole en particulier trois actes : l'acte locutoire qui est le fait de dire quelque chose, l'acte illocutoire qui est l'acte accompli en disant quelque chose et l'acte perlocutoire qui est l'acte réalisé par le fait de dire quelque chose". Pour prendre un exemple liturgique, prononcer les mots « je te baptise » est d'abord un acte locutoire, quel que soit celui qui pro­ nonce ces mots ou le contexte où il les prononce. L'acte locutoire est simplement le fait de dire « je te baptise » . L'acte illocutoire, quant à lui, sera différent selon le locuteur et le contexte : ces mots peuvent, par exemple, être prononcés de manière parodique. Ainsi l'acte illocutoire sera celui d'imiter le rituel sans que l J. L. AUSTIN, Quand dire, c 'est/aire, trad. G. LANE, Paris, Seuil, 1970. AUSTIN, Quanddire, c 'estfaire, p. 1 1 3 et 1 1 9.

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L'ACTION PERLOCUTOIRE DES PAROLES BIBLIQUES

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celui-ci soit accompli. C'est seulement si ces mots sont prononcés par un ministre habilité, face à une personne demandant le baptême et accompagné du geste de l'eau, que l' acte illocutoire sera celui de baptiser réellement la personne. Dans ce cas, Austin parle d'un acte illocutoire performatif (du verbe anglais to perform)3 Il distingue ainsi deux types d'acte illocutoire. L'un qui sert à informer ou à décrire (par exemple : « les fleurs poussent au printemps ,,), l'autre qui accomplit une action par son énonciation comme c' est le cas pour la formule du baptême. Par contre, si tous les éléments ne sont pas réunis pour que le baptême puisse être valide (le ministre n'est pas habilité, par exemple), le performatif est alors un échec (Infelicities)4 selon la terminologie d'Austin : malgré une intension performative, la chose n l est pas accomplie, car les conditions nécessaires ne sont pas réunies. Dans son ouvrage, c'est sur cet acte illocutoire qu'Austin s'attarde particulièrement puisque son objectif est de montrer la manière dont le langage devient performatif'. Enfin, la locution « je te baptise » implique également un acte perlocutoire : celui de produire des réactions, des sentiments chez les personnes présentes. Les parents de l'enfant ressentiront probable­ ment de la fierté, exprimeront leur amour ; les paroissiens présents pourront reconnaître dans le baptisé un nouveau membre de leur com­ munauté, etc. Austin ne s'arrête pas particulièrement sur cet acte de langage. Il me semble cependant qu'en ce qui concerne la liturgie, la catégorie de l'acte perlocutoire est primordiale. En effet, tout comme les différents actes de langage sont simultanés dans l'énonciation, la liturgie est une combinaison de différents actes simultanés : elle est performative, action réalisée, par ses aspects illocutoires, mais elle est aussi, par ses aspects perlocutoires, communication et elle implique un changement chez celui qui y assiste et y participe.

3 AUSTIN, Quand dire, c 'est/aire, p. 41-42. 4 AUSTIN, Quand dire, c 'est/aire, p. 48. 5 AUSTIN, Quand dire, c 'estfaire, p. 1 15.

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LA COMMUNICATION ET

LE CHANGEMENT

PAR L'ACTE PERLOCUTOIRE DE LA LITURGIE

Il faut s' arrêter uu peu plus longuement sur le processus de com­ munication liturgique découlant de son action perlocutoire. Je propose ici de rassembler différents concepts issus de divers horizons afin de proposer uu schéma de cornrnuuication perlocutoire basée sur les affects. Dans la description des actes de langage selon Austin, j ' ai pris l'exemple du baptême (Austin prend dans son ouvrage l'exemple du baptême d'uu navire' ; j ' ai envisagé ici le baptême rituel chrétien, et donc un acte liturgique). En développant cet exemple, j ' ai relevé uu certain nombre de réactions pouvant émerger chez les personnes par­ ticipant à la cérémonie. Ces réactions sont induites par des émotions ou sentiments, des affects eux-mêmes produits par l'acte liturgique : c'est l'action perlocutoire de la liturgie. Ce ne sont pas les réactions des personnes présentes qui font la validité du baptême, ni les affects générés qui en font la valeur. La performativité de l'acte liturgique, l'efficacité du rituel en termes théologiques, est une part indépendante découlant de l'action illocu­ toire de la liturgie. Cependant l'action perlocutoire ne peut être mise de côté. Elle a des conséquences que nous ne pouvons négliger. En effet, les affects générés pourront devenir porteurs de sens, Bonne Nouvelle, pour ceux qui les éprouveront, cornrne ils pourraient égale­ ment pervertir le sens du baptême, transmettre aux personnes une compréhension négative ou dangereuse de ce rite. Dans toute action liturgique, selon moi, deux actions sont à réaliser conjointement : celle de la performativité (rendre uu culte à Dieu) et celle de la cornrnuuication aux personnes qui la célèbrent (cornrnuui­ cation positive de la Bonne Nouvelle). C'est la deuxième action qui m' intéresse ici, mais elle ne peut être effectuée indépendanunent de la première. La liturgie cornrnuuique donc par les affects qu'elle produit chez ceux qui y participent : ces affects ressentis durant la célébration colorent d'uue certaine manière tel ou tel aspect de la vie humaine, ils donnent du sens. Cette cornrnuuication n' est pas basée sur la logique et la raison, elle s'appuie sur l' expérience et le ressenti.

6 AUSTIN, Quand dire, c 'est/aire, p. 41-56.

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L'école de Palo Alto, et notamment son fondateur Gregory Bateson, propose de distinguer deux types de changement dans le fonctionne­ ment humain. Le changement 1 est celui qui intervient dans le cadre d'un système sans modifier celui-ci. Du point de vue de l'apprentis­ sage religieux, nous pourrions imaginer qu'il s'agit de reconnaître ou de reconsidérer certaines données dogmatiques sans pour autant modi­ fier la foi profonde d'un individu. Ce changement du premier type est généralement obtenu par la logique, l'argumentation dans le cadre d'un système partagé, comme par exemple l'argumentation par ana­ logie. Le changement 2 est quant à lui beaucoup plus profond : il s'agit de transformer le système lui-même. Dans un cadre religieux, il pourrait s'agir par exemple de transformer chez une personne l' image d'un dieu dur et vengeur sur laquelle reposent sa foi et sa compréhension du monde, en l'image d'un dieu aimant et pardonnant. L'argumentation et la logique ne peuvent provoquer un tel change­ ment'. Paul Watzlavick soutient que le changement 2 peut être obtenu, entre autres, par un langage qui s'adressera au cerveau droit plutôt qu'au cerveau gauche, un langage qui ne sera pas basé sur la logique et l'argumentation, mais sur l'esthétique et l'affectivité8 C'est ce type de langage que je propose de voir dans la liturgie : celle-ci permettrait de provoquer des changements 2 chez les individus, par exemple transmettre la foi. C'est ce que disait avec d'autres mots Rudolf Otto au début du xx' siècle : Bien des éléments qu'elle [la religion] contient peuvent s'enseigner, c'est-à-dire se transmettre au moyen de concepts, se traduire sous forme didactique [changement 1], sauf précisément ce sentiment [le numineux] qui lui sert d'arrière-plan et d'infrastructure. Il ne peut qu'être provoqué, excité, éveillé [changement 2]. Et cela non par de simples mots, mais de la même façon que se transmettent ordinairement les états d'âme et les sentiments, c'est-à-dire par la sympathie, par la participation senti­ mentale à ce qui se produit dans l'âme d'autrui. La solennité de l'atti­ tude, le geste, le ton de la voix, la physionomie, tout ce qui exprime l'importance singulière d'une chose, le recueillement et la dévotion de la communauté en prière traduisent ce sentiment sous une forme bien 7 Pour un résumé de ces éléments, voir F. KOURILSKy-BELUARD, Du désir au plai­ sir de changer. Comprendre et provoquer le changement, Paris, Dunod, 19992 (1995). 8 P. WATZLAWICK, Le langage du changement. Éléments de communication théra­ peutique, trad. J. WIENER-RENUCCI, D. BANSARD, Paris, Seuil, 1980.

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C. COLLAUD plus vivante que toutes les paroles et les dénominations négatives que nous avons pu trouver.9

QUELQUES EXEMPLES LITURGIQUES

Après avoir mis en évidence les éléments théoriques sur lesquels je m'appuie, je vais tenter d'analyser la communication que peuvent induire certains moments liturgiques. Je rechercherai, dans les diffé­ rents exemples que je vais donner, comment ces moments liturgiques peuvent amener à une pacification, une réconciliation au sein d'une communauté divisée. J'ai également choisi de me limiter à des temps liturgiques qui reprennent des paroles du Nouveau Testament. En effet, ces passages - pour autant qu'ils puissent être identifiés comme tels par l'assemblée - revêtent une autorité particulière qui leur per­ met d'agir plus efficacement. Ce choix permettra également, dans le cadre de cet ouvrage transversal, d'entrer en dialogue avec les biblistes afin de s'interroger sur la pertinence d'intégrer dans la liturgie des péricopes bibliques, tirées de leur contexte. Le récit de l' Institution Je commence par l'exemple le plus évident d'une péricope néotes­ tamentaire intégrée à la liturgie : le récit de l'Institution de l'Eucha­ ristie. Si l' acte illocutoire de l' énonciation de ce texte actualise le dernier repas du Christ, l'acte perlocutoire effectué dans le même temps donnera son sens à cette célébration. L'attitude de l'officiant, les mots choisis et les accents particuliers qu'il mettra dans son énon­ ciation sont quelques facteurs susceptibles d'influencer la perception de ces paroles. Dans le cas d'une communauté divisée, l'officiant pourra insister particulièrement sur les tous qui ponctuent le récit : « mangez-en tous » ; « buvez-en tous ». Il pourra également mettre l'accent sur la dimension universaliste du don du Christ : « versé pour vous et pour la multitude ». Le récit de l'Institution peut être fortement chargé d'émotion. C'est à l'officiant de le prononcer avec le pathos suffisant pour faire ressor9 R. OTTO, Le sacré. L 'élément non rationnel dans l'idée du divin et sa relation avec le rationnel, trad. A. JUNDT, Paris, Payot, 20014, 1949 (1917), p. 1 1 7 - 1 1 8 .

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tir cette dose émotionnelle afin d'induire les affects voulus chez les participantslO Dans la visée de la réconciliation, il sera notamment important de mettre en valeur le don que l'homme Jésus fait de lui­ même pour vous et pour la multitude, pour toi comme pour les autres. L'officiant doit oser transmettre que ce don fait par le Christ est offert à tous afm que le participant puisse se dire : « ce don est offert à moi comme aux autres. Je suis considéré par le Christ infiniment plus que je ne le mérite, j ' accepte donc que d'autres soient également considé­ rés plus qu'ils ne le méritent peut-être » . Il s'agit ici d'inviter le participant à changer de système de réfé­ rence, d'induire chez lui un changement 2 selon la proposition de l' école de Palo Alto. Le récit de l' Institution va introduire un tiers dans le conflit au sein de la communauté. Un tiers qui ne prend pas parti, un tiers infiniment aimant qui est prêt à laisser couler son sang pour les uns comme pour les autres. La fraction du pain peut ici sou­ ligner la violence à laquelle le Christ se livre : le pain déchiré avec force, sans douceur, peut renvoyer aux chairs de Jésus se brisant sur la croix et accentuer ainsi la valeur de ce don effectuéll L' évocation de ce tiers dont la façon d'être est tout autre que la nôtre est susceptible de permettre la modification du système de réfé­ rence, en l'occurrence celui du conflit (changement de type 2). Le passage par le registre émotionnel permet plus facilement d'atteindre 10 La liturgie ne serait-elle finalement que mise en scène, théâtre où le ministre devient un acteur de tragédie ? Tout d'abord il faut préciser que la liturgie est toujOillS lUle double action : illocutoire et perlocutoire, culte rendu à Dieu et communication. Elle ne sera donc jamais que mise en scène puisqu'elle est premièrement un culte célébré par lUle communauté à son dieu. Mais en ce qu'elle est communication, c'est en effet de sa mise en scène que naîtra le sens. Ici il convient donc de se méfier, car mince est la frontière entre le jeu nécessaire et le fait de surjouer. À ce propos, voir R. GUARDINI, La messe, trad. Pie DUPLOYÉ, Paris, Cerf, 19652 (1957), p. 125-130 où l'auteur met en garde contre le piège de la sentimentalité (, p. 126) qu'il oppose au « saisissement profond ,} (p. 128) que devrait inspirer la messe à celui qui veut croire : « Il trouvera des sentiments qui viennent de la profondeur de Dieu. Il rencontrera l'intimité du Christ. Il ressentira la vertu des forces qui animent la vie intérieure de l' Église. ,} (p. 130). 11 Il est possible de célébrer le repas du Seigneur avec du pain frais : le son du pain qui se déchire et les miettes s'écrasant au sol au moment de la fraction peuvent être lUle source particulière de sens en ce qu'ils rappellent que ce pain du ciel est donné à travers les souffrances terrestres du Christ crucifié. Cette symbolique qu'il est pos­ sible de mettre en œuvre dans lUle Église réformée ne l'est malheureusement pas dans toutes les confessions, comme par exemple dans l' Église catholique romaine.

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cet objectif, puisque ce registre s'adresse à notre cerveau droit, celui qui peut provoquer en nous ce changement par-delà tout raisonnement logique. Le signe de paix : Jean 14,27 et Matthieu 5,23-24 La communauté peut être particulièrement préparée au repas eucha­ ristique par l'acte du signe de paix, l'échange mutuel par les fidèles de la paix du Christ. Cet acte a pour fonction de former la commu­ nauté liturgique, de la pacifier et de la réunir en un seul corps. Il est basé sur une parole de Jésus, selon Jean 14 : « je vous laisse la paix, je vous donne ma paix » . La paix échangée se place au-dessus des conflits divisant la communauté, et cela, de deux manières : premiè­ rement, elle ne vient pas de la volonté seule du ministre ou d'un auteur liturgique, puisqu'il s'agit d'une parole biblique, du Christ lui­ même de surcroît. Deuxièmement, la paix offerte à ce moment à la communauté n'est pas celle que l'on pourrait échanger entre humains, elle vient d'ailleurs, du Christ. Pour appuyer ce point, l'officiant peut insister sur le ma de la citationl2 Il peut également ajouter à l'énonciation la suite du verset : « Ce n'est pas à la manière du monde que je vous la donne. Que votre cœur cesse de se troubler et de craindre. » En spécifiant que la paix dont on parle n' est pas celle du monde, on espère induire un changement de système : « la paix n' est pas telle que nous la définissons, elle dépasse ce que nous pouvons com­ prendre ». Ce changement de système (changement 2) permet alors de réévaluer ma relation avec l'autre : « je partage avec lui une paix qui nous dépasse, une paix qui nous est dOlmée à l'un comme à l' autre par le Christ ». Afin d'accentuer cet aspect et de favoriser un effet perlocutoire induisant les sentiments évoqués à l'instant, il est pos­ sible d'ajouter une phrase du type : « cette paix que nous avons reçue du Christ, nous sommes invités à la transmettre, à la partager les uns 12 Il faut évidemment que l'assemblée soit consciente qu'il s'agit d'lUle parole de Jésus. Dans le cas contraire, le possessif renverrait au célébrant et n'aillait plus de sens. La citation de Jean 14 doit donc être précédée d'une contextualisation : « Le soir où il allait être livré, notre Seignem Jésus-Christ a dit ». Cette introduction, en rappe­ lant le contexte de la trahison et de la passion, insiste encore une fois sur la présence contre toute attente de cette paix qui n 'est pas du monde dans ce monde marqué par les conflits.

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avec les autres. » . Ainsi, lors de l'échange de la paix proprement dit, au moment où X se tourne vers Y avec qui il est en conflit, ils ne sont pas contraints de se réconcilier dans le cadre de leur système (chan­ gement 1), mais un changement de système est induit (changement 2) qui rend possible un dépassement de la situation en échangeant une paix qui vient d'un tiers et qui réunit au-delà des conflits existants. Le Christ ne juge pas. Il invite à dépasser le conflit pour vivre d'une nouvelle manière. L'objectif n'est pas de déterminer qui a tort ou raison, mais d'offrir une réconciliation qui change le système de valeurs en place et qui permet une nouvelle vie. Pensons au récit de la fernrne adultère en Jean 8 : alors qu'il est invité à juger, à condanrner la fernrne, Jésus rappelle que tous sont concernés par le péché. En déplaçant le focus de la seule faute de la fernrne vers le péché de tous, Jésus désamorce la violence, invitant chacun à un changement, la fernrne y compris : « va, et ne pèche plus ! » Pour inviter à ce chemi­ nement, on peut proposer d' introduire le signe de paix par les versets 23 et 24 de Matthieu 5 : « Quand donc tu vas présenter ton offrande à l'autel, si là tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, laisse là ton offrande devant l'autel, et va d'abord te réconcilier avec ton frère ; viens alors présenter ton offrande. » Le rappel de ces paroles du Christ devant une cornrnunauté divisée risque fort de créer un sentiment de malaise, d'interrogation : « puis­ je participer à l'eucharistie alors que je me sais en conflit ? » Mais dans notre logique humaine, il faut savoir qui a tort, qui a raison. Dans le cas d'un conflit ouvert, chacun campe sur ses positions et refuse la réconciliation. La citation de Matthieu 5 semble conduire à une impasse. La paix selon la logique du monde est impossible. Au moment où l'assemblée se situe dans cet état d'esprit, l'officiant énon­ cera les paroles du Christ qui donne sa paix, pas à la manière du monde. Les paroles de Jean viendront alors cornrne une issue possible au malaise provoqué par les paroles de Matthieu : la paix du Christ peut être partagée grâce à un changement de paradigme, sans avoir besoin de déterminer les torts selon la logique du monde. Ces enchamements de situations sont des moyens forts de trans­ mettre du sens. La construction du déroulement liturgique peut ame­ ner à des théologies très diverses. Quittons un instant la célébration eucharistique pour en donner un autre exemple. Luther plaçait en début de célébration le rappel de la Loi puis la confession du péché dans laquelle l'assemblée constate son échec à respecter la Loi et

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enfin les paroles de Grâce qui réhabilitent le croyant devant Dieu malgré son échec. La liturgie de Luther insiste donc sur l'impossibilité de 1'humain à accomplir la Loi et sur la Grâce donnée malgré tout. Un demi-siècle plus tard, Calvin renverse l' ordre des éléments en les plaçant dans l'ordre suivant : confession du péché ; parole de Grâce ; rappel de la Loi. Par cette inversion, il change totalement le statut de la Loi. En effet, il affmne ainsi que le chrétien peut accomplir la Loi, non pas de sa propre volonté, mais en raison de la Grâce reçue de Dieu. Liturgie baptismale et Galates 3 Mon dernier exemple relève d'un autre contexte que celui de l'eu­ charistie puisqu'il vient de la liturgie du baptême. Dans le cadre d'un baptême célébré à l'intérieur de l' assemblée dominicale, on pourrait ajouter la lecture de la péricope de Galates 3 ,26-28 : ({ Tous, vous êtes, par la foi, fils de Dieu, en Jésus Christ. Oui, vous tous qui avez été baptisés en Christ, vous avez revêtu Christ. Il n'y a plus ni Juif ni Grec ; il n'y a plus ni esclave ni homme libre ; il n'y a plus l'homme et la femme ; car tous, vous n'êtes qu'un en Jésus Christ. » Cette citation de l'apôtre a ceci d' intéressant qu'elle produit une tension entre la réalité vécue et l'énonciation. Les distinctions entre Juifs et Grecs, esclaves et hommes libres, hommes et femmes, sont, pour les auditeurs de l'apôtre, des séparations sociales fortes et bien réelles. C'est sur la base de ces distinctions que la société est construite. Les mots de Paul entrent en conflit direct avec la vision du réel qui est celle de son auditoire. Rationnellement, on pourra seule­ ment dire que son affirmation est tout simplement fausse. Cependant, elle va créer chez les auditeurs de Paul un effet perlocutoire de per­ plexité et de réévaluation des valeurs : ({ l'appartenance au Christ est plus importante que les valeurs discriminantes de notre société » . Mais si cette péricope semble particulièrement parlante et efficace, elle se heurte à un problème de taille dans notre société contempo­ raine : celui de la traduction. En effet, son efficacité perlocutoire vient justement du fait qu'elle contredit les distinctions les plus importantes qui régissent la communauté. Ces distinctions n'étant plus celles d'au-

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jourd 'hui13, la péricope risque de manquer singulièrement d'efficacité. Elle pourrait dès lors être soumise à un travail de retraduction14 qui tienne compte des divisions internes d'une cornrnunauté donnée. Suite à la citation de l'apôtre, lors d'un baptême d'un petit enfant dont la famille est peu pratiquante, le pasteur pourrait ajouter : « il n'y a plus ni paroissiens fidèles ni occasionnels, ni paysans du lieu ni nouveaux venus de la ville, ni jeunes turbulents ni vieux un peu sourds, car tous vous n'êtes qu'un en Jésus Christ. » Clairement « décalée », cette traduction renvoie avec humour les personnes présentes au sens pre­ mier de la citation de l'apôtre : elle fait prendre conscience à chacun que non seulement lui-même a une place dans l'Église, mais surtout que son VOISIn aUSSI en a une. Si cette péricope peut être utilisée lors d'un baptême, elle peut éga­ lement être prononcée lors d'une aspersion de l'assemblée. Elle rap­ pellera à tous ce qui les réunit au-delà des conflits : l'appartenance au Christ par leur baptême. Ce renversement des valeurs discriminantes est typiquement un changement de système (changement 2). .

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CONCLUSION J'évoquais au début de cette brève étude le fait que les conflits dans un cadre paroissial peuvent être particulièrement profonds parce qu'ils touchent aux systèmes de valeurs des personnes, à leurs convictions. Même un conflit sur un sujet aussi mondain que l'organisation du menu de la kermesse peut déboucher sur des interrogations en termes de valeur : « cornrnent admettre que de tels conflits peuvent advenir en une cornrnunauté qui prend cornrne base la prédication d'amour et de tolérance du Christ ? » Travailler sur le système de valeurs et leur hiérarchie implique un changement 2 dont parle l'école de Palo Alto. Je crois avoir montré que la liturgie, en cornrnuniquant de manière perlocutoire à l'aide des affects, est particulièrement adaptée pour entntmer ce type de changement.

1 3 Quoique nous pourrions discuter de la distinction homme/femme qui conserve caractère discriminant dans de nombreux lieux et de nombreuses comrlllmautés. 14 Une traduction que j'appellerai « socioculturelle » en plus de la traduction pure­ ment linguistique. lUl

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Dans cet article, je me suis intéressé particulièrement à l'usage de péricopes néotestarnentaires dans la liturgie. J'en ressors un point d'attention particulier : grâce à différents facteurs (contextualisation de la péricope dans la liturgie, ton de la voix, accents particuliers, gestes accompagnant l'énonciation, traduction socioculturelle de cer­ tains passages), l' officiant peut faire ressortir tel ou tel sens du pas­ sage cité. Il est donc essentiel qu'il réfléchisse à ces choix en dialogue avec l' exégète afin de ne pas trahir le texte, ni dans le sens qu'il prend dans le contexte intrabiblique qui est le sien, ni dans le sens lié au contexte socioculturel de son énonciation première. L'emploi d'une péricope biblique dans la liturgie, en raison de la force qu'elle peut dégager, doit faire l' objet d'une mûre réflexion. Cependant, dans le cadre d'un conflit communautaire, la parole biblique au sein de la liturgie peut revêtir une grande efficacité. En tant que parole venue d'ailleurs, en effet, elle n'intervient pas direc­ tement dans le conflit, elle ne cherche pas à déterminer qui a tort ou raison ; elle introduit une valeur ou un élément tiers qui permet de relativiser le conflit, de l'intégrer dans une dimension nouvelle. Son autorité reconnue lui vaut le privilège de ne pouvoir être ignorée et lui permet d'être interpellante. La parole biblique ne saurait laisser indifférente. Reste au liturge la tâche de l'intégrer au mieux dans la célébration pour qu'elle soit source de sens. CH 1374 Corcelles-sur-Chavornay Rue des hirondelles 4 [email protected]

Christophe COLLAUD Institut RSCS UCLouvain

Face aux conflits présents dans sa communauté, que peut faire le ministre de celle-ci pour permettre leur résolution ? Un lieu d'apaisement possible pourrait être la liturgie. En effet, celle-ci, et notamment les paroles bibliques qu'elle contient, jouit d'un statut d'autorité qui dépasse largement celle de la parole du ministre. Dans le même temps, elle est perçue comme moins directe, plus éloignée de la réalité vécue. Ce double statut autorité/ distance de la parole biblique dans le cadre liturgique permet d'éviter l'intru­ sion dans le conflit. Ne parlant pas directement de la situation concrète qui préoccupe telle ou telle personne, la parole biblique pourra pourtant per­ mettre de désamorcer le conflit par l'effet perlocutoire produit par l'énoncia­ tion des textes dans le cœur des paroissiens. Résumé

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Mots-clés Liturgie, Austin, perlocutoire, Palo Alto, langage du change­ ment, récit de l'institution, baiser de paix, Galates 3 -

About the conflicts present in his community, what can do the minister to allow their resolution? A possible place of appeasement could be the liturgy. Indeed, in particular the Biblical words which it contains, enjoy a status of authority which exceeds the word of the minister. At the same time, it is perceived as less direct, more distant from reality. This dual author­ ity/distance status of the biblical word in the liturgical setting avoids intru­ sion into the conflict. By not speaking directly about the concrete situation that preoccupies this or that person, the biblical word can nevertheless make it possible to defuse the conflict by the perlocutionary effect produced by the enunciation of the texts in the heart of the parishioners. Summary

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Keywords Liturgy, Austin, perlocutionary, Palo Alto, Language of Change,Words of Institution, Kiss of Peace, Galatians 3 -

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Investir la condition baptismale pour dépasser le conflit lié à l 'intégration d'une identité sexuelle Itinéraires croisés des associations Devenir Un en Christ et La Communion Béthanie Les personnes homosexuelles chrétiennes vivent un conflit subtil vis-à-vis de l'enseignement du magistère. Ce conflit se révèle à deux niveaux et cela, indépendamment de leur manière de vivre leur orien­ tation sexuelle. Le tiraillement se noue entre ce qu'elles sont au plus profond d'elles-mêmes et leur appartenance à la communauté de foi. Le conflit ainsi positionné se décline de bien des manières et sous bien des angles, avec une palette de nuances propres aux psychismes et aux situations dans lesquels il s'invite. Quand ces mêmes personnes témoignent, elles mettent souvent en évidence l'incapacité de recevoir dans leur situation de vie concrète le discours habituel et officiel sur ce qu'elles sont, sur ce qu'elles doivent faire et sur ce dont elles doivent s' abstenir. Les monitions d'accueil et de bienveillance ne suffisent généralement pas à guider, fortifier, réconcilier, avancer en vérité. La situation est dommageable en ce sens que la personne expérimente alors le fait de ne pas trouver dans le corpus magistériel de quoi baliser sa vie « ainsi faite » , de quoi mobiliser des ressources lui permettant de réconcilier en profon­ deur ce qu l elle est, ce qu'elle vit, avec ce que croit la communauté à laquelle elle est attachée. Ce conflit peut être vécu de manière drama­ tique lorsque la personne estime que ce qu'elle reçoit ne lui offre pas les moyens de construire un avenir possible en Église1 1 Le théologien moraliste Laurent Lernoine condense le conflit en ciblant les positionnements éthiques qui le cristallisent et l'impasse cognitive et discillsive qu'lUl tel conflit nOlllTit : « Décidément, deux logiques parallèles sont en place et leur ren­ contre improbable : lUle morale ciblée de l'acte consolidée par la discipline cano­ nique, d'lUle part, et une théorie plus globale de l'action, d'autre part. Cette derpière, forte de la reconnaissance de l'autonomie des réalités terrestres validée par l'Eglise de Vatican II, chercherait lUle issue rationnelle à la situation bloquée d'être humains dotés d'une sexualité interdite qui correspond pourtant aux critères éthiques contern-

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Force est de constater que la rupture n' est pas forcément consom­ mée. Certains itinéraires de vie manifestent au contraire que le conflit, toujours latent, n'est plus un obstacle insurmontable à la réconcilia­ tion des identités personnelle et communautaire". Ce dépassement se fait parfois par le biais d'une mobilisation forte de la condition baptismale comme moyen efficace pour transcender les discours convenus. Non seulement la personne se trouve ainsi rassurée dans sa condition d'enfant de Dieu et de membre du peuple chrétien, elle est aussi encouragée par des perspectives réalistes et précises dans sa quête d'une vie bonne.

DEUX ASSOCIATIONS PARTICULIÈRES POUR ACCUEILLIR LES PERSONNES CHRÉTIENNES ET HOMOSEXUELLES

Le paysage des associations chrétiennes francophones qui se donnent pour mission d'accueillir les personnes homosexuelles est contrasté. Il varie en fonction des objectifs que s'assignent ces asso­ ciations, à partir d' ecclésiologies et de réalités de terrain variées. Les théologies mobilisées suscitent des discours et des pratiques dont les cohérences internes se laissent appréhender à la croisée d'anthropolo­ gies parfois antagonistes. Les associations Devenir Un en Christ et La Communion Béthanie font converger notre regard sur un type spécifique de tissu associatif. Il s' agit de collectifs d'inspiration catholique où le discernement à l'intérieur même de l'Église constitue la motivation essentielle. Ces porains de non-nuisance et de consentement. ;} L. LEMOINE, « Homosexualité et morale chrétienne aujomd'hui. "Qui suis-je pour juger ?" », dans Études, octobre 2014, p.70. 2 Les mliversitaires français Rémy Bethmont et Martine Gross viennent de publier lUle collection de travaux interdisciplinaires qui défient l'idée couramment admise selon laquelle les trois monothéismes ne pmrrraient générer que des tensions stériles vis-à-vis des identités homosexuelles. Les contributems explorent des situations où, aujomd'hui mais aussi par le passé, sociabilité homosexuelle et sociabilité religieuse se côtoient. L'ensemble étudie, en contexte chrétien plus spécifiquement, la possibilité de se penser croyant et homosexuel sans contorsion mentale pathologique. Les contri­ butions relatent des contextes précis où productions normatives, environnement social et stratégies des fidèles entretiennent des régulations complexes qui créent des espaces de liberté. C'est au sein de ce dynamisme que les conduites sexuelles peuvent être réévaluées et intégrées. R. BETHMONT, M. GROSS (éds), Homosexualité et traditions monothéistes. Vers lafin d'un antagonisme ?, Genève, Labor et Fides, 2017.

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deux associations se distancient d'une ligne militante propre à d'autres collectifs, où le dynamisme repose davantage sur la revendication de droits individuels et sur la demande d'une évolution significative du discours doctrinal. Elles se comprennent plutôt à partir d'une respon­ sabilité à prendre dans l'accueil inconditionnel et l'inclusion des per­ sonnes. En ce sens, le ressort de ces associations est d'ordre théolo­ gal : elles entendent signifier la foi, l'espérance et la charité au cœur d'une réalité humaine concrète, celle du vécu homophile. C'est au sein de cette posture qu'elles s 'engagent à habiter les différents niveaux de conflictualité inhérents à la condition homosexuelle. L'épi­ neux rapport au discours magistériel pour ceux qui se sont décidés à s'engager dans une vie de couple unisexué constitue un marqueur décisif de leur préoccupation. Le conflit relayé par les récits de ces deux associations est poly­ morphe. Il concerne tantôt la relation de la personne homosexuelle à son entourage, tantôt le rapport des différents acteurs à l'Église et au vécu des communautés concrètes. La grande similitude des récits laisse imaginer que chacune des parties est impliquée dans les mêmes cheminements mettant au défi l'aggravation des désaccords, leur sta­ gnation et leur dépassement. Devenir Un en Christ .' un enracinement ecclésial en tensions L'association Devenir Un en Christ a été fondée en 1984 par un couple de catholiques du diocèse de Meaux. Forte de quelque 300 membres et de plusieurs centaines de sympathisants (2016), l'asso­ ciation s'est forgé une place à partir de la conviction que l'Église devait être un lieu d'accueil avant d'être un lieu de conseil ou d'éva­ luation3 Devenir Un en Christ est soucieuse de se présenter comme service d'Église et soigne sa relation et sa communication avec l'institution ecclésiale. Cependant, l'association garde une certaine liberté de ton et maintient une tension avec l'institution, qui lui pennet d'exister en 3 L'association a reçu dès sa fondation le soutien de l'évêque de Meaux et le parrainage de Xavier Thévenot. Une équipe d'accompagnement ignacien, composée du Père Étielllle Garin, d'lUle religieuse, Sœm Geneviève Constant et de la psycha­ nalyste Brigitte-Violaine Aufauvre s'est rapidement mise en place autour du couple fondateur. L'association est organisée aujomd'hui à partir d'lUl bmeau central à Vincennes et d'lUle vingtaine de groupes locaux, dont lUl à Bruxelles.

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tant que telle. Dans une contribution préparatoire au Synode sur la famille de 20 15, l'association s'est montrée assez critique vis-à-vis d'une Église qui, quand elle se fige dans une position d'accueil des persOlmes, d'un côté, et de condamnation des actes des mêmes per­ sonnes, de l' autre, court le risque de ne pas être entendue. Devenir Un en Christ invite dès lors l'institution ecclésiale à miser sur sa capacité éprouvée d'inclure et de proposer des chemins de sanctification à tout qui peut croire en la miséricorde de Dieu : « c'est précisément cela que les chrétiens concernés par l'homosexualité espèrent : que l'Église les aide à inventer leur vie, à trouver leur place dans la communauté des croyants et dans ce monde, qu'elle les guide par des conseils concrets sur un chemin qui reste actuellement hors de tout cadre nor­ matif » 4 Ce type de positionnement permet de mieux cerner les présupposés anthropologiques et théologiques sur lesquels est fondé l'accueil inconditionnels L'acceptation de la donnée homophile qui s'impose à la personne constitue le point de départ d'apprivoisement du conflit. C'est alors le thème de la conversion qui est mobilisé, de manière analogique. Il décrit le patient changement de regard sur soi et sur les autres et « ce travail sur soi et son humanité n'est pas si loin du travail de la foi : qui cherche à être vrai ne peut que rejoindre le Chemin de Celui qui est la Vérité, une Vérité qui rend libre »6 Cet accueil de soi amène également le changement du regard des autres sur soi ; un processus de conversion qui déplace les protagonistes concernés se met en place. Dans l' itinéraire des personnes croyantes, la foi est clairement identifiée comme une clé permettant d'entamer un travail de vérité et d'humilité. La conversion du regard obtenue par le travail de vérité sur soi dévoile une autre manière de comprendre le regard de Dieu sur soi et fait découvrir de surcroît un « autre » visage d'Église, non celui des idées désincarnées de perfection mais « un

4 http://w\VW. deyeninmenchrist. TIet!artic les!artic 1esiternslsynode. htrnl (demière consultation : 15-09-17) 5 Devenir Un en Christ a publié à l'occasion de son 30e anniversaire un recueil qui reprend son expérience d'accueil et d'accompagnement. Le collectif y fait le point sur son identité, sm l'ecclésiologie à laquelle il se rapporte, sm l'éthique qu'il entend promouvoir. De nombreux témoignages viellllent illustrer le propos. Les analyses qui suivent s'en inspirent largement. Réj/exions pastorales et témoignages de ['associa­ tion Devenir en Christ. Foi, homosexualité, Église, Montrouge, Bayard, 2016. 6 Ré j/exions pastorales et témoignages, p. 93.

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peuple d'hommes et de femmes en chemin, en voie de sanctifica­ tion »7. L'homosexualité est appréhendée à l'intérieur même du mystère de l'Incarnation, elle oblige à creuser le mystère de l'homme. Elle invite à découvrir Dieu là où il n'était pas attendu et où il reste difficile à accueillir. Elle mobilise en l'homme cette capacité à reconnaître l'Évangile au croisement du désir et de l'impasse, de la croix et du salut. La doctrine interpelle et stimule mais elle n'est pas reçue comme un couperet qui viendrait condamner. C'est d'ailleurs dans cette dyna­ mique que la réalité du couple homosexuel peut être apprivoisée : « un choix d'être pour l'autre le visage concret de l'amour même de Dieu. De l'accueil de l'autre dans ses différences, du don de soi, du choix de la fidélité, du dialogue et du pardon peuvent naître une réelle complémentarité et une vraie fécondité humaine, sociale et spirituelle. En tout cela, nous pouvons déceler des signes d'Évangile » 8 La question est fmalement de savoir d'où vient cette force qui per­ met intérieurement de consentir à ce rapport renouvelé à l'Église. Comment s'opère le passage du sentiment d'exclusion à celui d'inclu­ sion ? Il nous semble que les témoignages collectés par l'association convergent vers l'itinéraire de sujets qui se réapproprient de manière stimulante leur baptême9 Cette identification réassumée assouplirait le rapport à l'institution. Forts de cette réappropriation, les personnes y trouvent ou retrouvent progressivement leur placelo Ces personnes 7

Réflexions pastorales et témoignages, p. 107. Réflexions pastorales et témoignages, p. 207. 9 Une « intuition baptismale » qu'il nous semble nécessaire de transcrire est for­ mulée de la manière suivante par le comité rédactem du recueil cité : « Être fils et filles de Dieu éclaire toutes les dimensions de notre existence, y compris celles qui concernent notre orientation affective et sexuelle. C'est dans toute notre existence que nous sommes enfants de Dieu, et tout en nous est appelé au salut. En nous découvrant enfants du Père et en laissant cette réalité se déployer en nous, nous avancerons vers lUle liberté intérieme plus grande, qui nous permettra de faire des choix, de consentir à ce que nous avons à vivre, de poser parfois des renoncements. Nous apprendrons à aimer avec plus de justesse, à respecter les autres, à nous respecter, à trouver notre lUlité en Dieu. Être fils et fille de Dieu, c'est donc recevoir une identité comme cadeau. Mais c'est aussi laisser le baptême reçu :çIous transformer pOlIT, peu à peu, vivre et aimer à la manière de Dieu et selon l'Evangile, à partir de ce que nous sommes. » Réj/exions pastorales et témoignages, p. 1 82-183. 10 « Beaucoup témoignent que cette recherche, avec sa part de combat, a été pour eux un chemin pOlIT approfondir la foi et mieux connaître Dieu, présent et agissant aux lieux mêmes de nos questions et de nos pauvretés. Les circonstances nous mettent parfois au pied du mlIT et obligent à aller chercher au fond de soi, plus que des 8

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ont souvent rencontré des communautés et des pasteurs qui, dès le départ ou au fil du temps, ont vu en elles des enfants de Dieu, dans le projet de vie qui est le leur. Le chemin progressif de réappropriation des promesses du baptême modifierait le rapport à l'Église et « la dimension institutionnelle de l' Église, importante pour "tenir la route", est au service de ce vécu-là »ll. Et « finalement, on passe à la prise de conscience qu'en vertu de son baptême, on fait partie de 1 l'Église, on est l'Église » 2 La Communion Béthanie : une mystique au service d'une éthique de l 'inclusion La conscience baptismale comme instigatrice d'audace ecclésiale en matière d'intégration de situations de vie « hors-normes », nous la retrouvons dans une autre association française, la Communion Bétha­ niel3 Elle a pris naissance dans l'itinéraire d'un homme, Jean-Michel Dunant, habité par la consécration religieuse depuis l'enfance. Le témoignage principal du fondateur est donné à travers une autobiogra­ 14 phie qui se donne à lire comme un roman En prenant la juste dis­ tance critique vis-à-vis d'un récit façonné par le point de vue singulier d'une personne absorbée par la réalité de son homosexualité, nous disposons d'un récit qui donne à voir comment un cheminement per­ sonnel aux prises avec un questionnement spirituel peut réécrire la situation de personnes homosexuelles chrétiennes dans leur rapport à l'institution ecclésiale. De la construction du récit émerge une thèse sollicitant l'attention : l' Église doit apprendre à accueillir autrement les personnes homo­ sexuelles et transgenres en étant plus attentive à leurs itinéraires concrets. Elle ne peut se contenter d'accueillir des personnes consi-

réponses, lUle eau vive, celle que Dieu lui-même nous donne. ;} Réj/exions pastorales et témoignages, p. 175. 11 Réj/exions pastorales et témoignages, p. 186. 12 Réflexions pastorales et témoignages, p. 190. 1 3 La Communion Béthanie offre peu de littérature. Une enquête a été éditée en 2015 par lUl jomnaliste indépendant autour de 12 visages membres de la Communion. A. BAIL, Homosexuels et transgenres, chercheurs de Dieu, Bruyères-le-Châtel, Nou­ velle Cité, 2015. 14 l-M. DUNANT, Libre. De la honte à la lumière, Paris, Presses de la Renais­ sance, 20 I l .

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dérées indépendamment des choix et des sitnations, parfois subies, qu'elles vivent au jour le jour. L'auteur met en œuvre une narration d'où une théologie émerge : celle de l'action d'un Dieu qui transforme par libérations successives toutes les couches d'une personnalité quand elle se laisse gagner par les facettes insoupçonnées de son baptêmel5 L'essentiel est saisi à un moment clé du récit : tant que le person­ nage n'aura pas accepté au plus profond de lui-même la réalité fon­ cière de l'homosexualité, il ne pourra pas entamer de réconciliation sérieuse avec lui-même, avec la société, avec l'Église, avec Dieu. Il le fait comprendre théologiquement : c'est l'accueil de l'Évangile dans la réalité entière du personnage, dont l'orientation homosexuelle constitne une composante inaliénable, qui enclenche la libération de son être profond. Dieu sauve lorsqu'il est accueilli dans des vies qui assument lucidement et honnêtement ce qu'elles sont : Le Dieu de l' Évangile n'est jamais indifférent à ce qui est humain. Mon humanité comportait cette attirance homosexuelle et elle n'empêchait pas le Christ de me toucher profondément. Je n'avais pas choisi, ni le don de la foi, ni l'homosexualité. Mais je pouvais choisir de vivre serei­ nement, de manière libre et responsable, ma démarche chrétienne dans mon corps d'homosexueP6.

La Communion Béthanie, fondée en 2005, est portée par les intni­ tions fondamentales que l'on retrouve dans l' autobiographie de Jean­ Michel Dunant. De taille modeste (elle comporte quelques dizaines de membres), l' association a ceci d'original qu'elle unit ses membres par une mission contemplative. Les membres se retrouvent deux fois par an pour une retraite et s' engagent quotidiennement à la prière d'intercession les uns pour les autres. L'association entend déployer une mystique où le silence est lieu de communion. Dans ce silence, le fondateur place la situation concrète des personnes, leur vie intérieure, leur cheminement propre, 1 5 Nous sommes interpellé dès les premières pages du récit lorsque le persollllage, jelUle adolescent, subit avec plus ou moins de consentement les attouchements d'un adulte dans des toilettes à Lomdes (!). L'autem semble jongler (inconsciemment ?) avec l'eau impropre des toilettes, lieu de honte et de culpabilité, avec l'eau pme de la grotte et du Gave de Pau, derrière laquelle on devine l'eau baptismale. 16 DUNANT, Libre. De la honte à la lumière, p. 114.

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leur reconstruction. Le silence devient normatif de l'ajustement des relations tissées entre les membres. « La discrétion honore un amour fraternel et délicat, une forme silencieuse de l'amitié qui, avec respect et confiance mutuelle, aide l'autre à retrouver puis reconstruire son moi intime. Elle est communion au mystère que chacun porte en soi »17. Cette mystique du silence n'est pas évanescente, elle est incarnée. Elle émarge de « Béthanie » , un lieu proche de Jérusalem mais déjà en marge géographiquement et culturellement. Jean-Michel Dunant confiait à un journaliste cette caractéristique : Suivre le Jésus de Béthanie, c'est suivre le Christ hors de Jérusalem, dans cet endroit à la fois non institutiOlmel et peu éloigné. Dans l' Évan­ gile de Jean, Béthanie, qui signifie en hébreu « la maison de l'affligé », est le lieu de l'amitié : il s'agit de ce village où Jésus se rend pour visiter ses amis Lazare, Marthe et Marie. C'est là que Marie oint les pieds du Christ d'un parfum de grand prix avant de les essuyer de ses cheveux. C'est là encore que le Christ ressuscite Lazare, dont la mort l'a « saisi d'émotion ». À Béthanie, on contemple un Jésus humain et agissant18.

La Communion s'inscrit ainsi dans une ecclésiologie des « périphé­ ries » pour reprendre les termes du pape François. Sa mission princi­ pale, par le biais de la prière, est de manifester la diaconie de l'Église par l' accueil et l'écoute. Ce service diaconal est nourri de l'appel à la fraternité en Christ « parce que nous sommes poussés par la charité du Christ qui est au centre de nos vies. C'est pourquoi nous avons repris le symbole du lavement des pieds dans la célébration qui for­ malise notre engagement, que nous appelons "vœu de charité" »l9. La diaconie que la Communion Béthanie veut faire sienne entend en retour interpeller l'Église toute entière : Les personnes auxquelles veut s'ouvrir la Communion Béthanie font question dans l' Église ; elles y vivent aussi avec leurs questions, trop souvent exprimées par la souffrance et entourées par le silence. Pour ces raisons, elles peuvent nous aider et aider l' Église à chercher et trouver

17 Charte de la COffirlllmion Béthanie, II, 4. La charte se trouve en annexe de DUNANT, Libre. De la honte à la lumière, p. 167-174. 18 BAIL, Homosexuels et transgenres, chercheurs de Dieu, p. 25-26. 1 9 BAIL, Homosexuels et transgenres, chercheurs de Dieu, p. 22.

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des mots renouvelés, des comportements justes, des signes ajustés pour les accompagner dans l'estime et le respect des cheminements particu­ liers20 .

QUELQUES ENJEUX ÉTHIQUES ET ECCLÉSIAUX

Certains chrétiens homosexuels, intégrés dans la société du XXI' siècle et conscients qu'une inclination que l'on n l a pas choisie n 'est pas contradictoire avec le sentiment d'« appartenir » à Dieu et à l'Église, composent avec une voie originale. Elle consiste à discerner comment Dieu les interpelle à travers ce qu'ils assument en eux­ mêmes et ce qu'ils vivent dans leur quotidien21 Ce parcours est par­ ticulièrement exigeant dans le cas du couple homosexuel parce qu'il ne dispose pas de repères « autorisés » sur lesquels il pourrait comp­ ter. Quand le mariage des personnes de même sexe offre une possibilité de s'inscrire dans la société, la morale sexuelle et familiale de l'Église est acculée à se repositionner. Non parce que les personnes chré­ tiennes qui éprouvent une orientation homosexuelle se précipiteraient sur les nouvelles possibilités que leur offre le droit de l'État - nous savons que ce n'est pas le cas. Mais parce que 1 'horizon du vivre­ ensemble se laisse désormais modeler par de nouvelles normes sociales et morales susceptibles de recomposer durablement le pay­ sage des partenariats de vie reconnus comme légitimes. Toutes les

20 Charte de la Communion Béthanie, IV, 2. 21 Le témoignage de Gauthier, membre de Devenir Un en Christ, illustre bien la consistance que peut prendre cette voie : « Être chrétien et homosexuel : étrangement, je n'ai pas trouvé ces mots dissociables, mais au contraire, j'ai senti une sorte de vocation en moi à montrer que l'on peut très bien être les deux, et par-dessus tout, que ce TI ' est pas une blessme ou une tare, mais que nous sommes tous appelés à cheminer sur des tracés différents, et que dans cette différence se trouve notre plus grande force. Je n'aimerais pas qU'lUle personne homosexuelle soit accueillie comme je l'ai été, car je me rends compte aujourd'hui que, lorsque je me suis découvert, j'ai été rassuré par des prêtres qui me disaient que l 'homosexualité était une chose minime dans mon existence, peu importante : il s'est avéré par la suite que cette manière de voir les choses est devenue complètement différente aujourd'hui. Elle ne constitue pas seulement lUle petite part de ce que je suis, mais c'est lUl pilier fonda­ mental dans la construction en tant qu'homme. » Réj/exions pastorales et témoi­ gnages, p. 175-176.

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personnes et les institutions sont exposées, c'est leur rôle d'en répondrez2 Certains discours d'Église, formulés linéairement à partir d'un héri­ tage anthropologique élaboré en référence à une loi naturelle valable pour tous et définitivement, peuvent dès lors être perçus comme pro­ blématiques. Quand les normes traditionnelles sont énoncées du « haut » vers le « bas », elles risquent de manquer leur but initial, c' est-à-dire de s'adresser efficacement à tout un chacun. Alors que l'identité humaine s'atteste comme plus fluide et semble traversée par des processus de reconstruction non aboutis, les normes ecclésiales sont souvent reçues comme des couperets d' autant plus injustes qu'elles ne sont pas en capacité de fournir une alternative crédible aux minorités reconnues23.

22 Le sociologue britannique Andrew Kam-Tuck Vip a néanmoins souligné com­ bien la ténacité de ceux qui entendent concilier lem orientation homosexuelle et lem sentiment d'appartenance religieuse peut influer sm l'évolution des cultures ecclé­ siales et théologiques, même quand l'impact reste difficile à quantifier. Prenant pOlIT appui le corpus transgressif de différentes confessions chrétiennes, corpus souvent motivé par la logique de l'égalité des droits civiques, Kam-Tuck Vip conclut : « Un déplacement paradigmatique et épistémologique a lieu quand les croyants LGB, ayant appris à faire confiance à leur propre vécu positif, retomnent la honte et la culpabilité en fierté et courage, déchaînant lUle énergie émancipatrice qui libère et transforme, non seulement leur propre vie, mais aussi les fondements institutionnels et culturels de la sphère religieuse. ,} A. KAM-TucK VIP, « Quand la religion rencontre la sexua­ lité ,>, dans R. BETHMONT, M. GROSS (éds), Homosexualités et traditions monothéistes, p. 6 1 . 23 L e théologien irlandais Joseph S . O'Leary souligne ainsi c e qui lui semble être lUle inadéquation entre la fin et les moyens dans l'expression du discoms normatif ecclésial aujomd'hui : « On vante la consistance logique de l'enseignement catho­ lique, avec la condamnation de la contraception artificielle comme pivot. Mais une consistance autoréférentielle, coupée de tout contact avec le réel, et qui refuse de voir ce qui n'entre pas dans ses catégories, se rend de plus en plus impuissante. Ce qu'on ne veut pas voir, c'est que les couples homosexuels existent, sont reconnus et toujoms plus appréciés par leurs amis et lems familles. Cela est vrai du moins de ces démo­ craties libérales où l'homophobie meurtrière a battu en retraite. Ce sont précisément les pays où la hiérarchie catholique se croit obligée de prendre la parole, en opposant lUl avertissement qu'elle voit comme "prophétique" et "contre-culturel" à cet accueil croissant. Dans le jeu de forces actuel, cela signifie que la hiérarchie catholique s'aligne sm les pays où l'homosexualité reste lUl sujet tabou. Tout en parlant très abstraitement du "respect" dû aux personnes homosexuelles, les évêques fuient tout dialogue avec les couples homosexuels ou même avec les théologiens qui se montrent favorables à leurs revendications, sous prétexte que le fait même d'ouvrir un tel dialogue compromettrait la doctrine de l'Église. ,} J. O'LEARY « La théologie catho­ lique face au mariage homosexuel ,>, dans Cités, 44, 2010, p. 27.

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Les personnes homosexuelles chrétiennes sont évidemment traver­ sées par ces contradictions dans leur manière de diriger leur vie. Elles sont aux prises avec la fascination d'un interdit fondamental qu'elles transgressent souvent en conscience et en connaissance de cause. En miroir, les communautés chrétiennes peinent à leur donner les moyens de grandir en humanité et en sérénité. Elles restent elles aussi souvent fascinées par un interdit dont elles n'ont pas encore appris à intégrer les modalités dans le contexte actuel. Cette situation inconfortable met les communautés en porte-à-faux par rapport au devoir d'inclusion et de fraternité envers bien des personnes homosexuelles. Comment accueillir des personnes en faisant l'impasse sur le projet de vie où elles estiment en conscience être à leur place ? Aucune logique fami­ liale, amicale, humaine ne peut fonctionner à long terme dans cette distorsion, au risque de discontinuités dans la construction des sujets, de ruptures dans leur rapport aux institutions24 Nous avons pressenti dans notre étude que certaines personnes homosexuelles chrétiennes avaient mobilisé leur condition de baptisés à nouveaux frais. Nous ne prétendons pas que cette mobilisation soit toujours franchement affirmée et explicitée comme telle. Mais la majorité des témoignages consultés comportent des allusions claires à la « condition d'enfant de Dieu » , à la certitude que « Dieu ne reprend pas l'amour qu'il a dOlmé », ou encore à la conviction d'être « un chrétien à part entière », autant d'expressions qui font référence dans la conscience catholique contemporaine à l'identité reçue au bap­ tême25. 24 Une enquête menée par la sociologue Martine Gross en 2005 tend à montrer que plus lUle personne homosexuelle est impliquée dans la vie d'lUle comrlllmauté paroissiale, plus lui est facilitée la gestion personnelle de son identité chrétienne de personne homosexuelle. Une participation accrue à la vie de l' Église tendrait à effa­ cer les aspérités des diSCOillS officiels au profit d'un sentiment d'appartenance à une communauté qui deviendrait premier dans la conciliation des identités chrétiennes et homosexuelles. Ce processus s'élaborerait au travers de stratégies d'aménagements et de réinterprétations où le diSCOillS magistériel est maintenu à distance : « le conflit , identitaire semble trouver une résolution par la représentation de l'Eglise comme elle-même compartimentée. Doctrine de l' Eglise catholique et pratiques pastorales deviennent deux entités distinctes dans des compartiments étanches. » M. GROSS, « De la honte à la revendication identitaire. Être catholique et homosexuel en France ,>, dans C. BÉRAUD, F. GUGELOT, 1. SAINT-MARTIN (éds), Catholicisme en tensions, Paris, Editions de l' Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 2012, p. 227. 25 Illustration n'est pas raison, mais nous choisissons de rapporter le témoignage suivant parce qu'il constitue de façon exemplative ce que nous pressentons comme

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Comment la condition de baptisé peut-elle motiver une condition de vie si « incertaine » quant à son parcours de reconnaissance ? Quel éclairage éthique spécifique peut-elle apporter" ? Nous sommes ici dans une zone entre « ombre et clarté », pour reprendre les termes de Jean-Michel Dunant, construite sur des intuitions fondamentales qui peinent à être formulées explicitement. La Communion Béthanie n' a­ t-elle pas choisi la voie de la contemplation silencieuse à partir de cette intuition qui la fonde ? Alors que cette intuition semble présente de manière diffuse dans la littérature chrétienne spécialisée, elle n'est souvent qul énoncée. Ses implications morales concrètes sont rarement déployées. Les personnes qui témoignent au sein des associations que nous avons évoquées ici sont rarement au fait des questions techniques de la théologie morale. Elles sont par contre souvent influencées par une culture ecclésiale où un certain sens du baptême est remis à l'hon­ neur : le baptême comme signe visible d'une identité offerte dont les chrétiens se réapproprient peu à peu la portée éthique, stimulation pour prendre en charge une vie. Il nous semble dès lors logique que des personnes homosexuelles soient interpellées par une référence symbolique où une identité fondamentale est donnée explicitement, la

ressort. Il s'agit ici d'un dialogue entre un pastem et lUl chrétien qui, après avoir écouté au culte lUl commentaire sur Gn 1 2 à propos de la création de l'homme et de la femme, demande au pasteur si sa vie depuis quinze ans avec un autre homme peut être considérée comme bénédiction de Dieu. Voici la suite : « Le pastem me répondit : "ce TI 'est pas moi qui peut répondre à cette question, mais vous ! Êtes-vous heureux dans votre couple, ou heureux tout court ?" Je lui dis : "Oui ! Vous savez, Dieu me parle intérieurement depuis que je suis tout petit, et après avoir eu ma pre­ mière relation avec un garçon, ce dialogue n'a pas cessé, Dieu est resté aimant comme avant. Aujourd'hui, mon couple ressemble à tous les couples de mon immeuble ( . . . ). Du côté spirituel, je suis convaincu d'être associé aux promesses de Dieu, à sa vie, à sa mort et à sa Résurrection. Je pèche comme tout le monde : par manque d'espérance, par attachement aux biens, . . . Comme tout lUl chacun j'avance sur le chemin de la conversion, sûr de l'amour de Dieu." ;} J. PRALONG, Qui suis-je pourjuger monfrère homosexuel ?Repères spirituels, Saint-Maurice, Saint-Augustin, 2016, p. 98-99 26 A contrario de notre intuition, il est vrai que l'on trouve aussi dans la littérature catholique la référence au baptême dans un registre strictement pastoral, en prenant soin de le dégager de perspectives qui engageraient le sujet dans des perspectives contraires à l'enseignement du magistère. On retr9uvera un exposé typique en la matière dans la position du jésuite Etielllle Garin. E. GARIN, « Vie spirituelle chré­ tielllle et homosexualité ;>, dans X. LACROIX (éd.), L 'amour du semblable. Questions sur l'homosexualité, Paris, Cerf, 1995, p. 169- 1 8 1

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même pour tous, en retrait de toute identification qui stigmatise une manière spécifique de vivre. L'enjeu essentiel nous semble alors de rendre possible une réappro­ priation de la forme éthique propre à la foi cbrétienne, c'est-à-dire la logique d'une éthique qui se construit et s'éprouve à l'intérieur d'une communauté, même lorsque ce lien est distendu (n'est-ce pas la réa­ lité ecclésiale contemporaine vécue pour la majorité des cbrétiens ?) et à partir d'une égalité fondamentale « non fascinée » par un mode de vie spécifique (n'est-ce pas la revendication démocratique sollici­ tée par les mêmes cbrétiens ?). B 1348 Louvain-fa-Neuve Rue du Discobole 2 [email protected] -

Bruno VANDENBULCKE Faculté de théologie Institut RSCS UCLouvain

Résumé Les associations Devenir Un en Christ et La Communion Béthanie sont des collectifs français d'inspiration catholique engagés dans l'inclusion ecclésiale des personnes homosexuelles. Le ressort de ces associations est d'ordre théologal : elles entendent signifier la foi, l'espérance et la charité au cœur d'une réalité humaine concrète, celle du vécu homophile. La réfé­ rence au baptême comme identité inaliénable y catalyse discours et pratiques. -

Mots-clés

-

homosexualité, magistère, inclusion, baptême, éthique

Summary Devenir Un en Christ and La communion Béthanie are Catholic­ inspired French associations engaged in the ecclesial inclusion of homo­ sexuals. The motivation of these associations is theological. They mean to signify faith, hope and charity at the heart of a concrete human reality, that of the homophilic experience. The reference to baptism as an inalienable identity catalyzes discourse and practice. -

Keywords

-

homosexuality, magisterium, inclusion, baptism, ethics

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B. VANDENBULCKE BIBLIOGRAHIE

BAlL A., Homosexuels et transgenres, chercheurs de Dieu, Bruyères­ le-Châtel, Nouvelle Cité, 2015. BETHMONT R., GROSS M. (éds), Homosexualité et traditions mono­ théistes. Vers la fin d'un antagonisme ?, Genève, Labor et Fides, 2017. DUNANT J.-M., Libre. De la honte à la lumière, Paris, Presses de la Renaissance, 20 1 1 . GARIN É., « Vie spirituelle chrétienne et homosexualité » , dans X. LACROIX (éd.), L 'amour du semblable. Questions sur l 'homosexualité, Paris, Cerf, 1995, p. 169- 1 8 1 . GROSS M., « De la honte à la revendication identitaire. Être catho­ lique et homosexuel en France », dans C. BÉRAUD, F. GUGELOT, 1. SAINT-MARTIN (éds), Catholicisme en tensions, Paris, Éditions de l'École des Hautes Études en Sciences Sociales, 2012, p. 2 1 5-227. KAM-TUCK YIP A., « Quand la religion rencontre la sexualité », dans R. BETHMONT, M. GROSS (éds), Homosexualités et traditions monothéistes, p. 45-46. LEMOINE L., « Homosexualité et morale chrétienne aujourd'hui. "Qui suis-je pour juger ?" », dans Études 10, octobre 2014, p. 63-76. Ü 'LEARY J., « La théologie catholique face au mariage homo­ sexuel », dans Cités 44, 2010, p. 27-43. PRALONG J., Qui suis-je pourjuger mon frère homosexuel ?Repères spirituels, Saint-Maurice, Saint-Augustin, 2016. XXX, Réflexions pastorales et témoignages de l 'association Deve­ nir en Christ. Foi, homosexualité, Eglise, Montrouge, Bayard, 20 16 Site Internet : http://www.devenirunenchrist.net/articles/articlesitems/synode.htrnl (dernière consultation : 15-09- 17)

Table des matières Introduction 1.

Clés de lecture

Jean-Baptiste ZEKE, L 'humain et ses conj/its ontologiques dans ['œuvre de Paul Tillich

........................................................................................................

3

Toon OOMS, Le concept d'exonération comme voie vers la (ré)conciliation. Une théorie du conflit intergénérationnel chez Iwin Boszonnenyi-Nagy ....... 27

II. Regards bibliques Augustin LWAMBA KAGUNGE, Le conflit entre Moïse et Pharaon en Ex 7 11. De l'inflexibilité à la duplicité .............................................................. 41 Alexis PIDAULT, Les stratégies de Moïse et de YHTf'H en Nb 1 6 17. Le conflit de Qorah est-il résolu ? ....................................................................... 57 Anthony John KHOKHAR, Singing a Scolding Song. Conf/ict and Reconciliation in the Song ofMoses (Deut 32) .............................................. 79

III. Regards historiques Liang ZHANG, Les Pères apologistes face à la culture grecque .......................... 97 Filai GABRIEL, Syriaques et Turcs, quel dialogue ? .......................................... 117

IV En pratique ... VanessaPATIGNY, Geoffrey LEGRAND, Conf/its, conciliation, réconciliation. Les représentations religieuses des jeunes et {( l'école du dialogue » comme application du concept de {( frontières » de Paul Tillich .................. 137 Christophe COLLAUD, L 'action perlocutoire des paroles bibliques dans la liturgie au sein d'une communauté en conf/it ............................................... 159 Bnmo VANDENBULCKE, Investir la condition baptismale pour dépasser le conf/it lié à l'intégration d'une identité sexuelle. Itinéraires croisés des associations Devenir Un en Christ et La CommlUlion Béthanie .................. 1 73