En 500 Apres Martin Luther: Reception Et Conflits d'Interpretation (1517-2017) (Bibliotheque de La Revue D'Histoire Ecclesiastique) (French Edition) 9782503575599, 2503575595

Publication issue d'un colloque ralis en octobre 2017 par l'institut catholique de Toulouse l'occasion du

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En 500 Apres Martin Luther: Reception Et Conflits d'Interpretation (1517-2017) (Bibliotheque de La Revue D'Histoire Ecclesiastique) (French Edition)
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En 500 après Martin Luther

BIBLIOTHÈQUE DE LA REVUE D’HISTOIRE ECCLÉSIASTIQUE FASCICULE 104

En 500 après Martin Luther Réception et conflits d’interprétation (1517-2017) Colloque tenu à l’Institut catholique de Toulouse du 17 au 19 octobre 2017

dir. Stéphane-Marie Morgain

Unité de recherche CERES Avec le soutien du Consulat d’Allemagne à Bordeaux

F

Illustration de couverture : Portrait de Martin Luther en 1529, Lucas Chranach l’ancien (1472-1553). © 2018, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise without the prior permission of the publisher. D/2018/0095/206 ISBN 978-2-503-57559-9 eISBN 978-2-503-57560-5 DOI 10.1484/M.BRHE-EB.5.113274 ISSN 0067-8279 eISSN 2565-9308 Printed on acid-free paper.

Table des matières

Liste des intervenants

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Présentation Stéphane-Marie Morgain 9

Genèse et premiers conflits d’interprétation Luther chez les historiens français depuis Lucien Febvre Nicole Lemaître 15 Les débats intra-luthériens après l’Intérim Marc Lienhard 33 L’herméneutique biblique de Martin Luther À partir de l’histoire du fruit défendu, le sens du péché Élisabeth Parmentier 43 Interprétation de la liberté de conscience : la guerre des paysans (1525) Grégory Woimbée 57 Luther, Calvin et Zwingli Les séquelles contemporaines d’un ancien conflit Marc Vial 79 Luther, le père involontaire de la dissidence protestante et notamment de l’anabaptisme ? Neal Blough 95 Martin Luther dans la théologie catholique Ignace de Loyola et Martin Luther : par grâce, obéir à Dieu et obéir aux hommes ? De quelques convergences et divergences Anne-Cathy Graber 113

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ta bl e d e s m at i è r e s

La méthode de Richelieu pour convertir les protestants : le cas du Pasteur Jacques de Coras (1625-1677) Stéphane-Marie Morgain 129 Pascal et Luther : penseurs de l’angoisse ? Hélène Michon 145 Bossuet, l’Histoire des variations (1688), et les inculturations catholiques de la variation doctrinale Philippe Vallin 157 Théologie de la contradiction Bruno Gautier 179 Yves Congar, lecteur de Luther Joseph Famerée 189 L’héritage luthérien dans l’œuvre de Louis Bouyer Bertrand Lesoing 203 La réception de Martin Luther dans la théologie luthérienne et le dialogue œcuménique contemporain Johann Georg Hamann, passeur, rénovateur ou inspirateur ? Philippe Molac 219 Gerhard Ebeling, lecteur de Luther Jean-Denis Kraege 229 L’évolution du rapport entre les Églises de confession luthérienne et l’héritage de Luther, éclairée par le document Du conflit à la communion Frédéric Chavel 241 Les données méthodologiques majeures du dialogue entre catholiques et luthériens André Birmelé 255 Les implications personnelles des Papes Jean-Paul II et Benoît XVI dans le dialogue avec les luthériens Cardinal Kurt Koch 267 Conclusions Frédéric Chavel 285 Index des noms

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Liste des intervenants

Birmelé, André : Professeur de recherche au Centre d’études œcuméniques de la Fédération luthérienne mondiale (Strasbourg). Doyen honoraire de la Faculté de théologie protestante de l’Université Strasbourg. Blough, Neal : Professeur de l’histoire du christianisme à la Faculté Libre de Théologie Évangélique (Vaux sur Seine). Chargé de cours à l’ISEO (ICP). Chavel, Frédéric : Maître de conférences en Dogmatique à l’Institut Protestant de Théologie, Paris. Famerée, Joseph : Professeur ordinaire en théologie systématique à la Faculté de théologie, Université Catholique de Louvain. Gandloff-Parmentier, Élisabeth : Professeure ordinaire à la Faculté de théologie protestante de l’Université de Genève. Gautier, Bruno : Prêtre du diocèse de Pamiers. Professeur de théologie dogmatique à la Faculté de théologie de l’Institut catholique de Toulouse. Membre de l’UR CERES. Graber, Anne-Cathy : Pasteur (église mennonite), Communauté du Chemin Neuf, chargée de cours à l’Institut de Théologie des Dombes (ITD), membre de Foi et Constitution (COE), Groupe des Dombes, comité du Forum chrétien Mondial. Kock, Kurt : Cardinal, Président du Conseil pontifical pour l’Unité des chrétiens (Vatican). Kraeger, Jean-Denis : Docteur en théologie. Lemaître, Nicole : Professeure émérite à l’Université Paris I-Panthéon-Sorbonne. Lesoing, Bernard : Prêtre de la Communauté Saint-Martin. Docteur en théologie. Lienhard, Marc : Professeur émérite de faculté de théologie protestante de l’Université de Strasbourg. Michon, Hélène : Maître de conférences à l’université François-Rabelais de Tours – Centre d’études Supérieures de la Renaissance. Molac, Philippe : Prêtre de Saint-Sulpice, membre du comité mixte catholique/ orthodoxe de France. Membre de l’UR CERES. Morgain, Stéphane-Marie : Carme déchaux. Professeur d’histoire à la faculté de théologie et à la faculté libre de Lettres de l’Institut catholique de Toulouse. Membre de l’UR CERES. Vallin, Philippe : Prêtre du diocèse de Strasbourg. Professeur de théologie systématique à la faculté de théologie catholique de Strasbourg, Membre de la commission théologique internationale. Vial, Marc : Professeur de Dogmatique à la Faculté de Théologie protestante de l’Université de Strasbourg. Équipe d’accueil 4378.

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l is te d e s i n t e rve n an t s

Woimbee, Grégory : Prêtre du diocèse de Perpignan. Professeur de théologie fondamentale à la faculté de théologie de l’Institut catholique de Toulouse. Vice-recteur chargé de la recherche. Directeur de l’UR CERES.

Stéphane-Marie Morgain

Présentation

Le 18 janvier 2016, lors d’une conférence sur Martin Luther, donnée à l’Humboldt-Universität de Berlin, le cardinal Walter Kasper, président émérite du Conseil pontifical pour la promotion de l’unité des chrétiens, note que depuis le Second concile du Vatican, le « dialogue œcuménique » s’est « substitué à la controverse ». Dialogue qui n’est pas seulement intellectuel et universitaire, mais « échange de dons ». Cette affirmation prend en compte l’enseignement du Pape François dans Evangelium gaudii (no 236) qui, se référant au concept de « diversité réconciliée » d’Oscar Cullmann, écrit : « Le modèle n’est pas la sphère, qui n’est pas supérieure aux parties, où chaque point est équidistant du centre et où il n’y a pas de différence entre un point et un autre. Le modèle est le polyèdre, qui reflète la confluence de tous les éléments partiels qui, en lui, conservent leur originalité ». La considération d’une réalité ecclésiale à multiples facettes « libre de préjugés et de polémiques idéologiques » permet aux Églises, de discerner d’assumer ce « qu’il y a eu de positif et de légitime dans la Réforme »1. Le colloque organisé par l’Unité de Recherche CERES acronyme pour « Culture, Éthique, Religion Et Société » de l’Institut catholique de Toulouse s’inscrit dans ce large mouvement également encouragé par le rapport de la Commission luthéro-catholique romaine sur l’unité, « Du conflit à la communion. Commémoration luthéro-catholique commune de la Réforme en 2017 ». Ce texte préparatoire aux manifestations du 5e centenaire de la réforme luthérienne, dit explicitement : Ce qui est advenu dans le passé ne peut être changé ; mais ce dont on se souvient de ce passé et la façon dont on transmet ce souvenir peuvent, au cours du temps, se modifier. Le souvenir rend le passé présent. Si le passé lui-même ne peut être altéré, l’empreinte du passé dans le présent le peut. Dans l’optique de 2017, il ne s’agit pas de raconter une histoire différente, mais de la raconter d’une manière différente (no 16). Cette « manière différente » apparaît dans le titre même du colloque de Toulouse : « En 500 ans après Martin Luther. Réception et conflits d’interprétation (1517-2017) ». L’approche pluridisciplinaire de ces journées et l’accent mis sur l’histoire des idées religieuses dénoncent les dimensions universitaire et ecclésiale de l’événement. « Approche objective, dépassionnée, scientifique, historique de la réalité multiforme de l’héritage de la Réforme, héritage commun à toute l’Église au-delà des appartenances



1 Pape François, Discours aux participants au Congrès organisé par le Comité des Sciences historiques, le vendredi 31 mars 2017.

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s té p ha n e -m a r i e m o rg ai n

confessionnelles », comme le disait le Recteur de l’Institut catholique de Toulouse, le Père Luc-Thomas Somme, dans son allocution de bienvenue. La variété des intervenants, leur nombre et leur qualité sont nécessaires pour mettre en lumière, non les prodromes, ou les sources de la Réforme, mais les conflits d’interprétation, les points de rupture, y compris dans la réception interne au luthéranisme, et aussi les points d’intersection avec d’autres confessions chrétiennes, principalement le catholicisme et le calvinisme, dans une perspective œcuménique. Travail respectueux ouvert à la découverte d’une « complexité bienheureuse ». C’est là toute l’originalité de cette rencontre toulousaine : considérer Martin Luther comme point de départ, pour s’attacher davantage aux bouleversements auxquels il a conduit et à ses commencements, qu’à ses origines ou ses inspirations. Les nombreux ouvrages scientifiques publiés cette année autour de la figure de Luther se sont souvent intéressés à la question des origines du mouvement réformateur (particulièrement ceux de Marc Lienhard, de Mathieu Arnold, de Peter Manns et d’autres, les décrivent suffisamment). Nous avons préféré en explorer les conséquences sur la longue durée, offrant une bonne partie de la réception et des discussions francophones sur Martin Luther. La démarche se déploie naturellement sur trois moments : Le premier, plus strictement historique, est centré sur la personne de Martin Luther, ses biographies écrites par des historiens protestants et catholiques depuis Lucien Febvre, les premières controverses théologiques après 1546, l’événement de la guerre des paysans (1525) et l’herméneutique biblique du réformateur allemand. Le deuxième développe le thème de la présence de Martin Luther chez des auteurs catholiques aussi différents qu’Ignace de Loyola, Richelieu, Blaise Pascal, Jacques-Bénigne Bossuet, Georg Hamann, Hans Urs von Balthasar, Yves Congar et Louis Bouyer. Le troisième temps s’attache à la réception de la théologie luthérienne chez Gerhard Ebeling. Ce parcours historique et théologique s’ouvre volontiers sur le dialogue œcuménique contemporain inspiré par le document Du conflit à la communion. Il s’achève momentanément sur la méthodologie mise en œuvre par le dialogue international catholique-luthérien et sur l’implication personnelle des Papes Jean-Paul II et Benoît XVI dans le dialogue avec les luthériens. Les deux dernières conférences sont données par les acteurs directs de ce dialogue, André Birmelé, Professeur de recherche au Centre d’études œcuméniques de la Fédération luthérienne mondiale (Strasbourg) et le cardinal Kurt Koch, Président du Conseil pontifical pour l’Unité des chrétiens (Vatican). Au terme de cette présentation, volontairement brève pour permettre au lecteur d’entrer rapidement dans la connaissance des interventions, qu’il me soit permis de remercier les Professeurs André Birmelé et Gregory Woimbée pour leurs conseils et le temps accordé à l’organisation scientifique de ce colloque, le Recteur de l’Institut catholique de Toulouse, Luc-Thomas Somme pour son soutien, Marion Demichel, secrétaire de l’Unité de Recherches CERES pour son efficacité et son dévouement.

pré se ntat i o n

Ce colloque doit aussi beaucoup à l’aide financière du Consulat général d’Allemagne à Bordeaux, de l’Institut Goethe de Toulouse et du Conseil régional d’Occitanie. Nous leur exprimons ici toute notre gratitude. Ce que ces pages ne disent pas directement, mais qui fut l’évidence de cette rencontre, c’est la qualité des échanges et des débats entre les participants, un « échange de dons » bien réel et sûrement durable.

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Genèse et premiers conflits d’interprétation

Nicole L emaître

Luther chez les historiens français depuis Lucien Febvre

« Chaque époque s’est fait son Luther. Un Luther à son image », Lucien Febvre, 19241

Comment les historiens français traitent-ils un mythe qui n’appartient pas à leur culture nationale ? Comment Luther, assimilé à l’ennemi héréditaire des deux guerres mondiales, peut-il devenir l’objet d’une histoire française ? Les amis historiens et théologiens allemands de ma génération sont longtemps restés dubitatifs devant la connaissance de Luther par les Français tant ils le trouvaient Allemand ! En fait, il y a bien une interprétation française de Luther de la fin du xvie au début xxe siècle comme le redit aujourd’hui Marc Lienhard ; et Lucien Febvre s’était efforcé d’en tenir compte pour écrire une autre histoire de la Réforme2. Un destin Martin Luther est sorti il y a près de quatre-vingt-dix ans. Après quatre éditions sans changement, il est toujours lu, à condition d’appliquer la grille que Marc Lienhard construisait voici dix ans pour ne pas tomber dans l’admiration béate induite par le souffle lyrique de Febvre3. Si son information est parfois dépassée, c’est surtout que le monde a changé : l’Europe se fait et les questions posées sont autres qu’entre les deux guerres. L’historien du xvie siècle français doit donc répondre à l’étonnement autour de cette figure tutélaire de la modernité : en France en effet, c’est communément Calvin qui est le père de la Réforme. C’est pourquoi la Société de l’histoire du Protestantisme a accueilli cette année commémorative un ensemble de travaux pour cerner « Le Luther des Français4 ».

1 P. Gruson (éd.), « Pour comprendre Martin Luther. Une conférence de Lucien Febvre à Mayence en 1924 », in Le Luther des Français = Revue d’histoire du protestantisme, t. II (janvier-juin 2017), p. 197-215. 2 M. Lienhard, « Comment les historiens et publicistes français ont parlé de Luther au xixe siècle et dans le premier tiers du xxe siècle », in Le Luther des Français, op. cit., p. 145-155. G. Pons, « L’interprétation de la réforme luthérienne par Edmond Vermeil », in Ph. Joutard (dir.), Historiographie de la Réforme, Paris et Neuchâtel, Delachaux et Nestlé, 1977, p. 322-338. 3 M. Lienhard, « Présence d’un maître livre de l’historiographie française, un destin : Martin Luther de Lucien Febvre », Revue d’histoire et de philosophie religieuses, 77/4 (1997), p. 407-429 ; R. Mandrou, « Le renouvellement de l’historiographie de la Réforme : Lucien Febvre et la Réforme », in Historiographie de la Réforme, op. cit., p. 339-351. 4 Le Luther des Français. =Revue d’histoire du protestantisme Français (janvier-juin 2017). En 500 après Martin Luther, dir. par Stéphane-Marie Morgain, Turnhout, 2018 (BRHE, 104), p. 15-31 © FHG DOI 10.1484/M.BRHE-EB.5.116207

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n ico l e l e m aî t r e

Marc Lienhard et d’autres ont pointé les lacunes sur Luther d’historiens protestants érudits (Herminjard, Weiss…) qui sortaient à peine de la controverse5. Sans parler des catholiques ! La littérature pastorale fournissait encore un matériel surabondant aux historiens des idées religieuses. Il fallait d’abord s’extraire de l’histoire sainte ou confessionnelle pour aller ailleurs, c’est-à-dire inventer en histoire le concept de fait religieux dans la seconde moitié du xxe siècle, mieux saisir des phénomènes sociaux, psychologiques et politiques… derrière les événements. Trois thématiques peuvent servir de fond à cette écriture changeante de l’histoire de Luther, largement balisées par des rencontres et colloques et plus encore par les manuels édités depuis la Seconde Guerre mondiale.

Les conditions de l’écriture de l’histoire depuis 1928 : de la controverse à l’étude du fait religieux C’est un fait, les historiens continuent à lire Febvre alors qu’ils ne lisent plus Grisar ou Denifle, pour en rester aux études catholiques les plus sérieuses sur Luther6. Outre la qualité d’écriture de Febvre, il faut aussi invoquer une façon d’écrire l’histoire qui nous est encore commune : la révolution dite des Annales, qui privilégie l’analyse des cadres économiques, sociaux et mentaux de l’action humaine. Il s’agit maintenant d’une histoire européenne partagée. Pourtant l’histoire religieuse a connu tardivement cette évolution. C’est qu’elle était dirigée par les besoins de la théologie et donc de la controverse et, dans le cas de Luther, de la nécessité de ramener au bercail catholique ou calviniste les rares protestants français qui lui restaient fidèles. Le mouvement était ancien, mais à plusieurs bascules. Quand la controverse ne fait plus recette

Très vite en langue française et en poésie avec Pierre Gringore en 1525, et juste après la détermination de la Sorbonne en latin de 1521, être luthérien équivaut à être hérétique en français7. La résistance tantôt violente et tantôt pastorale du catholicisme



5 Aimé-Louis Herminjard (1817-1900) et Nathanael Weiss (1845-1928) sont des historiens et pasteurs éditeurs de documents inédits, parmi les premiers. 6 H. Denifle, Luther und Lutherthum in der ersten Entwickelung dargestellt, Mayence, 1904-1905, 1909, traduit par J. Paquier dès 1910, avec une seconde édition augmentée en 1913 : Luther et le Luthéranisme. Étude faite d’après les sources, Paris, 1913, 426 p. H. Grisar, Luther, Freiburg im Breisgau, 3 vol., 19111912 est traduit en 1931 par Philippe Mazoyer sur la seconde édition allemande : Martin Luther. Sa vie et son œuvre, Paris, 1931, 404 p. 7 Voir Journal d’un bourgeois de Paris sous le règne de François Ier (1515-1535), éd. L. Lalanne, Paris, 1854. Ce dernier remarque l’arrivée précoce du terme « luthérien », p. IV et on compte plus de 32 occurrences dans le texte lui-même à partir du procès de Louis de Berquin en 1523 (p. 174). Le concept se diffuse en effet rapidement après la Determinatio de la Sorbonne du 24 avril 1521. Cf. J. Farge, Orthodoxy and Reform in Early Reformation France : The Faculty of Theology of the University of Paris 1500-1543, Leyde, 1985 et Registre des procès-verbaux de la Faculté de théologie de l’Université de Paris : de janvier 1524 à novembre 1533, Paris, 1990 ; « L’Université et le Parlement : la censure à Paris au

lu the r c h e z l e s h i s to r i e n s fr an ç ai s d e pu i s lu ci e n f e bvre

en France vitrifie ces tensions, car elles sont propices à l’établissement de frontières, quand bien même l’auteur serait respectueux des Réformés. Il faut attendre d’autres espaces culturels comme ceux du catholicisme libéral, avec un François-Auguste Mignet pour entendre autre chose, de façon bien discrète encore8. Mignet voit justement en Luther le vrai champion des temps nouveaux, porteur de la précieuse liberté de conscience. D’un autre côté, l’angoisse que le catholicisme disparaisse comme aurait alors disparu l’Église médiévale et la chrétienté anime encore un Denifle et s’applique indistinctement dans l’entre-deux-guerres à ceux qui voudraient faire disparaître le christianisme9. Elle est tout autant présente chez un Maritain qui, lui-même d’origine calviniste et appuyé sur les mêmes auteurs, fait de Luther en 1925 un champion du moi et un père de la conscience moderne ; en même temps, horreur suprême pour le philosophe, qu’un ennemi de la raison10. L’approche, très nouvelle pour nous, d’une anthropologie de l’homme devant Dieu est largement occultée par ce mépris du philosophe, qui utilise quelque peu des citations extraites de leur contexte, mais ne souhaitait pas faire œuvre d’historien il est vrai11. Dans le monde catholique des couvents et des séminaires, la cause reste entendue, que ce soit dans l’Histoire du christianisme de dom Charles Poulet ou dans l’Histoire générale de l’Église de l’abbé Boulenger12. Dom Poulet a lu Nathanael Weiss qu’il recommande, mais il instruit le procès Luther à charge et en fait le principal personnage de la Réforme française par le biais de Farel. Il cite Lucien Febvre avec un astérisque qui signale un livre à recommander, mais suivi d’un point d’interrogation qui classe l’ouvrage comme « dangereux ou émanant d’un auteur protestant », ce qui n’est le cas ni de Weiss, ni de Paquier ni de Doumergue…13 ! Bien entendu, c’est un Luther xvie siècle », in Censures : De la Bible aux larmes d’Éros, Exposition du Centre Georges Pompidou, Paris, 1987, p. 88-95. O. Millet, « L’image négative de Luther en France dans la propagande en vers français des années 1520-1530 », in Le Luther des Français, op. cit., p. 15-32. 8 Fr.-A. Mignet, Luther à la diète de Worms, Paris, 1835. Fragment historique du 25 avril à la séance annuelle de l’Académie des sciences morales et politiques [en ligne]. Mignet était un ami de Lacordaire, dont on suit l’influence chez les dominicains jusqu’à nos jours. 9 Pour une meilleure connaissance de l’historien : A. Sohn, J. Verger et M. Zink (dir.), Heinrich Denifle (1844-1905). Un savant dominicain entre Graz, Rome et Paris, Paris, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 2015, en particulier B. Körner, « Pater Heinrich Denifle, Martin Luther und die Reformation » et J. Verger, « Conclusion », p. 243-274. 10 J. Maritain, Trois réformateurs. Luther, Descartes, Rousseau, Paris, Plon, 1925, nouveau tirage 1947, p. 3-72. Voir en particulier p. 48 sur l’analyse de la raison chez Luther. 11 Ibid., p. 3. M. Deneken, « Luther dans Trois Réformateurs de Maritain », Revue des Sciences religieuses, 81/4 (2007), p. 505-521 [en ligne]. Ce dernier estime que Maritain accuse Luther « d’avoir par son œuvre mais surtout dans sa vie, permis l’avènement du Moi dans la vie spirituelle et ainsi ouvert la brèche d’une modernité qui se dévoile comme un désenchantement du monde et un rejet de la métaphysique… Dans ce texte virulent Maritain n’a pas voulu faire œuvre d’antiprotestantisme, il se pourrait qu’il s’y exprime non pas d’abord comme catholique mais comme foncièrement antimoderne », p. 521. 12 Dom Ch. Poulet et collaborateurs, Histoire du christianisme. Temps modernes, Paris, Beauchesne, 1937, p. 383-559. Abbé A. Boulenger, Histoire générale de l’Église, t. III, Les temps modernes, vol. VII, xvie et xviie siècles. 1517-1648, première partie, La Réforme protestante, Lyon-Paris, 1938, 283 p., op. cit., p. 38. 13 Dom Ch. Poulet, Histoire du christianisme, op. cit., p. 397. Si Weiss (1845-1928) et Doumergue (18441927) sont pasteurs, Paquier (1864-1932) est curé de Saint-Pierre de Chaillot (Paris).

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maladif, entré au couvent par la peur, mû en permanence par la crainte du diable, orgueilleux et violent, anarchiste, énergumène et « hérésiarque-né », diabolisé pour tout dire. Si l’information est juste pour son temps, l’a priori limite toute analyse efficace des événements. L’histoire générale de l’Église de l’abbé Boulenger va encore plus loin dans la volonté apologétique puisque le titre de la Section I est : « La Réforme protestante ou la Pseudo-Réforme ». Il affirme un peu plus loin : entre 1515 et 1518 « sous l’influence de ses propres expériences, Luther avait élaboré cette doctrine immorale de la justification par la foi sans les œuvres avec négation du libre arbitre et prédestination inconditionnelle » en prétendant revenir à la vraie doctrine paulinienne. Lorsque le Père Congar publie sa célèbre thèse sur Chrétiens désunis, en 1937, il n’est pas isolé dans son ordre puisqu’il a suivi les cours du médiéviste Père Chenu, mais pas plus que ce dernier, il n’est compris quand il affirme que la réforme est un temps normal de l’Église14. Il ne le sera qu’après avoir été expert au concile Vatican II, et même, dans ce monde catholique centré sur lui-même, seulement quand il deviendra cardinal en 1994, à la veille de sa mort donc. Congar incarne ainsi la liberté chèrement conquise de la recherche en matière théologique chez les catholiques. Du côté réformé, la situation, pour être moins explosive, n’était pas si différente à certains moments : si Nathanaël Weiss ou Émile Doumergue écrivent librement, ils sont tout de même corsetés par des tâches de défense de la situation minoritaire voire victimaire des protestants en France. Et il est vrai qu’une histoire comme celle de Dom Poulet joue sur cette question en traitant prioritairement Luther sur Calvin15. Si l’on prend l’un des grands colloques commémoratifs qui construisent nos pratiques actuelles, ces blocages réapparaissent de temps à autre comme on l’observe dans l’Historiographie de la Réforme, dirigée par Philippe Joutard, en 1977. La plupart des participants en restent à la Réforme calviniste et n’évoquent Luther qu’en passant, en suivant Du Plessis Mornay qui ne lui accordait que trois pages sur un ouvrage de plus de mille, comme le note Bernard Dompnier16. C’est pour défendre la minorité protestante face aux accusations de trahison envers la patrie qu’ils prennent la plume, accusations portées en partie par des historiens maurassiens comme Pierre Imbart de la Tour et Henri Massis, mais aussi par les historiens académiciens comme Frédéric Masson ou Georges Goyau17.

14 Il sera ostracisé jusqu’en 1960. Y. Congar, Chrétiens désunis. Principe d’un œcuménisme catholique, Paris, Cerf, 1937. De retour de captivité, il publie cependant Vraie et fausse réforme dans l’Église, Paris, Cerf, 1950 et est lu alors par les futurs Jean XXIII et Jean-Paul II. Sur son avis à propos de Luther, voir Une vie pour la vérité. Jean Puyo interroge le Père Congar, Paris, Le Centurion, 1975, p. 59-63. 15 Dom Ch. Poulet, Histoire du christianisme, op. cit., 131 p. pour Luther et le luthéranisme et 44 seulement pour Calvin et le calvinisme. Calvin est d’ailleurs un « fanatique », p. 528, bien qu’excellent orateur populaire : « il y a mille ‘joyeusetés’ dans le style du ‘triste’ Calvin » affirme-t-il p. 529. 16 Historiographie de la Réforme, op. cit., p. 114. 17 D. Robert, « Patriotisme et image de la Réforme chez les historiens protestants français après 1870 », in Historiographie de la Réforme, op. cit., p. 205-215. Et encore L. Gambarotto, « Luther au miroir du protestantisme réformé français durant la Première Guerre mondiale », in Le Luther des Français, op. cit., p. 169-196.

lu the r c h e z l e s h i s to r i e n s fr an ç ai s d e pu i s lu ci e n f e bvre

Alors que dès 1917, les historiens et pasteurs John Viénot ou Wilfred Monod ont disculpé Luther des errements allemands postérieurs18, l’anniversaire de l’affichage des thèses en 1917 a engendré une crise au sein de la Fédération protestante de France et provoqué chez un Doumergue par exemple la recherche de grands ancêtres protestants nationaux comme Lefèvre d’Étaples ou Marguerite de Navarre ; une approximation historique, voire un anachronisme dont nous sortons à peine aujourd’hui. Les suites de la Seconde Guerre mondiale amènent un lent changement. Du côté catholique, on voit un historien de la littérature maurassien et pétainiste comme Massis rejoindre finalement les rangs de l’œcuménisme à travers le Cercle des Amitiés françaises, né en 1948. Des personnalités de tous bords, venues de la Résistance comme de l’État français, travaillent alors à l’unité19. Ces années d’après-guerre marquent un point de non-retour pour la controverse et les historiens, laïcs, agnostiques le plus souvent, mais aussi catholiques et soutenus d’ailleurs par Congar ou Chenu, ou protestants comme le pasteur Bœgner édifient un réseau commun. Des auteurs de grands manuels et des historiens engagés par ailleurs dans leurs Églises comme les catholiques Émile Delaruelle ou Francis Rapp, ou les protestants Robert Mandrou et Pierre Chaunu quittent définitivement le point de vue confessionnel pour s’attacher aux hommes qui agissent et aux conditions de leurs choix religieux20. La bataille pour une histoire libérée des institutions

La prise en compte des données historiques dans la théologie a été une longue bataille dans l’histoire de l’Église. Aujourd’hui la discipline historique n’est plus contestée par les théologiens, estime Guy Bedouelle après avoir démontré combien l’histoire de Luther, déterminée dès l’origine par Cochlaeus contre « l’hérétique aux sept têtes » a fait place au respect du document, critiqué et contextualisé21. Il faut rappeler qu’il s’agissait là depuis deux siècles d’une partie de la théologie, enseignée en vue de convaincre par la raison et de nourrir une pastorale efficace. Si une histoire

18 L. Gambarotto, ibid., p. 178. 19 Avec Jérôme Carcopino, Daniel-Rops, Gabriel Marcel, Edmond Michelet, Mgr Rupp, le pasteur Marc Boegner, au Cercle des Amitiés françaises à partir de 1948. Massis est passé de « Luther, prophète du germanisme » en 1915 à « Allemagne d’hier et d’après demain » en 1949 cf. « Au long d’une vie », 1967. On peut encore invoquer le cas d’Ariès : cf. G. Gros, Philippe Ariès : un traditionaliste non-conformiste : de l’Action française à l’École des hautes études en sciences sociales, 1914-1984, Lille, Septentrion, 2008, 338 p. 20 É. Delaruelle, E.-R. Labande, P. Ourliac, L’Église au temps du Grand Schisme et de la crise conciliaire (1378-1449), in Fliche et Martin (dir.), Histoire de l’Église, t. XIV, Paris, Bloud et Gay, 1962-1964. 21 G. Bedouelle, L’histoire de l’Église science humaine ou théologie ? Milan, 1992, 92 p. Il envisage à la suite du cardinal Journet et de Maritain une « histoire théologique » tenant compte des affleurements de l’histoire du salut dans le temps des hommes, op. cit., p. 30. Pour Hubert Jedin, l’histoire de l’Église n’est pas seulement une science annexe, servante de la théologie ; elle est à la fois pour lui théologie et histoire car « elle suit l’Église de la foi dans son cheminement historique » : « L’histoire de l’Église : théologie ou histoire ? », Communio, IV, 6 (1979), p. 38-45.

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laïque commence très tôt, au service des puissants, l’histoire de l’Église comprise comme servante de la théologie a longtemps bloqué le processus de libération. On connaît bien les difficultés des historiens de l’Église catholique dans la crise moderniste à la fin du xixe siècle, mais il faut remarquer que des difficultés périodiques empêchent aussi les historiens catholiques et protestants de développer des thèses critiques. C’est très sensible dans les manuels catholiques de diverses générations ; avant Febvre : Fernand Mourret en 1914, Auguste Boulenger dès 1931, dom Charles Poulet en 1938 ou Léon Cristiani après eux22. Tous restent dans la défense confessionnelle nationale et tendent à éliminer Luther comme modèle possible. Mais en face, des historiens de moins en moins isolés refusent toute défense confessionnelle, comme Lucien Febvre ou Henri Hauser, et tentent de voir plus haut vers « un apaisement des luttes de jadis et comme une tendance à la réconciliation des âmes23 ». Derrière ces choix d’une génération, il y a aussi, côté catholique au moins, une méfiance à l’égard du magistère après les condamnations pour modernisme de la génération précédente24. De cette méfiance témoigne à rebours le souci d’un Daniel-Rops de publier son Histoire de l’Église du Christ avec l’imprimatur en 1965 encore25. Au contraire des diverses histoires de l’Église, conçues et parfois entamées dans l’entre-deux-guerres, l’Histoire du christianisme pointe, ne serait-ce que dans son nom même. Elle assimile tranquillement les modifications intervenues depuis deux générations26. Celle que

22 F. Mourret, Histoire générale de l’Église. [5], La Renaissance et la Réforme, Paris, 1914, 604 p. ; Dom Ch. Poulet, Histoire du christianisme. Les temps modernes, Paris, Beauchesne, 1937, 142 p. après une Histoire de l’Église, t. II, Temps modernes, Paris, Beauchesne, 1935 qui seront réimprimés jusque dans les années 1960 sans grand changement. Abbé A. Boulanger, Histoire générale de l’Église, Tome III. Les Temps modernes, Volume VII, xvie et xviie siècles. 1517-1648. Première partie : La Réforme protestante, Lyon-Paris, Vitte, 1931, 290 p. Ce dernier était un spécialiste reconnu de l’apologétique dans l’entredeux guerres mais il ne sera pas réimprimé après 1938. L’antimoderniste Léon Cristiani (1879-1971), auteur en 1948 de l’un des Fliche et Martin, Histoire de l’Église : depuis les origines jusqu’à nos jours. t. 17, L’Église à l’époque du Concile de Trente, 498 p. restait également dans l’apologétique. Auteur d’un Luther et le Luthéranisme, Paris, Bloud et Gay, 1906, 407 p. il avait soutenu à Clermont-Ferrand dès 1911 une thèse sur Du Luthéranisme au protestantisme et traduit et annoté De la liberté du chrétien en 1914. En 1961 encore, il sortait L’insurrection protestante. L’Église de 1450 à 1623, Paris, Fayard, 128 p. 23 H. Hauser (1866-1946), La naissance du protestantisme, Paris, PUF, 1940, p. 101. Le professeur à la Sorbonne y assure tranquillement, en laïc conséquent voire libre-penseur, malgré le poids de l’État français, p. 83 : « À la pousser jusqu’à ses conséquences extrêmes, la religion réformée aurait dû être une religion sans Église », anticipant ainsi l’ouvrage de l’agnostique polonais L. Kolakowski, Chrétiens sans Église. La conscience religieuse et le lien confessionnel au xviie siècle, Paris, Gallimard, 1969 qui est à l’origine des réflexions postérieures sur la confessionnalisation. 24 Sur la longue histoire de ce procès : É. Poulat, Histoire, dogme et critique dans la crise moderniste, 3e édition, Paris, Albin Michel, 1996 après une première édition en 1962. 25 Daniel-Rops, Histoire de l’Église du Christ, t. V. La réforme protestante, Paris, Grasset, 1965 et d’ajouter dans cette édition des témoignages d’autres croyants (Meyendorff, Boegner, Bluche) qui sont explicitement exclus de l’imprimatur… 26 Il faut cependant mettre à part celle de Dom Charles Poulet, une Histoire du christianisme bien catholique, et largement apologétique conçue avant la guerre, publiée depuis 1937, désireuse pourtant de « s’attacher à l’histoire de la civilisation et des masses chrétiennes » au-delà de l’institution mais « repris sans correction » depuis la mort de dom Poulet (1950), dit le Père Vicaire dans son bulletin critique des Annales ESC, (1960), 2, p. 366-367. « Un ouvrage de sérieuse vulgarisation,

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nous utilisons, éditée très rapidement, entre 1990 et 2000, refuse, dit Charles Pietri dans son Manifeste, une « histoire ecclésiastique » pour promouvoir une « histoire totale27 ». La génération qui la rédige veut « faire de cette histoire un emblème, sans agressivité, une réalité qui s’impose sans complexe », dit Claude Langlois en 200028. Le changement est porté par la génération des intellectuels d’après-guerre, en particulier le normalien Marc Venard et ses collègues et amis29. Mais les historiens changent aussi leur manière d’aborder la fin du Moyen Âge, qui n’est plus perçu comme un automne des abus, mais comme un printemps d’espérance chez les catholiques et enfin comme une période de première mondialisation aux angoisses et au dynamisme évidents. Cette mémoire commune des chrétiens occidentaux joue un rôle fondamental aujourd’hui. Vers la réintégration de la spiritualité bas médiévale

La naissance de la Réforme avec Luther n’est plus conçue comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. Depuis Augustin Renaudet et Marcel Bataillon, les historiens disent qu’il y a continuité entre les milieux humanistes et les réformateurs, même si la chose est discutée pour Luther ; ils représentent tous l’aboutissement de cheminements intellectuels et de quêtes médiévaux30. Aujourd’hui, le dynamisme des réformes antérieures à Luther est admis partout31. Des thèmes comme la formation et la stabilité des curés, la prédication de l’Évangile, la responsabilité personnelle du chrétien sont périodiquement mis en avant depuis les débuts du xive siècle au moins dans les statuts synodaux. L’idéal pastoral grégorien de la charge d’âmes est rappelé régulièrement depuis le concile de Latran IV (1215), l’obligation pascale des fidèles est devenue une règle pour laquelle synodes puis manuels d’ordination forment les curés, même si c’est inégal par rapport à ce que feront les séminaires

plus strictement ecclésiastique, mais beaucoup moins fourni, moins touffu que la vulgarisation des volumes que publie Daniel Rops ». En dehors du titre, très différente sera la nouvelle Histoire du Christianisme, élaborée dans le groupe de La Bussière dans une volonté œcuménique et même pluraliste assumée : voir l’intervention d’A. Vauchez dans le Colloque en l’honneur de Marc Venard, Nanterre-Rouen, 2016, sous presse. 27 Ch. Pietri, « Manifeste », in Anamnèsis, Histoire du christianisme, t. XIV, Paris, Desclée, 2000, p. 7-8. 28 Cl. Langlois, « Faire l’histoire du christianisme », in Anamnesis, ibid., p. 15-16. 29 Les débuts du monde moderne (xvie et xviie siècles). t. V, L’Europe en expansion : routes et idées nouvelles. La croissance de l’Europe : nouveaux centres de gravité, les conflits politiques et religieux, Paris, BordasLaffont (« Le monde et son histoire »), 1967, 605 p., p. 187. 30 A. Renaudet (1880-1958), Études sur l’histoire de la Réforme (1939) ; Humanisme et Renaissance (1958). M. Bataillon (1895-1977), Érasme et l’Espagne – Recherches sur l’histoire spirituelle du xvie siècle, 1937 (thèse), réédition augmentée et corrigée de 1991, Genève, Droz, 1998. Il faut remarquer que cette position ne va pas jusqu’à abandonner « la décadence incontestable de l’institution catholique à la fin du Moyen Âge », in H. Hauser et A. Renaudet, Les débuts de l’âge moderne, « Peuples et civilisations » t. VIII, Paris, PUF, 19564, p. 160. La mouture suivante du « Peuples et civilisations », dirigée par J.-Cl. Margolin ne modifie en rien cette approche encore malgré l’intervention de B. Vogler dans l’écriture : L’avènement des temps modernes, Paris, PUF, 1977, p. 284-301. 31 N. Lemaitre, L’Europe et les réformes au XVIe siècle, Paris, Ellipses, 2008, 264 p.

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du xviie et surtout du xixe siècle32. Avec la diffusion de l’imprimerie, les bourgeois éduqués accèdent à toute une littérature de spiritualité qui sort des cloîtres et unifie les sensibilités urbaines. Les visites pastorales nous disent l’état des paroisses, le développement des fabriques et des confréries. Le succès des ordres tertiaires proches des couvents accompagne un développement de la confession auriculaire et une piété de plus en plus personnelle, qu’on mesure dans l’adoption de gestes de dévotion dont témoignent objets et formules de prières : rosaires, scapulaires, crucifix, Saint-Sacrement, livres d’heures pour les plus riches33… Luther fut lui-même un dévot de la Passion du Christ. En ces années 1510-1520 où la reformatio in capite et in membris du concile de Vienne 1311 semble de plus en plus incertaine, du fait du refus romain de réunir un concile, émerge la formule Ecclesia semper reformanda34 : si on ne sait trop de quand elle date, elle vient à l’évidence de saint Augustin, source essentielle de l’Augustinien radical que fut Luther. Il y a donc consensus des sociétés chrétiennes sur la nécessité de la réforme, mais non sur ses modalités, en ville au moins. Les historiens se sont également intéressés à la naissance des nations, qui soutiennent ou non ces angoisses et ces mouvements religieux35. Si l’on connaît depuis longtemps le rôle des aspirations allemandes dans l’adoption de la Réforme, on insiste désormais sur la prise en mains de la réforme ecclésiastique par les princes comme c’est le cas en France, en Espagne ou en Angleterre et sur les communes36. L’explosion de la Réforme est alors réinterprétée sur fond de révolution sociale et culturelle, mais de nouveau aussi sur

32 N. Lemaitre (dir.), Histoire des curés, Paris, Fayard, 2002, p. 227-246. 33 Les médiévistes ont largement démontré ces tentatives de réformes, en ordre dispersé certes, mais qui finissent par induire une civilisation dans laquelle le mot réforme lui-même est chargé positivement et devient une espérance eschatologique. Au final, Francis Rapp se demande si « l’originalité du protestantisme – et le secret de sa force – ne fut pas l’alliance d’élites accusant l’Église de mal croire avec des masses qui lui faisaient grief de mal vivre » (Fr. Rapp, l’Église et la vie religieuse en occident à la fin du Moyen Âge, Nouvelle Clio. 1971, p. 351-352, et Fr. Rapp, Réformes et inerties, in M. Venard (dir.), Histoire du christianisme, De la réforme à la réformation (1450-1530), t. VII, Paris, Desclée, 1994, p. 143207. E. Duffy, The Stripping of the Altars : Traditional Religion in England, 1400-1580, Yale U.P., 1992). 34 Reprise chez les catholiques par le Père Congar en contexte préconciliaire : Vraie et fausse réforme dans l’Église, un texte mis à l’Index, elle est depuis lors utilisée par les historiens, dont Pierre Chaunu. Pour des raisons historiques liées au Modernisme, la formule a surtout été travaillée par les théologiens dans le cadre réformé, avec ou contre Karl Barth en particulier : Th. Mahlmann, « Ecclesia semper reformanda. Eine historische Aufarbeitung. Neue Bearbeitung » in Johann Anselm Steiger, Torbjörn Johansson, Robert Kolb (éd.), Hermeneutica sacra. Studien zur Auslegung der Heiligen Schrift im 16 und 17 Jahrhundert, Berlin-New York, 2010, p. 382-442, cit. p. 384-388. J.-D Durand (dir.), Histoire et théologie : Actes de la journée d’études de l’Association français d’histoire religieuse contemporaine, Paris, Beauchesne, 1997. 35 Si aujourd’hui cet angle d’analyse est en perte de vitesse, il a longtemps peuplé les bibliographies. cf. R. Scribner, R. Porter, M. Teich (éd.), The Reformation in National Context, Cambridge University Press, 1994, 236 p. 36 Voir par exemple Ch. Barralis, J.-P. Boudet, F. Délivré, J.-Ph. Genet (dir.), Église et État, Église ou État ? Les clercs et la genèse de l’État moderne, Paris-Rome, Publications de la Sorbonne-EFR, 2014, 496 p., sur OpenEdition Books, 2015. A. Tallon parle d’un « roi de réforme » in Conscience nationale et sentiment religieux en France au xvie siècle. Essai sur la vision gallicane du monde, Paris, PUF, 2002, p. 92-100.

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des schémas politiques, autrement dit, seule l’approche pluridisciplinaire permet une étude du phénomène37.

De l’histoire nationale à l’histoire globale Il faut aussi tenir compte dans les pratiques historiques de l’ouverture au monde entier qu’assurent les Grandes découvertes. Cette première mondialisation est observée avec intérêt dès le milieu du xxe siècle qui en connaît une autre. Les historiens s’interrogent désormais sur ces phénomènes culturels et sur leurs racines éventuellement religieuses ou sociales. L’entre-deux-guerres vers la paix

La première des évidences qui apparaît est la relation de Luther avec la naissance de la nation allemande. Alors qu’à l’époque romantique, l’histoire germanique est reconnue en France, chez des historiens catholiques libéraux comme FrançoisAuguste Mignet, ce n’est plus vrai après la guerre de 1870. Les calvinistes français se sont battus pour réintégrer la communauté nationale. On les accusait d’être un « corps étranger, des complices inconscients et parfois conscients des ennemis de la France38 ». Ce sera pire encore pendant la Première Guerre mondiale, car le jubilé de 1917 fut utilisé outre-Rhin pour galvaniser l’effort de guerre. Dans cette culture de guerre qui encourage la diabolisation de l’ennemi, Luther ne passait plus39. Les choix du dominicain Congar en 1937 sont liés aux souffrances de la Grande Guerre autant qu’à Lacordaire et lors de la Seconde, les dominicains ou jésuites de la Résistance interviennent en France pour clarifier les rapports entre nation et religion et trouvent des chemins nouveaux. Les théologiens peuvent dès lors rencontrer les historiens et dialoguer sur des terrains solides de pacifisme et de défense de l’être ensemble. Lorsque le jésuite Joseph Lecler publie en 1955 son Histoire de la tolérance, il fixe ainsi les discussions de son temps, en expliquant l’évolution de Luther vers l’intolérance et il pose pour la première fois une analyse des situations de pluralisme religieux appelée à un grand avenir40. De leur côté, les historiens protestants comme Doumergue ou Stauffer décident de ne plus privilégier les rapports entre réforme germanique et française, un choix dont on trouve les conséquences dans les manuels jusqu’à la fin des années soixante. Le mouvement de retour vers Luther provient de

37 Th. Kaufmann, Geschichte der Reformation in Deutschland. Suhrkamp, Berlin 2016, traduction française de J.-M. Tetaz, Histoire de la Réformation : mentalités, religion, société, Genève, 2017. 38 D. Robert, « Note sur les historiens des origines de la Réforme française : du doyen Doumergue à M. Stauffer », Revue d’histoire et de philosophie religieuses, 54/1 (1974), p. 129-133. 39 L. Gambarotto, « Luther au miroir du protestantisme réformé français durant la Première Guerre mondiale », in Le Luther des Français, op. cit., p. 169-196. 40 J. Lecler, Histoire de la tolérance au siècle de la Réforme…, Paris, DDB, 1955, 853 p. Démontrer que la douceur plutôt que la force est efficace pour convaincre les âmes restait alors singulièrement original dans le monde catholique.

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Febvre, mais aussi d’historiens formés après la seconde guerre mondiale, comme Jean Delumeau ou Pierre Chaunu. L’indispensable œcuménisme pour la construction de l’Europe

C’est alors que l’œcuménisme devient audible chez les catholiques. Même si un Pie XII, engagé dans la lutte contre l’idéologie communiste, n’y croit pas, l’œcuménisme qui est au départ une création protestante devient une évidence et s’assume bientôt en dehors des institutions dans les années 195041, mais aussi chez nombre d’hommes politiques au catholicisme affirmé, en particulier pour un Edmond Michelet, très marqué par l’expérience de Dachau et de ses mélanges nationaux et religieux42. Avec l’aide de philosophes plus que d’historiens il est vrai (Gabriel Marcel, Étienne Borne…), il tente de trouver un levier pour défendre le christianisme comme soutien de la cohésion sociale et identitaire face à la guerre froide, en imitant une expérience américaine d’intégration de notables économiques, politiques et religieux, l’International Christian Culture Leadership. Si l’ICCL, noyauté par le FBI, trouvera ses limites en Europe, elle fait avancer l’idée que seuls les ponts peuvent créer un monde nouveau à l’abri de la menace atomique43. Les ponts, ce sont ces responsables engagés qui les reconstruisent en permanence pour y rétablir la circulation comme l’affirmait Edmond Michelet, citant le dominicain Jean-Augustin Maydieu, connu dès avant la guerre dans l’aventure antinazie de l’Aube44. Dès lors, il ne faut pas s’étonner du bon accueil fait à une histoire déconfessionnalisée par les catholiques eux-mêmes. En France, le substitut à l’ICCL américain, le Mouvement international des responsables chrétiens (MIRC) intègre les protestants puis les orthodoxes et accompagne les transformations historiques des années cinquante et soixante à partir de l’œuvre de Daniel-Rops, un vieil ami de Michelet, une Histoire de l’Église du Christ, entamée par l’auteur et par l’éditeur au cœur de la guerre, alors que la persécution des Juifs commençait45. Daniel-Rops, engagé dans l’œcuménisme chez Fayard, veut alors 41 Voir en particulier A. Canavero et J.-D. Durand (dir.), Il fattore religioso nell’integrazione europea, Milano, Unicopli, 1999, 442 p. Jean-Dominique Durand (dir.), Cultures religieuses, Églises et Europe, Paris, Parole et Silence, 2008, 396 p. 42 Voir par exemple É. Michelet, Rue de la Liberté, sorti l’un des premiers en 1955. 43 Du côté catholique, le mouvement est bien plus sensible depuis le concile Vatican II : É. Fouilloux, Les catholiques et l’unité chrétienne du xixe au xxe s. : itinéraires européens d’expression française, Paris, Centurion, 1993. 44 D. Gaillardon (dir.), Jean-Augustin Maydieu. Acte des colloques, = Mémoire Dominicaine, 2, Paris, Cerf, 1998. Fr. Mayeur, L’Aube. Étude d’un journal d’opinion (1932-1940), Paris, Armand Colin, 1966, 236 p. 45 Daniel-Rops, Histoire de l’Église du Christ, t. IV, L’Église de la Renaissance et de la Réforme, 1955. Sur cette entreprise et sa réception dans les milieux intellectuels : Ch. Sorrel, « Daniel-Rops et l’Histoire de l’Église du Christ (1948-1965 », Revue d’histoire de l’Église de France, t. 86 (2000). Un siècle d’histoire du christianisme en France, p. 669-684. Les premiers volumes sur Le Peuple de la Bible (1943) et Jésus en son temps (1945) correspondent bien au contexte. Mais après la mort de DanielRops, l’œuvre est rapidement oubliée car considérée comme apologétique et, il est vrai un succès hors des circuits universitaires, trop romano-centré… Il est pourtant évident que Daniel-Rops a choisi une histoire-science et non une histoire-modèle. Il s’en explique en affirmant qu’un historien

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comprendre sans polémique « les Églises hors de l’Église » dans une histoire où les protestants sont « pleinement protestants et les cathos pleinement cathos46 ». Mais il faut attendre les années soixante pour que ces efforts catholiques de réinterprétation de Luther sortent au grand jour et, de même, on n’entendra que vers les années soixante-dix la réflexion de Maritain sur l’appel au développement culturel dans le cadre de la mondialisation47. L’entreprise devenue aujourd’hui évidente d’un destin commun de l’Europe plurielle a donc mis du temps pour s’affirmer dans la science historique tant les images issues de la controverse étaient prégnantes et l’idéologie unitaire et uniformisante puissante. Pendant ce temps de maturation, les historiens ont cependant diffusé leur recherche avec succès auprès du plus grand nombre. Dans un monde globalisé, la spécificité chrétienne

On oublie que Fernand Braudel n’est pas tout seul. Pour Marc Venard, sorti de l’ENS Ulm en 1955 édite en 1967 une histoire du monde qui se veut économique et sociale, ou plus exactement d’une Europe qui part à la rencontre du monde sous prétexte de le convertir au christianisme. Venard consacre 8 pages à l’inquiétude religieuse, 36 pages à l’explosion de la Réforme et 12 pages à la réforme catholique puis 50 pages au catholicisme et protestantisme établis (ce qu’il appellera plus tard la construction confessionnelle48). Pour lui, la liaison est naturelle avec l’interrogation sur la naissance du capitalisme, non pas à travers l’usure, mais à travers son contournement, pour la raison que la richesse peut être bienfaisante. Or la lecture du cas Luther détonne particulièrement dans le monde catholique, car dans cette période encore conciliaire il entre dans la lancée de Febvre en insistant sur l’angoisse de l’homme et l’exemplarité du religieux Luther. Cette expérience mondialisée pousse aussi les jeunes générations d’historiens à réinventer l’histoire des missions, abandonnée par la génération précédente pour colonialisme… La vulgarisation historique laïque explique alors le fait religieux qui prévaut désormais sur l’histoire de l’Église. Le grand maître des visites pastorales participe ainsi à la recherche d’une place nouvelle des phénomènes religieux en histoire.

peut travailler avec le regard de la foi. « L’histoire est alors la meilleure alliée de l’apologétique ; pour mieux dire, elle-même est une apologétique efficace, l’apologétique de la vérité », p. 673. Il faut aussi remarquer que son recours à l’imprimatur ne pouvait passer à la veille de mai 68 : « Un acte de soumission aussi total de l’historien à l’autorité n’étonne pas seulement le lecteur incroyant, mais tout esprit que reconnaît les droits imprescriptibles de la critique en histoire », dira Pierre-Henri Simon, son successeur à l’Académie en 1967, p. 684. Pourtant, c’était le moyen de faire entendre aux catholiques soupçonneux une autre voix. 46 Ibid. p. 679. 47 V. Aucante et R. Papini, Jacques Maritain, philosophe dans la cité : mondialisation et diversités culturelles, Paris, Parole et Silence, 2007, 227 p. J.-D. Durand et R. Mougel (dir.), Penser la mondialisation avec Jacques Maritain : enjeux et défis. Actes du colloque de Lyon 8-9 novembre 2007, Lyon, 2013, 199 p. 48 M. Meuleau, Le Monde et son histoire…, t. V, Les Débuts du monde moderne (xvie et xviie siècles) … par M. Venard, Paris, Bordas-Laffont, 1967, 608 p. Sur l’usure, p. 107.

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Cette approche est aussi diffusée par des manuels qui forment les historiens professionnels, comme le Nouvelle Clio de Jean Delumeau, qui affirme dès 1965 et confirme dans les rééditions successives ce qui est aujourd’hui partagé : il y a des « problèmes communs aux deux réformes protestante et catholique, catholicisme et protestantisme ont agi l’un sur l’autre ». « En tout cas, les deux Réformes ennemies correspondirent à un même sursaut de la conscience chrétienne49 ». L’écriture de l’histoire de l’Église parfois encore confinée à un camp confessionnel ou laïc, devient alors histoire religieuse, ce que sera l’Histoire du christianisme. Mais entre-temps, d’autres interrogations sont apparues et entrent naturellement dans la nouvelle histoire religieuse.

Répondre du destin des grands hommes Le titre de Febvre était clair : passer vers l’histoire d’un destin, c’est-à-dire vers la présentation d’une action non préparée de la part de Luther qui n’avait pour ambition que de défendre son expérience de salut et de la diffuser auprès de ses contemporains. De ce souci pastoral, la controverse ultérieure a fait tantôt un révolutionnaire et tantôt un mythe. Réintégrer l’aventure d’un homme permettait de répondre à la montée de l’individualisme occidental et de mieux observer l’homme devant Dieu autant que son action, sur fond de personnalisme. C’est toute l’aventure du fait religieux qui permet de le faire chez les historiens50. La réintégration des individus dans l’écriture de l’histoire

Lucien Febvre se refusait à écrire une biographie tant de son temps le genre était réservé à la justification d’un individu attaqué politiquement. Il voulait aller plus loin que la polémique ou l’hagiographie51. L’Allemagne est alors pour lui le second acteur de l’histoire en 1928, une conviction qu’il a forgée dès 1924 dans l’ambiance de la République de Weimar52. Or, chemin faisant, Febvre construit un personnage

49 Naissance et affirmation de la Réforme, Paris, PUF, 1965, « Nouvelle Clio », p. 6, 78, 372. Lorsque Jean Delumeau confie à Thierry Wanegffelen l’écriture d’un manuel plus à l’écoute des questions contemporaines paru sous le même titre en 1997, il conserve cet horizon (p. 28), il ne modifie pas du tout cette approche du réformateur Luther. C’est par le contexte et non par les héros que le nouvel ouvrage rend compte des autres réformateurs, de leurs particularités culturelles et territoriales. Il insiste en effet sur la construction confessionnelle et la confessionnalisation. 50 Si selon le TLF, Barrès est le premier à employer cette expression, le premier historien est J. Delumeau, Le fait religieux (Paris, Fayard, 1993) qui fonde l’analyse sur le constat de la perte des patrimoines spirituels par laïcisation et syncrétismes. Son utilisation pratique dans l’enseignement va suivre très vite avec Ph. Joutard et R. Debray, « Le “fait religieux” : définitions et problèmes », in L’enseignement du fait religieux, 5-7 novembre 2002, http://eduscol.education.fr/cid46334/le-faitreligieux-%C2%A0-definitions-et-problemes.html 51 M. Lienhard, « Présence d’un maître livre de l’historiographie française, un destin : Martin Luther de Lucien Febvre », Revue d’histoire et de philosophie religieuses, 77/4 (1997), p. 409. 52 Gruson, « Pour comprendre Martin Luther. Une conférence de Lucien Febvre à Mayence en 1924 », in Le Luther des Français, op. cit.

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historique représenté par son subjectivisme seul. Ce choix n’est plus celui des biographes actuels, pour lesquels les angoisses et la religiosité seules de Luther ne rendent pas compte de tous les événements dans lesquels il se trouve acteur53. Face à des événements qui changent le monde, il y a un homme au quotidien, qui réagit en fonction de son passé et de ses quêtes personnelles, mais qui répond aussi des problèmes qui lui sont posés. Les grands vulgarisateurs comme Daniel-Rops chez Fayard ne pouvaient pas se passer de petits portraits et si l’École des Annales était plutôt favorable à l’histoire des groupes et des conjonctures, Febvre avait cependant montré la voie. La collection des biographies de Fayard a commencé à faire école avec un grand succès dès le Louis XI de Paul Muray Kendall, en 1974, dans le sillage donc des héritiers de l’École des Annales. Depuis lors, la singularité, y compris celle des minorités, est prise en compte par la science historique, car les sociétés réagissent aussi bien à des destins exceptionnels qu’à la présence de petits groupes à l’action fantasmée ou à celle des grandes masses. Depuis une génération, on a appris à tirer parti des égo-documents en les croisant avec des archives publiques et des productions littéraires, théologiques ou historiques54. Mais ces documents sont rares en ce début du xvie siècle et les Propos de table de Luther posent des problèmes spécifiques de critique55. De 1529 à 1546, le couple Luther a beaucoup reçu et plusieurs rédacteurs ont décidé de mettre par écrit des propos familiers ou des sermons et cantiques parfois rapportés à plusieurs reprises, ce qui permet une analyse assez serrée. Une fois filtrée de ses facettes de controverse, on y précise l’évolution de la théologie de Luther et certains éléments biographiques, voire psychologiques, ce qui n’est pas rien dans son cas. Luther est de loin le Réformateur protestant qui a laissé le plus de renseignements sur lui-même, comme le prouvent les dernières biographies sorties en Allemagne et en France. Il suffit de comparer avec Calvin, dont nous ne savons presque rien, or le décryptage psychologique est entré dans les mœurs. Or cette opposition est construite aussi. Luther et Calvin dans les querelles franco-françaises

La polémique anti-luthérienne a commencé en France dès 1521, après la condamnation de la Faculté de Théologie et elle est menée publiquement par la littérature de controverse. Elle joue sur l’immoralité des hérétiques reconstruite pour l’occasion56.

53 M. Arnold, Martin Luther, Paris, Fayard, 2017, 686 p. 54 J.-P. Bardet et Fr.-J. Ruggiu (dir.), Les écrits du for privé en France. De la fin du Moyen Âge à 1914, Paris, CTHS, 2014, 313 p. N. Lemaitre, « Les livres de raison en France (fin xiiie-xixe siècles », Testo e Senso, 7 (2006), 18 p. [en ligne]. 55 « Source abondante mais trouble », disait L. Febvre car selon les choix des uns et des autres, on peut la manipuler, le plus étrange étant qu’on n’y trouve pas de contradiction, sauf peut-être de la part de sa femme. Cf. M. Arnold, « La correspondance et les propos de table de Martin Luther : genres mineurs ou sources nouvelles pour la connaissance du Réformateur ? », Francia, t. 34/2 (2007), p. 115127 [en ligne]. 56 O. Millet, « L’image négative de Luther en France », in Le Luther des Français… op. cit., p. 19.

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La crise de Meaux, démontre Olivier Millet, est en effet une occasion en or pour le milieu lorrain de s’en prendre à ce Luther « subtil à décevoir les simples », un dangereux séducteur qui détruit l’ordre des choses : un crime au lendemain de la défaite de Pavie et pendant la guerre des paysans57. Le refus de Luther en langue française n’est donc pas étonnant et désormais la diffusion sera clandestine, en particulier par les Abécédaires, mais de plus en plus minimisée de Du Plessis Mornay à Bayle58. Pendant trois siècles, la figure de Luther reste occultée par celle de Calvin chez les Réformés. À la fin du xxe siècle, l’un des reproches les plus courants faits à Luther par les Réformés est qu’il plait trop aux catholiques59. D’un autre côté, après dissipation de l’euphorie du concile Vatican II, les historiens de sensibilité catholique comme l’assomptionniste Daniel Olivier se sont heurtés aux reproches de « protestantiser » l’Église sans avoir l’aura de Congar ou DanielRops60. Il ne semble pas que cela les ait autrement gênés dans leur travail, preuve que la sécularisation de l’histoire de l’Église était en marche et que le Modernisme n’était plus l’épouvantail qui empêchait de diffuser une pensée originale. Mais en réaction, une partie de la production en Histoire de l’Église dite Fliche et Martin est restée dans l’optique de la controverse. En témoigne l’attitude de Léon Cristiani, ancien champion antimoderniste, qui a travaillé il est vrai de très près la Determinatio de la Sorbonne avant d’écrire cette histoire61. En critiquant par exemple la position de Luther vis-à-vis du concile, le chanoine Cristiani entre d’emblée dans l’hostilité au mouvement protestant et dans un ultramontanisme qui n’était pas si évident au début du xvie siècle, avant de terminer, significativement, par une sorte de cri de victoire : « On a souvent fait remarquer qu’elle gagnait ainsi, dans les pays lointains,

57 Ibid., p. 22-23. 58 L’un des supports les plus utilisés comme le montrent les études de P. Gasnault, « La Croix de par Dieu au xvie siècle », in P. Colin, É. Germain, J. Joncheray et M. Venard (dir.), Origines du catéchisme en France, Paris, Desclée, 1989, p. 13-27 et de M. Carbonnier-Burkard, « Luther clandestin dans un abécédaire en Français 1534-1560 », in Le Luther des Français…, op.cit, p. 33-53. Sur Pierre Bayle, P.-O. Lechot, « Entre désintérêt et prétexte. Pierre Bayle et Luther », in Le Luther des Français…, op. cit., p. 57-82. 59 A. Encrevé, « Image de la réforme chez les protestants français de 1830 à 1870 », in Historiographie, op. cit., p. 182 suivi par J. Bauberot, « La vision de la Réforme chez les publicistes antiprotestants fin xixe-début xxe s. », ibid., p. 216-238. La construction de cette historiographie avant la Révolution est cependant abordée pour la France dans le même volume par Myriam Yardeni et Élisabeth Labrousse, id., p. 60-80 et 108-123, tandis que Voltaire est l’objet d’un traitement spécifique par Dieter Gembiki et Louis Trenard, p. 148-155 et 156-170. 60 Le procès Luther 1517-1521, Paris, Fayard, 1961 ; La foi de Luther. La cause de l’Évangile dans l’Église, Paris, Beauchesne, 1978, (Le Point théologique 27), 252 p. et traducteur, comme L. Cristiani, De La liberté du chrétien (1914). Pourtant Delumeau rend hommage à cet élève de Lortz d’avoir débloqué l’image de Luther chez les catholiques ( J. Delumeau, Le cas Luther, Paris, DDB, 1983). 61 L. Cristiani, « Luther et la Faculté de théologie de Paris. À propos du quatrième centenaire de la mort de Luther », RHEF (1946, 32), p. 53-83. Le chanoine Cristiani (1879-1971), devenu Docteur à la Grégorienne en 1903, a combattu à Rome le modernisme comme étant une « hérésie », et a enseigné au séminaire de Moulins l’histoire de l’Église de 1903 à 1914 ; après son doctorat ès-lettres à Clermont-Ferrand en 1911 sur Du luthéranisme au protestantisme : l’évolution de Luther de 1517 à 1528, il sera enseignant puis doyen à l’université catholique de Lyon jusqu’en 1948.

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autant de fils nouveaux qu’elle en avait perdus en pays chrétien par la révolte de Luther et de Calvin62 ». Le volume suivant, paru en 1950, sur La crise religieuse reste, derrière une histoire factuelle juste en apparence et appuyée sur Denifle, dans un a priori hostile, qui suppose que « Luther se précipite dans l’hérésie » et qu’il ne « connaissait que quand il avait trouvé et senti par lui-même » et enfin « soulignons surtout le danger immense que représente pour le christianisme et pour la pensée religieuse l’individualisme que Luther a vraiment créé, le déplorable exemple qu’il a donné par là au monde. Pas de type plus représentatif de l’égocentrisme intellectuel et religieux… Engagé dans la mauvaise voie, il la suit jusqu’au bout ; il établit sur des fondements, combien débiles le plus souvent, toute une série de propositions de foi. Il les impose au nom de Dieu… Luther a beaucoup démoli, matériellement… et moralement63 ». Ce qui a été écrit entre 1948 et 1950 a très vite vieilli. Vers un autre Luther ?

Lorsque le successeur de Lucien Febvre à l’EPHE, E.-G. Léonard rédige son Histoire générale du protestantisme, parue en 1961, c’est pour lutter contre « un patriotisme mal placé » qui avait conduit les historiens français à remonter avant Luther, vers Lefèvre d’Étaples pour répondre aux catholiques. Mais chemin faisant, ils ont conforté l’image d’un « protestantisme étroitement conditionné par les nationalités face à un catholicisme universel », affirme-t-il dans sa préface ; or c’est un « faux problème que celui des origines nationales ou géographiques et du sens de son développement » avant de remarquer que « la Réforme, bien plus qu’une révolte contre la piété catholique, en fut l’aboutissement », ce qui oriente inévitablement le propos vers la modernité exclusive de la Réforme et l’archaïsme du catholicisme romain, dont on est aujourd’hui bien revenu64. Il commence au chapitre premier sur « l’apparition de Luther. Le message du salut individuel » en commençant par l’humanisme de Reuchlin qui représente « les grandes manœuvres de la révolution luthérienne » contre les « défenseurs rétrogrades de l’Église »65. L’examen des débuts de Luther et la lutte contre les légendes le concernant prennent dès lors une tournure plus universelle et, par exemple, le thème de l’Écriture passe avant celui de la justification. Mais ensuite, pour lui, le luthéranisme est bloqué par la Réforme humaniste ou les réformes anglaises et gallicane ou la « rescousse catholique impériale et pontificale ». Celui qui crée un « type d’homme et de civilisation » est donc Calvin

62 L. Cristiani, L’Église à l’époque du concile de Trente, Histoire de l’Église, Fliche et Martin (éd.), t. XVII, Paris, Bloud et Gay, 1948, chap. 1, p. 490. 63 E. De Moreau, P. Jourda, P. Janelle, La crise religieuse du xvie siècle, Histoire de l’Église, Fliche et Martin (éd.), t. XVI, Paris, Bloud et Gay, 1950, p. 30, 37, 77. La partie I sur Luther et le luthéranisme compte 163 p. et le calvinisme 167 p. 64 É.-G. Léonard, Histoire générale du protestantisme I. La Réformation. Des origines à 1564, Paris, PUF, 19612, 1981, p. 3, 7, 10. 65 Ibid., p. 33.

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et non Luther66. Si le « Que Sais-je ? » de Richard Stauffer, La Réforme (1517-1564) est dans la même tonalité, l’auteur s’en explique dans son introduction en affirmant en rester volontairement à la seule Réforme protestante en s’appuyant sur Farel et en interprétant le besoin de réformes par la nécessité de « répondre au besoin des âmes » par un « renouvellement dans le domaine dogmatique67 ». Il faut attendre Pierre Chaunu pour qu’un protestant ose parler d’un temps des « deux réformes » de l’Église, protestante et catholique, pour les étudier en continuité tout en les distinguant comme il l’affirme dans son introduction68. Il est le premier à dire ce que toute une génération d’historiens pense au début des années 1970 et achève sa conclusion sur une formule que nous partageons toujours : « on ne peut bien comprendre les deux Chrétientés que dans leurs imbrications, dans leurs complémentarités contradictoires ». Or il faut bien voir qu’il propose à partir de sa présentation de Luther une « Théorie générale de la Réforme protestante » qui lui permet de placer la Réforme des Confessions dans les États et les villes, dont Genève : pour lui, Calvin n’est donc plus à part entière un « père de la Réforme », seulement un acteur de l’aventure entamée par Luther69. Chaunu parle d’une « réforme de la Réforme » à propos de Calvin, et ne lui donne pas plus de pages qu’à Luther, en contradiction volontaire avec son titre… pour mieux faire passer son message sans doute. Désormais, la Réforme est issue de la piété du xve siècle, tout comme la réforme tridentine.

Conclusion Luther est devenu une figure qui n’est plus clivante dès lors qu’elle est correctement contextualisée. La preuve en est notre capacité à écrire cette histoire du début du xvie siècle en dehors de toute étiquette confessionnelle. Mais des questions demeurent. Pourquoi François d’Assise est-il assimilé par Rome et non Luther ? La question de l’autorité du magistère ne fait pas tout, les circonstances jouent aussi : c’est bien le futur Clément VII qui a rédigé la bulle de condamnation, mais c’est aussi Cajetan qui n’a pas réussi à convaincre Luther, par mépris pour un petit moine allemand et par la conviction dominicaine, entretenue depuis un siècle, que le pape est vraiment le vicaire du Christ et le seul, devant l’Écriture donc. Marc Venard rêvait de l’action possible d’un Adrien VI et le cardinal Kasper y revient70. Mais on ne refait pas l’histoire. Une fois évacuées les manipulations de l’histoire au service d’intérêts multiples, les historiens restent mis en demeure d’expliquer des phénomènes sociaux et politiques majeurs à l’aide de la réussite de héros inattendus. Les catholiques ont quitté 66 Ibid., p. 306. 67 R. Stauffer, La Réforme (1517-1564), Paris, PUF (Que sais-je, 1376), cit. p. 6. Au nom de ce principe, il n’y aura pas de modification majeure à cet égard dans les huit éditions qui suivent, jusqu’en 2003 malgré une mise à jour en 1983. 68 P. Chaunu, Le temps des Réformes, Paris, Fayard, 1975. 69 P. Chaunu, L’Aventure de la Réforme. Le monde de Jean Calvin, Paris, DDB, 1986, 295 p. 70 Cardinal W. Kasper, Luther, Paris, Cerf, 2017, p. 38.

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Denifle qui diabolisait Luther et Grisar qui le pathologisait, mais la sociologie ou la psychologie étant impuissantes à donner raison du phénomène, les explications intégrant les ressorts religieux à la façon de Weber, redécouvert en France à la fin des années soixante, ont servi l’avancée de l’écriture sur les réformateurs. Au même moment, une meilleure connaissance de la production imprimée et de ses effets a permis de dégager une manière d’écrire l’aventure de Luther autrement qu’à travers des écrits théologiques lointains. Pour le baroudeur de l’œcuménisme que reste le cardinal Kasper, l’ère confessionnelle est irrémédiablement passée et défendre le pluralisme œcuménique est le moyen de montrer qu’il est possible de s’opposer à la violence brutale, de dialoguer et « d’échanger des dons pour grandir ensemble71 ». L’histoire s’écrit aujourd’hui sans frontière, mais non sans sauvegarder une sensibilité particulière sur ce fond de basse obstinée dans lequel chacun apprend de l’autre et c’est ce qui fait le bonheur des discussions savantes. Je suivrai volontiers Walter Kasper lorsqu’il affirme : « c’est justement l’étrangeté de Luther et de son message qui fait aujourd’hui toute son actualité œcuménique ». Alors continuons à travailler ensemble.

71 Ibid., p. 48, 70, 77.

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Marc Lienhard

Les débats intra-luthériens après l’Intérim*

Le 24 avril 1547, l’Empereur Charles Quint avait remporté à Mühlberg une victoire décisive sur les états protestants. Dès lors, des discussions s’engagent en 1547 et 1548 à Augsbourg, sous l’autorité de l’empereur, pour rétablir l’unité religieuse ou pour trouver du moins une solution provisoire. D’où le nom d’Intérim donné aux mesures publiées le 15 mai 1548 dans une « Déclaration de sa majesté impériale ». En attendant les décisions d’un concile, le mariage des clercs et la communion sous les deux espèces étaient concédés aux protestants. Mais la Déclaration leur imposait le rétablissement du culte et des fêtes catholiques ainsi que celui de la juridiction des évêques et du pape, considérée comme relevant du droit divin. Sur le plan théologique proprement dit, le quatrième article précisait que la justification de l’homme pécheur par la justice divine ne se réduisait pas au pardon des péchés, mais impliquait aussi le renouveau de l’homme qui le rendait capable de rechercher le bien. Ce texte parle à ce propos de la justice inhérente de l’homme, tout en soulignant qu’il restait en lui la concupiscence qui résiste à l’Esprit. La Déclaration évoque aussi l’Église dont il est dit qu’elle avait fixé le canon. En cas de conflits doctrinaux, elle avait le pouvoir de les faire trancher par un concile, à condition qu’il ait été réuni sous l’autorité du Saint-Esprit.

L’Intérim de Leipzig L’Intérim d’Augsbourg n’a pas réussi à rétablir l’unité religieuse dans l’Empire. La majorité des pasteurs protestants s’y opposa. Beaucoup perdirent leur emploi. Quand le duc Maurice de Saxe, protestant qui avait rallié Charles Quint et avait contribué à son succès militaire, voulut introduire l’Intérim d’Augsbourg dans ses territoires, il se heurta à une vive résistance. La critique des théologiens portait surtout sur la conception de l’Église, sur celle de la messe considérée comme un sacrifice, ainsi que sur l’invocation des saints. C’est pourquoi, au lieu d’introduire tel quel en Saxe l’Intérim d’Augsbourg, on élabora, à l’initiative du duc Maurice et pour son territoire, un texte particulier connu sous l’appellation d’Intérim de Leipzig, appelé ainsi par les adversaires luthériens du texte.



* Voir au sujet des Intérims : É.-G. Léonard, Histoire générale du protestantisme, t. I, La Réformation, Paris, PUF, 1961, p. 231-234. En 500 après Martin Luther, dir. par Stéphane-Marie Morgain, Turnhout, 2018 (BRHE, 104), p. 33-42 © FHG DOI 10.1484/M.BRHE-EB.5.116208

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Nous n’allons pas présenter l’ensemble de ce texte qui traite aussi, dans le prolongement de l’Intérim d’Augsbourg, de la justification, des bonnes œuvres et de la vraie Église. Nous nous concentrerons d’abord sur le sujet qui a suscité le plus de discussions et d’oppositions, à savoir la question des adiaphora. Rappelons que ce terme d’origine grecque est employé pour désigner des choses indifférentes, médianes, neutres1. Les stoïciens parlaient ainsi d’un domaine intermédiaire entre le bien et le mal. Certains membres de l’Église primitive emploient le mot pour affirmer que les viandes consacrées aux divinités païennes pourront être consommées par les chrétiens (voir 1 Cor, 8), ou encore que le recours à la circoncision ne portait pas atteinte à la foi, alors que d’autres, tels que Paul, étaient d’un avis contraire. Le conflit au sujet des adiaphora resurgit avec l’Intérim de Leipzig. Il porte sur la question de savoir si on pouvait ou non réintroduire certaines cérémonies et institutions propres à l’Église romaine et qui avaient été abandonnées dans les territoires protestants : les sept sacrements, presque l’ensemble du rituel de la messe, la vénération des images, la Fête-Dieu, la juridiction des évêques. Les auteurs de l’Intérim, dont Melanchthon, faisaient la distinction entre la doctrine évangélique qui leur semblait préservée dans l’accord et les adiaphora, c’est-à-dire des choses qu’on pouvait réintroduire sans trahir la foi évangélique. Le texte réintroduit les sept sacrements avec les cérémonies catholiques traditionnelles, par exemple pour la célébration de la messe, en conservant cependant la communion sous les deux espèces. Une certaine vénération des images est considérée comme légitime, mais, dans une perspective protestante, on précisait que les images favorisaient le souvenir de l’histoire du salut et la connaissance de l’Église chrétienne. La célébration des heures canoniques devait être rétablie dans les chapitres des villes où elle était en usage autrefois. L’article sur les fêtes réintroduisait même la Fête-Dieu. L’article quinze prescrivait le jeûne pour le vendredi et le samedi. Selon le dernier article, les ministres de l’Église devaient se distinguer des fidèles par leur vêtement, et les fidèles devaient les traiter avec respect. En considérant un certain nombre de rites et de pratiques cultuelles comme des adiaphora, les tenants de l’Intérim de Leipzig pouvaient, d’une certaine manière, se référer à Luther. Ce dernier avait des vues assez larges sur ce sujet. Pour ménager les « faibles », il avait annulé en 1522 des changements cultuels radicaux introduits par Carlstadt à Wittenberg. Encore en 1539 il peut écrire à un pasteur inquiet du maintien de certains rites par son prince : Si l’Évangile est annoncé purement et les sacrements administrés selon l’Évangile, alors vous pouvez faire des processions, […] et s’il ne lui suffit pas que vous fassiez une fois, en chantant, le tour du cimetière, faites-en sept fois le tour […]. Je ne vois à cela aucun inconvénient, car de telles choses, pourvu qu’elles ne soient pas entachées d’abus, ne donnent ou n’enlèvent rien à l’Évangile. Mais qu’on n’en fasse pas une nécessité pour le salut et qu’on ne lie pas la conscience avec cela2. 1 Voir l’article « adiaphora » de P. Bühler in P. Gisel (dir.), Encyclopédie du Protestantisme, Genève – Paris, Labor et Fides – PUF, 1995, 20062, p. 15-16. 2 D. Martin Luthers Werke, Böhlau, Weimar, 1883 sv. (WA). WA Br 8, 625, no 3421 ; Martin Luther, Œuvres, Genève, Labor et Fides, 1957 sv. (MLO). MLO VIII, 168-169.

l e s d é b at s i n t r a- lu thé ri e ns aprè s l’i nt é ri m*

L’opposition à l’Intérim Les prises de position de l’Intérim de Leipzig, comme déjà celles d’Augsbourg, suscitèrent une vive opposition de la part de beaucoup de théologiens luthériens, en particulier en Saxe, mais aussi dans le nord de l’Allemagne. Le haut lieu de la résistance fut Magdebourg où, à la tête de la résistance, on trouve l’ancien professeur d’hébreu de la Faculté de Wittenberg Matthias Flacius, ainsi que d’autres théologiens tels qu’Amsdorf, Nicolaus Gallus et d’autres. Ils publièrent un ensemble d’écrits très polémiques qui accusaient les « philippistes » (c’est-à-dire les proches de Philippe Melanchthon) de lâcheté et contestaient l’usage melanchthonien du concept d’adiaphora. Dans ses prises de position, Flacius leur reproche de falsifier la doctrine luthérienne de la justification, en omettant d’affirmer que le croyant était justifié par la foi seule. Il estime aussi qu’ils s’étaient éloignés des conceptions réformatrices du péché originel, du libre arbitre et de la pénitence. En ce qui concerne les rites que Melanchthon et les autres étaient prêts à réintroduire, Flacius concédait qu’il s’agissait bien d’adiaphora, c’est-à-dire de choses qui n’étaient ni prescrites ni interdites. Mais il pensait que même les adiaphora pouvaient devenir des signes en faveur ou en défaveur de l’Évangile. Cela dépendait du contexte et de la situation dans lesquels ils étaient introduits. Dans certains cas ils n’étaient plus à considérer comme des adiaphora. D’où l’affirmation centrale de Flacius : « Dans les situations où il faut confesser la foi, ou s’ils provoquent un scandale, il n’y a plus d’adiaphora3 ». D’après lui, une telle situation se présentait maintenant que l’empereur voulait réintroduire avec les rites l’institution tout entière de l’Église romaine et que l’accord des théologiens de Wittenberg reposait sur la crainte et sur le manque de foi. Il estime aussi que le peuple verrait dans la réintroduction des rites un rétablissement de l’autorité papale, et que les fidèles allaient être troublés dans leur foi. Une telle réintroduction contrevenait donc à l’obligation de confesser la foi. Dans ses divers écrits au sujet de l’Intérim, Flacius évoque de nombreux exemples bibliques qui montraient qu’en certaines situations les adiaphora n’étaient plus des adiaphora, mais qu’ils relevaient d’une vraie ou d’une fausse confession de foi.

La réaction de Melanchthon Pour sa défense, Melanchthon distingue soigneusement entre le domaine de la foi et celui des adiaphora. Il affirme que dans les questions proprement doctrinales, l’Intérim de Leipzig n’avait rien concédé aux théologiens catholiques. Les adiaphora ne portaient pas atteinte à la confession de la foi et à la doctrine. Pour lui, la doctrine

3 Liber de veris et falsis Adiaphoris, 1545, cité par B. Lohse, Dogma und Bekenntnis in der Reformation : Von Luther bis zum Konkordienbuch, in C. Andresen (dir.), Handbuch der Dogmen- und Theologiegeschichte, t. II, Die Lehrentscheidung im Rahmen der Konfessionalität, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1980, p. 110, Irene Dingel (dir.), Der adiaphoristische Streit, Gottingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2012.

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s’exprimait dans une somme, c’est-à-dire un corpus constitué auquel il ne fallait rien adjoindre et qu’il ne fallait pas modifier. Ce qui n’était pas abordé dans ce corpus n’avait rien à faire avec la confession de foi. Selon lui, il fallait à tout prix conserver la liberté de prêcher et d’enseigner dans les églises et dans les universités. Si cela était acquis, des compromis sur les rites pouvaient être tolérés. La confession et la doctrine concernaient les choses nécessaires, les rites concernaient celles qui ne l’étaient pas. Par ailleurs, Melanchthon était sensible au fait que c’était l’autorité qui exigeait l’introduction des adiaphora. S’il n’y avait pas de contradiction avec la doctrine, il fallait obéir à l’autorité. L’autorité du Christ et de l’Évangile concerne la doctrine. Les rites et les institutions ecclésiastiques relèvent de l’autorité civile. Si le chrétien devait absolument être libre dans son rapport à Dieu, qui ne devait pas être remis en question par des instances humaines, il en était autrement des rites et des ordonnances de la vie ecclésiale. Celles-ci devaient être réglées par la raison. Rappelons que pour Melanchthon l’autorité civile avait le devoir de s’occuper aussi de la religion et de l’Église. L’observation des dix commandements, y compris ceux concernant le rapport à Dieu, était de son ressort, donc aussi la piété, même s’il était entendu que l’autorité devait seulement veiller à la discipline extérieure. Il y avait là une différence avec Luther. Ce dernier voyait dans l’engagement de l’autorité civile en faveur de la Réformation un service au nom de l’amour et ne pouvait voir dans les princes que des Notbischöfe (« évêques provisoires »). Melanchthon au contraire y voyait un devoir de l’État, recourant même dans cette approche au droit naturel. Il n’est pas nécessaire d’exposer davantage l’affrontement souvent violent entre les représentants des deux positions. Ceux qui s’opposaient à l’Intérim le payaient souvent au prix fort, quelquefois par la prison. Melanchthon par contre, sans abandonner sa position et sans reconnaître qu’il avait répandu des erreurs dans l’Église luthérienne, regretta d’avoir participé à l’Intérim de Leipzig. Il concéda que ses adversaires dans la controverse intra-protestante avaient raison sur un certain nombre de points. L’Intérim fut en vigueur seulement jusqu’en 1552, mais le mal était fait : les controverses intra-luthériennes qu’il avait suscitées avaient divisé les théologiens luthériens. Deux camps s’étaient constitués : les gnesio-luthériens, c’est-à-dire les « vrais » luthériens tels que Flacius, Amsdorf, Gallus, Hesshusen et d’autres, et, en face, les philippistes tels que Melanchthon, Major, Menius, Pfeffinger, Cruciger, Strigel. À part la question des adiaphora, les deux camps se distinguaient aussi par leur rapport à la tradition et à l’humanisme ainsi que par leur conception de l’autorité civile. Le conflit entre les gnesio-luthériens et les philippistes ne se limite pas à la question des adiaphora. Il allait s’étendre à d’autres sujets. Nous en retiendrons deux : celui qui concernait la foi et les œuvres, et un autre qui porta sur le synergisme, c’est-à-dire sur la participation de la volonté humaine au processus de salut.

La foi et les œuvres En ce qui concerne la foi et les œuvres, Luther avait souligné que, dans le rapport salutaire à Dieu, c’était la foi seule qui comptait. Melanchthon avait davantage mis l’accent sur les œuvres comme fruits de la foi, mais sans leur attribuer une portée

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méritoire pour le salut. Caspar Cruciger, proche de Melanchthon, avait affirmé qu’il fallait faire pénitence pour obtenir la foi, c’est pourquoi « notre repentance et nos efforts sont aussi une cause de la justification, qui n’est pas possible sans elle4 ». Luther lui-même avait dit dans une dispute de 1536 que la foi est accompagnée par le début d’une vie nouvelle5, donc aussi d’œuvres. Sans la repentance, pouvait-il dire, il n’y a pas de pardon des péchés, donc elle est nécessaire. De son côté, Melanchthon avait continué à valoriser les œuvres, tout en affirmant que la vie éternelle n’était pas une récompense pour des œuvres. Avant l’Intérim de Leipzig, le conflit suscité par Cruciger, auquel avait répondu Conrad Cordatus avait pu être apaisé. Il reprit à la suite de l’Intérim. L’un des proches de Melanchthon, Georg Major, fut accusé en 1551 par Amsdorf, proche de Flacius, d’avoir affirmé qu’il ne voulait pas disputer au sujet du principe du sola fide (« par la foi seule ») et que, selon Major, c’était, certes, la foi qui assurait le salut, mais que les bonnes œuvres étaient aussi nécessaires pour le salut. En réponse aux attaques, Major déclara qu’il avait toujours maintenu le sola, mais qu’il continuait à enseigner, comme il l’avait toujours fait, « que les bonnes œuvres étaient nécessaires pour le salut, […] que personne n’était sauvé par de mauvaises œuvres ni sauvé sans de bonnes œuvres6 ». Il s’en suivit une controverse acharnée à laquelle participaient Flacius, Amsdorf et Gallus du côté des gnésio-luthériens. De son côté, Major continua à défendre son approche. Tout en maintenant le sola fide, il voulait écarter le libertinisme que certains pouvaient en déduire. Les bonnes œuvres n’étaient, certes, pas méritoires en vue de l’obtention du salut, mais nécessaires, comme fruits de la foi. Celui qui croit et qui est ainsi justifié est tenu, sous peine de perdre le salut, d’obéir à Dieu le Père. Les adversaires de Major situaient leurs attaques dans la perspective du seul rapport de l’homme à Dieu et de la certitude du salut. Celle-ci ne devait en aucune manière se fonder sur les œuvres. Mais ils négligeaient le rapport du croyant au prochain et la nécessité des œuvres sur ce plan. Les positions les plus extrêmes étaient celles d’Amsdorf qui qualifiait ceux qui affirmaient que les bonnes œuvres étaient nécessaires pour le salut de « pélagiens, de mamelouks et de doubles papistes7 ». Georg Major reçut le soutien d’un autre philippiste en la personne de Justus Menius (1499-1558). Sans attaquer les théologiens de Wittenberg, celui-ci avait pris position contre l’Intérim, mais en ce qui concernait les bonnes œuvres, il se rapprochait plutôt, dans divers textes, des philippistes, en particulier de Georg Major. Il affirmait que le commencement de la vie nouvelle suscitée par le Saint-Esprit chez le croyant était nécessaire pour le salut. Pour Melanchthon qui, dans cette affaire, ne fut pas attaqué, l’affirmation de Major au sujet de la nécessité des bonnes œuvres était maladroite, mais pas fausse. Car celui qui n’affirmait pas la nécessité de la nouvelle obéissance chez le converti était pour lui un antinomiste et un ennemi de Dieu.



4 WA 39, I, 83, 39 sv. Voir aussi É.-G. Léonard, Histoire générale du protestantisme, t. I, La Réformation, Paris, PUF, 1961, p. 220. 5 WA 39, I, 102,22-24. 6 Cité par B. Lohse, Dogma und Bekenntnis in der Reformation, op. cit., p. 115. 7 Cité par B. Lohse, Ibid., p. 115-116.

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Les controverses à ce sujet prirent une tournure violente. Menius dut se soumettre à un interrogatoire. Il finit par signer les stipulations d’un synode selon lequel l’affirmation de la nécessité des bonnes œuvres pouvait être faite en rapport avec la doctrine de la loi, mais qu’elle était ambiguë et devait être évitée en ce qui concernait la justification et la rédemption. Pour ce qui était de la nouvelle naissance à la suite du pardon des péchés, on pouvait parler de la nécessité des bonnes œuvres non pour le salut, mais pour d’autres raisons. Seule la foi justifie et assure le salut. Les bonnes œuvres ne sont pas non plus nécessaires pour conserver le bénéfice du salut.

La controverse synergiste Un autre conflit qu’il faut évoquer concerne le problème du synergisme. Luther lui-même avait, surtout dans son traité Du serf arbitre, affirmé que Dieu opère tout en tous et que la foi ne relevait pas de la volonté humaine, mais était un don de Dieu. C’est pourquoi la conversion était une œuvre exclusivement divine. Dans ses Loci Communes de 1521, Melanchthon avait défendu le même point de vue, mais par la suite il envisageait une coopération de l’homme avec Dieu, en parlant dans l’édition des Loci de 1535 de trois éléments qui coopèrent : la Parole, le Saint-Esprit et la volonté humaine qui n’est pas oisive, mais qui combat contre sa propre faiblesse. Plus tard il avait même employé la formule érasmienne qualifiant la liberté de « capacité à se tourner vers la grâce ». Les spécialistes divergent dans leur jugement porté sur les variations de Melanchthon. Ce qui est sûr, c’est que Melanchthon maintenait la corruption de l’homme par le péché et le sola fide, en n’accordant aucun caractère méritoire à la coopération de la volonté humaine dans le processus du salut. Mais il craignait que l’affirmation de la seule activité divine porte atteinte à la responsabilité éthique de l’homme. Là encore, l’Intérim de Leipzig allait susciter des controverses entre ceux qui partageaient les conceptions de Melanchthon et ceux qui les rejetaient. Et c’est encore Flacius qui allait ouvrir les hostilités. À l’encontre de Melanchthon qui soulignait que l’être humain n’était pas un bloc inerte, mais avait une volonté, Flacius affirmait que par nature l’homme s’opposait à Dieu et ne pouvait donc pas coopérer au salut. Du côté de Melanchthon, c’est surtout Jean Pfeffinger, qui avait collaboré à l’élaboration de l’Intérim de Leipzig, qui soulignait la participation de la volonté humaine à la conversion. Si cela n’était pas le cas, affirmait-il, il n’y aurait pas de différence entre un homme pieux et un impie. Pour Pfeffinger, l’homme pouvait accepter ou refuser la grâce. Ses positions suscitèrent en 1558 des réactions de la part d’Amsdorf, Erhard Schnepf et Viktorin Strigel, suivis par Flacius qui qualifie ses adversaires de « synergistes ». Dans une sorte d’esquisse d’une confession de foi, le Konfutationsbuch de Weimar affirma, à l’encontre de Pfeffinger, que l’homme naturel était mort à l’égard de tout ce qui était divin et qu’il avait un cœur de pierre. Se référant à Augustin, le texte soulignait que Dieu seul faisait de la volonté asservie une volonté libre. C’est seulement après la conversion que l’homme devenait un coopérateur de Dieu avec une nouvelle et bonne volonté créée en lui par Dieu.

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Il n’est pas toujours facile de comprendre les controverses suscitées par la problématique en question, d’autant plus que les mêmes concepts tels que « substance », « accident », « conversion », « nécessité » n’avaient pas toujours le même sens chez les divers théologiens. Une dispute opposa en 1560 deux théologiens qui, au départ, n’étaient pas opposés, à savoir Flacius et Strigel. Elle se concentra sur la question de la liberté de la volonté. Selon Strigel, la substance de l’homme, c’est-à-dire sa raison et sa volonté, était, certes, affaiblie fondamentalement. C’est pourquoi l’Esprit de Dieu devait les ranimer. Mais, ajoutait-il, le péché n’était pas une substance, mais un accident. Sous peine de perdre son humanité, l’homme devait participer avec sa volonté au processus du salut. De son côté, Flacius soulignait que le pécheur était à ce point asservi au péché qu’il ne pouvait coopérer à la volonté divine qu’après sa conversion. Flacius alla jusqu’à défendre la thèse extrême selon laquelle le péché originel faisait partie de la substance de l’homme, mais il nuança son propos en distinguant deux sortes de substances : d’une part il évoquait la substance matérielle de l’homme selon laquelle, même chez l’homme pécheur, il y avait encore quelque chose de bon. D’autre part il parlait d’une substantia formalis (« substance formelle ») devenue porteuse du mal en l’homme. Quoi qu’il en soit, si des questions importantes étaient ainsi abordées, la controverse mettait en évidence à la fois des approches et des préoccupations différentes, mais aussi des positions unilatérales et des accusations souvent peu fondées adressées par les uns aux autres. Ainsi il était injuste d’accuser Strigel de pélagianisme ou de semi-pélagianisme, ce dernier voulait seulement mettre en évidence la responsabilité humaine. Mais sa démarche ne manqua pas de se heurter à la tradition luthérienne. Quant à Flacius, il voulait préserver avant tout la doctrine de la justification par la foi seule, mais dire que le péché originel faisait partie de la substance de l’être humain portait atteinte à sa réalité d’être créé par Dieu.

Regards sur la Formule de Concorde Les controverses que nous avons évoquées ont agité le camp luthérien pendant plusieurs années, si bien qu’est apparue la nécessité d’une clarification et d’une conciliation entre des tendances qui s’étaient opposées si vigoureusement. D’où l’élaboration en 1580 de la Formule de Concorde, la dernière des confessions de foi luthériennes du xvie siècle8. Sans pouvoir exposer ici tout le processus qui a conduit à ce texte, voyons sommairement comment il a pris position sur les sujets qui ont fait l’objet des controverses que nous avons exposées. Les adiaphora

Le dixième article précise l’objet de la controverse : c’était « de savoir si, en temps de persécution, lorsqu’il s’agit de confesser la foi et que les ennemis de l’Évangile

8 A. Birmelé, M. Lienhard (éd.), La Foi des Églises luthériennes. Confessions et Catéchismes, Paris – Genève, Cerf – Labor et Fides, 1991, 20133, p. 415-540.

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opposent leur doctrine à la nôtre, on peut, en bonne conscience, céder aux exigences des contradicteurs en rétablissant certaines cérémonies tombées en désuétude et qui en elles-mêmes sont indifférentes, ni prescrites ni interdites par Dieu, pour s’accorder avec les adversaires sur le terrain des cérémonies et adiaphora de ce genre9 ». La Formule de Concorde prend soin de préciser qu’il y a dans la vie de l’Église des choses qui ne sont « indifférentes » qu’en apparence10. En réalité elles sont contraires à la Parole de Dieu. Elle admet aussi qu’« en tout temps et en tout lieu l’Église de Dieu peut à bon droit et avec une souveraine liberté modifier les adiaphora, les réduire ou les développer, pourvu que cela ne se fasse pas à la légère ni de manière à causer du scandale, mais avec ordre et décence11 ». C’était déjà le point de vue de Flacius que la Formule de Concorde suit également pour déclarer que, en temps d’oppression de la pure doctrine de l’Évangile, il faut professer la foi en paroles et en actes. « En de telles circonstances, il ne faut pas céder aux adversaires, pas même dans les choses qui, par elles-mêmes, sont “indifférentes”, ni nous laisser imposer, par la force ou la ruse, l’observation de ces adiaphora au moyen desquels les ennemis de l’Évangile veulent porter préjudice au vrai culte, implanter et confirmer l’idolâtrie12 ». La Formule de Concorde évoque le cas de la circoncision, une pratique qu’on peut considérer comme indifférente. Elle ne l’est plus quand elle est exigée comme nécessaire pour la justice et le salut13. À l’encontre de Flacius, la Formule de Concorde distingue clairement entre la nature et le péché originel. La nature humaine étant une création de Dieu, elle est bonne, même après la chute. « La doctrine d’après laquelle il n’y a aucune différence entre la nature humaine corrompue et le péché originel est contraire aux articles capitaux de la foi chrétienne, articles de la création, de la rédemption et de la sanctification et de la résurrection de notre Dieu14 ». Nier la différence reviendrait à faire de la nature une œuvre diabolique et nier que le Christ a endossé la nature humaine. D’un autre côté, et c’est l’héritage à la fois de Luther et de Flacius, la Formule de Concorde insiste sur la radicalité du péché originel. Celui-ci concerne aussi bien le corps que l’âme. Le texte distingue clairement par ailleurs le péché originel et les péchés actes. Le péché originel touche la substance de l’homme, sans être identique avec elle. Le libre arbitre

Dans son second article, la Formule de Concorde traite du libre arbitre. Elle distingue quatre états de l’être humain : 1. avant la chute, 2. après la chute, 3. après la nouvelle naissance et 4. après la résurrection de la chair. Selon ce texte, « la question 9 Ibid., no 919, p. 440. 10 Ibid., no 1090, p. 522. 11 Ibid., no 1091, p. 522. 12 Ibid., no 1092, p. 522. 13 Ibid., no 1092, p. 522 ; no 1093, p. 523. 14 Ibid., no 876, p. 422.

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capitale est ici celle de la volonté et du pouvoir de l’homme dans le second état (après la chute). Il s’agit de savoir quelles sont les forces que l’homme a par lui-même, sous le rapport des choses spirituelles, après la chute de nos premiers parents et avant la régénération15 ». « Peut-il ou non, par ses propres forces, avant d’être régénéré par l’Esprit de Dieu, se disposer et se préparer à recevoir la grâce de Dieu, accepter et saisir la grâce qui lui est offerte par le Saint-Esprit dans la Parole et le sacrement16 » ? Dans la Solida Declaratio, c’est-à-dire dans l’exposé plus détaillé de la doctrine, la Formule de Concorde dit ceci : Bien que la raison ou l’intelligence naturelle de l’homme ait encore quelque obscure étincelle de connaissance, qu’elle sache que Dieu existe et, dans une faible mesure, ce que la Loi enseigne (Rm 1), elle est ignorante, aveugle et pervertie à tel point que les hommes les plus intelligents et les plus savants de ce monde, quand ils lisent ou entendent l’Évangile du Fils de Dieu et les divines promesses du salut éternel, ne peuvent, par leurs propres forces, ni les comprendre ni y ajouter foi ni les tenir pour vrais17. Dans un autre passage, le texte précise : Nous croyons, enseignons et confessons que la volonté non régénérée de l’homme n’est pas seulement détournée de Dieu, mais devenue ennemie de Dieu, de telle sorte qu’elle ne veut et ne désire que le mal. […] Aussi peu qu’un cadavre peut se vivifier lui-même, se rendre à lui-même la vie corporelle et terrestre, aussi peu l’homme spirituellement mort à cause du péché est capable de se rappeler lui-même à la vie spirituelle18. Ainsi la conversion n’est opérée que par Dieu, mais non sans les instruments de Dieu que sont la prédication et l’écoute de la Parole de Dieu. Le texte précise que, lorsque, par l’action de la Parole de Dieu et du Saint-Esprit, la nouvelle naissance ou régénération a été accordée à l’homme, « la volonté nouvelle de l’homme devient un instrument et un outil du Saint-Esprit, de telle sorte qu’elle n’accepte pas seulement la grâce, mais qu’elle coopère aux œuvres ultérieures du Saint-Esprit19 ». Les bonnes œuvres

En ce qui concerne les bonnes œuvres (quatrième article) qui avaient opposé les gnésio-luthériens à Major, la Formule de Concorde affirme que ces œuvres sont nécessaires, mais qu’elles n’entrent pas en ligne de compte pour le rapport avec Dieu, c’est-à-dire pour la justification. Elle écarte donc l’affirmation qu’on ne pouvait pas être sauvé sans de bonnes œuvres. Il ne s’agit pas seulement de s’entendre sur ce

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Ibid., no 881, p. 424. Ibid., no 876, p. 422. Ibid., no 956, p. 460. Ibid., no 882, p. 424-425. Ibid., no 886, p. 426.

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que signifient les mots « nécessaire » et « volontaire », que les uns et les autres emploient en des sens différents, mais bien d’une discussion portant sur le fond. Pour la Formule de Concorde, le terme « nécessité » signifie simplement la volonté et l’ordre de Dieu, qui veut que les croyants doivent réaliser de bonnes œuvres20, « et les bonnes œuvres ne sont pas celles qu’on s’imagine soi-même, dans une bonne intention, ni celles que l’on fait pour se conformer à des prescriptions humaines, mais celles que Dieu lui-même a prescrites dans sa Parole21 ». On peut employer les mots « il est nécessaire, on doit, il faut » aussi pour les régénérés. Cependant « on ne doit pas entendre [par-là] une contrainte, mais le devoir de l’obéissance que les vrais croyants, dans la mesure où ils sont régénérés, rendent non par contrainte, sous la pression de la Loi, mais par la libre volonté de l’esprit22 ». Cette libre volonté « ne doit pas être comprise comme signifiant qu’il dépend des caprices de l’homme régénéré de faire ou de ne pas faire le bien, selon son bon plaisir23 ». Mais « c’est uniquement l’Esprit de Dieu qui, par la foi, maintient en nous le salut. Les bonnes œuvres sont les attestations de sa présence et de son habitation en nous24 ». La Formule de Concorde a écarté l’idée que « la foi et le don de la justice sont inamissibles, qu’il n’y a ni péchés ni crimes, même commis volontairement et de propos délibéré, qui puissent nous les faire perdre25 ». Une autre proposition est écartée : « Il ne faut pas croire que ce ne soit qu’au commencement que la foi saisisse la justice et le salut et qu’ensuite elle transmette son office aux œuvres qui, dès lors, devraient conserver la foi ainsi que la justice et le salut qu’elle a saisis26 ». C’est pendant toute sa vie que le fidèle demeure tributaire du pardon de Dieu et du salut, qui peuvent seulement être reçus par la foi. D’autres sujets ont fait l’objet d’ardentes controverses intra-luthériennes après 154827. Il faut mentionner la querelle antinomiste qui concernait la question de la loi dans la vie chrétienne : avait-elle pour seule fonction de révéler le péché, ou aussi celle de guider le croyant ? Il y eut la querelle autour d’Osiander, qui défendait en particulier l’idée d’une déification de l’homme habité par le Christ. D’autres controverses ont porté sur la sainte cène et la christologie ainsi que la prédestination. Les débats intra-luthériens après l’Intérim ont porté sur des questions essentielles de la foi luthérienne. Luther, décédé en 1546, n’était plus là pour trancher. Mais, après des années de discussions, la Formule de Concorde a permis de trouver un accord qui, repris dans l’orthodoxie luthérienne, allait, pour l’essentiel, unir le luthéranisme pendant des siècles.

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Ibid., no 891-892, p. 429. Ibid., no 1006, p. 481. Ibid., no 893, p. 429. Id. Id. Ibid., no 1011, p. 484. Ibid., no 1012, p. 484. Voir à ce sujet B. Lohse, Dogma und Bekenntnis in der Reformation, op. cit., p. 117-121 et p. 125-138.

Élisabeth Parmentier

L’herméneutique biblique de Martin Luther À partir de l’histoire du fruit défendu, le sens du péché

Martin Luther a transformé l’herméneutique biblique à bien des aspects. L’aspect le plus évident est l’insistance sur le texte lui-même, libéré des appropriations de la théologie scolastique, et dans une certaine mesure aussi des pères. En deçà des interprétations allégoriques ou d’autres figures, le Réformateur veut ruminer le texte pour lui-même, dans son sens « littéral » (qui est pour lui le sens christologique), et pour le découvrir, il travaille avec les langues d’origine et les instruments de la grammaire et de l’histoire. Mais, et c’est là plus particulier : il considère le texte comme un interlocuteur qui finalement, le travaille, lui, qui l’interpelle, en tant que parole adressée par Dieu, porteuse d’une signification existentielle. Aussi est-il vital de mieux saisir comment le texte est le lieu fiable de la révélation de Dieu – et de quel Dieu il s’agit. L’aide sur ce chemin n’est pas tant la raison et l’intelligence, instruments tant prisés par la théologie scolastique, pour Luther certes importants mais précisément suspectés de ne pas être capables de confronter les êtres humains à leur réalité d’êtres pécheurs. L’Écriture est indispensable, aussi dans la matérialité du texte, pour faire face aux pécheurs et leur ouvrir le cœur, par la puissance de l’Esprit, pour que soit révélée, par la foi, aux lecteurs/trices la promesse de la vie en Christ, seul remède à leurs propres justifications de vie. Le critère fiable ne peut donc être que l’œuvre de Dieu en Christ, l’Évangile. Cet abrégé des renversements opérés par Martin Luther sera replacé dans une cohérence avec les circonstances de l’expérience réformatrice dans une première partie. Puis nous testerons ces éléments, dans une seconde partie, à travers le commentaire de la « chute » selon Gn 2-3. Ce commentaire du Réformateur arrivé au terme de sa vie est saisissant dans son langage, d’une fine analyse tant existentielle que théologique, et conserve une actualité préservée malgré le temps écoulé. Enfin, l’exemple choisi permet de faire justice à la thématique de la réception de cette herméneutique, puisque la notion luthérienne du péché, qui apparaît très clairement dans ce commentaire, a fait polémique dans le dialogue œcuménique avec l’Église catholique.

L’herméneutique biblique de Luther, relationnelle et dialectique Martin Luther est avant tout un spécialiste de l’étude biblique. Ce frère augustin fidèle au maître à penser de son ordre avait été excellemment formé à l’éthique et la métaphysique du philosophe Aristote et à la théologie scolastique (médiévale). En En 500 après Martin Luther, dir. par Stéphane-Marie Morgain, Turnhout, 2018 (BRHE, 104), p. 43-55 © FHG DOI 10.1484/M.BRHE-EB.5.116209

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tant que moine il était influencé par la mystique de saint Bernard, de Maître Eckhart et de Jean Tauler. Bien que se reconnaissant au bénéfice (ou dans l’opposition) de ces orientations, il les relativisa toutes jusqu’à ne vouloir reconnaître que l’autorité de l’Écriture. Son interprétation doit aussi être replacée sur l’arrière-plan historique d’une Église marquée par les efforts des fidèles de se « racheter », grâce aux Indulgences, des péchés commis. Celles-ci, depuis le xie siècle, payaient les peines imposées aux personnes qui, dans la confession individuelle au prêtre, avaient fait pénitence et reçu l’absolution. Elles avaient ensuite été élargies aux peines qui allaient attendre les fidèles (ou leurs familles déjà trépassées) au purgatoire. Luther était conscient des abus et des injustices engendrées par ce système, qu’il tenta, par ses fameuses 95 thèses, non de supprimer, mais de réformer. L’expérience : de la quête du réconfort spirituel au renversement de l’image de Dieu

L’on connaît les circonstances de l’expérience qui mena Martin Luther, moine découragé, à la découverte inversant l’image du Dieu qui exige justice en un juge qui offre sa justice1. Cette expérience, qui n’a pas pu être vraiment datée par les spécialistes, et dont le Réformateur a rédigé le récit un an avant sa mort, en 1545, vint précisément d’une difficulté d’interprétation biblique. Et l’on ne soulignera jamais assez qu’il ne s’agit pas là d’un hasard d’inspiration solitaire et simplement subjective, mais du résultat d’un travail incessant de rumination des textes bibliques. Luther avait passé son doctorat en 1512 et dès lors s’était concentré sur l’étude de la Bible. À partir de 1513, il donna des cours sur les Psaumes, en 1515 l’étude de l’épître aux Romains, en 1516 celle des Galates, et l’épître aux Hébreux en 1517, à partir du texte de la Vulgate, mais au regard du texte hébreu et de l’édition en grec du Nouveau Testament (à partir de 1516), alors que les biblistes de l’époque enseignaient les commentaires des théologiens. Sa lecture de l’apôtre Paul le menait à distinguer entre la Loi comme exigence de Dieu et l’Évangile comme bonne nouvelle du salut. C’est pourquoi il était pour lui hautement problématique de lire dans Rm 1,17 que l’apôtre affirme : « En lui (l’Évangile) est révélée la justice de Dieu » : « Car je n’ai pas honte de l’Évangile, c’est une puissance de Dieu pour le salut de quiconque croit, du Juif premièrement puis du Grec. En effet la justice de Dieu s’y révèle par la foi et pour la foi selon qu’il est écrit : le juste vivra par la foi » (v.16-17). Comment l’Évangile, « bonne nouvelle » pouvait-il révéler la justice de Dieu ? Le Dieu juste était pour l’Église médiévale le Dieu juge qu’il fallait craindre. Le jeune moine le haïssait (il emploie ce verbe) et se révoltait. C’est par la méditation incessante du verset incompréhensible, car contradictoire, qu’il vit sa conception de la justice de Dieu renversée, comme justice que Dieu offre. Ensuite le théologien vérifie dans les autres passages et voit

1 M. Luther, « Préface au premier volume de l’édition des écrits latins » (1545), in M. Lienhard et M. Arnold (dir.), Œuvres, t. II, Paris, Gallimard, 2017, p. 856 suiv.

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sa découverte confirmée. Il redécouvre aussi que saint Augustin l’avait déjà affirmé, et cette découverte de l’extériorité de la justice qui est offerte fonde une théologie entièrement comprise à travers ce don qu’est Jésus-Christ « pour nous » (pro nobis), destiné à prendre la place « en nous » (in nobis) et nous « en Christ » (in Christo), non dans l’immédiateté, mais par « la foi seule », grâce à l’action du Saint-Esprit. Par « l’Écriture seule » !

Or pour Luther, c’est « par l’Écriture seule » (sola scriptura) que l’accès à la révélation de Dieu est possible. L’on y retrouve le souci de Luther que la parole de Dieu révélée dans la Bible est extérieure aux spéculations humaines, qu’elle est à écouter et à recevoir comme venant de Dieu lui-même. D’où le soin qu’il mettra à faire entendre le message biblique par tous ses contemporains. À une époque où la philosophie, la sagesse et la théologie étaient les guides, où la conviction de l’Église était que la raison et l’intelligence humaines sont capables de connaître la révélation de Dieu et d’agir en bonnes œuvres, Luther oppose (et on en verra la démonstration plus loin) que le péché empêche cette raison naturelle, concentrée sur elle-même et sur ses avantages, de connaître Dieu. L’Écriture proclame la Parole de Dieu indépendamment de la perception que l’Homme peut en avoir, mais elle demande à être reconnue comme telle. Le processus n’est d’ailleurs pas une intériorisation, puisque la personne est appelée non à scruter son intériorité, mais à s’accrocher à la parole et donc à la justice (externe) de Dieu. D’où l’accent sur la voie « par l’Écriture seule » : l’adjectif ne dit pas une solitude biblique, mais une radicalité d’autorité : c’est l’affirmation de la prééminence de l’autorité de la révélation de Dieu sur toutes les autres autorités. Ceci ne signifie pas qu’elle serait à interpréter sans l’Église, sans lien avec les confessions de foi, les prières, les cantiques ou la tradition des pères. L’image de Luther le Réformateur seul avec « sa » Bible ne correspond nullement à cette orientation. Il ne fut pas l’être « libre » qui se rebelle contre Rome à cause de ses idées personnelles, mais celui qui fut « captif » des textes. C’était l’Écriture qui l’avait convaincu, comme le montre la fin de son discours à Worms où il est sommé de se rétracter : Puisque Votre S[ainte] Majesté et Vos Seigneuries demandent une réponse simple, je vous la donnerai sans cornes ni dents. Voici : à moins qu’on ne me convainque [autrement] par des attestations de l’Écriture ou par d’évidentes raisons – car je n’ajoute foi ni au pape ni aux conciles seuls, puisqu’il est clair qu’ils se sont souvent trompés et qu’ils se sont contredits eux-mêmes –, je suis lié par les textes scripturaires que j’ai cités et ma conscience est captive des paroles de Dieu ; je ne puis ni ne veux me rétracter en rien, car il n’est ni sûr ni honnête d’agir contre sa propre conscience. Ich kann nicht anders, hie stehe ich, Gott helff mir (que Dieu me vienne en aide). Amen2.

2 M. Luther, « Discours à Worms », in M. Lienhard et M. Arnold (dir.), Œuvres I, Paris, Gallimard, 1999, p. 878 suiv.

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L’instance de discernement, instance objective, est l’Écriture qui sait faire comprendre la révélation de Dieu, à partir de la « clarté interne » qu’est la manière dont Jésus Christ manifeste Dieu et qui fait lumière dans les obscurités humaines. Mais ce n’est pas un processus enthousiaste où la révélation passerait de l’Esprit aux esprits humains, mais un passage par la matérialité de la lettre, d’où la nécessité d’un travail incessant sur le texte. Pour Luther, les croyant·e·s ont besoin de la parole externe pour s’y cramponner et y trouver le Christ. Se laisser travailler par l’Écriture, comment ?

La méthode de la théologie réformatrice correspond à ce type de compréhension biblique : son cœur n’est pas une réflexion générale sur la majesté et le pouvoir de Dieu, mais la quête de personnes en quête de salut, quête entreprise par Dieu lui-même en Jésus-Christ. Mais comment se laisser interpréter par la Bible ? Luther trace son itinéraire de chercheur dans un texte tardif en 1539, la Préface à son œuvre allemande, où il présente trois mouvements d’étude biblique qui lui furent inspirés par l’exemple du roi David, à qui il attribuait la rédaction du psaume 119 : Oratio, meditatio, tentatio (prière, méditation, épreuve). L’introduction est significative parce qu’il identifie ce parcours comme la manière adéquate de faire de la théologie : « Je veux te montrer une manière légitime d’étudier la théologie, car je m’y suis exercé. Si tu l’observes, tu deviendras assez instruit pour pouvoir faire toi-même (si cela était nécessaire) des livres tout aussi bons qu’en ont faits les Pères et les conciles3 ». Luther connaissait les affirmations de la mystique qui interprétait l’Écriture à travers trois étapes : Oratio, meditatio, et illuminatio (prière, méditation et illumination), notamment Bernard de Clairvaux qui définissait quatre pas : lectio, meditatio, oratio et illuminatio. La lecture de l’Écriture recherche la douceur de la vie de foi ; la méditation la trouve ; la prière la quémande et la contemplation la savoure. Luther reprit cette tradition de manière originale. Il ne commence pas par la lecture, mais par la prière. Oratio n’est pas la prière pieuse du croyant qui a confiance en sa raison et ses connaissances, mais le désespoir de celui qui fait face au scandale des affirmations de l’Écriture et qui implore l’aide de l’Esprit : Il (David) veut encore recourir à l’aide du véritable maître de l’Écriture en personne, afin de ne pas tomber dans le panneau avec sa raison et de ne pas devenir son propre maître. Car de telles pratiques engendrent des esprits sectaires qui nourrissent l’illusion que l’Écriture leur est assujettie et qu’ils peuvent la comprendre aisément par leur raison, comme s’il s’agissait des fables de Markolf ou d’Ésope, pour lesquelles il n’est besoin d’aucun Esprit saint ni de prière4.

3 M. Luther, « Préface à l’édition des écrits allemands à Wittenberg » (1539), in M. Lienhard et M. Arnold (dir.), Œuvres, t. II, Paris, Gallimard, 2017, p. 841 suiv. 4 Ibid., p. 844.

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Meditatio n’est pas méditer de manière spiritualisante, mais être « occupé » par la parole de Dieu : (Tu dois) constamment triturer et remuer le discours oral et le mot littéral dans le livre ; le lire et le relire, avec une attention zélée et non seulement dans ton cœur, mais aussi à voix haute, pour percevoir ce que l’Esprit saint veut dire par là. Et garde-toi de ne pas être repu ou de penser que tu en as fait assez en l’ayant lu, écouté et prononcé une ou deux fois, et que tu as tout compris5. Surtout, chez Luther l’étape classique de l’aboutissement en illuminatio est remplacée par la tentatio (Anfechtung) : l’épreuve. C’est son garde-fou contre les fantaisies humaines : le sens pressenti tient-il dans la réalité difficile du monde ? La tentatio, la « tribulation », est la pierre de touche qui t’enseigne non seulement à savoir et à comprendre, mais encore à expérimenter combien juste, combien vraie, combien douce, combien aimante, combien puissante et réconfortante est la Parole de Dieu, sagesse au-dessus de toute sagesse6. Il ajoute que lui-même est reconnaissant pour les épreuves subies (notamment les attaques « papistes »), parce qu’elles lui ont enseigné à ne s’attacher qu’à la parole de Dieu. Car c’est elle qui suscite et construit la foi. Le texte biblique ne donne pas quelque chose à faire, mais il fait sa voie dans la « conscience » (nous dirions aujourd’hui : dans le cœur) pour transformer les fidèles. Jésus-Christ est don et n’est exemple qu’en second lieu

Affirmer la centralité de l’Écriture ne dit encore rien de son interprétation. Pour Luther, cette clé est clairement christocentrique. Dans la Brève instruction sur ce qu’on doit chercher dans les évangiles et ce qu’il faut en attendre, Luther donne pour clé de l’interprétation l’Évangile (au singulier) : la bonne nouvelle, ce qui manifeste le Christ comme don7. L’Évangile est défini comme des « promesses divines », ce que Dieu apporte (et non ce qu’il exige), et grâce à cet amour, des fruits naissent naturellement. Jésus-Christ est donc le don et non en premier lieu l’exemple à suivre : Ne fais pas du Christ un Moïse, comme s’il ne faisait rien d’autre que d’enseigner et donner des exemples ainsi que le font les autres saints, comme si l’évangile était un livre de doctrines et de lois […]. Car par ces exemples, le Christ ne t’est pas plus utile qu’un autre saint […]. L’essentiel et le fondement de l’Évangile, c’est qu’avant de le prendre comme exemple tu acceptes et reconnaisses le Christ comme un don et un cadeau qui t’est donné par Dieu et qui t’appartient en propre8.

5 Ibid., p. 844. 6 Ibid., p. 845. 7 M. Luther, « Brève instruction sur ce qu’on doit chercher dans les évangiles et ce qu’il faut en attendre », (1521-1522), in Œuvres, t. I, op. cit, p. 1037 suiv. 8 Ibid., p. 1039.

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L’exemple arrive en second, et de plus, non comme modèle à imiter, mais comme une conformation à la vie en Christ. Cette distinction entre le don et l’exemple, le Christ sacramentum et le Christ exemplum est inspirée à Luther par saint Augustin. Mais l’originalité de l’approche est que tout texte peut devenir Évangile si l’on y découvre le salut offert par Dieu. Même l’Ancien Testament manifeste déjà le Christ, mais « enveloppé de langes ». Et tout texte peut aussi devenir Loi, si l’on y découvre ses propres manquements et sa condamnation. Ce n’est donc pas le principe christocentrique qui est nouveau, mais la manière de le mettre en œuvre. La Loi se contente d’éclairer les croyant·e·s sur la réalité de leur péché, mais ne peut pas les sauver. Car le péché n’est pas une entorse morale, mais un péché « fondamental », car il est l’éloignement et la séparation de Dieu. C’est ce que nous allons lire dans le texte-test retenu pour l’enjeu du péché : la chute de l’homme et de la femme.

Une mise en œuvre : où commence la tentation d’Ève ? Entre 1535 et 1545, dans les dernières années de sa vie, Martin Luther donna un cours sur la Genèse, dont nous bénéficions grâce à des notes prises par ses étudiants. Nous reprenons ici quelques éléments particulièrement instructifs pour identifier les aspects majeurs de son herméneutique biblique, de son anthropologie ainsi que l’espérance christologique9. L’homme et la femme sont clairement une « bonne création », puisqu’au sixième jour de la création, ils sont (tous deux !) à l’image de Dieu, leur volonté est encore « bonne et saine », c’est-à-dire conforme à la parole de Dieu, ainsi que leur raison et leur intelligence, en plus de la noblesse du corps. Mais c’est dire tout ce qu’ils vont perdre ! Pourquoi Dieu a-t-il permis à Satan (car ce n’est pas un simple serpent qui est à l’œuvre ici) de tenter le couple ? Luther ne veut pas s’appesantir sur cette spéculation, il se contente d’affirmer que Dieu n’épargne pas l’épreuve à l’Église et aux croyants, pour qu’ils apprennent à faire usage des dons que Dieu leur confie10. Mais de quelle tentation (et donc de quel péché) pouvait-il s’agir ? Là bat le cœur de l’interprétation luthérienne : le péché n’est pas déterminé par l’action de consommer le fruit, mais une perversion bien plus redoutable que de désobéir. Il s’agit de la perversion totale de l’image de Dieu : Satan cherche à montrer que l’intention de Dieu (et sa parole, qui est « Évangile ») pour les humains n’est pas bonne. Il les convainc ainsi de se détourner de sa (bonne) parole. Adam et Ève en viennent alors à douter de Dieu, à le croire coupable de leur mentir, et à le fuir ! Et l’astuce de Satan est excellente, puisque pour pervertir la parole de Dieu, il développe une autre parole, pas frontalement opposée, mais qui s’avance insidieusement

9 M. Luther, « Commentaire du livre de la Genèse » (1543), in Positions luthériennes (éd.), Œuvres, t. XVII, Genève, Labor et Fides, 1977, p. 100-200. 10 Ibid., p. 136.

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jusqu’à détruire la confiance originelle. La tentation ne sera donc pas de convoiter et de manger, mais de prêter l’oreille à une parole mensongère sur Dieu : La tentation par laquelle Satan vise la Parole et les œuvres de Dieu est de loin la plus grave et la plus dangereuse. C’est la propre tentation de l’Église et des saints. C’est ainsi que Satan s’en prend à Adam et à Ève. Il leur arrache la Parole, et après qu’ils l’ont perdue, et avec elle, la confiance en Dieu, il veut qu’ils croient au mensonge […]. Cette tentation récapitule toutes les autres ; elle entraîne avec elle la ruine et la violation de tout le Décalogue11. Satan est rusé, et Luther montre en détail et avec grande finesse comment il s’y prend pour faire passer Dieu pour menteur. Il « commence par imiter Dieu » ; il se sert de la parole aussi, pour amener les humains à mettre en doute le bon vouloir du Créateur à leur égard. C’est le péril des croyant·e·s : qu’ils/elles viennent à douter du salut que Dieu leur apporte en Christ et ne regardent qu’à la mort. Subtil est le procédé du menteur, car comme dans le récit de la tentation de Jésus, il n’y va pas grossièrement, mais à la manière de Dieu : « Si Satan invitait à tuer, à forniquer, à résister aux parents, chacun verrait qu’il conseille des actes que le Seigneur défend. On se garderait donc sans peine de ses tentatives ». Mais il répète les paroles de Dieu. Et comme il se réclame de la parole de Dieu, « il y faut un jugement spirituel pénétrant, qui fasse la différence entre le Dieu véritable et le dieu nouveau12 ». De là vient la conviction du Réformateur qu’il n’est pas facile de distinguer entre Dieu et diable. Celui-ci est l’esprit du mensonge, un être déchu alors qu’il était l’ami de Dieu, « créature de Dieu, lui aussi, mais Dieu ne l’a pas créé mauvais13 », mais il s’est refusé à la vérité et il instille cette perversion aux humains à l’aide de ce pauvre serpent qui était pourtant un animal « gracieux et aimable ». Luther examine ainsi avec soin le dialogue entre le serpent et la femme, en particulier la première question. Il commente le choix grammatical de l’hébreu Aph Ki que la Vulgate traduit par « pourquoi ». Bien plus qu’une question qui appelle explication, Luther voudrait voir là l’accent mis sur Elohim : « Dieu a-t-il dit : vous ne mangerez pas de n’importe quel arbre du jardin ? » En fait, Satan ne se soucie pas de savoir pour quelle raison Dieu a dit cela. Ève doit se persuader que Dieu n’a rien dit du tout. Satan veut ainsi lui ravir la Parole14. C’est pourquoi il introduit un interdit généralisé dans l’ordre de Dieu, qui pourtant n’avait interdit qu’un seul arbre. D’après Luther, cette parole veut jouer sur le fait que Dieu avait tout donné au couple originel, donc il ne peut pas y avoir d’interdit et il est donc permis de manger : C’est donc une double tentation qui est imposée, mais Satan ne poursuit qu’une seule fin. Voici la première de ces tentations : Dieu n’a pas dit ce que vous croyez, 11 12 13 14

Ibid., p. 137. Ibid., p. 139 Ibid., p. 141. Ibid., p. 142.

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il est donc permis de manger du fruit de cet arbre. Et voici la seconde : Dieu vous a donné toutes choses ; vous possédez donc tout cela et il n’est pas vrai que cet arbre soit excepté. L’une et l’autre tendent à détourner Ève de la Parole et de la foi15. Or l’interdit unique exigeait l’exercice de la foi, pour le bien du couple : il fallait qu’ils apprennent à faire confiance à Dieu et à bien croire que cet arbre n’était pas pour leur salut … car « l’intelligence d’Adam n’allait pas jusque-là ; il fallait croire16 ». La pauvre Ève aurait dû refuser de discuter et s’en tenir au seul commandement. Elle répond d’abord plutôt bien, en faisant la différence entre tous les arbres et l’arbre au fruit interdit. Mais lorsqu’elle en vient à la peine, sa fermeté l’abandonne. Car elle ne mentionne pas cette peine telle que le seigneur l’avait annoncée. Il avait dit, sans ambages : « Le jour même où tu en mangeras, tu mourras ! » De cette déclaration nette, elle fait une variation qui ne l’est pas : « De peur que nous ne venions peut-être à mourir »17. Ainsi, conclut Luther, elle avait déjà, avant même de cueillir le fruit, perdu la Parole que Dieu avait dite à Adam. Or garder ferme cette Parole est la seule attitude face au tentateur. Le tentateur s’engouffre dans cette brèche et répond avec assurance « vous ne mourrez pas », et ainsi il entraîne Ève à « mépriser Dieu, à nier sa Parole et à croire au père des mensonges18 ». Luther en profite d’ailleurs, dans divers passages, pour étendre ces déviances à l’Église ou à certains représentants de la philosophie. Ici il compare aux sacramentaires qui doutent de la parole du Christ « ceci est mon corps » et recherchent des explications, ainsi qu’à Arius qui nie la divinité de Jésus pourtant affirmée dans l’évangile selon Jean19. Mais de manière très intéressante, l’interprétation du Réformateur quant à cette réponse du serpent : « Vous ne mourrez pas. Dieu sait que vos yeux s’ouvriront », comporte encore un autre aspect. Certains, précise-t-il, pensent que c’est le moyen de mener Ève à détester ce Dieu qui ne leur accorde pas ce privilège. Mais pour Luther, le tentateur fait au contraire l’éloge de Dieu, en laissant croire qu’il sera heureux de voir que les humains sont pareils à des dieux. C’est beaucoup plus subtil, car ainsi Satan ajoute à la convoitise du fruit la conviction que Dieu accepterait tout de bonne grâce. C’est ainsi aussi qu’il peut expliquer pourquoi Ève, qui a déjà péché contre la parole de Dieu et contre la foi, n’en ressent pas les effets délétères : Satan « remplit le cœur de sécurité, tellement que non seulement l’homme ne voit pas qu’il a péché, mais qu’au beau milieu de ses péchés il est tout content et joyeux20 ». La spécificité de l’interprétation de Luther apparaît ici : la femme a déjà succombé au péché bien avant même de s’intéresser au fruit défendu. « Si Ève ne s’était pas

15 16 17 18 19 20

Ibid., p. 143. Id. Ibid., p. 147. Ibid., p. 144. Ibid., p. 145. Ibid., p. 147.

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écartée de la Parole, elle n’eût pas regardé le fruit, au point de le désirer, sans être consciente de commettre une abomination. Et voilà maintenant que le péché tressaille voluptueusement en son esprit21 ». Ce n’est qu’une fois la désobéissance consommée que leurs yeux s’ouvrent, et qu’ils voient qu’ils sont nus, ce qui convient à Satan, puisque s’ajoute à leur péché le désespoir22, et pourrait-on ajouter, la peur de Dieu. La conscience de la nudité manifeste la perte de la justice originelle. Ici Luther polémique avec passion contre les scolastiques qui voient dans cette justice un « ornement surajouté » à la nature humaine, si bien que sa perte n’entamerait pas les vertus naturelles. Or pour lui, s’il s’agit d’un élément ajouté, le péché ne se situe-t-il pas aussi en dehors de la nature humaine, et dans ce cas, le rédempteur était-il nécessaire23 ? Il fuit l’appel de Dieu. La « nature pécheresse », au lieu de revenir à Dieu, le fuit (Gn 3, 8). La fin de la démonstration de Luther est également significative et fait appel à sa compréhension du rôle respectif de la Loi et de l’Évangile. Dieu prend longuement la parole pour indiquer à chaque protagoniste une promesse et une menace, mais sans ordonner quelque chose à faire (une loi) ! Ceci montre, selon Luther, que la Loi ne pourrait pas guérir la nature corrompue par le péché, il faut une promesse : la promesse de la venue du Christ, annoncé comme celui qui écrasera le serpent. La promesse est accompagnée d’une menace pour contenir la convoitise24. Donc à la place de la Loi, Dieu promet l’Évangile. Adam et Ève se voient non pas rejetés mais « voués à la lutte avec l’ennemi25 ». Et « par la foi, le chrétien est fait vainqueur du péché, de la loi et de la mort, tellement que les portes même de l’enfer ne pourront lui résister26 ». Luther, dans toutes les discussions, rejette le sens allégorique, et voit dans le sens « historique » l’arbre de vie représentant le Christ. Le chérubin qui le garde ne laisse passer que la personne qui reconnaît son péché et croit en Christ. Depuis la chute, puisque l’humanité ne sait plus comprendre Dieu, ni sa grâce, ni sa justice, il faut la foi qui s’attache sans faillir au Christ.

Une réception sujette à polémique Quelle conception du péché apparaît dans ce commentaire de Luther à propos de Genèse 2-3 ?

21 22 23 24 25 26

Id. Ibid., p. 151. Ibid., p. 152. Ibid., p. 164. Ibid., p. 169. Id.

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L’Évangile dévoyé en méfiance de Dieu

La parole de Dieu qui est promesse et « Évangile », pervertie par la parole du serpent, suscite méfiance et incroyance. La nudité originelle représente pour Luther cette confiance bienheureuse abritée en Dieu qui a été perdue dans cette méfiance. Ainsi la perte la plus grave de l’être humain, pourtant créé bon, est la perte de la volonté conforme à celle de Dieu : « Il a perdu cette volonté ; il a également perdu l’intelligence incomparablement belle et limpide qui était la sienne et il est devenu un esprit effrayant et rempli de rage envers son Créateur. N’est-ce pas la pire des corruptions que l’ami de Dieu devienne son ennemi le plus acharné et le plus obstiné27 ? » On comprend que ceci entraîne aussi l’incapacité de la raison qui, contrairement à l’avis d’Aristote, ne recherche pas le meilleur – sauf pour les travaux humains. Dans la relation à Dieu, la raison est bien plutôt « très hostile à Dieu28 ». C’est pourquoi d’ailleurs la Loi ne permet pas de résoudre la situation, mais elle sert à se rendre compte du péché. C’est ainsi que Luther comprend l’affirmation de Rm 7, 9 : « Autrefois je vivais sans loi » : l’Apôtre ne rejetait pas la Loi, mais gardait bonne conscience. Mais la Loi permet que les yeux s’ouvrent et que se manifeste la profondeur de la perte de la confiance en Dieu. Nous avons vu comment le péché s’actualise en deux temps : la perversion de la parole de Dieu qui éloigne Ève de la confiance en la bonté du Créateur, puis le désir du fruit. Luther parle bien de péché et de « mort au regard de Dieu » d’Ève, avant l’action de prendre le fruit, si bien que cette convoitise est l’expression d’un péché plus fondamental : « Cette délectation et cette convoitise qui la pousse à manger le fruit sont comme une maladie née du péché, suivie de la mort, bien que pour l’instant, en péchant, Ève n’en ressente pas l’atteinte […]. On voit bien comment le péché gagne peu à peu tous les sens29 ». C’est ainsi que fait le diable dans toutes ses tentations : plus l’homme s’éloigne de la Parole, plus il se croit savant et sage30. Luther ne définit donc plus le péché seulement par l’action qui succombe : Le lecteur attentif voit bien que la cause de tout ce mal n’est pas une morsure dans un fruit. La cause est le péché qu’Ève commet à l’encontre de l’une et de l’autre Table, contre Dieu lui-même et sa Parole31. Ceci manifeste un « péché péchant au-delà de toute mesure » : « L’homme commence par tomber de la foi dans l’incrédulité et dans la désobéissance. L’incrédulité est suivie de la peur, de la haine et de la fuite de Dieu qui amènent avec elles le désespoir et l’impénitence32 ». Finalement l’humain accuse Dieu plutôt que soi-même, comme 27 28 29 30 31 32

Ibid., p. 134. Ibid., p. 135. Ibid., p. 147. Ibid., p. 148. Ibid., p. 149. Ibid., p. 155.

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le fait Adam, qui rejette la faute sur la femme que Dieu lui a donnée ! Et la femme à son tour rejette sur le serpent. « À ce dernier degré du péché, l’homme outrage Dieu et fait de lui l’auteur du péché33 ». Le remède est unique, et il est double : la foi comme retour à Dieu et le salut comme don du Christ. Comme la racine de l’incrédulité est le détournement de la Parole de Dieu, c’est la foi qui permet de s’y attacher à nouveau. Et face à la « grandeur infinie » du péché, il faut une « justice infinie » qui est celle du Fils de Dieu. Une réception difficile pour le dialogue œcuménique avec l’Église catholique

Un exemple de réception polémique de l’herméneutique biblique de Luther est celui de ce concept de péché qui n’est plus un péché d’action comme dans la tradition médiévale, mais un péché fondamental. Cette conception fut mise à l’épreuve dans les étapes préparatoires de la Déclaration commune concernant la doctrine de la justification, seule déclaration d’accord acceptée et signée par l’Église catholique et les Églises de la Fédération luthérienne mondiale, en 1999 à Augsbourg34. La divergence de conception du péché faillit mettre en échec ce fruit de longs dialogues nationaux et internationaux. La méthode suivie fut une relecture critique des polémiques du passé, avec la recherche d’un « consensus différencié ». Précisons ce qualificatif qui donne lieu à divers malentendus. Il ne s’agit pas de différencier entre des éléments d’importance différente, mais de formuler un consensus sur un fondement de foi partagée qui soit suffisamment solide pour porter des différences, et qui ne cherche pas à les surmonter – sauf là où elles sont séparatrices. Ce document manifeste comment le « consensus différencié » établit en fait trois niveaux de différences. Un premier niveau différencie les « vérités fondamentales » de foi de leurs expressions et formulations historiques et culturelles. Un second niveau, entre-temps classique en méthode œcuménique, distingue entre les différences « légitimes » ou « séparatrices ». Le troisième niveau concerne la différence du poids de chaque élément dans les systèmes ecclésiologiques respectifs. Le niveau des vérités fondamentales s’expose là où catholiques et luthériens affirment ce qu’ils « confessent ensemble » et à l’aide d’une formulation commune. Ces passages exposent les affirmations centrales de leur foi, ce qui les fonde ensemble. Puis dans un second temps, les Églises respectives précisent les différences qui leur sont propres, mais ne sont pas pour autant séparatrices, dans des paragraphes particuliers à chaque tradition. Le centre du document analyse plus en détail le deuxième niveau, les sept points litigieux à l’époque de la Réforme, et leur résolution, en précisant les différences par des affirmations propres à chaque tradition. Les Églises en arrivent au constat d’une pleine reconnaissance mutuelle de leurs affirmations réciproques avec des différences d’accent, qui ne s’avèrent plus sépara-

33 Ibid., p. 161. 34 Église catholique et Fédération luthérienne mondiale, La doctrine de la justification. Déclaration commune, Paris – Genève, Bayard-Centurion – Fleurus-Mame – Cerf – Labor et Fides, 1999.

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trices, ce qui permet de déclarer obsolètes les anciennes condamnations réciproques portant sur la justification (dans la Confession d’Augsbourg et au Concile de Trente) et de signer cette Déclaration. Le Conseil méthodiste mondial s’est associé à cette signature en 2005, et la Communion réformée mondiale a signé en 201735. Le dialogue se poursuit, car le but reste « d’atteindre la pleine communion ecclésiale, une unité dans la diversité où les différences qui demeurent seraient “réconciliées” » (§ 3). Mais une discussion manqua de faire échouer le processus : comment comprendre l’affirmation, si centrale pour la foi luthérienne, que l’être humain « justifié » par le salut en Jésus-Christ, et donc bénéficiaire de la foi (et de ses fruits), demeure pécheur ? Plus encore, que cet être est « à la fois justifié, à la fois pécheur » (simul peccator, simul justus), et entièrement pécheur et entièrement justifié ? Cette discussion a montré une compréhension différente de la notion même de péché, qui n’étonnera pas les lecteurs/trices du commentaire de la Genèse de Luther. Alors que pour la théologie catholique, le péché est lié à un acte volontaire de la personne, pour la théologie luthérienne, le péché, comme on l’a vu, en tant que « concupiscence », est toujours actif, parce qu’il est compris dans une perspective relationnelle. Il s’agit de la conception de l’être humain et de sa raison qui demeurent dans l’emprise d’autres « dieux » en qui mettre sa confiance. Donc il s’agit d’une orientation fondamentale de la personne qui n’appartient pas vraiment à la souveraineté de Dieu, parce qu’elle n’arrive pas à faire totalement confiance à la parole de Dieu dans l’Écriture. Si la théologie luthérienne affirme que le croyant est « à la fois juste et pécheur », elle affirme qu’il est totalement juste en étant au bénéfice du pardon de Dieu par la justice du Christ acceptée par la foi. Mais « face à lui-même cependant, il reconnaît par la foi qu’il demeure aussi totalement pécheur, que le péché habite encore en lui » (§ 29, explication luthérienne). Mais quel péché s’il n’a rien fait de mal ? Nous l’avons compris grâce à la lecture du stratagème du serpent. La Déclaration commune l’explique ainsi : il « n’aime pas Dieu avec cet amour sans partage que Dieu, son créateur, exige de lui ». Aussi : « cette aversion envers Dieu est en tant que telle véritablement péché », même si son pouvoir est « brisé » et que « le péché n’est plus péché dominant », car dominé par le Christ. C’est ce qui explique, dans ce qui est affirmé en commun, que les deux traditions s’accordent pour affirmer qu’il s’agit d’un combat quotidien contre la « convoitise égoïste du vieil homme qui provoque l’aversion envers Dieu », combat de la conversion et de la repentance (§ 28, affirmation commune). Néanmoins, l’affirmation « à la fois pécheur et justifié », qui a été condamnée au Concile de Trente, demeure en théorie encore sous ce chef d’accusation d’hérésie, ce qui mit en péril toute la Déclaration dans la version reçue par les Églises en 1998. En 1999 l’ajout d’une « Annexe » encouragée par le Cardinal Joseph Ratzinger, alors Préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, permit de la sauver. Cette Annexe constitue un commentaire destiné à relier les deux orientations en montrant l’anthropologie qui les motive. Dans le § 2 B de cette Annexe, l’on

35 Pour tous les détails du processus, cf. A. Birmele, La communion ecclésiale. Progrès œcuméniques et enjeux méthodologiques, Paris, Cerf, 2000 (Cogitatio fidei 218), p. 101-189.

l’h e r m é n e u t i q u e b i bli q u e d e mart i n lu t he r

rappelle que les deux traditions connaissent l’affirmation de la « concupiscence » (comme « désir égoïste de l’être humain »), que les luthériens « nomment péché » et qui pour les catholiques « est une tendance […] venant du péché et poussant au péché ». Ainsi, « malgré les différences qui apparaissent ici, on peut reconnaître dans la perspective luthérienne que le désir peut devenir l’ouverture par laquelle le péché attaque » (§ 2 B). Cette différence demeure donc, mais n’est plus considérée comme séparatrice. Les textes bibliques de l’argumentation dans ces documents sont Rm 5-7, mais l’on retrouve tout à fait l’orientation du commentaire de la Genèse. L’Ève catholique a encore la chance d’échapper au péché si elle résiste à l’attrait du fruit et se contente d’être tentée, car les mensonges du serpent-Satan se trouveraient désamorcés par sa résistance à l’attrait. L’Ève luthérienne, par contre, n’a pas même besoin de succomber à la désobéissance et de s’emparer du fruit pour être dans le péché, puisque l’attrait pour la voix du mensonge est pire et que l’attrait du fruit n’en est que l’expression.

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Grégory Woimbée

Interprétation de la liberté de conscience La guerre des paysans (1525)

L’épisode connu sous le nom de Guerre des Paysans eut lieu en 1525, sept ans après la publication des quatre-vingt-quinze thèses de Luther. Des paysans majoritairement, par milliers, se soulèvent dans le sud-ouest de l’Allemagne, inspirés par Luther, du moins le pensent-ils, mais dénoncés durement par lui dans la foulée. Si Luther, dans un premier temps, comprend les motifs de la révolte, il condamne la révolte elle-même et le détournement de sa réforme par l’un de ses principaux chefs, Münzer. La position d’Ernst Bloch, conforme à sa volonté non seulement de réhabiliter Thomas Münzer, mais aussi de restituer l’épaisseur singulière de l’homme et de sa destinée aux yeux de l’histoire et de la postérité, autrement dit d’en faire un précurseur plus que l’homme dont les thèses fêtent cette année leur cinquième centenaire, est sans appel dans son jugement sur Martin Luther : Si la foi de Luther s’attaque avec tant de violence à l’Église, s’il se fait fort d’avoir, non seulement comme Jean Hus, éliminé de simples abus, mais bien « mordu le pape en plein cœur », au cœur de sa propre justice, de ce pouvoir des clefs qui lui permet d’ouvrir les portes du Paradis, c’est simplement parce qu’il dénigre, parce qu’il nie la liberté humaine, sous toutes ses formes possibles. […] C’est donc pour des motifs aussi contraires que possible à l’Évangile que Luther est devenu antipapiste ; s’il entend abolir l’Église sacramentelle, c’est afin qu’au-dessus de cette Église, simple coopérative parlementaire et religieuse de sujets créés, puisse se dresser l’absolutisme de Dieu dans la pleine liberté d’un choix privé de tout fondement. L’écrasement de l’Église par Luther ne signifie aucune révolution venue de la base, mais bien un royaume étatique fondé d’en haut, une explosion de despotisme divin qui réduit à néant toute participation de l’humanité à l’exercice du pouvoir, toute synergie1. La charge, brutale, ne manque pas d’intérêt dans la mesure où elle pose la question de la fidélité du Réformateur de Wittenberg à lui-même sur un point essentiel de sa révolution doctrinale en raison de ses implications socio-historiques, celui de la liberté humaine, dans la mesure où Münzer n’a jamais prétendu qu’y être, a contrario du maître, le plus fidèle possible.

1 E. Bloch, Thomas Münzer, théologien de la révolution, Paris, Les Prairies Ordinaires, 2012, p. 212. En 500 après Martin Luther, dir. par Stéphane-Marie Morgain, Turnhout, 2018 (BRHE, 104), p. 57-77 © FHG DOI 10.1484/M.BRHE-EB.5.116210

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Deux prêtres catholiques et deux visions vont se croiser puis se séparer dans un monde en profond changement. D’un côté, le réformateur, distancié, universitaire, homme qui, d’un même propos, parvient à rassurer les grands et faire espérer les petits ; de l’autre, le révolutionnaire2, les mains dans le cambouis, homme qui confond Ciel et Terre, qui veut imposer le règne immédiat de Dieu et de ses porte-paroles ici-bas, qui veut que la liberté acquise par le Christ soit complète, en légitimant les revendications sociales et politiques et en imposant l’amour fraternel par la rébellion armée. Il ne pourra s’agir ici de parler en historien et de trancher le débat des multiples positions historiographiques sur le sujet, ni même de rendre la trame des événements selon les recherches les plus récentes et les plus abouties3, encore moins de parler en moraliste et de distinguer le bon du méchant devant le tribunal de l’histoire ou des élégances. Il s’agira plutôt de parler en théologien et d’identifier le point de rupture doctrinale entre Luther et ceux qu’il a inspirés puis condamnés, voyant en eux, non pas tant des menaces pour l’ordre social – il n’était pas chargé de le défendre et Dieu seul à ses yeux faisait et défaisait l’histoire et les princes – que pour l’ordre religieux qu’il cherchait à établir ou à rétablir sur le roc d’une doctrine et de principes qu’il jugeait immuables. Luther est certainement un Apôtre du changement, mais pas « des » changements, et ceux qu’il finit par appeler « bandits » étaient presque plus difficiles à haïr que l’Antéchrist de Rome, parce que leur combat faisait voler en éclats son propre idéal du paysan, et avec lui le mythe d’un christianisme réformé populaire. Il était plus facile de refuser le christianisme millénaire et romain d’une élite cléricale, de condamner ses abus et la sophistication intellectuelle de ses accommodements mondains que d’abandonner des enfants de Dieu que l’oppression du système postféodal avait rendus incontrôlables, et que la prédication chrétienne conduisait aux pires accès de violence. Luther était pris au piège d’une situation concrète qui semblait le condamner à trahir les petits pour convaincre les grands. Car les derniers avancent en calculant tandis que les premiers le font en espérant. La brutalité des derniers rassure parce qu’elle se revendique d’une légitimité initiale et du nécessaire maintien de l’ordre ou du retour à l’ordre, tandis que celle des premiers inquiète, adossée à la subversion et au désordre. Comment ne pas trahir ceux qui ont cru en vous pour de mauvaises raisons, ceux auxquels vous n’avez jamais promis qu’ils iraient mieux en ce monde ? Comment le faire lorsque vous ne quittez pas la chaire et qu’ils sont dans la rue ?



2 C’est ainsi que l’historiographie révolutionnaire le voit, comme un précurseur. « Par bien des traits, la pensée de Münzer ne dépare pas la modernité du projet révolutionnaire. Le tribun ne se contente pas de réclamer l’alliance des villes et des campagnes, il s’adresse à la terre entière et fonde sur une internationale du genre humain l’espoir de mettre fin au règne de l’exploitation et du mépris de l’homme » (Préface de R. Vaneigem in M. Pianzola, Thomas Munzer ou la guerre des paysans, Éditions Héros-Limite, 2015, p. 12). 3 Cf. N. Blough, Les révoltés de l’Évangile. Balthasar Hubmaier et les origines de l’anabaptisme, Paris, Cerf, 2017, 4. La Réforme dans le contexte paysan, p. 55-82 ; H. Schilling, Martin Luther. Bibliographie, Paris, Salvator, 20142. Contre Münzer et les bandes meurtrières des paysans, p. 315-339.

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Nous étudierons, dans un premier temps, la condamnation par Luther du mouvement paysan, puis, dans un deuxième temps, les fondements théologiques de cette condamnation, enfin, dans un troisième temps, la conception du gouvernement et de l’obéissance au gouvernement qui en découlent.

Condamnation du mouvement et de sa justification biblique En appeler au droit de Dieu

Aux tournants des xive et xve siècles, en Allemagne, les paysans sont les grands perdants de l’histoire qui se fait et des mutations qui, enrichissant beaucoup d’autres, les réduisent à une forme d’esclavage socio-économique4. Le retour à l’Évangile est davantage pour eux qu’une découverte spirituelle, c’est l’espérance qui envahit ceux qui souffrent le plus. Le boom de la demande en ressources alimentaires se fait au bénéfice quasi exclusif de ceux qui disposent d’un droit de commerce et fait la fortune des intermédiaires qui contrôlent les marchés. La croissance aboutit à l’enrichissement du banquier et du commerçant, mais pas du paysan. Seuls quelques paysans libres comme en Frise ou en Prusse peuvent vendre leurs productions directement et s’enrichir. Ceux qui vont de mieux en mieux côtoient ceux qui vont de mal en pis. Les gros propriétaires peuvent résister, non pas les petits. Les terres à partage héréditaires deviennent rapidement, dans ce contexte, des lopins non viables, démembrés, spécialement dans l’Allemagne du Sud-ouest, la Franconie, la Hesse, jusqu’en Thuringe, territoires qui forment un terreau propice à la révolte. Noblesse, bourgeoisie, monastères, abbayes sont autant de pouvoirs qui mettent à bout l’homme de la terre. L’anticléricalisme, répandu depuis la fin du Moyen Âge, sert de socle culturel à la nouvelle théologie du maître de Wittenberg et se lève un grand espoir, décuplé chez les paysans par le désespoir d’une condition objective d’esclaves. Les paysans n’ont rien à perdre en ce monde et c’est pourquoi ils sont prompts à s’en imaginer un autre. Puisque le présent se fait sans eux, et surtout contre eux, leur reste la possibilité d’un futur, du moins le croient-ils Bible aux oreilles et à la main. Puisque la pression fiscale fait d’eux non seulement des travailleurs forcés, mais encore des affamés et, finalement, les hommes les moins libres qui soient en ce monde, dans le monde d’après la révolte, avant toute chose, ils seront libres. Leur utopie naît sur les ruines fumantes du temps présent et sur les derniers feux de la colère qu’il fait sourdre en eux. Cette espérance a la force physique de celui qui se jette à corps perdu dans la bataille, elle a la force spirituelle de l’Évangile qui se fait entendre dans leurs langue et mentalité depuis la chaire de vérité, sortant de la bouche de prêtres à la fois inspirés et enragés. Cet Évangile qui les touche, c’est leur seule chance, leur dernière chance. Et voici qu’un religieux, Luther – suivi par beaucoup d’autres, comme Münzer ou Hubmaier – sort du confort du cloître religieux et de l’immunité ecclésiastique, pour le leur chanter, et voici qu’on réactive sous leurs yeux 4 Cf. H. Schilling, Martin Luther, op.cit., p. 23-58 (1483 : Le monde chrétien en ébullition).

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le droit de Dieu et l’idéal d’une commune dont ils seraient les membres à part entière. Comment ne pas saisir le train d’une histoire qui semblait jusqu’alors leur échapper ? Adoptés le 10 mars 1525, le manifeste de Memmingen et ces Douze articles5, autant que les tribus d’Israël ou les Apôtres, profondément inspirés par l’indignation et le sursaut chrétien de Luther face à la Diète de Worms en 1521, ne sont pas la revendication de droits anciens que les temps nouveaux ont fait disparaître, mais celle d’un droit nouveau, imprescriptible, universel et fondé dans le Christ : l’appel que Dieu adresse à tout homme, le salut qu’il offre à celui qu’il a choisi pour porter le nom chrétien. Ils ne regardent plus le bon vieux temps perdu, ils ne sont pas nostalgiques, ils visent l’avenir, ils se sentent élus, ils se pensent prophètes, et libres d’une liberté qu’on ne trouve pas dans les chartes des villes ou des États, d’une liberté au singulier qu’on n’a le pouvoir ni de vous concéder ni de vous refuser, mais qu’il faut prendre, celle que Dieu vous a donnée, qui n’appartient qu’à lui et vous. Pour leur rédaction, le Curé de Memmingen, Christoph Schappeler, prêta son concours à Sebastian Lotzer, laïc, pelletier féru de théologie, pour rassembler des doléances se réclamant toutes du droit de Dieu, et non plus de concessions, de libertés anciennes ou de statuts antérieurs moins pénibles. Et de Dieu, rien n’est au-dessus de la Parole. La Guerre des paysans n’est donc pas une jacquerie de plus, l’ébullition ou l’explosion d’un ou plusieurs villages contre leurs seigneurs, elle se pense d’emblée comme un mouvement plus large, plus fondamental et national. Le principe communal ou corporatif était déjà apparu avec la Guerre des chevaliers. Il s’agissait de rendre aux villages l’autonomie perdue et les libérer de toute mainmise administrative et extérieure au profit d’une cogestion locale. C’est une forme d’autogestion économique et religieuse pour une communauté de quotidien et d’horizon surnaturel. La « commune chrétienne » revendique d’élire son pasteur, garantie qu’il résidera bien là et qu’il servira tout le monde quel que soit son statut. Payer la dîme oui, mais pour l’entretien du desservant effectif et les œuvres caritatives de la paroisse. Sur le plan politique et social, cette cogestion implique communalisation des biens privatisés indûment par les seigneurs auto-investis de droits de chasse et autres, exprimée par un droit d’usage : pour tous des terres communes et pour chacun selon ses besoins, sous la direction d’un pouvoir municipal élu par tous. Ce gouvernement populaire doit également assurer à cette communauté d’être une fraternité chrétienne, fondée sur et régulée par l’amour fraternel chrétien, lui seul permettant d’évaluer les redevances et prestations (ce qui doit naturellement aboutir à la suppression du cas mortuaire, la redevance à verser au propriétaire physique lors de la mort du chef de famille). Est ainsi scellée à Memmingen l’Union chrétienne des trois bandes de paysans de Souabe du sud. L’alliance, loin d’être réservée aux paysans, est ouverte à toutes les corporations, aux religieux et aux laïcs. Pour résoudre la crise ouverte entre l’Union et les seigneurs, on emprunte d’abord la voie arbitrale : l’archiduc Ferdinand d’Autriche, au nom de l’Empereur, et Luther forment une commission de responsables politiques et de théologiens proches de la réforme luthérienne pour statuer sur les revendications 5 Cf. M. Pianzola, Thomas Munzer, op.cit., p. 167-171.

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émises. Le jugement de Luther va donc jouer un rôle essentiel, d’autant plus que le réformateur a jusqu’ici idéalisé le paysan, le représentant comme l’homme pur, le vrai chrétien dans un monde corrompu par l’appât du gain. L’abus du nom de Dieu

Luther est en tournée d’inspection (13 avril-6 mai 1525) non loin de Weimar quand on lui présente les douze articles et la concorde chrétienne de l’assemblée de Memmingen et qu’on lui demande son arbitrage. Il s’exécute promptement dans son Exhortation à la paix à propos des Douze articles de la paysannerie allemande, publiée le 20 avril 1525 à Eisleben. Les heurts violents n’ont pas encore éclaté là où il se trouve et on n’y a pas encore eu vent des violences et pillages commis en Souabe du Sud. Dans son arbitrage, il s’adresse volontairement à tous, princes, seigneurs, paysans, évêques, moines et « curés enragés », pour montrer qu’il ne s’agit pas du seul problème des paysans et pour renvoyer chacun à ses responsabilités. Tout le monde doit, selon lui, reconnaître que les paysans ont quelques justes revendications. Il faut même prendre leur défense face à l’abominable injustice des autorités, même si cette abominable injustice ne justifie en aucune manière le recours à la violence : « Les chrétiens ne luttent pas pour eux-mêmes ni avec l’épée ni avec le fusil, mais avec la croix et la souffrance, de même que leur duc Christ ne porte pas d’épée, mais pend à la croix. » Le pouvoir séculier n’a pas été voulu par Dieu pour asservir ou opprimer les paysans, le gouvernement ne doit pas être un écrasement fiscal ou une forme d’esclavage. En ce sens, les princes qui suscitent de telles révoltes se sont déshonorés devant Dieu. Cependant, cela ne donne pas pour autant un droit de révolte. Plus encore, Dieu ne protège pas ceux qui se révoltent contre ceux qui ont pourtant abusé de l’autorité qu’ils exercent à travers eux. Deux ans auparavant, dans un contexte de troubles endémiques, au début de l’année 1523, l’Électeur de Saxe, Frédéric, avait demandé à Luther un mémoire sur le droit à la résistance armée lorsqu’on est attaqué en raison de sa foi. Luther lui avait répondu que la foi est une décision individuelle, et que, si les chrétiens sont persécutés en raison de leur foi, ils n’ont pas le droit de se défendre ou d’utiliser la protection du pouvoir civil. Même le prince, comme chrétien individuel, doit accepter la persécution. Luther n’appliqua pas alors son idée de séparation des deux personnes dans le chrétien que nous étudierons plus loin. Luther ne condamne pas seulement le recours à la violence. Pire à ses yeux est la justification biblique que les insurgés donnent à leur révolte : invoquer la Bible revient à pratiquer la confusio regnorum et à mettre en péril la Réforme comme prédication de l’Évangile, invoquer la Bible est donc ici l’œuvre de faux prophètes, qui utilisent le règne spirituel à des fins temporelles. La liberté des chrétiens n’est pas une licence politique ou religieuse. En appeler au droit divin pour légitimer des droits politiques est inconcevable et, pour Luther, viole le deuxième commandement. Il leur réfute jusqu’au droit de s’intituler « Assemblée Chrétienne », une usurpation du nom de Dieu. « Qu’est-ce que le Christ dirait du fait que vous usiez ainsi de son nom ? » prévient-il. Le chrétien n’a pas droit à la justice à tout prix, mais à la souffrance, quel

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qu’en soit le prix. Münzer n’a pas tort lorsqu’il dit que Luther en matière de souffrance, lui le père la tranquillité, n’a pas grand-chose à enseigner6. Les paysans ignorent cette Exhortation de Luther et son appel au calme. Les violences sont de fait déjà engagées et il est trop tard pour les stopper et pour éviter la dure répression qui va tomber sur eux. La violence populaire est une spirale qui conduit à la répression ultra violente et disproportionnée. En outre, Luther fait la leçon à des paysans à bout, dont il reconnaît ce qu’ils endurent, mais dont il n’accepte pas qu’ils aient puisé dans la Parole de Dieu l’énergie pour ne plus l’endurer quoi qu’il leur en coûte. Plus il les appelle à la paix, moins ils l’écoutent, eux qui n’obéissent plus qu’aux encouragements à poursuivre cette fuite en avant désespérée, eux qui ne laisseront qu’un cri dans l’histoire sans être parvenus à en changer le cours économique, politique et social. Luther hausse alors le ton et s’adresse désormais à eux comme à une « horde de voleurs et de meurtriers ». À cause du recours à la violence et de la justification religieuse de ce recours, ils n’ont plus aucun droit, et même jusqu’au bénéfice de circonstances atténuantes. Ils attaquent l’ordre divin et violent le droit de propriété ; ils sèment immoralité et terreur sous le nom chrétien. Convaincu que le monde s’effondre et qu’on arrive aux derniers temps, Luther va jusqu’à rappeler l’obligation qu’ont les autorités de réprimer la révolte et de recourir à la violence, jusqu’à légitimer la répression sanglante. Les insurgés ne sont pas des chrétiens, dit-il, ils sont l’instrument du Diable. Dans ce contexte, le prince doit réagir comme Dieu a réagi contre Satan, comme l’écrit l’Apôtre Paul dans son Epître aux Romains7 (13, 3-4). La miséricorde ne s’applique plus lorsque le temps du glaive remplace celui de la grâce. La démonisation des rebelles est la voie ultime empruntée par Luther pour justifier la répression. N’étant plus de « bons » chrétiens, ils ne sont plus chrétiens, et n’étant plus chrétiens, ils sont les instruments du Diable et doivent être éliminés comme des ennemis du nom chrétien. Outre la forte place faite à la légitime défense face à ce qui s’apparente à un crime de lèse-majesté divine, peu de place, sinon aucune, n’est faite à une réflexion sur l’homme en sa nature, et une hypothétique dignité relevant de sa nature humaine. L’antihumanisme de la position est total. Il ne s’agit même plus de rétablir l’ordre, il faut combattre la Bête. Cette position extrême ne faisait pas l’unanimité chez les partisans de la Réforme : car, comment faire disparaître à ce point la miséricorde divine ? Luther a été profondément marqué par l’épisode qui a sans doute affecté sa vision de l’homme et de la société. Si, en 1523, il postule encore qu’une communauté





6 Münzer n’avait de cesse de dénoncer l’élitisme coupé du peuple du Docteur Luther, d’en faire l’ennemi du peuple, le traître à sa cause, allant jusqu’à l’accuser de collusion non seulement avec les autorités politiques mais avec Mammon, pour, a contrario se faire l’ami du peuple et le défenseur de sa cause : « Eh pourquoi ce frère Se-la-coule-douce ou père Pied-feutré s’excite-t-il tellement ? Oui, il pense qu’il voudrait bien conserver son luxe et ses richesses en même temps qu’il aurait une foi assurée, alors que le Fils a blâmé clairement les Docteurs. » (cité par Pianzola, Thomas Munzer, op. cit., p. 130-131). 7 « Veux-tu n’avoir pas à craindre l’autorité ? Fais le bien et tu en recevras des éloges ; car elle est un instrument de Dieu pour te conduire au bien. Mais crains si tu fais le mal ; car ce n’est pas pour rien qu’elle porte le glaive : elle est un instrument de Dieu pour faire justice et châtier qui fait le mal ».

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de chrétiens responsables peut juger de toute doctrine et appeler, stipendier ou renvoyer tout enseignant, si, encore fidèle à ce principe en 1525, face au Manifeste de Memmingen, il reçoit positivement le premier article qui revendique les libres choix et renvoi des pasteurs par la communauté, dès lors que le mouvement se durcit, puis après sa répression sanglante par les autorités civiles, son communalisme et son idée d’auto-détermination sont mis à mal, au point qu’en 1526, il entend qu’on s’appuie davantage sur le pouvoir civil dans le gouvernement ecclésiastique et en fait un « promoteur » et un « défenseur » de la prédication de l’Évangile dans l’intérêt de la paix civile. C’est d’autant plus pensable que le gouvernement de Saxe est ouvertement évangélique dès 1525. Entre 1529 et 1539, Luther adapte sa théologie du politique au nouveau rapport entre l’Empereur et les princes, élaborant une distinction, importante pour la suite, entre la confiance dans l’aide de Dieu et l’usage des moyens fournis par Dieu. Mais, avant d’en venir à ce point, il convient d’exposer les fondements théologiques qui montrent que Luther, dans sa condamnation de la violence, ne cède pas la rigueur de sa doctrine à la nécessité de complaire à ses puissants appuis politiques, au détriment des paysans opprimés, mais qu’il est en parfaite cohérence avec sa doctrine religieuse et la doctrine politique qui en découle. Luther n’a pas dérogé en raison des circonstances, il a au contraire été cohérent avec ce qu’il avait toujours enseigné en dépit des circonstances.

Fondements théologiques de la condamnation Fondement théologico-biblique

Luther est un théologien qui parle toujours en théologien. Il se voit comme un passeur ou un relais prophétique de la parole que Dieu adresse à tous les hommes en vue de leur proposer le salut. Son propos, quand bien même il porterait sur l’homme ou la société, est toujours théologique, ontologiquement et épistémologiquement8. Le professeur d’Écriture sainte voit tout à travers ce qu’en dit la Bible, directement ou indirectement, littéralement ou métaphoriquement, et y enracine toutes les questions de son temps. Non pas que la Bible aurait des réponses immédiates à toutes choses ou situations contemporaines, mais que le temps présent devrait être planté ou enraciné dans un terreau à même de le révéler tel qu’il est dans le plan de Dieu. Le rôle du théologien est bien de réinscrire et situer toute chose dans l’économie du salut. Le principe de sola scriptura est plus qu’un primat de la Parole de Dieu mise par écrit, le premier lieu où les choses prennent sens et forme, il est le projet qui vise à l’insertion de tout en Dieu, en vue de sa récapitulation complète et finale. Le théologien est prophète parce que la Parole dont il se fait le serviteur est eschatologique, parce qu’elle n’est pas seulement le moyen de vivre ici-bas en accord avec Dieu, mais qu’elle invite à la communion parfaite et la béatitude éternelle.

8 Cf. R. Kolbe, I. Dingel, L. Batka (ed.), The Oxford Handbook of Martin Luther’s Theology, Oxford, University Press, 2014. Il s’agit de l’ouvrage le plus complet et le plus à jour sur la question.

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Ce principe, qui scelle tout le ministère du théologien, prend sa stature complète avec l’idée que l’Écriture sainte est elle-même règle d’interprétation, que rien ne vient lui donner sens de l’extérieur. L’Écriture sainte n’est pas à interpréter, elle interprète, parce que la Parole dont elle est la mise par écrit n’est pas ce sur quoi mon intelligence doit agir, mais ce qui doit agir sur moi, mon action consistant non à la comprendre, mais à me laisser saisir par elle. La Parole est rencontre et relation d’offrande, la foi est donc rencontre et relation d’accueil. Si l’Écriture interprète avant d’être interprétée par ce qui serait extérieur à elle, l’herméneutique biblique, à savoir l’ensemble cohérent des principes de lecture et de compréhension de tout texte biblique, tout comme l’exégèse biblique, à savoir l’application de ces principes à tel passage ou péricope biblique, sont fondées sur l’inspiration divine, sur l’acte divin de Parole, acte sans cesse actuel. La religion du Verbe incarnée a donc pour ministère essentiel la prédication et l’incarnation de ce message. Par définition, toute forme ou pratique contra ou simplement extra Evangelium est un acte d’apostasie, autant que l’était la désobéissance à la Loi dans l’Ancien Testament. Là où l’Église romaine met le curseur sur la médiation ecclésiale pour surmonter l’écueil de l’infidélité ou de l’inadéquation individuelle à cette Parole, Luther le met sur la conscience personnelle, parce que c’est elle qui entend et reçoit, et c’est elle qui à son tour parle et transmet ce qu’elle a entendu et reçu. Dieu est non seulement l’auteur de la parole divine, mais il en est aussi l’exégète, et ainsi, rien, pas même l’ecclesia Christi – qui pour Luther est congregatio fidelium de forme apostolique – ne peut compenser les défaillances de chacun, d’autant plus lorsqu’elle est infestée hic et nunc par les lois et les usages mondains. C’est le sursaut personnel qui pourra l’en débarrasser et la rétablir dans son ministère premier et authentique : relayer la Parole de Dieu auprès de tout homme. Si, concrètement, la Parole de Dieu se comprend à partir d’elle-même, ou plutôt de l’écho qu’elle provoque dans le secret d’une conscience assistée par le don de l’Esprit saint, elle est aussi ce à partir de quoi tout le reste est compris. Luther ne se conçoit donc pas comme un exégète stricto sensu, mais comme un gardien de la dignité de l’Écriture et un éveilleur des consciences, plutôt que comme celui qui délivrerait un sens tout fait, une sorte de super additum pouvant se substituer aux consciences qu’il éclaire. Pour que la Parole soit divine, il faut qu’elle soit de Dieu, pour qu’elle soit de Dieu, il faut qu’elle soit reçue directement, en elle-même, et non à travers une interprétation humaine toute faite qui aura tendance, par l’autorité académique ou hiérarchique, à se substituer à elle-même. Luther n’ignore pas le caractère nécessaire de la médiation, y compris ecclésiale, hiérarchique et théologique, dans l’acte de parole, d’écoute et de compréhension de la parole, mais il estime que seule la médiation de la conscience personnelle permet de préserver le caractère divin de cette parole humaine. Fondement théologico-eschatologique

Deuxièmement, après sa méthode biblique, il faut bien comprendre que l’horizon ou la perspective, autrement dit, l’eschatologie de Luther l’entraîne donc à situer le politique et le social eschatologiquement. C’est à partir de la considération des fins ultimes que le politique et le social sont perçus et compris. Luther ne les traite pas

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pour eux-mêmes comme des fins en soi. Par conséquent, pour lui, le temporel relève des moyens de salut ou de damnation, et non d’entités qui vaudraient en soi. Ni la cité ni la communauté ne constituent des valeurs en soi. Et c’est ici que la protologie luthérienne est décisive pour saisir son eschatologie. En effet, dès lors que la nature humaine créée est, non pas seulement blessée, mais intrinsèquement pervertie par le péché, la laissant non seulement incapable d’accéder au salut, à Dieu ou à ellemême par ses propres forces, mais encore sans force aucune, c’est-à-dire libre, mais esclave, incapable de coopérer à l’œuvre de Celui qui lui pardonne son péché, dès lors, les institutions humaines, si vénérables soient-elles, ne peuvent relever d’une réelle autonomie au regard du dessein de Dieu, et n’ont d’autre sagesse que de se soumettre à ses commandements. À cela s’ajoute que Luther est profondément habité par l’idée d’un retour imminent de Dieu, donc par l’idée que tout ce qui arrive dans le temps est signe de la fin des temps. Si nous vivons aux temps qui sont les derniers, c’est le temps de l’Église, et si les nouvelles qui nous parviennent du monde et des hommes servent à exprimer une espèce de chaos préparatoire à la récapitulation finale, le monde est en toutes ses dimensions l’annonciateur du règne à venir. Ce qui est établi dans les Cieux va l’être sur la terre. Le chrétien est celui qui attend le retour du Christ en gloire et l’établissement d’un règne sans fin. Luther sait bien que l’homme ne peut pas établir le règne de Dieu sur la terre, sinon Dieu lui-même. Il ne voit pas le pape régnant, ses opposants évangéliques (les Schwärmer ou Enthousiastes) ou les Turcs comme des accidents ou des incidents de l’histoire, mais comme des signes de la Bête qui résiste et se révolte contre l’avènement ultime du règne de Dieu. L’histoire n’est pas pour lui aux mains des hommes, mais aux mains de Dieu. Cette imminence eschatologique n’est pas pour Luther un chemin de passivité, mais au contraire l’obligation d’agir et même de risquer sa vie comme cooperator Dei. L’action humaine ne peut rien changer à ce grand flux de l’histoire divine. Changer l’histoire, non, se préparer au jugement : oui. « Les choses ne sont pas dans nos mains, mais dans celles de Dieu9 ». L’eschatologie luthérienne nous permet de comprendre comme Luther voit son œuvre de réforme du christianisme, action personnelle de retour au christianisme authentique, c’est-à-dire à l’attente eschatologique initiale des premiers chrétiens. Luther est bien plus angoissé par cela que par son propre salut, lui qui, au crépuscule de sa vie, aspire à la parousie : « Viens, dernier jour bien-aimé »10. Pour Luther, sa propre œuvre n’a pas de valeur en soi, elle n’a de valeur qu’en étant parole de Dieu. Autrement dit, Luther se conçoit comme un prophète, et comme tout vrai prophète de l’Ancien Testament, il réserve ses coups les plus rudes aux faux prophètes, plus dangereux à ses yeux que tout. Là où le pape représente l’Adversaire qui fait partie du plan de Dieu pour le combat spirituel, un Münzer représente l’Ennemi, le Mensonge : mécaniquement, le premier fait grandir la réforme, le second la rend odieuse. Münzer qui partage la conviction d’être également un prophète pense de même de Luther, lorsque dans une logorrhée biblique étouffante, il tourne en dérision

9 1532, Weimar Ausgabe (WA) 20.47, 15. 10 1540, WA BR9.175, 17.

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« la viande douillette de Wittenberg » ou dénonce le « docteur Menteur11 ». Il faut aller au-delà de l’affrontement de deux prophètes, jusqu’au concept clef qui permet de comprendre cet affrontement : le concept de regnum Dei. Pour Luther, Münzer est coupable de confusio regnorum. Dès lors le charisme prophétique du Christ auquel tout baptisé participe, ce que les Pères ont appelé le sensus fidei, ne peut s’épanouir si terre et Ciel ne sont pas clairement distingués. Fondement théologico-anthropologique et sotériologique

En 1520, Luther, qui est encore religieux augustin, s’adresse au prévôt de Zwickau pour louer son attachement à la Sainte Écriture, contrairement au mésusage qu’en font beaucoup alors ceux qui ont le privilège d’y avoir accès12. Ce sermon en allemand a été également adressé de Wittenberg au pape en latin. Le texte se compose de trente numéros. La liberté dont parle ici Luther est la liberté acquise au chrétien par Jésus et nulle autre chose : Jésus, par son action, nous a fait sortir d’un esclavage, celui de la mort et du péché. Cette condition, le chrétien n’en bénéficie pas comme homme ou comme caractère ou droit inhérent à sa nature humaine, mais l’homme en bénéficie comme chrétien qui vit désormais « en Christ ». Cette liberté est un don surnaturel que Luther exprime par deux thèses antithétiques : un chrétien est un libre seigneur sur tout et n’est soumis à personne, un chrétien est un esclave asservi en tout et est soumis à tous. Il y a une liberté acquise au chrétien par le Christ de laquelle découle un nouvel esclavage par la décision du chrétien de se donner pleinement. Le chrétien ne dépend que de Dieu (et donc d’aucun homme directement), mais cette dépendance qui le libère d’une emprise directe le conduit à choisir l’amour fraternel et à s’enchaîner au service d’autrui. « L’amour est asservi et soumis à ce qu’il aime ». L’esclavage dont il sort (le péché) est différent de celui qu’il choisit (l’amour). La servitude de l’amour est la condition même du chrétien13. Cette contradiction de deux états découle d’un principe anthropologique : la double nature de l’être humain, spirituelle et corporelle. Son âme est libérée par la grâce du baptême, son corps reste sous l’emprise de sa condition passée. L’homme intérieur reste attaché ici-bas à l’homme extérieur14. L’homme intérieur est libre, non pas l’homme extérieur. Rien d’extérieur ne peut rendre l’homme libre. Que le corps soit libre n’apporte rien à l’âme. « Qu’est-ce que cela apporte à l’âme que le corps ne soit pas prisonnier, qu’il soit frais et dispos, mange, boive et vive son gré ? Inversement, en quoi cela nuit-il à l’âme que le corps soit prisonnier, faible et malade, qu’il ait faim, soif et souffre contre son gré15 ? »

11 Cité par Pianzola, Thomas Munzer, op. cit., p. 142-143. 12 De la liberté du chrétien (Von der Freiheit eines Christenmenschen), 1520. Nous citons à partir de cette édition bilingue : Martin Luther, De la liberté du chrétien. Préfaces à la Bible, Paris, Seuil, Points, 1996. 13 Ibid., n. 1. 14 Ibid., n. 2. 15 Ibid., n. 3.

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Rien d’extérieur ou de corporel ne sanctifie l’âme, et tout ce qui le prétendrait ne produirait que de l’hypocrisie16. Seul l’Évangile sanctifie ou justifie l’âme, c’est-à-dire la Parole de Dieu prêchée par le Christ. L’âme peut donc se passer de tout sauf de la Parole de Dieu. Quand elle l’a, elle peut se passer de tout. Luther durcit l’adage « l’homme ne vit pas seulement de pain » qui devient « l’homme ne vit pas de pain, seul son corps en vit, ce qui importe peu à l’âme qui reçoit la Parole17 ». Le clerc n’est qu’au service de la Parole et l’Église n’a pas d’autre mission. Le chrétien ne vit que de la foi par laquelle il accueille la prédication du Christ. Nulle œuvre ne forme le chrétien excepté cette prédication. La seule œuvre est la foi. « C’est la foi seule, en l’absence de toute œuvre, qui rend juste et libre et qui sauve18. » Les commandements nous apprennent notre impuissance à la mettre en œuvre. Comment faire face à cette impuissance et à en surmonter l’angoisse ? Croire en Christ. Croire en quelqu’un c’est le considérer comme juste, et ainsi lui faire confiance. Croire c’est reconnaître la justice divine et s’y abandonner. Nulle bonne œuvre n’est attachée à la Parole de Dieu comme la foi, « de la même façon que le fer prend le rouge du feu en s’unissant à lui19 ». La foi unit l’âme au Christ comme une épouse à son époux. Elle donne le pouvoir d’accomplir tous les commandements, notamment le premier (tu honoreras un seul Dieu) duquel tous les autres procèdent. Jésus est le roi d’un royaume qui n’est pas terrestre ; son règne s’étend sur des biens spirituels et son sacerdoce est invisible. En esprit, il prie pour nous et enseigne à l’intérieur des cœurs. Prier et enseigner sont les deux uniques missions des prêtres de Jésus. Ce règne, le Christ le partage avec tous les chrétiens qui sont tous prêtres et rois par la foi. C’est en ce sens que le chrétien est roi et n’est soumis à rien, comme roi spirituel, il est au-dessous de toute chose. « Non que nous soyons maîtres de toutes choses physiquement, pour les posséder ou pour en user comme font les hommes sur la terre. (…) C’est un pouvoir spirituel qui règne au milieu de l’oppression physique20. » Telle est la liberté des chrétiens. Tous sont prêtres, ce qui est encore plus que d’être rois, ce qui leur permet de paraître devant Dieu et de le louer. En somme, la liberté du chrétien consiste à être libre des œuvres pour le salut. Cette liberté spirituelle n’implique aucune liberté politique ou sociale21. L’homme libre est ici celui qui ne croit pas qu’une bonne œuvre pourrait le rendre juste. Si tous les baptisés sont prêtres, quid des ministres sacerdotaux ? L’état ecclésiastique s’est réservé des biens spirituels alors que sa seule mission était de prêcher et de prier et que la prédication de l’Évangile devait être au centre de toute l’activité chrétienne. Cet enseignement sur les œuvres ne signifie pas qu’il ne faut rien faire, car les chrétiens ne sont pas uniquement des hommes intérieurs ; à ce titre, un chrétien est un homme libre et asservi à tous : là où il est libre, il n’a rien à faire (spirituellement), 16 17 18 19 20 21

Ibid., n. 4. Ibid., n. 5. Ibid., n. 8. Ibid., n. 10. Ibid., n. 15. Ibid., n. 17.

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là où il est esclave, il a tout à faire (socialement). Cette liberté ne vaut que pour l’âme et l’œuvre associée au corps n’a rien à y voir. Les œuvres commencent avec le corps et ne peuvent rendre juste22. L’âme exulte, mais le corps doit souffrir. Luther ne rejette donc pas les bonnes œuvres pour elles-mêmes, elles sont bonnes, mais en raison de ce qu’on leur attribue comme fonction de sanctification ou de justification de l’âme. Mais pour lui, il faut passer à d’autres œuvres, non plus celles que le chrétien doit exercer sur son corps, mais celles qu’il fait envers les autres hommes, car l’homme est parmi les hommes sur cette Terre. « Il ne peut demeurer sans œuvres envers ceux-ci ». Toute œuvre doit viser le bien du prochain. « Il est devenu esclave pour l’amour de nous23. » À l’exemple de la Vierge Marie qui est allée se faire purifier alors qu’elle n’en avait pas besoin, « par un acte de libre amour pour ne pas mépriser les autres femmes », le chrétien le fait qu’il en ait besoin ou non pour l’amour du pape, de son évêque, de sa paroisse, de son frère ou de son seigneur24. Toute œuvre qui ne vise pas le bien d’autrui est à proscrire. Par amour, on recherche non son bien, mais celui du prochain. Le chrétien vit dans le Christ et dans le prochain, « dans le Christ par la foi, dans le prochain par l’amour25 ». Par la foi il s’élève au-dessus, par l’amour il descend en dessous.

Obéissance et gouvernement Les deux gouvernements divins

Pour Luther, Dieu gouverne sur son peuple de deux manières : d’une manière directe et spirituelle par la Parole, c’est ainsi que son peuple obtient la justification et la vie éternelle. D’une manière indirecte et temporelle par le glaive. Celui qui ne devient pas juste et pieux par la Parole le deviendra par l’action du gouvernement séculier. Mais seule la Parole conduit à la vie éternelle, le glaive ne visant que la paix, l’ordre et la justice. Luther est en apparence fort classique : en ce monde, le chrétien vit déjà sous le règne de Dieu. Mais ce règne s’exerce selon deux modalités : Dieu règne directement sur les âmes, c’est le pouvoir spirituel ; Dieu règne indirectement sur les corps, c’est le pouvoir temporel. Le premier est complet, le second est incomplet. Un seul gouvernement, celui de Dieu, mais selon deux modes d’exercices. Tout pouvoir vient de Dieu, mais Dieu n’exerce pas directement le pouvoir terrestre. En outre, il ne faut pas seulement distinguer deux modes, direct et indirect, il faut distinguer deux plans, 22 Ibid., n. 21 et 23. I 23 Ibid., n. 26 et 27 : « Bien qu’il soit à présent entièrement libre, il doit en retour et de son plein gré se faire le serviteur de son prochain. » « Ainsi voyons-nous quelle vie haute et noble c’est qu’une vie chrétienne, qui aujourd’hui hélas n’est pas seulement tombée bien bas dans le monde entier, mais n’y est même plus connue ni prêchée. » 24 Ibid., n. 28. 25 Ibid., n. 30.

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eschatologique et politique. Il faut donc éviter une double confusion. Dans l’ici-bas, sur un plan eschatologique, ce regnum Dei bicéphale combat le regnum Diaboli ; sur un plan politique, ces deux modes d’exercices sont juxtaposés de manière à garantir la véritable primauté du spirituel. L’autonomie du temporel n’est qu’une conséquence de cette primauté, et n’a pas de valeur en soi. Cette autonomie du temporel est un mal nécessaire : l’identité temporelle au service de l’altérité spirituelle. Luther dénonce, comme beaucoup d’autres que lui, la théocratie pontificale, parce que pour lui la primauté du spirituel est chez elle un leurre puisqu’elle le et se mondanise pour soumettre le temporel. Il y a donc une double dualité selon deux plans qui s’interpénètrent : une grande dualité eschatologique entre Dieu et Satan, une petite dualité entre politique et spirituel. Dieu règne ici-bas directement par la prédication de l’Évangile ( Jésus est le Sauveur), c’est le regnum spirituale, et indirectement par le gouvernement séculier, c’est le regnum mundanum seu corporale. Pourquoi Dieu a-t-il érigé deux modes de gouvernements, sa Parole d’une part et le glaive des princes de l’autre ? Par la Parole (ou prédication de l’Évangile), Dieu obtient la piété de son peuple et son peuple obtient la justification (ou pardon des péchés) et la vie éternelle. Par le glaive, ceux qui ne sont pas devenus pieux et justes par la Parole y seront contraints. La Parole requiert une totale liberté du chrétien, le glaive admet qu’il soit contraint. Mais attention, le glaive ne donne pas la vie éternelle, il ne pourvoit qu’aux biens temporels : la paix, l’ordre social et la justice humaine. La notion de progrès dans l’ordre temporel n’apparaît pas, elle ne le peut que dans la confusion des modes d’exercice. Le progrès est le fruit du pouvoir spirituel, tandis que l’ordre est celui du pouvoir temporel. En cela, on peut dire que l’histoire moderne a fini par donner raison à Münzer. Le pouvoir temporel s’étend aux chrétiens, aux hypocrites (ceux qui se prétendent extérieurement chrétiens) et aux non-chrétiens (ceux qui sont bafouent notablement l’enseignement chrétien) : « La plupart sont et restent non-chrétiens même s’ils sont tous, en même temps, baptisés et appelés chrétiens »26. Le royaume de Dieu appartient aux vrais chrétiens, qui sont les vrais croyants, qui sont ceux qui appartiennent au Christ et vivent en lui. Pour eux, le glaive reste au fourreau. S’il n’y avait qu’eux, le gouvernement séculier, c’est-à-dire la légitimité du recours à la contrainte, ne serait pas nécessaire. Mais ces chrétiens ne sont pas seuls, ils sont « dans » le monde. Luther n’est pas aveugle, il sait qu’un découpage entre vrais et faux chrétiens en deux groupes sociaux est insuffisant et qu’il faut y ajouter la schize au dedans du chrétien lui-même « simul peccator et iustus ». Ce simul (en même temps) est le mot essentiel ou la coincidentia oppositorum qui exprime le mieux sa vision hyper dialectique : il existe au dedans de l’homme comme de la société des antagonismes ou des différences qui semblent irréconciliables à vue humaine, mais qui sont dépassés, tout en restant visibles, par l’œuvre salvifique du Christ. Être justifié, c’est être ici-bas en même temps pécheur et juste, c’est avoir deux identités. C’est en raison de cette dualité que le chrétien spirituellement libre est temporellement contraint. Il a une double citoyenneté parce qu’il est « duplex persona, fidelis et politicus ». 26 1523, WA 11.251, 36-37.

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Les chrétiens, même authentiques, sont en même temps pécheurs, partageant deux identités : les vrais chrétiens doivent donc vivre à ce titre sous la férule du gouvernement séculier, sauf qu’eux y consentent par le choix de l’amour fraternel. Toute autorité vient de Dieu, le gouvernement est toujours de droit divin et il n’est pas l’auxiliaire du gouvernement spirituel, mais ce pouvoir divin qui découle du caractère pécheur de tout homme. Le gouvernement temporel n’est donc pas ici lié à la vie en société et la nécessité d’en réguler les membres, protégeant les plus petits, limitant les plus puissants, mais l’effet du péché dans le monde et de la manière dont il affecte la nature de tout homme sans exception, y compris de ceux que la grâce a rachetés. Comme Seelsorger ou curator animarum, et non comme guide politique, Luther n’est pas dupe de la capacité des princes à gouverner selon Dieu qui règne indirectement à travers eux, mais il avance avec prudence lorsqu’il avise des princes – ou plutôt leurs âmes de chrétiens – qu’il ne commande pas. Et cela, non pas seulement parce qu’il a besoin de leur appui, mais parce qu’il sait qu’il n’est pas dans la nature des princes de servir, mais d’être servis, tandis qu’il n’est pas dans la nature des chrétiens d’être servis, mais de servir (il est toujours plus facile au théologien d’interpeller les princes non chrétiens et d’éviter ainsi une certaine contradiction dans les termes), et parce qu’il sait aussi qu’ils n’aiment rien moins que d’être asservis à un dessein qui n’est pas la soumission d’autrui, celle que requiert leur maintien ou leur ascension, même si en bons chrétiens, certains princes veulent soumettre avec bienveillance et générosité. Luther est un connaisseur des princes, des petits, des moyens et des grands, des laïcs et des ecclésiastiques. Et c’est parce qu’il les connaît qu’il sait ne pas pouvoir les soumettre par la Parole divine qu’il relaie, mais seulement les sauver. Ce que l’Église de Rome a échoué à faire, produire des princes chrétiens au kilomètre et systématiquement malgré tous ses efforts, Luther n’escompte pas réussir à le faire. L’Église a voulu soumettre les princes et les princes l’ont soumise de la plus habile des manières, en se mêlant de ses affaires et en pénétrant toutes les dimensions de son ministère. L’Église mondaine non seulement ne peut plus rien faire contre eux, mais elle ne peut plus rien faire pour elle-même, incapable de se réformer. Le seul moyen de les dominer, ou plutôt de les limiter ou de les contrôler, c’est de passer par les âmes et non par les armes, une sagesse qu’a Luther et que n’ont pas les princes italiens aux commandes de la papauté de son époque, puisqu’ils pensent comme des princes et d’abord parce qu’ils se pensent comme tels. Luther est un pasteur, il s’adresse à tous et non pas seulement aux princes. Il n’est pas d’abord le chapelain ou le confesseur de tel ou tel, mais lorsqu’il passe par les âmes, il s’agit de toutes les âmes d’une terre donnée, d’un temps donné, ou tout le monde va et vient, petits ou grands. Et tous ont le même guide spirituel : Jésus. Faire de Luther l’homme lige spirituel des princes, capable de mettre sa doctrine au feu pour garder leur faveur, est une erreur intellectuelle et historique. Luther n’entend pas choisir au sein de la nation allemande qu’il identifie à la communauté des fidèles, à un microcosme de la Christianitas, où sont coextensives Église et société. L’Église, autrement dit, la nation allemande, est indivisible et c’est la Parole qui la constitue. Et pour lui, tout ce qui viendrait à la diviser, pour quelque raison valable que ce soit, ou à y mettre la zizanie, ne pourrait être que l’agent du diable.

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Comme il l’écrit en 1525, « mon ministère d’enseignement s’adresse autant aux princes qu’aux paysans27 ». Luther va encore plus loin, mettant souvent ces deux gouvernements divins, direct et indirect, en opposition. Ils ne peuvent être sur le même plan d’immanence, puisque le second est concrètement exercé par les hommes et le recours possible à la contrainte. La foi est première, l’ordre est second, la foi introduit à la vie éternelle, l’ordre et la paix sont imposés. Sur le plan temporel, j’obéis directement aux princes et à Dieu indirectement. Le prince représente l’ordre, le prêcheur représente plus directement Dieu et s’assimile à un prophète. Luther conserve la vision classique du gouvernement séculier comme magistratus distinguant le superiorior (l’Empereur) de l’inferior (les princes laïcs ou ecclésiastiques et les conseils des villes libres). Cette autorité gouvernementale est fondée bibliquement sur Romains 13, 1 et 1 Pierre 2, 13-1428. Elle relève de la nécessité d’établir un semblant d’ordre extérieur dans un monde marqué par le péché originel. Pour Luther, sa juridiction s’étend à tout ce qui ne relève pas de la foi individuelle et de la conscience, et donc de tout ce qui relève du bien commun. Ainsi la dualité initiale se traduit-elle par une opposition entre l’individu (sphère privée) et la communauté (sphère publique). En outre, « la paix temporelle est le plus grand bien sur la terre ; elle inclut tous les autres biens temporels »29. La guerre n’est donc permise qu’en étant défensive, ce qui est le cas, par exemple, face aux Ottomans. En plus de sauvegarder paix et justice extérieures ou sociales, Luther considère la mission de préserver l’intégrité physique de ses sujets. Avec l’établissement de l’Église réformée, le gouvernement séculier reçoit également la tâche de prendre soin de la religion. La séparation reste notionnelle ou abstraite en vertu de la cura religionis assurée par le gouvernement séculier. Si le gouvernement spirituel des prêcheurs reste théoriquement et moralement responsable de la foi, les autorités séculières doivent pratiquement et physiquement protection aux deux tables du Décalogue. Cette custodia utriusque tabulae ne va pas jusqu’à donner au glaive le droit de réguler les consciences de ses sujets. Luther rejette la confusio regnorum de la part des prêcheurs-prophètes comme de celle des dépositaires de l’autorité temporelle. Cependant, il accorde un avantage sensible aux seconds : aux seules fins de préserver la paix et de prendre soin du bien commun, ils ont non seulement le droit, mais encore l’obligation d’établir et de garantir la conformité ecclésiale extérieure. La conformité religieuse (orthodoxie et orthopraxie) est donc associée à la paix sociale, et donc au gouvernement séculier. Par conséquent, la liberté de conscience est suprême, mais non son expression extérieure ou cultuelle. Il n’y a pas chez Luther de liberté religieuse au sens d’une liberté d’expression religieuse, dès lors que cette expression affecte l’orthodoxie ou l’orthopraxie, ce qui est professé ou ce qui est pratiqué. En cela, Luther ne diffère pas 27 1525, WA 18.393, 22-23. 28 Rm 13, 1 : « Que chacun se soumette aux autorités en charge. » 1 Pierre 2, 13-14 : « Soyez soumis, à cause du Seigneur, à toute institution humaine : soit au roi comme souverain, soit aux gouverneurs, comme envoyés par lui pour punir ceux qui font le mal et féliciter ceux qui font le bien » (trad. Bible de Jérusalem, 1998). 29 1530, WA 30, 2.538, 18-20.

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des mentalités de son époque. « Nos princes ne contraignent pas la foi ni l’évangile, mais ils limitent les abominations extérieures30 ». Comme souvent, Luther reprend habilement ce qu’il a concédé. Oui la conscience religieuse est première et sacrée, mais elle vaut privatim et son expression est seconde et sujette à la censure y compris civile. Toute manifestation de dissension ou de dissidence religieuse est une menace pour le bien commun et relève donc du bras séculier, sans délégation du bras spirituel. Là où les Romains maintiennent qu’il ne peut exister de droit séculier d’intervenir dans les affaires religieuses, à moins qu’ayant jugé, l’autorité ecclésiastique ne confie de sa propre initiative l’exécution de la sentence au bras séculier, ici, le bras séculier a un droit d’ingérence dès lors que l’ordre public est menacé à ses yeux et l’autorité spirituelle n’a plus qu’un devoir de l’exhorter à intervenir si d’aventure il ne le faisait pas de sa propre initiative. Ce qui est théoriquement clair aux yeux de Luther, cet ensemble de répartition des tâches, cherchant à maintenir le rôle de chacun et la primauté du spirituel par l’autonomie du séculier, y compris dans les affaires ecclésiastiques lorsque le bien commun l’exige, pose un nombre considérable de cas pratiques difficiles pour ne pas dire cornéliens. Pour protéger l’intériorité, on met l’accent sur l’extériorité et ramène tout à elle au point de vider l’intériorité de tout contenu concret. Comment penser les actes intérieurs du culte sans considérer les actes extérieurs censés les exprimer ? Où mettre le curseur de la dissemblance ou de la dissidence et donc celui du trouble à l’ordre public, qui devient le point où l’autorité séculière doit s’autosaisir du cas ? L’orthopraxie est-elle une pure uniformité, un conformisme religieux ou le seul devoir de se conformer à l’option majoritaire en un lieu donné ? Et selon cette vision, l’extériorité semble moins l’expression de l’intériorité que de la conformité. Faire comme tout le monde ? Ou faire ce que l’on a profondément à cœur ? Luther peut s’en sortir en disant que la conformité n’advient pas avec une majorité ou avec telle autorité, dont la sienne, mais avec la Parole de Dieu, mais il doit ajouter aussitôt qu’il en incarne personnellement la juste interprétation, qu’il en est le vrai porte-parole à l’exclusion de ceux qu’il rejette, a priori ceux qu’il voit comme des signes de la Bête. Malgré la distinction des modes d’exercice, Luther considère les deux règnes à égal statut social, préférant l’intégrité du spirituel à sa supériorité sur le temporel, et voyant dans l’indépendance du temporel, la cause la plus efficace de la préservation du spirituel. Le pouvoir séculier ne sert pas Dieu à travers le pouvoir spirituel, mais directement. Il sert Dieu directement et Dieu règne par lui indirectement. Cependant, la Parole vaut davantage que le glaive, parce que l’action directe de Dieu, comme action salvifique, est d’une plus grande nécessité que son action indirecte comme action organisatrice ou pacificatrice. Si l’office du gouvernement est le plus grand culte rendu à Dieu sur la terre, il est de beaucoup moindre à celui de la prédication31. Pour Luther, la foi n’est pas constitutive du gouvernement séculier, mais elle facilite l’exercice des fonctions gouvernementales. Comme personne privée ou fidelis, le chrétien est contraint à la non-violence et doit endurer l’injustice ; comme personne

30 1525, WABr3.616, 28-29, 432,12-433,18. 31 1530, WA 31, 1.198, 24-25.

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publique ou politica, il doit combattre l’injustice qu’endure le prochain par tous les moyens. On retrouve ici la structure du simul : si l’injustice vise le chrétien à titre individuel, il agit comme fidèle, si l’injustice le vise à titre collectif comme responsable de son prochain, il doit utiliser la force pour régler le problème. Luther ne donne pas un blanc-seing aux princes, mais il leur dit quand ils peuvent recourir à la contrainte, c’est-à-dire quand ils sont visés, non comme individus, mais comme ayant charge de sujets. Si l’office lui-même est attaqué, l’office étant voulu par Dieu, Dieu est offensé et la communauté menacée, en ce cas, ils ont obligation de recourir à la force pour rétablir la paix extérieure. Seul l’amour du prochain peut légitimer ce recours. Rien d’étonnant à ce qu’il pense qu’il est mieux qu’un non chrétien gouverne, se mêle de politique ou porte les armes, ce qui évite au chrétien de constants dilemmes. Luther est politiquement pragmatique. Depuis que le monde est monde, rarissimes sont les princes prudents et encore davantage les princes pieux. Le gouvernement ne porte ni à la prudence ni à la piété alors que prudence et piété lui feraient un grand bien. Les princes sont souvent les pires bandits de la terre32. Vouloir les dominer revient à leur ressembler. Comme auditeurs de la Parole divine et dans le royaume spirituel, ils sont subordonnés aux prêcheurs qui leur sont soumis dans le royaume séculier. Il reste au prêcheur la puissance de sa prédication. Mais si le prêcheur appelle à la sédition au nom de Dieu, il est coupable. En 1520, Luther, lui-même suspecté de sédition, le déclare avec force : « Je n’ai aucun doute : si l’empereur m’appelle, c’est Dieu qui m’appelle33. » Les trois états

La théorie des deux gouvernements divins est indissociable de celle des trois états légaux, ou Stände, ordines et regimina, dont Luther parle dès 1518 puis davantage après 1528. Les individus prennent place dans un ordre divinement établi. Luther reprend la tripartition fonctionnelle classique : le clergé prie, la noblesse protège, les paysans, ouvriers et artisans travaillent. La société comprend trois états : l’ecclesia, la politia, l’oeconomia. Luther n’a pas totalement brisé les hiérarchies usuelles, l’abolition du sacrement de l’ordre ayant démocratisé l’ecclesia au sein de la societas, et non pas la societas elle-même. Avec sa théorie d’une unique participation au sacerdoce du Christ commune à tous, il brise la position privilégiée de l’Église hiérarchique, mais pas de l’Église tout court. Il réévalue les caractéristiques de l’oeconomia dans la mesure où l’ecclesia devient le dénominateur commun et donc l’intégrateur des valeurs de l’ensemble. Le mariage est l’exemple significatif de ce processus de réévaluation. Il va jusqu’à dire que le travailleur, au premier chef le paysan, loin d’être l’objet d’une malédiction, est l’état le plus important sur la terre et qu’ainsi ses valeurs propres doivent imprégner l’ecclesia. De même, clergé et noblesse appartiennent à l’oeconomia comme maris et pères de famille tandis que nobles et travailleurs appartiennent à un titre parfaitement équivalent à l’ecclesia. Tous sont égaux en son sein. Toute

32 1523, WA 11.267, 30-32. 33 1520, WA BR2.242, 10-11.

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personne relève de la politia et d’une autorité séculière, quel que soit son état : il n’y a pas d’immunité ou de juridiction particulière. L’unique sacerdoce commun des fidèles lui permet donc de revisiter les périmètres et les valeurs des trois états. Luther va jusqu’à considérer que ces trois états représentent trois gouvernements ou modes de relations sociales ayant la même valeur. L’appartenance à un ordre ne vous confère aucune qualité éthique particulière ni aucune supériorité morale. Toute activité doit être conduite par l’amour du prochain qu’il s’agisse de la prière, du gouvernement ou du labeur. Cependant, Luther maintient la tripartition fonctionnelle parce que l’ecclesia relève du gouvernement spirituel et que la politia relève du gouvernement temporel. Le premier état est l’ecclesia, en haut de l’échelle sociale au regard du salut dont il est médiateur : « La plus grande chose dans le monde est de prêcher et d’absoudre34. » En second vient l’activité politique, en dernier le labeur. Luther finit par considérer ces trois états comme trois sphères de vie : cinq ans sont nécessaires à un berger pour comprendre les Bucoliques ou les Géorgiques de Virgile (économique), on doit vivre vingt ans comme citoyen dans une communauté politique ordonnée pour comprendre les Lettres de Cicéron (politique), on doit avoir gouverné les communautés avec les prophètes pendant cent ans pour commencer à comprendre la Sainte Écriture35 ! Pour Luther, l’abus naît dans chaque état lorsque l’action n’est plus régie par la loi de l’amour, mais par l’intérêt propre. Le problème est donc l’abus non l’état, divinement institué. Et le Diable s’interpose entre les deux règnes divins pour utiliser les trois états : mobiliser les hérétiques, fanatiques, hypocrites, faux prophètes et faux docteurs contre l’Église, susciter les insurgés et rebelles, conseillers corrompus et sycophantes contre le Gouvernement, rassembler les mauvais serviteurs et mauvais pères de famille pour saboter l’Économie. Luther voit la société comme un tout statique, un tout devant rester à sa place et surtout tous et chacun devant rester à leur place. Bien que seule l’envie d’une meilleure position détourne du salut et déstabilise l’ordre social, il ne faut pas condamner pour autant celui qui s’élève dans l’échelle sociale et qui change d’état, à condition qu’il le fasse par amour du prochain et par la nécessité du bien commun. On peut qualifier son modèle social d’archaïque au regard de ce que sont les démocraties modernes, mais certainement pas au regard des profonds bouleversements sociétaux qu’il impliquait à terme. Pour Luther, rien dans la Bible ne justifie ou légitime la conduite des révoltes populaires. Convaincre les princes comme les pairs de la Faculté oui, se révolter contre les princes non. L’amour du prochain n’est pas à confondre avec le désir d’enrichissement des commerçants et des marchands. Faire de Luther le père du capitalisme est une erreur. Ce dernier l’a précédé. En outre, si le travail de la terre est bibliquement un travail divin, Luther n’hésite pas à employer le terme péjoratif de rusticus qui rappelle celui de rudes que le Moyen Âge opposait aux doctores.

34 1539, WA 47.854,5. 35 1546, WA 48.241.

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Obéissance et désobéissance

La Guerre des Paysans ne fut pas la première vague de violence que Luther eut à affronter. En 1520, les étudiants de Wittenberg s’étaient révoltés, conduisant Luther à leur rappeler en chaire que le pouvoir des magistrats était d’institution divine, et que leur attitude faisait l’œuvre du Diable cherchant à jeter le discrédit sur la prédication de l’Évangile. Alors que l’insurrection perdurait et s’étendait à toute la population de Wittenberg, Luther fit paraître fin 1521 un appel aux chrétiens à la vigilance contre l’esprit de révolte, puis en 1522 un traité sur le pouvoir civil. Bien que limitée, l’obéissance devait primer sur toute autre considération, si bien que ce qui était en théorie limité devenait en pratique illimité. Luther ne détestait pas tant la révolte que son habit inévitable, la violence. Pour lui, cette dernière jetait immanquablement le discrédit sur tout ce qui s’en revêtait jusqu’aux causes les plus saintes. Paradoxalement, celui dont le mouvement de réforme devait mener au schisme, comme le lui reprochait Érasme, ne craignait rien tant que la guerre civile dès lors que son mouvement semblait avoir imposé une unité nouvelle. Cependant, pour Luther, l’obéissance au gouvernement n’a jamais été inconditionnelle, ni illimitée. La limite est précisément la conscience des sujets à l’obéissance. L’obéissance s’arrête à la conscience et donc relève idéalement du consentement, et beaucoup plus médiocrement, et si on ne peut faire autrement pour préserver l’ordre public, de la contrainte. De fait, Luther postule une présomption d’obéissance au gouvernement civil y compris dans le domaine ecclésiastique, la désobéissance restant une exception à peser très attentivement, le recours à la violence étant lui toujours exclu. La séparation initiale relève d’une confusion de fait, toujours à l’avantage du pouvoir civil. Le gouvernement ne peut gouverner spirituellement qui lui est soumis, en revanche il peut contraindre à telle pratique au nom de la paix sociale sans contraindre la conscience. Contraindre la conscience n’est pas aller contre la volonté propre, comme on le pense aujourd’hui, mais aller contre les commandements divins exprimés dans la Parole de Dieu. Dans le cas d’un conflit entre eux et ceux du gouvernement, la réponse est claire : c’est la clausula Petri qui s’applique36. Il faut alors étudier soigneusement la situation : la plupart du temps l’obéissance au gouvernement s’appliquera, mais lorsqu’elle ne le peut vraiment pas, la désobéissance au gouvernement est permise, mais pas pour autant l’usage de la violence contre lui. Le sujet, dans ce cas, doit endurer l’injustice comme le Christ avant lui, ayant droit de remontrance ou de protestation verbale en confessant la vérité comme les premiers martyrs, et en acceptant les conséquences éventuelles d’une pareille prise de parole. Croyant, il doit confesser, confessant il doit accepter la souffrance et l’injustice qui n’auront aucune prise sur l’âme. En outre, ce droit de remontrance est strictement individuel et ne peut fonder nulle coalition : le chrétien peut protester individuellement non pas collectivement. La désobéissance est donc permise à condition d’être spirituelle, individuelle et symbolique. Reste à

36 Mt 22, 21 : « Rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. » ; Ac 5, 29 : « Pierre répondit alors avec les Apôtres : “Il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes.” »

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savoir ce qu’on ferait dans le cas de chrétiens qui protesteraient individuellement, mais simultanément et au même propos.

Conclusion Si comme prédicateur, Luther n’oublia personne, les moines, les princes, les marchands et les paysans, pointant les travers de chacun à la manière d’un analyste des plus lucides, il choisit de concéder du pouvoir religieux aux princes plutôt que d’accepter le pouvoir politique du pape. Le second était, pour lui, à l’origine de bien des maux, de bien des abus, de bien des distorsions, tandis que l’ingérence des princes n’était qu’un symptôme de la crise présente. Mieux valait le concéder à « ses » princes qu’à un seul prince éloigné des intérêts de la nation allemande. Le parti des paysans inspiré par lui révéla au grand jour le péril que contenait sa doctrine religieuse, si elle n’était pas enracinée dans une théologie du politique qui maintenait l’intégrité du spirituel par l’autonomie du temporel. En outre, sa doctrine profondément dualiste ne pouvait exister sans lui pour la mettre en œuvre, c’est-à-dire pour l’interpréter comme il fallait (car les séparations notionnelles s’achèvent toujours en confusion dans les esprits), en lien avec tous les autres aspects de l’existence humaine et sociale, il faisait corps avec elle. Le problème de Münzer n’était pas d’avoir rompu avec sa doctrine de la Réforme, qu’il partageait en grande part comme curé dédié à ses ouailles et sensible à leurs malheurs, mais d’avoir rompu avec lui, et donc sa juste et concrète interprétation, d’avoir séparé la Réforme du Réformateur pour s’emparer de la Réforme et en faire le miel de ses propres causes. Pour Luther, en permettant la révolte, Münzer légitimait la violence ; en franchissant le Rubicon du désordre, il avait perdu le véritable sens tragique de l’anthropologie chrétienne, oubliant que la liberté humaine était non seulement ontologiquement déficiente, mais pervertie par le péché. Il avait également oublié que toute théocratie finissait par servir le pouvoir, et donc les puissants plus que les opprimés, car, par définition, la théocratie tient que tout pouvoir vient de Dieu, ce qui entraîne de justifier a posteriori bien des choses. Tout pouvoir vient de Dieu en effet, et c’est pour ce faire que le prédicateur ne peut pas être prince en même temps en ce monde perverti par le péché. Condamner les abus du prince, soit, mais contester son droit au nom du droit de Dieu, jamais. Münzer n’était donc pas un vrai théocrate ! Luther oui. Münzer avait pour lui une énergie considérable et le talent de transformer les mots en choses, mais ces choses ne visaient pas assez juste et ne tiraient pas suffisamment fort et loin. Et sans le secours d’un prince, il devait mourir des mains d’un autre prince et ses paysans avec. Luther vit en Münzer le signe que le Diable s’en prenait à sa réforme en cherchant à la rendre odieuse à ceux qui avaient vu très superficiellement en lui le moyen de s’emparer des biens de l’Église ou de prendre leur distance avec l’Empereur. Münzer pouvait lui faire perdre l’appui de ceux qui le soutenaient pour de mauvaises raisons, par opportunisme, ou désespérer ceux qui le soutenaient en raison du renouveau spirituel qu’ils pensaient y trouver. « Ce n’est vraiment pas beau de le voir se servir contre nous de notre ombre, de notre victoire et de tous les avantages que nous

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avons conquis sans lui. Esprit malin, il s’assoit sur notre fumier et aboie dans notre direction37. » En outre, ceux qui aimaient sincèrement sa vision du christianisme pourraient finir par se détourner de lui, sensibles aux critiques de Münzer qui voyait en Luther un traître à sa propre cause, un homme jaloux de son confort et de ses appuis. Il est clair que Luther n’a pas abandonné par opportunisme des hommes qui l’auraient compris et qui, contrairement à lui, auraient été jusqu’au bout, mais plutôt des hommes qui ne l’avaient pas compris, reprenant sa revendication de liberté, mais négligeant ou ignorant sa théorie du serf arbitre. Pour Luther, liberté psychologique (constituée par le fait de choisir) et liberté ontologique (qui implique l’intelligibilité ou la connaissance du bien que l’on choisit) sont confondues dans l’impossibilité à être par nos propres forces. Confusion mortelle au regard de l’histoire. Quand bien même notre liberté ontologique aurait été irréversiblement atteinte ici-bas par la morsure du péché, l’homme ne saurait être privé de toute forme de choix ni être empêché de vouloir par lui-même. Que sa volonté soit viciée ne lui impose pas d’être l’esclave des cadres établis, de vivre en soumis jusqu’à son dernier souffle. À ce titre, Luther ne condamne pas seulement la violence, il condamne la révolte qui le plus souvent émerge de la soumission à une certaine violence et dont la propre violence se tourne contre un ordre établi intrinsèquement violent et injuste. Ce qui sépara Luther et Münzer, c’est le serf arbitre, encore plus que la peur des princes. Celui qui ne reçoit pas un pouvoir de Dieu, par la naissance, par la charge qu’un pouvoir-né communique, celui-ci ne peut le prendre de lui-même, son destin est scellé. Il vivra comme dans la condition de sa naissance, selon la volonté d’un prince et il mourra comme il a vécu, autorisé à rêver du seul salut de son âme. Luther ne veut pas se contenter de lutter contre les abus, il veut les rendre impossibles. Il les voit non pas comme des accidents, mais comme les symptômes de causes profondes. Dès lors, il oppose, sépare, sanctuarise. Ces séparations entraînent des confusions par une sorte d’effet pendulaire inévitable. On distingue pour unir, mais on finit toujours par confondre ce qu’on a séparé. On peut dire que le prince abuse de son pouvoir, on a ce droit, à condition d’accepter d’en payer le prix, mais on n’a pas le droit de faire quoi que ce soit contre lui. Cette doctrine de la soumission politique s’origine dans un profond mépris du politique. La liberté chrétienne est tellement chrétienne qu’elle n’est plus une vraie liberté, complète et concrète, ce qui ne veut pas dire sans limites ou sans objet. La conscience religieuse peut ainsi s’opposer au Pape, mais pas à l’Empereur.

37 Cf. Lettre de Luther à l’Électeur Frédéric de Saxe du 19 juin 1524, citée par M. Pianzola, Thomas Munzer, op.cit., p. 111.

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Marc Vial

Luther, Calvin et Zwingli Les séquelles contemporaines d’un ancien conflit

Si par « séquelles » on entend des « conséquences fâcheuses d’un événement passé » – telle est l’une des définitions que propose de ce mot le Trésor de la langue française –, si par « conséquences fâcheuses » on entend des conséquences ecclésiologiquement fâcheuses et si l’on s’en tient aux Églises issues de la Réforme magistérielle, alors on dira que, aujourd’hui, en Europe à tout le moins, les séquelles du conflit qui a opposé Luther, Zwingli et, dans un second temps, Calvin, au sujet du Repas du Seigneur ont quasiment disparu. Certes, luthériens et réformés adoptent aujourd’hui encore des positions différentes à propos de la Cène, à tout le moins pour ce qui touche au mode de présence du Christ dans la Cène. Mais il faut immédiatement ajouter que ces différences-là ne constituent plus, à l’heure actuelle, un obstacle à la communion ecclésiale, puisque cette dernière a été déclarée, en 1973, par les Églises européennes signataires de la Concorde de Leuenberg, qui font entretemps partie de la Communion d’Églises Protestantes en Europe (CEPE) et qui ont, depuis lors, été rejointes par d’autres. Autrement dit, la question de la modalité de la présence du Christ dans la Cène, qui au xvie siècle a donné lieu à des différends d’ordre doctrinal tels qu’ils en sont venus à être séparateurs d’Églises, à l’instar de la question, connexe, de la compréhension des rapports entre les deux natures dans l’unique personne du Christ et de celle, survenue par la suite, du contenu authentique de la doctrine de la prédestination, cette question de la modalité de la présence du Christ durant le temps de la célébration du Repas du Seigneur a cessé d’être séparatrice, alors même qu’il s’en faut de beaucoup que toutes les Églises signataires de la Concorde de Leuenberg adoptent à ce sujet une attitude identique. La chose tient au fait que l’Église y est approchée sous le rapport de la mission qui est la sienne quant à la communication de la grâce dont Dieu est l’agent exclusif1, c’est-à-dire comme dispensatrice de la grâce par la performance d’actes qui sont tenus pour autant de moyens de grâce : la prédication de l’Évangile et la célébration des sacrements. Or, les différences d’ordre doctrinal qui affectent la question de la modalité de la présence du Christ dans le sacrement de l’autel ne sauraient en rien compromettre le consensus portant sur le statut de ce dernier : le fait qu’il constitue un moyen de grâce, autrement dit le fait



1  Voir à ce sujet A. Birmelé, La communion ecclésiale. Progrès œcuméniques et enjeux méthodologiques, Paris-Genève, Cerf-Labor et Fides, 2000, p. 279 : « L’Église est définie en référence aux moyens dont Dieu se sert pour communiquer sa grâce, la prédication et les sacrements. Ainsi, et seulement ainsi, Dieu crée, recrée, maintient et parachève l’Église. Il fait advenir en son sein les données qui la constituent : l’Église est la communion des croyants qui célèbrent la Parole, le baptême et l’eucharistie ». En 500 après Martin Luther, dir. par Stéphane-Marie Morgain, Turnhout, 2018 (BRHE, 104), p. 79-93 © FHG DOI 10.1484/M.BRHE-EB.5.116211

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que, au moyen de sa célébration, la grâce divine se communique réellement aux fidèles qui prennent part à la Cène. C’est là ce qui explique que les anathèmes qui figurent dans les écrits symboliques de chacune des deux confessions – et on pense plus particulièrement à la liste des condamnations qui concluent les articles que la Formule de concorde luthérienne consacre non seulement à la Cène2, mais également à la christologie et à la prédestination – aient été levés, au sens où ils sont considérés comme n’atteignant plus la doctrine actuelle de la confession d’en face3. La chose apparaît clairement dans les articles 18 à 20 de la Concorde de Leuenberg : 18. Dans la Cène, Jésus-Christ le ressuscité se donne lui-même en son corps et son sang, livrés à la mort pour tous, par la promesse de sa parole, avec le pain et le vin. De la sorte, il se donne lui-même sans restriction à tous ceux qui reçoivent le pain et le vin ; la foi reçoit la cène pour le salut, l’incrédulité la reçoit pour le jugement. 19. Nous ne saurions dissocier la communion avec Jésus-Christ en son corps et en son sang de l’acte de manger et de boire. Toute considération du mode de présence du Christ dans la cène qui serait détachée de cet acte risque d’obscurcir le sens de la cène. 20. Là où existe un tel accord entre les Églises, les condamnations contenues dans les confessions de la Réforme ne concernent pas la doctrine effective de ces Églises. Ce n’est pas ici le lieu de commenter en détail ces quelques lignes. Pour le propos qui est le nôtre, deux remarques suffiront. En premier lieu, on constate que la Cène est ici approchée comme le lieu de l’auto-donation du Christ. Ce qui vient en premier, c’est l’acte par lequel le Christ se rend présent – entendons : le ressuscité mort pour tous. L’accent est donc bien mis sur la dimension salvifique de la présence du Christ, c’est-à-dire sur l’affirmation selon laquelle la Cène constitue, au même titre que la prédication de la Parole et la célébration du baptême, un moyen de grâce. D’où la seconde remarque. De ce que la priorité soit donnée à la dimension salvifique de la présence du Christ il suit que la question de la modalité de cette présence est seconde. La chose ne revient pas à dire que cette question n’a pas sa place ; elle revient à dire qu’il convient de lui donner sa juste place, c’est-à-dire de reconnaître que les différences de traitement de cette question ne sont pas séparatrices, pour peu qu’on s’accorde sur le fait que Christ se donne lui-même, avec le pain et le vin, au moment même où son repas est partagé – sur le fait, autrement dit, qu’une conjonction est

2  Voir à ce sujet Formule de concorde, Solida declaratio, VII, trad. in La foi des Églises luthériennes. Confessions et catéchismes, éd. A. Birmelé et M. Lienhard, Paris-Genève, Cerf-Labor et Fides, 1991, no 1060-1063, p. 506-508. 3  Voir Concorde de Leuenberg, 27 : « Là où l’on reconnaît les faits constatés ci-dessus, les condamnations contenues dans les confessions de la Réforme à propos de la cène, de la christologie et de la prédestination ne concernent pas la doctrine dans son état actuel. En disant cela, nous ne prétendons pas que les condamnations prononcées par nos pères aient été déplacées ; toutefois, elles ne sont plus un obstacle à la communion ecclésiale ». Ce texte est téléchargeable depuis le site Internet de la Communion d’Églises protestantes en Europe (CEPE) ; URL : http://www.leuenberg.net/fr/ concorde-de-leuenberg. Dernier accès : 15/12/2017.



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reconnue entre l’acte par lequel le Christ se donne, en son corps et en sang, et celui par le lequel les fidèles partagent le pain et le vin4. Si l’on s’en tient à l’espace européen, il n’est pas déraisonnable d’affirmer que les séquelles ecclésiologiques du conflit qui a mis aux prises les trois principaux Réformateurs à propos de la Cène ont quasiment disparu depuis une cinquantaine d’années dans les Églises issues de la Réforme magistérielle. On pourrait certes dire que subsistent des séquelles herméneutiques, au sens où plusieurs interprétations du conflit sont à l’heure actuelle proposées. De fait, certains estiment que les débats des Réformateurs portaient principalement sur la question de la modalité de la présence du Christ dans la Cène et, de façon secondaire, sur des problèmes de christologie, dans la mesure où les différentes manières de penser le rapport des deux natures dans la personne du Christ étaient solidaires des différentes compréhensions de la modalité de sa présence dans la célébration eucharistique. D’autres soutiennent que l’enjeu principal est ailleurs. Tel est le cas d’André Birmelé, qui fait valoir que l’« enjeu dernier était bel et bien la compréhension du sacrement et plus particulièrement de la place et du sens de la foi5. » La question du mode de présence du Christ dans la Cène n’aurait donc été que la pointe cachée d’un iceberg, la manifestation d’un problème autrement fondamental, qui porte sur la nature même du sacrement. On peut la formuler comme suit : le sacrement se réduit-il à être une célébration de la grâce déjà accordée antérieurement ou est-il au contraire porteur, au présent, du présent de la grâce ? Pour notre part, nous prendrons dorénavant le terme « séquelle » au sens neutre de « suite » et nous emploierons à montrer que, si le dispositif qui prévaut actuellement en matière de théologie eucharistique dans l’espace protestant résulte de celui qui a été mis en place au xvie siècle, il n’en constitue pas la pure et simple reprise. Nous nous proposons dans ce qui suit d’étayer l’hypothèse suivante. Le conflit qui a opposé les trois principaux Réformateurs portaient sur deux problèmes : celui du mode de présence du Christ dans la Cène et celui de la nature du sacrement. Dans les écrits symboliques – et nous pensons ici plus particulièrement à la Formule de Concorde –, le premier problème a pris le pas sur le second, ce qui nous semble en partie attesté par le fait que les anathèmes du xvie siècle portaient exclusivement sur la question des relations entre les éléments d’une part, et le corps et le sang du Christ d’autre part. Les débats œcuméniques luthéro-réformés menés au xxe siècle ont tiré la question de la nature du sacrement de l’« oubli » dans lequel les condamnations réciproques formulées dans les écrits symboliques l’avaient jetée. Et c’est parce que cette dernière question a été tranchée – luthériens et réformés s’étant accordés sur le fait que la Cène était, en tant que sacrement, communication de la grâce divine – et parce que 4  Voir A. Birmelé, Le salut en Jésus-Christ dans les dialogues œcuméniques, Paris-Genève, Cerf-Labor et Fides, 1986, p. 412 : « Il ne s’agit pas tant d’interdire une réflexion sur la manière de la présence réelle que de donner à celle-ci sa juste place dans la réflexion théologique. Il peut y avoir, sur ce point, des interprétations différentes. Ces différences sont secondes lorsqu’elles sont portées par le consensus affirmant que dans les éléments de la Cène, Christ se donne lui-même en vue du salut à ceux qui le reçoivent dans la foi ». 5  A. Birmelé, L’horizon de la grâce. La foi chrétienne, Paris, Cerf-Olivétan, 2013, p. 284.

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la question de la nature du sacrement a été jugée plus fondamentale que celle relative au mode de présence du Christ dans la Cène, que cette dernière a pu cesser d’être séparatrice d’Églises. Qu’on ne se méprenne pas sur le statut des propositions qui ont à l’instant été avancées. Le signataire de ces lignes n’est ni spécialiste de la Réforme, ni historien de l’œcuménisme, ni œcuméniste : ces propositions sont donc à prendre pour ce qu’elles sont, à savoir des hypothèses. Nous nous efforcerons cependant de montrer que ces hypothèses ne sont pas arbitraires et que les arguments plaidant en leur faveur ne manquent pas.

Les positions en présence au xvie siècle dans les débats entre Réformateurs Nous commencerons par mettre en évidence les diverses logiques théologiques qui président aux trois principales positions en présence au xvie siècle, dans l’orbe de la Réforme magistérielle à tout le moins : la zwinglienne, la luthérienne et la calvinienne. Aucune de ces trois positions n’est tombée toute cuite du ciel, chacune s’étant bien plutôt développée dans le cadre d’un débat, c’est-à-dire en fonction de positions différentes. C’est la raison pour laquelle nous allons principalement prendre en considération les textes de Réformateurs qui manifestent un état avancé de la discussion : les derniers écrits de Zwingli en la matière (la Fidei ratio6 de 1530 et l’Expositio fidei7 de 1531), le traité Vom Abendmahl Christi, Bekenntnis8 que Luther a publié en 1528 et par lequel il comptait livrer son dernier mot au sujet du Repas du Seigneur et, pour finir, la dernière édition de l’Institution de la religion chrétienne de Calvin9, qui présuppose, entre autres, la discussion qu’il a menée avec le luthérien Joachim Westphal (1510-1574). Nous tâcherons, comme annoncé, de dégager la logique théologique sous-jacente à chacune de ces positions. La chose suppose notamment de déterminer la manière dont les deux problèmes qui viennent d’être évoqués (la question du mode de présence du Christ dans la Cène et celle de la nature du sacrement) sont à chaque fois concrètement articulés. Nous nous attacherons en premier lieu à la position de Zwingli. Bien que les écrits sur lesquels nous nous fonderons soient postérieurs à l’écrit de Luther que nous envisagerons, ce dernier constitue une réponse aux thèses des Réformateurs suisses : Zwingli, bien entendu, mais également Œcolampade (1482-1531).

6  H. Zwingli, Fidei ratio, in Huldreich Zwinglis sämtliche Werke, VI/2, éd. E. Egli et al., Zürich, Berichthaus, 1968, p. 790-817 ; trad. fr. : H. Zwingli, « Fidei ratio, 1530 », trad. J.-F. Gounelle, Études théologiques et religieuses, 56 (1981), p. 377-402. 7  H. Zwingli, Christianae fidei brevis et clara expositio ad regem Christianum, in Huldreich Zwinglis sämtliche Werke, VI/5, éd. E. Egli et al., Zürich, Theologischer Verlag, 1991, p. 50-162 ; trad. fr. : H. Zwingli, « Exposition de la foi chrétienne, 1531 », trad. J.-F. Gounelle, Études théologiques et religieuses, 92 (2017), p. 155-206. 8 M. Luther, Vom abendmahl Christi, Bekendnis (WA 26, 261-509) ; trad. fr. : M. Luther, De la Cène du Christ – Confession, in id., Œuvres, t. VI, trad. J. Bosc, Genève, Labor et Fides, 1965, p. 13-185. 9 J. Calvin, Institution de la religion chrestienne, IV, xiv-xvii, éd. J.-D. Benoît, Paris, Vrin, 1961, p. 289-317, p. 374-447.

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La position d’Huldrych Zwingli

Pour ce qui touche à la modalité de la présence du Christ dans la Cène, la position de Zwingli est présentée de manière claire et sous forme ramassée dans la confession de foi lue au cours de la Diète d’Augsbourg en 1530 : la Fidei ratio. On pense plus particulièrement à l’article 8 : Huitièmement – Je crois que dans le repas sacré de l’eucharistie (c.-à-d. d’action de grâces) le vrai corps du Christ est présent par la contemplation de la foi, c.-à-d. que ceux qui rendent grâce au Seigneur pour le bienfait qui nous a été accordé en son Fils reconnaissent qu’il a assumé une vraie chair, a vraiment souffert en elle, a vraiment lavé nos péchés par son sang, et ainsi tout ce que Christ a accompli leur devient comme présent par la contemplation de la foi. Mais que le corps du Christ, en son essence et réellement, c’est-à-dire que le corps naturel lui-même, soit, dans la cène, présent ou mangé de notre bouche et de nos dents, comme le prétendent les papistes et certains qui regardent aux marmites d’Égypte [cf. Ex 16/3], non seulement nous le nions, mais nous affirmons avec fermeté que c’est une erreur qui s’oppose à la parole de Dieu10. On le voit : ce n’est pas la présence du corps et du sang du Christ que Zwingli remet ici en cause, mais sa présence physique. De fait, l’accent est moins placé sur la présence du corps et du sang comme tels que sur la présence des conséquences du don, par le Christ, de son corps et de son sang : c’est l’efficace de ce don que le partage du Repas du Seigneur rend présent. Cette « re-présentation » des conséquences de l’œuvre accomplie par et en Christ est ici concrètement pensée comme une « contemplation de la foi ». La foi est en effet envisagée tout à la fois comme l’acte par lequel le fidèle se représente (au sens mental du terme) le don que le Christ a fait de lui-même pour lui et l’acte par lequel le même fidèle le rend à nouveau présent (et, de ce point de vue, le re-présente) : « tout ce que Christ a accompli leur devient comme présent par la contemplation de la foi ». Une telle « re-présentation » de l’agir salvateur du Christ est par Zwingli opposée à la thèse de la présence physique du corps et du sang du Christ dans les éléments de la Cène, cette dernière étant tenue, non seulement pour inutile, mais aussi et surtout pour exclue. Cette exclusion de la présence physique du corps et du sang du Christ est motivée par plusieurs raisons. Nous nous en tiendrons ici à celles qui nous paraissent les principales. D’après les Écritures, le Christ dit tout à la fois de lui-même : « Vous ne m’avez pas pour toujours » (Mt 26, 11 ; Jn 12, 8) et : « je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde » (Mt 28, 20)11. Zwingli se fait fort de montrer qu’il n’y a là aucune contradiction, pour peu que l’on mette l’absence sur le compte de l’absence du corps et du sang du Christ et la présence pérenne du Christ sur celui de sa présence selon la nature divine. C’est ici que la question proprement christologique s’articule au problème lié à la Cène. Le problème christologique est,

10  H. Zwingli, Fidei ratio, art. 8 (Werke, VI/2, p. 806) ; trad. fr., p. 392. 11  Voir H. Zwingli, Fidei ratio, art. 8 (Werke, VI/2, p. 807) ; trad. fr., p. 392-393.

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dans ce cas, très concrètement celui des prérogatives liées à chacune des deux natures du Christ, la question étant de savoir si les propriétés de l’une sont transférables à l’autre. Zwingli le nie avec la dernière énergie. La réalité de l’union hypostatique impose certes de ne pas séparer les deux natures, mais, aux yeux du Réformateur de Zurich, elle interdit surtout de les confondre. Aucune communication réelle des idiomes n’est donc envisageable, et le fait que des passages de l’Écriture attribuent à une nature les propriétés de l’autre doit être mis sur le compte d’une figure de style : l’alloiosis12. Par conséquent, dans la mesure où il est dit du Christ qu’il siège à la droite de Dieu, dans la mesure, qui plus est, où un corps est comme tel forcément localisé et dans la mesure, pour finir, où l’omniprésence, qui est une caractéristique propre à la nature divine, ne peut être transférée à la nature humaine du Christ, il faut soutenir que son corps et son sang ne peuvent être physiquement présents dans les éléments de la Cène13. Quant à l’affirmation « Ceci est mon corps », comprise dans les paroles d’institution, elle doit, conformément à ce que Cornelius Hoen a fait valoir dans une lettre qu’il a adressée à Zwingli en 1524 et qui a visiblement été déterminante pour la théologie eucharistique ultérieure du Réformateur de Zurich, s’entendre au sens de « Ceci (à savoir le pain) signifie mon corps ». Une telle position s’impose d’autant plus aux yeux de Zwingli qu’elle correspond à la conception qu’il se fait par ailleurs de la nature même du sacrement. On en vient ici au second problème annoncé. Là encore, la Fidei ratio est des plus claires. S’adressant à Charles Quint qui présidait la Diète d’Augsbourg, Zwingli écrit ceci dans l’article 7 de sa confession de foi : Je crois donc, ô César [= Charles Quint], que le sacrement est le signe d’une chose sacrée, c’est-à-dire de la grâce déjà faite. Je crois que, de cette grâce invisible, évidemment faite et accordée par un don de Dieu, il est une figure, ou forme, visible, c’est-à-dire : un exemple visible, qui offre pourtant aux regards en quelque sorte une analogie de l’action accomplie par l’Esprit. Je crois que c’est un témoignage public. […] s’ils [= les sacrements] ne peuvent produire la grâce, ils nous associent pourtant de façon visible à l’[É]glise en laquelle nous avons été reçus auparavant de façon invisible : et cela, annoncé et promulgué, lors de leur célébration, avec les paroles de la promesse divine, doit être considéré avec la plus grande piété14.

12  Voir W.P. Stephens, Zwingli le théologien, trad. M. Hébert, Genève, Labor et Fides, 1999, p. 305 : « Ainsi, quand le Christ dit : “Ma chair est bien une nourriture”, le mot “chair” relève bien de sa nature humaine, mais ici il est utilisé pour sa nature divine, car c’est en tant que fils de Dieu qu’il est une nourriture pour l’âme. Zwingli veille à ce que les deux natures gardent bien leur intégrité ». 13  Voir, entre autres, H. Zwingli, Expositio fidei (Werke, VI/5, p. 142) ; trad. fr. : p. 198 : « Cette argumentation, fondée sur les saintes Écritures, montre que le corps du Christ, en sa nature, propriété et réalité, ne peut être qu’en un seul lieu – sauf à oser prétendre […] de façon stupide et impie, que nos corps aussi peuvent être en plusieurs lieux. Dès lors, nos adversaires sont contraints d’admettre qu’il siège en soi-même, selon sa nature, ses propriétés et en vérité à la droite du Père. Il ne peut donc pas être dans la Cène ». 14  H. Zwingli, Fidei ratio, art. 7 (Werke, VI/2, p. 805) ; trad. fr., p. 391.

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On aura reconnu dans l’affirmation « le sacrement est le signe d’une chose sacrée » l’une des définitions que saint Augustin a proposées du sacrement, telle en tout cas qu’elle est formulée dans les Sentences de Pierre Lombard : Sacramentum est invisibilis gratiae visibilis forma15. Vraisemblablement tributaire d’une sémiologie mise en place au Moyen Âge16, Zwingli analyse le vocable de forma en termes de « signe » et voit dans le sacrement, non le lieu de la donation actuelle de la grâce à ceux qui communient, mais le signe de la donation de cette grâce déjà accordée antérieurement : le signe « de la grâce déjà faite ». Les deux derniers mots sont importants. Le sacrement n’est autre chose que la célébration présente d’un don passé – du don de la grâce dont le fidèle est déjà bénéficiaire et dont le sacrement n’est précisément pas porteur. Dans l’Expositio fidei, Zwingli prend bien soin de préciser que la destitution du sacrement du rang de moyen de grâce n’implique nullement l’inutilité de la célébration du sacrement. Une telle célébration permet non seulement, ainsi que nous le lisons dans le texte cité, de manifester à l’extérieur l’appartenance à l’unique corps du Christ de la multiplicité des fidèles qui partagent le Repas du Seigneur, mais également – et tel est l’ajout qui figure dans l’Expositio fidei –, de confirmer la foi de ceux qui y prennent part. Car si le sacrement ne confère pas la foi mais qu’il la présuppose – sans quoi sa célébration est nulle et non avenue –, il n’en constitue pas moins un moyen de la nourrir : usant d’éléments sensibles qui sont autant de signes d’une réalité spirituelle, il est propre, précisément parce qu’il fait usage d’éléments sensibles, à se porter sur le terrain précis qui menace la foi : le domaine sensible, justement17. La cohérence de la conception que se fait Zwingli du sacrement avec ce qu’il affirme par ailleurs au sujet de la modalité de la présence du Christ apparaît immédiatement : puisque le sacrement en général n’est autre que la manifestation extérieure d’un don de grâce accordé intérieurement et antérieurement, la Cène ne saurait être le lieu de la présence physique du corps et du sang du Christ, lesquels ont déjà été donnés antérieurement eux aussi. Si ces deux thèses sont cohérentes l’une avec l’autre, force est cependant de constater qu’elles ne s’appellent pas nécessairement l’une l’autre : nous le verrons lorsque nous aborderons la position de Calvin. Pour l’heure, il convient de présenter celle de Luther. La position de Luther

Là où Zwingli distingue le sacrement de la réalité qu’il signifie, Luther les unit au contraire. La chose est patente dans un extrait du traité De la Cène du Christ, dans lequel Luther présente la thèse de la présence du corps et du sang du Christ dans, avec et sous les espèces eucharistiques (in, cum et sub) comme une conséquence de la manière même dont la Cène constitue un sacrement :

15  Voir K. Lehmkühler, « Parole et sacrements. Les moyens de grâce », in A. Birmelé, P. Bühler, J.-D. Causse, L. Kaennel (dir.), Introduction à la théologie systématique, Genève, Labor et Fides, 2008, p. 308 n. 15. 16  Voir à ce propos I. Rosier-Catach, La parole efficace. Signe, rituel, sacré, Paris, Seuil, 2004. 17  Voir H. Zwingli, Expositio fidei (Werke, VI/5, p. 159-160) ; trad. fr., p. 205-206.

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Où sont aussi tous les autres qui babillent qu’il n’y a pas dans la cène rémission des péchés ? Saint Paul et Luc disent : c’est le Nouveau Testament qui est dans la cène et non pas le signe ou la figure du Nouveau Testament. Car les figures et les signes du Nouveau Testament appartenaient à l’Ancien Testament, chez les Juifs. […] Car les chrétiens doivent avoir le Nouveau Testament en lui-même sans figure ni signe. Il se peut bien qu’ils l’aient caché sous une forme étrangère. Mais ils doivent l’avoir véritable et présent. Si donc le Nouveau Testament est dans la cène, le pardon des péchés, l’Esprit, la grâce, la vie et toute félicité doivent y être aussi. Et tout cela est saisi dans la Parole. Car qui pourrait savoir ce qu’il y a dans la cène, si les paroles ne le proclamaient pas ? C’est pourquoi, vois, quelle chose belle et grande et merveilleuse il y a là, et comme tout est étroitement interdépendant et constitue un seul être sacramentel (ein sacramentlisch wesen). Les paroles sont la première chose, car, sans les paroles, la coupe et le pain ne seraient rien, ensuite sans le pain et la coupe, le corps et le sang du Christ ne seraient pas là. Sans le corps et le sang de Christ, le Nouveau Testament ne serait pas là. Sans le Nouveau Testament, le pardon des péchés ne serait pas là. Sans le pardon des péchés, la vie et la félicité ne seraient pas là. Ainsi, ce sont premièrement les paroles qui saisissent le corps et le sang de Christ. Le corps et le sang de Christ saisissent le Nouveau Testament. Le Nouveau Testament saisit le pardon des péchés. Le pardon des péchés saisit la vie éternelle et la félicité. Vois, les paroles de la cène offrent et donnent tout cela et nous le saisissons par la foi18. Le point de départ du raisonnement est la présence, en Lc 22, 20 et en 1 Co 11, 25, du motif de la Nouvelle Alliance : « Ceci est la Nouvelle Alliance » ou : le Nouveau Testament. La Cène est ainsi comprise par Luther comme l’événement au travers duquel la Nouvelle Alliance, conclue en Christ, est effective. On ne saurait simplement voir dans la Cène une figure de cette Nouvelle Alliance : le temps des figures est passé, relevant d’une période précédant l’advenue du Christ dans la chair. Par conséquent, loin de renvoyer à la Nouvelle Alliance conclue en Jésus Christ, la Cène est pour ainsi dire une nouvelle occurrence de cette conclusion. Par là, aucun ombrage n’est porté à l’unicité de l’événement de la Croix – et c’est là une réponse du berger luthérien à la bergère zwinglienne, le Réformateur de Zurich ayant fait valoir que toute conception de la Cène qui verrait en elle un moyen de salut porterait atteinte à l’unique médiation assurée sur la Croix par l’unique Médiateur. Dans un autre passage du traité, Luther prend bien soin de distinguer le meritum Christi et la communicatio meriti. Il ajoute cependant que celle-ci ne saurait frapper celui-là de caducité, dans la mesure où elle n’est rien d’autre qu’une communication, au présent, du salut acquis en Christ dans l’événement passé de la croix19. La distinction étant

18  M. Luther, Vom Abendmahl (WA 26, 478,24-479,8) ; trad. fr., p. 157. 19  Voir M. Luther, Vom Abendmahl (WA 26, 294,5-18), trad. fr., p. 37 : « L’aveugle et fol esprit ne sait pas que meritum Christi et distributio meriti sont deux choses et il mélange tout comme une truie dégoûtante. Christ a mérité et nous a acquis une fois pour toutes sur la croix le pardon des péchés ; mais il le distribue, là où il est, à toutes heures et dans tous les lieux. […] C’est pourquoi nous disons que le pardon des péchés est dans la sainte cène non pas à cause de la manducation, ni parce que

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sauve, il convient cependant de ne pas la concevoir comme une séparation. On ne saurait en particulier séparer le corps du Christ et le sang du Christ du pain et du vin, sous peine de porter atteinte à la nature même de l’événement en quoi la Cène consiste. Précisément parce qu’elle est le lieu où le salut, acquis une fois pour toutes sur la Croix, est effectivement présent, précisément parce que le salut, acquis in illo tempore, est communiqué à nouveau, les éléments du pain et du vin acquièrent un être nouveau. Tout en demeurant du pain et du vin, ils deviennent en plus le corps et le sang du Christ. (Telle est la position appelée plus tard « consubstantiation », terme qui, sauf erreur, ne figure dans aucun texte de Luther.) La notion de « nouvel être sacramentel » est capitale. Ce nouvel être résulte de la conjonction du pain et du vin avec, respectivement, le corps et le sang du Christ. À partir de là, Luther se fait fort de répondre aux arguments dont Zwingli ainsi que Œcolampade avaient usé pour nier la présence locale. 1. En raison de ce nouvel être sacramentel, il est impossible de tenir que, dans les paroles d’institution, « Ceci est mon corps » doive se lire comme « Ceci signifie mon corps ». En disant « Ceci est mon corps », le Christ procède à une praedicatio identica, c’est-à-dire à une affirmation qui identifie le pain désigné (« ceci » renvoyant au pain) et le corps auquel il est conjoint20. De fait, cette conjonction est réelle, ainsi qu’on l’a vu en analysant la notion d’« être sacramentel », si bien qu’il faut prendre « est » au sens propre. 2. En matière de christologie, la distinction des deux natures du Christ n’équivaut à aucune séparation. L’union hypostatique impose, bien au contraire, d’attribuer à la personne tout entière les propriétés de l’une des deux natures : il est ainsi loisible de prédiquer la passibilité (qui est une prérogative de la nature humaine) au Fils de Dieu et, en retour, de prédiquer l’omniprésence (qui est une prérogative de la nature divine) au corps du Christ. Telle est l’une des versions de la doctrine de la communication des idiomes. 3. Qui plus est, Luther fait valoir qu’« être en un lieu » peut se dire en plusieurs sens. En particulier, être en un lieu ne se réduit pas à occuper un espace défini et exclusif, à la manière dont une entité dotée d’un corps physique est nécessairement circonscrite dans un espace mesurable. Autrement dit, toute présence n’est pas nécessairement locale, si l’on entend par là qu’elle est circonscriptible. Le mode de présence de Dieu est réplétif, dans la mesure où Dieu est présent à différents lieux disjoints dans

le Christ mériterait ou acquerrait là le pardon des péchés, mais à cause de la parole par laquelle il distribue entre nous ce pardon acquis et nous dit : “Ceci est mon corps, qui est donné pour vous.” Tu entends ici que nous mangeons le corps comme donné pour nous, et que nous entendons et croyons ceci en mangeant ; c’est pourquoi le pardon des péchés, qui a pourtant été acquis sur la croix, nous est distribué là ». 20  Voir M. Luther, Vom Abendmahl (WA 26, 442,29-38) ; trad. fr., p. 125 « C’est pourquoi, c’est parler d’une façon parfaitement juste que de dire, en montrant le pain : “Ceci est le corps du Christ.” Et celui qui voit le pain voit le corps du Christ, de même que Jean dit qu’il voyait le Saint-Esprit [ Jn 1, 32], alors qu’il voyait la colombe, comme nous l’avons entendu. On continue à parler justement lorsqu’on dit : Celui qui prend ce pain prend le corps du Christ ; et celui qui mange ce pain mange le corps du Christ ; celui qui broie ce pain avec les dents ou la langue broie avec les dents et la langue le corps du Christ. Et il demeure cependant toujours vrai que personne ne voit, ne prend, ne mange ou ne broie le corps du Christ, comme on voit et mord visiblement une autre chair. Car ce que l’on fait au pain est justement et avec raison approprié au corps du Christ à cause de l’union sacramentelle ».

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l’espace. Parce qu’il comprend la communication des idiomes comme un transfert réel des propriétés d’une nature à la personne tout entière, Luther tient que le mode de présence réplétive est celui du corps et du sang du Christ. Là encore, une telle compréhension de la présence du corps et du sang du Christ est corrélée à la nature même qui est attribuée au sacrement comme tel. Dans la confession qui clôt le texte intitulé De la Cène du Christ, Luther fait valoir que les bénéfices liés à l’œuvre salvatrice accomplie par et en Jésus Christ sont communiqués par le SaintEsprit d’une double manière : intérieurement (par la foi et d’autres dons spirituels) et extérieurement. Le Réformateur écrit à ce dernier propos : « Mais extérieurement par l’Évangile, par le baptême et le sacrement de l’autel ; par ces choses comme par trois moyens ou manières (als durch drey mittel odder weise), il vient à nous et exerce en nous la souffrance du Christ en nous l’appliquant pour notre salut21. » Comme on le voit, le sacrement est, au même titre que la prédication, tenu pour un moyen de grâce, c’est-à-dire considéré comme porteur de la grâce même que Dieu impartit. Aux yeux du Réformateur, la thèse selon laquelle la Cène est réellement porteuse de la grâce est solidaire de la thèse selon laquelle les éléments sont réellement porteurs du corps et du sang du Christ. La position de Calvin

La liaison opérée par Luther entre la définition du sacrement comme moyen de grâce et l’affirmation de la présence du corps et du sang du Christ dans, avec et sous les éléments, apparaît nécessaire – dans sa logique théologique à tout le moins. Cette nécessité ne s’impose cependant pas dans l’absolu. La position défendue par Calvin en constitue le meilleur exemple, puisque le Réformateur de Genève peut, dans le même temps, affirmer que le sacrement est porteur de la grâce divine et nier la présence du corps et du sang du Christ dans, avec et sous les éléments sensibles. Cette double thèse se rencontre déjà dans le Petit traité de la sainte Cène de 154122. Nous nous en tiendrons cependant à l’Institution de la religion chrétienne. Qu’il suffise de produire un seul passage : La somme est telle, que noz âmes ne sont pas moins repeues de la chair et du sang de Iesus Christ, que le pain et le vin entretiennent la vie des corps. Car autrement

21  M. Luther, Vom abendmahl (WA 26, 506,10-12) ; trad. fr., p. 181. 22  J. Calvin, Petit traité de la sainte Cène, in id., Œuvres, éd. F. Higman, B. Roussel, Paris, Gallimard, 2009, p. 839 : « Maintenant, si on demande à savoir néanmoins si le pain est le corps de Christ et le vin son sang, nous répondrons que le pain et le vin sont signes visibles, lesquels nous représentent le corps et le sang ; mais que ce nom et titre de corps et de sang leur est attribué pour ce que ce sont comme instruments par lesquels le Seigneur Jésus nous les distribue. La raison de cette forme et manière de parler est très convenable. Car, comme ainsi soit que ce nous soit une chose incompréhensible, non seulement à l’œil, mais à notre sens naturel, que la communication que nous avons au corps de Jésus-Christ, elle nous est là visiblement montrée. » Et un peu plus loin (p. 840) : « C’est un mystère spirituel, lequel ne se peut voir à l’œil, ne comprendre en l’entendement humain. Il nous est donc figuré par signes visibles, selon que notre infirmité requiert, tellement néanmoins que ce n’est pas une figure nue, mais conjointe avec sa vérité et substance ».

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la similitude du signe ne conviendroit point, si noz âmes ne trouvoyent en Iesus Christ de quoy se rassasier. Ce qui ne se peut faire, sinon que Iesus Christ s’unisse vrayement à nous, et nous repaisse de la nourriture de son corps et de son sang. […] l’Esprit unit vrayement les choses qui sont séparées de lieu. […] Parquoy si le Seigneur nous représente au vray la participation de son corps sous la fraction du pain, il n’y a nulle doute qu’il ne la baille quant et quant. Et de fait, les fidèles ont du tout à tenir ceste reigle, que toutes fois et quantes ils voyent les signes ordonnez de Dieu, ils conçoyvent pareillement pour certain la vérité de la chose représentée y estre coniointe, et en ayent seure persuasion. […] s’il est vray que le signe visible nous est baillé pour nous séeller la donation de la chose invisible, il nous faut avoir ceste confiance indubitable, qu’en prenant le signe du corps, nous prenons pareillement le corps23. Tout comme Zwingli, Calvin voit dans le pain et le vin des signes du corps et du sang du Christ, signes qui, comme tels, sont réellement distincts de la réalité qu’ils réfèrent. Le pain n’est pas réellement le corps, mais la ratification du fait que le corps nous est réellement donné. Plus clairement que le Petit traité de la sainte Cène, l’Institution est le lieu d’une dispute théologique avec la compréhension luthérienne de la Cène, Calvin ayant eu à plusieurs reprises maille à partir avec Joachim Westphal, l’un des sectateurs de Luther. Les développements que le Réformateur de Genève consacre dans l’Institution à la Cène s’en ressentent, qui le voient notamment occupé à réfuter toute thèse qui, selon lui, accréditerait l’idée selon laquelle le corps et le sang du Christ seraient « enclos » dans les éléments. Sur ce point, la proximité avec la position zwinglienne est nette, Calvin s’opposant, tout comme le Réformateur de Zurich, à une compréhension réaliste de la communication des idiomes. Il ne voit dans cette dernière qu’une « forme de parler24 ». C’est qu’il est, à l’instar de Zwingli, soucieux de préserver les prérogatives de chacune des deux natures du Christ, ce qui le conduit à nier toute possibilité d’une présence, dans les éléments, du corps du Christ qui, depuis l’Ascension, est localisé au ciel. Force est cependant de constater qu’une telle thèse ne porte en rien atteinte à la communion réelle du fidèle au corps et au sang du Christ. C’est là ce que Calvin ne cesse de mettre en avant lorsqu’il débat avec les luthériens25. Et c’est sur ce point également qu’il fausse compagnie à Zwingli. Le principal reproche qu’il adresse à ce dernier est d’avoir conçu la distinction entre le signe et la chose signifiée sur le mode d’une séparation. Or, on le lit dans ce texte, le signe et la réalité spirituelle signifiée sont « conjoints ». Ce terme, « conjonction », se rencontre déjà sous la plume de Luther. Le fait est que l’un et l’autre Réformateurs ne lui assignent pas le même contenu. Lorsque Calvin parle de la conjonction, il ne parle pas de la

23  J. Calvin, Institution, IV, xvii, 10, p. 384-385. 24  J. Calvin, Institution, II, xiv, 1, p. 253. 25  J. Calvin, Institution, IV, xvii, 20, p. 401 : « Et toutesfois ie ne préten pas de diminuer tant peu que ce soit de la participation que i’ay cy dessus confessé que nous avons au corps de Iesus Christ. » Et plus loin (IV, xvii, 31, p. 420) : « il n’est pas requis que Iesus Christ soit attiré ci bas pour estre conioint à nous ».

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conjonction des éléments avec le corps et le sang du Christ, mais de la conjonction des fidèles avec le corps et le sang du Christ, laquelle est réalisée par le Saint-Esprit. L’œuvre du Saint-Esprit est ici comprise comme appliquant, à la réalité des fidèles, cela même qui a été accompli dans et par l’œuvre du Christ. C’est donc par la vertu du Saint-Esprit que le fidèle prend part, hic et nunc, et véritablement, au corps et au sang du Christ donnés sur la Croix illic et tunc. En bref, bien que le pain ne soit pas le corps mais qu’il n’en est que le signe, « en prenant le signe du corps, nous prenons pareillement le corps ». Cette affirmation est solidaire de la manière même dont Calvin conçoit le sacrement. Ce dernier n’est pas un signe du don antérieur de la grâce (comme chez Zwingli), mais la donation en acte de la grâce. Certes, Calvin reprend de son devancier la thèse selon laquelle Dieu demeure libre par rapport au sacrement, ce qui signifie 1. qu’il peut user d’un autre moyen pour communiquer sa grâce et 2. que le sacrement n’est pas en lui-même porteur de la grâce. Mais, aux yeux du Réformateur de Genève, être libre par rapport au sacrement ne revient pas pour Dieu à se retirer du sacrement : Dieu est libre par rapport au sacrement, mais cette liberté inclut celle d’en faire un « instrument » de la communication de sa grâce. C’est ainsi que, sur ce point, Calvin se fraye un passage entre ce qu’il tient d’une part pour la position catholique romaine et celle qu’il diagnostique dans les écrits de Zwingli : « Cependant ceste fausse imagination est abbatue, d’enfermer dedans les Sacremens la vertu de nous iustifier et les grâces du sainct Esprit, comme s’ils en estoyent des vaisseaux ; et ce qui a esté omis par les autres est clairement exprimé : assavoir qu’ils sont instrumens par lesquels Dieu besoigne selon qu’il luy plaist. Il nous convient aussi noter que c’est Dieu qui accomplit au dedans ce que le ministre figure et testifie par l’acte l’extérieur, afin que nous ne tirions point à un homme mortel ce que Dieu se réserve26. » Fait intéressant, sur ce point, Calvin ne polémique jamais avec les luthériens. La raison en est simple : tout en se distinguant d’eux quant à la manière de comprendre le mode de présence du Christ dans la Cène, il partage avec eux la définition du sacrement comme porteur de la grâce divine. C’est par la considération de l’évolution du statut de cette dernière question que nous conclurons cette étude.

Le statut de la question de la nature du sacrement, du xvie siècle à nos jours Il s’agit plus précisément d’étayer l’hypothèse suivante : l’affirmation selon laquelle la Cène est, comme sacrement, porteuse de la grâce divine a vu son statut modifié entre le xvie et le xxe siècle, étant passée d’une affirmation parmi d’autres à une affirmation fondamentale décidant de l’importance des autres. Le fait qu’elle ne revêtait pas au xvie siècle l’importance qui lui est accordée de nos jours est corroboré par la considération du Consensus Tigurinus signé en 1549. 26  J. Calvin, Institution, IV, xiv, 17, p. 307.

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Héritiers de Zwingli (au premier rang desquels figure Bullinger) et adeptes de la position calvinienne (Calvin y compris !) font état, dans ce texte, de l’accord qui règne entre eux en matière de doctrine eucharistique. Le fait est que cet accord inclut celui relatif à la nature du sacrement de la Cène. Ainsi, l’article 7 fait valoir que le sacrement rend la grâce présente : « Et dans tout cela, le principal c’est que Dieu nous atteste ainsi sa grâce, nous la rend présente, et y appose son sceau27. » Qu’on n’aille pas croire que cette présence est uniquement celle que procure la foi et dont Zwingli avait parlé. L’article 9 poursuit : « Comme de juste, nous distinguons les signes et les choses signifiées, mais nous ne séparons pas la vérité des signes. Ainsi nous reconnaissons que tous ceux qui ont accueilli dans la foi les promesses qui y sont représentées reçoivent le Christ spirituellement avec tous ses dons spirituels, et ceux qui ont déjà participé au Christ, continuent cette communion et la font vivre28. » Sauf erreur, il semble bien que, sur ce point, la position calvinienne ait prévalu sur celle de Zwingli. Un accord avec les luthériens n’est cependant pas intervenu, non seulement parce que le désaccord quant à la manière de concevoir le lien entre le corps et le sang du Christ, d’une part, et les éléments de l’autre, demeurait total, mais également parce que la position luthérienne en la matière fait l’objet dans le Consensus Tigurinus sinon d’une condamnation en bonne et due forme, du moins d’un rejet29 : « Il est en effet tout aussi absurde de placer le Christ sous le pain, ou lié au pain, que de transformer la substance du pain en celle de son corps30. » Sous ce rapport, donc, les positions luthérienne et catholique sont également rejetées. Tout se passe en somme comme si le désaccord relatif à la modalité de la présence du Christ dans la Cène pesait plus lourd que l’accord tacite entre luthériens et réformés touchant à la nature même du sacrement et comme si cette différence irréductible revêtait une importance telle qu’elle était érigée au rang de différence séparatrice. C’est précisément à cette situation que mettent fin, si nous voyons bien, les textes relatifs à la Cène élaborés au xxe siècle par des instances luthéro-réformées. On l’a déjà vu en traitant de la Concorde de Leuenberg. On le voit également si l’on prend en considération un texte capital, jusques et y compris sous le rapport de l’influence qu’il a exercée sur la Concorde : les fameuses Thèses d’Arnoldshain, fruit d’un travail qui s’est étendu de 1947 à 1957 au sein de l’Église protestante Allemagne (Evangelische Kirche in Deutschland). Dans ce texte en effet, les développements relatifs à la nature du sacrement sont plus originaires que ceux qui ont trait à la question de la modalité de la présence du Christ dans la Cène, non seulement au sens où les premiers précèdent

27  Consensus Tigurinus, art. 7, in E. Campi, R. Reich (éd.), Consensus Tigurinus (1549). Die Einigung zwischen Heinrich Bullinger und Johannes Calvin über das Abendmahl. Werden, Wertung, Bedeutung, Zürich, Theologischer Verlag, 2009, p. 240. 28  Consensus Tigurinus, art. 9, p. 241. 29  Voir sur ce point M. Lienhard, « Die Verwerfung der Irrlehre und das Verhältnis zwischen lutherischen und reformierten Kirchen. Eine Untersuchung zu den Kondemnationen der Bekenntnisse des 16. Jahrhunderts », in Auf dem Weg II. Gemeinschaft der reformatorischen Kirchen. Berichte und Dokumente des lutherisch-reformierten Gespräches in Europa mit Beiträgen, Zürich, Theologischer Verlag, 1971, p. 96. 30  Consensus Tigurinus, art. 24, p. 244.

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les seconds dans l’économie du texte, mais aussi et surtout au sens où l’accord dont les premiers témoignent semble porter les désaccords qui affectent la seconde question, désaccords qui cessent par là même de revêtir un caractère séparateur. Qu’il suffise d’alléguer ici la deuxième des huit Thèses d’Arnoldshain : Thèse 2. – 1) Dans la Sainte-Cène, Jésus-Christ lui-même agit, à travers ce qu’accomplit l’Église, en tant que Seigneur présent par sa Parole dans le Saint-Esprit. 2) La Sainte-Cène, comme la prédication, le baptême et l’annonce particulière du pardon des péchés, fait partie des moyens par lesquels le Christ nous approprie les dons de l’Évangile Sauveur31. On le voit : la Cène est ici tenue, au même titre que l’autre sacrement et que la prédication (qu’on l’envisage comme une parole adressée à une communauté ou qu’on la considère sous le rapport d’une adresse particulière à un individu), comme un moyen de grâce, c’est-à-dire ici l’événement au travers duquel le salut accompli en Jésus Christ est appliqué aux fidèles. Ainsi que Marc Lienhard l’avait déjà relevé dans une étude publiée en 1972, la réalité de la Cène est ici principalement approchée par le biais de la catégorie de l’action : « Il est question ici moins de ce que la Cène est que de qui advient à travers elle32. » Cette prééminence de la catégorie de l’action par rapport à celle de la substance s’explique vraisemblablement, entre autres, par l’évolution qu’a connue la théologie au cours du xxe siècle, et plus particulièrement la théologie protestante qui, sans renoncer à toute ontologie, s’est efforcée d’élaborer une ontologie dans des termes non substantialistes33. En tout état de cause, c’est précisément parce que la considération de l’acte du Christ a pris le pas sur celle du rapport que son corps et son sang entretiennent avec les éléments qu’aucune des positions qui ont à ce dernier propos été soutenues au xvie siècle n’est plus tenue pour exclusive des autres, ainsi qu’on peut le lire dans la thèse 4 : Thèse 4. – Les paroles que notre Seigneur Jésus-Christ prononce lors de la distribution du pain et du calice nous disent ce qu’il donne lui-même dans ce repas à tous ceux qui y participent : lui-même, le Seigneur crucifié et ressuscité, se laisse prendre par nous, en vertu de sa parole et de sa promesse, avec le pain et le vin, en son corps livré à la mort pour tous et en son sang répandu pour tous ; il nous intègre ainsi, par la puissance du Saint-Esprit, à son règne victorieux, afin que, dans la foi en sa promesse, nous ayons le pardon des péchés, la vie et le salut34.

31 Thèses d’Arnoldshain, trad. in Foi et Vie, 56 (1958), p. 422. 32  M. Lienhard, Lutherisch-reformierte Kirchengemeinschaft heute. Der Leuenberger Konkordienentwurf im Kontext der bisherigen lutherisch-reformierten Dialoge, Frankfurt am Main, O. Lembeck, 1972, p. 94. 33  D’autres facteurs que ceux, purement doctrinaux, qu’on allègue ici expliquent bien entendu la volonté, particulièrement manifeste au sortir de la Seconde Guerre mondiale, de rapprochement des deux confessions protestantes principales. Voir à ce sujet, entre autres, Y. Congar, « De Marbourg (1529) à Leuenberg (1971). Luthériens et Réformés au temps de l’opposition et sur la voie d’une union », Istina, 30 (1985), p. 45-65 (en part. p. 62-63). 34  Thèses d’Arnoldshain, p. 423.

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Le fait que des trois prépositions en usage dans la théologie eucharistique luthérienne (in, cum et sub) seule la deuxième demeure peut être lu comme une concession que les luthériens font aux réformés, les uns et les autres partageant, depuis le xvie siècle, l’idée selon laquelle la communion au corps et au sang du Christ est concomitante au partage du repas. Mais sans doute indique-t-elle également que l’important est ailleurs : dans le fait que la Cène est l’événement de l’auto-donation du Christ au fidèle. Sauf erreur, l’accord principal réside ici : dans le fait de confesser ensemble que le partage du repas est le lieu de l’agir salvateur du Christ ou, si l’on préfère, le théâtre de la performance, dans le temps présent, de l’acte par lequel le Christ se donne lui-même à ceux qui prennent part à la Cène. Que l’accord se fasse au sujet de l’auto-donation du Christ en son corps et en son sang, et les désaccords relatifs aux modalités ontiques de cette auto-donation cessent, sinon d’être pris au sérieux, du moins d’être séparateurs. Telle semble être la logique des textes d’accord doctrinal, et jusqu’aux déclarations de communion ecclésiale comme la Concorde de Leuenberg, qui préside à la compréhension de la Cène adoptée aujourd’hui par les héritiers des Réformateurs du xvie siècle.

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Luther, le père involontaire de la dissidence protestante et notamment de l’anabaptisme ?

Commençons par une remarque pour clarifier l’objet de cette contribution, car le terme de « dissidence protestante » pourrait prêter à confusion. Pour les catholiques du xvie siècle et bien au-delà, toute forme de protestantisme est considérée comme une dissidence dont Martin Luther lui-même serait le père. Nous nous référons à un autre phénomène. Il s’agira ici de personnes que Luther désignait « d’enthousiaste », de « sacramentaire », « d’illuminé » ou « d’anabaptiste ». Pour mieux cerner ces personnes et mouvements, certains historiens parlent « d’aile gauche de la Réforme1 », ou de « Réforme radicale2 ». Puisque ces termes ne font pas l’unanimité parmi les chercheurs, je garderai ici la notion de « dissidence protestante ». Effectivement, la démarche de Martin Luther commémorée en 2017 a participé à la mise en route d’un processus de dissidence continuelle. Par la suite, seront établis des protestantismes « officiels » que G. Williams appelle la Réforme magistérielle, réformes créées en lien avec un pouvoir politique princier ou municipal, décrites de la manière suivante par Thomas Kauffmann : « sous le nom de “Réformation”, je comprends les processus de transformation de l’institution ecclésiastique dans le cadre des villes et des territoires3 […] ». Dans de tels cas, il est évidemment question de Luther, Zwingli, Bucer, Calvin… En faisant référence à la « dissidence protestante », il s’agit de personnes et de mouvements se trouvant d’abord aux côtés de Luther (ou de Zwingli), mais qui s’en séparent. Les réformes qu’ils essaient de mettre en place sont sans appui politique, sans territoire. D’autres noms ou mouvements surgissent ici : Andreas Carlstadt, Thomas Müntzer, le soulèvement paysan, Balthasar Hubmaier, Michael Sattler, Menno Simons, Caspar Schwenckfeld, Melchior Hoffman, Sébastien Franck, le « royaume » de Münster en Westphalie, Michel Servet ou Sébastien Castellion. Ces personnes et mouvements ont été l’objet d’un conflit d’interprétations depuis leurs débuts et faisaient partie intégrante des polémiques entre catholiques et protestants. Citons d’abord la perspective catholique, que j’illustre avec une citation de Johann Fabri ( Jean Faber), évêque de Vienne, dans sa justification de la condamnation et de la mise à mort de l’anabaptiste Balthasar Hubmaier en mars 1528. 1 R. Bainton, « The Left Wing of the Reformation », The Journal of Religion V. 21, n. 2 (avril, 1941), p. 124-134, H. Fast, Der linke Flügel der Reformation, Bremen, Carl Schünemann Verlag, 1962. 2 G. Williams, The Radical Reformation, Kirksville Missouri, 19923 (Sixteenth Century Essays and Studies). 3 T. Kaufmann, Histoire de la Réformation, Genève, Labor et Fides, 2014, p. 14. En 500 après Martin Luther, dir. par Stéphane-Marie Morgain, Turnhout, 2018 (BRHE, 104), p. 95-110 © FHG DOI 10.1484/M.BRHE-EB.5.116212

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Lui, après ce Luther, […] porte la responsabilité de ce que, hélas plus de cent mille paysans ont été tués, et que ces troubles ont fait plusieurs centaines de milliers de veuves et d’orphelins4. Dans cette perspective, Luther se trouve à l’origine de toute dissidence qui suit, et surtout, du soulèvement paysan. Le réformateur de Wittenberg aurait engendré Carlstadt et Müntzer, ce dernier étant considéré comme le père des anabaptistes. Après la défaite des paysans en 1525, le mouvement resurgit à Münster en Westphalie en 1534-15355 et une fois ce « royaume » millénariste réprimé, l’anabaptisme restant prétend être non-violent, mais représente l’aboutissement logique de la démarche luthérienne, c’est-à-dire le refus de l’autorité ecclésiastique et le libre examen de la conscience6. Selon François Laplanche, les doctrines nées aux marges de la Réforme ne sont nullement restées inaperçues des théologiens catholiques. Les jugeant fort sévèrement, ils aimaient voir en elles les fruits pernicieux de la révolte contre l’autorité de l’Église romaine7. L’un des principes clés de Luther est désigné comme responsable. La filiation entre Réformateurs et « marginaux » se manifeste déjà sur le plan de la règle de foi : en militant pour la Sola Scriptura, les Réformateurs ont allumé un incendie dont la maîtrise leur a vite échappé8. Cette perspective, formulée de manière moins polémique, a perduré dans l’historiographie catholique jusqu’au xxe siècle. Selon Joseph Lortz, « […] le christianisme non institutionnel des enthousiastes est une des composantes essentielles du mouvement de la Réforme9 ». De même pour Jean Delumeau : les Protestantismes officiels ne purent pas supprimer les dissidences non conformistes. Luther n’avait pas revendiqué en vain, à la dispute de Leipzig, le droit au libre examen de l’Écriture. À la limite cette revendication conduisait à l’individualisme religieux10.

4 Le texte de Fabri est cité dans M. Monge, Une représentation catholique de l’anabaptisme en 1528, traduction et commentaire de « Ursach, warumb der Wiedertäufer Patron und erster Anfänger Balthasar Hubmaier zu Wien auf den 10. März verbrennt sei », mémoire de maîtrise, Université de Paris I, 2001, p. 64. 5 Voir G. Chaix, « Les anabaptistes de Münster (1534-1535) : Bilan historiographique », Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français, 148 (2002), p. 293-307. 6 Pour une présentation sur les débats historiographiques concernant la dissidence protestante, voir notre introduction dans N. Blough (éd), Jésus-Christ aux marges de la Réforme, Paris, Desclée, 1992, p. 11-21. 7 Fr. Laplanche, « La théologie de la contre-réforme devant les christologies dissidentes », in N. Blough (éd.), Jésus-Christ aux marges de la Réforme, p. 186. 8 Fr. Laplanche, in N. Blough (éd), Jésus-Christ aux marges de la Réforme, op. cit. p. 189. 9 J. Lortz, La Réforme de Luther, t. I, Paris, Cerf, 1970, p. 431. 10 J. Delumeau, Naissance et affirmation de la Réforme, Paris, P.U.F, 1972, p. 242.

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Évidemment, Luther et les protestantismes officiels divers n’ont pas partagé cette perspective. Très tôt, une autre généalogie de la dissidence a été construite. À côté de son affrontement avec l’autorité romaine, Luther a rapidement connu des divergences d’opinions parmi ceux qui se trouvaient dans un premier temps à ses côtés. Ces divergences et les ruptures qui s’ensuivent sont à l’origine de la naissance de la « dissidence protestante » que nous abordons ici. Luther prendra rapidement ses distances avec ces personnes, mais encore beaucoup plus à partir du soulèvement paysan, dont – comme nous l’avons vu – la responsabilité lui est attribuée par les autorités catholiques et impériales. De qui, de quoi s’agit-il ? Deux personnes sont importantes ici : Andreas Carlstadt et Thomas Müntzer11. Pendant l’absence de Luther de Wittenberg (à partir de mai 1521), Andreas Carlstadt, prêtre et collègue universitaire, prend en main la Réforme de la ville. Il se marie, encourage l’iconoclasme, et à plusieurs niveaux selon Luther, ira trop loin trop vite. Luther revient en mars 1522 pour remettre les pendules à l’heure, ce qui aboutit à une première rupture entre réformateurs12. Carlstadt sera marginalisé et traité de « Schwärmer » (enthousiaste, exalté, agité). Pour Luther, Carlstadt se trouve parmi les « prophètes célestes » et il écrit à son égard : « […] Je me contente de résister à son esprit sectaire violent et agité13 ». À peu près en même temps, Luther s’affronte à un autre collègue-pasteur, Thomas Müntzer, qui, comme Carlstadt, s’intéresse à rendre la Réforme accessible en milieu paysan14. De tendance mystique et spiritualiste, Müntzer critique le nouveau « monopole théologique » mis en place par Luther. Comme Carlstadt, Müntzer sera désigné comme « Schwärmer », prophète fou, et envoyé par le diable15. « (Le diable) a fait son nid à Allstedt […] », écrit Luther en faisant référence à Müntzer16. Une fois la révolte commencée, Luther poursuit sa diabolisation des paysans et de Müntzer : « En somme ils ne font pas autre chose que l’œuvre du diable, et en particulier c’est l’archidiable en personne qui règne à Mühlhausen17 ». De même que la polémique catholique associe Luther aux Schwärmer, Luther fait de ses adversaires une globalité partageant une même logique et un même comportement. L’opposition première à son message vient des catholiques. Dans sa Lettre aux princes de Saxe au sujet de l’esprit séditieux, Luther écrit :

11 Pour un résumé de ces confrontations, voir M. Lienhard, Luther. Ses sources, sa pensée, sa place dans l’histoire, Genève, Labor et Fides, 2016, p. 19-20. 12 M. Arnold, Martin Luther, Paris, Fayard, 2017, p. 276-279. 13 Martin Luther, « Contre les prophètes célestes, des images et de l’eucharistie », Œuvres II, Pléiade, Gallimard, Paris 2017, p. 165. 14 Concernant Müntzer, voir W. Packull, « Thomas Müntzer, le Christ mystique et militant », in N. Blough (éd.), Jésus-Christ aux marges de la Réforme, p. 27-50. 15 Voir C. Dejeumont, « Schwärmer, Geist, Täufer, Ketzer : de l’allié au criminel (1522-1550) », Bulletin de la société de l’histoire du protestantisme français, 148 (2002), p. 21-46. 16 Martin Luther, « Lettre aux princes de Saxe au sujet de l’esprit séditieux », Œuvres, t. II, op. cit., p. 148. 17 Martin Luther, « Contre les hordes pillardes et criminelles des paysans », Œuvres, t. II, op. cit., p. 217. Voir l’analyse de la relation Luther-Müntzer de M. Lienhard, Luther, op. cit., p. 242-244.

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Il faut que ces choses se produisent maintenant aussi, afin qu’on reconnaisse qu’il s’agit bien là de la véritable Parole de Dieu, puisqu’il arrive ce qui est arrivé de tout temps ; c’est elle que le pape, l’empereur, les rois et les princes attaquent avec les poings ; ils veulent étouffer par la violence, la condamner, la diffamer et, comme des insensés, ils la persécutent sans la connaître ni l’avoir entendu18 […]. Mais une même opposition se poursuit dans la « dissidence ». Un peu plus loin dans la même lettre, Luther continue : « Plus on opprime celle-ci (la Parole de Dieu), plus elle se propage et croît. C’est pourquoi il entreprend maintenant de l’attaquer avec de faux esprits et des sectes19 ». Une fois la diète d’Augsbourg passée en 1530 et la confession de foi luthérienne rejetée, Charles Quint menace de s’attaquer aux princes protestants. Dans son Avertissement à ses chers Allemands, Luther met Müntzer et le pape dans la même catégorie. « Müntzer et les émeutiers […] ont fait ce que les papistes font maintenant, […] ils se sont lancés dans l’action violente20 ». Les perspectives classiques protestante et catholique ont ainsi en commun le fait de considérer la « dissidence protestante » comme un phénomène global, plutôt homogène, et diabolique, attribuant la paternité à l’autre camp. Des termes comme « enthousiaste », « illuminé » et très souvent « anabaptiste » seront utilisés pour nommer le phénomène en vue de le disqualifier. Dans la perspective catholique, cela commence avec Luther, qui engendre Carlstadt et Müntzer, qui eux, engendrent la révolte paysanne et l’anabaptisme, et ce dernier montre son véritable visage à Münster en Westphalie en 1524-1535. Dans la perspective protestante, les mêmes personnes et mouvements sont stigmatisés, mais la paternité revient non pas à Luther, mais à Carlstadt et Müntzer. On finit souvent par appeler l’ensemble « anabaptisme ». Il faudra attendre la fin du xixe siècle et les travaux d’Ernst Troeltsch et de Max Weber pour avoir un autre regard sur cette dissidence21. Le recul des siècles, le regard socio-historique et l’assouplissement de la polémique confessionnelle ont permis de distinguer parmi les dissidents des théologies et des rapports au monde très différents les uns des autres. Il est désormais difficile de les désigner tous avec un ou deux termes. George Williams, par exemple, classifie les dissidents en « anabaptistes évangéliques », « anabaptistes révolutionnaires », « anabaptistes contemplatifs », « spiritualistes révolutionnaires », « spiritualistes rationalistes », « spiritualistes évangéliques » et « rationalistes évangéliques22 ». Les groupes anabaptistes qui ont survécu au xvie siècle (mennonites, houttériens, et amish) sont héritiers des mouvements pacifistes et non violents. Dans leur propre regard de l’histoire, ils se distinguent des mouvements violents, mais à l’époque, ce n’était pas évident pour leurs adversaires de constater les différences.

18 Martin Luther, « Lettre aux princes de Saxe au sujet de l’esprit séditieux », Œuvres, t. II, op. cit., p. 147. 19 Ibid., p. 148. 20 Martin Luther, « Avertissement à ses chers Allemands », Œuvres, t. II, op. cit., p. 465. 21 Voir J. Séguy, Christianisme et société, Introduction à la sociologie de Ernst Troeltsch, Paris, Cerf, 1980. 22 Cf. G. Williams, The Radical Reformation, op. cit.

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Et la contribution de Martin Luther ? Face à une telle diversité, il serait possible d’imaginer que la réponse à la question posée par notre titre est tout simplement négative. Luther ne peut pas être « le père » de tout cela. En même temps, comme l’écrit Matthieu Arnold, […] il n’y a « pas de Réformateur, pas de prédicateur réformateur ou d’auteur de tract réformateur […] qui n’ait pas reçu de Luther au moins une impulsion substantielle à ses débuts23 ». Puisque ces personnes et mouvements citent très souvent Luther, exprimant souvent une déception à l’égard du déroulement de sa réforme, il nous semble difficile d’écarter une influence, même si elle est le plus souvent non voulue. Cette influence peut être théologique, comme nous le verrons, mais elle peut aussi tout simplement résulter de l’exemple de Luther qui est vu par beaucoup comme un rebelle contre l’autorité de l’Église et de l’empereur. En dépit de ce qu’il écrit sur Romains 13 contre l’insoumission des paysans, Luther n’obéit pas toujours aux autorités en place24.

Contributions de Luther : trois exemples Nous citerons trois exemples d’influence possible, le premier concernant le soulèvement paysan et les deux autres à l’égard des mouvements anabaptistes qui ont pu se structurer et perdurer jusqu’à nos jours. Contribution au mouvement paysan25

Quand on pense à l’influence de Luther, il est souvent question de ses « grands écrits » théologiques. Dans le cas des paysans, l’impulsion de Luther vient plutôt de sa manière de concevoir la mise en place de la réforme et de la notion d’Église que cela sous-entend. Au début des années 1520, des dizaines de milliers d’exemplaires de livres et de pamphlets de Luther (et d’autres auteurs) circulent et les autorités de l’empire craignent une mauvaise influence sur la population. En 1523, une lettre du Reichsregiment (autorité impériale) à la Confédération helvétique sonne l’alarme : une compréhension mauvaise et dangereuse de notre sainte foi chrétienne se trouve partout chez l’homme commun par des communications, brochures et enseignements. Si l’on ne s’en occupe pas avec sagesse, cela ne pourra aboutir qu’à beaucoup de haine, mécontentement et révolte26.

23 M. Arnold, Martin Luther, op. cit., p. 328. 24 « […] Much more influential than his theology was his personal example as a rebel against the two great authorities of Christendom, the pope and the Holy Roman emperor ». (P. Blickle, The Revolution of 1525 : The German Peasants’ War from a New Perspective, Baltimore et Londres, The Johns Hopkins University Press, 1981, p. xxii). 25 Cette section suit de près notre ouvrage Les révoltés de l’Évangile. Balthasar Hubmaier et les origines de l’anabaptisme, Paris, Cerf, 2017, p. 61-77, où l’influence d’Ulrich Zwingli est également démontrée. 26 Cité par P. Blickle, The Revolution of 1525, op. cit., p. 117.

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Nous allons illustrer ce phénomène en examinant un petit traité de Martin Luther qui a exercé une influence majeure dans les milieux des paroisses rurales. Il s’agit d’un ouvrage datant de 1523 : Qu’une assemblée ou communauté chrétienne a le droit et le pouvoir de juger toutes les doctrines, d’appeler, d’installer et de destituer des prédicateurs : fondements et raisons tirés de l’Écriture27. Ce texte jette les bases théologiques qui permettent de comprendre la démarche effectuée par Zurich lorsqu’elle a embauché Ulrich Zwingli comme pasteur. De nombreux écrits suggérant le choix local des pasteurs circulaient à l’époque. De toute façon, l’idée de gestion locale des paroisses s’enracine dans les générations précédant la Réforme28. En janvier 1523, Luther reçoit une délégation de Leisnig, une petite ville de Saxe électorale. Cette paroisse dépend d’une abbaye proche qui possède le droit de désigner son curé. La paroisse elle-même s’oppose au curé qui lui a été envoyé et réclame le soutien de Luther pour justifier son choix d’un pasteur ouvert aux idées réformatrices. En septembre 1522, Luther avait visité la paroisse, lui suggérant de créer une caisse commune pour subvenir aux besoins des pasteurs et des pauvres29. Le traité en question paraît entre Pâques et Pentecôte 1523 et a été édité une dizaine de fois30. Aux yeux de Luther, le besoin de réforme concrète passe d’abord par une redéfinition de l’Église. Elle est là « où se trouve […] la communauté (Gemeinde) chrétienne ». « On reconnaît à coup sûr la communauté chrétienne au fait qu’on y prêche le pur Évangile ». À partir de cette définition, qui met un accent particulier la prédication du « pur Évangile », Luther disqualifie l’institution ecclésiastique par des propos anticléricaux qui ne pouvaient que plaire à ceux qui se trouvaient redevables aux propriétaires ecclésiastiques, ce qui était le cas de beaucoup de paysans à l’époque. Il en résulte d’une manière indéniable que les évêques, les chapitres, les couvents et tout ce qui appartient à leur groupe ne furent de loin pas des chrétiens ni une communauté chrétienne, bien qu’ils aient usurpé ce nom pour eux seuls avant tous les autres. Car celui qui connaît l’Évangile voit, entend et comprend qu’aujourd’hui encore, ils se fondent sur leurs enseignements, qu’ils ont complètement rejeté

27 Nous nous servons de la traduction française de ce texte qui se trouve in Martin Luther, Œuvres IV, Genève, Labor et Fides, 1958, p. 79-89. Le même texte se trouve dans Luther Œuvres, t. II, op. cit., p. 51-63. 28 « Action to take over from church authority the running of hospitals or schools, or the founding of church preacherships paid for by civic funds, was common in energetic and prosperous central European cities like Nuremberg or the major cities of Switzerland, but it was equally so in remote rural areas where peculiar local circumstances gave opportunity and people were prepared to use and extend their control over the Church in order to further its work ». « All this means that in many areas of central Europe, well before the Reformation upheavals, Landeskirchen, or locally run churches, were quietly emerging ». D. MacCulloch, The Reformation, Viking, 2004, p. 49. 29 Martin Luther, « Qu’une assemblée ou communauté chrétienne », Œuvres, t. IV, op. cit., p. 79. 30 P. Blickle, Communal Reformation : The Quest for Salvation in Sixteenth-Century Germany, New Jersey – Londres, Humanities Press, 1992, p. 122.

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l’Évangile et le rejettent toujours. C’est pourquoi on doit tenir pour païen et temporel ce que ce gens font et prétendent31. Ce « pur Évangile », qui se distingue radicalement des « pratiques païennes » catholiques, se fonde évidemment sur le principe réformateur du sola scriptura. Les catholiques établissent et destituent les prêtres selon des critères humains. Luther propose un autre processus qu’il considère conforme à l’Écriture. Il est, en effet, absolument grotesque de gouverner les consciences devant Dieu, avec le droit humain et les anciennes habitudes. C’est pourquoi en ce domaine, il faut agir selon l’Écriture et la Parole de Dieu32. Comme ailleurs dans d’autres écrits, Luther veut renverser la prétention du magistère romain d’être l’instance théologique ultime. « La parole et l’enseignement humains ont établi et ordonné qu’il faut laisser le soin de juger la doctrine aux évêques, aux savants et aux conciles seuls ». Le sola scriptura est une critique fondamentale de cette prétention, mais il faut trouver des moyens pour que ce principe se concrétise dans la vie de l’Église. Pour ce faire, Luther accorde aux « chrétiens de base », c’est-à-dire à la communauté locale (Gemeinde) le droit, voire le devoir de juger les doctrines. La communauté locale se trouve ainsi soudainement dotée d’une autorité théologique. Car le Christ établit exactement le contraire : il enlève aux évêques, savants et conciles, tout ensemble le droit et le pouvoir de juger la doctrine pour les donner à chacun et à tous les chrétiens en général33. Le Réformateur tire une conclusion radicale pour l’époque. Les évêques, papes, savants et tout le monde ont pouvoir d’enseigner, mais c’est aux brebis de juger s’ils le font avec la voix du Christ ou la voix des étrangers34. Le ton « anticlérical » se durcit. Qui donc ne voit ici que tous les évêques, chapitres, couvents, universités avec tous leurs membres se révoltent contre cette claire parole du Christ, en enlevant insolemment aux brebis le droit de juger de la doctrine pour se l’approprier à eux-mêmes, par leur propre décret et leur insolence35 ? Comment ne pas imaginer l’effet de ces paroles dans les communes rurales ? Ainsi donc, nous concluons que là où il y a une communauté chrétienne qui possède l’Évangile, elle a non seulement le droit et le pouvoir, mais aussi l’obligation, au prix du salut des âmes – et conformément à l’engagement qu’elle a pris envers le Christ dans le baptême – d’éviter, de fuir, de destituer et de se soustraire à

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Martin Luther, « Qu’une assemblée ou communauté chrétienne », Œuvres, t. IV, op. cit., p. 81. Ibid., p. 82. Id. Id. Ibid., p. 83.

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l’autorité telle qu’elle est exercée actuellement par les évêques, abbés, couvents et chapitres et leurs semblables36. Après avoir défini l’Église comme lieu où le pur Évangile est prêché, après avoir reconnu à cette communauté locale l’autorité théologique nécessaire pour juger des questions doctrinales, Luther affirme qu’une telle communauté a le droit de choisir son propre pasteur. Si l’Église se définit par la prédication et si la communauté a le droit de juger de la prédication, elle a évidemment le droit de choisir celui qui va occuper cette fonction d’enseignement. Nous devons nous comporter selon l’Écriture, appeler et établir nous-mêmes parmi nous ceux que nous trouvons aptes à cette tâche et que Dieu a doués d’intelligence et ornés de dons à cet effet37. À partir du texte de 1 Corinthiens 14, Luther suggère une structure de prise de parole communautaire, où chacun aurait le droit de parler, de prophétiser et d’enseigner. Mieux encore, un chrétien a tellement de pouvoir qu’au milieu de chrétiens et sans être appelé par les hommes, il peut et doit intervenir et enseigner, s’il se rend compte que le prédicateur qui est là est dans l’erreur ; toutefois, il faut que cela se fasse convenablement et sagement38. Dans ce passage, saint Paul ordonne à chacun, même sans vocation, de se lever au milieu des chrétiens lorsque c’est nécessaire, et il l’appelle à cela par cette Parole de Dieu, tandis qu’il ordonne à l’autre de se retirer et le destitue en vertu de cette Parole. À combien plus forte raison est-il légitime qu’une communauté tout entière appelle tel chrétien à ce ministère, lorsque c’est nécessaire, comme c’est toujours le cas et surtout maintenant39. Luther s’en prend à nouveau à la hiérarchie romaine d’une façon qu’il regrettera quelques années plus tard lors des événements du soulèvement paysan. Si nos évêques, abbés, etc. siégeaient vraiment à la place des apôtres, ainsi qu’ils s’en glorifient, on pourrait sans aucun doute admettre qu’on leur fît faire ce que Timothée, Tite, Paul et Barnabas ont fait en établissant des prêtres […] Mais étant donné qu’ils siègent à la place du diable et que ce sont des loups qui n’enseignement pas l’Évangile et ne veulent pas le tolérer, le soin de régler le ministère de la prédication et la cure d’âmes les regarde aussi peu que les Turcs et les Juifs. Ils devraient mener des ânes et conduire des chiens40. Le droit de choisir localement le pasteur est le premier des Douze Articles des paysans (mars 1525).

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Id. Ibid.citation Ibid., p. 86. Id. Ibid. p. 87.

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Tout d’abord, c’est notre humble prière et désir, c’est aussi notre volonté commune et avis de détenir dorénavant le pouvoir et la puissance pour que la commune tout entière choisisse et élise elle-même son pasteur et qu’elle ait aussi le pouvoir de le révoquer s’il se comporte de manière malséante41. Il est difficile de ne pas voir une influence de Luther ici, à la fois par le contenu du traité, son propre exemple d’insoumission à l’Église et le ton anticlérical de ses propos. Aujourd’hui plusieurs historiens considèrent le soulèvement comme une expression légitime de la Réforme protestante42. Il nous semble légitime d’ailleurs de considérer toute cette dissidence comme un phénomène proprement protestant, générée par la nécessaire pluralité d’interprétations inhérente aux principes de sola scriptura et de sola gratia/sola fide43. Individualisation de la foi et baptême

Abordons maintenant un deuxième sujet où une influence (non voulue) de Luther a pu contribuer au rejet du pédobaptême par les mouvements appelés « anabaptistes ». Notons d’abord un constat habituel sur l’époque. « À l’aube du xvie siècle […] le dynamisme religieux semble être de plus en plus une affaire individuelle44 ». Ensuite, le rôle du protestantisme en lien avec ce phénomène est bien reconnu. La Réforme protestante est la première à interpréter ce mouvement d’individualisation de la religion et à le justifier théologiquement. Selon Luther, « la foi de l’Église vient au secours de mes doutes ». Mais la foi des autres ne peut qu’encourager et aider l’individu à croire, et non croire pour lui : pour le fidèle, le Christ seul est médiateur45. Le mouvement paysan finit par échouer, mais un autre mouvement réformateur, appelé « anabaptisme » naît à peu près en même temps dans les environs de Zurich en janvier 1525. Les liens entre l’anabaptisme et le mouvement paysan sont sujet de

41 Cf. M. Schaub, Müntzer contre Luther, Paris, À l’enseigne de l’arbre verdoyant éditeur, 1984, p. 265. 42 Cf. P. Blickle déjà cité et le canadien J. Stayer : « Without the powerful ideas and emotions generated by the Reformation a commoners’ protest against the bulwarks of economic and political privilege such as occurred in 1525 would simply have been inconceivable. The military suppression from April onward was all too predictable. What needs explanation is the remarkably peaceful, remarkably widespread social-protest movement of the commoners in January, February and March 1525. No economic, no political factor was general to it in the way the Reformation was. The “Peasants’ War” was the form of the Reformation in the south German villages. It was just as much an expression of the Reformation, even though it was short-lived, as the movements stemming from Wittenberg or Geneva » (The German Peasants’ War and Anabaptist Community of Goods, Montréal & Kingston, McGill-Queen’s University Press, 1991). 43 C’est ce que nous avons argumenté dans les conclusions de Jésus-Christ aux marges de la Réforme, p. 199-209. 44 B. Laurent, (dir.), La Théologie, une anthologie, t. III, N. Lemaitre et M. Lienhard (éd.), Renaissance et Réformes, Paris, Cerf, p. 9. 45 B. Laurent, (dir.), La théologie, une anthologie, op. cit., p. 10.

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débat depuis le xvie siècle, mais ici n’est pas le lieu pour entrer dans cette discussion46. Nous partageons l’avis de l’historien allemand Thomas Kauffmann : On ne devrait pas parler d’(ana)baptistes ou d’(ana)baptisme […] qu’à partir du moment où l’on a tiré de la critique de pédobaptême exercée depuis quelques années la conséquence pratique consistant à accomplir un baptême de foi […] des adultes. Cela s’est probablement produit pour la première fois le soir du 21 janvier 1525 […] à Zurich47. Il est question ici de montrer la façon dont certains lecteurs et admirateurs du réformateur de Wittenberg ont pu comprendre et lire le jeune Luther d’une manière qui aboutit à un refus du pédobaptême, l’un des marqueurs d’identité théologique fondamental de l’anabaptisme. La mise en question des indulgences par Luther a contribué à sa nouvelle formulation de la justification par la foi. En découlent rapidement une critique des sacrements et une insistance sur la nécessité d’une foi consciente. Dès 1520, Luther critique la messe et la théologie de l’eucharistie, et dans la citation suivante, la pratique des messes pour les défunts. La messe est une promesse de Dieu qui ne peut être utile à personne, qui ne peut être appliquée à personne, qui ne peut secourir personne, qui ne peut être communiqué à personne, si ce n’est au croyant lui-même et à lui seul, en vertu de sa propre foi. Car qui peut accepter à la place d’un autre ou lui appliquer la promesse de Dieu, alors que Dieu exige la foi propre de chacun48 ? (C’est nous qui soulignons). Là où il y a promesse de Dieu, chacun se présente pour lui-même, et c’est sa foi qui est demandée ; chacun répond pour lui-même et chacun porte son propre fardeau49 […] Si Luther restait profondément attaché au pédobaptême, certains de ses écrits ont néanmoins contribué à une mise en question du baptême obligatoire de tous. Sans le vouloir, il participe à la naissance de l’anabaptisme avec des phrases comme les précédentes et celle-ci. « La force du baptême, en effet, n’est pas tant située dans la foi de celui qui le confère que dans la foi de celui qui le reçoit, ou dans l’usage qu’il fait du baptême50 ». L’anabaptisme partagera avec Luther l’importance fondamentale de la justification par la foi. On le voit dans la phrase suivante du théologien Balthasar Hubmaier dans

46 À ce sujet, voir N. Blough, Les révoltés de l’Évangile, Paris, Cerf, 2017. 47 T. Kaufmann, Histoire de la Réformation, op. cit., p. 382. 48 Martin Luther, « Prélude sur la captivité babylonienne de l’Église », Œuvres, t. I, Paris, Gallimard, 1999, p. 744. 49 Martin Luther, « Prélude sur la captivité babylonienne de l’Église », Œuvres, t. I, op. cit., p. 745-746. 50 Ibid., p. 761.

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son argumentation en faveur du baptême des croyants adultes, rédigé en 1525 en réponse à Zwingli51 (Von der christlichen Taufe der Gläubigen). La foi vient de ce qu’on entend, et ce qu’on entend vient de la parole de Dieu. Ainsi, on prêche pour amener à la foi, à faire confiance en Dieu, à s’attendre à Dieu notre Père céleste pour toute bonne chose, à savoir qu’il est notre Père gracieux, bon, doux, favorable et miséricordieux dans le ciel, qu’il nous porte, protège, abrite comme un homme fait avec son enfant ou comme une poule avec ses poussins sous ses ailes. C’est cela la foi juste : l’assurance et la confiance sincère à travers le Christ Jésus, c’est-à-dire la faveur, la grâce et la bonne volonté que Dieu le Père a envers son Fils bien-aimé le Christ52. À leur manière, les anabaptistes s’approprient la doctrine luthérienne de la justification par la foi. « On prêche pour amener à la foi ». Cette compréhension de la foi amène Hubmaier et les communautés anabaptistes à une toute autre logique sur le baptême. C’est à partir d’une foi suscitée par la prédication de l’Évangile et une réponse personnelle à la grâce de Dieu que le baptême doit être administré53. La conception luthérienne du baptême souligne le sola gratia, la grâce prévenante de Dieu qui est signifié dans le pédobaptême. La compréhension anabaptiste de la justification ne refuse nullement l’initiative gracieuse de Dieu en Jésus Christ, mais celle-ci est liée à la prédication de la parole et non pas au baptême. Hubmaier, dont les écrits sur le baptême auront un poids considérable pour la théologie anabaptiste, valorise la réponse personnelle à l’annonce de l’Évangile54. La « foi seule » est la réponse à la « grâce seule ». La grâce précède la foi. Voici une dernière citation de B. Hubmaier qui décrit ce qui se déroule avant le baptême. Lorsque la Parole de Dieu introduit un homme à la connaissance de ses péchés et que ce dernier se reconnaît comme pécheur et qu’il est encore instruit par la Parole de Dieu et qu’il veut prier Dieu à cause du Christ pour le pardon de ses péchés, qu’il le fait par la foi et ne doute pas, alors Dieu a purifié son cœur par la foi et la confiance et lui a pardonné tous ses péchés. Par conséquent, puisqu’il a reconnu cette grâce et cette bonté, il se donne à Dieu et s’engage intérieurement dans son cœur à mener une vie nouvelle selon la règle du Christ55. (C’est nous qui soulignons).

51 G. Westin – T. Bergsten, Balthasar Hubmaier Schriften, Quellen und Forschungen zur Reformationsgeschichte, Band XXIX : Quellen zur Geschichte der Täufer IX, Gütersloh, 1962, p. 116-164. 52 G. Westin – T. Bergsten Balthasar Hubmaier Schriften, p. 135 (notre traduction). 53 Voir J.-M. Vincent, « Présentation et traduction du premier écrit anabaptiste : Un résumé de ce qu’est toute une vie chrétienne (1525) de Balthasar Hubmaier », Études théologiques et religieuses, 79 (2004), p. 1-18. 54 P.-O. Léchot décrit les implications des écrits réformateurs de 1520 de Luther de la manière suivante : « Il faut mesurer le changement ainsi opéré : l’action du croyant est désormais l’expression d’une conviction individuelle face à ce qu’est l’existence chrétienne et ne repose plus que sur sa seule décision personnelle, en situation ». (La Réforme [1517-1564], Paris, PUF, 2017 [Que sais-je ?], p. 39). 55 G. Westin – T. Bergsten, Balthasar Hubmaier Schriften, op. cit., p. 136 (notre traduction).

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Liberté de conscience en matière de religion

Un troisième sujet démontre encore une source possible de l’influence du jeune Luther sur l’anabaptisme56. En effet, le cas Luther met la question de l’hérésie à l’ordre du jour de manière urgente. Ayant été excommunié, mis au ban de l’Empire et désigné hérétique très tôt, Luther formule en 1523 sa conception de la façon dont l’Église devrait faire face à l’hérésie, c’est-à-dire sans recours à la contrainte ou à la punition. Il s’agit de sa doctrine bien connue des « deux règnes ». L’hérésie est une réalité d’ordre spirituel qu’on ne peut frapper avec le fer, ni brûler avec le feu, ni noyer dans l’eau. Seule la Parole de Dieu est à la disposition, elle seule y réussit57. Quant aux âmes, Dieu ne peut ni ne veut laisser à personne d’autre qu’à lui-même le droit de les gouverner. C’est pourquoi là où le pouvoir temporel prétend donner des lois aux âmes, il empiète sur le gouvernement de Dieu et ne fait que séduire et corrompre les âmes58. Cette même position trouve très rapidement écho chez l’anabaptiste Balthasar Hubmaier lorsqu’il cherche l’asile à Schaffhouse en l’automne 1524 et rédige son propre traité sur l’hérésie. À ce moment précis, Hubmaier se voit dans l’aile zwinglienne de la Réforme, mais peu de temps après (printemps 1525) il se ralliera au camp anabaptiste en voie de constitution. Ce qu’il écrit dans ce traité est très proche de l’esprit de Luther. La question deviendra très existentielle pour Hubmaier étant donné qu’il subira plus tard la torture à Zurich et le bûcher à Vienne. Un Turc ou un hérétique ne peut être vaincu ni par nos actes, ni par l’épée ou le feu. C’est seulement avec patience et supplication, en attendant patiemment le jugement de Dieu. Il convient que le pouvoir temporel mette à mort les méchants (Rm 13,4) qui offensent les innocents. Mais personne ne peut porter atteinte au non-croyant, même s’il ne change pas ou s’il renonce à l’Évangile59. Dans le feu de l’action et selon l’évolution des circonstances, Luther changera d’avis sur plusieurs sujets. Après la révolte des paysans, il laissera tomber la notion d’Église locale qu’il défendait et attribuera aux princes un rôle très important dans la gestion de l’Église. La paroisse locale n’aura pas la liberté de choisir son propre pasteur dans les Églises luthériennes.

56 D’autres courants dissidents ont aussi été influencé dans ce sens. C’est le cas de Caspar Schwenckfeld et plusieurs décennies après Sébastien Castellion. 57 Martin Luther, « De l’autorité temporelle et des limites de l’obéissance qu’on lui doit », Œuvres, t. IV, op. cit., p. 38. 58 Ibid., p. 30. 59 B. Hubmaier, Von ketzern vnd iren verbrennern. G. Westin – T. Bergsten (éd.), Balthasar Hubmaier Schriften, p. 95-100. Une traduction française se trouve dans N. Blough, Les révoltés de l’Évangile, op. cit., p. 255-261.

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Quant à l’hérésie, Luther changera également de position. C’est une chose que d’être poursuivi pour hérésie, c’en est une autre lorsque de nouvelles Églises luthériennes auront été fondées, et il y aura des « hérétiques » (surtout anabaptistes) dans les territoires gouvernés par des princes luthériens. Moins de dix ans plus tard après sa première prise de position, il autorisera la mise à mort d’hérétiques par son Église. En octobre 1531, Luther se rallia à l’avis adressé par Melanchthon à Jean de Saxe, et qui proposait que l’on punisse de mort les anabaptistes – à l’exception toutefois de ceux qui, ayant erré de bonne foi, n’étaient pas des meneurs, ne prônaient pas la sédition et ne troublaient pas la prédication60. Luther justifie la répression des hérétiques de plusieurs manières. Il estime d’abord que certains d’entre eux – il vise par-là les anabaptistes – sont séditieux. Ils enseignent qu’il ne faut pas se soumettre aux autorités civiles et qu’un chrétien ne doit pas exercer de fonctions politiques. Or la sédition appelle la répression, car elle menace la paix61. Une partie de cette argumentation sera tournée contre Luther. Justement, la première génération anabaptiste connaissait les écrits du jeune Luther à ce sujet et s’en servait. Citons le cas d’un débat peu connu en 1531, où le pasteur et théologien Pilgram Marpeck62, lors de son expulsion de Strasbourg, a rédigé un traité citant et rappelant le positionnement du jeune Luther : Aufdeckung der Babylonischen Hurn63 (Découverte de la prostituée babylonienne). Avec le refus de la Confession d’Augsbourg en 1530 et la menace de guerre venant de Charles Quint, les protestants ont formé la ligue de Smalcalde. Strasbourg entre dans cette ligue à peu près en même temps que Marpeck est expulsé. La base confessionnelle de la ligue étant la Confession d’Augsbourg, Martin Bucer se sentait certainement gêné par la présence d’anabaptistes comme Marpeck, étant donné les condamnations de l’anabaptisme dans la Confession d’Augsbourg et la criminalisation de l’anabaptisme par l’empire en 152964. Dans cet écrit, Marpeck fait référence au traité de 1523 (De l’autorité temporelle) et à un écrit de Luther contre les paysans en 152565. La question est la suivante : comment Luther, qui préconisait l’obéissance aux autorités lors du soulèvement paysan, pouvait-il maintenant entrer dans une coalition prête à désobéir à la loi impériale et à combattre l’empereur qui représentait l’autorité politique mise en place par Dieu selon Romains 13 ? Comme Érasme et Hubmaier, il fait référence à

60 M. Arnold, Martin Luther, op. cit., p. 468. Voir aussi J. Oyer, Lutheran Reformers against Anabaptists, La Haye, M. Nijhoff, 1964. 61 M. Lienhard, Luther, op. cit., p. 498. 62 Concernant Marpeck, voir N. Blough, Christologie anabaptiste. Pilgram Marpeck et l’humanité du Christ, Genève, Labor et Fides, 1984. 63 Voir H. Hillerbrand, « An Early Anabaptist Treatise on the Christian and the State », Mennonite Quarterly Review (janvier 1958), p. 28-48. 64 Notons cependant que la ville de Strasbourg n’a jamais exécuté de dissident protestant. 65 Pour les details, voir N. Blough, « The Uncovering of the Babylonian Whore : Confessionalization and Politics Seen from the Underside », Mennonite Quarterly Review, 75 (2001), p. 37-56.

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la parabole de l’ivraie pour affirmer qu’on ne devrait pas utiliser la force contre les hérétiques66. Selon Marpeck, le véritable problème est un lien trop étroit entre Église et pouvoir politique. « Dans l’Église ancienne, au temps des apôtres, jusqu’à l’empereur Constantin, il n’y avait pas de force corporelle ni de glaive parmi les chrétiens67… ». L’anabaptisme, dans toutes les formes qui ont survécu au-delà du xvie siècle jusqu’à nos jours, maintiendra le positionnement de Luther et de Hubmaier à ce propos dans sa théologie et sa pratique. Elle sera ensuite acceptée aux origines du mouvement baptiste au xviie siècle, dont les fondateurs ont été en contact avec les anabaptistes d’Amsterdam68. Sa première traduction politique aura lieu aux débuts de la colonie de Providence sous l’influence du pasteur baptiste Roger Williams69, et ensuite dans la Pennsylvanie quaker avec William Penn70.

Historiographie et œcuménisme Pour terminer, remarquons que les progrès de l’historiographie de la dissidence protestante et de l’anabaptisme ont contribué à plusieurs dialogues œcuméniques des dernières années. Une meilleure compréhension de l’histoire permet de meilleures relations entre des groupes ayant été séparés depuis le xvie siècle. Le premier cas concerne le dialogue international catholique-mennonite (19982003), où une écriture commune de l’histoire a occupé une place importante. Voici quelques citations qui reflètent la contribution de l’historiographie de la « dissidence protestante ». La séparation au xvie siècle, des anabaptistes de l’Église établie, doit être vue dans le contexte plus large des premières manifestations de la Réforme. Les différents groupes anabaptistes avaient des origines diverses selon les circonstances politiques, sociales et religieuses. À l’époque, cette situation a dû causer beaucoup de confusions pour tous, mais spécialement pour les responsables de l’Église et de l’État. Il y avait des courants divers et parfois en conflit au sein du mouvement anabaptiste et de la Réforme radicale, par exemple en ce qui concerne l’utilisation de l’épée.

66 Voir l’adaptation française de l’article ci-dessus : « Eschatologie, christologie et éthique : la fin justifie les moyens », in N. Blough (éd.), Eschatologie et vie quotidienne, Éditions Excelsis, 2001, p. 28. On ne sait pas si Marpeck connaissait le traité sur l’hérésie de Hubmaier qui citait aussi la parabole : « Même s’ils (hérétiques) résistent, ils ne seront pas détruits avant que le Christ ne dise aux moissonneurs : “ramassez d’abord l’ivraie et liez-la en bottes pour la brûler” (Mt 13, 30) » (N. Blough, Les révoltés de l’Évangile, op. cit., p. 256). 67 Traduction dans « Eschatologie, christologie et éthique : la fin justifie les moyens », art. cit., p. 32. 68 J. Coggins, John Smyth’s Congregation : English Separatism, Mennonite Influence and the Elect Nation, Scottdale, Pennsylvanie, Herald Press, 1991. 69 M. Boss (éd.), Genèse religieuse de l’État laïque : textes choisis de Roger Williams, Genève, Labor et Fides, 2013. 70 J. Louis, J. Heron, William Penn et les quakers : ils inventèrent le nouveau monde, Paris, Gallimard, 1990.

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La situation de la Réforme était assez floue dans les premières années, et les historiens reconnaissent aujourd’hui que les mouvements ou les Églises indiquées comme « luthériennes », « zwingliennes » ou « anabaptistes » n’étaient pas toujours clairement reconnaissables ou distinctes les uns des autres, surtout avant les événements tragiques de 1524-152571. Ces remarques appellent les « héritiers » catholiques et anabaptistes à reconnaître mutuellement l’ambigüité des premières années de la Réforme pour en arriver à une compréhension plus ou moins commune de la rupture effectuée alors. Le travail historique de la commission internationale d’études luthéro-mennonite est plus développé que le document cité précédemment72. L’influence de la Réforme luthérienne sur l’anabaptisme est reconnue de manière explicite. Les premiers anabaptistes se considéraient comme des participants à part entière du plus large mouvement évangélique de renouveau religieux qui par la suite fut connu sous le nom de Réforme […] Lorsque Luther et d’autres réformateurs commencèrent à sérieusement critiquer l’Église, entre 1517 et 1521, jusqu’à en venir à une rupture, nombre de dirigeants anabaptistes des débuts se trouvèrent parmi ceux qui les suivirent73. De même, il est reconnu que les impulsions données par Luther ont contribué au mouvement paysan74 et que le premier anabaptisme est né dans une situation qui rendait difficile la possibilité de distinguer entre « paysans » et « anabaptistes75 ». Ici n’est pas le lieu pour analyser ces documents œcuméniques en détail, suffit-il de dire que les développements historiographiques de la génération précédente à l’égard de la « dissidence protestante » deviennent un patrimoine commun du dialogue œcuménique, permettant des clarifications et de nouvelles relations qui n’étaient pas possibles auparavant.

71 Appelés ensemble à faire œuvre de paix, Rapport du dialogue international entre l’Église Catholique et la Conférence Mennonite Mondiale, 1998-2003. (Section I, « Revoir ensemble l’histoire »), Service d’Information, Conseil Pontifical pour la Promotion de l’Unité des Chrétiens, no 113 (2003/II-III, p. 124-134. Aussi disponible en ligne : https://www.mwc-cmm.org/sites/default/files/website_files/ report_cathomenno_final_fr_-_pdf.pdf. 72 Guérir les mémoires : se réconcilier en Christ. Rapport de la Commission internationale d’études luthéro-mennonite, Fédération luthérienne mondiale, Conférence mennonite mondiale, 2010. La section concernant l’histoire du xvie compte 55 pages. 73 Guérir les mémoires : se réconcilier en Christ, op. cit., p. 23. 74 « […] Divers groupes de paysans et d’artisans commencèrent à demander que leurs plaintes soient entendues. Les événements des débuts de la Réforme semblent avoir encouragés ces sentiments » (ibid., p. 24). 75 « C’est dans ce contexte complexe et dynamique que les anabaptistes sont apparus comme une expression particulière de la réforme religieuse. Même si leurs dirigeants des débuts renoncèrent explicitement à l’usage de la violence, la première génération d’anabaptistes refléta nombre des frustrations qui avaient donné lieu à la Guerre des Paysans, ainsi que le désir de créer des communautés spirituelles édifiées selon les enseignements du Christ et de l’Église primitive », (ibid., p. 25).

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Ainsi, il est possible d’affirmer que d’une certaine manière, et sans forcément l’avoir voulu, Martin Luther est le père de la dissidence protestante. Il a mis en en place un mouvement qui ne pouvait qu’être pluriel et à ses débuts, conflictuel. « Père » dans le sens où son mouvement met en place le principe du sola scriptura pour remplacer le magistère romain. La suite qui en est issue, Luther ne l’a pas souhaitée. En faisant d’un texte, l’Écriture, la seule norme doctrinale au sein de l’Église, la Réforme protestante a donc ouvert le temps du conflit des interprétations qui, à ce jour, n’est toujours pas refermé76. Comment trancher, en effet, entre deux lectures divergentes du texte fondateur, aussi argumentées soient-elles, chacune étant de surcroît réputée inspirée ? Dans ses principes théologiques mêmes, la Réforme était porteuse d’une logique de pluralité77. En dépit de cette pluralité mise en marche il y a 500 ans par Martin Luther, au moins les « conflits d’interprétation » concernant la dissidence protestante semblent en voie de résolution.

76 Pour une discussion de la manière dont les principes protestants de base permettent de constater un air de famille « protestant » tout en étant à la source de la diversité protestante, voir Jésus-Christ aux marges de la Réforme, p. 199-209. 77 P.-O. Léchot, La Réforme (1517-1564), op. cit., p. 113.

Martin Luther dans la théologie catholique

Anne-C athy Graber

Ignace de Loyola et Martin Luther : par grâce, obéir à Dieu et obéir aux hommes ? De quelques convergences et divergences

Comparer Ignace de Loyola et Martin Luther est un sujet parfait pour peu que l’on ait le goût du paradoxe, voire de la contradiction. Même si l’on cherche à éviter la caricature, il n’en demeure pas moins que Luther reste le symbole de la Réforme du xvie siècle et Ignace celui de la Contre-Réforme : « deux mouvements en tous points opposés et dont la lutte sans merci ne fait pas partie des belles pages de l’histoire de nos Églises1 ». De plus, le paradoxe et la contradiction risquent d’être portés à leur comble si l’on y ajoute devoir traiter du thème de l’obéissance ! Ce sera donc le défi de cette contribution. Cela étant, nous faisons l’hypothèse qu’un regard croisé portant sur Ignace de Loyola et Martin Luther est possible et que les convergences sont réelles, non pas seulement celles qui concernent leur expérience spirituelle personnelle, mais aussi celles qui traduisent leurs choix théologiques principaux. La logique aurait peut-être voulu que ce thème soit traité principalement à partir des Lettres d’Ignace et des Constitutions de la Compagnie de Jésus, puisque ce sont elles qui sont le plus explicites au sujet de l’obéissance2. Nous avons fait un choix autre et nous fonderons notre propos sur des extraits des Exercices Spirituels3 (dont la rédaction a commencé en 1522). Ils seront entendus comme convergences (points d’intersection) ou divergences (points de rupture) en écho au Grand Catéchisme4 ou au Commentaire du Magnificat5 de Luther. La légitimité de ce choix nous paraît résider

1 A. Birmelé, « Ignace de Loyola et Martin Luther », in J. Plazaola (dir.), Ignacio de Loyola y su tiempo, Congreso internacional de historia (9-13 Setiembre 1991), Bilbao, Mensajero, 1992, p. 771. Pour quelques affirmations polémiques de Nadal, Ribadeneira, Canisius, …, sur Luther voir : P. Emonet, Ignace de Loyola. Légende et réalité, Bruxelles, Lessius, 2013 (Petite Bibliothèque Jésuite), p. 169. 2 Voir : M. Rotsaert, « L’obéissance religieuse dans les Lettres d’Ignace de Loyola, les Constitutions de la Compagnie de Jésus, et le Décret de la 35e Congrégation générale de la Compagnie (2008) », Gregorianum 96/2 (2015), p. 365-394. 3 I. de Loyola, Exercices Spirituels, Paris, DDB-Bellarmin, 20084 (Christus 61). 4 A. Birmelé et M. Lienhard (éd.), La foi des Églises luthériennes. Confessions et catéchismes, ParisGenève, Cerf-Labor et Fides, 1991. 5 Martin Luther, Le Magnificat, traduction d’A. Greiner, Présentations de D. Olivier et Sr Évangeline, Paris, Nouvelle cité, 1983. Cette traduction vient d’une précédente que A. Greiner a faite in Martin Luther, Œuvres, Genève, Labor et Fides, coll. MLO III, 1963, p. 13-77. En 500 après Martin Luther, dir. par Stéphane-Marie Morgain, Turnhout, 2018 (BRHE, 104), p. 113-128 © FHG DOI 10.1484/M.BRHE-EB.5.116213

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dans l’intention pédagogique du Grand Catéchisme6 qui peut correspondre à celle des Exercices Spirituels, complétée par l’intention du Commentaire du Magnificat qualifié d’écrit « d’édification spirituelle » (1520-1521), la spiritualité étant évidemment au cœur des Exercices Spirituels d’Ignace. Après avoir relevé de rapides convergences biographiques, nous en déduirons quelques convergences théologiques, notamment sur la relation entre la créature et le Créateur, et sur la christologie de ces deux auteurs. En effet, notre hypothèse est que ces deux thèmes peuvent fonder et/ou clarifier une réflexion sur l’obéissance aux hommes et à Dieu. Dans une dernière étape, nous ferons entendre les conséquences divergentes concernant notamment l’obéissance à l’Église, qu’Ignace de Loyola et Martin Luther auront déduites d’approches pourtant en partie convergentes.

De quelques convergences biographiques7 Ignace de Loyola (1491-1556) et Martin Luther (1483-1546) sont de milieux fort différents, tant sur le plan culturel, que géographique ou social. En effet, I. de Loyola est noble, espagnol, laïc, et ne fera ses études de théologie que tardivement, alors que Martin Luther est moine, prêtre allemand et théologien dès la première partie de sa vie. Cela étant, l’on peut identifier quelques convergences ou « coïncidences8 » biographiques de la première partie de leur vie. En 1505, Luther connaît une première étape de conversion par une nuit d’orage près d’Erfurt. Terrorisé, il fait un vœu à sainte Anne pour avoir la vie sauve, et entre quelques jours après au couvent. Mathieu Arnold note qu’il aurait pu se rétracter, car « le droit canon tenait pour non contraignants les engagements pris dans des situations extrêmes ou sous la contrainte9 ». De plus, l’étudiant en droit qu’il était alors était promis à une brillante carrière. Mathieu Arnold en conclut que Luther avait sans doute déjà pensé à cette vocation auparavant et queen tout cas dès 1505, Luther fait preuve « d’une détermination qui ne le quittera plus dans les questions religieuses10 ». Vers 1514-1515, cette première étape de conversion aboutit à ce qui est communément appelé « l’expérience de la Tour », où Luther découvre la clé de toute l’Écriture en Rm 1,17 : « le juste vivra par la foi ». « Toute sa vie ne sera plus que la traduction de cette expérience fondamentale11 », c’est-à-dire le salut donné gratuitement en Christ.

6 Lui aussi semble avoir été écrit (comme les Exercices Spirituels d’ailleurs), en plusieurs fois, une première en 1529 complétée ensuite par une dernière édition en 1538. 7 Les indications biographiques sont succinctes et ne visent qu’à être un point de départ et à faciliter la comparaison qui suivra. 8 A. Birmelé, « Ignace de Loyola et Martin Luther »…, op. cit., p. 772. Nous suivons cet auteur pour ces « coïncidences », ainsi que R. Lafontaine, « Ignace de Loyola et Martin Luther : vie spirituelle et théologie », NRT, 133 (2011), p. 45-47. 9 M. Arnold, Luther, Paris, Fayard, 2017, p. 39. 10 Ibid. 11 A. Birmelé, « Ignace de Loyola et Martin Luther »…, op. cit., p. 772.

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Suite à une grave blessure reçue à la bataille de Pampelune en 1521, Ignace de Loyola est immobilisé plusieurs mois. C’est à ce moment-là, par ses lectures12 et ses rêveries (ou plutôt par les relectures qu’il en fait), qu’il expérimente une conversion initiale. Ce qui est déterminant est qu’« il en vint peu à peu à connaître la diversité des esprits qui l’agitaient13 ». En effet, après une lecture ou une rêverie concernant des exploits mondains, certes, il se délectait, mais ce goût se transformait en tristesse et sécheresse. Inversement, lorsqu’il s’imaginait faire des exploits pour Dieu, il restait joyeux. Ignace commence alors à penser à sa vie passée et éprouve le besoin de faire pénitence. Après avoir eu une vision ou visitation de la Vierge Marie avec l’Enfant, il éprouva une « excessive consolation » et « n’eut jamais plus même le plus petit consentement aux choses de la chair14 ». Mais comme pour Luther, cet épisode ne trouvera son aboutissement que quelques années plus tard, notamment dans sa retraite de onze mois à Manrèse en 1522. L’essentiel des Exercices Spirituels sera rédigé lorsqu’il quittera ce lieu dont il « parlera ultérieurement comme du temps de sa primitive Église15 ». À Manrèse, Ignace fut aux prises avec une grave crise de scrupules au point qu’il raconte lui-même avoir été assailli par la tentation du suicide. Plus il prie et se confesse, plus la tentation du suicide l’envahit. Il reçoit la paix de Dieu soudainement : « le Seigneur voulut qu’il s’éveillât comme d’un rêve16 ». Il prend la décision de ne plus confesser aucune de ses fautes passées : « à partir de ce jour, il demeura libéré de ces scrupules, tenant pour certain que notre Seigneur voulut le délivrer par sa miséricorde17 ». La première coïncidence est que tous deux ont connu l’épreuve du désespoir au cœur même de leur conversion pourrait-on dire, et l’un comme l’autre ont fait l’expérience d’un Dieu qui fait grâce et miséricorde. Le second point qui leur est commun est que : ces conversions ne sont pas limitées à un seul moment. Il y a dans les deux cas une expérience initiale très personnelle qui sera suivie d’un déploiement théologique, d’une seconde étape plus longue, d’une période de réflexion qui complétera la première conversion et qui distingue nos deux auteurs du chemin classique des mystiques du Moyen Âge18. Enfin, ces expériences personnelles initiales vont conduire Ignace de Loyola comme Luther à réfléchir sur l’Église et la théologie, notamment à partir du Christ 12 Des lectures de chevalerie, mais aussi la Vie du Christ de Ludolphe le Chartreux et la Flos Sanctorum, Vie des Saints de Jacques de Voragine. 13 I. de Loyola, Écrits, M. Giuliani (éd.), Paris, DDB-Bellarmin, coll. Christus 76 (1991), p. 1022. 14 Ibid., p. 1022-1023. 15 J. Thomas, Le Christ de Dieu pour Ignace de Loyola, Paris, Desclée de Brouwer, 1981 (Jésus et JésusChrist 15), p. 34. 16 I. de Loyola, « Récit », op. cit., p. 1032. J.-C. Dhôtel note : « Bien que le mot “consolation” ne soit pas écrit, la soudaineté du changement autorise à penser qu’il s’agit là d’une “consolation sans cause précédente”, qu’Ignace de Loyola attribue à l’action de Dieu seul, sans l’intermédiaire d’aucune créature », ibid., note 2. 17 Ibid. 18 A. Birmelé, « Ignace de Loyola et Martin Luther », op. cit., p. 772.

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pro me : « Ils comprennent leur expérience personnelle comme ayant une dimension universelle qui fait sens pour l’Église toute entière19 ». Tous deux auront le souci de réformer l’Église et vont souffrir pour elle. Luther sera excommunié, Ignace sera inquiété par l’Inquisition et connaîtra l’épreuve de la prison à plusieurs reprises. Ces quelques convergences biographiques de la première partie20 de la vie d’Ignace de Loyola et de Martin Luther ont évidemment des répercussions dans leurs choix théologiques, notamment dans le rapport entre la créature et le Créateur, et leur christologie.

De quelques convergences quant à la spiritualité et la théologie d’Ignace de Loyola et de Martin Luther Pour une juste relation de la créature au Créateur

Pour Ignace de Loyola comme pour Luther, le type de relation que l’être humain établit avec les choses créées est un enjeu crucial. L’un comme l’autre dénoncent et combattent ce qui ferait sortir l’humain de son état de créature. Considéré21 comme « la base de l’édifice spirituel22 », ou encore le porche par lequel il faut passer, l’exercice ignacien dit « Principe et Fondement23 » énonce trois vérités sur l’être humain. La première vérité concerne la fin de l’homme : « L’homme est créé pour Dieu, pour louer, respecter et servir Dieu24 » ; la seconde poursuit en affirmant que tout le créé est en vue de l’être humain et lui est donné en tant que moyens pour sa fin : « toutes les autres choses sur la face de la terre sont créées pour l’homme, pour l’aider à poursuivre la fin pour laquelle il a été créé25 ». La troisième affirmation d’Ignace vise l’utilisation des moyens. Ceux-ci peuvent soit permettre la poursuite de cette fin (c’est-à-dire être pour Dieu en vue de la louange, du respect et du service) : dans ce cas l’homme peut en user ; soit ils se révèlent être un obstacle, il s’agit alors de s’en dégager : d’où la nécessité de l’expérience de « l’indifférence » vis-à-vis des choses crées, qui peut être entendue au sens où « rien n’existe que Dieu,

19 Ibid. 20 En effet, la période romaine d’Ignace et les débuts de la Compagnie n’offrent plus vraiment de points de convergence avec les intentions de la réforme luthérienne. 21 Rappelons que l’objectif des 30 jours n’est certainement pas l’ascèse ! Il s’agit de se décider pour le Christ, se laisser choisir par Lui : ce qu’Ignace nomme « l’élection ». La retraite est construite selon quatre étapes ou « semaines » qui sont de durées variables : la première étape ou semaine : considérer le péché dans le monde et dans ma vie personnelle : mouvement de conversion. La deuxième étape : suivre le Christ depuis sa naissance jusqu’à la fin de sa vie publique. Cette étape est centrée sur le Christ qui appelle. La troisième étape : se laisser unir à la Passion et à la mort du Christ. La quatrième étape : morts avec le Christ, nous ressuscitons avec Lui. 22 M. Giuliani, « Respect de Dieu et indifférence », Christus, 186 HS (2000), p. 40. Nous suivons ici le raisonnement de M. Giuliani page 40 et suivantes. 23 I. de Loyola, Exercices Spirituels, Paris, DDB-Bellarmin, coll. Christus 61 (20084), n. 23, p. 44. 24 Ibid. 25 Ibid.

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et l’appel qu’il nous adresse26 », ou encore comme « condition d’une préférence27 ». Expérience d’indifférence qu’Ignace de Loyola décrira en ces termes : de telle manière que nous ne voulions pas, quant à nous, santé plus que maladie, richesse plus que pauvreté, honneur plus que déshonneur, vie longue plus que vie courte et ainsi de tout le reste ; mais que nous désirions et choisissions uniquement ce qui nous conduit davantage à la fin pour laquelle nous sommes créés28. L’expérience de « se rendre indifférent » a aussi pour corollaire le dévoilement des « attachements désordonnés29 » dont l’être humain doit se dégager, ce que Sylvie Robert désigne comme « la libération de notre liberté30 ». L’on comprend dès lors qu’Ignace associe ce « Principe et Fondement » au salut de l’âme (« et par là sauver son âme »31). Pour Luther aussi, l’être humain est fondamentalement situé dans le monde : il souligne dans son Grand Catéchisme32 que croire au « Père Créateur du Ciel et de la terre » signifie reconnaître avoir tout reçu et pouvoir user de tout. Lorsque le Réformateur en énonce la conséquence, l’on retrouve les mêmes mots que ceux d’Ignace de Loyola : « il s’ensuit que la créature est tenue de L’aimer, Le louer sans cesse, … en un mot se consacrer à son service33 », Luther ajoutant : et « lui obéir ». La relation aux choses créées, ou aux dons, est présentée comme un point névralgique pour l’existence de l’être humain qui n’en mesure pas vraiment lui-même l’enjeu : « Nous passons tous à la légère sur ces choses-là34 ». Les choses créées sont considérées par Luther comme le lieu révélateur à partir duquel s’exprime l’amour de soi conduisant inévitablement à l’idolâtrie ou l’amour du Dieu Créateur se manifestant prioritairement dans la louange. Pour Luther comme pour Ignace, le rapport que le destinataire établit avec ce qui est donné est déterminant pour son être de créature face à Dieu. À titre d’illustration, la pureté que Luther attribue à Marie dans le Commentaire du Magnificat est la conséquence de son attitude de détachement vis-à-vis des nombreux dons reçus. Paradoxalement, la réception de ceux-ci consiste à ne pas les faire siens (« elle laisse là les biens qu’elle ressent35 ») ! C’est là qu’intervient et que se comprend le rôle de la foi : seule la relation de confiance de la créature vis-à-vis du

26 M. Giuliani, op. cit., p. 41. 27 E. Pousset, Foi et liberté. Présentation des Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola, Paris, Cerf, 1992 (Foi Vivante 296), p. 24. 28 I. de Loyola, Exercices Spirituels, op. cit., n. 23, p. 44. 29 Cf. I. de Loyola, Exercices Spirituels, op. cit., Annotation 1, p. 27. 30 S. Robert, Les chemins de Dieu avec Ignace de Loyola, Paris, éditions Facultés Jésuites de Paris, 2009, p. 119. 31 I. de Loyola, Exercices Spirituels, op. cit., n. 23, p. 44. 32 La structure du Catéchisme de Luther est la suivante : les Dix commandements, puis le Symbole des Apôtres (ou De La Foi), Le Notre Père, Du baptême, Du sacrement de l’autel, Exhortation à la confession. 33 La Foi des Églises luthériennes. Confessions et Catéchismes, A. Birmelé et M. Lienhard (éd.), ParisGenève, Cerf-Labor et Fides, 2003, § 731, p. 373. 34 Ibid., § 732, p. 373. 35 Martin Luther, Commentaire du Magnificat, op. cit., p. 61.

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Créateur permet un mouvement de désappropriation des biens. Celui-ci est le signe d’une nouvelle liberté dans le rapport aux choses créées et la gestion des biens. Ce consentement à la désappropriation est un lieu de dévoilement de l’être croyant, ou, pour reprendre les mots de Luther, de libération de la « magnifique apparence36 ». Dieu se communique lui-même directement

L’importance accordée à la possibilité que Dieu se manifeste à l’être humain sans intermédiaire et sans préparation de la part de l’être humain, de façon que la créature soit plus saisie qu’elle ne saisit elle-même, est au cœur des Exercices Spirituels. Ignace la nomme « consolation37 sans cause précédente38 ». L’expression « sans cause précédente » signifie « sans aucun sentiment ni aucune connaissance préalable d’aucun objet grâce auquel viendrait la consolation par les actes de l’intelligence et de la volonté39 ». Autrement dit, rien dans l’être humain ne peut être à l’origine de cette manifestation de Dieu, parce qu’en effet « c’est le propre du Créateur d’entrer et de sortir, de produire des motions en elle, l’attirant tout entière dans l’amour de sa divine Majesté40 ». Cette venue de Dieu a lieu sans médiation et ne peut avoir que Dieu pour origine : « Je dis : Il appartient à Dieu notre Seigneur, seul, de [la] donner41 ». Dans ce cas, « la consolation ne comporte pas de piège », précise Ignace. L’être humain trouve son centre à l’extérieur de lui-même, en Dieu42. Tel est le mouvement que Luther décrit dans la justification par la foi où le salut est complètement du côté de Dieu. Ou encore, dans le Commentaire du Magnificat, lorsqu’il identifie le salut au regard de Dieu posé sur Marie : « Marie est comme ravie en Dieu et […] elle se sent

36 Ibid., p. 114. « Magnifique apparence » : cette expression désigne le fait de ne pas vouloir lâcher ou abandonner les biens. 37 « Consolation » : ce mot a un sens plus « fort », plus existentiel, peut-être moins « affectif » que nous pourrions le comprendre au xxie siècle : ici il s’agit de la manifestation de Dieu. D’autant que nous sommes là dans les règles de seconde semaine où il s’agit de se reconnaître pécheur pardonné et sauvé. D’où un lien fort ici entre consolation et le salut. 38 I. de Loyola, Exercices Spirituels, op. cit., n. 330, p. 190. 39 Ibid. 40 Ibid. 41 Ibid. NB : Cette consolation sans cause est plus « importante » que la consolation spirituelle de la troisième règle de première semaine : « […] motion intérieure par laquelle l’âme s’en vient à s’enflammer dans l’amour de son Créateur et Seigneur, et où alors elle ne peut plus aimer pour ellemême aucune chose créée sur la face de la terre, mais seulement dans le Créateur de toutes choses », ibid., n. 316, p. 184. Idem dans le cas de larmes / à ses péchés lors de la Passion. C’est nous qui soulignons. 42 Cette communication directe de Dieu et l’importance de ce « sans intermédiaire » sont présents aussi dans les Annotations (ou conseils) pour celui qui donne les Exercices et pour celui qui les reçoit, ainsi la quinzième annotation : « il est plus utile et bien meilleur dans la recherche de la volonté divine, que le Créateur et Seigneur se communique lui-même à l’âme fidèle, l’embrassant dans son amour et sa louange, et la disposant à la voie où elle pourra mieux le servir ensuite. […] qu’il [l’accompagnateur] laisse le Créateur agir sans intermédiaire avec la créature, et la créature avec son Créateur et Seigneur », I. de Loyola, Exercices Spirituels, op. cit., n. 14, p. 33-34. C’est nous qui soulignons.

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élevée dans sa gracieuse et bonne volonté43 ». Ce mouvement d’excentrement de l’être humain que crée le regard de Dieu est considéré comme la première œuvre de Dieu […] dit Marie : c’est aussi la plus grande, car toutes les autres sont contenues dans celles-là et découlent d’elle. En effet, là où les choses en viennent au point que Dieu tourne son visage vers quelqu’un pour le regarder, là il n’y a que grâce et félicité, et tous les dons et les œuvres suivent nécessairement44. Convergences christologiques

Quelle que soit l’œuvre du croyant ou son affirmation théologique, celle-ci ne peut se dire qu’à partir de la Croix et de la Résurrection : « le Christ mort et ressuscité est le centre, autour duquel toutes les autres données de la forment des cercles concentriques45 ». Tant pour Ignace que pour Luther, ce centre prend tout son sens à partir de deux thèmes précis qui leur sont communs : le Dieu caché et l’humilité ou l’humiliation. La première semaine des Exercices Spirituels d’Ignace de Loyola conduit (normalement !) le retraitant à une prise de conscience de son péché, de son enfermement duquel il ne peut sortir par lui-même. Le moment décisif est celui où il est invité à parler avec le Christ (dans un colloque46) en le regardant sur la Croix, et en prenant conscience « qu’il est mort pour mes péchés47 ». Le passage central est celui où l’être humain accepte la justice du Christ et sort de son jugement sur lui-même : « Son péché ne lui appartient déjà plus48 ». Il s’agit vraiment du Christ pro me. Mais il y a dans cet exercice un va-et-vient entre deux regards : « regarder le Christ sur la Croix » dit Ignace et « me regarder moi-même également […] ce que j’ai fait pour le Christ, ce que je fais pour le Christ et ce que je dois faire pour le Christ49 ». Dans un même mouvement donc, nous avons la reconnaissance de l’état de pécheur, l’acceptation du salut, et immédiatement sans transition, l’agir de l’humain pour le Christ (qui peut donner l’impression de volontarisme). C’est là qu’intervient l’importance du début de l’exercice où le retraitant doit demander au Christ en croix « comment, lui, le Créateur, en est venu à se faire homme ; et comment, de la vie éternelle, il en est venu à la mort temporelle50 ». Cette question-exclamation (« comment le Christ en est-il venu à… ? ») est tout à fait centrale, car elle est non seulement une

43 Martin Luther, Commentaire du Magnificat, op. cit., p. 53. Notons qu’ultérieurement, en raison de sa lutte contre les Schwärmer, Luther ne décrira plus vraiment de la sorte ce mouvement de sortie de soi pour être en Dieu (ici : « ravie en Dieu »). 44 Ibid., p. 83. 45 A. Birmelé, « Ignace de Loyola et Martin Luther », op. cit., p. 776. 46 Moment d’échange, de dialogue libre entre le retraitant et le Christ « comme un ami parle à son ami, ou un serviteur à son maître », I. de Loyola, Exercices Spirituels, op. cit., n. 54, p. 59. 47 I. de Loyola, Exercices Spirituels, op. cit., n. 53, p. 59. 48 E. Lepers, « Aimer davantage », Christus, 186 (2000), p. 57. 49 I. de Loyola, Exercices Spirituels, op. cit., n. 53, p. 59. 50 Ibid.

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prise de conscience du chemin parcouru par le Verbe de Dieu, mais elle permet que se rencontrent deux histoires et deux « agir » : l’histoire et l’agir de Dieu (qui sont premiers) qui intègrent l’histoire et l’agir de l’homme (ce que j’ai fait, je fais et ferai) : ils sont en continuité logique. C’est ainsi qu’il faut également entendre pendant la troisième semaine (celle de la Passion) : « Considérer comment il endure tout cela pour mes péchés, et ce que moi je dois faire et endurer pour lui51 ». Un autre élément se fait entendre : il s’agit pour le croyant non seulement de choisir l’humilité, mais les humiliations avec le Christ. L’on pourrait y percevoir une certaine ambiguïté, voire craindre la possible recherche de performance spirituelle. S’agit-il là d’une réminiscence des exploits ascétiques d’Ignace au début de sa vie ? Mais cette possible ambiguïté nous semble évitée par la contemplation des mystères de la vie cachée, notamment de la Nativité. Ignace invite le retraitant non pas à commenter ce qu’il contemple (notamment dans la grotte de la Nativité), mais à « adhérer » : « me faisant moi comme un petit pauvre et un esclave indigne qui les regarde […] les sert dans leurs besoins52 ». De plus, l’insistance est mise sur « toutes les composantes d’une existence humaine marquée par la contingence53 » et le fait que « le Seigneur naît dans la plus grande pauvreté54 ». Un même type de considération est proposée pendant la Passion, avec la précision que Dieu renonce à une certaine forme de puissance : « considérer comment la divinité se cache, c’est-à-dire comment elle pourrait anéantir ses ennemis et ne le fait pas, et comment elle laisse la très sacrée humanité endurer tant d’extrême cruauté55 ». La place dévolue par Ignace de Loyola dans le cours des Exercices spirituels à la considération de la pauvreté et des humiliations choisies par le Christ, ainsi que de la divinité se cachant, nous paraît tout à fait signifiante : elle précède et suit l’élection du retraitant. Celle-ci se trouve alors protégée du risque d’être l’expression d’une auto-affirmation du « moi » devant Dieu. Non seulement elle est reconnaissance du don de Dieu qui agit librement en la créature, mais elle intègre le désir de consentir aux moyens de Dieu : l’humilité et les humiliations, la pauvreté effective, et un renoncement à la toute-puissance, lesquels sont alors des marques d’attachement au Christ et non pas une performance personnelle. Pour Luther, le Dieu caché ne peut être trouvé et connu que dans l’expérience paradoxale de la Theologia crucis, expression qu’il emploie peu, mais dont le principe traverse tous ses écrits : « Au centre de cette Theologia crucis se trouve l’humanité souffrante de Jésus-Christ. Dieu s’y cache pour s’y révéler56 ». Cette révélation ne peut advenir qu’en « l’homme qui accepte d’abandonner ses conceptions préconçues au sujet de Dieu et qui accepte également l’humiliation dans sa propre existence57 » : nous retrouvons là les accents ignaciens que nous venons d’entendre.

51 I. de Loyola, Exercices Spirituels, op. cit., n. 197, p. 121. 52 I. de Loyola, Exercices Spirituels, op. cit., n. 114, p. 85. 53 S. Robert, Les chemins de Dieu avec Ignace de Loyola, op. cit., p. 148. Voir la description de Marie et Joseph, du chemin à prendre…, in I. de Loyola, Exercices Spirituels, op. cit., n. 111-n. 117, p. 84-85. 54 I. de Loyola, Exercices Spirituels, op. cit., n. 116, p. 85. 55 I. de Loyola, Exercices Spirituels, op. cit., n. 195, p. 120. 56 M. Lienhard, Luther témoin de Jésus-Christ, Paris, Cerf, coll. Cogitatio Fidei 73, 1973, p. 76. 57 Ibid.

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C’est parce que l’humiliation vient à l’être humain « de l’extérieur » que Luther préfère insister sur cette réalité plutôt que sur celle de l’humilité ; laquelle court le risque, selon le Réformateur, d’être une vertu que l’homme se donne à lui-même, comme venant « de l’intérieur ». Se trouve alors garantie l’extériorité du salut pour l’être humain « par une destruction de [son] intériorité au moyen de l’humiliation58 », car « l’humilité n’est pas une fin en soi, mais bien l’œuvre étrangère de Dieu dont le sens est de préserver la gratuité du salut sans faire oublier la réalité présente dans le fidèle59 ». L’humiliation n’est donc pas entendue dans les écrits de Luther comme une caractéristique de la piété médiévale, mais elle a une fonction centrale dans la Theologia crucis comme dans la structure même de la justification par la foi : l’humilité est loin de constituer un corps étranger dans la pensée réformatrice de Luther, mais est étroitement liée à sa conception de la justice passive. C’est de cette justice qu’il faut partir avant tout, car indiscutablement, c’est là que se trouvent la découverte de Luther et le bouleversement dans la conception de Dieu, par rapport au Moyen Âge […]60. L’on comprend dès lors que Luther, dans son Commentaire du Magnificat, refuse la valeur exemplaire de l’humilité de Marie. Il ne s’agit pas là d’une volonté d’être polémique, voire anti-marial ! Pour le Réformateur en effet, Marie est la figure exemplaire du croyant et son élection de « mère de Dieu » est la plus grande qui soit61. Or, Luther choisit de traduire le mot humilité par l’expression « état sans apparence » ou/et « néant ». Ce faisant, il souligne l’opposition radicale entre la logique du choix de l’être humain et celle de Dieu qui voit et amène à l’existence ce dont on se détourne (c’est-à-dire le néant), ou ce que l’on ne voit pas (ce qui est sans apparence). D’où la conclusion sans appel de Luther : Dieu et l’être humain regardent à contresens ! Si Marie est exemplaire pour le Réformateur, c’est précisément parce qu’elle consent à cette logique de Dieu : regarder et choisir ce dont on se détourne ou que l’on nie.

Conclusion intermédiaire quant aux convergences entre Ignace de Loyola et Luther La théologie d’Ignace comme celle de Luther témoigne d’« une redécouverte de l’essence de la foi62 », celle-ci n’étant pas en premier lieu l’obéissance à un contenu doctrinal (fides historica), mais une relation personnelle de confiance avec Dieu

58 M. Lienhard, « Christologie et humilité dans la Theologia Crucis du commentaire de l’Épître aux Romains de Luther », RHPR, 42 (1962), p. 309. 59 Ibid., p. 310-311. 60 Ibid., p. 307. 61 « C’est pourquoi, on a résumé tout son honneur en un seul mot, quand on l’appelle mère de Dieu ; en parlant d’elle ou en s’adressant à elle, personne ne peut rien dire de plus grand même s’il possédait autant de langues qu’il y a de feuilles et d’herbes, d’étoiles au ciel et de sable dans la mer », in Martin Luther, Commentaire du Magnificat, op. cit., p. 96. 62 A. Birmelé, « Ignace de Loyola et Martin Luther », op. cit., p. 775.

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(fiducia). L’expérience personnelle de l’un et de l’autre « trouve une traduction doctrinale dans une théologie délibérément relationnelle. C’est peut-être là la “révolution” qu’ils [Ignace de Loyola et Luther] vont imprimer à leur époque63 ». Cette conception prioritairement relationnelle de la foi64 opère plusieurs déplacements quant à la compréhension de la grâce, du salut et du péché : La conséquence de cette conception va être perceptible dans toutes les nouvelles définitions des données fondamentales de la foi qu’ils [Ignace de Loyola et Luther] vont proposer à leur contemporain. Ainsi la grâce ne sera plus tant comprise comme un habitus que comme nouvelle relation à Dieu, que je ne possède pas, qui me demeure extérieure et qui pourtant définit à présent tout mon être. Le salut n’est pas tant une qualité donnée à l’homme et qui lui permettrait de s’affirmer face à Dieu, le salut est le fait d’être accepté par Dieu, faire l’expérience de son immédiateté, vivre le penchant que Dieu a pour nous, célébrer la gratuité de la grâce. Il en va de même du péché, qui n’est plus tant une faute morale qu’il faut expier, que tout élément qui perturbe la nouvelle relation de l’humain à Dieu65. Cette nouvelle relation qu’engendre la foi est logiquement appelée dans un second temps à se manifester concrètement dans le lien à l’Église et à la doctrine. L’enjeu est à présent de comprendre comment elle s’exprime chez nos deux auteurs.

De quelques divergences : foi, obéissance et Église Ignace de Loyola : foi et obéissance dans les 16e et 13e Règles « Pour avoir le sens vrai dans l’Église »

La conclusion intermédiaire est à peine formulée qu’elle s’expose immédiatement à une objection de taille ! En effet, le mot « foi » est l’objet d’une mise au point par Ignace de Loyola lui-même à la fin du livret des Exercices Spirituels avec ce qui est

63 Ibid. 64 L’on reconnaîtra ici un écho de la distinction établie par O. H. Pesch entre « théologie substantialiste » et « théologie relationnelle ». Selon A. Birmelé, la recherche théologique contemporaine n’a pas suffisamment intégré cette distinction, alors qu’elle permet de comprendre les oppositions traditionnelles entre les pensées protestante et catholique. Tout en mettant en garde contre les schématisations dangereuses, il voit dans la « théologie relationnelle » une convergence entre Ignace de Loyola et Luther. Pour cette distinction de catégories de pensée voir : O. H. Pesch, Theologie der Rechtfertigung bei Martin Luther and Thomas von Aquin. Versuch eines systematischtheologischen Dialogs, Matthias-Grünewald, Walberger Studien, Theologishe Reihe 4, 1967. Voir en particulier p. 936s. Pour un condensé de la thèse de O. H. Pesch : voir p. 941. Ou encore voir : A. Birmelé, « La compréhension de l’humain devant Dieu. Ontologie substantialiste ou ontologie relationnelle, un enjeu majeur du dialogue œcuménique », in O. H. Pesch et J. M. Van Cangh (dir.), L’homme, image de Dieu : données bibliques, historiques et théologiques, Bruxelles-Paris, Académie Internationale des Sciences Religieuses-Cerf, 2006 (Publications de l’Académie internationale des sciences religieuses), p. 189-205. 65 A. Birmelé, « Ignace de Loyola et Martin Luther », op. cit., p. 775.

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communément appelé « Règles pour sentir avec l’Église66 ». À plusieurs endroits, quelques pratiques et éléments de la théologie luthérienne ou calviniste semblent directement visés (sans que Luther ou les luthériens ne soient directement cités67). Ainsi en est-il de la seizième règle : il faut faire attention à ce que, en parlant beaucoup de la foi et avec beaucoup de ferveur, sans aucune distinction ni explication, on ne donne occasion au peuple d’être relâché et paresseux dans les œuvres, soit avant d’avoir la foi informée par la charité, soit après68. L’on pourrait déduire que se fait entendre en filigrane le débat entre la doctrine de « la foi rendue parfaite par la charité » et « la foi qui, selon sa perfection propre, opère par la charité » selon Gal 5, 6. Or, Luther a vivement combattu la doctrine scolastique de la fides caritate formata (notamment lorsqu’il commente l’épître aux Galates) et il semble bien qu’Ignace affirme ici cette doctrine scolastique. Sommes-nous donc placés devant une divergence irréductible entre nos deux auteurs69 ? La recherche œcuménique contemporaine, selon nous, a permis de préciser cette différence terminologique et de la clarifier. En effet, en vérifiant si les condamnations du Concile de Trente et des écrits des Réformateurs justifiaient encore la division des Églises, une commission officielle allemande, catholique-protestante, précise que la doctrine des Réformateurs comprend sous cet unique mot « foi » ce que la doctrine catholique, en référence à 1 Co 13, 13, résume dans la triade « foi, espérance et charité ». Ce document œcuménique cite le Cardinal Willebrands lors de l’assemblée plénière de la Fédération Luthérienne Mondiale à Évian en 1970 : On pourra donc dire que le mot « foi », au sens que lui donne Luther, ne veut exclure ni ces œuvres, ni l’amour, ni l’espérance. On peut donc dire, à bon droit, que chez Luther le mot foi, si on le saisit dans sa pleine acception, ne signifie rien d’autre que ce que, dans l’Église catholique, nous désignons par la charité70. Tout en reconnaissant que le choix des mots n’est pas anodin et que l’on ne peut nier la différence entre les deux formules, car elles expriment « des préoccupations et des centres de gravité différents, d’où peuvent dépendre concrètement l’existence chrétienne elle-même et la façon dont les chrétiens catholiques et protestants se comprennent eux-mêmes71 », la commission peut cependant conclure : « Les

66 I. de Loyola, Exercices Spirituels, op. cit., n. 352-370, p. 200-205. 67 Voir règles 14 à 17, ibid., n. 366-n. 369, p. 204-205. 68 Ibid., n. 368, p. 204. C’est nous qui soulignons. 69 Pour ce débat et sa dimension irréductible, voir en particulier : R. Lafontaine, « Ignace de Loyola et Martin Luther : vie spirituelle et théologie », NRT, 133 (2011), p. 45-64 (notamment p. 48-53) ; Id., Martin Luther et Ignace de Loyola, Bruxelles, Namur-Paris, Lessius-éd. Jésuites, 2017 (coll. de l’Institut d’Études Théologiques de Bruxelles 25), p. 115 et suivantes. 70 Les anathèmes du XVIe siècle sont-ils encore actuels ? Propositions soumises aux Églises, sous la direction de K. Lehmann et de W. Pannenberg à la demande de l’évêque E. Lohse et du Cardinal J. Ratzinger, Paris, Cerf, 1989, p. 90. 71 Ibid. C’est nous qui soulignons.

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anathèmes réciproques qui existent à ce sujet peuvent être considérés aujourd’hui comme non pertinents72 ». Cette divergence sur la compréhension du mot foi est à présent levée, au sens où, tout en ayant perdu son caractère séparateur, elle conserve néanmoins celui de différence. Il nous faut maintenant, tout en restant dans le champ lexical de la foi, regarder le lien établi dans les Exercices spirituels entre croire et obéir à l’Église.

L’obéissance à l’Église C’est évidemment la treizième règle qui vient à l’esprit (surtout de protestants !) dès lors qu’il est question d’obéissance à l’Église chez Ignace de Loyola73. Le risque est grand de faire un raccourci alors qu’il serait nécessaire de faire droit non seulement au mouvement général des dix-huit règles, mais de leur lien avec l’ensemble des Exercices Spirituels74. Ces réserves étant émises, l’on retrouve bien le champ lexical du « croire », pivot central autour duquel cette règle est construite : Pour toucher juste en tout, nous devons toujours tenir ceci : ce que moi je vois blanc, croire que c’est noir, si l’Église hiérarchique en décide ainsi, croyant qu’entre le Christ notre Seigneur, l’Époux, et l’Église, son Épouse, c’est le même Esprit qui nous gouverne et nous dirige pour le salut de nos âmes. En effet, c’est par le même Esprit et Seigneur, qui nous donna les dix commandements, que notre sainte Mère l’Église est dirigée et gouvernée75. Sylvie Robert relève deux passages que le croyant est invité faire : celui du « voir » au « croire » et celui du « je » au « nous ». En effet, note-t-elle, il n’est pas exigé de « voir » noir ce que je vois blanc (traduction littérale : « ce qui apparaît blanc »), mais de « croire que », autrement dit : « la perception ou l’avis du sujet ne sont pas modifiés, mais ce dernier a changé de point de vue pour adopter celui de la foi et de l’accord avec l’Église76 ». Ce n’est donc qu’en passant par le registre de la foi que ce changement est possible. Mais il importe de remarquer que la foi, ici, ne concerne pas seulement le contenu évidemment, mais bien ce qui est en amont : le Christ et l’Esprit. L’Église (épouse) en tant que médiation est présentée en totale référence et union au Christ (époux) par l’Esprit. De plus, précise cette règle, l’Église est ellemême sous l’autorité d’un Autre (puisque gouvernée et dirigée par l’Esprit), donc

72 Ibid. Il est à noter que les travaux de cette commission font partie des documents sources de la Déclaration Commune sur la Justification. 73 Rappelons la première règle qui ouvre l’ensemble et présente la disposition à obéir : « laissant tout jugement propre, nous devons avoir l’esprit disposé et prompt à obéir en tout à la véritable Épouse du Christ notre Seigneur, qui est notre sainte Mère l’Église hiérarchique », I. de Loyola, Exercices Spirituels, op. cit., n. 353, p. 200. 74 Cela dépasserait largement le cadre de cette communication. Mais l’on pourra se référer avec profit à : S. Robert, « Pour avoir un vrai sens de l’Église », Christus, 257 (2018), p. 94-112. 75 I. de Loyola, Exercices Spirituels, op. cit., n. 365, p. 203-204. 76 S. Robert, « Pour avoir un vrai sens de l’Église », op. cit., p. 109.

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non seulement elle renvoie à cet Autre, mais (d’une certaine manière) l’origine de son autorité n’est pas en elle-même. Le second passage que souligne Sylvie Robert est celui du « je » au « nous » qu’elle réfère directement au numéro 189 des Exercices Spirituels : « Chacun doit penser qu’il progressera d’autant plus en toutes choses spirituelles qu’il sortira de son amour, de son vouloir et de ses intérêts propres77 ». Passer d’un vouloir propre à un vouloir libre c’est « trouver sa place avec Dieu et dans un “nous”, en alliance78 ». L’enjeu de l’obéissance, à l’Église ou à un supérieur, est donc de ne pas s’arrêter à soi-même en se considérant comme sa propre norme ; il s’agit, in fine, d’être relié en voyant « plus large que soi79 ». Ce rapport aux médiations que S. Robert nomme « la grâce de l’altérité visible » et considérée comme « un gage d’ouverture à autrui, pour aller jusqu’à autrui80 ». L’on comprend dès lors le lien entre obéissance et mission puisque l’objectif est une ouverture la plus large possible81. Cette ouverture ne se fait pas sans renoncement comme l’exprime cette règle qui « met en scène le Gethsémani du chrétien dans sa vie ecclésiale82 ». Martin Luther : son attachement aux médiations (« sacrement de l’autel », confession des péchés et Église)

Ce serait faire un contresens que d’affirmer que seule compte pour Luther « l’obéissance de la foi », sans considération des médiations. Celles-ci, « moyens de grâce », tiennent une place importante dans la vie et la pensée de Luther. Dans son Grand Catéchisme, il précise plus particulièrement l’attitude qui doit être celle des croyants vis-à-vis de l’eucharistie et de la confession des péchés. Il insiste conjointement sur le don et sur la foi qui permet de s’approprier l’eucharistie considérée comme : [un] trésor, assurément, ouvert et placé devant la porte de chacun, voire sur sa propre table, mais encore faut-il que tu te l’appropries et qu’avec une ferme conviction, tu le tiennes pour un trésor, comme les paroles te l’indiquent83. Ce don reçu dans la foi est transformant puisque s’abstenir de le recevoir a pour conséquence de devenir « de jour en jour, plus frustre et plus froid84 ». Ce que vise en particulier le Réformateur est le choix de se priver de l’eucharistie en raison de son 77 I. de Loyola, Exercices Spirituels, op.cit., n. 189, p. 115. 78 S. Robert, « Pour avoir un vrai sens de l’Église », op. cit., p. 110. 79 S. Robert, Les chemins de Dieu avec Ignace de Loyola, op. cit., p. 183. 80 Ibid., p. 184. 81 Cf. L’obéissance au pape, quatrième vœu des jésuites : « La Compagnie n’entend pas ce vœu pour un lieu particulier, mais pour qu’elle soit disséminée à travers le monde en différentes régions et en différents lieux, désirant, pour mieux réussir en cela, que la répartition de ses membres soir faite par le souverain pontife » : I. de Loyola, « Constitutions et Règles », M. Giuliani (éd.), Paris, DDBBellarmin, coll. Christus 76, 1991, no 603, p. 543. 82 S. Robert, « Pour avoir un vrai sens de l’Église », op. cit., p. 108. 83 Martin Luther, Le Grand Catéchisme, in La foi des Églises luthériennes. Confessions et catéchismes, A. Birmelé et M. Lienhard (éd.), Paris-Genève, Cerf-Labor et Fides, 1991, § 840, p. 402. 84 Ibid., § 846, p. 404.

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sentiment d’indignité et du manque de préparation. Il considère que ceci équivaut à regarder plus à soi qu’aux Paroles du Christ. L’enjeu est à nouveau le lieu où l’être humain risque et place sa foi : « En effet, la nature aimerait bien agir de telle sorte qu’elle puisse, avec certitude, s’appuyer et se fonder sur elle-même85 ». Quant à la confession des péchés par la médiation d’un croyant (qui n’est pas nécessairement un pasteur), le Réformateur la tient en haute estime : ainsi pose-t-il une équivalence entre mépriser la confession et mépriser l’Évangile86 : Donc lorsqu’un cœur sent ses péchés et qu’il est avide de consolation, il possède ici un sûr refuge où il trouve la Parole de Dieu et entend dire que Dieu par le moyen d’un homme, le délivre et l’absout de ses péchés87. Luther pose néanmoins deux conditions : la première demande que le croyant se confesse librement, sans contrainte, la seconde requiert qu’il ne fasse pas de la contrition sa propre œuvre, mais que toute sa confiance soit dans les Paroles de l’Évangile. En effet, seul l’Évangile absout et peut créer une situation nouvelle pour l’être humain. Cependant Luther ne parle pas d’obéissance à l’Église dans ses catéchismes. Il réserve l’utilisation directe de ce mot pour qualifier la relation des enfants avec leurs parents, et cette obéissance est tenue en haute estime, car elle honore Dieu88. Cela étant, l’amour de l’Église est une évidence pour Luther : il la considère comme une donnée centrale de la vie de foi. Dans le Grand Catéchisme, le don du salut gratuit se réalise, prend corps, dans la communauté des croyants c’est-à-dire là où la Parole est droitement prêchée et les sacrements justement célébrés (selon la doctrine luthérienne). L’Église a une fonction d’engendrement vis-à-vis du croyant : elle est « la mère qui enfante et qui porte tout chrétien par la Parole divine89 ». Luther la nomme aussi « sainte communauté » dans laquelle le Saint-Esprit nous conduit pour nous sanctifier, ou encore nous « dépose dans le giron de l’Église par laquelle il nous prêche et nous amène au Christ90 ». Si l’on fait une brève incursion dans d’autres écrits, elle est non seulement la Mère qui enfante, mais aussi l’épouse : « elle est l’épouse mariée au Seigneur91 ». L’Église n’est certainement pas pour Luther une réalité optionnelle dans la vie de foi et la suite du Christ ; elle est aussi une communauté où s’exprime l’enseignement doctrinal :

Ibid., § 849, p. 404. Cf. ibid., § 865, p. 409. Ibid., § 862, p. 408. « C’est pourquoi, tiens-toi pour dit que Dieu attache une grande importance à l’obéissance, puisqu’il la place si haut, qu’il y prend un si grand plaisir, qu’il la récompense abondamment, de plus, il veille si rigoureusement à punir ceux qui désobéissent », Martin Luther, Grand Catéchisme, op. cit., § 643, p. 351. Voir aussi in ibid., § 617 ; § 636 ; § 639 ; § 642. 89 Ibid., § 742, p. 375-376. 90 Ibid., § 741, p. 375. 91 Martin Luther, Œuvres II, M. Lienhard et M. Arnold (éd.), Paris, Gallimard, 2017 (Coll. de la Pléiade), p. 791. Les éditeurs précisent que l’on ne sait pratiquement rien sur les circonstances de la composition de ce cantique « Elle m’est chère, la noble jeune fille » (recueil de Wittenberg de 1535), cantique composé à partir d’Apocalypse 12. NB : la figure féminine d’Ap. 12 représente ici l’Église et non pas, comme souvent à l’époque médiévale, la Vierge Marie : voir ibid., p. 1118. 85 86 87 88

ignace de loyola et martin luther : par grâce, obéir à dieu et obéir aux hommes ?

Qui veut trouver le Christ doit d’abord trouver l’Église. Mais l’Église ce n’est ni du bois ni de la pierre, mais l’ensemble [der hauff] des hommes croyant en Christ. Il faut s’y tenir et voir comment vivent et enseignent ceux qui croient en Christ. Ils ont certainement le Christ avec eux, car en dehors de l’Église du Christ il n’y a pas de Christ, pas de salut92. Mère qui engendre, épouse, lieu doctrinal… certes, ce sont des thèmes entendus précédemment avec Ignace de Loyola. Mais l’emploi d’expressions semblables ne signifie pas une même compréhension des conséquences ! En effet, pour Luther, la Parole de Dieu transmise dans l’Écriture est le seul garant et critère de la vérité. L’Évangile est l’instance critique face aux croyants et face à l’Église. Cette attitude de Luther a souvent été qualifiée de « subjectiviste », en particulier par la recherche théologique catholique. À la suite de Paul Althaus, André Birmelé insiste pour dire qu’un tel qualificatif appliqué à Luther ne tient pas compte de la démarche du xvie siècle, et de la Réforme en particulier, vis-à-vis de l’Écriture. En effet, à l’époque (antérieure à l’historico-critique !) « L’Écriture Sainte en tant que telle est considérée comme la Parole de Dieu, une donnée hautement objective qui est en face du lecteur, qui s’interprète elle-même et qui est claire en elle-même93 ». Le combat de Luther face aux divers courants des Schwärmer et des enthousiastes confirme bien, s’il le fallait, sa claire opposition au subjectivisme. Mère, épouse, l’Église doit se comprendre aussi comme fille de la Parole : « Car l’Église, née de la Parole, en est aussi la fille, non la mère94 ». Creatura Verbi, l’Église a face à elle la Parole qui la créée et la juge : Et c’est cette possibilité de se situer aussi « face à l’Église » qui entrainera chez Luther et chez Ignace deux attitudes radicalement opposées dans leur compréhension de l’Église comme garant de la vérité. Pour Luther donc l’Église n’est pas le critère de la vérité, il a dans l’Église, mais aussi face à elle, le critère de l’Écriture Sainte. C’est à la lumière de cette dernière qu’il lit l’Église et son enseignement et qu’il corrigera cette Église et son enseignement. Luther n’est pas contre l’Église en tant que telle, il n’est pas contre les ministères comme des polémistes peu informés le laissent encore entendre. Comme Ignace, Luther ne souhaite que la fidélité et l’authenticité de son Église, mais il finira par ne plus croire aux possibilités de renouveau du système ecclésial de son époque. Cela conduira à la rupture95. Après avoir montré quelques convergences possibles dans les démarches d’Ignace de Loyola et de Martin Luther, nous terminons peut-être un peu abruptement sur la

92 Martin Luther, Weimar Ausgabe 10, I, 1, 140, 8-11. Texte de 1522. Traduction de M. Lienhard, Martin Luther. Un temps, une vie, un message, Genève, Labor et Fides, 19914, p. 163-164. 93 A. Birmelé, « Ignace de Loyola et Martin Luther », op. cit., p. 778. Voir aussi : P. Althaus, Die Theologie Martin Luthers, Gütersloh, Gütersloher Verlagshaus G. Mohn, 1980, p. 71-98. 94 Martin Luther, Cours sur la Genèse, Genève, Labor et Fides, 1975 (Martin Luther Œuvres XVII), p. 332. 95 A. Birmelé, « Ignace de Loyola et Martin Luther », op. cit., p. 779.

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divergence qui semble encore irréductible et incompatible : l’obéissance à l’Église. Abrupte, la confrontation avec cette incompatibilité ecclésiologique l’est souvent pour celles et ceux qui sont engagés dans le travail œcuménique. La comparaison entre ces deux hommes d’Église, pour abrupte qu’elle soit dans sa finale, n’est cependant pas désespérante, mais jette une lumière vive sur la tâche qui reste encore celle de la recherche œcuménique contemporaine : la nature de l’instrumentalité de l’Église.

Stéphane-Marie Morgain

La méthode de Richelieu pour convertir les protestants Le cas du Pasteur Jacques de Coras (1625-1677)

Lorsqu’Armand-Jean du Plessis de Richelieu, nommé évêque de Luçon le 18 décembre 1606 et sacré à Rome le 17 avril 1607, arrive enfin dans son diocèse, il adresse à son peuple une harangue témoignant de son état d’esprit : Je sais qu’en cette compagnie il y en a qui sont désunis d’avec nous quant à la croyance ; je souhaite en revanche que nous soyons unis d’affection ; je ferai tout ce qui me sera possible pour vous convier à avoir ce dessein, qui leur sera utile aussi bien qu’à nous et agréable au Roi, à qui nous devons tous complaire1. Tout est dit dans la présentation d’un dessein dont le prélat de ne se départira jamais totalement. À cette union d’affection confessée le 21 décembre 1608, il invite aussi son chapitre cathédral naturellement peu enclin à la concorde : « afin qu’avec le temps on puisse dire de nous ce que l’on disait, en l’église naissante, de tous les chrétiens : eorum cor unum, et anima una2 ». En 1608, la présence de l’imposante forteresse de La Rochelle de l’autre côté du marais et celle de l’Académie protestante de Saumur où règne en maître Philippe Duplessis-Mornay, « le pape » des calvinistes, rappellent à Richelieu la permanence de la division confessionnelle entre catholiques et réformés dont les saccages de Luçon en 1562, 1568 et 1570 ont laissé des traces encore visibles3. La cathédrale elle-même a été victime de ces attentats, pour ne rien dire du palais épiscopal qui est en si mauvais état que l’évêque doit se loger en ville4. À cette volonté de concorde entre l’évêque et son chapitre et entre les deux confessions coexistant sur un même territoire, Richelieu ajoutera une profession d’union et d’obéissance au souverain. Après la mort d’Henri IV, il adressera au

1 « Petite harangue au peuple », 21 décembre 1608, G. Avenel (éd.), Lettres, instructions diplomatiques et papiers d’État du Cardinal de Richelieu, Imprimerie impériale (nationale), vol. I, 1853, p. 15. 2 Ibid., p. 14. 3 P. Dez, Histoire des protestants et des églises réformées du Poitou, t. I, (nouvelle éd.), La Rochelle, 1936 ; M. Guglielminetti, « Marino, Richelieu e gli ugonotti », in La circulation des hommes et des œuvres entre la France et l’Italie à l’époque de la Renaissance, Actes du colloque international, 22-24 novembre 1990, Université de la Sorbonne nouvelle, Centre inter-universitaire de recherche sur la Renaissance italienne, Paris, 1992, p. 87-101. 4 « Je vous puis assurer, écrit celui-ci à Madame de Bourges, que j’ay le plus vilain évêché de France, le plus crotté et le plus désagréable », À Madame de Bourges, fin avril 1609, Lettres, instructions diplomatiques…, p. 24.

En 500 après Martin Luther, dir. par Stéphane-Marie Morgain, Turnhout, 2018 (BRHE, 104), p. 129-143 © FHG DOI 10.1484/M.BRHE-EB.5.116214

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gouverneur de places le marquis de Parabère, une lettre protestant de la fidélité monarchique de tous ses diocésains, quelle que soit leur foi5. Il est vrai que cette aspiration à l’union confessionnelle est pénétrée par une volonté explicite de limiter la présence de ceux de la R. P. R. (Religion Prétendument Réformée) par toutes sortes de tracasseries administratives et par la détermination à les convertir à la « vraie religion ». Richelieu ne saurait donc échapper à l’entreprise de la réforme catholique ni à l’esprit du grand œuvre des dévots6. L’état d’esprit du futur cardinal, pour louable qu’il soit, est conforme à celui de son temps. Richelieu appartient pleinement à ce christianisme qu’Alphonse Dupront qualifie de « nostalgique ». Nostalgie d’une unité perdue, de l’intégration au corps catholique d’une hérésie élevée à la condition d’Église. Il est de « ce monde occidental moderne qui doit se donner une forme compensatrice capable d’assumer sinon la coexistence des Églises, du moins la tranquillité commune7 ». De fait, lorsque Richelieu débute son ministère épiscopal, l’Édit de Nantes a été signé dix ans auparavant et, malgré les réticences de beaucoup, tant du côté catholique que du côté protestant, il faut tenter de l’appliquer. Pendant longtemps les Assemblées générales du Clergé de France essayeront de limiter les effets négatifs de l’Édit et réprimeront publiquement les infractions commises par le parti adverse. Avec l’appui des Parlements, il retouchera les dispositifs jugés trop favorables aux protestants8. Les catholiques n’aiment guère cet Édit et avancer que les protestants en sont épris serait sans doute exagéré. Quoi qu’il en soit, Richelieu n’a pas attendu la prise de La Rochelle et la soumission du Languedoc qui anéantit la prétention des réformés à se considérer comme un « pilier de la monarchie » pour se tailler un habit de controversiste. « C’était dans ce travail qu’il se délassait de tous les autres, et il n’y employait pas seulement ce qui lui restait des heures du jour, mais encore ordinairement une grande partie de celles de la nuit9 ». On sait désormais que l’action politique du principal ministre de Louis XIII s’éclaire pour une grande part à la lumière de son œuvre théologique. Il n’est guère possible de désunir les deux éléments d’un même projet d’union des deux entités composant le royaume de France. C’est d’ailleurs dans ces termes que Jacques Lescot (1594-1656), évêque de Chartres, présente l’œuvre du cardinal dans l’Avertissement à La Méthode la plus facile et la plus aisée pour convertir ceux qui se sont séparés de l’Église :

5 Cité par Fr. Hildesheimer, Richelieu, Paris, Flammarion, 2004, p. 44. 6 J. Bergin, L’ascension de Richelieu, Paris, Payot, 1991, p. 145-146. 7 A. Dupront, « Réflexions sur l’hérésie moderne », in D. Julia et Ph. Boutry (éd.), Genèses des temps modernes, Rome, les Réformes et le Nouveau Monde, Hautes Études, Paris, Gallimard-Le Seuil, 2001, p. 114. 8 P. Blet, Le Clergé et la Monarchie. Étude sur les Assemblées Générales du Clergé de 1615 à 1666, t. II, Rome, Librairie Éditrice de l’Université Grégorienne, 1959, p. 342-388. 9 Armand-Jean du Plessis cardinal duc de Richelieu, Œuvres théologique, t. II, La méthode la plus facile et la plus assurée pour convertir ceux qui se sont séparés de l’Église, texte établi et introduit par St-M. Morgain et Fr. Hildesheimer, annoté par St.-M. Morgain, Paris, Honoré Champion 2005, p. 93. Nous utiliserons cette édition.

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Comme l’hérésie qui attaque l’Église incessamment emploie contre elle deux sortes d’armes : l’erreur pour combattre ses vérités et la rébellion pour résister à la puissance légitime qu’elle trouve contraire à ses desseins, aussi Dieu lui oppose ordinairement deux sortes de personnes : les unes qui détruisent ses erreurs par les lumières qu’il répand en leur esprit, et les autres qui désarment sa rébellion par les forces qu’il leur met entre les mains. Mais on peut dire qu’il s’en est peu trouvé jusqu’à présent qui aient travaillé également à la ruine de l’hérésie par ces deux moyens et qui aient convaincu ses erreurs par la solidité de leur doctrine, au même temps qu’ils terrassaient sa rébellion par les armes d’un prince victorieux10. Pour Richelieu, comme pour l’ensemble des catholiques français, l’unité confessionnelle passe nécessairement par la conversion des protestants à la vraie foi. C’est-à-dire par la sortie d’un état de persévérance permanente dans l’erreur et le retour à l’adhésion à « l’Église de Jésus-Christ, qui est le seul vaisseau auquel on peut faire son salut11 ». C’est là tout l’enjeu de la controverse, de la démonstration de la vérité. Il s’agit de triompher de l’hérétique et de le convertir par la démonstrabilité des vérités doctrinales soit par la raison, soit par preuves d’un autre ordre, toutes plus ou moins non violentes. Cette pacifique indignation nourrie aux constantes de l’expérience humaine dans l’espace et le temps chasse les ténèbres de l’erreur, vaincues par la lumière de la vérité, et introduit le converti dans le monde de la grâce12. Pour honorer ce projet, Richelieu compose deux ouvrages de controverses : les Principaux points de la foy catholique défendus contre l’écrit adressé au Roi par les quatre ministres de Charenton, qu’il écrit dans sa retraite de Coussay et publie à Poitiers en 161713 et La méthode la plus facile et la plus assurée pour convertir ceux qui se sont séparés de l’Église qui sera publiée à Paris à titre posthume en 165114. Sans entrer dans la technicité du discours extrêmement élaborée et dans l’épaisseur d’une érudition inattendue chez un tel auteur, nous avons délibérément choisi de nous limiter ici à la lecture attentive des « Adresse au roi », « Avertissement » et autre « Avant-propos » qui ouvrent ces volumes. Ces textes brefs disent parfaitement la méthode choisie par Richelieu pour conduire son lecteur à la foi catholique professée et enseignée par l’Église. D’emblée, nous faisons nôtre cette déclaration du cardinal : « Le lecteur saura, qu’ayant eu dessein d’être bref, je ne prétends pas apporter sur chaque chose tout ce

10 Richelieu, La méthode la plus facile…, « Avertissement », op. cit., p. 91. 11 Richelieu, La méthode la plus facile…, Livre I, chap. 1, p. 110. 12 A. Dupront, « Réflexions sur l’hérésie moderne », in Genèses des temps modernes, Rome, les Réformes et le Nouveau Monde, D. Julia et Ph. Boutry (éd.), Hautes Études, Paris, Gallimard-Le Seuil, 2001, p. 115. 13 Armand Jean du Plessis de Richelieu, Principaux points de la foy catholique défendus contre l’écrit adressé au Roi par les quatre ministres de Charenton, Poictiers, Antoine Mesnier, 1617. Autres éditions : Paris, D. Moreau, 1618, Paris, Sébastien Cramoisy, 1629, Rouen, J. de la Mare, 1630, Paris, Imprimerie royale, 1642. En Anglais : The principall points of the faith of the catholick church defended, trad. Thomas Carre, Paris, 1635 et The Principall points of the faith of the catholike church defended against a writing sent to the King by the 4 ministers of Charenton, englished by M. C, Paris, Sébastien Cramoisy, 1635. 14 Le Traité a été publié à trois reprises : Paris, chez Sébastien et Gabriel Cramoisy, 1651, 678 p., in-fol. ; Paris, chez Sébastien et Gabriel Cramoisy, 1657, 743 p., in-4° ; Paris, chez Sébastien Cramoisy, 1663, 743 p., in-4°.

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qui se pourrait dire, mais bien dire assez pour qu’il soit impossible à nos adversaires d’ébranler ce que j’établis15 ». Nous présenterons les éléments de la méthode de Richelieu tels qu’ils apparaissent dans ses deux ouvrages de controverses, avant d’en découvrir les résultats chez le Pasteur Jacques de Coras.

Les principaux poincts de la foy catholique : un discours d’affection et de modération L’aménité du genre littéraire employé par Richelieu dans son œuvre de controverse est caractéristique de celui en cours après l’Édit de Nantes16. L’union « d’affection » désirée en 1608 au début de son ministère épiscopal ou la conversion des protestants par les moyens de l’exemple, de l’instruction et de la prière, ne masquent pas le discours d’un perdant prêt à déposer les armes, mais révèle plutôt l’assurance d’un évêque conscient qu’il peut encore gagner et ne doit « pas rester muet ». Un passage du Testament politique est sur ce point particulièrement saisissant : Il n’y a point de souverain au monde qui soit obligé, par ce principe, à procurer la conversion de ceux qui, vivant sous son règne, sont dévoyés au chemin du salut. Mais, comme l’homme est raisonnable de sa nature, les princes sont censés avoir en ce point satisfaits à leur obligation s’ils pratiquent tous les moyens raisonnables pour arriver à une si bonne fin, et la prudence ne leur permet pas d’en tenter de si hasardeux qu’ils puissent déraciner le bon blé en voulant déraciner la zizanie, dont il serait difficile de purger un État par une autre voie que celle de la douceur sans s’exposer à un établissement capable de perdre ou, au moins, de lui causer un notable préjudice17. Le ton pacifique utilisé par Richelieu dans son œuvre de controversiste appartient pleinement à sa « méthode ». Il le montre déjà dans l’Adresse au roi, ouvrant les Principaux points de la foy catholique. Dans cette œuvre de circonstance, rédigée alors qu’il est écarté de ses obligations auprès de Marie de Médicis, Richelieu entre dans le débat qui oppose Jean Arnoux18 (1575-1636) aux ministres de Charenton, Montigny, Du Moulin (1568-1658), Durant (1574-1620) et Mestrezat (1572-1657) qui venaient de répondre à l’imprudent jésuite par une Défense de la confession des églises réformées de 15 Principaux points de la foy catholique défendus contre l’écrit adressé au Roi par les quatre ministres de Charenton, « Au Lecteur », non paginé. 16 St. M. Morgain, « Une grande œuvre théologique de Richelieu : La méthode la plus facile et la plus assurée pour convertir ceux qui se sont séparés de l’Église », in XVIIe siècle ( Janvier-Mars 2006), no 1, p. 133-136. A. Rébelliau, Bossuet historien du protestantisme, Paris, 1891, p. 9-42 ; J. Solé, Les origines intellectuelles de la révocation de l’Édit de Nantes, Saint-Étienne, 1997 ; H.-J. Martin, Livre, pouvoirs et société à Paris au XVIIe siècle, Genève, 1999, p. 170-176 ; B. Dompnier, « L’histoire des controverses à l’époque moderne, une histoire des passions chrétiennes », in Bulletin de la Société d’Histoire du Protestantisme français, t. 148 (Octobre-Décembre 2002), p. 1035-1047. 17 Richelieu, Testament politique, éd. Société de l’histoire de France, Paris, 1995, p. 243. 18 J. Arnoux, La Confession de foy de messieurs les ministres convaincuë de nullité par leur propre bible, Paris : Sébastien Chapellet, 1617.

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France contre les accusations du Sieur Arnould, jésuite19. Dans la Dédicace au roi, les auteurs de cet opuscule affirment être les victimes de leur zèle pour la religion et pour la patrie, et les vrais restaurateurs de l’autorité royale20. Dans un volume d’une érudition aussi fine que courante, Monsieur de Luçon attaque surtout la prétention des huguenots à être de fidèles sujets du Très-Chrétien et des piliers de la monarchie. Mais c’est surtout les dispositions de l’auteur qui nous intéressent ici. Pour démontrer sa thèse, il écrit : C’est sire, ce qui m’a convié à employer le temps de mon loisir, pour faire paraître à votre Majesté l’Église aussi innocente qu’elle lui a été représentée coupable, et la créance de ceux qui l’accusent aussi pernicieux qu’ils veulent la faire croire sainte. En cela j’userai de la plus grande modération qu’il me sera possible, désirant qu’ainsi que notre créance et celle de ceux avec qui je traite sont contraires, notre procédé le soit aussi, et au lieu de l’aigreur avec laquelle ils nous imposent plusieurs calomnies, leur dire leurs vérités avec tant de douceur, que s’ils se dépouillent de passions ils auront sujet d’en être contents21. D’entrée Richelieu oppose la sainteté et l’innocence de l’Église catholique face à celle de ses adversaires. Pour prouver le bien-fondé de sa « créance », il usera de « modération » au lieu de « l’aigreur » des Ministres réformés. La « douceur » employée neutralisera les « passions ». Il peut ensuite présenter le but de son ouvrage : Par-là, ils connaîtront que mon dessein est de leur faire du bien et non du mal, de les guérir et non de les blesser, et qu’au lieu d’être haïs de nous, comme ils le disent, nous les aimons véritablement et de telle sorte que nous ne haïssons leur doctrine que par l’amour que nous portons à leurs personnes : étant impossible de n’avoir en horreur le couteau qui tue celui qu’on aime, et le poison qui le fait périr. Nous les aimons, Sire, avec tant de charité qu’au lieu de leur désirer du mal comme ils le croient, nous supplions très humblement votre Majesté de leur faire du bien, travaillant de tout son pouvoir à déraciner l’erreur qui a pris pied en leurs âmes et à procurer leur conversion. Et afin qu’ils ne pensent pas que sous prétexte de leur bien, ce soit leur mal que je recherche, et que parlant de leur conversion, je veuille inciter votre Majesté à les y porter par force, je lui dirai que les voies les plus douces sont celles que j’estime les plus convenables pour retirer les âmes de l’erreur : l’expérience nous faisant connaître que souvent aux maladies de l’esprit, les remèdes violents ne servent qu’à les aigrir davantage22.

19 Défense de la confession des églises réformées de France…, Charenton, Pierre Le Bret, 1617. 20 St.-M. Morgain, « Richelieu controversiste : des Principaux points de la foy catholique (1617) à la Méthode la plus facile (1651) », in De Richelieu à Grignon de Montfort. Le XVIIe siècle en Vendée, Somogy Éditions d’Art, 2005, p. 79-91. 21 Principaux points de la foy catholique défendus contre l’écrit adressé au Roi par les quatre ministres de Charenton, « Au Roy », non paginé. 22 Principaux points de la foy catholique défendus contre l’écrit adressé au Roi par les quatre ministres de Charenton, « Au Roy », non paginé.

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Ce souci de bienveillance, de charité, de compassion, d’amour, peut paraître insolite dans la bouche de celui qui par ailleurs accuse les protestants d’être « ennemis de Dieu », ou de rendre « Dieu coupable et cause de péché », comme il avait demandé en 1615 de châtier rigoureusement les huguenots rebelles à l’autorité du roi. Mais ici il agit comme pasteur, comme évêque qui récuse l’erreur tout en aimant ceux qui la confessent et cherche à conduire les égarés dans l’Église catholique hors de laquelle il n’y pas de salut. Cependant, il serait faux de croire que l’évêque de Luçon est ici l’unique partisan d’une rhétorique de la persuasion, de la conciliation soucieuse d’efficacité, dans la ligne du courant cicéronien23. Il s’inscrit dans la ligne de ses pairs, Jacques du Perron (1566-1618), voire même de François de Sales (1567-1622) qui « sait faire passer les vérités par les charmes de l’amour24 », et surtout dans celle du Compendium Manuale controversiarum hujus temporis fide ac religione (Monguntiae, 1623) du jésuite néerlandais Martin Becanus (1561-1624), ou de son résumé publié à Paris en 1626, 1628, et 1641, surnommé le « petit Bécan » qui rompt définitivement avec les Disputationes de Robert Bellarmin (1542-1621). Le ton bienveillant n’empêche pas l’auteur, bien au contraire, de réfuter, preuves à l’appui, l’autorité de Jean Calvin et Martin Luther dont les Ministres protestants se sont « rendus particulièrement sectateurs ». Par le retour des protestants à la foi catholique, convaincus par la douceur, de l’erreur de leur croyance, Louis XIII correspondra au titre de Très-Chrétien et affirmera de plus en plus « et la paix et le repos en son État ». Car en 1617, l’évêque de Luçon est persuadé « que c’est beaucoup plus gagner des âmes que de conquérir des royaumes » et que plus les Français seront unis à Dieu, plus ils seront attachés à son service.

La méthode la plus facile : un discours de raison Si Richelieu ne cesse de s’intéresser à la controverse, c’est qu’il nourrit le secret espoir, fortement alimenté par le Père Joseph, de « promouvoir un traité d’union des religions25 ». La chute de La Rochelle et la Paix d’Alès rendaient le projet encore plus réalisable, d’autant que Théophile Brachet de la Milletière (1596-1665), agent politique du duc de Rohan, nourrissait le même dessein au grand dam d’André Rivet

23 St-M. Morgain, « Richelieu, un controversiste en quête d’unité : La rhétorique de la persuasion est-elle toujours efficace ? », in La Religion des élites au xviie siècle. Actes du colloque du Centre de recherches sur le xviie siècle européen (1600-1700), en partenariat avec le Centre Aquitain d’Histoire Moderne et contemporaine, Université Michel de Montaigne-Bordeaux 3, 30 novembre-2 décembre 2006, éd. D. Lopez, Ch. Mazouer et É. Suire, Biblio 17, 175 (2008), p. 53-70. 24 Fr. de Sales, Controverses, « Advis necessaire au lecteur », Œuvres complètes, t. II, Bar-le-Duc, 1865, p. 389. 25 P. Blet, « Le plan de Richelieu pour la réunion des protestants », in Gregorianum, 48 (1967), p. 100-129. B. Pierre, « L’Éminence grise de l’Éminence rouge. La religion du Père Joseph au service de l’État », in La Religion des élites au xviie siècle…, op. cit., p. 95-109 et B. Pierre, Le Père Joseph, l’Éminence grise de Richelieu, Paris, Perrin, 2007.

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(1572-1651), Pierre du Moulin et Jean Daillé (1594-1670). Le Christianæ concordiæ concilium composé par Milletière en 1636 et Le moyen de la paix chrestienne ou la réunion des catholiques et des évangéliques sur les différens de la religion, divisé en quatre parties (Paris, 1637), ulcéreront les Ministres qui finiront par excommunier leur auteur le 29 janvier 1645, précipitant sa conversion au catholicisme le 2 avril suivant26. La méthode la plus facile et la plus assurée pour convertir ceux qui se sont séparés de l’Église doit être comprise comme le socle théologique de ce projet d’union dont seule la mort du cardinal a, semble-t-il, empêché l’accomplissement d’un programme dont l’utopie ne masquait pas totalement la grandeur de son promoteur27. Nous avons décrit par ailleurs la méthode employée par Richelieu pour convaincre les protestants de leurs « erreurs » : les références aux textes tirés de l’Écriture, des textes des conciles, des Pères de l’Église, des ouvrages des réformateurs cités d’après les éditions originales (Martin Luther est cité 127 fois explicitement, Jean Calvin, 187 fois et Pierre Du Moulin, 154 fois), celles tirées des travaux de Louis du Laurens (1589-1671), protestant converti ou de l’ancien jésuite François Véron (1577-1649), qui avait quitté la Compagnie de Jésus en 1620 pour se mettre exclusivement au service de la controverse ou encore l’utilisation du syllogisme28. Richelieu tient de Véron son désir de réduire les points de désaccord entre les deux parties, en limitant les dogmes catholiques à l’essentiel, c’est-à-dire aux seuls articles de la foi. Ce que nous voudrions souligner ici, c’est que pour l’auteur de la Méthode la plus facile, la simple douceur du discours ne peut suffire à convertir ceux qui usent de passions et d’aigreur pour s’opposer à la vérité de la foi. Pour déraciner l’erreur qui a pris pied dans l’âme des protestants, il faut faire appel à la raison. Faut-il le rappeler une nouvelle fois ? Le projet d’union des Églises est lié à l’unité politique autour du souverain. Richelieu le sait si bien que c’est par ces termes qu’il débute son ouvrage : Il y a plus de trente ans qu’étant attaché aux fonctions de l’épiscopat dans le diocèse de Luçon près de La Rochelle, je pensais souvent dans une profonde paix aux moyens de ranger cette place à l’obéissance du Roi. Ces pensées passaient alors en mon esprit comme des songes ou de vaines imaginations ; mais Dieu ayant voulu depuis qu’on entreprît ce qui m’avait semblé autrefois que des chimères et que l’on attaquât cette place pour la réduire à son devoir, je pensais, durant ce siège, à retirer de l’hérésie par la raison ceux que le Roi retirait de la rébellion par la force29. La conviction de Richelieu est que les protestants « demeurent dans leur aveuglement » non pas d’abord parce qu’ils sont trompés par l’ignorance de leur

26 Déclaration du sieur de La Milletière des causes de sa conversion à la foy catholique, Paris, Antoine Viret, 1645. 27 A. Rébelliau, Bossuet historien du protestantisme, Paris, 1891, p. 9-10, n. 2. 28 Dans la Méthode la plus facile, Richelieu se réfère explicitement à plus de 60 théologiens réformés et à 16 théologiens catholiques, sans compter les Pères de l’Église, saint Thomas d’Aquin et autres sources communes (Richelieu, « Petit dictionnaires des théologiens cités par Richelieu », La méthode la plus facile…, p. 1122-1155). 29 Richelieu, La méthode la plus facile…, Livre I, chap. 1, p. 99.

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entendement, mais parce que leur volonté est « dépravée ». Dans ce cas, comment conduire la volonté vers ce qui est vrai ? Richelieu affirme que pour atteindre sa fin qui est la vérité, la volonté doit y être dirigée par ce qui lui est présenté par la lumière de l’intelligence. C’est donc par la raison, par ce qui est raisonnable, qu’il faut « retirer de l’hérésie » ceux dont l’intelligence a été obscurcie par l’ignorance, et la volonté « dépravée » par l’erreur. Comme il n’y a rien de si aisé que de faire voir un objet à ceux qui ont des yeux propres pour le voir, il semble aussi qu’il n’y ait rien de si facile que de faire connaître aux hommes une vérité que leur entendement est capable de connaître. Cependant il est vrai qu’une des plus difficiles entreprises est celle de tirer d’erreur ceux qui s’y trouvent engagés et de leur faire voir et embrasser ce qu’ils doivent croire. Et, après avoir souvent examiné d’où pouvait venir cette difficulté, j’ai trouvé qu’elle venait indubitablement ou de ce qu’on ne met pas bien en leur jour les objets que l’on veut faire voir, ou de ce qu’on ne les regarde qu’au travers d’un voile et de trop loin, ou de ce qu’on ne s’arrête pas assez à les considérer, ou enfin de ce que celui qui regarde, étant incapable de voir lui-même l’objet qu’il contemple, n’a pas le secours qui lui est nécessaire pour le bien connaître. C’est donc à moi de mettre, dans cet ouvrage, la vérité si bien en son jour qu’elle puisse être vue aisément ; mais aussi, c’est à ceux qui ont besoin de la connaître, de la regarder sans le voile de la passion qui les aveugle, de la regarder de près et avec attention et de demander à Dieu la grâce dont ils ont besoin pour n’être pas privés par eux-mêmes de ce qui est si absolument nécessaire à leur salut30. Et de préciser : Je me promets que, si nos adversaires étant disposés de la sorte veulent lire ce que je n’écris que pour leur avantage, Dieu bénira tellement mon dessein qu’ils verront ce qu’ils n’ont pas vu et ce qu’ils n’ont pas voulu voir jusqu’à cette heure et parviendront enfin au but auquel ils aspirent, bien qu’ils s’en éloignent en effet31. (…) Si ceux pour le salut desquels je travaille veulent agir aussi sincèrement que je fais pour leur bien, nos controverses seront bientôt finies, y ayant cette différence entre cet ouvrage et la plupart des autres faits à même fin que beaucoup sont fondés en des principes qui ne sont pas si évidents par eux-mêmes qu’ils puissent être connus de tous, au lieu qu’en icelui j’emploie des moyens infaillibles et des preuves si manifestes que les vérités que j’y démontre sont évidentes aux plus grossiers. Toutes ces démonstrations étant fondées sur des principes ou connaissables par les sens et par la seule lumière naturelle qui ne trompent personne à cause de leur

30 Richelieu, La méthode la plus facile…, Livre I, chap. 1, p. 100-101. 31 Ibid., p. 104.

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pureté, ou avoués de nos adversaires, il s’ensuit que les inductions qui en sont tirées suivent la nature de leurs principes et qu’étant évidentes comme eux, elles ne peuvent avec raison être contestées de personne32. Ainsi, la douceur du propos, l’amour des adversaires, le désir de leur salut, mêlés à une démonstration fondée sur des principes « connaissables par les sens et la seule raison naturelle » et dans l’estime de la capacité de la raison à provoquer cet acte de la volonté par lequel l’intelligence adhérera à la vérité sur la raison ; tels sont deux ingrédients jugés infaillibles par Richelieu pour convertir ceux qui se sont séparés de l’Église. On le sait, le coup ne porta pas. Le pasteur Élie Benoist (1640-1728) dans son Histoire de l’Édit de Nantes voit dans le plan de Richelieu « une manière fort propre de flatter la vanité » et un élégant procédé « de rentrer dans les bonnes grâces du Pape, en lui faisant espérer qu’il ramènerait toute l’Europe par cet artifice à l’obéissance du Siège romain33 ». En 1674, le pasteur André Martel (1618-1698) publie à Rouen une Réponse à la Méthode de Monsieur le cardinal de Richelieu34. L’ouvrage, parfaitement indigeste, reprend le texte du Cardinal et tente par le menu de « développer les finesses et les déguisements de cette artificieuse méthode ». En 1681, le chanoine Jacques Gaudin (1613-1695), docteur de la Société de Sorbonne, y apportera sa Défense du Traité de controverse de Monsieur le Cardinal de Richelieu contre la Réponse du Sieur Martel Ministre de la Religion prétendue réformée35 dans laquelle il démontre que la Méthode la plus facile est d’une « recherche exacte, d’une méditation profonde, et d’une doctrine consommée ». Il s’étonne même que face à des vérités catholiques « si clairement expliquées et si solidement établies » les pasteurs protestants « n’en soient pas encore persuadés ». Et espère « que la grâce du ciel qui triomphe quand il lui plaît des esprits les plus rebelles, leur fera bientôt avouer » que Dieu se servira de ce Traité fameux « comme d’un puissant moyen de sa Providence pour procurer la réunion de l’Église catholique36 ». L’œuvre de controversiste de Richelieu n’a-t-elle produit aucun fruit pastoral au-delà d’un projet politique soldé par l’anéantissement de ses adversaires ? Si, la conversion en 1665 du pasteur Jacques de Coras qui, au terme de sa lecture des Principaux points, se laissa tellement persuader de la vérité de la foi catholique qu’il l’embrassa.

32 Ibid., p. 117-118. 33 É. Benoist, Histoire de l’Édit de Nantes, t. II, Delf, Adrien Benan, 1693, p. 511. 34 A. Martel, Réponse à la Méthode de Monsieur le Cardinal de Richelieu, divisée en quatre livres, Rouen, chez Jean Lucas, 1674, 2 t. en 1 vol. in-4°. 35 J. Gaudin, Défense du Traité de controverse de Monsieur le Cardinal de Richelieu contre la Réponse du Sieur Martel Ministre de la Religion prétendue réformée, Paris, chez Claude Barbin, 1681, in-12, 548 p. 36 Ibid., p. 2.

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Le pasteur Jacques de Coras ou la victoire de la « méthode Richelieu » Jacques de Coras est né à Réalmont, près d’Albi, en 1625, et non à Toulouse, comme l’ont cru plusieurs de ses biographes, d’une famille calviniste. Il meurt le 23 décembre 1677 à Montauban. Il est enterré dans l’église Saint-Jacques37. Il se destine d’abord à la carrière des armes. Il intègre le Régiment des Gardes du Roi où il se fait remarquer pour son humeur batailleuse et son goût pour le duel. Mais ses parents l’engagent à suivre des études moins belliqueuses à l’Académie protestante de Montauban. En 1650, il soutient sa thèse en théologie sur les Livres apocryphes. Deux ans plus tard, il est reçu docteur et exerce la fonction de Ministre de la Religion réformé dans quelques villes du Languedoc avant de se mettre au service du maréchal de Turenne, Henri de la Tour d’Auvergne (1654-1675), en qualité d’aumônier (1654-1657)38. De retour dans sa province, il assiste aux synodes du Haut-Languedoc et de la Haute-Guyenne, à Saint-Affrique, puis à Montauban et enfin à Tonneins où il publie en 1661 un ouvrage polémique : L’impossibilité de l’union en la foy et en la doctrine entre les deux Églises, la Réformée et la Romaine39 dans lequel il s’en prend à un docteur en théologie qui, avec facilité, est capable de « réconcilier Calvin avec le Pape & faire trouver l’Empire de Rome dans la République de Genève40 ». L’art de « réconcilier les choses les plus contraires » en fondant son raisonnement sur la théorie des articles fondamentaux méritait cette réponse que Coras dédie au secrétaire perpétuel de l’Académie française, Valentin Conrart (1603-1675), protestant comme lui « à qui », dira-il un peu plus tard, « il ne manque rien que d’être catholique pour avoir toutes les qualités d’un excellent homme41 ». Mais ce dernier lui répondit avec des compliments tellement exagérés que, transporté par le succès de son opuscule, qualifié de savant et d’éloquent, Coras entreprend de réfuter le traité de l’évêque de Luçon, Les principaux poincts de la foy catholique défendus contre l’escrit adressé au roy par les quatre ministres de Charenton. 37 P. Tamisey de Larroque, « Jacques de Coras », Revue de Gascogne, 15, 1874, p. 459-471. J. Foresité, « Jacques de Coras », Bulletin archéologique, historique et artistique de la Société archéologique du Tarn&-Garonne, 66 (1938), p. 33-52. 38 Henri de la Tour d’Auvergne se convertira au catholicisme après avoir lu l’Exposé de la foi catholique sur les matières de controverse composé en 1667 par Bossuet. 39 J. de Coras, L’impossibilité de l’union en la foy et en la doctrine entre les deux Églises, la Réformée et la Romaine. Réponse à la Démonstration de I. L. Docteur en théologie de ma Communion de Rome touchant ladite union, Genève, pour Antoine et Samuel de Tournes, 1661. 40 J. de Coras, L’impossibilité de l’union en la foy, p. 1. Jacques de Coras répond à trois principes déclarés par son adversaire. Celui-ci affirme : 1. « L’Église romaine et l’Église réformée reçoivent avec vénération les articles d’un même symbole, donc elles sont d’accord pour tout ce qu’il y a de Capital et de Fondamental et de Nécessaire au salut ». 2. « L’Église romaine n’a point d’erreurs fondamentales qui obligent l’Église Réformée à se séparer d’elle, donc l’Église Réformée n’a point de sujets suffisants pour rompre, ou d’avoir rompu avec l’Église romaine ». 3. « L’Église Réformée croit, qu’on se peut sauver dans l’Église Romaine & l’Église Romaine au contraire croit qu’on ne peut faire son salut dans l’Église Réformée, donc il vaut même être membre de l’Église Romaine que de l’Église Réformée », J. de Coras, L’impossibilité de l’union en la foy, p. 6-7. 41 J. de Coras, La conversion de Jacques de Coras, dédiée à nos seigneurs du clergé de France, à Paris, chez Charles Angot, rue Saint-Jacques au Lion d’or, 1665, p. 10.

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Or, à mesure qu’il examinait de plus près les arguments de son adversaire, il était de moins en moins convaincu de la vérité de sa propre cause42. Jacques de Coras veut se rendre à Toulouse pour offrir ses services au cardinal de Mazarin qui songe à réunir les deux Églises43. Mais sa femme l’en dissuade. Obéissant, le pasteur reste à Tonneins où il compose ses poèmes sacrés sur Josué, Samson et David44 et reçoit la visite de prêtres et de religieux qui, dit-il « me faisaient l’honneur de manger avec moi à une table dont la médiocrité était digne pour le moins de leur tempérance ordinaire… ». Deux mois après le Synode de Clairac (1663), Jacques de Coras s’entretient avec l’intendant Claude Pellot (1619-1683)45. Il décide alors de se convertir et d’abjurer entre les mains de l’évêque de Montauban, Monseigneur Pierre III de Bertier (1606-1674). Le geste de Jacques de Coras, fait beaucoup de bruit et lui occasionne quelques ennuis, en particulier financiers. J’eus à supporter les larmes d’une mère, les reproches d’une femme, de frères, de sœurs, d’un grand nombre de parents et d’alliés. Je quittais aussi avec beaucoup de peine l’emploi de prédicateur qui m’avait acquis quelque estime dans le monde et m’avait obtenu des applaudissements à Charenton et dans les synodes où j’avais prêché, sans parler des autres assemblées. Outre qu’en le perdant je perdais un revenu qui faisait subsister ma famille, je courais le risque d’être pauvre, de voir alors une femme et des enfants misérables qui, avec un visage pâle et une mine triste, viendraient chaque jour pour me reprocher ce changement qui causait leur misère46. Il publie presque aussitôt : La Conversion de J. Coras, dédiée à Nos seigneurs du Clergé de France. Le récit de la conversion de Jacques de Coras nous intéresse ici pour l’importance qu’il accorde à la méthode employée par Richelieu pour ramener à l’Église catholique ceux qui s’en sont éloignés. L’épître dédicatoire aux prélats de l’Assemblée du Clergé de France souligne le zèle pastoral des évêques pour convertir les huguenots « à la foi catholique » et les « ramener dans le sein de la vraie Église ». « Oracles de la vérité, fléaux de l’hérésie, défenseurs de la religion et colonne de l’Église gallicane », ils sont les « dignes successeurs des Apôtres47 ». Sans être totalement dupe de l’excès apologétique propre 42 Ibid., p. 9-15. 43 Mazarin est à Toulouse en 1659 et en 1660 après avoir signé la Paix des Pyrénées, le 1er novembre 1659. 44 J. de Coras, Josué ou la conquête de Canaan, poème sacré, Paris, Charles d’Angot, 1665, in-12, 99 p. ; Samson, poème sacré, Paris, Charles Angot, 1665, in-12, 66 p. ; David ou la vertu couronnée, Paris, Charles d’Angot, 1665, in-12 144 p. ; J. de Coras, Œuvres poétiques contenant Josué, Samson, David, Jonas, dédiées à Monseigneur le Chancelier, Paris, chez Charles Angot, 1665, in-12. 45 Claude Pellot, chevalier, seigneur de Port-David et de Sandars, conseiller au parlement de Rouen, entre 1641 et 1648, maître des Requêtes de l’hôtel du roi de 1653 à 1656, intendant de Grenoble en 1656, intendant de Poitiers et de Limoges en 1658 à 1662 auxquelles on ajoute Montauban jusqu’en 1664. 46 J. de Coras, La conversion de Iacques de Coras, dédiée à Nosseigneurs du Clergé de France, Paris, Charles Angot, 1665, in-12, p. 54-55. 47 « A Messeigneurs les archevesques, evesques et autres prelats de l’Assemblée du Clergé de France », J. de Coras, La conversion de Iacques de Coras, non paginé.

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au genre littéraire, cette épître ne révèle pas moins la réalité d’un souci pastoral porté par les évêques de France. C’est bien ce même souci qui anime Richelieu lorsqu’il s’exerce à la controverse. Il appartient, sans aucune contestation possible, à la catégorie des évêques artisans de la réforme catholique à qui « il sied de parler en la cause de l’Église » et « retirer les âmes de l’erreur48 ». Le volume se compose de deux parties assez inégales. La première, divisée en 11 chapitres, se présente sous la forme d’un récit détaillé de la conversion de l’auteur. Celui-ci fait passer son lecteur à travers toutes les étapes du processus, marqué par les doutes, les craintes, les critiques de ses anciens coreligionnaires et les interventions de la providence comme la lecture de l’œuvre de Richelieu, les rencontres d’un ecclésiastique toulousain et de l’intendant Claude Pellot49. La seconde partie, en 20 chapitres, est une réfutation sommaire de L’impossibilité de l’union en la foi et en la doctrine entre les deux Églises, la Réformée et la Romaine. Cette rétractation publique lui avait été demandée comme pénitence pour intégrer l’Église catholique. Coras commence son discours en rapportant la surprise des catholiques et des réformés à l’annonce de sa conversion. L’approbation joyeuse des uns et l’aversion et les médisances des autres sont la conséquence des préoccupations premières des deux parties. Mais ces mouvements d’amour ou de haine viennent, dit-il, d’une imagination échauffée, plutôt que d’un jugement éclairé et sont « des surprises de la passion qui les pousse, et du parti qu’ils embrassent, plutôt que des conseils de la raison qui les doit conduire, et de la foi qui les doit animer50 ». Se comparant modestement à saint Augustin attaqué par les Manichéens et à saint Paul persécuté par les juifs, l’ancien pasteur réformé ne peut s’étonner de la réaction de ceux qu’il vient de quitter. Il les invite plutôt à apporter une raison libre et « dépouillée de passion » à la lecture de son ouvrage. Car il les aime et désire leur salut. Il admet

48 St.-M. Morgain, « Richelieu pasteur d’âmes », in Revue d’Histoire Ecclésiastique, 104/1-2 ( Janv-Juin 2009), p. 115-137. 49 Les titres des chapitres de la Première partie décrivent assez clairement la démarche de Jacques de Coras : Avant-propos, Chapitre premier : « L’auteur confesse ses premiers attachements à la religion prétendue réformée » (p. 1-8), Chapitre II, « Il raconte l’occasion et la cause des premiers mouvements qui le disposent à se convertir » (p. 9-15), Chapitre III, « Il décrit comment il commença à se désabuser en lisant le livre du cardinal de Richelieu » (p. 16-25), Chapitre IV, « Il raconte comment il rencontra dans un de ses voyages un ecclésiastique & quel fut l’entretien qu’il eut avec lui, & ce qui s’en suivi » (p. 26-29), Chapitre V, « Il raconte comment il se préparait d’aller à Toulouse pour rejoindre l’ecclésiastique qui lui avait écrit depuis, et comme il s’en fut détourné par les prières d’une personne qui lui était proche » (p. 30-33), Chapitre VI, « Il confesse qu’après avoir manqué le voyage de Toulouse il relâcha beaucoup du désir qu’il avait auparavant de se convertir » (p. 34-38), Chapitre VII, « Il remarque quelques afflictions et quelques déplaisirs dont Dieu le visita pour le faire songer de nouveau à la l’œuvre de sa conversion » (p. 38-43), Chapitre VIII, « Il raconte comment ayant résolu d’aller trouver des parents catholiques à Toulouse pour se convertir par leurs moyens, il vit dans Agen Monsieur Pellot Intendant en Guyenne, auquel il découvrit son dessein, qui fut depuis exécuté dans Montauban » (p. 44-48), Chapitre IX, « Il décrit l’agitation de son esprit quand l’heure de sa conversion approchait » (p. 49-62), Chapitre X, « Il décrit les mouvements qu’il eut au moment de sa conversion » (p. 62-68), Chapitre XI, « Il répond à l’objection de ceux qui disent qu’il se devait convertir plus tôt, puisqu’il en avait à la pensée depuis si longtemps » (p. 69-77). 50 J. de Coras, La conversion de Iacques de Coras, op. cit., p. 2.

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avoir effectivement suivi de « fausses lumières », avoir été animé par « une chaleur aveugle », mais éclairé par « des rayons salutaires », et « réchauffé par des flammes pures », il confesse désormais la foi que les catholiques n’ont jamais abandonnée. Raison contre passion, amour contre haine, lumière contre obscurantisme, tels sont quelques éléments puisés dans la littérature de controverse, si ce n’est directement dans celle de Richelieu lui-même. Nous savons les raisons qui poussèrent Jacques de Coras à réfuter Les Principaux points de la foy catholique. Il pense sincèrement que « cette entreprise [est] digne de son ambition », encouragé par des amis l’assurant qu’elle n’est « pas au-dessus de ses forces51 ». Soutien superflu pour celui qui n’a aucune peine à se figurer être « le Pasteur que Dieu avait choisi pour abattre ce géant de la Cour et de l’Église ». À la première lecture du Traité de Richelieu, l’assurance de Coras commence à vaciller face à la « clarté des preuves » et la « force des raisons dont le livre est rempli52 ». Courageusement, il le lit une seconde fois et le trouve « plus fort qu’auparavant ». Pris à son propre piège, contraint par ces deux lectures de faire des réflexions contraires à son premier dessein, il trouve un stratagème pour faire bonne figure et compose un discours d’une mauvaise foi évidente. La méthode dont il [Richelieu] se sert pour attaquer et pour défendre est assez nouvelle et vous savez qu’elle est la force et la grâce de la nouveauté pour attirer les esprits des hommes, particulièrement des Français, qui sont plus curieux que les autres. Les preuves qu’il emploie contre ses adversaires ont de l’artifice et des couleurs. Il met en usage des souplesses et des subtilités qui surprennent les yeux et qui étonnent l’esprit. Il se déguise, il se feint, il prie, il commande, il conjure, il promet, il menace, il joue adroitement plusieurs personnages, il se change finement en mille formes et il n’est pas au fard dont il se couvre qui me semble naturel. On ne pouvait moins attendre d’un Prélat nourri à la Cour et parmi les finesses du grand monde53. Richelieu est un bon rhétoricien de Cour, rien de plus. Mais Jacques de Coras commence sérieusement à perdre pied et, pour renforcer ses convictions premières, consulte fébrilement ses cahiers, les ouvrages de Théodore de Bèze (1519-1605) et ceux de Daniel Chamier (1565-1621), appelant à son secours ces auteurs pour qu’ils viennent « éclairer ses doutes » et le « soutenir dans ses faiblesses ». Mais rien n’y fait, Coras est ébranlé par les raisonnements de Richelieu. Ils lui paraissent si « clairs, si faciles et si naturels, et tout ensemble si forts, si solides, si pénétrants ». Il lui semble « que des rayons et des feux inconnus éclairent et échauffent son esprit » et que des aiguillons piquent sa « raison assoupie et ne laisse point son âme en repos54 ». Soutenue par cette lumière il reconnaît la vérité, commence à condamner la fausse créance qu’il avait mise dans les invincibles Pierre Du Moulin ou Jean Mestrezat

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Ibid., p. 11. Ibid., p. 12. Ibid., p. 13-14. Ibid., p. 16.

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et se demande si Robert Bellarmin et Jacques Du Perron qu’ils croyaient terrassés n’étaient pas en réalité les vainqueurs. Mais Coras ne se convertit pas pour autant. Il n’est « plus un véritable huguenot » mais n’est pas encore « bon catholique ». Ce qui est remarquable dans la description de ce combat intérieur, c’est l’appropriation des deux éléments constitutifs de la méthode de Richelieu : la raison et la lumière. Coras n’est pas encore « persuadé de la vérité », malgré l’impact des démonstrations sans faille du cardinal, mais « il entrevoit la lumière de la vie plutôt qu’il ne la voit55 ». La clarté des preuves, la force des lumières et des feux inconnus ouvrent une brèche dans son esprit et laisse s’y installer le doute. À l’aide de la raison naturelle, Jacques de Coras cherche à se « dégager des ombres qui l’obscurcissent, pour arrêter sa vue sur des objets dont la clarté » est évidente. Les deux points sur lesquels s’arrête son esprit sont ceux sur lesquels reposent une grande part de l’argumentaire controversiste de Richelieu : la présence réelle du Christ dans l’Eucharistie, l’innocence de l’Église catholique des crimes dont on l’accuse. Le but de l’évêque de Luçon n’était-il pas, dès 1617, de faire paraître « l’Église aussi innocente qu’elle a été représentée coupable » ? Convaincu désormais d’avoir été trompé pendant des années par les « sophismes de Calvin », Coras dit sa joie « de ce que Dieu faisait poindre dans mon cœur les rayons qui devaient un jour dissiper mes ténèbres56 ». La conclusion du pasteur converti aurait pu être écrite par Richelieu lui-même : « Je m’accoutumais peu à peu à rendre ma raison prisonnière de ma foi. J’appris à croire avec soumission, ce que je ne comprenais pas avec évidence57 ». Le sermon prononcé par l’évêque de Montauban le jour de l’abjuration de Jacques de Coras en la cathédrale de Montauban achève l’ouvrage commencé par Richelieu : « Pendant qu’il s’adressait à moi, ma vue se purifiait, les raies qui m’avaient rendu aveugle achevaient de tomber de mes yeux, mon cœur se remplissait d’horreur pour l’hérésie et d’amour pour la vérité, ses raisonnements étaient si clairs et si perçants, qu’ils ne laissèrent en moi de doute, qui n’en fût éclairci, ni de ténèbres qui n’en fussent dissipées58 ».

Conclusion Le premier surpris de cet happy end serait certainement le cardinal de Richelieu lui-même, ravi de l’efficacité de son discours. Le lecteur habitué des écrits théologiques du prélat s’étonne aussi de l’influence si décisive de ces textes. Car enfin, la conversion du Pasteur de Coras survient en 1663, ce qui est particulièrement tardif. La littérature de controverse a alors presque perdu l’importance qu’on lui accordait au début du siècle. Nous avons déjà rappelé que dès l’enregistrement de l’Édit de Nantes, les controversistes s’étaient faits plus courtois, que les points de dissension

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Ibid., p. 19. Ibid., p. 22. Ibid., p. 23. Ibid., p. 63-64.

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avaient été déterminés d’une manière définitive59. Qu’on pense ici, du côté protestant, à l’Abrégé des controverses de Charles Drelincourt (1595-1669), réédité 21 fois entre 1624 et 182760. Avec la prise de La Rochelle et la paix d’Alès un pan entier de l’édifice construit par les controversistes s’est effondré. Les protestants ne représentent plus une menace politique, les termes d’une union confessionnelle appelée par Richelieu de ses vœux ne sont plus d’actualité. D’une manière particulièrement sensible, les écrits de controverses modifient à partir de 1640, voire avant, l’objectif premier de ces textes. Les accusations haineuses des deux camps tendent à disparaître totalement, le désir de convaincre l’adversaire de ses erreurs s’atténue, reste l’arme de l’érudition lourde, épaisse et théâtrale destinée à impressionner le lecteur qui, face à une telle force d’arguments et de preuves ne peut que se ranger du côté de l’auteur. La conversion de Jacques de Coras et son récit n’ont de ce point de vue qu’un intérêt mineur. Il faut qualifier cet écrit de témoignage personnel de la recherche d’un homme en quête de salut. C’est sur cet aspect concret que l’on atteint le cœur du débat qui couvre toute la période moderne et dont Martin Luther a montré la force et l’angoisse : où est la certitude du salut ? Richelieu pouvait séduire par la douceur de son discours et la puissance de son argumentation fondée sur la raison, mais il avait surtout fort bien compris que le cœur de la controverse se situait précisément sur la définition de la véritable Église hors de laquelle il n’y a point de salut possible. Donner la réponse, c’était clore le débat et laisser le lecteur libre de son choix. C’est ce que fit Jacques de Coras en renfermant Les Principaux points de la foy catholique.

59 On peut consulter ici l’étude partielle de la prédication protestante durant cette période (Fr. Chevalier, Prêcher sous l’édit de Nantes. La prédication réformée au XVIIe siècle en France, Préface de Pierre Chaunu, Paris, Labor et Fides, 1994 [Histoire et sociétés 30]) et surtout, Annoncer l’Évangile (xve-xviie siècle). Permanences et mutations de la prédication, Mt. Arnold (dir.), actes du colloque international de Strasbourg (22-22 novembre 2003), Paris, Les Éditions du Cerf, 2006 (Patrimoines christianisme). 60 Ch. Drelincourt, Abrégé des controverses, ou Sommaire des erreurs de nostre temps, avec leur réfutation par textes exprès de la Bible de Louvain, Charenton, Jean-Antoine Joallin, 1624.

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Hélène Mic h on

Pascal et Luther : penseurs de l’angoisse ?

Les occurrences des noms de Luther ou de luthéranisme dans l’œuvre de Pascal sont peu nombreuses, et la plus significative est sans doute la citation de la XVIIIe Provinciale : C’est par là qu’est détruite cette impiété de Luther, condamnée par le même Concile, que nous ne coopérons en aucune sorte à notre salut, non plus que des choses inanimées ; et c’est par là qu’est encore détruite l’impiété de l’école de Molina, qui ne veut pas reconnaître que c’est la force de la grâce même qui fait que nous coopérons avec elle dans l’œuvre de notre salut : par où il ruine ce principe de foi établi par saint Paul, que c’est Dieu qui forme en nous et la volonté et l’action1. Or, du point de vue de la prédestination, le rapprochement entre Pascal et Calvin serait sans doute plus pertinent et les Écrits sur la grâce, dans lequel Pascal établit un parallèle entre les opinions d’Augustin, de Calvin et de Molina, deviendrait un texte incontournable. On a cependant souvent comparé les deux figures de Luther et de Pascal, en opérant des rapprochements non textuels mais thématiques ou de sources : ici, les noms d’Augustin comme de Paul s’imposent, mais l’on prend alors le risque de confondre Luther et le protestantisme ou Pascal et Port-Royal, comme le prouve la tentative ancienne, mais intéressante, de comparaison entre l’apologiste protestant Alexandre Vinet et Blaise Pascal2. Plus récemment et de manière plus précise, Gabriel Widmer, dans son livre L’Aurore de Dieu au crépuscule du xxe siècle3, a traité d’un thème théologique substantiel : celui du Dieu caché, qui lui a permis de dresser des ponts entre Luther, Pascal et Barth. Notre perspective est autre : nous voudrions partir de la doxa que partagent ces deux auteurs, celle d’être des penseurs de l’angoisse, celle-ci étant perçue dans les deux cas comme un ressort de la spiritualité, pour tenter de cerner les causes, la commune déclinaison et les éventuelles divergences de ce prisme de la vie spirituelle. L’angoisse de l’un comme de l’autre possède effectivement une racine théologique, qui prend sa source dans l’inquiétude du salut.

1 B. Pascal, Les Provinciales, Pensées et opuscules divers, L. Cognet et G. Ferreyrolles (éd.), Paris, Classiques Garnier, 1999, p. 600. 2 J.-D. Benoît, « Le protestantisme de Pascal d’après un livre récent », in Revue d’Histoire et de Philosophie Religieuses (1952), p. 120-125 ; ou E. Babut dans « Pascal, proche parent des réformés ou authentique catholique ? », in Revue Réformée (1951-1954), p. 239-251. 3 G.-P. Widmer, L’Aurore de Dieu au crépuscule du xxe siècle, Genève, Labor et Fides, 1979. En 500 après Martin Luther, dir. par Stéphane-Marie Morgain, Turnhout, 2018 (BRHE, 104), p. 145-156 © FHG DOI 10.1484/M.BRHE-EB.5.116215

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hé l è n e m i c h o n

Alain Besançon a déjà analysé l’angoisse de Pascal dans sa relation à Dieu : il a alors opéré le rapprochement entre l’angoisse en pays protestant et en terre janséniste. L’angoisse de Luther, affirme-t-il, est assumée dans une spiritualité qui fait même de celle-ci le passage obligé pour opérer le saut de la foi : c’est parce que l’homme n’a plus rien à attendre de lui-même, qu’il n’est capable de parvenir à aucune certitude, qu’il peut tout attendre de Dieu, y compris le salut qui est, au même titre que la foi, un pur don. Calvin, de son côté, enraye l’angoisse par la thématique de la sanctification du quotidien. Quant au janséniste, en marge de « l’Église catholique romaine dont le remède à l’angoisse est la recherche de la vérité », il éprouve un type d’angoisse parfaitement stérile et sans solution : Rien de plus stérile que l’angoisse du janséniste, car il ne sait même pas si la prière qu’il adresse au Dieu caché lui est agréable ou si elle ne met pas un sceau de plus sur sa perdition. Le seul bénéfice qu’il en tire est une pénétration de plus en plus profonde et sombre de sa conscience forcément coupable, une sorte de psychanalyse interminable de son âme et des abîmes sans fond qu’elle contient. Il en sortit tout de même une grande littérature. Il en sortit Racine. Il en sortit Pascal4. L’on assiste ainsi à une sorte de typologie de l’angoisse : angoisse existentielle chez Luther, angoisse étouffée chez Calvin et angoisse stérile chez les jansénistes, cette dernière ayant cependant le mérite d’avoir produit une littérature.

De l’inquiétude à l’angoisse spirituelle Retenons dans un premier temps qu’il est une angoisse similaire à Luther et à Pascal, laquelle n’est pas liée à un tempérament ou à une psychologie, mais bien à une spiritualité : or, celle-ci n’est jamais que la version dure ou forte de l’inquiétude même de la foi, formulée par la tradition théologique et scripturaire. En effet, l’inquiétude chrétienne comporte deux volets ; le premier a trait à l’acte de foi lui-même, lequel n’étant pas vision comporte en permanence un mouvement inapaisé d’inquiétude : Thomas le commente dans la question 14 du De Veritate : La foi comporte une part de perfection et une part d’imperfection. La part de perfection est cette fermeté qui appartient à l’assentiment ; mais la part d’imperfection est la carence de vision, à cause de laquelle il reste encore dans l’esprit du croyant un mouvement de réflexion. La part de perfection, c’est‑à‑dire l’assentiment,

4 A. Besançon, « L’Angoisse dans la relation de Pascal à son Dieu », in Revue des sciences philosophiques et théologiques, t. 93 (2009-2001), p. 9-10. Il écrit juste avant : « L’œuvre de sanctification calviniste remplit la vie, et c’est pourquoi elle n’a pas besoin des auxiliaires que sont, en pays luthérien, la philosophie et l’art. […] L’angoisse luthérienne contenait un appel sans cesse renouvelé au Christ sauveur et, devenant une composante inséparable de la vie spirituelle, il arrivait qu’elle trouvât en elle-même sa consolation. L’angoisse calviniste est presque un péché, car elle doit être évacuée dans l’œuvre de sanctification. »

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est donc causée par la lumière simple qu’est la foi ; mais dans la mesure où cette lumière n’est pas parfaitement participée, l’imperfection de l’intelligence n’est pas totalement ôtée : et ainsi, il reste en elle un mouvement inapaisé de réflexion (et sic motus cogitationis in ipso remanet inquietus5). Certitude et inquiétude coïncident ainsi dans l’acte de foi. En outre, à cette inquiétude de la foi, s’ajoute celle du salut : ici, c’est l’Écriture elle-même qui rapporte que le salut doit être opéré avec crainte et tremblement : cum metu et tremore, vestram salutem operamini (Ph, 2, 126). La crainte chez Paul n’est pas seulement la crainte révérencieuse devant la majesté divine, elle inclut l’incertitude liée au salut, comme l’explique Augustin : Dieu a jugé qu’il serait mieux de mêler au nombre déterminé de ses saints quelques hommes qui ne doivent pas persévérer, afin de rendre toute sécurité impossible à ceux à qui il n’est pas utile de vivre exempts de crainte au milieu des épreuves de cette vie. Car cette parole de l’Apôtre réprime dans beaucoup de cœurs un funeste penchant à l’orgueil : « C’est pourquoi », dit-il, « que celui qui paraît être ferme, prenne garde de tomber7 ». Cette impossible sécurité, cette absence de certitude de la persévérance finale et donc du salut possède une finalité pédagogique et spirituelle, celle d’éviter l’endormissement dans la vie spirituelle, et finalement l’acédie, mais elle demeure compatible avec la certitude de la foi : certitude de la foi et incertitude du salut. Or, c’est à propos de cette certitude/inquiétude que se retrouvent le moine augustin et l’apologiste de Port-Royal. Avant de rapprocher leur perception de la foi au Christ, nous voudrions comparer leurs deux expériences spirituelles, que sont l’expérience de la Tour pour l’un et celle de la Nuit de feu pour l’autre.

5 Thomas d’Aquin, De Veritate, Q 14, ad. 5. 6 De fait « la peine du purgatoire plus grande est l’incertitude du Jugement », fr. 752 (toutes nos références aux Pensées sont faites à l’édition de Ph. Sellier, Paris, Classiques Garnier, 1991). Mais des raisons théologiques confirment cette exis­tence du jugement particulier, car il convient qu’il y ait une sanction définitive dès que l’âme est capable d’être jugée sur tous ses mérites et ses démérites, c’est-à-­dire dès que le temps du mérite est fini, or cela arrive sitôt après la mort. Si du reste il en était autrement, elle resterait dans l’incertitude jusqu’au jugement général, ce qui paraît contraire à la sagesse de Dieu, autant qu’à sa miséricorde et à sa justice (Cf. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, IIIa P., Q. 59, a. 4). 7 Augustin, Du Don de la persévérance, ch. VIII : Dieu donne aux uns la grâce parce qu’il est miséricordieux, il la refuse aux autres sans être injuste. Il reprend le point ailleurs : « Grâce au secret de la prédestination, nous devons croire que certains enfants de perdition, privés du bienfait de la persévérance finale, commencent par moments à vivre de cette foi qui opère par la charité, arrivent même parfois jusqu’à la fidélité et la justice, retombent ensuite et sont frappés par la mort avant d’avoir pu se convertir. Si ces cruelles alternatives ne se présentaient jamais, cette crainte religieuse et salutaire que l’Esprit-Saint nous offre comme le seul remède au vice de l’orgueil, n’aurait de prise sur les hommes que jusqu’au moment où ils auraient obtenu la grâce de Jésus-Christ pour vivre chrétiennement ; cela fait, ils resteraient dans une entière sécurité et regarderaient toute chute comme absolument impossible » (De la correction et de la grâce, ch. XIII).

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En 1518, à la suite de sa lecture de la Théologie germanique, Luther raconte avoir ressenti les tortures de l’enfer puis, à un moment précis8, d’avoir été illuminé d’une intuition prodigieuse : il prend alors conscience que, puisque le salut ne dépend aucunement de nous-mêmes et ne vient que de Dieu seul, puisque c’est la foi qui nous l’apporte, il ne dépend d’aucune œuvre de notre part. Douter du salut revient à faire injure à Dieu, à manquer de foi, à compter encore un peu sur nos efforts, sur la valeur de notre humilité ou de notre résignation à l’enfer. La fausse sécurité que fournissait la théologie, fruit de l’élaboration rationnelle de l’homme, est remplacée par la sécurité qui vient de l’acte de foi, lequel consiste à croire et à affirmer que tout vient de Dieu et rien de l’homme : C’est pourquoi nous ne cessons d’inculquer que la connaissance du Christ et la foi ne sont pas une chose ou une œuvre humaine, mais sont un pur don de Dieu. […] Je sais avec certitude que je ne suis pas inspiré humainement, mais divinement lorsque j’attribue tout à Dieu et rien à l’homme9. De cette répartition aperçue dans la fulgurance d’une expérience religieuse, découle une certaine conception de la théologie, qui doit tout à Dieu et rien à l’homme, une theologia crucis qui se nourrit de la Parole et rejette la spéculation rationnelle, incarnée par Aristote et la scolastique et perçues comme des tentatives idolâtres d’enserrer la majesté divine. Difficile alors de ne pas opérer un rapprochement avec la Nuit de feu de Pascal, du 23 novembre 1654. Dans le texte appelé Mémorial qui en fixe la teneur, nous lisons : FEU Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, le Dieu de Jacob, non des philosophes et des savants. Certitude, certitude, sentiment, joie, paix. Dieu de Jésus-Christ10. Le Mémorial est structuré autour d’une rupture : celle qui sépare le Dieu de la Bible de celui « des philosophes et des savants » ; on lit bien également en filigrane une progression, celle qui se fait entre le Dieu de Moïse et le Dieu de Jésus-Christ, progression historique de l’Ancien au Nouveau Testament ; le Dieu de Moïse est déjà celui de Jésus-Christ, pourtant seul Jésus-Christ connaît le Père en vérité. Mais l’opposition est sans doute plus importante que la progression, opposition entre les philosophes d’un côté, les juifs et les chrétiens de l’autre : entre la philosophie et la Bible.

8 Épisode de la vie de Luther, dont ni la date (entre 1512 et 1519) ni le lieu ne sont connus. 9 M. Luther, Commentaire de l’Épître aux Galates, 1ère partie, Genève, Labor et Fides, t. XV, 1972, p. 79-80. 10 Deum meum et Deum vestrum. Jean 20, 17. Le Mémorial est le fr. 742. « Ton Dieu sera mon Dieu » (Ruth, 1, 16) Oubli du monde et de tout, hormis Dieu. Il ne se trouve que par les voies enseignées dans l’Évangile. Grandeur de l’âme humaine.

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Le Mémorial rapporte ainsi une expérience lumineuse de certitude et d’union et une expérience définitive de ce qui conduit à Dieu (les voies de l’Évangile, la Bible) et de ce qui n’y conduit pas, et même en sépare : la connaissance du Dieu des philosophes, un certain usage de la raison humaine. De même qu’à travers l’expérience de la Tour, Luther éprouve que la foi est un pur don de Dieu, de même, à travers celle de la Nuit de feu, Pascal éprouve que l’on atteint Dieu que par sa Parole, l’Écriture.

Conséquences : tout de Dieu, rien de l’homme Le premier motif d’inquiétude qui découle, nous semble-t-il, de telles expériences vitales, relève du mode d’appréhension de Dieu par l’homme. On se souvient des premières injonctions de Luther : Laissons donc Dieu dans sa majesté et dans son essence : car nous n’avons rien à faire avec ce Dieu caché, et lui-même ne l’a pas voulu. Mais dans la mesure où il s’est incarné et révélé à nous dans sa Parole, nous avons à nous occuper de lui. Car c’est là que résident sa parure et sa gloire11. Le moine augustin est profondément hostile au mysticisme spéculatif, aussi affirme-t-il : Il est dangereux, sans le Christ médiateur, de vouloir sonder et appréhender la divinité nue par la raison humaine, comme l’ont fait sophistes et moines12. Ainsi, il convient à l’homme d’écouter la parole qui vient à lui, plutôt que de s’adresser à Celui qui le dépasse : Quand tu voudras entrer en relation avec Dieu, prend le chemin que voici : écoute la voix du Christ, que le Père a établi docteur du monde entier. Lui seul connaît le Père et le révèle à qui il veut13. Ainsi, nous ne connaissons Dieu qu’en vertu du rapport qui nous unit à lui et nous ne connaissons de Dieu que le rapport qui nous unit à Lui ; en ce sens, nous ne connaissons jamais son être véritable. Or, connaître le rapport de l’homme à Dieu, c’est connaître Jésus-Christ, figure emblématique de tout rapport et de toute médiation. L’homme se trouve seul devant Dieu et doit tout attendre de lui : la relation qui s’établit entre Dieu et lui – qui constitue la réponse à la première exigence de la théologie : reconnaître un lien entre l’homme et Dieu – ne peut ainsi venir que de Dieu ; elle constitue par là même la réponse à la seconde exigence de la théologie :

11 M. Luther, De Servo arbitrio, WA 18, 685, 14 ; OE v, p. 110. 12 Id., WA 39. I. Band, Disputationen 1535/38, 389, 10. 13 Ibid., 391, 3.

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maintenir une disproportion absolue entre l’homme et Dieu14. C’est bien ce que souligne Hans Urs von Balthasar : Si Dieu n’avait pas lui-même une figure, aucune figure ne pourrait prendre naissance entre lui et l’homme15. D’où une première caractéristique de la spiritualité luthérienne : son christocentrisme. Le Christ n’est pas seulement considéré comme apportant la plénitude de la Révélation, mais comme l’unique voie d’accès à celle-ci. C’est bien un trait distinctif de la théologie augustinienne puis luthérienne d’être organisée autour de la personne du Christ et de l’histoire de la Rédemption. Pascal, comme on sait, partage une même inquiétude, héritée elle aussi d’une expérience, celle de constater que certains prétendent atteindre Dieu sans Jésus-Christ : Dieu par Jésus-Christ. Nous ne connaissons Dieu que par Jésus-Christ. Sans ce médiateur est ôtée toute communication avec Dieu, par Jésus-Christ nous connaissons Dieu […] Jésus-Christ est donc le véritable Dieu des hommes. fr. 221 L’expression « véritable Dieu des hommes » désigne Dieu en tant qu’il s’adresse aux hommes : Jésus-Christ est Dieu tourné vers les hommes. En ce sens, Pascal n’opère pas de distinction entre la nature du Christ prise en elle-même et la nature du Christ, considérée par rapport à nous, précisément parce qu’en Jésus-Christ, être et agir se confondent : l’essence du Christ est cette orientation vers l’homme. Jésus-Christ, en raison de son être même, a ce rôle de médiation. Il est lui-même médiation : Ainsi sans l’Écriture, qui n’a que Jésus-Christ pour objet, nous ne connaissons rien et ne voyons qu’obscurité et confusion dans la nature de Dieu et dans la propre nature. fr. 36 Connaître Dieu par Jésus-Christ signifie donc pour Luther comme pour Pascal, connaître le rapport de Dieu à nous. Henri Gouhier l’avait déjà noté, lorsqu’il écrivait : Dans les Pensées, Dieu est toujours pensé à l’intérieur d’une relation […] Les philosophes affirment une relation entre le monde et un principe cosmique : Dieu est requis pour expliquer ce que leur raison a découvert dans le monde. Le christianisme affirme une relation entre l’homme et un Dieu qui intervient dans son histoire, son problème est celui du salut : un médiateur est requis pour opérer cette délivrance qu’est le salut16.

14 Un théologien réformé a écrit : « La confession de foi réformée n’insiste pas tant sur le fait que l’homme, au lieu d’être justifié par les œuvres, l’est par la foi ; mais plutôt sur cette affirmation que c’est Dieu et non pas l’homme qui accomplit cette justification. » (K. Barth, Parole de Dieu et Parole humaine, Paris, Ed. “Je sers”, 1933, p. 247). 15 H. U. von Balthasar, La Gloire et la Croix, Paris, Aubier, t. I, p. 404. 16 H. Gouhier, « Le refus de la philosophie dans la nouvelle apologétique de Pascal », in Chroniques de Port-Royal (1972), no 20-21, Paris, Bibliothèque Mazarine, p. 35.

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Sur ce point, Pascal rejoint incontestablement la spiritualité luthérienne : toutes deux professent un christocentrisme radical, à cela près que pour Luther seul le Christ sauve, dans le saut de la foi, alors que pour Pascal seul le Christ permet d’atteindre Dieu, de le connaître : le christocentrisme luthérien est d’emblée sotériologie alors qu’il est seule théologie chez Pascal. Ce christocentrisme chez Luther provient, on le sait, d’une anthropologie négative : il écrit à ce propos : Tout ce qui est dans notre volonté est mal, tout ce qui est dans notre intelligence est erreur. C’est pourquoi en ce qui regarde les choses divines, l’homme n’a que pures ténèbres, erreur, malice, perversité de la volonté et de l’intelligence17. Se voit ainsi contestée la notion traditionnelle d’image : identifiant imago et similitudo à la justitia naturalis de l’état primitif, Luther explique que la perte de l’un entraîne automatiquement la perte de l’autre. Dans son Commentaire de la Genèse, Luther introduit même l’idée d’une image du diable imprimée en l’homme : Ces maux, et d’autres semblables, sont l’image du Diable… Il nous en a marqués. Minimise qui veut la réalité du péché originel : il ne s’en manifeste pas moins dans toute sa grandeur, autant dans les autres péchés que dans les peines subies […] Il se démontre vraiment que l’image de Dieu est perdue. Lors donc qu’il est question de cette image, nous parlons de ce que nous ne connaissons pas18. Affirmation qu’il reprend dans ses sermons : « Car l’homme doit être toujours une image, soit de Dieu, soit du diable, car il est à l’image de celui sur lequel il se règle19 ». Ce pessimisme anthropologique engendre chez Luther une forme de désespoir qui doit le conduire à mettre tout son espoir en Dieu : il existe ainsi chez lui un désespoir qui est à perdition et un désespoir à salut, pour reprendre l’expression de Gérard Siegwalt20.

17 M. Luther, Commentaire de l’Épître aux Galates, Genève, Labor et Fides, 1958, t. XV, p. 186. 18 M. Luther, Commentaire du Livre de la Genèse, Genève, Labor et Fides, 1977, t. XVII, p. 73. 19 Cf. WA 24, 51, 12sv ; cité par P. Buhler, « L’être humain – à l’image de Dieu », in Humain à l’image de Dieu. La théologie et les sciences humaines et le problème de l’anthropologie, Pierre Buhler (dir.), Labor et Fides, 1989, p. 275. L’historien J. Pelikan pense qu’en introduisant la notion d’une « image du diable » inscrite dans l’homme à la place de « l’image de Dieu », Luther entendait empêcher que la doctrine de l’image de Dieu et du libre arbitre, dont l’homme avait hérité par cette ressemblance divine, entraînât la glorification des facultés humaines aux dépens de la grâce, et mît en péril la doctrine selon laquelle la volonté humaine joue un rôle « purement passif » dans la conversion. Cf., La Tradition chrétienne, t. IV : La réforme de l’Église et du dogme, Paris, PUF, 1994, p. 140sv. Pour Luther, la doctrine de l’élection structure ainsi la notion d’image ; mais c’est justement ce qui remet en question l’idée d’un reste universel d’imago. Conscient cependant que cette thèse est difficilement conciliable avec le texte de la Genèse, il élabore la notion de reste : l’homme a bien perdu par le péché l’image de Dieu mais il perdure en lui un reste, qui est précisément la possibilité de demeurer en contact avec Dieu : cette possibilité consiste, en dernière analyse, en ce que la volonté universelle de salut de Dieu s’adresse à tout homme. Sur la position de Luther, voir l’article « Image » in Encyclopédie de la Foi, Paris, Cerf, 1965, t. II, p. 277sv. 20 G. Siegwalt, La Foi selon Luther, Positions luthériennes (1971), p. 131.

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Pascal partage-t-il une telle condamnation de la nature humaine ? Il est certain qu’il insiste, lui aussi, fortement sur la corruption de la nature humaine : celle-ci semble bien avoir atteint de la même manière le cœur de l’homme, le fond de l’homme : « La nature des hommes est dans la corruption » (fr. 684) ; ou bien : « Mais dans le fond, ce vilain fond de l’homme, ce FIGMENTUM MALUM n’est que couvert, il n’est pas ôté » (fr. 244) ou encore : « Que le cœur de l’homme est creux et plein d’ordure » (fr. 171). Nous aboutissons bien à une sorte de synonymie entre la finitude de la créature et l’opposition au Créateur ; Pascal le souligne : « Or nous sommes pleins de concupiscence, donc nous sommes pleins de mal, donc nous devons nous haïr nous-mêmes » (fr. 511). Cette haine de soi n’est que la conséquence d’une constatation : nous sommes de nous-mêmes, par le simple fait d’être, en opposition avec Dieu. Il n’existe pas ce que d’aucuns appellent une bonté ontologique de l’homme, un « état de pure nature » qui viendrait asseoir une anthropologie plus optimiste. Le péché ne vient pas s’ajouter à un sujet sain par ailleurs : le sujet est lui-même perverti, et il ne saurait de lui-même ressentir aucune attirance vers le bien. Pascal ici ne reconnaît pas à la nature humaine un bon fond subsistant, que le péché viendrait recouvrir. Il utilise même une thématique inverse : l’homme possède un « vilain fond », vainement recouvert par une apparence de justice. Dans le fragment 751 enfin, nous trouvons une formulation que ne renierait sans doute pas un luthérien : Il n’y a nul rapport de moi à Dieu ni à Jésus-Christ juste. Mais il a été fait péché pour moi. Le Christ n’est pas, selon l’expression consacrée, chargé de porter les péchés de l’humanité, Il est fait péché : Pascal instaure ainsi une identification du Christ et du péché, semblable à celle qu’opérera Karl Barth entre le pécheur et le péché. Il n’existe pas de pécheur, mais le péché pour un luthérien : de même ici, il n’existe pas un rédempteur du pécheur, mais un Christ « fait péché ». La tendance à l’assimilation est présente dans les deux textes21. Or, Pascal, à la suite de Luther, ne pose pas de différence entre une image de Dieu naturelle, et une image de Dieu acquise par la grâce. Il écrit : Votre image est empreinte (en mon cœur). Vous l’y avez formée, Seigneur, au moment de mon baptême qui est ma seconde naissance ; mais elle est toute effacée. L’idée du monde y est tellement gravée, que la vôtre n’est plus connaissable22. Cette image de Dieu en l’homme subit ainsi les vicissitudes de la vie de la grâce même en l’homme. En dehors des motions de la grâce, l’homme est privé de toute capacité de se tourner vers Dieu. Abandonné à ses seules forces, il ne peut atteindre qu’un simulacre de Dieu, une idole. Le temps d’avant Jésus-Christ est ainsi pensé à

21 Elle l’est en réalité dans le texte de saint Paul : « Celui qui n’a point connu le péché, il l’a fait péché pour nous, afin que nous devenions en lui justice de Dieu » (2 Co, 5, 21). 22 B. Pascal, Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies, in Œuvres, t. IV, p. 1002.

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l’inverse de celui d’après Jésus-Christ. Pascal accumule les substantifs, à seule fin de souligner cette opposition : Hors de lui, il n’y a que vice, misère, erreur, ténèbres, mort, désespoir. (Fr.416-435) L’inquiétude semble née dans les deux cas d’une expérience de Dieu qui a poussé les deux hommes à vouloir se prémunir par la suite de toute fausse approche, perçue dès lors comme idolâtre. Mais il est une autre source d’angoisse commune aux deux, l’angoisse des œuvres.

L’angoisse et les œuvres Pascal affirmait dans la XVIIIe Provinciale : L’impiété de Luther, condamnée par le même Concile, que nous ne coopérons en aucune sorte à notre salut, non plus que des choses inanimées23. Très probablement Pascal n’a pas lu Luther ; la formule ici n’est pas de lui, mais du concile de Trente24. La rhétorique apologétique de Pascal consiste à construire des erreurs opposées afin de placer toujours la vérité en un juste milieu : pour ce faire, Luther et Calvin, que ce soit dans les Écrits sur la grâce ou dans les Provinciales, sont toujours présentés comme ceux qui n’accordent rien à l’homme et donc rien aux œuvres, en face du pendant opposé représenté par les jésuites en général et Molina en particulier, qui accordent tout à l’homme, affirmant que les œuvres trouvant leur source dans le libre arbitre, causent le salut. Ainsi apparaît comme l’icône de la vérité/juste milieu, le discours d’Augustin : L’unique moyen d’accorder ces contrariétés apparentes qui attribuent nos bonnes actions tantôt à Dieu et tantôt à nous, est de reconnaître que, comme dit saint Augustin, nos actions sont nôtres, à cause du libre arbitre qui les produit ; et qu’elles sont aussi de Dieu, à cause de sa grâce qui fait que notre [libre] arbitre les produit25. L’autorité ecclésiastique n’a pas reconnu pour sien un tel partage d’opinions théologiques puisque, comme l’on sait, l’ouvrage de Molina ne fut jamais condamné à l’inverse des œuvres de Luther ou Calvin. Du point de vue de celle-ci, il semble que la ligne de fracture passe entre ceux qui se réclament d’Augustin, de Luther à Jansénius, et les jésuites molinistes. Pascal, lui, entend faire passer deux lignes de fracture mettant à équidistance Augustin de Luther comme de Molina. Pourtant, en regardant les opinions défendues de plus près, il nous semble que le curseur soit plutôt à placer entre ceux qui présentent le salut comme un don et ceux qui le présentent

23 B. Pascal, XVIIIe Provinciale, op. cit., p. 600. 24 Concile de Trente, session 9. 25 B. Pascal, XVIIIe Provinciale, op. cit., p. 601.

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comme un dû. L’un des signes d’appartenance aux premiers étant l’inquiétude, le Pascal des Provinciales rejoint à nouveau le moine augustin. En effet, du côté de Luther, comme l’explique Philippe Büttgen dans la préface du traité De la liberté du chrétien, celui-ci n’a jamais adopté l’idée fausse et absurde qui consiste à rejeter les œuvres pour elles-mêmes ; Si nous rejetons les bonnes œuvres, ce n’est pas pour elles-mêmes, mais pour ce mauvais additif, cette idée fausse et absurde qu’elles ne sont bonnes qu’en apparence sans l’être en vérité […] ce mauvais additif est inévitable dès que la foi est absente26. Autrement dit, pour Luther seule la foi produit des œuvres bonnes. Opposer la foi et les œuvres c’est demeurer dans une logique qu’il combat puisque pour lui la clef se trouve dans la chronologie de l’action ; d’abord la foi, comme début et comme cause des bonnes œuvres, puis les œuvres fruit de cette foi. Les œuvres, faites sans la foi, sont à ses yeux œuvres de la Loi et ne peuvent être en aucun cas œuvre de salut : Les œuvres de la loi ne sont pas dites celles qui sont accomplies comme préparation à l’obtention de la justification, mais celles que l’on pense suffisantes pour elles-mêmes à la justice et au salut27. Le péché, selon Luther, n’est pas simplement tel ou tel acte, mais c’est la tendance de l’homme à vouloir vivre sans Dieu, à vouloir être Dieu lui-même. Dans cette perspective, le péché, comme le souligne le professeur Marc Lienhard, « peut même se manifester dans les œuvres bonnes, dans la mesure où celles-ci peuvent exprimer l’auto-affirmation de l’homme, c’est-à-dire le fait que l’homme veut se constituer comme homme, avec sa justice propre, indépendamment de Dieu28 ». Or, pourquoi Pascal écrit-il les Provinciales ? Outre le contexte historique bien connu, cette œuvre magistrale tend fondamentalement à ébranler une certitude qui s’installe dans l’Église : celles des bonnes œuvres qui sauvent, et sous l’impulsion de certains jésuites laxistes, des œuvres qui sauvent, quand bien même l’intention droite ferait défaut. De ce point de vue, les Provinciales sont le pendant pour la morale de ce que fut De la fréquente Communion pour les sacrements : Arnauld y fustige une communion reçue sans la crainte révérencieuse. Lorsque Pascal résume la position d’Augustin, il retombe sur cette formule clef d’un salut ou de mérites qui sont dons : C’est encore selon ces principes que nous agissons de nous−mêmes ; ce qui fait que nous avons des mérites qui sont véritablement nôtres, contre l’erreur de Calvin, et que néanmoins, Dieu étant le premier principe de nos actions et faisant

26 M. Luther, De la Liberté du chrétien, trad. et préface de Philippe Büttgen, Paris, Seuil, 1996 (Points), p. 61. 27 Id., Commentaire de l’épître aux Romains, I3, 20. 28 M. Lienhard, « Luther et la liberté chrétienne le salut et la liberté », in Revue réformée, LVIII, (2007-2005) no 244 [en ligne].

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en nous ce qui lui est agréable, comme dit saint Paul, nos mérites sont des dons de Dieu, comme dit le Concile de Trente29. Pourquoi l’inquiétude serait-elle un curseur ? Parce que ce n’est que dans le cadre d’une réflexion sur l’intention qu’il peut y avoir inquiétude ou angoisse : si ce n’est pas la matérialité de l’œuvre qui suffit, alors l’inquiétude naît de l’éventuelle perversion qui a pu s’introduire. Il vaut mieux ne pas jeûner et en être humilié que jeûner et en être complaisant. Fr. 656 Et l’on retrouve sous la plume de l’apologiste de Port-Royal cette mention d’œuvres de la loi, qui ne sont pas seulement de la loi parce que vétéro-testamentaires mais parce qu’elles sont privées de la foi du cœur. Il rejette ainsi les œuvres qui ne sont pas nourries d’un sentiment intérieur de foi. Certes, l’on peut conclure qu’il s’agit là de l’essence du christianisme et que Thomas d’Aquin mentionnait déjà la nécessité d’informer les œuvres de la charité, mais imperceptiblement celles-ci étaient venues pallier l’angoisse du salut, rendant ce dernier quasi dépendant d’elles-mêmes, des BA ; de là à conclure que le salut était un dû, il n’y avait qu’un pas. Pascal partage avec Luther, et sans doute est-ce là le fond de la pensée d’Augustin, d’avoir voulu rappeler que le salut est un don. Ainsi, si l’on a tendance aujourd’hui à rejeter angoisse et désespoir du côté de l’absence de Dieu, fort de l’affirmation johannique que « l’amour parfait chasse la crainte » (1 Jn 4,18) Luther puis Pascal nous rappellent qu’existe une version biblique, éminemment chrétienne, de la crainte de Dieu, qui n’est pas seulement la crainte révérencieuse jalouse de la majesté de Dieu, mais la crainte de perdre Celui qu’on avait trouvé. Ainsi Pascal formule-t-il l’opposition entre bonne et mauvaise crainte : La bonne crainte vient de la foi, – la fausse crainte vient du doute. La bonne crainte, jointe à l’espérance, parce qu’elle naît de la foi, et qu’on espère au Dieu que l’on croit ; la mauvaise jointe au désespoir, parce qu’on craint Dieu auquel on n’a point eu foi. Les uns craignent de le perdre, – les autres craignent de le trouver (fr. 451). Et l’on ne saurait oublier que celui qui incarne pour beaucoup un christianisme souriant, François de Sales, connut lui aussi une crise d’angoisse due à la découverte de la théologie de la prédestination, auquel il remédia par les mots suivants : Moi, misérable, serais-je donc privé de la grâce de Celui qui m’a fait goûter si suavement ses douceurs et qui s’est montré à moi si aimable ? […] Et mon doux Jésus n’est-il pas mort aussi bien pour moi que pour les autres ? Ah ! quoi qu’il en soit, Seigneur, pour le moins, que je vous aime en cette vie, si je ne puis vous aimer en l’éternelle, puisque personne ne vous loue en enfer30.

29 B. Pascal, XVIIIe Provinciale, op. cit., p. 600. 30 C.-A. de Sales, Histoire du Bienheureux François de Sales, Lyon, 1634, p. 11-12.

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Ainsi il n’y aurait pas, contrairement à la typologie de l’angoisse proposée par Alain Besançon, une version angoissée ou inquiète du christianisme, apanage des luthériens et dont les Messieurs de Port-Royal et Pascal seraient les crypto-disciples, et une version tranquille voire quiétiste, qui serait celle des catholiques, convaincus de gagner leur ciel par de bonnes œuvres, mais il y a, au cœur de la foi chrétienne, une inquiétude, celle-là même du salut ; Pascal écrit : « La peine du purgatoire la plus grande est l’incertitude du jugement. », fr. 752, affirmation qui correspond à une tradition catholique longuement débattue31. Cette incertitude est, en outre, doublée du mouvement inquiet qui habite le clair-obscur de la foi que seule la vision béatifique pourra apaiser : quiconque la ressent et s’en soucie se retrouve de facto proche d’un Luther comme d’un Pascal, formulant dans son Mémorial la prière chrétienne par excellence : Mon Dieu, me quitterez‑vous ? que je n’en sois pas séparé éternellement.

31 M. Jugie, « La question du Purgatoire au concile de Ferrare-Florence », Revue des études byzantines, 1921, vol. 123, p. 269-282.

Phili pp e Vallin

Bossuet, l’Histoire des variations (1688), et les inculturations catholiques de la variation doctrinale

Au principe de la réflexion que nous proposons sur les inculturations catholiques de la variation doctrinale dont la Réforme, dès Luther, fut le théâtre souvent dramatique, se trouve un paradoxe flagrant : à l’époque même où Bossuet rédige son gros ouvrage de controverse, et croit se confirmer dans l’intelligence de la foi catholique par cet exercice de vigilance dogmatique, l’évêque de Meaux vient de fournir sa structure théologique à la variation doctrinale la plus caractéristique du temps, la variation gallicane (Déclaration des Quatre-articles, 1682). Or, il ne s’agit pas de n’importe quelle variation doctrinale : elle touche à un point névralgique de l’ecclésiologie, celui du rapport de l’Église du Christ à l’État, et pour être plus précis à l’État de l’âge moderne, tel qu’il se redéfinit chez les philosophes depuis Hobbes1 jusque Bonald2 en passant par Spinoza. Le choix que nous avons fait du mot « inculturation » voudrait lui conférer ici un sens formel et intensif : l’Église comme catholique se trouva dès lors soumise en profondeur, assujettie en somme, à la nouvelle culture de l’arbitrage étatique absolu, et donc compromise dans sa catholicité essentielle. Nous n’entendons pas parler ici de la seule catholicité confessionnelle, puisque c’est la totalité des Églises et communautés ecclésiales confrontées dans le temps des réformes, qui fut affectée par la nouvelle donne du contrôle d’État. Le débat théologique porte alors sur la 3e note de l’Église Une, « catholicam », dans le sens où l’esprit du monde est venu conjurer par son propre effort d’inculturation étatique l’effort séculaire de l’inculturation pneumatologique3. Notre propos se développera en trois étapes. Nous commencerons par dessiner un cadre ecclésiologique plus large que celui où l’évêque gallican a marqué ses

1 O. Abel, P.-F. Moreau et D. Weber (éd.), Jean Calvin et Thomas Hobbes. Naissance de la modernité politique, Genève, Labor et Fides, 2013 (Histoire et société, 56). 2 Voir E. Stourm, « Le dernier chevalier », in Ph. Barthelet (dir.), Joseph de Maistre, Lausanne-Paris, L’Âge d’Homme (coll. « Les Dossiers H »), p. 342. Eugène Stourm est le pseudonyme littéraire d’Augustin African Stourm (1797-1865), un homme politique disciple de Fourier. Il explique ici combien Bonald, à la différence notoire de Maistre, continuait d’associer à la racine l’idée monarchique et l’idée gallicane. 3 Voir Y. Congar, Je crois en l’Esprit-Saint (1979-1980), Paris, Cerf, 20023, p. 266-284 : « L’Esprit-Saint, principe de catholicité » : « L’Église inversait Babel, non par un retour à une uniformité prébabélique, mais en annonçant une inculturation du même Évangile et de la même foi en des sols culturels et des espaces humains variés et divers ». En 500 après Martin Luther, dir. par Stéphane-Marie Morgain, Turnhout, 2018 (BRHE, 104), p. 157-178 © FHG DOI 10.1484/M.BRHE-EB.5.116216

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positions : en effet, le mystère transnational de l’Église du Christ n’avait pas dû à toutes les époques se heurter identiquement à l’ossification des États. Il faudra ensuite représenter les dimensions littéraires de l’ouvrage de Bossuet et, par exemple, l’alternance subtile à laquelle il procède, de la narration des contingences historiques et de l’exposé des variations doctrinales. En lisant alors l’Histoire des variations des Églises protestantes4, sans égard pour leur ambition de controverse évidente, nous nous proposerons d’y repérer les éléments d’un paysage de crise : la foi déposée entre les mains souveraines d’autres arbitres que ceux de la Tradition. Enfin, il faudra caractériser la réaction pontificale passablement retardée contre le gallicanisme de la déclaration des Quatre-articles, laquelle ne se produira en forme doctrinale expresse qu’avec la bulle Auctorem Fidei du Pape Pie VI en 1794. Sans doute aurait-il été opportun de montrer à partir de Bossuet comment l’infaillibilité pontificale, comme thématique longtemps indistincte5, a mûri la forme définie de sa nécessité à partir de cette crise : au sortir de Vatican I, on devra parler désormais du magistère infaillible, avec son balisage formel, sa rareté d’expression, et surtout avec ses caractéristiques personnalistes et charismatiques où nous reconnaissons, pour notre part, à la fois la pointe réelle et la gageure du mystère6. C’est pourquoi, à titre de tentative dogmatique, nous estimons qu’on devrait s’interroger davantage sur la relation du Christ ressuscité au sujet personnel chargé, comme évêque de Rome en exercice, du ministère singulier confié à Pierre ; car la Sedes romana vaut à la fin par le Sedens, habité de sa grâce d’état7. Selon nous, l’enjeu de doctrine, désormais, regarde davantage la qualification théologale du dogme de Vatican I que sa portée institutionnelle ou juridique, et son étude pourrait nous reconduire jusqu’à l’intention irréfragable de Jésus touchant l’âme de l’apôtre Pierre et de ses successeurs légitimes. Le format de cette communication ne le permettra pas. Nous n’entendons pas, en effet, nous placer trop loin de l’objet de ce colloque, de Luther, et des autres réformateurs en débat avec ses interprétations. Tout au contraire, nous souhaitons nous intéresser à la nature particulière des conflictualités

4 Nous nous servons ici de l’édition suivante : Bossuet, Histoire des variations des Églises protestantes, 2 tomes, Paris, Librairie Garnier frères, s. d., imprimé en 1955. 5 Cf. B.-D. Dupuy, art. « Infaillibilité », encyclopédie Catholicisme, t. V (1963), col. 1555-1556 : « L’acquisition de cette époque fut d’attacher clairement l’infaillibilité, non plus, comme le faisait le Moyen Âge, à la chaire romaine, mais au magistère personnel du pape ». 6 On se réfèrera aux considérations historiques précieuses de B. Sesboüé et Ch. Théobald, Histoire des dogmes, t. IV : La parole du salut, Paris, Desclée, 1996, successivement : « l’autorité de l’évêque de Rome », p. 69-70, pour ce qui regarde l’Antiquité patristique ; « L’autorité doctrinale du pape », p. 102-106, pour ce qui regarde les théologies médiévales ; pour ce qui regarde l’époque moderne : « Vers l’émergence du “magistère vivant” », « Le rôle du magistère romain », et « La montée de l’idée d’infaillibilité », p. 176-184 ; et enfin s’agissant des conditions d’élaboration du dogme au concile Vatican I : « Le chapitre IV : le magistère infaillible du pontife romain », p. 323-344. 7 Bismarck, après Vatican I, s’y est trompé du tout au tout, accusant la papauté d’atteindre un comble hyperbolique de la monarchie comme absolue. C’est bien plutôt, si l’on veut garder ce lexique politiste, un comble de la monarchie relative, et relative au domaine restreint de la foi qui sauve, en vertu de la relation du successeur de Pierre au Christ ressuscité et de celui-ci au Père éternel. Voir Denzinger, Déclaration commune des évêques d’Allemagne, janvier-février 1875, no 3114.

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doctrinales déclenchées pour toutes les parties par le décor étatique des xvie et xviie siècles, et promouvoir, chemin faisant, l’idée œcuménique que l’exercice du magistère pontifical n’a pas atteint encore la pureté originaire dont le Christ voulait le revêtir dans l’Évangile.

Bossuet bifrons : évêque de l’Église romaine et agent zélé de l’État gallican On peut mesurer avec le double visage de Bossuet à quel point a muté le modèle médiéval des libertés de l’Église « gallicane », assez bien nommé d’après la pluralité et les asymétries institutionnelles du monde féodal, « les Gaules », dans lequel le roi de la fameuse régale, en cause dans les débats modernes de 1680-1682, avait été un souverain à peu près aussi absolu et aussi relatif que l’était le souverain pontife du Moyen Âge auprès des évêques et des princes8. Mettons ici à part les présomptions théocratiques d’un Boniface VIII (bulle Unam Sanctam, 1302), lesquelles furent à la théologie des rapports de l’Église et de l’État ce que sont les plantes montées en graines dans la fin de saison de nos potagers : des formes creuses aux contours exagérés, une idéologie devenue franchement anachronique et non comestible9. La dérive monophysite de l’État moderne : l’absorption du pouvoir moral

Les balancements, empiètements, et redressements du Moyen Âge, au temps de la réforme grégorienne, des dictatus papae, d’Innocent III et de l’empereur Frédéric II, se sont finalement résolus au xviie siècle du côté de l’État, avec cette différence notable, donc, savoir que les équilibres doctrinaux du concile de Latran IV (1215) se seront justement mieux communiqués à l’Église occidentale tout entière que ceux du concile de Trente (1545-1563) aux seuls catholiques. Les rois de France, par exemple, ont agi avec la dernière détermination depuis François Ier, pour contrôler les développements du concile et ses agents, et pour ne rien permettre qui vienne mesurer leur pouvoir religieux dans le royaume. La thèse d’Alain Tallon10 a mis à jour



8 Sur le gallicanisme du Moyen Âge, voir B. Guillemain, art. « Gallicanisme », in A. Vauchez (dir.), Dictionnaire encyclopédique du Moyen Âge, tome I, Paris, Cerf, 1997, p. 643, où l’on voit, d’une part, que Louis IX en 1247 se contentait de signaler au Pape Innocent IV « des interventions pontificales jugées indues », et, d’autre part, que « l’Église méridionale, menée par l’archevêque de Toulouse et l’évêque de Périgueux, manifesta son hostilité » à la Pragmatique Sanction de Bourges (7 juillet 1438), car « elle était attachée au pouvoir du pape, “souverain de ce monde, ayant la cure principale de toutes les Églises et choses spirituelles” ». Bref, le gallicanisme médiéval « révéla des clivages durables » dans le décor de la pluralité des Gaules. Rien à voir encore avec la France de 1688, forcée à l’unité sous le monarque absolu. Sur le gallicanisme de Bossuet, on a plaisir à l’Institut Catholique de Toulouse de citer la thèse de Mgr A. Martimort, Le gallicanisme de Bossuet, Paris, Cerf, 1953. 9 Voir la critique des thèses de H.-X. Arquillère sur un prétendu « augustinisme politique » in H. de Lubac, « Augustinisme politique ? », in Théologies d’occasion, Paris, 1984, p. 255-308. 10 A. Tallon, La France et le concile de Trente (1518-1563), Rome, École française de Rome (« Bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes et de Rome, no 295 »), 1997.

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l’idée d’ensemble qu’on pouvait se faire de la politique royale à l’égard de l’événement tridentin, et qui ne saurait se réduire à la considération bien connue que les décrets conciliaires ne furent jamais reçus dans l’espace gallican. En lisant l’Histoire des variations, avec le recul qu’autorise l’histoire postérieure des chrétiens, on découvre que Bossuet est lucide à l’extrême sur la compromission politique des Réformateurs, et d’autant plus lucide peut-être qu’il l’observe selon l’angle mort, ou l’angle aveugle, de sa propre compromission politique dont il ne sait pas évaluer la portée suicidaire à terme. Émile Perreau-Saussine notait naguère11 : L’État révolutionnaire s’étant détourné du christianisme, les catholiques de France ne peuvent plus se tourner vers l’État. Ils doivent lui préférer un centre de substitution : la papauté, qui est seule en mesure de remplir la fonction abandonnée par les révolutionnaires. L’Église gallicane a perdu son rôle dans l’État. Elle a été privée de la position politique qui lui aurait permis de protéger la nation contre les injustices et les manquements à la loi divine. Quand l’absolu des monarchies chrétiennes se fut transféré sur les assemblées révolutionnaires à Paris ou à Moscou, il fallut bien que le théologien s’attachât à reconduire l’idée de l’absolu en son lieu : l’eschaton de Dieu, sans omettre d’y articuler ce mystère différencié du relatif-absolu, pour ainsi dire, que constitue l’Église du Verbe incarné, structurée par la succession apostolique, avec, en son sein, le magistère infaillible du successeur de Pierre dans son rare exercice : « Qui vous écoute m’écoute, qui vous rejette me rejette et qui me rejette rejette Celui qui m’a envoyé » (Lc 10,16). Nous avons beau jeu de parler maintenant de compromission à propos des chrétiens de l’âge moderne : ni les réformateurs, ni Bossuet, ne doivent être jugés à l’ombre d’un anachronisme trop commode, car leur époque ne pouvait pas imaginer le moins du monde une sécularisation intégrale de l’État, comme notre époque croit la penser ou, peut-être, comme elle se fatigue à l’imaginer. L’étrange des options du Léviathan ne regarde pas le fait de la croyance, de la doctrine ou de la pratique religieuses : ici, Hobbes est rien moins qu’athée. L’étrange regarde la domination exclusive de la puissance d’État en ces matières. Témoin cette réflexion prise au chapitre 42, « Du pouvoir ecclésiastique » : De ce que le droit politique et ecclésiastique des souverains chrétiens est indivisible, il est évident qu’ils ont tout le pouvoir sur leurs sujets dont peut disposer un homme pour le gouvernement des actions humaines extérieures, à la fois en politique et en religion et qu’ils peuvent faire les lois que, selon eux, ils jugent adaptées au gouvernement de leurs propres sujets en tant qu’ils sont à la fois État et Église, car État et Église sont formés des mêmes individus. Si cela leur plaît, ils peuvent (comme beaucoup de rois chrétiens le font) commettre au pape le gouvernement de leurs sujets pour les questions religieuses ; mais alors le pape est, sur ce point, leur subordonné et, sur le domaine d’un autre, il exerce cette 11 É. Perreau-Saussine, Catholicisme et démocratie. Une histoire de la pensée politique, avec une préface de P. Manent, Paris, Cerf, 2011 (« La nuit surveillée »), 41. Voir en particulier la section : « De Bossuet à Maistre : la déconfessionnalisation de l’État comme problème politique », p. 15-66.

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charge jure civili selon le droit du souverain civil, et non pas jure divino, selon le droit divin. Et donc il peut être relevé de cette charge, quand le souverain l’estime nécessaire au bien de ses sujets12. Gardons en mémoire cette compréhension de la compétence du pape, homogène au pouvoir civil et exercée « sur le domaine d’un autre ». Elle exprime avec une grande clarté la mutation ecclésiologique, saisie à son plus grand degré de profondeur et d’équivoque comme une inculturation étatique. Car le problème posé par les options du Léviathan, et que ne saurait annuler aucune précaution, aucun scrupule visant à éviter l’anachronisme historien, réside en somme dans ce monophysisme de l’État, lequel, chez Hobbes, attire à lui seul et, précisément même, à sa puissance de police physique tout le pouvoir moral sur les propres sujets. On ne jugera pas Luther ni Hobbes ni Bossuet à l’ombre de l’anachronisme d’une Cité sécularisée dont ils n’avaient pas la moindre idée. Il n’en demeure pas moins, du côté des théologiens, que leurs décisions, leurs attitudes et leurs concepts pourront, devront être interprétés à la lumière de l’Évangile et des préceptes du Christ. Faut-il citer Mt 26,52-53 : « Remets ton glaive à sa place, car tous ceux qui prennent le glaive périront par le glaive ». Depuis le célèbre « compelle intrare » de la lettre XCIII (année 408) de saint Augustin13, un certain type de violence coercitive en matière religieuse, en tant qu’il passera pour le type théorisé de la violence étatico-ecclésiale, et non pour quelque résidu de violence erratique, trouvera en face de lui le crible et le jugement même de l’Évangile, devant qui il paraîtra toujours comme une atteinte flagrante à la nouveauté de l’Alliance dans le sang de l’Agneau. Du point de vue du théologien, on ne peut pas toujours opposer l’argument d’anachronisme à la lisibilité patente des paroles et des actes du Christ. Une donnée conjointe : la symétrie géopolitique des États pontificaux

Pour apprécier l’inculturation protestante et gallicane de la doctrine moderne de l’État, nous estimons indispensable de compliquer le jugement de l’ecclésiologie par l’évaluation historique du fait des États pontificaux. L’hypothèse corollaire que

12 T. Hobbes, Léviathan, ou matière, forme et puissance de l’État chrétien et civil, Paris, Gallimard, 2000, p. 764-765. 13 Augustin y explique, certes, que les Donatistes avaient été les premiers à recourir à la puissance temporelle pour imposer leurs conceptions. Cf. Lettre XCIII, 12 : « En ce qui touche aux lois des puissances terrestres contre les hérétiques et les schismatiques, ceux de qui vous vous êtes séparés ont été ardents à les demander et à les faire exécuter, soit contre nous, comme nous l’avons appris, soit contre les maximianistes, comme nous l’établissons par les actes publics. Mais cependant vous n’étiez pas encore séparés d’eux lorsque, dans leur requête à l’empereur Julien, ils lui dirent qu’auprès de lui la justice seule trouvait place ; certainement ils savaient bien alors que Julien était apostat, et comme ils le voyaient livré aux idolâtries, il fallait qu’ils avouassent ou que l’idolâtrie était de la justice ou qu’ils avaient misérablement menti en disant qu’auprès de Julien la justice seule trouvait place, tandis que l’idolâtrie en occupait une si grande. Admettons qu’il y ait eu erreur dans les mots, que dites-vous du fait lui-même ? S’il ne faut demander à l’empereur rien de juste, pourquoi a-t-on demandé à Julien ce qu’on croyait tel ? »

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nous entendons vérifier à présent est qu’il n’est pas possible d’envisager, du moins avec tout le recul souhaitable, le développement salutaire de la doctrine du magistère pontifical, par exemple dans l’étape d’élucidation du concile Vatican I, puis dans celle de Vatican II qui aura apporté son contrepoids aux résultats unilatéraux14 de 1870 et de Pastor Æternus, sans remonter à la situation de grave déséquilibre ecclésiologique, par conséquent de crise, produite au fil du temps par l’inscription géopolitique du Siège apostolique. Nous venons d’en reconnaître le symptôme dans la formule de Hobbes citée plus haut : « Sur le domaine d’un autre, [le pape] exerce cette charge jure civili ». On comprend que le domaine propre du pape est ici confondu avec sa souveraineté territoriale dans la péninsule italienne, une souveraineté qui paraît exclure le mystère de sa compétence jure divino dans le « domaine d’un autre ». On a beau ne rien ignorer des prescriptions du Syllabus, aux nos 75 et 76, sur la légitimité d’un pouvoir civil du pape15, on a beau en confirmer la validité doctrinale la plus profonde par l’affrontement pascal des deux règnes ( Jn 18,33-38 ; Jn 19,8-15.18-22) qui haussait l’aventure de Jésus bien au-dessus des contours de la religiosité privée, pour y introduire en style apocalyptique (Ap 17-18) la totalité de l’histoire publique de l’humanité, on n’en doutera pas moins que cette position en tiers de l’évêque de Rome ait exigé la possession d’une souveraineté territoriale aussi commensurable avec les autres souverainetés de l’Europe géopolitique. Tout au rebours, les considérations de Pie XI sur le caractère symbolique de la souveraineté obtenue par les accords du Latran en 1929, avec la délimitation d’un État pontifical sans portée géopolitique, attestent que le mystère de l’Église du Verbe incarné n’entend pas faire nombre avec les grandeurs de ce monde. Car, en parlant d’inscription géopolitique de l’Église catholique, nous prétendions désigner surtout le dommage de symétrie charnelle et, partant, de concurrence corporelle et bientôt belliqueuse, produit à raison même de la possession d’États territoriaux élargis par l’évêque de Rome, le Papa-Re. L’histoire de l’unité de la nation italienne au xixe siècle, de soi relativement indépendante de l’histoire de l’Église catholique, aura pourtant rencontré sur sa route, comme on sait, l’obstacle d’un certain État du centre de l’Italie…

14 Comme on sait, le décret De Ecclesia Christi préparé par le jésuite Clemens Schrader et son confrère Kleutgen pour le concile Vatican I, ne présentait pas du tout ce caractère d’unilatéralité pontificale. Voir J. Gadille, « Vatican I, concile incomplet ? », dans Le deuxième concile du Vatican (1959-1965). Actes du colloque organisé par l’École française de Rome, en collaboration avec l’Université de Lille III, l’Istituto per le scienze religiose de Bologne et le Dipartimento di studi storici del Medioevo et de l’età contemporanea de l’Università di Roma – La Sapienza, Rome 28-30 mai 1986, Publications de l’École française de Rome, année 1989, no 113, p. 33-45. 15 Denzinger, no 2975 et 2976 : Pie IX, Syllabus, § IX : « Erreurs concernant la souveraineté civile du pontife romain » : « L’abrogation du pouvoir civil dont jouit le Siège apostolique contribuerait au plus haut point à la liberté et au bonheur de l’Église » (no 2976). Il faut s’attacher avec une grande attention aux paroles répétées du Pape François qui interdisent de comparer l’Église catholique à une O.N.G. (par ex. dans le « Discours à la conférence des évêques suisses », le 1er décembre 2014) : il y va de la forme même de la révélation et du salut du Christ qui ne se peuvent retenir dans la sphère privée. En affrontant le pouvoir de Ponce Pilate, c’est-à-dire de César, et celui d’Hérode, à la fin et au sommet de sa geste salvifique, le Christ réclame jalousement la compétence du Dieu de justice sur les actes des puissants de la terre.

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La perte des États pontificaux en 1870 peut être regardée, de ce point de vue, comme la cause prometteuse, tout oblique qu’elle fût, d’une émancipation inédite pour ce que nous appellerons ici à dessein le mystère transnational (ou trans-étatique) du Corps mystique de l’Église. Corporéité des États et corporéité de l’Église : un mystère de porosité perdu ?

Les variations doctrinales de la Réforme, observées par le gallican Bossuet dans l’Histoire des variations en 1688, ont été l’occasion d’une résistance prévisible de type étatique de la part du catholicisme qui devait entraîner les rudes guerres de religion en Europe. La résistance ecclésiale et doctrinale, notamment dans la forme éminente du concile de Trente, fut manifestement à la remorque de la première. On comprend avec Bossuet, que le pape, les évêques, la Sorbonne16 et l’Inquisition proprement romaine17, avaient largement perdu la main, et depuis longtemps, au registre de la porosité transnationale de la foi catholique, s’il est vrai que le Corps mystique du Christ ressuscité, sauf quelques zones mixtes, n’a pas vocation à faire nombre, comme disent les métaphysiciens18, avec la corporéité des États, pour le motif que le jus divinum dont le Léviathan de Hobbes retire la compétence au successeur de Pierre n’a pas vocation à faire nombre avec le jus civile des princes : « Mon royaume à moi n’est pas de ce monde. Si mon royaume était de ce monde, mes gens auraient combattu pour que je ne fusse pas livré aux juifs. Mais mon royaume à moi n’est pas d’ici » ( Jn 18, 36-37). Sur cette ligne de représentation, il est intéressant d’apprendre de Dominique Weber19, que, si Hobbes n’admet plus la porosité du corps ecclésial en tant que corps

16 Sur l’autorité doctrinale de la faculté de théologie de Paris, autrement dit la « Sorbonne » à l’époque moderne, voir B. Neveu, « De la gloire à la survie. Les facultés de théologie en France du xiiie au xixe siècle », in Revue des Sciences Religieuses, Strasbourg, 78e année, no 1, Janvier 2004, p. 91-104 : « Il demeurait à Paris un organe de consultation doctrinale, très sollicité encore par la monarchie et par les autorités hors de France. Il faut se souvenir que Rome a mis du temps à instituer un dicastère chargé de la défense de la foi » (p. 93). 17 C’est ici plus que jamais qu’il faut distinguer l’organe pétrinien de la régulation doctrinale d’avec les institutions qui en ont imité et souvent dérobé la propre compétence, souvent à dessein de poursuivre d’autres fins : témoin la trop fameuse inquisition espagnole, instituée par la concession de Sixte IV, en 1478, et obsédée par la limpieza de sangre, la pureté de sang. 18 Pour en citer une version contemporaine, voir D. Müller, « La fonction et le sens du sacré dans l’éthique rationnelle de Jonas », in D. Müller et R. Simon (éd.), Nature et transcendance. Hans Jonas et le principe « Responsabilité », Genève, Labor et Fides (« Le champ éthique, no 25 »), 1993, 85-100 : « La question centrale posée par l’éthique de Jonas est de savoir comment faire place à un fondement ultime de la responsabilité, mais aussi de l’activité rationnelle et technicienne, qui ne soit pas anthropocentrique. Il y va donc de l’Autre de l’éthique, d’une transcendance dans l’immanence, susceptible de structurer le monde vécu et l’action responsable, sans faire nombre avec le bio-pouvoir de l’homme. Jonas a cru devoir énoncer cette structure dans les termes d’une métaphysique de l’être, qui se substitue à la logique du sacré » (p. 97 ; c’est nous qui soulignons). 19 D. Weber, Hobbes et le corps de Dieu. « Idem esse ens & corpus », Paris, Vrin, 2009 (Bibliothèque d’Histoire de la Philosophie).

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mystique habité ou visité par l’Esprit-Saint, il revendique à l’inverse une certaine corporéité pour Dieu, au grand dam de ses contemporains, et cela au nom d’une théorie de l’univocité de l’étant où l’État trouvera aisément à fonder sa nouvelle dignité métaphysique. En parallèle, le même D. Weber a montré à quel point Hobbes se sépare des réformateurs, de Calvin en particulier, sur le sujet de l’Esprit-Saint : « Le Christ de l’Ascension est le Christ d’une fermeture, fermeture qui interdit définitivement de considérer qu’il fut roi lors de sa première venue ; au principe de l’Église, on ne trouve pas le Saint-Esprit, mais un homme, et un homme dont la seule arme (en dehors des miracles qu’il a accomplis) fut la parole ; en ce sens, l’Église fondée par le Christ est sans origine transcendante20 ». Sans l’instrument philosophique de la plurivocité de l’être, il est vain d’espérer que la double physis de l’Église puisse s’autoriser de la double physis du Christ, ceci dit en termes chalcédoniens, pour habiter les États dans le respect intégral de leur compétence et de la sienne. Le IVe évangile ( Jn 20,19) se plaît à raconter l’intrusion de Jésus ressuscité dans le cénacle, toutes portes fermées « par crainte des Juifs », en témoignage de la nouvelle donne pneumatologique en vertu de laquelle le Corps mystique n’entrera pas en concurrence avec la solidité du monde. Après Hobbes, Bossuet tendit à coopérer à la dérive monophysite de l’État, surtout dans la décennie décisive entre 1680 et 1690, lorsque se coagule le mythe du pouvoir absolu de Versailles21. De cette mondanisation presqu’invincible du mystère ecclésial à l’âge moderne, allait pourtant sortir, selon nous, une sorte de renouveau évangélique et œcuménique du Tu es Petrus, très lent sans doute, et souvent paradoxal lui aussi, avec ses phases fiévreuses22 de superpontificalisme, mais un renouveau tout de même et qui est loin d’avoir aujourd’hui porté tous ses fruits.

20 D. Weber, « Le Christ-Roi : les enjeux de la réécriture par Hobbes de la doctrine calviniste des trois offices du Christ », in O. Abel, P.-F. Moreau et D. Weber (éd.), Jean Calvin et Thomas Hobbes, op. cit., p. 190-204. Au même endroit, Weber précise, p. 200, note 60 : « En niant la divinité de l’Esprit-Saint, Hobbes s’oppose aussi bien à la théologie de Luther qu’à la théologie de Calvin. Selon la doctrine luthérienne de la justification, l’homme est justifié dans la mesure où, par la présence de l’Esprit, le Christ recouvre de sa justice l’injustice du pécheur ». Et plus loin, pour contraster cette porosité pneumatologique avec l’ecclésiologie de Hobbes, Weber ajoute : « Calvin insiste en outre sur le lien entre l’Esprit et l’Église visible. La présomption joue en faveur de l’Église quand il s’agit d’interpréter l’Écriture, mais, en dernier ressort, la décision revient au croyant qui reçoit directement le témoignage de l’Esprit ». 21 1682 : Déclaration des Quatre-articles et installation de la cour à Versailles ; 1685 : révocation de l’édit de Nantes ; 1688 : Histoire des variations des Églises protestantes. 22 Qu’on songe aux excès, difficilement imaginables aujourd’hui, des partisans d’une infaillibilité pontificale universelle, autour du concile Vatican I. On se souvient de la Remontrance de Gladstone, typique de l’idée fausse mais répandue que l’Église catholique ferait nombre avec l’État royal britannique, et de la réponse de Newman dans La lettre au duc de Norfolk. Voir V. Gallois, Commentaire de la Lettre au duc de Norfolk, Paris, Artège, 2010, chapitre 2.

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Le projet littéraire de l’Histoire des variations : les annales des réformateurs Ce n’est pas un livre que fréquentent assidûment les dix-septièmistes, pas même les spécialistes de Bossuet23 qui ont travaillé à le situer davantage dans son réseau familial, à comprendre sa pensée politique à partir de son milieu ou de ses expériences de jeunesse, à Metz notamment. Ceux qui ont entendu établir les différences requises entre sa conception du pouvoir monarchique et celle de Hobbes, comme R. Derathé24, n’ont pas fait référence à l’Histoire des variations. On avait pu craindre que la forme des annales et le parti pris de la compilation chronologique retirassent au livre le nerf d’une intention d’auteur définie, ou bien que la polémique, à l’âge du refroidi ‒ presque cent cinquante ans après les conflits inauguraux ‒, ait tourné à la complaisance trop satisfaite de l’apologiste catholique. Or, l’ouvrage se donne la force de procéder aux seuls constats historiques ou littéraires qu’il veut objectifs, sans tomber dans la facilité de les faire valoir à l’avantage des catholiques, en les lustrant avec un rien de sournoiserie. En quinze livres, dont la lecture est aisée, souvent passionnante même, Bossuet alterne selon la chronologie les narrations sur les personnes ou les événements, et les exposés doctrinaux où il s’applique à citer les textes mêmes des Luther, Melanchthon, Zwingle, comme il dit, Bucer et Calvin. Un miroir de l’improvisation protestante

Encore une fois, notre propos n’était pas d’examiner par le menu la substance elle-même des controverses qui sont extrêmement nombreuses et variables, comme de juste. À titre de jugement général, nous recueillons de notre propre lecture la conclusion que le ton d’ensemble du livre n’est sûrement pas celui d’une incrimination acharnée et passionnelle, mais que l’ouvrage traduit d’abord une sorte de perplexité manifeste de Bossuet devant ce qui paraît à l’évêque catholique un désordre considérable des esprits et de leurs tentatives doctrinales, un éparpillement jamais observé à ce point des convictions chrétiennes les plus solides, et surtout une improvisation au jour le jour qui choque en lui la sincérité très honnête de son adhésion de foi à la Tradition interprétative de l’Église comme inspirée. On dirait qu’il assiste, un peu effaré, à une série d’explosions en chaîne d’où les vérités de l’Évangile commun sont 23 Voir J. Truchet, Politique de Bossuet, Paris, Armand Colin, 1966 (Coll. U – Idées politiques). Et pour évaluer l’angle aveugle du clerc gallican, formé dans une famille de robins, liée de près au système royal, et plongé dès sa jeunesse messine dans les déchirements de la fronde, au voisinage de la pure anarchie, on lira avec profit M. Gantelet, « La politique, de la pratique à la théorie : Bossuet dans les derniers feux de la fronde condéenne – Metz, octobre 1653 », in Dix-septième siècle, Paris, P.U.F., no 216 (2002/3), p. 485-510. 24 R. Derathé se demande en particulier si Bossuet avait lu Hobbes, mais juge de toute façon que l’influence de l’auteur du Léviathan sur l’évêque gallican fut mesurée : R. Derathé, Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, Paris, Vrin, 1995 (Bibliothèque d’histoire de la philosophie), p. 183-192, où l’idée de Bossuet qu’une monarchie peut être absolue parce que paternelle, et en ce sens non arbitraire, est bien discutée en face de la théorie contractuelle de Jurieu et de Rousseau en particulier.

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sorties mutilées, tronquées, à peine reconnaissables et à peine viables, sans que les artificiers, à commencer par Luther, aient su comment interrompre la concaténation malheureuse dont ils avaient allumé le premier feu : Il y avait donc deux sortes d’esprits qui demandaient la réformation : les uns, vraiment pacifiques et vrais enfants de l’Église, en déploraient les maux sans aigreur, en proposaient avec respect la réformation, dont aussi ils toléraient humblement le délai ; et loin de vouloir la procurer par la rupture, ils regardaient au contraire la rupture comme le comble de tous les maux ; au milieu des abus, ils admiraient la divine Providence, qui savait, selon ses promesses, conserver la foi de l’Église25. Il est permis de reconnaître dans ces réflexions procurées au début de l’Histoire des variations, à la fois une appréciation générale de la problématique de l’Ecclesia semper reformanda, et à la fois la psychologie d’un sujet dévoué de la monarchie gallicane, rétif à toute rupture, à toute contestation du pouvoir établi, à toute apparence d’anarchie. Sa forme de sagesse, par surcroît, soupçonne là une confusion déplorable des plans : « L’aversion qu’ils avaient conçue pour leurs docteurs leur faisait haïr tout ensemble, et la doctrine qu’ils enseignaient, et l’autorité qu’ils avaient reçue de Dieu pour enseigner26 ». Le projet du théologien correspond donc certainement ici à la volonté de fournir une étude dépassionnée, démêlée aussi, des problématiques de pure doctrine qui avaient été impliquées dans la congestion émotive et affective que connut l’émergence des Réformes et qui fit un mélange explosif. Après l’époque de l’improvisation en dissidence, vient pour Bossuet celle de la méthode aux fins de convergence. On a noté, au demeurant, combien la polémique entre les théologiens des deux bords avait trouvé une notable « accalmie27 », un « ralentissement », après la mort de Richelieu (1642) et jusque vers 1660. Une boussole obstinée : Bossuet cartographe

Depuis le travail d’Alfred Rébelliau, en 1909, Bossuet, historien du protestantisme28, on n’oserait plus, en effet, contester la validité massive de l’intention historienne de Bossuet, même si les lacunes, les erreurs, les approximations, de sa documentation pourront être relevées. Rébelliau estimait même avantageux du point de vue proprement historien que l’Auteur fût une autorité confessionnelle affirmée : « L’autre préjugé qui fait récuser a priori la solidité historique de Bossuet, c’est sa conviction religieuse. J’y verrais d’autant moins un obstacle qu’elle était plus robuste et plus vaillante. C’est la demi-foi qui est craintive29 ». En d’autres termes, Bossuet est un évêque catholique si aligné, si homogène et si repéré par ses autres écrits que le soupçon de ne pas former un point fixe au milieu des positions dogmatiques changeantes dont il entend suivre 25 Bossuet, Histoire des variations I, op. cit., Livre I, § 5, 25. 26 Ibid., 26. 27 A. Rébelliau, Bossuet historien du protestantisme. Études sur l’Histoire des variations et sur la controverse au dix-septième siècle, Paris, Hachette, 1909, p. 13-19. 28 A. Rébelliau, Bossuet historien du protestantisme. Ibid., p. 155-230. 29 Ibid., « Préface », p. 6.

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la courbe de variation ne saurait lui être opposé. Sans doute il est bien là où il est, mais ce défaut d’opportunisme doctrinal constitue précisément un avantage dans le contexte mouvant dont il veut rendre compte avec exactitude. C’est à l’occasion de la rédaction du Traité de la communion sous les deux espèces (1682), et encore de celle de la Défense du précédent ouvrage, que Bossuet s’était initié davantage à la méthode historique, aux procédés de la critique, à l’évaluation des documents. Les controversistes protestants, dont Matthieu de Larroque (1619-1684), lui tinrent la dragée haute et le contraignirent à serrer de près la série ordonnée de ses arguments : « Bossuet a beau s’en plaindre ; c’était bien fait pour lui. Il n’avait connu jusqu’à présent la contradiction que dans les matières de dogme et d’exégèse, sur ce terrain des disputes métaphysiques où il n’y a le plus souvent ni vainqueurs ni vaincus », remarque Rébelliau30. Habitué jusque-là à puiser sans examen dans les références de seconde main, comme dans l’illustre Baronius, il se voit soudain confondu par ses adversaires, la preuve documentaire en main. Alors, il apprend à « pousser plus avant les recherches31 ». Il s’entoure de collaborateurs, plus savants en matière de philologie (Mabillon, Ruinart, Devert) ; il s’étudie et se confirme dans la simple vertu de vérité en face des témoignages historiques, autrement dit dans la moralité du chercheur. Bref, Bossuet apprend un métier avec un sérieux dont il n’avait jamais éprouvé la nécessité ni l’honnêteté. Le voilà, selon son propre mot, « vétillard32 ». Il en résulte que l’Histoire des variations fait œuvre nouvelle au moins dans deux directions. En premier lieu, elle modère passablement l’idée reçue jusqu’à son époque dans la polémique, que les guerres civiles des xvie et xviie siècles avaient eu en France une origine surtout politique, attribuable par exemple à la concurrence pour le pouvoir des Montmorencys, des Bourbons et des Guises, plutôt que religieuse et doctrinale, attribuable en premier aux désordres spirituels introduits par l’effervescence des protestants dans la cité. L’allégation que Bossuet prétend rétorquer en historien, avait de part et d’autre servi à restaurer la paix religieuse, selon l’esprit de l’édit de Nantes. Après Scipion Dupleix, agent de Richelieu, Bossuet est donc le premier à montrer au contraire dans son Livre X comment, à la différence de l’Angleterre et de l’Écosse où « la religion n’a plus été qu’une politique33 », la conjuration d’Amboise en 1560 « a eu la religion pour motif », et il énonce sa conviction dans un sous-titre : « Bèze avoue que la conjuration d’Amboise fut entreprise par maxime de conscience34 ». Laissons aux historiens le soin d’approcher la vérité effective, mais on sait par la thèse stimulante, encore que discutée de Denis Crouzet35, que l’opération de départ ne sera pas à la portée du premier théologien venu !

30 Ibid., p. 135-136. 31 Ibid., p. 137. 32 Traité de la communion sous les deux espèces, Partie II, chap. XXXIV, cité par A. Rébelliau, Bossuet historien du protestantisme, p. 140. 33 Bossuet, Histoire des variations des Églises protestantes, II, op. cit., Livre X, § 22, 16. 34 Ibid., Livre X, § 26, 18. 35 D. Crouzet, Les guerriers de Dieu. La violence au temps des troubles de religions, vers 1525 – vers 1610, Seyssel, Champ Vallon, 1990, 2 vol. Crouzet développe l’idée que la forme même de l’imaginaire religieux et, en l’espèce, de l’imaginaire confessionnel, soit catholique, soit protestant, fut responsable

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L’autre innovation apportée par l’enquête minutieuse conduite dans l’Histoire des variations regarde le personnage longtemps méconnu ou occulté de Melanchthon. Voyons ce qu’en dit Rébelliau : Personne, jusqu’en 1688, n’avait songé à tirer parti de cette correspondance abondante où, trente ans durant, le docte professeur de Wittenberg mit son journal intime. Bossuet puise largement à une source encore intacte, il reconstitue par le menu l’histoire presque tragique d’un homme modéré, dont Luther, encore à ses débuts, enchante la volonté pieuse et que la Réforme accapare corps et âme ; mais qui, bientôt déçu dans ses illusions sur le Réformateur et sur la Réforme, désolé par les excès ou les faiblesses des chefs de la révolution religieuse, scandalisé de la licence du parti qui les suit ou qui les pousse ; tyrannisé par les uns, calomnié par les autres, et cependant rivé à la cause par la fidélité comme par l’amour-propre, ne connut selon Bossuet, depuis son adhésion à l’entreprise luthérienne que le désespoir et l’angoisse36. Cette redécouverte d’un Réformateur de premier plan (1497-1560), dont la carrière fut longue et reste bien documentée, répond à l’intention proprement scientifique de Bossuet dans son ouvrage : il s’attache à établir, aussi précisément que possible, selon les lieux, les temps, les personnages, les thématiques et les concepts, une cartographie des variations doctrinales parmi les protagonistes de la Réforme et, par conséquent, parmi les Églises que ne cessèrent de former, puis de déformer, et finalement de conformer leurs disciples sous la haute surveillance des princes. Ne nous dissimulons pas l’argument apologétique de fond qui soutient cette entreprise, et que Bossuet, de son côté, ne songe nullement à cacher : comment reconnaître en ces contours constamment changeants, en ces concepts ductiles, en ces pratiques contingentes ‒ ou caduques ou maintenues ‒, l’unité divine de la vérité évangélique, telle que l’Esprit de Dieu devrait la communiquer à l’Église du Christ, avec une performance dans sa mission paraclétique qui sache au moins égaler la performance reconnue au Fils, lui tout bonnement ressuscité et monté aux Cieux ? L’efficience pneumatologique est à l’évidence le dogme vital, le dogme critique où Bossuet identifie l’articulus stantis aut cadentis Ecclesiae. Il n’était pas dans sa génération le seul théologien à se poser la question. Du côté protestant, les irénistes du milieu du xviie siècle, Grotius, Georges Calixte, Leibniz, étaient entrés en profondeur de foi dans des vues analogues37.

du déchaînement des guerres des xvie-xviie siècles, loin que la religion y ait été un pur prétexte ou un pur déguisement sous lesquels avait dû se couvrir le cynisme froid des motifs politique ou économiques. La proposition vaut à coup sûr, pour la tentative de déchiffrer les violences religieuses de notre temps. 36 A. Rébelliau, Bossuet historien du protestantisme. Ibid., p. 283-284. Ibid., « Préface », p. 6. 37 F. Gaquère, Le dialogue irénique Bossuet – Leibniz. La réunion des Églises en échec (1691-1702), Paris, Beauchesne, 1966, p. 13-18.

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L’œcuménisme de Bossuet : le retour à la paix des vérités simples

Ainsi que le rappelait Mgr François Gaquère qui a passé au peigne fin ce dossier, Bossuet, à cause de la précocité de son dialogue à Metz avec le pasteur Paul Ferry (entre 1652 et 1669), passait parmi les évêques de France pour un des plus respectueux, pour un des plus engagés aussi dans une controverse œcuménique, certes plus ou moins « irénique38 », mais de toute façon du registre doctrinal : « Avant 1685, ses rapports avec les docteurs du protestantisme français avaient fait paraître l’honnêteté de ses sentiments, la discrétion de ses procédés39 ». À vrai dire, le pasteur Ferry s’était occupé le premier de ce qu’on pourrait appeler un œcuménisme intra-protestant, puisqu’il avait conçu, « au retour d’un voyage d’Allemagne, le projet de réunir les luthériens aux calvinistes. Il s’était abouché à cette fin avec les ministres de Strasbourg, et avait rédigé en manuscrit un important traité40 ». Le même F. Gaquère nous avertit qu’il faut se garder de parler cependant de « tolérance » à propos de Bossuet, sinon avec de considérables restrictions : « De même que la plupart des catholiques fervents de son temps, il avait désiré la révocation de l’Édit de Nantes, il la justifia comme théologien dans ses discours et dans ses écrits ; il l’appliqua dans son diocèse, avec humanité d’ailleurs, excluant les dragons, s’abstenant de toute vexation ou violence41 ». Comme nous savons par les historiens, et d’abord par l’Histoire des variations, que cette tolérance dont nous revendiquons nous-mêmes la précaution, était presque incompréhensible à l’âge moderne, que Sébastien Castellion et Fausto Socin furent l’objet d’un ostracisme non moins effectif de la part des chefs de la Réforme, nous avons choisi, encore une fois par-delà l’anachronisme historien, d’interroger, en théologien justement, le sensus fidei de tous les chrétiens de ce temps des réformes, ce temps où la justification toute surnaturelle par la foi fut défendue comme le principe générateur et régulateur de l’ordre théologal et de l’expérience chrétienne entière : comment s’expliquer à l’intime de l’acte de foi sur cette intolérance d’usage généralisé qui se croyait contrainte de livrer l’hérétique au bras séculier, en contrevenant au régime manifeste de l’Évangile ? Comment ensuite s’expliquer sur l’aveuglement qui fit renforcer au xvie siècle la sacralisation de l’État, lorsque les hérétiques persécutés d’ici furent capables de devenir les exécuteurs de là-bas ? Si nous nous permettons cette manière de simplification théologienne, qui prétend s’autoriser de la simplicité drue et massive du message de miséricorde propre au Christ, c’est aussi parce que l’œcuménisme du milieu du xviie siècle avait pris comme décision fondatrice de simplifier les questions de controverse, dans l’ambition courageuse de réduire le schisme. L’abbé Bremond s’explique ainsi la mutation du style de dispute entre Ferry et Bossuet : « La controverse a changé 38 Cf. F. Gaquère, Le Dialogue irénique Bossuet – Paul Ferry à Metz (1652-1669), Paris, Beauchesne, 1967(L’œcuménisme en marche). 39 F. Gaquère, Les suprêmes appels de Bossuet à l’Unité chrétienne, 1668-1691, Paris, Beauchesne, 1969, p. 232. 40 F. Gaquère, Le Dialogue irénique Bossuet – Paul Ferry à Metz (1652-1669), op. cit., p. 31-32. 41 F. Gaquère, Les suprêmes appels de Bossuet à l’Unité chrétienne, 1668-1691, op. cit., p. 231-232.

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de face. De part et d’autre, on renonce aux complications infinies qui rendaient les anciennes disputes aussi interminables que vaines […]. Bossuet paraît. Désormais plus de coups portés dans le vide, plus d’ergotage42. » Attention qu’il ne s’agit pas seulement de méthodologie, au jugement de Bremond : « Ce qui nous intéresse plus que tout, dans cette évolution de la controverse entre catholiques et protestants, ce n’est pas le long travail simplificateur que nous avons dit […], mais c’est bien plutôt le travail qui s’est fait à l’intime des âmes, pacifiant peu à peu les controversistes, et attendrissant, si l’on peut parler ainsi, la controverse elle-même43 ». L’étude qu’Hélène Michon a procurée naguère sur la stratégie de controverse entre Bossuet et les protestants confirme l’état d’esprit dans lequel se trouvait l’évêque de Meaux dès 1655, à l’époque de la Réfutation du Catéchisme du Sieur Paul Ferry : « La vraie pierre d’achoppement ne saurait être pour le prédicateur catholique la question de la justification mais bien celle de la présence réelle du Christ sous les espèces eucharistiques. Or, Bossuet sait bien que si Ferry accepte le point, le schisme pourrait bien toucher à son terme44 […] ». Tout l’art du controversiste vise alors à démonter les fausses querelles dont s’entretient la division, à commencer par la querelle de la justification, armée selon lui de toutes sortes de faux-semblants ‒ l’œcuménisme contemporain de la Déclaration commune sur la justification de 1998 ne pourrait que lui donner raison ‒, pour atteindre à la simplicité du nœud initial, partant, à sa résolution : le problème eucharistique. D’après nous, le nœud initial ne fut pas, du reste, le problème eucharistique, pas plus d’ailleurs qu’il ne fut le malentendu sur la justification. Le problème initial qui aura causé formellement la séparation de Luther, et celle de tous les autres Réformateurs, le roi Henry VIII au premier chef, a regardé et regarde encore le dogme de la succession apostolique, par conséquent, le ministère hiérarchique dont le ministère pontifical constitue tout ensemble le sommet, l’emblème, la garantie ultime45 et la crux interpretationis46. Lorsqu’on en viendra à l’examen de cette vérité simple, en dépassant la méthodologie insuffisante d’une conversation œcuménique bilatérale, pour chercher en même temps avec toutes les familles du protestantisme, et toutes les Églises orthodoxes, le retour à l’équilibrage le plus authentique de la Tradition, alors il se pourrait que soit recouvrée davantage la paix intérieure de l’Église confessée apostolique. Dans cette perspective, il est très étonnant que l’on ne rapporte pas plus souvent l’étrangeté de l’abandon si rapide par Luther de la succession apostolique et du ministère 42 Cité in F. Gaquère, Le Dialogue irénique Bossuet – Paul Ferry à Metz (1652-1669), op. cit., p. 183. 43 Ibid. 44 H. Michon, « Bossuet : un art de la controverse », in A.-E. Spica (éd.), Bossuet à Metz (1652-1659). Les années de formation et leurs prolongements. Actes du colloque international de Metz, 21-22 mai 2004, Berne, Peter Lang, 2005, p. 118. 45 En effet, le ministère hiérarchique, sans cette garantie que les patriarches orthodoxes confèrent eux aussi aux évêques de leurs Églises, pourrait se muer en un ministère, mettons « épiscopalien », de type institutionnel ou administratif, sans doute, mais non pas sacré et apostolique selon la validité du sacrement. 46 Il ne s’agit pas seulement de l’interprétation des versets bibliques qui concernent l’apôtre Pierre, comme le célèbre Mt 16,18-19 ; il s’agit aussi de l’hypothèse non tout à fait théorique des antipapes, comme au temps du Grand Schisme.

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hiérarchique à l’inscription géopolitique et à la mondanité hors mesure des évêques du Saint-Empire, spécialement des trois geistlichen Kurfüsten, les archevêques électeurs de Mayence, Cologne et Trêves, dont Bossuet sait relever à l’occasion l’ignorance et l’incurie honteuses, sans parler du suivisme pitoyable. Il raconte avec répugnance l’affaire de l’archevêque de Cologne « Herman » (Hermann V von Wied, 1515-1547), dont Charles Quint disait : « En toute sa vie il n’a jamais dit que trois fois la messe : je l’ai ouï deux fois ; il n’en savait pas le commencement47 ». Et Bossuet de conclure : « Comme le pape et l’empereur s’unirent contre lui, les princes protestants de leur côté lui promirent de le secourir si on l’attaquait pour la religion48 ». Comment ne pas voir à quel point la charge principale de docteur de la foi, reconnue par la Tradition aux successeurs des apôtres, ainsi qu’en témoigne d’une manière éclatante l’époque patristique, avait été avilie par la compromission si épaisse des évêques avec l’organisation politique et économique des États ? Bossuet le voit et ne le voit pas, de sorte qu’il ne parvient pas à le faire voir en toute clarté de doctrine. L’Histoire des variations témoignait pourtant que l’initiative propre aux gens de foi n’avait pas manqué de rencontrer la nouvelle donne de la philosophie politique.

La variation gallicane comme un angle aveugle dans la vision de l’Aigle À côté des exposés théologiques, nous avons dit comment Bossuet fournissait par alternance des narrations d’événements en suivant l’ordre chronologique. Or, ce qui saute aux yeux, c’est l’importance qu’il accorde aux règlements expéditifs des controverses ou des processus par la puissance absolue des États, en relevant au passage la désorganisation géopolitique de l’Europe consécutive aux requêtes réformatrices de 1517. L’Histoire des variations et le protagonisme des États absolus

Ce qui paraît manifeste à l’observateur, c’est que le bien de doctrine est poursuivi désormais par le moyen de la guerre. Citons quelques titres de chapitres parmi ceux qui évoquent cette dimension selon nous déterminante de la problématique : Livre II, 5 : « Étranges emportements dans ses livres de Luther contre Henry VIII, roi d’Angleterre » ; II, 12 : « Les guerres des Anabaptistes et celle des paysans révoltés : la part qu’eut Luther dans ces révoltes (1525) » ; II, 18 : « Nouveaux emportements contre le roi d’Angleterre. Luther vante sa douceur [id est : sa propre douceur] » ; II, 44 : « Les Luthériens prennent les armes sous la conduite du landgrave qui reconnaît qu’il a tort », où Bossuet fait cette remarque dans une phrase qui paraît évoquer implicitement la référence évangélique de Mt 26,52 : « On oublia bientôt les maximes que Luther avait données pour fondement à sa Réforme, de ne chercher

47 Bossuet, Histoire des variations I, op. cit., Livre VIII, § 2, 355. 48 Ibid., 356.

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aucun appui dans les armes49 ». Bossuet mentionne aussitôt après la réprobation désabusée de Melanchthon : On s’était vanté dans le parti qu’on détruirait la papauté sans faire la guerre et sans répandre le sang. Avant que ce tumulte du landgrave arrivât, et un peu après la révolte des paysans, Melanchthon avait écrit au landgrave même, « qu’il valait mieux tout endurer que d’armer pour la cause de l’Évangile ». Et maintenant il se trouvait que ceux qui avaient tant fait les pacifiques étaient les premiers à prendre les armes […]50. Le Livre III fait ensuite un récit déployé de la diète d’Augsbourg en 1530, avec cette pluralité de confessions de foi présentées par les divers partis à l’empereur Charles Quint : on voit bien que Bossuet doute au Livre III, 62, qu’on puisse en revenir à l’autorité dirimante d’un concile général autour du pape, quoiqu’on dise l’espérer, alors qu’on s’est adonné si énergiquement aux « traités51 » et aux « ligues ». Dans le même sens, toute la procédure d’Augsbourg dans la place accordée à l’autorité spécifique de l’Empereur, réputé pour une espèce de médiateur à l’endroit de l’autorité du pape pour la convocation du concile général (Livre III, 6252), ne laisse pas de donner l’impression d’un modèle médiéval à son couchant, surtout sous la plume d’un Français qui a bien appris à Metz que « le roi de France est empereur en son Royaume53 ». Le joséphisme, deux siècles et demi après, viendrait fournir son idéologie à la reconquête espérée par les Habsbourg contre leur impuissance dans leurs propres États : autre inculturation catholique de la variation doctrinale, après celle du fébronianisme vers 1760. En 1530, on se prosterne donc encore devant le mythe médiéval du Saint-Empire universel, que n’oublie pas Bossuet dès le Livre IV, 1 en décrivant la polarisation belliciste des États protestants et des États catholiques, ligués par Charles Quint : « Les ligues des protestants après le décret de la diète d’Augsbourg, et la résolution de prendre les armes, autorisée par Luther ». Mais notre Auteur ne tarde pas à remarquer pour l’année 1531 : Nous avons vu que le grand succès de sa doctrine lui avait fait croire que l’Église romaine allait tomber d’elle-même, et il soutenait fortement alors qu’il ne fallait pas employer les armes dans l’affaire de l’Évangile, pas même pour se défendre de l’oppression […]. Les Luthériens sont d’accord qu’il n’y avait rien de plus inculqué dans tous ses écrits que cette maxime. Il voulait donner à sa nouvelle Église ce beau caractère de l’ancien christianisme ; mais il n’y put pas durer longtemps54. Bossuet, Histoire des variations I, op. cit., Livre II, § 44, 101. Ibid. Bossuet, Histoire des variations I, op. cit., Livre III, § 62, 158. Ibid. Sur cette maxime gallicane, voir la discussion dans l’article de J. Rivière, « Sur l’origine de la formule : “Rex imperator in Regno suo” », in Revue des Sciences Religieuses, Strasbourg, année 1924, volume 4, no 4, p. 580-586, où le canoniste Alain, commentateur vers 1208 de la première compilation des Décrétales est cité comme l’auteur de la célèbre formule, avant le feudiste Jean de Blanot. 54 Bossuet, Histoire des variations I, op. cit., Livre IV, § 1, 160-161.

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Nous savons bien qu’on peut lire de l’ironie dans ces propos, à la fois sur le sujet de la variation de Luther que sur le sujet de l’ancien christianisme, avec son « beau caractère » pacificateur. Selon nous, l’absence d’ironie est mieux fondée mais elle est d’une portée autrement plus grave : il faut croire que Bossuet en tient pour la nécessité inhérente de la force étatique quand il s’agit d’assurer le rétablissement de la foi catholique ‒ nécessité inhérente plutôt qu’extrinsèque ou accidentelle ‒, et qu’il a fait sienne la mutation théodosienne comme exclusive autant que la constantinienne comme inclusive, pour avoir été voulues l’une et l’autre également par la Providence, mais surtout pour avoir été voulues et non permises l’une après l’autre. La dogmatisation exorbitante du gallicanisme

À ce degré, qui est celui d’une dogmatisation expresse, l’exégèse encore incertaine du « compelle intrare » chez saint Augustin et les regrets de Melanchthon font, au jugement implicite de notre évêque, deux discours hors saison par leur défaut de lucidité dogmatique. Pourtant, dans le Discours sur l’Histoire universelle, lequel, cette fois, n’est pas exactement de l’histoire historienne, Bossuet a suggéré parfois du scepticisme sur la capacité des institutions à se substituer à la faiblesse contingente des personnes : « L’empire qui paraissait invincible sous Théodose, changea tout à coup sous ses deux fils55 ». Mais le gallican, à la vérité, doutait davantage de l’essence « invincible » de l’idée impériale, en tant qu’universelle, qu’il ne doutait de l’élection surnaturelle des rois de France, et c’est là que sa dogmatisation devient exorbitante. Ce que voit Bossuet, est bien en effet quelque chose comme « la servitude de l’Église56 », selon ses propres mots, mais il ne la voit pas en France. Par réalisme, il croit devoir constater que Luther, tout imprégné qu’il fût de son intention évangélique, a dû se rallier à cette nécessité de la doctrine par la guerre. Mais il ne semble pas que Bossuet, contemporain de la guerre de Trente Ans, aperçoive l’espèce de guerre civile européenne, grosse de tant d’autres guerres qui viendront jusqu’au xxe siècle, dans la phrase qu’il formule à la façon d’un constat d’historien : « Comme l’Empereur y établissait une espèce de ligue défensive avec tous les États catholiques contre la nouvelle religion, les Protestants de leur côté songèrent plus que jamais à s’unir entre eux57 ». Au livre V, 8, Bossuet n’a donc pas de peine à résumer la situation théologico-politique : « Autre fruit de la Réforme : la servitude de l’Église où le magistrat se fit pape58 ». L’idée est juste, mais venue de lui en 1688, après la Déclaration des Quatre-articles de 1682, elle fait venir la grimace aux lèvres : Un des fruits qu’il produisit, fut la servitude où tomba l’Église. Il ne faut pas s’étonner si la nouvelle Réforme plaisait aux princes et aux magistrats, qui s’y

55 Bossuet, Discours sur l’Histoire universelle, Onzième époque, in Bossuet, Œuvres, éd. Velat – Champailler, Paris, Gallimard, 1961 (La Pléiade), p. 743. 56 Bossuet, Histoire des variations I, op. cit., Livre V, § 8, 202. 57 Bossuet, Histoire des variations I, op. cit., Livre IV, § 1, 160. 58 Bossuet, Histoire des variations I, op. cit., Livre V, § 8, 202.

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rendaient maîtres de tout, et même de la doctrine. Le premier effet du nouvel Évangile dans une ville voisine de Genève, c’est Montbéliard, fut une assemblée qu’on y tint des principaux habitants, pour apprendre ce que le Prince ordonnerait de la Cène. Calvin s’élève inutilement contre cet abus : il y espère peu de remède. Et tout ce qu’il peut faire est de s’en plaindre comme du plus grand désordre qu’on pût introduire dans l’Église59. Et de conclure avec ces propos plus désabusés qu’ironiques : « Ainsi ce qu’on gagna dans la Réforme, en rejetant le pape ecclésiastique successeur de saint Pierre, fut de se donner un pape laïque, et de mettre entre les mains des magistrats l’autorité des Apôtres60 ». Au Livre V, 9, l’Auteur n’a dès lors plus de peine à illustrer la difficulté devant laquelle se trouve Luther en matière de vérification doctrinale, quand l’Église est assujettie aux princes, et que le Réformateur doit imaginer une fonction de visite, autrement dit d’épiscopé, diligentée par la charité de l’État. On devine qu’avant la variation gallicane, la variation anglicane, telle que l’Histoire des variations en rend compte, devait nous enfoncer dans la problématique. On s’étonne qu’elle n’ait pas su ouvrir les yeux de notre théologien sur la nouvelle donne de l’État au pays de Hobbes et du Léviathan. C’est avec l’année 1547, et la mort du roi Henry VIII d’Angleterre, que Bossuet se penche sur le problème spécifique posé par la réforme anglicane. Il y aborde la question générale du mariage des princes, et la thématique ne pouvait pas ne pas interroger un prédicateur du carême à la chapelle du Louvre (1662). Commençons par la comparaison intéressante que fait Bossuet, entre le traitement de la « polygamie » (sic) d’un des protagonistes allemands de la Réforme luthérienne, le landgrave de Hesse, et celui que fit Henry VIII à son propre sujet. À la fin du Livre VI, notre Auteur communique les pièces documentaires du cas du landgrave, avec la « Consultation de Luther et des autres docteurs protestants sur la polygamie61 ». Au moins, l’étude du dossier du landgrave Philippe se veut-elle une approche subtile et discrète, parénétique et dogmatique, de la conscience d’un puissant qui se soumet en personne privée à l’autorité spirituelle, même si cette autorité finit par autoriser un compromis qui répugne à une conscience chrétienne pénétrée de l’indissolubilité du mariage : permettre le mariage secret du landgrave, tandis que son épouse est encore vivante. À vrai dire, tout indique au lecteur contemporain que ce mariage princier était, d’origine, nul et invalide. En revanche, on voit bien que, dans une situation matrimoniale analogue, Henry VIII va s’emparer sauvagement du pouvoir spirituel, comme Bossuet en conclut avec le titre du Livre VII, 29 : « Le Roi décide sur la foi de son autorité », et il poursuit plus loin : « Le supplice de Fischer et de Morus, et tant d’autres exécutions, répandirent la terreur dans les esprits : chacun jura la primauté d’Henri et on n’osa plus s’y attaquer62 ». On sait bien, hélas ! que le pouvoir de la terreur d’État ne s’est pas 59 60 61 62

Id. Bossuet, Histoire des variations I, op. cit., Livre V, § 9, 203. Bossuet, Histoire des variations I, op. cit., Livre VI, § 42, Annexes, p. 270 suiv. Bossuet, Histoire des variations I, op. cit., Livre VII, 17 (1535), p. 290.

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inauguré en cette circonstance parmi les chrétiens. Le capitulaire De partibus Saxoniae, en 785, organisa par la menace la conversion forcée des Saxons, avec l’aveu probable du Pape Léon III. Notre étonnement de lecteur vient plutôt de la candeur feinte de Bossuet, lequel, en cette décennie décisive, ne pouvait tout de même pas ignorer la politique de terreur conduite depuis 1681 contre les communautés protestantes, et les dragonnades qui s’étendirent précisément de 1681 à 1686. Un dernier mot sur le mariage des princes, pour rappeler à quel point celui de Louis XIV fut éprouvant pour les prédicateurs du carême à la cour, dont furent Bossuet ou, par exemple, Bourdaloue. À l’approche de Pâques, chaque année, il fallait à force d’admonitions courageuses que le prédicateur pût obtenir la séparation du roi et de sa maîtresse, pour que le premier soit capable de communier devant son peuple : jugera-t-on que la monarchie absolue, dans sa forme française, aura attesté de son onction singulière et de sa perfection dogmatique indépassable au motif que le roi se souvenait, durant l’octave de Pâques, ni plus ni moins, du bonum fidei de son mariage ? ! Il est trop clair que Bossuet ne doute pas un instant de la continuité de son gallicanisme avec la Tradition. Il ne perçoit pas, dans les méandres de la question janséniste où Louis XIV sera plutôt secourable à l’arbitrage romain, que le roi de France s’est habitué à dessiner la doctrine catholique dans le profil qui est avantageux à sa politique, intérieure et étrangère. Ce sont peut-être les malheurs et les aventures manifestes de l’Angleterre royale et de l’Empire qui auront persuadé le descendant d’Henri IV de se tenir sur la lisière jalouse de l’ecclésiologie gallicane. Ce que vont mettre au jour les réponses de Jurieu, de Basnage, et des autres controversistes protestants, dans leur souci parfois vigoureux de contrer le diagnostic de l’évêque de Meaux sur les variations, c’est une certaine illusion d’identité doctrinale à la lettre où étaient maints théologiens catholiques du xviie siècle, sous le prétexte louable d’établir la parfaite stabilité de l’Église dans l’intelligence de la foi : occupés de recenser les inconstances de l’Église catholique, ces controversistes avaient assez de matière, en effet, avec la christologie anté-nicéenne, avec Origène et les origénistes, avec le millénarisme, etc. Nous ne nous arrêtons pas davantage sur le thème de la voie doctrinale qui s’ouvrira plus largement au xixe siècle, derrière Newman principalement, sur cette notion précieuse du développement homogène du dogme. On doit constater que Bossuet n’était guère entré dans l’intuition de ce processus de mûrissement qui, à côté de la notion de qualification doctrinale et, par conséquent, de hiérarchie des vérités et d’opinion théologique, fait pièce, ou doit faire pièce à l’accusation, elle de grave portée, énoncée par lui sous le vocable de « variation »63. Le protestantisme n’est pas de tout point étranger à ces catégories : à ses yeux, par exemple, la doctrine unitarienne sur le Dieu du N.T. ne saurait passer pour autre chose qu’une variation, au sens formel défini à l’instant.

63 F. Gaquère, Les suprêmes appels de Bossuet à l’Unité chrétienne, 1668-1691, Paris, Beauchesne, 1969, 253-254.

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Les papes et la Déclaration des Quatre-articles : une certaine idée de l’Église de France

À ce point, il est nécessaire d’affirmer que le gallicanisme porté au point de formalité où la crise de la régale, toute récente en 1688, l’avait mené, a constitué formellement une variation doctrinale, même si les papes se sont interdits, selon une prudence bien comprise, d’en affûter les lames par un acte exprès de jugement magistériel. L’affaire janséniste, au temps d’Alexandre VII et de la constitution Regiminis apostolici (1665), avait assez employé les énergies, et continuerait de les employer encore près d’un siècle jusqu’à épuisement, pour que les Papes Innocent XI et Alexandre VIII prissent l’option de calmer le jeu et d’attendre des temps meilleurs64. Il reste que la constitution Inter Multiplices du 4 août 169065 ne laisse pas dire que le concile est la seule instance du magistère solennel, ni que le jugement du pape n’est jamais irréformable, « à moins que le consentement de l’Église n’intervienne ». L’énoncé de Vatican I se souviendra de la formule. En amont des définitions de Pastor Æternus, le Pape Pie VI relèvera formellement l’erreur du gallicanisme, d’abord dans le bref Quod aliquantum (10 mars 1791) sur la constitution civile du clergé, décrétée par l’assemblée nationale en France, et surtout par la constitution Auctorem fidei (28 août 1794) qui condamne les erreurs du synode provincial de Pistoia en 178666. Ne retenons ici que l’erreur pointée au 3e article d’Auctorem fidei, parce qu’elle met précisément l’accent sur la succession apostolique qui empêche de tenir les évêques pour des délégués de la communauté ecclésiale, et sur le successeur de Pierre dont la succession singularisée est préservée : La proposition [du synode de Pistoia] qui déclare : « Le pontife romain est la tête ministérielle », si on l’explique en ce sens que ce n’est pas du Christ en la personne du bienheureux Pierre, mais de l’Église que le pontife romain reçoit le pouvoir de son ministère par lequel, comme successeur de Pierre, vrai vicaire du Christ et chef de l’Église, il a puissance sur toute l’Église, est hérétique67. Nous devons noter également que le pouvoir reconnu à la hiérarchie ecclésiastique de régler les problèmes de doctrine et de discipline “avec l’autorité des moyens extérieurs” et par-delà la persuasion, en termes obvies : par l’excommunication et les peines salutaires du droit canonique, non dépourvues d’effets civils conséquents, n’est pas associé dans la lettre explicite de la constitution de Pie VI au pouvoir direct de la coercition étatique. D’ailleurs, la constitution excipe du pouvoir exercé dès les

64 Cf. Denzinger, no 2020. 65 Cf. Denzinger, no 2282 et 2284. Le no 2285 marque le caractère plus disciplinaire que doctrinal sur le fond de la constitution de 1690. 66 Cf. G. Pelletier, « Constitution dogmatique et contexte historique : regards croisés sur Auctorem Fidei », in J.-B. Amadieu et S. Icard, Du jansénisme au modernisme : la bulle Auctorem Fidei (1794), pivot du magistère romain ? Actes du colloque international de Paris, École Normale Supérieure, 24-25 novembre 2016, (à paraître). 67 Denzinger, no 2603.

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apôtres eux-mêmes, longtemps avant toute association à César68. Il n’en reste pas moins que l’Église catholique réclamait ainsi le droit de continuer à s’exprimer au sein de la société sur la totalité des sujets qui touchaient au bien commun, et à obtenir de l’État qu’il se prononce avec elle pour ou contre des idéologies ou des pratiques. On n’en est plus à Boniface VIII, mais on est encore loin de la conception du pur et simple softpower de notre époque. Cette relative modération d’Auctorem Fidei aura-t-elle été comme un premier pas vers le dépassement de la confusion théodosienne et de la dogmatisation gallicane ? En tout cas, au temps de la persécution religieuse en France, il ne parut pas opportun que le Saint-Siège s’aliénât par plus de formalité dogmatique le soutien des monarchies absolues catholiques, de longtemps ralliées à des versions plus ou moins prononcées du gallicanisme. La constitution Auctorem Fidei ne fut d’ailleurs traduite en français qu’en 1850, alors que l’ultramontanisme avait commencé de l’emporter en France sur les rémanences de l’esprit gallican.

Conclusion Alignée depuis le Moyen Âge sur un modèle étatique en lente évolution, impliquée volens nolens dans la mutation moderne de l’État, et prise en otage, en somme, par cet alignement et cette homogénéité séculaires, l’Église de l’évêque de Rome s’est mal défendue contre le danger proprement doctrinal que redoublait la forme moderne de cette mondanisation. Après que l’État est devenu pour ainsi dire la subsistance ultime du corps social69, ceci contre la doctrine salutaire de la societas perfecta70, les épiscopats nationaux eurent bien de la peine à dissocier la variation doctrinale de la puissance politique qui allait choisir de s’y reconnaître, et à la corriger. Dès lors il devenait délicat, et parfois impossible, de réguler la vigilance dogmatique au profit de l’Église universelle et avec elle : anglicanisme, gallicanisme, joséphisme. Il ne nous appartient pas d’apprécier ce qu’est devenue la régulation doctrinale dans les communautés ecclésiales de la Réforme, ce qui s’y comprend comme unité dans l’intelligence de la foi, ce qui s’y tolère de variations au sens grave, ou d’inconstances, à côté des opinions et des écoles. Sur le fondement du don de la foi 68 « [Cette proposition], si, par ces termes indéterminés, “étendre à des choses extérieures”, elle considère comme un abus de l’autorité de l’Église l’usage du pouvoir qu’elle a reçu de Dieu et dont les apôtres eux-mêmes ont usé pour établir et sanctionner une discipline extérieure, [est] hérétique », Denzinger, no 2604. Voir aussi no 2605. 69 Ici l’assujettissement philosophique de Bossuet est très critiquable. Voir L. Jaume, « Bossuet, Nicole et Domat : société et souveraineté », in A.-E. Spica (Ed.), Bossuet à Metz (1652-1659), op. cit., p. 263276 : « Dans cette capacité d’accueillir le “corps de nation” en lui, le Prince est comparable à Dieu, ou au Christ, qui, selon saint Paul, contient en lui tous les membres » (p. 268). 70 On ignore en général la signification de cette doctrine ecclésiologique de Bellarmin, trompé par la signification non pas morale mais métaphysique de l’épithète. Or, cette doctrine est revêtue d’une actualité inflexible. Que l’on songe aux entreprises de l’État chinois communiste pour instituer une « Église patriotique de Chine », comme si l’Église catholique « sur le domaine d’une autre » ne pouvait pas exercer son droit divin sans gêner le droit civil de l’État.

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reçu au baptême, il demeure que tous les chrétiens sont engagés ab intimo dans la convergence ourdie par les opérations de l’Esprit-Saint, celui qui fait l’unité de l’Église Une. Nous l’affirmons ici en pétition de principe et comme une confession de foi. C’est pourquoi nous pratiquons tous un œcuménisme patient, lucide et désintéressé. Tout de même, la leçon que nous entendons retenir de l’Histoire des variations, c’est la contrainte inaperçue d’un angle aveugle dans la réflexion du théologien. En ce sens, l’inculturation de la variation doctrinale du gallicanisme ne devrait pas être interprétée, selon nous, comme une expression de ce pluralisme des moyens dont les écoles théologiques se sont toujours connues les instruments. Nous estimons qu’elle a constitué, au contraire, comme une concession évitable à ce qu’on tient à tort pour l’opacité de la fin. Car on penserait à tort, en effet, que, si l’Église du Ciel est lumineuse en Dieu, il est inévitable que l’Église de la terre voit bientôt noircir l’argent au miroir de sa foi (1 Co 13,12), de sorte que la vérité de l’Évangile ne saurait pas s’identifier, se conserver et se communiquer dans le temps selon ce qu’elle est dans l’Eschaton. Bref, on devrait conclure, même sous l’autorité du magistère catholique, à la fatalité des variations doctrinales, rompre avec les accommodements de l’idée de développement homogène, et accueillir des nouveautés, voire des contradictions, utiles aux échanges de contexte dont les Églises particulières sont les sujets contraints à chaque génération et en chaque lieu. Longtemps la variation doctrinale avait flotté aux marges de l’expression théologique de l’Église et, en somme, par accident : on oubliait parfois qu’un miroir en argent réclame les soins d’un nettoyage assidu. Et puis, une sorte d’inculturation l’a donc installée dès le temps de Luther, et sûrement contre le sentiment profond des premiers réformateurs, Luther, Mélanchton, Bucer, et même Zwingli, au foyer éclaté de l’expérience protestante de la foi. Il semble que le catholicisme peine aujourd’hui à résister à un tel reflux, des marges vers le centre, d’une ecclésiologie de l’opacité, dont nous voudrions montrer finalement qu’elle répond moins à un relativisme d’intention philosophique qu’à un doute, un soupçon opposé aux performances de l’Esprit du Christ, celui qui nous “conduira vers la Vérité toute entière” ( Jn 16,13). Qu’on autorise le théologien catholique à rappeler, en cette circonstance où il ne songe pas un instant à manquer de respect, mais où il ne voudrait pas non plus manquer à l’espérance de l’unité des chrétiens, qu’une telle ecclésiologie de l’opacité répondrait également à un soupçon jeté sur les performances de l’Esprit, à l’œuvre dans le magistère infaillible des conciles œcuméniques célébrés autour du successeur de Pierre. Et finalement, l’inculturation de la variation doctrinale manquerait à la fonction de certitude lumineuse que le Christ a voulu incarner dans le service apostolique d’une seule intelligence humaine et d’une seule docilité de foi, celle de l’évêque de Rome. Car, à l’encontre de toute opacité, l’intelligence de foi pourrait être définie dans son lieu pétrinien comme la grâce assignée sur l’évêque de Rome d’une lumière infaillible surgie de la fin. “Tu es Petrus” : bien sûr qu’il n’était pas question dans la bouche de Jésus d’un hymne national, fût-il entonné en latin gallican ! Il y était question d’une alliance de grâce perpétuelle, ramenée au mystère d’une élection d’amitié qui serait coextensive à l’histoire de l’Église : “Et toi, quand tu seras revenu, affermis tes frères” (Lc 22, 31-32).

Bruno Gautier

Théologie de la contradiction

Cette intervention traite du regard que Hans Urs von Balthasar pose sur la théologie de Luther. À la fin de sa vie, Balthasar s’est découvert un intérêt nouveau pour Luther, je dirais même une sympathie nouvelle1. Auparavant, il n’avait pas semblé s’arrêter longtemps sur les œuvres du Réformateur. On aurait dit qu’il préférait croiser le fer avec Karl Barth, en qui il pensait reconnaître « la forme pleinement conséquente » du protestantisme2. Une anecdote à ce propos me revient en mémoire, qui m’a été rapportée par un ancien étudiant de Balthasar. Le jésuite s’amusait de la manière dont Karl Barth avait aménagé son bureau. Les murs de ce bureau étaient couverts d’étagères, elles-mêmes chargées de livres. Mais ce qui frappait, c’était une couverture qui pendait le long de plusieurs étagères et en recouvrait les livres. Or ces livres étaient précisément ceux de Luther. Balthasar semblait se demander, dans un sourire, si Karl Barth avait voulu de cette manière protéger les œuvres de Luther, ou s’il n’avait pas plutôt cherché à les dissimuler. Or voilà qu’à la fin de sa vie Balthasar retourne à la lecture de Luther. On trouve cela dans le deuxième volume de la Théologique, aux dernières pages3. Ce qui attire l’attention de Balthasar, c’est l’introduction par Luther de la contradiction en théologie. Pour Luther, l’homme est simul peccator et justus, à la fois juste et injuste. Il faut aussi le dire au plus haut point du Christ en croix : parce qu’il porte le péché du monde, il est « suprêmement juste et suprêmement pécheur »4. Luther présente ces contradictions comme parties constitutives de la vérité révélée, et édifie ainsi une théologie que Balthasar nomme « théologie de la contradiction ». C’est ce qui explique le titre de la présente intervention. Qu’une forme de contradiction doive être prise en compte par la théologie, Balthasar le croit lui aussi, mais cette contradiction est pour lui celle du péché. Jésus est la Parole du Père, il « dit » le Père. Celui qui refuse de le croire, et rejette ce qu’il « dit », le « contre-dit ». La « contra-diction » n’existe dans l’Écriture Sainte que comme rejet

1 « Entre ceux qui doivent s’opposer un sic et non sérieux, rigoureusement argumenté, manifesté comme nécessaire, il se produit généralement, et même quand on soutient des thèses contraires, une secrète rencontre et communion sur ce point » (K. Barth, « Die Kirche und die Kirchen », dans Theologische Existenz heute, Munich, Chr. Kaiser, 1980, t. 1, no 27, p. 23-24). 2 H. U. von Balthasar, Karl Barth, Présentation et interprétation de sa théologie, Paris, Cerf, 2008, p. 52. 3 H. U. von Balthasar, Theologik, II. Wahrheit Gottes, Johannes Verlag Einsiedeln, 1985, p. 289-329. 4 M. Luther, Werke, Weimarer Ausgabe [désormais cité sous le sigle WA] 5, 602, cité in H. U. von Balthasar, Theologik, II. Wahrheit Gottes, p. 308.

En 500 après Martin Luther, dir. par Stéphane-Marie Morgain, Turnhout, 2018 (BRHE, 104), p. 179-187 © FHG DOI 10.1484/M.BRHE-EB.5.116217

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de ce que Jésus dit. Elle n’est pas seulement mensonge, comme si elle ne relevait que du domaine théorique, mais elle est lutte contre la révélation de l’amour divin, haine de Dieu, péché. Celui qui la sème est bien désigné comme le « menteur » dans l’Évangile, mais aussi comme celui qui « dès l’origine est homicide » : le diable ( Jn 8, 44). Luther comprend que la théologie doit tenir compte de la dimension de contradiction introduite par le péché. En cela, Balthasar l’approuve. Pour Luther, cela signifie que la vraie connaissance de Dieu ne peut pas s’en remettre à une theologia gloriae toute confiante dans la puissance de la raison humaine, mais qu’elle doit se recevoir humblement de la foi en la révélation sub contraria specie de l’agir divin. Mais, demande Balthasar, faut-il pour cela introduire la contradiction dans la théologie, comme un aspect de la vérité révélée ? C’est ici qu’il se démarque de Luther. Il s’aide pour cela de la pensée d’Adrienne von Speyr. Voici ce qu’il écrit : « nul ne s’approche mieux de la pensée de Luther qu’Adrienne von Speyr, et cela non pas seulement en théorie, mais jusque dans l’expérience la plus déchirante ; et d’un autre côté nulle part la manière dont Luther formule le simul n’est aussi rigoureusement réfutée5 ». Il y a donc une sorte d’intuition commune entre Luther, d’une part, et d’autre part Hans Urs von Balthasar s’inspirant d’Adrienne von Speyr, mais Balthasar donne à cette intuition un traitement théologique tout autre que celui de Luther. Je présenterai ici d’abord le point de vue de Balthasar sur la « théologie de la contradiction » de Luther, avant de passer à la place qu’il assigne lui-même à la contradiction dans la théologie.

La dialectique de Luther Balthasar comprend la pensée de Luther comme dialectique, au sens où elle implique en elle-même la contradiction : « “dia”, dans son sens premier, signifie une séparation, une division en deux. C’est pourquoi contredire, dia-legein, dialectique, signifie l’ouverture béante du purement inconciliable, de la pure et simple adversité6 ». Impossible de concilier le péché avec la justice, ni la justice avec le péché, et pourtant, dit Luther, l’homme est à la fois pécheur et juste. Luther veut donc renverser la logique aristotélicienne et son principe de non-contradiction. Pour lui, la théologie ne saurait se soumettre aux règles de la logique philosophique, le théologien ne peut pas raisonner en logicien7. La vérité, telle que Dieu nous l’a révélée, inclut la contradiction. Ce n’est pas que Luther procède en dépit de toute logique. Il reçoit du passé la logique traditionnelle et l’utilise largement. Mais dans ce discours logique, il insère délibérément la contradiction, revendiquant pour elle le statut de vérité révélée. Luther appuie cette position sur un fondement théologique, qui est la notion patristique d’« admirable échange ». Mais au lieu de l’appliquer, comme les Pères,

5 H. U. von Balthasar, Theologik, II. Wahrheit Gottes, p. 315. 6 H. U. von Balthasar, Theologik, II. Wahrheit Gottes, p. 289 ; « dialectique, c’est-à-dire intérieurement contradictoire » (p. 298). 7 « Si l’on demande : “qu’est-ce que le Christ ?”, le logicien répond : “il est une personne, etc.” ; mais le théologien répond : “il est le rocher, la pierre angulaire etc.” » (WA, 9,91,23s.)

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à l’échange en Jésus-Christ entre la nature divine et la nature créée (Dieu se faisant homme pour que l’homme soit rendu participant de la nature divine8), il la comprend comme un échange entre l’âme pécheresse et le Christ9 : les péchés de l’âme sont transférés sur le Christ, l’éternelle justice du Christ est donnée à l’âme croyante. Ainsi le Christ, qui demeure juste, est aussi pécheur, et l’âme, qui demeure pécheresse, est également juste. Luther estime que les scolastiques n’ont rien compris à ce « joyeux échange10 », et il en attribue la faute à la métaphysique aristotélicienne11. Que dans cet échange le Christ prenne la condition d’esclave, et même la condition du péché, l’apôtre le proclame, mais le philosophe ne saurait le concevoir : modus loquendi apostoli et modus metaphysicus seu moralis sunt contrarii12, la manière dont l’apôtre s’exprime est contraire à la manière métaphysique ou morale. Balthasar voit dans la dialectique luthérienne la source de la pensée de Hegel13. Il rappelle que Hegel lui-même l’avait ainsi reconnu : à la fin de son Préambule à la Philosophie du droit, Hegel déclarait « vouloir saisir en concepts » « ce que Luther avait initié au titre de la foi14 ». Ce que la religion (luthérienne) lui avait enseigné, Hegel voulait en rendre compte rationnellement. Il ne se suffisait pas de la théologie de la croix et de la contradiction luthérienne, il allait entreprendre de développer une logique systématique des contraires. Là où la « religion » déclare que le Fils n’est pas le Père, Hegel lit une contradiction : dans la même et unique essence divine s’unissent le est (du Père) et le n’est pas (du Fils qui n’est pas le Père). Le mystère trinitaire se trouve ainsi « dégradé en unité de contradiction15 », ce que Karl Barth caractérise comme « l’innovation de Hegel la plus audacieuse et la plus lourde de conséquences16 ». Pour Hegel, il faut que le Fils vienne contredire le Père ; pour la théologie traditionnelle, le mystère trinitaire n’inclut aucune contradiction. Seul le passage du « ne pas » de la non-identité à la juxtaposition grammaticale du « être et ne pas être », du « oui et du non » permet à Hegel d’introduire une contradiction



8 Cet échange est aussi celui de la mort de l’homme et de la vie de Dieu : « inclus dans l’échange total des natures, se produit aussi l’échange, dans la Passion, entre la mort et la vie, la perdition et le salut » (H. U. von Balthasar, Theo-Dramatik, II. Die Personen des Spiels, 2. Die Personen in Christus, Einsiedeln, Johannes Verlag, 1978, p. 219). 9 Cf. H. U. von Balthasar, Theo-Dramatik, III. Die Handlung, Einsiedeln, Johannes Verlag, 1980, p. 263. 10 WA,7,25,26. 11 Cf. Th. Beer, Der fröhliche Wechsel und Streit, Grundzüge der Theologie Martin Luthers, Einsiedeln, Johannes Verlag, 1980, p. 19. Dans ses analyses de la pensée de Luther, Balthasar dépend en bonne part de cet ouvrage. 12 M. Luther, WA,56,334,14. 13 « Si l’on s’en tient au simple sub contrario, le passage de Luther à Hegel est inévitable : la christologie purement dialectique se transforme en une simple dialectique “philosophique” » (H. U. von Balthasar, Theologik, II. Wahrheit Gottes, p. 331 14 G. W. F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, Paris, PUF, 1998, p. 107. Cf. H. U. von Balthasar, Theologik, II. Wahrheit Gottes, p. 331. 15 H. U. von Balthasar, Theologik, II. Wahrheit Gottes, p. 306, note 5. 16 K. Barth, Die protestantische Theologie im 19. Jahrhundert, Zürich, Zollikon, 1952, p. 359, cité in H. U. von Balthasar, Theologik, III. Der Geist der Wahrheit, p. 41. Chez Hegel « la contradiction […] devient un moment nécessaire du concept lui-même » (p. 359).

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au sein de Dieu, contradiction qu’il déclare bien sûr éternellement surmontée. Et de la même manière, Hegel voit une contradiction entre Dieu et le monde qui n’est pas Dieu, contradiction elle-même dépassée en suppression de la différence entre Dieu et le monde. Le péché lui-même, comme contradiction de « l’en-soi de la nature17 », se trouve posé, à son tour nié, assimilé dans le système hégélien, et transformé en simple moment dans le déploiement du concept, ce qui est une manière de le méconnaître comme péché. Voilà où aboutissent selon Balthasar la dialectique luthérienne et son intégration dans la révélation divine de la contradiction : chez Hegel, la contradiction est finalement pensée, rationalisée, intégrée dans la vérité, justifiée ; or pour Balthasar le péché est précisément ce que l’on ne saurait en aucun cas justifier. La théologie ne peut accepter d’insérer le mensonge dans le tissu de la vérité. Que Hegel puisse en arriver là, cela doit alerter le théologien sur ses causes dans la pensée de Luther. Pourquoi Luther veut-il maintenir cette contradiction en l’homme, pourquoi le veut-il toujours peccator et justus ? C’est qu’il fait tout son possible pour éviter l’idée de « sainteté par les œuvres18 ». La justice que l’homme reçoit du Christ par pure grâce (que Luther nomme gratia) ne doit donc en aucun cas se traduire en lui par l’amour de Dieu et du prochain, elle ne doit surtout pas s’exprimer dans les œuvres de l’homme. Ce n’est pas ainsi, dans ses œuvres, que l’homme est juste. Mais l’homme est justifié avant toute prise de conscience de sa part, donc en un échange que Balthasar décrit comme formel, préalable à tout acte psychologique. Voilà une première « sphère », celle de la justification, reçue de la gratia. Une autre sphère est celle de l’homme qui lutte contre le péché, qui aime Dieu et produit des œuvres. Cette deuxième sphère se doit elle aussi à une grâce de Dieu, mais Luther distingue soigneusement cette deuxième grâce de la gratia initiale, et l’appelle donum. Il « tient… à la séparation fondamentale des sphères19 ». Entre elles, il n’admet aucune communication, aucune médiation. Il veut ainsi éviter toute contamination de la gratia par l’œuvre de l’homme. Ainsi l’admirable échange, qui se produit dans la première sphère, intervient en l’homme de manière « formelle, et, pourrait-on presque dire : mécanique20 ». De même que le schéma anthropologique de la contradiction (l’homme simul peccator et justus) pose l’absence de toute communication en lui entre la justice et le péché, de même le schéma christologique, formellement semblable (le Christ simul peccator et justus), appelle lui aussi une séparation des sphères : celle de la divinité (avec sa justice) et celle de l’humanité (l’humanité assumée par le Christ est l’humanité pécheresse, « soumise à la mort, à l’enfer21 »). Dans l’acte du salut, seule la divinité du Christ est active : son humanité demeure purement passive, jetée au démon comme un appât. Entre les deux natures, Luther ne reconnaît aucun lien, à nouveau aucune médiation. Il rejette l’idée d’une unité des natures dans la personne 17 G. W. F. Hegel, Vorlesungen über die Philosophie der Religion II, Werke 17, Suhrkamp Taschenbuch Wissenschaft, 1986, p. 252. 18 H. U. von Balthasar, Theologik, II. Wahrheit Gottes, p. 309. 19 Ibid., p. 310. 20 Ibid., p. 308. 21 WA 43,580,2.

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ou Hypostase du Christ, car, dit-il, « l’Hypostase ne convient pas à l’esclave comme tel22 ». Balthasar souligne l’aspect formel du schéma péché-justice, qui interdit toute transition entre l’un et l’autre, car c’est un point sur lequel il prendra ses distances par rapport à Luther. Après avoir montré les raisons chez Luther de cette double contradiction (en l’homme et dans le Christ), Balthasar se demande si à certaines périodes de sa vie Luther n’a pas eu tendance à projeter la contradiction en Dieu lui-même. Certes Luther ne parle pas d’un Dieu qui de toute éternité serait à la fois juste et pécheur. Mais il se demande parfois si « derrière » le Dieu révélé, donc en deçà du Christ et de son œuvre de salut, il n’existe pas un Dieu effrayant, le Dieu de la prédestination, celui qui dans sa souveraineté pourrait de toute éternité destiner un homme à la damnation. Dieu s’est-il entièrement révélé en Jésus-Christ, le Sauveur ? Est-il uniquement le Dieu du salut ? Ou bien serait-il, avant l’œuvre du salut, et comme pour en limiter l’extension, le Dieu qui prononce sur certains un éternel décret de damnation ? Il n’y aurait plus alors qu’à tenter d’oublier un tel Dieu : « de la majesté nue qu’est Dieu lui-même il faut détourner le regard », estime Luther23. Dieu serait-il à la fois (simul) le Dieu du salut en Jésus-Christ et le Dieu arbitraire et terrifiant qui se cache derrière le Christ ? Balthasar laisse la question en suspens, comme pour indiquer que la géniale intuition par laquelle Luther veut tenir compte en théologie, de la contradiction, n’a cependant pas trouvé chez lui un traitement satisfaisant. À ce point, donc, Balthasar entreprend de présenter la place qu’il faut, selon lui, donner à la contradiction en théologie.

Le lieu de la contradiction En exigeant la prise en compte de la contradiction introduite par le péché, Luther a « ouvert des abîmes », désigné la fracture profonde que la pensée théologique ne peut ignorer. Ces abîmes, dit Balthasar, aucune « théologie minimisante24 » n’a jusqu’à présent réussi à les combler. Balthasar, pour sa part, tente d’en rendre compte, non sans citer abondamment Adrienne von Speyr. À juste titre, Luther a vu que la contradiction du péché ne relève pas de la logique aristotélicienne, et que le seul accès qui nous soit donné à ce mystère nous vient du Christ qui « innocent, a été identifié au péché » (2 Co 5,21 : un verset fondateur de la theologia crucis25, et également déterminant chez Balthasar). Selon Balthasar, Luther commet cependant l’erreur de situer la prise en charge ultime et définitive de la contradiction dans la Passion du Christ. Le Christ en croix 22 WA 27,93.27. « Le Christ a bien accepté la condition d’esclave, mais il n’était pas dedans » (WA 17,II, 241.8) 23 WA 42,96, cité in H. U. von Balthasar, Theologik, II. Wahrheit Gottes, p. 309. On sait que cette invention d’un Dieu antérieur au Dieu de Jésus-Christ est précisément ce que Karl Barth reproche à ce qu’il appelle la « tradition théologique ». 24 H. U. von Balthasar, Theologik, II. Wahrheit Gottes, p. 315. 25 WA 9,18,18-32 ; 23,711,2-7 ; 40, I,448,11-449,2.

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est encore la parole du Père. En elle il n’y a pas de place pour la « contradiction diabolique26 ». Dieu parle aux hommes dans le Christ, de sa conception à sa mort, et dans sa résurrection. Mais après sa mort, et avant sa résurrection, la Parole de Dieu demeure dans l’état de mort : elle ne parle plus. C’est la descente du Christ aux enfers. « Si, sans le Fils, nul ne peut voir le Père ( Jn 1, 18), nul ne peut venir au Père ( Jn 14, 6), nul ne peut connaître le Père (Mt 11, 27), alors quand le Fils, le Verbe du Père, est mort, nul ne peut voir le Père, l’entendre, parvenir à lui27 ». Quand le Fils est mort, la logique divine s’est tue. Pour Balthasar, c’est là, dans ces enfers, le lieu de la contradiction. Il faut insérer ici quelques mots sur la manière dont Balthasar comprend la descente aux enfers. Comme le dit le Catéchisme de l’Église Catholique, le sens premier que lui a donné la prédication apostolique est que « Jésus a connu la mort comme tous les hommes et les a rejoints par son âme au séjour des morts28 ». Balthasar insiste toujours sur ce point : le Christ n’est pas ressuscité immédiatement après avoir expiré sur la croix. Entre le moment de sa mort et celui de sa résurrection, Jésus gît dans la mort, ce que l’on peut encore exprimer en disant qu’il est « demeuré dans le séjour des morts29 ». Nous gardons en mémoire des représentations iconographiques, et aussi des homélies anciennes, qui montrent Jésus en train de libérer Adam, jusqu’alors retenu au Shéol. Il est bien permis de voir les choses ainsi, à condition, pour reprendre les paroles du catéchisme, d’en reconnaître la « signification réelle d’extension de l’œuvre rédemptrice à tous les hommes de tous les temps et de tous les lieux », si bien que la descente aux enfers doit être interprétée comme « la phase ultime de la mission messianique de Jésus30 ». Balthasar publie son œuvre avant cet enseignement du Catéchisme, mais les points d’insistance sont les mêmes chez lui : Jésus connaît vraiment l’état de mort, il est solidaire des hommes jusque dans cet état de mort (il l’a été dans sa vie, il l’est aussi, et paradoxalement, dans la solitude de la mort ; ce que l’on appelle sa « prédication aux enfers31 » n’est pas l’œuvre d’un vivant) ; il ne descend pas aux enfers seulement pour ceux qui l’ont précédé, mais pour tous les hommes ; enfin il accomplit ainsi la phase ultime de sa mission rédemptrice, c’est-àdire la prise en charge ultime du péché. Pour Balthasar, cela demande que le Christ porte là le péché lui-même : « non plus le péché qui s’attache à l’homme particulier, le péché incarné dans des existences vivantes », ce qui fait qu’avec le péché on perçoit aussi tout ce qu’il y a de bon dans l’homme qui l’a commis, « mais le péché abstrait de cette individuation, contemplé dans sa réalité nue en tant que péché32 ». Jésus

26 « La contra-diction diabolique ne se laisse pas intégrer dans la logique de Dieu » (Hans Urs von Balthasar, Theologik, II. Wahrheit Gottes, p. 294). Benoît XVI dit dans l’une de ses catéchèses : « le mal n’est pas logique » (Benoit XVI, audience générale du 3 décembre 2008). 27 H. U. von Balthasar, Theologie der drei Tage, Einseideln, Freiburg, Johannes Verlag, 1990, p. 49. 28 Catéchisme de l’Église Catholique, no 632. 29 Ibid. 30 Catéchisme de l’Église Catholique, no 634. 31 Cf. 1 P 3,19-20. 32 H. U. von Balthasar, Theologie der drei Tage, p. 166.

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contemple le péché en tant que tel, la pure haine de Dieu, c’est-à-dire ce que l’on ne peut faire autrement que d’appeler l’enfer (au singulier33). C’est le mystère du samedi saint. La Parole de Dieu est morte, elle s’est tue. Jésus était celui qui comprenait à la fois la parole du Père et celle des hommes, et qui pour cette raison pouvait « traduire » pour les hommes ce que le Père voulait leur dire. « Mais que traduire, alors qu’il n’entend plus le langage du Père, et ne le comprend plus34 ? ». Le Christ prend passivement connaissance de l’enfer, sans pouvoir y reconnaître aucun sens. Il est plongé dans le lieu même de la contradiction. C’est ainsi qu’il porte définitivement le péché de l’homme. Balthasar ne peut pas proposer une doctrine de l’enfer, puisque tout y est haine de la vérité, contradiction. Aucune théorie de l’enfer n’est possible. L’Écriture garde le silence sur la descente aux enfers de Jésus. Elle évoque seulement l’enfer par des images. L’Église, elle aussi, « se tait le samedi saint. Mais ce devrait être un silence pénétré du sentiment de l’effrayant et de l’indicible qui se joue entre ciel et enfer35 ». Balthasar à son tour ne peut qu’entrevoir le mystère de contradiction qui règne en enfer. À l’extrême opposé de l’éternité céleste, où toute temporalité trouve son accomplissement, l’enfer est privé de temporalité. Il est cependant définitif36. « Il est, et à la fois il n’est pas37 ». Il existe, bien sûr, et ce que Jésus sonde le samedi saint n’est pas rien ; mais à la fois il n’est pas, parce qu’il n’y a en enfer nulle participation à la vérité ni à l’être de Dieu. À cause de cette contradiction, l’intelligence humaine demeure sans prise sur l’enfer38. La contradiction s’accentue encore lorsque le Christ descend aux enfers. Lui qui n’est qu’amour doit traverser le lieu de l’absolue solitude. Balthasar parle ici de « sur-exigence » imposée au Fils et de « sur-obéissance » de sa part, ce qui signifie une obéissance demandée au Fils qui va au-delà de tout ce qu’il pouvait envisager en tant qu’homme39. C’est là, dans le lieu du péché qui n’a rien en commun avec le Père, que le Fils doit cependant chercher le Père. Là, finalement, que le Fils, qui est innocent, doit boire la lie du calice, porter le péché du monde dans sa radicalité. Pour Balthasar, il faut bien affirmer le simul peccator et justus christologique, mais en le situant au samedi saint, et non pas, comme le pensait Luther, sur la croix. Vous vous rappelez que pour Luther justice et péché s’échangeaient sur la croix d’une manière que Balthasar jugeait formelle. Dans la pensée de Balthasar, il n’en va pas ainsi : c’est la Personne du Christ qui assume cet échange. Entre sa justice et le péché de l’homme, le Christ effectue la médiation par son obéissance – sa « sur-obéissance ».

33 Ce qui ne signifie bien entendu pas la doctrine de l’apocatastase : « Jésus n’est pas descendu aux enfers pour y délivrer les damnés, ni pour détruire l’enfer de la damnation » (Catéchisme de l’Église Catholique, no 632). 34 H. U. von Balthasar, Theologik, II. Wahrheit Gottes, p. 317. Balthasar cite Adrienne von Speyr. 35 Ibid., p. 327. 36 Ibid., p. 318. 37 Ibid., p. 320. 38 Balthasar critique la naïveté du raisonnement qui dit : « ou bien il y a quelqu’un en enfer, ou bien il n’y a personne ». Une telle logique méconnaît la contradiction inscrite dans l’essence de l’enfer (H. U. von Balthasar, Theologik, II. Wahrheit Gottes, p. 315). 39 Cf. H. U. von Balthasar, Theologik, II. Wahrheit Gottes, p. 322.

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Ainsi le péché et la justice ne demeurent pas dans un vis-à-vis contradictoire, mais leur contradiction est « reprise par en-dessous », « vaincue à sa racine », par une obéissance qui réunit en elle la justice du Verbe fait chair et le péché des hommes qu’elle a totalement pris en charge. C’est cette obéissance du Christ qui dans sa propre identité surmonte enfin la contradiction. « L’admirabile commercium, tel que les Pères le comprenaient, ne repose pas sur une simple substitution formelle du péché et de la grâce, mais sur une obéissance d’amour de la Personne de l’Homme-Dieu envers le Père, une obéissance dans laquelle il a pu plonger plus bas que la rébellion de l’ancien Adam40 ». La contradiction infernale n’est donc plus le dernier mot : elle aussi a été assumée par l’obéissance plus profonde encore du Christ, vaincue dans sa radicalité par l’absolu de l’amour obéissant du Fils de Dieu fait chair. La théologie de la contradiction renouvelle alors ce que nous appelons la théologie négative, et Luther l’a parfaitement compris. Dans la theologia crucis il a reconnu « notre véritable théologie négative41 ». Notre bien est caché sub contrario, « toute notre adhésion à un bien [est cachée] sous sa négation, de sorte qu’il ne reste plus d’autre espace que la foi (fiduciale) en Dieu42 ». Ainsi que l’explique Balthasar, « ce n’est plus la sublime expérience de ce que la majesté de Dieu se situe par-delà toute expérience et intelligibilité humaine43 ». Dire cela, ce serait caractériser la théologie négative en reléguant au second plan le mystère de la croix, et en quelque sorte se borner à constater les limites de la theologia gloriae. Mais la raison centrale de la théologie négative provient pour Luther du mystère de la croix, par lequel Dieu frappe d’impuissance la raison humaine pour l’amener à l’obéissance de la foi. Pour Balthasar, la « véritable théologie négative » vient non seulement de ce que le mystère trinitaire dépasse toutes nos aptitudes à le comprendre, mais aussi de ce que dans la mort du Christ « la contradiction du péché, avec son mensonge et son rejet de toute logique, est assumée dans la logique de l’amour trinitaire, non pas bien sûr qu’elle y trouve sa place, mais pour y être “condamnée dans la chair” (du Fils44) ». Elle est alors rejetée en enfer, en dehors de toute sphère logique, et condamnée, comme contradiction, dans l’identité en Jésus de son obéissance prenant en charge le péché et de cette même obéissance menant à sa perfection l’amour pour le Père. En enfer la logique divine se tait. C’est pourquoi les hommes, eux aussi, doivent apprendre à se taire devant ce mystère de ténèbres. Le mystère divin dépasse certes toutes les possibilités de la logique humaine, mais il est un mystère de lumière, et l’homme est fait pour cette lumière. « Mais donner le sens du monde qui s’est détourné de Dieu, du monde pécheur, et le donner dans la croix et l’enfer », cela « défie plus encore la logique humaine45 ». Car l’homme n’est pas fait pour l’enfer. Face à ce mystère d’iniquité, à ce mystère du mal, l’homme est radicalement livré au mystère. Telle est la raison la plus profonde, pour Balthasar, de la théologie négative. 40 Ibid., p. 314. 41 WA 56,393. 42 WA 56,392-393, cité in H. U. von Balthasar, Theologik, II. Wahrheit Gottes, p. 310. 43 H. U. von Balthasar, Theologik, II. Wahrheit Gottes, p. 297. 44 H. U. von Balthasar, Theologik, II. Wahrheit Gottes, p. 297. 45 Ibid., p. 330.

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Conclusion On a dit, de façon un peu lapidaire, et cependant éclairante : « prenez les commentaires de Luther ; appliquez-les non à la croix, mais à la descente aux enfers ; supprimez son refus d’une médiation ; vous obtenez la théologie du samedi saint selon Balthasar et Adrienne von Speyr46 ». Sans doute doit-on donner raison à cette affirmation, qui pourrait aussi s’expliquer autrement : Luther a en quelque sorte « posé les bonnes questions » en désignant l’irruption de la contradiction dans l’existence humaine et en reconnaissant que le Christ lui-même a dû la porter. Mais sa réponse ne satisfait pas pleinement Balthasar. Pour Balthasar, en effet, la vérité révélée ne détruit pas le principe de non-contradiction, elle est bien plutôt si vraie qu’elle triomphe même de la contradiction infernale : « même par-delà le principe de non-contradiction elle peut s’affirmer et se vérifier47 ». Cela se produit le samedi saint et dans la résurrection du Christ. Et comme chez Luther la théologie de la croix procède d’une attitude de foi, chez Balthasar la foi se déploie en adoration du Dieu non seulement plus grand que l’homme et le monde, mais aussi plus grand que la mort, et finalement plus grand même que la contradiction du péché.

46 A. Nichols, Say it is Pentecost, A guide through Balthasar’s logic, T.& T.Clark Ltd, 2001, p. 122. 47 H. U. von Balthasar, Theologik, II. Wahrheit Gottes, p. 330.

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Joseph Famerée

Yves Congar, lecteur de Luther

J’ai beaucoup étudié Luther. Il ne se passe guère de mois où je ne revienne à ses écrits. Je ne crains pas de le dire : j’ai pour lui de l’admiration1.

La rencontre marquante d’Yves Congar avec Martin Luther remonte à 1930 : il a vingt-six ans. Au cours de ses premières vacances après son ordination presbytérale, qui se déroulèrent au couvent dominicain de Düsseldorf (août-septembre 1930), il pressentit, écrira-t-il, « le bénéfice qu’un esprit français peut recevoir d’un contact avec l’Allemagne. […] Je dois beaucoup au génie allemand, à mes nombreux amis allemands, à la science allemande. Je sentais dès lors, bien que le connaissant encore mal, qu’il y avait quelque chose de très profond à comprendre et à trouver chez Luther2 ». L’été suivant, il fréquente les centres universitaires berlinois et « subit la fascination des hauts lieux du luthéranisme3 » : la Wartburg, Erfurt, Wittenberg, « où, notera-t-il, je revins plusieurs fois, ayant même obtenu du ministère compétent d’avoir accès aux livres et aux documents exposés dans le musée de la Luther-Halle4 ». À Paris, durant le premier semestre 1932, il suivit notamment le cours d’Étienne Gilson sur Luther aux Hautes-Études. C’est aussi l’époque où il commence à lire Luther dans le texte (les éditions critiques) et de nombreuses monographies qui lui sont consacrées5. Signalons aussi que, souvent, Congar traduit lui-même en français les passages du Réformateur qu’il cite. C’est en 1950 que paraissent ses deux premières études d’une certaine importance sur Luther : « Luther vu par les catholiques ou de l’utilité de faire l’histoire de l’his-

1 Jean Puyo interroge le Père Congar, Paris, Centurion, 1975, p. 59. L’idée de cette étude sur « Yves Congar, lecteur de Luther » m’est venue du Père Congar lui-même, certes, mais aussi de l’article très suggestif d’A. Birmelé, « Yves Congar en dialogue avec la Réforme », in Bulletin de Littérature Ecclésiastique, CVI/1 ( Janvier-Mars 2005), p. 65-88, spécialement 67-75 (I. Un grand connaisseur de la Réforme et en particulier de Luther). 2 Y. Congar, Une passion : l’unité. Réflexions et souvenirs 1929-1973, Paris, Cerf, 1974 (Foi vivante 156), p. 16-17. 3 É. Fouilloux, Les catholiques et l’unité chrétienne du xixe au xxe siècle. Itinéraires européens d’expression française, Paris, Centurion, 1982, p. 217. 4 Y. Congar, Une passion : l’unité, op. cit., p. 17. 5 Il suffit, pour s’en rendre compte, de dépouiller ses bulletins d’histoire des doctrines chrétiennes dans la Revue des sciences philosophiques et théologiques, 20 (1931), p. 608-614, 21 (1932), p. 493-498, 22 (1933), p. 545-547, 23 (1934), p. 491-493, 24 (1935), p. 379-381, 27 (1938), p. 296-297… En 500 après Martin Luther, dir. par Stéphane-Marie Morgain, Turnhout, 2018 (BRHE, 104), p. 189-201 © FHG DOI 10.1484/M.BRHE-EB.5.116218

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toire6 », et surtout la troisième partie de Vraie et fausse réforme dans l’Église, dédiée à la Réforme protestante7. Vu les dimensions réduites de cette contribution, nous nous limiterons à certains aspects de cette troisième partie de Vraie et fausse réforme pour en dégager quelques traits de l’interprétation congarienne du Réformateur allemand et ensuite la comparer avec la relecture critique que fera de cette étude le dominicain français quelque trente-trois ans plus tard. Yves Congar, lecteur de Luther. Dans notre titre, nous entendons donc le mot « lecteur » à la fois au sens strict de lecteur (attentif, passionné) des écrits mêmes de Luther et au sens plus large d’interprète (critique) de sa pensée.

Vraie et fausse réforme : la Réforme de Luther Comment Congar interprète-t-il le propos de réforme ecclésiale de Luther, essentiellement sur la base des textes mêmes de celui-ci ? Corrélativement, comment analyse-t-il la notion luthérienne d’Église ? Ce seront les deux subdivisions de cette section relative à l’ouvrage de 1950. Nous focalisons notre regard sur Luther là où Congar, plus d’une fois, envisage aussi les autres Réformateurs. La « réforme » selon Luther

Dans Vraie et fausse réforme, la distinction entre « vie » (existence, action, mission des fidèles ; contingente) et « structure » (apostolique, dogmatique, sacramentelle, hiérarchique ; immuable) joue un rôle déterminant. Pour Congar, la réforme porte sur la vie (humaine) de l’Église, non sur sa structure (divine). Or, selon l’analyse congarienne du propos explicite de Luther (comme de Calvin), les Réformateurs du xvie siècle ont voulu réformer non tant la vie de l’Église ni même ses structures historiques (concrètes, relatives) que sa structure (hiérarchique) même8.





6 Paru dans Revue des sciences philosophiques et théologiques, 34 (1950), p. 507-518, reproduit dans Y. Congar, Chrétiens en dialogue. Contributions catholiques à l’Œcuménisme, Paris, Cerf, 1964, p. 437-451. 7 Voir Y. Congar, Vraie et fausse réforme dans l’Église, Paris, Cerf, 1950 (Unam Sanctam 20), p. 353-536, p. 353-428 plus spécifiquement (sur la pensée de Luther), ainsi que les notes bibliographiques très fournies en bas de page ; abrégé VFR désormais. « La troisième partie n’était pas prévue dans la rédaction de 1946 (…). Mais pouvait-on, pouvais-je, moi surtout, traiter le problème théologique “réforme” sans poser la question de la Réforme protestante ; et pouvait-on poser cette question sans se voir obligé de la traiter d’une façon suffisamment approfondie ? » (VFR, p. 16). 8 Congar nuance cependant : « À mesure que, depuis une vingtaine d’années, j’ai plus étudié et, je le crois, mieux compris la Réforme, j’ai saisi davantage l’immensité de ses déviations, mais aussi la profondeur des questions qu’elle posait et qu’elle pose encore à l’Église : questions qui, chez nous, n’ont jamais été prises en considération d’une manière suffisamment positive » (VFR, p. 355). Il sera intéressant de noter quand le dominicain lui-même prendra en considération ces questions profondes de manière positive. Dès 1950, celui-ci ne manque pas de pénétration et de lucidité à propos de la Réforme.

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Indéniablement, selon Congar, Luther a engagé une action de réforme, mû en grande partie par des motifs pastoraux et spirituels. Il a également voulu corriger des abus, surtout « ceux qui atteignent la fonction pastorale : on trouve trop peu d’âme et de cœur dans l’exercice des activités ecclésiastiques, on se préoccupe excessivement du temporel, du profit personnel9 ». Il incrimine tout spécialement l’état de la prédication, ce qui, observe judicieusement Congar, touche au cœur l’idée luthérienne de réformation. Luther veut changer certaines pratiques généralisées relatives aux indulgences, à la confession, aux reliques, à la célébration des messes, au célibat, à la communion, aux observances monastiques, au culte de la Vierge et des saints. Plus exactement, il veut changer « la façon dont on pratiquait ces choses », qui « amenait à y placer sa confiance au détriment de la foi en la miséricorde gratuite de Dieu10 ». Il y a donc, conclut le frère prêcheur, dans le propos des réformateurs du xvie siècle, une réelle intention pastorale : celle de réformer dans l’Église les pratiques qu’ils estimaient vicieuses. Et pourtant, ajoute-t-il, de toute évidence, ils n’en sont pas restés là11. En fait, Luther avait perçu trois choses : premièrement, que les vrais abus étaient ceux « qui impliquaient une fausse doctrine, destructrice du vrai rapport religieux et donc de l’Évangile », remplacé « par des pratiques avec lesquelles on prétendait gagner le ciel12 » ; deuxièmement, que « ce qui était malade dans l’Église, c’était la prédication », et qu’il fallait donc « commencer par une rénovation du ministère de la parole dans lequel consistait, à ses yeux, la fonction pastorale elle-même » ; troisièmement, qu’il s’agissait de changer « tout un système13 ». En conclusion, « le vrai point à réformer était le système doctrinal14 », par un ressourcement à la Parole de Dieu. Il s’agissait de réformer « tout un système humain, ecclésiastique, consistant pour l’essentiel en obligations canoniques et en théologie dialecticienne, raisonnante », scolastique15. « Ainsi Luther a-t-il transposé la réforme de l’ordre des mœurs et de la vie vécue de l’Église, où elle a toujours été exercée, à l’ordre de la foi et de la structure même de l’Église16 ». Tout en gardant le sens traditionnel de la réforme ecclésiale, il a mis dans ce mot quelque chose de nouveau et de radical : abolition des couvents, élimination des canons, des décrets et de la scolastique, suppression des indulgences, transformation de la messe, changement de la doctrine « et, par voie de conséquence, de la structure hiérarchique de l’Église (négation du sacerdoce sacramentel, de la primauté papale, etc17.) ». Luther n’était que peu enclin à être un réformateur de la pratique et des mœurs, il était peu organisateur. « Il est

9 VFR, p. 359. 10 Ibid., p. 360. 11 Id. 12 Id. 13 VFR, p. 361. 14 Id. 15 Id. 16 VFR, p. 362. 17 Id.

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un homme de la parole ; il est essentiellement novateur dans la doctrine18 ». Il est plus et autre chose qu’un réformateur : il est un révolutionnaire ou un novateur, et il en est conscient. En corrélation avec cette conception d’une réforme ecclésiale, demandons-nous à présent quelle est, selon l’auteur de Vraie et fausse réforme, la notion d’Église de Luther. L’Église selon Luther

Selon Congar, c’est la synthèse de trois éléments, conjointement avec leur développement unilatéral, qui a façonné l’ecclésiologie luthérienne : « l’élément parole et foi, l’aspect de communio sanctorum, la dialectique d’intérieur et extérieur19 ». Le Réformateur allemand a vu très tôt le christianisme sous le signe de la parole et de la foi. « C’est la parole qui rend chrétien, c’est elle qui, reçue, fait qu’on entre dans l’Église et qu’on en est20 » : toute la fonction de l’Église et du ministère est réduite à celle de la parole ; toute la réalité de l’incorporation au Christ est attribuée à la foi. Pour le dominicain français, cette tendance caractéristique de Luther pourrait être rattachée à l’une de ses grandes idées inspiratrices, celle des deux ordres de réalité et des deux naissances corrélatives : l’ordre naturel, celui des philosophes et des juristes, dans lequel on entre par la chair ; l’ordre du salut, celui du Christ, auquel on est appelé par élection et vocation, « auquel on naît, de la parole, par la foi21 ». Quant au Corps mystique, Luther en a jusqu’en 1517 une conception traditionnelle, honorant « les deux aspects de corps ou organisme de salut et de communion de tous ceux qui, par la grâce, ont part à la vie du Christ22 ». Il tient alors à la fois la réalité de communion externe et celle de communion spirituelle. À partir de ses écrits polémiques sur la question des indulgences (1518), seul l’aspect de communion spirituelle est retenu. Dès lors, en se basant sur certains éléments de sa lecture de saint Augustin, « Luther conçoit le Corps mystique et le christianisme comme simple communio sanctorum23 », trouvant dans cette interprétation le principe de sa négation du primat romain et du sacerdoce ministériel ou hiérarchique. « Tous les membres du Christ avaient une qualité égale et semblable dont leur foi était le seul principe constitutif… Ainsi commençait, ajoute Congar, le monumental et tragique malentendu caractéristique des positions protestantes : l’Église est conçue dans l’ordre de la relation de l’âme au Christ comme l’ensemble des hommes participant au Bien commun de grâce, et non (ou de façon tout à fait insuffisante) dans l’ordre des moyens du salut, comme une union dans la mise en œuvre de ces moyens. Or, l’Église, en vérité, est les deux ». L’Église terrestre se caractérise même proprement

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VFR, p. 363. Ibid., p. 380. Id. VFR, p. 381. Id. Id.

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par ce second aspect, et manquer de l’affirmer, « c’est manquer de saisir la réalité proprement ecclésiale24 ». Enfin, la racine de la considération exclusive tant de la foi que de la communauté des saints « doit être cherchée, selon le théologien français, dans la grande opposition dialectique entre l’extérieur et l’intérieur, qui est, à [s]on avis, le ressort de la pensée de Luther et la catégorie la plus foncière de son esprit25 », puisée tout spécialement dans l’Épître aux Galates de Paul et le De spiritu et littera d’Augustin. Dans le contexte de sa réaction contre une religion surchargée de pratiques extérieures et de son aspiration à la paix intérieure, comme beaucoup de ses contemporains, le Réformateur a organisé sa pensée entre deux pôles : extérieur (corporel, visible, raison, nature…) et intérieur (spirituel, invisible, foi, seconde naissance…). Il a eu ainsi « une tendance ruineuse, déplore Congar, à identifier naturel et extérieur ou corporel et sensible d’une part, chrétien et spirituel d’autre part26 ». Pour Luther, l’Église n’est que l’assemblée des vrais croyants dans le Christ, se construisant à partir de la foi et par la foi au Christ caché en Dieu, étant donc invisible quant à son principe, et même quant à sa réalité, en tant que celle-ci découle de son principe divin : « elle est le règne tout spirituel et invisible, dans notre foi, du Christ spirituel et invisible27 ». Une telle communauté tout intérieure et spirituelle ne peut se discerner, elle est elle-même objet de foi dans le symbole (Credo sanctam Ecclesiam [id est] Sanctorum communionem). C’est en ce sens que Luther parle d’« Église invisible28 ». Cette Église véritable, intérieure et spirituelle, Église de la foi, ne reste normalement pas invisible. La Christenheit est normalement visible, « d’une visibilité “formelle” tenant à ce que certains signes sensibles sont joints à la foi qui donne à l’Église sa structure29 » : le baptême, le sacrement de l’autel, l’Évangile. « Les signes, ce cadre extérieur de communion, ne tiennent leur vérité que de la foi, […] essentiellement celle de la justification par pure grâce30 ». La vraie Église est formée par ceux qui sont fidèles à la parole et à la foi du Christ, sans s’appuyer sur les œuvres, où qu’ils soient dans le monde. Pour le théologien catholique, « la théologie luthérienne est un “galatisme” unilatéral, exaspéré au cours d’une profonde crise personnelle. […] on ne saurait exagérer l’influence, dans la formation de la conscience de Luther, de la

24 VFR, p. 381-382. 25 Ibid., p. 382. 26 Ibid., p. 384. Néanmoins, Congar sait prendre ses distances vis-à-vis des interprétations catholiques courantes des écrits de Luther : « Tous ces textes présentent parfois des traits de violence, mais ils sont, dans l’ensemble, beaucoup plus calmes et normaux que les ouvrages catholiques ne présentent généralement l’œuvre de Luther. Le plus âprement polémique est la réponse à Catharin » (VFR, p. 384, note 57). Dans cette même note, il signale que les Vorlesungen über 1 Mose (1535-1545) [XLIII, 383-388 = comm. De Gen. xxv, 21] sont à son avis le texte le plus éclairant sur la pensée profonde de Luther. 27 VFR, p. 387. 28 Cf. Ibid., p. 388. 29 Id. 30 VFR, p. 389.

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levée de saint Paul contre Pierre “judaïsant31” ». Le Réformateur croyait pouvoir renouveler, à l’intérieur du corps ecclésial visible, sa véritable loi doctrinale et spirituelle. Pour cela, il n’avait pas besoin d’une ecclésiologie complète, mais seulement d’une ecclésiologie de crise, d’« une sorte de glose réformatrice en marge de l’ecclésiologie traditionnelle. Mais la glose a vite remplacé le texte32 », estime Congar. Une fois que Luther fut rejeté par l’Église catholique, ces catégories lui ont servi à penser sa situation de prophète excommunié : « n’ayant pas pu renouveler l’Église “vraie” dans le cadre de l’Église catholique, Luther a été amené à considérer son parti, non plus simplement comme le groupe des purs fidèles dans le corps d’une Église corrompue, mais comme une Église en face de l’autre33 ». La pensée ecclésiologique de Luther, s’interroge cependant le dominicain français, a-t-elle les ressources adéquates pour alimenter la construction d’une ecclésiologie totale ? Le point névralgique, aux yeux du catholique, est celui où s’articulent l’aspect intérieur et l’aspect extérieur de l’Église. Ainsi la critique adressée par Congar à l’ecclésiologie de Luther est-elle triple. 1. En identifiant intérieur et chrétien, extérieur et charnel, le Réformateur protestant ne pouvait pas voir comment un organisme visible est moyen de grâce, comment une forme extérieure peut être, comme telle, de Dieu. Il pense « l’Église seulement comme communauté spirituelle rassemblée par la foi que donne le Saint-Esprit ; nullement comme corps contenant et procurant cette communauté34 ». Congar estime que « dans l’Église Luther n’a vu que le christianisme, et dans le christianisme que le Christ, le Christ intérieur devenu ma justice. […] il n’a pas voulu voir que le lien qui unissait [son corps] à son chef n’était pas purement spirituel, mais sensible. Le principe même […] de [l’] apostolicité [de son Église] […] était ainsi complétement méconnu. Ce point, tout à fait décisif, est d’une souveraine importance35 ». 2. Luther méconnaît le rôle de moyen des éléments extérieurs qui, pour lui, sont des signes d’un christianisme tout spirituel. L’intérieur n’est pas dépendant de l’extérieur, lequel est plutôt engendré par l’élément intérieur de parole et de foi, et n’a de rôle que de signe. Le luthéranisme a bien dû évoluer de fait dans le sens d’une Église dont l’appareil visible façonnât les chrétiens, mais ce n’était pas le mouvement de fond (de principe) de la pensée du Réformateur lui-même. Pour lui, l’intérieur juge (valide ou invalide) l’extérieur ; la visibilité de l’Église, ou l’institution ecclésiale, n’a pas de consistance ; il méconnaît l’apostolicité ecclésiale ou du moins substitue l’apostolicité de doctrine à l’apostolicité de ministère. 3. Luther méconnaît ainsi l’ordre proprement ecclésial. Il ne voit que la réalité de vie du Christ en nous, non le moyen ecclésial de l’obtenir. Aussi y a-t-il, d’un côté, un pur acte de Dieu et, de l’autre, une institution ecclésiastique qui est une réalité

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VFR, p. 391, note 72. Id. VFR, p. 391-392. Ibid., p. 394. Ibid., p. 395.

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tout humaine. Seule la parole de Dieu relie l’homme à Dieu. Sur cette notion de « Parole de Dieu » plane cependant une ambiguïté. C’est pourquoi la réalité externe de l’Église devient une chose purement séculière36. Quelles que soient les limites et imperfections de cette interprétation de Luther, elle ne manque pas de pénétration, d’une connaissance de première main et d’une documentation impressionnante (écrits de et sur Luther). Il est d’autant plus intéressant que, trente-trois ans plus tard, l’auteur ait voulu reprendre et ajuster sa lecture de celui qu’il considère comme « un des plus grands génies religieux de toute l’histoire37 ».

Retractatio Revenant sur l’étude de 195038, le théologien catholique pointe ce qui a été critiqué de divers côtés dans son interprétation de la réforme luthérienne. Il avait distingué les réformes qui se cherchent au plan de la vie de l’Église (les réalisations concrètes et historiques de son être) et celles qui touchent sa structure. C’est ce dernier terme, un peu vague reconnaît-il, qui a été l’objet de diverses critiques. Il entendait par là la constitution fondamentale de l’Église et, selon une expression typiquement congarienne, « le formellement dogmatisé de sa tradition cultuelle et doctrinale39 ». Les déformations ou malfaçons au plan de la vie ecclésiale peuvent prendre la densité d’un état de choses, même dans l’ordre des doctrines telles qu’elles sont acceptées dans l’ensemble de l’Église à un moment donné, comme au xvie siècle précisément. Congar, dans Vraie et fausse réforme, pensait que « les Réformateurs protestants ne s’étaient pas attaqués seulement à l’état des choses, mais à des éléments essentiels de la structure40 ». Il proposait une interprétation de leur ecclésiologie en conséquence. Ayant continué à étudier et à apprendre, le dominicain de près de quatre-vingts ans estime qu’il mettrait mieux en valeur, aujourd’hui (en 1983), des éléments positifs. Dans cette nouvelle étude, il voudrait « seulement mieux dire ce qu’ont été la visée et l’engagement de Luther comme réformateur41 ». Ainsi, selon Congar, est-ce la découverte personnelle du sens de iustitia Dei par Luther qui va commander tout le reste. Iustitia Dei, c’est-à-dire « non la justice du juge qui punit les pécheurs, mais la miséricorde de Dieu qui me donne pardon et justice dans le Christ. […] Il suffisait de se livrer à lui en renonçant à tout appui en ce que nous sommes et pouvons faire. […] justice qui n’est pas de moi et que Luther

36 Pour la présentation synthétique de cette triple critique congarienne, je suis de très près le résumé fourni par l’auteur lui-même dans la table des matières de Vraie et fausse réforme, p. 642-643 ; pour plus de détails, cf. VFR, p. 392-428. 37 Jean Puyo interroge le Père Congar, op. cit., p. 59. 38 On se base ici sur Y. Congar, Martin Luther, sa foi, sa réforme. Études de théologie historique, Paris, Cerf, 1983 (Cogitatio Fidei 119), p. 15-81 (« Luther réformateur. Retour sur une étude ancienne »). 39 Y. Congar, Martin Luther, op. cit., p. 15. 40 Id. 41 Id.

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dit en ce sens “extranea, non domestica”42 ». S’il a trouvé cette attitude spirituelle chez des prédécesseurs (Tauler, Gerson, Bernard, Bonaventure), néanmoins le spécifique de Luther, au jugement de Congar, est que l’attitude spirituelle, chez lui, « s’est développée en une théologie proprement “réformatrice”. Ce fut contre un état de choses dans la théologie et dans l’Église, cette seconde application ayant fait suite à la levée de Luther contre la prédication des indulgences43 ». Je me propose donc ici de retenir deux points dans l’exposé de l’auteur de Martin Luther, sa foi, sa réforme : la théologie, l’Église. Une théologie nouvelle

Cette théologie nouvelle qui procède d’une attitude spirituelle s’élabore contre la Scolastique qui dominait l’ensemble de la vie ecclésiale à l’époque. Au début de son enseignement à Wittenberg, le 17 mars 1509, Luther écrit à son ami Jean Braun : « l’étude m’est pénible, surtout celle de la philosophie que, depuis toujours, je changerais volontiers pour la théologie, j’entends cette théologie qui atteint le noyau de la noix, la moelle du froment et celle des os44 ». Et le dominicain de commenter : cette théologie qui va jusqu’au cœur de la noix ou jusqu’à la moelle des os, c’est celle qui fait trouver le Christ, « et le Christ mon Sauveur45 », sous la lettre des Écritures, dans les écrits des Pères et des auteurs spirituels ; la Scolastique n’apprend rien de cela et ses théologiens n’en ont rien compris. Dans la théologie scolastique, écrira le Réformateur en 1519, « j’avais perdu le Christ, je l’ai maintenant retrouvé dans Paul46 ». « Luther a (re)trouvé le Christ dans Paul, surtout Romains et Galates, mais, plus largement, dans l’Écriture, note le théologien français. Étendre cette découverte à l’Église, en tirer les conséquences et les applications, combattre à mort ce qui lui est contraire, critiquer et même rejeter ce qui ne lui est pas conforme, créer par contre des communautés et des ministres conformes à cette vérité : c’est cela la Réforme de Luther, “die Reformation47” ». Explicitons un peu la double dimension, solidaire, de cette théologie nouvelle, anti-scolastique : retrouver le Christ et le retrouver dans l’Écriture et les Pères. 1. Retrouver le Christ. Dans un texte plus tardif que ceux cités ci-dessus, son commentaire du psaume 51 de 1532, Congar reconnaît la conviction profonde qui résume l’itinéraire de Luther : « Ce dont parle proprement la théologie, c’est l’homme coupable de péché et perdu, et Dieu justifiant et sauvant l’homme pécheur. Ce qu’on chercherait ou discuterait en dehors de cela en théologie est erreur et poison48 ». La théo-logie, pour ce lecteur passionné de la Bible, est un Dieu en relation : adoré, remercié, invoqué… Il est un Dieu situé « dans le prédicament de relation » et 42 Y. Congar, Martin Luther, op. cit., p. 17. 43 Ibid., p. 18. 44 Cité in ibid., p. 19. 45 Y. Congar, Martin Luther, op. cit., p. 19. 46 Cité in ibid., p. 21 (Resolutiones super prop. Lipsiae disp., août 1519). 47 Id. 48 Cité in Y. Congar, Martin Luther, op. cit., p. 21-22.

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non « un Dieu mis dans le prédicament de substance ou de qualité49 ». Il y a un en soi de Dieu, mais c’est pour lui, relève finement le théologien thomiste : « Luther ne veut connaître que le Dieu pour nous. Il faut laisser Dieu in natura et maiestate sua et ne le connaître qu’incarné en Jésus-Christ50 », ne le connaître que dans l’abaissement de l’Incarnation et de la Croix. Encore est-ce au Christ pour nous (« mon Sauveur et mon Rédempteur ») que le théologien de Wittenberg s’attache. Le Christ ne correspond à ce qu’est Dieu que dans la gloire ; Dieu nous l’a donné sous la forme contraire de la mort et de la descente aux enfers, sub contraria specie : Dieu se révèle en se cachant et justifie en condamnant ; il exerce son opus proprium dans un opus alienum. Ce qui répond à cette venue de Dieu à nous dans le Christ, c’est la foi, une « foi personnalisée ou particularisée », pour reprendre l’interprétation congarienne51 : croire que le Christ a versé son sang pour la rémission de mes péchés (pro me). Cette foi particulière (exprimée dans le sacrement de pénitence, par exemple) s’adresse « à la Parole de Dieu, absolument efficace en ce qu’elle annonce ou promet » pour moi52. « La foi n’est pas seulement une conviction intellectuelle, mais une absolue confiance en la personne du Christ, qui m’est donné par Dieu en cette foi même53 » : le Christ est en moi par la foi. Dans cet itinéraire théologique, quel est le rôle de l’Écriture ? 2. Retrouver le Christ dans l’Écriture et les Pères. L’autorité de l’Écriture Sainte était indiscutée au xvie siècle. Luther va s’y référer comme à la norme souveraine et exclusive. Il se montre très conscient de la différence d’intérêt et de langue entre philosophie et foi (Écriture) : l’une s’occupe des choses visibles, l’autre des invisibles. C’est en commentant l’Épître aux Romains, en 1515-1516, que l’ermite augustin va se détacher de ses maîtres occamistes : il donne une primauté absolue au point de vue de Dieu, à son initiative. « L’Apôtre, écrit Luther, ne parle pas de la loi de façon métaphysique ou morale, mais de façon spirituelle et théologique54 ». Si, « en logique philosophique, l’acte peccamineux est enlevé et (si) la personne reste la même », « en salut chrétien, la personne est changée, mais le péché demeure. Il ne sera totalement éliminé qu’eschatologiquement55 ». La philosophie ne connaît que les choses présentes. Dès 1517, estime Congar, Luther prend pour référence l’Écriture et les Pères, Augustin en particulier, dans la mesure où ils s’accordent avec l’Écriture. Ainsi n’y a-t-il de doctrine hérétique que celle qui contredit l’Écriture et les Pères. Le reste (qui n’est pas formellement contradictoire ou conforme à l’Écriture) est opinion discutable. Lors de sa comparution devant Cajetan, le légat du pape, à Augsbourg

49 Cité in Ibid., p. 22 (Genesis-Vorlesung, commencée le 3 juin 1535, poursuivie jusqu’au 17 novembre 1545). 50 Id. (cf. De servo arbitrio, 1525 ; Disp. Gegen die Antinomer, 18 décembre 1527). 51 Y. Congar, Martin Luther, op. cit., p. 26. 52 Ibid., p. 28. 53 Ibid., p. 29. 54 Cité in ibid., p. 34. 55 Id.

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en octobre 1518, ces convictions du Réformateur allemand sont déjà claires et fermes pour notre auteur : une réforme de l’Église dépend de la substitution d’une théologie (scripturaire) à une autre (scolastique), « plus exactement, même, de la substitution de normes de pensée et de discipline aux normes en usage56 ». Voilà qui annonce déjà le second point de cette retractatio de 1983 : l’impossibilité d’une réforme de l’Église si on ne s’arrache pas à la théologie scolastique (Aristote, Porphyre, les thomistes), alliée à l’autorité des décrétales et canons pontificaux, ou positivement l’exigence pour la théologie nouvelle (scripturaire, existentielle) d’être réformatrice de l’Église en conséquence. La Réforme et l’Église

Jusqu’en 1522, aux yeux de l’œcuméniste dominicain, Luther semble rester attaché à l’Église catholique, c’est-à-dire aux autorités ecclésiales, aux évêques notamment : « nous pouvons ne pas douter que Luther aurait alors [jusqu’à la fin de 1520 en tout cas] préféré une réforme de l’Église romaine à l’Évangile, sans rupture57 ». Il fait beaucoup référence à sa qualité de docteur, qu’il a reçue des instances les plus officielles : c’est une mission de l’Église, une vocation ; il est un « docteur juré de l’Écriture », il a reçu une « revelatio evangelii58 ». Mais c’est précisément pour cela que le docteur de Wittenberg devient réformateur : sur la base de sa nouvelle façon de comprendre la Bible, il doit rejeter les fondements à partir desquels on pratique la théologie à la fin du Moyen Âge. Toute son assurance, comme tout le principe de sa réforme, consiste dans la Parole de Dieu : le Verbe s’est fait chair, c’est Jésus-Christ, c’est l’Écriture, dont Jésus-Christ est le contenu. On a plutôt fait des réformettes jusqu’à présent. Il faut commencer par la réforme de l’enseignement, de sorte qu’il ne pervertisse plus l’Écriture sainte et la Parole de Dieu, ou du moins qu’il ne reste pas en dessous de ce qu’il faut enseigner, du cœur de l’Évangile. C’est cela, la réforme ecclésiale de Luther en ses débuts. Tout dépend à ses yeux de la vérité doctrinale et doit commencer par la parole, car la Parole fait l’Église, creatura verbi divini. C’est la papauté, c’est la Curie romaine qui s’oppose à toute réforme en profondeur parce qu’elle s’oppose à la Parole, au Christ59. Congar tente de restituer comme suit la logique de la conviction luthérienne : « Luther n’avait pas voulu autre chose qu’une réforme évangélique de l’Église

56 Y. Congar, Martin Luther, op. cit., p. 38. Précisons même que cette nouvelle théologie implique un nouveau langage, une nouvelle grammaire, que ne comprendront pas les juges de Luther, liés qu’ils étaient à la Scolastique. Congar lui-même reconnaît que, dans son étude, rédigée en 1950 et publiée en 1954, sur la christologie de Luther, il a trop apprécié celle-ci à l’aune non seulement de Chalcédoine, mais de la grande Scolastique : le Réformateur ne s’est pas intéressé à l’ontologie du Christ, « mais à ce qu’il est pour nous dans le plan de salut de Dieu, et il en a parlé en conséquence ». Une christologie classique, mais en un nouveau langage, celui des Écritures et de l’Esprit Saint (cf. ibid., p. 41-44). 57 Y. Congar, Martin Luther, op. cit., p. 50. 58 Ibid., p. 51. 59 Cf. Ibid., p. 52-59.

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existante. Celle-ci, en ses pasteurs responsables, non seulement n’avait pas suivi, mais avait institué contre Luther, héraut de la vraie foi, un procès en soi-disant hérésie, et elle l’avait excommunié. Ce n’était donc pas l’Église authentique, celle du Christ, qui avait excommunié Luther60 ». Il y a une vraie (vera) et une fausse (ficta) Église. La vraie est celle qui, par son adhésion à la Parole, est faite de vrais chrétiens, qui sont tels par la foi. La fausse, en revanche, est celle qui repose sur la raison et le droit venant des hommes. L’Église consistant dans la foi, sa réalité est invisible, mais elle n’est pas, ici-bas, sans « choses visibles » (Évangile prêché, baptême, sacrement de l’autel). C’est en ce sens que Luther s’est appliqué à susciter et organiser les Églises de la Réforme. Le dominicain se dit « impressionné par l’effort presque surhumain que Luther a déployé pour prêcher, conseiller, intervenir, animer, mettre sur pied (“dresser”, dira Calvin) des Églises de l’Évangile61 ». Concernant ce couple invisible/visible, l’auteur de Vraie et fausse réforme, l’ouvrage de 1950 dans lequel il étudia l’ecclésiologie de Luther, reconnaît avoir alors fondé sa lecture sur l’opposition entre extérieur (corporel, visible…) et intérieur (spirituel, invisible…), et avoir jugé que le Réformateur dissociait le pur acte de Dieu (du Saint-Esprit) au-dedans par la foi et les moyens externes de grâce, qui, isolés de la foi, sont purement humains. Or, rectifie ici l’ecclésiologue catholique, si Luther oppose coram Deo et coram hominibus, ou la réalité des deux Reiche, pour lui, les moyens externes de grâce sont aussi de Dieu (du Christ62), tout en demandant la foi, certes. Cependant, dans l’Église papiste, selon l’initiateur de la Réforme, « la foi au Christ, par quoi seulement nous pouvons être sauvés, est pervertie par des pratiques et par une structure cléricale qui étouffe la liberté de la foi63 ». Sans pouvoir entrer dans le détail des réformes demandées par Luther et démêler, point par point, l’exact et l’inexact, notre théologien du xxe siècle, toutefois, ne peut que noter : « Luther a souvent raison64 », mais sa conscience de l’Église comme mystère, comme union du visible et de l’invisible, lui semble en définitive insuffisante ; de même, « l’angle de vision du christianisme vécu en Église » lui semble trop réduit en raison de la concentration luthérienne de tout « sur péché-justice, moi misérable-Christ, mon salut ». La critique congarienne globale pourrait s’énoncer comme suit : « Luther a sérieusement bouleversé l’équilibre d’importantes réalités tenues en synthèse organique par l’Église indivise », c’est-à-dire le rapport mutuel de réalités telles que Écriture-tradition-Église, communauté et ministres, foi et sacrement65… En conclusion de ces retractationes ou ajustements du moins de sa lecture de Luther dans Vraie et fausse réforme, il est certainement intéressant de découvrir comment celui qui a fait de Luther son compagnon pendant près d’un demi-siècle évalue, en 1983, sa réforme et la Réforme66. 60 Ibid., p. 59. 61 Ibid., p. 61. 62 Contre le donatisme. 63 Y. Congar, Martin Luther, op. cit., p. 64 ; voir aussi ibid., p. 62-64. 64 Ibid., p. 66. 65 Ibid., p. 67-68. 66 Cf. Ibid., p. 68-81.

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Conclusion Après avoir montré en 1983 beaucoup plus nettement qu’en 1950 le lien strict entre réforme et théologie nouvelle (ou scripturaire) chez Luther, ainsi que la cohérence de son ecclésiologie, dépendant radicalement de la Parole de Dieu, qui est Jésus-Christ67, tout en maintenant certains désaccords fondamentaux, Yves Congar livre un regard d’ensemble sur la Réforme, inaugurée par le docteur de Wittenberg. Il fallait une réforme. On la réclamait depuis longtemps. On exprimait « une critique très vive de l’omnipotence prise par le pape au plan juridique (décrétales, Extravagantes68), par la réserve qu’il s’est attribuée des bénéfices, annates, etc69. ». Il fallait revenir au Christ, fondement de la foi, ce serait la seule vraie réforme. Il fallait proclamer la supériorité de l’Écriture sur le pape, préconisait un Jean Wessel Gansfort (mort en 1489). Les aspirations à une piété vraiment personnelle et intérieure se faisaient jour. Les réformes avaient cependant été trop partielles ou superficielles70. Un homme s’est révélé, qui a été comme la caisse de résonance de tant de plaintes. Car, pour Martin Luther, ces critiques n’étaient pas seulement de l’ordre des idées : il a vécu le drame du salut de l’homme pécheur, il a personnellement expérimenté « l’Évangile libérateur du Christ-mon sauveur » par la foi71. Il vouera sa vie à diffuser cet Évangile. Luther met ainsi au principe de son action une réforme de la théologie et de l’enseignement ou prédication de la Parole selon la norme souveraine exclusive des Écritures canoniques, contre le langage de la Scolastique. Homme coupable de péché, Dieu qui le justifie, l’homme qui reste pécheur tant qu’il n’est pas dans le Royaume (simul iustus et peccator)… « C’est sous la lumière de ces grandes perceptions fondamentales que Luther s’est appliqué à repenser et formuler l’ensemble du christianisme : foi christologique-sotériologique, sacrements, ministère, Église72… ». Congar marque cependant ici son désaccord avec la Scriptura sola, comme avec « la coupure qu’un pessimisme outrancier a mise entre nature (création) et grâce (rédemption)73 » : l’Écriture serait-elle le seul don que Dieu nous ait fait pour qu’existe une Église-Corps du Christ ? « Luther a critiqué les formes caractéristiques du Moyen Âge occidental »,

67 La vraie Église est creatura Verbi et adhère à cette Parole seule. 68 Constitutions des papes postérieures aux Clémentines, publiées la plupart par Jean XXII, elles tirent ce nom de « extravagantes » de leur dispersion en dehors des recueils du droit canon. 69 Y. Congar, Martin Luther, op. cit., p. 69. 70 Au concile du Latran (1512-1517) encore, « il s’agit d’un bout à l’autre d’assurer le bon ordre dans une Église très cléricale, analyse Congar. Quelques réminiscences d’Écriture sainte n’ont guère qu’une fonction ornementale. Comme à Bâle, on a cherché, en recourant à des sanctions juridiques, à extirper les mauvaises herbes du champ du Seigneur. Luther, lui, voudra renouveler la semence. Il sortira du système clérical suspendu à l’autorité pontificale, et qui puisait en lui-même les règles de son bon fonctionnement » (ibid., p. 83 : je souligne). 71 Y. Congar, Martin Luther, op. cit., p. 71. 72 Ibid., p. 74. 73 Ibid., p. 75.

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mais il a méconnu bien des choses qui appartiennent à l’Église indivise du premier millénaire74. Pour certains, l’Église évangélique serait « une Église d’intérim, justifiée et légitime tant que l’Église ancienne, d’où elle est sortie, ne s’est pas réformée à fond selon l’Évangile75 ». Mais l’Église catholique s’est réformée au concile de Trente, quoique selon des ressources issues de la scolastique médiévale, étrangère à la pensée nouvelle de Luther, puis au deuxième concile du Vatican, un concile de réforme, parlant la langue de l’histoire du salut et du kérygme, ouvert à l’œcuménisme et à un monde pluraliste. Depuis lors, les catholiques vivent une concentration christologique (comme Luther), notamment dans la liturgie et l’annonce de la Parole de Dieu. « Beaucoup reste à désirer », constate cependant le théologien catholique : trop de textes officiels ne sont-ils pas « des exposés où la Parole de Dieu n’est pas interrogée et entendue d’abord comme la source et la norme », mais plutôt comme une simple illustration76 ? « Dans ces conditions, juge le futur cardinal, nous avons encore besoin d’être interpellés par Luther, surtout si sa voix n’a plus la violence de sa haine antipapale, absolument inacceptable, mais les accents fraternels du dialogue77 ». Les Réformateurs ont été des génies religieux, discerne encore Congar : ils ont exprimé des aspects originaux et fondamentaux du christianisme. Cela existe et cela restera. « Mieux : une forme de christianisme a été vécue pendant des siècles dans des communautés ecclésiales. […] Cela ne peut être aboli. Cela fait partie d’une histoire du salut qui monte à l’eschatologie78 ». Faut-il attendre celle-ci pour en vivre l’intégration dans une unité enfin « catholique » ? Mais l’histoire, à quelque degré, anticipe l’eschatologie. N’est-ce pas la tâche impossible et nécessaire de l’œcuménisme de chercher une intégration de cette riche diversité dans une unité qui ne soit pas uniformité ? Questions sans solution ? « La Réforme de Luther nous demeure posée, conclut l’œcuméniste catholique, comme l’une de ces questions. Nous la vivons. […] plus nous creusons, plus le fond nous apparaît plus profond et non encore atteint. Vivons donc les questions, honnêtement79 ».

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Ibid., p. 76. Ibid., p. 78 (je souligne). Ibid., p. 80. Id. Ibid., p. 80-81. Ibid., p. 81.

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Bertrand Lesoing

L’héritage luthérien dans l’œuvre de Louis Bouyer

Ancien pasteur luthérien entré dans l’Église catholique romaine, ordonné prêtre au sein de la congrégation de l’Oratoire, Louis Bouyer (1913-2004) ne s’impose pas d’emblée comme un héritier, même indirect, de Martin Luther. Auteur d’une œuvre théologique immense, qui ne compte pas moins d’une cinquantaine de monographies, sans compter les contributions et articles, il n’a consacré aucun ouvrage spécifique au réformateur de Wittenberg. Dans son livre d’entretiens Le métier de théologien, il n’en souffle mot alors qu’il rend un hommage appuyé à Oscar Cullmann, son professeur d’exégèse à Strasbourg, et évoque les figures de Jean Calvin et de Karl Barth. Quant à l’ouvrage qui cite le plus souvent Martin Luther, il semblerait à première vue – mais à première vue seulement – marqué au fer rouge de l’unionisme le plus étroit puisqu’il s’agit de Du protestantisme à l’Église. Par ailleurs, à vouloir présenter Bouyer comme héritier de Luther, n’encoure-t-il pas le risque d’enfermer le théologien on prend le risque de l’enfermer dans des distinctions confessionnelles peu aptes à rendre compte du caractère étonnamment éclectique de ses références et de ses sources ? Ancien luthérien devenu catholique, Louis Bouyer a surtout été marqué par les figures de John Henry Newman, anglican entré dans l’Église catholique, et de Serge Boulgakov, une des grandes voix de l’orthodoxie au xxe siècle. Ces réserves étant posées, il ne faut pas craindre de l’affirmer : Louis Bouyer a été très marqué par la théologie, et peut-être plus encore par les questionnements, de Martin Luther. Pour mesurer réellement cette influence, et ne pas se contenter de quelques rapprochements trop génériques et hasardeux, il convient tout d’abord de cerner le Martin Luther avec lequel le jeune pasteur devenu prêtre catholique a été en contact, de dégager en quelque sorte la figure luthérienne forgée et entrevue par Bouyer. Il sera alors possible de mieux appréhender la place prise par cette figure dans l’œuvre théologique du religieux oratorien.

Dégager une figure Les étapes d’une formation

Retrouver le Luther de Bouyer implique au préalable de retrouver le cadre religieux des années 1930, décennie à bien des égards décisive dans la formation du théologien. Après avoir, durant sa jeunesse, fréquenté alternativement églises luthériennes et réformées au gré des déménagements de ses parents à Paris et en région parisienne, En 500 après Martin Luther, dir. par Stéphane-Marie Morgain, Turnhout, 2018 (BRHE, 104), p. 203-215 © FHG DOI 10.1484/M.BRHE-EB.5.116219

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le jeune Louis Bouyer entre, en 1930, à la faculté de théologie protestante de Paris, à l’origine pour intégrer le corps pastoral réformé1. Deux ans plus tard, avec plusieurs de ses camarades, il rejoint Strasbourg pour y poursuivre ses études, puis y commencer son ministère pastoral, comme professeur et aumônier du gymnasium tout en rendant quelques services à l’église Saint-Pierrele-Jeune, où il peut célébrer « la belle liturgie luthérienne de l’eucharistie2 ». Ce sont ces quatre années strasbourgeoises qui lui permettent d’entrer en contact de manière plus directe avec Martin Luther, la tradition luthérienne, et plus largement encore la tradition spirituelle qui a été le terreau de la Réforme. C’est ce qu’il exprime dans ses Mémoires posthumes : Ce que je dois de meilleur à ce séjour strasbourgeois, c’est ma familiarisation avec le « catholicisme évangélique » des luthériens de cette nuance, inséparable lui-même de mes premières approches de la grande tradition mystique, par le truchement des rhénans […]. Les deux découvertes, en effet, seront liées, non seulement par le mélange, inévitable à Strasbourg plus qu’ailleurs, des souvenirs les plus parlants de l’une et l’autre traditions, mais par l’incontestable continuité de l’une à l’autre. Luther n’avait-il pas commencé par être un éditeur chaleureux de la Theologia Deutsch, l’une des meilleures vulgarisations de la mystique rhénane3 ? À la rentrée 1936, Louis Bouyer revient à Paris pour devenir vicaire du pasteur Samuel Lambert, à l’église de la Trinité. Il participe en particulier aux réunions hebdomadaires d’un petit groupe de pasteurs, en charge de la rédaction du bimensuel Le Témoignage. C’est dans les colonnes de ce journal qu’il publie ses tout premiers articles4. Louis Bouyer semble avoir quelque peu majoré l’influence réelle de ce groupe au sein du protestantisme français, n’hésitant pas, dans certains de ses écrits, à le comparer au mouvement d’Oxford5. Il ne fait guère de doute cependant qu’il

1 Cf. L. Bouyer, Mémoires, Paris, Cerf, 2014, p. 26-28. Après leur première occurrence, les ouvrages de Louis Bouyer sont simplement mentionnés par leur titre. Louis Bouyer donne peu de dates précises dans ses Mémoires. Les informations qu’ils contiennent peuvent être complétées par plusieurs documents d’archives, en particulier plusieurs pages de son Journal et de ses Agendas, dans lesquels il consignait lectures, rencontres et voyages. Ces documents sont conservés à l’abbaye Saint-Wandrille de Fontenelle. 2 Ibid., p. 85. 3 Ibidem. Martin Luther a publié avant sa rupture avec Rome deux éditions (1516 et 1518) de la Theologia germanica (qu’il rebaptisa Deutsch), ouvrage anonyme du milieu du xive siècle popularisant la mystique rhéno-flamande. 4 Louis Bouyer a commencé à écrire pour Le Témoignage dès 1932. Après une première série d’articles, sa collaboration devient plus épisodique (un seul article en 1934, quatre en 1935). À partir de 1936, il devient un rédacteur habituel du journal. Pour une liste exhaustive des articles de Bouyer dans ce journal, cf. B. Lesoing, Vers la plénitude du Christ. Louis Bouyer et l’œcuménisme, Paris, Cerf, 2017 (Cogitatio fidei 302), p. 333-335. 5 À propos du journal et de l’esprit qu’il tente d’insuffler au sein du protestantisme, il écrit : « Sous une forme très modeste, mais avec un grand sérieux et une profonde ardeur, il ne serait pas exagéré de voir là quelque chose d’analogue dans le luthéranisme français aux origines du mouvement d’Oxford qui devait ressusciter l’anglicanisme britannique », L. Bouyer, « Protestantisme français 1935 », in La Vie Intellectuelle, 33 (1935), p. 367-392, cit. p. 392.

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ait trouvé là le protestantisme, et plus précisément le luthéranisme le plus en phase avec ses propres vues. Après son entrée dans l’Église catholique en 1939, Bouyer ne semble pas avoir gardé de lien resserré avec ses anciens coreligionnaires. Les quelques années qu’il passe à nouveau à Strasbourg, peu ou prou durant le concile Vatican II, lui permettent de retrouver plusieurs compagnons d’université devenus pasteurs6. Mais il n’y a pas, du côté de l’Église luthérienne, d’amitié comparable à celle qu’il entretenait par exemple avec le théologien orthodoxe Vladimir Lossky ou encore Michael Ramsey, théologien puis archevêque de Cantorbéry. L’accès à Martin Luther

Comment dans ce contexte la figure luthérienne a-t-elle pris forme dans l’esprit de Bouyer ? Le théologien n’a pas mené d’étude approfondie des textes du réformateur. Rien de comparable par exemple aux recherches qu’il effectue dans les archives et papiers personnels de Newman à Birmingham7. Certains débats historiographiques le laissent de marbre. Ainsi, on ne trouve aucun écho dans ses écrits de la longue controverse qui a agité les luthérologues sur la date de la percée réformatrice. Sans consacrer à Martin Luther d’ouvrage spécifique, Bouyer l’évoque toutefois dans trois livres : Du protestantisme à l’Église (1954), Parole, Église et sacrements dans le protestantisme et le catholicisme (1960) et enfin le troisième volume de l’Histoire de la spiritualité chrétienne consacré à La spiritualité orthodoxe et la spiritualité protestante et anglicane (1965). De ces écrits, il ressort que Bouyer a plus connu les commentateurs de Luther que Luther lui-même. Il a donc du réformateur une approche indirecte, qui ne s’en révèle pas moins solide. S’il connaît et a lu certains des pourfendeurs de Martin Luther, en particulier le dominicain allemand Heinrich Denifle, et le moins virulent Pierre Imbart de la Tour, ce ne sont pas eux qui forgent son regard sur Luther8. À Strasbourg, il a connu Henri Strohl, le doyen de la faculté de théologie protestante, qui a relayé en France les avancées de Karl Holl, à l’origine d’un renouveau des

6 L. Bouyer, Mémoires, op. cit., p. 191-192. 7 Bouyer mentionne bien l’édition de Weimar au début de La spiritualité orthodoxe et la spiritualité protestante et anglicane, mais visiblement ce n’est pas à partir de cette édition de référence qu’il travaille. Cf. L. Bouyer, Histoire de la spiritualité chrétienne, t. III La spiritualité orthodoxe et la spiritualité protestante et anglicane, Paris, Aubier, 1965, p. 89. 8 D’après son agenda de l’année 1939, Louis Bouyer lit Les origines de la Réforme de Pierre Imbart de la Tour tout en commençant la rédaction de Du protestantisme à l’Église. Heinrich Denifle est cité à plusieurs reprises dans l’ouvrage de Bouyer, publié en 1954. La parution du livre est suivie d’une polémique assez âcre dans les colonnes de Positions luthériennes entre René-Jacques Lovy et Louis Bouyer, le premier accusant le second de reprendre Denifle. « Ce que je dis […] sur la fidélité de Luther à Occam – devait rétorquer Bouyer – je ne l’ai certes pas puisé à Denifle ou à Grisar, dont je n’ai pas l’impression que mon livre s’inspire beaucoup, mais à Luther lui-même, qui n’a certes jamais contesté ce qu’il devait aux nominalistes, mais l’a au contraire proclamé à plus d’une reprise », L. Bouyer, « Lettre en réponse au compte rendu de R.-J. Lovy », Positions luthériennes (1955), p. 195196, cit. p. 196.

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études luthériennes en Allemagne au début du xxe siècle9. Strohl s’est fait connaître par ses deux thèses de licence et de doctorat, portant respectivement sur L’évolution religieuse de Luther jusqu’en 1515 et L’épanouissement de la pensée religieuse de Luther de 1515 à 1520. Mais c’est plutôt l’ouvrage qu’on pourrait dire grand public d’Henri Strohl La substance de l’Évangile selon Luther que connaît Louis Bouyer. Dans le petit opuscule qu’il écrit à destination de jeunes se préparant à la communion, Venez car tout est prêt, son tout premier livre, Bouyer ne cite ni Luther ni Strohl. Mais l’ouvrage est émaillé de citations implicites de Luther tirées de l’anthologie de Strohl. Ainsi le développement sur « les échanges de l’âme avec le Christ » fait écho au « joyeux échange » évoqué par Luther dans le Traité de la liberté chrétienne, cité par Strohl10. La communion reçue avec foi c’est-à-dire « par la seule assurance que nous donne la promesse du Christ d’être là pour nous » est comme un écho de Luther dans le De captivitate baylonica, là encore cité par Strohl11. Un autre grand nom du renouveau des études luthériennes – cette fois-ci du côté catholique – et que Bouyer a connu personnellement est celui de Joseph Lortz, rencontré au milieu des années 1950 dans le cadre de la Conférence catholique pour les questions œcuméniques12. On sait que les deux hommes s’appréciaient. Lortz a invité Bouyer à donner une conférence à Mayence à l’Institut für Europäische Geschichte qu’il dirigeait13. Et Bouyer reconnaît sa dette envers l’historien allemand dans le troisième volume de son Histoire de la spiritualité chrétienne14. Il semble bien que la lecture de Lortz ait amené Bouyer à infléchir quelque peu son regard sur Luther : une certaine raideur dans la systématisation de la pensée de Luther, particulièrement repérable dans Du protestantisme à l’Église, laisse place, par la suite, à une approche plus nuancée, faisant davantage de place à la propre évolution de Luther. Le Martin Luther de Louis Bouyer

Bouyer, du fait de sa formation première et de sa culture, a donc été un observateur assez attentif des recherches et études luthériennes, à défaut d’en être un acteur de premier plan. Mais là n’est peut-être pas l’essentiel. En effet, la figure luthérienne qui l’intéresse n’est pas d’abord celle que reconstituent les recherches historiques et académiques, mais celle qui continue à prendre corps dans la vie des Églises et communautés se réclamant du réformateur. Il s’en explique clairement au début de Du protestantisme à l’Église :

9 Dans ses Mémoires, Bouyer se montre plutôt railleur vis-à-vis d’Henri Strohl et de ses compétences théologiques (cf. en particulier les p. 92 et 97). Sa dépendance à son égard n’en demeure pas moins réelle. 10 L. Bouyer, Venez car tout est prêt. Lettres à un catéchumène pour le préparer à la communion eucharistique, Paris, Ad Solem, 2012, p. 21 ; H. Strohl, La substance de l’Évangile selon Luther, Paris, La Cause, 1934, p. 73. 11 Venez car tout est prêt, p. 28 ; H. Strohl, La substance de l’Évangile selon Luther, op. cit., p. 217-218. 12 Cf. L. Bouyer, Agenda, 2 août 1955, Archives de l’abbaye Saint-Wandrille de Fontenelle. 13 Cf. L. Bouyer, Mémoires, op. cit., p. 178. 14 Cf. L. Bouyer, La spiritualité orthodoxe et la spiritualité protestante et anglicane, op. cit., p. 89.

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Rien n’est plus important […] pour qui veut comprendre le protestantisme, que d’essayer de comprendre l’attitude des protestants à l’égard de leurs héros, et notamment de Luther. Aussi longtemps que nous rapprocherons le protestantisme qui se veut fidèle à ses origines de la figure du Réformateur qu’ont tracée les historiens catholiques ou indifférents, nous ne pourrons rien comprendre à l’âme protestante15. C’est cet attachement à la résonnance de Luther dans la vie des Églises et communautés chrétiennes qui peut expliquer que les œuvres de Luther les plus souvent citées soient précisément celles qui ont exercé l’influence la plus durable. Pour faire court, le grand et le petit catéchisme sont sollicités beaucoup plus souvent que le commentaire de l’épître aux Romains16. S’en dégage une certaine vision de Martin Luther, très attentive aux dimensions liturgique, spirituelle et culturelle de son œuvre. D’abord, et on ne s’en étonnera pas chez ce grand artisan du renouveau liturgique du xxe siècle, Bouyer est particulièrement attentif au patrimoine liturgique des Églises luthériennes17. Chez lui, le recours à Luther résonne souvent comme un appel adressé aux protestants à retrouver le sens liturgique qui aurait animé Luther et que ses successeurs auraient perdu. Certes, il se montre assez sévère vis-à-vis de la Formula Missae et de la deutsche Messe qui n’auraient finalement que scellé certaines des déviations liturgiques du bas Moyen Âge18. Il n’empêche que la forme liturgique du luthéranisme originel est chez lui un élément essentiel. Il voit en Luther l’initiateur d’une liturgie vraiment populaire, grâce entre autres au chant choral, cette création liturgique dans laquelle a été personnalisé le contenu des hymnes, des séquences et antiennes traditionnelles19. Liée à cette dimension liturgique, Louis Bouyer souligne la dimension spirituelle, et même mystique de la quête de Luther et de l’ensemble du luthéranisme. Délibérément, il prend le contre-pied de nombreux théoriciens du protestantisme qui glorifient Luther d’avoir réintroduit la foi – qui serait proprement biblique – en écartant la mystique – qui serait typiquement catholique. Bouyer le souligne avec force : « La dépendance indéniable de Luther, non seulement dans ses expressions, mais dans le fond même de sa spiritualité, à l’égard de la mystique, et particulièrement de la mystique médiévale, est impossible à minimiser20. » Enfin, on notera une attention toute particulière aux réalisations culturelles qui ont exprimé la foi de Luther et qui la sous-tendent.

15 L. Bouyer, Du protestantisme à l’Église, op. cit., p. 8. 16 D’après Bouyer, le Grand catéchisme est l’ouvrage auquel Luther tenait le plus ; « C’est assurément un exposé d’une importance capitale pour saisir d’un seul coup d’œil non pas tel ou tel détail de sa pensée, mais l’ensemble de sa conception finale du christianisme », Ibid., p. 20. Cf. également, L. Bouyer, La spiritualité orthodoxe et la spiritualité protestante et anglicane, op. cit., p. 101. 17 Même s’il n’y est pas directement question de liturgie, c’est bien dans la perspective liturgique, et plus spécialement de l’année liturgique, qu’il convient de lire les Sermons pastoraux de Louis Bouyer, récemment redécouverts et édités : L. Bouyer, Sermons pastoraux, Édition établie, présentée et annotée par André Renaud, Paris, Ad Solem, 2017. 18 Cf. Ibid., Eucharistie. Théologie et spiritualité de la prière eucharistique, Tournai, Desclée et Cie, 1966, p. 371-378. 19 L. Bouyer, La spiritualité orthodoxe et la spiritualité protestante et anglicane, op. cit., p. 99-106. 20 Ibid., p. 7.

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Sens liturgique, mystique et culturel dessinent somme toute une vision assez cohérente de Luther et du mouvement qu’il a initié. Cette vision peut être critiquable par certains aspects, par certains choix également qu’elle opère – Bouyer est par exemple beaucoup plus attentif à la résonnance de Luther dans les pays scandinaves qu’en Allemagne21 – mais il ne fait guère de doute que cette vision a d’importantes répercussions dans sa propre théologie.

Intégrer un héritage L’héritage luthérien chez Bouyer ne se limite pas à l’hommage quelque peu convenu et forcé qu’un déserteur se doit de rendre à sa patrie d’origine ; il irrigue en profondeur son œuvre. Le religieux oratorien est l’auteur d’une œuvre au sens propre, proposant une vision d’ensemble du mystère chrétien. Dans Le métier de théologien, il explique avoir voulu dégager « non pas une vision unilinéaire et logique – ce qui est absolument impossible – ni même une perspective véritablement fondamentale par rapport à toutes les autres, que seul Dieu pourrait avoir, mais une entrevision de la richesse et de la vérité du mystère chrétien22 ». Dans cette visée théologique, l’héritage luthérien se déploie en trois étapes. La mise à jour de l’intuition luthérienne

Bouyer commence par pointer chez Luther une question, non une question au sens académique ou scolastique du terme, mais une question existentielle : « Il n’est pas douteux – écrit-il dans son Histoire de la spiritualité – que le problème qui s’est posé à Luther, d’abord comme un problème personnel, puis dont la solution devait animer toute son activité publique, était un problème directement spirituel. C’est celui que formule dans l’évangile le jeune homme riche : “Que dois-je faire pour être sauvé23 ?” » De même, dans Parole, Église et Sacrements il souligne : « La justification par la foi, doctrine fondamentale du protestantisme, avant de devenir une doctrine systématiquement développée, a commencé par être une intuition religieuse d’une puissance irrésistible que la lecture pieuse de la Bible avait fait jaillir dans l’âme de Luther24. »

21 Louis Bouyer a connu assez tôt le luthéranisme scandinave, grâce à un voyage d’études effectué en 1937. Suite à ce voyage, il publie plusieurs comptes rendus sur le vif dans Le Témoignage, puis un article plus systématique en trois volets dans Irénikon. Ces écrits contribuent à faire connaître aux milieux francophones Gustaf Aulén, Yngve Brilioth, et Anders Nygren, théologiens que Bouyer regroupe sous le terme quelque peu abusif d’« école de Lund ». Il semble en revanche ignorer à peu près tout du mouvement allemand de la Hochkirche. 22 L. Bouyer, Le métier de théologien. Entretiens avec Georges Daix, Genève, Ad Solem, 2005, p. 215. 23 L. Bouyer, La spiritualité orthodoxe et la spiritualité protestante et anglicane, op. cit., p. 89. 24 L. Bouyer, Parole, Église et sacrements dans le protestantisme et le catholicisme, Paris, Desclée de Brouwer, 1960, p. 8. Ce petit opuscule est le fruit de conférences données par Louis Bouyer à Milan à la demande du futur Paul VI. Cf. L. Bouyer, Le métier de théologien, op. cit., p. 219.

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La réponse donnée à la question existentielle qui tourmentait Luther – ce qu’on appelle communément l’expérience de la tour – est la certitude enfin trouvée que Dieu, et non pas nous-même, est l’auteur premier de notre salut. Ainsi, notre impuissance à nous sauver par nos propres forces ne doit-elle pas nous désoler, car c’est justement à cette impuissance à nous sauver par nos propres efforts que l’Évangile vient répondre25. Le salut est grâce, don de Dieu. Au cœur du protestantisme, nous trouvons cette intuition de Martin Luther. Savoir en quoi, comment, ou à partir de quand Luther est ou devient réformateur n’est pas le sujet essentiel aux yeux de Bouyer. Il s’agit plutôt pour lui de dégager les implications concrètes de cette expérience spirituelle, de ce point initial de la Réforme. C’est à la lumière de cette expérience fondatrice qu’il convient de comprendre l’implacable dialectique de Bouyer entre principes positifs et principes négatifs de la Réforme, dialectique sur laquelle repose entièrement son livre Du protestantisme à l’Église et dont la conclusion est l’appel au retour dans l’Église catholique romaine des protestants les plus fidèles aux principes positifs. Il convient de ne pas s’arrêter à l’aspect très formel des dits-principes pour découvrir comment chacun d’eux s’enracine dans l’expérience de Luther. Les principes positifs que Bouyer rattache directement à Luther sont au nombre de trois26. Il s’agit d’abord du salut gratuit, cette intuition première de Luther qui a illuminé sa lecture de la Bible et que Melanchthon allait systématiser par le slogan « Sola gratia, sola fide ». Cette intuition se déploie à travers le culte, la catéchèse, la piété protestante. Le choral Ein fest Burg que Louis Bouyer analyse assez longuement dans Du protestantisme à l’Église en est une illustration directe27. Le second principe, l’autorité des saintes Écritures, ne s’est imposé que dans un deuxième temps. Bouyer s’en explique : « Il ne suffit pas de dire que le protestantisme est la religion de la Bible, en entendant par là qu’il serait la religion d’un livre où toute vérité se trouverait incluse. Il est la religion de la Bible parce qu’il lit la Bible à la lumière d’une intuition vivante, centrale, de son contenu28 ». Mais c’est probablement dans la mise à jour du personnalisme comme troisième principe positif de la Réforme que Bouyer se montre le plus original et le plus novateur. Balayant les accusations de subjectivisme intempérant ou d’individualisme forcené que les critiques catholiques – même les plus bienveillants – adressent à Luther, il souligne combien la foi ne peut être que

25 L. Bouyer, Du protestantisme à l’Église, op. cit., p. 13. 26 On trouve la présentation la plus aboutie de ces principes dans Du protestantisme à l’Église. Mais Bouyer avait commencé à travailler la question dès les années 1930, y consacrant deux articles dans la revue Le Témoignage : « Les principes positifs de la Réformation – le personnalisme chrétien », 7 janvier 1936, p. 3-4 ; « Les principes positifs de la Réformation – L’autorité souveraine des Saintes Écritures », 14 janvier 1936, p. 10-12. 27 « Ce chant, populaire entre tous, traduit exactement l’acceptation positive du “sola gratia” que nous avons mise en lumière. C’est le sentiment de l’impuissance de l’homme laissé à ses seules forces, et la foi en la toute-puissance de Dieu accomplissant par Jésus-Christ, selon le mot de saint Paul, sa force dans notre faiblesse », L. Bouyer, Du protestantisme à l’Église, op. cit., p. 26. 28 L. Bouyer, Parole, Église et Sacrements dans le protestantisme et le catholicisme, op. cit., p. 10.

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personnelle29. « Luther est radicalement pétri de subjectivisme » disait Joseph Lortz ; « on ne peut être religieux par procuration » semble lui répondre Bouyer, et de préciser, dans Du protestantisme à l’Église : « La grâce en elle-même, et d’autant plus qu’on resserre son lien avec la Parole, est un don qui vise quelqu’un, et non quelque chose, ni même une collectivité30. » Le dernier grand principe de la Réforme, le Soli Deo gloria, est rattaché plus directement à Jean Calvin, comme contrepoint au risque de dérive anthropocentrique du seul luthéranisme. Mais, et c’est là le drame de la Réforme d’après Bouyer, à ces principes positifs, se sont mêlés d’autres principes, négatifs cette fois. Ces principes négatifs ont tous un point commun, ils témoignent – explique-t-il – d’une « impossibilité, pour la théologie protestante élaborée, d’accepter que Dieu puisse mettre quelque chose de lui en l’homme31 ». Le théologien croit en déceler une origine commune : le nominalisme, en particulier la pensée de Guillaume d’Occam dans laquelle, à leur insu, les Réformateurs ont été baignés. Par son empirisme radical, la pensée nominaliste réduit l’être à ce qui en est perçu ; elle évacue ainsi, avec la notion même de substance, toute possibilité de relations réelles entre les êtres, et en particulier entre Dieu et l’homme. C’est toute la thèse que Bouyer développe dans la seconde partie de son livre et qui allait déclencher une salve de critiques. La thèse mériterait d’être discutée ; elle l’a d’ailleurs été, sans aboutir à des conclusions bien fermes32. Quoi qu’il en soit, aux yeux de Bouyer, la rupture ne provient pas de l’élan premier de la Réforme, mais de facteurs adventices qui ont altéré son évolution33. L’intégration de l’intuition luthérienne dans la tradition

L’intuition luthérienne à l’origine de la Réforme ne naît pas ex nihilo. Louis Bouyer relativise considérablement la nouveauté, la redécouverte ou la rupture que Luther aurait introduite. Non qu’il nie le drame de la séparation, tout au contraire, mais il replace Luther dans un courant de vie qui le dépasse largement. 29 Sur les accusations d’individualisme portées à l’encontre de Martin Luther, cf. M. Lienhard, Luther. Ses sources, sa pensée, sa place dans l’histoire, Genève, Labor et Fides, 2016, p. 511-513. Même Yves Congar, qui sur bien des points a une connaissance plus directe et bienveillante de Luther que Bouyer, se montre, sur ce point, très sévère : « Luther voyait tout à travers son expérience particulière. Il était incapable de comprendre objectivement une situation […]. Il semble que Luther ait été incapable de recevoir quelque chose qui ne provienne pas de sa propre expérience », Une vie pour la vérité. Jean Puyo interroge le Père Congar, Paris, Le Centurion, 1975, p. 62. 30 L. Bouyer, Du protestantisme à l’Église, op. cit., p. 105. 31 Ibid., p. 152. 32 Les commentaires et recensions du livre, aussi bien du côté catholique que protestant, se sont concentrés sur ce point : M.-J. Nicolas, « Chronique de théologie protestante et œcuménique », Revue thomiste, 4 (1956), p. 715-740 ; R. Rouquette, « Du Protestantisme à l’Église », in Études, 285 (1955), p. 109-114 ; J.-N. Walty, « Bulletin de théologie protestante », in RSPT, 39 (1955), p. 740-742 ; F. Biot, « De la difficulté de se comprendre entre catholiques et protestants. À propos de travaux récents », in ISTINA, 1 (1958), p. 113-128 ; G. Widmer, « Du protestantisme à l’Église », in Revue de théologie et de philosophie, 1 (1955), p. 42-50 ; J. Cadier, « Actualité théologique », in ETR, 30 (1955), p. 49-61. 33 L. Bouyer, Du protestantisme à l’Église, op. cit., p. 45.

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En amont, il souligne comment Luther est héritier d’une tradition authentiquement catholique. Ainsi dans Du protestantisme à l’Église, il convoque nombre d’auteurs et de décisions conciliaires – en particulier du second concile d’Orange qui entendait condamner le semi-pélagianisme, mais aussi du concile de Trente – pour montrer comment Luther n’a fait que retrouver un filon jamais totalement tari. « L’intuition fondamentale de Luther – écrit-il – et celle à laquelle le protestantisme ne cesse de puiser sa vitalité permanente, loin de faire difficulté pour la tradition catholique, loin de s’écarter de l’enseignement apostolique, revenait par la ligne la plus droite de cette tradition aux données les plus certaines de cet enseignement34. ». Luther – et c’est un point que Bouyer souligne souvent – est également enraciné dans la veine mystique. Par bien des aspects, il est proche d’un Jean Tauler. Tous deux portent attention au vécu et insistent sur la nécessaire appropriation de l’œuvre salutaire du Christ par le croyant35. Mais Luther est aussi héritier de tous les facteurs de décomposition – pour reprendre un terme cher à Bouyer – à l’œuvre durant le bas Moyen Âge, en particulier la pensée nominaliste dont il n’aurait pu s’extraire et qui aurait finalement fait dérayer l’ensemble de la Réforme. En aval, Bouyer présente les répercussions de l’expérience luthérienne. Plus que telle ou telle figure historique, ce qui retient son attention est bien la courbe du protestantisme. Cette courbe oscille entre deux orientations, l’une authentiquement vivifiante, l’autre au contraire mortifère. D’un côté, tout un courant cherche à revitaliser les principes positifs de la Réforme. Bouyer décrit à plusieurs reprises cette ligne qui partant de Luther, passe par Paul Gerhardt et ses hymnes, le piétisme allemand avec Johann Arndt, les frères Wesley en Angleterre, quelques grandes figures du protestantisme français du xixe comme Adolphe Monod et Alexandre Vinet et enfin les théologiens scandinaves, suédois plus précisément, du xxe siècle. D’un autre côté, Bouyer cherche à montrer comment certains réveils n’ont fait qu’accentuer la contradiction déjà présente chez Luther, à savoir cette impossibilité pour Dieu de se donner réellement à l’homme. Bouyer vise ici Karl Barth qui, au final, apparaît comme son principal interlocuteur au sein du protestantisme. L’histoire du protestantisme commencée avec Luther s’achève par Barth, ou plus exactement la nébuleuse qui se réclame de lui, le barthisme, « le drame intellectuel de la Réforme qui recommence, mais porté à un maximum d’acuité » écrit-il36. Ce regard sur la Réforme et son histoire peut paraître assez critique, et il l’est par bien des aspects. Il n’empêche que Bouyer est l’un des premiers à avoir l’audace de replacer Luther dans une tradition. Et dans l’histoire du protestantisme qu’il esquisse, il opère

34 Ibid. 35 Cf. L. Bouyer, La spiritualité orthodoxe et la spiritualité protestante et anglicane, op. cit., p. 97-99. Les recherches ultérieures allaient très largement confirmer ce point de vue, et même en faire un des axes porteurs de la Lutherforschung. Cf. M. Lienhard, Luther. Ses sources, sa pensée, op. cit., p. 129-137. Au moment où Louis Bouyer écrit ses principaux ouvrages traitant de Luther, seuls quelques auteurs commencent à s’intéresser au sujet, en particulier Hasso Jaeger, à qui Bouyer est très redevable. Cf. L. Bouyer, La spiritualité orthodoxe et la spiritualité protestante et anglicane, p. 6, n. 1 ; « La mystique et les mystiques », in Revue des sciences religieuses, 40/2 (1966), p. 178-185. 36 L. Bouyer, Du protestantisme à l’Église, op. cit., p. 240.

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des rapprochements assez inattendus, comparant par exemple les réalisations de l’idéal ignacien au Paraguay avec des réalisations et idéaux protestants presque contemporains. L’intégration de l’intuition luthérienne dans le geste théologique

Luther n’a pas à être le point de mire de la théologie, puisque, loin de tout confessionnalisme étroit, Bouyer l’a réintégré dans une tradition, tout en restant très ferme dans l’appréciation des différences séparatrices, notamment en ce qui concerne la succession apostolique. Mais la question posée par Luther anime profondément la théologie de Bouyer. Comment Dieu vient-il à nous ? Comment est scellée l’œuvre de la réconciliation ? Comment rendre compte de cette intuition concrète de la personne du Christ, triomphant par sa croix de toute inimitié et nous entraînant dans son Règne par sa Résurrection ? C’est finalement à toutes ces questions que Louis Bouyer tente de répondre dans sa grande œuvre, une série de six ouvrages, formant une double trilogie, l’une consacrée à ce que les Pères appelaient l’économie, avec Le Trône de la Sagesse (1957), L’Église de Dieu (1970) et Cosmos (1983), et l’autre à la théologie proprement dite avec Le Fils éternel (1974), Le Père invisible (1976), Le Consolateur (1980). Étroitement liés à cette double trilogie, on trouve un ensemble d’ouvrages ayant trait aux états de vie dans l’Église et une ultime trilogie, composée de Mysterion (1986), Gnôsis (1988) et Sophia. Le porche d’entrée de cette vaste entreprise théologique est Le Trône de la Sagesse, ouvrage qui a pour sous-titre Essai sur la signification du culte marial, thème – on en conviendra aisément – assez peu luthérien. Si l’on ajoute à cela les restes de littérature de controverse qui parsèment les premières pages, on est en droit de s’interroger sur le potentiel œcuménique du livre. Et pourtant, il convient de dépasser cette première impression, car c’est peut-être dans cet ouvrage que joue le mieux l’héritage luthérien. Le Trône de la Sagesse, plus qu’un simple livre de « mariologie » constitue, d’après les termes mêmes de son auteur, un « essai d’anthropologie surnaturelle », l’esquisse d’une « théologie de l’homme – et de la femme pourrait-on ajouter – et de sa destinée devant Dieu37 ». Or c’est précisément cet ouvrage qui commande l’ensemble de la proposition théologique de Louis Bouyer. Ce dernier, sans le signaler et le mentionner explicitement, a donc pleinement intégré l’approche profondément existentielle de Luther et son « personnalisme38 » : Bouyer, à la suite de Luther, introduit le sujet croyant au cœur de la théologie et, au lieu d’exposer de manière « objective » les vérités de la foi chrétienne, il se concentre sur l’appropriation de ces vérités, sur le pro me de la foi et sur la situation de l’homme devant Dieu39.

37 L. Bouyer, Le Trône de la Sagesse. Essai sur la signification du culte marial, Paris, Cerf, 1957, p. 11. 38 Cf. O. H. Pesch, Theologie der Rechtfertigung bei Martin Luther und Thomas von Aquin, Mayence, 1967. L’auteur compare les conceptions de Thomas d’Aquin et Martin Luther sur la doctrine de la justification. Selon lui, il n’y a pas de différence sur le fond, mais dans l’expression : on trouve chez Thomas d’Aquin une théologie sapientiale et chez Luther une théologie existentielle. 39 Cette dimension personnelle est toujours ouverte, chez Bouyer, sur la dimension ecclésiale. Cf. L. Bouyer, Le métier de théologien, op. cit., p. 232 : « L’œuvre d’un vrai théologien doit nous permettre de connaître non pas la pensée de ce théologien dans ce qu’elle a d’individuel, de particulier, mais le

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Le drame de la Réforme, inauguré par Luther et parachevé par Barth, consiste précisément en l’impossibilité de penser adéquatement ce rapport entre la créature et son créateur, entre l’homme et son Seigneur. Bouyer entend reprendre ce problème laissé en suspens par Luther et dans lequel se débat toujours le protestantisme. Il tente de le résoudre selon deux perspectives convergentes, qui finiront même par se fondre, l’une couvrant l’autre : il s’agit de la Parole et de la Sagesse. Louis Bouyer fonde sa théologie sur la Parole et la déploie sur l’horizon de la Sagesse. La théologie de Bouyer est une théologie de la Parole : il ne se contente pas de simplement fonder sa théologie sur l’Écriture Sainte, mais il propose une théologie qui part de la Parole et rejoint la Parole. Peut-être trouve-t-on là une des clefs expliquant le caractère assez peu systématique de ses écrits. Dans cette mise en œuvre d’une théologie de la Parole, le religieux oratorien reprend nombre de thèmes puisés à la tradition luthérienne pour les intégrer à sa propre vision. Le cahier des charges œcuménique a comme été établi dans l’opuscule Parole, Église et Sacrements, publié avant le concile Vatican II. Louis Bouyer y montre comment sur ces trois questions, dont les deux dernières sont éminemment litigieuses, catholiques et protestants peuvent se rejoindre plus facilement qu’il n’y paraît, si les deux partenaires s’accordent réellement sur ce qu’est la Parole. Aux catholiques, il rappelle que la seule autorité souveraine pour l’Église catholique elle-même, en matière de doctrine, c’est la Parole de Dieu. Et pour l’Église catholique également, cette Parole est conservée dans l’Écriture sainte d’une façon absolument unique. La tradition n’est pas tellement autre chose que l’Écriture Sainte, qui pourrait donc s’y ajouter, mais bien plutôt l’ensemble de la transmission vivante de la vérité40. Aux protestants, il demande de tirer toutes les conclusions du rapprochement entre Parole et sacrements. Si la Parole est bien un événement, une intervention de Dieu dans notre vie, qui la transforme, il faut dire que le sacrement est un événement mystérieux où la Parole nous touche directement, personnellement. Or, estime-t-il, ni chez Luther, ni chez ses successeurs, toutes les possibilités de ce rapprochement entre Parole et sacrement n’ont été tirées41. C’est sur ce primat de la Parole que sont bâtis des ouvrages aussi différents que Le Fils éternel ou Le sens de la vie sacerdotale. Dans Le Fils éternel, chronologiquement le premier ouvrage de sa trilogie proprement théologique, Bouyer aborde la christologie par la voie d’une étude de la Parole de Dieu, une étude qui ne s’échafaude pas dans l’abstrait, mais qui suit l’expérience concrète que le Peuple de Dieu a faite de la Parole de Dieu. Plus étonnant encore, dans le très catholique Sens de la vie sacerdotale, Bouyer définit d’abord et avant tout le ministère sacerdotal comme service de la Parole, une parole qui doit être prêchée et annoncée. Il n’est qu’à relire les titres des quatre premiers chapitres pour s’en convaincre : « Le ministère apostolique », « La Parole divine », « Le ministère de la Parole », « Saint Paul modèle du prédicateur ». « L’apôtre – écrit Bouyer – remplit la fonction pour laquelle il est apôtre en apparaissant avant tout

Noûs Christou, cette pensée du Christ que la mens Ecclesiae, c’est-à-dire la pensée de l’Église, seule, nous transmet et qu’elle garde vivante pour nous. » 40 Cf. L. Bouyer, Parole, Église et Sacrements dans le protestantisme et le catholicisme, op. cit., p. 63. 41 Ibid., p. 81.

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comme le héraut, qui proclame au monde la Parole divine. Il annonce cette Parole aux hommes comme le dessein divin, la décision royale qui les concerne42 ». Et un peu plus loin : « C’est ainsi que la Parole de Dieu est à la fois exigence et promesse, exigence d’une conformité à son dessein, promesse d’une communication de ce qu’il est, laquelle seule peut nous mettre à même de réaliser ce dessein43. » La seconde perspective, l’horizon sur lequel Bouyer déploie sa théologie, est la vision de la Sagesse, qu’il définit comme « le thème enveloppant, pour ainsi dire, l’intelligence de l’Économie de création et d’adoption divine dans la vision de foi de la divinité elle-même44 ». La Sagesse, incréée dans le Fils éternel et créée en nous, apparaît finalement comme le principe unifiant de sa théologie, la clef permettant non seulement de répondre, mais encore de dépasser la question posée par Luther en faisant du monde le medium de la révélation. Les théologies souvent étroites de la grâce, dans lesquelles la Réforme comme la Contre-Réforme se sont débattues, perdent chez Bouyer leur rôle de cadre porteur au profit d’une vision, parfois étourdissante, mais toujours profonde, de la Sagesse. Cette perspective sophilogique peut paraître bien éloignée de la tradition luthérienne. Elle ne lui est pas totalement étrangère pour autant. Le théologien orthodoxe Serge Boulgakov qui a fourni à Bouyer sa conception de la Sagesse s’est lui-même inspiré de Jacob Boehme, mystique allemand, tout à la fois cordonnier, théosophe et métaphysicien, soucieux de dépasser une certaine scolastique luthérienne de la justification et qui, au milieu de tout un fatras ésotérique, s’est signalé par quelques fulgurances. Parole et Sagesse convergent. La Sagesse s’enracine dans la Parole de Dieu. Plusieurs pages du Père invisible et de Sophia ou le monde en Dieu sont consacrées à cette assimilation de la Sagesse à la Parole45. Parole et Sagesse confluent finalement dans la croix du Christ, secret ultime de la Sagesse de Dieu, dernier mot et plénitude de la Parole divine, centre d’unité et foyer vivant de tout le vaste dessein de Dieu. Par elle, les hommes sont réconciliés entre eux en même temps qu’avec le Père. « Le mystère du salut – écrit Bouyer dans Le métier de théologien – est essentiellement la Croix du Christ, par laquelle les “puissances” révoltées contre le créateur sont dépossédées de leur domination, cependant que les croyants y trouvent leur délivrance46. »

Conclusion Un regard panoramique sur l’ensemble de l’œuvre de Louis Bouyer pourrait laisser croire que Luther a comme été rejeté aux marges. Le Réformateur n’est pas absent des deux grandes trilogies, il occupe même une place de choix dans L’Église de Dieu, mais il n’est absolument pas le centre des perspectives. Les ouvrages où Luther est le plus 42 L. Bouyer, Le sens de la vie sacerdotale, Tournai, Desclée, 1960, p. 22 43 Ibid., p. 23. 44 L. Bouyer, Sophia ou le monde en Dieu, Paris, Cerf, 1994, p. 8. 45 L. Bouyer, Le Père invisible. Approches du mystère de la divinité, Paris, Cerf, 1976, p. 196-197 ; Sophia, p. 51-52. 46 L. Bouyer, Le métier de théologien, op. cit., p. 123.

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présent – en particulier Du protestantisme à l’Église et Parole, Église et sacrements – semblent difficilement trouver leur place dans l’ensemble du corpus. Ce serait toutefois une erreur fondamentale que de les réduire à de simples appendices. Et c’est à juste titre que Jean-Luc Marion les classe parmi les écrits consacrés à la fonction et à l’épistémologie de la théologie47. En effet, Bouyer ne fait pas qu’y dégager les principes positifs de la Réforme, il dégage également les principes à partir desquels il édifie sa propre théologie. Le théologien au travail – pour paraphraser le titre de son livre d’entretiens – s’est donc ressaisi des questions de Luther, les a retravaillées et réajustées en fonction de ses propres perspectives. Dans l’œuvre finale, l’héritage est presque invisible à l’œil nu. Il n’en demeure pas moins un élément essentiel de l’armature et de l’architectonique d’ensemble. C’est ce qui fait de l’ancien pasteur luthérien devenu prêtre de l’Oratoire un héritier, paradoxal bien souvent, critique presque toujours, et bien réel pourtant, du réformateur de Wittenberg.

47 J.-L. Marion, op. cit., p. 14.

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La réception de Martin Luther dans la théologie luthérienne et le dialogue œcuménique contemporain

Phili pp e Molac

Johann Georg Hamann, passeur, rénovateur ou inspirateur ?

Dans sa monographie consacrée à Johann Georg Hamann, Henry Corbin notait en 1935 : « la bibliographie hamanienne de langue allemande est particulièrement riche ; malheureusement on ne peut encore en dire autant de la bibliographie de langue française1 ». Force est de constater quatre-vingts ans plus tard que le « encore » est toujours actuel. Rares sont les études menées dans l’univers francophone sur celui que Moser avait surnommé le « Mage du Nord2 ». Le contemporain et concitoyen d’Emmanuel Kant mérite-t-il objectivement cette condemnatio memoriae dans l’espace universitaire français, ou alors faut-il confesser un ultime avatar d’une lecture encensant les apports de l’Aufklärung, réduisant à la portion congrue ceux et celles qui n’auraient pas chaussé l’intelligence des esprits forts des salons européens du xviiie siècle ? Johann Georg Hamann3 dans la Königsberg de cette époque a voulu imprimer sa marque ni de manière antithétique ni de manière idéologique face au courant humaniste dominant ce siècle. Mais il vit et comprend combien la raison humaine ne peut se suffire à elle-même et doit savoir humblement marcher dans la quête de Celui qui en est son créateur. Nous avons sans doute ici l’un des points névralgiques de la profondeur du sillon hamannien. Un sillon qui n’a pas cherché l’opposition systématique avec les grands penseurs du moment ; au contraire Hamann était en lien très étroit avec Herder, Kant, Jacobi, pour ne citer que les plus illustres ; mais un sillon qui a su par une force tranquille et une foi vraie faire entendre une autre voix. Une voix enracinée dans la tradition luthérienne, avec une réadaptation nécessaire, face à ce qui devenait dans les pays germaniques où le luthéranisme était religion d’État, un dogmatisme proche du psittacisme desséchant. D’une certaine façon, mais avec beaucoup de différences, Hamann apporte au génie luthérien, un souffle de 1 H. Corbin, Hamann, philosophe du luthéranisme, L’île verte – Berg international, Paris, 1985, p. 14. 2 Aucune entrée dans l’encyclopédie Catholicisme, ni dans le Dictionnaire de Spiritualité, ni encore dans le Dictionnaire de Théologie catholique – ce qui en soit est sans doute explicable. Une référence dans le Dictionnaire des auteurs, sous la direction de R. Laffont, Paris, 1990, article de M. Mourre, p. 442, se contentant d’une rapide biographie, sans entrer dans la force de la pensée d’Hamann. Plus étonnante encore est l’absence de référence à Hamann, dans le Dictionnaire critique de théologie, J. Y. Lacoste (éd.), édition de poche, Quadrige, Paris, 1998. Un article co-signé de H. Meyer et J. Y. Lacoste, sur le luthéranisme. Le 9e point de cet article, p. 689-691, aborde l’histoire intellectuelle du luthéranisme, et rien n’est mentionné de l’apport d’Hamann ! 3 O. Bayer, A contemporary in Dissent, Johann Georg Hamann as a radical enlightener, Grand Rapids, Michigan/Cambridge UK, 2012. Une chronologie substantielle du penseur luthérien est donnée en fin d’ouvrage, p. 224-226. En 500 après Martin Luther, dir. par Stéphane-Marie Morgain, Turnhout, 2018 (BRHE, 104), p. 219-228 © FHG DOI 10.1484/M.BRHE-EB.5.116220

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renouveau, plus orthodoxe néanmoins que les courants piétistes dont il sut très vite se démarquer. Ces premières notes nous invitent ainsi à reprendre le titre de notre modeste contribution : Hamann, passeur, rénovateur ou inspirateur. Cependant nous ne partirons pas de ces trois substantifs pour dérouler le fil de notre pensée. Il nous a semblé plus juste, car correspondant plus à la démarche même de notre auteur, de procéder en trois étapes : d’abord préciser de fait que nous sommes en face d’un homme marqué par l’expérience d’un saisissement, ensuite considérer les harmoniques issues de ce saisissement pour enfin apprécier la centration sur la theologia crucis. Étant donné l’abondance du corpus hamannien et son côté quelque peu éclectique, à l’image de sa vie4, nous ne pourrons faire que de très modestes remarques, n’étant pas – confessons-le – un de ses brillants spécialistes. Cette contribution veut donner un maillon dans la trajectoire de ce colloque entre anniversaire et actualisation. Aussi pour toutes ces raisons, les emprunts seront principalement ceux de ses Considérations sur l’Écriture Sainte, texte posthume, exhumé et publié en 1816.

Un homme marqué par l’expérience d’un saisissement Au début de sa vie adulte, Johann Georg Hamann (1730-1788) avait été employé dans les bureaux du commerce de Königsberg, et rien ne le prédisposait à vrai dire à cette destinée « philosophique ». Immédiatement faudrait-il corriger ce dernier vocable ? De quelle manière l’entendre concernant notre personnage ? Retenons pour l’instant la question, nous essaierons d’en donner quelques clefs dans la conclusion. L’étude de sa pensée est rendue difficile du fait qu’il n’a pas vraiment écrit de traités systématiques, à l’exception peut-être de son ultime œuvre5 : Golgotha und Scheblimini6. Il écrit surtout des opuscules, au fur et à mesure de l’avancée de ses recherches spirituelles, dans la quête de Celui qui pour lui est Dialogue, la Parole de Dieu devant résonner en chaque être et produire une ouverture vers l’espace du non-clos. Quelque part Yves Tourenne7, reprenant les derniers écrits de Karl Rahner, pourrait rappeler la voie hamanienne en parlant du mystère d’aborder au sans-rivage. Pour avoir une idée de l’art littéraire d’Hamann, nous pourrions nous référer par exemple aux lointaines Stromates de Clément d’Alexandrie. Les Miettes philosophiques de Sören Kierkegaard en seraient aussi une parfaite illustration8, surtout quand on sait que l’illustre philosophe danois a une dette conséquente vis-à-vis du Mage de

4 M. Mourre, art. « Hamann », in Dictionnaire des auteurs, [sous la dir. de R. Laffont], Paris, 1990, p. 442. 5 Golgotha et Siège à ma droite. Reprenant le verset du psaume 110, Hamann donne dans cette œuvre une méditation du mystère pascal. 6 Hamann emprunte cette explication à P. Ch. Hilscher [von], Dr. Martin Lutheri vermeinten Spiritu familiari, oder dessen sogenanntem Scheblimini, worauf er sich nicht anders al sauf Gott im Himmel selbst verlassen, Dresde, 1730. 7 Y. Tourenne, La théologie du dernier Rahner, Paris, Cerf, 1995 (Cogitatio Fidei 187). 8 O. Bayer, A contemporary in Dissent, op. cit. : « Hamann called his little writings “Flying Leaves”, not only the published opuscula collected in the Crusades of the Philologist », p. 28.

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Königsberg. Il lui emprunte aussi d’ailleurs – sans trop le dire – cette ironie mordante, qui déroute au premier abord le lecteur peu averti. C’est un homme pris et épris de la Parole de Dieu qui se présente à nous. Laissons-lui l’exprimer lui-même : J’avais lu l’Ancien testament jusqu’au bout et le Nouveau deux fois. Parce que je voulais reprendre la lecture depuis le début, il me semblait que ma raison et mon cœur étaient couverts d’une chape de plomb, comme lorsque j’avais achevé la lecture de ce livre, la première fois. J’ai donc décidé de m’y investir avec une plus grande attention et avec le même sérieux pour rehausser mes pensées. Au début, je lisais encore d’une manière très imparfaite et superficielle la Parole de Dieu. Néanmoins en ce 13 mars 1758, c’était avec plus de sincérité. Plus j’avançais et plus je devenais un homme nouveau ; je sentais venir en moi l’intériorité divine et son effet. J’ai dédaigné alors tous mes livres, encombré par eux, comparé au livre de Dieu […] J’ai trouvé l’unité du dessein divin dans le salut de Jésus Christ, où toute l’histoire, toutes les merveilles, toutes les offres et les œuvres de Dieu se concentrent là, délivrant l’âme du peuple, de l’esclavage, du servage, de l’aveuglement, de la folie et de la mort des péchés […] J’ai continué la lecture avec tant d’aspirations, soutenues par une ardeur de prix à la hauteur de la puissance de Dieu, travaillant avec l’aide divine, dans un esprit particulièrement riche, sans interruption, jusqu’au 21 avril9. Il témoigne là de son chemin de Damas. Il ressent alors comme Luther l’immense libération que procure la lecture des Saintes Écritures. Elle provoque une sanatio in radice : Aux moments où la mélancolie a voulu monter, j’ai été submergé d’une consolation telle que je ne peux en attribuer la source à moi-même, et telle que pas un être humain ne peut en inspirer de semblable à son prochain10. Le mot de mélancolie n’est-il d’ailleurs pas sans rappeler la façon dont S. Augustin retrace cette même expérience dans le jardin d’Alypius à Milan11. Cet événement fondateur retourne Hamann, désormais ne compte plus que la Parole de Dieu, prioritaire au sens étymologique12 : la première et la toute première. Il se plonge alors dans la lecture systématique des œuvres de Martin Luther. À qui l’interroge sur ses activités en ces années 1759-1760, il répond inlassablement : « si quelqu’un veut savoir ce que je fais actuellement, dites-lui que je luthérise13 ».

9 J. G. Hamann, Betrachtungen über die Heilige Schrift, Gedruckt zu Altdorf, durch T. Heffel, 1816, p. 4-5. 10 Id., p. 6 11 « Ubi vero a fundo arcano alta consideratio contraxit et congessit totam miseriam meam in conspectum cordis mei, oborta est procella ingens, ferens ingentem imbrem lacrymarum ». Augustin, Confessions, VIII, 28, 1, P. L., XXXII, col. 761. 12 O. Bayer, A contemporary in Dissent, op. cit. : « To understand the Bible in such fashion that I myself am interpreted by it and changed, made a new person, is the work of God. So God as Interpreter of a life history remains its Author, which he is from the first », p. 60. 13 Il suit sa première lecture systématique des œuvres de Luther à partir de l’édition de Rambach, 1733.

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Les écritures devraient être notre dictionnaire, notre art littéraire, qui doivent être le fondement du dialogue et la finalité des chrétiens, et à partir desquelles ils se manifesteraient plus unis14. Quand il lit le texte et y entre avec une intelligence spirituelle, l’être humain est finalement créé. Il respire dans le cœur même de Dieu la possibilité d’un chemin de vérité et de liberté. Dans la nature et dans l’histoire15, il peut contempler l’acte déployé de la création de Dieu, dans laquelle il est convoqué à un dialogue. Nous comprenons alors pourquoi Hamann se pose en contre-thèse des propositions humanistes au mieux déistes, au plus athées de son temps. Pour lui la relation du croyant à la Bible n’a rien à voir avec les historiens, archéologues qui cherchent à faire parler des pierres mortes : « chaque histoire biblique est une prophétie qui s’accomplit à travers tous les siècles dans l’histoire de chaque homme ». C’est pour cette raison qu’il apprécie le compliment que son ami Moser lui fait de le surnommer le « Mage du Nord », en référence à la péricope matthéenne des Mages. Péricope dont Hamann donne une interprétation, fine et pointue dans un texte de 1762, Les Mages d’Orient à Bethléem16. Il compose ce court billet en réponse à l’engouement de ses contemporains pour le phénomène astral du passage de Vénus dans l’orbite solaire ; phénomène observable depuis Königsberg le 6 juin 1761. Au même moment le roi Fredrik V avait dépêché une mission savante en Arabie à la recherche de documents sur les origines du christianisme en ces contrées. Hamann en contrepoint manifeste que la quête des savants chaldéens avait comme objet l’enfant Jésus, et il insiste sur la joie procurée par cette découverte. La vie entée dans le Christ est la vraie clef de la destinée humaine : « Combien infiniment la jouissance de ceux qui auront mis leur amour en sa manifestation, surpassera la haute joie de nos enthousiastes de l’Orient, lorsqu’ils le virent. Avec vigueur et simplicité l’énonce l’écriture primitive de notre foi : En ton salut j’espère Seigneur17 ! » Étant donné ce qui vient d’être dit, nous n’avons plus de mal à comprendre les raisons pour lesquelles Hamann a pu apprécier son surnom.

Le déploiement des harmoniques dans la Parole La radicalité de ce dessaisissement – ressaisissement d’Hamann dans la richesse de la Parole de Dieu, comme il le précise : « Toute parole qui sort de la bouche de Dieu,

14 J. G. Hamann, Betrachtungen…, op. cit., p. 9. 15 O. Bayer, A contemporary in Dissent, op. cit. : « In paragraph 8 of his Fragments Hamann writes that “the book of nature and the book of history are nothing but ciphers, hidden signs, which need the same key as unlocks Holy Scripture, and is the point of its inspiration” », p. 70. 16 H. Corbin, Hamann, philosophe du luthéranisme, op. cit., en donne une traduction à la fin de son ouvrage, p. 149-152. 17 J. G. Hamann, Les Mages d’Orient à Bethléem, traduction dans H. Corbin, Hamann, philosophe du luthéranisme, op. cit., p. 151.

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est une création tout entière des pensées et des mouvements dans notre âme18 », le conduit tout naturellement à considérer le cœur des Écritures : le Christ. Et le Christ dans sa puissance de Salut. C’est bien le Christ qui lui a permis d’éprouver la Parole de Dieu, le seul lieu qui rend libre. Libre du fait qu’Il nous fait être et aimer ce que nous sommes vraiment, « amour de nous-mêmes auquel appartiennent Dieu et mon prochain ». D’une certaine manière, Hamann retrouve le chemin de ce que les Orientaux nomment la philautie. Il n’est donc pas question d’idéalisme, de fuite dans les idées ou les concepts, mais d’être très concrètement et réellement en prise avec ce Moi donné et révélé dans cette relation à Celui qui me crée, et ne cesse de me créer. La relation fondatrice entre Dieu et moi, selon Hamann, ne saurait se fonder sur un instantané posé une fois pour toutes par Dieu, mais dans un partenariat d’Alliance19 où le dialogue instauré par cette relation est tendu par une histoire marquée par des antécédences bibliques, un présent à accomplir en vue d’une téléologie. La dimension kaïrotique de la trajectoire existentielle de la personne humaine prime de très haut et de très loin la simple et monotone ligne chronologique. C’est cette histoire-là qui intéresse Hamann plus que la « Grande » Histoire. Il ne cesse de le répéter à Frédéric II qu’il n’apprécie guère20, lui qui préfère se laisser flatter et abuser par les « lumignons français » : Voltaire ou Diderot. Ses échanges tant personnels qu’épistolaires avec Emmanuel Kant prouvent tout cela. Hamann se positionne avec une sainte audace évangélique face aux recherches et réflexions du « maître de Königsberg » quant à la raison pratique ou la raison pure. Pensant ici à la tension que Kant a posée entre la loi morale et la nature, l’homme éthique et l’homme naturel, Hamann reprend les motifs principaux de Luther, estimant qu’il est illusoire d’attendre un développement naturel de l’être humain. Il convient de citer ici une page particulièrement éclairante : Ce n’est pas en services, en sacrifices, en vœux exigés des hommes par Dieu, que consiste le mystère de la piété chrétienne, mais plutôt dans les promesses, les réalisations et les sacrifices que Dieu a accomplis pour le plus grand bien des hommes ; non pas dans le bien par excellence dont il a fait don ; non pas dans la législation ni dans les traités de morale qui ne concernent que des sentiments humains et des actions humaines, mais dans les actes, les œuvres et les institutions réalisées par Dieu pour le salut de tout l’univers21. Mais ne nous méprenons pas, il ne s’agirait pas pour Hamann de faire fi de la raison humaine. Il ne tient pas à opposer de manière puérile, foi et raison22. Au cœur du débat de ce xviiie siècle, il ne saurait le résoudre en prenant une position radicale : 18 J. G. Hamann, Betrachtungen…, op. cit., p. 7-8. 19 O. Bayer, A contemporary in Dissent, op. cit. : « Hamann criticizes Herder’s anthropologizing of the theological in which the image of God in the human is taken so one-sidedly that God’s humanitatis (Titus 3 :4), his love for humankind, is reversed and becomes the divinity of the human », p. 97-98. 20 O. Bayer, A contemporary in Dissent, op. cit., p. 113-116. 21 J. G. Hamann, Commentaire du « Sermon sur la Montagne ». 22 O. Bayer, A contemporary in Dissent, op. cit., ch. 7 : What is enlightenment ?, p. 118-127.

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la foi contre la raison, au risque de devenir fidéiste, ce qu’il refuse profondément. C’est ici qu’il faut reconnaître toute la perspicacité de Hamann. Méditant la figure du Christ, sa personne une en deux natures distinctes, il voit la grammaire et même la poésie, de toute articulation des contraires, ou du moins de ce qui apparaît contraire à la simple raison humaine. Cette dernière a besoin d’un « ascenseur » pour intelliger les paradoxes. Et le mystère de la communicatio idiomatum vient ouvrir telle une assomption, la possibilité de faire coexister les phénomènes ou éléments paradoxaux. Il ne s’agit donc plus d’opposer foi et raison, mais de considérer comment la foi comme relation fondamentale et fondatrice d’une histoire d’Alliance de l’être humain avec Dieu est la vraie voie herméneutique de l’épanouissement de la raison humaine. Ce qui est capital pour le Mage du Nord est l’unité de la personne humaine. Son histoire au sens où nous l’avons expliqué plus haut est celle d’une unification, d’une christification. Hamann dans son œuvre tient à rappeler que cette relation fondamentale de l’être humain à son Créateur, « implique la connexion des notions d’origine, de création et d’histoire. Il insiste sur le fait que l’unité de l’être humain n’est pas celle d’une substance disposant d’une faculté privilégiée23 ». C’est face aux foisonnantes propositions philosophiques de Kant ou aux entreprises de démolition de la foi chrétienne de Mendelssohn, que Hamann se lance dans une seconde lecture systématique des œuvres de Luther en 178024. C’est précisément là que se cristallise ce que nous appelons sa radicalité christocentrique.

Centration sur la theologia crucis Cette seconde lecture systématique des œuvres du Réformateur l’invite à reprendre la XXIe thèse d’Heidelberg : « Theologus gloriae dicit bonum malum et malum bonum ; theologus crucis dicit quod res est ». Hamann comprend par là le cœur de cette relation de chaque être humain à Dieu, dans la dynamique du mystère de l’Incarnation en son aspect le plus dessaisissant et le plus radical : la croix. À la suite de Luther, il refuse d’entendre la théologie catholique prétextant pouvoir atteindre les réalités divines par la voie de l’analogie directe. Il ne saurait être question de faire l’impasse sur l’expérimentation de l’amour divin en ses dimensions de courroux, de miséricorde dans le châtiment. Le Christ dans ce qu’il donne à contempler du mystère de Dieu au cœur de l’inanité de la croix est le centre de toute la grammaire de cette relation tissée au sein de chaque histoire humaine, éclairée à l’aune de la Parole de Dieu. Qui mieux que le Verbe incarné, fait chair et mourant sur la croix, serait le meilleur herméneute de l’ensemble de l’Écriture ? C’est pour cela qu’il forge à ce sujet le syntagme de Philologus crucis. Ce mystère, Hamann le nomme « anthropomorphose ». Il y voit toute la force et la puissance de l’acte kénotique de Dieu à l’égard de la créature humaine, mais

23 H. Corbin, Hamann, philosophe du luthéranisme, op. cit., p. 71. 24 Pour sa seconde lecture des œuvres complètes de Luther, il prend la vieille édition d’Iéna. Il dévore sept gros volumes en l’espace de quatre mois.

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cet acte kénotique est simultanément « l’apothéose » dans laquelle Dieu appelle l’homme vers lui. Nous ne proposons que du scandale et de la folie pour le monde et pour les princes de ce siècle… La parole de la Croix est le plus grand scandale aux yeux des théologiens orthodoxes et des moines superstitieux, parce qu’elle manifeste le scandale mystérieusement caché dans le levain des pharisiens… L’esprit qui est de Dieu peut seul révéler la puissance de Dieu et la sagesse de Dieu en justifiant les pécheurs et en condamnant ceux qui se justifient eux-mêmes25. Il revient sans cesse sur la doctrine de la sainteté des œuvres comme première ennemie de l’Évangile26. Cette centration dans ce que nous dénommons désormais le paradoxe anthropomorphose – apothéose, suppose aussi un terminus a quo et un terminus ad quem, enchâssant ainsi l’historicité humaine entée dans l’acte salvifique du Christ. Dans la préhension kaïrotique dont nous avons déjà parlé antérieurement, Hamann ne cherche pas à déterminer une origine historienne ou physique de l’être humain. Dans sa radicalité évangélique (au sens luthérien du terme), il nous replace face au mystère de la création. L’histoire de l’origine est avant tout et par-dessus tout celle de la Création. À l’époque où l’Histoire tend à s’émanciper de quelque référent religieux pour entrer dans une herméneutique hypercritique, Hamann paraît bien là comme le prophète annonçant les dangers d’une sécularisation inhérente au processus même de ce détachement. La juste compréhension de l’histoire dépasse la simple étude empirique. Qui ne croit pas Moïse et les Prophètes ne sera donc jamais qu’un poète, quoi qu’il en pense et malgré qu’il en ait, et c’est ce qu’ont été Buffon en son histoire de la création et Montesquieu en son histoire de l’Empire Roman […] L’histoire est une révélation auditive, sans la foi en celui qui est l’auteur même de toute révélation, elle reste un livre scellé, une énigme muette. Ou encore : Ni Moïse, ni Isaïe, ont livré leurs pensées et les événements de leur temps comme le font les écrivains terrestres ou auteurs de livre, mais pour la postérité ou celle de leur peuple. C’est l’esprit de Dieu qui se révèle par la bouche et la plume de ces saints hommes ; l’esprit qui planait sur les eaux de la terre inculte, jeune ; celui qui couvre Marie de son ombre […] l’esprit qui est en mesure d’explorer les profondeurs de Dieu seul27.

25 J. G. Hamann, Glose Philippique, II, 373. 26 Il avait parmi ses confidentes fidèles la princesse Galitzine, catholique, vivement impressionnée cependant par la force et la conviction des assertions profondément luthériennes d’Hamann quant à la justification par la foi seule. Elle-même fit graver après la mort du Mage, les versets de la 1ère lettre de Paul aux Corinthiens 1,23-27. 27 J. G. Hamann, Betrachtungen…, op. cit., p. 18.

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Le renvoi à Moïse et aux Prophètes rappelle probablement le chemin d’Emmaüs (Lc 24, 27) : « Et commençant par Moïse et parcourant tous les Prophètes, il leur interpréta dans toutes les Écritures ce qui le concernait ». Le récit lucanien certainement ici présent en filigrane ne permet-il pas de considérer la logique de la trajectoire hamanienne. Le Christ en cet instant est le seul et vrai herméneute de l’Écriture tendue vers l’acte salvateur de la Croix. Toute la création est tendue vers cet événement unique et métahistorique, non au sens où il rendrait caduque l’histoire ou même l’anéantirait-elle, mais où au contraire toujours portée vers cet acte salvateur, l’histoire connaît son origine : l’acte créateur qui ne cesse de renouveler et de convertir chaque histoire humaine. C’est tout le contenu du seul traité écrit par Hamann en 1784 Golgotha und Scheblimini, où toute vision de l’histoire entée et enracinée dans la réception de la Création, acte de foi, ravive en ce xviiie siècle l’expérience de Luther28. Et non seulement il la ravive, mais il en propose une sorte d’extension. Si le terminus a quo vient d’être un peu explicité – bien qu’imparfaitement – reste le terminus ad quem. Pour celui-ci Hamann a dû déployer des trésors d’argutie face aux positions sécularisantes de Mendelssohn29. Ce dernier venait de publier Jérusalem ou de la puissance religieuse du judaïsme. Considéré comme le troisième Moïse du peuple juif, il regardait comme nécessaire et libérant la stricte séparation des pouvoirs religieux et civils. Pour lui seul le peuple juif était dépositaire de la Loi mosaïque et la révélation chrétienne relevait d’une imposture au vu de ses prétentions universalistes. Pour autant il n’y a aucun privilège pour le peuple juif, dans la mesure où chaque homme possède la raison naturelle donnée par Dieu. La raison seule suffit à expliquer l’ordonnancement du monde. Il n’y a donc pas lieu que l’État vienne interférer dans les questions religieuses, et la réciproque est vraie. Le reproche majeur d’Hamann est le suivant : Mendelssohn porte sur Jérusalem un regard distancié uniquement philosophique. La cité de Jérusalem ne saurait être réduite à une évocation historique, d’ordre archéologique. Il ne reconnaît ni les Psaumes, ni les Prophètes et ne sait que faire du Nouveau Testament. Il lui manque « l’esprit et la clef de David ». Il ne pouvait se représenter les vérités historiques temporelles de la Ville Sainte selon les sept dimensions du passé, du présent, de l’avenir ; de la largeur, de la longueur, de la hauteur, de la profondeur. Ou encore : Comme le soleil brille toute la journée et éclaire toutes les nations, telle est cette lumière dans le monde divin. C’est la Parole pour tout homme, inscrite pour tous les temps. Le créateur lui-même connaît chaque homme par son nom, et les événements du monde, leurs temps, leurs liens, histoires tissées de toutes les personnes, connues par leur nom avec tous les événements du monde, leur temps, leurs liens, leurs diversités, jusqu’aux plus petites circonstances30. 28 Extension ou transformation. Après un débat interne avec le professeur Marc Vial, au cours des échanges entre intervenants, il est apparu que le terme « extension » semblait ici mieux convenir. 29 O. Bayer, A contemporary in Dissent, op. cit., p. 134-138. 30 J. G. Hamann, Betrachtungen…, op. cit., p. 20.

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Sans l’esprit prophétique, il est bien impossible d’entrer dans le mystère de Jérusalem dont le nom même révèle paradoxalement l’échec d’un destin terrestre lié à la promesse d’un avenir attendu. Jérusalem pour Hamann est la réalité métalocale d’une tension proleptique de l’accomplissement non seulement de chaque destinée humaine, mais de l’ensemble de la communauté humaine dans sa vocation eschatologique, plongée dans la clef de la theologia crucis. Nous voyons là comment Hamann reprend Luther dans cet itinéraire affermi et affirmé : une union indispensable entre la religion prophétique et le christianisme radical. La Jérusalem des Prophètes qui en est aussi la meurtrière : ultime paradoxe, est aussi la Jérusalem métahistorique qui noue cette trajectoire des humains dans l’acte salvateur unique – ephapax – du Christ, dans cette tension entre ce qui est déjà entièrement donné et ce qu’il convient encore d’accomplir.

Conclusion Arrivé au terme de ce trop bref parcours pointant juste quelques arêtes de l’œuvre prolixe et paradoxale d’Hamann, pouvons-nous finalement répondre à la question : passeur, rénovateur, inspirateur ? Passeur certainement dans le sens où vivant l’expérience même de Luther dans cette réception ouvertement opérative de la Parole de Dieu, il reprend les grandes lignes fondatrices du réformateur allemand, et nous avons pu le voir en bien des points. Néanmoins il ne se contente pas d’un vulgaire psittacisme. Et en cela il est rénovateur. Face à la montée de la centration humaniste arc-boutée sur la raison humaine, il ne se situe pas comme un croyant isolé face aux contestataires de l’asservissement religieux et religieux chrétien. En dialogue avec la plupart des grands penseurs allemands de l’époque, il rappelle que la condition humaine, dont la raison est un des lieux éminents de la présence de Dieu en elle, ne peut être libre que dans le rapport Créateur-créature. En ce sens, il joue un rôle important de rénovateur, non pas d’abord de la foi luthérienne, mais de l’authentique expérience de Luther, en contraste avec les excès d’un spiritualisme déviant à la manière de Zinzendorf, ou avec la rigidité étriquée et sclérosante du dogmatisme luthérien. Inspirateur. Dire que sa pensée fait jaillir l’idéalisme allemand risque une tragique réduction. Le nier serait tout aussi absurde ; mais Hamann a initié bien plus que cela. Bientôt il est vrai Schiller ou Schleiermacher prennent un certain nombre d’idées du « Mage du Nord », mais seulement quelques idées, ils n’entrent pas dans son expérience même. Herder a souvent du mal à le suivre, Hegel reprend tel ou tel thème, mais dans sa systématisation s’écarte considérablement du Dieu vivant, relationnel, incarné, dont Hamann ne cesse de témoigner. Certainement son plus fidèle disciple reste Kierkegaard. Le philosophe danois l’a imité en bien des points : forme littéraire, maniement de l’ironie, étrangeté de la personnalité, et surtout mise en avant d’une expérience, en remarquant aussi les prises de distance entre le maître danois et le Mage du Nord. Passeur, rénovateur, inspirateur, et finalement philosophe ? Philosophe du luthéranisme, comme l’indique le sous-titre de la monographie d’Henry Corbin ?

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À condition de s’entendre sur l’acception de philosophe. Et sur ce point, l’étude que Balthasar consacre à Hamann, dans son esthétique de Herrlichkeit, est marquée de pertinence31. Philosophe donc, non dans le sens de ce que les rationalistes du xviiie siècle ont lentement et sûrement amené, où la raison humaine devient le point d’Archimède de l’explication du monde et des choses. Mais dans le sens de Clément d’Alexandrie et de ceux qui à sa suite marquent les premiers pas de la pensée chrétienne. Celui qui est vraiment amoureux de la Sagesse, de la Sagesse divine. Celui qui sait que le Verbe de Dieu, le Logos, est la clef d’explication du monde et de l’être humain. Celui qui nous mène vers l’insaisissable relation d’un Amour qui se donne sans compter, sans partage, qui justifie celui qui crie vers Lui. Celui qui tels les mages, préfère l’inconfort d’une route vers l’inconnu, que les certitudes trop limitées de la raison humaine livrée à elle-même. Celui qui finalement écoute cette Parole qui inscrit en lui une histoire, en inscrit une au sein de chaque être humain, et qui par la puissance de l’histoire récapitulée dans le salut de la croix, nous ouvre finalement dans l’aventure vers le sans rivage.

31 H. U. von Balthasar, La Gloire et la Croix, II/2, Paris, Aubier-Montaigne, 1972, p. 129-165.

Jean-Deni s Kraege

Gerhard Ebeling, lecteur de Luther

Dans un article paru en novembre 1983 dans plusieurs journaux catholiques de Suisse alémanique et intitulé « Que signifie Luther pour moi1 ? », Gerhard Ebeling (1912-2001) affirme que, pour lui, Luther fut d’abord un lecteur. Plus particulièrement, il fut lecteur des Écritures. Dans cette affirmation réside l’essentiel de ce qu’Ebeling a offert à la recherche sur Martin Luther : un effort constamment remis sur le métier pour dire l’herméneutique de Luther. Cela se situe parfaitement dans la ligne de sa leçon d’essai à la chaire d’histoire de l’Église de la faculté de théologie de l’Université de Tübingen qui eut lieu le 18 juillet 1946. Il l’intitule « L’histoire de l’Église comme histoire de l’interprétation de l’Écriture sainte2 ». Pour Ebeling, un homme d’Église comme Luther n’a d’intérêt pour nous aujourd’hui qu’en tant qu’interprète des Écritures. Et tout ce que l’on pourra dire d’intéressant sur Luther, Augustin, Thomas, Barth ou qui que ce soit au sein de l’histoire du christianisme n’aura jamais d’intérêt qu’en tant qu’il est un interprète des Écritures.

Une Réforme d’abord herméneutique Mais que faut-il entendre, sous la plume d’Ebeling et dans l’exposé que je vous présente, par herméneutique ? Ce terme ne désigne pas l’effort d’interprétation proprement dit, mais d’abord la réflexion sur les méthodes mises en œuvre pour interpréter. Car Luther n’a pas simplement interprété les Écritures. Il a aussi réfléchi aux méthodes qui président à cette lecture et les a transformées, les a « réformées ». C’est de cette manière que, selon Ebeling, Luther a radicalement transformé l’Église. Notons que l’intérêt d’Ebeling pour l’herméneutique n’est pas sans lien avec la situation de la théologie à l’époque de ses études. Il a en particulier été l’élève de deux représentants de la théologie dialectique : Rudolf Bultmann à Marbourg et Émile Brunner à Zurich. Or la théologie dialectique, dès la parution du deuxième commentaire de Karl Barth sur l’épître aux Romains3, a vu se reposer, en son sein

1 Repris in Umgang mit Luther, Mohr, Tübingen, 1983, p. 1-7. 2 G. Ebeling, Kirchengeschichte als Geschichte der Auslegung der Heiligen Schrift, J.C.B.Mohr, Tübingen, 1947 (SgV 189), repris in Wort Gottes und Tradition, Studien zu einer Hermeneutik der Konfessionen, Göttingen, 1964, p. 9-27. Cf aussi G. Ebeling, Mein theologischer Weg, Zürich, Hermeneutische Blätter, Sonderheft Oktober 2006, p. 51 et 56. 3 K. Barth, Römerbrief, 2. Auflage, Zurich, EVZ-Verlag, 196710. En 500 après Martin Luther, dir. par Stéphane-Marie Morgain, Turnhout, 2018 (BRHE, 104), p. 229-239 © FHG DOI 10.1484/M.BRHE-EB.5.116221

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même, les grandes questions de l’herméneutique déjà soulevées par des Schleiermacher et autres Dilthey4. Notons au passage qu’Ebeling avait par ailleurs été fortement marqué par l’enseignement de Wilhelm Maurer à Marbourg et de Fritz Blanke à Zurich, ces historiens auprès de qui il a forgé son intérêt et même son admiration pour Martin Luther. Après avoir été formé au pastorat par D. Bonhoeffer dans le cadre du séminaire de Finkelwalde et pressé par l’imminence de la guerre, Ebeling écrit sa thèse de doctorat à Zurich, entre le printemps 1937 et l’été 1938. Elle est intitulée Evangelische Evangelienauslegung. Eine Untersuchung zur Luthers Hermeneutik (Interprétation protestante des Évangiles. Une recherche à propos de l’herméneutique de Luther5). La thèse qu’il y défend, c’est que Luther a dû rompre avec l’allégorèse et une herméneutique basée sur les quatre sens de l’Écriture. Cette nécessité s’imposa à lui suite à sa prise au sérieux du sens christologique des Écritures. Ou, si l’on préfère, cet abandon fait suite à la certitude qui devint la sienne que le Christ, parole de Dieu, est le vrai critère d’interprétation de l’Écriture entière, car son « centre ». Si l’Écriture est « claire », c’est qu’elle s’interprète elle-même (elle est « sui ipsius interpres6 »). Et quand Luther affirme que l’Écriture est interprète d’elle-même, cela ne signifie pas seulement ou simplement qu’il s’agit d’interpréter les passages obscurs par des passages plus clairs. Cela signifie qu’il convient d’interpréter l’Écriture à partir de ce centre auquel elle donne accès, à savoir le Christ, parole de Dieu. Ebeling fit la démonstration de cet abandon de l’allégorèse en analysant les prédications que Luther consacra à des péricopes des Évangiles. Il put ainsi montrer que cet abandon eut lieu dès 1524-1525 et fut définitif dès 1529. Mais, corollaire de cette relecture christologique des Écritures, le sens littéral que Luther dégage n’est pas ce qu’il appelle parfois son sens « littéral littéral ». En cela Luther se différencie d’un Nicolas de Lyre et de l’effort des humanistes et de certains rabbins. Le vrai sens littéral d’un texte n’est autre pour Luther que son sens christologique : le sens par lequel le Christ, parole de Dieu, se rend notre contemporain ou nous rend ses contemporains au travers du texte7. Comme Ebeling le dit à plusieurs reprises dans sa thèse, ce ne devait pourtant être que le début d’une enquête, nécessairement beaucoup plus vaste, à propos de l’herméneutique de Luther. Après la guerre, durant laquelle Ebeling revint en Allemagne pour y être pasteur de l’Église confessante, il fut assistant puis professeur d’histoire de l’Église à Tübingen. C’est là qu’en parallèle à un enseignement très général, il poursuivit ses recherches à

4 Cf. la critique de Rudolf Bultmann au 2e commentaire de Barth : « Karl Barths “Römerbrief ” in zweiter Auflage », aujourd’hui dans Anfänge der dialektischen Theologie I, München, C.Kaiser Verlag, 1962, p. 134 suiv. 5 Evangelische Evangelienauslegung, Eine Untersuchung zur Luthers Hermeneutik, München, Chr. Kaiser Verlag 1942, Darmstadt, 19692. 6 Cf. l’article « “Sola scriptura” und das Problem der Tradition », in G. Ebeling, Wort Gottes und Tradition. Studien zu einer Hermeneutik der Konfessionen, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, (1964), 19662, p. 91-143. 7 Les dernières pages de l’Evangelische Evangelienauslegung le disent parfaitement : cf. p. 446-454 et surtout la conclusion p. 452-454.

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propos de l’herméneutique de Luther. Il consacra principalement son attention au cours que Luther donna en 1513-1515 sur les Psaumes8.

Le cours sur les Psaumes de 1513-1515 Les principaux résultats de cette recherche peuvent être résumés de la manière suivante : 1. L’idée fondamentale et nouvelle qui se fait jour dans ce commentaire concerne la distinction de la lettre et de l’esprit. Luther avait hérité d’une herméneutique qui se donnait pour tâche de dégager quatre sens au moins des Écritures. Au sens littéral du texte s’adjoignaient traditionnellement au moins trois sens dits « spirituels ». Ces trois sens étaient les sens tropologique, anagogique et allégorique. Le sens tropologique rapportait le texte à l’existence individuelle et en particulier à la vie morale. Le sens anagogique le rapportait aux fins dernières. Quant au sens allégorique. Il le mettait en lien avec l’Église. On remarquera que, parmi ces quatre sens, il n’y avait pas de sens à proprement parler « christologique ». Dès lors, Luther, repartant de l’idée paulinienne selon laquelle la lettre tue et l’esprit fait vivre (2 Co 3, 6), applique la distinction de la lettre et de l’esprit aux sens de l’Écriture, à commencer par son sens littéral. Et de distinguer deux sens littéraux ! Comme déjà évoqué, le sens « littéral littéral » tue le sens profond du texte alors que le sens « littéral spirituel » – ou encore « prophétique » lorsqu’il lit les Psaumes – fait vivre le texte en nous. Et ce sens littéral-spirituel quel est-il ? C’est celui qui permet à la parole de Dieu de résonner dans notre vie. Or la parole de Dieu par excellence n’est autre que ce que Dieu nous a dit en Jésus-Christ. Le sens littéral spirituel de l’Écriture sera donc son sens christologique. Ajoutons qu’aux yeux de Luther relu par Ebeling, la distinction « spirituelle » de la lettre et de l’esprit consiste à différencier deux manières de se comprendre soi-même et deux types de paroles qui véhiculent ces deux compréhensions de soi. L’interprétation spirituelle de l’Écriture comme de l’existence consiste à y distinguer la lettre et l’esprit, alors que l’interprétation littérale les confond. Quelles sont donc ces deux manières de vivre sa vie qu’il s’agit de constamment redistinguer ? Il s’agit d’une part de la manière de comprendre sa vie d’abord devant Dieu puis également devant le monde et de l’autre de la compréhension de soi consistant à ne se saisir que dans sa relation au monde. Quant aux deux types de paroles qu’il s’agit de distinguer, plus la réflexion de Luther se développera, plus ils seront caractérisés d’Évangile et de loi. Dernière remarque d’ordre général sur la distinction de la lettre et de l’esprit : dès le cours sur les Psaumes de 1513-1515, ces deux paroles, ces deux compréhensions de soi et ces deux sens de l’Écriture sont « distingués ». Par là il faut entendre qu’ils ne



8 Ses recherches d’alors sont rassemblées dans le premier volume de ses Lutherstudien : Lutherstudien, Bd.1, J.C.B. Mohr, Tübingen, 1971, p. 1-220. On trouvera aussi un bon résumé à ce propos dans les deux article qu’Ebeling écrivit pour la RGG3 : l’article Hermeneutik (2e, vol. 3, 251-253) et l’article Luther (II. Theologie, vol. 4, 495-519).

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sauraient être confondus, mais aussi qu’ils ne sauraient exister sans que l’autre leur serve soit de repoussoir soit de dépassement. Je reviendrai plus bas sur ce qu’il faut entendre par « distinction » chez Luther, car ce fut aussi un des chevaux de bataille de G. Ebeling dans son interprétation du réformateur ! 2. Cette distinction de la lettre et de l’esprit aura pour incidence non seulement que le sens littéral-spirituel du texte sera son sens christologique, mais que les trois autres sens traditionnels se fondront peu à peu dans le sens tropologique : le sens moral ou encore existentiel du texte. Il y a une logique à cela : si tout sens spirituel d’un texte consiste à me replacer devant Dieu, à faire retentir la parole de Dieu en moi, le sens qui nécessairement sera corrélé au sens littéral-spirituel devra me permettre de m’approprier cette parole que Dieu m’a dite par excellence en Jésus-Christ. Or c’est l’office du sens tropologique de mettre en évidence la compréhension de l’individu face à… Face au Christ j’existe, déjà pour le Luther des débuts, comme individu appelé à se comprendre lui-même d’une certaine manière en relation à Dieu et au monde. À cause de cette compréhension forensique de l’existence humaine, les sens moral, allégorique et anagogique se concentrent dans le sens tropologico-moral. Face au Christ, je suis, en effet, d’abord et fondamentalement un individu appelé à me situer de telle ou telle manière. Plus encore : face au Christ, face à la grâce, je me situe fondamentalement en impie ou en croyant, en pécheur ou en pécheur pénitent. La thématique de la justification gracieuse du pécheur en Christ est ainsi présente par bribes dès le cours sur les Psaumes. Ces quelques phrases en sont un exemple : « Ce n’est pas des œuvres que proviendra sa justice (celle du juste), mais ce seront bien ses œuvres qui proviendront de sa justice… Cela va aussi contre Aristote qui dit : c’est en faisant ce qui est juste qu’on devient juste. Il en est plutôt ainsi : c’est en étant juste que l’on fait ce qui est juste9 ». Ebeling peut dès lors écrire dans son Luther, Introduction à une réflexion théologique : « Si le Christ est le sens fondamental (du texte des Psaumes) (…), la relation du texte avec l’individu – le sens tropologique de l’Écriture – ne peut pas consister en de quelconques utilisations morales, en l’appel à accomplir des œuvres correspondant à celles du Christ. Elle ne peut viser que la foi qui saisit le Christ. Nous avons affaire ici au terreau où s’enracine la doctrine luthérienne de la justification sous sa toute première forme10 ». 3. Pour dégager les sens christologique et tropologique d’un texte, Luther use encore, dans ce premier commentaire des Psaumes, de l’allégorèse. Toutefois, ce procédé ne doit pas permettre de faire dire n’importe quoi au texte. Il n’implique pas non plus que tous les textes vont dire la même chose ! L’allégorèse est sous le contrôle de la théologie d’une part, du sens littéral historique de l’autre. Car le texte possède aussi un sens « historique » ! Luther le qualifie de sens littéral ou de sens littéral historique. Ce sens correspond grosso modo à l’intention de l’auteur ou au sens qui se donne immédiatement à la conscience du lecteur. Ainsi, par exemple,

9 WA 4 ; 328. 32 suiv. 10 Luther, Einführung in sein Denken, Tübingen, J.C.B. Mohr, 1964, p. 114, trad. fr. Luther, Introduction à une réflexion théologique, Genève, Labor et Fides, 1983, p. 93.

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lorsqu’un texte parle de Jérusalem, il s’agit en général d’abord de la ville du même nom et non de la Jérusalem céleste ou de l’Église… Lorsque le sens littéral est considéré comme le seul sens de l’Écriture, ainsi que tentait de le faire un Nicolas de Lyre, il n’est cependant qu’un sens littéral-littéral, un sens qui tue le sens du texte ! Le sens littéral-littéral n’a de valeur que dans son rapport aux sens christologique et tropologique, c’est-à-dire aux sens spirituels de l’Écriture. Il joue à leur égard un rôle de garde-fou. Il doit les empêcher de se fourvoyer en projetant sur le texte des choses que celui-ci ne dit pas. L’herméneutique de Luther en 1513-1515 permet ainsi de fondamentalement dégager une lecture spirituelle ou encore théologique, voire « dogmatique » de l’Écriture et ne conduit qu’indirectement à développer une lecture historico-critique de la Bible11. En conséquence de cette étude de l’herméneutique du premier cours de Luther sur un texte biblique, on peut dire qu’aux yeux de G. Ebeling 1. La découverte réformatrice mettant centralement en relation la grâce justifiante et l’existence pécheresse a eu progressivement lieu et a mûri sur la base de l’articulation d’abord herméneutique de la lettre et de l’esprit. 2. La Réforme luthérienne est donc bien d’abord une réforme herméneutique : une réforme dans la manière de lire les Écritures. 3. La distinction de la lettre et de l’esprit est une distinction des deux coram (coram Deo et coram mundo aut hominibus) caractérisant toute existence humaine. 4. L’herméneutique luthérienne relie la Bible et l’expérience humaine, respectivement les sens christologique et tropologique pour que la parole de Dieu contenue dans les Écritures puisse être appropriée et transformer ma manière de me comprendre moi-même. De ces quatre constats découlent les grandes lignes de ce que sera dès lors la réflexion ébelingienne à propos de Luther. Tout en gardant un grand intérêt pour l’herméneutique de Luther, Ebeling concentrera, en effet, sa recherche, d’une part sur la logique théologique du Réformateur de Wittenberg, de l’autre sur son anthropologie. Réduire la lecture ébelingienne de Luther à la mise en évidence de sa manière de lire tels ou tels textes bibliques ne rendrait de loin pas compte de l’apport immense que fut celui de G. Ebeling à la recherche luthérienne. De plus tant la mise en évidence de la logique théologique que celle de l’anthropologie sont dans la droite ligne de ces études sur l’herméneutique et visent globalement à une meilleure interprétation de la Bible. Venons-en donc à la logique théologique mise en œuvre par Luther et plus particulièrement à la « distinction ». À plusieurs reprises, j’ai déjà utilisé ce terme. Luther s’évertue, en effet, de constamment « distinguer » la lettre et l’esprit, une lecture littérale et spirituelle ou encore la loi et l’Évangile.

11 La petite frustration que l’on peut avoir en lisant les études que consacre G. Ebeling aux Psaumes et à la prédication de Luther à propos de textes évangéliques, c’est qu’il n’analyse guère comment Luther dégage les sens christologique et tropologique d’un texte. J’ai personnellement – sous la supervision de G. Ebeling – tenté de montrer comment Luther le faisait dans sa lecture de l’épître aux Romains : cf. J-D. Kraege, L’Écriture seule, Pour une lecture dogmatique de la Bible : l’exemple de Luther et de Barth, Genève, Labor et Fides, 1995, Section II : Luther, lecteur de l’épître aux Romains, p. 93-178.

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La distinction Le principal témoin de la réflexion ébelingienne sur la logique théologique de Luther est son cours public donné en 1962-1963 à l’université de Zurich12. Sur la base de la distinction entre la lettre et l’esprit, Ebeling y analyse un certain nombre de couples qui surgissent avec une belle régularité sous la plume du réformateur : loi et Évangile, personne et œuvre, foi et amour, règne du Christ et règne du monde, personne chrétienne et personne publique, liberté et servitude, Dieu caché et Dieu révélé, philosophie et théologie… Ebeling repère une structure commune dans la manière qu’a Luther d’articuler ces couples. Cette structure est en quelque sorte la logique ou, selon l’expression même de Luther, la « grammaire13 » proprement théologique qui sous-tend la pensée du réformateur. Ailleurs Luther la qualifie volontiers de « distinction ». Cette distinction est une forme de dialectique sans résolution, sans Aufhebung. Ainsi la loi, aussi bien comme type de discours que comme manière de comprendre sa vie, ne doit en aucun cas être confondue avec l’Évangile. Il ne s’agit pourtant pas de dire, c’est soit la loi, soit l’Évangile. Car l’Évangile non distingué de la loi n’est plus Évangile, mais devient un mode de la loi. Quant à la loi non distinguée de l’Évangile, elle a la prétention d’être Évangile, sans pourtant en avoir les moyens. Elle se révèle une parole désespérante et une manière d’être désespérée. C’est au reste ce que manifeste l’usus theologicus legis. Il ne s’agit pas non plus de compléter la loi par l’Évangile et de simplement additionner la loi et l’Évangile sans voir leur incompatibilité et leur lutte à mort. La loi et l’Évangile comme la foi et les œuvres ou les deux règnes de Dieu s’excluent l’un l’autre, mais s’appellent aussi réciproquement. Il y a entre eux antinomie et complémentarité. De plus on ne peut privilégier leur antinomie ou leur complémentarité. Ce n’est qu’eschatologiquement qu’il y a abolition de l’un des pôles au profit de l’autre ou, si l’on préfère, réconciliation et fusion des deux pôles. Outre leur structuration par la distinction, Ebeling montre régulièrement que tous ces couples articulent deux fora. Comme déjà dit, l’humain existe pour Luther en relation à… ou face à… Il vit face à Dieu et face au monde, coram Deo et coram mundo. Il doit se comprendre lui-même entre Dieu et le monde. La foi caractérise la juste relation de l’homme à Dieu, l’amour sa juste relation au monde. Le chrétien, devant Dieu, est intériorité alors que son extériorité le relie au monde, etc. La distinction consiste dès lors à fondamentalement articuler ma relation à Dieu et ma relation au monde. Ces deux relations s’excluent et s’impliquent réciproquement. Sans foi en Dieu, je ne puis aimer en vérité le prochain ; sans amour du prochain et sans prise de responsabilités dans le monde, mon amour pour Dieu ou ma foi en Dieu sont vains… La distinction comporte encore une dimension essentielle. Elle va, en effet, de pair avec une forme de pensée paradoxale qui est directement liée à la théologie de la croix. Le plus simple est de prendre un exemple : celui de la doctrine du Dieu caché et du Dieu révélé. Dans sa révélation, Dieu se manifeste de manière scandaleuse. Par

12 Luther, Einführung, op.cit. 13 Operationes in Psalmos de 1519 (WA 5 ; 27, 8).

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sa Providence, Dieu agit librement et de manière cachée dans le cours de l’histoire mondiale et individuelle qui comporte nécessairement et ô combien de négativité. Mais dans les deux cas, c’est un seul et même Dieu qui agit. Il opère à chaque fois de manière cachée et sous son contraire. Toutefois ces deux modes opératoires sont radicalement différents : comment le même Dieu peut-il nourrir les oiseaux du ciel, parer les lys des champs et nous rencontrer dans la mort d’un innocent ? Comment le créateur de toutes choses peut-il se retrouver dans la crèche de Bethléem ? Comment concilier le Dieu qui, dans son amour, donne et pardonne gratuitement et celui qui est susceptible de pour le moins permettre que le mal nous tombe dessus ?… Cette paradoxalité de la distinction entre ces deux manières d’être rencontré par Dieu ne sera abolie qu’eschatologiquement. Dans cet éon-ci, la paradoxalité reste irrémédiablement la caractéristique de la dialectique de l’existence prise entre Dieu et le monde. Cela n’est pas seulement valable pour la distinction du Dieu révélé et du Dieu caché. De manière très générale, la compréhension spirituelle de soi entre Dieu et le monde que structure la distinction est tout entière une compréhension paradoxale de soi. Parce que l’esprit est indissolublement conjoint à la lettre dont il doit impérativement se distinguer, il est paradoxalement lié à son contraire. Quant à l’existence selon la lettre, fermée sur elle-même, se suffisant à elle-même, elle aspire paradoxalement à une libération que, par essence, elle ne désire pas, car cette libération représente rien moins que sa mort. Une telle paradoxalité de l’existence chrétienne mène Ebeling à écrire : « Tout est spirituel pour autant que cela soit compris “devant Dieu”, c’est-à-dire sous le signe de la croix du Christ, donc dans le sens du Dieu caché sous son contraire. Le salut est spirituel pour autant qu’il ne soit pas compris comme la consolidation de l’être-dans-le-monde, comme l’attribution de biens temporels, mais comme le fait d’être crucifié avec le Christ, pour obtenir ainsi la vie dans la mort. Le croyant est spirituel pour autant qu’il se comprenne comme caché en Dieu et qu’il accepte donc d’être caché devant le monde, pour être sauvé dans cette existence cachée sous son contraire. L’Église est spirituelle pour autant qu’elle soit comprise comme cachée dans cette vie, qu’elle ne mette pas sa confiance dans les moyens de puissance terrestre, mais qu’elle sache qu’elle doit être persécutée et que sa pire tribulation est de ne pas être persécutée et de vivre en sécurité. Le péché lui-même est spirituel, pour autant qu’il soit reconnu devant Dieu comme l’effort d’une justice propre, comme auto-affirmation pieuse face à Dieu, comme refus de la reconnaissance de la justice de Dieu dans l’effort de se justifier soi-même14. » Résumons ce que nous avons mis en évidence à propos de la distinction ! Elle consiste, selon Ebeling, à maintenir dans l’équilibre le plus pur possible l’antinomie et la complémentarité de deux pôles ; ces deux pôles définissent l’un notre relation à Dieu, l’autre notre relation au monde ; par ailleurs la compréhension de soi structurée par la distinction de deux pôles possède une dimension paradoxale. Luther ne diffère dès lors pas seulement de la théologie ambiante par son herméneutique particulière, mais aussi par sa logique théologique. Là où l’analogie

14 G. Ebeling, Luther, Introduction, op. cit., p. 94.

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était prédominante, la dialectique le devient15. Là où un être commun à Dieu et au monde ou à Dieu et à l’humain était de mise, la pensée de Luther travaille sur la base d’une ontologie relationnelle. L’humain que je suis est en relation avec Dieu et l’est aussi, mais différemment avec le monde. Ces deux relations fondamentales et constitutives de l’humain sont antinomiques et complémentaires. Cela conduit tout naturellement Ebeling à s’intéresser à l’anthropologie de Luther. Et sur ce point aussi Luther est un novateur.

L’anthropologie de Luther Déjà avant la fin son premier séjour à Tübingen, Ebeling est intéressé par les thèses « De homine » de Luther qui datent de janvier 153616. L’étude de ces thèses, de leur contexte, des incidences théologiques qui découlent des partis pris anthropologiques de Luther emplira trois volumes de ses Lutherstudien et plus de 1400 pages17 ! Cet intérêt pour l’existence devant Dieu et devant le monde sous-tendra encore le dernier ouvrage qu’Ebeling consacrera à Luther : son étude de la cure d’âme du grand réformateur sur la base de sa correspondance18. Pierre Bühler, dans un article intitulé « La “dispute au sujet de l’être humain” de Luther hier et aujourd’hui » note que « le pari qui traverse toute l’étude (du De homine par Ebeling) est que l’anthropologie constitue la clé d’accès à toute la théologie de Luther19 ». Souvenons-nous en un premier temps que cet intérêt pour l’anthropologie théologique de Luther plonge ses racines dans l’étude qu’Ebeling fit de son herméneutique. Luther ne s’intéresse, en effet, pas seulement au sens christologique d’un texte. Il lie obligatoirement ce sens christologique-littéral avec son sens tropologique. Derrière ce lien entre sens christologique et existentiel se marque une différence essentielle avec les traditions théologiques d’alors. Là où, de manière générale, on avait une conception que l’on peut en un sens qualifier de substantialiste de l’existence humaine, Luther en donne une définition relationnelle. Et si tout est relation dans une existence, cela signifie aussi que tout y est une question d’usage. Tout particulièrement, dans son Luther, introduction à une réflexion théologique, Ebeling insistera sur les usages que nous pouvons, selon Luther, faire de la raison, du monde, de la parole et emblématiquement de la loi.

15 Mon article « Théologie analogique et théologie dialectique, Pour G. Ebeling à l’occasion de son 65e anniversaire », in Revue de Théologie et de Philosophie (1979), 111, Lausanne, p. 13-34. 16 WA 39, 1 ; 175-177. 17 G. Ebeling, Diputatio de homine, 1. Teil : Text und Traditionshintergrund ; 2. Teil : Die philosophische Definition des Menschen, Kommentar zu These 1-19 ; 3. Teil : Die theologische Definition des Menschen, Kommentar zu These 20-40, Tübingen, J.C.B. Mohr, respectivement 1977, 1982 et 1989. Ces trois volumes représentent le tome II des Lutherstudien. 18 Luthers Seelsorge. Theologie in der Vielfalt der Lebenssituationen an seinen Briefen dargestellt, Tübingen, Mohr-Siebeck, 1997. 19 ETR 69, 1994/4 p. 538.

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La grande question de l’usage de la raison est centralement abordée dans le De homine… Luther s’y oppose à la définition médiévale de l’homme comme animal doué de raison. Il le définit comme un pécheur aspirant à la justification. L’accent théologique de l’anthropologie n’est plus mis alors sur les capacités dont l’être humain serait doué, ce qui lui permettrait d’accomplir toutes sortes d’œuvres. Il se déplace sur la radicale dépendance à l’égard de Dieu et ainsi sur les dons que Dieu fait et ne cesse de refaire à chaque humain. Ces dons, l’humain est appelé à se les approprier. En tant que don de Dieu, « la raison est, de toutes choses, la chose capitale, la meilleure au regard de toutes les autres de cette vie, et quelque chose de divin » (De homine, Thèse 4). Cependant de cette majestueuse raison, on peut faire un usage pécheur ou croyant et c’est cet usage qui importe. Si je me définis spirituellement, c’est-à-dire par ma relation à Dieu, j’userai de ma raison pour la gloire de Dieu. Si je me définis charnellement et par ma seule relation à moi-même et au monde, j’en userai pour ma gloire personnelle, éventuellement pour celle de quelque grandeur mondaine dont la gloire m’éclaboussera, avec toutes les incidences négatives qui peuvent découler de cet usage pécheur de la raison. Mon bon ou mon mauvais usage de ma raison découle donc de la manière dont j’articule les deux fora face auxquels j’existe : Dieu et le monde. Un autre aspect de l’anthropologie luthérienne qui, aux yeux d’Ebeling, prend une grande importance est la catégorie d’expérience20. C’est d’abord le cas au plan herméneutique. Pour être comprise, l’Écriture doit être reliée avec mes expériences propres. Elle ne possède aucune vérité pour moi aussi longtemps qu’elle n’est pas liée à un vécu. Inversement, mes expériences appellent l’éclairage d’une parole de vérité, donc de l’Écriture par laquelle transite la parole de Dieu. L’expérience, pour Luther, caractérise fondamentalement ma relation au monde. Par « relation au monde », il faut entendre mes relations tant à moi-même, à autrui, aux mondes naturel et culturel qu’au temps. Une caractéristique de l’expérience, c’est qu’elle insiste sur l’importance non seulement de ma relation au monde en général, mais de ma relation au monde médiatisée par ma relation à moi-même. Il s’agit toujours de mon expérience faite avec la nature, la culture, le temps, autrui et moi-même. Le mot « expérience » est dès lors fréquemment rapproché de celui de « conscience ». La conscience est, par exemple, le lieu où naissent des certitudes lorsque expériences et Écritures se rencontrent21. Écritures et expériences caractérisent ainsi les deux fora avec lesquels tout humain est en relation : Dieu et le monde. Du couple Écriture – expérience découle un autre couple essentiel à l’anthropologie luthérienne auquel Ebeling est tellement attaché qu’il en fera le titre de ses recueils d’articles : Wort und Glaube, parole et foi. Dans la parole, l’homme est engagé tout entier pour Luther. « La plume est légère, c’est vrai…, mais ce sont pourtant la meilleure partie du corps (la tête), le membre le plus noble (la langue) et l’œuvre la plus haute (la parole) qui sont mis à contribution et qui doivent le plus travailler

20 Emblématique à cet égard est l’article : « Schrift und Erfahrung als Quelle theologischer Aussagen », in Umgang, op.cit., p. 59-81). 21 WA 30,2 ; 672,37-673,17 (De loco justificationis) et WA 36 ; 495,1-508,13 (prédication sur 1 Co, 15).

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(lorsqu’on écrit), tandis que chez les autres ce ne sont que le poing, le pied, le dos ou d’autres membres de ce genre qui travaillent et ils peuvent, ce faisant, chanter gaiement et plaisanter librement, ce que celui qui écrit ne peut faire22 ». Mais l’être humain n’est pas seulement tout entier dans la parole qu’il génère. Il l’est aussi et d’abord dans celle que, de manière très générale, il écoute. Il est constitué par la parole qui lui est dite et qui peut parfois lui donner liberté, sens et cohérence, parfois l’asservir, brouiller son esprit et lui donner l’impression que sa vie est absurde. C’est dire que l’humain aspire à entendre une parole de vérité : une parole qui rende sa vie vraie. Or une parole de ce type ne se reçoit pas par la raison, mais par la foi. Certes la raison peut la comprendre, disserter à son propos. Seule la confiance peut toutefois la reconnaître comme vraie et permettre de se l’approprier. Les couples s’enchaînent dès lors les uns les autres dans l’anthropologie de Luther. La parole me touche de l’extérieur de moi-même. Quant à la foi, elle est une réalité intérieure. Dès lors Ebeling aura aussi à cœur de mettre régulièrement en évidence la dialectique luthérienne de l’intériorité et de l’extériorité. La foi intérieure est créée par une parole externe qui me requiert et me bouleverse au plus intime de moi-même. Cette réalité intime qu’est la foi doit toutefois s’exprimer extérieurement dans des œuvres visibles. L’une de ces œuvres – et probablement la plus essentielle pour Luther, parce que manifestation de l’amour de Dieu et du prochain, réside dans la proclamation à autrui de cette parole extérieure qui produit la foi. Au couple intérieur-extérieur sont ainsi liés les couples foi et amour ainsi que foi et œuvres. Et l’on peut poursuivre longtemps encore : par exemple, cette parole externe qui crée en moi la foi, j’en suis totalement dépendant. Mais cette parole dont je suis serf est seule à me rendre libre : maître de toutes choses… Tentons de nous résumer ! Derrière tout ce que je viens de dire de l’anthropologie luthérienne mise en évidence par G. Ebeling, il y a les 2 coram ou les deux fora constitutifs de toute existence humaine aux yeux du maître de Wittenberg. Ontologiquement je suis constitué par mes relations à Dieu et au monde. Je ne puis vivre seulement en relation à Dieu ou seulement en relation au monde. Mais, existentiellement parlant, je dois choisir ce qui va fondamentalement donner sens, liberté, vérité à ma vie : ma relation à Dieu ou bien celle qui me lie au monde. Les deux ne peuvent pas le faire simultanément, même si je serai toujours en relation avec les deux. Elles sont, en effet, antinomiques. Mais, simultanément, si je me fais dépendre de la parole justificatrice du pécheur que je suis, cette parole me renvoie à ma responsabilité dans le monde. Il est vrai que je puis aussi faire du monde mon dieu. Les apories contre lesquelles je bute alors me reposent la question du vrai dieu et ne me laissent jamais en paix à ce propos. Je suis donc irrémédiablement fait de relations antinomiques à Dieu et au monde. Je ne puis que choisir si je veux fondamentalement me faire dépendre de Dieu ou du monde. En découle la vérité ou le mensonge, la cohérence ou l’incohérence, la sérénité ou le désespoir de ma vie. Mais, en cette vie-ci, comme Luther y insiste à la fin du De homine, à un moment où la certitude du salut détermine ma vie succède nécessairement une remise en question, car je ne puis exister dans ma seule relation 22 WA 30,2 ; 573, MLO 9, 189.

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à Dieu. Je suis renvoyé par cette relation à Dieu à ma vie mondaine avec toutes les tentations qui ne cessent de l’assaillir et auxquelles je ne cesse de succomber23. Pour le dire en termes traditionnels qui caractérisent encore un aspect essentiel de l’existence entre Dieu et le monde, je suis simul justus et peccator.

Conclusion Toute la réflexion anthropologique de Luther mise en évidence par Ebeling, tout ce qu’il a pu faire ressortir à propos de la distinction, toutes ses dissections à propos de l’herméneutique du jeune et du moins jeune Luther visent à interpréter l’Écriture de sorte que le Christ, parole de Dieu, devienne mon contemporain et transforme mon existence. C’était là mon interprétation d’Ebeling interprétant Luther, lui-même interprète des Écritures et de l’existence. À vous maintenant, à partir de votre interprétation de mon interprétation d’Ebeling interprétant Luther interprète des Écritures et de l’existence, d’en faire votre miel, avec à l’esprit ce seul but : que, pour chacun de nous, le Christ, parole de Dieu, devienne effectivement notre contemporain.

23 Cf. les thèses 38-39 : 38 Tel est l’être humain dans cette vie par rapport à sa forme future, quand l’image de Dieu aura été rétablie et rendue parfaite. 39 Jusque-là, l’être humain est dans les péchés, et chaque jour il est justifié ou souillé davantage.

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Frédéric Chavel

L’évolution du rapport entre les Églises de confession luthérienne et l’héritage de Luther, éclairée par le document Du conflit à la communion

Le document Du conflit à la communion1, publié en juin 2013 par la Commission internationale luthéro-catholique romaine sur l’unité, entendait ouvrir la voie à une commémoration œcuménique du jubilé de la Réforme en 2017. L’enjeu était de réduire la polarisation confessionnelle dans la lecture de l’histoire, pour rendre possible une réconciliation des confessions elles-mêmes. L’année jubilaire ayant eu lieu, nous pouvons constater que cet objectif a été pleinement rempli, parfois même au-delà des attentes initiales, ce qui prouve que l’attente ouverte par le document n’était pas un simple vœu pieux, mais qu’elle s’appuyait sur une véritable transformation en profondeur du rapport des confessions chrétiennes séparées à leurs histoires respectives. En tant que dogmaticien luthérien, je me concentrerai ici sur ce que ce document révèle comme évolutions du côté des Églises luthériennes. L’ensemble de la problématique peut être caractérisée comme un enjeu de distinction entre Luther, sa théologie, et les réceptions qui en ont été faites, selon le principe : Il est important de faire la distinction entre la théologie de Luther et la théologie luthérienne, et plus encore entre la théologie de Luther et la doctrine des Églises luthériennes telle qu’elle s’exprime dans leurs Confessions de foi. Cette doctrine est la référence première pour les dialogues œcuméniques. Ceci dit, à cause de la commémoration du 31 octobre 1517, il est légitime de s’intéresser ici à la théologie de Luther2. En analysant comment les Églises luthériennes, pour être véritablement l’Église, se doivent de mener un travail sur leur histoire, leurs références confessionnelles, notre étude posera une question d’ecclésiologie. Ainsi, même si nous allons bien plus commenter ici des éléments formels dans notre texte de référence que des éléments de fond concernant la théologie de Luther, notre intérêt est bien dogmatique. L’intuition qui nous guide est que le travail du luthéranisme sur les cristallisations et

1 Du conflit à la communion. Commémoration commune catholique-luthérienne de la Réforme en 2017. Rapport de la commission luthéro-catholique romaine sur l’unité. Lyon, Olivétan, 2014. Nous citerons ici cette source constante sous l’abréviation DCC. À noter l’existence d’une première version de cette traduction dans la revue Istina, 58 (2013), p. 269-332. 2 DCC, § 93. En 500 après Martin Luther, dir. par Stéphane-Marie Morgain, Turnhout, 2018 (BRHE, 104), p. 241-254 © FHG DOI 10.1484/M.BRHE-EB.5.116223

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sédimentations autour de la figure de Luther n’est pas un cas particulier, un accident, encore moins une monstruosité, mais bien au contraire que cette difficulté révèle une donnée fondamentale de l’être-Église, dans le temps de ce monde. Si l’on considère en outre que, de l’avis convergent des responsables et spécialistes des dialogues confessionnels3, l’ecclésiologie est actuellement le nœud gordien des difficultés œcuméniques, il paraît d’autant plus important de relever les éléments de convergence ecclésiologique qui sont ouverts par ce document luthéro-catholique, auquel une bonne réception a donné désormais une légitimité importante. Dans l’étude qui suit, nous ne nous limiterons pas à un travail d’inventaire de ce qui est objectivement écrit, et que chaque lecteur de bon jugement pourra constater par soi-même. Nous ne nous interdirons pas, dans notre lecture, d’aller si besoin bien au-delà du document lui-même. Après une clarification terminologique, nous parcourrons successivement les cinq chapitres de Du conflit à la communion, nous pour les paraphraser, mais pour nous inspirer des choix méthodiques qui y sont faits, les développer, et formuler en fin de parcours quelques thèses ecclésiologiques qui nous semblent devoir en découler.

En liminaire : de quelques termes utilisés Avant de nous engager dans le commentaire de notre source, quelques remarques définiront les deux pôles de notre lecture : Luther et sa théologie d’une part, les Églises de confession luthérienne ensuite. Il s’agira ici de la théologie de Luther. Mais à quel point est-il juste d’isoler sa théologie de celles des autres, prédécesseurs ou successeurs ? Un corpus existe-t-il sans intertextualité avec ce qui le précède, et peut-on y accéder indépendamment du corpus de ses interprétations ? Poser cette question, c’est y répondre. Aussi n’envisagerons-nous pas la théologie de Luther comme un objet accessible indépendamment des théologies qui la précèdent et la suivent. Une telle perspective n’enlève rien à la recherche d’une objectivité d’étude, mais concevra cette objectivité autrement que comme un détachement par rapport au lecteur et à l’ensemble des interprétations possibles. Par ailleurs, étudier la théologie de Luther peut s’entendre soit quant à des contenus, soit quant à une méthode. Là encore, le simple rappel de cette double dimension commande de ne pas verser dans une analyse simplement propositionnaliste des énoncés de Luther, mais de les situer dans une visée, un projet théologique. Plus largement, derrière le fait de commémorer la Réforme avec ses points positifs et négatifs, il s’agit de saisir l’intention réformatrice. Étudier les « débuts de la Réforme4 »,

3 Comme il apparaît par exemple – parmi beaucoup d’autres – dans le document publié en 2013 par le Conseil Œcuménique des Églises, L’Église – Vers une vision commune, Document de Foi et Constitution no 214, Paris, Fédération Protestante de France, 2014. 4 Ainsi, si DCC, § 221, 224, 245, s’intéresse à « l’anniversaire des débuts de la Réforme », le résultat attendu en DCC, § 245 est de « se laisser entraîner vers une communion renouvelée avec le Seigneur ».

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comme le fait le document, a un intérêt particulier : comprendre la réforme comme un début, une mise en route vers Christ. Ce principe non-propositionnaliste qui guidera notre lecture est, selon nous, fidèle à la pratique d’écriture théologique chez Luther lui-même, qui a toujours développé sa pensée à travers une étonnante variété de formulations, de genres littéraires, de modes argumentatifs. La systématicité et la cohérence du propos ne signifient pas, pour lui, de redire toujours les choses de la même manière. Bien au contraire ! La cohérence se construit là où une même idée de fond est appliquée, sous une forme renouvelée, dans un contexte différent. Concernant les Églises se reconnaissant confessionnellement comme luthériennes, nous limiterons notre propos au contexte de la Fédération luthérienne mondiale, sans vouloir ignorer les autres Églises luthériennes hors fédération. Quoi que très minoritaires en proportion, ces dernières se caractérisent par une approche bien plus confessionnaliste sur les questions qui nous concernent ici, ce qui révèle certes quelque chose d’une tentation présente au sein de l’histoire générale du luthéranisme. Mais à l’inverse, on peut aussi trouver de longue date, de la part d’Églises luthériennes, des signes d’une certaine résistance au confessionalisme, comme le refus de se désigner comme « luthériennes », correspondant à une mise en garde formulée dès 1522 par le Réformateur5. Quand elles osaient porter sur leur propre tradition un regard sans œillères, ces Églises ont toujours dû reconnaître qu’elles étaient composées de nombreuses personnes, avec leurs différences. Ce n’est que par un processus d’oubli que l’âge du confessionnalisme luthérien a pu oublier le foisonnement extraordinaire des premiers temps, avec des personnalités aussi contrastées que Staupitz, Melanchthon, Karlstadt, von Hutten, Spalatin, Jonas, Agricola, et passer un voile pudique sur la véhémence des controverses intra-luthériennes du xvie siècle. Les convergences, et même les liens de communion entre nombre de ces théologiens étaient souvent réels : ils concernaient la compréhension de l’Évangile, de la justification, de la pratique de la prédication et des sacrements, de la nécessité d’une réforme. Même s’il est, terminologiquement, aussi aberrant de parler d’Église luthérienne qu’il le serait de parler, par exemple, d’Église thomiste, il reste le fait historique que la personne de Luther a constitué, très tôt, une force charismatique au sein de son mouvement. Le Réformateur n’a pas toujours refusé d’être mis au centre d’une dynamique de groupe, et de devenir une référence structurante dans ce qui prenait



5 On a pu parler par exemple, suivant les cas, d’Église de la confession d’Augsbourg, d’Église évangélique au sens allemand du terme evangelisch, ou encore d’Église de Suède. Respectant en cela Luther dans sa Fidèle exhortation à tous les chrétiens à se garder de la révolte et de la sédition, en 1522 : « Tout d’abord je demande qu’on taise mon nom et qu’on ne s’appelle pas luthérien, mais chrétien. Qu’est-ce que Luther ? La doctrine n’est pas de moi. De même je n’ai été crucifié pour personne. Saint Paul dans I Cor. 3 [,4s.] ne souffrait pas non plus que les chrétiens soient de Paul ou de Pierre, mais les voulait de Christ. Comment se pourrait-il qu’on ose employer mon nom à moi, pauvre corps puant et destiné aux vers, pour désigner les enfants du Christ, mon nom à moi, en qui il n’y a point de salut ? Rien de cela, chers amis, effaçons les noms de parti et réclamons-nous de Christ, dont nous avons la doctrine. » Cité d’après G. Ebeling, Luther : Introduction à une réflexion théologique, Genève, Labor et Fides, 1984, p. 34.

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forme. Dès 1518, lorsque Bucer est subjugué par la rencontre de Luther lors de la Dispute de Heidelberg, ou en 1522, lorsque Holbein le Jeune représente le théologien sous la figure d’un Hercule germanique, ou encore lorsqu’en 1524 Luther lui-même choisit de placer sa fameuse rose comme sceau de son travail d’édition dans une édition de l’Ancien Testament, les signes d’un emballement médiatique et identitaire autour de Luther apparaissent. Parce qu’il ne laissait pas indifférent, Luther est devenu, à la fois contre son gré mais aussi, parfois, de son plein gré, une occasion de clivage confessionnel. C’est sur le champ de cette histoire pleine d’ambiguïtés, très vite polarisée et objet de passions contradictoires, que la théologie œcuménique de Du conflit à la communion apporte des éléments de lucidité.

Contextualité présente et histoire Le premier chapitre du document de travail luthéro-catholique, « Commémorer la Réforme au temps de l’œcuménisme et de la mondialisation6 », est d’emblée attentif à la différence entre les périodes et situations historiques. Ce sens de l’histoire affirme un écart entre le temps de Luther et notre temps, qui ne sont donc pas à confondre, mais indique aussi, par la notion de commémoration, qu’il y a dans l’enjeu de la réforme un enrichissement possible de notre présent sur la base du temps de la Réforme. L’enjeu du travail sur l’histoire est donc bien, avant tout, l’ouverture de perspectives pour des défis actuels. Œcuménisme et mondialisation ne sont pas deux enjeux déconnectés l’un de l’autre, comme on le sait. L’histoire même du mouvement œcuménique sous sa forme contemporaine est intimement liée à des processus que je qualifierai de processus de globalisation7. Nous vivons toujours avec des différences, des microcosmes, des sphères séparées, à tous les niveaux de notre vie, et notamment dans des séparations confessionnelles. Il y a toujours, culturellement et socialement un petit monde protestant, un petit monde catholique. Et même des mondes protestants, des mondes catholiques. Mais tous ces petits mondes se croisent, se métissent8, se combinent, de manière toujours plus inattendue. Parfois paisiblement et pour le meilleur. Parfois en mauvaise part. Les Églises chrétiennes dans leur diversité portent donc la responsabilité d’un travail sur des positions partagées. Concernant plus particulièrement les Églises luthériennes, elles ont dans ce contexte besoin de sortir d’un cantonnement confessionnel qui ne leur permet plus de témoigner avec clarté dans un âge globalisé. Que ce soit dans des contextes de sécularisation avancée et de perte de lisibilité publique du message des Églises, ou à 6 DCC, § 4-15. 7 Contrairement à l’usage qui est fait dans la traduction française de DCC, je ne parlerai pas ici de « mondialisation », comme s’il n’y avait désormais plus qu’un monde unifié, mais de « globalisation », c’est-à-dire que les mondes pluriels où nous vivons sont en permanence connectés et confrontés les uns aux autres, jusqu’à une échelle planétaire, globale. 8 Voir en DCC, § 7 la thématique de la mixité et des mariages interconfessionnels.

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l’inverse dans des contextes où le christianisme est majoritaire, mais où les différentes communautés chrétiennes se livrent une forme de concurrence, ou encore dans des contextes combinant sécularisation et rivalités interconfessionnelles : quoi qu’il en soit, le travail consistant à toujours plus profiler sa propre confessionnalité, qui pendant longtemps était perçu comme une condition d’authenticité du témoignage, est devenu aujourd’hui, en contexte de globalisation, l’une des voies les plus directes menant à des contre-témoignages. Ce nouveau contexte conduit, non pas à relativiser l’importance des options confessionnelles, mais bien à affirmer que leur pertinence est une question historique. Les temps n’étant pas les mêmes, l’Église se doit sans cesse de découvrir ce qu’elle est appelée à devenir en fonction de ses missions. Paradoxalement, c’est par le présent que s’affirme cette historicité de la question ecclésiologique. Car c’est dans l’actualité qu’est perçue la nécessité de vivre l’Église comme réforme. Ce sont les défis, les problèmes, les contrastes et les failles du temps présent qui obligent l’Église à devenir Église en devenant et redevenant historique. C’est alors seulement que l’on se souvient de ce qui avait pu être oublié : de ce que le temps de Luther était aussi, en son temps, un présent plein de tensions, et non l’occasion d’une pure exposition de la vérité évangélique dans un état immaculé. La question classique en cette année 2017 de l’actualité de Luther ne doit donc pas être entendue dans le sens de se demander ce que Luther apporte à notre présent, mais plutôt d’apporter le caractère problématique de notre présent à Luther, pour resituer Luther dans son présent, et ainsi faire de lui, en partie, un contemporain. Une telle description signifie que l’on change de regard sur l’appréciation de l’historicité de l’Église. Il n’y a plus ici d’historiographie providentialiste, la dimension de l’histoire étant profondément marquée par des questions comme la faillibilité, la dispersion, le rejet de l’autre. Mais précisément pour la même raison, le travail sur l’histoire acquiert son importance réconciliatrice. Le temps de l’Église est bien celui d’un temps du salut accompagnant, en forme de réconciliation, les faillites humaines. C’est ainsi que l’on peut entendre le double caractère – à la fois de dureté presque fataliste, mais aussi de confiante espérance – de l’axiome fondamental qui conditionne tous les travaux du texte : « Ce qui est advenu dans le passé ne peut être changé ; mais ce dont on se souvient de ce passé et la façon dont on transmet ce souvenir peuvent, au cours du temps, se modifier9 ». De même, lorsque dès son premier paragraphe le texte indique que « les luthériens et les catholiques […] ont fini par reconnaître que ce qui les unit est plus important que ce qui les sépare10 », il faut bien reconnaître que des sentiments très contrastés sont combinés : d’impatience, de déception sur bien des aspects de l’histoire, de souffrance passée, même si l’orientation principale reste la découverte d’une joie partagée en Christ.

9 DCC, § 16. 10 DCC, § 1.

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Une histoire recontextualisée pour des catégories historiographiques révisées Les considérations qui précèdent ont fait apparaître que la révision du regard sur l’histoire est une question spirituelle tout autant qu’une question technique. Pour autant, le deuxième chapitre, « Nouveaux points de vue sur Martin Luther et la Réforme11 », se penche avec soin sur les catégories historiographiques, et apporte des précisions bienvenues. Le fait de replacer Luther et la Réforme dans leurs contextes, au lieu de simplement les laisser être objets de nos fantasmes et projections – que ce soit positivement ou négativement –, oblige à complexifier l’usage de ces deux termes. Concernant le mot « réforme » tout d’abord, le document veille à bien distinguer les usages du mot. Rappelant que la question de la réforme concerne l’ensemble de l’histoire de l’Église, l’étude est d’abord attentive à rendre au concept toute son étendue, dans le sens de la question de la réforme en général, par rapport auquel l’usage restreint aux réformes du xvie siècle, et à ce temps considéré comme âge de la Réforme, n’est qu’un cas particulier12. Aussitôt, on y distingue, non pas une réforme, mais en lien à Trente « la Réforme de l’Église », et d’un autre côté « la Réforme protestante ». Plus spécifiquement, ce texte étant issu d’une commission luthéro-catholique ne pouvant parler de manière trop générale de l’ensemble des protestantismes, trois termes plus précis sont choisis : « la réforme luthérienne13 », « la réforme de Wittenberg14 », et « le programme de réforme de Luther15 ». L’usage en est bien différencié. Le premier terme, « réforme luthérienne », est employé dans des passages où il est question d’une dimension polémique et séparatrice entre luthériens et catholiques. Au niveau grammatical, cela est bien représenté par le fait que « luthérien » y est devenu un adjectif semblant prendre une certaine emprise sur l’idée de réforme, donc déformant l’idée de réforme en la confessionnalisant. Le deuxième terme, celui de « réforme de Wittenberg », est plus neutre, puisqu’il ouvre la question de savoir si cette réforme de Wittenberg est « luthérienne » ou encore « de Luther ». Or ce terme apparaît précisément lorsqu’il est question des positions problématiques de Luther et Melanchthon face à l’anabaptisme : « La prise de conscience des côtés sombres de Luther et de la Réforme a suscité une attitude autocritique des théologiens luthériens envers Luther et la Réforme de Wittenberg ». Ainsi, Du conflit à la communion montre-t-il comment le fait de renoncer à accoler à l’idée de réforme un adjectif personnalisant peut être la condition pour une saine distinction de ce qui, chez Luther, était véritablement

11 DCC, § 16-34. 12 DCC, § 36-39. 13 DCC, titre du chapitre III : « Esquisse historique de la Réforme luthérienne et de la réaction catholique », ainsi que § 35 et § 69. 14 DCC, § 229. 15 DCC, § 3 : « le programme de réforme de Luther », § 23, § 28 : « le souci de réforme de Luther », et § 78 : « Le concile de Trente (1545-1563), réuni une génération après la Réforme de Luther », cette dernière expression étant pour le moins étonnante quand on songe que Luther était encore en vie au moment de l’ouverture du concile !

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réformateur ou ne l’était pas, ainsi que de ce qui, dans telle ou telle Réforme, était luthérien ou pas. Or l’effet positif de cette saine distinction est de libérer la catégorie, historiographiquement plus sobre, de « Réforme de Luther ». Il est remarquable que le document utilise principalement cette expression, non pas pour désigner ce qui s’est effectivement produit, dans la contingence historique, à la suite de Luther, mais pour désigner les intensions réformatrices de Luther dans ce qu’elles pouvaient avoir d’authentique et de juste. Du coup, la notion de « réforme de Luther », bien différente de la notion de « réforme luthérienne », devient accessible aux catholiques romains ! Le meilleur signe en est que le texte parle du Concile de Trente « réuni une génération après la Réforme de Luther », ce qui montre bien que l’expression « Réforme de Luther » renvoie ici plus aux origines du projet réformateur de Luther, autour de 1517, qu’à l’ensemble de la vie de Luther jusqu’en 1546. Ceci nous conduit à une autre distinction, de la plus grande importance, nous semble-t-il : de qui ou quoi parle-t-on lorsque l’on parle de « Luther » ? Puisque dans le texte l’expression « Réforme de Luther », contre la première apparence, peut renvoyer en fait à une réforme qui n’est pas seulement le fait de l’homme Luther, on minimise, bien à raison, l’excès de construction d’images autour de l’homme Luther. Autrement dit, Du conflit à la communion distingue le mot Luther de l’homme Luther. Luther avait pu devenir, de bien des manières, un mot-icône, voire un mot-idole. L’étude luthéro-catholique s’intéresse à nouveau à l’homme Luther en deçà de son idéalisation positive ou négative. Ainsi, Luther est moins que l’icône Luther. Mais du même coup, Luther est aussi plus que Luther, puisque, libérés de l’envie protestante d’en faire un homme providentiel, on rappelle ses liens au Moyen Âge, à la vie monastique, à Augustin, aux changements politiques et sociaux, etc16. De manière très nette, le texte renonce donc à la fois à l’imaginaire protestant du héros Luther, mais aussi à l’imaginaire d’une certaine polémique catholique présentant Luther comme un homme bizarre, à la psychologie tourmentée, à la personnalité troublée et donc fautrice de trouble17. Deux images qui ne sont que les deux faces d’un même excès de projection sur l’idée d’une personne décisive, en bien ou en mal. À notre avis, il se pourrait fort que Luther ait eu raison lorsqu’il fut menacé de mort, en confiant à son ami Spalatin que de toute façon d’autres que lui portaient la même exigence de Réforme : Je souhaite presque la venue de cette fameuse bulle de Rome, qui condamne férocement ma doctrine… […] Qu’ils sachent bien que, même si avec leurs anathèmes ils me chassaient de Wittenberg, ils ne feraient ainsi qu’empirer leur cause ; car non seulement en Bohême, mais au cœur même de l’Allemagne, il y a des hommes qui pourraient et voudraient protéger le proscrit contre leurs foudres, en dépit de leurs protestations. […] le Seigneur, qui sait que je suis un malheureux pécheur, fera triompher sa cause par moi ou par un autre. Cela, je n’en doute pas18.

16 Voir notamment DCC, § 30, 38, 98-101. 17 Idée d’un Luther troublé dans sa personnalité, souvent reprise d’ailleurs, par un effet de contamination inconsciente, par le protestantisme ultérieur. 18 Lettre de Luther à Spalatin le 10 juillet 1520, cité d’après M. Luther, Une anthologie (1517-1521), éd. Fr. Chavel et P.-O. Léchot, Genève, Labor et Fides, 2017, p. 155-156.

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En approfondissant, derrière l’idée toute faite de la Réforme, la richesse de la question des réformes, et derrière l’image toute faite de Luther, un travail sur « la figure et le message de cet homme19 », le document révèle un aspect fondamental de l’herméneutique œcuménique : la capacité à aller au-delà des mots et des formulations, et à devenir capable de reconnaître tout autant de vrais accords derrière une différence des termes, que de vrais désaccords derrière une unité qui ne serait qu’un affichage à la surface des mots20.

Des effets d’une claire distinction entre Luther et luthéranisme Ayant présenté les choix terminologiques manifestant la volonté luthéro-catholique de réviser les historiographies confessionnalistes, nous pouvons examiner les effets de cette révision. Ils consistent essentiellement à permettre à chaque Église de pouvoir s’approcher de ce qui était longtemps considéré comme l’histoire de l’autre, voire de s’approprier en partie l’histoire de l’autre. C’est tout le défi du chapitre trois, « Esquisse historique de la Réforme luthérienne et de la réaction catholique21 ». Ici encore, nous commenterons essentiellement les choix formels de ce chapitre. On observe dans l’ensemble de ce développement un double mouvement autour de Luther, le plaçant comme dans une situation focale, par rapport à des lignes historiques diverses qui convergent vers lui, puis d’autres lignes qui sont issues de lui. Partant de l’idée très large de réforme, et de toutes les attentes de réforme qui se manifestaient en divers lieux au début du xvie siècle (§ 36-40), le document les retrouve synthétisées dans les demandes formulées par Luther et le large écho qu’elles trouvent (§ 41-47), avant de les retrouver concentrées dans les discussions entre Luther et Cajetan, ou de Luther et du pontife romain (§ 48-51). À partir de ce milieu du chapitre, le mouvement s’inverse, puisqu’il décrit d’abord la rencontre personnelle de Luther et de l’empereur à Worms, (§ 54-56), puis montre comment Luther appuie son projet de réforme sur les ordres institués que sont la noblesse et les ministres du culte (§ 57-61), ce qui touche ensuite tout le peuple (§ 62-68), et ouvre tout un enjeu de clarification et d’organisation théologique affectant l’Europe dans son ensemble, avec comme visée la paix et non la guerre de religion (§ 59-77), non sans rappeler enfin comment le Concile de Trente et même celui de Vatican II peuvent être considérés comme indirectement déclenchés par les questions ouvertes chez Luther (§ 78-90). Le principal effet de ce double mouvement de concentration puis d’ouverture est de montrer l’étendue des questions auxquelles Luther peut être considéré comme apportant une réponse, et l’étendue de phénomènes ayant potentiellement

19 DCC, § 2. 20 Voir DCC, § 32-34. 21 DCC, § 35-90.

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été affectés par lui. Du coup, l’interprétation des écrits de Luther est déplacée de la seule considération de Luther lui-même, et replacée dans un champ plus vaste. Luther apparaît dans une vision plus large que la seule image, soit du héros, soit de l’hérétique. Et le rapport entre luthéranisme et catholicisme tridentin n’est pas seulement conçu comme opposition, mais aussi solidarité dans une même problématique posée. Ainsi, même si un aspect de contre-réforme ne peut être effacé du Concile de Trente, dont les décrets « se focalisèrent sur les doctrines contestées par les réformateurs, en soulignant les points de divergence », on relève aussi que « le Concile décida qu’à chaque session, il y aurait un décret dogmatique affirmant la foi de l’Église, et un décret disciplinaire aidant à réformer l’Église22 », et que ce même Concile de Trente n’a jamais condamné des individus, mais seulement leurs positions doctrinales23. Déluthéraniser Luther, dans le sens de lui rendre son autonomie par rapport au mouvement historique qu’il a suscité, est indispensable aussi bien pour les luthériens que pour les catholiques. Tant que Luther est purement et simplement identifié, a posteriori, comme la source des Églises luthériennes séparées confessionnellement d’autres Églises, il est un point d’achoppement. Mais dans la nouvelle perspective ouverte par le document bilatéral, Luther apparaît autant comme une solution que comme un problème, ce qui engage une nouveauté pour chacun des partenaires engagés dans le texte. Du côté luthérien, la nouveauté sera d’apprendre à développer une vision plus complexe et moins triomphaliste de Luther24. Du côté catholique, la nouveauté sera de considérer Luther comme témoin de Jésus-Christ, et donc de s’autoriser à faire des emprunts, fussent-ils modestes, à sa pensée. Cette situation trouve aussi un écho dans la discussion sur les termes de commémoration et de célébration : si traditionnellement les protestants célébraient la Réforme avec joie et fierté, et si traditionnellement les catholiques la commémoraient avec douleur et lamentation, le fait de situer Luther dans un riche faisceau de relations fait que plusieurs rapports à Luther deviennent également possibles et argumentables. On peut dire, côté luthérien, qu’il n’y a plus de privilège d’interprétation de Luther25. Le meilleur signe œcuménique serait ici que les protestants entrent dans le vécu catholique de la division, et que les catholiques osent célébrer. Ce ne sont donc pas seulement les histoires confessionnelles dont il faudrait découvrir la plus grande complémentarité, mais aussi les perceptions culturelles et émotionnelles de ces mêmes histoires.

22 DCC, § 79. 23 DCC, § 88. 24 Cette question ayant été bien engagée à l’occasion d’éclaircissements, lors du xxe siècle, sur des questions délicates comme Luther et les Juifs, Luther et les mennonites, Luther et la philosophie. 25 On évite ainsi d’entretenir des divisions binaires dans l’appréciation qualitative des événements de la Réforme, comme le fait malheureusement U. Körtner, « Une raison pour fêter et non se lamenter. Remarques sur le point de vue luthéro-catholique à propos du jubilé de 2017 », in revue Istina, 58 (2013), p. 269-332.

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Les acquis du dialogue doctrinal luthéro-catholique Tout n’est cependant pas affaire de perceptions subjectives, d’émotions et de récits identitaires. C’est pourquoi le quatrième chapitre, « Thèmes principaux de la théologie de Martin Luther à la lumière des dialogues luthéro-catholiques26 », dresse un inventaire des points essentiels de la théologie du Réformateur. Il montre surtout dans quelle mesure une meilleure compréhension en a été acquise grâce au travail de réflexion théologique qui s’est engagé, essentiellement dans les cinquante dernières années, avec moins de partialité confessionnelle. Ces points de théologie, concernant la justification, l’eucharistie, le ministère, le rapport entre Écriture et tradition, sont évidemment décisifs, mais il ne nous appartient pas de les détailler quant au fond ici27. Nous nous limiterons à quatre remarques d’ordre général, qui permettent de repérer le déplacement dans le rapport des Églises luthériennes à Luther. Tout d’abord, la méthode employée est clairement celle du consensus différenciant, d’où la structure choisie : La discussion de chaque point procède en trois étapes. Tout d’abord on présente le point de vue de Luther sur chacun des thèmes ; suit une brève description des contestations catholiques sur chaque thème ; puis un résumé fait état de la façon dont la théologie de Luther a été mise en regard de la doctrine catholique dans les dialogues œcuméniques. Cette dernière partie souligne les points de convergence et les différences qui demeurent28. Il faut relever le fait surprenant que l’on met ici en vis-à-vis la théologie d’un homme, Luther, avec la théologie d’une Église, essentiellement le catholicisme tridentin. Il eût été en principe plus cohérent de faire dialoguer Trente avec le livre de Concorde de 1577, ou Luther avec Cajetan, par exemple. Or cette dissymétrie nous semble précisément significative de la volonté, de la part des théologiens luthériens, de laisser Luther être abordé de plain-pied par la théologie catholique, et non comme le représentant d’un autre bord. Il est certain que les différences entre théologie luthérienne et catholique, si elles se réduisent sur certains points comme la doctrine de la justification, restent plus importantes sur d’autres comme la doctrine du ministère. Mais ces différences d’appréciation au présent du xxie siècle ne sont pas supposées être identiques avec les différences dans l’état du milieu du xvie siècle. La méthode de consensus différencié devient donc ici l’une des clés du changement de l’auto-compréhension théologique du luthéranisme. Le consensus différencié produit des effets de transformation sur l’identité confessionnelle. Le deuxième point à relever est l’importance de la notion d’anamnèse. Du conflit à la communion, s’il se limite essentiellement à un état des lieux concernant

26 DCC, § 91-218. 27 Pour une appréciation de ces avancées, cf. Fr. Chavel, « Luther et la théologie luthérienne dans le mouvement œcuménique. Bilan des avancées réalisées et évaluation des obstacles à surmonter », in Recherches de science religieuse, 105 (2017), p. 403-423. 28 DCC, § 95.

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la plupart des points, propose tout de même une avancée plus originale sur la question de l’eucharistie. Le document veut montrer29 comment un retour au concept d’anamnèse peut être décisif pour permettre un consensus différencié sur le rapport entre sacrificium du Christ sacramentum de l’eucharistie. Or la question de l’anamnèse est précisément la même que la question du faire-mémoire et de la force de transformation de ce faire-mémoire pour le présent, qui constituent le thème d’ensemble du document. On touche ici un point décisif de rapport à l’histoire dans la théologie et la liturgie chrétienne, qui offre des possibilités de compréhensions dans le dialogue interconfessionnel. Un théologien luthérien y verra inévitablement un rappel de ce que la communion eucharistique n’est pas seulement le but ultime de la quête œcuménique, mais qu’un partage dans la piété eucharistique peut être une source de l’œcuménisme. Le troisième point, que nous ne faisons que rappeler ici dans la mesure où il est progressivement apparu au fil de nos réflexions, est le fait que ce travail d’anamnèse et de consensus différencié suppose nécessairement de prendre ses distances avec un propositionnalisme doctrinal, et de tenir compte toujours de la contextualité, de la visée, de chaque doctrine évaluée30. Quatrièmement, même si le statut du document n’est que celui d’un dialogue d’experts officiellement mandatés, mais dont l’expression n’est pas équivalente à celle des Églises elles-mêmes, ce serait néanmoins trop peu que de dire que ces déclarations représentent seulement une proposition pour l’Église. Car elles ont été élaborées en Église, et représentent donc un événement qui appartient déjà à la vie de l’Église. Le magistère catholique, et les instances de la Fédération luthérienne mondiale restent libres des suites qu’elles donneront au texte, et pourraient à l’avenir le contester. Mais elles ne peuvent pas faire comme si la publication de ce texte n’était pas de toute façon un événement significatif au sein d’elles. Qui plus est, même en l’absence d’une signature et reconnaissance la plus haute de part et d’autre, cet événement est déjà vécu dans une communion baptismale, donc dans le cadre de l’Église une. D’où le fait qu’en fin de parcours on trouve des formules d’association, telle que « les chrétiens luthériens et catholiques », « appartenant au même corps31 ».

Du doctrinal au spirituel : entrer dans une dialectique de joies et des peines Cette dernière remarque nous a déjà menés vers une dimension plus spirituelle de la réception du texte, à laquelle correspond aussi le cinquième chapitre du texte, « Appelés à une commémoration commune32 ».

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DCC, § 158 et 159. Voir notamment DCC, § 164. DCC, § 220-223. DCC, § 219-237.

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Dans le prudent équilibre diplomatique, déjà évoqué plus haut, entre un discours de commémoration et un discours de célébration, l’interdit négatif semble prendre le dessus sur le commandement positif au moment où les rédacteurs adressent des recommandations aux Églises : En 2017, quand les chrétiens luthériens célébreront l’anniversaire des débuts de la Réforme, ils ne célébreront donc pas la division de l’Église d’Occident. Aucune personne théologiquement responsable ne peut célébrer la division entre chrétiens33. Qu’est-ce à dire ? On pourrait certes s’étonner qu’au moment où un texte de dialogue bilatéral, mené de manière conjointe par les membres des deux délégations, s’approche de ses conclusions, l’on n’affirme la dimension de la célébration comme ne concernant qu’un seul des deux partenaires. Par ailleurs, l’interdit consistant à ne pas célébrer des divisions apparaît de manière plus nette. Et pourtant, c’est bien le contexte de la célébration qui ouvre cette affirmation, si bien que l’interdit, quoiqu’affirmé de manière plus visible, n’est qu’une modulation dans un commandement d’abord positif. Par ailleurs, ce paragraphe est précédé par une explication sur la manière dont « membres d’un seul corps, catholiques et luthériens font mémoire ensemble », ce qui engage un « combat » qui a deux faces, joie et peine, car « ce qui est commun est source de reconnaissance et de joie ; ce qui divise est source de douleur et de peine34 ». Ainsi, à y regarder de près, même un faire mémoire ensemble d’un événement douloureux, parce qu’il est réalisé ensemble, appartient déjà à ce qui est commun, donc source de joie. La dialectique de la joie et de la peine dans la lecture de l’histoire est donc sans cesse entremêlée. Il serait d’autant plus dommage que la réception du texte n’aille pas dans le sens d’un partage des joies et des peines, selon l’esprit des « cinq impératifs œcuméniques » qui closent le texte. Le principe, cher au Pape Jean-Paul II, d’un œcuménisme de l’échange des dons n’implique-t-il pas qu’une communauté qui se trouve dans la joie accueille au sein de sa joie la peine exprimée par sa communauté sœur ? La joie protestante de ces célébrations ne devrait-elle pas se faire un devoir d’accueillir la douleur exprimée pendant des siècles par les catholiques, et pas seulement par eux ? Au regard d’une théologie protestante, rejoint ici, à positions renversées, l’inadéquation de ces célébrations eucharistiques catholiques où, pour toutes sortes d’excellentes raisons que j’ai entendues, une profonde jubilation eucharistique est exprimée dans la liturgie, alors même que certains baptisés protestants sont invités à jeûner devant le festin, sans que cette présence du frère ou de la sœur en souffrance n’infléchisse la tonalité de la joie vécue dans les prières ? La seule façon responsable d’imposer à l’autre baptisé un jeune eucharistique n’est-elle pas, dans un mouvement de charité chrétienne, de se l’imposer aussitôt également à soi-même ? Du côté des Églises luthériennes, une capacité particulière à lier la communion en Église à des dimensions kénôtiques, de repentance et de présence auprès du

33 DCC, § 224. 34 DCC, § 223.

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plus abandonné, a été développée à la suite du choc spirituel qu’a représenté la compromission bien trop massive de fidèles luthériens et d’Églises luthériennes dans les crimes du nazisme. Le document que nous étudions ne manque pas d’y faire précisément référence35. Il y a ainsi clairement, dans l’histoire du luthéranisme, un avant et un après. Le luthéranisme est passé d’une vision quelque peu triomphaliste et glorieuse de soi-même – quoi qu’il n’y ait pas de plus grand paradoxe pour une famille ecclésiale censée mettre au centre de sa démarche de foi la theologia crucis de Luther ! – vers une vision pleinement kénôtique, où son être Église, à l’image du Christ, ne s’accomplit pas dans un renfermement sur ses propres qualités, mais sur l’acceptation d’une présence au milieu du péché, pour n’avoir comme seule sainteté que la sainteté du pécheur justifié. En termes de démarche œcuménique, cela devrait avoir comme conséquence directe une capacité à se placer auprès de l’expérience de la douleur de l’autre, mais du principe à l’effectuation, il reste encore toujours l’enjeu de la fidélité. Considérant ensuite la manière dont, dans le document, les catholiques confessent des péchés contre l’unité, on ne peut qu’être frappé par le caractère beaucoup plus indirect et large des affirmations posées36. Faut-il s’en offusquer ? Il me semble que non, car l’enjeu le plus grand n’est pas que le rapport traditionnellement négatif de l’Église catholique à la Réforme de Luther soit encore alourdi par la nécessité d’une nouvelle repentance. Le déplacement le plus audacieux et surtout le plus nécessaire est que le catholicisme s’ouvre, au rythme qui lui sera possible, à la joie d’une célébration avec l’autre, et par reconnaissance de l’authenticité chrétienne de l’autre.

Trois thèses ecclésiologiques sur l’usage des confessions traditionnelles Sans prétendre conclure ce parcours encore ouvert de la part de chacune des deux confessions, j’expliciterai sous forme de thèses les priorités qui se dégagent. Thèse 1. De l’usage œcuménique des confessions

La démarche œcuménique doit signifier, pour chaque tradition confessionnelle : non seulement d’offrir son patrimoine à une lecture et une réception possible par les autres – ce qui a à peu près toujours été le cas ; mais encore de renoncer à sa primauté d’interprétation sur ce patrimoine, et donc de se soumettre à des relectures critiques venant des autres – ce qui nécessite déjà un travail sur les protections identitaires ; et surtout de solliciter humblement le soutien des autres confessions, sans la communion desquelles aucune confession ne peut réaliser sa catholicité.

35 DCC, § 31, 228, 229, 236, 237. 36 Comparer DCC, § 236-237 et 234-235.

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Thèse 2. De l’usage de Luther comme témoin

Affirmer Luther comme témoin de Jésus-Christ doit être et demeurer une tout autre question que celle du luthéranisme comme témoin de Jésus-Christ. Un concordisme entre Luther et luthéranisme n’engage que des processus régressifs où le luthéranisme contrôle l’image de Luther, empêchant par là Luther de rester un Réformateur. La relation de l’un à l’autre est de critique réciproque, la théologie de Luther devant rester une source de critique pour le luthéranisme, et ce dernier devant garder toute sa capacité critique par rapport à la théologie de Luther. Thèse 3. De la commémoration et de la célébration, de la repentance et de l’absolution.

Commémoration et célébration sont aussi indissociables que repentance et absolution. Dans chacun de ces couples, se demander quel terme doit être premier n’a que peu d’intérêt dans la mesure où chacun est la source de l’autre. En revanche, dans chacun de ces couples, un seul terme peut constituer un horizon de marche. La commémoration est aussi peu une fin en soi que le repentir. Seules la célébration et l’absolution sont finales.

André Birmelé

Les données méthodologiques majeures du dialogue entre catholiques et luthériens

C’est le 15 avril 1966 que le secrétariat romain pour l’unité et la Fédération Luthérienne Mondiale décidèrent d’engager un dialogue théologique entre les deux traditions chrétiennes. Cette réunion eut lieu au Centre d’Études œcuméniques de Strasbourg, un institut de recherche mis en place par l’assemblée générale de la Fédération Luthérienne Mondiale à Helsinki en 1963 et chargé d’effectuer sous l’égide de cette Fédération le travail théologique des dialogues. La première réunion de la commission de dialogue se tint à Zurich en automne 1967, il y a de cela 50 ans. Les développements récents de la théologie et de l’exégèse, la tenue du Concile Vatican II et de nouvelles évolutions ecclésiales rendirent ce dialogue possible. On s’engagea cependant sur un terrain inconnu sans trop savoir à quoi l’on aboutirait. Dans un premier moment, on se contenta de se redire mutuellement la compréhension que chacun a de l’Évangile en partant essentiellement des données exégétiques. Dès la première phase du dialogue, on aboutit au rapport dit de Malte en 1972 qui constata une large convergence dans la compréhension de l’Évangile tout en mettant aussi en évidence les questions théologiques méritant un débat plus approfondi1. On constata aussi qu’il fallait définir un but, une vision de l’unité, ainsi que toute une méthodologie en particulier une compréhension du consensus et la manière de traiter les condamnations réciproques prononcées dans l’histoire. En effet il n’existait aucun modèle dont on aurait pu s’inspirer. Le dialogue emprunta ainsi deux voies parallèles et indissociables : d’une part on abordait les thèmes théologiques classiques, de l’autre les questions plus méthodologiques comme la question de la communion ecclésiale recherchée et les moyens pour y parvenir.

Les premières percées méthodologiques 1.1. Le rapport dit de Malte est encore prudent dans son évaluation des fruits du dialogue. Il ne parle pas de « consensus », mais seulement de « convergence » (§ 25 et 59) ou d’un « accord de grande portée » (§ 8, 26 et 28). Mais il se demande « si les divergences qui subsistent doivent être considérées comme des obstacles à la communion ecclésiale » (§ 8). Il constate que des questions importantes demandent



1 Rapport dit de Malte : L’Évangile et l’Église in Commission internationale catholique-luthérienne, Face à l’unité. Tous les textes officiels (1972-1985). Paris, Cerf, 1986. En 500 après Martin Luther, dir. par Stéphane-Marie Morgain, Turnhout, 2018 (BRHE, 104), p. 255-266 © FHG DOI 10.1484/M.BRHE-EB.5.116222

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encore « un complément d’éclaircissements », mais note aussi que maintes différences existent au sein même de chaque famille sans pour autant interdire la communion ad intra. Une dernière donnée est constatée dès le départ : le dialogue avait un mandat officiel des Églises et non d’un dialogue privé entre certains théologiens. Il n’en demeure pas moins que les conclusions des dialogues menés sont celles de quelques théologiens et « que le résultat du travail ne peut pas engager les Églises » (§ 13). Le même rapport de Malte définit les thématiques qui seront à traiter dans les futures phases du dialogue, en particulier les thèmes de l’Eucharistie, du ministère et de l’Église. Ces thèmes seront au centre des futurs dialogues2. Ils ont tous mis en évidence des convergences bien plus grandes que celles que l’on avait envisagées d’entrée de jeu. Deux textes parus à l’occasion de jubilés luthériens, le 450e anniversaire de la Confession d’Augsbourg en 1980 et le 500e anniversaire de Luther en 1983 témoignent de ce large accord3. La question qui se posait alors était celle de la transformation de ces convergences en une réelle avancée dans la qualité ecclésiale entre les deux traditions. On mettra certes encore plusieurs années pour définir ensemble le consensus, le consensus fondamental et finalement le consensus différenciant. Mais la question était posée. Était également posée la question de la réception de ces fruits par les Églises mandataires. On réfléchissait par exemple à une reconnaissance par l’Église romaine de la Confession d’Augsbourg, mais la chose n’était pas mûre. La commission de dialogue rédigea alors un document majeur Voies vers la communion qui opéra les premières percées méthodologiques4. L’unité de l’Église doit correspondre à l’unité qui est en Dieu lui-même (§ 43), une unité dans la foi, l’amour et l’espérance (§ 25-31), une unité visible (§ 33) qui n’est cependant pas uniformité, mais qui accepte des différences dans une diversité réconciliée (§ 34-41). Cette diversité réconciliée repose sur les éléments constitutifs de l’Église : la parole, les sacrements et les ministères (§ 15-23). C’est dans ces domaines qu’une reconnaissance mutuelle est nécessaire pour faire avancer la communion. On savait certes que dans la compréhension du ministère des divergences demeuraient, mais on était convaincu que les convergences étaient déjà telles que cette problématique pourrait, elle aussi, trouver une solution. On esquissa aussi quelques pistes qui pourraient concrètement faire avancer les choses comme l’étude des liturgies et leur possible harmonisation. Dans une nouvelle phase le dialogue parvint en 1985 au document Face à l’unité. Modèles, formes et étapes de la communion ecclésiale luthéro-catholique5. La conviction commune est que l’unité est et sera communion dans la diversité. Pour y parvenir, un accord dans la compréhension du ministère, sa forme et sa structure, est nécessaire (§ 86-103). Pour y parvenir, on suggère de reprendre le modèle ecclésial des premiers siècles : « une reconnaissance mutuelle des ministères ecclésiaux, qui doit être



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Les rapports sont tous contenus dans l’ouvrage cité dans la note précédente. Tous sous un seul Christ (1980) et Martin Luther, témoin de Jésus-Christ (1983) in ibid. Voies vers la communion (1980) in ibid. Face à l’unité. Modèles, formes et étapes de la communion ecclésiale luthero-catholique (1985) in ibid.

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proclamée officiellement ouvre la voie, sous la forme d’un acte initial, à l’exercice commun de l’épiscopè incluant l’ordination, et duquel naît alors, dans une suite d’ordinations, un ministère ecclésial commun » (§ 118). Ainsi une reconnaissance catholique romaine des ministères luthériens serait possible (§ 132 suiv.). Tout en étant visionnaire, cette proposition hardie advenait trop tôt et le texte ne connut qu’une réception très partielle et plutôt réservée. D’autres phases intermédiaires étaient encore nécessaires. 1.2. On décida donc de procéder par étapes. Dans un premier temps on choisit de se concentrer sur la question sotériologique. Ne pourrait-on pas concrétiser le consensus dans la compréhension du salut et parvenir à une reconnaissance ecclésiale officielle ? Le dialogue avait fait son travail. La commission de dialogue n’avait pas à refaire le dialogue. Ceci n’aurait guère eu d’intérêt, car les meilleurs experts ont été à l’œuvre. Une reprise aboutirait probablement aux mêmes conclusions que celles dont on disposait déjà. Un malentendu fatal consisterait à croire que les Églises doivent à présent approuver les conclusions des dialogues. Cette remarque vaut pour le dialogue luthérien-catholique, mais vaut aussi pour tous les autres dialogues entre Églises. L’approbation des dialogues par les Églises serait non seulement impossible vu le volume des rapports, mais contredirait la raison même des dialogues6. En effet les dialogues n’ont pas leur fin en eux-mêmes. Leurs conclusions sont des documents qui appartiennent aux experts qui – même s’ils ont été mandatés par les Églises – en sont seuls responsables. Ces rapports veulent certes montrer un chemin possible, élaborer des consensus et passer d’un ensemble de consensus à un consensus d’ensemble, mais leur finalité dernière est autre. Ils ont pour mission de fournir le fondement théologique permettant aux Églises de faire un pas de plus. Sur la base de ce travail théologique, les Églises élaborent de brèves déclarations qui peuvent aller de la déclaration d’une communion partielle sur la base d’un consensus sur un point particulier jusqu’à la pleine communion ecclésiale, la reconnaissance mutuelle de l’autre Église comme expression légitime de l’unique Église de Jésus-Christ. Ce second pas relève des décisions des instances dirigeantes, que ce soit le magistère romain ou les synodes des Églises marquées par la Réforme. C’est ce second pas qui donne aux dialogues leur véritable autorité. Redevable aux conclusions des dialogues, il relève avant tout d’une volonté ecclésiale et d’une décision politique. Pour le dialogue entre luthériens et catholiques romains, l’exemple de la Déclaration commune à propos de la justification signée en 1999 entre l’Église romaine et la Fédération Luthérienne Mondiale est une bonne illustration. Après plus de 30 années de dialogues, on a pu aboutir à un bref texte de 44 paragraphes (5 pages)



6 En français il n’existe pas de somme exhaustive de l’ensemble des dialogues même s’ils sont tous disponibles dans différentes revues et volumes. En langue allemande on s’est efforcé de rassembler tous les dialogues internationaux dans la série : Dokumente wachsender Übereinstimmung publiés depuis 1983 par les éditions Bonifatius, Paderborn et Lembeck, Francfort, puis EVA-Leipzig, 4 volumes qui font près de 5 000 pages.

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soumis aux synodes et approuvés par ces derniers. Ce n’est pas en dernier lieu la volonté politique de Jean Paul II qui a conduit à cet accord dans la compréhension du salut et à la levée des condamnations ayant un jour existé à ce propos. Notre intention n’est pas de revenir ici sur l’histoire et le contenu de la Déclaration commune à propos de la doctrine de la justification (DCJ) signée en 1999 entre le Vatican et la FLM7. Cet accord change fondamentalement les données du problème. En effet, par cette signature, les deux familles s’accordent sur leur fondement commun. Le dialogue futur s’effectue à présent à partir d’un consensus fondamental et non plus, comme cela a été le cas pendant près de 500 ans, d’une situation de division et de condamnations mutuelles. Tout n’est pas réglé pour autant, mais la situation est radicalement nouvelle et offre des perspectives inédites. L’article 43 de cette déclaration souligne qu’il faut à présent tirer les conséquences de cet accord dans le domaine de l’ecclésiologie, de l’éthique afin de parvenir à une véritable reconnaissance mutuelle dans la diversité. La tâche devant laquelle nous sommes placés est grande. Elle exigera du temps.

Des choix fondamentaux Des choix théologiques et méthodologiques fondamentaux ont permis de parvenir à cet accord sur la doctrine de la justification. Ces choix ouvrent à des démarches œcuméniques nouvelles et fondamentales. Nous en citerons ici trois d’entre eux. 2.1. Se basant sur les progrès des sciences exégétiques et historiques, les efforts œcuméniques modernes ont mis en évidence que bien des dissensions de l’époque de la Réforme s’expliquent aussi sur l’arrière-fond d’une rupture des systèmes de pensée et de langage. Ce fait, souvent signalé par les chercheurs dans les trente dernières années, est aujourd’hui largement admis aussi au sein des Églises. Il a été confirmé officiellement par une commission instituée par le Pape Jean-Paul II lui-même lors d’un de ses voyages, en Allemagne en 1981. Ce groupe qui réunissait les plus éminents spécialistes catholiques et protestants a pu montrer que le conflit du xvie siècle ne portait pas tant sur le fond que sur les différentes manières d’articuler la foi et la réalité, les options philosophiques et anthropologiques qui voulaient témoigner du même Évangile8. À une théologie scolastique qui mettait en œuvre les catégories classiques de la métaphysique aristotélicienne définissant l’humain d’une manière plus substantialiste en et par lui-même, la Réforme a opposé une nouvelle approche : elle ne peut comprendre la personne humaine et parler d’elle que devant Dieu (coram deo). Cette approche se fonde sur une compréhension dynamique de la parole créatrice de Dieu qui entraîne



7 « La déclaration commune concernant la doctrine de la justification », in DC (Documentation catholique) 2168 (1997), p. 875-885. Nous avons analysé cette déclaration dans le détail dans l’ouvrage, A. Birmelé, La communion ecclésiale. Progrès œcuméniques et enjeux méthodologiques, Paris, Cerf, 2000. 8 Cf. les conclusions de cette commission : Les anathèmes du xvie siècle sont-ils encore actuels ?, Paris, Cerf, 1989.

L e s d o n n é e s m é t h o d o lo g i q u es maje u re s d u d i alo gu e

une situation nouvelle. La compréhension de la vie est relationnelle. La Réforme ne définit plus la personne humaine en et par elle-même. La vie du croyant est celle de l’enfant. Elle n’est que dans le vis-à-vis au père. Les notions fondamentales de péché, foi, grâce et salut sont comprises de manière relationnelle. Le péché n’est pas tant une faute morale particulière qu’il convient d’expier et de satisfaire par un surplus de grâce que la description d’une situation plus fondamentale : la personne humaine se centre sur elle-même, pense pouvoir vivre par et pour elle-même et est de ce fait en rupture avec Dieu et les autres. Les fautes morales ne sont que conséquence de cet état. La grâce n’est pas tant une caractéristique de l’état du croyant que la personne découvrant son identité hors d’elle-même en entrant dans une nouvelle relation à Dieu qui, dès lors, détermine tous les moments de sa vie nouvelle. La mort et la résurrection de Jésus-Christ ne sont pas en premier lieu une expiation, mais une entrée du Christ dans la mort afin de la vaincre et d’établir une communion nouvelle qui unit les croyants à Dieu par-delà toute rupture du péché, par-delà toute mort. Dans pareille approche l’idée même d’une progression dans « l’état de grâce » ne fait guère sens même s’il est évident que toute la vie de l’enfant sera un témoignage rendant compte de sa situation nouvelle. Cette approche que la Réforme développe sur la base de nouvelles perceptions nées de l’exégèse des Écritures Saintes ne pouvait pas être comprise par l’Église romaine adepte d’une scolastique qui, centrée sur une description plus ontologique et qualitative du croyant, insiste sur les actes particuliers, la satisfaction et finalement le caractère méritoire des œuvres bonnes. À l’insistance des uns sur les actes définissant l’être croyant, les autres opposent l’être nouveau gratuitement offert au croyant comme préalable qualifiant tout acte. La Réforme marque ainsi l’irruption en occident d’une autre anthropologie et la mise en œuvre de nouveaux outils philosophiques. Il revient au théologien catholique allemand O. H. Pesch d’avoir mis ce fait en évidence. Il le démontre dans son étude consacrée dès 1967 à une comparaison de Luther et de saint Thomas d’Aquin où il parle d’une approche luthérienne « existentielle » (nous préférerions relationnelle) remplaçant une approche thomiste « sapientiale9 ». Relues dans cette perspective, bien des condamnations réciproques du xvie siècle exigent une réinterprétation et se réduisent dans certains cas à des malentendus. L’exemple le plus typique est la définition de la notion de « foi ». Dans la ligne de la scolastique, la théologie romaine comprenait sous ce terme le fait de ne pas douter d’une vérité révélée et formulée dans le dogme. Il était évident que pareille « foi » était à elle seule insuffisante pour pouvoir qualifier une personne de chrétienne. Elle devait nécessairement être complétée par des œuvres d’amour (fides caritate formata). Reprenant les définitions de Paul, Luther définit la « foi » comme étant la relation confiante et vivante unissant le croyant à son Seigneur, une relation quotidiennement nourrie par la prière, la lecture biblique et la vie communautaire. Il la distingue de la croyance en la véracité de textes et de dogmes. Croire signifie être enfant de Dieu.

9 O. H. Pesch, Theologie der Rechtfertigung bei Martin Luther und Thomas von Aquin. Versuch eines systematisch theologischen Dialogs, Mayence, 1967.

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Cette situation nouvelle est un don. Elle ne découle pas d’une œuvre humaine et ne saurait être complétée par des œuvres d’amour même si ces dernières sont une conséquence nécessaire de la foi. Il est évident que, sur la base de sa conception de la foi, le Concile de Trente ne pouvait que condamner l’idée d’un salut par « la foi seule », tout comme la Réforme ne pouvait que refuser l’approche romaine. Tout en utilisant les mêmes termes, les deux parties ne parlaient pas de la même chose. O. H. Pesch démontre cependant que, retraduites dans les catégories de pensée des uns et des autres, les intentions dernières des deux parties en présence étaient analogues. Le cardinal Johannes Willebrands, président du secrétariat pontifical pour l’unité, a été un des premiers à souligner ce fait lors de son intervention à l’assemblée générale de la fédération Luthérienne Mondiale à Évian en 196910. Il n’en demeure pas moins que l’ensemble du contentieux ne s’explique pas par des incompréhensions. Même si la réduction classique de l’opposition à un conflit entre « salut par la foi » et « salut par les œuvres » n’est que caricature, les formes ou approches philosophiques et anthropologiques différentes reflètent aussi des choix théologiques autres. Il est indéniable que l’approche plus catholique du salut et de la grâce comme description de l’état du croyant et de son évolution progressive sous l’action de l’Esprit Saint n’est pas la même que celle de la Réforme pour laquelle la grâce est participation à la justice de Dieu dont la personne ne disposera jamais. Dans la compréhension catholique, la personne touchée par la grâce est rendue capable de coopérer avec l’Esprit divin afin de progresser dans son état en multipliant par ses œuvres méritoires les fruits de cette grâce, une approche que la Réforme refusera avec véhémence. La commission des experts instituée par Jean Paul II a considéré que ces différences théologiques sont importantes. Les deux approches peuvent cependant se fonder sur de sérieuses références bibliques. En outre, les deux options théologiques se rencontrent aujourd’hui au sein même du catholicisme et du luthéranisme sans s’exclure mutuellement. La commission souligne dans ses conclusions que, pour les deux approches, le salut est l’œuvre et le don exclusif de Dieu qui, par la mort et la résurrection du Christ, accepte les personnes humaines gratuitement, les déclare ses enfants et les rend capables d’une vie nouvelle. Le dialogue ne doit pas s’engager dans une vaine entreprise d’uniformisation. La Déclaration commune à propos de la doctrine de la justification n’élimine d’ailleurs aucune de ces approches, mais montre au contraire quand, comment et à quelles conditions elles peuvent se correspondre et exprimer la réalité de l’œuvre salvatrice de Dieu au profit des humains. 2.2. Cette constatation de choix anthropologiques et philosophiques différents renvoie à une seconde option de méthodologie œcuménique mise en œuvre dans la déclaration commune, l’articulation entre la vérité et l’expression de cette dernière. La commission des experts considère que, dans le cas de la compréhension du salut, les expressions théologiques catholiques et luthériennes témoignent d’une même réalité qui ne saurait, quant à elle, être emprisonnée dans une formulation théologique unique.

10 Les actes de cette assemblée ont été partiellement publiés in PosLuth (Positions Luthériennes) 18 (1970). Conférence de Johannes Willebrands, p. 319-331, en particulier p. 329.

L e s d o n n é e s m é t h o d o lo g i q u es maje u re s d u d i alo gu e

Cette distinction entre le contenu d’une vérité et les formes doctrinales qui en rendent compte dans l’histoire de l’Église a été soulignée par le Pape Jean XXIII. Dans son célèbre discours d’ouverture du Concile, il proposait, le 11 octobre 1962, de distinguer entre la « vérité révélée », intangible et immuable et les diverses « formulations » qu’elle fut appelée à recevoir au cours des siècles : « En effet autre est le dépôt lui-même de la foi, c’est-à-dire les vérités contenues dans notre vénérable doctrine, et autre est la forme sous laquelle ces vérités sont énoncées, en leur conservant toutefois le même sens et la même portée11 ». En affirmant que la continuité historique de l’Église réside dans la substance de l’énoncé et non dans les formulations historiques, et par là que les formulations historiques de la vérité sont ouvertes au dialogue, le pape inaugurait une nouvelle époque. L’évêque de Rome proposait au Concile une option herméneutique qui entraînera une évolution de l’attitude fondamentale de l’Église catholique qui n’a pas de véritable antécédent historique : une nouvelle compréhension d’elle-même et de son enseignement ainsi que le passage d’une attitude de monologue à une attitude de dialogue tout en préservant les fondements traditionnels du catholicisme. En affirmant le caractère immuable de la vérité dont l’Église est le dépositaire, mais en distinguant « les vérités contenues dans notre vénérable doctrine » des formes qu’elles ont prises dans l’histoire, Jean XXIII a rendu possible la critique de certaines de ces formes. La minorité conciliaire souhaitait éviter cette orientation et les instances romaines chercheront par la suite à relativiser la portée de ce propos. Mais le pape avait bel et bien proposé une nouvelle manière d’aborder l’enseignement de l’Église catholique et une majorité des pères conciliaires étaient prêts à le suivre. Cette distinction entre la vérité et les différentes expressions de cette dernière rappelle évidemment le couple bien connu de l’histoire de la philosophie, le couple « forme – fond ». Il serait tentant de reprendre ces termes. Une certaine prudence s’impose cependant vu les interprétations fort diverses que ces notions ont générées dans l’histoire. Il semble plus judicieux de parler d’une vérité de la foi et de ses différentes formulations, d’un contenu et de ses expressions dans le(s) langage(s) de l’histoire de l’Église. Ce constat est un fruit important de l’histoire de l’œcuménisme contemporain, les siècles passés ayant précisément été marqués par le fait que chaque famille ecclésiale insistait sur le caractère exclusif de son langage seul capable de rendre compte de la vérité de la foi. Cette approche sera, dans un premier temps, reprise par les dialogues bilatéraux entre familles marquées par la Réforme et plus particulièrement les dialogues entre les traditions luthériennes, réformées, méthodistes et anglicanes qui établiront en maints lieux la communion ecclésiale entre ces Églises. Mais cette distinction entre vérité fondamentale et langages ecclésiaux sera surtout centrale pour la démarche et la méthodologie qui ont permis de parvenir à la signature de la Déclaration commune à propos de la doctrine de la justification. L’Église catholique est donc, elle aussi, entrée dans cette démarche. En s’appropriant cette déclaration, l’Église romaine a, pour la première fois dans l’histoire du dialogue entre les Églises occidentales, accepté de 11 In DC, 1387 (1962), p. 1383.

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dire que la même conviction fondamentale peut être rendue par d’autres langages, par d’autres formulations que les siennes. Ce fait est peut-être la percée majeure de la Déclaration commune, une donnée trop rarement soulignée. 2.3. Sur la base des choix méthodologiques évoqués, il a été possible de parvenir à un consensus différenciant dans la compréhension du salut. La Déclaration commune comprend le consensus comme étant la relation qui existe entre deux exposés qui ne sont pas séparateurs d’Églises, tout en étant des exposés différents d’une même vérité fondamentale. Le consensus est per definitionem en lui-même « différenciant » c’est-à-dire capable de distinguer et d’accepter des différences. La non-uniformité n’est pas un déficit, mais la caractéristique de la vie même de toute communion ecclésiale, de toute koinônia des croyants qui est l’image de la koinônia qu’est, en lui-même, le Dieu Trinité. Sans cette approche, aucun accord permettant la déclaration de la communion ecclésiale n’aurait été possible aussi entre les luthériens, les réformés, les anglicans, les méthodistes, etc. Il convient de distinguer, à propos de chaque affirmation doctrinale particulière entre divers niveaux : celui de la vérité fondamentale et celui des exposés de cette vérité. La vérité fondamentale exige une compréhension et une affirmation communes, l’exposé de cette vérité par contre advient sous des formes de paroles, de modes de pensée et de choix théologiques qui s’expriment dans une légitime diversité qui n’est en rien regrettable. Une compréhension monolithique du consensus bloque tout dialogue. Elle exigerait en effet (1) soit que l’un des partenaires abandonne son option et adopte celle de l’autre (2), soit que les deux élaborent ensemble un compromis qui ne serait conforme à aucune des deux parties. Le consensus « différenciant » par contre cherche à découvrir l’intention théologique dernière d’une affirmation doctrinale et s’efforce de voir s’il y a correspondance au niveau de la vérité fondamentale que les exposés différents cherchent à exprimer chacun dans son histoire propre et son contexte particulier. Pour une question doctrinale particulière, la recherche d’un consensus différenciant exige une double démarche : (1) un accord sur ce qui relève de la vérité fondamentale exigeant une affirmation commune à propos de la question controversée et (2) une clarification des exposés particuliers qui demeurent différents, mais dont le caractère légitimement différent doit être précisé et vérifié afin qu’il ne puisse plus remettre en cause l’affirmation fondamentale commune. Ainsi s’ouvre « l’unité dans la diversité réconciliée ».

Une démarche transposable à l’ecclésiologie ? Cette méthode œcuménique a, dans la Déclaration commune, été appliquée à la compréhension du salut. La question qui se pose à présent est la suivante : cette démarche est-elle transposable à l’ecclésiologie ? Envisager un consensus différencié en ecclésiologie signifierait que diverses approches ecclésiologiques et différentes expressions de la manière d’être Église pourraient exprimer une seule et même compréhension fondamentale du mystère de l’Église que confesse la foi. Cette question se pose de manières différentes aux traditions luthérienne et catholique romaine.

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3.1. Les Églises marquées par la Réforme affirment qu’un consensus différenciant en ecclésiologie est possible. Ce qui vaut pour la compréhension de la justification implique qu’elle vaut aussi pour l’Église. Cette conviction est la conséquence logique de la compréhension ecclésiologique fondamentale proposée par ces Églises. À la suite de la confession d’Augsbourg, la tradition luthérienne définit l’Église comme étant la communauté des croyants « auprès desquels l’Évangile est prêché purement et les saints sacrements administrés conformément à l’Évangile12 ». L’insistance sur la célébration authentique de la parole et des sacrements comme définition de l’Église n’est pas fortuite. Elle est la traduction ecclésiologique de la priorité accordée à l’œuvre salvatrice de Dieu. Par la croix et la résurrection de JésusChrist, Dieu a réconcilié et réconcilie le monde, il propose le salut aux êtres humains. C’est par la parole et les sacrements que ce salut est offert à l’humain. L’être humain est mis individuellement au bénéfice de la grâce de Dieu, mais ce don à la personne particulière intervient toujours en communauté, en Église. Les éléments qui déclarent la personne enfant de Dieu sont les mêmes éléments que ceux qui simultanément fondent et font vivre l’Église. Lors de la célébration de la parole et des sacrements, le croyant participe individuellement et communautairement à la communion qui est celle de Dieu. Dans la célébration de la Parole et du Sacrement, Christ est présent, justifie, sauve ceux qui le saisissent dans la foi et les assemble dans la koinonia, l’Église. L’Église est une donnée fondamentale de l’événement de la justification, elle est plus que la simple somme des croyants, elle est la communion où Christ est présent et agissant dans l’Esprit Saint. Elle n’est pas seulement une conséquence ou un appendice de l’événement du salut, elle est le lieu de l’advenue de la grâce. Cette articulation entre Église et salut sera décisive pour la compréhension de l’unité de l’Église. La communion dans la célébration de la parole et des sacrements est, toutes les familles ecclésiales s’accordent sur ce point, la condition nécessaire pour l’unité de l’Église pleine et authentique. La théologie réformatrice fait un pas de plus et affirme que cette condition est aussi suffisante. Cette compréhension de l’unité ne connaît pas d’autres critères ou préalables que ceux qui sont constitutifs pour l’Église. En effet la pérennité de l’Église n’est pas assurée par une structure ecclésiale, mais par la seule célébration authentique de la parole et des sacrements. Il en résulte donc logiquement que lorsqu’il existe entre différentes communautés ecclésiales un consensus quant à la célébration authentique de la parole et des sacrements, l’unité de l’Église est donnée, car ces communautés ont part à l’unique et véritable Église de Jésus-Christ, qui dépasse les temps et les lieux et qui s’exprime à travers des langues différentes, langues comprises dans le sens large de ce terme. Le consensus en ecclésiologie est donné sans qu’il entraîne une uniformité. Il inclut une reconnaissance réciproque des ministères qui connaissent des expressions et des structurations différentes selon les temps et les lieux. Cette unité n’est pas insaisissable ou exclusivement spirituelle, mais se traduit par une communion ecclésiale concrètement vécue.

12 Confession d’Augsbourg Article 7, in La foi des Églises luthériennes, éd. A. Birmelé et M. Lienhard, Cerf, Paris, Strasbourg, 20123, § 13.

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3.2. Pareille démarche n’est pas celle de l’Église catholique romaine où l’on défend une autre compréhension de l’Église. Au niveau de l’ecclésiologie, la théologie catholique ne distingue pas entre le fond et les langages légitimement différents de la même manière que les Églises réformatrices. On peut certes nommer de nombreuses convergences comme l’insistance sur le lien étroit entre salut et Église, la compréhension de l’Église comme communion des croyants, la place décisive de la prédication de la Parole et la célébration des sacrements, etc., des données que tout théologien catholique mettra en évidence. Il n’en demeure pas moins que l’approche ecclésiologique réformatrice apparaît comme réductrice pour une ecclésiologie catholique. Là où pour les Églises de la Réforme la communion dans le ministère est la conséquence de la célébration authentique de la parole et des sacrements, la théologie catholique inverse la priorité. La communion dans le ministère est le préalable requis pour que l’on puisse parler d’une célébration authentique. Cette communion est donnée à travers la communion dans le ministère épiscopal comme le déclare le Concile Vatican II. Cette différence conduit nécessairement à des approches différentes de la compréhension de l’unité et des conditions nécessaires à celle-ci. Le Concile Vatican II cite trois dimensions requises pour l’unité : la profession d’une seule foi, la célébration commune du culte et le gouvernement de l’Église par le pape et les évêques, les successeurs des apôtres13. Le ministère épiscopal n’est pas seulement un élément de l’unité à côté des deux autres, mais les évêques définissent simultanément les deux autres dimensions « comme maîtres par l’enseignement, prêtres pour le culte sacré, ministres pour gouverner14… ». Il s’agit en fait d’une vision de l’unité basée sur une conception de « communion épiscopale » où « les évêques pris isolément représentent leur Église, et tous ensemble avec le pape, ils représentent toute l’Église, dans le lien de la paix, de l’amour et de l’unité15 ». Et c’est ici qu’intervient aussi en théologie catholique, au nom de la compréhension du mystère de l’Église, le lien indélébile entre l’eucharistie et le ministère ecclésial en plénitude qu’est, pour Vatican II, l’épiscopat. Pareille approche n’ouvre pas à un consensus différenciant en ecclésiologie analogue à ce qui est vécu dans les traditions de la Réforme. 3.3. Le dialogue international luthéro-catholique reprit de son côté la problématique ecclésiologique sur la base du consensus sur la compréhension du salut de 1999. Le rapport final, The Apostolicity of the Church, fut présenté en 2006. Ce document propose une étude détaillée et exhaustive (460 paragraphes !) des enjeux ecclésiologiques et plus particulièrement des questions touchant au ministère16. Les conclusions sont remarquables. Il existe un réel rapprochement entre luthériens et catholiques à

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Unitatis Redintegratio, 2. Concile Vatican II, Lumen Gentium, § 20. Ibid., § 23. The Apostolicity of the Church, Study of the Lutheran-Roman Catholic Commission on Unity, published by the Lutheran World Federation and the Pontifical Council for Promoting Christian Unity, Minneapolis, Lutheran University Press, 2006. Ce document a été publié en langue allemande en 2009 Die Apostolizität der Kirche aux éditions Bonifatius, Paderborn et Lembeck, Francfort. Il n’existe malheureusement pas en langue française.

L e s d o n n é e s m é t h o d o lo g i q u es maje u re s d u d i alo gu e

propos de l’apostolicité et de la succession apostolique. La tradition apostolique est, dans les deux traditions, toujours liée à une transmission personnelle de l’Évangile à travers les âges. La mission confiée par Christ et assumée par les apôtres est toujours une succession personnelle au sein d’une tradition particulière. Au sein de l’Église, diverses formes de cette succession sont à l’œuvre. Une place particulière revient à la communion des évêques qui peut à juste titre se revendiquer d’une institution divine (Apostolicity, § 276). Apostolicité, succession et communion sont à voir dans un lien étroit et inaliénable. Le document envisage que la reconnaissance unilatérale du ministère catholique par les luthériens soit à présent accompagnée par une reconnaissance catholique du ministère luthérien. « L’Église catholique romaine reconnaît un véritable ministère dans la succession apostolique et des sacrements authentiques aussi dans certaines Églises dont les évêques ne sont pas en communion avec les évêques dont le successeur de Pierre est la tête » (ibid, § 291). Mais les catholiques n’en proposent pas pour autant une reconnaissance romaine du ministère luthérien. Parmi tous les textes issus des dialogues bilatéraux, ce document est probablement le texte ecclésiologique le plus abouti de ces dernières années. Le texte est remarquable, car il montre comment on pourrait dépasser des enjeux jusque-là considérés comme insurmontables. La question dernière n’est plus tant théologique que politique. Dès avant la signature de la Déclaration commune à propos de la doctrine de la justification, le cardinal Joseph Ratzinger dut faire face à une virulente opposition au sein de sa propre Église. Reconnaître qu’une autre famille chrétienne proclame le salut en Christ ne revient-il pas de facto à reconnaître cette autre famille comme étant elle aussi Église de JésusChrist ? Politicien habile, le cardinal publia, en août 2000 au nom de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi la déclaration Dominus Iesus sur l’unicité et l’universalité salvifique de Jésus-Christ et de l’Église17. « Par l’expression subsistit in, le Concile Vatican II a voulu proclamer… que malgré la division entre chrétiens, l’Église du Christ continue à exister en plénitude dans la seule Église catholique » (§ 16). Il n’y a donc qu’une seule Église véritable, celle conduite par l’évêque de Rome, le successeur de Pierre et les évêques en communion avec lui. Le Père Hervé Legrand et d’autres après lui ont montré que pareille interprétation du fameux subsistit in de la Constitution dogmatique sur l’Église ne correspond pas à l’intention du Concile et que le cardinal avait ajouté à la fois la notion de plénitude et celle de l’exclusivité que le paragraphe 8 de Lumen Gentium ne comporte pas18. Il ne s’agit pas ici d’entrer

17 Texte français in DC 2233 du 1er octobre 2000, p. 812-822. 18 Le professeur Hervé Legrand dans une interview à Témoignage chrétien en octobre 2000 suite à la publication de Dominus Iesus. Une percée majeure du Concile Vatican II consistait à remplacer un « est » par un « subsistit in ». Alors que depuis des siècles la doctrine catholique considérait que l’Église de Jésus-Christ « est » l’Église romaine, les pères conciliaires modifiaient ce « est » présent dans la première rédaction de la nouvelle Constitution dogmatique sur l’Église (Lumen Gentium) en un « subsistit in » et affirment ainsi que l’Église du Christ « subsiste dans » l’Église catholique Cette modification était majeure et ouvrait la porte du dialogue œcuménique. Il était à présent envisageable que l’Église du Christ subsiste aussi ailleurs, donc dans d’autres familles chrétiennes. Le Concile ne le disait pas expressis verbis, mais la simple lecture des actes indique que ce fut bien là l’enjeu. Lors

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dans le détail de ce débat. Notons simplement que l’interprétation du cardinal Joseph Ratzinger a été à plusieurs reprises répétée dans les 15 dernières années et que bon nombre de théologiens catholiques la partagent aujourd’hui. Aucun œcuméniste, peu importe son Église d’origine, ne saurait se satisfaire de cette déclaration. Elle sera pour lui nécessairement un avant-dernier mot. Elle a l’avantage de montrer où se situe à présent le problème. Elle définit ainsi la tâche qui est devant nous : clarifier et dire avec le plus de précision possible à quelles conditions et comment l’Église catholique romaine est en mesure de reconnaître une autre communauté comme expression pleine et authentique de l’unique Église du Christ qui dépasse les temps et les lieux et qui ne saurait être confinée à une identité particulière. Le récent dialogue international entre luthériens et catholiques a été marqué par une prise de conscience de cette problématique. Il a abouti en une dizaine d’années à deux textes majeurs : celui sur l’Apostolicité de l’Église déjà évoqué et celui intitulé Du conflit à la communion19. Ce dernier a été accompagné d’une liturgie qui a été célébrée avec le Pape François à Lund en octobre 2016. En s’associant ainsi à la commémoration du 500e anniversaire de la Réforme, le pape a d’une nouvelle manière ouvert la porte que Dominus Iesus semblait avoir fermée. De nouvelles perspectives pour une pleine reconnaissance mutuelle s’esquissent à présent. C’est là la tâche actuelle et future du dialogue.

des débats le cardinal Achille Liénart de Lille demandait « expressément que l’on supprime l’article 7 qui équipare de façon absolue l’Église catholique et le Corps mystique ». De même le futur cardinal Alois Grillmeier précisait dans le commentaire du Concile du LThK : « La commission théologique a décidé de se satisfaire du simple subsistit pour laisser consciemment ouverte la question du rapport de l’Église une aux Églises. Elle a ainsi rendu possible un développement d’une portée considérable ». À l’opposé de ses deux collègues acteurs des débats conciliaires, le cardinal Joseph Ratzinger proposa sa lecture particulière : sa démarche consiste à lier la question du subsistit in à celle de la plénitude. En effet le Concile ne doutait à aucun moment du fait que l’Église catholique soit Église en plénitude. Mais ce n’était pas là l’objet du débat conciliaire sur le subsistit in comme le laisse entendre le cardinal. Pour établir ce lien Joseph Ratzinger introduit un « seulement » qui, après avoir qualifié la plénitude (DI 16), finit par qualifier d’une manière tout à fait générale l’unicité ecclésiale de l’Église catholique romaine. 19 Du conflit à la communion. Commémoration commune catholique luthérienne de La réforme en 2017. Rapport de la commission luthéro-catholique romaine sur l’unité. Lyon, Olivétan, 2014.

Cardinal Kurt Ko ch

Les implications personnelles des Papes Jean-Paul II et Benoît XVI dans le dialogue avec les luthériens

En 2017, nous commémorons non seulement le début de la Réforme, il y a cinq cents ans, mais nous jetons aussi un regard rétrospectif sur cinquante ans de dialogue œcuménique entre luthériens et catholiques. Le dialogue avec la Fédération luthérienne mondiale a été le premier à être entamé par l’Église catholique immédiatement après le Concile Vatican II. Il s’est avéré très fructueux et a trouvé son point culminant dans la commémoration luthérienne-catholique commune de la Réforme qui s’est tenue à Lund, en Suède, le 31 octobre 2016. Le fait que, dans un colloque international sur la Réforme de Martin Luther et ses différentes réceptions et interprétations, l’on s’interroge également sur les implications personnelles du Pape Jean-Paul II et du Pape Benoît XVI dans le dialogue catholique-luthérien, est un beau signe de la valeur attribuée au grand engagement œcuménique de ces deux papes. Afin de mieux illustrer leurs contributions à cet important dialogue, il me semble utile de décrire brièvement, en un premier temps, leur attitude œcuménique de fond, puis de l’aborder de façon plus concrète dans la perspective du dialogue avec les luthériens.

La contribution de Jean-Paul II au dialogue avec les luthériens « Il faut du moins que l’an deux mille nous trouve moins divisés, plus disposés à emprunter la voie de l’unité pour laquelle le Christ priait la veille de sa Passion. L’enjeu de cette unité est énorme. Il s’agit d’une certaine manière, de l’avenir du monde, de l’avenir du Royaume de Dieu dans le monde. Les faiblesses et les obstacles humains ne peuvent empêcher la réalisation du dessein de Dieu pour le monde et pour l’humanité1 ». À travers ces paroles émouvantes et pleines de confiance écrites par le Pape Jean-Paul II dans son livre « Entrez dans l’espérance », paru en 1994 en vue de l’entrée dans le nouveau millénaire, s’expriment clairement son puissant espoir œcuménique et son engagement résolu en faveur de la recherche de l’unité des chrétiens.

1 Jean-Paul II, Entrez dans l’espérance, Paris, 1994, p. 226. En 500 après Martin Luther, dir. par Stéphane-Marie Morgain, Turnhout, 2018 (BRHE, 104), p. 267-283 © FHG DOI 10.1484/M.BRHE-EB.5.116224

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Un tournant exaltant vers l’unité

La confiance du Pape Jean-Paul II reposait sur la conviction qu’après le premier millénaire de l’histoire du christianisme, qui fut l’époque de l’Église indivise, et après le deuxième millénaire, qui conduisit à de profondes divisions en Orient comme en Occident, le troisième millénaire allait avoir pour grande tâche de restaurer l’unité perdue des chrétiens. Dans les divisions historiques, le Pape Jean-Paul II non seulement a vu la « rupture de l’unité des chrétiens » et le « fruit amer des péchés des chrétiens », mais il a également cherché à discerner le côté positif que ces divisions pouvaient dissimuler, et c’est la raison pour laquelle il posa cette question : « Les divisions ne vont-elles finalement pas permettre à l’Église de découvrir la multiplicité des richesses contenues dans l’Évangile et dans la Rédemption du Christ ? Peut-être ces richesses n’auraient-elles pas pu être découvertes autrement2 ». Le fort engagement œcuménique du Pape Jean-Paul II manifeste également son opiniâtre fidélité au Concile Vatican II auquel il participa en personne3, qu’il vécut lui-même comme un jalon dans le renouvellement de l’Église, et qu’après la conclusion du Concile il tenta d’appliquer dans le diocèse de Cracovie qui lui avait été autrefois confié en Pologne, comme il l’écrivit dans sa première « Étude pour la mise en œuvre du Concile Vatican II », en pensant plus particulièrement à la question œcuménique : « L’émergence d’une position œcuménique et son développement ordonné sont, selon les enseignements de Vatican II, l’un des principaux signes et en même temps l’une des preuves du renouvellement de l’Église4 ». De même, au cours de son ministère pétrinien, Jean-Paul II fit toujours référence au Concile Vatican II5, qu’il reconnaissait comme un grand don pour l’Église et qui pour lui représentait aussi la « boussole fiable » capable de « nous orienter sur le chemin du siècle qui commence6 ». Du point de vue œcuménique également, l’activité législative de JeanPaul II fut particulièrement significative, avec la promulgation du nouveau Codex de droit canonique, le Codex Iuris Canonici, en 1983, et du code des Églises catholiques orientales, le Codex Canonum Ecclesiarum Orientalium, promulgué pour la première fois dans l’histoire en 19907. Car Jean-Paul II vit dans le renouvellement des codes ecclésiastiques le « grand effort » fourni pour « traduire en langage canonique8 » la doctrine du Concile Vatican II, et plus précisément l’ecclésiologie conciliaire. Les 2 Ibid., p. 229. 3 Cf. R. Skrzypczak, Karol Wojtyla al Concilio Vaticano II. La Storia e i Documenti, Verona, 2011. 4 K. Wojtyla, Quellen der Erneuerung. Studie zur Verwirklichung des Zweiten Vatikanischen Konzils, Freiburg i. Br., 1981, p. 284. 5 Cf. Z. J. Kijas et A. Dobrzynski (éd.), Cristo – Chiesa – Uomo. Il Vaticano II nel Pontificato di Giovanni Paolo II, Città del Vaticano 2010. Cf. en outre G. Marengo, Giovanni Paolo II e il Concilio. Una sfida e un compito, Siena, 2011. 6 Jean-Paul II, Novo millennio ineunte, p. 57. 7 Cf. K. Koch, « L’attività legislativa di Giovanni Paolo II e la promozione dell’unità dei cristiani », in L. Gerosa (éd.), Giovanni Paulo II : Legislatore della Chiesa. Fondamenti, Innovazioni e Aperture. Atti del Convegno di Studio, Città del Vaticano 2013, p. 160-177. 8 Johannes Paul II, « Sacrae disciplinae leges », in Codex Iuris Canoni. Codex des kanonischen Rechts. Lateinisch-deutsche Ausgabe, Kevelaer, 1983, p. viii-xxvii, cit. p. xix. Traduction ad hoc.

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deux codes contiennent les engagements juridiques explicites de tous les catholiques pour participer au mouvement œcuménique9. Toujours en raison de cette position fondamentalement favorable à l’œcuménisme, Jean-Paul II fut aussi le premier pape à écrire une encyclique sur l’œcuménisme, « Ut unum sint », dans laquelle il décrivit le chemin œcuménique comme étant le chemin de l’Église, le considérant ancré dans le désir d’unité du Christ : « Croire au Christ signifie vouloir l’unité ; vouloir l’unité signifie vouloir l’Église ; vouloir l’Église signifie vouloir la communion de grâce qui correspond au dessein du Père de toute éternité10 ». Dans cette conviction il souligna, sans aucune ambiguïté, que malgré les différents doutes tant des partisans de l’œcuménisme que de ses opposants, la décision de l’Église catholique en faveur de l’œcuménisme était irrévocable : « Au Concile Vatican II, l’Église catholique s’est engagée de manière irréversible à prendre la voie de la recherche œcuménique, se mettant ainsi à l’écoute de l’Esprit du Seigneur qui apprend à lire attentivement les “signes des temps11” ». Le défi posé par une nouvelle évangélisation dans le monde d’aujourd’hui apparut au Pape Jean-Paul II comme un signe des temps particulièrement pressant12. Il prit ainsi conscience que la mission de proclamer l’Évangile serait entravée tant que les chrétiens resteraient divisés et que les divisions entre chrétiens nuiraient à la crédibilité de l’Évangile. Car « la désunion est un scandale, un obstacle à la diffusion de l’Évangile. Nous avons le devoir de travailler, avec la grâce de Dieu, à surmonter cet obstacle le plus tôt possible13 ». Puisque le mandat de l’évangélisation concerne dans la même mesure l’ensemble des chrétiens, cela signifie entre autres qu’ils doivent « aller les uns vers les autres, avancer ensemble, et que cela doit partir de l’intérieur » : « Évangélisation et unité, évangélisation et œcuménisme sont liés l’un à l’autre de manière indissoluble14 ». C’est dans ce lien que réside la raison profonde pour laquelle, selon Jean-Paul II, l’unité de l’Église appartient « à son essence de façon inaliénable », elle n’est « pas une fin en soi15 » et, par conséquent, la promotion de l’unité des chrétiens constitue une tâche pastorale essentielle. Précisément parce que la nouvelle évangélisation était une question qui lui tenait à cœur, il s’engagea comme évêque de Rome à surmonter la division de la chrétienté, convaincu par cette interrogation : « Comment annoncer l’Évangile de la réconciliation sans s’engager en même temps à travailler pour la réconciliation des chrétiens16 ? »

9 Cf. K. Koch, « Il Vescovo e l’ecumenismo », in Congregazione per i Vescovi (éd.), Duc in altum. Pellegrinaggio alla tomba di San Pietro. Incontro di riflessioni, Città del Vaticano, 2013, p. 249-261. 10 Jean-Paul II, Ut unum sint, p. 9. 11 Ibid., p. 3. 12 Cf. K. Koch, « Neuevangelisierung mit ökumenischem Notenschlüssel », in Z. Glaeser (éd.), Czlowiek Dialogu, Opole, 2012 (Opolska Biblioteka Teologiczna 125), p. 291-310. 13 Jean-Paul II, Discours aux délégués des Commissions œcuméniques nationales, le 23 novembre 1979. 14 Johannes Paul II, Ansprache in der Ökumenischen Wortfeier im Dom zu Paderborn am 22. Juni 1996. 15 Johannes Paul II, Ansprache an die Vertreter anderer christlicher Konfessionen in Mainz am 17. November 1980. 16 Jean-Paul II, Ut unm sint, p. 98.

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On comprendra donc que, dès le début, le Pape Jean-Paul II considéra son ministère pétrinien d’unité non seulement dans l’Église catholique, mais aussi comme service de la plus vaste unité œcuménique de tous les chrétiens et que dans son pontificat la tâche œcuménique lui soit apparue comme l’une de ses priorités pastorales qu’il vécut avec passion et dont il témoigna par de nombreux gestes œcuméniques. Car il était profondément persuadé que le Ministère du successeur de Pierre est « le ministère de l’unité » et que « cette responsabilité s’exerce jusque dans la dimension œcuménique » : « La tâche du pape est de chercher inlassablement les voies qui permettent d’affermir l’unité17 ». Ayant opté pour cette position œcuménique fondamentale très ouverte, le Pape Jean-Paul II a consacré des pages essentielles au « ministère d’unité de l’Évêque de Rome » dans la partie finale de son Encyclique œcuménique « Ut unum sint » et, à cet égard, a invité toutes les Églises et Communautés ecclésiales à engager avec lui un dialogue patient sur la primauté de l’Évêque de Rome, dans le but de trouver une « forme d’exercice de la primauté » qui soit « sans renoncement aucun à l’essentiel de sa mission », mais qui soit « ouverte à une situation nouvelle », afin que, pour être plus précis, ce ministère puisse « réaliser un service d’amour reconnu par les uns et par les autres18 ». L’engagement pour la promotion du dialogue catholique-luthérien

Ce n’est qu’en ayant à l’esprit ce plus vaste contexte que les déclarations du Pape Jean-Paul II sur le dialogue catholique-luthérien peuvent être comprises et correctement situées. Pendant son long pontificat se sont continuellement présentées d’importantes occasions au cours desquelles il s’est explicitement exprimé en faveur du dialogue avec les luthériens. Une circonstance mémorable fut le 500e anniversaire du réformateur Martin Luther, le 10 novembre 1983. Dans son message au Cardinal Johannes Willebrands, Président de ce qui était alors le Secrétariat pour l’unité des chrétiens, le Pape Jean-Paul II se référa aux efforts scientifiques des chercheurs évangéliques et catholiques qui ont conduit « à dessiner un portrait plus complet et plus nuancé de la personnalité de Luther et de la trame complexe de la réalité historique, sociale, politique et ecclésiale de la première moitié du xvie siècle19 ». Le pape souligna expressément la « profonde religiosité de Luther », « qu’agitait une brûlante passion pour la question du salut éternel ». Selon Jean-Paul II, les efforts scientifiques ont aussi montré que « la rupture de l’unité ecclésiale intervenue par la suite ne peut être simplement réduite au manque de compréhension de la part des autorités de l’Église catholique, ni au manque de compréhension du véritable catholicisme de la part de Luther » et que l’origine des décisions qui furent prises à cette époque était beaucoup plus profonde : « Dans la dispute sur la relation entre

17 Jean-Paul II, Entrez dans l’espérance, Paris 1994, p. 231. 18 Jean-Paul II, Ut unum sint 95. Cf. W. Kasper (éd.), Il ministero petrino. Cattolici e ortodossi in dialogo, Roma, 2004. 19 Johannes Paul II, Message au Card. Johannes Willebrands, Président du Secrétariat pour l’unité des chrétiens, le 31 octobre 1983.

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foi et tradition étaient en jeu des questions fondamentales sur la juste interprétation et sur la réception de la foi chrétienne, lesquelles portaient en elles un potentiel de division ecclésiale que seules les raisons historiques ne sauraient expliquer. » Par ailleurs, lors de la commémoration du 500e anniversaire de la naissance de Martin Luther, le pape ne dissimula pas que pour l’Église catholique son nom avait été lié au cours des siècles à la « mémoire d’une époque douloureuse », mais que son anniversaire était une occasion propice « à une réflexion dans la vérité et l’amour chrétien sur les événements historiques de la Réforme ». Dans la recherche du rétablissement de l’unité, le pape jugeait avant tout qu’un double effort était nécessaire par rapport à la figure de Martin Luther. D’une part, il était important de poursuivre un travail historique minutieux afin d’obtenir une « image plus juste du réformateur ainsi que de toute l’époque de la Réforme et des personnes qui y participèrent ». À ce sujet, il estime que lorsqu’il y a culpabilité, que ce soit d’un côté ou de l’autre, il convient de la reconnaître ; et là où le point de vue a été déformé par la polémique, il faut le rectifier, et ceci, également, de quelque côté que ce soit. D’autre part, la clarification historique doit aller de pair avec le dialogue de la foi à travers lequel nous cherchons aujourd’hui l’unité, et qui a son solide fondement dans ce qui, selon les confessions évangéliques-luthériennes, nous lie encore après la séparation, notamment « dans la Parole de l’Écriture, dans les Confessions de foi, dans les Conciles de l’Église des premiers siècles ». Lors de l’Avent de l’année 1983 au cours duquel fut commémoré le 500e anniversaire de la naissance de Luther, le Pape Jean-Paul II se rendit en visite auprès de la communauté évangélique-luthérienne de Rome et, en cette circonstance, déclara avec confiance « voir se lever dans le lointain une aurore, l’avènement du rétablissement de notre unité et de notre communion ». Puisque l’unité est un fruit du renouvellement quotidien, de la conversion et de la repentance, elle s’avère aussi « la meilleure façon de se préparer à l’avènement de Dieu dans notre monde20 ». Une autre occasion de rappeler l’importance de Martin Luther se présenta au Pape Jean-Paul II en 1996, lors du 450e anniversaire de la mort du réformateur. De l’avis du Pape Jean-Paul II, après un si long temps, cette commémoration permettait de « mieux comprendre la personne et le travail du réformateur allemand et d’être plus respectueux envers lui21 ». Le pape rendit notamment hommage au dialogue luthérien-catholique dont l’importante contribution aide à « surmonter toutes les polémiques et à parvenir à un point de vue commun ». Le pape souligna explicitement que l’appel de Luther à la réforme de l’Église était, dans son intention originelle, un « appel à la pénitence et au renouvellement qui, dans la vie de chaque personne, doivent commencer ». Pour lui, que ce début ait toutefois porté au schisme aurait eu pour cause les défaillances de l’Église catholique dont, en des paroles émouvantes,

20 Johannes Paul II, Ansprache während des Ökumenischen Treffens mit der Evangelisch-Lutherischen Gemeinde Roms am 11. Dezember 1983. Cf. à ce propos J. KRÜGER et J.-M. Kruse (éd.), Ökumene in Rom. Erfahrungen, Begegnungen und Perspektiven der Evangelisch-Lutherischen Kirchengemeinde Rom, Karlsruhe, 2010, en part. p. 112-135. 21 Johannes Paul II, Ansprache in der Ökumenischen Wortfeier im Dom zu Paderborn am 22. Juni 1996.

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s’était déjà plaint le Pape Adrien VI, mais aussi la ferveur même de Luther « qui l’aurait entraîné bien au-delà de ses intentions initiales jusqu’à une critique radicale de l’Église catholique, de sa règle de vie et de sa doctrine ». Et dans son discours aux représentants de l’Église évangélique et à la Communauté de travail des Églises chrétiennes en Allemagne, le 22 juin 1996 à Paderborn, le pape souligna non seulement l’œuvre extraordinaire accomplie par Luther pour le développement de la langue allemande et du patrimoine culturel allemand, mais aussi que commémorer la figure de Luther faisait émerger de plus en plus clairement « la grande importance de son exigence d’une théologie proche des Écritures et de sa volonté de renouvellement spirituel de l’Église ». En reconnaissant « l’attention accordée à la Parole de Dieu » par Luther, le Pape Jean-Paul II a également souligné que des « problèmes fondamentaux dans le rapport entre foi, Écriture, Tradition et Église tels que Luther les a vus », à ce jour n’ont pas encore été suffisamment éclaircis22. Un événement majeur au cours duquel Jean-Paul II exprima explicitement son point de vue sur le dialogue catholique-luthérien fut la célébration du 450e anniversaire de la Confessio Augustana en 1980 laquelle, pour l’essentiel, fut rédigée par le réformateur Philipp Melanchthon et présentée par les représentants de la Confession évangélique-luthérienne à l’Empereur Charles V et au Reichstag à Augsbourg, en 1530, pour témoigner de la foi de l’Église une, sainte, catholique et apostolique, pour prouver qu’ils étaient en accord avec la foi de l’Église catholique et sauvegarder l’unité de l’Église alors gravement mise en danger. Hélas, et en dépit de la bonne volonté et du combat opiniâtre mené par toutes les parties impliquées, la Confessio Augustana ne permit pas d’atteindre auprès du Reichstag d’Augsbourg le but que l’on s’était fixé. Ce fut, comme le souligna le Pape Jean-Paul II dans son discours à l’occasion du 450e anniversaire de la Confessio Augustana, « la dernière vigoureuse tentative de réconciliation » qui échoua, ce qui conduisit à la nette division que l’on sait23. Jean-Paul II était toutefois convaincu que si la « construction de ponts » fut à l’époque sans succès, « les principaux piliers de ces ponts » s’étaient conservés dans toute leur intégrité malgré les vicissitudes du temps. À ses yeux, ceci était clairement apparu avant tout dans l’intense et long dialogue qui s’était instauré entre l’Église catholique et les luthériens, grâce au Concile Vatican II, et avait permis de découvrir d’une manière toute nouvelle « l’importance et la solidité des fondements communs de notre foi chrétienne ». Lors de sa visite à Augsbourg en 1987, le Pape Jean-Paul II faisant de nouveau référence à cet événement mémorable dans l’histoire du christianisme occidental, posa cette question subtile : « Aux alentours de 1530, nombreux étaient encore ceux qui s’efforçaient d’œuvrer en faveur de la réconciliation et de la communion. Quel cours aurait suivi l’histoire, quelles opportunités missionnaires seraient apparues sur les nouveaux continents récemment découverts s’il avait été

22 Johannes Paul II, Ansprache an die Vertreter der Evangelischen Kirche und der Arbeitsgemeinschaft christlicher Kirchen in Deutschland in Paderborn am 22. Juni 1996. 23 Johannes Paul II, Ansprache aus Anlass des 450. Jahrestages der „Confessio Augustana“ am 25. Juni 1980.

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possible à l’époque de vaincre les divisions et de clarifier de manière compréhensible les sujets de dispute24 ! » Un résultat particulièrement important et beau du dialogue luthérien-catholique a été la signature entre la Fédération luthérienne mondiale et – par mandat du Magistère – le Conseil pontifical pour la promotion de l’unité des chrétiens de la « Déclaration commune sur la doctrine de la justification », à Augsbourg, le 31 octobre 199925. Cette signature conjointe a revêtu une importance très particulière, car l’interprétation contradictoire de l’annonce néotestamentaire de la justification de l’homme par la grâce de Dieu dans la foi en Christ a représenté, au xvie siècle, le point central des débats théologiques. Qu’un vaste consensus sur des questions fondamentales ait pu être atteint en affrontant précisément le thème majeur qui conduisit à la Réforme et, en définitive, à la division de la chrétienté en Occident, mérite d’être reconnu comme un événement œcuménique particulier. Le jour de la signature, dans son discours pour l’Angélus, le Pape Jean-Paul II y vit en effet « une pierre milliaire sur la route difficile de la recomposition de la pleine unité » et considéra comme extrêmement significatif « qu’elle soit posée précisément dans la ville où, en 1530, avec la Confessio Augustana fut écrite une page décisive de la Réforme luthérienne ». Pour être plus exact, le Pape Jean-Paul II décrivit la « Déclaration commune sur la doctrine de la justification » comme une « étape sur la voie […] de l’unité et de la communion entre les chrétiens » et elle représentait pour lui « une base sûre pour la poursuite de la recherche théologique dans le domaine œcuménique et pour affronter les difficultés qui l’accompagnent26 ». Ayant conscience de la tâche qui restait à accomplir, le Pape Jean-Paul II, lors de sa première visite en Allemagne en 1980, suscita la naissance et la mise en œuvre d’un autre projet œcuménique important. Celui-ci devait répondre au fait historique que les disputes théologiques portant principalement sur l’annonce néotestamentaire de la justification de l’homme par la grâce de Dieu se sont répercutées aussi bien dans les écrits confessionnels luthériens que, lors du Concile de Trente, dans les condamnations doctrinales de ce dernier qui, jusqu’à nos jours, ont conservé une force indérogeable et sont donc également demeurées source de division ecclésiale. C’est dans ce contexte que fut lancée en 1980 l’étude intitulée « Les anathèmes du xvie siècle sont-ils encore actuels ? » qui devait traiter, dans le cadre du dialogue œcuménique, des condamnations doctrinales de l’Église catholique et des écrits confessionnels évangéliques au xvie siècle d’un point de vue historique et systématique, et qui en définitive porta à conclure qu’un consensus œcuménique sur les vérités fondamentales de la foi chrétienne pouvait être formulé, que les différences théologiques restantes ne mettaient plus en cause le consensus atteint et que, par conséquent, les condamnations doctrinales pertinentes prononcées au xvie siècle 24 Johannes Paul II, Predigt in der Ökumenischen Wortfeier in der Katholischen Kirche St. Ulrich und Afra in Augsburg am 4. Mai 1987. 25 « Fédération luthérienne mondiale et Conseil Pontifical pour la promotion de l’unité des chrétiens, Déclaration commune sur la doctrine de la justification », dans Service d’information, 98 (1998/III), p. 85-95. 26 Johannes Paul II, Angelus am 31. Oktober 1999.

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du côté protestant comme du côté catholique, ne concernaient plus les partenaires œcuméniques actuels27. Lors d’une nouvelle visite pastorale en Allemagne en 1996, le Pape Jean-Paul II évoqua ce document, en reconnaissant l’excellent résultat obtenu qui a permis que les nombreuses controverses du xvie siècle apparaissent sous une lumière nouvelle, résultat qu’en conclusion il résuma en ces termes : « Des fossés, que les générations précédentes considéraient comme infranchissables, ont été comblés28 ». En particulier, Jean-Paul II a reconnu que cette étude a contribué à une « plus profonde compréhension des déclarations doctrinales du Concile de Trente » et permis que soient élaborés « une multitude d’accords et de convergences sur des questions essentielles de la foi ». Cela était particulièrement vrai en ce qui concerne la doctrine de la justification, dans laquelle un accord fondamental avait été atteint sur des questions de grande importance. Malgré cela, toutes les différences n’étaient pas éliminées et, au contraire, le « lien théologique entre la perception luthérienne de la justification et la doctrine catholique sur le baptême et l’Église » nécessitait d’être approfondi lors de conversations œcuméniques ultérieures. Jean-Paul II soulignait expressément que tout accord œcuménique acquis devait reposer sur une « approche renouvelée du témoignage biblique ». En ce sens, JeanPaul II, lors d’une rencontre avec le Conseil de l’Église évangélique en Allemagne, rappela les conférences que Luther tint en 1516 et 1517 sur la Lettre aux Romains, dans lesquelles il enseignait que « la foi chrétienne, par laquelle nous sommes justifiés, ne consiste pas à simplement croire au Christ, ou plus exactement à la personne du Christ, mais à croire à ce qui est du Christ ». Pour Jean-Paul II, l’important était bien aussi de discerner « ce qui est du Christ », et il concluait que « ce qui est du Christ », selon la conviction catholique, « concerne l’Église du Christ, sa mission, son message et ses sacrements, de même que les ministères qui sont au service de la Parole et du sacrement29 ». Pour Jean-Paul II, ces problèmes non résolus, qui divisent encore catholiques et luthériens, doivent être pris en considération ensemble, naturellement non pas « pour creuser encore davantage les fossés, mais pour les combler ». C’est pourquoi Jean-Paul II s’opposait-il catégoriquement à Martin Luther sur un point : « Nous ne pouvons en rester à la constatation que “nous sommes et resterons à jamais divisés et antagonistes” ».

Benoît XVI et le dialogue catholique-luthérien Lorsque l’on réfléchit à l’engagement œcuménique du Pape Jean-Paul II, vient spontanément à l’esprit l’affirmation du Pape Benoît XVI sur son prédécesseur qui, ce sont ses paroles, « dès le début » a ressenti la division de la chrétienté « comme 27 Cf. K. Lehmann, W. Pannenberg, P. Jundt, J. Hoffmann et H. Meyer, Les anathèmes du XVIe siècle sont-ils encore actuels ? Les condamnations doctrinales du Concile de Trente et des Réformateurs justifient-elles encore la division de nos Églises ?, Paris, 1989. 28 Johannes Paul II, Ansprache an die Vertreter der Evangelischen Kirche und der Arbeitsgemeinschaft christlicher Kirchen in Deutschland in Paderborn am 22. Juni 1996. 29 Johannes Paul II, Ansprache an den Rat der Evangelischen Kirche in Mainz am 17. November 1980.

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une blessure qui l’affectait très personnellement » et considérait comme un devoir pour lui de « tout faire pour prendre le tournant conduisant vers l’unité30 ». Cet effort, le Pape Benoît XVI l’a poursuivi à sa manière. Le souci œcuménique a été une perspective constante de sa pensée théologique en tant que professeur, évêque et pape. Il s’est beaucoup dépensé pour que le dialogue œcuménique progresse et l’a enrichi de nombreuses réflexions théologiques dans lesquelles, en raison de son origine allemande, le dialogue luthérien-catholique a toujours été présent31. Au service de l’unité dans la foi

« L’unité de l’Église, en un mot, ne peut jamais être autre qu’une unité dans la foi des Apôtres, dans la foi confiée à chaque nouveau membre du Corps du Christ durant le rite du Baptême. C’est cette foi qui nous unit dans le Seigneur, qui nous rend participants de son Esprit Saint, et qui ainsi, aujourd’hui encore, nous rend participants de la vie de la Sainte Trinité, modèle de la koinonia de l’Église ici-bas32 ». Ces paroles que le Pape Benoît XVI a prononcées en conclusion de la prière du soir à l’abbaye de Westminster, à l’occasion de son voyage apostolique en Grande-Bretagne en septembre 2010, peuvent être considérées comme un condensé de son effort œcuménique dont nous ferons une brève esquisse dans la poursuite de cette présentation. En choisissant pour thème de sa thèse d’agrégation la compréhension de Saint Bonaventure de la révélation divine et de l’histoire, Joseph Ratzinger s’était déjà placé dans une perspective œcuménique en proposant un examen approfondi de la recherche d’une compréhension théologiquement adéquate de la révélation de Dieu et des questions théologiques se référant à ce thème, d’une part, entre nature et grâce et, d’autre part, entre la métaphysique et l’histoire du salut dans le contexte du dialogue évangélique-catholique. On peut estimer que sa contribution œcuménique réside avant tout dans le fait qu’il a fortement souligné le caractère d’action de la révélation divine et a développé une vision du lien entre Écriture et Tradition qui s’est avérée œcuménique33. En tant que professeur, Joseph Ratzinger fut parmi les théologiens catholiques l’un des premiers à disserter dans ses cours universitaires sur les écrits réformateurs et à aborder une multitude de thèmes œcuméniques, tels que certains problèmes

30 J. Ratzinger / Benedikt XVI, « Die Einheit von Mission und Person in der Gestalt von Johannes Paul II. Zwanzig Jahre einer Geschichte », in Id., Johannes Paul II. Mein geliebter Vorgänger, Augsburg, 2008, p. 15-42, cit. p. 40. 31 Cf. T. Lindfeld, « Der Papst aus Deutschland. Zum ökumenischen Profil Joseph Ratzingers », in Catholica, 62 (2008), p. 302-314. 32 Benoît XVI, Discours du Saint-Père au terme de la prière du soir à l’Abbaye de Westminster, à Londres, le 17 septembre 2010. 33 J. Ratzinger, Die Geschichtstheologie des heiligen Bonaventura, München 1955. La thèse d´habilitation de Joseph Ratzinger publié intégralement pour la première fois est à présent disponible : Offenbarungsverständnis und Geschichtstheologie Bonaventuras, Freiburg i. Br., 2009, (Gesammelte Schriften 2), p. 53-659.

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fondamentaux de la Confessio Augustana, du Tractatus de Potestate Papae de Melanchthon ou la Disputatio de Leipzig34, de telle manière que le théologien catholique Josef Wohlmuth raconta qu’il eut l’impression que Joseph Ratzinger « non seulement s’intéressait aux questions de la Réforme », mais qu’il y avait « également puisé dans une perspective théologique35 ». Dans le cadre du vif débat qui eut lieu dans les années soixante-dix et quatre-vingt sur une éventuelle reconnaissance par l’Église catholique de la Confessio Augustana, à savoir l’écrit confessionnel qui est le socle fondamental sur lequel repose le luthéranisme, Joseph Ratzinger avait clairement exigé qu’une reconnaissance catholique de la Confession d’Augsbourg soit subordonnée à sa reconnaissance évangélique, et plus précisément à la reconnaissance du fait que l’Église peut enseigner en tant qu’Église : « La “reconnaissance” évangélique serait dans tous les cas le premier prérequis interne d’une reconnaissance catholique et, en même temps, un processus spirituel qui créerait une réalité œcuménique36. » Rappelons que durant son activité en tant que professeur universitaire, Joseph Ratzinger a été membre de divers groupes de travail œcuméniques et d’organes de consultation et a participé à différents colloques et réunions œcuméniques. De l’époque où il fut archevêque et cardinal, il convient avant tout de mentionner l’importante responsabilité qu’il a exercée dans la Commission œcuménique mixte, créée après la visite du Pape Jean-Paul II en Allemagne en 1980, commission qu’il présida avec l’Évêque régional évangélique Eduard Lohse. C’est à eux deux que l’on doit la proposition riche de promesses et qui, dans les années suivantes, se révéla fructueuse, de rechercher dans le cadre des futurs dialogues œcuméniques si les condamnations doctrinales mutuelles du xvie siècle concernaient encore les partenaires actuels et si elles devaient encore être considérées source de division entre les Églises. L’Évêque régional évangélique Johannes Hanselmann a également rappelé avec gratitude que si la Déclaration commune sur la doctrine de la justification a bien pu être signée à Augsbourg en 1999, après différentes difficultés, c’est au Cardinal Ratzinger qu’en revient le grand mérite37. L’engagement œcuménique de Joseph Ratzinger a toujours été accompagné d’une intense réflexion théologique sur les questions œcuméniques ; en témoigne de manière éloquente l’imposant chapitre œcuménique du huitième volume de ses

34 Cf. J. Ratzinger / Papst Benedikt XVI, Das Werk. Veröffentlichungen bis zur Papstwahl. Hrsg. vom Schülerkreis, Augsburg, 2009, en part. p. 401-406 : « Übersicht über die Lehrveranstaltungen in Freising, Bonn, Münster, Tübingen und Regensburg ». Cf. en outre G. Valente, Ratzinger Professore. Gli anni dello studio e dell’insegnamento nel ricordo dei colleghi e degli allievi (1946-1977), Milano, 2008. 35 J. Wohlmuth, « Anwalt der Einheit. Der Theologe Joseph Ratzinger und die Ökumene », in Der christliche Osten, LX (2005), p. 265-277, cit. p. 265. 36 J. Kardinal Ratzinger, « Klarstellungen zur Frage einer „Anerkennung“ der Confessio Augustana durch die katholische Kirche », in Id., Theologische Prinzipienlehre. Bausteine zur Fundamentaltheologie, München, 1982, p. 230-240, cit. p. 235. 37 La contribution importante à la réussite du Déclaration commune de Joseph Ratzinger a été apprécie en détail de P. Neuner, « Joseph Ratzingers Beitrag zur Gemeinsamen Erklärung zur Rechtfertigungslehre », in Münchener Theologische Zeitschrift, 56 (2005), p. 435-448.

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« Œuvres complètes » consacré à la doctrine de l’Église38. Les trois cents pages et plus qui y sont dédiées aux questions œcuméniques montrent que Joseph Ratzinger n’appartient pas aux œcuménistes dans un sens strictement professionnel, mais qu’en tant que spécialiste de la théologie systématique il s’est beaucoup penché sur la dimension œcuménique de la pensée théologique et compte, à juste titre et sans l’ombre d’un doute, parmi « les théologiens catholiques œcuménistes actuels les plus convaincants39 ». Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que Joseph Ratzinger, en tant que pape, ait également accordé à la cause œcuménique une priorité particulière dans son pontificat, comme il l’avait déjà annoncé de façon programmatique dans son premier message après son élection au Siège de Pierre, en affirmant que le devoir prioritaire du successeur de Pierre doit consister, à ses yeux, à « travailler sans épargner ses forces à la reconstruction de l’unité pleine et visible de tous les fidèles du Christ » : « Telle est son ambition, tel son devoir pressant40. » Si nous regardons les huit années ou presque du ministère pétrinien du Pape Benoît XVI, nous pouvons constater avec gratitude que le souci œcuménique a, pour ainsi dire, été comme un fil rouge présent tout au long de son pontificat et qu’il n’a eu de cesse de le répéter clairement en diverses occasions41. Unité et différence entre Église catholique et luthéranisme

Dans la vaste réflexion qu’il a consacrée à la compréhension œcuménique de Joseph Ratzinger, le théologien protestant Thorsten Maasen a rendu hommage à sa pensée œcuménique, estimant qu’il est « exemplaire dans ses efforts pour pratiquer sans compromis une théologie œcuménique honnête » et qu’« il s’est penché avec tant d’insistance sur la nécessité de l’œcuménisme que ce dernier devrait absolument trouver sa place au sein de l’Église42 ». Ce jugement nuancé vaut également dans le cadre de l’engagement de Joseph Ratzinger – Benoît XVI en faveur du dialogue luthérien-catholique. La déclaration la plus positive du Pape Benoît XVI, quant aux intentions du réformateur Martin Luther, fut indubitablement celle qu’il fit à l’occasion de sa visite à l’ancien monastère augustinien d’Erfurt en 2011, lorsqu’il rendit hommage à la recherche passionnée de Dieu qui anima la vie et l’œuvre de Luther : « Ce qui l’a 38 J. RATZINGER, Kirche – Zeichen unter den Völkern, Freiburg i. Br., 2010 (Gesammelte Schriften 8/2), en part. p. 693-1018 : « Teil E : Die Wiedergewinnung der sichtbaren Einheit der Kirche ». 39 W. THÖNISSEN, « Katholizität als Strukturform des Glaubens. Joseph Ratzingers Vorschläge für die Wiedergewinnung der sichtbaren Einheit der Kirche », in Ch. SCHALLER (éd.), Kirche – Sakrament und Gemeinschaft. Zu Ekklesiologie und Ökumene bei Joseph Ratzinger, Regensburg, 2011 (RatzingerStudien 4), p. 254-275, cit. p. 255. 40 Benoît XVI, Premier message au terme de la Missa pro Ecclesia concélébration eucharistique avec les cardinaux électeurs dans la chapelle sixtine, le 20 avril 2005. 41 Cf. K. Koch, « Einheit in Christus und in seinem Leib. Ökumenisches Lehramt im Pontifikat von Papst Benedikt XVI. », in Id., Bund zwischen Liebe und Vernunft. Das theologische Erbe von Papst Benedikt XVI, Freiburg i. Br., 2016, p. 141-165. 42 Th. Maasen, Das Ökumeneverständnis Joseph Ratzingers, Göttingen, 2011, p. 366.

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animé, c’était la question de Dieu, qui fut la passion profonde et le ressort de sa vie et de son itinéraire tout entier. “Comment puis-je avoir un Dieu miséricordieux ?” Cette question lui pénétrait le cœur et se trouvait derrière chacune de ses recherches théologiques et chaque lutte intérieure43. » Le Pape Benoît XVI a en même temps souligné que Luther ne croyait pas à n’importe quel Dieu, mais qu’il cherchait ce Dieu qui avait montré son visage très concret à travers l’homme Jésus de Nazareth et qui nous avait parlé, à nous les êtres humains. Martin Luther a donc concrétisé et approfondi sa recherche passionnée de Dieu dans le christocentrisme de sa spiritualité et de sa théologie : « La pensée de Luther, sa spiritualité tout entière était complétement christocentrique : “Ce qui promeut la cause du Christ” était pour Luther le critère herméneutique décisif dans l’interprétation de la Sainte Écriture44 ». La centralité de la question de Dieu et le christocentrisme sont aux yeux du Pape Benoît XVI les soucis fondamentaux de Martin Luther et constituent le grand héritage qu’il nous a laissé et qui aujourd’hui doit être perçu dans un esprit œcuménique. Voici pourquoi c’est avant tout dans l’annonce de Dieu dans nos sociétés largement sécularisées que Benoît XVI a reconnu dans la succession de Luther le service œcuménique, également à notre époque : « Témoigner de ce Dieu vivant est notre tâche commune à l’époque actuelle45 ». Dans ce grand éloge, on remarque en premier lieu une proximité intérieure entre le Pape Benoît XVI et Martin Luther. Le Pape Benoît XVI, qui est intimement attaché à l’idée d’une théologie reposant sur une rencontre personnelle avec Dieu, apprécie dans la théologie de Luther le fait qu’elle ne soit pas une théologie de bureaucrate cédant aux idées, mais une théologie existentielle émanant d’une lutte personnelle : pour Luther, la théologie « n’était pas une question académique, mais une lutte intérieure avec lui-même, puis une lutte au sujet de Dieu et avec Dieu46 ». Le fait que la théologie de Luther ait été modelée de manière très élémentaire par son expérience personnelle, est de l’avis de Benoît XVI d’une grande importance, mais cependant aussi sa limite47. La limite problématique dans la théologie de Luther réside, selon Benoît XVI, dans l’absolutisation de son approche personnelle, et c’est la raison pour laquelle il parle d’une « personnalisation radicale de l’acte de foi » chez Luther qu’il trouve « dans un face-à-face passionnant et, d’un certain point de vue, exclusif entre Dieu et l’homme ». Ce personnalisme va si loin que l’homme doit toujours accourir de nouveau au « Dieu qui pardonne, contre un Dieu ou un Christ qui apparaît, exige et

43 Benoît XVI, Discours lors de la rencontre avec les représentants du Conseil de l‘Église évangélique en Allemagne, dans la Salle du Chapitre de l’ex-couvent augustinien de Erfurt, le 23 septembre 2011. 44 Ibid. 45 Benoît XVI, Discours lors de la célébration œcuménique dans l’église de l’ex-couvent augustinien de Erfurt, le 23 septembre 2011. 46 Benoît XVI, Discours lors de la rencontre avec les représentants du Conseil de l‘Église évangélique en Allemagne, dans la Salle du Chapitre de l’ex-couvent augustinien de Erfurt, le 23 septembre 2011. 47 Cf. J. Corkery, « Luther and the Theology of Pope Emeritus Benedict XVI », in D. Marmion, S. Ryan et G. E. Thiessen (éd.), Remembering the Reformation. Martin Luther and Catholic Theology, Minneapolis, 2017, p. 125-141.

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juge sub contrario, comme “diable48” ». Selon Benoît XVI, derrière cette dialectique dans la compréhension théologique de Dieu se cache chez le Réformateur une dialectique dans l’existence humaine que le pape perçoit également dans l’expérience personnelle de Martin Luther. Car sa biographie est caractérisée par la crainte de Dieu qui l’a frappé jusqu’au fondement de son existence, dans la tension qu’il ressentait entre exigence divine et sens du péché, Dieu lui apparaissant aussi et carrément comme sub contrario, plus exactement comme le diable qui veut détruire l’homme. Pour pouvoir échapper au lourd fardeau de l’expérience du péché, Luther devait nécessairement trouver la certitude du salut, à savoir que malgré tout Dieu le sauvait et l’acceptait, et que cette acceptation était inébranlable. Cette certitude, qui pour lui fut la véritable expérience de la rédemption, il l’a constamment cherchée et trouvée dans la certitude du principe « par la foi seule » : « À l’expérience accablante de son moi empirique, il a sans cesse opposé comme contrepoids le principe “par la foi seule” et y a ainsi trouvé toute l’essence du christianisme, qu’à partir de cette position il a réorganisé et repensé dans son ensemble49 ». Cette personnalisation radicale de l’acte de foi chez Luther a des conséquences qui, selon le Pape Benoît XVI, débouchent sur une tension constante vis-à-vis de la compréhension catholique de la foi. Puisque, selon Luther, la foi offre avant tout l’assurance de son propre salut, la certitude de la foi et la certitude de l’espérance s’identifient l’une avec l’autre. Tandis que du point de vue catholique, la certitude de la foi se réfère à ce que Dieu a fait et à ce qu’atteste l’Église, et la certitude de l’espérance se réfère au salut des personnes individuelles, chez Luther c’est cette dernière certitude qui est déterminante, de telle sorte que la charité n’est plus considérée comme forme intérieure de la foi, mais est séparée du concept de foi : « La formule sola fides, sur laquelle Luther a tant insisté, signifie justement cette exclusion de la charité du problème du salut. La charité appartient au domaine des “œuvres” et devient, en conséquence, profane50 ». À ceci se trouve étroitement liée une autre conséquence, à savoir que, pour Luther, la foi, de par sa nature, ne peut plus se concilier avec la foi de l’Église tout entière et que l’Église ne peut se porter garante de la certitude du salut personnel de chaque individu ». Au contraire, du point de vue catholique, l’Église est contenue dans l’approche intérieure de la foi, car, dans cette perspective, l’action salvifique de Dieu ne se réfère « pas de manière aussi exclusive à l’individu et à sa conscience », mais l’on admet que Dieu, « précisément, agit aussi à travers le Corps du Christ51 ». Pour Benoît XVI, cette nouvelle vision globale de la foi chrétienne chez Luther se trouve condensée de la plus explicite manière qui puisse être dans la dialectique de la loi et de l’Évangile qu’il perçoit également comme le fondement de la doctrine 48 J. Cardinal Ratzinger, « Luther et l’unité des Églises », in Id, Église, œcuménisme et politique, Paris, 1987, p. 137-182, ici p. 154. 49 J. Cardinal Ratzinger, « Wie weit trägt der Konsens über die Rechtfertigungslehre ? », in Communio. Internationale katholische Zeitschrift, 29 (2000), p. 425-437, cit. p. 427-428. 50 J. Cardinal Ratzinger, « Luther et l’unité des Églises », in Id., Église, œcuménisme et politique, Paris, 1987, p. 137-182, ici p. 153-154. 51 Ibid. p. 172.

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de la justification chez Luther. Il est donc clair que pour Benoît XVI, même après la signature, en 1999, par la Fédération luthérienne mondiale et le Conseil pontifical pour la promotion de l’unité des chrétiens de la « Déclaration commune sur la doctrine de la justification » qui, selon lui, constitue « une pierre milliaire importante sur notre chemin commun vers l’unité pleine et visible », certaines questions demeurent ouvertes. Afin de pouvoir continuer à bâtir sur cet important résultat, il faut donc accepter, comme l’a souligné le Pape Benoît XVI dans une allocution adressée au Président de la Fédération luthérienne mondiale en 2005, « que des différences demeurent en ce qui concerne la question centrale de la justification » et que « celles-ci doivent être affrontées, ainsi que les façons dont la grâce de Dieu est transmise dans l’Église et à travers celle-ci52 ». On évoque donc ici une différence fondamentale dans la compréhension de l’Église, thème qui a déjà été traité, en 2000, dans la Déclaration de la Congrégation pour la doctrine de la foi « sur l’unicité et l’universalité salvifique de Jésus Christ et de l’Église », intitulée Dominus Iesus53, laquelle affirme que pour l’Église catholique la validité de l’épiscopat et la pleine validité de l’Eucharistie sont constitutifs. En ce sens, les Églises orthodoxes peuvent donc être considérées des Églises sœurs, alors que les Églises et les Communautés ecclésiales issues de la Réforme ne peuvent être considérées comme des « Églises au sens propre ». Afin de surmonter les malentendus que cette déclaration a suscités, principalement en raison de la délicate formule « ne sont pas des Églises au sens propre », le Pape Benoît XVI a par la suite choisi une autre terminologie selon laquelle, avec la Réforme, est apparu un « nouveau type » d’Église, pour ainsi dire « une nouvelle manière de comprendre l’Église ». Car les Églises et les Communautés ecclésiales issues de la Réforme sont « Église, mais d’une autre manière. Et justement pas de la même manière que les Églises de la grande tradition de l’Antiquité, mais en se fondant sur une nouvelle conception d’après laquelle l’Église ne réside pas dans l’institution, mais dans la dynamique de la Parole qui rassemble les hommes et en fait une communauté54 ». Par bienveillance vis-à-vis de cette vision évangélique, le Pape Benoît XVI a voulu poursuivre le dialogue œcuménique avec les luthériens non seulement en le plaçant « dans un contexte de questions “institutionnelles” », mais il a aussi et surtout voulu approfondir la « source authentique de tout le ministère dans l’Église55. » Comme il l’a souligné dans son discours lors de la rencontre œcuménique qui s’est tenue à Cologne en 2006, les questions ecclésiologiques et surtout la question du ministère sont en effet d’importants problèmes œcuméniques, mais elles proposent une « délimitation du problème » qu’il n’apprécie pas « puisqu’il semble que nous devrions à présent débattre des institutions plutôt que de la Parole de Dieu ». Cependant, la question œcuménique véritable, surtout dans le dialogue avec les Églises issues de la Réforme,

52 Benoît XVI, Discours au Président de la Fédération luthérienne mondiale, le 7 novembre 2005. 53 Publié dans Acta Apostolicae Sedis, 92 (2000) p. 742-765. 54 Benoît XVI, Lumière du monde. Le Pape, l’Église et les signes des temps. Un entretien avec Peter Seewald, Paris, 2011, p. 131-132. 55 Benoît XVI, Discours au Président de la Fédération luthérienne mondiale, le 7 novembre 2005.

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n’est pas pour le Pape Benoît XVI le problème du ministère ecclésial, mais « la forme que prend la présence de la Parole dans le monde », plus précisément la question ecclésiologique que représente « cet entrelacs entre Parole, témoin et règle de foi » et par conséquent la « question de la Parole de Dieu, de sa souveraineté et de son humilité » « puisque le Seigneur confie sa Parole aux témoins et concède l’interprétation qui doit toutefois être toujours mesurée à la regula fidei et au sérieux de la Parole56 ». Dans cette interprétation martyrologique du problème central de l’œcuménisme, à savoir que la Parole de Dieu n’est présente que dans le témoin apostolique comme Parole vivante de Dieu, et que le témoin, pour sa part, n’est témoin que lorsqu’il témoigne de la Parole de Dieu, n’apparaît pas uniquement la preuve que le Pape Benoît XVI s’intéresse principalement à ce qui, dans l’effort œcuménique, est unifiant. On comprend également la raison pour laquelle chez le Pape Benoît XVI, on trouve une double lecture de la vie et de l’œuvre de Martin Luther : d’une part, il souligne que, « par ses catéchismes, ses chants, ses livres liturgiques », Luther a établi « une tradition de vie ecclésiale » « à partir de laquelle on peut le lire comme le “père” de cette vie ecclésiale » et « l’interpréter au sens d’une ecclésialité évangélique ». D’autre part, Benoît XVI souligne que Luther a aussi créé « une œuvre théologique et polémique d’une radicalité révolutionnaire qu’il n’a pas reniée lors de sa liaison politique avec les princes et de son tournant contre la gauche réformatrice », si bien que l’on peut comprendre également Luther à travers son « évasion violente de la Tradition ». Le Pape Benoît XVI ne voit cependant pas de contradiction entre ces deux aspects de Luther ; au contraire, il désire recommander une lecture de Luther « qui garde en vue le fond révolutionnaire dans les écrits ecclésiaux et le Luther pieux dans ses œuvres polémiques57 ». Partant de cette vision nuancée, le Pape Benoît XVI, compte tenu des divisions historiques de l’Église, n’a eu de cesse de rappeler la nécessaire « purification de la mémoire » et a vu dans le « repentir intérieur » la condition préalable indispensable au progrès sur le chemin œcuménique. Cependant, comme il l’a fait lors de sa visite à la Communauté évangélique luthérienne à Rome en mars 2010, il a souligné à maintes reprises que nous avons des raisons d’être reconnaissants et heureux de ce que nous pouvons faire de façon œcuménique aujourd’hui. C’est dans cette confiance que le Pape Benoît XVI remarquait déjà en 2011 qu’en 2017, en prévision de la commémoration du 500e anniversaire du début de la Réforme, luthériens et catholiques auraient l’opportunité de « célébrer dans le monde entier une commémoration œcuménique commune, de lutter au niveau mondial pour les questions fondamentales, non pas sous forme d’une célébration triomphaliste, mais comme une profession commune de notre foi dans le Dieu Un et Trine, dans l’obéissance commune à notre Seigneur et à sa parole58. »

56 Benoît XVI, Discours lors de la Rencontre œcuménique à Cologne, le 19 août 2005. 57 J. Cardinal Ratzinger, « Luther et l’unité des Églises », in Id., Église, œcuménisme et politique, Paris, 1987, p. 137-182, ici p. 142-143. 58 Benoît XVI, Discours lors d’une audience privée à la Délégation de l’Église unie évangélique luthérienne allemande (VELKD), le 24 janvier 2011.

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Perspectives : engranger les fruits du dialogue Toutefois, seul le Pape François a pu prendre part à cette commémoration luthérienne-catholique commune de la Réforme, lorsque le 31 octobre 2016, dans la cathédrale luthérienne de Lund en Suède, avec le président et le secrétaire général de la Fédération luthérienne mondiale il en a présidé la célébration œcuménique et affirmé dans la Déclaration commune qui fut signée en cette circonstance : « Alors que nous sommes profondément reconnaissants pour les dons spirituels et théologiques reçus à travers la Réforme, nous confessons aussi devant le Christ que luthériens et catholiques ont blessé l’unité visible de l’Église et nous le déplorons59 ». Ces paroles expriment ce qu’aujourd’hui il est possible de dire ensemble dans une perspective œcuménique sur la Réforme du xvie siècle. Au premier plan, il y a la gratitude pour tout ce que la Réforme a suscité comme perspectives religieuses et théologiques positives et pour ce dont luthériens et catholiques témoignent ensemble aujourd’hui. D’autre part, il y a la confession de notre faute et la repentance parce que la Réforme n’a pas conduit, à l’époque, au renouvellement de l’Église, mais à sa division. À cet égard, il se peut que l’on choisisse de mettre l’accent sur tel ou tel aspect : pour les chrétiens luthériens, la Réforme sera avant tout perçue comme la redécouverte de l’Évangile de la justification de l’homme par la grâce de Dieu seule et son acceptation dans la foi. Les chrétiens catholiques, quant à eux, ont l’habitude d’associer la Réforme également et d’abord à la division de l’Église et à l’unité perdue. Mais même si l’on insiste sur tel ou tel aspect, ces deux positions sont aujourd’hui, ensemble et de manière indissoluble, partie intégrante d’une commémoration commune. C’est également ce qu’exprime de manière significative le titre donné au document établi par la Commission luthéro-catholique romaine sur l’unité dans la perspective d’une commémoration conjointe de la Réforme en 2017 : « Du conflit à la communion60 ». Une commémoration commune de la réforme doit prendre en compte aussi sérieusement le conflit que la communion et, plus que tout, faire en sorte que luthériens et catholiques avancent sur le chemin menant du conflit à la communion. Alors que l’année de commémoration de la Réforme touche à sa fin, nous pouvons constater d’ores et déjà que cette commémoration de la Réforme a été la première dans l’histoire à ne pas avoir suscité, de part et d’autre, de polémiques confessionnelles. On peut y voir les fruits de l’intense dialogue œcuménique qui, tout au long des dernières cinquante années, a été promu entre luthériens et catholiques et a reçu le soutien des Pape Jean-Paul II, Benoît XVI et François. Cela mérite que nous poursuivions à l’avenir notre travail en nous basant sur ce résultat positif, tout d’abord dans la perspective de l’année 2030, lorsque nous commémorerons le 500e

59 Déclaration commune à l’occasion de la commémoration commune catholique-luthérienne de la Réforme, le 31 octobre 2016. 60 « Du conflit à la communion, Commémoration luthéro-catholique romaine commune de la Réforme en 2017, Rapport de la Commission luthéro-catholique romaine sur l’unité, Conseil Pontifical pour la promotion de l’unité des chrétiens », in Service d’information, n. 144 (2014-II), p. 79-112.

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anniversaire de la Confessio Augustana que Philipp Melanchthon avait rédigée pour la Diète d’Augsbourg afin de témoigner que les évangéliques étaient en accord avec la foi de l’Église. La Confession d’Augsbourg n’est donc pas un document fauteur de division, mais un texte montrant une volonté déterminée de réconciliation et de préservation de l’unité, ainsi que le précisait la Commission de dialogue catholique romaine – évangélique-luthérienne dans sa prise de position sur la Confession d’Augsbourg à l’occasion du 450e anniversaire de sa publication en 1980 : « C’est l’intention déclarée de la Confession d’Augsbourg de témoigner de la foi de l’Église une, sainte, catholique et apostolique. Il ne s’agit pas de doctrines spéciales, ni même de la fondation d’une nouvelle église (CA 7, 1), mais de la préservation et du renouvellement de la foi chrétienne – en accord avec l’Église primitive et “également avec l’Église romaine”, conformément à ce dont témoignent les Saintes Écritures61. » Le but envisagé n’a pu être atteint à la Diète d’Augsbourg avec la Confessio Augustana. Ce fut la dernière tentative de sauver l’unité menacée, mais à l’époque, cette tentative échoua. Toutefois, puisque les luthériens et les catholiques n’ont presque jamais été aussi proches dans l’histoire qu’en ce temps-là, il convient aujourd’hui encore de ne pas surestimer la Confession d’Augsbourg dans sa signification œcuménique62. Par conséquent, ceci est un clair encouragement à commémorer en 2030 le cinq-centième anniversaire du Reichstag d’Augsbourg et de la proclamation de la Confessio Augustana dans une communion œcuménique au moins aussi intense que celle que nous avons vécue en 2017, lors de la commémoration de la Réforme, et à y voir une heureuse opportunité de prendre d’autres mesures indérogeables susceptibles de nous faire progresser vers l’unité. Ainsi, les implications personnelles des papes dans le dialogue avec les luthériens pourront-elles porter à des résultats encore plus positifs.

61 « Alle unter einem Christus. Stellungnahme der Gemeinsamen Römisch-Katholischen/EvangelischLutherischen Kommission zum Augsburgischen Bekenntnis, 1980 », in H. Meyer, H. J. Urban et L. Vischer (éd.), Dokumente wachsender Übereinstimmung. Sämtliche Berichte und Konsenstexte interkonfessioneller Gespräche auf Weltebene 1931-1982, Paderborn – Frankfurt a. M., 1983, p. 323-328, cit. p. 325. 62 Vgl. Confessio Augustana. Bekenntnis des einen Glaubens. Gemeinsame Untersuchung lutherischer und katholischer Theologen, Paderborn – Frankfurt a. M., 1980 ; H. Fries et al., Confessio Augustana. Hindernis oder Hilfe ?, Regensburg, 1979 ; B. Lohse et O. H. Pesch (éd.), Das Augsburger Bekenntnis von 1530 damals und heute, München – Mainz, 1980 ; H. Meyer, H. Schütte et H.-J. Mund (éd.), Katholische Anerkennung des Augsburgischen Bekenntnisses. Ein Vorstoss zur Einheit zwischen katholischer und lutherischer Kirche, Frankfurt a. M., 1977. Cf. aussi K. Koch, « Die Confessio Augustana – Ein katholisches Bekenntnis ? », in Id., Gelähmte Ökumene. Was jetzt noch zu tun ist, Freiburg i. Br. 1991, p. 65-106.

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Frédéric Chavel

Conclusions

Au moment de clore cet ouvrage, dressons un inventaire des principales pistes qui s’ouvrent, tant pour la poursuite des enquêtes académiques que pour la persévérance de la quête œcuménique. À ce stade, le lecteur aura par lui-même constaté la richesse et la variété des enjeux de réception et d’interprétation générés par Luther ; répéter ici sous une forme étriquée ce qui a été développé de manière précise dans chaque contribution n’aurait aucun intérêt. Notre brève synthèse vise simplement à offrir un regard cursif sur ce que ces éléments font apparaître tous ensemble de significatif. Comme dans une enquête par sondage, il devient possible, lorsque les réponses sont suffisamment nettes, et si l’échantillon a été bien construit pour être représentatif, de dessiner une trajectoire d’ensemble ; c’est le cas ici, tant nous trouvons une complémentarité et une cohérence entre les éléments rassemblés. Sans chercher de vaines complications, notre relecture finale s’appuiera, quasi linéairement, sur l’ordre de présentation des contributions. En reprenant la citation de Lucien Febvre choisie par Nicole Lemaître en exergue de son étude, nous rappellerons notre problématique d’ensemble : s’il est vrai que « chaque époque s’est fait son Luther. Un Luther à son image », il nous appartient, non pas de prétendre atteindre un point de vue neutre sur Luther, qui ne serait plus engagé dans des processus de construction d’image, mais au contraire de réfléchir consciemment à la responsabilité que nous portons au présent de notre propre lecture, sachant que lire Luther, c’est nous dire nous-mêmes, et nous situer dans nos responsabilités. Ceci avec un double versant : aussi bien académiquement, au niveau de l’historiographie et de la pensée théologique, qu’ecclésialement, au niveau des identités confessionnelles et du progrès œcuménique en vue de la mission de toute l’Église. C’est déjà cette orientation vers l’avant, cette perspective constructive, qu’annonçait le choix thématique du colloque dont cet ouvrage est issu : à l’occasion du cinq-centième anniversaire de l’émergence de la Réforme luthérienne, travailler plutôt sa réception que ses prémisses. La question de l’interprétation n’est pas seulement une question de fait et de droit, mais aussi une question de participation et de devoir.

Pour une historiographie sans frontière mais non sans différences Il nous semble que toutes les études présentées, nonobstant leurs différences d’accents et leurs visions théologiques parfois contradictoires, s’accordent sur la base d’une même vision historiographique, que nous trouvons illustrée de manière En 500 après Martin Luther, dir. par Stéphane-Marie Morgain, Turnhout, 2018 (BRHE, 104), p. 285-290 © FHG DOI 10.1484/M.BRHE-EB.5.116225

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exemplaire dans l’article de Nicole Lemaître. Même si son propos est circonscrit au contexte français, qu’il nous soit permis, peut-être au-delà de son intention, d’élever cette contribution au rang d’une clé de lecture éclairante pour l’ensemble des textes qui suivent. Les outils méthodiques essentiels s’y trouvent clarifiés, et notamment le principe que « l’histoire s’écrit aujourd’hui sans frontière mais non sans sauvegarder une sensibilité particulière ». Travailler sans frontière ne signifie certes pas d’abolir les distinctions – sans quoi l’on pourrait soupçonner que les frontières seraient simplement ignorées et non traversées. Travailler sans frontière signifie au contraire qu’une économie ouverte, de libre-échange pour ainsi dire, s’établit entre des sensibilités qui gardent leurs caractères. Quelles sont ces frontières ? Nicole Lemaître en identifie au moins trois types. Il y a tout d’abord, de la plus grande évidence pour un colloque théologique, les frontières confessionnelles, qui avaient conduit trop longtemps à des histoires saintes, histoires confessionnelles, d’autant plus agressives que les uns et les autres se sentaient menacés. Nous avons acquis une lucidité critique sur les mécanismes de déformation confessionnelle. Ces derniers sont sensibles aussi bien dans les rapports entre protestants et catholiques – ce avec quoi l’ensemble des articles présentés en deuxième partie du livre s’expliquent –, que dans les rapports entre protestants – Nicole Lemaître évoquant une certaine historiographie réformée française excluant Luther, ou Marc Lienhard, Marc Vial et Neal Blough faisant apparaître les dissensus intraprotestants –, ou même dans les rapports entre courants catholiques – lorsque l’on considère la reprise si différente d’éléments de Luther par François-Auguste Mignet, Hans Urs von Balthasar, Louis Bouyer, Yves Congar. Il faut tenir compte ensuite de l’impact des frontières nationales, Nicole Lemaître montrant toute l’importance d’un passage de l’écriture d’histoires nationales à l’étude d’une histoire globale. Ces frontières nationales ne sont d’ailleurs pas sans des rapports complexes avec les frontières confessionnelles, même si leurs lignes et tracés ne sont pas superposables. N’y aurait-il pas une étude à poursuivre sur les liens entre la manière dont l’historiographie de la Réforme s’est extraite, au fil du siècle dernier, des confessionalismes, et la manière dont elle s’est en même temps libérée de certains nationalismes ? Plus en profondeur, l’histoire des idées a progressivement renoncé à utiliser certaines coupures conceptuelles trompeuses : il est inadéquat d’opposer de façon étanche l’analyse des cadres économiques et celle des idées, l’analyse des doctrines et celle des pratiques, l’analyse des mouvements d’ensemble des époques historiques et l’analyse des particularités, psychologiques ou autres, de chaque individu. Concernant Luther, cela a comme conséquence décisive que nul n’ose plus désormais, et c’est assurément un progrès, séparer le théologien du pasteur, l’homme issu du Moyen Âge et celui qui annonce la modernité à venir, l’homme pleinement représentatif de son temps et la personnalité charismatique particulière. Le modèle du héros protestant exceptionnellement inspiré, et le type catholique du Luther comme hérétique instable, pathologiquement agité et incontrôlable : ces deux avatars d’une même réduction de l’œuvre de Luther à la seule personnalité de Luther ne sont plus les catégories dans lesquelles nous travaillons.

co nclu si o ns

C’est donc un trait commun aux lectures ici présentées que de renoncer au simplisme des frontières confessionnelles, nationales, ou conceptuelles, et de travailler dans la conscience d’une pluralité irréductible des options interprétatives qui sont à honorer.

De l’actif et du passif porté au bilan des premiers conflits d’interprétation Pour se positionner dans l’interprétation de Luther et de ses réceptions sans se laisser enfermer par les barrières citées, qu’elles soient physiques ou intellectuelles, il est particulièrement important de se pencher sur les premiers conflits d’interprétation, car ils ont posé des options initiales à partir lesquelles des divisions de long terme se sont décidées. On pourrait ici imaginer, suivant une hypothèse simpliste, que ces conflits d’interprétation sur Luther correspondraient exactement aux conflits entre les visions théologiques des familles confessionnelles. Le conflit d’interprétation sur Luther serait alors le corollaire direct de la division confessionnelle. Or cette thèse, à notre sens, se révèle trop grossière, et c’est ce qu’établissent les contributions rassemblées dans la première partie. Il est certes indéniable que les divisions confessionnelles ont abouti à des compréhensions de Luther différentes et même contradictoires. Et l’on peut aisément profiler des types de lecture de Luther qui ont constitué les standards de différentes écoles théologiques. De là à dire qu’au sein de chaque confession, l’on s’accorderait sur une vision de Luther, tandis qu’entre confessions différentes, l’on divergerait, il n’y aurait qu’un pas. Que nous ne voulons pas franchir, pour au moins trois raisons. Tout d’abord, le conflit des interprétations peut aussi être une forme de communauté de conflit, selon les termes de Paul Ricoeur : Marc Lienhard rappelle que les conflits d’interprétation sur Luther ont d’abord été tout aussi virulents entre théologiens se reconnaissant tous dans la Confession d’Augsbourg. Avant que la Formule de Concorde de 1577 ne vienne apaiser l’intensité de leurs querelles, les luthériens s’étaient divisés sur une série de questions renvoyant toutes à la mise en œuvre pratique du programme théologique du Réformateur : notamment le discernement des adiaphora, la conception de la nature humaine, la possibilité d’une doctrine de la coopération, le rapport à la loi et aux autorités civiles. Il faut considérer l’histoire de ce que l’on appelle le luthéranisme n’a jamais été entièrement au-delà de ces conflits intraluthériens, qui n’ont finalement pas été entièrement résolus, mais ont toujours couvé comme un foyer de questionnement enfoui sous la Concorde affirmée avec force. En deuxième lieu, on peut observer sur le temps plus long que la manière d’interpréter Luther a parfois subi des évolutions parallèles dans le regard catholique et dans le regard protestant, notamment au cours du xxe siècle, donc que les changements de paradigmes ne sont pas toujours déterminés confessionnellement. Nous proposons au lecteur de relire en parallèle les contributions de Grégory Woimbée et d’Élisabeth Parmentier, pour y trouver des parentés de structure. Le théologien catholique, revenant sur l’épisode de la guerre des paysans, argument classique de polémique antiluthérienne, ose un regard, non plus de réprobation de principe, mais

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de lecture ad optimam partem. Il le fait en relevant les lignes de force de la visée de Luther, de son intention théologique, qu’il résume dans la centralité l’économie du salut, de la question du péché, et dans la conscience comme lieu de critique face aux situations sociales. Or ces points de sotériologie, comme le montre la théologienne luthérienne, sont précisément ceux qui avaient longtemps fait l’objet de malentendus œcuméniques sur Luther, dépassés avec la Déclaration commune sur la doctrine de la justification en 1999. On s’accorde donc pour dire que la théologie de Luther doit être saisie à partir de la question sotériologique, avec une conception de la conscience qui n’est pas une intériorité subjective, mais lieu de dépendance et de réception, de « captivité » même, par rapport à la justice extérieure venant de Dieu et permettant une résistance critique. Dans le prolongement du même type de changement de paradigme, Marc Vial montre, sur la question de la théologie eucharistique, comment cette attention, non seulement aux formules mêmes de la doctrine de Luther, mais à la visée pastorale et sotériologique de ces formules, permet aussi une convergence confessionnelle entre luthériens et réformés dans la Concorde de Leuenberg. Le mode de présence, ou le comment de la question sacramentelle, étant désormais lu de manière subordonnée à la question de la nature du sacrement, autrement dit de la question du pourquoi. Qui plus est, même conflits de compréhension qui, au moment du xvie siècle, ont aussitôt débouché sur des ruptures, peuvent aujourd’hui être relus en y repérant des continuités insoupçonnées. Neil Blough ose la thèse selon laquelle l’anabaptisme serait aussi – contre la volonté de Luther lui-même qui ne l’aurait certainement pas entendu ainsi – en filiation indirecte de certaines doctrines de Luther. Et il faut bien reconnaître que sa démonstration présente des arguments solides. En somme, conflits d’interprétation de Luther et différences confessionnelles sont bien moins corrélés que l’on ne le suppose ordinairement.

Une théologie catholique dont la prose serait luthérienne sans le savoir ? Dans la longue maturation de l’esprit œcuménique, ce n’est que depuis peu que les traditions confessionnelles sont devenues capables de considérer de manière directe leurs proximités avec les références d’une autre tradition anciennement enfermée dans le statut d’hérésie. Si des proximités de fait peuvent être retrouvées entre la théologie de Luther et celle de grands auteurs catholiques, elles n’ont longtemps pas été thématisées ainsi. L’intérêt de la deuxième partie de l’ouvrage est de laisser des théologiens et théologiennes – catholiques pour la plupart, mais non exclusivement – relire eux-mêmes leur tradition avec cette liberté. La moisson est alors étonnamment abondante. L’interface entre pensée luthérienne et pensée catholique n’a en effet pas commencé avec l’âge œcuménique des emprunts conscients et revendiqués à Luther, comme Bruno Gautier le décrit chez Hans Urs von Balthasar, Joseph Famerée chez Yves Congar, ou Bertrand Lesoing chez Louis Bouyer. Encore ces emprunts, comme il apparaît dans ces trois contributions qui par leurs analyses se confortent mutuellement, sont-ils

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paradoxalement plus mesurés, précisément parce qu’ils sont conscients. Ainsi, Balthasar s’inspire d’une théologie de la contradiction et du thème de l’admirable échange, non seulement dans sa source patristique, mais aussi dans sa reprise spécifiquement luthérienne. Mais il ne se déclare pas pleinement satisfait de ce qu’il trouve chez le Réformateur, et l’amende sur des points décisifs. De même, le rapport de Congar à Luther peut être considéré comme celui d’un pionnier de l’œcuménisme, mais une étude précise montre que c’est aussi un bien lent murissement, où la part de critique désapprobatrice ne cède la priorité que très progressivement à des dimensions de plus franche approbation. Pour des raisons encore plus évidentes, on comprend pourquoi Louis Bouyer se doit d’être mesuré dans son inventaire critique de Luther. Ceux des théologiens catholiques qui intègrent à leur prose du Luther ont donc longtemps été prudents. Mais qu’en est-il de ce qui se produit chez ceux qui écrivent du Luther sans le savoir ? Qu’en est-il des proximités à Luther non préméditées, non voulues ? Elles sont parfois d’autant plus frappantes ! Anne-Cathy Graber, partant du parallélisme, il est vrai assez apparent et souvent cité, entre Martin Luther et Ignace de Loyola, expose pourquoi qu’il ne s’agit pas que d’une vague similarité, mais en quoi des points fondamentaux de divergence théologique entre ces deux auteurs peuvent faire l’objet, à frais nouveaux, d’une forme de consensus différenciant dans la théologie contemporaine. Du coup, la proximité entre les deux démarches prend toute sa profondeur. De même, quand Stéphane-Marie Morgain décrit chez Richelieu l’équilibre entre le souci tranchant d’un ordre légitime, non sans contrainte, et en même temps la nécessité plus profonde d’une conviction par la douceur de la persuasion, non par la violence, mais par la parole, le cardinal ne rejoint-il pas la formule chère à Luther « sine vi, sed verbo » ? Il est vrai que la raison moderne de Richelieu n’est déjà plus celle de Luther, et l’on ne soupçonnera pas un héritage intentionnel entre les deux. Mais la parenté des démarches est bien présente. Hélène Michon, de même, questionne le rapport possible entre l’angoisse au sens de Luther et celle de Pascal, tandis que Philippe Vallin ose une liaison entre la Réforme protestante et le gallicanisme de Bossuet. L’auteur de l’Histoire des variations ne se trouverait-il pas, à son corps défendant, à rejoindre par son gallicanisme le camp des variateurs ? Ainsi se dessine l’histoire d’une théologie catholique qui n’a sans doute pas été luthérienne a son insu, mais qui n’a pas non plus été aussi antinomique par rapport à Luther qu’elle aurait voulu l’être. Et cela court peut-être jusqu’à aujourd’hui. Philippe Vallin encore, d’une manière déroutante pour un théologien protestant, critique dans son propos le danger qu’il y aurait, avec Bossuet, à s’engager imprudemment, voire inconsidérément, vers un pluralisme théologique, car ce pluralisme déborderait des moyens de connaissance vers la fin elle-même de la connaissance, et se résignerait à une « ecclésiologie de l’opacité », assimilée à la position Réformatrice. Sur le fond, il y aurait ici toute une discussion à mener qui déborde l’espace de ces conclusions. Mais ne peut-on demander, à rebours, si notre confrère n’est pas, avec cette thématique de l’opacité et de la visibilité de l’Église, en train d’honorer d’une manière toute luthérienne la quête d’une Église où visibilité et invisibilité ne soient surtout pas dissociées ? Ainsi même la prise de distance critique par rapport à ce qui est perçu comme théologie protestante se fait elle dans les catégories mêmes qui sont au cœur de la Réforme.

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Il n’est donc peut-être pas si facile de ne pas être luthérien, conclurons-nous sans esprit de provocation. Et quand nous nous penchons avec Philippe Molac sur la figure d’un luthérien improbable et significatif à la fois, tel que Johann Georg Hamann, où en sommes-nous de ces limites d’identités ?

Les conséquences ecclésiales d’une historiographie sans fausse division Refuser sur le plan historique le simplisme des fausses divisions, c’est se convaincre de la nécessité sur le plan dogmatique, et particulièrement ecclésiologique, d’un travail de consensus différenciant. Comme le montre Jean-Denis Kraege à partir d’un des interprètes de Luther les plus reconnus dans le luthéranisme du xxe siècle, Gerhard Ebeling, la théologie luthérienne a retrouvé chez Luther lui-même des ressources : celle d’une réforme d’abord herméneutique, celle d’une théologie non pas propositionnaliste mais dont la pertinence se révèle dans l’expérience, donc en contexte, et celle d’une pensée capable de distinctions comme de rapprochements paradoxaux sous l’apparence du contraire. Ce sont ces mêmes éléments, repris au niveau de la compréhension de soi de l’ecclésiologie luthérienne, qui ont porté la Fédération luthérienne mondiale, comme nous avons-nous-même voulu l’exposer, à une approche œcuménique de l’événement que constituait le jubilé de la Réforme. Pour les luthériens, l’enjeu du texte Du conflit à la communion était bien une certaine dépossession de l’héritage théologique de Luther. Non certes pour le renier, mais pour le considérer comme un bien public du christianisme. Une telle ouverture, du côté de la théologie et de l’ecclésiologie luthérienne, n’est pourtant que la moindre part de l’audace ici requise. L’essentiel est que les autres théologies et autres Églises se saisissent de cette possibilité. Or, comme le montre André Birmelé avec toute la concision et en même temps toute la netteté requise, la méthode permettant une réception œcuménique de ces propositions est maintenant bien identifiée. Même s’il semble clair que le consensus différenciant, et l’unité dans la diversité réconciliée, ne donnent pas encore une réponse suffisante à toutes les problématiques ecclésiologiques, elles constituent désormais une étape irréversible. C’est du moins – et nous espérons que personne ne sera insensible à la force morale d’une telle reconnaissance – ce qu’ont affirmé ensemble, par leurs paroles et par leurs actes, les Papes Jean-Paul II et Benoît XVI sous l’aspect personnel de leur engagement. Le cardinal Kurt Koch, qui vient en présenter l’éminent témoignage en finale de notre ouvrage, ne peut que citer brièvement l’œuvre de leur successeur François, car nous passons ici de l’histoire au présent. Au présent de notre responsabilité.

Index des noms1

Adrien VI (Adriaan Floriszoon, 14591522-1523), pape : 30, 272. Agricola, Johannes (1494-1566), théologien protestant : 243. Alexandre VII (Fabio Chigi, 15991655-1667), pape : 176. Alexandre VIII (Pietro Vito Ottoboni, 1610-1689-1691), pape : 176. Althaus, Paul (1888-1966) : 127. Amsdorf, Nikolaus (1483-1565), théologien luthérien et évêque : 35-38. Aristote (384-322 av. JC), philosophe grec antique : 43, 52, 148, 198, 232. Arius (256-336), théologien et ascète : 50. Arndt, Johann (1555-1621), théologien protestant : 211. Arnold, Matthieu (1966-), historien et pasteur luthérien : 10, 99, 114. Arnoux, Jean (1575-1636), jésuite : 132. Augustin d’Hippone (saint 354-430), Père latin : 21, 38, 45, 48, 85, 140, 145, 147, 153-155, 161, 173, 192, 193, 221, 229, 247. Balthasar, Hans Urs Von (19051988), théologien catholique : 10, 150, 179, 180-187, 228, 286, 289. Baronius, Cesare Baronio dit (15381607), prêtre de l’Oratoire de Rome, historien de l’Église, cardinal : 167.



Barth, Karl (1886-1968), théologien protestant : 145, 152, 179, 181, 203, 211, 213, 229. Basnage de Beauval, Jacques (16531723), ministre réformé, théologien et controversiste français : 175. Bataillon, Marcel (1895-1977), historien : 21. Bayle, Pierre (1647-1706), philosophe : 28. Becanus, Martin (1561-1624), jésuite néerlandais : 134. Bedouelle, Guy (1940-2012), dominicain et historien : 19. Bellarmin, Roberto Bellarmino. Voir Robert Bellarmin. Benoist, Élie (1640-1728), ministre et théologien protestant : 137. Benoît XVI ( Joseph Ratzinger, 19272005-2013-), pape : 10, 267, 274, 275, 277-282, 290. Bernard de Clairvaux (saint, 10901153), moine cistercien : 44, 46, 196. Bertier, Pierre III de (1606-1674), évêque de Montauban : 139. Besançon, Alain (1932-), historien : 146, 156. Bèze, Théodore de (1519-1605), ministre réformé, théologien : 141, 167. Birmelé, André (1949-), théologien protestant : 10, 81, 127, 290.

1 Seuls les noms cités dans le corps du texte sont indiqués ici. Nous avons omis de mentionner Martin Luther (1483-1546), dont le nom revient presque à chaque page de ce volume.

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Blanke, Fritz (1900-1967), historien de l’Église : 230. Bloch, Ernst (1885-1977), philosophe allemand : 57. Blough, Neal (1950-), théologien américain : 286, 288. Boegner, Marc (1881-1970), théologien réformé : 19. Boehme, Jacob (1575-1624), théosophe : 214. Bonald, Louis de (1754-1840), homme politique, sociologue et philosophe français : 157. Bonaventure (saint, 1221-1274), franciscain : 196, 275. Bonhoeffer, Dietrich (1906-1945), théologien protestant : 230. Boniface VIII, Benedetto Caetani (1235-12951303), pape : 159, 177. Bossuet, Jacques-Bénigne (1627-1704), évêque de Condom puis de Meaux, prédicateur et théologien : 10, 157-178, 289. Boulgakov, Serge (1871-1944), théologien orthodoxe : 203, 214. Bourdaloue, Louis (1632-1704), prêtre jésuite, prédicateur et moraliste : 175. Bouyer, Louis (1913-2004), théologien catholique : 10, 203-215, 286, 288, 289. Brachet de la Milletière, Théophile (1596-1665), agent politique du duc de Rohan : 134. Braudel, Fernand (1902-1985), historien : 25. Braun, Jean, ami de Luther : 196. Brémond, Henri (1865-1933), prêtre, historien et critique littéraire : 169, 170. Brunner, Émile (1889-1966), théologien protestant : 229. Bucer, Martin (1491-1551), réformateur strasbourgeois et anglican : 95, 107, 165, 178, 244.

Buffon, Georges-Louis de (17071788), naturaliste : 225. Bühler, Pierre (1950-), théologien protestant : 236. Bullinger, Heinrich (1504-1575), théologien protestant : 91. Bultmann, Rudolph (1884-1976), théologien protestant : 229. Büttgen, Philippe, professeur de philosophie à Paris I : 154. Cajetan (Thomas de Vio, 1469-1534), dominicain et théologien : 30, 197, 248, 250. Calixte, Georges (1586-1656), en allemand Callisen, théologien luthérien : 168. Calvin, Jean (1509-1564), réformateur de Genève, théologien, exégète : 15, 18, 27-30, 79, 82, 85, 88-91, 95, 134, 135, 138, 142, 145, 146, 153, 154, 164, 165, 174, 190, 199, 203, 210. Carlstadt, Andreas Bodenstein von (1486-1541), réformateur dissident : 34, 95-98. Castellion, Sébastien (1515-1563), réformateur dissident : 95, 169. Chamier, Daniel (1565-1621), ministre et théologien réformé : 141. Charles Quint (1500-1558), empereur : 33, 84, 98, 107, 171, 172. Chaunu, Pierre (1923-2009), historien : 19, 24, 30. Chenu, Marie-Dominique (1895-1990), dominicain et théologien : 18, 19. Clément d’Alexandrie (v. 150v. 215), théologien : 220, 228. Clément VII (Giulio de’Medici, 14781523-1534), pape : 30. Cochlaeus, Johann (1479-1552), théologien : 19. Congar, Yves (1904-1995), cardinal, dominicain et théologien : 10, 18, 19, 23, 28, 189-201, 286, 288, 289.

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Conrart, Valentin (1603-1675), académicien : 138. Coras, Jacques de (1625-1677), ministre réformé, puis catholique : 129, 132, 137-143. Cordatus, Conrad (1476-1546), théologien luthérien : 37. Cristiani, Léon (1879-1971), historien : 20, 28. Crouzet, Denis (1953- ), historien : 167. Cruciger, Caspar (1504-1548), théologien luthérien : 36, 37. Cullmann, Oscar (1902-1999), exégète protestant : 9, 203. Daillé, Jean (1594-1670), ministre et théologie réformé : 135. Daniel-Rops (1901-1965), homme de lettres : 20, 24, 27, 28. Delaruelle, Étienne (1904-1971), chanoine et historien : 19. Delumeau, Jean (1923-), historien : 24, 26, 96. Denifle, Heinrich (1844-1905), dominicain et historien : 16, 17, 29, 31, 205. Derathé, Robert (1905-1992), professeur de philosophie politique à l’université de Nancy : 165. Devert ou de Vert, dom Claude (1645-1708), bénédictin : 167. Diderot, Denis (1713-1784), philosophe : 223. Dilthey, Wilhelm (1833-1911), philosophe : 230. Dompnier, Bernard (1952-), historien : 18. Doumergue, Émile (1844-1937), historien : 17- 19, 23. Drelincourt, Charles (1595-1669), ministre et théologien réformé : 143. Du Laurens, Louis (1589-1671), théologien : 135.

Du Moulin, Pierre (1568-1658), ministre et théologien réformé : 132, 135, 141. Du Perron, Jacques (1556-1618), cardinal : 134, 142. Dupleix, Scipion (1569-1661), historien, philosophe, grammairien : 167. Duplessis Mornay, Philippe (15491623), théologien réformé : 129. Dupront, Alphonse (1905-1990), historien : 130. Durant, Samuel (1574-1620), ministre réformé : 132. Ebeling, Gerhard (1912-2001), théologien protestant : 10, 229-239, 290. Eckhart (Eckhart von Hochheim, 1260-1328), dominicain, mystique rhénan : 44. Fabri, Johann (1478-1541), théologien et évêque catholique : 95. Famerée, Joseph (1955-), professeur à l’Université catholique de Louvain, 288. Farel, Guillaume (1489-1565), réformateur : 17, 30. Febvre, Lucien (1878-1956), historien : 10, 15-17, 20, 24-27, 29, 285. Ferry, Paul (1591-1669), pasteur et théologien réformé : 169, 170. Flacius, Mathias (1520-1575), théologien luthérien : 35-40. Franck, Sébastien (1499-1542), dissident spiritualiste : 95. François (1936-2013-), pape : 9, 266, 282. François Ιer (1494-1547), François de Valois-Angoulême, roi de France depuis 1515 : 159. Frédéric II de Hohenstaufen (1194-1220-1250), roi de Sicile, puis empereur des Romains : 159.

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Frédéric II de Prusse (1712-1786), souverain : 223. Frédéric III de Saxe (1463-1525), électeur de Saxe : 61. Gallus, Nikolaus (1516-1570), théologien luthérien : 35-37. Gansfort, Jean Wessel (1419-1489), théologien, précurseur de Luther : 200. Gaquère, François (1888-1972), prélat, historien : 169. Gaudin, Jacques (1613-1695), docteur de Sorbonne : 137. Gautier, Bruno, professeur à l’Institut catholique de Toulouse, 288. Gerhardt, Paul (1607-1676), théologien protestant : 211. Gerson, Jean (1363-1429), chancelier de l’Université de Paris : 196. Gilson, Étienne (1884-1978), historien de la philosophie : 189. Gouhier, Henri (1898-1994), philosophe : 150. Goyau, Georges (1869-1939), homme de lettres : 18. Gringore, Pierre (1475-1539), poète et dramaturge : 16. Grisar, Hartmann (1845-1932), jésuite et historien : 16, 30. Grotius, Hugo de Groot, dit (15831645), humaniste, diplomate et juriste néerlandais : 168. Habsbourg, Ferdinand de (15031564), Empereur des Romains : 60. Hamann, Johann Georg (1730-1788), philosophe : 10, 219-228, 290. Hanselman, Johannes (1927-1999), évêque luthérien : 276. Hauser, Henri (1866-1946), historien : 20. Hegel, Georg Wilhelm Friedrich (1770-1831), philosophe : 181, 182, 227.

Henri IV (1553-1610), Henri de Bourbon, roi de Navarre en 1572 : 129, 175. Henry VIII (1491-1547), Henry Tudor, roi d’Angleterre en 1509 : 170, 171, 174. Herder, Johann Gottfried (1744-1803), philosophe : 219, 227. Herminjard, Aimé-Louis (1817-1900), historien : 16. Hesshusen, Tilemann (1527-1588), théologien luthérien : 36. Hobbes, Thomas (1588-1679), philosophe anglais : 157, 160-65, 174. Hoffman, Melchior (1498(?)-1543), anabaptiste millénariste : 95. Holbein le Jeune, Hans (1497-1543), peintre : 244. Holl, Karl (1866-1926), théologien protestant : 205. Hubmaier, Balthasar (1480(?)-1528), pasteur et réformateur anabaptiste : 59, 95, 104-108. Hus, Jean (1369/73-1415), théologien tchèque : 57. Hutten, Ulrich von (1488-1523), chevalier et humaniste : 243. Ignace de Loyola (1491-1556), fondateur de la Compagnie de Jésus : 10, 113-127, 289. Imbart de la Tour, Pierre (18601925), historien : 18, 205. Innocent III (Lotario des comtes de Segni,1160-1198-1216), pape : 159. Innocent XI (Benedetto Odeschalchi, 1611-1676-1689), pape : 176. Jacobi, Friedrich Heinrich (1743-1819), philosophe : 219. Jean Paul II (Karol Wojtyla, 19201978-2005), pape : 10, 252, 258, 267276, 282, 290. Jean XXIII (Angelo Giuseppe Roncalli, 1881-1958-1963), pape : 261.

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Jonas, Justus (1493-1555), théologien protestant : 243. Joseph, Père. Voir Leclerc du Tremblay. Joutard, Philippe (1935-), historien : 18. Jurieu, Pierre (1637-1713), pasteur et théologien réformé : 175. Kant, Emmanuel (1724-1804), philosophe : 219, 223, 224. Karlstadt, Andreas (1486-1541), théologien protestant : 243. Kasper, Walter (1933-), cardinal et théologien : 9, 30, 31. Kendall, Paul Murray (1911-1973), historien : 27. Kierkegaard, Sören (1813-1855), philosophe : 220, 227. Koch, Kurt, cardinal, président du Conseil pontifical pour l’Unité des chrétiens, 10, 290. Kraege, Jean-Denis (1952-), théologien protestant : 290. La Tour d’Auvergne, Henri de (1654-1675), maréchal de Turenne : 138. Lacordaire, Henri (1802-1861), dominicain et journaliste : 23. Langlois, Claude (1935-), historien : 21. Larroque, Matthieu de (1619-1684), théologien protestant : 167. Lecler, Joseph (1895-1988), jésuite et historien : 23. Leclerc du Tremblay, François dit le Père Joseph (1577-1638), capucin : 134. Lefèvre d’Étaples, Jacques (14501537), humaniste : 19, 29. Legrand, Hervé (1935-), dominicain, ecclésiologue : 265. Leibniz, Gottfried Wilhelm (1646-1716), philosophe, mathématicien : 168.

Lemaitre, Nicole (1948), historienne : 285, 286. Léon III (747-795-816), pape : 175. Léonard, Émile-Guillaume (1927-), historien : 29. Lescot, Jacques (1594-1656), évêque de Chartres : 130. Lesoing, Bertrand (1977-), prêtre de la Communauté Saint-Martin, 288. Lienhard, Marc (1935-), théologien protestant et historien : 10, 15, 16, 92, 154, 286, 287. Lortz, Joseph (1887-1975), historien catholique : 96, 206, 210. Lossky, Vladimir (1903-1958), théologien orthodoxe : 205. Lotzer, Sebastian (1490-1525), chapelier-fourreur allemand : 60. Louis XIII (1601-1610-1643), roi de France : 130, 134. Luc (saint), évangéliste : 86. Mabillon, Dom Jean (1632-1707), bénédictin : 167. Major, Georg (1502-1574), théologien luthérien : 36, 37, 41. Mandrou, Robert (1921-1984), historien : 19. Marcel, Gabriel (1889-1973), philosophe : 24. Marie de Médicis (1575-1642), reine de France : 132. Marion, Jean-Luc (1946), philosophe : 215. Maritain, Jacques (1882-1973), philosophe : 17, 25. Marpeck, Pilgram (1495-1556), pasteur et réformateur anabaptistes : 107, 108. Martel, André (1618-1698), pasteur : 137. Massis, Henri (1890-1961), homme de lettres : 18, 19. Masson, Frédéric (1845-1923), historien : 18.

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in d e x de s n o m s

Maurer, Wilhelm (1900-1982), historien de l’Église : 230. Maurice de Saxe (1521-1553), duc et prince électeur : 33. Maydieu, Jean-Augustin (1900-1955), dominicain et journaliste : 24. Melanchthon, Philippe Schwarzert dit (1497-1560), réformateur allemand : 34-38, 107, 165, 168, 172, 173, 178, 209, 243, 246, 272, 276, 283. Mendelssohn, Moses (1729-1786) philosophe : 224, 226. Menius, Justus (1499-1558), théologien luthérien : 36-38. Mestrezat, Jean (1572-1657), ministre réformé : 132, 141. Michelet, Edmond (1899-1970), homme politique : 24. Michon, Hélène, historienne de la littérature : 170, 289. Mignet, François Auguste (17961884), historien : 17, 23, 286. Millet, Olivier (1955-), historien : 28. Molac, Philippe, prêtre de SaintSulpice : 290. Monod, Adolphe (1802-1856), théologien protestant : 211. Monod, Wilfred (1847-1963), théologien : 19. Montesquieu, Charles-Henri (de, 1689-1755), philosophe : 225. More, Thomas (saint, 1478-1535), dit aussi Morus, humaniste et théologien : 174. Morgain, Stéphane-Marie (1958-), carme déchaux, historien : 289. Moser, Justus (1720-1794), historien : 219, 222. Mourret, Fernand (1854-1938), historien : 20. Müntzer ou Münzer, Thomas (1489-1525), prêtre allemand, dissident millénariste : 57, 59, 62, 65, 66, 69, 76, 77, 95-98.

Newman, John Henry (1801-1890), cardinal, théologien catholique : 175, 203, 205. Nicolas de Lyre (1270/75 – 1349), théologien médiéval : 230, 233. Occam, Guillaume d’ (1285-1347), théologien catholique : 210. Œcolampade ( Jean Husschin, dit, 1482-1531), théologien protestant : 82, 87. Olivier, Daniel (1927-), assomptionniste et historien : 28. Origène (v. 185-v. 253), écrivain ecclésiastique : 175. Osiander, Andreas (1496-1552), théologien luthérien : 42. Parabère, marquis de : 130. Pascal, Blaise (1623-1662), philosophe : 10, 145, 146, 148, 149, 150, 151, 152, 153, 154, 155, 156, 289. Paul de Tarse (saint, † 67-68), apôtre : 34, 44, 62, 86, 102, 140, 145, 147, 155, 193, 194, 196, 213, 259. Pellot, Claude (1619-1683), intendant : 139, 140. Penn, William (1644-1718), quaker, fondateur de Pennsylvanie : 108. Perreau-Saussine, Émile (1972-2010), professeur de philosophie : 160. Pesch, Otto Hermann (1931-2014), théologien catholique : 259, 260. Pfeffinger, Johannes (1493-1573), théologien luthérien : 36, 38. Philippe Ier, landgrave de Hesse (15041567), protagoniste de la réforme luthérienne : 174. Pie VI (Giovanni Angelico Braschi, 1717-17751799), pape : 158, 176. Pie XI (Achille Ratti,1857-1922-1939), pape : 162. Pie XII (Eugenio Pacelli, 1876-1939, 1958) : 24.

i nd e x d e s no ms

Pierre (saint), apôtre : 71, 158, 160, 163, 174, 176, 178, 194, 265, 270, 277. Pierre Lombard (1100-1160), théologien : 85. Pietri, Charles (1932-1991), historien : 21. Porphyre (234-305), philosophe grec, disciple de Plotin : 198. Poulet, Charles (1887-1950), bénédictin historien de l’Église : 17, 18, 20. Rahner, Karl (1904-1984), théologien catholique : 220. Ramsey, Michael (1904-1988), théologien anglican, archevêque de Cantorbéry : 205. Rapp, Francis (1926-), historien : 19. Ratzinger, Joseph. Voir Benoît XVI. Rébelliau, Alfred (1858-1934), normalien, agrégé des lettres : 166168. Renaudet, Augustin (1880-1958), historien : 21. Richelieu, Armand-Jean Duplessis de (1585-1642), cardinal, homme politique : 10, 129, 130-143, 166, 167, 289. Rivet, André (1572-1651), pasteur protestant : 134. Robert Bellarmin (saint, 1542-1621), jésuite, théologien : 134, 142. Robert, Sylvie (1950), religieuse auxiliatrice et théologienne catholique : 117, 124, 125. Ruinart, Thierry (1657-1709), bénédictin de la congrégation de Saint-Maur : 167. Sattler, Michaël (1495-1527, pasteur et réformateur anabaptiste : 95. Schappeler, Christoph (1472-1551), prêtre allemand : 60. Schiller, Friedrich von (1759-1805), poète : 227.

Schleiermacher, Friedrich Daniel Ernst (1768 – 1834), théologien protestant : 227, 230. Schnepf, Erhard (1495-1558), théologien luthérien : 38. Schwenckfeld, Caspar (1489(?)1561), dissident spiritualiste : 95. Servet, Michel (1511-1553), dissident antitrinitaire : 95. Siegwalt, Gérard (1932- ), théologien protestant : 151. Simons, Menno (1496-1561), pasteur et réformateur anabaptiste : 95. Socin, Fausto (1539-1604), théologien antitrinitaire : 169. Somme, Luc-Thomas (1960-), dominicain, Recteur de l’Institut catholique de Toulouse : 10. Spalatin, Georg (1484-1545), conseiller princier : 243, 247. Speyr, Adrienne von (19021967), mystique catholique : 180, 183, 187. Spinoza, Baruch (1632-1677), philosophe : 157. Stauffer, Richard (1921-1984), historien : 23, 29. Staupitz, Johann von (1465-1524), théologien : 243. Strigel, Viktorin (1495-1569), théologien luthérien : 38. Strohl, Henri (1874-1959), théologien protestant : 205, 206. Tallon, Alain (1967- ), historien : 159. Tauler, Jean (1300-1361), mystique dominicain : 44, 196, 211. Théodose Ier (347-379-395), empereur romain : 173. Thomas d’Aquin (saint, 1224-1274), dominicain, théologien catholique : 146, 155, 229, 259. Troeltsch, Ernst (1865-1923), philosophe et théologien allemand : 98.

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in d e x de s n o m s

Vallin, Philippe (1956-), prêtre, professeur à l’Université de Strasbourg, 289. Véron, François (1577-1649), jésuite, puis controversiste : 135. Vial, Marc (1972-), professeur à l’Université de Strasbourg : 286, 288. Viénot, John (1859-1933), théologien : 19. Vinet, Alexandre (1797-1847), théologien protestant : 145, 211. Voltaire (1694-1778), philosophe : 223. Venard, Marc (1929-2014), historien : 21, 25, 30. Weber, Dominique, philosophe : 31, 163, 164. Weber, Max (1864-1920), économiste, sociologue allemand : 98. Weiss, Nathanael (1845-1928), historien : 16-18. Westphal (1510-1574), Joachim, théologien protestant : 82, 89.

Widmer, Gabriel-Philippe (1923-2013), théologien protestant : 145. Wied, Hermann V von (1477-1552), prince-électeur archevêque de Cologne : 171. Willebrands, Johannes (1909-2006), cardinal, Président du Conseil pour l’unité des chrétiens : 123, 260, 270. Williams, George (1821-1905), fondateur de la Young Men Christian Association : 95, 98. Williams, Roger (1603-1683), pasteur protestant baptiste : 108. Woimbée, Grégory, prêtre, professeur à l’Institut catholique de Toulouse : 10, 287. Zinzendorf, Nicolas von (1700-1760), penseur : 227. Zwingli, Ulrich (1484-1531), réformateur zurichois : 79, 82-85, 87, 89-91, 95, 100, 105, 178.