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Henri de Lubac et le Concile Vatican II (1960-1965)
bibliothèque de la revue d’histoire ecclésiastique fascicule 102
Loïc Figoureux
Henri de Lubac et le Concile Vatican II (1960-1965)
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Cover Illustration : Henri de Lubac à l’époque du concile, Archives jésuites de France. © 2017, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise without the prior permission of the publisher. D/2017/0095/125 ISBN 978-2-503-57528-5 e-ISBN 978-2-503-57529-2 DOI 10.1484/M.BRHE-EB.5.112960 Printed on acid-free paper.
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remerciements................................................................................................................... ix introduction...................................................................................................................... 1 chapitre 1 : la phase antépréparatoire, ou l’expression de querelles persistantes.................................................................... 9 I. A l’annonce du concile, quel rôle et quelle réaction du Père de Lubac ?.................................................... 9 II. L a controverse de la « théologie nouvelle », un arrière-plan si présent.......................................................15 III. L’actualité de la controverse de la « théologie nouvelle » durant la phase antépréparatoire..........39 A. Les vota des universités et facultés romaines......................................39 B. Les vota des évêques et du Père Janssens............................................48 chapitre 2 : les faibles possibilités d’action du père henri de lubac lors de la phase préparatoire du concile............ 53 I. L a nomination de Henri de Lubac comme consulteur de la Commission théologique préparatoire du Concile..........................................................53 A. L’ambivalence d’une « nouvelle étonnante »...................................53 B. Les réactions à cette nomination.........................................................66 II. Le centre et la périphérie de la préparation du concile : les limites structurelles de l’action de Henri de Lubac......................................................74 A. Vivre ou non à Rome............................................................................74 B. Le statut de consulteur, une autre entrave.........................................82 III. Une pensée « dissonante »......................................................86 chapitre 3 : l’action du père de lubac lors de la phase préparatoire du concile, une action surtout défensive.................................................................................97 I. L a défense de sa propre doctrine.......................................97 A. Les deux premiers séjours à Rome, l’occasion de constater des oppositions persistantes...................................................................98 B. L’orage lors du troisième séjour romain (16 septembre-1er octobre 1961)...................................................................................... 106 II. La défense du Père Pierre Teilhard de Chardin..... 122
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chapitre 4 : l’influence positive du père de lubac lors de la phase préparatoire du concile.......................................... 145 I. Une première période de modeste intervention, de la nomination au deuxième séjour romain (juillet 1960-février 1961)......................................................145 A. Les premières remarques, ou l’illustration de l’opposition entre deux façons de faire de la théologie.........................................145 B. Le votum, un « test pour juger de [son] orthodoxie » ?............... 150 II. Les deux derniers séjours romains du Père de Lubac : une activitéplus intense.................................163 A. De Fontibus et De Deposito, les chantiers de septembre 1961...................................................................................163 B. La session de mars 1962 : le travail sur le De Ecclesia................. 170 III. Quel bilan pour l’activité du Père de Lubac ?........... 180 A. L’influence au sein de la commission théologique préparatoire..........................................................................................180 B. L’influence hors des réunions de la commission............................. 183 chapitre 5 : la première session conciliaire (11 octobre – 8 décembre 1962), un tourbillon enthousiasmant....... 193 I. Les premiers questionnements sur le concile.......... 193 A. Un départ pour le concile dans l’expectative................................... 193 B. La découverte du concile................................................................... 199 II. Le rôle d’un expert en vue, ou les efforts du Père de Lubac pour le rejet des schémas dogmatiques préparés pour le concile..........................204 A. Convaincre les Pères du concile sur le De Fontibus....................... 204 B. Un expert en vue................................................................................ 214 C. ...mais peu intégré à la mécanique conciliaire................................ 222 III. Espoirs et inquiétudes du Père de Lubac lors de la première session.................................................. 228 A. L’inquiétude à l’égard des schémas à venir : le De Deposito......... 228 B. Les inquiétudes pour la poursuite du renouveau........................... 242 C. L’espoir malgré tout............................................................................ 247 chapitre 6 : de la première intersession à la deuxième session (8 décembre 1962-4 décembre 1963), une parenthèse.................................................................................... 249 I. L a première intersession, le temps du flux et du reflux..........................................................................................249 A. Les travaux en vue de la prochaine session : le flux....................... 249 B. L’explicitation du Concile : le reflux................................................ 262 C. La fin du Concile pour le Père de Lubac ?...................................... 264 II. La deuxième session conciliaire : comment sortir de l’impasse ?....................................................................272
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A. Une session moins trépidante pour le Père de Lubac..................... 272 B. Des inquiétudes pour la bonne marche du concile......................... 278 chapitre 7 : de la deuxième intersession à la troisième session, une césure dans la perception du concile par le père de lubac (4 décembre 1963-21 novembre 1964).................................................................... 287 I. L a fermeté sur un nécessaire renouveau de l’Église.........................................................................................287 A. La deuxième intersession : la désapprobation des assauts de la minorité...................................................................................... 287 B. La fidélité au renouveau durant la troisième session.................... 291 II. Des inquiétudes plus nombreuses quant aux textes du concile et à sa bonne marche.....................295 A. Les manœuvres de la Curie, ou la menace de voir le concile sabordé................................................................................................ 295 B. Quel dialogue entre l’Église et le monde ? La question du schéma 17 puis schéma 13............................................................... 304 C. Une inquiétude qui s’étend à d’autres textes du concile................. 317 III. Lutter contre de mauvaises interprétations du concile, occasion d’une division de l’Église...... 320 A. Une situation religieuse inquiétante................................................ 320 B. Éclairer les esprits, une tâche nécessaire.......................................... 329 chapitre 8 : la dernière session du concile, des inquiétudes de plus en plus vives (21 novembre 1964-8 décembre 1965)..........................341 I. L’influence du Père de Lubac sur les textes du concile : une activité mesurée....................................341 A. Une intersession marquée par la question des relations entre l’Église et le monde................................................................... 341 B. La dernière mise au point des textes lors de l’ultime session du concile............................................................................................. 350 II. Une inquiétante crise spirituelle................................... 354 A. Le discernement d’une crise.............................................................. 354 B. La Compagnie de Jésus et la crise spirituelle discernée par le Père de Lubac.................................................................................. 362 C. Mieux expliciter le concile................................................................. 370 III. Le Père de Lubac et l’œuvre du concile........................ 380 A. Le « véritable » aggiornamento..................................................... 380 B. Quelle influence pour l’œuvre du Père de Lubac sur le concile Vatican II ?............................................................................ 385 conclusion.......................................................................................................................... 389
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sources.................................................................................................................................. 395 I. Sources manuscrites............................................................... 395 A) Archives de Henri de Lubac............................................................. 395 B) Autres fonds ecclésiastiques en France............................................. 397 C) Fonds ecclésiastique belge.................................................................. 399 D) Fonds ecclésiastiques romains........................................................... 399 II. Sources imprimées...................................................................... 401 Actes du concile...................................................................................401 Ouvrages du Père de Lubac.................................................................401 Articles du Père de Lubac...................................................................402 Journaux de participants au concile...................................................403 Chroniques du concile.........................................................................404 Témoignages........................................................................................404 Périodiques.........................................................................................404 bibliographie................................................................................................................... 405 1. Instruments de travail.......................................................... 405 2. Synthèses d’histoire du christianisme ou du catholicisme................................................................................ 406 3. Histoire de la théologie et de la pensée chrétiennes.................................................................................. 407 Synthèses.............................................................................................407 Études sur le contexte du xixe et du premier xxe siècle........................407 4. Environnement politique et religieux........................ 408 5. Les Jésuites.................................................................................... 409 6. Henri de Lubac............................................................................ 409 Synthèses.............................................................................................409 Études plus développées.......................................................................410 Études sur des points particuliers........................................................410 7. Le concile Vatican II............................................................... 413 Synthèses.............................................................................................413 Études plus développées.......................................................................413 Études sur des points particuliers........................................................413 8. Teilhard de Chardin............................................................... 416 Index ......................................................................................................................................419
Remerciements Cet ouvrage est issu d’une thèse d’histoire, soutenue à l’université Lille I II-Charles de Gaulle. Parmi les joies de la thèse – il y en a ! –, celle des rencontres n’est pas la moindre. Échanger avec des personnes passionnées par leur sujet, par la recherche, apprendre à leurs côtés – et pas seulement des connaissances – est extrêmement précieux. Aussi voudrais-je remercier en premier lieu M. Jacques Prévotat, qui a dirigé cette thèse, de façon toujours bienveillante, et n’a ménagé, au cours de toutes ces années, ni son temps, ni ses encouragements. Merci aussi à ceux qui m’ont accueilli dans les divers centres d’archives, et notamment le P. Bonfils, s.j. à Vanves, le regretté P. Chantraine, s.j. qui m’a témoigné, à Namur, une grande confiance, K. Schelkens à Louvain, Piero Doria au Vatican, le P. Ploix aux archives historiques de l’archevêché de Paris… Merci également à ceux qui ont vaillamment accepté de lire tout ou partie de cette thèse, le regretté Y. M. Hilaire, L. Declerck et J. P. Wagner. Enfin, un merci tout particulier à l’abbé Leo Declerck. Il n’est pas homme à accepter trop de louanges, mais sa rigueur, sa science, son ouverture d’esprit, son accueil chaleureux et ses encouragements m’ont été particulièrement profitables.
Introduction Henri de Lubac. Hors de quelques cercles, finalement assez étroits, ce nom n’évoque rien. Pourtant, figure majeure de la vie religieuse et intellectuelle française du xxe siècle, il fut, et reste aujourd’hui, un maître spirituel pour tous ceux que la lecture de Catholicisme. Les aspects sociaux du dogme1, de Paradoxes2, ou encore de Méditation sur l’Église3 a enthousiasmés parce qu’elle élargissait leurs horizons, voire leur ouvrait la perspective de continents insoupçonnés. La vie de ce jésuite est beaucoup mieux connue depuis que le P. Georges Chantraine, s.j., a entrepris de rédiger sa biographie en quatre volumes, dont trois ont désormais paru4. Bien qu’il soit né à Cambrai, le 20 février 1896, troisième de six enfants, Henri de Lubac n’est pas originaire du Nord, mais de la région du grand Lyon. Plus précisément, le père de Henri de Lubac, Maurice, est Ardéchois. C’est là que se trouve la demeure familiale, Sonier, à Vernoux-en-Vivarais. Sa mère, Gabrielle de Beaurepaire, est bressane. La famille est de forte tradition catholique et très attachée à l’Église. Chaque soir, toute la famille est réunie à genoux pour la prière, et les enfants sont envoyés dans des établissements privés, dont le collège de Mongré, à Villefranche-sur-Saône, tenu par les jésuites. C’est aussi une famille ralliée à la République. D’origine légitimiste, elle a accepté le ralliement demandé par le pape Léon XIII en 1892, et n’est pas séduite par l’Action française. Cela ne l’empêchait pas de ressentir très fortement la politique anticléricale menée alors par la République. D’ailleurs, si Henri de Lubac a passé les deux premières années de sa vie à Cambrai, il le doit à la défense, par son père, des congrégations religieuses à Lyon, en 1880, à l’époque des premières expulsions. Pris dans une bagarre, il avait blessé légèrement un homme, ce qui lui avait valu, outre une condamnation, le refus de la Banque de France de l’employer à Lyon même. La famille est également attentive à la question sociale, et Albert de Mun, à l’origine des Cercles catholiques d’ouvriers, figure de proue du catholicisme social en France, monarchiste lui aussi rallié à la République, est un modèle. Enfin, la famille n’est pas opulente, sans vivre pour autant dans la pauvreté. Guidé par un jésuite, le P. Hains, recteur de Mongré, Henri de Lubac annonce à sa famille sa volonté d’entrer dans la Compagnie, alors qu’il vient d’obtenir le baccalauréat. Son père lui demande toutefois de patienter un an, sa sœur entrant la même année au Carmel. Débute alors pour lui une année d’études universitaires, à la f aculté H. de Lubac, Catholicisme. Les aspects sociaux du dogme, Paris, Cerf, 1938. Réédition Œuvres complètes, tome VII, Paris, Cerf, 2003. 2 H. de Lubac, Paradoxes, Paris, Le Livre français, 1946. Réédition Œuvres complètes, tome XXXI, Paris, Cerf, 1999. 3 H. de Lubac, Méditation sur l’Église, Paris, Aubier, 1953. Réédition Oeuvres complètes, tome VIII, Paris, Cerf, 2003. 4 G. Chantraine, Henri de Lubac, t. I. De la naissance à la démobilisation (1896-1919), Paris, Cerf, 2007 et Henri de Lubac, t. II. Les années de formation (1919-1929), Paris, Cerf, 2009. Le décès du P. Chantraine, en mai 2010, n’interrompt pas son œuvre, puisque le tome 4 (de 1960 à 1991), a été achevé par sa collaboratrice, Marie-Gabrielle Lemaire, et publié en 2013 aux éditions du Cerf. 1
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de droit des facultés catholiques de Lyon. Un an plus tard, son désir de rejoindre la Compagnie n’a pas faibli, et c’est pour l’Angleterre qu’il part, afin de rejoindre le noviciat jésuite. La mobilisation interrompt son noviciat en avril 1915. C’est la Grande Guerre, qui le marque fortement, notamment une offensive à laquelle il participe en Champagne, en 1917. Blessé en novembre 1917 par un éclat d’obus à la tête, il est désormais loin du front, mais celui-ci se rappelle à lui, durant des années, par les maux de tête, parfois violents, que lui vaut sa blessure. Sa longue formation jésuite peut néanmoins reprendre son cours, sans que l’on puisse dire qu’elle l’ait réellement satisfait, tant elle lui semblait incapable de préparer aux défis intellectuels et apostoliques de l’heure. L’intérêt qu’il porte, avec certains de ses confrères, à des hommes comme Rousselot, Maréchal, ou Blondel lui vaut rapidement d’être considéré comme quelque peu suspect. Ordonné prêtre en 1927, il n’est ainsi pas retenu pour l’enseignement des « Nôtres », c’est-à-dire des scolastiques jésuites, mais est nommé professeur à la faculté de théologie des facultés catholiques de Lyon en octobre 1929. Il y enseigne la théologie fondamentale, et, dès 1930, l’histoire des religions. Les publications d’importance commencent, parmi lesquelles son premier livre, Catholicisme. Quand la Seconde Guerre mondiale éclate, il s’implique, aux côtés du Père Chaillet notamment, dans la résistance spirituelle et les Cahiers du Témoignage chrétien. L’immédiat après-guerre est alors une période féconde mais controversée, en raison surtout de la publication de De la connaissance de Dieu et de Surnaturel. Études historiques5 . Après de fortes tensions, le Père de Lubac est, avec d’autres, écarté en 1950 de la résidence jésuite de Lyon Fourvière, et cesse son enseignement aux facultés catholiques6. Dans ce contexte, le concile Vatican II apparaît comme une réhabilitation, puisque Henri de Lubac se voit appelé, en tant que consulteur, à préparer, certes avec beaucoup d’autres et à un rang un peu subalterne, les textes de la commission théologique préparatoire qui devaient être soumis aux Pères du concile. Quel rôle cet homme éminent, symbole à son corps défendant d’une « nouvelle théologie » dont l’épithète sonnait comme une condamnation dans la bouche de quelques censeurs romains, put-il jouer au Concile Vatican II ? Plongé dans cet événement dès sa phase préparatoire (1960-1962), il prolonge l’expérience lors du concile lui-même, de 1962 à 1965, puisqu’il en fut nommé expert (peritus) par le pape Jean XXIII. Figure du tiers-parti mis en évidence par É. Fouilloux, entre modernisme et anti-modernisme combatif7, il était convié à prendre part au travail d’une commission théologique préparatoire largement dominée par de grandes figures de la théologie romaine, pour lesquelles la « nouvelle théologie » revenait au modernisme. Quels différends exprimer dans une commission dont l’organisation rendait illusoire tout espoir de « nouvelle manche théologique » entre les positions curialistes et le renouveau théologique qui s’était manifesté, notamment, depuis l’entre-deuxguerres ? Évidemment, l’étude de ce rôle doit se poursuivre lors du concile l ui-même, marqué par une forte remise en cause de la plupart des schémas préparatoires, au De la connaissance de Dieu, Paris, Éditions du témoignage chrétien, 1945. Surnaturel, Études historiques, Paris, Aubier-Montaigne, 1946. 6 Nous reviendrons plus précisément sur les circonstances de cette affaire. 7 É. Fouilloux, Une Église en quête de liberté, Paris, Desclée de Brouwer, 1998. 5
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point que celui sur les sources de la Révélation, qu’un cardinal Siri semblait considérer comme si essentiel à l’orthodoxie catholique8, était repoussé par une majorité de Pères conciliaires. « The dam broke »9, et le Père de Lubac pouvait sembler, avec bien d’autres, être à même d’exprimer les espoirs d’un renouveau désormais explicitement affirmé par une solide majorité. Fort d’une réelle importance symbolique, tant par les déboires qu’il avait connus, que par l’importance de son œuvre, dont plusieurs titres majeurs étaient alors publiés, comment participa-t-il au vaste effort de renouveau porté par le concile, pour lequel il semblait avoir œuvré toute sa vie ? Par ailleurs, on ne peut considérer Vatican II seulement comme le lieu de rencontre et d’affrontement de positions adverses déjà bien connues. Il est aussi un événement où une pensée nouvelle s’élabore, se cherche, grâce au rassemblement de centaines de théologiens, venus de tous les horizons. Ainsi, avec le schéma XVII puis XIII, qui deviendrait Gaudium et Spes, un concile s’interrogeait pour la première fois sur les rapports de l’Église avec le monde de son temps. La question n’avait, certes, rien d’inédit pour des chrétiens, mais ces considérations, dans un contexte de grande liberté de parole favorisée par le rejet de la plupart des textes préparatoires, et à une époque de profonde mutation économique, politique, sociale, culturelle, ne pouvaient manquer de susciter un bouillonnement de propositions, dans lequel il convient de mesurer la part prise par le Père de Lubac. Bien armé pour traiter des problèmes avec lesquels il était aux prises depuis plusieurs décennies, le Père de Lubac l’était-il autant face aux questionnements posés par une situation nouvelle ? Considérer le concile comme un événement nous invite aussi à tâcher de saisir son influence sur le jésuite lui-même, alors que certains ont vu chez lui un raidissement « contre les nouvelles orientations théologiques »10. Pour cela, il convient de ne pas rester enfermé dans Saint-Pierre, ni dans les salles de réunions auxquelles prenaient part les experts, pour nous intéresser aussi à ce que Henri de Lubac a appelé le « paraconcile », à savoir l’ensemble des commentaires, des discussions suscités par le travail conciliaire et l’événement conciliaire lui-même, et auxquels le jésuite reprochait parfois de gauchir, voire de trahir, l’œuvre des Pères de Vatican II.
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Le 19 novembre, la veille du vote qui devait repousser le schéma par 1368 voix contre 822, il écrivait en effet : « Si demain le schéma tombe, l’événement est grave ! Seigneur aide-nous ! Sainte Vierge, Saint Joseph, priez pour nous ! Vous [Marie] pouvez obtenir la victoire pour nous : vous qui seule avez triomphé de toutes les hérésies dans le monde entier ! », cité par G. Ruggieri, « Le premier conflit doctrinal », in G. Alberigo (dir), Histoire du concile Vatican II, tome II, Paris, Cerf, 1998, p. 281-320, p. 308. 9 « Le barrage a cédé », propos d’un observateur protestant américain, Douglas Horton, dans son journal, le 14 novembre 1962, quand débuta la discussion de ce schéma, d’emblée très critiqué. Cité par J. W. O’Malley, What happened at Vatican II, Cambridge-London, Belknap-Harvard University Press, 2008, p. 141. 10 E. Schillebeeckx, « La théologie », in H. Hillenaar, H. Peters (éd), Les catholiques hollandais, Bruges, Desclée de Brouwer, 1969, p. 9. Citons le passage : « Que plusieurs théologiens, respectés durant des années à cause de leur participation à la théologie de Fourvière, s’élèvent aujourd’hui avec vigueur contre les nouvelles orientations théologiques qui entendent néanmoins rester fidèles à l’évangile, c’est un fait tragique. Un fait tragique, vraiment, car il ne faut pas oublier que c’est à ce courant théologique que revient l’honneur d’avoir rendu possible la percée opérée par Vatican II ».
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Les sources sont évidemment primordiales pour permettre tant la sympathie requise envers l’objet d’étude que sa mise à distance. Afin de comprendre le point de vue du Père de Lubac, nous avons eu recours à ses archives personnelles. Le jésuite a laissé des Carnets du Concile qui constituent l’une des sources principales de la thèse, et donc de cet ouvrage. La première étape de ce travail de thèse fut, d’ailleurs, de les éditer. Ils se présentent sous la forme de notes, au jour le jour, retranscrivant les interventions de Pères conciliaires, consignant aussi les réflexions du jésuite sur tel texte, telle intervention ou tel participant du concile. Toutefois, les Carnets n’offrent pas un instantané des réactions du Père de Lubac tout au long de la préparation puis de la tenue du concile. Ils sont, en effet, le fruit de plusieurs étapes de rédaction, dont nous ne disposons pas toujours. La première fut la prise de notes sur place, à Saint-Pierre lors des congrégations générales, ou en commission ou sous-commission ; notes aujourd’hui perdues à partir desquelles furent rédigés, au propre, six cahiers, au moins plusieurs mois après les faits, et peut-être même après le concile. Nous disposons de photocopies de ces cahiers, eux-mêmes introuvables, grâce à Ph. Levillain, à qui le Père de Lubac les avait remis pour sa thèse11 en 1972. Les cahiers furent ensuite dactylographiés, à une date inconnue, mais postérieure à 1972 puisque le Père de Lubac avait déclaré à Ph. Levillain, lorsqu’il les lui remit, qu’il ne les avait jamais relus. Entre les versions manuscrite et dactylographiée, les modifications sont peu nombreuses. Il s’agit essentiellement de courts ajouts, destinés à préciser la pensée. Enfin, une troisième version consiste en des ajouts parfois volumineux et réalisés à partir de la version dactylographiée. Là non plus, pas de date12. Il est toutefois certain que le Père de Lubac a repris ses Carnets au début des années 1980, pour son Entretien autour de Vatican II (1985), comme le prouvent l’ouvrage lui-même et les archives de la province de France à Vanves13. La question qui se pose nécessairement est celle de savoir si la mise au propre des Carnets n’a pas conduit le Père de Lubac à récrire maints passages. En l’absence des notes prises quotidiennement, la seule façon de répondre était de consulter son abondante correspondance, car elle permet à coup sûr de connaître ses réactions sur le vif. Or, à l’exception de la fin de la troisième session du concile, que des participants ont baptisée « semaine noire » tant elle les émut, nous n’avons pas relevé de dissonance vraiment nette entre les Carnets et la correspondance, même si le ton de celle-ci est souvent bien plus vif que celui des Carnets, plus mesurés, sans que le jésuite s’interdise, à l’occasion, de planter quelques banderilles, de façon aussi calme qu’implacable. Cette correspondance, du moins si l’on se concentre sur la correspondance réellement suivie, est échangée avec d’autres prêtres, et, parmi eux, les jésuites ont une place toute particulière, qu’il s’agisse de Gaston Fessard, de Henri Bouillard, d’André Ravier, de Bernard de Guibert ou de Blaise Arminjon. Bruno de Solages est aussi un correspondant régulier. 11 Ph. Levillain, La mécanique politique de Vatican II, Paris, Beauchesne, 1975. 12 Tous ces ajouts, suppressions, modifications ont été reportés en notes dans l’édition des Carnets du Concile. 13 En effet, dans la boîte 7 du fonds Henri de Lubac, on trouve une sorte de table des matières des Carnets, de la main du Père de Lubac, au verso de feuilles imprimées mentionnant notamment un livre de 1983.
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Afin de mieux mesurer la participation du Père de Lubac au concile, il était important d’accéder également à ses documents de travail : analyses de schémas, conférences, critiques des textes envoyées à sa commission ou à tel de ses membres. Pour cela, les archives vaticanes, ainsi que les archives Philips de Louvain (Leuven) furent particulièrement importantes, tout comme, évidemment, les papiers du Père de Lubac. Ceux-ci nous parurent d’abord étonnamment peu fournis pour ce qui avait trait à la période conciliaire, et, surtout, étrangement concentrés sur la période préparatoire. Toutefois, après de multiples recherches, il fallut se rendre à l’évidence : c’était bien là tout ce qui avait été conservé, et, sans doute, tout ce qu’il y avait à conserver, car nous n’avons décelé que peu d’allusions à des documents que nous n’aurions pu retrouver. Enfin, le Père de Lubac a tenu un journal14, non publié, dans lequel il a consigné à la fois ses activités mais aussi, de façon bien plus personnelle que dans ses Carnets, ses réflexions sur ce qu’il lisait et vivait hors des sessions conciliaires. Pour ne pas nous priver de toute contextualisation, ni de tout regard critique, il convenait de mettre en perspective les papiers du Père de Lubac avec d’autres sources. Les analyses d’autres participants du concile tout d’abord, grâce à leur témoignage ou à leur journal. Les papiers de la commission théologique préparatoire, puis de la commission doctrinale, ensuite, qui permettent de comprendre à la fois son fonctionnement et la façon dont le Père de Lubac s’insère dans son travail, tout en la comparant aux interventions d’autres membres et consulteurs. Pour cela, les fonds conservés au Vatican, à Louvain, à l’Institut catholique de Paris se sont révélés très précieux. Enfin, il convenait également de mieux saisir le contexte de l’époque, en recourant à la presse et aux revues, notamment celles de la Compagnie, mais aussi à l’immense travail d’édition que représentent les Acta et documenta et les Acta synodalia qui, en plusieurs dizaines de volumes, permettent de connaître non seulement les souhaits des évêques et de diverses facultés quant aux matières à traiter au concile, mais aussi toutes les interventions des Pères à Saint-Pierre, ainsi que les textes qui leur furent présentés et une sélection de lettres que se sont échangées les principales instances dirigeantes du concile. Nous étudierons donc les relations entre le Père de Lubac et l’événement conciliaire entre 1960 et 1965, en suivant un plan chronologique. Distinguer nettement la préparation de la période conciliaire elle-même s’imposait, tant elles sont marquées, du moins lorsqu’on les observe du point de vue de la commission théologique préparatoire, devenue ensuite commission doctrinale, par des préoccupations différentes. En effet, la commission préparatoire, dominée par son président le cardinal Alfredo Ottaviani, secrétaire du Saint-Office, et par son secrétaire le Père Sébastien Tromp, s.j., consulteur de la Suprême congrégation, semblait avoir pour grand dessein de récapituler l’enseignement récent du Magistère, malgré quelques ouvertures comme le fait de confier, dans le schéma sur l’Église, le chapitre sur les laïcs à Mgr Gérard Philips, qui devait se révéler la cheville ouvrière de Lumen Gentium. Ainsi n’est-il pas étonnant que la période soit marquée par des débats déjà largement entamés lors des années précédentes. Il n’en est plus de même après la première session du concile. Cette liberté revendiquée par les Pères du concile allait stimuler celle des théologiens 14 Intitulé « L’Affaire de Fourvière », notes et documents. 6 cahiers. Août 1946-août 1965, CAECL.
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rassemblés, jusqu’à renouveler les discours et poser des questions nouvelles, du moins pour un concile. On entrait ainsi dans une nouvelle période, même si une partie de la Curie ne désarma jamais. Cette nouvelle donne demanda au Père de Lubac de se positionner dans un climat parfois effervescent de recherche et d’urgence. Cela nous a semblé justifier une démarche chronologique, la mieux à même de retranscrire l’évolution de sa perception de l’aggiornamento.
Première partie
Henri de Lubac et les debuts du Concile (les phases antépréparatoire et préparatoire) : une réhabilitation ambiguë
En juillet 1960, Henri de Lubac apprit sa nomination comme consulteur de la commission théologique préparatoire. Lui-même jugea la nouvelle étonnante. Lui qui avait connu les sanctions de Rome, et plus précisément de la Curie généralice jésuite, était invité à y préparer le travail du concile, aux côtés de certains des hommes qui avaient largement contribué aux rigueurs endurées. Si sa nomination valait réhabilitation aux yeux de beaucoup, le Père de Lubac ne s’illusionnait pas sur son rôle possible. Quelle pouvait, en effet, être son influence dans une commission solidement encadrée par des membres du Saint-Office, représentants d’une théologie avec laquelle il avait déjà eu maille à partir ? Cette phase de préparation du concile pouvait-elle être autre chose qu’une reprise des débats anciens pour le Père de Lubac ?
Chapitre 1 : La phase antépréparatoire, ou l’expression de querelles persistantes Entre l’annonce du concile1, qui surprit beaucoup, et la nomination de Henri de Lubac comme consulteur de la commission théologique préparatoire, en juillet 1960, un important travail avait déjà été mené, celui de la phase antépréparatoire, durant laquelle les querelles antérieures purent s’exprimer une fois de plus. Quelle fut l’implication du Père de Lubac durant cette période, et, surtout, en quoi celle-ci restait-elle marquée par les débats anciens ?
I. A l’annonce du concile, quel rôle et quelle réaction du Père de Lubac ? Du 17 mai 1959 au 30 mai 1960 s’était déroulée la phase antépréparatoire du Concile. La décision d’instituer une commission antépréparatoire avait été rendue publique le jour de la Pentecôte, 17 mai 1959. Cette commission, dominée par la Curie, avait la charge de recueillir et d’analyser les vota des évêques, des supérieurs religieux et des facultés de théologie. Une lettre datée du 18 juin 1959, et signée du secrétaire d’Etat D. Tardini2, fut envoyée aux cardinaux, archevêques et évêques, résidents ou titulaires, ainsi qu’aux supérieurs des ordres religieux, leur demandant de communiquer à la Commission en toute liberté et sincérité, les remarques, consilia et vota que la sollicitude pastorale et le soin des âmes suggéreront à Votre Excellence sur les matières et sujets qui pourront être discutés au prochain concile (…). Dans ce travail, Votre Excellence pourra s’entourer, avec discrétion, du conseil d’ecclésiastiques prudents et compétents3. Les universités catholiques et les facultés de théologie reçurent, elles, une circulaire datée du 18 juillet 1959, les invitant également à communiquer leurs vota. L’enjeu de ces derniers est extrêmement important, car ils manifestent, pour le futur concile, le souci de recueillir les préoccupations de l’ensemble de la catholicité, et non pas seulement des milieux romains. D’ailleurs, comme le remarque É. Fouilloux, dans 1
Jean XXIII annonça le 25 janvier 1959 : « C’est avec un peu de tremblement d’émotion, mais en même temps avec une humble résolution dans Notre détermination, que Nous prononçons devant vous le nom d’une double célébration que Nous proposons : un synode diocésain pour Rome et un concile œcuménique pour l’Église universelle ». 2 Domenico Tardini (1888-1961), italien, ordonné en 1912. Pro-secrétaire d’État de Pie XII à partir de 1952, il devient secrétaire d’État de Jean XXIII en décembre 1958, poste qu’il occupe jusqu’à sa mort, le 30 juillet 1961. 3 É. Fouilloux, « La phase antépréparatoire (1959-1960) » in G. Alberigo (dir), Histoire du concile Vatican II, tome I, Paris, Cerf, 1997, p. 69-183, p. 109.
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l’Histoire du concile de G. Alberigo, l’absence de questionnaire, en annexe de la lettre de D. Tardini, laisse une plus grande liberté aux personnes consultées. Celles-ci n’ont pas, en effet, à livrer leurs analyses sur des sujets déjà déterminés, mais bien à contribuer au choix des matières à traiter lors du prochain concile. La démarche n’était pas entièrement neuve, car Pie IX avait consulté quelques évêques, avant de réunir le premier concile du Vatican. Néanmoins, l’ampleur de la consultation était inédite. Henri de Lubac n’avait pas à s’exprimer en son nom propre, puisqu’il n’appartenait à aucune des catégories consultées. Toutefois, il lui était possible, en théorie, de contribuer à cette phase antépréparatoire. Une première piste possible vient, en effet, de nous être suggérée par la lettre de D. Tardini. Le jésuite français fut-il le conseiller de quelque évêque ? Rien ne permet de l’affirmer. En effet, même si les réponses furent très nombreuses, puisqu’un peu plus des trois quarts (76,4%) des personnes sollicitées ont envoyé une réponse à Rome, il était assez rare que ces vota fussent rédigés en collaboration avec un expert : « en fait, la plupart des prélats ont rédigé eux-mêmes leur votum, ou en ont confié la rédaction à un homme de confiance »4. Or, il semble difficile d’affirmer qu’Henri de Lubac fût « l’homme de confiance » d’un prélat quelconque. En effet, même si des évêques jugeaient que les rigueurs qu’il avait endurées avaient été excessives, tel le cardinal Gerlier5 (Lyon), qui lui avait apporté son soutien, il demeurait « douteux » aux yeux de certains. Ainsi, en 1962 encore, son Provincial, le P. Arminjon6, se désolant qu’aucun évêque français n’ait fait appel au P. de Lubac comme théologien privé, écrivait : « Je pense aussi que le choix du P. de Lubac, comme théologien, a pu paraître à l’un ou à l’autre trop compromettant »7. A Lyon même, si l’on en croit le Père de Lubac, les doutes à son sujet n’avaient pas disparu, comme il l’écrit dans une lettre à son Provincial, datée du 7 juillet 1959, et qui n’a pas été envoyée : Je commence à comprendre maintenant (moi, décidément, si naïf !) qu’à Lyon même, depuis plus de dix ans sans doute, un évêque (vous voyez bien qui) dirige dans l’ombre les opérations contre Fourvière et votre serviteur. Je ne mets pas en doute la droiture de ses sentiments. Mais cette dissimulation prouve une hostilité bien grande8. Ibid, p. 122 Pierre Marie Gerlier (1880-1965), français, ordonné en 1921. Archevêque de Lyon de 1937 jusqu’à sa mort, créé cardinal en 1937. 6 Blaise Arminjon (1917-1998), s.j. français, ordonné en 1947. Provincial de la province de Lyon de 1957 à 1964. 7 Vanves, lettre de Blaise Arminjon au cardinal Marella, 14 septembre 1962, M/Ly, 144-3. 8 Vanves, dossier 28 (correspondance 1958-1959). Le reste de la correspondance ne permet pas de savoir à quoi fait allusion le Père de Lubac. Quant à l’évêque en question, il ne peut s’agir que de Mgr Alfred Ancel, nommé évêque auxiliaire de Lyon en 1947. En effet, Mgr Gerlier avait soutenu le Père de Lubac. Quant à Mgr Villot et Mgr Maziers, ils n’ont été nommés respectivement évêque coadjuteur et évêque auxiliaire qu’en décembre 1959. Quant à Mgr Bornet, il avait certes été évêque auxiliaire de 1937 à 1958, mais il était décédé depuis un an quand le Père de Lubac écrit cette lettre, dans laquelle il décrit une influence contemporaine. Cette hypothèse est d’ailleurs confirmée par une lettre de De Lubac au sujet des difficultés qu’il connut pour la reprise de son enseignement à Lyon : « Je crois bien que, dans les réticences et difficultés auxquelles vous vous êtes heurté à mon sujet auprès de nos Facultés lyonnaises, Mgr Ancel était pour quelque chose, derrière Mgr Jouassard » (lettre au Provincial Blaise Arminjon, 13 juillet 1959, Vanves, M/Ly, 144-3). 4 5
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Une seconde piste est possible : celle des Facultés de théologie. En effet, Henri de Lubac fut nommé en 1929 professeur de théologie fondamentale aux facultés catholiques de Lyon, charge à laquelle s’ajouta dès 1930 un cours d’histoire des religions. Cependant, il avait été relevé de ses fonctions en 1950, sur décision de la Compagnie, du moins le croyait-il9. Officiellement, il était « en congé », façon pour les facultés d’affirmer leur confiance envers le théologien. Il n’apparaît cependant pas qu’il ait participé à l’élaboration du votum de ces facultés, ce qui n’a rien de surprenant, les relations entre le Père de Lubac et le doyen de la faculté de théologie, Mgr Jouassard, 9
C’est que la décision paraît passablement embrouillée. En 1950, le Provincial de Lyon, le P. Henri Rostan d’Ancezune, avait averti le cardinal Gerlier de la décision du P. Général, le P. Janssens, de retirer à Henri de Lubac sa charge d’enseignement. Devant l’émotion du cardinal, le Provincial demandait quelques explications au Général, qui lui répondait qu’il n’entendait pas retirer le Père de Lubac des Facultés catholiques, mais de Fourvière : « Pour ce qui est de la chaire du Père de Lubac aux Facultés catholiques de Lyon, c’est assurément à son Éminence qu’il appartient de décider » (lettre du P. Janssens au P. d’Ancezune, 12 juin 1950, Vanves, M/Ly, 144-2). Le P. Général écrivait d’ailleurs au cardinal, quelques jours plus tard : « Je n’entendais pas demander que le Père de Lubac fût privé de sa chaire aux Facultés catholiques de Lyon. Votre Éminence peut seule juger de l’inconvénient qu’il y aurait à l’écarter de l’enseignement théologique. Si je l’ai fait en ce qui concerne notre scolasticat de Fourvière, c’est que ses idées ne sont pas suffisamment conformes à la doctrine sûre que nous devons tenir dans la Compagnie » (lettre du 26 juin 1950, Vanves, M/Ly, 144-2). Le malentendu venant, sans doute, du fait que la Compagnie demandait au Père de Lubac de cesser son enseignement, en pensant à un enseignement au scolasticat de Fourvière… qu’il n’exerçait pas. Début juillet pourtant, après des tractations entre les Provinciaux et le cardinal Gerlier, il avait été décidé, « sur l’insistance de son Éminence le cardinal Gerlier, [que] le Père de Lubac garde sa chaire de théologie aux Facultés catholiques de Lyon, mais y [soit] suppléé et n’assure aucun enseignement » (lettre du Provincial au Général, 17 septembre 1950, Vanves, M/Ly, 144-2). Cela n’empêchait pas les autorités de la Faculté de s’inquiéter à la fin du mois d’un malentendu : « Les autorités de ma Faculté (S. Ém. le card. Gerlier, Mgr Gardette, M. le ch. Jouassard) sont persuadées maintenant qu’il y a eu malentendu au sujet des décisions du T.R.P. Général. Elles croient que celuici n’a pas demandé mon départ de la Faculté, et que c’est seulement sur votre initiative que je vais quitter Lyon, pour un simple congé provisoire. (…) Dois-je vous laisser le soin de les détromper ou leur redire moi-même quelles sont en réalité les mesures prises par le T.R.P Général ? » (lettre de Henri de Lubac à son Provincial, 30 juillet 1950, Vanves, M/Ly, 144-2). Pourtant, le P. Provincial n’était pas opposé au Père de Lubac, puisqu’il écrivait au P. Général, au sujet des mesures touchant le Père de Lubac : « Très certainement plusieurs dans la Compagnie éprouveront un désarroi et un vrai scandale devant les mesures qui atteindraient le Père de Lubac. Ils me demanderont de les éclairer et de les soutenir dans leur trouble. J’avoue à Votre Paternité que, le ressentant moi-même, je ne vois que leur répondre, sinon que Votre Paternité a sans doute des éléments qui justifient ce qui nous paraît déconcertant et même injuste et qu’en tout cas il faut obéir même lorsqu’on ne comprend pas » (lettre du Provincial au Général, 31 mai 1950, Vanves, M/Ly 144-2). Quoi qu’il en soit, quelques mois plus tard, le Père Général refusait toute reprise de l’enseignement du Père de Lubac, y compris aux Facultés catholiques cette fois : « ce serait une vraie révolte », écrivait-il même au Vice-Provincial de Lyon, le P. Louisgrand (lettre du P. Louisgrand au Provincial, 4 mars 1951, Vanves, M/Ly, 144-5). Il est vrai, qu’entre-temps, la Curie jésuite s’exaspérait de ce qu’elle estimait être une absence de soumission de la part des jésuites français, notamment à l’égard de la lettre du P. Général à l’Assistance de France (11 février 1951). Et le Père Général pouvait dire, au sujet du Père de Lubac : « Ses amis le soutiennent » (ibid). Que conclure ? Rien ne permet véritablement de trancher. Les autorités de la Faculté ont sans doute d’abord mal interprété la décision du Père Général, ambiguë, et ont, peut-être, ensuite estimé difficile de maintenir effectivement en poste un homme si gravement mis en cause par ailleurs. Reste que, quelques années plus tard, le Père Général se dédouanait de toute responsabilité dans l’affaire. Après avoir rappelé que la Compagnie n’avait écarté des professeurs que de l’enseignement des Nôtres, il écrivait : « C’est donc la Faculté de théologie de Lyon qui a jugé bon d’écarter en 1950 le Père de Lubac de la chaire d’histoire des religions, tout en maintenant son nom sur les programmes » (lettre du Général au Provincial, 4 décembre 1957, Vanves, M/Ly, 144-3).
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s’étant quelque peu tendues en 1958-1959, sans qu’il y ait véritable brouille pour autant, comme nous le verrons. Néanmoins, le Père de Lubac n’était pas sans connaître plusieurs projets en circulation, par l’intermédiaire de Pères jésuites. Il reçut ainsi, de la part du Père Guillet10, un dossier comprenant des projets du Père Bouyer11, des Pères jésuites de la Faculté de théologie de Paris, mais sans qu’il ait une possibilité d’influer sur eux. Reste alors la faculté de théologie de Fourvière, faculté jésuite celle-là. Henri de Lubac avait résidé à Fourvière, qui abritait une communauté jésuite, avant d’en être écarté en 1950. Il participa néanmoins à une réunion pour l’élaboration du votum : « avant-hier, concile anté-préparatoire à Fourvière. Ils m’avaient aimablement invité. Long topo du P. Martelet12, plein de bonnes intentions, mais totalement utopique. Tous les autres amorphes (…) Cela ne donne pas une très haute idée de ce qu’est une faculté de théologie s.j à l’heure actuelle – Mais tous, très gentils »13. Que Henri de Lubac ne prenne pas une grande part à l’élaboration du votum de la faculté n’est guère étonnant. Il n’y enseignait pas, et il en était même physiquement éloigné depuis plusieurs années, sur décision de la Curie généralice jésuite. L’initiative des professeurs de Fourvière est sans nul doute amicale, et il s’agit davantage pour Henri de Lubac d’assister à la réunion que d’y prendre part activement. Ainsi, même s’il n’est pas totalement éloigné de cette phase antépréparatoire, il n’y prend pas une part active. Est-il néanmoins possible de savoir ce qu’il espérait pour le Concile en préparation ? A dire vrai, les indices sont rares, et il sera prudent de ne pas trop extrapoler à partir d’éléments trop peu nombreux pour être recoupés. La correspondance ne révèle pas de réaction particulière à l’annonce du concile. Cependant, nous venons de le dire, lorsque le Père de Lubac rendit compte à son ami, le Père Bouillard14, de l’exposé du P. Martelet à Fourvière, il le jugea « totalement utopique ».
10 Jacques Guillet (1910-2001), s.j. français, ordonné en 1945. De 1951 à 1966, il est professeur de théologie fondamentale et d’Écriture sainte à Fourvière, puis Préfet des études et Doyen de la faculté. Il est un grand spécialiste de l’analyse des textes scripturaires. 11 Louis Bouyer (1913-2004), français. Théologien, pasteur luthérien jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, il devient prêtre de l’Oratoire en 1944 et enseigne à l’Institut catholique de Paris jusqu’en 1963, puis en Angleterre, en Espagne et aux États-Unis. Consulteur de la commission préparatoire des études et séminaires à Vatican II, il est consulteur pour la liturgie et le Secrétariat pour l’unité des chrétiens. Il est l’une des figures des mouvements biblique et liturgique, et cofondateur de la revue Communio. 12 Gustave Martelet (1916-2014), s.j. français. Théologien, professeur de dogmatique à Fourvière, et, plus tard, à la Grégorienne. Au concile, il vient comme expert de Mgr Véniat, évêque de Fort-Archambault (Tchad), et devient rapidement secrétaire du groupe des évêques d’Afrique équatoriale et conseiller théologique des évêques africains francophones. 13 Vanves. Correspondance Bouillard, Dossiers 39-40, lettre à Henri Bouillard, 28 janvier 1960. 14 Henri Bouillard (1908-1981), s.j. français, ordonné en 1936. Lors de sa théologie à Fourvière, il rencontre Henri de Lubac, c’est le début d’une longue et profonde amitié. Il enseigne la théologie à Fourvière de 1941 à 1950, date à laquelle il est écarté, comme Henri de Lubac. Comme ce dernier également, le Père Bouillard était soumis à la double censure de sa Province et de la Curie généralice jésuite à Rome. À partir de 1965, il est professeur de théologie et de philosophie de la religion à l’Institut catholique de Paris. Le P. Bouillard a beaucoup œuvré au rapprochement entre catholiques et protestants.
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En sachant que le P. Martelet eut un rôle clé dans la rédaction de ce votum15, il est peut-être possible d’y recourir pour savoir ce que le Père de Lubac jugeait utopique, tout en ayant conscience du prisme qu’il constitue par rapport à la présentation orale à laquelle il a réagi. Le votum, daté du 9 avril 1960 et long de cinq pages16, est composé de trois parties : la mission pastorale et œcuménique de l’Église, les voies préparant l’union des chrétiens séparés, et des souhaits quant à la discipline de l’Église. Sans reprendre chaque point, il est frappant de constater que les Pères lyonnais insistent sur des aspects qui reçurent un large écho dans la suite du concile. L’ordre des matières est déjà significatif puisque c’est le mystère de l’Église qui occupe la première place. Les Pères ne mettent donc pas en avant une dimension juridique de l’Église, le « carcan de l’ecclésiologie néoscolastique qui ne s’intéressait qu’à la structure institutionnelle et hiérarchique de l’Église selon la tradition remontant à Bellarmin »17, mais la « relatio Ecclesiae cum mysterio Christi qui eius est caput et effusione Spiritus Sancti qui est eius anima »18. En cela, les Pères de Fourvière se plaçaient dans le droit fil de la recherche ecclésiologique qui, si elle s’épanouit pleinement au xxe siècle, avait débuté dès le xixe, grâce à une « nouvelle génération de théologiens [qui] considérait davantage l’Église comme mystère, retrouvait la notion de l’Église corps du Christ et élaborait une première théologie de l’Église sacrement »19. Significativement, le deuxième point du projet était consacré au caractère sacramentel de l’Église. Il convient toutefois de ne pas caricaturer les débats, car les Pères lyonnais pouvaient s’appuyer, sur ce point, sur le Magistère pontifical, puisque l’encyclique de Pie XII, Mystici corporis (1943) avait donné une autre approche de l’Église que son seul aspect institutionnel. En effet, l’encyclique commençait par ces mots, qui en sont la thèse majeure : « La doctrine du Corps mystique du Christ qui est l’Église ». L’Église n’était donc pas perçue qu’au travers de ses institutions, mais aussi à partir du mystère divin. Pourtant, il suffit de comparer le votum des Pères lyonnais et celui du Saint-Office pour se convaincre de leur originalité. En effet, dans la deuxième section (De l’Église, Corps mystique du Christ) de ce dernier, on lit « Ecclesia una, visibilis et invisibilis, constans structura hierarchico-iuridica ac simul ac charismatica et mystica. Nulla oppositio, nulla vera dualitas Ecclesiae »20, ce qui revient tout de même à mettre un accent plus important sur l’aspect juridique que ne le font les Pères de Fourvière. La question des « frères séparés » a également des incidences sur la conception de l’Église. Les Pères lyonnais se montraient particulièrement soucieux de cette question, puisqu’ils lui consacraient l’une des trois parties de leur votum, et, surtout, souhaitaient 15 L. Coulomb, Ph. Rocher, « Entre Rome et la France. Une théologie jésuite sous le signe de l’exil », in D. Avon, M. Fourcade (dir), Un nouvel âge de la théologie ? 1965-1980, Paris, Karthala, 2009, p. 129-147, p. 131. 16 Centre d’Archives et d’Etudes du Cardinal Henri de Lubac, Namur [CAECL]. 17 B. Sesboüé, La théologie au xxe siècle et l’avenir de la foi, Paris, Desclée de Brouwer, 2007, p. 160. 18 « Relation de l’Église avec le mystère du Christ qui est sa tête et l’effusion de l’Esprit saint qui est son âme ». Nous citons le votum de la faculté s. j. de Fourvière. 19 B. Sesboüé, La théologie au xxe siècle, op. cit., p. 160. 20 « L’Église une, visible et invisible, est une structure hiérarchique et juridique en même temps que charismatique et mystique. Aucune opposition, aucune réelle dualité de l’Église ». Acta et Documenta Concilio oecumenico Vaticano II apparando, série I, Volume III, p. 5 [désormais AD, I, III, p. 5].
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une déclaration commune des confessions chrétiennes : « Omnes igitur confessiones quae veram fidem de Incarnatione profitentur, convenire posse videntur ut communiter testificentur fidem in Christo Iesu afferre veritatem et libertatem in angustiis quibus laborant omnes homines »21. Le Saint-Office, lui, se montrait moins ouvert : « Corpus Christi Mysticum, non tantum eschatologicum sed etiam praesens, cum Ecclesia Catholica Romana essentialiter identificatur neque ecclesias separatas et sectas christianas complectitur tamquam sui actuationes imperfectas (tota doctrina Enc. Mystici Corporis resumatur) »22, reprenant ainsi l’identification du Corps mystique et de l’Église catholique romaine développée par Mystici corporis, thème que ne développaient pas expressément les Pères jésuites, puisqu’ils écrivaient simplement : « Iesus Christus attingi nequit extra Ecclesiam »23, mais sans identifier cette Église à l’Église catholique romaine. Le renouveau théologique transparaît également dans la suite du votum, puisque le point cinq, intitulé De missione episcoporum24 insistait sur la notion du collège épiscopal, en disant : « Collegium episcoporum quos Spiritus sanctus posuit regere Ecclesiam Dei (Act 20, 28) cum, sub primatu Romani pontificis, successerit in locum Collegii apostolici, hereditate ab illo accepit sollicitudinem pastoralem, directe a Christo mandatam, erga universam Ecclesiam »25 . Là encore, il faut prendre conscience du renouveau qui inspira de tels propos. Comme l’explique après le concile le Père Martelet, nombre d’évêques, jusqu’au concile inclus, pensaient l’épiscopat comme une juxtaposition de personnalités gouvernant chacune leur diocèse. Dans une telle conception, la collégialité se limitait au temps de convocation d’un concile, mais, hors de ces moments, les évêques n’auraient de responsabilité que sur leur diocèse, et non à l’égard de l’Église universelle, contrairement à ce qu’écrivaient les Pères lyonnais. Bref, purs individus, comme pouvaient l’être jadis des proconsuls d’Empire, ils ne posséderaient, hors de leur réunion extraordinaire en Concile, aucun caractère, qui, les liant les uns aux autres, lierait également chacun d’eux à l’Église universelle elle-même. Bref, chacun serait Évêque individuellement, sans faire partie d’un vrai collège, ou si l’on préfère un véritable corps épiscopal26. Le même renouveau inspirait l’analyse du rôle des laïcs, bien mis en valeur quand le votum affirmait avec force que ce sont tous les membres du Corps du Christ, et non simplement la hiérarchie, qui sont appelés à assumer activement leur condition de baptisés : « Fideles laici, qui pertinent ad constitutionem integram Ecclesiae et, vi baptismatis, participes fiunt sacerdotii spiritualis Iesu Christi habentque in celebratione 21 Page 3. « Donc toutes les confessions qui professent la vraie foi au sujet de l’Incarnation semblent pouvoir se réunir pour témoigner en commun que la foi en Jésus-Christ apporte la vérité et la liberté dans les difficultés dans lesquelles peinent tous les hommes ». 22 Pages 6-7. « Le Corps mystique du Christ, non seulement eschatologique mais aussi ici-bas, s’identifie, par essence, à l’Église catholique romaine, et n’embrasse pas les églises séparées et les sectes chrétiennes qui ne sont que des réalisations imparfaites de ce corps (que toute la doctrine de l’Encyclique Mystici corporis soit résumée) ». 23 Page 1. « Jésus Christ ne peut être atteint hors de l’Église ». 24 « De la mission des évêques ». 25 « Le collège des évêques que l’Esprit saint a institués pour gouverner l’Église de Dieu, en succédant, sous le primat du Pontife romain, au Collège des apôtres, reçut de lui, en héritage, la sollicitude pastorale à l’égard de l’Église entière, directement confiée par le Christ », p. 2. 26 G. Martelet, Les idées maîtresses de Vatican II. Initiation à l’esprit du concile, Paris, Cerf, 1985, p. 31.
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Eucharistiae munus activum, etsi non ministeriale neque sacramentale, munus quoque activum habent in aedificatione Corporis Christi »27. Cela allait tout à fait dans le sens du renouveau théologique du xxe siècle, puisque si les laïcs étaient d’abord perçus comme de simples collaborateurs de la hiérarchie, leur valeur propre s’affirma de plus en plus, au point que Pie XII put dire : « Ils sont l’Église »28. Ainsi, par tous ces aspects, auxquels nous pourrions ajouter, d’une part, le refus des deux sources séparées de la Révélation, les Pères demandant de ne pas considérer Écriture et Tradition comme deux sources dissociées de la Révélation, qui feraient oublier l’unique source qu’est le Christ, et, d’autre part, la demande d’autorisation de la concélébration dans quelques cas déterminés, il apparaît clairement que ce projet de la Faculté de Fourvière s’inscrit de plain pied dans le courant du renouveau théologique. É. Fouilloux, tentant une typologie des différents vota, fait d’ailleurs de la concélébration l’un des tests permettant de classer un votum dans la catégorie de ceux qui demandent « une substantielle adaptation de l’Église catholique à son temps dans des domaines très variés »29. D’autres points, sans doute moins essentiels, vont dans le même sens, qu’il s’agisse d’une limite d’âge pour les prêtres et évêques (mais pas pour le pape), ou de la possibilité d’un usage plus large des vêtements civils dans la vie quotidienne. Le jugement du Père de Lubac s’avère alors précieux pour savoir ce qu’il espérait, lors de cette phase antépréparatoire, du concile en préparation. En effet, tout le projet des Pères de Fourvière revient à demander au futur concile de consacrer l’œuvre de renouveau théologique en cours depuis plusieurs décennies. Certes, le Père de Lubac avait exprimé son jugement sur l’exposé du Père Martelet, alors que nous ne disposons que du projet final, sur lequel le Père de Lubac n’a pas laissé d’analyse dans ses archives. De l’exposé du Père Martelet au projet final, il put y avoir évolution, mais il nous semble que les quelques mots que nous avons cités du Père de Lubac restent révélateurs du peu d’espoir qu’il avait de voir le concile faire siennes ces avancées de la recherche théologique. Faisait-il ainsi preuve d’un pessimisme exagéré ? Il est clair que non, tant il semblait évident que la Curie et les « Romains » ne se dessaisiraient pas de thèses qu’ils défendaient fermement, comme le Père de Lubac l’avait lui-même durement expérimenté lors de l’affaire de la « théologie nouvelle ».
II. La controverse de la « théologie nouvelle », un arrière-plan si présent… Durant la phase antépréparatoire, le Père de Lubac, est, nous le verrons, au cœur des préoccupations de professeurs romains notamment, ce que l’on ne peut comprendre sans revenir sur la crise dans laquelle fut plongé le jésuite français. Le Père de Lubac 27 « Les fidèles laïcs, qui appartiennent à la constitution intégrale de l’Église, participent, en vertu de leur baptême, au sacerdoce spirituel de Jésus Christ, et ont, dans la célébration de l’Eucharistie, un rôle actif, quoique non ministériel ni sacramentel, et ont aussi un rôle actif dans l’édification du Corps du Christ », p. 2. 28 Discours du 20 février 1946. Cité par F. Bousquet (dir), Les grandes révolutions de la théologie moderne, Paris, Bayard, 2003, p. 168. 29 É. Fouilloux, « La phase antépréparatoire (1959-1960) », in G. Alberigo (dir), Histoire du concile, I, op. cit., p. 69-183, p. 134. Un autre test signalé est l’usage de la langue vernaculaire, qui est ici demandé pour la messe des catéchumènes, c’est-à-dire l’avant-messe, du début à l’Évangile.
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avait rapidement connu des oppositions au sein de la Compagnie. Déjà, alors qu’il effectuait sa théologie, à Ore Place (Hastings) de 1924 à 1926 et à Fourvière de 1926 à 1928, il appartenait à un groupe informel, « la Pensée », sous l’égide du Père Joseph Huby30, qui ne s’attira pas que des sympathies. En effet, le petit groupe, qui réagissait à la théologie spéculative alors enseignée, et s’intéressait à Maréchal31, à Rousselot32, qui avaient voulu développer un thomisme renouvelé, mais aussi à Maurice Blondel33, qui s’était fait connaître avec sa thèse sur L’Action34, fut considéré avec méfiance35. Les autorités jésuites ne demandèrent pas au jeune Henri de Lubac de préparer une thèse et lui confièrent les étudiants des Facultés catholiques de Lyon plutôt que les scolastiques de la Compagnie36… Le Père de Lubac commença à publier en 1930. Le premier grand livre est Catholicisme. Les aspects sociaux du dogme37, en 1938, qui s’attache à montrer le caractère social du christianisme, et qui ne fut pas publié sans difficulté. Il écrivait, en effet, au Père Gaston Fessard38, le 10 février 1938, qu’il avait dû rédiger une défense de son orthodoxie, adressée aux PP. Recteur et Provincial, afin de faire face au « procès en tendances doctrinales » de l’un des réviseurs, et ajoutait : Resterai-je pour longtemps ici [à Fourvière] ? Je ne sais. D’une part, j’y suis difficilement supporté. Dès septembre, alors qu’il n’y avait pas encore un seul scolastique dans toute la maison, j’étais averti que je voyais beaucoup trop les scolastiques39. 30 Joseph Huby (1878-1948), s.j. français, ordonné en 1910. Disciple de Léonce de Grandmaison, il fut, à Hastings, le professeur de théologie de Henri de Lubac, qui trouva en lui un maître. Il enseigna également l’exégèse à Fourvière, puis se consacra à la rédaction des Études et à l’apostolat intellectuel et spirituel. 31 Joseph Maréchal (1878-1944), s.j. belge, professeur de théologie dans son ordre près de Louvain. Il cherche à jeter un pont entre Kant et saint Thomas, dans des cahiers intitulés Le point de départ de la métaphysique. Leçons sur le développement historique et théorique du problème de la connaissance. 32 Pierre Rousselot (1878-1915), s.j. français, professeur à l’Institut catholique de Paris, tué à la guerre. Il s’inscrit de façon originale dans le renouveau thomiste. Il est l’auteur d’une thèse remarquée, L’intellectualisme de saint Thomas, Paris, Alcan, 1909. Ses articles Les yeux de la foi (1910), parus dans les Recherches de science religieuse, furent vivement discutés, et leur doctrine fut interdite. Henri de Lubac admirait Rousselot, dont l’œuvre a stimulé plusieurs de ses recherches. 33 Maurice Blondel (1861-1949), philosophe français, auteur d’une célèbre thèse, L’Action (1893), dans laquelle il déploie la méthode d’immanence, mais aussi de la Lettre sur les exigences de la Pensée contemporaine en matière d’apologétique et sur la méthode de philosophie dans l’étude du problème religieux, Saint-Dizier, Imprimerie Thévenot, 1896. Il a contribué au renouveau de la pensée catholique, et a influencé la pensée de Henri de Lubac. 34 M. Blondel, L’Action, Paris, Puf, 1893. Réédition Oeuvres complètes, I, Paris, Puf, 1998, éditées par Claude Troisfontaines. 35 Méfiance qui ne put que s’accentuer avec l’affaire Méry, du nom de Marcel Méry, membre de la Pensée, et exclu de la Compagnie en 1930, en raison d’un document critique sur l’autorité et l’obéissance, document qui était parvenu à Rome. 36 É. Fouilloux, La collection “Sources chrétiennes”. Éditer les Pères de l’Église au xxe siècle, Paris, Cerf, 1995, p. 58. 37 H. de Lubac, Catholicisme, les aspects sociaux du dogme, Paris, Cerf, 1938. Réédition Œuvres complètes, tome VII, Paris, Cerf, 2003. 38 Gaston Fessard (1897-1978), s.j. français, ordonné en 1928. Philosophe, rédacteur aux Études, il est notamment l’auteur de « Pax nostra », examen de conscience international (1936), France, prends garde de perdre ton âme, premier cahier du Témoignage chrétien (1941), puis France, prends garde de perdre ta liberté en 1945 face à la montée du marxisme. 39 Cité par M. Sales dans l’annexe 1, « Un livre qui faillit être enterré avant d’avoir vu le jour », de la réédition de Catholicisme, p. XIV.
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Toutefois, c’est surtout avec Surnaturel, Etudes historiques40, publié en 1946, que la polémique enfla. Dans cet ouvrage, Henri de Lubac contestait l’enseignement scolastique, notamment sur la question du rapport entre la nature et le surnaturel41. Le jésuite lyonnais rappelait l’enseignement de saint Thomas : l’homme désire naturellement la vision de Dieu. Or, précise le Père de Lubac, ce désir est bien un désir de la nature humaine : Saint Thomas, lui, y voyait très certainement, non je ne sais quelle “velléité” superficielle qui aurait eu en commun avec maint rêve chimérique de se faire jour spontanément, “naturellement” dans l’esprit, mais bien le désir de la nature elle-même42. Bref, il est dans la nature de l’homme d’être animé du désir de voir Dieu. Le Père de Lubac cherche alors à montrer, par une enquête historique, que cet enseignement du Docteur Angélique fut dévoyé par plusieurs de ses commentateurs. Tout d’abord, Denys le Chartreux (1402-1471)43, comme Cajetan (1468-1534) estimaient que le désir naturel ne peut tendre que vers une fin naturelle, car il ne peut tendre que vers ce à quoi il peut parvenir naturellement. Ainsi estiment-ils que le désir naturel de voir Dieu n’est pas un désir de la nature humaine, mais ne peut être qu’un désir ajouté à cette nature par Dieu : « sans une fin surajoutée par Dieu à sa fin normale, il n’y aurait eu au fond de l’esprit humain, à proprement parler, aucun “désir de voir Dieu” »44. Or, pour le Père de Lubac, cela revient à ignorer le propre d’une nature spirituelle créée, en ne retenant que l’enseignement d’Aristote sur la nature. Saint Thomas serait ainsi mal interprété, car, si Denys est tout à fait conscient de s’opposer à son illustre prédécesseur, Cajetan prétend, lui, commenter sa pensée. La conséquence des idées de Denys et de Cajetan est celle d’une double béatitude : une béatitude naturelle, sorte de béatitude philosophique, à la portée de l’homme, par ses propres moyens, et une béatitude surnaturelle, meilleure, pour « l’homme qui avait reçu, en fait, par une sorte de miracle, une finalité surnaturelle et qui avait observé certains effets surnaturels »45, le tout devant permettre de maintenir la gratuité du surnaturel. Or, cette idée devint nécessaire selon Suarez (1548-1617), face à la crise baianiste. Baius (Michel de Bay (1519-1589)) estimait qu’Adam, tant qu’il était juste, avait droit à la grâce, nécessaire à la perfection de sa nature. Face à ce qui semblait une exigence de l’homme à l’égard de Dieu, les opposants de Baius, eux, estimaient que la nature de l’homme n’exigeait pas la grâce, et certains, comme Bellarmin, conçurent même l’hypothèse que Dieu n’avait pas appelé l’homme à le voir. Il retrouve alors les idées de Cajetan, car, dans cette hypothèse, il estime que 40 H. de Lubac, Surnaturel. Etudes historiques, Paris, Aubier-Montaigne, 1946. 41 Nous suivons maintenant de près les explications données par É. de Moulins-Beaufort dans Anthropologie et mystique selon Henri de Lubac. « L’esprit de l’homme » ou la présence de Dieu dans l’homme, Paris, Cerf, 2003, p. 259 et sq. 42 H. de Lubac, Surnaturel, p. 433. 43 Denys n’est pas mentionné dans Surnaturel mais dans des études ultérieures. Nous cherchons ici, à la suite d’É. de Moulins-Beaufort, à retracer le fil de la pensée lubacienne sur le surnaturel, afin d’en mieux comprendre les implications et les oppositions. 44 H. de Lubac, Entretien autour de Vatican II, Paris, Cerf/France catholique, 1985, réédition Cerf, 2007, p. 29. 45 H. de Lubac, Augustinisme et théologie moderne, Paris, Aubier, 1965, p. 233-234.
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henri de lubac et le concile vatican ii l’homme, par nature fait pour voir Dieu, aurait cependant connu une béatitude dans la vision de toutes les autres choses puisque rien ne lui aurait permis de déceler la portée de son ouverture naturelle. Par conséquent, la nature même de l’homme n’exigeait pas l’ordination effective à la vision ; celle-ci vient bien combler celle-là au-delà de ses attentes46.
Le tournant est pris lorsque Suarez transforme en système, c’est-à-dire l’état de nature pure, ce qui n’était qu’une hypothèse de Bellarmin pour répondre à Baius. En effet, selon Suarez, l’homme pécheur s’est vu retirer la finalité surnaturelle, que Dieu avait octroyée à l’homme, non comme une composante de sa nature propre, mais comme un élément surajouté à sa nature. L’homme pouvait alors connaître une béatitude naturelle, par les forces de sa seule nature, mais il n’était plus appelé à la vision béatifique : Dans le contexte de pensée que pareille théorie suppose, on ne pouvait voir aucun obstacle à ce qu’une béatitude “surnaturelle” vînt à un moment quelconque, par décision divine, se “surajouter” à une béatitude essentielle toute naturelle, celle-ci désirée, postulée, exigée, conquise par la nature. Tout paraissait ainsi s’expliquer de la manière la plus simple47. Tout cela pourrait, de prime abord, sembler subtilités byzantines et complications inutiles. Pourtant, il convient de mesurer l’importance de ces thèses. En effet, si de telles conceptions connurent un grand succès, à la suite de Suarez, même si tous les théologiens ne les acceptaient pas, c’est qu’elles permettaient d’une part (notamment face à Jansénius) de ne pas considérer l’homme sous l’angle unique du péché : l’homme peut faire usage de ses propres forces en vue du bien, et connaître une béatitude naturelle. C’est, d’autre part, qu’elles permettaient de préserver la gratuité du surnaturel, puisque la seule fin dont l’homme puisse avoir un désir naturel est une fin naturelle. Toutefois, Henri de Lubac ne pouvait accepter cette vision dualiste de l’homme. Il pense en effet que cet extrinsécisme, c’est-à-dire cette conception toute extérieure du surnaturel, sans rapport avec la nature humaine, est extrêmement dangereuse car elle permettrait à chaque « strate » (nature et surnaturel) d’être étudiée séparément, respectivement par la philosophie et la théologie, comme si cette dernière n’avait pas à dire à tout homme qu’il est appelé, que Dieu n’est pas un ajout facultatif mais une exigence, sans contrainte, pour être pleinement homme. Henri de Lubac croit ainsi à la profonde unité de l’homme. Pour lui, nature et surnaturel ne sont pas deux mondes distincts, il estime qu’il existe dans la nature humaine un « appétit de Dieu »48, un désir du divin49. On le voit, la question a partie liée avec celle de 46 É. de Moulins-Beaufort, Anthropologie…, op. cit., p. 266. 47 H. de Lubac, Le Mystère du surnaturel, Paris, Aubier, 1965. Réédition Œuvres complètes, tome XII, Paris, Cerf, 2000, p. 98. 48 M. Sales, « Lubac (Henri de) », in P. Poupard, Dictionnaire des religions, Paris, Puf, 1984, p. 963-970. 49 L’influence du philosophe Maurice Blondel (1861-1949), auteur d’une thèse sur L’Action en 1893, fut importante sur la pensée d’Henri de Lubac, même si ce dernier savait rester critique. Maurice Blondel souhaitait montrer que le « christianisme peut intéresser tout homme » (J. P. Wagner, Henri de Lubac, Paris, Cerf, 2001, p. 33) et fonde sa réflexion sur l’action et la méthode d’immanence. Avec l’action, l’homme s’ouvre au monde et peut se poser la question de sa destinée : « oui ou non, la vie
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l’athéisme, car, à trop isoler l’ordre naturel, celui-ci en vient à trouver son autonomie, et à ne plus chercher Dieu. L’auteur du Drame de l’humanisme athée50 ne pouvait évidemment s’en désintéresser. Les critiques, comme les approbations du reste, furent extrêmement nombreuses51, reprochant notamment à Henri de Lubac de remettre en cause la gratuité du surnaturel : s’il est dans la nature de l’homme de désirer voir Dieu, l’homme ne peut-il pas contraindre Dieu ? L’accusation était extrêmement grave, et le jésuite français s’en défendit. Il rappelle en effet que, s’il existe en tout homme un désir de voir Dieu, c’est parce que Dieu a fait ce don à l’homme. De plus, ce désir a beau exister en tout homme, il ne signifie pas pour autant que l’homme peut accéder par lui-même à la connaissance de Dieu : c’est la grâce qui permet de voir Dieu, et la grâce reste un don de Dieu. Don qui trouve en l’âme humaine les ressorts pour s’accomplir, et c’est là toute la différence avec le point de vue précédent : « Le surnaturel est un don de Dieu et il reste inaccessible à l’effort de l’homme, mais il s’unit à l’homme pour l’élever et le rendre “participant de la nature divine” »52. Surnaturel mit donc le feu aux poudres53, en redoublant des inquiétudes qui existaient déjà. En effet, cette question du surnaturel, qui est au cœur de la théologie pour le Père de Lubac, apparaît comme la cristallisation d’oppositions sur la conception même et les objectifs de la théologie. Ainsi n’est-il pas anodin que les détracteurs a-t-elle un sens, et l’homme a-t-il une destinée ? » (M. Blondel, L’Action, Paris, Puf, 1893, 2ème éd. 1950, p. VII, cité par J. P. Wagner, Henri de Lubac, op. cit., p. 34). La vie pourrait en effet se révéler absurde si l’homme est enfermé en lui-même, sans transcendance. L’homme ne se suffit pas à luimême, et M. Blondel constate que l’action « force l’homme à s’ouvrir au don d’une vie plus haute » (M. Blondel, L’Action, op. cit., p. 487). Cela n’impose pas la foi, don de Dieu, mais le christianisme peut alors prendre sens. Il y a ainsi, au cœur de chacun, cette aspiration au surnaturel, même s’il faut préciser qu’Henri de Lubac la traite différemment, puisqu’il indique que Blondel traite essentiellement de « la conduite que l’homme doit adopter au cours de la vie présente, [et non de] la béatitude qu’il peut souhaiter pour la vie future » (H. de Lubac, Le Mystère du surnaturel, Paris, Aubier, 1965, cité par J. P. Wagner, Henri de Lubac, op. cit., p. 36). Sur la question de cette influence, on peut également consulter A. Russo, Henri de Lubac, Brepols, 1997. Pour une perspective d’ensemble, on peut également consulter, P. Colin, L’audace et le soupçon, Paris, Desclée de Brouwer, 1997, chapitre 5 « Tous les philosophes catholiques ne sont pas thomistes », p. 165-197. 50 H. de Lubac, Le drame de l’humanisme athée, Paris, Spes, 1944. Réédition Œuvres complètes, tome II, Paris, Cerf, 2000. 51 Parmi les critiques, le Père de Lubac mentionne plus particulièrement l’article du Père GarrigouLagrange, « La nouvelle théologie où va-t-elle ? », Angelicum, octobre-décembre 1946, p. 126-145, celui du Père Boyer, « Nature pure et surnaturel dans le « Surnaturel » du P. de Lubac », Gregorianum, 28, 1947, p. 379-395, celui du Père Jacques de Blic dans les Mélanges de science religieuse de 1947, et les pages du Père de Broglie dans son De Fine ultimo humanae vitae, Paris, Beauchesne, 1948. Voir Mémoire sur l’occasion de mes écrits [MOÉ], Namur, Culture et Vérité, 1989. Réédition Œuvres complètes, tome XXXIII, Paris, Cerf, 2006, p. 274, lettre au Père Provincial du 16 mars 1948. 52 J. P. Wagner, Henri de Lubac, op. cit., p. 78, citant la deuxième épître de Pierre, 1, 4. 53 Sur toute la controverse avec les dominicains, on peut se référer à É. Fouilloux, « Dialogue théologique ? (1946-48) », in Saint Thomas au XXème siècle. Actes du colloque du centenaire de la Revue thomiste, 25-28 mars 1993, Toulouse, sous la direction de S. T. Bonino, Paris, Editions Saint-Paul, 1994, p. 153-195. On peut également se reporter au numéro de la Revue thomiste de janvier-juin 2001, consacré à Surnaturel, une controverse au cœur du thomisme au XXème siècle, colloque organisé par l’Institut Saint-Thomas d’Aquin les 26 et 27 mai 2000 à Toulouse. On pourra consulter notamment É. Fouilloux, « Henri de Lubac au moment de la publication de Surnaturel », p. 13-30 et G. Chantraine, « Le surnaturel, discernement de la pensée catholique selon Henri de Lubac », p. 31-51.
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d’Henri de Lubac, et notamment le Père dominicain Réginald Garrigou-Lagrange54, professeur à Rome, fussent prompts à fustiger l’existence d’une réelle école de pensée menaçant gravement la foi. Le Père R. Garrigou-Lagrange, dans un article publié dans Angelicum55 , popularisa ainsi l’expression de « nouvelle théologie »56, l’épithète n’ayant rien de laudatif, bien au contraire. En France, des critiques57 s’exprimaient également, de façon plus sereine, notamment par le biais du P. Marie-Michel Labourdette58. La polémique aidant, Henri de Lubac fut bien vite accusé d’être à la tête d’une « école de Fourvière59 » (du nom de la colline lyonnaise abritant le scolasticat jésuite, dans lequel Henri de Lubac était pourtant bien peu impliqué, bien qu’il y résidât, jusqu’en 1950 et à partir de 1960), dont les membres seraient, si l’on suit l’article du Père Garrigou-Lagrange, les PP. Bouillard, Fessard, Teilhard de Chardin60, mais aussi le philosophe Maurice Blondel et, bien sûr, le Père de Lubac. « Théologie nouvelle » : quelle est donc cette nouveauté ? Dans un article61 de février 1942 dans L’Osservatore romano, P. Parente62, qui visait les PP. Chenu63 et Charlier64, estimait que cette théologie conduisait à une dépréciation de la scolastique et à une relativisation des formules dogmatiques. Si, depuis l’article de Mgr Parente, des Pères jésuites, et notamment le Père de Lubac, furent assimilés à ce courant, 54 Réginald Garrigou-Lagrange (1877-1964), o.p. français, ordonné en 1902. De 1909 à 1960, il enseigne la théologie à l’Angélique. Il est une figure majeure du thomisme romain. 55 « La nouvelle théologie où va-t-elle ? », art. cité. 56 Expression déjà utilisée par Mgr P. Parente dans l’Osservatore romano des 9 et 10 février 1942, dans un article (« Nuove tendenze teologiche ») justifiant la mise à l’Index des PP. Chenu et Charlier. 57 « La théologie et ses sources », Revue thomiste, 46 (1946), p. 353-371. Cet article donna lieu à une réponse des jésuites mis en cause, publiée, avec le premier article de Labourdette, et sa mise au point, dans un livre publié sous la responsabilité de trois dominicains : les PP. M. M. Labourdette, M. J. Nicolas et R. L. Bruckberger, Dialogue théologique. Pièces du débat entre « La Revue thomiste » d’une part et les RR. PP. de Lubac, Daniélou, Bouillard, Fessard, von Balthasar, s.j., d’autre part, Les Arcades, Saint-Maximin, 1947. Bruno de Solages s’opposa aux attaques du P. Garrigou-Lagrange dans son article « Pour l’honneur de la Théologie. Les contre-sens du R. P. Garrigou-Lagrange », Bulletin de Littérature Ecclésiastique, 48 (1947), p. 65-84. 58 Michel Labourdette (1908-1990), o.p. français. Professeur de théologie morale au studium dominicain de Toulouse. Consulteur de la commission théologique préparatoire puis nommé expert au concile en 1962. Membre de la commission pontificale pour l’étude de la population, de la famille et de la natalité. 59 É. Fouilloux, Une Église…, op. cit, notamment les chapitres 5 « Blondel, Fourvière et les Pères », p. 149-191 et 6 « Nouvelle théologie ? », p. 193-244. 60 Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955), s.j. français, ordonné en 1911. Vivement intéressé par les sciences, il estime que la tradition chrétienne ne contredit pas ces dernières, mais qu’elles peuvent faire l’objet d’une synthèse harmonieuse. Il estime notamment que la foi chrétienne et l’évolution sont compatibles. Le Saint-Office s’inquiète toutefois de ses positions et de son influence, et la plupart de ses écrits non scientifiques ne sont pas publiés de son vivant. 61 P. Parente, « Nuove tendenze teologiche », Osservatore romano, 9 et 10 février 1942. 62 Pietro Parente (1891-1986), italien, ordonné en 1916. Assesseur du Saint-Office à partir de 1959, puis secrétaire de la congrégation pour la doctrine de la foi de 1965 à 1967. Il est créé cardinal en 1967. Membre de la commission doctrinale. 63 Marie-Dominique Chenu (1895-1990), o.p. français. Professeur puis régent des facultés du Saulchoir de 1920 à 1942, date à laquelle sa brochure Une école de théologie. Le Saulchoir est mise à l’Index. Il est l’inspirateur de nombreuses ouvertures dans la théologie : action catholique et laïcat, prêtres ouvriers. Au concile, il est expert privé de Claude Rolland, évêque d’Antsirabé (Madagascar). 64 Louis Charlier (1898-1981), o.p. belge, ordonné en 1922. Il est l’auteur (1938) d’un Essai sur le problème théologique, mis à l’Index en 1942, ce qui lui valut de se voir retirer sa charge d’enseignement à la maison d’étude de Leuven. Il peut reprendre l’enseignement en 1953.
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les griefs, eux, n’avaient pas changé. La dépréciation de la scolastique semblait, en effet, justifiée par plusieurs initiatives jésuites, qui souhaitaient répondre aux défis de leur époque par un renouveau théologique. Parmi elles, la fondation de la collection « Sources chrétiennes », par les PP. de Lubac et Daniélou65, dont les premiers ouvrages p arurent en 1942. Si la collection fut généralement bien accueillie, cela ne fut pas tout de même sans susciter quelques inquiétudes, qu’exprime le P. Gagnebet66 dans une note personnelle : A la théorie traditionnelle (…) on s’est mis à reprocher son intellectualisme (…). Le remède serait dans le recours au symbolisme des Pères. Une collection de textes patristiques, habilement choisis, accompagnés de notes et d’introduction, “Sources chrétiennes” dirigée par le P. de Lubac, fait campagne pour cela (ce qui n’empêche pas la collection de ces textes d’être utile)67. Charles Journet68 dans une lettre69 à Jacques Maritain70, fait montre d’inquiétudes similaires. Recourir aux Pères, n’était-ce pas, par une théologie plus symbolique, une façon de remettre en cause le thomisme et la théologie scolastique ? Or, le thomisme n’était-il pas le meilleur rempart érigé par une Église qui se considérait comme assiégée par le monde moderne, notamment depuis la crise moderniste (mais on pourrait citer également le Syllabus de Pie IX) et sa condamnation par Pie X ? Même chez ceux que n’atteignait pas cette fièvre obsidionale, la remise en cause du thomisme pouvait sembler extrêmement grave parce que celui-ci représentait, pour reprendre les mots du P. Labourdette, « l’état vraiment scientifique de la pensée chrétienne »71. Ainsi le thomisme constitue-t-il un système définitif, non parce que rien de neuf ne sera jamais ajouté, mais parce qu’il est capable d’assimiler les éléments nouveaux, sans remettre en cause toute la structure, grâce à une méthode logique et rationnelle. 65 Jean Daniélou (1905-1974), s.j. français, ordonné en 1938. Passionné par la Bible et les Pères de l’Église, il est l’un des artisans du renouveau patristique, et cofondateur de Sources chrétiennes. Il enseigne à l’Institut catholique de Paris, dont il est le doyen de la faculté de théologie de 1961 à 1969. Nommé expert au Concile en 1962, il est créé cardinal en 1969. 66 Rosaire Gagnebet (1904-1983), o.p. français, enseigne la théologie à l’Angélique. Il est qualificateur, puis, en 1964, consulteur de la Congrégation du Saint-Office. Membre de la commission théologique préparatoire, il est nommé expert en 1962. 67 Note « Questions doctrinales actuelles », 3 pages, s. d., dont le Père Congar a récupéré une copie le 18 septembre 1947. Citée par É. Fouilloux, La collection, op. cit., p. 124. 68 Charles Journet (1891-1975), suisse, ordonné en 1917. Professeur au Grand Séminaire de Fribourg, ami de Jacques Maritain, il dirige la revue Nova et Vetera qu’il a fondée avec François Charrière. En février 1965, il est créé cardinal. Il s’opposa à Teilhard, au nom de la défense du thomisme. 69 « Je crois me rendre compte qu’il y a tout un mouvement auquel travaillent d’une part le P. Maydieu, et d’autre part les Jésuites de l’entourage du Père de Lubac, et qui tend à vouloir mettre entre parenthèses la formulation conceptuelle de la révélation peut-être, et en tout cas de la philosophie et de la théologie reçues du moyen âge, et qui tente de rejoindre les PP. grecs dans ce qu’ils ont d’implicite seulement, et d’autre part une formulation qui pourrait emprunter son registre à Hegel et à l’existentialisme. Cela peut aller très loin… », lettre du 27 décembre 1945, citée par É. Fouilloux, La collection…, op. cit., p. 118. 70 Jacques Maritain (1882-1973), français. Philosophe, il contribua au renouveau des études thomistes, en montrant la modernité de la philosophie de saint Thomas d’Aquin. 71 M. M. Labourdette, « La théologie et ses sources », Revue thomiste 46 (1946), p. 353-371.
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Ces craintes ne firent que redoubler avec un article du Père Daniélou, « Orientations présentes de la pensée religieuse »72, dans lequel il estimait que les Pères ne sont pas seulement les témoins véritables d’un état de choses révolu ; ils sont encore la nourriture la plus actuelle pour des hommes d’aujourd’hui, parce que nous y retrouvons précisément un certain nombre de catégories qui sont celles de la pensée contemporaine et que la théologie scolastique avait perdues73. L’inquiétude des milieux thomistes est bien alors de voir le thomisme considéré comme un système de pensée contingent, ne répondant plus que très imparfaitement aux exigences de l’époque. C’est d’ailleurs l’une des accusations du Père GarrigouLagrange, lorsqu’il commente le livre du Père Henri Bouillard, de la collection « Théologie », patronnée par la Faculté de théologie de Fourvière (les jésuites une fois encore !), Conversion et grâce chez saint Thomas d’Aquin (1944), qui était fortement discuté74. Le Père Garrigou-Lagrange en épingle un extrait dans son article incendiaire de 1946 : Dans un livre récent du P. Henri Bouillard, Conversion et grâce chez saint Thomas d’Aquin, 1944, p. 219, on lit : “Quand l’esprit évolue, une vérité immuable ne se maintient que grâce à une évolution simultanée et corrélative de toutes les notions, maintenant entre elles un même rapport. Une théologie qui ne serait pas actuelle serait une théologie fausse”. Or dans les pages précédentes et les suivantes on montre que la théologie de saint Thomas en plusieurs parties importantes n’est plus actuelle. Enfin, cette dépréciation de la scolastique et de l’enseignement de saint Thomas n’était-elle pas prouvée par Surnaturel ? Certes, le P. de Lubac prétendait revenir à la véritable doctrine de saint Thomas, mais son livre n’en constituait pas moins, pour des thomistes patentés, une trahison du Docteur Angélique75, même si, pour le jésuite, c’est le thomisme des écoles théologiques, du moins celui fortement marqué par Suarez ou Jean de Saint-Thomas, qui trahissait son inspirateur. Bien plus, le Père 72 Études, avril 1946, p. 5-21. L’article ne fut pas unanimement approuvé à Fourvière. Dans un rapport sur l’affaire de Fourvière du 28 octobre 1950, le P. Henri Rondet écrit au sujet de ce « trop fameux article » que « à côté d’excellentes choses, [il] contenait des pages que personne à Fourvière n’aurait signées. Le P. Fontoynont me disait encore récemment combien à l’époque il avait été mécontent. (…) Cet article a, nous le savons, fort déplu au Saint-Père (…). Par charité, nous ne nous sommes pas alors désolidarisés du P. Daniélou, nous ne le ferons pas davantage sur la place publique. Mais il est bon de noter que personne à Fourvière n’a parlé de remplacer la scolastique par une philosophie nouvelle, et que sur un autre terrain, celui de l’exégèse spirituelle, les excès reprochés au P. Daniélou n’atteignent pas le P. de Lubac, auquel le P. Vosté avait fait de très bons comptes-rendus », Vanves, M-Ly, 144/5. 73 Ibid, p. 10. 74 Notons que le livre avait été approuvé par le Père Charles Boyer, cf. MOÉ, note e, p. 198 : « La thèse fut soutenue en 1941. Le « nihil obstat » fut donné par les Pères C. Boyer et H. Rondet le 12 mars. Retardé par les difficultés du temps de guerre, l’ouvrage parut en 1944 ». 75 Rappelons néanmoins que le Père de Lubac reçut d’Étienne Gilson un soutien auquel il fut très sensible, cf. MOÉ, p. 36. Voir aussi Entretien…, op. cit., p. 11.
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de Lubac ne cherchait-il pas, de concert avec son confère le Père Bouillard, à ruiner l’autorité du thomisme dans son entier, par les quelques phrases de sa préface ? Il écrivait ainsi : Peut-être même l’âge qui s’achève aura-t-il trop cédé à la tendance de concevoir l’histoire de la théologie comme une histoire du progrès théologique. Car s’il est vrai que dans le développement du dogme il se produit quelque chose de définitif qui autorise à parler de son progrès, on ne saurait toujours dire autant dans le cas de la théologie… Bref si le temps du dogme est irréversible, le temps de la théologie l’est beaucoup moins76. Le Père de Lubac s’est toujours défendu de pareilles accusations. Certes, il est indéniable que les Pères revêtaient une grande importance pour lui, qui rappelait la « nécessité de remonter au plus lointain passé, – qui se révélera le plus proche présent »77. Pourtant, il n’y a là aucun exclusivisme, aucun rejet de saint Thomas notamment, ce qui serait complètement absurde, comme Henri de Lubac l’écrit lui-même : Le croyant qui prétend s’en tenir une fois pour toutes à telle étape de l’expression de la foi, – que sa préférence l’arrête au ve siècle, au xiiie ou au xixe, – celui-là, cessant de croire et de penser avec l’Église vivante, ne se prive pas seulement de nuances ou de précisions nouvelles : il perd la réalité, la substance même de la foi78. Il n’en reste pas moins vrai que les Pères devaient apporter un renouveau théologique (mais qui n’était pas une nouveauté absolue) pour mieux répondre aux exigences du temps, que la néoscolastique semblait ne plus pouvoir atteindre, comme il l’écrivait : « Certains [scolastiques] prennent plaisir à enfermer la théologie dans un ghetto bien verrouillé »79. Du reste, Gaston Fessard, quand il réagissait, en 1936, 76 H. de Lubac, Surnaturel, op. cit., p. 5-6. L’analyse de l’un des censeurs auxquels le P. Janssens confia le livre en septembre 1947 est ici révélatrice. Il note (MOÉ, p. 262) que l’ouvrage suscita deux attaques, l’une sur la question de l’impossibilité de la nature pure, l’autre « sur la conception du progrès théologique, conception esquissée par l’auteur (plutôt que vraiment exposée) (…). Cette conception pose des questions assez semblables à celles que soulève la lecture du P. Bouillard ; seulement, comme elle ne forme pas le sujet de son livre, on comprend que l’auteur se soit borné à l’énoncer dans des indications forcément imprécises ; et on ne l’aurait pas probablement inquiété sur ce point, si les phrases ambiguës du P. Bouillard n’avaient suggéré, chez le P. de Lubac, l’idée d’une parenté de pensée ». 77 H. de Lubac, Paradoxes, Paris, Le Livre français, 1946. Réédition Œuvres complètes, tome XXXI, Paris, Cerf, 1999, p. 11. 78 H. de Lubac, Nouveaux Paradoxes, Paris, Seuil, 1955, p. 75. Réédition Œuvres complètes, tome XXXI. On peut également citer Catholicisme, op. cit., p. 278-279 : « Car il ne suffira pas plus de copier l’Antiquité chrétienne que de copier le moyen âge. Nous ne pourrons revivre le large humanisme des Pères et retrouver l’esprit de leur exégèse mystique que dans un effort d’assimilation transformatrice. La maison que nous avons à construire à notre tour, pour notre compte – car, sur ses fondements éternels, l’Église est un perpétuel chantier – a, depuis leur époque, plusieurs fois changé de style, et sans nous croire supérieurs à nos Pères, nous avons à lui donner notre style à nous, c’est-à-dire celui qui répond à nos nécessités, – à nos problèmes ». 79 « Le problème du développement du dogme », Recherches de science religieuse, 1948, 1, t. 35, p. 130160, p. 135.
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à deux articles80 publiés par le Père de Lubac, ne s’y trompait pas : « J’ai admiré une fois de plus la richesse de vos lectures et l’habileté avec laquelle vous vous cachez derrière les textes de nos saints Pères qui doivent sourire dans leurs barbes de fleuve de se voir si modernisés ». Malgré toutes les précautions prises, les tenants du thomisme estimaient qu’il y avait là danger, et tout l’article du Père Garrigou-Lagrange est une défense vigoureuse du thomisme, contre des innovateurs qui voudraient le faire passer pour un système de pensée contingent et dépassé. La deuxième grande crainte suscitée par la « théologie nouvelle », que nous retrouverons lors du concile, est celle du relativisme doctrinal. Qu’impliquaient, en effet, les propos du Père Bouillard sur l’évolution des notions nécessaire au maintien d’une vérité immuable ? N’allait-on pas vers un relativisme, vers une remise en cause de l’immutabilité des dogmes, et, pour tout dire, vers une reviviscence du modernisme, véritable hantise81 ? Un article du Père de Lubac ne faisait que renforcer ces craintes82. Dans cet article, le jésuite lyonnais réagissait à un article du Père Charles Boyer83, s.j. paru dans Gregorianum84 . Le Père Boyer y affirmait que les formulations dogmatiques pouvaient et devaient être tirées d’un raisonnement systématique85, ce qui, selon le Père de Lubac, rompait le consensus des théologiens, en réduisant le problème du développement du dogme à un problème de pure logique humaine. Le Père de Lubac en appelait au Père de Grandmaison86, et à son ouvrage sur Le Dogme chrétien87 (1928). Il estimait que la raison humaine, incapable de circonscrire le Mystère, mais non d’en rien savoir, devait rester à sa juste place : 80 « Le caractère social du Dogme chrétien », Chronique sociale de France, 45, p. 167-192 et 259-283. Ces articles sont une préfiguration de Catholicisme. 81 Le Père Bouillard répondit à ces accusations dans les Recherches de science religieuse, 1948, t. 35, p. 256, en écrivant : « Je n’ai jamais voulu signifier, c’est trop clair, qu’une théologie qui aurait été vraie autrefois serait devenue ensuite objectivement fausse, mais simplement qu’elle serait comprise de façon erronée par un esprit qui ne donnerait plus le même sens aux notions employées », cité par V. Franco Gomes, Le Paradoxe du désir de Dieu. Étude sur le rapport de l’homme à Dieu selon Henri de Lubac, Paris, Cerf, 2005, note 1 p. 160. 82 H. de Lubac, « Le problème du développement du dogme », Recherches de science religieuse, 1948, p. 132-160. 83 Charles Boyer (1884-1980), s.j. français, ordonné en 1916. Professeur de théologie à la Grégorienne jusqu’en 1962, il est le fondateur du centre Unitas et de la revue du même nom, créée en 1946, organismes officieux de l’unionisme du Vatican. Également recteur du Bellarmino de 1955 à 1961, il organise de nombreux congrès thomistes à Rome. Il est nommé membre du Secrétariat pour l’unité en 1960 puis expert au concile en 1962. 84 « Qu’est-ce que la théologie ? Réflexions sur une controverse », tome 2, 1940. L’article ne parvint toutefois en France qu’en 1946, en raison de la deuxième guerre mondiale. 85 « Le développement d’une vérité ne peut suivre qu’une logique, et cette voie, au moins au point d’arrivée, doit pouvoir être aperçue », p. 264. 86 Léonce de Grandmaison (1868-1927), s.j. français, ordonné en 1898. Professeur de théologie, il devient directeur des Études de 1908 à 1919, et fonde en 1910 les Recherches de science religieuse, qu’il dirige jusqu’à sa mort. 87 « Ce don supérieur d’intuition qui fait prendre à l’Église une conscience claire de vérités qu’aucune argumentation démonstrative n’a montrées évidemment présentes dans le dépôt révélé, cette sorte d’instinct divinateur qui incline peu à peu le Magistère dans le sens d’une analogie, d’une convenance de la foi, d’une propension cordiale du peuple chrétien, et lui fait ensuite trouver les distinctions nécessaires et les réponses triomphantes, c’est l’œuvre du Saint-Esprit dans l’Église, l’accomplissement des promesses du Maître, le moteur du développement dogmatique ». Le dogme chrétien, sa nature, ses formules, son développement, Paris, Beauchesne, 1928.
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Jamais un mystère ne pourra être en quelque sorte manié, à la façon d’une vérité naturelle, jamais nous n’aurons le droit de lui appliquer univoquement, sans précautions et sans correctifs, les lois de notre logique humaine. Il nous oblige à perpétuellement réviser nos concepts, pour les adapter à sa vérité normative. Que dis-je ? Il les fait éclater88. Face à la hardiesse d’une telle affirmation – la nécessaire et perpétuelle révision de nos concepts, dont l’usage purement philosophique éclate du fait même de la Révélation, ne mènerait-elle pas au relativisme, en rendant vaine la prétention d’une vérité absolue ? – le Père de Lubac l’assortissait d’un exemple, afin de l’éclairer, sur Jésus-Christ, vraiment Dieu et vraiment homme. Appliquer une logique purement naturelle à cette affirmation semblerait conduire nécessairement à l’idée que Jésus a une personnalité humaine. Pourtant, c’est au nom de la foi, et du dogme de l’unité du Christ, que l’intelligence humaine est poussée à des découvertes dont elle usera dans l’élaboration du dogme. Dans notre exemple, il s’agira de distinguer les notions de personnalité et de nature, la première n’étant pas constitutive de la seconde, pour pouvoir affirmer qu’ « on peut posséder la nature humaine en plénitude sans être pourtant une personne humaine »89. C’est donc en vue de l’élaboration du dogme que s’effectue la révision de concepts naturels, afin de rendre compte de la Vérité de la foi. Si cette révision est perpétuelle, ce n’est pas parce qu’il faut remettre en cause les dogmes (qui n’usent plus de concepts purement naturels), mais car il faudra toujours réviser des concepts profanes « parce que le développement doctrinal est toujours ouvert »90. Mais si l’on ne peut déduire logiquement toute vérité d’une précédente, ne ruine-t-on pas l’autorité du dogme ? Sa vérité n’est-elle pas remise en cause ? Le P. de Lubac estime que c’est une erreur que de chercher à trouver telle quelle dans le passé la croyance d’aujourd’hui, ou de déclarer parfaitement logiques des raisonnements « qui ne le sont pas et n’ont point à l’être, parce qu’on a d’abord imaginé une théorie au nom de laquelle ils doivent l’être »91. C’est, selon lui, faire montre d’une volonté de sécurité trop humaine, d’un besoin d’enfermer la vie de l’Église dans un système de pensée étroitement rationnel, qui peut certes sembler sûr, inattaquable, mais qui méconnaît la profonde originalité de la Révélation, à savoir qu’il existe un « Objet global de la Révélation », un « Tout du Dogme » indépassable, constitué par le don de Dieu en Jésus-Christ,
88 p. 148. On peut également citer ce passage, p. 147 : « Elle [la Vérité révélée] demeure pour nous toujours un mystère. Notre regard naturel ne l’embrassera jamais comme il fait pour toutes les autres. Notre logique naturelle ne va pas pouvoir se déployer en tout à son sujet comme elle le fait avec les objets de notre raison. Ne l’ayant pas conçue, ne l’ayant pas formée en nous, jamais nous ne la maîtriserons (…). Nous cherchons à pénétrer dans son intelligence, et nous y parvenons en effet : le mystère est incompréhensible, il n’est pas inintelligible. Mais plus nous y parvenons, plus nous sentons du même coup que cette vérité nous dépasse, qu’elle nous déborde et nous déconcerte. Chaque lumière acquise à son sujet nous est cause d’une obscurité nouvelle et plus profonde ». 89 Ibid. 90 Vanves, dossier 29, lettre d’Henri de Lubac de novembre 1961 « à mes supérieurs », dans laquelle il reprend le problème. 91 « Le problème… », art. cité, p. 160.
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henri de lubac et le concile vatican ii et que, par conséquent, toutes les explications à venir, quelle que soit leur teneur et quel que soit leur mode, ne seront jamais que le monnayage en fractions distinctes d’un trésor déjà possédé en entier ; que tout était déjà contenu réellement, actuellement, dans un plus haut état de connaissance, et non pas seulement dans des “principes” ou des “prémisses”92.
Il existe donc bien une vérité éternelle, que nous connaissons sans jamais l’embrasser tout à fait, grâce à notre intelligence et à l’action de l’Esprit. Tenir compte de la vraie nature du Mystère, ce n’est donc pas le réduire à une suite logique, et se demander si telle ou telle proposition est ou non correctement déduite d’une précédente, mais se demander si elle est ou non contenue dans la foi, l’Église effectuant ce discernement en « interroge[ant] sa conscience »93. Le Père de Lubac a beau estimer que c’est le Père Boyer qui rompt le c onsensus théologique, on mesure l’écart avec une théologie néoscolastique qui se voulait avant tout rationnelle (et étroitement rationnelle, dirait le P. de Lubac qui ne répudiait évidemment pas l’usage de la raison) et déductive. Le danger semblait grand, en renonçant à une méthode apparemment si sûre, d’abandonner toute prétention à la vérité, alors que pour Henri de Lubac, c’est au contraire une telle méthode, qui, sous couvert de rigueur, corrompt le Mystère. Afin de toucher du doigt cette diversité d’approche, il est tentant de comparer deux œuvres, l’une du Père de Lubac De la Connaissance de Dieu94, et l’autre du grand professeur romain néo-scolastique Réginald Garrigou-Lagrange, Dieu, son existence et sa nature. Solution thomiste des antinomies gnostiques95. Les visées des deux auteurs, présentées en avant-propos, sont proches : il s’agit évidemment de mieux faire connaître Dieu. Le Père de Lubac écrit ainsi : « Et puisse cette réflexion le [le lecteur] conduire, par delà toute région de parole et de pensée humaine, à trouver Dieu ! »96, quand le Père Garrigou-Lagrange écrivait : Puisse ce livre, malgré les difficultés d’une discussion parfois très abstraite, donner à ceux qui le liront la joie très pure de la vérité vue, et leur faire aimer davantage l’Auteur de tout bien, qui doit être notre béatitude. Cependant, et la phrase du Père de Lubac (« par delà toute région de parole et de pensée humaine ») le laissait déjà penser, la démarche de nos deux auteurs est toute différente. Chez le Père de Lubac, une série de courtes réflexions, sur le même modèle que les Paradoxes, avec une forte dimension mystique. Partout, cette affirmation que le Mystère de Dieu, s’il n’est pas inintelligible, est incompréhensible, dans le sens où il ne peut se laisser circonscrire par la raison : « Un infini d’intelligibilité, tel est Dieu. Plus on pénètre dans l’infini, mieux on comprend qu’il nous déborde. (…) L’intelligence ne détruit pas le mystère ; elle ne le diminue pas, elle ne “mord”
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Ibid, p. 157-158. « Le problème… », art. cité, p. 145. H. de Lubac, De la connaissance de Dieu, Paris, Editions du Témoignage chrétien, 1945. Nous l’avons consultée dans l’édition de 1950 (Beauchesne), mais la première édition date de 1915. Page 8.
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pas sur lui : elle l’approfondit »97. Dans l’ouvrage du Père Garrigou-Lagrange, on chercherait en vain de telles comparaisons. L’ouvrage est divisé en 41 points, présentant chaque fois une thèse, puis l’analysant, avant de répondre aux objections, le tout dans une langue pour le moins technique et abstraite. Certes, il ne faut pas caricaturer un ouvrage qui n’en a guère besoin. Le Père Garrigou-Lagrange ne prétend pas avoir épuisé la question de Dieu, ce qui serait du reste blasphématoire. Ainsi écrit-il : « L’incompréhensibilité divine signifie que Dieu ne peut être pleinement compris par aucun autre que lui-même, la vision intuitive de Dieu accordée aux bienheureux ne peut elle-même aller jusqu’à cette plénitude »98. Il n’en reste pas moins que tout le livre (342 pages consacrées à démontrer l’existence de Dieu) accumule les certitudes, sous l’allure d’une logique implacable, et l’on ne peut s’empêcher de penser que c’est précisément à ce type d’ouvrages que pense le Père de Lubac quand il écrit que celui qui cherche Dieu n’est pas un avare qui accumule de plus en plus de vérités. Rien d’étonnant alors au fait que le Père de Lubac n’ait pas toujours été bien compris, et ait dû faire face à des accusations de relativisme : pouvait-on affirmer quelque chose de sûr au sujet de Dieu ? Ce sont des soupçons de relents modernistes qui s’expriment. N’est-il pas tentant de rapprocher le propos du P. de Lubac estimant que l’on n’est pas plus ferme dans la foi en forçant l’interprétation des textes pour y retrouver telle quelle dans le passé la croyance d’aujourd’hui, d’une citation de Loisy : « Demander à l’historien de retrouver dans les textes bibliques toute la doctrine actuelle de l’Église, c’est lui demander de voir dans un gland les racines, le tronc et les branches d’un arbre séculaire »99 ? Pourtant, on mesure bien ce que ce rapprochement a de superficiel : le P. de Lubac n’estime pas qu’il y a une refonte progressive de la pensée chrétienne, il existe un Tout du Dogme indépassable, dont chaque formulation dogmatique offre un aspect vrai. Si ses détracteurs craignent qu’une trop grande attention à l’histoire puisse relativiser la vérité (« Les faits, c’est pour les crétins » aurait dit le P. Garrigou-Lagrange100), il n’en est rien pour le Père de Lubac qui refuse la perspective d’une histoire qui relativiserait la vérité, du fait de ses expressions multiples, et donc imparfaites. La théologie ne peut, selon lui, se cantonner à la pure spéculation. Comme beaucoup d’autres, il avait pu voir l’abîme entre l’homme et Dieu dans les tranchées. Est-ce en refusant de s’intéresser aux aspirations des hommes qu’on leur ferait voir la vérité ? Si nature et surnaturel ne sont pas deux strates superposées, il est tout à fait légitime de tenir compte de ces aspirations dans la présentation de cette vérité. Dès sa leçon inaugurale de 1929 aux Facultés catholiques, cette conviction était affirmée : 97 H. de Lubac, De la connaissance…, p. 68-69. Citons encore cet autre extrait révélateur : « L’esprit qui s’efforce de “comprendre Dieu” n’est pas comparable à l’avare qui amasse un tas d’or – une somme de vérités – de plus en plus considérable. Il ne ressemble pas non plus à l’artiste qui reprend perpétuellement une ébauche pour la rendre chaque fois plus parfaite et finalement se reposer dans la jouissance esthétique de son œuvre. Il est plutôt comme le nageur qui, pour se maintenir sur les flots, s’avance dans l’océan, devant à chaque brasse repousser une nouvelle vague. Il écarte, écarte sans cesse les représentations qui toujours se reforment, sachant bien qu’elles le portent, mais que s’y arrêter serait périr » (p. 69). 98 R. Garrigou-Lagrange, Dieu, son existence et sa nature…, p. 12. 99 A. Loisy, Autour d’un petit livre, 1903, cité par R. Gibellini, Panorama de la théologie au xxe siècle, Paris, Cerf, p. 177-178. 100 É. Fouilloux, Une Église…, op. cit., p. 51.
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henri de lubac et le concile vatican ii Mais autant il serait coupable – et vain – de vouloir “adapter” le dogme, de l’accommoder aux caprices de la mode intellectuelle, autant il est nécessaire, non seulement d’étudier la nature humaine en général pour y discerner l’appel de la grâce, mais encore d’ausculter sans cesse les générations qui se succèdent, d’écouter leurs aspirations pour y répondre, d’entendre leurs pensées pour les assimiler. A ce prix seulement, la théologie reste intègre, et vivante101.
Henri de Lubac estime sortir du relativisme parce qu’il christianise l’histoire : l’histoire est toute chrétienne, elle est l’histoire du salut102. Cela n’empêche nullement l’unicité du dogme, auquel tous les hommes communient, quelles que soient leur région et leur époque. Il est important, enfin, de préciser, pour comprendre l’âpreté des débats, que ces critiques ne se déployaient pas toujours dans un monde éthéré, du pur débat d’idées théologiques, sans arrière-pensées plus temporelles. Le Père de Lubac lui-même le laisse à penser lorsqu’il est interrogé, bien plus tard, sur le climat culturel à l’intérieur de l’Église à l’époque du Concile. Il est en effet révélateur qu’il écrive que, pour comprendre la controverse théologique dans laquelle il fut impliqué, il ne faille pas simplement s’en tenir aux arguments théologiques et à l’histoire des idées, mais aussi au contexte politique, et notamment celui de l’Occupation103. Si les références du Père de Lubac restent volontairement obscures, une lettre de Maritain à Charles Journet du 24 juin 1945 peut nous éclairer : Ces jésuites, plus ils sont intelligents et plus ils plient à leur temps et s’adaptent à ses faiblesses. Quel malaise. Et puis les intelligences sont scandalisées. Elles ont entendu trop de thomistes chanter les litanies du Maréchal, un grand théologien [Garrigou] que nous connaissons bien, déclarait ici qu’absoudre les gaullistes était vivre en état de péché mortel104.
101 Cité par J. P. Wagner, Henri de Lubac, op. cit., p. 191. 102 « Le christianisme n’est pas une grandeur historique, c’est l’histoire qui est une grandeur chrétienne », Paradoxes, op. cit., Nouveaux Paradoxes, p. 108. Citons également ce passage de Catholicisme : « Les faits ne sont plus seulement des phénomènes, ils sont des événements et des actes. Quelque chose de neuf, incessamment s’opère. Il y a une genèse, une croissance effective, une maturation de l’univers. Une création non seulement maintenue mais continuée. Le monde, ayant un but, a donc un sens, c’est-à-dire à la fois une direction et une signification », p. 112. 103 « Dans l’histoire de l’Église, les querelles théologiques ont été souvent vives, et plus d’une fois embrouillées. Pour comprendre quelque chose à celle-là, il faudrait rappeler (je parle surtout pour la France) les principaux événements de notre histoire politique et religieuse, au début du siècle, puis dans l’entre-deux-guerres ; il y eut ensuite les violents remous du temps de l’ “Occupation” et leurs suites (…) Comment tout cela se cristallisa-t-il dans quelques têtes théologiques pour enfanter une offensive doctrinale de grand style contre une cible à la fois bien précise et mythiquement transformée ? Le paradoxe est d’autant plus fort que ces théologiens si soupçonneux semblent (à en juger par leurs écrits) s’être fort peu préoccupés des grands courants anticatholiques qui exerçaient des ravages. Je laisse à d’autres le soin d’éclaircir ce point d’histoire, dont je ne veux rien dire ». H. de Lubac, Entretien…, op. cit., p. 15. 104 Citée par G. Boissard, Charles Journet 1891-1975, Paris, Salvator, 2008, p. 320.
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On sait l’implication du Père de Lubac dans la résistance spirituelle105 et les Cahiers du Témoignage chrétien, aux côtés notamment du Père Chaillet, bien qu’il cherchât souvent à la minimiser, parce que pour lui l’engagement était collectif. L’Église de France, elle, était largement maréchaliste106, à l’image du cardinal Gerlier qui, s’il connaissait les agissements des jésuites résistants, n’en vouait pas moins une admiration au maréchal Pétain107. L’attitude du Père de Lubac lui valut, dès la guerre, une méfiance auprès d’une partie des autorités de la Compagnie, et ses plaintes de mise à l’écart s’exprimaient déjà : Selon le R. P. Assistant, je serais donc un “opposant”, c’est-à-dire, autant que j’aie pu comprendre, que je ferais de l’opposition à la fois au régime politique actuel de la France et aux directives générales de la Compagnie, telles qu’elles viennent d’être précisées dans sa lettre à l’Assistance108. Les soucis religieux dont j’avais fait part à mes supérieurs ne seraient qu’un paravent, cachant un ressentiment d’ordre politique ; en réalité, c’est la “démocratie” que je pleurerais, et mon attitude actuelle s’expliquerait par les mêmes motifs qui m’auraient fait prendre parti, il y a quelques années, pour les “Rouges” d’Espagne !109. Or, les relations entre vichystes ou maréchalistes et résistants ne s’apaisèrent pas vraiment après guerre, les enjeux de l’Occupation se reportant sur des débats religieux110. Sans qu’il faille, évidemment, faire de tous les opposants du P. de Lubac des maréchalistes ou vichystes revanchards, il est tout de même significatif que le P. Rondet111, préfet des études, dans un rapport de 1950 sur l’affaire de Fourvière, écrive :
105 H. de Lubac, Résistance chrétienne à l’antisémitisme, souvenirs 1940-1944, Paris, Fayard, 1988, rééd. in Résistance chrétienne au nazisme, Œuvres complètes, tome XXXIV, Paris, Cerf, 2006. 106 M. Cointet, L’Église sous Vichy. 1940-1945, Paris, Perrin, 1998, ouvre son ouvrage par cette phrase éloquente : « L’Église de France fut à la dévotion du maréchal Pétain ». Ce constat général ne doit toutefois pas faire oublier (et M. Cointet en donne elle-même des exemples), que des religieux ont pris leurs distances à l’égard du maréchal Pétain, dont précisément le groupe de Témoignage chrétien. 107 Ibid, p. 208 : « Quand les jésuites de Fourvière ont souhaité que l’Église se démarque de Pétain, l’archevêque de Lyon a imposé le silence et la patience, mais les Pères ne manquent pas de relais ». 108 Dans cette lettre du 12 juillet 1941, le P. Assistant, Norbert de Boynes, déclarait que « Nous devons accepter le gouvernement établi et lui obéir en tout ce qui n’est pas contraire à la loi de Dieu (…) Nous ne devons en aucune manière favoriser la dissidence ». Citée in H. de Lubac, Résistance chrétienne au nazisme, op. cit., p. 105, dans la Préface de Renée Bédarida à la « Lettre à mes supérieurs ». 109 Ibid, p. 105-106. Lettre au P. Provincial, le P. du Bouchet, du 24 juillet 1941. La suite de la lettre manifeste bien l’isolement dont estime souffrir le Père de Lubac : « Ce qui augmente ma douleur, c’est précisément de constater une fois de plus cette sorte d’a priori qui, sans que j’aie jamais pu savoir pourquoi et sans qu’on ait jamais consenti à me faire directement et clairement des observations, me rejette persévéramment comme en dehors de la Compagnie. (…) Une telle méfiance d’ensemble me paralyse. Déjà, dans le passé, j’ai conscience qu’elle a réduit mon action des ¾, – sans parler de la part qu’elle a eue dans des accidents de santé successifs ». 110 É. Fouilloux, « Dialogue théologique ? (1946-1948) », art. cité, p. 166-167. 111 Henri Rondet (1898-1979), s.j. français, ordonné en 1928. Professeur de théologie au scolasticat de Fourvière, il fut écarté de l’enseignement de 1951 à 1960, lorsqu’il devint professeur de patrologie à Fourvière. Théologien des évêques du Tchad à Vatican II.
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henri de lubac et le concile vatican ii Ce procès est aussi un procès “politique”. Je souhaite qu’on fasse le bilan des réactions aux mesures prises contre nous. Dans tel diocèse, à la retraite pastorale, un prêtre a fait enlever de l’exposition de livres les ouvrages du P. de Lubac. Il y a là-dessous de très vieilles querelles, d’abord l’affaire d’Action française, puis celle de Vichy. J’en parle d’autant plus librement que personnellement je n’ai jamais été mêlé à aucune d’entre elles112. Il écrivait aussi : Ce sont les théologiens qui ont dénoncé la collaboration avec les Nazis, qui ont été aussi les premiers à mettre en garde à la Libération contre la séduction de la collaboration avec les Communistes. (…) Cela n’empêche pas que le P. de Lubac soit accusé par des théologiens d’être le fourrier du communisme (tandis que tel prêtre ouvrier, s.j., lui reproche de le combattre ! !). Les aspects psychologiques ne sont pas non plus à négliger : Au sortir de la résistance spirituelle, les jésuites mis en cause par SaintMaximin [couvent des dominicains] sont persuadés de la justesse de leur diagnostic sur les défis intellectuels de l’heure. D’où leur dédain à l’encontre des critiques qui leur paraissent passéistes, à moins qu’elles ne cachent des intentions impures. Aussi opposent-ils à ce qu’ils prennent pour une agression étrange et injustifiée un refus passablement méprisant. Ce trait est accentué par l’équation personnelle du P. de Lubac, que toute querelle de ce type rend littéralement malade113 ; et lui répond, dans l’autre camp, la timidité blessée du P. Labourdette. Pourtant conscients de leurs limites, les dominicains souffrent d’être traités soit en apprentis sorciers, soit en seconds couteaux114.
112 Rapport du 28 octobre 1950 adressé au P. Recteur, Vanves, M-Ly, 144/5. 113 Et il est clair, à lire la correspondance, que le Père de Lubac est, en effet, particulièrement préoccupé par toutes ces controverses. 114 É. Fouilloux, « Dialogue théologique ? (1946-1948) », art. cité, p. 194. Sur ces mêmes aspects psychologiques, citons le témoignage de Jacques Guillet, qui fut préfet des études de la faculté de Fourvière de 1953 à 1966, et qui revient ici sur la « charrette de Fourvière » en 1950 : « D’après ce que j’ai perçu à travers mes conversations d’alors, avec les pères Bouillard et de Lubac en particulier, un certain nombre de facteurs ont joué. Il ne faut pas exclure une certaine jalousie, à l’intérieur de la Compagnie, de la part d’hommes qui avaient conscience de s’être engagés pendant la guerre dans des impasses. Ils se sentaient en quelque sorte dévalués. Alors que le père de Lubac restait un exemple de lucidité chrétienne et de courage. De plus, un certain nombre de jésuites qui avaient vécu à Rome pendant la guerre se sont trouvés, la paix revenue, plus ou moins marginalisés dans la Compagnie, du moins en France, étrangers au renouveau théologique qui avait pris corps sans eux. Renouveau théologique et résistance semblaient liés par beaucoup d’esprits, les uns favorables, les autres hostiles ; on faisait une sorte d’amalgame idéologique plus ou moins conscient, plus ou moins passionnel. Les conservateurs ont essayé de réduire au silence les nouveaux ténors », Habiter les Écritures, Paris, Le Centurion, 1993, p. 183.
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Sans vouloir réduire toute la controverse à une projection théologique de différends psychologiques, il est aussi instructif de considérer le cas du P. Guy de Broglie115, s.j., qui s’était illustré contre le P. de Lubac dans la querelle sur le Surnaturel116 . En effet, le Père de Lubac expliquait, au moins en partie, l’hostilité de son confrère par des motifs peu théologiques. Ainsi, dans une lettre du 23 décembre 1948117, adressée au P. Jacques Goussault, Provincial de Paris, Henri de Lubac se plaignait d’un article du Père de Broglie paru dans La Croix, et qu’il estimait dirigé contre lui, bien qu’il ne fût pas cité. Or, le P. Goussault écrivit bien plus tard, en août 1982, au bas de la lettre : D’après le P. de Lubac, le P. de Broglie fut peiné intimement d’avoir dû stopper la publication d’un long travail sur le “Surnaturel” dans les Recherches de science religieuse (après deux premiers articles), futur ouvrage qui ne put paraître, par suite de la publication de Surnaturel (1946), contrecarrant le travail du P. de Broglie. Il crut par ailleurs que les scolastiques assez frondeurs à son égard, venus de Fourvière à la Catho de Paris, étaient le reflet de l’attitude du Père de Lubac envers lui. De là il en vint à traiter le P. de Lubac de théologien hypocrite et à rédiger contre lui un pamphlet de quelque 20 pages que de Lubac put lire parce que le chanoine Tiberghien lui en fit communication (…) Sans doute aussi pointe de jalousie de Broglie envers un confrère bien plus brillant et fécond que lui… ?. Les critiques avaient donc été très nombreuses, et surtout très graves, au point qu’Henri de Lubac parle à ce sujet d’ « affaire insensée »118 et d’un « mythe » autour d’une « École de Fourvière »119. Pourtant, É. Fouilloux répond sans ambages, à la question de savoir si une telle école a existé, par l’affirmative120, même si Henri de Lubac ne donnait sans doute pas le même sens que lui à l’expression. En effet, sans nier les particularités individuelles, É. Fouilloux estime qu’un esprit commun a bien animé un groupe de philosophes et de théologiens, qui réagissaient à la formation 115 Guy de Broglie (1889-1983), s.j. français, ordonné en 1918. Il enseigne la théologie fondamentale à l’Institut catholique de Paris de 1923 à 1960, et à la Grégorienne de 1947 à 1965. Sa théologie est un thomisme repensé dans l’esprit de Pierre Rousselot. 116 De Fine ultimo humanae vitae, Paris, Beauchesne, 1948. 117 Vanves, A-Pa-127, dossier 7. 118 Des témoignages pouvaient d’ailleurs le conforter dans ce jugement. Il reçut ainsi en 1959 une lettre du P. Robert Clément lui disant : « Au Caire, il y a un jeune prêtre ancien du Séminaire français, qui y était séminariste en 1953 et qui y avait un directeur qui, un soir, dit au sujet de Surnaturel : “C’est moi qui ai indiqué au P. Boyer les pages dangereuses du P. de Lubac”. Le séminariste lit lesdites pages et estime que pour les comprendre il faudrait revenir aux définitions du Père [de Lubac]. Et le directeur, à la fin : “Oui, j’ai dû me tromper… Il faudrait que j’en parle au P. Boyer… De toutes façons, maintenant, c’est trop tard…” ». Vanves, dossier 28 (correspondance 1958-1959), lettre au Père de Lubac du 28 décembre 1959. 119 MOÉ, p. 69. 120 É. Fouilloux, « Une “école de Fourvière ?” », Gregorianum, 2002, 83/3, p. 451-459. É. Fouilloux distingue, en lien avec cette école, quatre cohortes d’intellectuels jésuites fortement liées entre elles, la première avec les PP. Fontoynont, Huby, Valensin, la deuxième avec les PP. de Lubac, Fessard, d’Ouince, Nicolet, Hamel, de Soras, la troisième avec les PP. Rondet, Chaillet, de Montcheuil, et la dernière avec les PP. Lyonnet, Ganne, Mollat, Daniélou, Ravier, Rouquette, Varillon, Balthasar, Mondésert, Bouillard, Holstein.
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reçue dans les scolasticats de la Compagnie, et souhaitaient relever le défi religieux de se faire entendre de leurs contemporains, en rompant avec une intransigeance stérile et en oeuvrant à une apologétique valable pour leur époque. C’est donc une inspiration commune qui lie ces hommes, mais, si le Père de Lubac refusait l’expression, c’est qu’il ne souhaitait pas passer pour le chef d’un groupe qui n’était pas clairement constitué et qui n’avait pas de « charte ». Il n’en reste pas moins que de nombreux clercs partagent alors cette inspiration commune, que décrit Jacques Gadille, qui parle d’une « école lyonnaise de théologie », ne la limitant donc pas aux seuls fils de saint Ignace : Pour s’en tenir à quelques grands noms, il se dégage de leur personnalité et de leur œuvre un trait qui fait l’originalité de cette école de Lyon : c’est une volonté de dépassement de la crise moderniste. S’ils étaient conscients des problèmes que celle-ci continuait de poser, ces théologiens ne voulaient pas s’y laisser enfermer. Ils rompaient, après guerre, avec l’austérité chagrine dont la formation de leurs aînés avait été marquée ; ils refusaient tout faux intellectualisme, toute science doctorale coupée de la vie spirituelle et de la vie tout court, aussi bien celle de la pensée que celle de la société »121. Au point qu’É. Fouilloux estime que l’expression « nouvelle théologie » ne nécessite pas de guillemets, tant elle rompait avec le modèle intransigeant. Mais l’expression avait l’inconvénient majeur de laisser croire que cette dernière était la théologie traditionnelle, alors qu’elle était récente et que la « théologie nouvelle » voulait s’ancrer résolument dans la Tradition122. La controverse enfla et le Père de Lubac en subit des conséquences très directes. En mars 1950, il reçut ainsi une lettre secrète du Père général de la Compagnie, le Père Janssens123, qui avait été élu en 1946. Elle lui apprenait qu’il devrait cesser son enseignement et qu’il devrait quitter la direction de la revue Recherches de science religieuse124 et la résidence de Fourvière. La notification officielle, émanant toujours du Père général, ne tarda pas. « C’est en juin 1950 que la foudre tomba sur Fourvière »125. Fourvière abritait le scolasticat jésuite, et plusieurs professeurs y résidaient, 121 J. Gadille (dir), Le diocèse de Lyon, Paris, Beauchesne, 1983, p. 283. 122 É. Fouilloux, Une Église en quête de liberté, Paris, Desclée de Brouwer, 1998, p. 229 : « Ainsi la théologie française des années 1930-1960 mérite-t-elle bien, par son contenu à usage interne autant que par sa manière, le nom de théologie nouvelle, sans guillemets prophylactiques. Certes, elle ne peut ni ne veut rouvrir les grands débats du début du siècle, sur le rapport de l’Église à l’Évangile ou sur la nature du dogme notamment : le seul auquel elle prête attention, non sans réactions, est celui des liens entre nature et grâce. Sa trilogie recentrage christologique, retour aux sources, ecclésiologie rajeunie n’en fournit pas moins du catholicisme une vision assez éloignée du modèle intransigeant. Les gardiens de celui-ci la tiennent donc pour une dangereuse innovation, bien qu’elle proteste de son enracinement dans l’ancienne tradition de l’Église ». 123 Jean-Baptiste Janssens (1889-1964), s.j. belge, ordonné en 1919. Il est Préposé général de la Compagnie de 1946 jusqu’à sa mort. Membre de la commission conciliaire des religieux nommé par le pape. 124 Dans la correspondance du P. Provincial de Lyon, on trouve une note non signée et non datée : « A Rome, en janvier 1950, le P. de Broglie faisait campagne pour obtenir que le P. de Lubac ne fût plus directeur des Recherches et le nom du P. Lecler était en tête », Vanves, M-Ly, 144/2. 125 H. de Lubac, MOÉ, p. 68.
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dont Henri de Lubac, bien qu’il n’y enseignât que très peu. Le Père Janssens relevait cinq professeurs de leur charge : les Pères Emile Delaye, Henri Bouillard, Alexandre Durand, Pierre Ganne et Henri de Lubac. Une lettre du P. Général du 16 juin clarifiait ses griefs : Vos idées [sont] insuffisamment en accord avec les normes de prudence en matière de doctrine, et comme directeur des “Recherches” vous avez largement ouvert les colonnes de la revue à des écrivains qui ont soutenu des thèses peu communes dans l’Église et trop peu sûres… Votre doctrine n’est pas sûre en tout point, ni même peut-être exacte126. Les Pères devaient quitter Fourvière127, une nouvelle résidence les accueillerait. Ce fut la rue de Sèvres, à Paris, pour Henri de Lubac128. Selon son témoignage, c’est d’ailleurs le jour même où il arriva à Paris que fut publiée dans La Croix l’encyclique Humani generis de Pie XII, qui fut comprise comme une condamnation de la « nouvelle théologie ». Il convient de s’intéresser de plus près à une encyclique qui devint la référence obligée des adversaires du Père de Lubac pendant le concile. Certes, elle ne comportait aucun nom, mais laissait-elle vraiment la place au doute ? Un commentateur avisé, Mgr Parente129, estimait que tous ceux qui avaient suivi attentivement la production philosophique et théologique depuis les années 1930 pouvaient identifier sans peine qui était concerné130. D’autres ne s’embarrassaient pas de précautions oratoires, et nommaient les théologiens qu’ils estimaient directement visés par l’encyclique. Ainsi A. Perego écrivit-il un article sur la nouvelle théologie considérée à la lumière de l’encyclique131, dans lequel il estimait que cette théologie cherchait à accommoder la foi avec le monde moderne, et citait des noms : « Il Daniélou, il de Lubac, il de Solages132 e in genere i patrocinatori della teologia nuova dimostrano sfiducia nella scolastica, specialmente nel tomismo, che essi qualificano di astrattismo e di intellettualismo esagerato »133. Mgr Parente ne disait pas autre chose quand il écrivait que 126 Vanves, dossier 28. Extrait d’un rapport établi par le P. de Lubac et adressé à son P. Provincial, le 23 mai 1959. 127 Le Père Delaye put rester à Fourvière, en raison de son âge et de son état de santé, cf. lettre du Provincial de Lyon au P. Général du 17 septembre 1950, Vanves, M-Ly, 144/2 128 Provisoirement en tout cas, car « des réclamations parvinrent jusqu’à Rome, j’allais pourrir la capitale ! » (MOÉ, p. 73), d’où un transfert à Carthage auprès de Mgr Gounot et Mgr Perrin, mais « nouvelles accusations : j’abandonnais les maisons de l’Ordre, j’étais “fugitif ”, on annonçait pour le lendemain ma défection définitive… » (Ibid), ce qui valut au Père de Lubac un transfert à Gap avant de rejoindre de nouveau Paris. 129 Considéré par Ph. Chenaux, Pie XII, diplomate et pasteur, Paris, Cerf, 2003, comme l’un des rédacteurs de l’encyclique (p. 383). 130 « Struttura e significato storico-dottrinale dell’enciclica Humani generis », Euntes docete, 1951, 1-2, p. 28-29, cité par Ph. Chenaux, Pie XII, op. cit., p. 395. 131 « La Nuova Teologia, Sguardo d’insieme alla luce dell’Enciclica “Humani Generis” », Divus Thomas, 1950. 132 Bruno de Solages (1895-1983), théologien et exégète français. Recteur de l’Institut catholique de Toulouse de 1931 jusqu’à sa démission en 1964. 133 « Daniélou, de Lubac, de Solages, et en général les défenseurs de la théologie nouvelle manifestent une méfiance à l’égard de la scolastique, spécialement du thomisme, qu’ils qualifient d’abstraction et d’intellectualisme exagéré », p. 449, cité par V. Franco Gomes, Le paradoxe…, op. cit., p. 161.
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si l’on fait abstraction du ton polémique, les observations critiques des dominicains sont substantiellement justes : en réalité les deux collections [Théologie et Sources chrétiennes] s’inspirent des principes de l’article symptomatique de Daniélou. Dévalorisation de la théologie scolastique ; nécessité d’un renouveau de l’expression et de la formulation en harmonie avec les nouveaux systèmes philosophiques, et donc relativisme scabreux, allant jusqu’à ébranler la formule dogmatique (…) L’encyclique désigne avec beaucoup de précision et condamne cette forme de relativisme dogmatique134. Il n’est qu’à lire l’encyclique pour y trouver des passages faisant directement écho aux débats que nous avons pu mentionner : –
sur le surnaturel : « D’autres corrompent la véritable gratuité de l’ordre surnaturel, puisqu’ils tiennent que Dieu ne peut pas créer des êtres doués d’intelligence sans les ordonner et les appeler à la vision béatifique ».
–
sur un possible relativisme dogmatique, né d’une dépréciation du thomisme : En ce qui concerne la théologie, le propos de certains est d’affaiblir le plus possible la signification des dogmes et de libérer le dogme de la formulation en usage dans l’Église depuis si longtemps et des notions philosophiques en vigueur chez les Docteurs catholiques, pour faire retour, dans l’exposition de la doctrine catholique, à la façon de s’exprimer de la Sainte Ecriture et des Pères
et la méthode de l’Aquinate l’emporte singulièrement sur toutes les autres, (…) elle est de toutes la plus efficace pour mettre en sûreté les fondements de la foi, comme pour recueillir utilement et sans dommage les fruits d’un progrès véritable. C’est pour tant de motifs, qu’il est au plus haut point lamentable que la philosophie reçue et reconnue dans l’Église soit aujourd’hui méprisée par certains qui, non sans imprudence, la déclarent vieillie dans sa forme et rationaliste (comme ils osent dire) dans son processus de pensée. –
Sur l’hypocrisie de certains partisans de ces nouveautés : En effet ce que certains aujourd’hui enseignent d’une façon voilée avec des précautions et des distinctions, d’autres le proposeront demain avec plus d’audace, en plein jour et sans mesure aucune (…) . Si l’on montre plus de prudence en s’exprimant dans les ouvrages édités, on est plus libre en privé dans les dissertations qu’on se communique, dans les conférences et les assemblées.
–
Sur la dépréciation du Magistère :
134 P. Parente, La teologia, Studium, Rome, 1952, p. 68, cité par R. Gibellini, Panorama…, op. cit., p. 195-196.
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Il en est aujourd’hui, tout comme aux temps apostoliques, pour s’attacher, plus qu’il convient, aux nouveautés dans la crainte de passer pour ignorants de tout ce que charrie un siècle de progrès scientifiques : on les voit alors qui, dans leur prétention de se soustraire à la direction du magistère sacré, se trouvent en grand danger de s’écarter peu à peu de la vérité divinement révélée et Ce qui est exposé dans les Encycliques des Souverains Pontifes sur le caractère et la constitution de l’Église est, par certains, délibérément et habituellement négligé dans le but de faire prévaloir un concept vague qu’ils disent pris aux anciens Pères, spécialement aux Grecs135. Les deux derniers points peuvent sembler surprenants, mais ce sont ceux que relève le P. de Lubac lui-même, dans un rapport établi en 1959136, comme étant des accusations portées contre lui, ce qu’il ajoute savoir de science certaine137. Il avait, du reste, pu en avoir confirmation, par l’intermédiaire du cardinal Gerlier, en 1951, quand celui-ci lui fit part de son audience avec Pie XII. Le cardinal avait plaidé la cause de Henri de Lubac et il apportait au jésuite la réponse du pape : Pie XII « a formulé le souhait que vous trouviez une occasion de manifester votre adhésion intérieure, en réponse aux insinuations de quelques-uns »138, ce qui ne témoigne tout de même pas d’une confiance sans limite. Toutefois, quand le cardinal demanda à Pie XII s’il pouvait lui « transmettre de sa part un mot de réconfort, et une bénédiction, il a répondu sans hésiter “oui”, en ajoutant “avec affection” »139. Pour de Lubac, l’accusation d’hypocrisie, répandue selon lui par les PP. de Broglie et Boyer, était même « le nœud de l’affaire » : 135 É. Fouilloux note toutefois que Claude Mondésert préférait mettre l’accent sur un autre passage de l’encyclique : « Les théologiens doivent sans cesse revenir aux sources de la révélation divine ; c’est leur rôle d’indiquer de quelle manière les vérités enseignées par le magistère vivant se trouvent “explicitement ou implicitement dans les Écritures ou la Tradition” (Pie IX, Inter gravissimas, 28 octobre 1870). En outre l’une et l’autre sources de la doctrine divinement révélée contiennent des trésors de vérités si nombreuses et si grandes qu’on ne les épuisera jamais. C’est pourquoi, par l’étude des sources, les sciences sacrées rajeunissent sans cesse tandis que la spéculation qui néglige de pousser au-delà l’étude du dépôt révélé – l’expérience nous l’a appris – devient stérile ». Cf. La collection “Sources chrétiennes”…, op. cit., p. 130. L’accusation de privilégier une approche jugée vague de la théologie pouvait aussi passer par cette phrase de l’encyclique : « Le sens littéral de l’Écriture et l’exposé qu’en ont élaboré, sous la vigilance de l’Église, tant et de si grands exégètes, doivent céder, selon les décrets fallacieux de ces maîtres, devant l’exégèse nouvelle, qu’ils appellent symbolique et spirituelle (…) Par cette voie, assurent-ils, s’évanouissent toutes les difficultés qui n’entravent que ceux qui restent attachés au sens littéral de l’Écriture ». 136 Vanves, dossier 28, rapport du 23 mai 1959. 137 Voir aussi MOÉ, p. 70. Cela s’oppose à ce qu’écrivit bien plus tard le Père de Lubac : « Pie XII évoque en passant sa crainte que des doctrines suspectes soient répandues secrètement ; je n’ai aucune raison de prendre cela pour moi, et j’ai de bonnes raisons de penser que, pour le pape, à cette date, la crainte ne me concernait déjà plus », Entretien…, op. cit., p. 13. Certes, on peut différencier les sentiments de Pie XII de ceux des rédacteurs, et estimer que le Père de Lubac était visé par ceux-ci, sans l’être par celui-là, mais cela n’est guère compatible avec ce que le Père de Lubac écrit lui-même sur la conversation entre Pie XII et le cardinal Gerlier en 1952, soit deux ans après l’encyclique. 138 Lettre de Mgr Gerlier à Henri de Lubac, 5 juin 1951, Vanves, M-Ly, 144/3. 139 Ibid.
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henri de lubac et le concile vatican ii c’est par cette accusation fondamentale en hypocrisie, accusation insidieuse, multiforme, persévérant pendant des années, étayée de mensonges précis (par exemple, l’invention d’un roman, auquel a cru le P. Général, sur la manière dont j’obtenais mes révisions) que les plus hautes autorités ont fini par être affolées. D’où toutes les mesures que vous savez, et la condamnation (très spécialement en ma personne) d’un crypto-modernisme140.
Quant aux autres extraits, le Père de Lubac reconnaissait que le passage sur le surnaturel faisait allusion à lui, mais il insista toujours sur le fait qu’il n’avait rien trouvé dans l’encyclique qui puisse l’atteindre doctrinalement. Non pas dans le sens où l’encyclique ne le viserait aucunement (c’était trop évident) mais dans le sens où les accusations portées étaient sans fondement. Bien au contraire, il estimait qu’une main amie avait sans doute emprunté la formule à son article des Recherches de science religieuse sur « Le mystère du surnaturel »141 : Humani Generis
« Le mystère du surnaturel »
« D’autres corrompent la véritable gratuité de l’ordre surnaturel, puisqu’ils tiennent que Dieu ne peut pas créer des êtres doués d’intelligence sans les ordonner et les appeler à la vision béatifique ».
« Nous pouvons continuer de dire que, si Dieu l’avait voulu, il aurait pu ne pas nous donner l’être, et que cet être qu’il nous a donné, il aurait pu ne point l’appeler à Le voir » (page 104).
Indiquons toutefois la suite de la citation de l’article du Père de Lubac : Car si ce langage est inadéquat, ce n’est point en raison de la souveraine liberté qu’il reconnaît à Dieu ; si, pour la raison qu’on vient de voir, il doit être critiqué, il n’en traduit pas moins à sa manière une vérité très juste et capitale, tandis que la proposition contraire suggérerait une double erreur. La vérité très juste est celle de la liberté absolue de Dieu, mais le langage est inadéquat car il pose un sujet fictif : dire « nous », c’est déjà exister, et si nous existons, nous sommes d’emblée finalisés, ce ne sont pas des opérations distinctes. Cela revient alors à poser une humanité fictive, pour affirmer la liberté absolue de Dieu. « Or, à la réflexion, c’est ce qui n’offre aucun sens »142, car cette hypothèse ne permet pas de 140 Lettre de Henri de Lubac au Père Provincial, 15 janvier 1952, Vanves, M-Ly, 144/3. Notons que cette accusation d’hypocrisie n’était pas un fantasme du Père de Lubac. Les « insinuations de quelquesuns » évoquées par Pie XII le montrent assez. Le Père Général est tout aussi clair sur le fait que la sincérité du jésuite n’est pas reconnue par tous : « Je n’ai jamais douté de la sincérité de votre entière soumission aux décisions de l’Église. J’ai entendu émettre l’idée que même après l’encyclique, vous cherchiez à maintenir des positions réprouvées en les insinuant sans les affirmer ; je crois au contraire que si certaines de vos formules restent ambiguës, c’est que vous ne parvenez pas, malgré vos efforts, à exprimer de manière simple et claire une pensée riche et nuancée. Votre Général ne vous tient aucunement en suspicion, mon cher Père ; il désire au contraire vous aider à dissiper les suspicions de certains esprits, moins bienveillants peut-être et plus inquiets », lettre du Général à Henri de Lubac, 14 juin 1952, Vanves, M-Ly, 144/3. 141 « Le mystère du surnaturel », Recherches de science religieuse, 36 (1949), p. 104 pour l’extrait. 142 Ibid, p. 93.
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conclure sur la gratuité du don fait à l’homme réel, qui, de fait, n’a pas d’autre fin que de voir Dieu (sans qu’il puisse exiger cette fin143), à moins de considérer que Dieu est intervenu à un moment de l’histoire pour changer la fin qu’il avait d’abord assignée à l’homme, ou pour lui assigner une fin144, ce qui n’a guère de sens. Ainsi, le Père de Lubac pouvait approuver ce passage de l’encyclique, en ce qu’elle affirme la liberté de Dieu, même si son article de 1949 montre que de telles expressions ne permettent pas de traiter du problème de l’homme vivant hic et nunc. Enfin, nous avons déjà dit que, sur la question du relativisme théologique et dogmatique, le Père de Lubac n’estimait nullement remettre en cause l’autorité de saint Thomas ni celle des dogmes, comme il l’écrivait déjà en 1947, dans un examen de conscience théologique145 : « un travail de patristique n’est pas dirigé contre la scolastique » et « Je suis d’une formation beaucoup plus thomiste que beaucoup de Pères de la Compagnie (…) je n’ai donc jamais fait d’anti-thomisme », mais il manifestait aussi son peu d’approbation à l’égard d’un néothomisme étriqué : Je crois qu’un certain thomisme étroit et sectaire, principal responsable de la désaffection de beaucoup à l’égard de saint Thomas et de la scolastique, est un obstacle considérable à l’égard de la connaissance réelle de la Tradition catholique, aussi bien qu’à l’action de l’Église dans le monde actuel. J’insiste sur ce tout dernier point : une doctrine qui ferme les esprits et qui se révèle anti-apostolique, si “sûre” qu’elle se dise, ne peut être, même doctrinalement, une doctrine saine. Il n’empêche, le recours aux Pères apparaissait comme un anti-intellectualisme, parce qu’il semblait rejeter une néo-scolastique qui prétendait recueillir tout l’héritage scripturaire et patristique de l’Église en un système pérenne : pourquoi alors revenir aux Pères ? C’est ce qui transparaît dans l’analyse anonyme, réalisée pour le Père Général, de Surnaturel, De la connaissance de Dieu, Conversion et grâce chez saint Thomas d’Aquin du P. Bouillard et d’un article sur le péché originel du Père Rondet146 : Je crois que ce qui a le plus contribué à donner aux publications doctrinales de nos Pères un aspect de “Nouvelle Théologie” est un trait assez universel : je veux dire une sorte de dédain pour la “spéculation scolastique”, à laquelle on reproche d’avoir “rationalisé le mystère divin”, et que l’on écarte pour rejoindre directement saint Augustin, ou “les Pères”, ou l’Écriture. L’article du Père Daniélou dans les Études a été, à ce point de vue, très dommageable. Saint Thomas évidemment est englobé dans cette sentence générale. (…) Toute la métaphysique thomiste : matière et forme, substance et accident, arguments rationnels, etc. est facilement considérée 143 L’article est extrêmement clair sur ce point : « Entre la nature existante et le surnaturel auquel Dieu la destine, la distance est aussi grande, l’abîme est aussi profond, l’hétérogénéité est aussi radicale qu’entre le non-être et l’être. (…) Seul peut en douter celui qui, tel Baius, ne conçoit pas à quel point ce don constitue pour la nature une réelle sublimation, une réelle exaltation au-dessus d’elle-même, bref une réelle déification », Ibid, p. 104-105. 144 Ibid, p. 96. 145 Vanves, A-Pa-127, dossier 7. 146 Cette analyse fut effectuée, séparément, par quatre personnes.
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henri de lubac et le concile vatican ii comme “vieux jeu” et rejetée au bénéfice d’un platonisme augustinien, que l’on croit plus intérieur, plus mystique, mais qui est surtout fort vague et prête à toutes les interprétations. (…) Je crois que l’origine de tout cela doit être cherchée dans le fait que pendant trente ans – et plus – la philosophie de Jersey a été à la fois insuffisante et autoritaire. On a réussi à discréditer dans l’esprit des meilleurs élèves toute métaphysique. Que de fois j’ai entendu de nos jeunes Pères, parlant de l’enseignement reçu en philosophie et disant : “Tout ! n’importe quoi ! mais pas cela !” Les suspicions pesant sur tous ceux qui croyaient malgré tout au thomisme, ont jeté la jeunesse dans la clandestinité, et elle a tâtonné sans guide reconnu. Le mérite incontestable de l’équipe de Lyon, c’est d’avoir réussi le miracle de redonner confiance aux scolastiques. Mais elle-même souffre du mal qu’elle doit guérir. Elle n’a pas de solide base métaphysique et cherche à la remplacer par de la psychologie147.
Même si, doctrinalement, Henri de Lubac pouvait s’estimer en pleine communion avec l’encyclique, ses détracteurs estimaient qu’il était directement visé, tout comme lui du reste, comme en témoignent douloureusement ses cahiers de l’ « Affaire de Fourvière », qui relatent les événements d’août 1946 à août 1965 : Relu quelques passages de l’encyclique Humani generis, qui me sont tombés sous les yeux par hasard. Cœur soulevé par la sottise et la bassesse des calomnies qui ont abouti à certains paragraphes de ce texte. Comment tant de laideur est-il possible au centre de la catholicité ? tant d’absence aussi de discernement ? Le plus cruel, c’est que cela vient de la Compagnie même, de faux rapports venus des frères et ratifiés solennellement par le père [général], et, plus de dix ans après, malgré l’évidence, intégralement maintenus148. Ces accusations, et la mise à l’écart qui s’ensuivit furent bien une terrible blessure pour le Père de Lubac, comme en témoigne une lettre à Mgr Blanchet149 : Je me souviendrai toujours, en particulier, avec une reconnaissance émue, de cet entretien si confiant que vous avez voulu avoir avec moi, dans votre bureau de l’Institut catholique, au cours de l’été 1950, alors que j’étais encore étourdi par des coups auxquels je ne comprenais rien, sinon qu’ils me broyaient l’âme150. Après l’encyclique, le P. Général prit, en effet, des dispositions qui reconnaissaient, cette fois tout à fait officiellement, que Henri de Lubac, avec d’autres, était 147 Vanves, M-Ly, 144/4, sans date. 148 Cahier 6. 22 septembre 1960, CAECL. 149 Émile Blanchet (1886-1967), français, ordonné en 1911. Ancien évêque de Saint-Dié de 1940 à 1946, archevêque titulaire, recteur de l’Institut catholique de Paris. Membre de la commission préparatoire des études et séminaires, puis de la commission conciliaire des séminaires, des études et de l’éducation catholique. 150 Vanves, dossier 28, lettre du 15 août 1958.
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visé par Humani generis. Dans une lettre du 25 octobre 1950, il ordonnait le retrait du commerce des livres Surnaturel, Corpus mysticum et De la connaissance de Dieu151 du Père de Lubac, ainsi que de l’article « Le mystère du surnaturel »152, afin d’ « arrêter la diffusion des idées que l’encyclique Humani generis condamne »153. On ne pouvait être plus clair. Pour Surnaturel, ainsi que pour l’article, il s’agissait évidemment du rapport entre la nature et le surnaturel, et de la question de la gratuité de la grâce. A De la connaissance de Dieu, il était reproché « d’évacuer la valeur et peutêtre la possibilité des preuves naturelles de l’existence de Dieu »154, ce qui pouvait passer pour une résurgence du modernisme, Loisy ayant affirmé que notre connaissance de Dieu sera toujours inadéquate à l’objet divin. Quant à Corpus mysticum, « on a reproché à ce livre la défaveur qu’il laissait paraître envers l’intellectualisme et envers la conception scolastique de la théologie »155, alors que, là encore, celle-ci avait été érigée en rempart anti-moderniste. Des écrits des PP. Bouillard, Daniélou, de Montcheuil et Le Blond étaient également visés par le Père Général. Les publications théologiques allaient, désormais, être rendues singulièrement compliquées pour le Père de Lubac.
III. L’actualité de la controverse de la « théologie nouvelle » durant la phase antépréparatoire A. Les vota des universités et facultés romaines Lorsque s’ouvrit la phase antépréparatoire, ces querelles n’étaient pas toutes éteintes, loin de là. Ainsi, Henri de Lubac, qui n’avait guère pris part à l’élaboration des vota, n’en était-il pas moins « présent » durant cette phase, bien involontairement cependant, puisqu’il fut plus d’une fois mis en cause par les vota156 qui avaient été demandés aux évêques et aux facultés et universités catholiques. Étienne Fouilloux peut ainsi écrire au sujet des vota des zelanti : « La pointe de l’argumentation continue de viser la “nouvelle théologie” française, Henri de Lubac principalement, dix ans après que la foudre hiérarchique l’a frappé »157, au point d’estimer que « après Teilhard de Chardin peut-être, [Henri de Lubac] semble le plus menacé »158, ce qui n’est pas faire preuve d’exagération, comme nous allons le voir. 151 H. de Lubac, De la connaissance de Dieu, Paris, Editions du Témoignage chrétien, 1945. 152 Recherches de science religieuse (36) 1949, p. 80-121. 153 Vanves, A-Pa-127, boîte 1, dossier 2. 154 Révision anonyme du livre remanié par le Père de Lubac, datée de juillet 1951. La révision concluait, que, malgré toutes les notes justificatives, il n’était pas opportun de republier l’ouvrage. Vanves, M-Ly, 144/3. 155 Révision de la 2e édition de Corpus mysticum (1949), Vanves, M-Ly, 144/3. L’auteur de la révision précisait que le Père de Lubac, dans cette deuxième édition, se défendait contre ces reproches dans la préface mais n’avait « guère corrigé les passages qui pouvaient susciter la critique ». 156 Sur l’analyse des vota, M. Lamberigts et C. Soetens (éds), A la veille du concile Vatican II : « vota » et réactions en Europe et dans le catholicisme oriental, Louvain, 1992. Nous avons aussi beaucoup profité de l’analyse d’É. Fouilloux dans son chapitre « La phase antépréparatoire », art. cité, du premier volume de l’Histoire du concile Vatican II de G. Alberigo. 157 É. Fouilloux, « La phase… », art. cité., p. 156. 158 É. Fouilloux, « Théologiens romains et Vatican II », Cristianesimo nella storia, 1994, vol. XV/2, p. 373-394, p. 390.
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Il convient d’abord de remarquer qu’il n’y avait pas de front uni contre la « nouvelle théologie » ni, a fortiori, contre le Père de Lubac. En effet, les vota des universités romaines ne sont pas uniformes, et nous n’avons pas trouvé d’écho pouvant concerner le Père de Lubac dans les contributions de la Propaganda Fide, de l’Antonianum, de l’Athénée pontifical salésien, de la Faculté Marianum ou de celle des carmes159. De plus, certains extraits de ces vota peuvent se montrer ouverts. C’est ainsi que F. Lambruschini160, écrivant un votum pour la faculté de théologie du Latran au sujet de la fonction des théologiens au Concile, demande que l’on compare les auteurs des diverses tendances. Il ajoute que cela produira certes de graves dissensions, mais que cela est inévitable si tout le monde s’exprime librement161. Si, cette belle déclaration d’ouverture devait être relevée, elle n’empêchait évidemment pas l’affirmation de principes nets, et la dénonciation de possibles dangers.
Le relativisme théologique et dogmatique La question du relativisme occupe, tout d’abord, bien des esprits. Elle avait été au coeur de la controverse après guerre et elle prend plusieurs aspects. La défense du thomisme d’abord, même si, on l’a dit, Henri de Lubac estimait être plus fidèle à saint Thomas que nombre de ses disciples. L’Université du Latran, université pontificale depuis peu, puisqu’elle avait reçu ce titre de son ancien élève Jean XXIII, en mai 1959, et « chien de garde de la catholicité »162, prompte à défendre l’autorité exclusive du thomisme, dans l’enseignement de la philosophie comme de la théologie, nous en offre un aperçu. L’un des vota de la faculté de philosophie, rédigé par U. Degl’Innocenti, o.p., s’intitule en effet : « De doctrina S. Thomae Aquinatis magis in dies amanda atque tradenda »163 . Le thomisme est assimilé à l’indispensable système de pensée de l’Église : « nullum igitur dubium quin Ecclesia velit thomismum in sua genuina plenitudine ubique vigere »164. Or, le thomisme, qui semble être toute la vérité, est selon l’un de ces vota gravement menacé. L’attaque se précise en effet puisque U. Degl’Innocenti écrit « Atqui etiam contra Theologiam, speciatim S. Thomae, paucis abhinc annis pugnatum est »165, en assortissant cette remarque de propos de Pie XII, tenus en 1946, à l’occasion d’une Congrégation générale de la Compagnie de Jésus, qui devait élire un nouveau Général. Henri de Lubac était présent lors de cette Congrégation. Le pape rencontra les jésuites, et c’est dans cette allocution qu’il
159 Cette dernière s’illustre en revanche par l’importance donnée à une condamnation souhaitée de Teilhard, avec pas moins de trois pages de citations du jésuite tendant à légitimer la demande. La contribution est anonyme mais É. Fouilloux, dans le même article, estime qu’on peut l’attribuer sans crainte au Père Philippe de la Trinité, o.c.d. que nous retrouverons lors de la phase préparatoire. 160 Ferdinando Lambruschini (1911-1981), italien, ordonné en 1933. Professeur de théologie morale au Latran de 1957 à 1968. Expert au Concile. Archevêque de Pérouse de 1968 jusqu’à sa mort. 161 AD, I, IV, 1, 1, p. 218-224. 162 É. Fouilloux, « La phase antépréparatoire », art. cité, p. 154. 163 « De la doctrine de saint Thomas d’Aquin, qu’il faut aimer et transmettre chaque jour davantage », AD, I, IV, 1, 1, p. 415. 164 « Aucun doute donc que l’Église veuille que le thomisme reste en vigueur partout dans sa plénitude authentique ». Ibid, p. 416. 165 « On combat ainsi, depuis quelques années, contre la théologie, spécialement celle de Saint Thomas ». Ibid, p. 418.
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déclara que l’ « on a trop parlé, depuis quelque temps, de théologie nouvelle »166, déclaration dont U. Degl’Innocenti cite ici la lettre167. L’adversaire est donc clairement identifié. Mais la question du relativisme ne se limite pas à une fidélité plus ou moins grande à saint Thomas. En effet, à travers la fidélité à saint Thomas, c’est la question du relativisme dogmatique qui est en jeu, comme le montre le votum du Latran : « Multi etiam catholici non sine difficultate admittunt posse existere conceptus, institutiones, quae supra tempus existentes valeant pro omnibus locis et temporibus »168. L’affirmation peut sembler bien vague, et ne viser personne précisément. Cependant, le votum établit ensuite une liste de propositions sur l’expression des dogmes, qui semblent subvertir toute la doctrine catholique. Parmi ces dernières, on peut lire : Conceptus analogici quibus dogmata exprimuntur non possunt esse immutabiles, sed mutari debent (…) Ita diebus nostris, conceptus philosophiae graecae a scholasticis adhibiti quibus concilia praeterita usa sunt, non amplius intelligi possunt ab aetatis nostrae hominibus, ideoque magisterium Ecclesiae uti debet conceptus philosophiae hodiernae, et etiam scientiarum169. Certes, on ne peut penser qu’il s’agit là d’une attaque dirigée exclusivement et in extenso contre le seul Henri de Lubac, cofondateur de Sources chrétiennes, auquel on pouvait tout de même difficilement reprocher de négliger les Grecs. Mais ces accusations ne viennent-elles pas rappeler des phrases du Père Daniélou, dans son article des Études de 1946, consacré aux « orientations présentes de la pensée religieuse » ? Les craintes thomistes avaient alors trouvé confirmation. Le Père Daniélou stigmatisait « un dessèchement progressif de la théologie », estimait que « le néo-thomisme a accusé encore le rationalisme théologique », et évoquait des « catégories qui sont celles de la pensée contemporaine et que la théologie scolastique avait perdues ». Certes, le P. Daniélou n’est pas le P. de Lubac, mais, d’une part, ce dernier ne passait pas, malgré ses protestations, pour un défenseur de la scolastique, et d’autre part, il n’était jamais parvenu à fragiliser l’idée d’une réelle école de pensée, cette fameuse « école de Fourvière » dont il serait parmi les principales figures. Ce sont donc des accusations de relativisme qui pleuvent, encore relayées par l’Athénée pontifical de Saint-Anselme, qui estime que des catholiques conçoivent de fausses opinions sur 166 MOÉ, p. 62. 167 « Plura dicta sunt, at non satis explorata ratione, de “nova theologia” quae cum universis semper volventibus rebus, una volvatur, semper itura, numquam perventura ». « De nombreuses choses ont été dites, mais de façon insuffisamment approfondie, au sujet de la “nouvelle theologie” qui doit évoluer comme toutes les choses toujours évoluent, toujours en route, sans jamais parvenir au but ». Notons que cet extrait avait déjà été cité par le Père Garrigou-Lagrange dans son article d’Angelicum. 168 « Beaucoup, y compris des catholiques, n’admettent pas sans difficulté que puissent exister des concepts, des institutions au-delà du temps, qui restent valables en tous lieux et en tous temps ». AD, I, IV, 1, 1, p. 13. 169 « Les concepts analogiques par lesquels les dogmes sont exprimés ne peuvent être immuables mais doivent changer (…). Ainsi, à notre époque, les concepts de la philosophie grecque employés par les scolastiques et qui ont été utilisés par les conciles passés, ne peuvent plus être compris par les hommes de notre époque, et, par conséquent, le magistère de l’Église doit utiliser les concepts de la philosophie d’aujourd’hui et même des sciences. » Ibid.
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l’importance de la connaissance conceptuelle, choses dont, rappelle le votum, il a déjà été question dans Humani generis, mais qu’il faut selon lui réaffirmer, car les erreurs se poursuivent « praesertim in regionibus linguae gallicae, sed etiam germanicae »170, cela étant dû à de mauvaises lectures : Bergson, Barth, Blondel notamment. Or, les conséquences sont très graves pour la conception même des dogmes : « propensiones illae ad falsas opiniones de quibus Encyclica Humani Generis conquerebatur, cum iisdem ambiguitatibus et periculis adhuc hodie permanent : despoliandi scilicet dogma a suo aspectu et formulatione intellectuali, praesertim vero si colorem philosophiae scholasticae quodammodo induere videatur »171. La remise en cause des excès de la néoscolastique semble menacer la vérité, et empêcher toute prétention à la vérité universelle. La conséquence en est donnée par le Père Garrigou-Lagrange, auteur d’une partie du votum de l’Angélique, intitulée De relativismo hodierno172, et qui reprend les conclusions de son article de 1946 lorsqu’il écrit : « Relativismus hodiernus, de quo pluries loquitur Encyclica Humani Generis Pii XII, est neomodernismus »173, et le professeur dominicain de s’expliquer sur la ruine de la vérité absolue voulue par les partisans d’une évolution perpétuelle des concepts : « Veritas esset solum conformitas nostri iudicii cum legibus phoenomenorum, quae sunt in perpetuo fluxu, ut iam dicebat Heraclitus. Nulla esset veritas immutabilis, sed omnis veritas esset tantum tempus »174. On retrouve ici une profession de foi néo-scolastique, dont l’un des traits est le caractère purement spéculatif. La métaphysique et l’histoire n’auraient aucune articulation, la seconde menaçant la première. Du reste, si les allusions précédentes n’étaient pas suffisamment claires, le votum de la faculté de théologie du Latran, rédigé par A. Piolanti175, ne laisse plus aucun doute puisqu’il nomme les théologiens incriminés. Différents textes sont en effet cités en notes, afin d’illustrer les erreurs mises en exergue dans le corps du texte. Henri de Lubac est cité trois fois, arrivant ainsi en tête des auteurs cités. On retrouve également des noms déjà entrevus comme celui d’Henri Bouillard. Les ouvrages dont sont tirés les extraits sont Surnaturel et Corpus mysticum ainsi que l’article paru dans la revue Recherches de science religieuse176. Une fois encore, il s’agit de se défendre contre toute forme de relativisme, qu’impliqueraient les écrits de Henri de Lubac. En effet, Mgr Piolanti cite un extrait concernant l’évolution des formulations théologiques : Peut-être même l’âge qui s’achève aura-t-il trop cédé à la tendance de concevoir l’histoire de la théologie comme une histoire du progrès 170 « Surtout dans les régions de langue française, mais aussi allemande ». AD, I, IV, 1, 2, p. 37. 171 « Ces propensions aux fausses opinions au sujet desquelles l’Encyclique Humani Generis s’était plainte, demeurent jusqu’à aujourd’hui, avec les mêmes ambiguïtés et dangers : en dépouillant le dogme de son aspect et de sa formulation intellectuelle, mais surtout si, de quelque façon, il semble prendre la teneur de la philosophie scolastique » AD, I, IV, 1, 2, p. 38-39. 172 « Du relativisme contemporain », AD, I, IV, 1, 2, p. 16-17. 173 « Le relativisme contemporain, dont on parle plusieurs fois dans l’Encyclique Humani Generis de Pie XII, est du néomodernisme ». Ibid, p. 16. 174 « La vérité serait seulement la conformité de notre jugement avec les lois des phénomènes, qui sont en perpétuel mouvement, comme le disait déjà Héraclite. La vérité immuable n’existerait pas, mais le temps seulement serait toute la vérité ». Ibid, p. 17. 175 Antonio Piolanti (1901-2001), italien. Recteur du Latran et consulteur du Saint-Office. Membre de la commission théologique préparatoire, il est nommé expert en 1962. 176 « Le mystère du surnaturel », Recherches de science religieuse, 36 (1949), p. 80-121.
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théologique. Car s’il est vrai que dans le développement du dogme, il se produit quelque chose de définitif qui autorise à parler de son progrès, on ne saurait toujours en dire autant dans le cas de la théologie… Bref, si le temps du dogme est irréversible, le temps de la théologie l’est beaucoup moins. Du moins les positions ne sont-elles pas caricaturées et, en citant la lettre de la préface de Surnaturel, Mgr Piolanti rend caduque l’accusation de relativisme dogmatique, sans pour autant empêcher toute accusation de relativisme. En effet, Mgr Piolanti commente ainsi la citation : « Formularum dogmaticarum stabilitati theologiae scientiae stabilitas prorsus non respondet »177. On retrouve ici un écho du débat entre les thomistes et leurs contradicteurs. En effet, s’il existe bien un progrès du dogme, parce qu’il s’agit de la vérité, sur laquelle il n’y a donc pas à revenir sans cesse, la théologie ne peut prétendre ainsi parvenir à une vérité définitive. En effet, quelle que soit sa compétence, un théologien insistera toujours sur tel ou tel aspect, sans pouvoir prétendre enfermer dans une formule la vérité. D’où la nécessité de plusieurs courants théologiques, comme le confirme cet extrait de la réponse des jésuites aux dominicains dans la controverse autour de Surnatuel, réponse dont le P. de Lubac fut le principal rédacteur : Nous n’en continuerons pas moins de penser que le progrès théologique n’est pas chose aussi simple qu’on le suppose ; qu’il n’est point aussi absolu. Dans la longue chaîne de la tradition, ce qui suit n’annule pas ce qui précède. Il n’en épuise pas, en se l’assimilant pour sa part, toute la substance nutritive. On peut affirmer cela sans aucun manque de respect envers saint Thomas178. Nous sommes bien là au cœur de la controverse de la « nouvelle théologie », plus de dix ans après ses débuts. Il ne s’agit pas de quelque malentendu, cette fois, mais bien d’une divergence de fond, car, pour les détracteurs de Henri de Lubac, comme on l’a dit, la théologie scolastique n’est pas une forme de théologie parmi d’autres, c’est « l’état vraiment scientifique de la pensée chrétienne »179. Son abandon conduit au relativisme, ce avec quoi le Père de Lubac ne peut être d’accord. En effet, dans son examen de conscience théologique, déjà cité, de mars 1947, il témoigne de son attachement à la scolastique, mais sans lui accorder une valeur irremplaçable : S’il s’agit de la scolastique comme discipline de pensée et moyen de formation d’esprit, je suis soucieux, comme d’autres, du fait qu’un moindre maniement de cet outil correspond, chez les jeunes générations, à un déficit de précision de la pensée qui n’est pas sans danger pour la rectitude théologique. Je ne crois pas que ce mal soit par ailleurs sans compensations, aussi ne suis-je pas pessimiste relativement à ces jeunes générations ; je constate néanmoins avec regret un déficit180. 177 « A la stabilité des formules dogmatiques ne répond pas tout à fait une stabilité de la science théologique ». AD, I, IV, 1, 1, p. 252. 178 « La théologie et ses sources. Réponse », Recherches de science religieuse 33, 1946, p. 385-401. 179 M. M. Labourdette, « La théologie et ses sources », Revue thomiste 46 (1946), p. 353-371. 180 Vanves. A-Pa-127, page 2.
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La Révélation Si les contradicteurs de la « nouvelle théologie » lui reprochent son anti-intellectualisme, dont le recours au symbolisme181 des Pères et la dépréciation de la scolastique seraient les preuves, cela n’est pas sans conséquences sur la conception même de la Révélation, comme le montre un extrait du votum de l’Athénée pontifical de Saint-Anselme : periculum est iterum exagerrandi aspectum intuitivum, vitalem personalem, subiectivaum cum detrimento aspectus intellectualis et obiectivi. In hoc contextu adhibetur v. g. sequens ambigua formula : quod terminus a quo evolutio dogmatum facta est inde ab Apostolis (ergo ipsa “revelatio” in NT) non tam fuit systema doctrinale quam quaedam persona concreta, nempe Christi, et experientia Spiritus, et dirigebatur non tam ad intellectum quam ad totam personam credentium182. Cette affirmation pouvait se comprendre dans la continuité de Vatican I, qui n’avait pas mentionné explicitement le Christ en parlant de la Révélation ; elle la comprenait comme un « corps de vérités surnaturelles communiquées par Dieu »183 pour reprendre des mots du P. Bouillard. Or, le Père de Lubac n’accepte pas de réduire la Révélation à un corps de doctrines, lui qui écrivait après la guerre : « Jésus, je crois en vous. Je confesse que vous êtes Dieu. Vous êtes pour nous tout le Mystère de Dieu »184, le Christ n’est pas seulement un messager divin, il est la Révélation. La théologie du Père de Lubac est ainsi marquée par une « concentration c hristologique » (J. P. Wagner), 181 Notion au demeurant bien floue. Le Père de Lubac trouvait sans doute chez les Pères une dimension mystique à laquelle il était très attaché. J. W. O’Malley (What happened at Vatican II, Cambridge-London, Belknap-Harvard University Press, 2008) décrit le style des Pères quand il caractérise le style des constitutions conciliaires comme celui du panégyrique : « It was an old genre in religious discourse, used extensively by the Fathers of the Church, revived in the Renaissance, and revisited in the twentieh century by the proponents of “ la nouvelle théologie”. Il was a literary rather than a philosophical or legal genre, and hence it had altogether different aims and rested on different presuppositions. (…) The purpose of the epideictic genre, the technical name for panegyric in classical treatises on rhetoric, is not so much to clarify concepts as to heighten appreciations for a person, an event, or an institution and to excite emulation of an ideal. Its goal is the winning of internal assent, not the imposition of conformity from outside. It teaches, but not so much by way of magisterial pronouncement as by suggestion, insinuation, and example. Its instrument is persuasion, not coercion », p. 47. 182 « Il est dangereux de nouveau d’exagérer l’aspect intuitif, vital, personnel, subjectif, au détriment de l’aspect intellectuel et objectif. Dans ce contexte, est par exemple employée la formule ambiguë suivante : que le terminus a quo à partir duquel l’évolution des dogmes a été faite depuis les Apôtres (donc la “révélation” elle-même dans le Nouveau Testament) ne fut pas tant un système doctrinal qu’une personne concrète, celle du Christ, et l’expérience de l’Esprit, et était dirigée non pas tant vers l’intelligence que vers toute la personne des croyants ». AD, I, IV, 1, 2, p. 39. 183 H. Bouillard, « Révélation et histoire », Vérité du christianisme, Paris, Desclée, 1989, p. 190. Cité par J-P. Wagner, La théologie fondamentale selon Henri de Lubac, Paris, Cerf, 1997, p. 80. Dans cet extrait, Henri Bouillard commente la Révélation selon Dei Verbum en disant qu’elle n’est pas comprise comme un corps de vérités. 184 H. de Lubac, Affrontements mystiques, Édition du Témoignage chrétien, 1950. Réédition Œuvres complètes, t. IV, p. 404.
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le Christ étant le fondement du christianisme, de son unicité et de sa transcendance. Réduire alors la Révélation à un corps de vérités, c’est, pour lui, c orrompre le Mystère du Christ, qui jamais ne se laisse enfermer : Nous balbutions comme nous pouvons. Nos formules sont insuffisantes. Nécessaires pour abriter le trésor de notre foi, leur lettre cependant nous trouble. Mais vos vrais adorateurs, ô Jésus, ne nous l’avez-vous pas dit vous-même, ne sont pas ceux qui mettent leur confiance en des mots infirmes : ce sont ceux qui comprennent votre Geste et qui, soutenus par vous – car il en coûte plus que du sang – s’efforcent de le reproduire185. Une lettre du Père de Lubac au P. Le Blond résume très bien le débat : En résumé, les PP. Dhanis186 et Boyer voudraient me faire dire : 1. que la foi est adhésion seulement à des “vérités”, c’est-à-dire à des propositions présentées par le magistère (= dans leur pensée, par les théologiens romains). (…) Quant à moi, je réponds, non par théorie personnelle, mais poussé par l’exigence même de la foi : La foi est aussi, et elle est fondamentalement, foi en Dieu et en Jésus-Christ (…) Il y a une unité de la foi, laquelle ne peut provenir, évidemment, de la multiplicité des propositions comme telles. Il y a un Mystère du Christ, il y a un Tout de la foi, dont chaque proposition exprime et précise un aspect187. Cette lettre est particulièrement intéressante dans la mesure où le P. Dhanis, ici cité, est l’auteur d’une partie du votum de la Grégorienne188, qui fait écho à ces débats dans sa section « De indole revelationis »189. Le votum fait en effet du Christ le « praecipuus nuntius revelationis divinae »190 et de la foi catholique un « assensus veritatibus oeconomiae salutis quales significantur praedicatione divinorum legatorum et Ecclesiae »191, et le Père de Lubac de déplorer de telles formules : Le P. Édouard Dhanis a rédigé notamment un votum sur la révélation et les formules du dogme. Aucun sentiment de la grandeur simple de la foi de l’Église à proclamer. Diminution étrange (pour ne rien dire de plus) de la foi au Christ192. 185 Ibid. 186 Édouard Dhanis (1902-1978), s.j. belge, ordonné en 1929. En 1949, il est chargé par le Père Janssens de visiter les maisons jésuites d’enseignement supérieur en France. Professeur de théologie fondamentale à la Grégorienne, où il est préfet des études, puis recteur de 1963 à 1964. La même année, il devient également consulteur du Saint-Office. Membre de la commission théologique préparatoire, il est nommé expert en 1962. 187 Vanves, lettre au Père Le Blond, 20 mars 1959, dossier 28. 188 H. de Lubac, Carnets du Concile, Paris, Cerf, 2007, tome 1, p. 51, 28 septembre 1961. 189 « Du caractère de la Révélation », AD, I, IV, 1, 1, p. 11-12. 190 « Messager principal de la Révélation divine ». Ibid. 191 « Un assentiment aux vérités de l’économie du salut, comme elles sont énoncées par la prédication des messagers divins et de l’Église ». Ibid. 192 Carnets, I, p. 21, 19 novembre 1960.
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Pourtant, tant dans sa lettre au P. Le Blond que dans cet extrait, le Père de Lubac semble sévère à l’égard du Père Dhanis, car, même si le Père de Lubac ne pouvait accepter de ravaler le Christ au rang de praecipuus nuntius, alors qu’il est la Révélation, le texte du Père Dhanis n’en marquait pas moins une évolution par rapport à la théologie de certains manuels alors en vigueur. En écrivant, dans son votum, que le Christ « in vita sua tum terrestri visibilique, tum caelesti (ut caput invisibile Ecclesiae), est obiectum revelatum in quo Deus salutaris nobis maxime innotescit »193, il se départissait d’une conception de la Révélation comme simple bloc de vérités à croire, et donnait sa place au fait du Christ. Certes, peut-être pas suffisamment aux yeux du Père de Lubac, mais il n’en reste pas moins que le P. Dhanis ne reproduisait pas là une simple théologie de manuel194, qui définissait la Révélation comme locutio Dei, à la suite d’une scolastique tardive qui avait oublié le caractère christocentrique de la Révélation, et l’avait remplacé par une théorie de la communication divine véridique195. R. Garrigou-Lagrange n’écrivait-il pas que « la révélation divine est formellement une locution divine adressée aux hommes par mode d’enseignement »196 ?
Le Magistère La défense du Magistère contre la menace que représenterait ce courant de la « nouvelle théologie » est très présente dans les vota. La section du votum dans laquelle figurent les citations du Père de Lubac s’intitule du reste « De aetatis nostrae propensione ad magisterium negligendum »197, et le commentaire de A. Piolanti est révélateur : Quorum autem auctorum theologia (…) contra Ecclesiae Magisterium nonnisi frenos mordere potest ; nam eorum sententia eius auctoritas ad summum ab errore tuendi munire, minime tamen problemata resolvendi fungi potest. Nam, eorum opinione, theologico profectui operam non Ecclesiae Magisterium, sed idearum motus affert, quo labentibus saeculis theologia explicite aperit, quod implicite in fontibus continebatur198. 193 « Dans sa vie tant terrestre et visible, que céleste (comme chef invisible de l’Église), est l’objet révélé en lequel Dieu salutaire se fait connaître le plus à nous ». AD, I, IV, 1, 1, p. 11. 194 Dans sa thèse sur la Résurrection du Christ comme Révélation, R. Biord Castillo estime ainsi, en analysant précisément ce votum du P. Dhanis, que cette identité entre le Christ sujet et objet de la Révélation relevait d’une perspective christologique qui constituait une belle intuition de ce qui serait retenu par le texte définitif Dei Verbum. R. Biord Castillo, La resurrección de Cristo como revelación, Rome, Editrice Pontificia Università Gregoriana, 1998. 195 J. Y. Lacoste, « Révélation », in J. Y. Lacoste (dir), Dictionnaire critique de théologie, Paris, Puf, 1998, édition Quadrige 2002, p. 1017. 196 Extrait de De Revelatione per Ecclesiam catholicam proposita (1918), cité par J. Y. Lacoste, art. cité. 197 « De la tendance de notre temps à négliger le magistère ». 198 « Or, la théologie de ces auteurs ne peut que prendre ses distances vis-à-vis du Magistère de l’Église, s’ils ne sont pas contenus ; en effet, d’après eux, son autorité peut au maximum avoir pour tâche de préserver de l’erreur, mais nullement de résoudre les problèmes. Selon eux en effet, ce n’est pas par le Magistère de l’Église mais par le mouvement des idées que le progrès théologique se réalise, mouvement par lequel la théologie fait connaître explicitement au cours des siècles ce qui était contenu implicitement dans les sources » AD, I, IV, 1, 1, p. 251. Il faut noter d’ailleurs que ce commentaire n’est pas sans poser problème puisque Mgr Piolanti cite également cet extrait du Père de Lubac, tiré de son article des Recherches de 1949 sur « Le mystère du surnaturel » : « C’est une grande naïveté
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Le raisonnement est sans doute quelque peu tortueux, et l’on ne voit pas bien quels théologiens refusaient l’autorité du Magistère au profit de la leur propre, mais reste que cette question du relativisme dogmatique avait des répercussions du côté du Magistère. En effet, et même si Henri de Lubac estimait avoir été très mal compris, son attention pour l’histoire dans la dogmatique passe pour une remise en cause du dogme, et, partant, de l’autorité du Magistère. La question est très grave et se retrouve dans nombre de vota des universités et facultés romaines. Il n’est ainsi pas anodin que le votum de la faculté de théologie de l’Angélique, intitulé « De magisterio Ecclesiae » commence par ces mots : « Aliquos theologos, non semper recte sentire de Magisterio Ecclesia, ex recentioribus documentis Summorum Pontificum praesertim Pii Papae XII, abunde constat »199 . Les dominicains avaient été en pointe dans la controverse avec le jésuite français, si l’on pense aux Pères R. Garrigou Lagrange, M. J. Nicolas200, M. M Labourdette. Rien de bien étonnant donc à voir figurer dans leur votum des rappels de ces débats, à l’occasion d’un passage sur le Magistère. Tout ici, que ce soit le sujet du chapitre, ou la mention des documents pontificaux, avec le nom de Pie XII expressément cité (et on pense bien sûr à l’encyclique Humani generis de 1950), nous fait penser à la querelle autour de la nouvelle théologie. Une dizaine d’années après l’ « affaire de Fourvière », il est symptomatique de retrouver dans certains vota romains les argumentations qui avaient été alors élaborées.
Le surnaturel Enfin, le thème du surnaturel n’avait évidemment pas disparu des débats et des préoccupations des universités romaines. Le nom du Père de Lubac est parfois ici mentionné explicitement. En effet, A. Blasucci, dans le votum de la faculté de théologie de Saint-Bonaventure, écrivait que « conceptus tou entis supernaturalis pessumdatus est a lutheranis, a baianis, a iansenistis, a Synodo Pistaiensi, a quibusdam Augustiniensibus, a philosophis methodi immanentiae, a Modernistis et etiam a quibusdam viris catholicis (cf. De Lubac, Surnaturel) »201. L’auteur précise ensuite, en citant de nouveau le Père de Lubac, et l’on se rend compte que les explications que ce dernier avait tenté de donner de sa pensée n’avaient servi à rien : Hisce ultimis temporibus quidam theologi catholici (De Lubac) autumnati sunt hominem creari non potuisse independenter ab elevatione ad ordinem supernaturalem et ad visionem Dei intuitivam. Contra hos omnes errores et de se représenter le mouvement des idées au long des siècles, et spécialement en théologie, comme n’étant qu’un long passage de l’implicite à l’explicite ou du confus au distinct jusqu’à un certain état privilégié qui sera déclaré le terme définitif de cette évolution, à moins qu’on ne préfère laisser la route infiniment ouverte ». 199 « Du magistère de l’Église. C’est un fait suffisamment constaté, d’après les documents assez récents des Souverains Pontifes, et notamment de Pie XII, que quelques théologiens n’ont pas toujours eu une idée exacte du Magistère de l’Église ». AD, I, IV, 1, 2, p. 18. 200 Marie-Joseph Nicolas (1906-1999), o.p. français, ordonné en 1932. Théologien, ancien provincial de la province de Toulouse. 201 « Le concept de l’être surnaturel a été ruiné par les luthériens, les baïanistes, les jansénistes, par le synode de Pistoie, par quelques Augustiniens, par les philosophes de la méthode d’immanence, et même par quelques catholiques (cf. De Lubac, Surnaturel) ». AD, I, IV, 1, 2, p. 266.
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henri de lubac et le concile vatican ii depravationes conceptus entis supernaturalis desideratur definitio dogmatica absolutae transcendentiae ordinis supernaturalis respectu exigentiae cuiuslibet naturae creatae vel creabilis202.
On mesure à quel point le débat est faussé quand on sait que Henri de Lubac n’aurait pas désapprouvé la dernière phrase : il n’y a pas de contrainte possible de la créature vis-à-vis de Dieu ! La créature espère un don qui lui est gratuitement offert. Pourtant, il serait erroné de penser que seul un malentendu séparait ces hommes. Il peut en effet y avoir une vraie divergence de fond, même sans caricaturer les positions du Père de Lubac. Ce dernier n’aurait ainsi pu accepter la suite du votum rédigé par A. Blasucci : Pius XII tandem in Litt. Enc. Humani Generis 1950 claris verbis asseruit distinctionem inter ordinem naturalem et supernaturalem et reprehendit illos theologos qui “veram gratuitatem ordinis naturalis corrumpunt (…)” Ex hoc documento consequitur quaestionem illam de possibilitate naturae purae non esse amplius libere disputatam203. Il est bien évident que Henri de Lubac ne pouvait accepter pareille défense de la nature pure, qu’il trouvait toujours aussi funeste, et dont il avait cherché à montrer dans ses ouvrages qu’elle n’était apparue qu’au cours de controverses, comme hypothèse de la réflexion, avant de s’imposer.
B. Les vota des évêques et du Père Janssens Tous les milieux romains n’avaient donc pas fait table rase des querelles dans lesquelles le Père de Lubac avait été impliqué après guerre principalement. Il faut toutefois préciser qu’ils n’étaient pas les seuls à se montrer préoccupés par les débats qu’avait soulevés toute cette affaire. En effet, on en trouve des échos dans les vota envoyés par les évêques. Il n’est pas possible, pour ce travail, de consulter les milliers de pages reproduisant ces vota, mais l’édition des Acta et documenta comporte un index répertoriant les matières traitées dans ces vota, ce qui permet une consultation moins hasardeuse. Si nous n’avons trouvé qu’une seule fois le nom du Père de Lubac, celui-ci est visé plus fréquemment de manière anonyme. V. Benedetti204 désire des déclarations doctrinales sur le thème du surnaturel, et notamment « de eiusdem gratuitate (contra 202 « Ces derniers temps, quelques théologiens catholiques (de Lubac) ont affirmé que l’homme ne pouvait avoir été créé indépendamment d’une élévation à l’ordre surnaturel et à la vision intuitive de Dieu. Contre toutes ces erreurs et altérations du concept de l’être surnaturel, on désire une définition dogmatique de l’absolue transcendance de l’ordre surnaturel à l’égard d’une exigence de quelque nature que ce soit, créée ou à créer ». Ibid, p. 266-267. 203 « Enfin, Pie XII, dans l’encyclique Humani Generis en 1950, a affirmé clairement la distinction entre l’ordre naturel et surnaturel et a blâmé ces théologiens qui corrompent « la vraie gratuité de l’ordre naturel ». Il ressort de ce document que cette question de la possibilité de la nature pure ne peut plus être discutée librement ». Ibid, p. 268. Notons que le Père de Lubac ne partageait pas cet avis, dans un texte bien postérieur il est vrai, puisqu’il écrivait dans son Entretien…, op. cit., p. 13 : « Ce n’est pas par hasard qu’elle [l’encyclique] évite toute mention de la fameuse “nature pure” que nombre de théologiens en place m’accusaient de méconnaître, et voulaient faire canoniser ». 204 Tarcisio Vincenzo Benedetti (1899-1972), o.c.d. italien, ordonné en 1927. Évêque de Lodi (Italie) de 1952 jusqu’à sa mort.
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errores P. De Lubac) et transcendentia (contra errores P. Teilland de Chardin) »205. Sans vouloir trop extrapoler à partir d’un cas isolé, une telle méconnaissance du nom de Teilhard, auteur pourtant connu, ne témoigne-t-elle pas du fait que les deux Pères jésuites étaient parfois devenus des noms résumant toute une doctrine jugée dangereuse, sans que l’on se soit toujours personnellement penché sur leur œuvre ? Quoi qu’il en soit, ce thème du surnaturel occupe les esprits d’évêques, notamment espagnols, qui dénoncent également la « théologie nouvelle ». Cela n’a rien d’étonnant car les vota espagnols se caractérisent par une certaine frilosité, conduisant à des demandes de condamnation. E. Vilanova compte ainsi dix vota (sur les 81 des évêques espagnols) à stigmatiser la nouvelle théologie française206, contre laquelle des théologiens espagnols bataillaient ferme207. Il convient évidemment de rester prudent, car la seule mention du mot surnaturel ne signifie évidemment pas condamnation du Père de Lubac. Néanmoins, celui-ci est parfois visé clairement. Ainsi, Mgr Bascuñana y López208, évêque de Ciudad Rodrigo, écrit-il : « Conceptus realitatis supernaturalis profundius elaboretur prae oculis habitis erroribus Baianismi et theologiae Novae »209. Henri de Lubac n’est certes pas nommé, mais peut-on vraiment douter qu’il soit visé par cette association du surnaturel et de la théologie nouvelle ? Celle-ci resurgissait, aux côtés de Baius, ce qui ne manque pas de piquant, tant il est impossible d’assimiler les positions du Père de Lubac à celles de Baius qu’il avait lui-même qualifié d’ « Augustinien fourvoyé »210 dès 1931. En effet, on l’a dit, Baius estimait que Dieu devait donner la grâce à Adam, tant que ce dernier était juste, afin d’assurer la perfection de sa nature. C’est pour lui répondre que Bellarmin fit l’hypothèse que Dieu n’avait pas appelé l’homme à le voir, avant que Suarez n’en fasse un système. Ainsi, Henri de Lubac, contestant Suarez sur cette idée d’un ordre naturel autosuffisant, sans finalité surnaturelle, se retrouvait dans quelques vota assimilé à Baius211… La crainte est toujours la même : en ne séparant pas hermétiquement les deux ordres, ne contraindraiton pas Dieu ? Cela explique la demande de Mgr Roy, évêque de Québec : « De ordine supernaturali omnino distinguendo ab ordine naturali (v.g. spectatis confusionibus quae apparent in scriptis P. Teilhard de Chardin et aliorum) »212 . 205 Sic. « sur sa gratuité même (contre les erreurs du Père de Lubac) et sa transcendance (contre les erreurs du Père Teilland de Chardin) ». AD, I, II, 3, p. 344. 206 E. Vilanova, « Los vota de los obispos españoles depués del annuncio del concilio Vaticano II, in M. Lamberigts et C. Soetens (éds), A la veille du concile…, op. cit., p. 64, cité in É. Fouilloux, « La phase antépréparatoire », art. cité, p. 130. 207 É. Fouilloux note ainsi, dans La collection…, op. cit., p. 129, que la neuvième semaine de théologie, organisée à Madrid en septembre 1949, avait pris pour thème la nouvelle théologie, et avait été préparée, dans la Rivista española de teologίa, par une immense bibliographie faisant figurer les collections « Théologie », « Sources chrétiennes » et « Unam sanctam ». 208 José Bascuñana y López (1905-1979), espagnol, ordonné en 1928. Évêque de Ciudad Rodrigo de 1955 à 1964 puis de Solsona jusqu’en 1977. 209 « Que le concept de la réalité surnaturelle soit plus profondément élaboré, en ayant à l’esprit les erreurs du baïanisme et de la théologie nouvelle », AD, II, II, p. 166. 210 « Deux Augustiniens fourvoyés : Baius et Jansénius », Recherches de science religieuse, 21 (1931), p. 422-443, p. 513-540. 211 Voir É. De Moulins Beaufort, Anthropologie et mystique selon Henri de Lubac, Paris, Cerf, 2003, p. 260 et sq. 212 « Que l’on distingue tout à fait l’ordre surnaturel de l’ordre naturel (par exemple quand on regarde les confusions qui apparaissent dans les écrits du Père Teilhard de Chardin et d’autres » AD, I, II, 2, p. 74.
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Si le surnaturel occupe nombre d’évêques, il n’est toutefois pas la seule réminiscence des débats dans lesquels le Père de Lubac avait été engagé. La question du relativisme dogmatique tient aussi une bonne place. Il convient de ne pas caricaturer les débats : certains demandent simplement que la question de l’évolution dogmatique soit traitée, et n’assortissent ce souhait d’aucun commentaire. D’autres se montrent plus offensifs, à l’image de Mgr Bascuñana y López, mais on retrouve ces préoccupations chez d’autres évêques : « Periculosiores errores, qui in Enc. Humani Generis recensentur, iterum scrupuloso examini subiiciantur, maxime prout de relativismo historico agitur »213 . Dans le synopsis des vota des évêques préparés par Mgr Parente214, on dénombre 55 évêques demandant la condamnation du relativisme et du modernisme, sans que l’on puisse évidemment affirmer que le P. de Lubac était toujours visé par ces demandes. Enfin, nous voudrions terminer cet examen des vota en nous intéressant plus précisément à des rédacteurs pouvant concerner le Père de Lubac au premier chef : les évêques français tout d’abord, le Père Janssens, Père Général de la Compagnie de Jésus, ensuite. Chez les évêques français, dont nous avons lu les contributions in extenso, les références aux débats que nous avons évoqués sont plutôt rares, ce que confirme l’étude de Y. M. Hilaire215, qui établit la liste des préoccupations les plus fréquentes dans leurs vota, à savoir : la continuation de Vatican I, l’épiscopat, la réforme du bréviaire, l’extension de la langue vulgaire dans la liturgie, la décentralisation, l’inamovibilité des curés et les bénéfices, la restauration du diaconat, l’apostolat des laïcs. L’article mentionne également les demandes de condamnations, et si l’on retrouve cinq demandes concernant le modernisme et le relativisme (avec les mêmes réserves qu’exprimées précédemment), cela reste peu de chose par rapport aux 15 demandes relatives au communisme. La seule allusion assez claire au Père de Lubac est due à Mgr Couderc216 (Viviers), qui demande de traiter la « doctrina catholica adversus haereses et errores modernos quae vulgo nominantur marxismus, materialismus, modernismus plus minusve velatus circa statum supernaturalem, gratiae naturam et necessitatem, sacramenta, Ecclesiae notionem et auctoritatem »217. Évidemment, les évêques français traitent de la question du surnaturel, mais en rappelant souvent des vérités que personne ne conteste, comme l’impossibilité de contraindre Dieu. Sur cette question, c’est Mgr Guerry218, archevêque de Cambrai, qui se montra le plus prolixe. Il y consacre en effet une partie de son long votum, en s’expliquant sur les raisons qui l’ont poussé à le faire : « Quia graves errores, (…) ultimis annis, se protulerunt, non tantum in Gallia, sed etiam alibi, quia 213 « Que les erreurs très dangereuses qui sont recensées dans l’Encyclique Humani generis soient de nouveau soumises à un examen scrupuleux, principalement en ce qui concerne le relativisme historique ». AD, I, II, 2, p. 166. 214 ASV, Conc. Vat. II, 736, 68 et 792, reproduit dans S. Tromp, Konzilstagebuch mit erläuterungen und Akten aus der Arbeit der Theologischen Kommission, édité par A. von Teuffenbach, Rome, Editrice Pontificia Università Gregoriana, 2006, p. 788-792. 215 Y. M. Hilaire, « Les vota des évêques français après l’annonce du concile de Vatican II (1959) », Le deuxième concile du Vatican (1959-1965), Rome, École française de Rome, 1989, p. 101-107. 216 Alfred Couderc (1882-1968), français, ordonné en 1908. Évêque de Viviers de 1937 à 1965. 217 « Doctrine catholique concernant les hérésies et les erreurs modernes communément appelées marxisme, matérialisme, modernisme plus ou moins voilé concernant l’état surnaturel, la nature et la nécessité de la grâce, les sacrements, la notion de l’Église et son autorité ». AD, I, II, 1, p. 450. 218 Émile Guerry (1891-1969), français, ordonné en 1923. Archevêque de Cambrai de 1952 à 1966. Membre de la commission des évêques et du gouvernement des diocèses.
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ignorabatur vel quasi systematice non dignoscebatur de his rebus Ecclesiae doctrina »219. Henri de Lubac n’est ici jamais cité, et ne semble pas vraiment concerné si l’on lit le reste de la contribution cambrésienne. La position de Mgr Guerry semble, en effet, nuancée : « a) Ex una parte, erroneum esset ordinis naturalis valorem negare (…) b) Ex alia parte, alius esset gravissimus error ordinem naturalem super seipsum claudere : apertus manere debet gratiae, supernaturali elevationi, Christi actioni. Non admittitur separata natura »220 . Henri de Lubac pouvait parfaitement se retrouver dans cette analyse. On trouve aussi chez Mgr Stourm221 (Amiens) un écho aux débats théologiques qu’avait connus la France quand il plaidait pour que la recherche théologique soit encouragée, même après des erreurs, ce qui n’est sans doute pas sans allusion aux difficultés qu’avaient connues des théologiens jésuites ou dominicains : « Saepe evenit ut theologus, cuius opinio reiecta aut damnata sit ab Ecclesia super unam rem certam, habeatur suspectus et prohibitus sit ab omne labore investigationis. Maior latitudo optanda sit in eis rebus »222. Quant au votum du Père Janssens, il ne contient pas de formulations pouvant se rapporter très directement au Père de Lubac. Certes, il évoque la question de la formulation du dogme, mais en termes bien généraux, puisqu’il demande qu’on examine la « valor definitionum dogmaticarum, perfectibilium quidem at irreformabilium nec de uno sensu in alium sese evolventium »223. On peut peut-être trouver aussi un écho de la controverse au sujet du statut du thomisme dans cette phrase demandant une « solida formatio clericorum in philosophia scolastica, cuius defectus serpenti fovet relativismo »224. Qu’on n’en déduise toutefois pas trop vite que les querelles n’étaient plus de saison à la Curie généralice jésuite. Même si les interdictions s’étaient assouplies peu à peu, puisque le Père de Lubac put reprendre son enseignement en novembre 1959, après neuf années d’interruption durant lesquelles il avait été soutenu par le cardinal Gerlier, il estimait qu’il existait des bastions irréductibles contre lui dans la Compagnie225. Rappelons en effet que les sanctions émanaient de ses supérieurs jésuites, et plus précisément de la Curie généralice. Il est vrai qu’en pareil cas, le Saint-Office ne restait pas étranger à l’affaire, et pouvait même être à la pointe de l’offensive, comme le montre l’affaire de la condamnation des dominicains, en 219 « Parce que de graves erreurs, ces dernières années, se sont présentées non seulement en France, mais aussi ailleurs, parce que la doctrine de l’Église en ces matières était ignorée ou, de façon presque systématique, n’était pas discernée », AD, I, II, 1, p. 251-252. 220 « A) D’une part, il serait erroné de nier la valeur de l’ordre naturel. B) D’autre part, ce serait une autre erreur très grave que de refermer l’ordre naturel sur lui-même : il doit rester ouvert à la grâce, à l’élévation surnaturelle, à l’action du Christ. On n’admet pas une nature séparée », AD, I, II, 1, p. 253-254. 221 René-Louis Stourm (1904-1990), français, ordonné en 1928. Évêque d’Amiens depuis 1951, il est nommé en octobre 1962 archevêque de Sens. Membre de la commission pour l’apostolat des laïcs, nommé par le pape lors de la première session. 222 « Il arrive souvent qu’un théologien, dont l’opinion sur un point déterminé a été rejetée ou condamnée par l’Église, soit suspect et se voit interdit de tout travail de recherche. Une attitude moins stricte est souhaitable dans ce domaine ». AD, II, I, p. 186. 223 « Valeur des définitions dogmatiques, certes perfectibles mais irréformables, et n’évoluant pas d’un sens vers un autre ». AD, I, II, 8, p. 124. 224 « Une solide formation des prêtres en philosophie scolastique, dont le défaut favorise un relativisme rampant ». Ibid. 225 On peut penser notamment aux PP. C. Boyer et É. Dhanis, qui sont les deux noms qui reviennent fréquemment sous la plume du Père de Lubac.
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1954226. La Curie pouvait ainsi répercuter des décisions du Saint-Office. Néanmoins, il serait erroné de penser que la Curie jésuite était tout acquise à la cause de Henri de Lubac, et qu’elle ne faisait qu’avaliser des décisions qui lui étaient étrangères. De fait, dans une lettre au Provincial de Lyon, le P. Général écrivait, en juin 1950 : alerté dès le début de mon généralat par le discours du Saint-Père à Castel Gandolfo, je me suis entouré depuis plus de trois ans de toutes les informations qu’il m’a été possible de recueillir et après avoir fait visiter les scolasticats, je me suis convaincu que la prudence chrétienne et notre Institut exigeaient le retrait de l’enseignement de plusieurs professeurs227. Or, les préventions contre le Père de Lubac, au sein de la Compagnie, existaient toujours à la veille du concile. En mai 1959, le Père de Lubac écrivait ainsi dans un rapport préparé en vue d’une entrevue avec son Provincial228 : Récemment encore, le Père Général s’opposait de tout son pouvoir aux démarches qu’il savait assurées de succès pour la reprise régulière de mon enseignement ; il y a quelques jours à peine il me faisait entendre une fois de plus qu’il n’autoriserait de moi aucune publication doctrinale. Il pouvait encore écrire le 18 janvier 1960 au P. Assistant, qui avait obtenu qu’il puisse participer, en février, à Rome, à la Société européenne de culture, et auquel Henri de Lubac répondait qu’il serait dans l’impossibilité de s’y rendre : L’attitude même que continuent d’avoir à mon endroit quelques Pères, dont nul ne peut dire qu’ils ne représentent la pensée de la Compagnie, et dont on peut croire qu’ils représentent celle même de l’Église, risquait de fausser le témoignage que j’ai à porter229. Ainsi, bien qu’absent de cette phase antépréparatoire, qui avait consisté en la rédaction et l’analyse des vota, du 17 mai 1959 au 30 mai 1960, Henri de Lubac occupait certains esprits, notamment dans les milieux romains, pour lesquels les débats soulevés une dizaine d’années plus tôt n’étaient pas clos. A l’été 1960, alors que les commissions de la phase préparatoire se mettaient en place, il apprit pourtant sa nomination comme consulteur de la Commission théologique. Comment comprendre ce paradoxe ? 226 F. Leprieur, Quand Rome condamne, Paris, Plon, 1989. 227 Lettre du P. Général au P. Provincial de Lyon, 12 juin 1950, Vanves, M-Ly, 144/2. 228 Vanves, dossier 28, rapport daté du 23 mai 1959. 229 Vanves, dossier 29, lettre du 18 janvier 1960. Le Père de Lubac était particulièrement sévère pour les conseillers du Père Général, auxquels il prêtait une influence particulièrement grande : « Mais en m’efforçant d’évacuer des sentiments trop personnels, je ne puis pas ne pas juger, de plus en plus, à la fois absurde et immoral un système qui fait (à cause de l’influence déterminante du grand Ordre qu’est la Compagnie) l’univers catholique presque entier dépendant, dans les questions les plus graves, d’un ou deux hommes pesant dans le secret sur le Supérieur général des jésuites sans qu’aucune sorte de contrôle, de discussion, voire de simple information, ne soit possible ; et cela, non pas une fois en passant, mais au long de dizaines d’années ; c’est là quelque chose de proprement effrayant ! » (lettre du Père de Lubac au P. Arminjon, Provincial, 13 avril 1960, Vanves, M/Ly, 144-3).
Chapitre 2 : Les faibles possibilités d’action du Père Henri de Lubac lors de la phase préparatoire du concile Alors que la phase antépréparatoire s’achevait, il était nécessaire, avant de réunir les Pères conciliaires, de préparer des textes qui seraient la base de leurs discussions. A sa grande surprise, Henri de Lubac fut convié à participer à cette nouvelle phase du concile. S’agissait-il pour autant d’une véritable réhabilitation ? Quelle pouvait être son influence au sein d’une commission théologique largement contrôlée par le Saint-Office ?
I. La nomination de Henri de Lubac comme consulteur de la Commission théologique préparatoire du Concile A. L’ambivalence d’une « nouvelle étonnante » 25 juillet 1960. A Fourvière, où je suis de nouveau installé depuis quelques jours, je reçois un papier officiel, signé : Tardini, qui me nomme Consulteur à la Commission théologique préparatoire au Concile. J’avais appris la chose quelque temps auparavant, par un numéro de La Croix, lu dans un parloir de religieuses, mais je me demandais si cette nouvelle étonnante était exacte1. Ainsi, à partir de juillet 1960, Henri de Lubac entre-t-il de plain-pied dans la préparation du Concile. L’étonnement du Père de Lubac montre assez que cette nomination n’allait pas de soi pour qui se rappelait les déboires qu’il avait connus depuis 1950, lorsqu’il dut quitter Fourvière, et cesser son enseignement de la théologie aux Facultés catholiques de Lyon. Pourtant, quelques signes de détente, fragiles il est vrai, existaient. Henri de Lubac pouvait se prévaloir d’une consigne du Père Général, reçue du P. Assistant : « Si vous ne publiez pas en théologie et si vous ne faites pas des conférences, vous ne serez pas dans l’obéissance »2. Le Père Janssens avait, ainsi, rapidement demandé au Père de Lubac de retravailler De la connaissance de Dieu3, en vue d’une éventuelle 1 2 3
Carnets du Concile, I, 25 juillet 1960, p. 7. Il faut rappeler en effet que Henri de Lubac avait été éloigné de Fourvière depuis 1950. Depuis 1956 cependant, il voyageait entre Paris et Lyon, rue Sala. La réintégration à Fourvière date du début du mois de juillet 1960. Lettre de Henri de Lubac au P. Ravier, Provincial, 27 juin 1951, Vanves, M/Ly 144-3. Lettre du Général à Henri de Lubac, 14 juin 1952, Vanves, M/Ly, 144-3.
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r eparution, mais des censures défavorables la rendirent impossible, sans surprise excessive de la part du Père de Lubac dont le jugement sur les conseillers du P. Général, et sur les théologiens romains en général, était fait : Les mêmes hommes qui, après avoir provoqué les mesures de l’autorité, imposent l’interprétation de ces mesures, me sont trop violemment opposés pour qu’aucun travail de portée effective me soit possible. Ces hommes n’ont pas reculé devant bien des mensonges ; mais je ne veux pas m’arrêter aujourd’hui à cet aspect de la question. Ils sont surtout les témoins de la décadence dont souffrent aujourd’hui les universités romaines ; décadence à laquelle Pie XI avait tâché de porter remède, et qui n’a fait que s’accentuer depuis. Ils sont fort ignorants, non pas seulement des objections, des problèmes et des besoins d’aujourd’hui, mais des choses les plus classiques. D’où, perpétuellement, des contresens énormes, et vraiment imprévisibles. Et c’est au moment de cette décadence qu’ils veulent, d’autre part, s’imposer à tous dans l’Église comme les leaders d’une sorte de “parti unique”4. Le P. Janssens proposait alors au jésuite de réorienter son activité : « Vautil mieux, laissant de côté les questions doctrinales et spéculatives, vous cantonner dans les questions positives ? Réfléchissez-y à loisir et dites-moi votre avis »5. Cela explique sans doute que, en 1953, le Père de Lubac ait été autorisé à donner quelques conférences, mais non sans d’importantes restrictions. En effet, leur thème ne devait pas être théologique, elles ne devaient pas être annoncées en public, et devaient se dérouler hors du cadre de la Faculté de théologie de l’Université catholique de Lyon. L’ « ouverture » est bien mince, et la description que donne le Père de Lubac de ces conférences ne laisse pas de susciter l’étonnement : Dans un petit local, où étaient venus quatre ou cinq auditeurs charitables recrutés par le cher et toujours fidèle M. Villepelet6, j’usai de l’autorisation accordée en parlant sur Amida, avec qui je venais de faire une connaissance un peu plus intime au Musée Guimet. Ce fut l’affaire de trois ou quatre heures. Et cela devait me permettre, pour “sauver la face” autant que possible, comme le désiraient mes Supérieurs de France, d’écrire, dans l’Avant-propos du livre sur Amida7 (1955), qu’il avait son origine dans des conférences données aux Facultés catholiques de Lyon8.
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Lettre de Henri de Lubac au P. Ravier, Provincial, 27 juin 1951, Vanves, M/Ly 144-3. Lettre de Henri de Lubac au P. Ravier, Provincial, 19 juin 1952, Vanves, M/Ly 144-3, citant une lettre du P. Général au P. de Lubac. 6 Georges Villepelet (1906-1975), p.s.s. français, ordonné en 1929. Supérieur du Séminaire universitaire de Lyon de 1945 à 1961, puis directeur et supérieur de la Solitude (noviciat) de 1961 à 1973. 7 H. de Lubac, Aspects du bouddhisme, II, Amida, Paris, Seuil, 1955. 8 MOÉ, p. 88. Notons que la dernière phrase ne contredit pas la condition mentionnée ci-dessus de tenir ces conférences hors du cadre de la Faculté de théologie, puisque le Père de Lubac parle de conférences données aux Facultés catholiques de Lyon de manière générale.
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La même année (1953), avait pu paraître Méditation sur l’Église9, mais, de l’avis même du Père Janssens, Père Général, « c’était l’effet du hasard »10. C’était, sans doute aussi, l’effet des précautions prises par le Père de Lubac, qui, sur le désir de son Provincial, le P. Ravier11, avait « supprimé le développement qui risquait de mécontenter les censeurs romains »12. Dans ce livre, il consacrait un beau développement au vir ecclesiasticus, dans lequel on peut lire la figure d’homme d’Église qu’il tâchait d’incarner, tout en sachant qu’elle restait un idéal. Mais s’il écrivait que « l’homme d’Église n’est pas seulement obéissant. Il aime l’obéissance »13, des détracteurs n’y virent que l’œuvre d’un Tartuffe, dont le but réel n’était que la propagation d’un néo-modernisme14 ! Les méfiances étaient décidément tenaces. La situation n’évolua guère pendant plusieurs années, puisque le Père de Lubac dut attendre 1956 pour que le Vatican l’autorise à donner, ad experimentum, aux Facultés catholiques de Lyon, un enseignement sur l’hindouisme et le bouddhisme15. Le Père Général conditionnait, en effet, son approbation à celle de Pie XII16. Là encore, les restrictions restaient très fortes, d’une part, parce qu’il ne s’agissait pas d’une autorisation simple à reprendre un enseignement, les méfiances persistantes ayant entraîné la mesure d’une période probatoire, et, d’autre part, parce que l’objet des cours restait limité à un thème pouvant sembler aussi exotique qu’inoffensif. Un signe de détente plus significatif fut donné par Pie XII lui-même, deux ans plus tard. En 1958, le pape remercia Henri de Lubac, par l’intermédiaire du Père Bea17, s.j, son confesseur, qui avait offert au pape quatre livres d’Henri de Lubac : deux ouvrages sur le bouddhisme, ainsi que Sur les chemins de Dieu18 et Méditation sur l’Église. Or, Sur les chemins de Dieu (1956) était une version « non pas corrigée mais augmentée »19 de De la connaissance de Dieu, l’un des ouvrages dont le Père Janssens avait 9 H. de Lubac, Méditation sur l’Église, Paris, Aubier, 1953. Réédition Oeuvres complètes, tome VIII, Paris, Cerf, 2003. 10 MOÉ, p. 77. 11 André Ravier (1905-1999), s.j. français, ordonné en 1937. Supérieur de la province jésuite de Lyon de 1951 à 1957, il est ensuite rédacteur aux Études et se consacre surtout à des ouvrages de spiritualité (sur François de Sales notamment). 12 Lettre de Henri de Lubac au P. Ravier, 11 juin 1953, Vanves, M-Ly, 144/3. 13 Méditation sur l’Église, p. 222. 14 Le P. Assistant de France, Bernard de Gorostarzu, prévenait en effet le P. Ravier, le 7 août 1953, qu’un pamphlet contre la Compagnie avait été reçu par l’une des importantes maisons jésuites de Rome. Tout le début visait Henri de Lubac, accusé d’être le chef de file d’une nouvelle théologie qui n’était qu’une recrudescence du modernisme. Au sujet du chapitre Ecclesia mater de Méditation sur l’Église, dans lequel figure le passage cité, et qui avait été publié dans les Études au début de l’année, le pamphlet disait : « Le chapitre (…), rempli de considérations sur l’obéissance, apparaîtra dans son contexte historique, d’une impertinente et insupportable tartuferie. C’est l’occasion de rappeler la parole de saint Augustin : “Dénoncer les vices (ici la désobéissance) est le devoir des hommes bons et bienveillants ; quand les mauvais s’acquittent de cette fonction, ils assument un rôle qui ne leur convient pas” », Vanves, M/Ly, 144-3. 15 Lettre de Mgr Dell’Acqua au cardinal Gerlier, 17 décembre 1956, Vanves, M/Ly, 144-3. 16 Lettre du cardinal Gerlier à Pie XII, 8 novembre 1956, Vanves, M/Ly, 144-3. 17 Augustin Bea (1881-1968), s.j. allemand, ordonné en 1912. Confesseur de Pie XII, recteur de l’Institut Biblique de 1930 à 1949. Il est créé cardinal en 1959. Président du Secrétariat pour l’unité des chrétiens en juin 1960. 18 H. de Lubac, Sur les chemins de Dieu, Paris, Aubier, 1956. Réédition Œuvres complètes, tome I, Paris, Cerf, 2006. 19 MOÉ, p. 81.
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demandé le retrait du commerce et des maisons de formation jésuites, à la suite de l’encyclique Humani generis. Le P. Bea put alors envoyer une lettre à Henri de Lubac dans laquelle il lui adressait les remerciements du pape20. La détente se confirma rapidement sous le pontificat de Jean XXIII, puisque Henri de Lubac put reprendre son enseignement à partir de novembre 1959 et, l’extrait des Carnets en témoigne, il put, au début du mois de juillet 1960, retourner à Fourvière, alors qu’il résidait auparavant rue Sala à Lyon, après avoir séjourné rue de Sèvres à Paris. Certes, alors qu’il était nonce à Paris, de 1944 à 1953, Mgr Roncalli n’avait pas toujours été favorable aux jésuites de Fourvière, comme l’écrivait Mgr Saliège21 au P. de Lubac en 1946 : « Savez-vous que le nonce n’est pas content qu’à Rome j’aie cité “le scolasticat de Fourvière”, dont il prétend que la doctrine est suspecte. C’est à Mgr Théas22 qu’il l’a dit »23. Certes encore, il n’est pas sûr que le nonce, quoi qu’en ait dit plus tard le Père de Lubac24, ait été mécontent de l’encyclique Humani generis25 . Mais, devenu pape, il se montra soucieux de pacification : « Très peu de temps après son élection, il faisait remettre une forte aumône à la collection des “Sources chrétiennes” »26. Pourquoi alors, malgré tous ces signes de détente, Henri de Lubac, qui apprit sa nomination dans un bourg du Dauphiné, alors que son compagnon de route devait s’arrêter pour confesser des religieuses27, jugea-t-il cette nouvelle « étonnante » ? Pour le comprendre, il faut revenir sur le contexte des années précédant immédiatement sa nomination. En effet, le P. de Lubac n’avait jamais été lavé des soupçons pesant sur sa doctrine, et ce doute sur son orthodoxie était un motif de plainte récurrent. Ainsi, dans l’adresse à Pie XII pour la remise de quatre de ses ouvrages, écrivait-il qu’il espér[ait] néanmoins réjouir le cœur de Votre Sainteté en lui ouvrant son propre cœur et en lui donnant l’assurance qu’au cours d’une vie déjà longue il est toujours demeuré, par la grâce de Dieu, sans en excepter un seul jour, dans une disposition de foi, d’obéissance et d’affection filiale envers le Vicaire de Notre Seigneur Jésus-Christ sur la Terre28, 20 Ibid, p. 89-90. Voir également, Henri de Lubac, Entretien…, op. cit., p. 14. 21 Jules-Géraud Saliège (1870-1956), français, ordonné en 1895. Archevêque de Toulouse de 1928 jusqu’à sa mort, créé cardinal en 1946. Il s’est illustré durant la seconde guerre mondiale par une lettre pastorale d’août 1942 condamnant les persécutions antisémites. 22 Pierre Théas (1894-1977), français, ordonné en 1920. Évêque de Tarbes et Lourdes de 1947 à 1970. 23 MOÉ, p. 241. 24 « Cependant le nouveau pape, avec qui je n’avais jamais eu le moindre rapport personnel, avait été mécontent de ce qui s’était passé au temps d’Humani generis. Il s’était plaint à mon ami Paulus Lenz-Medoc, qui le voyait à Paris dans l’intimité, de n’avoir pas été consulté dans cette affaire, et même de n’avoir connu l’encyclique que par les journaux », MOÉ, p. 117. Cf. également Carnets, II, 11 mai 1964, p. 108. 25 En effet, dans son Journal de France, II, 1949-1953, édité par É. Fouilloux, Paris, Cerf, 2008, on lit, le 20 décembre 1950 : « Audiences : Mgr Dewitte, curé de Sainte-Catherine de Lille, M lle Berger, des Filles du Cœur de Marie, le P. Louis de la Sainte-Trinité (amiral d’Argenlieu) et le professeur Lenz-Medoc qui se fait lui aussi l’écho de certaines récriminations françaises et allemandes contre l’encyclique Humani generis. Quelle arrogance ridicule de la part de ces petits jeunes diplômés, qui ne sont pas encore sevrés et qui jugent sans critères ni fondements. Peu importe l’Église : c’est la science qui compte », p. 368. 26 MOÉ, p. 117. 27 Ibid. 28 Vanves, dossier 28, lettre du 12 mars 1958.
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ce qui était pour lui « une protestation respectueuse mais ferme contre l’essentiel des accusations consignées dans l’encyclique Humani generis »29. Le P. Général n’était jamais revenu sur le fond des accusations portées, ce qui n’empêchait pas, toutefois, une évolution de son attitude à l’égard du jésuite lyonnais. Ainsi, en février 1958, ce dernier se faisait-il l’écho d’une lettre reçue du P. Général me parlant de “mesures dont vous avez été victime depuis 1950”. “Il est clair qu’il y eut de part et d’autre des malentendus” (…) Mais le P. Général n’a pas l’air de vouloir revenir sur ces mesures ni même rien faire pour dissiper ces “malentendus”. Que s’est-il passé pour qu’il écrive de la sorte ? Je l’ignore !30. Pourtant, malgré tous ces signes encourageants, le Père de Lubac s’estimait en butte à une méfiance et à une opposition irréductibles. Il est frappant de constater sa conviction toujours renaissante d’être considéré comme suspect. Certes, les épreuves endurées et sa grande sensibilité n’étaient pas pour faciliter quelque retournement spectaculaire de son appréciation du fonctionnement central de la Compagnie. Cependant, il faut ajouter que les années précédant sa nomination voient des incidents se multiplier, notamment autour de deux affaires : la reprise de son enseignement, et le projet de Mélanges en son honneur, pour ses trente ans d’enseignement. Le P. Provincial, le P. Blaise Arminjon, proposa en juin 1958 au doyen de la faculté de théologie des Facultés catholiques de Lyon, Mgr Jouassard, de permettre à Henri de Lubac de reprendre son enseignement, ce qui constituerait une réparation publique, le P. Arminjon ayant toujours été, comme son prédécesseur le P. Ravier, un grand soutien du P. de Lubac. Il lui écrivait ainsi, le 12 juin 1958 : « Cette solution m’agrée, en effet, beaucoup : elle vous permet d’enseigner à nouveau publiquement, officiellement, la théologie. J’y tiens fort ! Après quoi, vous donnerez normalement votre démission »31. On le voit, il s’agissait là d’une mesure toute symbolique, qui ne fut pas, toutefois, sans susciter quelque crainte chez Mgr Jouassard, qui aurait préféré une démarche officielle de la Compagnie, permettant de dégager la responsabilité des Facultés catholiques. Même s’il protestait de son amitié pour le Père de Lubac, et même de sa vénération, Mgr Jouassard estimait que rien n’avait vraiment changé depuis 1950, malgré le témoignage d’estime de Pie XII : Mais de cette impression, on n’a qu’un témoignage indirect, non officiel. En outre, le Pape n’est plus. Or nous savons qu’à Rome, l’orientation des Pontifes n’est pas toujours rigoureusement identique de l’un à l’autre. Nous connaissons enfin la disposition générale des bureaux. Pas besoin d’insister32. Si le doyen faisait preuve d’une grande prudence, en dépit d’une amitié réelle pour le Père de Lubac – il proposa d’abord que le Père reprenne un cours sur le bouddhisme, sujet moins sensible que la théologie fondamentale – c’est qu’il avait été échaudé par les événements d’après-guerre, alors même qu’il avait toujours recommandé la 29 30 31 32
Vanves, dossier 28, lettre du Père de Lubac au P. Arminjon du 6 avril 1958. Vanves, dossier 28, lettre à ?, 11 février 1958. Vanves, dossier 28. Vanves, dossier 28, lettre de Mgr Jouassard au Père de Lubac, novembre 1958.
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p rudence, comme il l’expliquait dans une lettre au Père de Lubac, dans laquelle il manifestait une certaine lassitude, pour user d’un euphémisme, à l’égard d’une Compagnie jugée incompréhensible pour qui n’y appartient pas. Nous nous permettons d’en citer un large extrait, car elle éclaire d’un autre point de vue l’affaire de Fourvière : Quand, rentrant de captivité, j’ai été malheureusement élu doyen (…) j’ai mis quelques mois pour me rendre compte de la situation sur le plan théologique, tellement j’étais éberlué par ce que je constatais comme par ce qui m’était arrivé entre-temps. Dès que mon opinion a été faite, c’està-dire dans le courant de 1942, et assez tôt, si je me souviens bien, je suis allé trouver Mgr Lavallée [recteur des Facultés catholiques de Lyon], et je l’ai averti qu’il fallait s’attendre à ce que nous ayons des histoires et sans doute de grosses histoires. Nous en avons disserté ensuite pendant des mois et des mois ; vous m’assuriez que c’est moi qui créais l’affaire ; je répliquais que je voulais au contraire vous rendre service et ouvrir les yeux à la Compagnie. Je n’ai eu aucun succès ni avec vous ni avec le P. Rondet, ni avec le P. Bouillard, ni avec qui que ce fût. Pas plus quand vous êtes revenu du chapitre où vous aviez élu votre Général actuel. Il y avait eu pourtant cet avertissement fameux du Pape régnant relativement à “la théologie nouvelle”, avertissement lancé aux membres du chapitre eux-mêmes. Il ne s’agit pas de nous, m’avez-vous répondu à l’archevêché un jour de Comité théologique33. J’ai dû ensuite aller à Rome pour l’affaire Ch34. J’en ai profité pour passer au Borgo [Curie généralice des jésuites], et là encore j’ai essayé de parler et d’expliquer mon point de vue. J’ai eu l’impression d’avoir perdu complètement mon temps. De fait, la dispute s’est développée de plus en plus entre les adversaires déchaînés. J’ai déploré plus d’une fois devant vous cet acharnement et ses conséquences possibles ; vous m’avez répondu que vous aviez non seulement l’autorisation de vos supérieurs, mais leurs encouragements sinon leur ordre. Que pouvais-je faire dans ces conditions sinon déplorer ce que je considérais comme un aveuglement et trembler plus que jamais pour l’avenir ? 1950 est arrivé là-dessus, qui a montré hélas que je ne me trompais pas tellement qu’on avait voulu dire. J’aurais pu le faire sentir à la Compagnie et l’accabler. Je m’en suis bien gardé, quand bien même on s’est conduit à notre égard dans le moment avec une désinvolture que 33 Dans son rapport déjà cité du 28 octobre 1950 sur l’affaire de Fourvière (Vanves, M-Ly, 144/5), Henri Rondet écrit : « C’est dans le climat créé par cet article [l’article du P. Daniélou dans les Études de 1946] que se situe le fameux discours de Castel Gandolfo. Je rappelle que, très émus, les Pères français demandèrent alors des précisions. Il fut répondu que “le Saint-Père n’avait dit que ce qu’on lui avait demandé de dire” (mais qui ?) ; le Saint-Père aurait lui-même repris cette expression dans l’audience accordée au P. d’Ouince (19 octobre). En tout cas, le 22 octobre, recevant les Pères Provinciaux et le P. d’Ouince, le TRP Général assura que le discours ne visait pas spécialement la France encore moins Fourvière. Rentrant à Lyon, le P. Décisier rapporta ces réponses apaisantes, ajoutant que selon le P. de Boynes, aucune plainte n’avait été formulée contre des hommes déterminés dans les accusations dont il avait eu connaissance ». 34 Le Père de Lubac lui-même n’était pas sûr d’identifier correctement la personne en question, et se demandait si ce Ch. voulait désigner Antoine Chavasse, spécialiste de liturgie.
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je ne puis tout de même oublier. J’ai applaudi aux initiatives hardies et heureuses de son Éminence le Cardinal Chancelier [Mgr Gerlier], qui ont abouti à votre maintien en fonction, quoique en position de congé. Je n’ai malheureusement pas pu applaudir aux résistances qui se sont alors manifestées à Fourvière et qui ont abouti à l’ultimatum que vous savez et aux choses lamentables qui s’en sont suivies35. Bref, Mgr Jouassard ne voulait prendre aucune initiative qui pût mettre les Facultés catholiques en porte-à-faux avec Rome, et souhaitait que toutes les démarches vinssent de la Compagnie elle-même. Les signes les plus contradictoires se succédèrent alors en 1959, année durant laquelle s’ajouta à la question de la reprise de l’enseignement du P. de Lubac, celle des Mélanges en son honneur. En effet, en mars 1959, le P. Guillet avertit Mgr Jouassard de ce projet, dont ce dernier voulait, une fois encore, dégager la responsabilité des Facultés catholiques de Lyon, au point de mettre sa démission en jeu. Or, il semble que, alors que le projet naissait à peine et que je n’en étais pas averti, quelqu’un, probablement un s. j., alerta le P. Général : un complot s’était tramé pour montrer que tous mes livres étaient parfaits, que les condamnations portées par le P. Général étaient injustes, etc.36. Toutes ces manoeuvres ne firent qu’exacerber la sensibilité du P. de Lubac. Jacques Sommet37, recteur du théologat de Fourvière de 1953 à 1959, avait beau lui apprendre que le P. Général, malgré sa politique de regroupement des scolasticats, avait décidé de maintenir celui de Lyon « à cause du travail fait dans cette maison par le passé »38, le Père de Lubac n’en restait pas moins blessé par ces affaires et par la décision du P. Général, en avril 1959, de ne pas autoriser son article sur le Milieu divin de Teilhard de Chardin, au point de remettre en cause la possible reprise prochaine de ses cours. Le P. de Lubac estimait, en effet, que se posait à lui un réel problème de conscience : pouvait-il reprendre son enseignement si la plupart de ses écrits étaient considérés comme hétérodoxes ? On mesurera l’état des relations au peu d’aménité 35 Vanves, dossier 28, lettre de Mgr Jouassard au P. de Lubac du 1er juillet 1959. A la fin de sa lettre, Mgr Jouassard fait allusion au fait que, en 1951, les Pères d’Ancezune et Rondet, respectivement Provincial de Lyon et préfet des études de Fourvière furent écartés « au motif que l’ensemble du corps professoral n’a pas présenté spontanément sa soumission à Rome », D. Avon, Ph, Rocher, Les jésuites et la société française. xixe-xxe siècles, Toulouse, Privat, 2001, p. 193. De fait, le P. Socius du Provincial, le P. Simon Jacquet, écrivait au Provincial, après la lettre du P. Général de février 1951 : « Le fait que les professeurs n’ont pas pu se mettre d’accord sur une adresse de soumission prouve bien que l’accord n’est point tellement fait sur la plénitude de la soumission » et ajoutait : « Le bloc professoral de Fourvière, qui n’arrive pas à se désolidariser du P. de Lubac et qui par conséquent se durcit dans une soumission réticente, peut-il demeurer en place tel quel ? », lettre du 23 mars 1951, Vanves, M-Ly, 144/5. 36 Vanves, dossier 28, rapport établi par le Père de Lubac, et daté du 26 mai 1959. 37 Jacques Sommet (1912-2012), s.j. français. Professeur de philosophie, spécialiste des rapports avec le monde incroyant, il promeut la Mission ouvrière dans la Compagnie. Il a laissé un témoignage sur sa vie : L’honneur de la liberté, Paris, Centurion, 1987. Deux chapitres sont notamment consacrés à sa déportation à Dachau. 38 Vanves, dossier 28, lettre de Jacques Sommet au P. de Lubac, du 17 mai 1959.
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d’une lettre du P. de Lubac au P. Provincial : « Je n’ai plus, vous le savez, et je dois vous le dire nettement quoique cela me soit très dur, aucune confiance dans le gouvernement central de la Compagnie, parce que l’expérience m’a prouvé qu’on n’y avait aucun désir de vérité »39. On pourrait certes objecter que le gouvernement central ne désigne pas seulement le P. Général, qui était entouré de conseillers dont le P. de Lubac, c’est une litote, ne pensait pas le plus grand bien, mais une note de mai 1959, en réaction à une lettre du Père Général – « Je ne crois pas que nous arrivions à dissiper le malentendu qui s’est établi entre nous » – ne laisse guère de doutes sur l’appréciation par le Père de Lubac du Père général lui-même : Pour la commodité de son administration, comme pour la satisfaction du petit clan dont il s’est fait le serviteur, il aurait voulu m’arracher l’aveu des crimes dont j’étais accusé. Il savait fort bien qu’il n’avait pas le droit de me le commander. Aussi a-t-il usé de tous les moyens pour m’y contraindre : exhortations, pressions, menaces. Après s’être fait mon calomniateur en 1950, il m’a encore accusé trois ans de suite d’insoumission auprès du pape40. Par une théologie inouïe, il a élevé au rang de décisions publiques, solennelles, infaillibles de l’autorité suprême les misérables pamphlets publiés contre moi (…) ainsi que les censures privées, secrètes, irresponsables, qu’il faisait publier41. Le Père Général engagea cependant le Père de Lubac à reprendre son enseignement, ce qui peut, du reste, être tout à fait compatible avec le refus de l’article sur Teilhard de Chardin, quand on sait la suspicion dans laquelle était tenu l’auteur du Milieu divin. Le Père de Lubac était disposé à reprendre le chemin des Facultés, quand, énième rebondissement, c’était cette fois son article sur « La doctrine du P. Lebreton »42 qui était rejeté par les censeurs romains43, ce que le Père de Lubac interprétait, sans doute un peu rapidement, comme une interdiction d’enseigner. L’attitude du Père Général en laissait plus d’un perplexe, à commencer par le Père Arminjon, qui demanda au Père de Lubac de reprendre tout de même l’enseignement, ce qui fut fait à la rentrée 1959. En effet, malgré ses lettres parlant de « malentendus », le Père Janssens, à en croire le P. Arminjon, n’était pas très bien disposé à l’égard du Père de Lubac. Ce dernier rapporte ainsi une conversation qu’il a tenue avec son Provincial en juin 1959 : 39 Vanves, dossier 28, lettre du 7 mai 1959. 40 Ce jugement est à nuancer. Le P. Général écrivait, en effet, au Père de Lubac, en 1952 : « Je n’ai jamais douté de la sincérité de votre entière soumission aux décisions de l’Église » (14 juin 1952, Vanves, M-Ly, 144/3). Cependant, le P. Louisgrand, vice-provincial, écrivait au provincial, quelques mois avant : « Le P. Gl [Général] lui [de Lubac] a bien fait comprendre (…) que nul papier de lui qui ne reconnaîtrait pas la condamnation de ses idées dans l’Encyclique et ne déclarerait pas s’y soumettre n’aurait désormais chance d’être agréé » (Vanves, 4 mars 1951, M-Ly, 144/5), ce qui ne témoigne tout de même pas d’une confiance absolue. 41 Vanves, dossier 28, mai 1959. 42 Jules Lebreton (1873-1956), s.j. français, ordonné en 1903. Professeur de théologie à l’Institut catholique de Paris à partir de 1905, il y inaugure la chaire des « origines chrétiennes ». Il dirige les Recherches de science religieuse de 1927 à 1945, en voulant montrer qu’était possible l’association entre orthodoxie et critique exigeante. 43 Vanves, dossier 28, lettre du Père de Lubac au Père Provincial, 19 juin 1959.
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Il me dit et me répète que l’attitude du Père Général est incompréhensible. Il constate que tout témoignage en ma faveur, qu’il vienne d’un homme d’Église, d’un supérieur de la Compagnie, ou d’un théologien, ne fait que l’indisposer contre moi davantage44. Henri de Lubac estimait donc avoir été très gravement mis en cause en 1950 du fait de Pères jésuites conseillant le Père Général45, et pensait également que cette opposition de quelques Pères, qui discréditait sa parole, n’était pas éteinte. Il peut ainsi écrire au Père Provincial, le Père Arminjon, en janvier 1960, soit seulement quelques mois avant sa nomination comme consulteur : Les hommes moins que médiocres qui sont les instances suprêmes auprès de notre Père Général sont aveugles, – et, de plus, mus par des passions infiniment petites. Jusqu’à ma mort, je serai au moins dans la catégorie des suspects. Et c’est ce qui me force à me taire. Depuis plus de douze ans, j’assiste, muet (pour les choses essentielles), au Drame de la Foi qui se joue à notre époque. Les mensonges solennellement entérinés par le P. Général en 1950 m’ont tué46. 44 Vanves, dossier 28, rapport établi par le Père de Lubac et daté du 26 mai 1959. 45 On peut citer les extraits suivants : « L’acte principal d’accusation fut dressé par le Père Guy de Broglie. Il fut répandu dans le monde entier, grâce aux relations de la Grégorienne avec tous les pays. La situation romaine du Père Charles Boyer (et sans doute de quelques autres) permit d’atteindre et d’inquiéter les membres les plus influents du gouvernement de l’Église », et la confiance du Père Général fléchit alors : « En 1950, au reçu d’un dossier exorbitant, plein de calomnies aussi invraisemblables qu’abominables, le Père Général, mal conseillé par le Père Dhanis, qui n’a pas craint alors de jouer un rôle de faux témoin, a contresigné pratiquement ce dossier, sans faire le moindre commencement d’enquête ». Lettre de Henri de Lubac au Père Provincial André Ravier, du 30 mars 1957. 46 Vanves, dossier 29, chemise 1960, lettre d’Henri de Lubac au P. Arminjon, du 21 janvier 1960. Citons encore un extrait d’un rapport du 23 mai 1959, remis au P. Arminjon par le Père de Lubac, et qui montre bien le discrédit dans lequel le Père de Lubac estimait avoir été jeté par les mesures de 1950 : « Même si les dispositions du Père Général changeaient du tout au tout, il n’est plus en son pouvoir de détruire l’effet de ses actes. Il a publiquement encouragé et autorisé un flot de calomnies qui a fait son œuvre sans retour. Les manuels de théologie et de philosophie me classent avec les hérétiques ou avec les ennemis déclarés de la foi, tel le philosophe athée Brunschvicg ; d’autres me traitent en suppôt du marxisme. Des histoires de l’Église, des ouvrages de vulgarisation théologique me mentionnent comme l’héritier des modernistes. Les textes officiels sont là, et les pamphlets canonisés : pas besoin de recourir à mes écrits. L’interdiction de répondre à aucune attaque a consolidé de tels jugements dans l’opinion catholique, d’autant plus que ce sont les hommes jouissant de la confiance du Père Général qui ont lancé puis organisé la calomnie et inventé contre moi le grief d’hypocrisie. En France, les hommes sérieux, qui, mieux avertis, savent bien que tout est faux dans ce qu’ils peuvent contrôler de cette affaire, supposent forcément qu’elle comporte de ma part des dessous inavouables ; aucun d’eux n’oserait croire que mon supérieur général a sévi de la sorte et prononcé de tels jugements sans avoir eu avec moi le moindre entretien à ce sujet, sans recueillir la moindre information auprès de mes supérieurs ou de mes collègues, et que ses condamnations ont succédé sans transition, par un coup de surprise, aux marques de confiance et aux encouragements. Le petit groupe de théologiens intégristes, toujours disposé à trouver l’hérésie en tout écrit venant d’un jésuite, a maintenant ses positions bien assises. Si, par hasard, quelque liberté d’expression m’était rendue, je sais qu’à la moindre critique le Père Général me lâcherait de nouveau, sans égard à la vérité. Il a toujours refusé de blâmer la calomnie, même lorsque demande lui en a été faite officiellement par ma Province. Lorsque parut ma Méditation sur l’Église (par une suite de “hasards” qui l’ont pris de court, je le tiens de lui-même), il écrivit à mon Provincial de veiller à ce qu’on sache pas [sic] que le livre avait passé par Rome. Il a accepté sans protestation que la Grégorienne exige qu’un
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Henri de Lubac estimait donc, malgré les améliorations réelles connues depuis quelques années, être toujours en butte à une opposition de la Curie généralice jésuite. Pour autant, il serait faux de circonscrire l’opposition aux seuls milieux jésuites, au vu des vota du Latran, de l’Angélique ou encore de Saint-Bonaventure. Ainsi, lorsque l’on connaît ces oppositions, la nouvelle de la nomination peut en effet sembler « étonnante ». Comment la comprendre ? Il faut tout d’abord revenir brièvement sur le mode de fonctionnement de la phase préparatoire. Cette dernière s’ouvrit le 5 juin 1960 par un motu proprio47, Superno Dei nutu, qui fixe l’organisation de cette phase. Après la phase antépréparatoire qui avait collecté, analysé puis synthétisé les vota, la phase préparatoire devait rédiger des textes qui seraient soumis aux Pères conciliaires, lors du Concile proprement dit. Pour cela, le travail était réparti entre onze48 commissions et trois secrétariats, l’ensemble étant coiffé par une Commission centrale, à laquelle sont soumis les textes des diverses commissions. Chaque commission comprend des membres, qui ont le droit de vote et de parole, et des consulteurs, qui ne votent pas et ne peuvent s’exprimer que sur invitation. Cette phase préparatoire est moins « romaine » que la précédente, si l’on considère les hommes qui sont à l’œuvre. En effet, on note une certaine internationalisation des membres des Commissions, même si É. Fouilloux remarque que plus d’un tiers d’entre eux réside à Rome. Ce pourcentage est même plus élevé pour les premières nominations de juillet 1960 (27 membres et 29 consulteurs) à la Commission théologique, puisque G. Caprile dénombre 21 membres ou consulteurs résidant à Rome et 35 en dehors de Rome49. La Curie conserve en outre un rôle majeur, puisque les présidents des commissions étaient presque tous des cardinaux qui étaient les préfets des congrégations correspondantes. Pour la Commission théologique préparatoire, il s’agit du cardinal A. Ottaviani50, secrétaire du Saint-Office. Le secrétaire était le P. S. Tromp51, s.j. A. Ottaviani et S. Tromp réunirent une souscommission, sorte de groupe informel composé de membres du Saint-Office, afin d’examiner les noms des membres possibles. En effet, dès le 13 juin 1960, P. Parente,
de ses membres dise du mal de mon livre Sur les chemins de Dieu, qu’il avait cependant lui-même approuvé ; etc. Je suis donc livré sans garantie. Je l’ai vu avec évidence et dit dès septembre 1950 : quand un religieux est solennellement calomnié dans sa profession religieuse et dans sa foi par son propre père, devant l’Église, tout est fini ». Vanves, dossier 28. 47 Acte émanant directement du pape comme législateur suprême de l’Église. 48 Superno Dei nutu en annonçait 10, mais une onzième commission, pour les cérémonies, fut annoncée le 17 novembre 1960. 49 G. Caprile, Il Concilio Vaticano II. Annunzio e preparazione. Volume I Parte I : 1959-1960, Rome, La Civiltà Cattolica, p. 211. 50 Alfredo Ottaviani (1890-1979), italien, ordonné en 1916. Assesseur du Saint-Office en 1935, il est créé cardinal en 1953, puis nommé secrétaire du Saint-Office en 1959. Il préside la commission théologique préparatoire, puis la commission doctrinale. En 1966, il devient pro-préfet de la nouvelle congrégation pour la doctrine de la foi. 51 Sebastiaan Tromp (1889-1975), s.j. néerlandais, professeur de théologie à la Grégorienne de 1929 à 1967. Secrétaire de la commission théologique préparatoire puis de la commission doctrinale. Il est également consulteur de la congrégation du Saint-Office. Expert au concile.
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F. Hürth52, D. Staffa53, P. Philippe54, C. Balić55, L. Ciappi56 et A. Piolanti reçurent une liste de noms en vue de la composition de la commission théologique préparatoire57. Il s’agissait d’émettre un avis sur les noms indiqués, avec la possibilité d’en ajouter d’autres. Cette première liste fut établie par la Secrétairerie d’État, et complétée par la chancellerie du Saint-Office58. Le 24 juin, le petit groupe se réunit, avec de menus changements dans sa composition, afin d’examiner la liste. Celle-ci était très large puisqu’elle comprenait 25 archevêques résidentiels et 12 titulaires, 14 évêques résidentiels et 13 titulaires, 13 prêtres séculiers et pas moins de 72 religieux. Toutefois, ni Henri de Lubac, ni Yves Congar59 ne font partie de cette liste60. Enfin, le 28 juin, le P. Tromp, secrétaire de la commission théologique préparatoire, envoya aux membres du groupe la liste des personnes prises en considération pour faire partie de la commission, en demandant à ses correspondants de sélectionner neufs noms, susceptibles d’en devenir membres (la commission distinguant le statut de membre de celui de consulteur), venant s’ajouter aux membres déjà choisis. Les autres noms de la liste deviendraient alors consulteurs. Dans cette liste, se trouve cette fois le nom du Père de Lubac, qui fut donc probablement ajouté lors de la réunion du 24. On ne s’étonnera évidemment pas de constater, au vu de son votum antépréparatoire, que Mgr Piolanti ne l’ait pas retenu parmi ceux susceptibles de devenir membres de la commission. L. Ciappi, C. Balić, P. Philippe, D. Staffa ne le firent pas davantage61. Après cette consultation, une liste fut établie au début du mois de juillet 1960, 52 Franz Hürth (1880-1963), s.j. allemand, ordonné en 1911. Moraliste, il a été l’un des conseillers de Pie XII. Enseignant à la Grégorienne, il est membre de la commission théologique préparatoire, et est nommé expert en 1962. 53 Dino Staffa (1906-1977), italien, ordonné en 1929. Archevêque titulaire de Césarée, secrétaire de la Congrégation des Séminaires et Universités. Créé cardinal en 1967. Membre de la commission antépréparatoire, puis, lors de la première session, nommé par le pape membre de la commission des séminaires, des études et de l’éducation catholique dont il devient l’un des vice-présidents. 54 Paul Philippe (1905-1984), o.p. français, ordonné en 1932. Commissaire du Saint-Office de 1955 à 1959 puis secrétaire de la Congrégation des Religieux. Il est membre de la commission antépréparatoire. Devenu évêque titulaire en août 1962, il est nommé membre de la Commission des religieux lors de la première session. Créé cardinal en 1973, il est Préfet de la Congrégation pour les Églises orientales de 1973 à 1980. 55 Carlo Balić (1899-1977), o.f. m. yougoslave. Théologien, mariologue, professeur de théologie dogmatique et mariale à l’Antonianum, et, à partir de 1959, au Latran. Il est consulteur de la congrégation du Saint-Office, et président fondateur de l’académie pontificale mariale internationale. Membre de la commission théologique préparatoire, il est nommé expert en 1962. 56 Mario Luigi Ciappi (1909-1996), o.p. italien, ordonné en 1932. Maître du Sacré Palais à partir de 1955, consulteur à la Congrégation du Saint-Office. Membre de la commission théologique préparatoire, nommé expert en 1962. Créé cardinal en 1977. 57 Pour tout ce qui suit sur les nominations, nous nous référons aux documents rassemblés par A. von Teuffenbach, dans son édition du journal conciliaire du P. Tromp, Konzilstagebuch, Rome, Editrice Pontificia Università Gregoriana, 2006, p. 793-818, ainsi qu’aux archives vaticanes. 58 ASV, 736, 60, feuille anonyme (mais que l’écriture permet d’attribuer à Michel Leclercq, minutante au Saint-Office) datée du 24 juin 1960 et rendant compte de la réunion de ce jour. 59 Yves Congar, (1904-1995), o.p. français. Théologien, consulteur de la commission théologique préparatoire, nommé expert en 1962. Il travailla notamment sur l’Église et l’œcuménisme. Cofondateur de la revue Concilium. Créé cardinal en 1994. 60 ASV, 736, 60. D’autres noms ont été ajoutés au crayon, mais pas ceux des PP. de Lubac ou Congar. 61 ASV, 736, 58.
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c omportant 31 noms de membres et 30 de consulteurs, parmi lesquels Henri de Lubac et Yves Congar, afin qu’elle soit soumise à l’approbation du pape Jean XXIII. Le 12 juillet, les membres et consulteurs étaient nommés officiellement62. Parmi eux, Henri de Lubac. Plusieurs pistes sont possibles pour l’expliquer. Écoutons le P. de Lubac lui-même : sachant les difficultés qu’avaient eues en France deux Ordres religieux avec les organismes romains, il [ Jean XXIII] fit un choix symbolique pour montrer que c’était là du passé : le Père Congar et votre serviteur furent nommés experts à la Commission théologique préparatoire63. Henri de Lubac insiste donc sur la motivation de l’apaisement, puisque cette nomination, comme celle du dominicain Y. Congar, serait un signe de réconciliation lancé par le pape lui-même. Il ne s’agit pas là d’une analyse forgée a posteriori. En effet, à l’époque même, rencontrant Y. Congar, nommé consulteur lui aussi, le jésuite lui indique que leurs noms furent ajoutés « pour marquer que les “affaires françaises” [étaient] finies. On lui a fait remarquer que les membres de la Commission sont 27 ; les consulteurs 27 + 2… »64. L’ajout de leurs deux noms aurait donc une dimension toute symbolique. Pourtant, rien ne prouve l’implication de Jean XXIII, puisque la liste qui lui a été soumise comportait déjà le nom du Père de Lubac. Quant au symbolisme des chiffres, 27 et 27 + 2, il est clair qu’il relève d’une interprétation forcée. En effet, on l’a dit, la liste soumise au Pape comportait 31 noms de membres et 30 de consulteurs. Or, Jean XXIII fit retirer quelques noms pour diverses raisons (le nom de Mgr Blanchet fut retiré de la liste car il devait être nommé à une autre commission), ce qui fit aboutir à 27 membres et 29 consulteurs. Le Père de Lubac estimait aussi que Jean XXIII avait pu être influencé par son successeur à la nonciature : le cardinal Paolo Marella65, nonce apostolique en France de 1953 à février 1960. Dès cette époque, Henri de Lubac associait les deux hommes pour expliquer sa nomination, dans une lettre à son confrère Gaston Fessard : « Cette nomination de “consulteur” m’a bien étonné ! Ce doit être, je suppose, un coup de Mgr Marella, et de Jean XXIII »66. Le Père de Lubac était reconnaissant de l’attitude du nonce à son égard à la fin des années 1950. Ainsi, dans son Mémoire sur l’occasion de mes écrits, il explique qu’en 1959, lors du congrès anselmien à l’abbaye du Bec, auquel l’abbé l’avait convié, Mgr Marella fit de lui « dans son allocution, un éloge emphatique, [l]e présentant comme un maître… Cette petite manifestation avait évidemment été concertée »67. Le Père de Lubac ne changea pas d’avis les 62 La publication dans L’Osservatore romano date du 18 juillet 1960 pour les membres et des 17, 18, 20 et 23 août pour les consulteurs. ASV, 371, 1. 63 H. de Lubac, Entretien…, op. cit., p. 16. Les deux ordres sont les jésuites et les dominicains. 64 Y. Congar, Mon Journal du Concile, Paris, Cerf, 2002, édité par Éric Mahieu, I, 6 septembre 1960, p. 21-22. 65 Paolo Marella (1895-1984), italien, ordonné en 1918. Nonce apostolique en France de 1953 à février 1960. Il est président de la Commission préparatoire puis de la Commission conciliaire des évêques et du gouvernement des diocèses. Membre du Secrétariat pour l’unité à partir de 1963. Président du Secrétariat pour les non-chrétiens. 66 Lettre à Gaston Fessard, 4 août 1960, CAECL. 67 MOÉ, p. 83.
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a nnées passant, puisque dans la version amendée de ses Carnets du Concile, il introduit la précision suivante, après le nom de Paolo Marella : « Ancien nonce à Paris, qui y avait été très bon pour moi »68. Là non plus, aucun document ne va dans le sens d’une telle influence. D’autres explications existaient toutefois, et Henri de Lubac s’en fait l’écho lui-même. Cependant, selon un de ces théologiens qui en savent toujours plus que l’autorité même sur ses jugements et ses desseins, la chose s’expliquerait autrement : instruite par les défections qui ont suivi le premier concile du Vatican (qui avait tenu à l’écart les théologiens hétérodoxes), la Sainte Église a fait venir à Rome des théologiens tels que Congar, Daniélou, Rahner69 et de Lubac, faisant ainsi tout ce qui est en elle pour les retenir dans son sein maternel70. Bien qu’Henri de Lubac ne fasse pas grand cas de cette hypothèse, il semble, au vu des vota cités, qu’on ne puisse la balayer du revers de la main sans plus d’examen. Il est bien évident qu’Henri de Lubac, consulteur ou non, n’allait pas devenir un opposant irrémédiable. Ses écrits étaient soumis à la censure, et même à une double censure : celle du Provincial, comme il est normal, et celle de la Curie généralice, signe supplémentaire de la méfiance persistante des milieux jésuites romains. Surtout, Henri de Lubac était trop pénétré de l’esprit d’obéissance et d’amour pour l’Église pour devenir un opposant invétéré, au point de sortir de ce « sein maternel » de l’Église. Sa Méditation sur l’Église le dit assez, comme l’indique H. Vorgrimler : Le Père de Lubac considère l’Église comme une personne et comme une mère ; et toute critique, si justifiée qu’elle soit à l’égard de l’Église, il la subordonne à cette idée : c’est ma mère que je critique, ma mère à qui je dois tout71. L’hypothèse de ce théologien, que Henri de Lubac ne cite d’ailleurs pas, est donc de peu de poids. Pour autant, cela ne signifie pas, qu’à Rome, l’apaisement avait gagné 68 Carnets, I, 15 novembre 1960, p. 15, note 2. Le Père de Lubac, dans cet extrait, semblait du reste touché de l’attention du cardinal Marella à qui il rendait visite à Rome : « Visite au cardinal Paolo Marella, via della Conciliazione ; il me montre en détail sa belle bibliothèque des religions extrêmeorientales doublée, dans une grande alcôve, d’une bibliothèque faite exclusivement d’ouvrages japonais : beaucoup sont anciens, magnifiquement illustrés, disposés en rouleaux ou en cahiers, ceuxci dans des coffrets. Nous les admirions, ventre à terre, lorsqu’on est venu annoncer Mgr Guerry, archevêque de Cambrai ; le cardinal a fait attendre, pour achever de me montrer ses trésors ». 69 Karl Rahner (1904-1984), s.j. allemand, ordonné en 1932. Théologien, il exerça une très grande influence sur la pensée catholique. Consulteur de la commission préparatoire de la discipline des sacrements, il est nommé expert en 1962. Il est l’un des fondateurs de la revue Concilium en 1965. 70 H. de Lubac, Entretien…, op. cit., p. 16. 71 R. Vander Gucht (dir), H. Vorgrimler (dir), Bilan de la théologie du xxe siècle, Paris, Casterman, 1970, p. 815. Nous pourrions également, dans le même esprit, citer le Père de Lubac lui-même, dans Catholicisme : « Celui qui fait schisme ou qui provoque la discorde attente donc à ce qu’il y a de plus cher au Christ, puisqu’il attente à ce “corps spirituel” pour lequel le Christ a sacrifié son corps de chair. Il manque à la charité la plus essentielle, celle qui veille sur l’unité », H. de Lubac, Catholicisme, op. cit., p. 52.
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tous les esprits. Les opposants de Henri de Lubac pouvaient en effet paradoxalement se satisfaire de cette nomination comme consulteur, car les servitudes de ce statut pouvaient limiter fortement son influence réelle. En outre, les consulteurs, comme les membres, ont une obligation de secret sur les travaux menés en commission, comme l’apprend bien vite le Père de Lubac : « 6 août 1960. Je reçois une lettre du cardinal Ottaviani, expliquant le rôle des consulteurs de cette commission et prescrivant désormais le secret »72. Cette obligation du secret empêche ainsi d’exercer une influence à l’extérieur. Pour d’éventuels opposants à Henri de Lubac, cette nomination ne peut-elle servir d’alibi ? Ne montrerait-elle pas une réconciliation, une « ouverture » à des théologiens qui avaient rencontré des difficultés avec les autorités de l’Église, tout en pouvant limiter très fortement leur action effective au sein du Concile ? Leur nomination serait ainsi un gage donné à tous ceux qui se seraient montrés prompts à fustiger une composition trop exclusivement « romaine » des commissions. F. Hürth, répondant à la lettre du P. Tromp déjà mentionnée, dans laquelle le secrétaire de la commission théologique préparatoire demandait à quelques membres du SaintOffice neuf noms pour compléter la liste des membres, fait à ce propos une remarque révélatrice. Sa réponse comporte pas moins de 26 noms, assortis, le plus souvent, d’un bref commentaire. Or, parmi les personnes pouvant, selon lui, devenir membres de la commission, figure le Père de Lubac, tout comme le P. Congar. Il écrit : Henricus de Lubac s. i. In praeparandis Litt. Enc. : “Huamni [sic] generis” pluries eius mentio facta est. Valet quod supra de P. Congar monitum est »73, à savoir que « non in omnibus traditionalis scientiae theologicae sectator ; sed eius nominatio pluribus opponentibus os clauderet74. Les deux hypothèses, apaisement et contrôle possible d’hommes considérés comme des opposants potentiels, sont ainsi tout à fait conciliables, d’autant plus qu’il semble bien que ce soit lors de la réunion des membres du Saint-Office, le 24 juin 1960, que le nom de Henri de Lubac fut ajouté.
B. Les réactions à cette nomination L’ambivalence de cette nomination fut tout à fait perçue, aussi bien par Henri de Lubac que par Yves Congar. Nous avons vu que, lors de leur rencontre du 6 septembre 1960, Henri de Lubac avait indiqué au P. Congar que cette nomination marquait la fin des « affaires françaises ». Y. Congar partage ce point de vue, sans jamais le dissocier toutefois des limites de leur action possible. Il l’écrit très clairement : Il y avait Lubac et moi. Incontestablement, cela nous dédouanait dans l’opinion catholique, au moins dans les sphères officielles – car les 72 Carnets, I, 6 août 1960, p. 7. 73 « Henri de Lubac s. j. Dans la préparation de l’encyclique Humani generis, il a été fait mention de lui plusieurs fois. L’avertissement au sujet du Père Congar vaut également ». S. Tromp, Konzilstagebuch, op. cit., p. 803-804. 74 Ibid, p. 803. « Il n’est pas en toutes choses un adepte de la science théologique traditionnelle, mais sa nomination ferait taire un grand nombre d’opposants ». ASV, 736, 58.
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couches vivantes et actives réelles n’ont jamais suivi l’indication répétée de discrédit venue de Rome. Les sphères officielles l’avaient suivie davantage. Ce point est réel et je ne veux pas en diminuer la portée. Mais après ? Nous sommes des hapax75 dans un texte dont le contexte me semble si orienté dans le sens conservateur ! Nous avoir nommés consulteurs, c’est aussi un moyen de nous écarter du travail effectif, que feront les membres de la commission76. Si Y. Congar perçoit parfaitement l’ambivalence de cette nomination, cela ne l’empêche pas de préparer des textes pour la phase préparatoire, et Henri de Lubac semble d’abord dans le même état d’esprit : une lucidité empreinte d’espoir. Lucidité, car le titre de consulteur risque de se révéler honorifique, sans rôle effectif. Henri de Lubac écrit ainsi à H. Bouillard : Vous aurez su que me voilà “consulteur” de la commission théologique du Concile ! J’ai reçu un beau papier pour cela, signé Tardini, j’ai idée que ces “consulteurs” ne seront guère consultés ; et, d’autre part, vous aurez vu les autres noms…77. On retrouve là exactement les craintes d’Y. Congar. En effet, il est bien évident que la composition de la commission, orchestrée par A. Ottaviani et S. Tromp, allait dans le sens de ces professeurs romains. Rappelons-nous de l’un des vota du Latran, rédigé par A. Piolanti, qui nommait explicitement Henri de Lubac comme un auteur à la doctrine erronée. La Commission théologique allait leur permettre de siéger ensemble, pour préparer les textes du futur Concile… La Suprême Congrégation marquait indéniablement de son empreinte la composition de la Commission théologique. Nous avons dit que le président de cette dernière, A. Ottaviani, était également secrétaire du Saint-Office. La liste de membres de la commission présentée au pape comportait, en outre, pas moins de dix noms présentés comme étant membres du Saint-Office : P. Philippe, D. Staffa, C. Balić, L. Ciappi, R. Gagnebet, F. Hürth, A. Piolanti, S. Tromp, S. Garofalo et A. Verardo. Le P. Dhanis, en qui le P. de Lubac voyait l’un de ceux qui l’avaient perdu en 1950, était également membre de la commission. Du reste, et c’est peut-être un signe de sa lucidité quant à son rôle possible, lorsqu’il accuse réception de sa nomination auprès du P. Felici78, le Père de Lubac reste extrêmement mesuré, se contentant de prendre acte de sa nomination et de remercier de l’envoi de la lettre du cardinal Tardini79, alors que la plupart des consulteurs faisaient protestation, dans un style ecclésiastique, de leur extrême indignité devant la tâche qu’ils avaient l’immense honneur de se voir confier. 75 En exégèse, mots n’ayant qu’une seule occurrence dans la Bible. 76 Y. Congar, Mon Journal, I, juillet 1960, p. 18. 77 Vanves, dossiers 39-40, lettre du 28 juillet 1960. 78 Pericle Felici (1911-1982), italien, ordonné en 1933. Archevêque titulaire en 1960, créé cardinal en 1967, il devient président du Conseil pontifical des textes de lois en 1967, puis préfet du Tribunal suprême de la signature apostolique en 1977. Secrétaire général de la commission centrale préparatoire, il devient secrétaire général du Concile. 79 ASV, 371, 4, lettre du 27 juillet 1960.
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Pourtant, à l’annonce de sa nomination, Henri de Lubac n’était pas totalement pessimiste. Évoquant sa double censure dans une lettre à H. Bouillard, il écrit : « Si mon titre ronflant de “consulteur” théologique du Concile pouvait avoir pour effet de lever pour moi cet obstacle, je m’en féliciterais »80. Mais ce n’est pas tout. Bien que Henri de Lubac soit, on l’a vu, très lucide sur l’ambivalence de sa nomination, il semble moins pessimiste que Congar sur le rôle qu’ils peuvent être amenés à jouer. En effet, alors que le premier mouvement de Congar est de se dire « pratiquement mis hors du coup »81, au point d’hésiter à accepter la nomination, Henri de Lubac, lui, insiste davantage sur l’ouverture que représente l’ajout de leurs noms à la liste des consulteurs. Ce contraste entre les deux hommes se révèle lors de leur rencontre, à Lyon, le 6 septembre 1960 : « Mais le P. de Lubac me paraît optimiste quand il pense qu’on ne sera pas fâché, à Rome, d’avoir du travail FAIT et que, si nous envoyons quelque chose d’élaboré et d’utilisable, cela aura son effet tôt ou tard »82. Une lucidité empreinte d’un léger espoir donc. Ce léger optimisme n’était pas dénué de tout fondement. En effet, à observer la liste des membres et des consulteurs, on ne peut nier que la commission n’était pas composée uniquement de théologiens de la mouvance du Saint-Office, même si celui-ci était très présent. Ainsi, Henri de Lubac et Yves Congar n’étaient pas les seuls noms représentatifs d’une certaine ouverture, même si les sanctions qu’ils avaient connues rendaient leur nomination encore plus symbolique. L. Cerfaux83, grand nom du renouveau biblique, par exemple avec La théologie de l’Église suivant Saint Paul (1942), fut nommé membre de la commission. G. Philips84, nommé membre lui aussi, avait, pour sa part, beaucoup travaillé sur le laïcat. Quant à B. Häring85 ou P. Delhaye86, tous deux nommés consulteurs, ils s’étaient illustrés dans le domaine de la théologie morale, en réagissant contre le juridisme, et en défendant une morale fondée davantage sur le dogme et l’Écriture. Dans ses commentaires, F. Hürth estimait aussi que A. Janssen87, professeur à Louvain était « solidae, sed simul aliquo modo audacis scientiae »88. Certes, beaucoup des représentants de cette 80 Vanves, dossiers 39-40, lettre du 14 août 1960. 81 Y. Congar, Mon Journal, I, juillet 1960, p. 18. 82 Ibid, p. 22. 83 Lucien Cerfaux (1883-1968), exégète belge. Professeur d’exégèse du Nouveau Testament à l’Université catholique de Louvain. Membre de la commission théologique préparatoire, il est nommé expert en 1962. 84 Gérard Philips (1899-1972), belge. Professeur de dogmatique à la faculté de théologie de Leuven. Membre de la commission théologique préparatoire, il est nommé expert en 1962, et devient secrétaire adjoint de la commission doctrinale en 1963. Il s’affirme comme le véritable organisateur du travail de la commission doctrinale, et joue un rôle considérable dans la rédaction de Lumen Gentium. 85 Bernard Häring (1912-1998), c.ss.r. allemand, ordonné en 1939. Grand théologien moraliste, professeur à l’Alfonsianum à Rome de 1949 à 1987. Consulteur de la commission théologique préparatoire, il est nommé expert en 1962. Il est très actif dans la rédaction de Gaudium et Spes. 86 Philippe Delhaye (1912-1990), belge. Professeur aux Facultés catholiques de Lille et de Louvain (faculté de théologie). Consulteur à la commission théologique préparatoire, il devient expert à partir de la deuxième session. Il devient plus tard secrétaire de la commission théologique internationale. 87 Arthur Janssen (1886-1979), belge. Moraliste enseignant à Louvain, de 1918 à 1969. Consulteur de la commission théologique préparatoire. 88 « D’une science solide, mais en même temps, d’une certaine façon audacieuse ». Konzilstagebuch, op. cit., p. 803.
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« ouverture » étaient consulteurs, et non membres, mais reste que la commission n’avait pas uniquement recruté dans le milieu romain. Au-delà du principal intéressé, quel fut l’impact de cette nomination ? Considérons d’abord un cercle étroit, celui des amis ou des connaissances du Père de Lubac. Certains se réjouirent vivement de sa nomination. De grands espoirs semblaient permis. Le pape Jean XXIII apparut en effet très vite comme moins intransigeant que Pie XII, surtout le Pie XII des dernières années. Un pape plus ouvert au dialogue, avec un style différent : « L’annonce du concile avait suscité un immense intérêt et beaucoup d’espoir. Il semblait qu’après le régime étouffant de Pie XII, on ouvrait enfin les fenêtres ; on respirait. L’Église allait avoir sa chance. On s’ouvrait au dialogue. »89 Le pape ne souhaitait pas une continuation de Vatican I, qui avait été interrompu, mais bien un nouveau concile, dont le maître mot fut rapidement « aggiornamento », « mot [qui] ne recouvrait rien de précis pour le reste du monde, clercs ou laïcs, parce qu’il pouvait tout signifier et que chacun pouvait y mettre ses préoccupations propres »90. Il ne s’agissait en tout cas pas de condamner, mais plutôt de réunir un concile de réforme, afin que l’Église puisse présenter sa vérité éternelle à un monde en profonde transformation. Nul doute alors que, cette impression d’ouverture aidant, certains aient vu dans la nomination de Henri de Lubac un élément propre à permettre un concile de réforme, voire davantage. Ainsi, le 17 novembre 1960, alors qu’Henri de Lubac est à Rome pour les débuts de la phase préparatoire, déjeune-t-il à l’ambassade de France près le Saint-Siège. Il y rencontre M. de Sayve91, conseiller de l’ambassade, qui l’ « exhorte à préparer un concile révolutionnaire »92. C’était mal connaître Henri de Lubac que de l’inciter à quelque révolution, lui qui était empreint de Tradition et qui souhaitait constamment revenir à l’essence du christianisme, loin des transformations compliquées et abstraites de la néo-scolastique. Sans se montrer aussi radicaux que Monsieur de Sayve, certains des amis de Henri de Lubac n’en estimaient pas moins que sa participation était essentielle au concile. Cet optimisme dépasse sans doute celui d’Henri de Lubac lui-même. Henri Bouillard écrivit ainsi « Puissiez-vous empêcher les membres de la commission théologique de dire trop de bêtises »93. Un jésuite de Tokyo écrivait quant à lui : « Toute notre communauté était très content quand nous avons lus dans les journaux que vous participez aussi dans les travaux préparatoires du concile : nous étions certains que cela contribuera beaucoup au bon résultat des travaux » (sic)94. Les amis de Henri de Lubac se réjouissaient également, car ils considéraient cette nomination comme une réhabilitation, le signe éclatant de la fin des difficultés. Gaston Fessard, qui entretenait une correspondance suivie avec le Père de Lubac, lui écrivait :
89 Y. Congar, Mon Journal, I, juillet 1960, p. 5. Remarquons toutefois qu’il dut rapidement nuancer fortement cette première impression. Reste néanmoins ce climat du début du pontificat. 90 Ph. Levillain, La mécanique politique de Vatican II, la majorité et l’unanimité dans un concile, Paris, Beauchesne, 1975, p. 35. 91 Olivier de Sayve, Conseiller à l’Ambassade de France près le Saint-Siège de 1958 à 1961. 92 Carnets, I, 17 novembre 1960, p. 17. 93 Vanves, dossiers 39-40, lettre du 30 octobre 1960. 94 Vanves, dossier 29, lettre de Pierre Wen ? ? ? à Henri de Lubac, 5 décembre 1960.
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henri de lubac et le concile vatican ii Grâce à la venue de Baumgartner, j’ai appris votre nomination de “consulteur” théologique auprès du futur Concile… à côté de Congar, Labourdette, et autres : toutes mes félicitations. C’est une petite et tardive réparation… Mais réjouissons-nous que Dhanis – un de vos collègues aussi, je crois, ne s’y soit pas opposé95,
ce qui revenait tout de même à lui prêter beaucoup de pouvoir, puisqu’il ne fut pas impliqué dans la nomination des membres et consulteurs, mais c’est sans doute là le signe d’une certaine « obsession » à l’égard du P. Dhanis, qui apparaît, dans la correspondance du Père de Lubac, aussi omnipotent que malveillant. Quoi qu’il en soit, Jean Mouroux96 confirmait le point de vue du Père Fessard : « J’ai eu une très grande joie en voyant votre nomination de “consulteur” (…) J’espère bien qu’on vous consultera mais la nomination à elle seule est une très grande joie pour tous vos amis »97. Georges Villepelet le confirmait : Voilà plus de dix ans que je rêvais de je ne sais quel geste venu du SaintSiège et qui exclût toute possibilité d’équivoquer. Pour autant que j’en puisse juger, c’est cela qui nous est accordé aujourd’hui ; je dis “nous” parce que nous en avions sans doute plus besoin que vous-même98. Cette nomination du Père de Lubac revêtait bien une grande importance symbolique, elle était pour certains de ses amis le signe que le barrage mis en 1950 aux efforts de renouveau théologique n’était peut-être plus de saison99. Quant à Henri Bouillard, il voyait plus loin encore, et pensait que cette réhabilitation était susceptible de lever les entraves qui demeuraient depuis la « foudre » de 1950, et notamment la double censure. On retrouve donc chez des proches d’Henri de Lubac des préoccupations très voisines des siennes. Henri Bouillard lui écrivit ainsi le 17 août 1960 : Y aura-t-il quelqu’un pour faire comprendre au P. Général qu’il n’est pas décent de soumettre à une censure extraordinaire les publications d’un consulteur du concile oecuménique ? Il y a là un argument tout particulier ; ne croyez-vous pas que le P. Arminjon pourrait le faire valoir ?100.
95 Lettre du 1er août 1960, CAECL. 96 Jean Mouroux (1901-1973), français, ordonné en 1926. Théologien, professeur de théologie au Grand Séminaire de Dijon, il est l’auteur de Le Mystère du temps, approche théologique, Paris, Aubier, 1962. Il est nommé expert au concile par Paul VI, mais ne se rend à Rome que quelques jours durant la dernière session, en raison d’une santé fragile. 97 Vanves, dossier 29, lettre de Jean Mouroux à Henri de Lubac, 14 septembre 1960. 98 Vanves, dossier 38, lettre de Georges Villepelet à Henri de Lubac, 22 juillet 1960. 99 Pierre Nautin lui écrivait le 21 mars 1964 : « Votre présence au concile a été pour beaucoup d’entre nous un signe et un espoir », Vanves, dossier 29. 100 Vanves, dossiers 39-40, lettre du 17 août 1960. Rappelons que le P. Arminjon est le P. Provincial. Henri Bouillard rapporte aussi, dans une lettre du 30 janvier 1961, ce qu’il appelle une « perle » du P. Assistant, Bernard de Gorostarzu : « Maintenant que le Père de Lubac est protégé par la Commission théologique du Concile, nous n’avons plus besoin de le protéger nous-mêmes ».
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Cependant, les proches du P. de Lubac percevaient également les limites possibles de sa nomination. Nous l’avons déjà vu dans la lettre de Jean Mouroux citée plus haut (« J’espère bien qu’on vous consultera »), on y revient chez Henri Bouillard : « Si cela [la nomination comme consulteur] ne vous permet pas d’exercer un rôle effectif, ce sera du moins une distinction attestant que vous n’êtes plus suspect »101. Tentons à présent d’élargir le cercle, et de chercher les réactions publiques. Il est bien évident que l’affaire de Fourvière, la nomination comme consulteur, son ambivalence, et le nom même de Henri de Lubac, n’étaient pas choses connues du grand public. Un sondage est à ce titre éloquent102. L’IFOP interrogea des Français, en leur soumettant les noms de dix personnalités ecclésiastiques, toutes vivantes à l’exception du Père de Foucauld. Les sondés devaient indiquer s’ils connaissaient ces personnalités, et, si tel était le cas, pourquoi cette personnalité était connue. Henri de Lubac ne figure pas dans la liste, mais Yves Congar en fait partie. Peut-être alors est-il possible d’estimer quelle était l’ « aura » dans le grand public d’un théologien. Si l’abbé Pierre occupait déjà les premières places de ces classements, puisque 91% des sondés déclaraient le connaître, Y. Congar fermait la marche, puisqu’il n’était connu que de 2% d’entre eux… On ne peut donc, semble-t-il, chercher une réaction à la nomination de Henri de Lubac dans un public très large. Rappelons, par exemple, que Surnaturel n’avait été tiré en 1946 qu’à 700 exemplaires, ou que les Recherches de science religieuse ne tiraient à guère plus de mille exemplaires. Même chez les catholiques, le Père de Lubac n’était que le douzième auteur de livres religieux le plus lu pour les années 1962-1964103. Néanmoins, la diffusion des Informations catholiques internationales ou des Études nous permet tout de même d’entrevoir des cercles plus larges que celui des simples relations du jésuite français. Les Informations catholiques internationales revendiquaient en effet environ quinze mille abonnés. Or, la nomination de Henri de Lubac ne passa pas inaperçue. Les deux revues saluèrent, de façon plus ou moins directe, ce qu’elles estimaient être une ouverture dans le choix des membres et des consulteurs. Nul doute que la nomination de Henri de Lubac ou de Yves Congar n’était pas pour rien dans cette appréciation. Les Études écrivaient ainsi : Mais, évidemment, l’événement de ces mois d’été c’est la nomination des membres et des consulteurs des grandes commissions préparatoires au futur Concile. Maintenant, toutes les commissions ont été pourvues. On ne peut que se féliciter de leur caractère strictement international et de la qualité des hommes qui ont été choisis avec un éclectisme et une largeur de vues qui dépassent nos espoirs104.
101 Vanves, dossiers 39-40, lettre de Henri Bouillard à Henri de Lubac, 1er août 1960. 102 Sondage publié dans Informations catholiques internationales, 15 octobre 1961, p. 17. 103 É. Fouilloux, Une Église…, op. cit., p. 214. 104 Études, tome 307, 93ème année, octobre 1960, p. 104. L’auteur est le P. R. Rouquette.
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Quant aux Informations catholiques internationales, elles manifestaient le même sentiment : Autant qu’on en puisse juger, ces commissions apparaissent à l’image de l’Église d’aujourd’hui, comportant tout ensemble des audacieux et des prudents, des réformateurs et des traditionalistes. Et c’est heureux : le concile peut-il être autre chose qu’une réforme dans la tradition ?105. La revue n’en fait pas mystère : parmi les signes de cette « ouverture », la nomination de Henri de Lubac ou de Yves Congar, ici nommés, alors que ce n’était pas le cas dans les Études, figure en bonne place : un fait vaut d’être relevé. Jean XXIII a fait appel à la compétence de deux théologiens vivement discutés par certains à Rome, écartés un temps des débats et qui font ainsi une rentrée par la grande porte : les PP. Congar et de Lubac. L’éventail est donc largement ouvert106. On le voit, pour la revue également, la nomination valait réhabilitation. Cet optimisme dépassait, de loin, les espoirs de Henri de Lubac, qui se montrait bien plus circonspect sur le rôle qu’il pourrait jouer. Tout devait dépendre du mode de fonctionnement : laisserait-il une véritable place aux non Romains ? Les Informations catholiques internationales pointaient d’ailleurs un danger possible : « Il dépend à la fois des uns et des autres, qu’à la souplesse et l’élan du début, ne succèdent pas l’ossification et l’immobilisme »107. La revue des jésuites suisses Choisir, dans son numéro de mai 1961, était dans le même ton que les Informations, et, elle aussi, associait les noms des Pères de Lubac et Congar, qui font figure de symboles : La nomination des Pères Henri de Lubac s.j. et Yves Congar o.p., comme consulteurs, prouve le crédit dont ils continuent de jouir malgré les difficultés qui leur ont été créées il y a quelques années, après Humani generis. L’absence de l’un des plus grands théologiens modernes, Karl Rahner, d’Innsbruck, se remarque d’autant plus108. 105 Informations catholiques internationales, 1er janvier 1961, p. 25. 106 Ibid, p. 11. 107 Ibid, p. 25. 108 Choisir, mai 1961, p. 16-17. Remarquons d’ailleurs que le cardinal Döpfner, pour plaider la cause de Karl Rahner auprès de Jean XXIII, mentionnait lui aussi les noms de Yves Congar et Henri de Lubac : « Der Hl. Vater nahm diese Bitte wohlwollen entgegen und erkundigte sich nur, ob P. Rahner ein Mann sei, der eigensinnig sei, oder ober sich einordnen könne. Ich bejahte das Letztere und meinte, verglichen mit P. Congar und Du Lubac [sic] sei er eher weniger avantgardistich » : « Le Saint-Père a accueilli cette demande [que Rahner fasse partie d’une commission préparatoire] avec bienveillance et a demandé si le Père Rahner était un homme entêté ou s’il pouvait se ranger. J’ai affirmé qu’il pouvait se ranger et j’ai pensé que, comparé au Père Congar et au Père de Lubac, il serait plutôt moins d’avant-garde », G. Treffer (éd.), Schriften des Archivs des Erzbistums München und Freising. Vol. 9 : Julius Kardinal Döpfner Konzilstagebücher, Briefe und Notizien zum zweiten Vatikanischen Konzil, Regensburg, 2006, p. 124-125. Karl Rahner sera finalement affecté à la commission préparatoire sur la discipline des sacrements.
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N’exagérons toutefois pas le retentissement de cette nomination, des périodiques catholiques purent n’en rien dire, à l’image de l’hebdomadaire britannique The Tablet, qui consacra des articles aux commissions conciliaires sans relever le nom du Père de Lubac. Pourtant, la nomination du Père de Lubac ne fut évidemment pas accueillie par une approbation générale, comme le montre une lettre au cardinal Ottaviani de Mgr Marcel Lefebvre, qui s’étonnait de la nomination de certains des consulteurs des commissions préparatoires, qu’il n’hésitait pas à qualifier d’ « esprits faux », parmi lesquels le Père de Lubac et Yves Congar. En effet, les noms des Pères de Lubac et Congard [sic] sont à juste titre des noms qui évoquent des oppositions à la pensée de l’Église et en particulier à “Humani generis”. Comment des théologiens d’esprit moderniste ont pu être désignés, nous nous le demandons ? Le Père de Lubac frisa le Pélagianisme et a bien eu quelques divergences avec le Saint-Office, si je ne me trompe109. Une fois de plus, on retrouve ici le débat autour de Surnaturel et l’exigence ou non de la grâce divine, puisque le pélagianisme minimisait la nécessité de la grâce et son efficacité, « comme si celle-ci ne faisait qu’éclairer l’homme sur la fin à poursuivre, pour ensuite couronner ses efforts en vue de l’atteindre »110. Henri de Lubac accepta cette nomination. Il dut en effet répondre à la lettre de D. Tardini, qui la lui annonçait, puis au cardinal Ottaviani, comme nous l’apprend Congar : Rentré à Strasbourg, je n’ai pas tardé à y recevoir, en réponse à l’acceptation que j’avais envoyée de Sedan au cardinal Tardini, un second papier officiel signé, cette fois, du cardinal Ottaviani, m’indiquant les conditions de travail éventuel des consulteurs, me demandant sur quoi je pensais pouvoir apporter la collaboration la plus qualifiée, enfin m’invitant à adresser remarques, suggestions, etc. J’y ai répondu le 15 août111. Dans sa réponse, « une belle épître en latin macaronique »112 au cardinal Ottaviani, puis une lettre en français au P. Tromp, le Père de Lubac estimait que, parmi les thèmes envisagés par la commission, c’est celui de la conservation du dépôt de la foi qui « correspond[ait] le mieux à [s]on travail habituel, intellectuel et apostolique »113. Malgré les doutes et les réserves, Henri de Lubac entrait ainsi de plain-pied dans la préparation du concile. Pour que la relative ouverture consentie fût suivie d’effet, le mode de fonctionnement de la commission allait se révéler décisif. Il nous faut donc l’analyser maintenant. 109 ASV, 736, 59, lettre du 18 juin 1961. Cf. également Konzilstagebuch, op. cit., p. 815. 110 L. Bouyer, Dictionnaire théologique, Paris, Desclée, 1990, p. 265. 111 Y. Congar, Mon Journal, I, p. 19-20. 112 Vanves, dossiers 39-40, lettre de Henri de Lubac à Henri Bouillard, 14 août 1960. 113 Lettre de Henri de Lubac au P. Tromp, 14 août 1960, ASV, 732, 38. Dans une lettre du 22 juillet 1960 aux consulteurs (ASV, 736, 66), le P. Tromp envisageait quatre schémas : le premier sur l’Écriture et la Tradition, le second sur l’Église, le troisième sur le dépôt de la foi, le dernier sur l’ordre moral individuel et social.
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henri de lubac et le concile vatican ii II. Le centre et la périphérie de la préparation du concile : les limites structurelles de l’action de Henri de Lubac
On entendra par « limites structurelles » tout ce qui a trait au mode de fonctionnement de la commission, qui implique un rôle assez différent selon le statut de la personne considérée, qu’elle vive ou non à Rome, et qu’elle soit membre ou consulteur de la commission. Nous analyserons donc ici les servitudes induites par le statut du jésuite français, qu’il partage avec bien d’autres. Ce qui lui est propre, c’est-à-dire ses convictions théologiques et ce qui a trait à sa personnalité, sera étudié plus loin.
A. Vivre ou non à Rome En faisant partie de la commission théologique préparatoire, Henri de Lubac se trouvait plongé au cœur du concile. On pourrait certes objecter que le pape Jean XXIII avait largement insisté sur les finalités pastorales du concile, mais cela ne remettait aucunement en cause l’importance fondamentale de la commission théologique. Henri de Lubac en était du reste persuadé, lui qui écrivait en septembre 1960 : « C’est cette commission [la commission théologique préparatoire] qui traite des choses les plus graves et les plus délicates »114. Nulle contradiction avec les finalités assignées par le pape. Il faut en effet se rappeler qu’il ne peut, pour le jésuite français, y avoir de coupure entre la doctrine et la pastorale. Celle-ci ne peut en effet se résumer à quelques mesures pratiques dont les théologiens n’auraient guère à se mêler. Pas de véritable pastorale, selon Henri de Lubac, sans effort de pensée visant à mieux connaître ou à retrouver le christianisme. Il écrivait ainsi dans Paradoxes : Avant de pouvoir être adapté dans sa présentation à la génération moderne, il faut de toute nécessité que, en son essence, le christianisme soit lui-même. Et dès qu’il est lui-même, il est bien près d’être adapté. Car il est de son essence d’être vivant et toujours actuel. Le gros effort consiste donc à retrouver le christianisme dans sa plénitude et sa pureté115. Henri de Lubac se trouvait donc bien au cœur du concile. En effet, la commission théologique bénéficiait d’une sorte de monopole en matière doctrinale, comme son président ou son secrétaire le rappelèrent, à plusieurs reprises, lorsque leur fut proposé d’ériger une commission mixte avec un autre organe de la préparation du concile, le Secrétariat pour l’unité notamment. De plus, les textes élaborés, après discussion en commission centrale et accord du pape, étaient bien ceux qui devaient être soumis aux Pères conciliaires. Cette phase préparatoire était donc de la plus haute importance. Néanmoins, les doutes qui avaient surgi, à l’occasion de sa nomination, sur le rôle possible du Père de Lubac, n’étaient pas sans fondement. La première difficulté consistait à ne pas vivre à Rome. Une bonne part du travail s’effectua sans que l’ensemble des membres et des consulteurs soient réunis. Avant même la première 114 Carnets, I, 19 et 20 septembre 1960, p. 13-14. 115 H. de Lubac, Paradoxes, op. cit., p. 37.
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séance plénière de la commission, les premières ébauches des textes furent réalisées par un groupe très restreint, dans lequel le Saint-Office pesait de tout son poids, la Congrégation estimant être la plus compétente en matière doctrinale. Ainsi, c’est le P. Tromp qui rédigea, du 1er au 7 juillet 1960, trois ébauches de schémas : De Ecclesia, De Deposito pure custodiendo, De re morali116, discutés avec le cardinal Ottaviani dès le 7 juillet, soit deux jours avant d’avoir reçu les souhaits du pape quant aux matières à traiter, qui tenaient compte des vota de la phase antépréparatoire. Il peut sembler étonnant que le P. Tromp rédige ces ébauches sans examen personnel approfondi des vota, qu’il ne commence que le 20 septembre117, et ce d’autant plus que dans une lettre du début du mois de juillet, il écrivait « Materia harum Constitutionum ab ipsa Commissione determinanda erit, prae oculis habitis mandatis Summi Pontificis, desideriisque in votis Eminentissimorum Cardinalium, Episcoporum, Superiorum generalium ordinum religiosorum, facultatumque theologicarum magis minusve ample expressis »118. Certes, le Saint-Office avait pris part à la phase antépréparatoire et connaissait donc, au moins en partie, les vota adressés à Rome. Cependant, il semble bien que le Saint-Office estimait surtout qu’il connaissait les problèmes à traiter lors du prochain concile, et imprimait ainsi sa marque aux futurs textes. Qu’un quatrième texte, De fontibus revelationis119 , ait été ajouté après réception des Quaestiones, qui synthétisaient les vota adressés à Rome, ne change rien au constat : le Saint-Office domine toute la première préparation des textes, alors même que les membres et consulteurs ne savent pas encore qu’ils ont été choisis pour préparer les textes du futur concile. Après le concile, Mgr Garrone120 écrivit ainsi : On ne doit pas craindre de dire que les voeux des évêques, dans le cadre du travail préparatoire de la commission de Théologie, vinrent plus ou moins s’encadrer dans les perspectives habituelles des responsables du Saint-Office. Les thèmes majeurs dont le Saint-Office était préoccupé au jour le jour devinrent les thèmes pré-conciliaires… Et même les positions d’esprit qui lui semblaient dangereuses étaient proposées au jugement et à la censure du concile. La justice demande qu’on ne voie pas là une sorte d’usurpation, mais le développement normal d’une responsabilité qui découvrait dans le concile une occasion de s’exercer de façon plus décisive pour le bien même de l’Église121.
116 Konzilstagebuch, p. 69. « De l’Église, Du dépôt (de la foi) à conserver purement, De la morale ». 117 Ibid, p. 81. 118 « La matière de ces constitutions sera à déterminer par la commission elle-même, en ayant devant les yeux les recommandations du Saint-Père, et les souhaits plus ou moins amplement exprimés dans les vota des cardinaux, évêques, supérieurs généraux des ordres religieux et des facultés théologiques ». Ibid, p. 820. 119 Des sources de la révélation. 120 Gabriel-Marie Garrone (1901-1994), français, ordonné en 1925. Archevêque de Toulouse de 1956 à 1966, créé cardinal en 1967, pro-préfet puis préfet de la Congrégation des Séminaires et Universités (devenue Congrégation pour l’éducation catholique en 1967) de 1966 à 1980, et président du conseil pontifical pour la culture de 1982 à 1988. Membre de la commission doctrinale. 121 Mgr Garrone, Le Concile. Orientations, Paris, Éditions ouvrières, 1966, p. 94, cité par Ph. Levillain, La mécanique…, op. cit., p. 81.
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Les hommes du Saint-Office estimaient donc être les mieux à même de traiter de ces matières dogmatiques. Qu’il ne faille pas y voir un appétit de pouvoir incontrôlé, on peut l’admettre. Ces hommes estimaient défendre la foi, ce dont Henri de Lubac ne disconvient d’ailleurs pas quand il écrit des théologiens romains qu’ils sont, « chacun avec son caractère, de braves gens, et ils peuvent être vertueux. (…) Ils sont inconscients de ce qui leur manque, leur suffisance est extrême, et leur bonne foi n’est pas en cause »122. La mainmise du Saint-Office se poursuivit d’ailleurs puisque les premières ébauches furent discutées, le 21 juillet 1960, au Saint-Office123, et chaque schéma confié à l’un de ses membres124. Ainsi, le 1er août, quatre ébauches de schémas étaient prêtes, sans que les membres et les consulteurs se soient réunis. Même si l’on trouve, dans le journal du P. Tromp, plusieurs mentions qui prouvent son souci de ne pas voir la commission théologique préparatoire considérée comme une dépendance de la Suprême Congrégation - « Dixi etiam omnino vitari debere ut Commissio theologica consideraretur ut Commissio S. Officii »125 -, il est pour le moins difficile de se départir de ce point de vue, du moins pour la première préparation des textes. Précisons qu’il ne s’agissait pas de traités complets, mais de documents donnant les grandes lignes, et qu’il était évident qu’ils demandaient à être retravaillés et développés126. Reconnaissons aussi que cette première rédaction, en comité restreint, avait un intérêt pratique évident : les membres et consulteurs de la commission auraient, quand ils se réuniraient, une base de discussion. On peut toutefois mieux mesurer maintenant à quel point Congar était dans le vrai quand il écrivait, après la rencontre avec le P. de Lubac, le 6 septembre 1960, alors que les schémas étaient donc rédigés depuis plus d’un mois : « Mais le P. de Lubac me paraît optimiste quand il pense qu’on ne sera pas fâché, à Rome, d’avoir du travail FAIT et que, si nous envoyons quelque chose d’élaboré et d’utilisable, cela aura son effet tôt ou tard »127. En effet, avant même la première séance plénière, que peut faire un non Romain ? Congar travaille en préparant des textes, quelques remarques, mais Henri de Lubac, lui, indique au dominicain, lors de cette même entrevue, qu’il ne peut rien faire car « il ne se sent, ni les forces, ni la préparation nécessaire »128, et qu’il se limitera à quelques interventions, par simple lettre. Ce qui frappe, à l’aube de la première session plénière de la commission théologique, est bien cet écart entre quelques Romains (car tous les Romains ne sont pas dans la mouvance du Saint-Office) et les non Romains, ou certains d’entre eux du moins. En effet, alors que des textes sont déjà rédigés à Rome, Henri de Lubac s’interroge toujours sur son rôle 122 Carnets, I, 12 mars 1962, p. 87. Notons qu’il ne parle pas là des Romains au sens des professeurs vivant à Rome, mais bien d’un groupe relativement homogène par la doctrine, et qui avait le SaintOffice comme centre névralgique. 123 Konzilstagebuch, p. 71. 124 Il s’agit du P. Tromp, de Mgr Garofalo, du P. Ciappi et du P. Hürth, remplacé par le P. Tromp en raison de son état de santé. 125 Ibid, p. 107, 8 novembre 1960 : « J’ai dit aussi que l’on devait absolument éviter que la Commission théologique soit considérée comme la Commission du Saint-Office ». De même le 30 novembre 1960 (p. 127) : « Scripsi quoque me omnia facere, ne Comm. Theol. videatur res S. Officii » : « J’ai écrit aussi que je faisais tout pour que la commission théologique ne soit pas vue comme la chose du Saint-Office ». 126 Voir Ibid l’annexe 4.3, p. 833-842. 127 Y. Congar, Mon Journal, I, 6 septembre 1960, p. 22. 128 Ibid.
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p ossible et semble dans une grande impréparation, puisqu’il écrit le 24 octobre à Henri Bouillard : « Je ne sais combien de temps il me faudra rester à Rome »129. On pourrait cependant objecter qu’il n’y avait, à cette époque, qu’un tout petit groupe d’hommes qui fût véritablement au cœur de la préparation, autour du cardinal Ottaviani et du Père Tromp. L’analyse doit donc se poursuivre durant la phase préparatoire. Rappelons que celle-ci avait été ouverte le 5 juin 1960 et se termina le 10 octobre 1962. La commission théologique tint quatre réunions plénières : en octobre 1960, février 1961, septembre 1961 et enfin mars 1962. Les séjours de Henri de Lubac à Rome se limitent à ces réunions (à l’exception de la première, en octobre 1960, à laquelle il n’assiste pas), ce qui induit plusieurs limites. En effet, il est bien évident que ces quelques réunions plénières ne permettaient pas de réaliser l’ensemble du travail de la commission. Celle-ci avait même failli défavoriser encore davantage les non Romains, en se réunissant le dernier jeudi de chaque mois, ce qui se serait révélé beaucoup moins commode, pour ces derniers, que les sessions plénières de plusieurs jours qui furent mises en place130. Ainsi, entre les séances, un important travail était-il mené, notamment dans les sous-commissions, auxquelles était attribuée l’étude de textes particuliers. La réunion du 27 octobre 1960, réunissant tous les membres de la commission (et non les consulteurs), avait ainsi créé cinq sous-commissions : De Ecclesia, De Fontibus, De Deposito fidei, De ordine morali individuali, ainsi qu’une sous-commission chargée de l’organisation des schémas131. Or, le compte-rendu de la réunion nous apprend que « Subcommissiones constituntur membris residentibus Romae et membris correspondentibus. Inter membra residentia possunt etiam admitii consultores Romae degentes »132. De nouveaux développements, des corrections sont ainsi réalisés entre les sessions plénières, alors même que les non-Romains sont absents. Pourtant, le compte-rendu nous le montre, le problème pouvait être pallié bien simplement, par la correspondance. Et, de fait, des contributions furent demandées à de nombreuses personnes, dont Henri de Lubac, qui fournit un votum sur la connaissance de Dieu, pour la sous-commission consacrée au dépôt de la foi. Cependant, on mesure bien la différence d’implication entre un Romain qui peut assister aux réunions de la souscommission, et le Père de Lubac, qui fournit un travail sur un point particulier. En effet, la commission théologique ne mit en place que progressivement une réelle information de ses consulteurs non Romains. Certes, en novembre 1960, à la suite d’une rencontre entre le cardinal Ottaviani et le P. Tromp, il est décidé d’envoyer à tous les membres et consulteurs tout ce qui a trait à l’organisation des schémas133, et le Père de Lubac en reçoit également les ébauches134. Mais ce n’est qu’en revenant à Rome en février 1961, pour la deuxième réunion plénière, alors qu’il avait 129 Vanves, dossiers 39-40, lettre de Henri de Lubac à Henri Bouillard, 24 octobre 1960. 130 Fonds Philips, n°18, lettre du 23 juillet 1960 de A. Ottaviani et S. Tromp à G. Philips. 131 D’autres sous-commissions, d’importance très inégale, furent créées ensuite : sous-commission extraordinaire sur la Vierge Marie, sous-commission sur l’ordre moral social, sous-commission sur le mariage et la famille, sous-commission sur les matières internationales, sous-commission chargée de rédiger une nouvelle profession de foi, sous-commission sur la liturgie. Cf. Konzilstagebuch, p. 643-652. 132 Ibid, p. 586. « Les sous-commissions sont constituées de membres résidant à Rome, et de membres correspondants. Parmi les membres résidents peuvent aussi être admis des consulteurs habitant à Rome ». 133 Ibid, p. 107. 134 Cf. ses remarques sur ce sujet du 7 décembre 1960. CAECL.
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quitté la Ville le 20 novembre 1960, qu’il reçut « une énorme enveloppe, contenant un dossier du travail effectué au cours des derniers mois »135. On mesure aisément la difficulté quand on sait que la réunion plénière devait débuter le surlendemain, c’està-dire le 13 février 1961. Comment, en effet, prendre réellement connaissance, en si peu de temps, de l’ensemble de ces textes, afin d’être à même d’intervenir, par écrit ou par oral, lors des séances ? Comment se faire une idée d’ensemble des textes en préparation ? N’est-ce pas une façon, pour les non Romains, d’être condamnés à des transformations de détail, sans pouvoir contribuer à une véritable refonte des textes ? Ainsi, le fonctionnement même de la commission peut sembler empêcher une action réellement efficace des non Romains, car l’essentiel de la rédaction et des discussions se fait sans eux. A tel point que le 10 novembre 1960, lors d’une réunion des Secrétaires des commissions et secrétariats préparatoires avec Mgr. Felici, secrétaire de la commission antépréparatoire, puis de la commission centrale préparatoire, on expliqua que les ouvrages édités qui recueillaient les vota « non tamen distribui debent omnibus membris, et certe non iis qui longinque habitant, raro assistant sessionibus, et magis habenda sunt membra honoraria quam activa »136. Néanmoins, les mois passant, il est fait plus grand cas des non Romains. Certes, ils continuaient d’être désavantagés ; ainsi, le cardinal Ottaviani décide-t-il le 11 avril 1961 de la tenue d’une réunion semi-plénière, ne réunissant que les membres et consulteurs résidant à Rome137, mais on remarque tout de même qu’avant la troisième réunion plénière (septembre 1961), tous les membres et consulteurs sont invités à envoyer à Rome leurs remarques sur les textes en préparation138. Le P. de Lubac ne manqua d’ailleurs pas de faire part de ses analyses sur les De ordine morali, De Fontibus, De Deposito. De même, le 30 septembre 1961, à la fin de la troisième réunion plénière, est prise la décision que les membres et consulteurs recevront les documents nécessaires à temps pour leur permettre de faire des observations avant la quatrième et dernière réunion plénière, prévue pour le mois de mars 1962139. Et, de fait, le journal du P. Tromp l’atteste, celui-ci envoya aux membres et consulteurs divers textes : sur les laïcs, la Vierge et les états de perfection évangélique (pour le chapitre sur l’Église) le 23 janvier 1962140, sur le mariage et la famille, le rapport entre l’Église et l’État, et sur la Vierge de nouveau le 2 février141, suivis d’autres chapitres du schéma sur l’Église le 12142. En outre, les non Romains pouvaient être tenus au courant par leurs relations. Ainsi, par exemple, le P. de Lubac reçut-il, le 15 mars 1961, une lettre de J. Lécuyer143, du Séminaire français de Rome : « Je ne sais pas si vous êtes tenu au courant des t ravaux 135 Carnets, I, 11 février 1961, p. 29. 136 Konzilstagebuch, p. 661. « ne doivent cependant pas être distribués à tous les membres, et certainement pas à ceux qui habitent loin, assistent rarement aux sessions, et sont davantage à considérer comme des membres honoraires que comme des membres actifs ». 137 Ibid, p. 213. Elle eut lieu le 27 avril. 138 Ibid, p. 247. 139 Ibid, p. 293. 140 Ibid, p. 367. 141 Ibid, p. 369. 142 Ibid, p. 371. 143 Joseph Lécuyer (1912-1983), c.s.sp. français. Directeur au Séminaire français de Rome, professeur au Latran. En 1968, il succède à Marcel Lefebvre à la tête de la Congrégation des Pères du Saint-Esprit. Il est consulteur de la commission théologique préparatoire et est nommé expert en 1962.
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de notre commission. Actuellement, pour la sous commission sur l’Église, nous travaillons vraiment beaucoup, spécialement sur la question de l’épiscopat »144, mais il est clair que de telles lettres ne permettent guère d’entrer dans le détail des travaux, et ne peuvent en aucun cas remplacer la correspondance officielle de la commission. Ainsi, malgré l’amélioration réelle de l’information des non Romains au cours de la phase préparatoire, il n’en demeure pas moins que le fait de ne pas vivre à Rome handicapait grandement ces derniers, malgré, nous le verrons, le contre-exemple de Mgr Philips. Qu’on en juge : le Père de Lubac assista, semble-t-il, car son journal n’est pas toujours précis pendant cette phase préparatoire, des journées ne faisant l’objet d’aucune note, à toutes les séances des deuxième, troisième et quatrième réunions plénières, soit 29 séances. Mais cela représente peu de choses lorsque l’on sait que l’élaboration des textes se fit principalement lors des 86 réunions de la sous-commission sur l’Église, des 19 de celle consacrée aux sources de la foi, des 36 de celle dévolue au dépôt de la foi, etc145. Enfin, le fait de vivre à Rome n’était pas seulement un avantage par la proximité géographique avec le cœur du concile. Les Romains, se sentant « chez eux », purent prendre également quelques libertés avec le fonctionnement attendu d’une assemblée. Ainsi, le comportement du P. Tromp, secrétaire de la commission, n’était pas vraiment propice au dialogue si l’on en croit le P. Congar : Visiblement, pour lui, moins il y a de parlement, mieux cela est. Il agit en dictateur, crie fort, tape du poing sur la table, foudroie ceux qui s’opposent à lui. Pourtant, il laisse objecter et il arrive, si l’opposant tient après l’éclatement des premières foudres, qu’il lui cède et se rallie146. Henri de Lubac donne un autre exemple de ces écarts avec les règles attendues lors de la quatrième réunion plénière, en mars 1962. Entre autres sujets, il y fut question de la Vierge, à laquelle était consacré un chapitre du schéma sur l’Église. Le 5 mars, le P. Balić, rédacteur du texte, avait obtenu, en réunion plénière, que le chapitre sur la Vierge constituât un schéma séparé147. La discussion sur le texte porta notamment sur la médiation de la Vierge, question pour le moins délicate. La commission théologique décida alors d’instituer une sous-commission extraordinaire, pour mieux éclairer la question148. Celle-ci se réunit le 8 mars, afin d’étudier un nouveau texte. Le lendemain, une nouvelle réunion eut lieu, dont la légitimité semblait discutable aux yeux de certains des participants eux-mêmes, dont le Père de Lubac, qui n’avait pas été impliqué jusque là dans les travaux de cette commission. En effet, quel était le statut de cette réunion ? qui en avait choisi les participants ? Pour le Père de Lubac, l’objectif était clair : « J’ai l’impression que, d’entente tacite avec le cardinal Ottaviani, le P. Balić veut pousser son idée de “Maria Mediatrix”, nonobstant ce qui a 144 Vanves, dossier 28, lettre du 15 mars 1961. 145 Nous utilisons ici les chiffres du P. Tromp (cf. Konzilstagebuch, p. 643-652), qui diffèrent de ceux donnés par G. Caprile, Il Concilio Vaticano II, Annunzio e preparazione, vol. 1, partie 2 (19611962), p. 557. 146 Y. Congar, Mon Journal, I, 23 septembre 1961, p. 69. 147 Konzilstagebuch, p. 383. 148 Ibid, p. 385.
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déjà été décidé par le vote approuvant la Constitution sur la Ste Vierge »149. Il est vrai que la mainmise du P. Balić était nette, jusque dans le lieu de la réunion, puisqu’elle se déroula chez les Franciscains, via Merulana, ordre auquel il appartenait. L’abbé René Laurentin150, qui participait également à cette réunion, partageait d’ailleurs les sentiments du Père de Lubac, au début de la réunion du moins : Réunion à 16 heures à la Via Merulana. Balić commence par nous présenter les mariologues de la maison : Baraúna151, etc. qui servent le thé, café et petits gâteaux. Je n’ai rien pris, ayant l’impression désagréable qu’en pareilles conditions, on se faisait acheter152. Si la discussion sur la médiation avait été décidée en réunion plénière, le cardinal Ottaviani acceptant la proposition du Père Balić de faire évoluer la rédaction sur ce point, restait le problème du choix des membres de la sous-commission, dont la composition pouvait évidemment influencer grandement l’issue des discussions, et donc le problème du statut de cette réunion : officielle ? officieuse ? On peut d’ailleurs se demander pourquoi le Père de Lubac avait été convié à la réunion, lui qui n’était tout de même pas connu pour ses ouvrages de mariologie. Peut-être devait-il cette invitation au dernier chapitre de sa Méditation sur l’Église, consacré à l’Église et la Vierge Marie, et dans lequel il s’emploie à montrer l’intimité des liens entre elles. Si l’abbé Laurentin posa nettement la question de la légitimité de la séance, « faiblement soutenu par l’intervention de Dhanis, et plus modestement par de Lubac »153, suscitant quelque embarras, la réunion se tint tout de même, et le chapitre fut effectivement discuté. S’était donc constituée une sous-commission extraordinaire, dont le fonctionnement posait problème, mais qui avait été rendue possible par l’influence d’un Romain éminent. Reste toutefois que le texte de cette sous-commission devait encore être approuvé en réunion plénière de la commission théologique préparatoire. Pourtant, ce mode de fonctionnement de la commission théologique, aussi handicapant soit-il pour les non Romains, n’empêcha pas le théologien G. Philips de rédiger le chapitre sur les laïcs du De Ecclesia, ni C. Colombo ceux sur le magistère de l’Église et sur l’autorité et l’obéissance dans l’Église, ni, enfin, l’exégète L. Cerfaux le chapitre sur le Nouveau Testament dans le De Fontibus. Comment expliquer alors l’influence de ces hommes, bien plus grande que ne fut celle du Père de Lubac ? Il faut tout d’abord souligner que ces trois hommes étaient membres de la commission, et non consulteurs, 149 Carnets, I, 9 mars 1962, p. 75. Le P. Congar écrit, quant à lui, à la date du 6 mars 1962 : « Le P. Balić va de collègue à collègue parmi tous les membres de la sous-commission pour leur chanter son antienne de l’ajoute d’un paragraphe sur la médiation mariale » (Mon Journal, I, p. 91). 150 René Laurentin (1917-2017), français. Prêtre, mariologue, professeur de théologie à l’Université catholique d’Angers. Consulteur de la commission théologique préparatoire, il est nommé en 1962 expert au concile. Il est également chroniqueur religieux pour Le Figaro. Il publie au Seuil L’Enjeu du Concile en 1962, puis quatre volumes de chroniques, toujours au Seuil : Bilan de la première session, 1963, Bilan de la deuxième session, 1964, Bilan de la troisième session, 1965, et Bilan du Concile, 1966. 151 Guilherme Baraúna, né en 1929, o.f. m. brésilien, ordonné en 1955. Consulteur de l’épiscopat brésilien, expert à partir de la troisième session. 152 C. Antonelli, Il dibattito su Maria nel Concilio Vaticano II, Padoue, Edizioni Messagero, 2008. 153 Ibid.
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comme le Père de Lubac. Or, ce statut entraînait des servitudes supplémentaires. Surtout, ils bénéficiaient d’entrées dans le milieu des professeurs romains, alors même qu’ils ne partageaient pas toutes leurs thèses, ce dont ne pouvait se prévaloir le Père de Lubac, comme l’a sans doute suffisamment montré l’analyse des vota. Le fait même que G. Philips ou L. Cerfaux écrivaient dans Divinitas, revue du Latran154, où L. Cerfaux assurait également des cours, ce pour quoi il résidait plusieurs mois de l’année à Rome, est une preuve de la confiance accordée. D’ailleurs, lorsqu’ils furent consultés par S. Tromp, des membres du Saint-Office les sélectionnèrent parmi ceux qu’ils souhaitaient voir devenir membres de la commission théologique préparatoire : A. Piolanti et A. Verardo retiennent L. Cerfaux, et C. Balić et S. Tromp lui-même retiennent G. Philips. Du reste, L. Cerfaux ne s’y trompait pas lorsqu’il remerciait, entre autres, A. Piolanti, recteur du Latran, de sa nomination comme membre de la commission : Je dois sans aucun doute vous savoir une grande reconnaissance pour l’honneur qui m’est fait d’être associé de si près à la préparation du Concile œcuménique. J’ai surtout conscience de l’importance de la charge que l’Église nous confie et j’ai la volonté de me donner très sérieusement à la tâche qui sera la nôtre. Selon mes prévisions, j’assisterai régulièrement aux réunions de la commission théologique.155. Inutile de dire, au vu du votum de Mgr Piolanti, que le Père de Lubac ne pouvait attendre pareil patronage. Enfin, s’il fallait une preuve supplémentaire de la confiance accordée aux deux professeurs de Louvain, on la trouverait lors de la journée du 29 août 1960. Le P. Tromp rencontra, en effet, Mgr Philips durant trois heures, puis L. Cerfaux pendant trois heures également, à propos de la commission156. Ainsi pouvons-nous souscrire, en ajoutant le nom de L. Cerfaux aux noms proposés, à ce qu’écrit J. Komonchak : En gros, les textes composés par les sous-commissions furent rédigés par des membres et consulteurs résidant à Rome ; des projets de textes soumis par des non-Romains comme Salaverri, Häring, Delhaye et Congar eurent peu de succès. Parmi les non-Romains, seuls G. Philips et C. Colombo préparèrent des projets qui firent leur chemin jusqu’aux schémas définitifs157. Si le fait de ne pas vivre à Rome pouvait donc se révéler handicapant, à Rome même, lorsque se tenaient les réunions plénières avec l’ensemble des membres et consulteurs, le mode de fonctionnement de la commission ne facilitait pas non plus la participation d’hommes comme le Père de Lubac.
154 É. Fouilloux, « Théologiens romains… », art. cité. 155 Lettre du 27 juillet 1960, citée par K. Schelkens, Deus multifariam multisque modis locutus est… De redactie van het preconciliaire schema De fontibus revelationis. Een theologiehistorisch onderzoek met bijzondere aandacht voor de Belgische bijdrage, Leuven, 2007, p. 77. 156 Konzilstagebuch, p. 75. 157 J. Komonchak, « Le combat pour le concile durant la préparation » in G. Alberigo, Histoire du concile…, op. cit., I, p. 185-397, p. 262.
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B. Le statut de consulteur, une autre entrave Qu’il existe une réelle distinction entre membres et consulteurs, c’est certain. Celle-ci avait été établie dès le 21 juillet 1960, par la petite commission des membres du Saint-Office qui avait également eu un grand rôle dans les nominations. En effet, y furent décidées les dispositions suivantes, concernant la distinction entre membres et consulteurs : « Membra invitabuntur ad sessiones plenarias, Consultores interrogabuntur de variis rebus in quibus sunt competentes : non assistent sessioni plenariae, nisi agatur de re de qua scripserunt votum. Tunc possunt assistere »158. Ainsi, le Père de Lubac ne fut-il pas convié à la première réunion plénière du 27 octobre 1960, n’étant pas membre, et n’ayant pas encore rédigé de contributions pour un schéma. Du reste, et à la différence des membres, il n’avait pas alors reçu les schémas préparés. Henri de Lubac n’en fait pas mention, ce qui s’accorde avec une disposition de la réunion du 21 juillet stipulant que les schémas seront envoyés aux membres avant la première réunion plénière159. Ainsi, lorsque le Père de Lubac vint à Rome, en novembre 1960, ce n’était pas pour une réunion plénière de sa commission, mais pour assister à l’audience solennelle de Jean XXIII, à laquelle étaient conviés, le 14 novembre à Saint-Pierre, tous les membres et consulteurs des différents organes de préparation du concile. La cérémonie n’avait d’ailleurs pas fait grande impression au Père de Lubac, comme il l’écrit dans ses Carnets : Le pape arrive, au chant du Credo. Au trône, sous la chaire du Bernin, il lit son discours, l’air aussi tranquille qu’un bon grand-père lisant son journal après dîner. Un chant. Et Jean XXIII, après avoir serré la main de tous les cardinaux, s’en va sur la Sedia, salué d’applaudissements. Cérémonie banale et vide160. Pourtant, lors de ce premier séjour romain161, du 11 au 20 novembre 1960, le Père de Lubac ne fut pas sans aucun contact avec sa commission, puisque, le 15 novembre, étaient réunis au Saint-Office les membres et consulteurs alors présents à Rome. La réunion, qui ne dura qu’une heure, et au cours de laquelle Henri de Lubac « prêt[a] serment sur l’Évangile, tenu sur ses genoux par le cardinal Ottaviani »162, de respecter le secret du travail mené à la commission, permit au cardinal Ottaviani et au P. Tromp de présenter le travail déjà accompli et celui qui restait à effectuer, et d’énumérer les membres des sous-commissions déjà constituées pour chaque schéma. Ainsi, ce premier séjour romain du Père de Lubac était-il assez largement extra-conciliaire, même s’il avait profité de sa présence à Rome pour commencer à étudier les vota. 158 Konzilstagebuch, p. 825. « Les membres seront invités aux sessions plénières, les consulteurs seront interrogés sur les diverses matières sur lesquelles ils sont compétents : ils n’assistent pas à la session plénière, sauf s’il s’agit d’une matière sur laquelle ils ont écrit un votum. Alors ils peuvent y assister ». 159 Ibid, p. 826. Il les reçut ensuite et rédigea des remarques sur ces schémas le 7 décembre 1960. 160 Carnets, I, 14 novembre 1960, p. 11-12. 161 Premier séjour dans le cadre de la commission évidemment, le Père de Lubac s’étant déjà rendu à Rome avant cela. 162 Carnets, I, 15 novembre 1960, p. 14.
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La règle évolua quelque peu pour la deuxième réunion plénière de la commission, qui devait se tenir à partir du 13 février 1961. En effet, selon la règle en vigueur jusque là, seuls devaient y être conviés les consulteurs auxquels avait été demandé un votum sur un texte en discussion, comme c’était le cas du Père de Lubac, qui avait envoyé en janvier 1961 un texte sur la connaissance de Dieu pour le schéma De Deposito. Toutefois, le 7 février, « decernit Emus Cardlis omnes consultores Commissionis Romae degentes assistere posse omnibus sessionibus consessus plenarii futuri, sine iure suffragium ferendi et etiam sine iure interloquendi, nisi rogati »163. Cela revenait donc à exclure les consulteurs non Romains. C’est ainsi par le Père de Lubac que le Père Congar apprit qu’une réunion plénière de la commission théologique préparatoire avait eu lieu164. Ce n’est qu’à partir de la troisième réunion plénière (septembre 1961) que tous les membres et consulteurs furent invités à se rassembler à Rome, qu’ils aient ou non rédigé un votum165. Même lorsque les consulteurs sont à Rome, la distinction avec les membres reste patente, comme l’écrit Y. Congar, à l’occasion de la troisième session : Dans la salle, salle de palais romain à haute travure, les membres sont assis autour d’une table qui forme un rectangle très allongé. Les consulteurs sont assis derrière eux sur de simples fauteuils dont le bras droit se termine comme une petite table très pratique166. Il faut donc se représenter les membres débattant entre eux, tandis que, tout autour, sont assis les consulteurs, sans grand confort pendant longtemps. En effet, si Y. Congar semble s’accommoder du bras du fauteuil pour disposer ses papiers et rédiger ses notes, le P. de Lubac, lui, se réjouit de voir un changement, en mars 1962, lors de la quatrième session : La salle a été refaite à neuf depuis l’an dernier, pour la commission centrale ; ce qui vaut aux consulteurs de la commission théologique, placés le long des murs, d’être mieux assis et d’avoir une table, comme les membres, pour poser leurs papiers167. Détails pratiques qui ne sont pas tout à fait anecdotiques pour qui veut prendre note des discussions en cours. Ainsi, lors des séances plénières, qui se tinrent d’abord au Saint-Office, signe supplémentaire de l’importance de la Suprême Congrégation dans cette commission, puis au Vatican lors de la deuxième et de la quatrième sessions, le palais de la Chancellerie prenant le relais lors des travaux de la troisième session168, les consulteurs sont-ils éloignés des membres, ce qui est tout à fait symbolique 163 « Le cardinal [Ottaviani] décide que tous les consulteurs de la commission vivant à Rome peuvent assister à toutes les sessions de la prochaine réunion plénière, sans droit de vote cependant et sans droit d’intervention non plus, à moins qu’ils ne soient interrogés », Konzilstagebuch, p. 167. 164 Y. Congar, Mon Journal, I, p. 46, 21 février 1961. 165 Konzilstagebuch, p. 247. 166 Y. Congar, Mon Journal, I, 18 septembre 1961, p. 60. Cf. également Konzilstagebuch, p. 261. 167 Carnets, I, 5 mars 1962, p. 62-63. 168 Le Palais de la Chancellerie, extraterritorial, ne se trouve pas dans la Cité du Vatican.
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de leurs moindres droits à la prise de parole. Y. Congar note ainsi, au début de la troisième session : « Il est convenu que les membres parlent comme ils veulent et votent ou décident seuls. Les consulteurs ne parlent que s’ils sont interrogés »169, ce qui est, évidemment, une limite très importante à l’action d’hommes restant parfois muets durant toute une séance, sinon pour échanger un point de vue avec des voisins. Henri de Lubac écrivait encore, au début de la quatrième réunion plénière, le 6 mars 1962 : Mgr Ferrari avait demandé que sur l’Église et l’État, ainsi que sur la tolérance, on interroge les consulteurs qui n’avaient pas encore été interrogés et qui pouvaient avoir à parler. Le cardinal Ottaviani et le P. Tromp laissent la demande sans réponse170. On mesure le découragement possible chez des hommes qui ne peuvent intervenir, alors qu’ils en ressentent parfois l’urgence, et dont la capacité d’intervention se limite, s’ils ne sont pas interrogés, à l’écriture de remarques, assez diversement prises en compte. Cependant, l’essentiel est peut-être ailleurs, dans les sous-commissions. En effet, celles-ci étaient chargées d’élaborer, en réunissant des spécialistes, les textes ensuite discutés en sessions plénières. Cependant, nous avons vu que leurs membres ordinaires résident à Rome. Ainsi, même lors des réunions plénières, la règle, pour les consulteurs non Romains, est de ne pouvoir assister aux sous-commissions, sauf invitation expresse171, ce qui constitue une limite évidente à leur influence, comme le remarque le Père de Lubac : « Les consulteurs, n’étant pas admis à l’intérieur des sous commissions, n’ont aucune chance d’obtenir une refonte quelconque ou une addition de quelque portée »172, puisqu’ils ne peuvent suivre le devenir des remarques qu’ils ont pu faire en réunion plénière. Toutefois, il n’est qu’à lire les Carnets du Concile du Père de Lubac pour constater qu’il put assister, lors de la troisième réunion plénière, aux réunions des sous-commissions sur l’Église et sur le dépôt de la foi, auxquelles il faut ajouter, pour la quatrième réunion plénière, la réunion de la sous-commission extraordinaire sur la Vierge, dont il a déjà été question, en mars 1962. La règle s’assouplit donc, au moins pour la sous-commission De Deposito. En effet, en ce qui concerne les réunions de la sous-commission sur l’Église, en septembre 1961, il faut préciser qu’elles avaient été réunies à l’initiative de son président, R. Gagnebet, qui voulait « vraiment que chacun ait la chance de dire ce qu’il veut dire »173, et Y. Congar les qualifiait de réunions privées. De fait, elles ne sont pas entièrement assimilées à des réunions normales, puisque, dans son relevé des réunions de chaque sous-commission, le P. Tromp les fait figurer au titre 169 Y. Congar, Mon Journal, I, 18 septembre 1961, p. 60-61. 170 Carnets, I, 6 mars 1962, p. 66. 171 Ibid, p. 68. 172 Ibid, 7 mars 1962, p. 71. Le P. Congar note de même : « L’expérience est absolument nette : les remarques de ceux qui ne sont pas là ne sont presque jamais prises en considération, sauf quand elles sont, ou très brèves et précises (un changement minime de mots) ou très importantes et bien expliquées. Par contre, en intervenant directement, on arrive souvent, et sans grande difficulté, à faire passer son idée ». Mon Journal, I, 4 mars 1962, p. 86-87. 173 Y. Congar, Mon Journal, I, 23 septembre 1961, p. 69.
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de sous-commission extraordinaire174. Lorsqu’il s’agit véritablement d’une réunion régulière de la sous-commission, par exemple lors de la quatrième réunion plénière de mars 1962, un consulteur qui n’était pas membre ordinaire de la sous-commission devait obtenir une dérogation du p résident de celle-ci. Ainsi, l’abbé René Laurentin regrettait de ne pouvoir assister à la sous-commission De Ecclesia qui se tint le 8 mars 1962 : « Malheureusement la sous-commission n’était plus ouverte ce jour-là qu’aux membres réguliers, plus deux exceptions prévues : Congar et Salaverri175. Gagnebet me dit ne pouvoir en faire une troisième »176. Une autre solution était de s’imposer. L’abbé Laurentin se rend ainsi, le 8 mars, à la réunion de mariologues révisant le texte sur la médiation de la Vierge. Le P. Congar rapporte un autre cas : On me raconte que Mgr Janssen est allé tranquillement à celle [la sous commission] De re morali. Le P.Tromp lui a fait remarquer qu’il n’avait rien à faire là. Mais il était là. Il y est resté. Il est intervenu. On a protesté contre son intervention, mais il a tranquillement continué…177. Le P. de Lubac ne mentionne pas de telles incursions de sa part, ce qui ne semble guère étonnant. Son caractère discret s’accommode peu de telles pratiques. Cela explique qu’il n’ait pas assisté à des sous-commissions en mars 1962, hormis la réunion mentionnée sur la Vierge. En effet, assister aux sous-commissions De Ecclesia aurait demandé une dérogation, ou beaucoup d’audace, et les sous-commissions De Deposito s’étaient achevées en octobre 1961. Certes, il existait une petite sous-commission révisant le texte, mais elle ne se réunit pas lors du quatrième voyage romain du Père de Lubac. Ainsi, les consulteurs ne sont-ils pas forcément admis dans les sous-commissions. Par contre, lorsqu’ils le sont, la parole est plus libre qu’en séance de commission. Yves Congar écrivait ainsi au sujet des sous-commissions, lors de la quatrième et dernière réunion plénière, en mars 1962 : « Le climat est bien différent de ce qu’il était il y a un an. Les consulteurs parlent comme les autres, c’est une discussion libre et fructueuse »178. Malgré les légers assouplissements au fil des réunions plénières, toutes ces limites n’étaient pas sans peser sur des consulteurs qui s’interrogeaient parfois sur leur utilité dans cette phase préparatoire. Certains furent même tentés de démissionner, à l’image de Y. Congar, avant la troisième réunion plénière de septembre 1961, mais celui-ci indique qu’Henri de Lubac le lui déconseilla fortement179. Est-ce à dire que le jésuite français était moins affecté par ce fonctionnement ? Rien n’est moins sûr. Il partage en effet le point de vue de nombreux consulteurs que résume très bien Y. Congar : « Je vois une grande lassitude chez les consulteurs : on ne fait rien, on ne
174 Konzilstagebuch, p. 645. 175 Joaquín Salaverri (1892- 1979), s.j. espagnol, professeur de théologie à l’Université pontificale de Comillas (Espagne). Consulteur de la commission théologique préparatoire, puis nommé expert au concile en 1962. 176 C. Antonelli, Il dibattito…, op. cit. 177 Y. Congar, Mon Journal, I, 23 septembre 1961, p. 68. 178 Ibid, 4 mars 1962, p. 86. 179 Ibid, 25 septembre 1961, p. 74.
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tient aucun compte de nos remarques »180, « les consulteurs se plaignent d’être traités en quantité négligeable »181, ou encore Je vois Mgr Janssen (de Louvain), le chanoine Delhaye, le P. de Lubac. Ils sont assez découragés et aigris. On n’a tenu et on ne tient aucun compte de leur avis. Tout se passe entre Romains. “Nous ne sommes que des otages”182. Henri de Lubac, sans nul doute au coeur de la préparation du concile, n’en reste pas moins peu à même de participer très activement à cette préparation, en raison des entraves qu’il lui faut supporter183. Certes, elles ne lui sont pas propres. D’autres que lui sont consulteurs et ne sont pas Romains. Cependant, sa situation personnelle n’était pas pour améliorer les choses, et la limite la plus importante à une action possible du Père de Lubac était sans doute sa conception de la théologie elle-même.
III. Une pensée « dissonante » Il convient, en effet, d’examiner une dernière limite à l’action du Père de Lubac, sans doute bien plus essentielle que celles que nous avons déjà analysées. En effet, si ces dernières relevaient du fonctionnement même de la commission, celle-ci est éminemment personnelle : il s’agit d’une divergence de pensée, de positions théologiques. Très vite, en effet, alors que débutent les discussions, il est possible pour Henri de Lubac de repérer les tendances, les orientations que semble prendre la Commission théologique préparatoire, de se faire une idée assez précise, au vu des prises de parole, des discussions avec les membres et les consulteurs, des hommes dominants, des courants de pensée éventuellement opposés. Le Père de Lubac note ainsi lors de la deuxième session : « Au bout de quelques heures, de quelques séances, on voit le caractère de chacun, ses tendances doctrinales, sa qualité de science ou de pensée, l’autorité dont il jouit »184. Or, il est évident que les orientations théologiques de Henri de Lubac ne le portent guère vers la néoscolastique thomiste dominante à Rome. Sans doute convient-il d’abord de préciser quelque peu ces termes. La scolastique tire son nom de son lieu de naissance : l’école, c’est-à-dire l’université du xiiie siècle. Elle se caractérise par le fait de « se vouloir une science et non pas seulement un art, ni surtout une simple apologie défensive de la religion »185. Les étudiants d’un maître de théologie discutaient de questions disputées, avant que le maître ne les résolve. Pour ce faire, il procédait à un inventaire des autorités sur la question, puis présentait Ibid, p. 72. Ibid, 23 septembre 1961, p. 68. Ibid, 22 septembre 1961, p. 66. Notons tout de même que tout le monde n’était pas de cet avis, puisque G. Caprile, Il Concilio… Volume I, Parte II, op. cit., p. 557, cite La voix diocésaine de Besançon rapportée par La Croix du 24 novembre 1961 (Mgr Dubois, archevêque de Besançon, était membre de la commission) : « Tout ce travail se déploie dans un climat (…) dans lequel règnent la charité et l’amabilité, dans lequel les membres et les consulteurs s’expriment avec la plus grande liberté », ce qui relève tout de même de la fausse information. 184 Carnets, I, 15 février 1961, p. 31. 185 A. de Libera, « Scolastique », in J. Y. Lacoste, Dictionnaire…, op. cit., p. 1091-1095, p. 1092. 180 181 182 183
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les principes sur lesquels était fondée sa solution, avant de répondre aux objections. Ainsi, par une méthode essentiellement rationnelle et déductive, la foi chrétienne pouvait être présentée, notamment dans des Sommes, à travers un ensemble de questions que structurait un système philosophique cohérent186. Pour autant, tous les scolastiques n’étaient pas thomistes. Duns Scot et Thomas d’Aquin ont, par exemple, chacun leurs disciples, ce qui n’enlève rien au fait que ces derniers puissent être dits scolastiques ; ils s’appuient simplement sur des systèmes différents. Le thomisme, qui se recommande donc de l’œuvre du Docteur angélique, connut une grande faveur au xvie siècle, avec de grands commentateurs comme Cajetan ou Suarez, qui ne se privaient d’ailleurs pas, on l’a dit, de s’éloigner parfois du maître, ce qui n’était pas, du reste, forcément le trahir, car sa Somme ne se présente pas comme un système rigide, mais comme une synthèse rigoureuse certes, mais ouverte pour des esprits en recherche187. Le xixe siècle est une nouvelle période faste pour le thomisme, car il voit émerger un thomisme néoscolastique. Le jésuite Joseph Kleutgen, expert au premier concile du Vatican, militait pour un retour de la scolastique, et deux de ses ouvrages, Theologie der Vorzeit verteidigt et Philosophie der Vorzeit verteidigt sont considérés comme le manifeste de la néoscolastique. Thomas d’Aquin semble alors être le point culminant de la rationalité chrétienne « dans une synthèse harmonieuse de raison philosophique (…) et de doctrine chrétienne »188. Léon XIII joua un rôle éminent dans ce renouveau thomiste, puisque, dès le début de son pontificat, son encyclique Aeterni Patris (1879) invitait les patriarches, primats, archevêques et évêques, de la manière la plus pressante, et cela pour la défense et l’honneur de la foi catholique, pour le bien de la société, pour l’avancement de toutes les sciences, à remettre en vigueur et à propager le plus possible la précieuse doctrine de saint Thomas. Le pape voyait, en effet, dans la théologie scolastique, en reprenant les mots de Sixte Quint, « cette cohésion étroite et parfaite des effets et des causes, cette symétrie et cet ordre semblables à ceux d’une armée en bataille, ces définitions et distinctions lumineuses, cette solidité d’argumentation et cette subtilité de controverse, par lesquels la lumière est séparée des ténèbres, le vrai distingué du faux, et les mensonges de l’hérésie, dépouillés du prestige et des fictions qui les enveloppent, sont découverts et mis à nu ». Or, entre tous les docteurs scolastiques, brille, d’un éclat sans pareil leur prince et maître à tous, Thomas d’Aquin, lequel, ainsi que le remarque Cajetan, pour avoir profondément vénéré les Saints Docteurs qui l’ont précédé, a hérité en quelque sorte de l’intelligence de tous.
186 Voir notamment G. McCool, The Neo-Thomists, Marquette University Press, 1994. 187 J. P. Torrell, « Thomas d’Aquin », in J. Y. Lacoste, Dictionnaire…, op. cit., p. 1151-1155. 188 J. Y. Lacoste « Philosophie », in ibid, p. 907-913, p. 911.
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Cette restauration d’une néoscolastique thomiste n’était pas une simple volonté de retour à un âge d’or médiéval mythique, elle devait aussi permettre de répondre aux besoins du temps, et montrer notamment le « parfait accord avec la raison » de la foi catholique, à destination de ceux qui ne « prétendent connaître d’autre maître et d’autre guide que la raison ». Le but de l’encyclique est aussi de donner une armature solide à la formation catholique. Néanmoins, il restait possible de se réclamer d’autres Pères de l’Église, comme saint Augustin. É. Fouilloux insiste ainsi sur le fait que l’on ne peut voir dans cette restauration une attitude de fermeture, exclusive de toute autre approche189. Les choses évoluent néanmoins avec Pie X et la crise moderniste. Par différents textes du magistère, « le thomisme est ainsi promu au rang de défenseur majeur de l’orthodoxie menacée, si ce n’est d’orthodoxie lui-même »190. Les papes suivants maintiennent le cap, l’encyclique Humani generis de Pie XII précisant que, pour ne pas errer, en philosophie comme en théologie, « il faut respecter la méthode et la doctrine de saint Thomas ». Ces consignes furent relayées par de nombreuses structures romaines : la Congrégation des séminaires et universités, les instituts romains, qu’il s’agisse de la Grégorienne, du Latran ou de l’Angélique, ou encore les séminaires nationaux. Or, la commission théologique préparatoire comptait nombre de ces Romains. Il ne s’agit plus simplement ici de professer ou de vivre à Rome, mais de partager la conception d’une théologie scolastique, où la dimension rationnelle, faite de syllogismes, est très prononcée, prônant des conceptions défensives et un exclusivisme thomiste. Cette base commune ne doit toutefois pas conduire à sous-estimer les divergences qui pouvaient exister à l’intérieur de ce groupe. Henri de Lubac adresse plusieurs griefs à cette théologie. Commençons par la place du thomisme dans la théologie. Qu’il soit extrêmement utile à l’Église, personne ne le met en doute, la divergence d’opinion n’est donc pas dans la défense ou le rejet de saint Thomas. Henri de Lubac écrit ainsi : En théologie, je crois être plus thomiste, plus soucieux de la doctrine réelle de saint Thomas, que bien d’autres ; plus en tout cas que tant d’autres qui recouvrent de cette épithète ou leur fanatisme, ou leur arrivisme, ou leur absence de pensée191. Pour autant, le Père de Lubac n’entend pas assimiler thomisme et orthodoxie, comme on pouvait s’y attendre de la part d’un homme qui a tant œuvré au ressourcement patristique. Car c’est bien la possibilité même d’une « pluralité de la pensée chrétienne » pour reprendre, en partie, le titre d’un article de J. Daniélou192, qui se pose. Il estime que, même si l’Église recommande particulièrement la pensée de saint Thomas, le thomisme n’en comporte pas moins des « éléments de caducité », parce qu’il s’est forgé à un moment donné, et donc à un moment du développement scientifique, et parce qu’il n’a pas résolu toutes les questions. La pluralité des systèmes théologiques permet alors de mieux approcher la vérité chrétienne. Est-ce à dire que de Lubac ou Daniélou relativisent ainsi le thomisme ? J. Daniélou préfère renverser la 189 É. Fouilloux, Une Église…, op. cit., p. 40. 190 Ibid, p. 40-41. 191 Vanves, dossier 29, lettre à Mgr Bruno de Solages, 31 octobre 1960. 192 « Unité et pluralité de la pensée chrétienne », Études, tome 312, janvier-février-mars 1962, p. 3-16.
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perspective en ne considérant pas les différents systèmes théologiques comme autant de systèmes « concurrents », et tous inadéquats parce qu’imparfaits, mais comme autant de branches de ce qui, au fond, n’est qu’un, la théologie : Il y aura donc un certain pluralisme dans la mesure où tel théologien mettra l’accent sur telle acquisition, ouvrira telle perspective. Mais ce pluralisme se situe dans une recherche commune, il est le développement d’un arbre unique dont la cime est toujours foisonnante, mais qui puise sa sève dans les mêmes racines, qui la reçoit à travers un même tronc et qui est tourné vers un unique soleil193. Ainsi, si de Lubac peut apparaître comme un homme qui n’est pas du sérail, c’est, notamment, parce qu’il ne considère pas le thomisme comme le seul système de pensée valide. Or, cela vient s’opposer à ce que le jésuite G. McCool appelle le rêve du mouvement néo-thomiste194, à savoir la possibilité, pour un seul système pérenne de théologie, de recueillir tout l’héritage scripturaire et patristique de l’Église195. On comprend alors, à cette aune, l’âpreté des débats de l’après-guerre, lorsqu’un de Lubac ou un Bouillard montraient que les positions des néoscolastiques n’étaient pas forcément celles de saint Thomas, ou quand les recherches patristiques mettaient en évidence des éléments ignorés des Docteurs médiévaux. Comment, dans ces conditions, saint Thomas aurait-il pu offrir une synthèse totale, définitive ? Ce rêve néothomiste n’en explique pas moins la définition que donnait le Père de Lubac d’un thomiste, dans une note de 1961 : Qu’est-ce, aujourd’hui (sauf exception), qu’un “thomiste” ? Un homme qui n’a pas besoin de connaître grand chose à S. Thomas, mais : un homme qui n’a plus rien à apprendre, rien du moins qui l’obligerait à modifier, à élargir en quoi que ce soit ses points de vue ; rien qui lui ferait admettre que, sans le contredire en rien, on pourrait cependant parfois découvrir d’autres perspectives que les siennes (…), un homme pour qui l’examen de la pensée d’autrui ne se fait que par manière de jugement, et 193 Ibid, p. 16. 194 G. McCool, From unity to pluralism, the internal evolution of thomism, New-York, Fordham University Press, 1989. 195 Conception encore exprimée, sans sclérose toutefois, par J. Maritain dans Le paysan de la Garonne en 1966 : « La doctrine équipée par saint Thomas n’est pas la doctrine d’un homme, c’est tout le labeur des Pères de l’Église, et des chercheurs de la Grèce, et des inspirés d’Israël (sans oublier les étapes antérieures franchies par l’esprit humain, sans oublier non plus l’appoint fourni par le monde arabe) qu’elle porte à l’unité : et non pas certes comme à un point d’arrêt ! Car elle est un organisme intelligible fait pour croître toujours, et étendre à travers les siècles son insatiable avidité de nouvelles proies. (…) Et parce qu’elle est une doctrine ouverte, une faim et une soif jamais rassasiées de la vérité, la doctrine de saint Thomas est une doctrine indéfiniment progressive ; et une doctrine libre de tout sauf du vrai, et libre à l’égard d’elle-même, et de ses imperfections à corriger, et de ses vides à combler, et de ses formulateurs et de ses commentateurs, et du maître lui-même qui l’a instituée, je veux dire libre de lui comme il l’était lui-même, prête, comme lui, aux changements et refontes requis par une meilleure vue des choses, et aux dépassements et approfondissements demandés par une enquête toujours en progrès », cité par M. Fourcade, « Le dernier Maritain. Approches sans entraves », in D. Avon, M. Fourcade, Un nouvel âge…, op. cit., p. 195-218, p. 196-197.
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henri de lubac et le concile vatican ii dont le jugement consiste à condamner toute expression de la pensée dans laquelle il ne reconnaît pas exactement, taillées sur mesure, ses questions et ses formules. Un homme qui repousse comme un attentat sacrilège toute étude sérieuse de la pensée de S. Thomas, comme “relativisant” le “thomisme”196.
Plus précisément encore, le jésuite français reproche aux membres dominants de la Commission, dont le président A. Ottaviani, une conception particulièrement étriquée de la scolastique. Dans une lettre à Bruno de Solages, il écrit que les théologiens romains élaborent entre eux une “science”, dont ils mettent, comme dit à peu près l’Évangile, la clé dans leur poche, c’est-à-dire qu’ils énoncent une série de formules, qui sont pour eux le premier et le dernier mot de tout, et que chacun doit signer. Si c’était cela, la vie de foi et la pensée chrétienne, nos vingt siècles de tradition ne seraient qu’un désert, un néant ; – et le Nouveau Testament lui-même aurait dû être aussitôt enterré197. Pour la scolastique souvent à l’œuvre alors à Rome, la révélation se comprend comme un ensemble d’idées, de vérités, sur lesquelles on pourrait gloser à l’infini. Le Nouveau Testament pourrait alors être enterré parce qu’il semble possible de tout déduire logiquement, rigoureusement, par une méthode déductive. Or, pour Henri de Lubac, cela revient à oublier l’essence même du christianisme : la Révélation par le Christ, qui est un Mystère, qu’on ne pourra jamais embrasser totalement par la pensée, et qui ne se résume donc pas à un corps de doctrines, de vérités. Il écrit ainsi : La foi est aussi, et elle est fondamentalement, foi en Dieu et en JésusChrist (…) Il y a une unité de la foi, laquelle ne peut provenir, évidemment, de la multiplicité des propositions comme telles. Il y a un Mystère du Christ, il y a un Tout de la foi, dont chaque proposition exprime et précise un aspect. En conséquence, ce n’est pas le fait d’avoir une plus longue liste de vérités qui met en possession de plus de vérité révélée. Les Apôtres de Jésus n’avaient pas moins de vérité révélée que nous ! Le prétendre serait un blasphème, et c’est une confusion du développement du dogme avec un progrès de la Révélation198. Ainsi, cette néo-scolastique se perdrait-elle en arguties, toujours plus techniques, toujours plus spécialisées, et, finalement, toujours plus vaines, car omettant l’essentiel : l’inspiration par la personne de Jésus Christ, qui incarne le Mystère chrétien. Que l’on ne se méprenne pas toutefois. Il ne s’agit nullement, pour Henri de Lubac, d’adopter une position anti-intellectualiste, qui consisterait à dénier à une pensée rigoureuse toute pertinence en théologie. Ce qu’il réclame, c’est une ouverture, un 196 Vanves, dossier 29, note dactylographiée du 2 mars 1961. 197 Vanves, dossier 29, lettre à Mgr Bruno de Solages, 31 octobre 1960. 198 Vanves, dossier 28, lettre au P. Le Blond, 20 mars 1959.
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ressourcement de la théologie : le Mystère chrétien ne peut être enfermé dans la néoscolastique thomiste, pas plus que dans n’importe quel autre système de pensée199. On comprend alors à quel point, lors des séances de la commission, Henri de Lubac fut effaré devant le comportement de théologiens qui semblaient oublier le Mystère, et qui cherchaient à tout définir, le plus précisément possible, en recourant toujours aux mêmes sources, à l’exclusion des autres. En voulant ainsi tout définir sans ressourcement patristique, voire biblique, ces théologiens cherchaient à préserver un trésor doctrinal contre toute menace. Ils ont bien une position défensive, du reste pleinement assumée. Ainsi, dans la Relatio que fait A. Ottaviani en commission centrale, le 20 janvier 1962, sur les chapitres deux (De Deo) et trois (De Deo creatore et Evolutione mundi) du De Deposito fidei, le président de la commission théologique préparatoire indique-t-il : « propositum Concilii est praesertim depositum servare et servare ab illis qui impetunt depositum, non ab illis qui acceptant depositum ipsum. Igitur vanum esset repetere ea quae in Conciliis anteactis iam sufficienter sunt in possessione ipsius fidei et non impetuntur »200. Il s’agit donc moins de présenter le Mystère chrétien aux hommes que de défendre le dépôt de la foi, par des formulations toujours plus précises. Celles-ci ont pour fondement essentiel les documents rédigés par le Magistère, comme le remarque Henri de Lubac : “Hoc non fundatur in documentis” : j’ai entendu cela plus d’une fois. La conclusion qu’on en tire : ce n’est pas une doctrine sûre ; c’est une doctrine qu’il convient d’écarter, même si elle a pour elle l’Écriture et la Tradition. Ne comptent que les documents ecclésiastiques, surtout les plus récents. De ces documents, les moindres mots sont reçus comme des absolus. En réponse contre telle idée, ou telle formule, ou telle phrase unilatérale : “Ipsa verba desumpta sunt ex documentis ; sunt in talibus litteris encyclicis, in tali oratione pontificali”. Tout le monde alors n’a plus le droit que de s’incliner201.
199 A cet égard, on peut consulter la très éclairante réponse des jésuites mis en cause par le P. Labourdette dans la Revue thomiste, et que le Père Labourdette publia, avec son article et une mise au point, dans Dialogue théologique, op. cit. Dans cette réponse, les Pères jésuites s’opposent à ceux qui voudraient « faire de la révélation chrétienne la communication d’un système d’idées alors qu’elle est d’abord – et qu’elle reste à jamais – la manifestation d’une Personne, de la Vérité en Personne. Il ne suit pas de là que la révélation n’ait pas à s’exprimer en concepts, que le déroulement des temps n’oblige point cette expression conceptuelle à se préciser et à s’amplifier, ou qu’on n’en doive attendre qu’un secours d’ordre pragmatique, sans valeur de vérité proprement dite… Mais il s’ensuit que la vérité catholique débordera toujours son expression conceptuelle, sa formulation scientifique en un système organisé ». Cité in Bilan de la théologie, op. cit, tome 1, p. 459. 200 « Le but du Concile est surtout de conserver le dépôt et de le préserver de ceux qui l’attaquent, non de ceux qui l’acceptent. C’est pourquoi il serait inutile de répéter les choses dites dans les conciles précédents, qui sont déjà suffisamment ancrées dans la foi, et qui ne sont pas attaquées », AD, II, II, 2, p. 307-308. 201 Carnets, I, 29 septembre 1961, p. 53-54. « Cela n’est pas fondé sur des documents ecclésiastiques. Les termes mêmes proviennent des documents ecclésiastiques, ils figurent dans telle lettre encyclique, dans tel discours pontifical ».
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On est bien loin d’un ressourcement patristique et biblique voulu par Henri de Lubac, qui avait contribué à fonder la collection Sources chrétiennes, ou qui rappelait que c’est dans le plus lointain passé que l’on trouvera les éléments les plus neufs. C’est en effet, selon lui, par une prise en compte de l’Évangile et de toute la Tradition que la théologie pourra être présente au monde. Il écrivait déjà en 1946, dans Paradoxes : « Il n’y a de “paroles d’évangile” que les paroles de l’Évangile. Les paroles des encycliques sont paroles d’encyclique : chose assurément très digne, très importante, mais autre chose »202. Là encore, pour comprendre cette tournure d’esprit romaine, il faut évoquer brièvement son histoire et le premier concile du Vatican, qui avait défini l’infaillibilité pontificale. Cette dernière semblait restreindre le pouvoir de l’épiscopat, au point que certains estimaient que les conciles étaient désormais inutiles203. Le pouvoir central de Rome grandissant, il semble bien que les Romains estimaient que c’est dans les documents issus de ce pouvoir central qu’ils trouveraient les bases les plus sûres. Ce faisant, ils renforçaient leur propre domination. Henri de Lubac écrit ainsi : « On sent que, pour le groupe des théologiens reliés au Saint-Office, unum est necessarium : la puissance romaine, qui est leur puissance. Ils croient sincèrement qu’en cela seul est le salut »204. La position du Père de Lubac est tout autre. En effet, ce qui frappe le lecteur de Catholicisme ou d’Histoire et Esprit205, c’est l’incroyable abondance des références, notamment bibliques et patristiques, mises en avant par le Père de Lubac. Or, ces références ne sont pas là pour prouver une thèse déjà formulée, ce sont elles qui fondent la thèse, viennent la nuancer, lui ouvrent de nouvelles perspectives. Si le P. Sesboüé peut parler au sujet de la façon de faire de la théologie du Père de Lubac de « petite révolution qui s’ignore »206, c’est que, ce faisant, il met l’accent sur l’histoire dans la réflexion chrétienne, ce qui put sembler, aux yeux de certains de ses détracteurs, une tentative de retour au modernisme. On mesure en effet l’écart entre une telle position et la forme scolastique : La thèse théologique était une proposition doctrinale, souvent magistérielle, dont les termes étaient d’abord expliqués ; puis elle était prouvée successivement par l’Écriture, la tradition et la raison théologique. Sans doute dans les dernières générations de manuels et dans les cours plus 202 H. de Lubac, Paradoxes, op. cit., p. 35. 203 René Laurentin écrit ainsi : « On tendait à élargir de jour en jour davantage l’infaillibilité pontificale du magistère extraordinaire au magistère ordinaire, et finalement, à faire de cette règle prochaine de la foi la règle unique, jusqu’à reléguer les sources (Écriture et Tradition) comme règles lointaines, confuses, voire d’usage dangereux », in L’enjeu du Concile, Paris, Seuil, 1962, p. 101. 204 « Une seule chose est nécessaire ». Carnets, I, 6 mars 1962, p. 69-70. É. Fouilloux écrit également : « Religieux ou séculier d’expérience, le théologien romain ne connaît pas le doute, fier qu’il est de participer, à sa place, au magistère de l’Église. Ne lui a-t-on pas confié la formation d’une partie des élites de la catholicité ? Ne joue-t-il pas le rôle de conseiller doctrinal du pape et de son entourage ? Comment ne se sentirait-il pas investi d’une autorité qui le dépasse, voire d’une parcelle de l’infaillibilité… dont il étend volontiers le champ ? », in Une Église…, op. cit., p. 248. 205 H. de Lubac, Histoire et Esprit. L’intelligence de l’Écriture d’après Origène, Paris, Aubier, 1950. Réédition Œuvres complètes, tome XVI, Paris, Cerf, 2002. 206 B. Sesboüé, La théologie au xxe siècle, op. cit., p. 30.
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récents, la série des thèses était-elle précédée d’une partie historique, de théologie dite “positive”. L’histoire y reprenait ses droits. Mais la forme scolastique qui faisait appel aux citations ayant valeur de preuve (dicta probantia), qu’il s’agisse de l’Écriture ou de citations patristiques, n’avait pas perdu les siens. Un professeur pouvait dire, au témoignage du P. Congar : “Mon cours est achevé, je n’ai plus que les citations scripturaires à ajouter”. Il aurait pu dire la même chose pour les citations patristiques. La recherche de l’intelligibilité de la foi se faisait dans le cadre de la théologie scolastique des derniers siècles. Écriture et tradition étaient instrumentalisées au titre de dicta probantia et d’illustrations. Elles avaient perdu leur force d’interpellation constante207. Enfin, selon Henri de Lubac, la théologie néo-scolastique telle qu’il la voit pratiquée à Rome, est un danger même pour la foi208, car elle en oublie l’essentiel, obnubilée par une conception toute défensive de la théologie, tellement préoccupée à contrer toute attaque qu’elle ne se soucie plus de présenter positivement ce qu’est le christianisme. Un débat tenu en séance lors de cette phase préparatoire en donne la mesure : On étudie le texte d’une profession de foi : paragraphe sur la Rédemption : “Le Christ a satisfait à la justice de Dieu”. On propose (Philippe de la Trinité209) d’ajouter l’adverbe misericorditer. Refus. Pourquoi ? – Parce que c’est évident, cela va de soi, personne ne le nie, etc. – Donc, ni par cet adverbe, ni d’aucune autre manière, ce texte sur la Rédemption ne fera allusion à la miséricorde divine. Il ne parlera que de justice. Celui qui voudra venir ensuite parler de miséricorde sera accusé de vouloir contredire, ou tout au moins énerver le texte solennel210. Cette théologie semble ne pas concerner la vie réelle, en être même totalement coupée, au point que la pastorale apparaît uniquement comme une série de mesures pratiques, un appendice de la doctrine dont celle-ci pourrait se désintéresser. Henri de Lubac, lui, est farouchement opposé à cet étiolement de la théologie, qui devrait concerner l’homme tout entier, la vie dans son intégralité. Le christianisme doit être considéré selon lui comme une source de vie, agissante dans la vie des hommes, et non simplement comme un trésor enfermé dans un coffre, que l’on entourerait de gardiens toujours plus nombreux. Il pourrait ainsi sembler toujours mieux conservé, mais il se trouverait en réalité toujours plus éloigné de la vie dont il 207 Ibid, p. 31-32. 208 Il porte ainsi un jugement sévère sur les théologiens proches du Saint-Office : « A les observer entre eux, dans leur inconscience méprisante, dans leur entente à travers leurs disputes, on a parfois l’impression de vieux enfants à qui l’on a confié par imprudence de puissants moyens de destruction », Carnets, I, 19 et 20 septembre 1961, p. 35. 209 Philippe de la Trinité (Jean Rambaud) (1908-1977), o.c.d. français, ordonné en 1934. Il entre au Saint-Office en 1952, et, dès l’année suivante, préside également la faculté romaine de théologie de l’Ordre. Il cesse toutefois l’enseignement dès 1960. Il s’illustre, avant et pendant le concile, par son hostilité à Teilhard de Chardin. 210 Carnets, I, 19 et 20 septembre 1961, p. 36.
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devrait être le cœur. Les perspectives sont ainsi complètement inversées. Deux tendances sont donc à l’œuvre, bien résumées par Henri de Lubac : On peut dire, à un certain point de vue, qu’il y a deux sortes de théologiens ; les uns disent : relisons l’Écriture, saint Paul, etc. ; scrutons la Tradition ; écoutons les grands théologiens classiques ; n’oublions pas de faire attention aux Grecs ; ne négligeons pas l’histoire ; situons dans ce vaste contexte et comprenons d’après lui les textes ecclésiastiques ; ne manquons pas non plus de nous informer des problèmes, des besoins, des difficultés d’aujourd’hui, etc. – Les autres disent : Relisons tous les textes ecclésiastiques de ces cent dernières années, encycliques, discours, lettres de circonstance, décisions prises contre tel ou tel, monita du SaintOffice, etc. ; de tout cela, sans en rien laisser perdre ni corriger le moindre mot, faisons une marqueterie, poussons un peu plus loin la pensée, donnons à chaque assertion une valeur plus forte ; surtout, ne regardons rien au dehors ; ne nous perdons pas dans de nouvelles recherches sur l’Écriture ou la Tradition, ni a fortiori sur des pensées récentes, qui nous feraient risquer de relativiser notre absolu. – Seul le théologien de la seconde espèce est considéré comme “sûr” dans un certain milieu211. On a là une réelle pierre d’achoppement entre deux façons de faire de la théologie. En effet, la théologie de Henri de Lubac s’articule autour d’un lien fondamental avec l’apologétique. Cette théologie doit ainsi montrer à chacun que le christianisme peut prendre sens pour lui. Or, cela ne peut se faire par la répétition de formules, mais par le dialogue avec le monde. Il y a ainsi une différence d’esprit et de méthode avec le milieu romain. Ce dernier pratique volontiers une méthode déductive, qui a l’avantage de la rigueur, mais l’inconvénient de peu considérer la nouveauté du monde, puisqu’il s’agit de lui appliquer des formules déjà connues. Henri de Lubac, lui, comme d’autres, ne rechigne pas à une méthode plus inductive, qui prend véritablement en compte ce qui existe, dans sa nouveauté. Il ne s’agit pas de dire qu’il n’existe pas de Vérité, qu’il convient de tout réinventer à chaque nouvelle objection, mais que le théologien doit tenir compte de la nouveauté pour pouvoir lui répondre, au nom de la Vérité. La réduire à des schémas connus risque en effet de n’avoir aucune prise sur elle : Henri de Lubac veut montrer la richesse du christianisme en prenant soin de rencontrer ses interlocuteurs, sans crainte d’aller sur leurs terres pour entendre leurs requêtes, mais sans se laisser impressionner par elles. La foi chrétienne, en se disant, se propose d’éclairer l’existence et l’intelligence de ceux qui peuvent la recevoir212. Il s’agit d’une conviction fondamentale, qui s’est forgée très tôt chez le jésuite. Dès 1929, en effet, dans la leçon inaugurale qu’il donna aux Facultés catholiques de Lyon, 211 Ibid, I, 29 septembre 1961, p. 53. 212 J. P. Wagner, La théologie fondamentale…, op. cit., p. 262.
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il en abordait le thème, en disant « que, d’une part, une théologie s’anémie et se fausse qui ne conserve pas constamment des préoccupations apologétiques, et que, d’autre part, il n’est pas d’apologétique qui, pour être pleinement efficace, ne doive s’achever en théologie »213. On ne peut donc penser la foi sans penser les hommes, car celle-ci est avant tout l’annonce d’une Bonne Nouvelle, et l’on ne peut faire œuvre d’apologiste sans présenter la doctrine chrétienne. Puisque se développaient des systèmes de pensée ne faisant pas simplement une critique du christianisme sur tel ou tel aspect, mais faisant totalement l’économie de Dieu, en élaborant une vision du monde concurrente, il importe donc extrêmement, nous installant à l’intérieur de la théologie, d’y travailler à nous faire, selon les principes de la foi, une conception du monde plus haute, plus riche, plus cohérente, de tirer de ces principes une doctrine de vie plus totale et plus féconde, que toutes celles qu’on pourrait nous opposer : en sorte que les esprits exigeants soient satisfaits et les âmes de bonne volonté séduites, avant même que leur soit révélée, par la lumière de la foi, la transcendance absolue du christianisme, et l’infinité des perspectives qu’il ouvre à la vie spirituelle214. On mesure l’abîme entre cette conception de la théologie et celle des Romains au sens strict. Ainsi, par son souci du ressourcement biblique et patristique, par son refus de tout exclusivisme, par son attention à la Tradition et son souci de considérer le christianisme comme perpétuellement actuel, pouvant avoir une prise sur le monde, Henri de Lubac représentait-il l’une des voix dissonantes dans la musique orchestrée par le Saint-Office215. Le jésuite français n’était évidemment pas le seul à s’opposer à l’hégémonie de la néoscolastique romaine. On a déjà évoqué Mgr Philips. Dans son journal, celui-ci résumait bien l’opposition entre deux formes de théologie, même s’il n’écrivit pas ces quelques lignes durant la phase préparatoire, mais pendant le concile lui-même : A la base de ces conflits se trouve aussi l’opposition entre la théologie juridique notionnelle et une théologie de la révélation ouverte qui tient compte du travail scientifique moderne. Ou autrement dit : la conception angoissée qui veut à tout prix conserver les positions établies, et la tendance qui veut apporter le message [évangélique] aux hommes216. Henri de Lubac n’était donc pas le seul, parmi les membres et consulteurs de la commission théologique préparatoire, à dresser un constat sévère de son fonctionnement. Dans un tel contexte, quelle pouvait être son influence ? 213 Cité par J. P. Wagner, Henri de Lubac, op. cit., p. 190. 214 Cité par Ibid, p. 192. 215 Bien que, rappelons-le, le Père Tromp manifeste à plusieurs reprises dans son Konzilstagebuch le souci de ne pas voir assimilés le Saint-Office et la commission théologique préparatoire. 216 Carnets conciliaires de Mgr Gerard Philips, édités par K. Schelkens, Leuven, Peeters, 2006. 14 novembre 1963. Sur cette question, on peut aussi se référer à son article « Deux tendances dans la théologie contemporaine. En marge du iie Concile du Vatican », Nouvelle revue Théologique, tome 85, 1963, p. 225-238.
Chapitre 3 : L’action du Père de Lubac lors de la phase préparatoire du concile, une action surtout défensive Dans les années précédant le concile, Henri de Lubac avait été mêlé à des controverses très vives. Durant la phase antépréparatoire, il avait même été la cible de certains vota. Toutes ces accusations n’avaient pas disparu comme par magie, et il n’est pas étonnant de les voir réapparaître au cours des débats tenus par la commission théologique. Le Père de Lubac fut donc amené à se défendre contre des attaques venant de la commission dont il était consulteur. Comment chercha-t-il à défendre sa propre doctrine, ainsi que celle de son confrère, le Père Pierre Teilhard de Chardin ?
I. La défense de sa propre doctrine A Rome, le Père de Lubac se retrouvait en présence d’hommes qui l’avaient combattu depuis le début de l’ « affaire de Fourvière », et qu’il ne connaissait parfois que de nom, par les articles ou les ouvrages par lesquels ils s’étaient signalés contre lui. Ainsi en va-t-il du Père Labourdette, dominicain qui fut l’un des acteurs de la controverse autour du relativisme dogmatique, même si c’était sur un mode autrement plus apaisé que celui du Père Garrigou-Lagrange. Henri de Lubac confie en effet que c’est seulement à Rome qu’ils se rencontrèrent1, lors de son premier séjour romain, en novembre 1960. Le jésuite était arrivé second au Saint-Office, se « trouv[ant] nez à nez avec le P. Labourdette, O.P., arrivé premier »2. Cette méconnaissance d’hommes qui ne s’étaient affrontés que par écrit pouvait être à l’origine de scènes cocasses. Ainsi, en février 1961, alors qu’Henri de Lubac arrivait à Rome pour la deuxième réunion plénière de la commission théologique préparatoire : Je descends encore à l’Institut biblique. Au repas du midi, nous sommes deux hôtes : on nous met à côté du P. Recteur, moi le second des deux. Le P. Recteur explique à notre voisin que j’arrive pour la commission pré-conciliaire, et me dit le nom de l’autre, qui arrive de Sicile : Père Spedalieri3. Celui-ci (qui a fait un écrit violent contre moi) n’a pas l’air gêné du tout ; nous nous serrons la main et causons aimablement ; il me dit que je devrais venir en Sicile, etc., etc. Vers le milieu du repas, cependant, d’un air un peu embrumé, il me demande : “est-ce qu’il n’y en a pas encore un 1 H. de Lubac, Entretien…, op. cit, p. 3. 2 Carnets, I, 15 novembre 1960, p. 13. 3 Francesco Spedalieri, s.j. L’écrit en question est « Selectae et breviores philosophiae ac theologiae controversiae », Rome, Officium libri catholici, 1950.
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henri de lubac et le concile vatican ii autre qui doit venir de France pour cette commission ? – Pas que je sache. – Mais si, un de Lubac ? – Mais c’est moi…” Stupeur de Spedalieri. Je lui serre de nouveau la main, je le force à rire et nous continuons de causer4.
Henri de Lubac rencontrait donc des hommes qui n’avaient manifestement pas partagé ses positions. Or, il estimait avoir été accusé faussement et n’hésita pas à livrer le fond de sa pensée à ceux qui furent ses détracteurs.
A. Les deux premiers séjours à Rome, l’occasion de constater des oppositions persistantes Novembre 1960. Henri de Lubac a pu constater, en arrivant à Rome, que toutes les oppositions n’étaient pas éteintes. En effet, en novembre 1960, alors qu’il effectuait son premier séjour romain pour la commission, se tenait, au Latran, une semaine d’études (du 13 au 18 novembre) sur les conciles œcuméniques. Si certaines interventions, et même la très grande majorité, ne cherchaient pas à sortir de leur sujet pour évoquer la situation contemporaine ou le prochain concile, il n’en était pas de même des interventions de Mgr Parente, « Necessità del Magistero »5, et du Père Luigi Ciappi, « Le attese della teologia di fronte al concilio Vaticano II ». Le Père de Lubac lui-même rapporte des échos de cette semaine d’études : Mgr Piolanti, recteur du Latran, a prononcé hier, dans la grande salle de son Université, un discours véhément. C’était la séance terminale d’une semaine de conférences sur les conciles. Il aurait déclaré que le concile condamnera toutes les erreurs modernes, notamment celles dont il est question dans Humani generis, et tout spécialement la “théologie nouvelle” (D’après le P. Paul Goubert6, qui était présent, et qui estime que cette semaine du Latran fut un succès). A la séance d’ouverture, Mgr Parente, assesseur du Saint-Office, avait fait un discours semblable ; il avait remonté, dans ses condamnations, jusqu’à Descartes, Kant et Hegel. (D’après dom Jean Leclercq7, qui assistait à la séance, et qui s’entendit décerner le titre de professeur à l’université pontificale du Latran, sans en avoir jamais entendu parler auparavant8.
Ibid, I, 11 février 1961, p. 25-26. Le discours fut reproduit dans l’Osservatore Romano du 16 novembre 1960, ainsi que dans la revue Divinitas 5 (1961), p. 206-217, avec un ajout : la réponse aux commentaires suscités par son discours dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung du 5 décembre 1960. Notons que cette intervention fut aussi traduite et reproduite, en France, dans le n°71 (1961) de La Pensée catholique. 6 Paul Goubert (1901-1967), s.j. français. Spécialiste de l’histoire de Byzance, il est professeur à l’Institut catholique de Lyon. 7 Dom Jean Leclercq (1911-1993), o.s.b. français, de l’abbaye Saint Maurice à Clervaux (Luxembourg). Spécialiste de l’histoire et de la spiritualité monastiques au Moyen Âge, auteur notamment de L’Amour des lettres et le désir de Dieu, Paris, Cerf, 1957. 8 Carnets, I, 19 novembre 1960, p. 22. 4 5
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A lire les actes des interventions, qui furent publiés dans la revue Divinitas en 19619, on se rend compte que les informations venues de la Rome préconciliaire n’étaient pas toujours très exactes. En effet, Mgr Piolanti intervint lors de cette semaine, à l’occasion d’un discours inaugural où il ne fut pas question de théologie nouvelle10, et de la clôture de la semaine, avec un message au pape, lu par le cardinal Pizzardo11. Or, dans ce message, si Mgr Piolanti parle de l’erreur, c’est en des termes bien généraux12. En réalité, Le Père de Lubac attribuait au recteur du Latran des propos qu’avait tenus le Maître du Sacré Palais, Luigi Ciappi, o. p13. Il faut dire que Henri de Lubac était quelque peu prévenu à l’égard de Mgr Piolanti, puisque, depuis quelques mois, il cherchait, en vain, à faire publier dans Divinitas une réponse à un article publié par ce dernier sur le surnaturel14. Le P. Ciappi s’était déjà illustré, en septembre de la même année, lors du cinquième congrès thomiste mondial, par ses déclarations quant au but du futur concile. Selon lui, en effet, le concile devait condamner les erreurs qui assaillaient l’Église, en se plaçant dans la continuité du magistère de Pie XII, qui avait défendu la vérité et la liberté15. Lors de la semaine sur les conciles, il déclara cette fois : Undici anni dopo, egli si servirà dell’Enciclica Humani generis (12 agosto 1950) per condannare, sia pure astenendosi dal pronunziare anatèmi, l’idealismo hegeliano, l’immanentismo, il pragmatismo, l’esistenzialismo ateo, ma specialmente il relativismo dogmatico di alcuni teologi, esponenti di una nuova teologia, seminatrice di opinioni false e velenose. Queste opinioni, affidate sovente a fogli dattiloscritti, onde evitare la censura ecclesiastica, non si limitavano ad attaccare l’uno o l’altro punto secondario della dottrina cattolica, ma prendevano di mira il valore scientifico della teologia scolastica, il prestigio normativo del Magisterio della Chiesa e le basi stesse della divina rivelazione16. 9 Divinitas, 1961/2, juin 1961. 10 Cf. L’Osservatore romano, 14-15 novembre 1960, p. 9. 11 Giuseppe Pizzardo (1877-1970), italien, ordonné en 1903, créé cardinal en 1937. Préfet de la congrégation des séminaires et universités de 1939 à 1968. Président de la commission préparatoire des études et des séminaires, puis président de la commission conciliaire des séminaires, des études et de l’éducation catholique. 12 « Dite al Mistico Nocchiero della Chiesa che nella difficile attraversata della vita, noi vogliamo contribuire, umilmente ma devotamente, a fare che l’umanità, sottratta al vortice dell’errore e dell’odio, raggiunga, raccolta tutta nella nave apostolica, il porto della verità et dell’amore », Divinitas, 1961/2, p. 205. « Dites au Nocher mystique de l’Église que, dans la difficile traversée de la vie, nous voulons contribuer, humblement mais avec dévotion, à faire que l’humanité, soustraite du tourbillon de l’erreur et de la haine, atteigne, entièrement réunie, dans la barque apostolique, le port de la vérité et de l’amour ». 13 Dans une lettre du 19 novembre 1960, le Père de Lubac, mieux informé, évoquait d’ailleurs l’intervention du Père Ciappi, Carnets, I, 20 novembre 1960, note 4 p. 24. 14 Cf. lettre de Georges Bottereau, alors adjoint de l’Assistant de France à Rome, au P. Arminjon, 4 octobre 1960, Vanves, M-Ly 144/3. 15 R. Burigana, « Progetto dogmatico del Vaticano II : la commissione teologica preparatoria (1960-1962) », in G. Alberigo et A. Melloni (dir), Verso il concilio Vaticano II (1960-1962). Passagi e problemi della preparazione conciliare, Gênes, Marietti, 1993, p. 141-206, p. 162. 16 « Onze ans plus tard, il se servira de l’Encyclique Humani generis (12 août 1950) pour condamner, mais en s’abstenant de prononcer des anathèmes, l’idéalisme hégélien, l’immanentisme, le
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Tout cela ne peut, bien sûr, viser intégralement le Père de Lubac, mais il semble difficile de nier qu’il soit visé par les propos sur le relativisme dogmatique, la remise en cause du Magistère, et la nouvelle théologie. Certes, la mention de feuilles dactylographiées fait davantage penser au Père Teilhard de Chardin, mais le Père de Lubac s’est plusieurs fois plaint du procès en hypocrisie qui lui était intenté, comme il l’écrivait, par exemple, au Père Général, dans une lettre qui rappelait ce qui lui était reproché : « Je suis l’un des principaux responsables des aberrations condamnées dans l’encyclique Humani generis, avec la note infamante d’hypocrisie. Je méprise le magistère de l’Église »17. En outre, alors que le Père Ciappi dénonce toutes les erreurs à condamner, citant pêle-mêle une mauvaise conception du péché originel, le refus de l’identité entre Corps mystique et Église catholique romaine ou encore le polygénisme, on trouve également, parmi les points mis en discussion par la nouvelle théologie « la gratuità dell’ordine soprannaturale »18, ce qui est un écho évident des débats autour des thèses du Père de Lubac. Qu’Henri de Lubac ne se sente pas doctrinalement visé par l’encyclique Humani genris que le P. Ciappi cite ici ne change pas grand-chose à l’affaire, elle apparaissait comme le texte de référence aux yeux de ses détracteurs. L’intervention de Mgr Parente, sur la nécessité du Magistère19, pouvait évidemment être comprise au regard de la situation contemporaine, puisqu’il semblait méprisé par des “novatores” comme le Père de Lubac. Dans son intervention, Mgr Parente reprenait assez classiquement le schéma historique qui s’était répandu notamment à partir de la crise moderniste, et qui voyait dans la Réforme l’origine d’un esprit moderne, dont les Lumières et la Révolution française étaient les prolongements20. Ainsi, Mgr Parente dénonçait le subjectivisme, qu’il faisait remonter, sur le plan religieux, à Luther, qui se passait du Magistère et réduisait le christianisme à une expérience personnelle, mettant l’homme face à Dieu. Sur le plan philosophique, il épinglait, comme le relève le Père de Lubac, Descartes, Kant, Hegel, en raison d’un immanentisme plus ou moins affirmé. Pourtant, il serait pour le moins exagéré de faire de son discours le pendant, à l’ouverture de cette semaine d’études au Latran, de ce que fut l’intervention du Père Ciappi à sa clôture. Si Mgr Parente se référait à Humani generis pour rappeler la valeur du Magistère, son ton est bien plus mesuré que celui du dominicain, et il tint sur le surnaturel des propos qui sont loin des caricatures rencontrées dans certains vota : p ragmatisme, l’existentialisme athée, mais surtout le relativisme dogmatique de certains théologiens, représentants d’une nouvelle théologie, qui sème des vues fausses et toxiques. Ces vues, souvent confiées à des feuilles dactylographiées, afin d’éviter la censure ecclésiastique, ne se sont pas limitées à attaquer l’un ou l’autre point secondaire de la doctrine catholique, mais ont pris pour cible la valeur scientifique de la théologie scolastique, le prestige normatif du Magistère de l’Église et les bases elles-mêmes de la révélation divine », Divinitas, 1961/2, p. 497-498. 17 Vanves, dossier 28, lettre du 2 novembre 1958. On peut également citer MOÉ (note 16 p. 70) : « J’ai su plus tard, entre autres choses, que tout un cours polycopié, prétendument de moi, avait servi de preuve à cette accusation d’hypocrisie ; je n’ai jamais pu savoir d’où venait ce cours, ni ce qu’il contenait ; on m’a dit qu’il s’agissait d’un “De Ecclesia”, sans m’en indiquer l’origine. D’autres faits du même genre, dont deux particulièrement graves, mais tout à fait fantaisistes, m’ont été aussi rapportés par des hommes qui avaient été à Rome à bonne source et avaient même vu certains documents ». 18 « La gratuité de l’ordre surnaturel ». Divinitas, 1961/2, p. 498. 19 Ibid, p. 206-217. 20 P. Colin, L’audace…, op. cit., p. 48.
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Se non si può parlare di una vera esigenza del soprannaturale, sul piano metafisico, è lecito richiamare il capitolo dell’Aquinate sul desiderio naturale di Dio e anche il disagio dell’uomo caduto sottolineato da Blondel, sul piano psicologico. Nonostante la sua intelligenza e la sua libertà, l’uomo ha un’autonomia limitata e se scende nelle profondità del suo spirito non può non sentire quel disagio che si traduce in appello a un Altro, che solo può saziare la sua sete infinita di luce e di amore21, et le Père de Lubac aurait pu souscrire à un tel propos. Le climat entre le Père de Lubac et quelques grands professeurs romains n’était donc pas vraiment à la confiance : le compte-rendu qu’il donne de ces interventions au Latran en est une bonne preuve, car, bien qu’il ne fasse que relater des commentaires qu’on lui a rapportés, les propos qu’auraient tenus Mgr Piolanti ou Mgr Parente ne l’étonnent guère. Le jésuite n’était d’ailleurs pas le seul à partager de tels sentiments, puisque le P. Congar n’hésitait pas, la vivacité de son style aidant, à qualifier Mgr Parente de « fasciste » au début de son journal22. Ainsi le Père de Lubac écrivait-il à son ancien provincial, le Père Ravier, avant son premier séjour romain : Nouveau paradoxe : demain matin, je dois me rendre au Saint-Office… pour y siéger ! J’y retrouverai les principaux auteurs de la tragédie de Fourvière, et ils n’auront pas plus envers moi les sentiments de père de famille, que je n’aurai pour eux les sentiments du fils prodigue et repentant23. Que l’on n’interprète pas trop vite les propos du Père de Lubac comme une forme de rébellion, son amour de l’Église, et son respect de la discipline religieuse étant bien trop grands pour cela, mais plutôt comme la ferme volonté de ne pas transiger sur la vérité. Une note de mai 1959 éclaire d’ailleurs cet état d’esprit : Je sais que, à travers bien des motifs plus mesquins, c’est essentiellement pour ma foi en Jésus Christ Notre Seigneur que je suis persécuté. Je remercie la divine Providence de m’avoir protégé, alors que j’étais seul, 21 « Si l’on ne peut parler d’une véritable exigence du surnaturel, sur le plan métaphysique, il est permis de rappeler le chapitre de saint Thomas d’Aquin sur le désir naturel de Dieu, et aussi l’embarras de l’homme pécheur, souligné chez Blondel, sur le plan psychologique. Malgré son intelligence et sa liberté, l’homme a une autonomie limitée et si l’on descend dans la profondeur de son esprit, on ne peut pas ne pas sentir cet embarras, qui se traduit par un appel à un Autre, qui seul peut étancher sa soif infinie de lumière et d’amour ». Ibid, p. 212. 22 Mon Journal, I, juillet 1960, p. 7. Le Père Congar reprochait à Mgr Parente d’être lié à la condamnation du Père Chenu, dont le texte Une école de théologie. Le Saulchoir avait été mis à l’Index en 1942. Mgr Parente avait rédigé, dans L’Osservatore Romano, un article justifiant cette décision. Il faut toutefois noter, à la suite d’É. Mahieu, que le Père Congar, apprenant à connaître un peu mieux Mgr Parente lors du concile, lui rendit hommage en acceptant de donner une contribution aux Mélanges Parente, publiés en 1967. La contribution était consacrée au thème : « La consécration épiscopale et la succession apostolique constituent-elles chef d’une Église locale ou membre du collège ? ». En effet, Mgr Parente avait fortement soutenu la sacramentalité et la collégialité de l’épiscopat, avec la majorité conciliaire. Pour la mariologie et le texte sur la Révélation, il soutenait les positions de la minorité. 23 Lettre de Henri de Lubac à André Ravier, 14 novembre 1960, CAECL.
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henri de lubac et le concile vatican ii désarmé, trahi par celui qui s’appelait mon père et qui me traitait comme un ennemi. Je suis décidé à ne rien faire ni dire contre la discipline religieuse, ni contre la discrétion qui s’impose en pareil cas à l’enfant fidèle et aimant de la sainte Église. Mais je ne pactiserai pas avec le mensonge24.
Les professeurs romains de la Compagnie n’étaient pas forcément plus favorables au Père de Lubac, puisque celui-ci apprit le 18 novembre 1960, toujours durant son premier séjour romain, que le P. Boyer, recteur du Bellarmino, avait refusé qu’il fût invité25. Ces premiers jours à Rome n’avaient d’ailleurs pas permis un rapprochement quelconque avec les autorités de la Compagnie, puisque Henri de Lubac écrivait au Père Fessard lors de ce premier séjour : « Je ne suis pas allé à la Curie, d’où l’on ne m’a pas demandé. Rome est toujours Rome »26. Néanmoins, il convient de ne pas être caricatural, et de ne pas faire de la Rome d’alors un bloc monolithique, tout opposé au jésuite. Ainsi le jésuite reçut-il un très bon accueil à l’Institut Biblique, où il logea en novembre 1960 : « J’ai vu bon nombre de Pères du Biblique ; c’est une maison très accueillante, où l’on respire une atmosphère de travail sérieux (et le fait qu’ils soient maintenant un peu moins en faveur les rend plus aimables encore) »27. Il faut dire que l’Institut, qui avait grandement contribué au renouveau des études bibliques, en prenant l’encyclique Divino afflante spiritu (1943) de Pie XII comme charte, connaissait, à l’époque, quelques difficultés. Il était au cœur d’une controverse, l’essor des études bibliques n’allant pas sans résistances. Certains, au Saint-Office et à la Congrégation pour les séminaires et universités, s’inquiétaient des orientations de la maison, allant jusqu’à penser que l’Institut abandonnait les positions du Magistère. Le Père de Lubac se réjouissait également de l’accueil des cardinaux Bea et Marella28. Les marques d’estime pouvaient même être publiques, et c’est ainsi qu’on trouve dans un article du Père Juan Alfaro29, s. j., consacré à la personne et la grâce, dans Gregorianum, une référence explicite au Surnaturel du Père de Lubac, non pour dénoncer le livre, mais pour venir en appui de la thèse développée dans l’article. Il est vrai que Juan Alfaro appréciait Henri de Lubac, comme il le montra encore en 1962, en révisant favorablement son ouvrage sur Teilhard30. Dans son article, il estimait que l’aspiration fondamentale de l’homme ne peut se satisfaire de la possession d’un objet, et que l’homme ne peut atteindre la pleine félicité dans une relation sujetobjet, mais dans une relation je-tu, de l’union avec une personne. Il écrivait alors : « la plenitud del hombre no puede consistir sino en su unión inmediata con un Infinito 24 Vanves, dossier 28, mai 1959. 25 Carnets, I, 18 novembre 1960, p. 19. 26 Lettre du 15 novembre 1960, CAECL. Notons tout de même que le P. Bottereau, adjoint de l’Assistant de France à Rome, avait écrit au P. de Lubac, le 22 octobre 1960 : « Le Père Général a été informé de votre venue pour l’audience du 14 novembre (…) Nous serons heureux de vous revoir à Rome » (Lettre au Père de Lubac, 22 octobre 1960, CAECL). 27 Vanves, dossier 29, lettre à ?, 17 novembre 1960. 28 Lettre à Gaston Fessard, 19 novembre 1960, CAECL. 29 Juan Alfaro (1914-1993), s.j. espagnol. Professeur de dogmatique à la Grégorienne, où il est préfet général des études à partir de 1964. 30 H. de Lubac, La Pensée religieuse du Père Pierre Teilhard de Chardin, Paris, Aubier, 1962. Pour la révision du Père Alfaro, cf. Carnets, I, 4 mars 1962, p. 61.
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personal »31 et renvoyait sur ce point à Surnaturel32 . L’exemple reste toutefois isolé, et, malgré la consultation des revues Angelicum, Divinitas et Gregorianum, de 1959 à 1962, nous serions bien en peine de fournir une autre référence favorable au Père de Lubac dans un article de l’une de ces grandes revues romaines. Malgré les oppositions qu’il avait pu constater, le Père de Lubac n’en estimait pas moins que ce premier séjour romain, du 11 au 20 novembre 1960, s’était bien déroulé33. C’est un climat semblable qu’il connut à l’occasion de sa deuxième venue à Rome, pour la deuxième réunion plénière de la commission théologique préparatoire, du 11 au 17 février 1961.
Février 1961. Les attaques continuaient, en effet, de se faire jour, et le Père de Lubac cite un ouvrage publié sous la direction de Mgr Piolanti, Il soprannaturale34, datant de 1960 mais dont il ne prit connaissance qu’à l’occasion de ce deuxième séjour romain. En effet, « tout un chapitre de l’ouvrage serait dirigé contre moi, rangeant mes opinions parmi les plus graves erreurs du jour contre la foi »35. Il s’agissait du chapitre 18, rédigé par le Père Angelo Perego36, « Deviazioni segnalate dall’Enciclica Humani generis ». C’était pourtant trop dire. D’une part, parce que le Père de Lubac n’était pas le seul visé dans cet article de vingt pages et, d’autre part, parce que le ton du P. Perego reste apaisé. En effet, même s’il s’oppose nettement aux thèses du Père de Lubac, il commence par reconnaître aux partisans de la nouvelle théologie de bonnes intentions : la volonté de revivifier les sciences sacrées, et de les placer au centre de la culture. De même, s’il compare Humani generis à Pascendi pour sa profondeur et sa clarté, il s’empresse d’établir une différence fondamentale entre les deux documents car Humani generis « illumina e richiama dei figli che hanno errato per zelo eccessivo o per imprudenza, ma che, in ogni caso, non sono animati da spirito di ribellione contro la Chiesa »37. Il n’en restait pas moins, selon le Père Perego, que l’encyclique avait particulièrement visé, entre autres, les déviations autour de la gratuité du surnaturel, et le Père de Lubac se trouvait concerné au premier chef, puisque son livre Surnaturel et son article « Le mystère du surnaturel » étaient explicitement discutés. Après avoir résumé honnêtement le livre, le Père Perego estimait ne pouvoir se rendre aux conclusions de son confrère, parce que, selon lui, la nature pure n’était pas une hypothèse ou une idée, mais une réalité, et que les écrits du Père de Lubac remettaient en cause la gratuité du surnaturel. Il lui opposait alors l’encyclique Humani generis : 31 « La plénitude de l’homme ne peut consister qu’en son union immédiate avec un Infini personnel », J. Alfaro, « Persona y gracia », Gregorianum, 1960, vol. XLI, p. 5-29, p. 8. 32 On y lit en effet : « L’esprit, en effet, ne désire pas Dieu comme l’animal désire sa proie. Il le désire comme un don. Il ne cherche point à posséder un objet infini : il veut la communication libre et gratuite d’un Être personnel », p. 483. 33 Vanves, dossier 29, lettre à ?, 17 novembre 1960. 34 A. Piolanti (dir), Il soprannaturale, Turin, Marietti, 1960. 35 Carnets, I, 17 février 1961, p. 31-32. 36 Angelo Perego (1913-1988), s.j. italien. Professeur de théologie dogmatique à la faculté de théologie de Cuglieri (Sardaigne). 37 « Éclaire et rappelle à l’ordre des fils qui se sont trompés par excès de zèle ou par imprudence, mais qui, en tout cas, ne sont pas animés par un esprit de rébellion contre l’Église », p. 557.
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henri de lubac et le concile vatican ii Humani generis condanna la tesi di Surnaturel, quando dice : “Alii gratuitatem ordinis supernaturalis corrumpunt, cum autumnent Deum entia intellectu praedita condere non posse, quin eadem ad beatificam visionem ordinet et vocet”. Questa precisazione dell’Enciclica è di somma importanza, perchè mostra evidentemente la falsità della tesi di Surnaturel e ne neutralizza l’incanto quasi magico, che aveva suscitato38.
Le Père de Lubac n’admettait pas les conclusions du Père Perego, et notamment le fait qu’on lui oppose cet extrait de l’encyclique. Ainsi, comme il le fit à de multiples reprises lors de cette phase préparatoire, il chercha à montrer que les accusations étaient infondées. Recevant du Père Perego son article, le Père de Lubac lui répondit, de la façon un peu sarcastique qu’il affectionne dans la polémique : Peut-être avez-vous eu entre les mains un texte falsifié de l’encyclique Humani generis ? Cela serait bien étonnant ; mais il n’est pas moins étonnant que vous ayez cru y lire des déclarations concernant la “nature pure” qui n’y sont évidemment pas. Il est bien étonnant, aussi, que vous n’ayez pas vu que ce que repousse l’encyclique touchant cette question de la fin surnaturelle, je l’avais repoussé d’avance, dans mon article sur “Le mystère du surnaturel” que vous connaissez cependant39. Malgré la poursuite du débat sur le surnaturel, le Père de Lubac ne pensait pas alors qu’il aurait à défendre son orthodoxie au sein même de la commission théologique préparatoire. Certes, Mgr Piolanti en était membre, le Père Dhanis également, et l’on sait qu’il estimait que le jésuite belge était l’un des principaux res ponsables des événements de 1950. Henri de Lubac rapporte, en effet, que, selon le P. Teilhard de Chardin, toute l’ « affaire » de Fourvière serait due à un rapport du P. Dhanis sur les scolasticats jésuites de France, rédigé à l’occasion de sa visite canonique de 194940, et le P. Janssens, P. Général, ne démentait pas son importance41. Depuis 1950, le Père de Lubac avait déjà cherché à exposer directement ses 38 « L’encyclique Humani generis condamne la thèse de Surnaturel, quand elle dit : “D’autres corrompent la véritable gratuité de l’ordre surnaturel, puisqu’ils tiennent que Dieu ne peut pas créer des êtres doués d’intelligence sans les ordonner et les appeler à la vision béatifique”. Cette précision de l’encyclique est de la plus grande importance, car elle montre avec évidence la fausseté de la thèse de Surnaturel et neutralise le charme quasi magique qu’elle a suscité », p. 565. 39 Vanves, M-Ly 144/3, lettre du 6 avril 1961. Rappelons que le Père de Lubac fait allusion à l’extrait suivant : « Nous pouvons continuer de dire que, si Dieu l’avait voulu, il aurait pu ne pas nous donner l’être, et que cet être qu’il nous a donné, il aurait pu ne point l’appeler à Le voir » (page 104). 40 MOÉ, p. 302, note e. 41 « Alerté dès le début de mon généralat par le discours du Saint-Père à Castel Gandolfo, je me suis entouré depuis plus de trois ans de toutes les informations qu’il m’a été possible de recueillir et après avoir fait visiter les scolasticats, je me suis convaincu que la prudence chrétienne et notre Institut exigeaient le retrait de l’enseignement de plusieurs professeurs », lettre du P. Général au P. Provincial de Lyon, 12 juin 1950, Vanves, M-Ly, 144/2. La visite s’était pourtant bien déroulée, comme nous l’apprend le P. Rondet dans son rapport déjà mentionné : « Discussions amicales avec le P. Visiteur sur l’organisation des cours et l’interprétation du Ratio. Nouvelles démarches par lettres d’abord auprès du P. Visiteur, puis auprès du P. Général. Conseils de prudence très généraux. Aucune accusation
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griefs au Père Dhanis. En effet, alors qu’il était à Rome, en mars 1958, à l’occasion d’une cérémonie en l’honneur des Sources chrétiennes, il rencontra le jésuite belge pour la première fois depuis sa visite canonique de Fourvière en 1949, et lui « dit des choses forcément dures »42. En juin 1958, par lettre cette fois, le Père de Lubac lui demanda de nouvelles explications, après avoir reçu du Père Général une lettre l’autorisant à se défendre si sa pensée était attaquée, et ajoutant que, d’après le Père Dhanis, cette autorisation ne lui aurait jamais été refusée43. Le Père de Lubac y vit une preuve supplémentaire de l’hostilité de son confrère à son égard, car c’est précisément lui qui lui avait expressément transmis ces mesures lors de sa visite de 194944. Le Père Dhanis n’avait pas alors répondu sur le fond, mais sa lettre se montrait extrêmement cordiale. En effet, après avoir constaté la dureté des propos du Père de Lubac, son confère lui écrivait : comment oserais-je me plaindre auprès de vous, quand je songe à l’épreuve que vous portez d’une manière qui force l’admiration ? » et espérait que le Père de Lubac « pourr[ait] employer son immense talent à nous dire des choses qu’à coup sûr [il] av[ait] encore à nous apprendre45. Le deuxième séjour romain du Père de Lubac, en février 1961, fut alors une occasion supplémentaire de tenter d’obtenir des explications : En fin d’après-midi, visite du Père Dhanis. Il vient pour un détail concernant notre commission. Nous en venons à parler de choses plus graves. A l’en croire, il ne serait à peu près pour rien dans l’affaire de Fourvière, il
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précise, sinon la discussion avec le P. Delaye. Au cours d’une visite personnelle, comme je lui disais que nous étions contents, mais que nous redoutions une lettre très dure du P. Général (des amis belges nous mettaient en garde), le P. Dhanis (je rappelle qu’il est de mes amis) ajouta : “pourquoi cela ? il n’y aurait aucune raison”. Il m’a écrit depuis qu’il ne regrettait pas de m’avoir dit cela. C’est ensuite, après qu’il fût retourné à Rome, qu’il aurait vu les choses autrement », Rapport du 28 octobre 1950 adressé au P. Recteur, Vanves, M-Ly, 144/5. Une autre preuve de l’étonnement suscité par les conséquences de la visite du P. Dhanis est à trouver dans le compte-rendu qu’a réalisé le P. Arminjon des rencontres entre les PP. de Lubac et Dhanis lors de cette visite. Le P. de Lubac « lui passa un compte de conscience complet », « pensant que cela pourrait intéresser le P. Dhanis, il lui remit le dossier de sa correspondance avec ses supérieurs et tout ce qui dans ses papiers lui parut susceptible de l’intéresser » et « au cours de l’une des conversations, le P. Dhanis dit : “Je tiens à vous féliciter de votre magnifique article” (Mystère du Surnaturel venait de paraître). Le P. de Lubac savait bien que le P. Dhanis avait une thèse différente, il n’en conclut donc nullement qu’il l’approuvait, mais qu’il n’en contestait nullement l’orthodoxie », Vanves, M-Ly, 144/4e, note sans date et non signée, mais l’écriture est celle du P. Arminjon. Rappelons que l’article en question dut être retiré de la circulation sur ordre du P. Général. Vanves, dossier 28, lettre à Gaston Fessard du 29 mars 1958. La lettre ne se trouve pas dans les archives, c’est le Père de Lubac qui en donne un résumé dans la lettre qu’il adresse au Père Dhanis. Vanves, dossier 28, lettre du 14 juin 1958. Ce qui est confirmé par une lettre du Père de Lubac à son Provincial, datée du 1er juillet 1950, et reproduite dans MOÉ, p. 294. Vanves, dossier 28, lettre du 22 juin 1958.
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henri de lubac et le concile vatican ii n’aurait ni lu les textes du P. Général, ni censuré mes livres, etc. Peutêtre seulement, “une ou deux fois”, il aurait été appelé à “donner un avis”, etc.46.
Malgré tout, et après avoir envoyé une lettre au P. Dhanis pour lui rappeler les faits, le Père de Lubac ne pensait pas devoir assister à de nouveaux développements de cette affaire : J’ai eu un entretien, un peu orageux, avec le P. Dhanis, au lendemain de mon arrivée ; et je pense que nous n’aurons plus à parler maintenant de ces choses, mais je tenais à lui dire une fois franchement ce que je pensais. Il m’a dit, entre autres choses, que j’étais bien susceptible !47.
B. L’orage lors du troisième séjour romain (16 septembre1er octobre 1961) Pourtant, lors de la troisième réunion plénière de la commission théologique préparatoire, à l’occasion de laquelle le Père de Lubac se trouve à Rome du 16 septembre au 1er octobre, la crise éclata. Le jésuite s’inquiéta tout d’abord des vota de la faculté de théologie de la Grégorienne qui pouvaient sembler le concerner. Il s’agit de deux vota rédigés par le Père Dhanis, consacrés respectivement à la révélation et à l’immutabilité de la vérité et au progrès dogmatique. Henri de Lubac y vit une nouvelle offensive du Père Dhanis contre lui : « Ces deux vota sont dirigés directement contre le P. Lebreton, le P. de Grandmaison48 et moi-même ; bien entendu, ils déforment totalement notre pensée »49. Le Père de Lubac se plaçait ainsi dans la filiation de ses deux confrères qui avaient cherché, notamment dans les Recherches de science religieuse, fondées en 1910 sous l’impulsion de Léonce de Grandmaison, à répondre au défi du modernisme sans se barricader dans un système fossilisé. Pour Lubac, les vota du Père Dhanis ne sont qu’une preuve supplémentaire d’un acharnement contre tous ceux qui ne voudraient pas se contenter d’une néoscolastique desséchée : Ce n’est pas en vain que, sous deux longs généralats, tous les hommes qui dans la Compagnie donnaient une doctrine solide et vivante ont été persécutés, non par épisodes, mais continuellement, de leur vivant et après leur mort. Ainsi Rousselot, Huby, Grandmaison, Lebreton, de Montcheuil, V. Fontoynont ; Auguste Valensin50, P. Teilhard de 46 Carnets, I, 12 février 1961, p. 30. 47 Vanves, dossiers 39-40, lettre de Henri de Lubac à Henri Bouillard, 15 février 1961. 48 Léonce de Grandmaison (1868-1927), s.j. français, ordonné en 1898. Professeur de théologie, il devient directeur des Études de 1908 à 1919, et fonde en 1910 les Recherches de science religieuse, qu’il dirige jusqu’à sa mort. 49 Carnets, I, 28 septembre 1961, p. 51. 50 Auguste Valensin (1879-1953), s.j. français, ordonné en 1910. Il fut professeur de philosophie aux facultés catholiques de Lyon de 1920 à 1934. Il était très lié à Maurice Blondel, sous la conduite duquel
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Chardin, – et d’Ouince51, Fessard… Les uns furent complètement arrêtés, d’autres, condamnés, d’autres, objets de méfiance tenace et de divers empêchements. Cela ne s’est pas fait au profit d’une prétendue tradition, inexistante, car c’étaient eux qui transmettaient la vraie tradition de l’Église et qui en assuraient la continuité vivante. Leurs adversaires = le néant. Ce qui en est résulté, c’est l’indigence et l’anarchie ; c’est une désaffection de toute doctrine traditionnelle, connue à travers ses caricatures desséchées ; ou bien chez certains, un conformisme hypocrite (à moins qu’il ne soit tout à fait superficiel) ; ou bien, des pensées extrachrétiennes dont les supérieurs ne voient pas les menaces52. Il s’agissait cette fois, selon le Père de Lubac, d’une attaque particulièrement insidieuse. Tout d’abord, parce que, ces vota, qui se présentaient comme l’expression de la Grégorienne tout entière, étaient en réalité, selon lui, l’oeuvre du seul É. Dhanis. Il indiquait ainsi que « leur teneur était désapprouvée par tous les professeurs compétents, lesquels se sont plaints au Recteur ; – mais il était trop tard et l’on n’a pas osé urger »53. Si la démarche était insidieuse, c’est, d’autre part, par la formulation même de ces vota. Ceux-ci indiquent, en effet, que les thèses qu’ils soutiennent sont contredites par certains, qui sont dans l’erreur. L’ensemble paraît suffisamment vague pour que très peu de personnes comprennent de qui il s’agit. Le votum sur la Révélation dit en effet : « Hoc votum proponitur quia sententiae similes illis quae in eo reprobantur, hodie proferuntur a theologis protestantibus magni nominis et intraverunt in theologiam quorumdam catholicorum »54 . Quant à celui sur l’immutabilité de la vérité révélée, il indiquait « Rationes voti sunt sequentes : non desunt theologi qui negent aut propensos se praebeant ad negandum quaedam, quae in prima parte voti exponuntur »55 . On est en effet assez loin d’une condamnation ad hominem, à tel point que de nombreux membres ou consulteurs de la phase préparatoire, lisant ces Vota, n’y ont sans doute rien trouvé à redire.
il avait préparé sa licence de philosophie. Le Père de Lubac, qui l’avait connu à Lyon, a beaucoup œuvré à l’édition de ses œuvres posthumes et de sa correspondance : Regards (3 tomes, 1955-1956), Correspondance Blondel-Valensin, (3 volumes), 1965. 51 René d’Ouince (1896-1973), s.j. français. Il fut professeur de théologie dogmatique à l’Institut catholique de Paris puis directeur des Études de 1935 à 1952 et directeur de la résidence jésuite de la rue de Sèvres (1952-1959), tout en donnant des cours de théologie à l’Institut catholique. Il a notamment défendu Teilhard dans Un prophète en procès, Teilhard de Chardin dans l’Église de son temps, Paris, Aubier, 1970, 2 volumes. 52 Cahiers de l’Affaire de Fourvière, 9 avril 1961, CAECL. Dans le même ordre d’idées, dans une lettre du 25 juillet 1950 au Provincial de Lyon, Victor Fontoynont évoquait « l’invraisemblable malentendu qu’on a laissé se développer sous le généralat du P. Ledochowski [prédécesseur du P. Janssens à la tête de la Compagnie], et qui révèle maintenant toute sa profondeur », Vanves, M-Ly, 144/2. 53 Carnets, I, 28 septembre 1961, p. 51. 54 « Ce votum est présenté parce que des idées semblables à celles qui y sont condamnées, sont aujourd’hui avancées par des théologiens protestants de renom, et ont pénétré la théologie de certains catholiques », AD, I, IV, 1, 1, p. 12. 55 « Les raisons de ce votum sont les suivantes : il ne manque pas de théologiens qui nient ou se montrent enclins à nier des points qui sont présentés dans la première partie de ce votum ». AD, I, IV, 1, 1, p. 13.
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Membres et consulteurs pouvaient en effet consulter les vota de la phase antépréparatoire, qui avaient été classés et regroupés en volumes, non publics, à l’exception du premier consacré aux actes de Jean XXIII. Ainsi Y. Congar consulta-t-il les vota des universités, en commençant par les universités romaines, qui occupent les deux premiers tomes. Or, sur les vota de la Grégorienne, une seule remarque laconique : « Les vota de la Grégorienne : Bien »56. On ne peut pourtant pas suspecter Y. Congar d’hostilité affichée à l’égard d’Henri de Lubac. Lui-même d’ailleurs ne perçut pas d’emblée ces vota comme un danger potentiel, puisque lorsqu’il en prit connaissance pour la première fois, le 19 novembre 1960, à l’occasion de son premier séjour romain, il écrivit simplement : Sectarisme et puérilité. Le P. Édouard Dhanis a rédigé notamment un votum sur la révélation et les formules du dogme. Aucun sentiment de la grandeur simple de la foi de l’Église à proclamer. Diminution étrange (pour ne rien dire de plus) de la foi au Christ57. Il n’y voyait donc pas d’attaque personnelle. Est-ce à dire alors qu’Henri de Lubac s’est subitement imaginé des opposants irrémédiables, a gonflé la menace potentielle ? Il convient de répondre négativement. Tout d’abord, cette première lecture des vota ne s’était pas faite de façon solitaire. C’est en effet un autre Père, le P. Henri Vignon58, professeur à la Grégorienne, qui les lui montra, « avec force explications »59. Le P. H. Vignon put ainsi orienter l’attention vers tel ou tel point qui lui paraissait particulièrement important. En revanche, lorsque le P. de Lubac se rendit à la Grégorienne pour les consulter seul, à l’occasion de la troisième réunion plénière, le 28 septembre 1961, il n’y remarqua plus la même chose. S’il ne lisait plus les vota de la même façon, c’est sans doute aussi parce qu’il se sentait, depuis quelque temps, gravement mis en cause par des textes du P. Dhanis, soumis à la Commission théologique préparatoire. En effet, dès le mois d’août 1961, le Père de Lubac s’était ouvert à son confrère de son inquiétude quant à un passage du projet de constitution De Deposito fidei, rédigé par le Père Dhanis. Le Père de Lubac accusait ce dernier de le viser directement, quoique anonymement, dans le chapitre consacré à la Révélation et à la foi. Il lui écrivait ainsi, le 12 août 1961 : « Je voudrais que vous m’indiquiez quels textes de votre serviteur vous pourriez mettre en référence de ce paragraphe »60. Or, entre les vota du Père Dhanis, rédigés pour l’Université Grégorienne, et le texte qui inquiète le Père de Lubac, il existe une continuité de fond évidente :
56 Y. Congar, Mon Journal, I, 25 septembre 1961, p. 74. 57 Carnets, I, 19 novembre 1960, p. 21. 58 Henri Vignon (1894-1963), s.j. français. Professeur de théologie à la Grégorienne. 59 Ibid. 60 Université Grégorienne, fonds Dhanis, fardello 1. Document aimablement communiqué par l’abbé Leo Declerck.
l’action du père de lubac § 20 du De deposito dont prend connaissance le Père de Lubac :
Vota du Père Dhanis.
« Fides divina et catholica non constituitur primario experientia qua totum mysterium Christi in eoque omne revelatum verum perciperetur, et secundarie tantum actione reddendi per conceptus et verba, ea quae prior experientia altiore modo attigisset »520.
« Igitur fides catholica non constituitur primum actu mysterioso percipiendi in propria eius realitate mysterium Christi, et consequenter actu vertendi in conceptus, cum auxilio praedicationis, illam perceptionem superiorem. »521. « Humanus intellectus suis notionibus debite accomodatis (per viam negationis et excellentiae) sibi repraesentare potest quaedam, eaque determinata, de Deo divinisque mysteriis quae sint simpliciter vera, quaeque proinde neque indigeant ulteriore semper correctione, nec post praefatam accomodationem adhuc assumenda sint ut approximationes partim concordes cum divinis obiectis partimque contradicentes eis »522.
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§ 22 du De deposito dont prend connaissance le Père de Lubac :
« Recens relativismi forma. Periculose etiam a vero discedunt qui sentiunt enuntationes et conceptus quibus veritates revelatae communicantur, impares esse ad res divinas omnino vere significandas, etsi utique incomplete et imperfecte ; sed habendos esse ut approximationes semper mutabiles semperque denuo corrigendas prout postulet sive altior quidam sensus mysterii quod creditur, sive ortus novae formae humanae cogitationis »523.
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61 « La foi divine et catholique n’est pas établie d’abord par une expérience par laquelle tout le mystère du Christ, en lequel tout est révélé, serait perçu, puis seulement par un acte rendant par des concepts et des mots ce qui a d’abord été atteint de façon plus haute ». 62 « La foi catholique n’est donc pas établie d’abord par un acte mystérieux recueillant dans sa réalité propre le mystère du Christ, et convertissant ensuite cette perception supérieure en concepts, avec l’aide de la prédication. » AD, I, IV, 1, 1, p. 11. 63 « L’intelligence humaine peut se représenter, et déterminer, par ses propres notions, appropriées (par la voie négative et par la voie d’éminence), des réalités au sujet de Dieu et des mystères divins qui soient simplement vraies, et qui par conséquent ne nécessitent pas de correction ultérieure, et, après l’adaptation déjà mentionnée, ne sont pas à considérer comme des approximations, concordant en partie aux objets divins, et les contredisant en partie ». AD, I, IV, 1, 1, p. 12. 64 « Forme récente de relativisme : ils se trompent dangereusement ceux qui sont d’avis que les propositions et les concepts selon lesquels les vérités révélées sont communiquées sont incapables de signifier exactement les réalités divines, bien qu’ils le fassent de façon incomplète et imparfaite. Elles sont à considérer comme des approximations, toujours modifiables et toujours corrigibles, comme il est postulé soit par une intelligence plus haute du mystère que l’on croit, soit par une nouvelle forme de la réflexion humaine » AD, II, III, 1, p. 62.
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Si le Père de Lubac s’estimait donc directement visé, reste tout de même à expliquer le fond de l’accusation. Pour le paragraphe 20, il s’agit surtout de réagir à la tendance qui faisait d’abord de la révélation une expérience intérieure, comme l’avaient fait des modernistes, tel George Tyrrell65, pour qui « la révélation n’est pas énoncé, mais expérience »66. D’ailleurs, une note explicative de ce paragraphe mentionne son lien avec les deux paragraphes précédents. Or, la note explicative du paragraphe 19 pointait expressément les erreurs modernistes, et notamment celles de G. Tyrrell. Henri de Lubac pouvait-il vraiment être concerné par pareille accusation ? Certes, pour la frange la plus obtuse de la théologie romaine, Maurice Blondel, dont on connaissait les liens avec le Père de Lubac, n’était pas loin d’être considéré comme un exemple de résurgence du modernisme, en raison du “subjectivisme” dont il ferait preuve dans la méthode d’immanence et dans sa condamnation de l’extrinsécisme, cette coupure entre le fait et le contenu de la Révélation67. Certes encore, certaines des expressions du Père de Lubac pourraient laisser penser qu’il tombe dans l’erreur dénoncée dans le paragraphe du De Deposito. Ainsi, dans son article sur le problème du développement du dogme, il écrivait que la vérité première est qu’en Jésus-Christ tout nous a été d’un coup, à la fois donné et révélé ; et que, par conséquent, toutes les explications à venir, quelle que soit leur teneur et quel que soit leur mode, ne seront jamais que le monnayage en fractions plus distinctes d’un trésor déjà possédé en entier ; que tout était déjà contenu réellement, actuellement, dans un plus haut état de connaissance et non pas seulement dans des “principes” ou des “prémisses”68. Mais il ne niait évidemment pas l’importance de l’aspect intellectuel de la Révélation, et ne proposait nulle part une « expérience » permettant de recueillir ce « Tout du dogme », qui ne sera jamais épuisé par les vérités particulières que nous parvenons à en détacher. Il combattait simplement la conception d’une Révélation comme bloc de vérités, simple énoncé, en insistant sur l’autocommunication de Dieu dans et par le Christ, dont il faut respecter le caractère de mystère. Il n’en reste pas moins que cette erreur lui avait déjà été reprochée. Ainsi lit-on dans une censure romaine qui rejetait son article sur la doctrine du P. Lebreton : « Ibi explicite et diffuse opponitur propositionibus de fide alia cognitio realitatis divinae, immediata et concreta, quam habuerunt Apostoli, quam habet Ecclesia, quam nos etiam quodammodo habemus (nam, ait, “ il n’y a qu’une seule foi” p. 22) »69. 65 George Tyrrell (1861-1909), s.j. anglais, il fut exclu de la Compagnie et destitué de son enseignement au moment de la crise moderniste. 66 J. Y. Lacoste, « Révélation », in Dictionnaire critique de théologie, op. cit., p. 1019. 67 É. Fouilloux, Une Église…, op. cit., p. 30-33. 68 « Le problème du développement… », art. cité, p. 157-158. Admettons aussi que certaines formules, un peu vite lues et isolées du reste, pouvaient laisser songeur. Ainsi, dans cet article, le P. de Lubac cite-t-il Le Dogme chrétien (1928) du P. Lebreton : « Ce don supérieur d’intuition qui fait prendre à l’Église une conscience claire de vérités qu’aucune argumentation démonstrative n’a montrées évidemment présentes dans le dépôt révélé, cette sorte d’instinct divinateur qui incline peu à peu le Magistère ecclésiastique dans le sens d’une analogie, d’une convenance de la foi, d’une propension cordiale du peuple chrétien, et lui fait ensuite trouver les distinctions nécessaires et les réponses triomphantes, c’est l’œuvre du Saint-Esprit, l’accomplissement des promesses du Maître, le moteur du développement dogmatique ». 69 Il s’agit d’une étude sur « La doctrine du Père Lebreton sur la Révélation et le dogme d’après ses écrits antimodernistes », rédigée en 1951, approuvée par la censure jésuite de la province, mais refusée par la
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C’est toutefois le paragraphe 22 qui a davantage retenu l’attention du Père de Lubac, comme en témoignent ses Carnets. Si celui-ci s’estimait particulièrement visé par ce paragraphe, c’est qu’il y retouvait de vieilles accusations, contenues dans la lettre du Père Général de février 1951, qui était adressée à l’Assistance de France, et qui entendait tirer les leçons de l’encyclique Humani generis, en mettant particulièrement en garde contre diverses doctrines. Dans cette lettre, le P. de Lubac retrouvait des allusions à ses propres écrits, même s’il estimait qu’elle le faisait de façon malhonnête. Or, il voyait dans le texte conciliaire une continuité avec les accusations portées dix ans plus tôt :7071 Paragraphe 22 du De Deposito dans lequel le P. de Lubac voit une reprise de…
… la lettre du Père Général de février 1951 à l’Assistance de France…
… elle-même se référant à l’article du Père de Lubac sur le développement du dogme
« Forme récente de relativisme : ils se trompent dangereusement ceux qui sont d’avis que les propositions et les conceptions selon lesquelles les vérités révélées sont communiquées sont incapables de signifier exactement les réalités divines, et, en tout cas, de façon incomplète et imparfaite. Elles sont à considérer comme des approximations, toujours modifiables et toujours corrigibles, comme il est postulé soit par une intelligence plus haute du mystère que l’on croit, soit par une nouvelle forme de la réflexion humaine »
« On s’exprime comme si nos concepts devaient perpétuellement être révisés pour s’adapter à la vérité normative des mystères, ou comme s’ils n’exprimaient partiellement la vérité divine qu’à condition d’être rapportés au tout du dogme, atteint selon un mode supérieur de connaissance »529
« Jamais un mystère ne pourra être en quelque sorte manié à la façon d’une vérité naturelle ; jamais nous n’aurons le droit de lui appliquer univoquement, sans précautions et sans correctifs, les lois de notre logique humaine. Il nous oblige à réviser perpétuellement nos concepts, pour les adapter à sa vérité normative. Que dis-je ? Il les fait éclater »530.
censure jésuite romaine. L’article fut refusé de nouveau en 1956 par cette censure qui indiquait : « Là est opposée explicitement et de façon diffuse aux propositions de foi une autre connaissance de la réalité divine, immédiate et concrète, qu’ont eue les Apôtres, qu’a l’Église, que nous avons aussi d’une certaine façon (car, dit-il, “il n’y a qu’une seule foi”, p. 22) », CAECL, 72240. 70 De exsecutione encyclicae « Humani generis », 11 febr. 1951, Acta Romana Societatis Iesu, XII, 1951, p. 50. Il est intéressant de citer tout le passage de cette Lettre, car on verra que son début n’est pas sans rappeler le paragraphe 20 du De Deposito : « En conséquence, il ne faudra pas (…) qu’après avoir distingué dans la révélation d’une part le tout du dogme, à savoir la réalité du Christ atteinte par une perception toute concrète et vivante, et d’autre part le monnayage conceptuel du trésor ainsi possédé, on s’exprime comme si nos concepts devaient perpétuellement être révisés pour s’adapter à la vérité normative des mystères, ou comme s’ils n’exprimaient partiellement la vérité divine qu’à condition d’être rapportés au tout du dogme, atteint selon un mode supérieur de connaissance » 71 « Le problème du développement… », art. cité, p. 148. Rappelons que pour le Père de Lubac, ce qui fait éclater nos concepts, c’est précisément la Révélation et son “mordant”, beaucoup trop oublié. On trouverait des formules analogues dans l’opuscule De la connaissance de Dieu, Paris, Éditions du Témoignage chrétien, 1945
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De prime abord, nous pourrions penser que le Père de Lubac s’expose, de fait, au reproche de relativisme et d’anti-intellectualisme, car, à suivre cet extrait de son article, il semble difficile d’affirmer qu’il est possible de connaître définitivement quelque chose de Dieu. Cependant, le Père de Lubac évoque là les concepts profanes, qui doivent être révisés pour pouvoir s’appliquer aux mystères, pour la simple raison que la Vérité révélée n’est pas une vérité naturelle, elle n’a pas été conçue par l’homme72. Pourtant, l’homme peut connaître des choses certaines au sujet de Dieu ; certes, il ne circonscrira jamais le Mystère, mais il n’empêche que le Père de Lubac tenait le caractère irréformable des formulations dogmatiques73. Pour autant, la similitude entre les formules des différents textes mis en parallèle ci-dessus est réelle, ce qui explique le danger ressenti par le Père de Lubac. Face à un tel texte, le Père de Lubac se trouvait dans une situation pour le moins délicate. Le caractère très général des accusations est patent, et, surtout, le paragraphe rappelle des vérités que le Père de Lubac ne pouvait contester, à moins de se dire moderniste, et qu’il estimait d’ailleurs n’avoir jamais contestées. Le jésuite se sentait particulièrement visé par le paragraphe 22, mais il est certain qu’il fallait être au fait de l’ « affaire » de Fourvière pour y repérer une telle mise en cause. Quel danger représenterait même pour le P. de Lubac le vote d’un tel passage, si général qu’il est difficile de préciser qui est réellement concerné par lui ? Il s’en explique : Et tout cela, maintenant, passera peut-être de même, d’abord à la session plénière de la commission, puis au concile ; et le lendemain du concile, on publiera quelques commentaires expliquant qui est condamné, et les passages qu’on citera d’une lettre du P. Général feront foi74. Ces déclarations solennelles du P. Général, habilement fabriquées il y a onze ans, prévaudront toujours sur des textes authentiques que nul à peu près ne connaît, auquel nul ne se reportera, surtout en des sujets dogmatiques qui font, hélas, aujourd’hui, bâiller presque tout le monde dans l’Église75. La capacité d’action du Père de Lubac, pour contrecarrer le texte, était fortement limitée. Comme on l’a vu, avant même d’arriver à Rome pour la troisième réunion plénière de la commission, le Père de Lubac intervint en écrivant au Père Dhanis. Si l’on ne dispose pas des réponses de ce dernier, les lettres du Père de Lubac suffisent pour comprendre que son confrère niait toute accusation le visant. Face à ces dénégations, le Père de Lubac se montrait très dur dans deux lettres adressées au Père Dhanis. Le 18 août 1961, il lui écrivait : « Qui visez-vous ? Il serait bien de faire honneur à vos responsabilités. Je dois défendre ma foi. Vous avez porté contre moi
72 Cf. la lettre à ses supérieurs de novembre 1961, Vanves, dossier 29. 73 Cf. le mémoire qu’il adresse à ses supérieurs en 1961, dans lequel il l’affirme explicitement, CAECL. 74 Il s’agit de la lettre de février 1951, qui tire les conséquences de l’encyclique Humani generis, et que Henri de Lubac considérait comme mensongère, parce que dénaturant sa pensée. 75 Carnets, I, 23 septembre 1961, p. 38.
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les témoignages les plus graves »76. Huit jours plus tard, le Père de Lubac reprenait la plume, après la réponse de son confrère : L’occasion s’offrait à vous d’un effort de franchise, qui eût commencé de vous libérer l’âme. Vous préférez rester votre propre prisonnier. Chaque phrase (et chaque silence) de votre réponse est une habileté misérable pour fuir la vérité. J’étais bien en droit cependant de vous interroger, et il s’agit bien d’une question [illisible]. Vous joignez à votre refus les propositions d’entretien sur d’autres sujets. Comment ne voyez-vous pas que vous [reniez ?] vous-même la confiance qui serait pour cela nécessaire ? Enfin, vous en appelez au Seigneur : ici, ne craignez-vous pas le sacrilège ? Quant à moi, je resterai toujours prêt, du jour où vous n’y mettrez plus d’obstacle, à un échange libre, sincère, fraternel – respectueux aussi des secrets légitimes -. C’est dans cette disposition que je vous redis mon respect fraternel in Xto Jesu77. On le voit, ce sont tous les ressentiments depuis la visite du scolasticat de Fourvière qui trouvaient à s’exprimer. Le Père Dhanis s’ouvrit au Père Tromp de ces accusations, comme l’écrit ce dernier dans son journal : « Deinde venit P. Dhanis, plura communicat : (…). Pater de Lubac injuste putat Patrem Dhanis in Const. de Deposito agere contra ipsum (de Lubac) ! »78. On reste tout de même perplexe devant ces refus d’explication du Père Dhanis, même s’il convient de ne pas caricaturer l’homme. Il n’était pas un simple manuéliste, uniquement soucieux de reproduire des thèses, sans attention aux différents renouveaux (biblique, théologique…) alors à l’œuvre. En effet, B. J. Cahill, qui a consacré sa thèse au chapitre 4 du schéma préparatoire De Deposito79, montre comment la rédaction du Père Dhanis tenait compte des recherches récentes et d’une présentation biblique de la Révélation. Sans doute, chez lui, la défense de la foi face à ce qu’il estimait un véritable danger primait tout le reste. Lorsque le Père de Lubac arriva à Rome, le fonctionnement même de sa commission l’empêchait de se défendre efficacement. Reste toutefois que les textes étaient bien sûr discutés, ce qui pouvait aboutir à des retouches, voire à des corrections plus importantes, comme la nouvelle rédaction d’un passage ou même la suppression de tel ou tel paragraphe. Or, lors de la discussion de ces extraits, Henri de Lubac fut confondu par le manque de discernement des membres, et, pour tout dire, par une absence de rigueur intellectuelle de la plupart d’entre eux, alors que leur fonction était éminemment importante : 76 Université Grégorienne, fonds Dhanis, fardello 1. Document aimablement communiqué par l’abbé Leo Declerck. 77 Ibid. 78 « Ensuite vient le Père Dhanis, qui me communique plusieurs choses (…). Le Père de Lubac pense, à tort, que le Père Dhanis agit contre lui (de Lubac), dans la Constitution sur le dépôt de la foi ! Konzilstagebuch…, 6 septembre 1961, p. 261. 79 B. J. Cahill, The renewal of Revelation theology (1960-1962). The Development and Responses to the Fourth Chapter of the Preparatory schema De deposito fidei, Rome, Editrice Pontifica Università Gregoriana, 1999.
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henri de lubac et le concile vatican ii Nous étions onze ou douze réunis. Lecture du texte proposé : « Periculose errant qui, etc. » Pas un n’a demandé de qui il s’agissait. C’est là une légèreté d’esprit qui me confond. Ces hommes, chargés d’élaborer les textes doctrinaux d’un concile oecuménique, n’exigent pas de preuves, ne contrôlent rien, ne cherchent pas à s’informer80.
Sans doute le jugement est-il sévère, à la mesure des enjeux ressentis par le Père de Lubac lors de la discussion de ce paragraphe 22. Plusieurs éléments peuvent du reste expliquer cette absence d’intervention des membres et consulteurs de la souscommission De Deposito fidei, à ce moment précis. L’autorité d’un Romain, le P. É. Dhanis, qui était professeur à la Grégorienne et homme de confiance du P. Général. Il avait commencé à enseigner à la Grégorienne lors de l’année académique 1949-1950, avant de devenir préfet général des études en 1955-1956. Enfin, à partir de l’année 1956-1957, il commença à enseigner le cours d’introduction à la Révélation, conjointement avec le Père Tromp pendant les trois années suivantes. Ne facilitait pas non plus les interventions des membres le rythme de travail, qui imposait de longues séances, se tenant parfois aussi bien le matin que l’après-midi. L’attention se relâche, les textes n’ont pas toujours pu être étudiés à fond auparavant, afin d’être en mesure de faire les remarques nécessaires. Le style même des formules, enfin, si vague qu’il semble ne concerner personne précisément, et semble rappeler des vérités essentielles, que nul ne peut nier, est un autre facteur d’explication. De fait, la relatio de la séance du 23 septembre de cette sous-commission81 précise simplement que le texte du chapitre fut légèrement amendé. Les membres et consulteurs de la commission ne firent pas non plus de remarques par écrit, puisque la compilation de remarques conservées sur ce chapitre dans les archives Philips82 ne comporte que deux remarques sur le paragraphe 22, tout à fait mineures, et ne touchant pas le problème abordé ici. Henri de Lubac se décida alors à user des moyens en sa possession, afin de régler cette suite de l’ « affaire » de Fourvière. C’est vers le Père Dhanis qu’il se dirigea, pour une explication franche, le jésuite français ne s’estimant évidemment pas hétérodoxe. Or, le P. É. Dhanis se déroba à ses sollicitations. La séance du 23 septembre 1961 avait vu les textes préparés par Édouard Dhanis être examinés sans remarque particulière, comme nous venons de le voir. Dès le 25, le P. de Lubac lui demanda une explication, se disant « toujours prêt à causer fraternellement avec vous, dès que vous le voudrez bien, sur les reproches doctrinaux que vous avez à me faire »83. Sur le moment, le P. Dhanis ne lui donna pas de réponse, mais, le lendemain, dit au P. de Lubac s’interroger sur le sens des paroles de la veille. C’est alors que ce dernier put véritablement exposer le fond de sa pensée : Je lui réponds que depuis neuf jours nous n’avons pas échangé un seul mot sur les sujets de notre commission ; que cependant, il s’occupe beaucoup de moi ; que j’aimerais bien avoir quelques explications sur 80 Carnets, I, 23 septembre 1961, p. 37. 81 Fonds Philips, n°74, p. 15. 82 Fonds Philips, n°314. 83 Carnets, I, 26 septembre 1961, p. 40.
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tel paragraphe des textes rédigé par lui. Il me répond alors : “Je ne vous répondrai pas”. Je lui demande pourquoi. Il me dit : “J’ai mes raisons”84. Argument bien peu convaincant, on le devine, pour quelqu’un dont l’orthodoxie était mise en doute. Le P. de Lubac renouvela sa demande le surlendemain, 28 septembre 1961, sans plus de succès. Afin d’obtenir le retrait de ce paragraphe, il ne restait alors guère d’autre solution que d’exposer directement ses craintes à un ou plusieurs membres ou consulteurs de la commission, ce qui permettait d’obtenir une médiation et de faire connaître le différend, sans trahir le secret juré. Le Père de Lubac s’ouvrit ainsi à Y. Congar, qui lui rendit visite le 28 septembre 1961 à la Grégorienne, où résidait le jésuite lors de cette troisième réunion plénière. Après-midi, visite au P. de Lubac, à la Grégorienne. Il est très ennuyé, très écrasé. Il est certain que le P. Dhanis a introduit, dans le De Deposito, un n°22 contre lui, de Lubac. Le P. de Lubac y retrouve en effet EXACTEMENT ce que le P. Dhanis lui a imputé dans les ennuis que le P. de L. a eus depuis 195085. Toutefois, Y. Congar, consulteur également, ne disposait guère de moyens d’intervention. Il promit néanmoins d’envoyer des remarques sur le numéro 22 en question, ce qu’il fit86, tout en se montrant circonspect sur leur efficacité : « Quoi faire d’autre ? Il n’y a rien à faire. C’est une question d’esprit. On sent les choses d’une manière ou d’une autre. Les Romains ne participent pas au courant de la pensée vivante ; ils ne la connaissent guère »87. Un autre homme pouvait sans doute avoir davantage de poids, et Henri de Lubac lui demanda sa médiation : le P. S. Tromp, jésuite également, qui était secrétaire de la commission théologique préparatoire et consulteur du Saint-Office. L’enjeu était extrêmement important pour le P. de Lubac qui estimait qu’il y avait un paradoxe à condamner un consulteur de la commission théologique, censé participer à l’élaboration des textes soumis au Concile : Oui ou non, suis-je un homme à la doctrine gravement erronée, digne d’être condamné, à plusieurs titres, par un concile oecuménique ? Si oui, je demande à être exclu de la commission théologique préparant ce concile ; je remets ma démission au Saint Père. Sinon, je demande au moins qu’une explication franche en finisse avec ces accusations, ou que, entre mon accusateur et moi, les supérieurs jugent. (Mais je sais bien que je n’obtiendrai pas cela)88. La menace de démission était certes une question de principe, mais elle devait aussi permettre au P. de Lubac de faire pression sur les milieux romains pour que cessent ces suspicions ou que soit donnée une explication. En effet, Henri de Lubac, avec d’autres, 84 Ibid. 85 Y.Congar, Mon Journal, I, 28 septembre 1961, p. 77-78. 86 Le 12 octobre 1961, cf. Ibid, note 3, p. 78. 87 Ibid, p. 78. 88 Carnets, I, 28 septembre 1961, p. 50.
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représentait une certaine ouverture dans cette commission théologique. N’aurait-il pas été fâcheux qu’il démissionne ? Y. Congar note ainsi : S’il n’obtient pas satisfaction [sur la demande d’une explication franche], ou si on lui dit qu’il est en effet visé, il donnerait sa démission au Pape. Il pense que la menace de cette démission fera peur aux Romains, que cela gênerait89. Henri de Lubac souhaitait donc une explication franche, grâce au recours à ses supérieurs. Le P. Général n’avait-il pourtant pas déjà tranché en décidant des sanctions qui l’avaient frappé en 1950 ? Il faut cependant comprendre tout l’intérêt de cette explication pour le jésuite français. Selon lui, en effet, celle-ci permettrait d’en finir avec les malentendus, et surtout d’éclairer des supérieurs qui avaient autrefois été, selon lui, abusés par des rapports peu objectifs. Il estime par exemple que les phrases écrites par Dhanis dans son votum de la Grégorienne sont « le genre de formules auxquelles je suis accoutumé, et par lesquelles tout peut être rendu condamnable »90. Henri de Lubac adressa une lettre au P. S. Tromp, demandant une explication franche, assortie d’une menace de démission qui serait adressée au Pape luimême, en lui en exposant les causes91. La lettre fut déposée le 28 septembre 1961, et, parce qu’elle résume parfaitement la situation dans laquelle se trouve alors le Père de Lubac, nous nous permettons de la citer in extenso : Voici le mot d’explication que je vous dois. J’aurais désiré obtenir du Père Dhanis quelques éclaircissements sur plusieurs paragraphes de la Constitutio de deposito fidei dont il est le rédacteur ; notamment, sur le chapitre IV, par. 22 : Recens relativismi forma. Mon intention n’était pas de soulever une objection quelconque contre la doctrine qui y est exposée ; et c’est pourquoi je ne suis pas intervenu publiquement. Mais comme il y est dit : “Periculose a vero discedunt qui sentiunt, etc.”, je voulais savoir qui sont les auteurs ainsi désignés. Interrogé plusieurs fois, depuis mon arrivée à Rome, le Père Dhanis a refusé catégoriquement de me répondre ; comme je lui demandais pourquoi, il a dit seulement : “J’ai mes raisons”. Cependant, j’ai besoin de savoir ce qu’il en est. Car plusieurs autres textes, de nature diverse, rédigés au cours de ces dix dernières années (dans la Compagnie)92 m’attribuent avec insistance l’erreur signalée dans 89 Y. Congar, Mon Journal, I, 28 septembre 1961, p. 78. 90 Carnets, I, 28 septembre 1961, p. 52. 91 MOÉ, p. 118. 92 Outre la lettre du P. Général déjà évoquée, rappelons la censure d’un article du P. de Lubac sur la doctrine du P. Lebreton, dont une nouvelle censure, en 1956, indiquait : « Articulus procedit saltem contra mentem Encyclicae Humani Generis, in quantus minuit et valorem enunciationis dogmaticarum (quamvis eas immutabiles dicat), et valorem operis rationis in re fidei et in re theologia. (…) Ibi explicite et diffuse opponitur propositionibus de fide alia cognitio realitatis divinae, immediata et concreta, quam habuerunt Apostoli, quam habet Ecclesia, quam nos etiam quodammodo habemus (nam, ait, “ il n’y a qu’une seule foi” p. 22), et relate ad quam conceptus nostri et ipsi articuli fidei sunt partiales, inadaequati, “pauperes”. Haec est etiam primitiva et concreta cognitio quae, cum iterum atque iterum conscientia Ecclesia penetratur, causat evolutionem dogmatis », CAECL, 72240, censure du 8 octobre 1956. « L’article procède du moins contre l’esprit de l’Encyclique Humani Generis, dans la mesure où il diminue et la valeur de l’énoncé des dogmes (bien qu’il les dise immuables),
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ce paragraphe 22 ; si bien qu’il m’est difficile d’hésiter sur l’identité de leur auteur. Le refus de réponse auquel je me heurte ne peut que confirmer mes craintes. Puisque je n’ai rien pu obtenir du Père Dhanis, je dois m’adresser, par votre intermédiaire, à la Commission théologique, pour lui demander : la Commission a-t-elle l’intention de dénoncer, par ce texte, une erreur qui serait mienne, ou du moins de m’englober, d’une manière ou d’une autre dans le groupe de ceux qui “periculose a vero discedunt” ? Si la réponse est négative, j’en prendrai acte. Si elle était positive, je devrais remettre au Saint-Père ma démission de consulteur : car il ne conviendrait pas que soit confiée, même pour une part minime, la préparation doctrinale d’un concile œcuménique, à celui que ce concile serait appelé à condamner. J’ose demander humblement une réponse sans équivoque ; et, dans la seconde hypothèse, je supplie qu’on veuille bien m’indiquer ce qui a pu me faire attribuer une telle erreur. J’ai conscience de ne jamais avoir rien écrit qui, même de loin, y ressemble, et de n’avoir non plus jamais rien dit ni pensé de tel. À vous, mon Révérend Père, je demande de vouloir bien faire part, à ceux auxquels vous voudriez parler de cette affaire, des motifs qui expliquent ma démarche, tels que cette lettre vous les expose. Je suis, mon Révérend Père, en union de vos SS. Sacrifices, R ae Vestrae infimus in Christo servus93. Le P. S. Tromp voulut apaiser le différend, sans le régler véritablement. En effet, le 30 septembre, le Père de Lubac se rendit au Palais de la Chancellerie, afin d’assister à une séance de la commission, dans la même voiture que le Père Tromp, ce qui leur permit d’évoquer cette lettre. Le P. S. Tromp se garda bien de prendre parti : « il ajoute avec insistance que je dois savoir aussi que je peux me tromper »94, et surtout minimise les inquiétudes de Henri de Lubac : « Je lui dis : “Le rédacteur sait bien qu’il me vise dans ce texte”. A quoi il répond : “Mais non, personne n’a parlé de vous”, ce qui ne signifie rien »95. Sur le fond, le Père Tromp estimait toujours que le jésuite lyonnais n’était pas visé par ce paragraphe 22, comme il l’écrit dans son journal : « In automobili colloquium cum consultore P. de Lubac qui injuste putat in const. de Depos. Cap. IV § 22 ubi “ de novo relativismo” redactorem prae oculis habuisse patrem de L. Quod certe non est verum »96. La position de Henri de Lubac peut en
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et la valeur de l’œuvre de la raison en matière de foi et de théologie. (…) Là est opposée explicitement et de façon diffuse aux propositions de foi une autre connaissance de la réalité divine, immédiate et concrète, qu’ont eue les Apôtres, qu’a l’Église, que nous avons aussi d’une certaine façon (car, dit-il, “il n’y a qu’une seule foi”, p. 22), et relativement à laquelle nos concepts et les articles de foi euxmêmes sont partiels, inadéquates, “pauvres”. C’est aussi cette connaissance première et concrète qui, l’Église étant pénétrée jour après jour par cette conscience, cause l’évolution du dogme ». L’article a paru dans Théologie dans l’histoire, Paris, Desclée de Brouwer, 1990. Citée in Carnets, I, 28 septembre 1961, page 50, note 1. Carnets, I, 30 septembre 1961, p. 55. Ibid. « Dans la voiture, discussion avec le P. de Lubac, consulteur, qui pense à tort que dans la Constitution sur le dépôt de la foi, au § 22, “sur le nouveau relativisme”, le rédacteur avait à l’esprit le Père de Lubac. Ce qui, avec certitude, n’est pas vrai ». Konzilstagebuch, p. 291. Le P. Tromp situe cette conversation le 29, et non le 30.
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effet sembler difficile à soutenir. Tout repose au fond sur sa conviction d’être visé par un texte extrêmement général, ne citant personne, et rappelant la condamnation du relativisme, à laquelle chacun souscrit. Henri de Lubac, qui avait été meurtri par les sanctions de 1950, céderait-il à quelque complexe de persécution ? Qu’il se soit souvent senti « mal aimé », c’est chose assurée. Néanmoins, le rapprochement des textes que nous avons effectué plus haut montre que l’on trouvait dans le texte pré-conciliaire la suite d’accusations portées déjà plusieurs fois contre le Père de Lubac. De façon plus décisive encore, le compte-rendu d’une sous- commission du De Deposito, analysant une version intermédiaire du chapitre en question97, mentionnait explicitement le Père de Lubac. En effet, le texte disait, dans son numéro 3 sur la Révélation du Christ : Divinae revelationis plenitudo in Iesu Christo Filio Dei incarnato iure asseritur apparuisse. Ipse enim in sua vita mortali praecipuus revelationis nuntius fuit, qui summa quaeque fidei mysteria homines docuit, ideoque in Epistola ad Hebraeos auctor fidei et consummator eius nuncupatur. Ipse insuper, qui prius vixit in suo corpore mortali, postea in suo corpore glorioso necnon in corpore suo mystico, quod est Ecclesia, est obiectum fidei in quo Deus auctor gratiae maxime nobis innotescit. Sed factus est obiectum fidei, seu, quod eodem recidit, divinitus revelatus est, ope praedicationis suae et apostolorum qua mysterium eius patefactum est propositionumque ut a Deo attestatum. Namque “fides ex auditu” est, seu ex audita praedicatione, “auditus autem per verbum Christi” seu de Christo ; et “hoc est testimonium Dei” cui credendum est “quoniam testificatus est de Filio suo” 98. Or, quand le P. Ciappi, président de la sous-commission, demanda que l’on ajoute quelque chose sur le Christ après « a Deo attestatum », le P. Dhanis expliqua l’intention du texte et ajouta qu’il avait « diffem nam haec sunt etiam contra catholicos, ex quibus ipse de Lubac »99. En disant que le Christ n’est devenu objet de la foi que par sa prédication et celle des apôtres, il s’opposait aux modernistes : la Révélation n’est pas une doctrine évolutive mais est close avec la mort du dernier apôtre. Faire de la Révélation une locutio Dei plutôt qu’une manifestatio, c’est-à-dire 97 ASV, 738, 97. Compte-rendu de Michel Leclercq, o.m.i. de la réunion du 24 mars 1961. 98 « La plénitude de la Révélation divine est affirmée de bon droit être apparue en Jésus-Christ, Fils incarné de Dieu. En effet, lui-même, dans sa vie mortelle, fut le principal messager de la Révélation, qui enseignait aux hommes les plus hauts mystères de la foi, et c’est pourquoi il est appelé dans l’Épître aux Hébreux l’auteur de la foi et son consommateur. De plus, lui-même, qui vécut d’abord dans son corps mortel, puis dans son corps glorieux et dans son corps mystique, qui est l’Église, est l’objet de la foi dans lequel Dieu, auteur de la grâce, se fait connaître à nous de la plus haute façon. Mais il a été fait objet de la foi, ou, ce qui revient au même, il a été révélé par une inspiration divine, par l’œuvre de sa propre prédication, et par celle des apôtres, par laquelle son mystère a été dévoilé et présenté comme attesté par Dieu. Et en effet, “la foi vient de ce que l’on entend” (Rom, ou d’une prédication entendue, et “la prédication se fait par la parole du Christ” (Rom 10, 17) ou sur le Christ ; et “c’est le témoignage de Dieu” (1 Jn 5, 9) auquel il faut croire, “le témoignage que Dieu a rendu à son Fils” » (1 Jn 5, 9) », ASV, 738, 97. 99 « Une difficulté, car ces choses sont aussi contre des catholiques, parmi lesquels de Lubac luimême », ibid.
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mettre l’accent sur la communication des mystères et des vérités associées plutôt que sur le fait de la Révélation, Révélation personnelle de Dieu dans l’histoire, semblait alors mieux garantir la défense du dépôt fixe de la Révélation, même si toute la sous-commission ne s’accordait pas sur ce point100. Si le Père de Lubac peut être visé, aux dires mêmes du P. Dhanis, c’est qu’il était suspecté de dénigrer la connaissance conceptuelle de la Révélation au profit de quelque expérience intérieure de la réalité du Christ, ce qui avait déjà été reproché aux modernistes101. Le P. Tromp, qui avait assisté à cette réunion102, peut certes nier, quelques mois plus tard, que le P. de Lubac soit explicitement concerné par le n°22 : le texte avait été refondu pour aboutir à cette rédaction, et on ne trouve plus ensuite de mention explicite du Père de Lubac. Il n’en reste pas moins que l’on retrouvait là la suite d’accusations engagées depuis plus de dix ans. Aussi, quand le P. Tromp répondit prudemment à la demande de médiation du P. de Lubac, celui-ci ne lui cacha pas qu’il n’avait aucun doute sur les intentions du P. Dhanis à son égard103. Le texte avait donc été discuté lors de la troisième réunion plénière de la commission théologique préparatoire, sans susciter de remarques de fond sur le paragraphe 22, au grand dam du P. de Lubac. Le schéma fut alors soumis à la commission centrale, les 20, 22 et 23 janvier 1962. La Relatio d’A. Ottaviani, qui précédait la discussion, confirma la « reprobationem relativismi dogmatici et theologici,
100 Le P. Xiberta, qui était chargé du chapitre du schéma consacré à Dieu, préférait ainsi manifestatio à locutio mais « Dhanis tenet de locutione et non de manifestatione », « Dhanis tient à locutione et non à manifestatione », ibid. 101 É. Poulat, Histoire, dogme et critique dans la crise moderniste, 1e édition 1962, 3e édition, Paris, Albin Michel, 1996, cite ainsi des extraits du journal La Vérité française, reprochant à Loisy de ne pas concevoir le développement du dogme comme une déduction logique mais comme l’œuvre de « l’instinct de la foi dans les âmes », cédant à la « tendance déjà tant de fois signalée à substituer une sorte d’instinct à la connaissance intellectuelle du dogme révélé, et à chercher par cette voie une adaptation nouvelle de la doctrine de l’Église aux idées du siècle », p. 133. 102 Konzilstagebuch, p. 199. 103 « Ad epistolam tuam respondere mihi liceat in redactione § 22 cap. IV De Deposito pure custodiendo, sicut etiam in discussionibus, hac de paragrapho habitis, neminem cogitasse de te vel de uno alterove modo subintellexisse inter eos qui “periculose a vero discedunt”. Memineris quoque virum eximium in theologicis errare posse, quin desinat esse magnus theologus et, quod plus est : bonus christianus. Commendo me… ». « Permettez-moi de répondre à votre lettre que dans la rédaction du § 22 du chapitre IV du De Deposito pure custodiendo, comme dans les discussions qui se sont tenues sur ce paragraphe, personne n’a pensé que vous étiez, d’une façon ou d’une autre, sous-entendu parmi ceux qui “s’éloignent dangereusement de la vérité”. Rappelez-vous aussi qu’un éminent théologien peut se tromper, sans qu’il cesse pour autant d’être un grand théologien, et, qui plus est, un bon chrétien. Je vous recommande… ». Réponse au Père Tromp : « Le 1er octobre 1961. Mon Révérend Père, Pax Christi ! Soyez remercié de votre lettre, qui me rassure pleinement sur les sentiments de la commission (quoique, sur le rédacteur du paragraphe en question, le doute ne me soit pas possible). Vous aurez bien compris que si je me suis adressé directement à vous, c’était pour ne pas grossir cet incident, et pour éviter de me plaindre publiquement d’un frère (quoique la conduite de ce frère envers moi soit indigne). Oui, je sais que je suis, comme tous, sujet à l’erreur, et j’accepte volontiers d’être corrigé. Celui qui a accusé son frère n’y est pas moins sujet ; il devrait au moins accuser franchement et fournir des preuves, non calomnieuses, de ses accusations. Mais je ne veux pas ennuyer davantage Votre Révérence avec cette affaire. Je lui resterai reconnaissant des termes simples et bons dont elle a usé envers moi. R ae Vae servus et frater in Christo ». Lettres citées in Carnets, I, 30 septembre 1961, p. 56, note 3. Cf. également ASV, 732, 38.
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quae legitur in Litteris Encyclicis Humani generis »104 . Le débat qui s’ensuivit ne fut pas particulièrement animé. Rien d’étonnant à cela : qui souscrirait au relativisme dogmatique ? Ainsi, lors de la discussion en commission centrale, le cardinal Döpfner105 remarqua-t-il la grande importance du numéro 22106. Seul le cardinal 107 König émit une réserve : « Distinguendum mihi videtur illa relativismi forma a desiderio laudando scilicet doctrinam revelatam melius, perfectius cognoscendi »108 . Les craintes du P. de Lubac semblaient donc devenir réalité, puisque le texte avait été approuvé en commission centrale. Les chapitres quatre et cinq recueillirent ainsi 44 placet (approbation), 18 placet iuxta modum (approbation moyennant correction) et un seul non placet (désapprobation). N’allait-il pas devoir démissionner, comme il l’avait indiqué ? Il ne démissionna pas. Ne renonçant pas à se défendre dans cette affaire, il établit, en novembre 1961, un rapport de cinq pages109 envoyé à son Père Provincial Blaise Arminjon, en lui demandant de le communiquer à un ou deux autres Supérieurs. Henri de Lubac souhaitait également que le rapport fût communiqué au Père Général. Il cherchait à y montrer comment un « procédé malhonnête », une « mystification » avaient abouti aux accusations contre lui, en rapprochant certains des textes que nous avons évoqués, et en insistant sur la mauvaise interprétation de sa pensée. Henri de Lubac s’y livrait sans fard à son Supérieur, comme le prévoit du reste le fonctionnement de la Compagnie, et estimait que les accusations de la lettre du Père Général de 1951 « sont entièrement calomnieuses. A moins d’admettre chez leur rédacteur une ignorance et une faiblesse d’esprit vraiment extraordinaires, elles supposent volonté de nuire et mauvaise foi ». Nulle révolte cependant contre l’autorité de la part du Père de Lubac, mais une responsabilité pleinement assumée : « La confiance en la Providence est une chose excellente, mais le fatalisme en est une exécrable ». Hors de la commission, les attaques ne cessaient pas non plus, et c’est plus particulièrement la revue Divinitas qui les portait. Ainsi, dans son numéro de septembre 1961110, consacré au Magistère et à la théologie, Mgr Piolanti reproduit-il, en italien cette fois, le votum qu’il avait rédigé pour la faculté de théologie du Latran. On retrouvait donc, dans une revue, l’article d’un membre de la commission théologique qui, par trois fois, nommait explicitement le Père de Lubac comme tenant des propositions erronées, car prônant le relativisme théologique, la théologie ne pouvant 104 « La réprobation du relativisme dogmatique et théologique, que l’on trouve dans la Lettre Encyclique Humani generis », AD, II, II, 2, p. 331. 105 Julius Döpfner (1913-1976), allemand, ordonné en 1939. Créé cardinal en 1958, archevêque de Münich et Freising de 1961 à 1976. En 1962, il devient membre de la commission de coordination, et en 1963 modérateur du Concile. 106 « E contra in n. 22 recentior quidam error reicitur, qui revera periculum creat hodie », ibid, p. 342. « Au contraire, dans le numéro 22 est rejetée une erreur assez récente, qui crée aujourd’hui un véritable danger ». 107 Franz König (1905-2004), autrichien, ordonné en 1933. Archevêque de Vienne de 1956 à 1985. Créé cardinal en 1958. Président du Secrétariat pour les non croyants en 1965. Membre de la commission doctrinale. 108 « Il me semble que cette forme de relativisme est à distinguer du désir louable de mieux connaître et de façon plus parfaite la doctrine révélée », Ibid, p. 340. 109 Consultable au CAECL. 110 Divinitas, 1961/3, p. 531-551.
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parvenir seule à une formule valable une fois pour toutes, et négligeant le rôle du Magistère. L’année suivante, la revue reproduisit un discours tenu au Latran par Dino Staffa le 28 octobre 1961 sur l’unité de la foi et l’unification des peuples dans le magistère du Souverain Pontife. Mgr Staffa dit ainsi : Tra gli elementi che la Chiesa dovrà necessariamente lasciare sul suo cammino, perchè propri di una cultura particolare, quella occidentale, alcuni pongono espressamente la dottrina tomista, la sua attuale struttura giuridica, la lingua latina. Credo che occorra procedere con maggiore cautela111, et de citer, en note, Jean Daniélou112 et Henri de Lubac, pour Catholicisme. Si les références paginales, sans citation, sont données dans l’édition italienne, elles concernent, à n’en pas douter, le chapitre 9, « Catholicisme », dans lequel on peut lire : cette double volonté d’accueillir tout ce qui est assimilable et de ne rien imposer de ce qui n’est pas la foi (…) comporte évidemment quelques risques, puisqu’elle doit remettre en question tant de choses qu’une longue habitude rendait quasi sacrées, et dont plusieurs semblent toucher de si près à la chose même du dogme »113, ou « pourquoi voudrait-elle [l’Église] changer la souple et forte unité de sa structure en une morne uniformité ? Pourquoi voudrait-elle “imposer au soleil levant les colorations du couchant” »114, ou enfin « Elle est l’Église catholique, ni latine, ni grecque, mais universelle115. Enfin, le quatrième et dernier séjour romain du Père de Lubac pour cette phase préparatoire, du 3 au 11 mars 1962, ne vit pas de changements notables dans sa situation. Sans surprise, il apprit que le Père Dhanis avait mis son veto à sa venue à la Grégorienne, pour une conférence qu’aurait souhaitée le P. Latourelle116. Néanmoins, le Père de Lubac trouvait aussi toujours des soutiens, tels ces étudiants avec lesquels une réunion était organisée le 2 mars 1962, alors qu’il faisait halte à Turin. Il constatait, en effet, qu’ils avaient beaucoup lu de livres français, et notamment de la collection « Théologie »117. A Rome même, alors que la commission théologique préparatoire allait tenir sa dernière séance plénière, c’est Mgr Parente qui « se précipite aimablement »118 vers le Père de Lubac, et, surtout, « déverse un flot d’amabilités sur [s]es
111 Divinitas, 1962/1, p. 21. « Parmi les éléments que l’Église devrait nécessairement laisser sur son chemin, parce que propres à une culture particulière, occidentale, certains posent expressément la doctrine thomiste, sa structure juridique actuelle, la langue latine. Je crois que nous devons procéder avec plus de prudence ». 112 Le mystère du salut des nations, Paris, Seuil, 1946 et Essai sur le mystère de l’histoire, Paris, Seuil, 1953. 113 H. de Lubac, Catholicisme, op. cit., p. 249. 114 Ibid, p. 254, citant Maurice Blondel. 115 Ibid, p. 255. 116 Carnets, I, 11 mars 1962, p. 84. René Latourelle, né en 1918, s.j. canadien, ordonné en 1950. Professeur à la Grégorienne, et doyen de la faculté de théologie jusqu’à l’été 1964. 117 Carnets, I, 2 mars 1962, p. 59. 118 Ibid, 10 mars 1962, p. 79.
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livres, [s]on érudition, [s]a belle Méditation sur l’Église »119, même s’il est vrai que le jésuite, qui faisait là connaissance avec l’assesseur du Saint-Office, venait de l’assurer qu’il ne lui en voulait pas des méchancetés qu’il avait écrites sur son compte ! Alors que le concile devait bientôt s’ouvrir, Henri de Lubac, qui ne pensait pas avoir à retourner à Rome120, avait donc pu constater, au milieu de marques d’estime et d’amitié, la persistance de suspicions à son endroit. Il écrivait à Gaston Fessard, le 17 septembre 1962 : « Il y aura encore une offensive au Concile, contre Teilhard, – et (anonymement) contre moi121 : tout un alinéa d’un schéma doctrinal a été savamment rédigé pour être exploité contre moi, s’il passe par surprise »122. L’inquiétude du Père de Lubac ne concernait donc pas seulement sa propre personne, le sort de son célèbre confrère pouvait, en effet, l’inquiéter également.
II. La défense du Père Pierre Teilhard de Chardin Un autre pan important de l’activité du P. de Lubac lors de la phase préparatoire du Concile fut, en effet, la défense du Père Teilhard, jésuite lui aussi. Il en fit lui-même, plus tard, l’un des deux principaux aspects de son activité au sein de la Commission théologique préparatoire123. Ici encore, ce fut principalement lors de la troisième réunion plénière, en septembre 1961, que fut mené le combat. Henri de Lubac dut donc à la fois, lors de cette session, défendre sa propre doctrine et celle de son confrère. Cela explique que, de retour à Lyon, il écrive au Père Bouillard : « Quant à moi, pour bien des raisons, mon séjour à Rome a été pénible »124. Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955)125, géologue et paléontologue, mena toute sa vie un projet unitif, dans le sens où il a cherché à montrer que science et foi n’étaient pas deux domaines totalement étrangers l’un à l’autre, mais se compénétrant, sans mélange : « vous allez voir, très simplement, s’opérer la conjonction des deux astres dont les attractions diverses désorganisaient votre foi. Sans mélange, 119 Ibid, p. 80. 120 Lettre à Bruno de Solages, 17 mars 1962, CAECL. 121 Cette persistance des accusations contre le Père de Lubac dans le De Deposito peut sembler contradictoire avec ce qu’il écrit dans MOÉ, p. 119, note 4 : « Le 27 février 1962, le vent ayant tourné dans l’intervalle, je reçus ce petit mot du P. Sébastien Tromp : “Le schéma De Deposito fidei ne sera pas présenté au Concile. On n’a donc pas de raison de s’inquiéter sur le paragraphe 22. Autrement, le P. X. [Dhanis] serait disposé à changer le texte” ». Cependant, il n’y a pas là de contradiction, car il y a une erreur de datation de cette lettre, qui ne date pas de février 1962 mais de février 1963, comme l’attestent les archives du CAECL où elle se trouve. 122 Vanves, dossier 29, lettre du 17 septembre 1962. 123 « Au sujet de la Commission préparatoire, je noterai seulement deux choses : la longue défense, écrite et orale, que j’ai opposée au parti qui exigeait la condamnation explicite du Père Teilhard par le Concile et qui faisait d’énormes contresens sur sa pensée ; une autre défense, celle-là de ma propre doctrine, également faussée, dont le dernier épisode fut une menace écrite, adressée au Secrétariat de la Commission, de remettre ma démission au Saint-Père en lui en indiquant la cause », MOÉ, p. 118-119. 124 Vanves, dossiers 39-40, lettre du 5 octobre 1961. 125 Sur sa pensée, on pourra consulter, pour une présentation rapide des enjeux essentiels, É. Fouilloux, Une Église…, op. cit., p. 237-239. Pour approfondir, on pourra avoir recours, outre le livre du Père de Lubac, à G. Martelet, Et si Teilhard disait vrai…, Paris, Parole et Silence, 2006 et, du même, « Pierre Teilhard de Chardin ou le propre de l’homme dans son rapport au propre de Dieu », Études, février 2003, p. 195-205. Le Père de Lubac faisait aussi cas du livre de Bruno de Solages, Teilhard de Chardin, Toulouse, Privat, 1967, dont il rendit compte dans Le Monde, « Une étude de Mgr de Solages sur Teilhard de Chardin », n°6897, p. 46-47.
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sans confusion, Dieu, le vrai Dieu chrétien, envahira, sous vos yeux, l’Univers »126. Sa démarche, dont la valeur apologétique était reconnue par le Père de Lubac, a, à sa base, une exigence de l’esprit, comme il le dit lui-même, quand il distingue les esprits fixistes ou pluralistes (qui renoncent à chercher un principe unitif du réel), des esprits monistes ou évolutionnistes : un fixiste ou un pluraliste, c’est quelqu’un qui a purement et simplement renoncé à l’effort de comprendre, c’est quelqu’un qui prend son parti d’une division qu’il croit constater partout, mais ni le fixisme ni le pluralisme ne sont à proprement parler des positions de l’esprit, ce sont simplement les signes et les manifestations d’une renonciation de l’esprit devant sa tâche propre, car lorsque l’esprit se met en mouvement, il se met en mouvement pour ordonner et pour unir127. Or, pour Teilhard, pour penser le réel dans sa totalité, il faut le penser dans le temps. Il décrit ainsi, dans Le Phénomène humain128 , le vaste mouvement qui fait passer de la matière non encore vivante (ou Prévie) à la vie, puis à la Pensée parce qu’avec l’homme est franchi le pas de la réflexion, et enfin à la Survie. Dans tout ce mouvement est à l’œuvre la loi de complexité-conscience, c’est-à-dire qu’émergent des formes de plus en plus complexes (de l’atome à la molécule, puis à la cellule, etc.) en même temps qu’un état de conscience (déjà présente dans la Matière non vivante) toujours plus développé. Ainsi peut-il, par exemple, décrire de la sorte la cellule : Dans la Cellule, à la fois si une, si uniforme, et si compliquée, c’est en somme l’Étoffe de l’Univers qui ré-apparaît avec tous ses caractères, – mais élevée cette fois à un palier ultérieur de complexité, et par conséquent, du même coup (si l’hypothèse qui nous guide au cours de ces pages est valable) à un degré supérieur d’intériorité, c’est-à-dire de conscience129. La Vie est ainsi une montée de conscience, qui s’est profondément transformée avec le pas de la réflexion et la naissance de l’homme. Avec celui-ci s’élabore une Noosphère ou « nappe pensante »130. Nouveauté radicale que cette nappe de pensée, dont certaines descriptions peuvent pour le moins dérouter : Et en ce moment même, pour quelque Martien capable d’analyser psychiquement aussi bien que physiquement, les radiations sidérales, la première caractéristique de notre planète serait certainement de lui apparaître, non pas bleue de ses mers ou verte de ses forêts, – mais phosphorescente de Pensée131.
126 P. Teilhard de Chardin, Le Milieu Divin, Paris, Seuil, 1957, p. 18. 127 Cité par G. Crespy, « L’intention théologique de Teilhard de Chardin », s. d. mais rédigé durant le concile, disponible sur le site des Amis de Pierre Teilhard de Chardin : (http://www.teilhard.fr/ sites/default/files/pdf/pasteur.crespy.theologie.pdf). 128 P. Teilhard de Chardin, Le Phénomène humain, Paris, Seuil, 1955. 129 Ibid, p. 78. 130 Ibid, p. 179. 131 Ibid, p. 180.
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Plus prosaïquement, nous pouvons dire, avec G. Martelet, que « la véritable identité de la Noosphère, c’est donc l’humanité elle-même en tant qu’elle est responsable des corrélations innombrables qui doivent humaniser la terre »132, car la Pensée se déployant affecte l’être même de l’homme et poursuit le processus d’hominisation qui doit aboutir à l’ultra-humain, forme supérieure de l’humain, « où doivent triompher la dignité, l’unité et la solidarité, qui sont les revendications les plus indiscutables du propre de notre humanité »133. En effet, l’évolution, montée de conscience, produit un effet d’union : « Et maintenant, comme un germe de dimensions planétaires, la nappe pensante qui, sur toute son étendue, développe et entrecroise ses fibres, non pour les confondre et les neutraliser, mais pour les renforcer, en l’unité vivante d’un seul tissu… »134. Le terme supérieur de cette unanimisation humaine est le point Oméga, qui est le Christ, déjà existant et opérant dans la masse pensante. En effet, c’est Dieu qui unifie le monde, en prenant la conduite et la tête de ce que nous appelons maintenant l’Évolution. Principe de vitalité universelle, le Christ, parce que surgi homme parmi les hommes, s’est mis en position, et il est en train depuis toujours, de courber sous lui, d’épurer, de diriger et de suranimer la montée générale des consciences dans laquelle il s’est inséré. Par une action pérenne de communion et de sublimation, il s’agrège le psychisme total de la Terre. Et quand il aura ainsi tout assemblé et tout transformé, rejoignant dans un geste final le foyer divin dont il n’est jamais sorti, il se refermera sur soi et sur sa conquête135. Pour comprendre les débats dans lesquels le Père de Lubac prit une grande part, il faut rappeler que la pensée de Teilhard de Chardin n’était pas sans susciter de vives controverses. Certes, dans un Avertissement au Phénomène humain, le Père prévenait que son livre n’était ni métaphysique ni théologique, mais devait être simplement lu « comme un mémoire scientifique. Le choix même du titre l’indique. Rien que le Phénomène. Mais aussi tout le Phénomène »136. Cependant, de par son ambition même d’ordonner et d’unir, il est évident que sa pensée avait des incidences théologiques fondamentales, et lui-même, du reste, les montre parfois, dans quelques notes. De fait, et sans prétendre à l’exhaustivité, il est possible de présenter quelques points de focalisation des débats. Sur la méthode tout d’abord. Si Teilhard pouvait s’affirmer moniste, dans le sens qu’on a vu, c’était pour certains une facilité que de prétendre faire reposer le monde sur un seul principe, celui de l’évolution137. Plus précisément, était reprochée au jésuite 132 G. Martelet, « Pierre Teilhard de Chardin… », art. cité, p. 199. 133 Ibid, p. 200. 134 P. Teilhard de Chardin, Le Phénomène humain, op. cit., p. 244. 135 Ibid, p. 296. On pouvait déjà lire, dans Le Milieu Divin (p. 184) : « Plus l’Homme sera grand, plus l’Humanité sera unie, consciente et maîtresse de sa force, – plus aussi la Création sera belle, plus l’adoration sera parfaite, plus le Christ trouvera, pour des extensions mystiques, un Corps digne de résurrection ». 136 Ibid, p. 17. 137 Cf. M. L. Guérard des Lauriers, « La démarche du P. Teilhard de Chardin. Réflexions d’ordre épistémologique », Divinitas, 1959/2, p. 221-268. Le dominicain écrivait d’ailleurs : « Le flot du teilhardisme n’est guère qu’une confluence de médiocrité » (p. 239).
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sa volonté de donner une nouvelle perception de la métaphysique à partir de l’évolution, car, si celle-ci peut s’appliquer aux phénomènes, elle ne concerne pas la métaphysique, « car elle est axée sur l’être en tant qu’être et non pas sur le sensible en tant que sensible, ni même sur le sensible en tant qu’être, – sous peine de n’être plus spéculation métaphysique, immuable quant à l’essentiel »138. Les points de vue phénoménologique et ontologique sont considérés comme deux ordres irréductibles, alors même que pour Teilhard, on l’a vu, la loi de complexité-conscience s’applique à l’homme même, en marche vers de l’ultra-humain, dans un processus d’hominisation en cours. Sur la création ensuite. Si l’âme pensante s’engendre de ce qui la précède, comment maintenir la doctrine de la création de l’âme pensante ? Alors que pour Teilhard la Matière est matrice de l’Esprit, d’autres, comme Ch. Journet, lui opposent que l’Esprit est si radicalement autre qu’il requiert une intervention spéciale139. La création de l’Univers lui-même posait problème, certains estimant que le Père Teilhard niait une création ex nihilo. Sur la grâce. Le vaste mouvement dans lequel l’humanité est engagée vers l’unanimisation ne risque-t-il pas de laisser croire que c’est par ce mouvement, et par les propres forces de l’homme, tissant toujours plus étroitement la Noosphère, que sera obtenu le salut de l’humanité, de façon exagérément optimiste (autre accusation récurrente) ? L’abbé Journet pouvait ainsi écrire : C’est à la totalement libre et totalement imprévisible Rédemption du Christ, que la destinée concrète de l’humanité est maintenant suspendue. Toute vision du monde qui présente la condition actuelle de l’humanité comme naturelle, comme naturellement convergente vers sa fin ultime, est radicalement aberrante140.
138 Ph. de la Trinité, « Teilhard de Chardin. Synthèse ou confusion ? », ibid, p. 285-329, p. 290. La réponse à la question posée par le titre est évidemment confusion. 139 Ch. Journet, « La vision teilhardienne du monde », ibid, p. 330-344. Notons toutefois que tous les contradicteurs de Teilhard ne s’accordaient pas sur tous les points présentés ici. En effet, quand Teilhard, dans Le Phénomène humain, évoque le pas de la réflexion et donc la naissance de l’homme, il prend la précaution de rédiger une note (p. 165) : « Ai-je besoin de répéter, une fois de plus, que je me limite ici au Phénomène, c’est-à-dire aux relations expérimentales entre Conscience et Complexité, sans rien préjuger de l’action de Causes plus profondes, menant tout le jeu. En vertu des limitations imposées à notre connaissance sensible par le jeu des séries temporo-spatiales, ce n’est, semble-t-il, que sous les apparences d’un point critique que nous pouvons saisir expérimentalement le pas hominisant (spiritualisant) de la Réflexion. – Mais, ceci posé, rien n’empêche le penseur spiritualiste, – pour des raisons d’ordre supérieur, et à un temps ultérieur de sa dialectique – de placer, sous le voile phénoménal d’une transformation révolutionnaire, telle opération « créatrice », et « telle intervention spéciale » qu’il voudra ». Si Charles Journet trouvait à redire sur ce point, notons que ce n’était pas le cas de Philippe de la Trinité, puisqu’il écrivait, dans son article de Divinitas, « Nous ne pouvons qu’être d’accord avec lui, lorsque pour prévenir d’injustes et fâcheuses confusions, M. Tresmontant [auteur d’une Introduction à la pensée de Teilhard de Chardin, Paris, Seuil, 1956] précise ici en note : “La loi de récurrence, selon laquelle la conscience réfléchie apparaît quand un certain seuil de complexité est atteint, n’exclut donc pas que l’émergence de la conscience ne requière une intervention créatrice spéciale de Dieu, bien au contraire : la loi de récurrence montre la manière dont l’action créatrice se réalise” » (note 11 p. 293). 140 Ch. Journet, art. cité, p. 340.
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Sur le péché originel. Quelle est sa place dans ce vaste ensemble ? Teilhard, en ramenant le mal physique et la mort biologique à la nature elle-même, et en ne les expliquant donc pas par le péché originel, est accusé de ne plus du tout comprendre ce qu’est l’homme. Enfin se pose la question du panthéisme, car Teilhard, pour certains de ses détracteurs, ne distingue pas l’être de Dieu de l’être du monde quand il présente le point Oméga. En effet, il est accusé de concevoir ce dernier comme naissant d’une fusion en Dieu des éléments rassemblés, et de céder ainsi à quelque illusion de l’Un. Ses supérieurs romains s’inquiétèrent vivement des écrits de Teilhard, qui le faisaient paraître comme l’un des chefs de file d’un renouveau religieux, et l’imprimatur du livre Le Phénomène humain fut refusé juste avant la deuxième guerre mondiale. Le Père Teilhard pouvait publier ses écrits scientifiques, mais non ses écrits théologiques. Indésirable en France, il se rendit aux Etats-Unis, où il mourut en 1955. A l’aube du concile, ces controverses n’étaient pas éteintes. En effet, après sa mort, fut publié le Phénomène humain, « qui s’avér[a] un événement littéraire de premier ordre »141. Cinquante mille exemplaires furent écoulés en quelques mois. Teilhard semblait apporter la solution au débat entre science et foi, en les rendant compatibles. Pourtant, Le Phénomène humain n’avait pu être publié que parce que Teilhard avait légué ses manuscrits à sa secrétaire, Jeanne Mortier, et sa pensée faisait toujours débat, comme le montre un numéro de Divinitas, entièrement consacré à sa pensée142. On parla alors d’un nouveau Galilée, et certains érigèrent même Teilhard en victime d’une Église obscurantiste. Le P. de Lubac, qui avait bien connu le savant, ressentait le besoin d’une publication qui mît au point bien des ambiguïtés et ne laissât pas les interprétations les plus fantaisistes s’exprimer sans contrepoint. Il disposait ainsi d’un texte, Bon usage du Milieu divin, du nom de l’une des oeuvres les plus célèbres de Teilhard, parue en 1957. Ce texte avait pris pour base une conférence, faite par le Père de Lubac lors de journées teilhardiennes dans la Manche143, qu’il retravailla plusieurs fois144. Le texte circula rapidement. En effet, le Père de Lubac reçut en juin 1959 un blâme du P. Général « pour avoir fait circuler, sous le manteau, à Rome, une étude sur Le Milieu Divin du Père Teilhard »145. Le jésuite lyonnais s’en défendait d’ailleurs, en expliquant avoir simplement donné le texte de sa conférence à Mgr Villot146, qui l’aurait envoyé à Rome à son insu. Quoi qu’il en soit, le Père de Lubac souhaitait faire éditer son texte, mais il se heurta au refus de la Curie généralice, comme le lui apprenait le Père Provincial, Blaise Arminjon, le 8 avril 1960. Le P. Arminjon explicitait dans sa réponse les motivations de Henri de Lubac : 141 R. d’Ouince, Un prophète en procès, Teilhard de Chardin dans l’Église de son temps, Paris, Aubier, 1970, p. 205. 142 Divinitas, 1959/2. 143 MOÉ, p. 104. 144 Voir la « note complémentaire » d’É. de Moulins Beaufort dans la réédition de H. de Lubac, La pensée religieuse du père Pierre Teilhard de Chardin, Paris, Aubier, 1962. Réédition Œuvres complètes, tome XXIII, Paris, Cerf, 2002. 145 Vanves, dossier 28, lettre de Henri de Lubac au Père Général, 8 juillet 1959. 146 Jean Villot (1905-1979), français, ordonné en 1930. Coadjuteur de l’archevêque de Lyon en 1959, puis archevêque de Lyon en 1965, il est créé cardinal en 1965. Il est l’un des sous-secrétaires du concile pendant les trois premières sessions. Préfet de la Congrégation pour le clergé en 1967, il devient secrétaire d’État de Paul VI en 1969. Consulteur de la commission préparatoire des évêques.
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je sais combien vous est lourde cette peine de voir servir une pensée, où l’Église pourrait puiser beaucoup aujourd’hui pour la défense et pour le progrès du Royaume, à des fins qui la déforment et la défigurent entièrement. C’est bien la pire chose, que les armes mêmes de ses fils soient retournées par l’Église contre elle147. Le Père de Lubac en fut particulièrement déçu, et ne manqua pas de voir là une défiance à son égard, une permanence des suspicions pesant sur sa propre orthodoxie. Pourtant, il ne s’avoua pas vaincu, et, profitant de l’offre d’un éditeur, Daniel Rops148, prit conseil à Rome, auprès du Père Arnou149, pour savoir s’il fallait essayer de rédiger un ouvrage sur Le Milieu Divin150. Le Père Arnou porta la demande directement au Père Général, qui répondit par la négative151. Après un refus romain catégorique, à la suite d’une nouvelle démarche du Père Arminjon152, le P. de Lubac chercha à plaider la cause de cette publication auprès du P. Vicaire général, le P. Swain, tout en se montrant meurtri de ces refus : Si j’ai bien compris ce qui m’a été dit, le gouvernement de la Compagnie craindrait que je ne puisse accomplir une telle tâche dans un esprit pleinement catholique. Une telle méfiance m’est évidemment pénible, mais je ne veux pas m’en plaindre153. Le Père de Lubac insistait sur la nécessité d’un travail objectif sur Teilhard, car sa pensée « risque (…) d’être détournée au profit de l’incroyance » alors qu’elle « pourrait être une arme apologétique de grande portée »154. Pourtant, après ces premiers refus, Henri de Lubac se vit confier la rédaction d’un ouvrage sur Teilhard, à la demande de ses supérieurs jésuites. Double retournement. Au sujet de Teilhard d’une part. Lui qui ne devait pas faire l’objet d’écrits se voit défendu par la Compagnie, et ce retournement de situation fut perçu, dans toute sa radicalité, par le P. de Lubac lui-même : Brusquement, au début de l’été 1961, tout changea. Le 23 avril encore, le Père Arminjon me rappelait l’interdiction formelle d’écrire sur Teilhard. Maintenant, il me convoquait et me tenait en substance le discours suivant : “On écrit partout, dans tous les sens, pour et contre Teilhard, on 147 Vanves, dossier 29, chemise 1960, lettre du P. Arminjon à Henri de Lubac, 8 avril 1960. 148 Pseudonyme d’Henri Petiot (1901-1965), historien, romancier et essayiste français. Directeur de la revue Ecclesia, qu’il a fondée en 1948, et membre de l’Académie française. 149 René Arnou (1884-1972), s.j. français, ordonné en 1915. Professeur de philosophie, à partir de 1926, puis de théologie dogmatique, à partir de 1932, à la Grégorienne. En 1958, il devient supérieur majeur des maisons interprovinciales jésuites de Rome, jusqu’en 1964. 150 Cahiers de l’Affaire de Fourvière, 25 août – 2 septembre 1960, CAECL. 151 Ibid, 28 septembre 1960. 152 Lettre de Henri de Lubac à Gaston Fessard, 6 mai 1961, CAECL. 153 Dans ses Cahiers de l’Affaire de Fourvière, Henri de Lubac précise, à la date du 23 avril 1961 que le motif du refus est le suivant : « Je suis présumé d’avance incapable de comprendre les motifs qui ont fait refuser jadis le permis d’imprimer au Père Teilhard ». 154 Vanves, dossier 29, chemise 1961. Lettre au Père Vicaire général, 5 mai 1961.
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henri de lubac et le concile vatican ii dit sur lui toutes sortes de sottises. La Compagnie ne peut se désintéresser d’un de ses enfants ; les quatre Provinciaux de France, approuvés par le Père Général, désirent que l’un de ceux qui l’ont bien connu, qui ont suivi sa pensée, apporte sur lui son témoignage ; il n’en existe plus guère en ce monde ; nous vous avons désigné. Mettez-vous donc tout de suite au travail, libérez-vous autant que possible de toute autre occupation et faites vite”155.
Les choses furent en réalité un peu plus complexes156. En effet, au début de l’été 1961, il est vrai que le Père de Lubac prépare un ouvrage sur Teilhard, à partir du manuscrit qu’il avait déjà en sa possession, et dont il disait encore en mai 1961 que c’était un « manuscrit de plus à serrer dans [s]on placard »157. Cette préparation se faisait avec l’accord du Père Arminjon et des Provinciaux de France158. Néanmoins, à cette date, Rome constitue plutôt un obstacle qu’un soutien aux projets des jésuites lyonnais. Ainsi le Père de Lubac écrit-il le 10 juillet 1961 : « J’ai remis au P. Arminjon mon manuscrit sur Teilhard. Il voudrait presser l’affaire à Rome159, car il est d’une persévérance admirable, mais il n’y a aucun espoir »160. Le 23 juillet, il écrit encore que « l’obstacle romain sera infranchissable »161, et le 4 septembre : J’ai reçu les deux censures [provinciales] de mon livre sur Teilhard : favorables au-delà de tout espoir (…) Malgré de telles censures, je n’ai aucun espoir de publier si les Provinciaux162 réunis ne s’y mettent avec énergie, mais peut-on y compter ?163. L’initiative fut donc bien locale, et soumise ensuite à Rome, qui ne s’y associa pas d’emblée. En effet, c’est avec surprise que le Père de Lubac apprit en février 1962 que son manuscrit était approuvé par les autorités jésuites de Rome164. Si le revirement ne fut donc pas aussi brusque que dans les souvenirs du Père de Lubac, il a néanmoins existé et il convient de l’expliquer. Depuis la mort de Teilhard, qui avait permis la publication de ses oeuvres, en passant outre la censure de l’Église, une offensive anti-teilhardienne avait été menée à Rome, face à l’ampleur du succès. La Compagnie pouvait alors souhaiter rétablir la vérité et défendre l’un des siens, sans que cela signifie, bien entendu, qu’elle cherchât à publier une apologie du savant. Il est tentant de rapprocher le revirement romain de la troisième réunion plénière de 155 MOÉ, p. 104. 156 Notons que le P. de Lubac corrige lui-même cette affirmation par une note, p. 325-326, indiquant que « le revirement romain fut un peu moins brusque ». 157 Cahiers de l’affaire de Fourvière, 8 mai 1961. 158 Le Père de Lubac, dans une lettre au Père Swain du 5 mai 1961 écrit ainsi que le Père Provincial l’avait sondé de la part des Provinciaux de l’Assistance pour savoir s’il aurait les moyens et les forces pour une étude objective sur Teilhard. CAECL. 159 Entendons : auprès des autorités jésuites de Rome. 160 Lettre à Gaston Fessard, 10 juillet 1961, CAECL. 161 Lettre à Gaston Fessard, 23 juillet 1961, CAECL. 162 La France est à l’époque divisée en quatre provinces. 163 Lettre à Gaston Fessard, 4 septembre 1961, CAECL. 164 Cahiers de l’Affaire de Fourvière, 5 février 1962 : « Le manuscrit de mon Teilhard a été approuvé par Rome, contre toute attente. On n’exige aucun changement ».
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la commission théologique préparatoire, tenue en septembre 1961. En effet, Teilhard était visé par des textes de la commission, de façon explicite parfois165. Si les attaques avaient débuté dès la deuxième réunion plénière de la commission, en février 1961, elles se concentrèrent principalement lors de la troisième, en septembre. Immédiatement, Henri de Lubac était intervenu pour défendre son confrère : Il y eut un jour une scène tragi-comique, lorsqu’un membre romain de la Commission, après m’avoir fait toutes sortes d’amabilités pendant que nous dégustions un espresso et m’avoir invité à visiter son pays, me contredit un quart d’heure après avec tant de violence, qu’il semblait prêt à me sauter à la gorge ou à tomber foudroyé d’apoplexie166. Face à la menace d’une possible condamnation, d’autant moins chimérique que la commission comptait de nombreux membres du Saint-Office, la Compagnie a pu souhaiter voir la pensée du Père Teilhard de Chardin explicitée, par un homme compétent, loin des gloses qui la dénaturaient parfois. Nous n’avons pu trouver de confirmation de cette hypothèse chez le Père de Lubac, qui ne donne pas d’explication à ce revirement. En revanche, le P. R. d’Ouince écrit : Le revirement se produit dans les derniers mois de 1961167. Le Supérieur général de la Compagnie de Jésus est alors membre de la Commission centrale préparatoire aux travaux du Concile. Il est témoin de l’affrontement des écoles théologiques et des manoeuvres qui se déploient en marge des réunions officielles. Il voit le Souverain Pontife manifester hautement sa confiance à des théologiens jusqu’alors tenus en suspicion par des congrégations romaines. Parmi eux se trouvent des jésuites qu’il a lui-même sévèrement traités168… Regrette-t-il ses rigueurs passées ? Je ne le sais (…) Toujours est-il qu’à cette époque le T. R. P. Janssens révise un certain nombre de ses directives : résolument attaché à servir les desseins du Saint-Père, il commence à prendre ses distances à l’égard de certaines congrégations romaines, et spécialement du Saint-Office. Teilhard est le premier bénéficiaire de cette nouvelle attitude : l’interdit qui pesait sur sa mémoire est levé. C’est avec l’autorisation expresse du Supérieur général de la Compagnie que les Pères Provinciaux de France demandent au Père de Lubac de dire librement sa pensée sur l’œuvre religieuse du Père Teilhard169. Sans doute faut-il corriger quelque peu ce jugement du Père d’Ouince, car nous avons vu que l’initiative de l’ouvrage sur Teilhard était locale, même si elle reçut forcément l’aval de Rome pour être publiée. Néanmoins, notre hypothèse peut ainsi sembler confirmée. Bien plus, le P. R. d’Ouince nous permet de voir le Père G énéral 165 Carnets, I, 27 septembre 1961, p. 44. Pour les textes, cf. fonds Philips, n°286 et 337. 166 Henri de Lubac, MOÉ, note 3, p. 118. Cf. Carnets, I, 19 et 20 septembre 1961, p. 37. 167 Remarquons que la datation de ce revirement concorde davantage avec ce qui transparaît de la correspondance et des Cahiers de l’Affaire de Fourvière du Père de Lubac. 168 L’allusion est claire, Henri de Lubac est ici concerné au premier chef. 169 R. d’Ouince, Un prophète…, op. cit., p. 213-214.
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se départir peu à peu de sa méfiance à l’égard du Père de Lubac. Cela pourrait expliquer ce qui peut apparaître comme le deuxième retournement : le fait de laisser paraître un ouvrage de De Lubac sur le sujet. Certes, celui-ci disposait de plusieurs atouts pour être désigné. Il avait déjà proposé la publication d’un texte sur Le Milieu divin, l’une des oeuvres majeures de Teilhard de Chardin. Dès mai 1961, il écrivait au Père Fessard : « J’aurais très vite fait de mettre sur pied un petit livre, quasi fait déjà, de 200 pages environ, avec des inédits, – dont le succès serait assuré d’avance »170. Le travail était donc commencé. Par ailleurs, Henri de Lubac avait bien connu le paléontologue, dont il avait une bonne connaissance de l’œuvre. Les deux hommes s’étaient connus en 1922, et étaient tous deux liés à Auguste Valensin. Ils entretinrent ensuite une correspondance entre 1930 et 1949, et Henri de Lubac aida Teilhard à revoir de près, entre 1946 et 1949, avec l’aide de Bruno de Solages, le texte du Phénomène humain171. Enfin, dernier atout du Père de Lubac, il n’était pas un disciple de Teilhard, ce qui garantissait une certaine objectivité. N’écrivait-il pas : « Comme tout est paradoxal ici-bas, il se trouve que, dans des circonstances nouvelles, je serais le premier à vouloir publier des objections au Père Teilhard ! »172 ? Toutes les réserves sur l’œuvre de Teilhard n’étaient en effet pas levées, et ce livre permettait de mieux faire comprendre sa pensée, et non d’ajouter une vision partisane supplémentaire à la littérature déjà abondante. Les censures romaines favorables étaient, en tout cas, un signe de confiance manifeste à l’égard du P. de Lubac, malgré les réserves qui demeuraient, que ce soit chez des conseillers du Saint-Office (tel A. Piolanti) ou des confrères de la Curie généralice (les Pères Dhanis et Boyer). Le P. Général, en confiant la charge de ce livre à Henri de Lubac, manifestait ainsi un changement d’attitude à son égard, en constatant, la nomination de consulteur devant les yeux, que ses conseillers ou certains membres du Saint-Office n’avaient peut-être pas toujours bien estimé la situation. Nous avons ainsi les prémisses d’une réhabilitation plus profonde du P. de Lubac par les autorités mêmes de la Compagnie173. Le travail sur le Père Teilhard fut assez vite mené. Conformément à une habitude de travail, le Père de Lubac reprit le texte dont il disposait déjà, afin de le compléter et de l’amplifier. C’est alors qu’il le rédigeait que survint la troisième réunion plénière de la commission théologique préparatoire, qui se révéla celle des attaques les plus vives contre Teilhard. On comprend, dans ces conditions, à quel point le P. de Lubac 170 Lettre à Gaston Fessard, 6 mai 1961, CAECL. 171 Cf. la préface de Michel Sales à H. de Lubac, Teilhard posthume. Réflexions et souvenirs, Paris, Fayard, 1977. Rééditions Œuvres complètes, tome XXVI, Paris, Cerf, 2008. 172 Lettre à Gaston Fessard, 6 mai 1961, CAECL. 173 C’est d’ailleurs l’avis même du Père de Lubac, puisqu’il écrivit, bien plus tard : « Dans sa foncière honnêteté, dès qu’il se fut aperçu qu’il y avait discordance avouée entre le Saint-Office et le pape, le Père Janssens avait pris franchement parti. Dès 1961, son attitude avait changé » MOÉ, p. 106. Toutefois, il faut sans doute nuancer cet avis du Père de Lubac qui apaise a posteriori des différends encore vifs à l’époque. N’oublions pas, en effet, que c’est en novembre 1961 qu’il adresse à ses supérieurs un mémoire certes consacré à tout autre chose – sa propre défense – mais dans lequel il tient des propos assez durs pour le P. Général, puisque évoquant un rapport qu’il lui avait envoyé sur l’affaire de 1950, il écrivait : « Quand j’ai vu le T. R. P. Général en 1953 (avril) (je n’avais pas été autorisé à le voir au cours des années précédentes), il m’a dit : “Vous m’avez envoyé l’an dernier un rapport ; mais il était bien trop long pour que je puisse le lire”. (Le rapport, traitant de plusieurs choses graves, comptait 6 pages et demi dactylographiées) ».
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était particulièrement soucieux de défendre la pensée de son confrère, en n’acceptant pas les déformations qui la rendaient plus condamnable. Or, l’attaque était d’importance et concernait deux textes : le De ordine morali et le De Deposito. Dans le premier texte, figuraient deux références explicites à Teilhard de Chardin, compris à contresens selon Henri de Lubac qui fit parvenir « un bref mémoire polycopié (…) mettant plus d’une chose au point »174, dès mars 1961. Ce mémoire de deux pages fut envoyé au P. Michel Leclercq, o.m.i175., pour le faire parvenir à qui de droit176. Il s’employait, avec moult citations, à rétablir le sens de la pensée du Père Teilhard. Le schéma mettait en cause le jésuite quant à son fameux optimisme, qui relativiserait la nécessité de la grâce. Ainsi, un premier extrait stipulait, au numéro 19, que « Res vero profanae ad regnum Dei, ad gratiae gloriaeque vitam, non per se et immediate ordinantur, etsi per hominis intentionem ad illa referri possunt »177 et renvoyait en note au Milieu divin de Teilhard de Chardin. Ce qui inquiétait ici était bien la question de la grâce : le salut de l’homme ne pouvait-il pas sembler pouvoir être obtenu par ses propres forces ? « L’observation importante » qui ouvre Le Milieu Divin prenait la précaution de préciser que s’il n’était pas fait souvent mention explicite de la grâce, c’est que le livre traitait de l’homme pris dans la dimension de sa psychologie consciente. Cela n’empêchait nullement que « la notion de Grâce imprègne toute l’atmosphère du récit »178. Des passages du livre, s’ils étaient lus un peu rapidement, pouvaient sans doute prêter à confusion, tel celui-ci : Vers les sommets, embrumés pour nos yeux humains, où nous convie le Crucifix, nous nous élevons par un sentier qui est la voie du Progrès universel. La voie royale de la Croix, c’est tout justement le chemin de l’effort humain, surnaturellement rectifié et prolongé179. Pourtant, on voit bien, avec la fin de la citation, que l’homme ne peut se suffire à lui-même, et, d’ailleurs, Teilhard répondait d’avance à l’objection, dans l’une des notes de son ouvrage, destinées à prévenir les mauvaises interprétations180. Dans ses remarques, le Père de Lubac s’inquiétait alors de savoir si la référence à Teilhard était donnée pour appuyer la thèse (la question était évidemment rhétorique), ou si elle venait en contradiction avec la thèse du document préconciliaire. La deuxième 174 Carnets, I, 19 et 20 septembre 1961, p. 33. Le mémoire est consultable au CAECL ou aux ASV, 737, 82. 175 Michel Leclercq, né en 1926, o.m.i. français, ordonné en 1951. Depuis 1959, il est scrittore au SaintOffice, pour le travail de langue française, et ce jusqu’en 1962. Minutante à la commission théologique préparatoire, il est secrétaire, avec Leo Laberge, du P. Tromp. 176 Lettre de Henri de Lubac au P. Leclercq du 30 mars 1961, ASV, 732, 38. 177 « Cependant, les choses profanes ne sont pas ordonnées immédiatement et par elles-mêmes vers le règne de Dieu, vers la vie de la grâce et de la gloire, bien qu’elles puissent, par l’intention de l’homme, s’y rapporter ». Fonds Philips, n°330 pour le texte latin. 178 P. Teilhard de Chardin, Le Milieu Divin, op. cit., p. 11. 179 Ibid, p. 107-108. 180 En parlant de la participation aux choses et de la sublimation, de la possession et du renoncement, Teilhard écrivait : « C’est pour avoir trop vu la première phase seule que les mystiques sensuelles, ou bien encore certains néopélagianismes (tels que l’américanisme) sont tombés dans l’erreur de chercher l’amour et le règne divins de plain pied avec les affections et le progrès humain » (p. 117, note 1).
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hypothèse étant, bien évidemment, la bonne, le Père de Lubac cite dans son mémoire de nombreux passages du Milieu divin, afin de montrer que Teilhard ne pensait pas que l’action humaine pouvait se suffire à elle-même mais devait être convertie, et qu’il rappelait la nécessaire sanctification de l’action humaine par la grâce. Ainsi l’homme, selon Teilhard compris par le Père de Lubac, n’est pas autosuffisant, et les progrès humains ne permettent pas ipso facto l’aboutissement de l’œuvre divine ici-bas. La deuxième référence du De ordine morali au Père Teilhard était contenue dans le numéro 20, à la note 36, avec la mention de L’avenir de l’homme181. « Nec verum est technicarum artium, scientiarum et humanae culturae progressum per se inferre similem progressum in re morali et religiosa »182. Là encore, c’est le fameux optimisme teilhardien qui serait en cause, mais le Père de Lubac répondait avec force citations, cherchant à montrer qu’il n’y a pas, pour Teilhard, de progrès réellement humain sans morale, sans éthique, proposée à la liberté de l’homme, faute de quoi le progrès humain peut être perverti. Il concluait ainsi : « Aliis verbis nullo modo progressus artium, scientarium, etc. per se infert similem progressum in re morali et religiosa ; sed e contra : omnino necessarius est actus libertatis moralis et religiosus, ut verus sit progressus humanus »183. Le progrès technique n’apporte donc pas automatiquement le bien moral, mais accroît plutôt la responsabilité des hommes, qui ont toujours à employer davantage leur liberté, pour user de ce progrès en vue du bien ou du mal. Alors que le Père Dhanis, qui reçut ces remarques, en accusa réception, dans une lettre du 11 avril 1961, du reste très cordiale, et les estima fondées184, le Père de Lubac dut constater, en lisant le nouveau projet de constitution imprimé De ordine morali, que, si le texte avait été révisé, les mentions de Teilhard de Chardin, elles, avaient été maintenues185. Il ne s’avoua pas vaincu pour autant, et entreprit de demander des explications aux Pères Leclercq186, Dhanis et Gillon187, o.p. qui était le rédacteur de 181 P. Teilhard de Chardin, L’Avenir de l’homme, Paris, Seuil, 1959. 182 « Il n’est pas vrai que le progrès de la culture humaine, des sciences et des techniques apporte par lui-même un progrès similaire en matière morale et religieuse ». 183 « En d’autres mots, en aucune façon le progrès des arts, des sciences, etc., n’apporte par lui-même un progrès similaire en matière morale et religieuse ; mais, au contraire, un acte de liberté moral et religieux est absolument nécessaire, pour qu’il y ait un véritable progrès humain », CAECL. 184 CAECL. Le Père Dhanis écrit au sujet des remarques du Père de Lubac, qui ne se limitaient toutefois pas au cas de Teilhard, mais concernaient également d’autres points du De ordine morali : « Elles seront utiles ; je serais étonné si l’on n’en tenait pas compte. Pour ce qui concerne le Père Teilhard, je prévois que vous obtiendrez sans peine la suppression des deux références ». 185 Cf. Fonds Philips, n°337. Les deux références à Teilhard sont maintenues aux notes 12 et 14 de la page 20. Le texte du De Ordine morali avait été achevé le 27 mai 1961 (cf. Konzilstagebuch, p. 225 et 689), et imprimé le 28 juillet 1961 (cf. ibid, p. 251). 186 « En recevant le nouveau projet, imprimé cette fois, je m’aperçois que les deux références visant le P. Teilhard de Chardin (…) demeurent inchangées. Or, il s’agit manifestement de deux erreurs, comme les deux pages de mes Animadversiones le montraient suffisamment. Pour qui veut bien lire les textes, cela est hors de doute. Avant d’en écrire au P. Secrétaire de la commission, ou au président de la sous-commission de ordine morali, je me permets de vous demander si vous savez ce que sont devenues mes animadversiones. Les rédacteurs du projet de constitution les ont-ils vues ? Ont-elles été polycopiées ? Je ne sais si vous êtes tenu à quelque secret à mon égard, mais si vous pouvez me dire quelque chose à ce sujet, je vous en serai reconnaissant », lettre du 3 août 1961, ASV, 732, 38. 187 Louis-Bertrand Gillon (1901-1987), o.p. français. Recteur de l’Angélique jusqu’en 1961, puis doyen de la faculté de théologie à partir de 1963. Membre de la commission théologique préparatoire, puis nommé expert au Concile.
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cette partie. Une réponse de ce dernier, datée du 25 août 1961, nous apprend que les arguments du Père de Lubac avaient certes été pris en compte par le rédacteur mais qu’ils ne l’avaient pas convaincu. En effet, en s’appuyant sur une citation de L’avenir de l’homme, « Le progrès technique se frange nécessairement, fonctionnellement de progrès moral », le Père Gillon estimait que Teilhard était tombé dans un excès d’optimisme, et, par une formule imprudente (cf. le « nécessairement ») avait pu laisser penser à un lien nécessaire entre progrès des sciences et techniques d’une part, et réalisation du bien moral d’autre part. Bref, si le Père Gillon acceptait bien volontiers de retirer les mentions des œuvres de Teilhard de Chardin, à l’occasion de la réunion plénière de la commission théologique préparatoire de septembre, ce n’était pas pour des raisons de fond mais simplement de forme : « puisque l’Église nous demande de préparer non des condamnations personnelles ou des définitions, mais un large exposé dogmatique »188. Ses préventions à l’égard de la pensée de Teilhard étaient du reste plus profondes que ce seul point du progrès189. Dans sa réponse, le Père de Lubac, qui avait envoyé de nouvelles remarques à la commission au sujet de Teilhard190, ne se rendait pas au raisonnement du Père Gillon, et, s’il reprenait la citation mise en avant par ce dernier, il en donnait une interprétation dans le droit fil de celle qu’il avait donnée dans ses premières remarques. « Au-delà d’un certain niveau, le progrès technique se frange nécessairement, fonctionnellement, de progrès moral ». Pour le Père de Lubac, Teilhard signifiait par là que le progrès technique accroît la conscience morale de l’homme (« progrès moral » devant selon lui être entendu au sens de « progrès de la conscience morale »), en lui donnant, comme on l’a dit, à engager toujours davantage sa responsabilité, le progrès accroissant ses capacités de faire le bien ou le mal. Henri de Lubac était le seul, dans la commission, à prendre la défense de son confrère sur ce point191. Lors de la troisième réunion plénière, en septembre 1961, Henri de Lubac put d’abord penser avoir remporté une victoire. Il logeait alors à la Grégorienne, ce qui lui permettait d’être en contact fréquent avec de nombreux jésuites, dont le P. S. Tromp, secrétaire de la commission théologique préparatoire. Or, le 20 septembre au soir, à la Grégorienne, alors que le repas était terminé et que Henri de Lubac sortait de table, le P. S. Tromp lui dit : « Dans la constitution De ordine morali, nous laissons tomber ces choses sur le P. Teilhard »192. Le texte demeurait, mais les notes faisant référence au jésuite disparaissaient, à la suite des remarques du P. de Lubac193. 188 Lettre à Henri de Lubac du 25 août 1961. CAECL. 189 En effet, le Père Gillon explique dans sa lettre ses difficultés à l’égard de la pensée de Teilhard, notamment sur la question de la création : « Le Père Teilhard n’a certainement pas nié le Dieu transcendant et absolu, mais il ne semble guère concevoir un esprit créé, qui serait autre chose qu’une ligne d’évolution spirituelle de la matière, un esprit qui émerge laborieusement de la matière. Que devient l’âme humaine dans cette lente « évaporation » dont il nous parle ? ». 190 Cf. sa lettre au P. Leclercq du 25 août 1961, ASV, 732, 38. Pour ces remarques : ASV, 740, 120. 191 Cf. ASV, 740, 119. 192 Carnets, I, 19 et 20 septembre 1961, p. 33. Et, de fait, la pièce 337 du fonds Philips montre que ce dernier a raturé les notes 12 et 14 de la page 20 qui faisaient explicitement allusion au Père Teilhard. 193 De fait, H. Schauf qui a, pour le P. Tromp, rassemblé les remarques des membres et consulteurs de la commission et y a répondu, écrivait que le P. de Lubac avait, sur les numéros en question, défendu son confrère et, tout en se demandant ce qu’enseignait vraiment Teilhard, il proposait la suppression des notes, tout en maintenant le texte, ASV 744, 168.
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Restait toutefois le De Deposito qui comportait un passage visant à condamner Teilhard au sujet de la création, dans un chapitre rédigé par le P. Dhanis. Le Père de Lubac était intervenu en sous-commission, dès février 1961, afin de défendre son confrère, avec le soutien de l’archevêque de Mayence194. En effet, le chapitre trois du De Deposito, consacré au Dieu créateur et à l’évolution du monde, rappelait la doctrine des conciles Latran IV et Vatican I à ce sujet, puis présentait « tres errores philosophici de evolutione mundi qui ad ipsam creationem pertinent quam negant aut cuius notionem adulterant »195. Le paragraphe passait ainsi en revue l’évolutionnisme matérialiste, qui estimait que le monde n’avait pas été causé, et n’était pas gouverné par une intelligence divine, puis l’évolutionnisme panthéiste, qui, s’il admettait que le monde a une origine, qui peut être dite divine, estimait que « illud principium mundum producat velut summam immutationem sui, in qua ipsum se evolvat »196. On aboutirait alors à une identification de Dieu et du monde, le monde apparaissant comme une émanation de Dieu, niant ainsi une création ex nihilo197. C’est la troisième erreur qui visait Teilhard. Certes, il n’était pas explicitement cité dans le projet de schéma, mais l’explication du chapitre donnée par le Père Dhanis est on ne peut plus claire : « Tertia sententia falsa de creatione et evolutione (…) proposita est a P. Teilhard de Chardin, latenter tantum in operibus quae edita sunt, aperte autem in scriptis non editis, quae tamen aliquomodo sparguntur »198. L’erreur attribuée au Père Teilhard était la suivante : Quibus a sententiis non satis distat alius error qui corrumpit conceptum creationis, cum asserat eam consistere in divina actione magis magisque uniendi multiplicitatem primordialem, numquam causatam solamque genuinum nihilum ; qui insuper nec subsistentiam mundi in seipso, nec omnimodam simplicitatem Dei debite servat, cum declaret Deum evolutionem rerum dirigere in crescentem unitatem versus, quatenus mundum ita in se colligat sibique velut incorporet, ut eius compositionis ipse particeps fiat199. 194 Il était intervenu avec le soutien de Mgr Stohr, archevêque de Mayence, qui « avait dit simplement, d’une vois rude, lente et avec gravité, en regardant bien en face les meneurs de l’attaque : “Ne quid nimis ! Ne quid nimis !” » [N’en faites pas trop ! N’en faites pas trop !], Carnets, I, 19 et 20 septembre 1961, p. 33. 195 « Trois erreurs philosophiques sur l’évolution du monde, qui concernent la création elle-même, qu’elles détournent de sa vraie signification ». Cette citation fait partie de la longue explication, datée du 18 janvier 1961, donnée par le Père Dhanis du chapitre 3 du schéma De Deposito, et que l’on peut trouver dans le fonds Philips, n°286. 196 « Ce principe produit le monde comme un suprême développement de lui-même, dans lequel le monde lui-même se déploie ». Ibid. 197 Cf. J. Lagrée, « Panthéisme », in J. Y. Lacoste (dir), Dictionnaire critique de théologie, p. 847849. 198 « La troisième affirmation fausse au sujet de la création et de l’évolution a été proposée par le P. Teilhard de Chardin, de façon latente seulement dans les œuvres qui ont été éditées, mais ouvertement dans des écrits non édités, qui cependant ont été répandus assez largement ». Fonds Philips, n°286, p. 12. 199 « Assez proche de ces affirmations [à savoir l’évolutionnisme panthéiste, dont il a été question précédemment] existe une autre erreur qui corrompt le concept de la création : elle affirme que la création consiste en une action divine unissant toujours davantage la multiplicité primordiale, jamais causée seule, et le néant originel. De plus, cette erreur ne préserve, à tort, ni la substance du monde en lui-même, ni la simplicité de Dieu, lorsqu’elle déclare que Dieu dirige l’évolution des choses vers
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Le Père Dhanis argumentait ce point de vue, dans son explication, avec pas moins de quatre pages et demi de citations, tirées de différents ouvrages de Teilhard de Chardin. Nous retrouvons ici deux difficultés récurrentes posées par la pensée du Père Teilhard. Le panthéisme d’une part, qui assimile le monde et Dieu, et cette montée vers le point Oméga qui pouvait, de fait, laisser perplexe, quand Teilhard écrivait, dans Le Phénomène humain, Par une action pérenne de communion et de sublimation, il [le Christ] s’agrège le psychisme total de la Terre. Et quand il aura ainsi tout assemblé et tout transformé, rejoignant dans un geste final le foyer divin dont il n’est jamais sorti, il se refermera sur soi et sur sa conquête200. Toutefois, si Teilhard lui-même parle de panthéisme, c’est pour dire qu’il ne retient qu’une forme supérieure de panthéisme, différent du panthéisme commun en ce qu’Oméga ne fusionne pas les éléments qu’il rassemble, mais réalise une union personnalisante201. D’autre part, le Père Teilhard se voyait reprocher une mauvaise compréhension de la création, à la fois sur la question de la création ex nihilo, et le Père Dhanis citait des extraits dans lesquels le jésuite auvergnat se montrait lui-même conscient des difficultés que posait sa propre pensée202, et sur la question de la substance du monde, semblant converger vers un point Oméga dont elle n’est pas bien distinguée. La sous-commission était toutefois divisée : fallait-il supprimer le texte ? le conserver ? simplement mettre en garde les fidèles contre des doctrines qui c orrompent la notion de création203 ? La sous-commission n’avait pas réellement conclu, et, en septembre 1961, le Père de Lubac ne pouvait que déplorer ce qu’il constatait : Légèreté de cette assemblée de “théologiens”. Ce qui s’était produit le 25 septembre à propos du texte dirigé secrètement contre moi, se reproduit de manière analogue à propos du P. Teilhard, – quoique, cette fois, on une unité croissante, pour autant qu’il rassemble en lui-même ce monde en s’y incorporant de sorte qu’il participe à sa composition ». 200 Le Phénomène humain, p. 296. 201 Ibid, p. 261-265. 202 Teilhard écrivait ainsi : « Le rien-être coïncide, se confond avec une pluralité complètement réalisée. Le Néant pur est un concept complètement vide, une pseudo-idée. Le vrai Néant, le Néant physique, celui qui est au vestibule de l’être, celui où viennent converger par leur base tous les mondes possibles, c’est le Multiple pur, c’est la Multitude » (La lutte contre la Multitude, 1917) et « Je ne me dissimule pas que cette conception d’une sorte de Néant positif, sujet de la création, soulève des objections graves. Si bandée sur le non-être qu’on la suppose, la Chose dissociée par nature, requise pour l’action de l’union créatrice, signifie que le Créateur a trouvé hors de lui un point d’appui ou au moins une réaction. Elle insinue ainsi que la création n’a pas été absolument gratuite, mais représente une Oeuvre d’intérêt quasi-absolu » (L’union créatrice, 1917). Fonds Philips, n°286, p. 13. Notons toutefois, dans les mêmes extraits cités par le Père Dhanis, ce passage : « A l’origine, donc, il y avait, aux deux pôles de l’être Dieu et la Multitude. Et Dieu cependant était bien seul, puisque la Multitude, souverainement dissociée, n’existait pas ». 203 Cf. le compte-rendu par le P. Tromp des réunions du 13 au 16 février 1961, 16 février 1961, ASV, 738, 88. Voir également la relation du P. Ciappi, président de la sous-commission, ASV, 738, 89.
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henri de lubac et le concile vatican ii sache au moins de qui il s’agit -. Sur la seule foi du P. Dhanis, on adopte tout un paragraphe condamnant une doctrine erronée de la création “telle qu’elle se trouve dans des papiers ronéotypés”. On ne demande pas à l’auteur du texte de montrer ces papiers ; on ne lui demande même pas d’en citer une ligne ; on adopte son texte le yeux fermés. Demain peutêtre, sur la foi des cinquante hommes graves spécialement choisis dans toute l’Église pour leur compétence et chargés de tout vérifier, les Pères du Concile prononceront à leur tour une condamnation204.
Malgré une révision, le fond du texte restait le même : la création n’était pas l’unification d’une multiplicité première, existant avant toute action divine, et une note précisait que ces opinions étaient trouvées dans divers écrits, certains édités, d’autres répandus sous forme manuscrite205. Comme le Père de Lubac, Mgr Philips demanda le retrait de cette note206, non qu’il veuille statuer sur le fait que Teilhard tienne ou non cette thèse, mais il estimait préférable de ne pas faire allusion au jésuite. Le Père de Lubac, lui, rejetait le fond même de l’accusation par écrit, et il était, une fois encore, le seul à le faire207. Le passage fut pourtant maintenu, avec des modifications de forme, après le passage en sous-commission, et ce malgré les remarques du Père de Lubac. Il faisait donc toujours partie du projet de constitution De Deposito fidei quand celle-ci fut présentée à la commission centrale le 20 janvier 1962208. Ici encore, nous pouvons remarquer que tous n’étaient pas prêts à condamner Teilhard, même implicitement. En effet, lors du débat, qui suivait la relatio d’un ou plusieurs chapitres, le cardinal Döpfner releva le passage qui le visait et remarqua : Non quantum scio, auctor ille, statuens principium pro evolutione ex aliqua multiplicitate praeexistenti, noluit negare ipsam hanc multiplicitatem a Deo in initio causatam fuisse. Insuper scripta eius nondum sunt omnia publicata (…). Unde paragraphus omittatur, ne forsitan damnemus sententiam sic a nemine propagatam209.
204 Carnets, I, 26 septembre 1961, p. 41-42. Les « papiers ronéotypés » visent ici directement Teilhard. Nous avons dit en effet que ses écrits théologiques n’avaient pu être publiés de son vivant. Néanmoins, des manuscrits polycopiés circulaient, répandant ses idées, avec ou sans son aval. 205 Cf. le texte du schéma, ASV, 744, 169. 206 Compte-rendu de Leo Laberge de la réunion du 25 septembre 1961, ASV, 744, 169. 207 Cf. remarques sur le De Deposito, ASV 742, 154. 208 Le paragraphe 14 du chapitre 3 stipule en effet : « Conceptum creationis ne solvant sibi fingentes, hanc in ea consistere quod Deus magis magisque in unitatem redigat multiplicitatem quamdam primordialem, iam praesentem ante omnem divinam actionem. Substentiam mundi in seipso et simplicitatem perfectionemque omnimodam Dei ne labefactent, arbitrari audentes Deum ita evolutionem mundi dirigere, ut universitatem rerum gradatim in seipsum colligat, eam sibi veluti incorporet, ipseque mundanae compositionis quadantenus particeps fiat » AD, II, II, 2, p. 306. 209 « Pour autant que je sache, cet auteur, établissant l’origine de l’évolution à partir de la multiplicité des choses préexistantes, n’a pas voulu nier que cette multiplicité elle-même fût provoquée au départ par Dieu. De plus ses écrits ne sont pas encore tous publiés (…) Donc que ce paragraphe soit supprimé, pour que nous ne condamnions peut-être pas une pensée qui n’est soutenue par personne », AD, II, II, 2, p. 314.
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Le cardinal A. Ottaviani ne semblait toutefois pas du même avis puisqu’il répondit « Igitur quin nominemur Teilhard de Chardin, quod non esset praxis Concilii, sed ideas illas eliminandas esse mihi videtur opportunum »210, car, s’il admettait que toutes ses œuvres n’étaient pas publiées, il estimait que Le Phénomène humain et les nombreux manuscrits dactylographiés permettaient de connaître les idées du Père Teilhard de Chardin, jugées nuisibles : « praesertim ex America latina nos habemus relationes de damno quod facit illa theoria »211. Restait alors pour le P. de Lubac le recours au livre qu’il préparait sur Teilhard, et qui pouvait s’avérer une explicitation fort utile quand son confrère était menacé de condamnation par le Concile lui-même. Le travail avança rapidement, puisque Henri de Lubac remit le manuscrit dès le 5 octobre 1961 aux autorités jésuites, afin qu’il fût soumis à censure, et le livre, La pensée religieuse du Père Pierre Teilhard de Chardin, fut publié en mars 1962, chez Aubier. Cet ouvrage fut important. Comme on pouvait s’y attendre de la part de Henri de Lubac, il était rigoureux, et témoignait, par l’abondance et la diversité des citations, d’une connaissance approfondie de l’œuvre de son confrère. Son propos n’était pas d’écrire un éloge de Teilhard, mais bien d’expliciter une pensée dont la nouveauté déroutait, sans se priver de quelques remarques critiques, sur des insuffisances ou des approfondissements nécessaires. Le livre ne passa pas inaperçu, à une époque où l’engouement pour Teilhard était grand. M. Sales dans la présentation qu’il en fait212, écrit ainsi qu’il eut « un retentissement au moins aussi grand que celui de la publication des oeuvres de Teilhard lui-même »213. De fait, le succès fut au rendez-vous, et le P. M. Sales peut parler de « best-seller »214. Est-ce à dire que Henri de Lubac réussissait par cette publication ce qu’il n’avait pu faire qu’imparfaitement en commission, c’est-à-dire défendre Teilhard ? Les choses ne sont pas si simples. Il est vrai que l’ouvrage constitue une défense de l’orthodoxie de son confrère. Certes, on l’a dit, le Père de Lubac n’en était pas un disciple, et il le rappelait clairement dans les premières pages de l’ouvrage215, et, ensuite, à plusieurs reprises, en indiquant ses réserves, quant à une trop grande systématisation de la pensée dans des écrits tardifs, à des néologismes parfois agaçants ou déroutants, ou même à des problèmes posés par le contenu de certains écrits216. Pourtant, le Père de Lubac s’attache, dans tout l’ouvrage, à montrer que, malgré les insuffisances d’une pensée qui se cherche, l’œuvre de Teilhard de Chardin est orthodoxe et extrêmement 210 « Donc, sans nommer Teilhard de Chardin, ce qui d’ailleurs ne serait pas conforme à la pratique d’un Concile, il me semble pourtant opportun d’éliminer ces idées », Ibid, p. 315. Il est exact que le nom de Teilhard ne figurait plus dans les textes proposés à la commission centrale. 211 « Nous avons, surtout venant d’Amérique latine, des rapports sur le mal que fait cette théorie », ibid. 212 H. de Lubac, La pensée religieuse du Père Pierre Teilhard de Chardin, op. cit. 213 Ibid, préface, p. VII. 214 Ibid, p. IX. 215 « Aussi nous est-il arrivé plus d’une fois de poser au Père Teilhard, oralement ou par écrit, des questions qui, adressées à plus jeune ou moins grand que lui, se fussent appelées objections, et les réponses reçues, souvent éclairantes, n’étaient pas toujours de nature à décourager toute instance » (p. 17). 216 Le Père de Lubac admet ainsi que Teilhard, au sujet de la création, n’a pas réussi à donner une expression tout à fait claire et cohérente de sa pensée (p. 288). Plus loin (p. 305-306), il estime que le Père Teilhard n’a pas toujours suffisamment vu que la pensée, même si elle naît et s’accroît dans le temps, le domine également, dans le sens où elle est enracinée dans l’éternité.
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féconde. Cette conviction n’était pas neuve, il l’exprimait déjà dans une lettre de 1958, qui constitue un digest des principaux points de débats suscités par la pensée du Père Teilhard : Pour moi, qui connaissais depuis longtemps cet écrit [Le Milieu Divin] (et qui ai beaucoup connu personnellement son auteur), je n’ai jamais pu supposer un instant qu’il versât dans un optimisme absolu, qu’il ne fît pas toute leur place, dans notre univers, à la liberté, au péché, à la grâce ; qu’il ne fût pas l’adversaire résolu du panthéisme et le plus ardent personnaliste, au sein même de la vision d’unité que nous avons reçue de Jésus-Christ et de son Apôtre217. Cet état d’esprit est bien résumé par ce que le Père de Lubac écrit, dans son ouvrage, en conclusion d’un développement sur le péché : Pas plus toutefois en ce sujet qu’en d’autres, ce n’est à lui que nous nous adresserons pour un cours complet de théologie. Qu’il ne fût pas théologien de métier, c’est même ici peut-être que l’on s’en aperçoit le mieux. Son adhésion de cœur aux dogmes de la foi n’en était pas moins totale218. Ainsi le Père de Lubac passait-il en revue les grands thèmes débattus au sujet de la pensée de Teilhard, et une simple lecture de la table des matières nous fait retrouver des débats évoqués plus haut : « Optimisme ? », « Évolution et liberté », « Personnalisme », « Dieu tout en tous », « Création, cosmogénèse, Christogénése »… Le jésuite lyonnais refusait de se ranger du côté de ceux qui accusaient son confrère de confondre les plans (scientifique et religieux), pour la bonne raison que les développements phénoménologiques de l’œuvre (qui n’en sont qu’une partie, le Père de Lubac insiste sur le fait qu’il est impossible de résumer Teilhard à partir du seul Phénomène humain219), n’imposent pas une connaissance religieuse ; il y a là deux ordres distincts, dont Teilhard tente de montrer l’harmonie, mais sans qu’il puisse s’agir de donner aux développements religieux le statut d’une conclusion absolument nécessaire des développements scientifiques : L’auteur espère seulement que de la rencontre qu’il propose à son lecteur entre l’observation du Phénomène humain et celle du Phénomène chrétien, de la “coïncidence” que ce lecteur constatera sans doute entre les derniers requisita auxquels amène l’étude du premier et quelques-unes des affirmations fondamentales que fait enregistrer l’examen du second, jaillira la lumière d’une “vision finale”, qui sera la vision vraiment totale, – mais qui ne pourra finalement être qu’une vision de foi220. 217 Vanves, dossier 28, lettre à Mgr Émile Blanchet du 15 août 1958. 218 La pensée religieuse…, p. 168. 219 Il est frappant de constater, d’ailleurs, que le cardinal Ottaviani déclarait le contraire en commission centrale, lorsqu’il estimait que Le Phénomène humain offrait la substance de la théorie de Teilhard, cf. AD, II, II, 2, p. 315. 220 La pensée religieuse…, p. 100-101.
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Sans entrer dans le détail de chaque chapitre, nous pouvons néanmoins noter que le Père de Lubac réfutait l’idée d’un optimisme teilhardien, à moins de le considérer comme un pessimisme surmonté par une victoire de la foi ; il montrait que Teilhard ne niait en aucune façon la liberté humaine, et n’était pas un adepte du panthéisme, tel que communément compris. Il n’absorbait pas non plus le surnaturel dans la nature et donnait toute sa place à la grâce. Bref, on le voit, les points débattus lors de la phase préparatoire (panthéisme, création, place de la grâce) étaient amplement développés dans l’ouvrage, et, sur tous ces points, le Père de Lubac cherchait à établir l’othodoxie de son confrère. Il réussit d’ailleurs à convaincre certains détracteurs, à l’image de Gabriel Marcel qui lui écrivait, après avoir lu son ouvrage : Je le lis avec une émotion difficile à avouer – car elle est à base de remords. Et c’est une tâche de contrition que j’accomplis en vous écrivant : comme je m’en veux de m’être tenu à la surface, d’avoir si mal pénétré l’essentiel ! (…) Votre livre est admirable et j’espère qu’il aura l’immense succès dont il est digne221. Toutefois, si le retentissement de cet ouvrage fut grand, les résistances ne furent pas moins fortes. Non pas au sommet de la Compagnie, puisque le livre avait été approuvé par pas moins de six censures, dont deux romaines, qui furent toutes favorables à ce qu’il avait écrit, mais plutôt du côté du Saint-Office, qui semblait moins enclin à abandonner des velléités de condamnations. Les témoignages du P. de Lubac et du P. R. d’Ouince sont sur ce point concordants : D’après une indication que m’a fournie par un voyageur le Père Lamalle, archiviste de notre curie généralice, Mgr Parente aurait demandé sa mise à l’Index222. Quelques consulteurs du Saint-Office s’étant trouvé d’avis contraire, l’affaire aurait été portée devant Jean XXIII qui aurait dit non, d’où les mesures plus bénignes qui furent adoptées223. La mesure bénigne dont il est question est un Monitum du Saint-Office, daté du 30 juin 1962, et qui avertissait des dangers possibles de l’œuvre du Père Teilhard de Chardin : Certaines oeuvres du Père Pierre Teilhard de Chardin, même des oeuvres posthumes, sont publiées et rencontrent une faveur qui n’est pas négligeable. Indépendamment du jugement porté sur ce qui relève des sciences positives, en matière de philosophie et de théologie il apparaît clairement que les oeuvres ci-dessus rappelées renferment de telles ambiguïtés et même des erreurs si graves qu’elles offensent la doctrine catholique. Aussi les EEm. et RRv. Pères de la Suprême S. Congrégation du SaintOffice exhortent tous les Ordinaires et Supérieurs d’Instituts religieux, 221 Vanves, dossier 29, lettre de Gabriel Marcel au Père de Lubac, 29 avril 1962. 222 La mise à l’Index du livre du Père de Lubac sur la pensée du Père Teilhard. 223 H. de Lubac, MoÉ, p. 105.
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henri de lubac et le concile vatican ii les Recteurs de Séminaires et les Présidents d’universités à défendre les esprits, particulièrement ceux des jeunes, contre les dangers des ouvrages du P. Teilhard de Chardin et de ses disciples. Donné à Rome, au palais du Saint-Office, le 30 juin 1962. Sebastianus Masala, Notarius224.
A suivre la lettre de ce Monitum, rien qui puisse viser directement le P. de Lubac ou son livre ; on ne peut en effet l’assimiler à un disciple du P. Teilhard. Néanmoins, la concordance des dates, entre la publication de La pensée religieuse du Père Pierre Teilhard de Chardin et celle du Monitum, incite à penser à une relation de cause à effet. Le succès du livre de Henri de Lubac replaçait l’œuvre de Teilhard au cœur du débat, d’où cet avertissement. A l’époque même, le jésuite français ne niait pas qu’il s’agît d’une conséquence de sa publication : Seulement, j’éprouve quelque chose qui ressemble à du remords, pour avoir été l’occasion manifeste de ce Monitum. Il est vrai que mon livre avait été rédigé par obéissance, à la demande de nos quatre Provinciaux, et qu’il avait subi l’épreuve de six censures (dont deux romaines), toutes très favorables. Et, comme vous le dites, Deus videbit225. Si le Monitum seul ne semblait en tout cas pas concerner directement le P. de Lubac, ce n’était pas le cas d’un article qui accompagnait sa publication dans L’Osservatore romano. Ce long article, anonyme, explicitait les ambiguïtés et erreurs dont il était question dans le Monitum. Le livre de Henri de Lubac était mentionné dans l’article, qui, sur un ton modéré, n’en acceptait pas l’orientation : Le livre du P. de Lubac (…) constitue certainement l’étude la plus importante publiée jusqu’à présent sur la pensée religieuse de Teilhard de Chardin. Le livre met en relief de nombreux défauts de Teilhard, mais, dans son fond, il le défend et en fait l’éloge. Quant à nous, franchement et loyalement, nous devons déclarer que nous ne sommes pas d’accord avec le jugement substantiellement favorable donné par le P. de Lubac226. Certains virent là une condamnation du livre, mais c’était trop dire. En effet, l’article n’avait pas la valeur du Monitum. Le Père de Lubac avait voulu insister sur l’orthodoxie de Teilhard, c’est indéniable, mais il ne s’estimait pas en porte-à-faux avec le Monitum : « un Monitum n’est qu’un avertissement, sans accompagnement de sanctions. Et après tout, mon livre aussi était un avertissement, avec quelque chose de positif en plus (mais à chacun son métier) »227. Il faut toutefois convenir qu’il n’y avait pas qu’une différence de ton entre le livre du Père de Lubac et le Monitum. Ils étaient, en réalité, orientés tout autrement, et La Pensée religieuse ne laissait guère entrevoir à son lecteur des « erreurs si graves qu’elles offensent la doctrine catholique », malgré les réserves qu’elle contenait. 224 Cité par R. d’Ouince, Un prophète…, op. cit., p. 220. Voir aussi AAS, 54 (1962), p. 526. 225 « Dieu verra ! ». Vanves, boîte 20, Lettre de Henri de Lubac au P. Patrick Moloney, 17 juillet 1962. 226 Cité par R. d’Ouince, Un prophète…, op. cit., p. 221. 227 Vanves, boîte 20, lettre de Henri de Lubac au P. Patrick Moloney, 17 juillet 1962.
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Du reste, Henri de Lubac pouvait être conforté par le comportement de la Compagnie à son égard. Certes, le P. Provincial avait transmis, deux jours avant la publication officielle du Monitum, une lettre du P. Général prévenant le P. de Lubac de l’interdiction, venue du Saint-Office, de toute réédition ou de toute traduction de son livre228, alors même que plusieurs contrats avaient déjà été passés avec des éditeurs étrangers. Notons d’ailleurs que cela n’empêchait pas les simples réimpressions. Mais, malgré cette mesure, la Compagnie assura le Père de Lubac de toute sa confiance. D’une part, parce que le P. Général se détachait de la mesure du Saint-Office, en la transmettant au P. Provincial sous double enveloppe, ce que ce dernier et le P. de Lubac analysaient comme une volonté de « marque[r] son rôle de pur intermédiaire »229. D’autre part, répondant à une lettre du jésuite français qui critiquait les positions de l’article anonyme230, le Père Général écrivait : Je n’ai pas de peine à comprendre que cet article vous ait été douloureux ; mais pour le moment une intervention de ma part auprès du SaintOffice me paraît inopportune. En ce moment, la cause de la vérité sera mieux servie par notre souffrance silencieuse que par des mises au point intempestives. D’ici quelque temps – quelques mois ? – nous pourrons voir. Beaucoup ici et ailleurs espèrent un changement. Je suis pleinement d’accord avec vous : votre livre constitue une première élucidation fort importante de l’ouvrage du Père Teilhard231. Cette lettre, et le fait que le Père Janssens prenne le parti du Père de Lubac par un révélateur « notre souffrance », sont un signe supplémentaire du changement des mentalités à la Curie généralice, moins soumise au Saint-Office, dont il apparaissait de plus en plus nettement que la doctrine, pour légitime qu’elle soit, n’était pas partagée par tous, y compris à Rome. Quant à savoir qui était à l’origine de l’article anonyme de L’Osservatore romano, plusieurs hypothèses sont possibles. Dès cette époque, le Père de Lubac écrivait qu’il considérait l’article comme « la carte de visite à mon adresse de la part de quelques-uns de mes anciens collègues de feu la Commission théologique »232. Plus précisément, il pensait que le Père Philippe de la Trinité, consulteur de la commission théologique préparatoire, qu’il avait connu à Mongré en lui faisant passer des colles de philosophie, était le principal rédacteur de cet article233. Celui-ci ne fut pas sans rencontrer un grand écho, y compris dans la presse d’information générale. The 228 Interdiction qui ne put rester secrète, malgré le souhait du Saint-Office, comme s’en explique Henri de Lubac à Gaston Fessard dans une lettre du 31 juillet 1962 : « Pour moi, c’est toujours l’affaire Teilhard, et je suis au centre du cyclone. Le Saint-Office a prétendu m’imposer son secret, mais j’étais obligé ou de refuser d’obéir ou de livrer le secret. Comment, par exemple, rompre six contrats déjà passés avec six éditeurs étrangers, et faire croire que c’était par pure fantaisie personnelle ? J’ai reçu des tas de lettres, beaucoup de gens m’ont cru bien plus ému que je ne le suis (c’est qu’ils ne se doutent absolument pas de ce qu’on m’a fait subir pendant sept ou huit ans de suite, à côté de quoi cela, aujourd’hui, n’est même pas une bagatelle) ». 229 Cahiers de l’Affaire de Fourvière, 28 juin 1962, CAECL. 230 On trouvera ces remarques, pour le moins détaillées, dans MOÉ, p. 327-335. 231 Vanves, dossier 29, lettre du 27 août 1962. 232 Lettre à Gaston Fessard, 31 juillet 1962, CAECL. 233 Carnets, I, 7 octobre 1962, p. 90 et MOÉ, p. 106.
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Tablet jugeait l’article d’un intérêt considérable234. Le Monde, sous la plume de Jean d’Hospital, rappelait que l’article n’approuvait pas « le jugement substantiellement favorable donné par le Père de Lubac dans le livre que celui-ci vient de publier sur la pensée teilhardienne » et ajoutait : Personne ne doutant ici que ce rude développement du Monitum émane lui aussi du Saint-Office, on doit attribuer une certaine importance au fait que L’Osservatore romano rappelle les positions doctrinales des conciles de Trente, du Latran IV et de Vatican I, et qu’il écrit le mot de feu : hérésie235. Reste à expliquer les raisons pour lesquelles le Père de Lubac s’investit à ce point dans la défense de son confrère, d’autant que le concile allait lui apporter l’occasion de poursuivre cette tâche. Lui-même mit souvent en avant l’obéissance à ses supérieurs, mais nous avons vu qu’il avait en réalité précédé leur demande, en cherchant à faire éditer son texte sur Le Milieu divin dès la fin des années 1950. La fidélité à l’égard d’un homme qu’il avait bien connu joua sans aucun doute un rôle important. Ainsi le Père de Lubac se montrait-il fidèle, après sa mort, à la demande que lui adressait son confrère dans l’une de ses lettres : Vous êtes maintenant un des seuls sur qui je puisse compter pour me maintenir en contact avec la vie intérieure et les pensées amies, en France. Et vous êtes aussi un des rares qui ne s’effarouchent pas des approximations et des maladresses dans la recherche. J’espère que vous resterez toujours cela pour moi236. Or, le Père de Lubac voyait la pensée de son confrère gravement déformée, tant par certains de ses admirateurs237 que par certains détracteurs, ce qui n’était pas sans l’inquiéter, comme il l’écrivait à Mgr de Solages : La question Teilhard me préoccupe de plus en plus. Le succès grandissant devient plus dangereux. Trop de mondains, trop de politiques, trop d’incompétents, trop de doctrinaires aux courtes vues, voilà de quoi se compose presque uniquement l’ensemble de ceux qui parlent de Teilhard et qui finiront bientôt par en imposer à tous une interprétation profondément déformante238. 234 Numéro du 14 juillet 1962, p. 676. 235 Numéro du 3 juillet 1962. 236 Cité par J. P. Wagner, « Henri de Lubac et Pierre Teilhard de Chardin, le sens d’une hospitalité », Revue des sciences religieuses, 77, n°2 (2003), p. 199-214, p. 199. 237 Le Père de Lubac, dans La pensée…, écrit ainsi, au sujet du livre de R. Garaudy, Perspectives de l’homme, Paris, Puf, 1959 : « Tel ouvrage récent, dont l’auteur fait profession de l’admiration la plus vive pour la pensée du grand jésuite, la présente tout entière sous un jour qui la rend méconnaissable. Le Milieu divin, notamment, y fait l’objet d’une présentation qui est une trahison complète » (p. 13). 238 Cahiers de l’Affaire de Fourvière, 15 juillet 1960. Extrait reproduit dans MOÉ, p. 324-325.
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Son livre devait alors lui permettre d’œuvrer à la diffusion d’une interprétation plus juste, en pleine « “guerre” teilhardienne »239. Enfin, le contenu même de la pensée de Teilhard était, aux yeux du Père de Lubac, d’une importance toute particulière pour l’époque. Il le dit dans des lettres que nous avons déjà citées, il le redit dans son ouvrage. Teilhard est pour lui « un homme parfaitement accordé aux idées et aux préoccupations de son temps »240, et son ouvrage Le Milieu Divin exerce une « immense action salutaire »241. En effet, Teilhard, par son effort pour réconcilier raison et foi, pour résoudre le conflit « entre la vérité surnaturelle du salut conservée par l’Église et ce corps grandissant de vérités humaines qui sort de l’Humanité en travail »242, parlait au cœur de ses contemporains qui n’entendaient pas faire cas du christianisme s’ils devaient, pour cela, ignorer toute la pensée contemporaine. « Il [Teilhard] ne se résigne pas à ce que jamais “personne puisse dire que s’il s’éloigne de Dieu, c’est afin de devenir plus sincèrement humain” »243. Bref, Teilhard est un grand témoin pour les hommes de son temps ; bien plus, le Père de Lubac le range parmi les deux apologistes du xxe siècle, avec Maurice Blondel244. Certes, les démarches des deux jésuites sont passablement différentes, le Père de Lubac n’est pas un scientifique, mais comment ne pas rapprocher la préoccupation de Teilhard (on ne doit pas pouvoir se penser davantage homme parce que non chrétien) de celle de l’auteur du Drame de l’humanisme athée, qui écrivait : « L’homme élimine Dieu pour rentrer lui-même en possession de la grandeur humaine qui lui semble indûment détenue par un autre. En Dieu, il renverse un obstacle pour conquérir sa liberté »245. L’auteur de Catholicisme. Les aspects sociaux du dogme ne pouvait, enfin, que se sentir en harmonie avec un homme chez lequel il trouvait une expression particulièrement forte de cette vision catholique, au sens le plus large du mot. Nous ne pouvons alors que souscrire à ce qu’écrit J. P. Wagner : « Nous pensons que de Lubac a apprécié quelques points de l’œuvre de Teilhard, des points qui, précisément, relèvent de l’apologétique »246, parce que tous deux ont cherché à montrer l’actualité éternelle du christianisme, « l’un et l’autre ont été obsédés par une recherche : la voie par laquelle le christianisme peut rencontrer le monde moderne »247. Toute cette affaire Teilhard aurait-elle même joué un rôle dans la désignation de Henri de Lubac comme peritus, c’est-à-dire expert, du concile Vatican II ? N’oublions pas, en effet, la proximité des dates : nous sommes, avec le Monitum et ses suites, à 239 H. de Lubac, Teilhard posthume, op. cit., p. 146. 240 La pensée…, p. 123. 241 Ibid, p. 320. 242 Ibid, p. 331. 243 Ibid, p. 335. 244 Cf. M. Jourjon, « A propos des “années lyonnaises” de Michel de Certeau », Recherches de science religieuse, tome 91, 2003/4, p. 571-576. M. Jourjon écrit : « il [le Père de Certeau] a comme moi entendu H. de Lubac déclarer : “Les deux apologistes du xxe siècle sont Blondel et Teilhard ” », et il prend soin de préciser, dans la note 3 : « Ce n’est pas seulement un “propos de table”, comme le fameux : “Je voudrais être pape ; un quart d’heure ! Juste le temps de canoniser Origène, et après je démissionne !”. Comme M. de Certeau, j’ai entendu le P. de Lubac développer cela dans une conférence faite au S.U [Séminaire Universitaire] ». 245 H. de Lubac, Le Drame…, op. cit., p. 21. 246 J. P. Wagner, La théologie fondamentale…, op. cit., p. 55. 247 M. Pelchat, « Pierre Teilhard de Chardin et Henri de Lubac. Pour une nouvelle synthèse théologique à l’âge scientifique », Laval théologique et philosophique, 45, 2 (juin 1989), p. 255-273, p. 255.
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l’été 1962, alors que la première session du Concile s’ouvrit le 11 octobre de la même année. Or, le 28 septembre, le nom de Henri de Lubac figurait dans la liste d’experts nommés par le pape que publiait La Croix. Le lendemain, 29, on disait dans les journaux que Jean XXIII allait sans doute me nommer expert au concile, pour montrer son mécontentement du Monitum du Saint-Office sur Teilhard et de l’article de L’Osservatore romano qui expliquait le Monitum en prenant parti contre mon livre sur “la pensée religieuse du P. Pierre Teilhard de Chardin”, que certains avaient voulu mettre à l’Index248. Toutefois, une telle hypothèse est hasardeuse du fait du processus de nomination des periti, comme nous le verrons. En outre, quoi qu’en disent les journaux que cite le P. de Lubac, le pape Jean XXIII n’aurait pas été opposé au Monitum. Le P. R. d’Ouince, qui s’appuie « sur des informations orales qu’[il] croi[t] sérieuses »249, indique que ledit Monitum fut accepté par Jean XXIII comme une sorte de compromis, après son refus de mettre à l’Index le livre du Père de Lubac. Ainsi, le P. de Lubac déploya-t-il une intense activité de défense, pour contrer les attaques visant sa propre doctrine d’une part, et celle de son confrère Pierre Teilhard de Chardin d’autre part. S’il était parvenu à obtenir des modifications en faveur de ce dernier, sa situation personnelle restait plus délicate car il n’était jamais explicitement cité dans un texte d’allure très inoffensive, mais dans lequel il retrouvait des accusations déjà portées plusieurs fois contre lui. C’était donc le grief de relativisme qui renaissait, alors que la question du surnaturel n’inquiétait pas le Père de Lubac. Son action ne se limita toutefois pas à cela. Il put mener également une action plus positive, en contribuant à l’élaboration des textes. Au point d’exercer une réelle influence sur la préparation du Concile ?
248 Carnets, I, 6 octobre 1962, p. 89. D’après R. d’Ouince cependant, le Monitum avait été une sorte de compromis entre le pape et les velléités de condamnations de certains membres du Saint-Office. Reste toutefois l’article. 249 R. d’Ouince, Un prophète…, op. cit., p. 220, note 9.
Chapitre 4 : L’influence positive du Père de Lubac lors de la phase préparatoire du concile Comme le prévoyait son rôle de consulteur, le Père de Lubac eut à faire part de ses remarques sur les travaux de la commission théologique préparatoire, dont les rênes étaient tenues par des hommes dont la théologie allait dans un sens tout différent de celle du jésuite. Dans de telles conditions, ce dernier, par ailleurs fort occupé par la défense de sa propre personne et du Père Teilhard, put-il faire entendre sa voix et influer sur les textes qui devaient être soumis aux Pères du concile ?
I. Une première période de modeste intervention, de la nomination au deuxième séjour romain (juillet 1960-février 1961) A. Les premières remarques, ou l’illustration de l’opposition entre deux façons de faire de la théologie Ce découpage chronologique s’inspire de celui proposé par R. Burigana1 : durant cette première période, le groupe des professeurs romains est hégémonique, et les contributions extérieures sont assez limitées, sans pour autant être inexistantes, comme le montre l’exemple du Père de Lubac. Ses Carnets du concile ne sont pas ici d’une très grande utilité, car il s’estime tenu par le secret juré2. Son premier séjour romain, en novembre 1960, s’était, de toute façon, pour ce qui touche directement au travail de la commission, limité à une simple séance d’information sur le travail déjà mené. Des consulteurs étaient même rentrés chez eux le soir même, tandis que le Père de Lubac avait profité de son séjour à Rome pour rencontrer diverses personnes, travailler, et se rétablir d’un accident survenu une semaine plus tôt3. Cependant, entre novembre 1960 et février 1961, date de la deuxième réunion plénière, le Père de Lubac ne fut pas inactif, comme le montrent ses archives. En effet, en décembre 1960, il envoya à la commission, pour répondre à la demande du cardinal Ottaviani et du père Tromp, des remarques4 concernant le votum 1 R. Burigana, « Progetto dogmatico del Vaticano II : la commissione teologica preparatoria (1960-1962) », art. cité. 2 Carnets, I, 15 février 1961, p. 31. 3 Il avait, en effet, avec le Père Charles Nicolet, été renversé par une camionnette à Orange. L’accident avait été signalé par la presse, et certains des amis du Père de Lubac s’en étaient affolés, à l’image du Père d’Ouince, qui lui écrivait, le 1er décembre 1960 : « Je vous remercie de votre bonne lettre romaine qui est arrivée à point pour me rassurer. J’avais écrit au P. Bouillard pour avoir de vos nouvelles, affolé que j’étais en apprenant votre accident et je remercie le Seigneur de vous avoir protégé… je me demandais en envoyant à l’imprimerie votre préface au VI volume de MARIA, [si] je ne publiais pas une œuvre posthume ! ». Vanves, dossier 29. 4 Cf. Observationes Patris H. de Lubac, 7 décembre 1960, p. 3. CAECL.
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a ntépréparatoire du Saint-Office5, les esquisses des premiers schémas et l’organisation de l’ensemble. Le fait que le Père Tromp fasse parvenir aux consulteurs le votum du Saint-Office6, qui ne participait pas en tant que tel à cette commission, est tout à fait révélateur du désir d’une continuité de pensée avec ses travaux. Or, les remarques du Père de Lubac montrent sa forte divergence de vues avec l’esprit du votum. S’il écrit, en guise de captatio benevolentiae, qu’il n’a aucune observation à faire sur le fond de la doctrine présentée, il conteste plusieurs points, et d’abord le mode de présentation de cette doctrine. En effet, à lire la contribution du Saint-Office, on est frappé par le fait qu’il s’agit moins de présenter positivement ce qu’est le christianisme que de défendre la vérité contre les erreurs. D’ailleurs, la première section, consacrée aux quaestiones fundamentales, débute par une sous-section intitulée « La vérité », la sous-section sur Dieu n’arrivant qu’ensuite… Or, la notion même de vérité semble gravement menacée : « Contra innumeras veritatis adulterationes, ex relativismo, immanentismo, existentialismo, phaenomenologismo scaturientes, firmanda ac tuenda est veritatis genuina notio essentialis »7. C’est évidemment le rôle du Saint-Office que de défendre la doctrine, mais la multiplication des références aux doctrines erronées ne conduirait-elle pas à ne définir la doctrine qu’à travers le prisme des erreurs et déviations, et non à en donner un exposé montrant son actualité pour les hommes ? C’est, en tout cas, ce que pense le Père de Lubac quand il écrit : Videtur modus nimis negativus ; manet etenim modus solitus Sancti Officii, cujus munus speciale est coarcendi errorem potius quam declarandi veritatem. Exempli gratia, jam in prima linea et per totam primam paginam agitur unice de erroribus condemnandis ; et ita saepe in sequentibus. Nonne hic modus melius adhibendus esset in secundo tempore tantum, et unice de punctis gravissimis aut specialiter oppugnatis ? Nonne melius deceret concilio oecumenico positiva expositio doctrinae, et nonne magis efficax esset ad obtinendum assensum cordialem fidelium ?8. Car l’essentiel est bien là pour le Père de Lubac, qui pointe deux dangers possibles : ne pas être entendu par les hommes, et risquer de perdre de vue le cœur du christianisme, comme il le montre à travers deux exemples. Le premier est consacré à la mission de l’Église. Le votum du Saint-Office disait :
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AD, I, III, p. 3-17. ASV 737, 77. « Contre les innombrables détournements de la vérité, trouvant leur source dans le relativisme, l’immanentisme, l’existentialisme, la phénoménologie, la notion authentique de vérité essentielle est à affirmer et à protéger », p. 4. « Le mode de présentation semble trop négatif ; cela reste en effet le mode de présentation habituel du Saint-Office, dont la tâche spécifique est de contenir l’erreur plutôt que d’expliquer la vérité. Par exemple, dès la première ligne, et dans toute la première page, il s’agit uniquement des erreurs à condamner, et de même, souvent, dans les suivantes. Ne serait-il pas meilleur d’adopter ce mode de présentation dans un deuxième temps seulement, et uniquement au sujet des points les plus graves ou spécialement combattus ? Une présentation positive de la doctrine ne conviendrait-elle pas davantage au concile œcuménique, et ne serait-elle pas plus efficace afin d’obtenir l’assentiment cordial des fidèles ? ». CAECL.
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Cum Ecclesia sit per modum societatis iam constitutae et per viam totum mundum Christo lucrifaciendi, quasi duplici pollet potestate : una quidem ad intra (iurisdictio plena in omnes fideles tamquam subditos), altera vero ad extra ad ceteros homines conquirendos9. Or, le Père de Lubac estime que l’on traite davantage ici du pouvoir de l’Église que de sa mission. Il ne s’agit pas de refuser toute juridiction à l’Église, tout pouvoir, mais celui-ci n’existe qu’en vue de sa mission « de qua nihil in hac paragrapho »10. Le deuxième exemple est à trouver dans la première page du votum du Saint-Office, sur le but même du concile : « Munus igitur proximi Concilii erit hominem revocare ad sui ac mundi limitationem et contingentiam »11. Encore une fois, le Père de Lubac, qui prenait la précaution d’écrire qu’il n’était animé d’aucun minimalisme, mais du double désir d’une plénitude doctrinale et d’une plus grande efficacité, ne pouvait tout à fait souscrire à de tels propos qui revenaient à tronquer singulièrement la conception chrétienne de l’homme, et il préférait qu’on rappelle d’abord l’essentiel, son éminente dignité : Nonne quoque, et prius quidem, bonum esset in memoriam revocare dignitatem creationis divinae, ac praesertim hominis, facti ad imaginem et similitudinem Dei ? Nonne Ecclesia Christi, si prius sic revocasset doctrinam traditionalem (…) facilius audiretur cum postea revocaret etiam “limitationem et contingentiam” ?12. Pour en terminer avec le style du votum du Saint-Office, et même si le Père de Lubac n’en fait pas mention, on peut penser que la multitude des références aux documents pontificaux, notamment aux encycliques, des xixe et xxe siècles, ne pouvait que paraître insuffisant à un partisan d’un ressourcement puisé dans la Bible et une Tradition plus large. Face à une vérité menacée de toutes parts, il semblerait, en effet, à lire la contribution du Saint-Office, n’y avoir de salut que dans une fidélité toujours plus grande au Magistère pontifical le plus récent, comme le montre, par exemple, ce passage sur le Dieu créateur : Deus, causa prima, universalis et liberrima mundi et hominis (contra Evolutionismum atheum). Genus humanum ex uno fonte, Adamo-Heva, originem petit : contra Polygenismum (cf. Enc. Humani Generis). Homo 9
« Comme l’Église existe comme une société déjà constituée et en vue de gagner le monde entier au Christ, elle est forte d’un double pouvoir : l’un ad intra (juridiction pleine sur tous les fidèles comme ses sujets), l’autre ad extra vers tous les hommes à rassembler », AD, I, III, p. 7. 10 « Au sujet de laquelle il n’y a rien dans ce paragraphe », Remarques du Père de Lubac, p. 1, CAECL. 11 « En effet, le but du prochain concile sera de rappeler l’homme à sa limite et à sa contingence, ainsi qu’à celles du monde », AD, I, III, p. 3. 12 « Ne serait-il pas bon aussi, et même au début, de remettre en mémoire la dignité de la création divine, et surtout de l’homme, fait à l’image et à la ressemblance de Dieu ? L’Église du Christ, quand elle rappelle d’abord la doctrine traditionnelle, ne serait-elle pas plus facilement entendue quand, ensuite, elle rappellerait aussi “la limite et la contingence” ? », Remarques du Père de Lubac, p. 1, CAECL.
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henri de lubac et le concile vatican ii gratia divina exornatus inde ab initio. De ordine naturali et supernaturali ac de utriusque habitudine (Enc. Pascendi, Humani Generis)13 .
On le voit, derrière la question du style, ce sont deux façons de faire de la théologie qui s’opposent, l’une conçue comme devant avant tout défendre le dépôt de la foi, en s’appuyant sur le Magistère, l’autre cherchant à montrer l’actualité du christianisme pour tous les hommes, et voulant retrouver une plénitude doctrinale en puisant dans toute la Tradition. Cela explique que le Père de Lubac recommandait de s’en tenir aux propositions essentielles, sans donc chercher à tout définir, et souhaitait, comme le Père Tromp, réduire la matière à deux schémas, l’un sur l’Église, l’autre sur le dépôt de la foi14. Significatif également le fait qu’il souscrive à une proposition du Père Congar, demandant que soit faite « une profession positive de foi et d’espérance chrétienne, faite entièrement d’affirmations basées sur la Parole de Dieu ». Cette profession de foi pourrait même, ajoutait le jésuite, constituer un prologue aux textes de la commission, conformément d’ailleurs au vœu unanime des membres de la commission, lors de la réunion du 27 octobre 196015. Le Père de Lubac discutait ensuite de l’opportunité de tel ou tel passage du votum ou des ébauches de textes, et son choix n’est évidemment pas anodin. Tout d’abord, il s’interrogeait sur le bien-fondé d’un passage d’une sous-section du votum consacrée au Magistère : « De S. Theologia relate ad Magisterium. Revindicatio Theologiae scholasticae contra insidias Theologiae novae (Enc. Humani generis) »16. Il est bien évident que le Père de Lubac, qui avait récusé l’expression, n’entendait pas que l’on fît de la « théologie nouvelle », dont il était communément admis qu’il était l’un des principaux représentants, une machine de guerre contre la scolastique, dont la proximité avec le Magistère semblait en faire ici le meilleur défenseur. Il reprenait alors des arguments déjà moult fois développés : Num opportunum erit, adhibere talem expressionem, “theologia nova”, quae de facto sat recenter fuit adhibita pluries modo polemico, sine fundamento objectivo, saltem adversus aliquos theologos, qui, licet fallibiles sicut omnis mortalis, numquam revera locuti fuerant de “theologia nova”, nec unquam habuerant in mente “theologiam novam”, nec ullas insidias posuerant contra theologiam scholasticam ?17. 13 « Dieu, cause première, universelle et libre du monde et de l’homme (contre l’évolutionnisme athée). Le genre humain tire son origine d’un principe unique, Adam et Eve, contre le polygénisme (cf. Encyclique Humani generis). L’homme pourvu de la grâce divine depuis le début. De l’ordre naturel et de l’ordre surnaturel et de la relation entre eux (Encycliques Pascendi, Humani generis) », p. 4. 14 Cf. réunion de la commission théologique préparatoire du 27 octobre 1960, au cours de laquelle le Père Tromp explique son projet, qui n’aboutira pas. Konzilstagebuch, p. 581. 15 Ibid, p. 582. 16 « De la relation de la théologie sacrée au Magistère. Revendication de la théologie scolastique contre les attaques de la théologie nouvelle (encyclique Humani generis) », p. 9. 17 « Sera-t-il opportun d’adopter une telle expression, “théologie nouvelle”, qui, de fait, a été adoptée plusieurs fois, assez récemment, de façon polémique, sans fondement objectif, au moins contre quelques théologiens, qui, s’ils peuvent être faillibles comme tout mortel, n’ont jamais parlé de “théologie nouvelle”, et n’ont jamais eu à l’esprit une “théologie nouvelle”, et n’ont jamais mené la moindre attaque contre la théologie scolastique ? », Remarques du Père de Lubac, p. 1.
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L’autre point dont le Père de Lubac conteste l’opportunité porte sur l’Eucharistie, car le votum du Saint-Office disait : « explodantur exaggerationes “mystericae” »18. Là encore, le Père de Lubac pouvait sembler désireux de prévenir toute attaque possible. N’avait-il pas fortement insisté sur le mystère de l’Eucharistie, cette Eucharistie qui « fait l’Église », comme il l’écrivait dans Méditation sur l’Église ? Dans cet ouvrage, il écrivait : L’Eucharistie est le signe efficace du sacrifice spirituel offert à Dieu par le Christ total : car “tel est le sacrifice des chrétiens, que tous, dans leur grand nombre, soient un seul Corps, dans le Christ”19. Par la célébration du mystère, en réalité, l’Église se fait donc elle-même. (…) O signum unitatis ! O vinculum caritatis20 ! Pour celui qui le reçoit en esprit de foi et qui s’efforce de le prolonger ou plutôt de l’accomplir en sa vie personnelle et consciente, un tel mystère est certainement exaltant21. Dans ses remarques, le Père de Lubac estimait que, sur des points où la foi n’était pas en danger, la discussion théologique pouvait suffire, et qu’il n’y avait donc pas à porter de telles questions au concile. Enfin, dans les remarques, très brèves, du Père de Lubac sur les esquisses des schémas, on retrouve la préoccupation de préserver Teilhard de Chardin, même si son nom n’est pas cité. En effet, le jésuite conteste un passage du De Deposito sur la « valor mere hypotheticus evolutionis universalis »22. Certes, cela ne concerne pas le seul Teilhard, et l’on sait que les questions touchant à la création (sur la question de l’évolution, mais aussi du polygénisme) étaient âprement débattues. Pourtant, l’œuvre du Père Teilhard s’inscrivait dans le schème de l’évolution, et Lubac estimait que le concile n’avait pas à se prononcer sur la plus ou moins grande probabilité d’une théorie, qui pouvait être discutée entre scientifiques, du moment qu’elle n’était pas opposée à la foi. Dans la même esquisse de schéma, le Père de Lubac souhaitait que l’on n’oppose pas la « credibilitatem ex signis » et la « methodus immanentiae »23. En effet, on risquait de revenir aux querelles interminables qui avaient débuté à la fin du xixe siècle, et qui s’étaient amplifiées avec la crise moderniste. Maurice Blondel cherchait à montrer que l’ordre naturel, dans lequel se déploie l’action et la pensée humaines, n’est pas autosuffisant, mais qu’il doit s’ouvrir à un ordre surnaturel, celui du transcendant, qui donne à l’action humaine son accomplissement24, et il estimait, de ce fait, nécessaire de refonder l’apologétique. Il ne fallait pas, en effet, se limiter à une présentation toute extrinsèque de la foi chrétienne, sans considération pour le sujet qui l’accueille, mais, grâce à la méthode d’immanence, chercher en l’homme les traces et les conditions en lui du surnaturel. On mesure l’influence sur le Père
18 « Que soient rejetées les exagérations “mystériques” », p. 13. 19 Glose sur saint Paul, in I, Cor 21, 3. 20 « Ô signe de l’unité ! Ô lien d’amour ! ». 21 Méditation sur l’Église, op. cit., p. 130-131. 22 « Valeur purement hypothétique de l’évolution universelle ». 23 « Crédibilité par les signes extérieurs » et la « méthode d’immanence ». 24 Cf. R. Gibellini, Panorama de la théologie au xxe siècle, Paris, Cerf, 1994, ch. 7, II.
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de Lubac d’un tel refus de l’extrinsécisme, lui qui refusait de faire du surnaturel un ordre simplement surajouté à la nature25. Si l’intention de Blondel était orthodoxe, la méthode d’immanence suscita néanmoins de nombreuses controverses, reprochant au philosophe d’Aix un immanentisme, qui exclurait en réalité toute transcendance. Chercher en l’homme les conditions du surnaturel, n’était-ce pas dénier toute efficacité aux preuves classiques de l’existence de Dieu, par exemple par les objets créés ? C’est en tout cas ce que pensait le P. Garrigou-Lagrange qui écrivait que « dans la mesure où [la méthode d’immanence] nie la valeur des preuves de Dieu présentées par l’École, elle concède la thèse kantienne et positiviste de l’impuissance de la raison spéculative à connaître Dieu avec certitude »26. Le Père de Lubac craint alors, dans l’opposition entre cette méthode et l’affirmation de Dieu à partir du monde physique, un retour à ces vieilles controverses, alors que, selon lui, rien ne les oppose : l’affirmation d’un Dieu transcendant doit être la conclusion tant de la considération du monde physique que de celle de l’âme humaine27.
B. Le votum, un « test pour juger de [son] orthodoxie »28 ? Après ce premier travail, le Père de Lubac fut chargé de rédiger, pour la commission, un votum sur la connaissance de Dieu par l’argument de la causalité29. Il n’est pas certain que cette rédaction l’ait passionné, du moins si on le prend au mot dans une lettre adressée à Henri Bouillard : « Et il va falloir faire ces jours prochains un nouveau pensum pour ma Commission romaine »30. Nul doute qu’il s’agisse de ce votum, puisque celui-ci est daté du 16 janvier 196131. Henri de Lubac, même s’il disait ne pas bien comprendre ce qu’on attendait de lui à ce sujet32, fournit un travail tout à fait sérieux, conséquent (14 pages dont 5 de notes) et amendé après l’envoi d’une première version au Père Congar et à l’abbé Laurentin33, qu’il rencontra au sujet de ce votum le 8 janvier 196134. On pourrait, de prime abord, s’étonner qu’Henri de Lubac rédige un tel votum. N’est-ce pas lui, en effet, qui déplorait l’occultation du Mystère chrétien, ou qui écrivait, au sujet des théologiens romains : « La “théologie naturelle” les intéresse souvent plus que le mystère révélé. Elle leur paraît être un terrain plus propice à leur 25 Il écrivait par exemple qu’il faut étudier la nature humaine pour y discerner l’appel de la grâce, « Apologétique et théologie », Nouvelle Revue théologique, mai 1930, repris dans Théologies d’occasion, Paris, Desclée de Brouwer, p. 97-111. 26 R. Garrigou-Lagrange, Dieu, son existence et sa nature…, op. cit., p. 44. 27 Cf. L. Bouyer, « Immanence », Dictionnaire théologique, op. cit. 28 Carnets, I, 12 septembre 1961, p. 32. La citation est un ajout fait ultérieurement par le Père de Lubac. Notons une erreur des Carnets quant à la date du votum, préparé selon les Carnets pour la troisième réunion plénière de la commission théologique préparatoire (septembre 1961), alors qu’il le fut pour la deuxième (février 1961). 29 On peut le trouver aux archives vaticanes (ASV, 792, 4), à Louvain, dans le fonds Philips, n°285. On le désignera ici sous la simple mention de Votum. A Namur, on trouvera ce même votum ainsi que des documents de travail préparatoires à la rédaction. 30 Vanves, dossiers 39-40, lettre du 22 décembre 1960. 31 Le Konzilstagebuch du P. Tromp précise que le travail du Père de Lubac est arrivé à Rome le 13 janvier, cf. p. 151, puis il fut polycopié le 16, comme le montre l’exemplaire dans le fonds Philips. 32 Archives Laurentin, lettre du Père de Lubac à René Laurentin du 28 décembre 1960, n° 411. 33 Archives Laurentin, lettre du Père de Lubac à René Laurentin du 3 janvier 1961, n° 416. 34 Cf. documents de travail préparatoires à la rédaction, CAECL.
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méthode ratiocinante, et d’autre part, fournir une base plus “sûre” au gouvernement des esprits »35 ? Pourtant, ici encore, bien des nuances sont nécessaires. Le Père de Lubac ne contestait pas la légitimité de la théologie naturelle, du moment qu’elle n’était pas conçue de façon purement extrinsèque, c’est-à-dire comme pouvant atteindre ses propres résultats, indépendamment de la foi, et auxquels il ne resterait plus qu’à ajouter ce que nous apprend la Révélation. Il écrivait ainsi dans sa postface aux Chemins de Dieu : Certes, ces dangers ne doivent pas faire méconnaître la légitimité, la nécessité même d’une “théologie naturelle”. L’histoire des idées nous rappelle cependant que celle-ci ne trouve, en fait, son équilibre que dans un climat de foi. C’est à l’intérieur de la foi qu’elle s’est constituée et développée chez tous les grands penseurs de la tradition catholique, si loin qu’ils en aient poussé l’autonomie relative et la rationalité36. Henri de Lubac reprenait là une idée classique et médiévale parlant des deux livres de la Révélation que sont, d’une part, la création, et, d’autre part, la Bible, sans que celle-ci vienne simplement se surajouter à la première. Les thèmes de la preuve de Dieu ou de sa connaissance avaient déjà été abordés par Henri de Lubac dans De la connaissance de Dieu, qui avait été retiré du commerce et des bibliothèques jésuites sur décision du P. Général. Sur les chemins de Dieu reprenait et amplifiait le premier ouvrage. Dans les deux cas, Henri de Lubac faisait œuvre de théologie naturelle. On peut donc penser qu’il était parfaitement armé pour rédiger le votum demandé par la commission. On peut penser également, à la suite du Père de Lubac lui-même, que les membres influents de la commission ne seraient pas fâchés de connaître ses positions sur le sujet, étant donné les débats qui avaient entouré les deux ouvrages. Il avait, en effet, été reproché au P. de Lubac « un “retour aux Pères” qui serait une sorte de renoncement à toutes les acquisitions postérieures de la réflexion chrétienne »37, mais aussi une trahison de saint Thomas et un anti-intellectualisme répudiant l’usage de la raison, toutes critiques que nous avons déjà pu repérer dans d’autres débats. Or, il n’est sans doute pas anodin que ce soit le Père Dhanis qui, en réunion de sous-commission De Deposito, ait estimé que « circa cognitionem Dei via causalitatis P. de Lubac audiri deberet »38. Il est clair que des formules pouvaient déconcerter les partisans d’un rationalisme étriqué : Pour croire en Dieu, je ne me contente pas d’un argument douteux, d’une preuve à demi probante ; le sens moral y répugne aussi bien que 35 Carnets, I, p. 86, 12 mars 1962. 36 Sur les chemins de Dieu, op. cit., p. 254. Dans MOÉ, p. 82, le Père de Lubac écrit également : « Je me mouvais dans une atmosphère de “théologie naturelle” hors de laquelle, aujourd’hui encore, je ne peux respirer pleinement à l’aise, – ce qui ne signifie pas que j’admette une théologie naturelle correctement constituée hors de la Révélation, laquelle viendrait simplement s’y surajouter ». 37 Sur les chemins de Dieu, op. cit., p. 244. La postface et la grande majorité des notes mises en annexe constituent une réponse du Père de Lubac aux critiques formulées contre son précédent ouvrage. 38 « Au sujet de la connaissance de Dieu par la voie de causalité, le Père de Lubac devrait être entendu », ASV 737, 80, compte-rendu de la sous-commission du 24 novembre 1960.
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henri de lubac et le concile vatican ii l’intelligence. Mais en revanche, si j’étais assez clairvoyant, une simple suggestion, un simple indice devrait me suffire, parce que la preuve, je la porte en moi39.
Cette preuve, c’est que « Dieu se révèle incessamment à l’homme, en imprimant incessamment en lui son image : et c’est cette opération divine incessante qui constitue l’homme »40. Nous sommes là au cœur de l’une des « révolutions théoriques »41 de la pensée du Père de Lubac, si on la compare aux traités classiques de théologie naturelle de l’époque : ce n’est pas l’homme qui va d’abord vers Dieu, mais Dieu qui prend l’initiative par son image imprimée en chaque homme. Est-ce à dire alors que les preuves classiques de l’existence de Dieu sont à rejeter ? Certes non, mais elles doivent être considérées à leur juste place, car elles ne sont, in fine, pas la preuve essentielle : Il y a, leur répond M. Jacques Maritain, une connaissance de Dieu “doublement naturelle”, fruit d’une aperception42 de l’être, “décidément plus profonde qu’aucun processus logique scientifiquement développé”, parce qu’elle a sa racine “dans une intuitivité primordiale et simple”43. Pareille connaissance ne rend pas inutiles les preuves “scientifiques”, mais c’est elle qui les rend possibles, c’est son témoignage qui les soutient, et c’est à elle en fin de compte qu’il faut toujours revenir44. Or, É. Tourpe, dans la présentation qu’il fait du volume, estime que c’est là une « audace inouïe : il [le Père de Lubac] affirme tout bonnement ceci, que les preuves classiques de Dieu sont des configurations, toujours à reformuler et à prolonger, de l’unique probation qui est l’élan de la raison pour reconnaître Dieu présent au fond du cœur »45. Audace qui ne pouvait que susciter des inquiétudes jusqu’au sommet de la Compagnie46. 39 De la connaissance de Dieu, p. 30. 40 Ibid, p. 11. Le Père de Lubac écrit à la même page : « Ô homme, comprends enfin ta grandeur, connais-toi en reconnaissant ton Dieu, contemple sa Face en te recueillant en toi-même ». 41 Cf. la présentation par Emmanuel Tourpe de l’édition de Sur les chemins de Dieu dans les Œuvres complètes, p. X. 42 Terme philosophique qui désigne une prise de conscience claire d’une perception, d’une connaissance. 43 Citations de J. Maritain, Approches de Dieu, Paris, Alsatia, 1953. 44 Sur les chemins de Dieu, op. cit., p. 102. 45 Ibid, p. XXII. Un autre passage, du P. de Lubac, est très révélateur : « Les voies qu’emprunte la raison pour aller à Dieu sont des preuves, et, en revanche, ces preuves sont des voies. Cela ne leur enlève pas leur caractère de preuves, – quoiqu’elles soient souvent des preuves incomplètes, – mais leur Objet, unique entre tous les objets de pensée, leur confère un caractère à part. Elles ne nous le livrent pas comme les autres preuves nous livrent plus ou moins leurs objets. Elles ne nous le font pas pénétrer. Seul, d’une part, Dieu est présent déjà d’une présence intime à celui qui le prouve, – comme à celui qui le nie. Mais en même temps, d’une présence si insaisissable que, seul entre tous les objets, nous ne Le tenons pas », ibid, p. 92-93. 46 La lettre du P. Général de février 1951 dit, en effet : « On ne soutiendra pas que toute preuve de Dieu est toujours en fait critiquable, parce que l’appareil dialectique par lequel on peut la saisir, souvent suranné, est en tout cas toujours inadéquat au mouvement de l’esprit qu’il cherche à traduire et qui serait, lui, la vraie preuve ».
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Le Père de Lubac ne s’exposait-il pas alors au reproche d’anti-intellectualisme ? En effet, comment s’articule à cet élan son objectivation en concepts ? Quel discours rationnel l’homme peut-il tirer de cette image de Dieu en lui, et celui-ci peut-il être probant ? Des passages de De la connaissance de Dieu ne pouvaient manquer d’inquiéter, même s’il convient de souligner la dimension mystique de l’ouvrage : Toutes les vérités métaphysiques, si rigoureuse qu’en ait été la déduction, laissent la porte ouverte à une instance de doute. Même ceux qu’elles frappent le plus, “une heure après, ils craignent de s’être trompés”47, et de toute façon ils n’en sont pas satisfaits. C’est que ces vérités sont faites pour être senties, non pour être prouvées ; pour être possédées, étreintes, non pour être aperçues de loin, recouvertes d’un pôle de superficielle clarté. (…) A combien plus forte raison ce sentiment d’irréalité pèsera-t-il sur notre esprit lorsqu’il s’agira de Dieu48. Comment concilier de tels propos avec la constitution Dei Filius de Vatican I, qui stipule que « Eadem sancta mater Ecclesia tenet et docet Deum, rerum omnium principium et finem, naturali humanae rationis lumine e rebus creatis certo cognosci posse »49, ou avec le serment antimoderniste (1er septembre 1910) qui reprenait et développait cette affirmation : « Deum, rerum omnium principium et finem, naturali rationis lumine per ea quae facta sunt, hoc est, per visibilia creationis opera, tanquam causam per effectus, certo cognosci adeoque demonstrari etiam posse, profiteor »50 ? Le Père de Lubac allait avoir l’occasion de s’expliquer sur ces questions débattues par l’intermédiaire du votum, puisque celui-ci devait, pour la sous-commission De Deposito fidei, expliciter le thème de la connaissance de Dieu par cette voie de la causalité. Dans son travail, le Père de Lubac partait des définitions du premier concile du Vatican et du serment antimoderniste, afin d’éclairer ce qu’il faut entendre par « connaissance de Dieu à la lumière de la raison naturelle ». Il en dégage pour cela quelques caractéristiques, et l’on retrouve ici ses préoccupations. Ainsi, il estime que cette connaissance naturelle ne doit pas demeurer dans le domaine naturel, mais bien aboutir à l’affirmation d’un Dieu personnel et vivant, faute de quoi elle manquerait son but. En effet, dans la volonté de démontrer Dieu par « les œuvres visibles de la création, comme la cause par les effets », n’allait-on pas simplement reprendre l’argumentation d’Aristote, qui, à partir du mouvement, remonte la chaîne des causes (quelle est la cause de ce mouvement ? et la cause de la cause de ce mouvement ?) pour en arriver au moteur immobile, qui donne le mouvement mais ne le reçoit pas, car, 47 Le Père de Lubac n’indique pas sa source, mais c’est un extrait des Pensées de Pascal, fragment 179 (édition Le Guern) : « Les preuves de Dieu métaphysiques sont si éloignées du raisonnement des hommes et si impliquées, qu’elles frappent peu ; et quand cela servirait à quelques-uns, cela ne servirait que pendant l’instant qu’ils voient cette démonstration, mais une heure après ils craignent de s’être trompés ». 48 De la connaissance de Dieu, op. cit., p. 31. 49 « La Sainte Mère Église affirme et enseigne que Dieu, principe et fin de toutes choses, peut être connu avec certitude par la lumière naturelle de la raison humaine à partir des choses créées ». 50 « Je professe que Dieu, principe et fin de toutes choses, peut être connu avec certitude et par conséquent aussi démontré, à la lumière de la raison naturelle, par les réalités créées, c’est-à-dire par les œuvres visibles de la création, comme la cause par les effets ».
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selon lui, la chaîne de la causalité ne peut être infinie ? Certes, le moteur immobile peut être Dieu, mais ne risque-t-on pas alors de se fourvoyer bien loin du Dieu personnel chrétien51 ? Le concile du Vatican disait bien qu’il s’agissait du vrai Dieu, tout en le définissant comme principe (principe auquel la créature remonte), et fin, mais le Père de Lubac pointait là un danger possible. En outre, il précisait que « remanet haec cognitio naturalis pauper et remotissima ab illa quae venit ex revelatione supernaturali, qua Deus, agens in historia nostra, introducit hominem in secreta vitae suae intimae »52. Il s’agit bien d’affirmer que l’essentiel est ailleurs, dans la Révélation du Christ, et que la connaissance naturelle de Dieu ne peut être conçue comme une sorte de préalable à la foi en la Révélation surnaturelle, qui ne lui serait que surajoutée, alors qu’elle la déborde de toutes parts. On mesurera sans doute mieux l’originalité de ces propos en les comparant à ceux d’un Père Garrigou-Lagrange, qui estimait qu’il « faut tenir que [la raison] est capable de se faire de Dieu une conception qui contienne implicitement ou virtuellement, comme un principe contient ses conséquences, les attributs caractéristiques du vrai Dieu et la fausseté des conceptions contraires »53. S’il ne faut pas considérer la connaissance naturelle comme un préalable, c’est aussi parce que si, en théorie, cette connaissance est possible, dans les faits, elle est souvent très difficile, et aboutit à de fréquentes erreurs : polythéisme, panthéisme, athéisme54. Il nous semble que c’est en connaissant ces arguments qu’on peut accorder ce que disait, dans Connaissance de Dieu, le Père de Lubac sur les insuffisances de la raison humaine et son adhésion à Dei Filius. La raison humaine est capable de se représenter quelque chose de vrai au sujet de Dieu par les voies de la raison naturelle, mais en restant très éloignée de la révélation surnaturelle – la raison ne peut « encapsuler »55 Dieu – et au prix de combien d’erreurs56 ! Le Père de Lubac prenait 51 Cf. fragment 419 des Pensées de Pascal : « Le Dieu des chrétiens ne consiste pas en un Dieu simplement auteur des vérités géométriques et de l’ordre des éléments ; c’est la part des païens et des épicuriens ». 52 « Cette connaissance naturelle reste pauvre et très éloignée de celle qui vient de la révélation surnaturelle, par laquelle Dieu, agissant dans notre histoire, introduit l’homme dans les secrets de sa vie intime », Votum, p. 2. Il nous semble intéressant de faire figurer en parallèle ce qu’écrivait Pascal toujours dans le fragment 419, même si le Père de Lubac ne va pas jusque là : « Et c’est pourquoi je n’entreprendrai pas ici de prouver par des raisons naturelles, ou l’existence de Dieu, ou la Trinité, ou l’immortalité de l’âme, ni aucune des choses de cette nature ; non seulement parce que je ne me sentirais pas assez fort pour trouver dans la nature de quoi convaincre des athées endurcis, mais encore parce que cette connaissance sans Jésus-Christ est inutile et stérile ». 53 R. Garrigou-Lagrange, De Dieu…, op. cit., p. 21. 54 Votum, p. 3. On trouve ici encore un écho de ce thème chez Pascal, fragment 419 : « Tous ceux qui cherchent Dieu hors de Jésus-Christ, et qui s’arrêtent dans la nature, ou ils ne trouvent aucune lumière qui les satisfasse, ou ils arrivent à se former un moyen de connaître Dieu, et de le servir sans médiateur, et par là ils tombent ou dans l’athéisme ou dans le déisme, qui sont deux choses que la religion chrétienne abhorre presque également ». 55 Sur les chemins…, op. cit., p. 248. 56 Déjà dans la postface de Sur les chemins de Dieu, le Père de Lubac écrivait : « Puisse-t-il être désormais plus clair à tous que nous attribuons la même importance que l’Église catholique elle-même, ainsi que nous le disions naguère en termes équivalents, au “pouvoir qu’a la raison humaine de démontrer, à partir des choses créées, sans le secours de la révélation surnaturelle ni de la grâce, l’existence d’un Dieu personnel”. Nous ne confondons pas ce pouvoir – supposé par tout notre effort – avec telles ou telles conditions concrètes de son exercice et, par exemple, pour reprendre deux mots déjà employés, si le goût de Dieu est une chose, nous savons que les preuves en sont une autre », p. 243.
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d ’ailleurs soin, et c’est une constante du votum, de se protéger derrière des autorités, qui abondent en notes, et il citait ici un passage éloquent de saint Thomas, que lui avait suggéré l’abbé Laurentin : Ad ea etiam quae de Deo ratione humana investigari possunt, necessarium fuit hominem instrui revelatione divina. Quia veritas de Deo, per rationem investigata, a paucis, et per longum tempus, et cum admixtione multorum errorum, homini proveniret. (…) Ut igitur salus hominibus et convenientius et certius proveniat, necessarium fuit quod de divinis per divinam revelationem instruantur57. Enfin, le Père de Lubac terminait son étude des caractéristiques de la connaissance naturelle de Dieu en examinant un point de divergence à son sujet chez les auteurs catholiques. D’un côté, « alii urgent indolem eius rationalem et “scientificam”, ipso facto contrahentes eius amplitudinem. Ratio, tentans mundum explicare, ponit exsistentiam Dei, sicut principii supremi coniugentis et causantis. Cognitio sic obtenta potius, revera, refertur, ad summum, mundo quam ipso Deo »58. Le Père de Lubac, qui insistait, on l’a dit, sur l’affirmation d’un Dieu personnel et vivant, qui ne soit pas le Dieu des géomètres, ne pouvait être pleinement à l’aise avec une telle tendance. Cette conviction n’était pas nouvelle. Déjà en 1929, dans sa leçon inaugurale donnée aux Facultés catholiques de Lyon, il montrait les illusions d’une apologétique aux allures « scientifiques » : A mesure qu’on restreignait plus jalousement son domaine, on a donc voulu que l’apologétique établît plus “scientifiquement” le fait de la révélation. (…) Coûte que coûte, les arguments devaient donc être majorés ou plutôt les “signes” de la révélation convertis en arguments “scientifiques”. Mais plus on s’y employait, moins, en réalité, ils devenaient convaincants. Car on était obligé pour cela de fermer les yeux aux vrais problèmes et à toutes les difficultés de méthode. En sorte que l’allure pseudo-scientifique imprimée aux “démonstrations” et aux “apologies” de la foi par un préjugé théologique, n’avait pour résultat que de faire hausser les épaules aux hommes de science. Paraissant leur proposer un problème scientifique, on se faisait battre par eux à armes inégales sur leur terrain, au lieu de les conduire d’abord sur le seul terrain où se pose, et se résout nécessairement par le christianisme, le problème religieux59.
57 « A l’égard même de ce que la raison était capable d’atteindre au sujet de Dieu, il fallait aussi que l’homme fût instruit par la révélation divine. En effet, la vérité sur Dieu atteinte par la raison n’a été le fait que d’un petit nombre, elle a coûté beaucoup de temps, et s’est mêlée de beaucoup d’erreurs (…) Il était donc nécessaire, si l’on voulait que le salut fût procuré aux hommes d’une façon plus adaptée et plus certaine, que ceux-ci fussent instruits sur les réalités divines par une révélation divine ». Somme théologique, I, q. 1, a. 1. 58 « Certains insistent sur son caractère rationnel, “scientifique”, réduisant par ce fait même son ampleur. La raison, en tentant d’expliquer le monde, pose l’existence de Dieu comme le principe suprême d’unification et de causalité. La connaissance ainsi obtenue se réfère, en réalité, au maximum, plutôt au monde qu’à Dieu lui-même », votum, p. 3. 59 Cité par J. P. Wagner, Henri de Lubac, op. cit., p. 188-189.
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C’est précisément ce point de vue qui est celui de la deuxième tendance décrite par le Père de Lubac, à savoir l’insistance sur le caractère personnel et religieux de la connaissance naturelle de Dieu, car la création nous dit quelque chose de ce qu’est Dieu : « Secundum enim Apostolum [saint Paul], est in Deo semper aliquid omni homini pervium ; habet homo facultatem percipiendi mundum ut quid creatum, quasi quoddam speculum quod aliquam lucem de divinitate transmittit »60. Nulle contradiction avec le principe essentiel de l’initiative de Dieu ; ici encore, c’est Dieu qui est premier, par la création61. On comprend aisément que c’est cette deuxième tendance qui avait la faveur du P. de Lubac, même s’il prend la précaution de préciser que ces deux tendances ne s’excluent pas, mais au contraire se complètent, car, s’il faut toujours rappeler que Dieu est premier et se révèle dans la nature (ce qu’il convient de bien distinguer de la révélation surnaturelle), c’est le fidèle, par sa raison, qui doit faire l’effort de le reconnaître62. Mais si la révélation surnaturelle dépasse tant la connaissance naturelle de Dieu, qui semble si ardue, et qui aboutit à de si nombreuses erreurs, à quoi bon attacher tant d’importance à cette dernière ? Pour l’expliquer, le Père de Lubac mentionne d’abord l’injonction scripturaire, et l’on peut citer à cet égard l’Epître aux Romains, 1, 18-2163. Il pose ensuite l’absolue nécessité de cette connaissance. Il écrit en effet : « In hac eadem cognitione sistit conditio possibilitatis ut revelatio supernaturalis recipiatur ab homine »64, et ce point est essentiel pour ne pas tomber dans le fidéisme65. Nous retrouvons ici des arguments chers à Henri de Lubac. En effet, si le surnaturel n’est pas un simple bloc de vérités extérieures à l’homme, il faut que Dieu utilise les ressorts de l’âme humaine pour se faire connaître. Or, quels sont ces ressorts sinon la raison elle-même ? Ut revelatio recipi posset, oportet enim ut homo praesumere debeat possibilitatem sive loquelae sive silentii Dei ; aliis verbis, relatio essentialis hominis ad Deum debet continere hanc geminam possibilitatem. Alioquin, non 60 « En effet, selon l’apôtre, il y a toujours en Dieu quelque chose d’accessible à tout homme ; l’homme a la faculté de percevoir le monde comme quelque chose de créé, comme un miroir qui transmet un certain reflet au sujet de la divinité », votum, p. 3. 61 Cf. ce passage de De la connaissance de Dieu : « La connaissance de Dieu par le moyen du monde est elle-même déjà, en un sens, une révélation. Ce n’est pas mon esprit qui, du monde, s’élève jusqu’à Dieu : c’est Dieu qui, par le monde, descend jusqu’à mon esprit », p. 62. 62 « Avant toute conscience, en dehors de tout concept, sortant des racines mêmes de l’être et de la pensée, surgit l’affirmation nécessaire de Dieu (…). Mais pour accéder à la conscience, cette affirmation fondamentale doit nécessairement s’objectiver. Elle le fait à travers mille formes imaginatives, et finalement en un concept, instrument nécessaire de toute pensée humaine, mais non moins nécessairement déficient », ibid, p. 57. 63 « Péchés des païens. La colère de Dieu se révèle du ciel contre toute impiété et toute injustice des hommes qui retiennent injustement la vérité captive, car ce qu’on peut connaître de Dieu est manifeste pour eux, Dieu le leur ayant fait connaître. En effet, les perfections invisibles de Dieu, sa puissance éternelle et sa divinité, se voient comme à l’œil nu, depuis la création du monde, quand on les considère dans ses ouvrages. Ils sont donc inexcusables, car ayant connu Dieu, ils ne l’ont point glorifié comme Dieu et ne lui ont point rendu grâces ; mais ils se sont égarés dans leurs pensées, et leur cœur sans intelligence a été plongé dans les ténèbres » 64 « Dans cette même connaissance réside la condition de la possibilité que la révélation surnaturelle soit reçue par l’homme ». 65 Pour une analyse postérieure, voir H. de Lubac, La Révélation divine, 1ère édition 1968, réédition Œuvres complètes, Paris, Cerf, 2006, p. 169-170 notamment.
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posset homo reiicere culpabiliter revelationem a Deo propositam, quia non posset illam recognoscere. Debet ergo iam aliquo modo per naturam cognoscere Deum ut Ens libertate praeditum et mundum exsuperans66. Dénier toute possibilité à la raison humaine de connaître Dieu, c’est alors courir le risque d’aboutir à un « humanismus truncatus »67. Pour cela, le Père de Lubac estimait que la voie de la causalité est la voie par excellence, « omnibus accessibilis in usu suo spontaneo »68 : « En droit, et tout aussi bien, pour l’esprit simple et droit, en fait, “le moindre coup d’œil suffit pour apercevoir la main qui fait tout”. (…) Aliquid est, ergo Deus est »69. Toutefois, le Père de Lubac excluait de faire d’une connaissance naturelle de Dieu claire et distincte un préalable chronologique à la Révélation surnaturelle, pour les raisons déjà dites70, mais aussi parce qu’il estimait nécessaire de manifester une compréhension à l’égard des difficultés pratiques rencontrées par les hommes pour atteindre par la connaissance naturelle un Dieu vivant et personnel71. Dans ce même esprit – il ne s’agit pas de se contenter de rappeler des vérités sans se soucier du fait qu’elles puissent ou non être entendues -, le Père de Lubac faisait droit aux objections, ce que l’abbé Laurentin jugeait essentiel : « Il serait important que l’Église manifeste qu’elle comprend ces données, qu’elle n’affirme pas sa vérité comme un coup 66 « Pour que la révélation puisse être reçue, il faut en effet que l’homme doive avoir la possibilité de concevoir soit la parole, soit le silence de Dieu ; en d’autres termes, la relation de l’homme à Dieu doit contenir, par essence, cette double possibilité. Sans quoi l’homme ne pourrait rejeter de façon coupable la révélation présentée par Dieu, parce qu’il ne pourrait la reconnaître. Il doit donc déjà, d’une certaine façon, connaître Dieu par la nature comme un Etre pourvu de liberté et dépassant le monde », votum, p. 4. 67 Ibid. « Humanisme tronqué ». On ne peut, ici, ne pas faire le lien avec le célèbre livre d’Henri de Lubac, Le drame de l’humanisme athée. Il y mettait en effet en garde, en 1944, pour la première édition, puis à de nombreuses reprises, puisque la sixième édition parut en 1959, contre l’humanisme positiviste, l’humanisme marxiste et l’humanisme nietzschéen, qui ont à leur base un antithéisme. Malgré leurs différences, ces trois humanismes, « de même qu’ils ont un fondement commun dans leur rejet de Dieu, (…) trouvent aussi des aboutissements analogues, dont le principal est l’écrasement de la personne humaine » (p. 8). Le danger est donc bien, pour le jésuite français, une négation de la nature de l’homme, fait à l’image de Dieu. 68 « Accessible à tous dans son usage spontané », votum, p. 4. 69 Sur les chemins de Dieu, op. cit., p. 75. Le Père de Lubac cite Fénelon, dans son Traité de l’existence de Dieu. Traduction du passage latin : « Quelque chose existe, donc Dieu existe ». 70 Le Père de Lubac refuse de faire de la foi une construction d’abord rationnelle à laquelle la Révélation ne ferait que se surajouter car l’idée de Dieu « n’est pas un produit de l’intelligence, elle est une réalité : l’âme même de l’âme, image spirituelle de la Divinité », De la connaissance de Dieu, p. 21. 71 Cf., une fois encore, les Pensées, en leur fragment 653 : « En adressant leur discours aux impies, leur premier chapitre est de prouver la divinité par les ouvrages de la nature. Je ne m’étonnerais pas de leur entreprise s’ils adressaient leurs discours aux fidèles, car il est certains qui ont la foi vive et dont le cœur voit incontinent que tout ce qui est n’est autre chose que l’ouvrage du Dieu qu’ils adorent, mais pour ceux en qui cette lumière est éteinte et dans lesquels on a dessein de la faire revivre, ces personnes destituées de foi et de grâce qui, recherchant de toute leur lumière tout ce qu’ils voient dans la nature qui les peut mener à cette connaissance, ne trouvent qu’obscurité et ténèbres, dire à ceux-là qu’ils n’ont qu’à voir la moindre des choses qui les environnent et qu’ils y verront Dieu à découvert, et leur donner pour toute preuve de ce grand et important sujet le cours de la Lune et des planètes et prétendre avoir achevé sa preuve avec un tel discours, c’est leur donner sujet de croire que les preuves de notre Religion sont bien faibles, et je vois par raison et par expérience que rien n’est plus propre à leur en faire naître le mépris ».
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de massue, mais l’adresse à des hommes dont elle comprend les difficultés »72. Face à l’argumentation classique de la causalité, c’est-à-dire qu’à l’enchaînement des causes, il faut une cause première, Dieu, deux grandes objections existent. D’une part, la science pourrait rétorquer qu’il n’y a pas, pour cela, à sortir du champ des phénomènes, que tout peut être expliqué par les lois scientifiques. D’autre part, Kant estime que la démonstration de l’existence de Dieu est tout simplement impossible. En effet, partir de l’expérience sensible (la création) pour en déduire l’existence de Dieu, c’est faire de son entendement un usage indu. L’entendement, ou la faculté de l’esprit de lier le donné sensible sous des concepts, peut concevoir le concept de causalité en voyant, par exemple, une flamme d’un côté, du bois de l’autre, et le bois s’enflammer au contact de la flamme. Pourtant, sortir du domaine sensible pour raisonner sur la cause en général, et pour postuler que tout changement suppose une cause, c’est faire des principes de l’entendement un usage transcendant auxquels ils ne sont pas destinés73. A ces objections, le P. de Lubac rétorquait que l’esprit scientifique, quelque grand que soit son apport, n’est pas tout l’esprit humain : il y a des problèmes, d’ordre moral et métaphysique que la science n’atteint pas74. Face au scientisme, il reprenait au fond l’argumentation des philosophes des sciences, tel Pierre Duhem, qui, d’accord avec Blondel, estimait que la science était inutile dans une perspective apologétique75. A Kant, qui s’était vu opposer une forte résistance en milieu catholique durant la crise moderniste, en raison de son « subjectivisme » (il entreprenait de penser la connaissance en partant non de l’objet mais du sujet)76, le Père de Lubac répondait que la notion de causalité appliquée à Dieu n’est pas le même concept que la causalité de l’expérience, parce que nos concepts humains, et on retrouve ici une notion déjà développée par le Père de Lubac, doivent subir une transformation, par la voie de la négation et de l’éminence, pour pouvoir s’appliquer à Dieu : « Si donc on démontre Dieu par la causalité, c’est en fonction d’une causalité dont nous ne rencontrons aucun autre exemple, et cela fait de cette démonstration un raisonnement qui n’est identifiable à aucun autre »77.
72 Remarques de l’abbé Laurentin, CAECL. 73 Nous suivons ici É. Gilson, « Trois leçons sur le problème de l’existence de Dieu », Divinitas, 1/1961, p. 23-87. 74 Dans De la connaissance de Dieu, le Père de Lubac, qui se demandait si l’affirmation de Dieu relevait de la pensée mythique ou de la pensée logique, écrivait que la logique a aussi ses illusions, « qu’elle pourrait (…) être trop raisonnable pour trouver en vérité Celui qui est au-dessus de la raison », p. 13. 75 « L’objet et la nature de la théorie physique [sont] choses étrangères aux doctrines religieuses et sans aucun contact avec elles », P. Duhem, « Physique du croyant », Annales de philosophie chrétienne, oct-nov 1905, cité par J. Gadille, « Face aux nouvelles sciences religieuses. Le modernisme », in Ch. et L. Pietri, M. Venard, A. Vauchez, J. M. Mayeur, Histoire du christianisme, tome 11 (1830-1914), p. 441-462, p. 455. 76 P. Colin, L’audace…, op. cit., p. 204. P. Colin cite d’ailleurs un propos de Mgr Izart, archevêque de Bourges, lors de la rentrée de l’Institut catholique de Paris, le 25 novembre 1917. Il émettait le vœu que « la France victorieuse sorte du champ de bataille résolue à briser l’idole qui a fait son malheur. Cette idole, c’est le Kantisme » (p. 235). 77 Votum, p. 7, citant le P. Le Blond, « L’usage théologique de la notion de causalité », Recherches de philosophie, 3-4.
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Les objections levées, pouvait-on alors en revenir simplement aux cinq voies de saint Thomas78 pour prouver l’existence de Dieu ? Le Père de Lubac ne le souhaitait pas, parce qu’il estimait qu’il fallait tenir compte de ce que ces cinq voies ont de contingent : « praesertim, ut bene intelligantur hae viae, oportet ut cognoscantur demonstrationes a pluribus philosophis antecedentibus institutae ; ut cognoscatur etiam scientia cosmologica illius temporis, ut stricte denique discernatur quid sit necessarium in his viis et permanens, quid autem exstinctum »79. Le Père de Lubac prenait la précaution de se protéger, sur ce point, derrière l’autorité de Léon XIII. Un deuxième argument pour ne pas reprendre purement et simplement les cinq voies de saint Thomas était qu’il ne convenait pas, selon le Père de Lubac, d’entrer dans des arguments techniques car « non procedit Magisterium per modum inquisitionis, sed declarationis ; non per modum discussionis, sed decisionis aut exhortationis ; et aliter procedendo, traheretur ad explicationes et controversias sine fine »80. Bref, dans un tel domaine, mieux valait laisser se déployer la libre discussion théologique, ce qui, d’après l’abbé Laurentin, pourrait peut-être poser problème : « Personnellement, je suis pleinement d’accord. Il y en a qui le seront moins, parce que pour eux tout est fait. Chercher leur paraît inquiétant »81, ce qui était révélateur des oppositions avec les théologiens romains mais un peu caricatural. En effet, en sous-commission, les membres avaient débattu de l’opportunité de mentionner les cinq voies de saint Thomas. Si le P. Ciappi et Mgr Piolanti le souhaitaient, ce n’était pas le cas du P. Dhanis, au nom de la liberté de recherche dans l’Église, non qu’il estimait que les cinq voies ne prouvent rien, mais elles restaient selon lui perfectibles82. Après cette longue analyse, le Père de Lubac en venait à ses conclusions personnelles. Il n’estimait pas nécessaire de consacrer tout un chapitre à ce sujet, qui pourrait trouver sa place dans le schéma De Deposito. Il ne devait pas, en tout cas, être intégré à la proclamation de foi préalable qui devait se concentrer sur l’essentiel : la révélation surnaturelle de Dieu par et en Jésus-Christ. Il proposait donc de s’en tenir au texte de Vatican I, auquel pourraient être faits les ajouts suivants : « Deum, rerum omnium principium et finem, naturali humanae rationis lumine tanquam causam per 78 Ce sont les preuves par le mouvement, par les causes efficientes, par la contingence, par les degrés de perfection, et par l’ordre du monde (ex parte motus, ex ratione causae efficientis, ex possibili et necessario e contingentia mundi, ex gradibus perfectionum, ex gubernatione rerum ex ordine mundi). 79 « Surtout, pour que soient bien comprises ces voies, il faut que soient connues les démonstrations établies précédemment par un grand nombre de philosophes, que soit connue aussi la science cosmologique de cette époque, et enfin que soit strictement distingué ce qui est nécessaire et permanent dans ces voies et ce qui est dépassé », votum, p. 7. Déjà dans Sur les chemins de Dieu, le Père de Lubac avait fait part de telles réserves. Ainsi, dans la note 41, p. 289, il reprend F. van Steenberghen, dans un article de la Revue philosophique de Louvain, t. XLV (1947), sur « Le problème philosophique de l’existence de Dieu », quand il écrit : « Aucune des quinque viae ne constitue, dans sa teneur littérale, une preuve complète et satisfaisante de l’existence de Dieu. La 1re et la 2e doivent être prolongées ; la 3e et la 5e doivent être corrigées et complétées ; la 4a via est inutilisable… ». Voir également la note 53, p. 292. 80 « Le Magistère ne procède pas par recherche, mais par déclaration ; non par discussion, mais par décision ou exhortation ; et, en procédant autrement, on serait entraîné vers des explications et des controverses sans fin », votum, p. 8. 81 Remarques de l’abbé Laurentin, p. 3. CAECL. 82 Compte-rendu par le P. Leclercq de la réunion du 9 décembre 1960 de la sous-commission De Deposito, consacrée au chapitre deux De Deo, ASV 737, 80.
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effectus e rebus creatis demonstrari et certo cognosci posse »83, introduisant ainsi des extraits du serment antimoderniste de Pie X dans le texte du concile. Il proposait également, satisfaisant en cela une demande de l’abbé Laurentin, que l’on indique : « In aetate nostra praesertim, sicut novis subsidiis simplex et naturalis usus rationis in his adiuvatur, sic apud multos novis obstaculis praepeditur »84, montrant le souci de l’Église pour les conditions concrètes de la réception de son message. Bref, il proposait une reprise du texte du Magistère, avec une attention particulière pour les hommes, tout en soulignant que la connaissance naturelle de Dieu, pour importante qu’elle soit, reste très éloignée de celle qu’apporte la Révélation surnaturelle. Ce votum fut-il suivi d’effet ? Bien après les faits, le Père de Lubac avait estimé que « ce travail n’a servi de rien, il n’est jamais venu en discussion »85. Il faut nuancer quelque peu ce propos. Le votum du Père de Lubac, qui lui avait été demandé par une lettre de la commission datée du 2 décembre 196086, était arrivé à Rome alors que la sous-commission sur le De Deposito, qui s’était réunie le 7 et le 13 janvier 1961, avait achevé son travail87, ce qui ne facilitait évidemment pas sa prise en compte. En effet, le Père de Lubac avait été retardé par quelques jours de maladie88. Toutefois, la question dont il traite fut abordée lors de la deuxième réunion plénière de la commission, en février 1961, à laquelle fut convié le Père de Lubac précisément parce qu’il avait rédigé ce votum. Or, dans le compte-rendu qu’il fait de la réunion de la sous-commission consacrée au De Deposito, le 13 février, le P. Ciappi écrit : « De ipso [le votum du Père de Lubac] (etsi non cognito durantibus laboribus subcommissionis) aliqualis ratio habetur, saltem quod spectat : 1) Convenientiam recolendi doctrinam Conc. Vat. et 2) Opportunitatem addendi duplicem mentionem, scil. Viae causalitatis et personalitatis Dei »89. De fait, si l’on compare le texte issu du travail de janvier 1961, et celui qui sort des débats de la deuxième réunion plénière, on constate l’ajout de ces mentions90. Toutefois, hormis sur ces points qui pouvaient tout de même difficilement faire débat (il eût été pour le moins paradoxal qu’une telle commission rejetât l’enseignement du premier concile du Vatican), le Père de Lubac n’obtint pas satisfaction. Ainsi, l’attention à la difficulté de réception d’une telle doctrine n’est pas acceptée, au motif qu’elle pourrait sembler justifier l’athéisme : omissum fuit in Constitutione declaratio quod via causalitatis est quidem facilis pro ratione in se considerata, non vero in concreto. Et merito. Nam 83 « Dieu, principe et fin de toutes choses, peut être connu avec certitude et démontré par la lumière naturelle de la raison humaine à partir des choses créées, comme la cause par les effets ». Nous avons souligné les ajouts suggérés par le Père de Lubac. 84 « A notre époque surtout, de même que l’usage simple et naturel de la raison en ces matières est facilité par de nouveaux moyens, de même, pour beaucoup, il est entravé par de nouveaux obstacles », votum, p. 9. 85 Carnets, I, p. 32. 86 ASV 732, 38. 87 Konzilstagebuch, p. 151. 88 Lettre de Henri de Lubac au Père Tromp du 1er janvier 1961, ASV 732, 38. 89 « De ce votum (même s’il n’était pas connu quand les travaux de la sous-commission se déroulaient) il a été tenu compte d’une certaine façon, du moins en ce qui concerne : 1) l’opportunité de rappeler la doctrine du concile du Vatican et 2) l’opportunité d’ajouter la double mention de la voie de la causalité et de la personnalité de Dieu », n°64, p. 5, Fonds Philips. 90 Cf. n°286 et 308 (§ 6 et 8) du fonds Philips.
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opinio R. P. de Lubac videtur minus congruere cum opinione plurium (v. g. Ep. Cadurcensis in Gallia qui tenet : “Impossibilem esse atheismum positivum, ita ut existere nequeat homo positive atheista qui sit bonae fidei”)91. Pourtant, le Père de Lubac n’entendait nullement justifier l’athéisme, mais, au contraire, tenir compte des difficultés concrètes pour ne pas simplement voir les hommes hausser les épaules face à des raisonnements qui ne semblent admettre aucune réplique. Certes, et le P. Ciappi le remarque pour en conclure que le P. de Lubac admet implicitement la remarque de l’évêque de Cahors, le jésuite cite Pie XII dans son votum lorsqu’il dit que la notion de Dieu « può trarsi facilmente da un semplice sguardo gettato sul mondo »92. Mais la conclusion du Père Ciappi gomme les nuances de la pensée du P. de Lubac, car, si le monde offre une preuve spontanée de l’existence de Dieu, il faut tenir compte des difficultés concrètes rencontrées par les hommes : Si la science, en nous, autant que l’ignorance, fait tort à la contemplation, si le regard de notre esprit s’arrête à l’écorce du monde, s’il n’y perçoit rien de sacré – ou s’il voit au contraire le monde “plein de dieux”, – la faute en est à quelque maladie de ce regard. En fait, ce n’est que trop vrai, bien plus qu’il ne nous le montre, le monde nous cache Dieu93. La sous-commission rejeta également l’idée de ne pas entrer dans le détail des arguments : Pariter membra subcommissionis non fuerunt in opinione P. de Lubac, qui opportunum non ducit argumenta rationis vel conficere vel saltem enuntiare. Nam ipsa opportunitas adesse videtur, ad hoc ut saltem principaliora specimina viarum ex creaturis exhibeantur ; quae sunt quinque viae S. Thomae, quas ipse P. de Lubac proponit laudandas a Concilio94. 91 « On a omis, dans la constitution, la déclaration que la voie de causalité, considérée en elle-même, est certes facile pour la raison, mais pas dans la réalité concrète. Et avec raison. En effet, l’opinion du R. P. de Lubac semble peu concorder avec celle de nombreuses personnes (par exemple l’évêque de Cahors, en France [Paul Chevrier] qui estime “que l’athéisme positif est impossible, de telle sorte qu’un homme positivement athée qui soit de bonne foi ne peut exister” » (fonds Philips, n°64). Notons que le P. Dhanis s’était montré un peu plus ouvert en proposant le retrait, après l’affirmation que l’existence de Dieu peut être connue avec certitude et démontrée à la seule lumière de la raison naturelle, de la mention « ita ut humana mens ad assensum constringatur », « de telle sorte que l’esprit humain soit tenu à l’adhésion ». Il remarquait que des auteurs de bonne réputation ne consentiraient pas à cette affirmation, compte-rendu par Leo Laberge de la réunion du 13 janvier 1961 de la sous-commission De Deposito, ASV 737, 85. 92 « Peut facilement se déduire d’un simple regard jeté sur le monde », dicours à l’académie pontificale des sciences du 22 novembre 1951, cité in votum, p. 4. 93 Sur les chemins de Dieu, op. cit., p. 108. Pour éviter les contresens, indiquons tout de même la suite : « Il n’en demeure pas moins vrai que le Créateur “a dispersé sur les créatures les reflets de ses perfections divines, et que, grâce à ces lumières visibles, nous pouvons connaître, par voie d’analogie, les splendeurs inaccessibles du Créateur” », citation de Théodore de Régnon. 94 « De nouveau, les membres de la sous-commission n’ont pas été de l’avis du P. de Lubac, qui n’estime pas opportun de présenter intégralement les arguments de la raison ni même de les énoncer. De fait, il est opportun que soient au moins présentées les preuves principales des voies par les créatures, et ce que sont les cinq voies de saint Thomas, que le Père de Lubac lui-même propose de faire louer
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De fait, le chapitre 2 (De Deo) du De Deposito, prévoit, après la réunion de février 196195, un paragraphe sur l’argument tiré de l’ordre du monde96, et un autre sur l’argument tiré des imperfections des créatures97. Enfin, sur la question de savoir s’il fallait ou non consacrer tout un chapitre à la question, la sous-commission tranchait dans le sens contraire du Père de Lubac, et le chapitre 2 de la constitution, s’il était intitulé De Deo, était entièrement consacré à la connaissance naturelle de Dieu. Après ce travail en sous-commission, le texte devait encore être analysé par la commission théologique préparatoire entière, ce qui fut fait le lendemain, le 14 février 196198. Tout le monde ne se satisfaisait pas du texte présenté, qui, dans une approche juridique, faisait de la connaissance de Dieu un moyen pour que les hommes puissent remplir leurs devoirs envers Dieu. Le texte disait : Quoniam rationalibus creaturis maxime necessarium est Deum, rerum omnium principium et finem, ita certo cognoscere, ut officia erga Eum rite adimplere valeant, propterea ipse Deus hominibus sese manifestavit »99. Or, Mgr Schröffer100 estimait que « Cognitio Dei hic apparet ut medium ad officia erga Deum explenda, dum cognitio Dei ipsa est magnum officium quo Deo praestare homo debet101, ce qui s’accordait avec l’avis du Père de Lubac, qui put s’exprimer sur l’invitation du P. Balić, et qui estimait que « Ea quae dicantur in textu vera esse, sed non sufficere »102.
par le concile ». N°64, p. 5, fonds Philips. Pour être exact, précisons que le Père de Lubac, dans la synthèse de son votum, écrivait : « Non item opportunum videtur argumenta rationis vel conficere vel saltem enuntiare in particulari, – nec de quinque viis sancti Thomae peculiariter agere, nisi forte per transennam illas laudando, simulque dicendo illas non “physice” intelligendas » : « De même, il ne semble pas opportun de présenter intégralement, ni même d’énoncer en particulier les arguments de la raison, ni de traiter particulièrement des cinq voies de saint Thomas, si ce n’est, peut-être, en les louant en passant et en disant en même temps qu’elles ne sont pas à comprendre “physiquement” », votum, p. 8-9. 95 Cf. n°308 du fonds Philips. 96 Il s’agit de la cinquième voie de saint Thomas : d’une multiplicité ordonnée (l’ordre du monde), on déduit une unité de conception, une intelligence ordonnatrice. 97 Il s’agit de la quatrième voie de saint Thomas : dans chaque genre, le plus et le moins se disent par rapport à un absolu qui en est la cause, et qui, par conséquent, existe. 98 Cf. Konzilstagebuch, p. 604-612 pour la relation du P. Tromp. 99 « Parce qu’il est nécessaire au plus haut point, pour les créatures raisonnables, de connaître avec certitude Dieu, principe et fin de toutes choses, pour que les devoirs à son égard puissent être accomplis de façon correcte, Dieu lui-même s’est manifesté aux hommes », n°286, p. 6, fonds Philips. 100 Joseph Schröffer (1903-1983), allemand, ordonné en 1928. Évêque d’Eichstätt de 1948 à 1967, il devient secrétaire de la Congrégation pour les séminaires et universités de 1967 à 1976, et est créé cardinal en 1976. Membre de la commission théologique préparatoire puis de la commission doctrinale. 101 « La connaissance de Dieu apparaît ici comme un moyen pour remplir ses devoirs envers Dieu, alors que la connaissance de Dieu elle-même est un grand devoir par lequel l’homme doit faire son devoir envers Dieu », Konzilstagebuch, p. 610. 102 « Les choses qui sont dites dans le texte sont vraies, mais ne suffisent pas », ibid.
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Le texte103 resta marqué par les traités classiques de théologie. Après avoir affirmé que Dieu s’est révélé, tant de façon surnaturelle que dans la création (§6), on affirmait que Dieu pouvait être connu par la raison (§7), en présentant plusieurs arguments (§8 et §9), avant de condamner les erreurs (§10), et d’insister sur l’importance de cette doctrine (§11). Bref, il n’est pas exagéré de dire, qu’en effet, le votum du Père de Lubac n’avait à peu près servi à rien.
II. Les deux derniers séjours romains du Père de Lubac : une activité plus intense A. De Fontibus et De Deposito, les chantiers de septembre 1961 Durant cette deuxième période de la phase préparatoire, les consulteurs prennent une part plus active, alors, qu’au sein de la commission, de plus en plus de divergences se font jour. Le 20 juillet 1961, il avait été décidé que « ad sessionem plenariam etiam invitabuntur consultores : omnes, membra et consultores, rogabuntur ut mittant observationes »104. Le Père de Lubac ne s’en priva pas, et, pour la troisième réunion plénière de septembre 1961, fit parvenir des remarques sur le De ordine morali, relativement à Teilhard de Chardin (nous n’y reviendrons pas), mais aussi sur le De Deposito et le De Fontibus. Ces remarques se trouvent dans les documents de la commission conservés dans les archives Philips et aux archives vaticanes. En effet, on y trouve des compilations qui classent les remarques des membres et consulteurs selon les textes, mais aussi chapitre par chapitre, paragraphe par paragraphe, ce qui permet de savoir si les remarques du Père de Lubac recoupaient celles d’autres membres ou consulteurs par exemple. Afin de permettre une vue d’ensemble, nous avons regroupé les remarques les plus significatives autour de quelques grands thèmes. Tout d’abord, le Père de Lubac souhaite que l’on ne se méprenne pas sur ce qu’est Dieu. Ainsi, le chapitre 1 (sur la connaissance de la vérité) du De Deposito disait, dans son deuxième paragraphe : « Imo a Spiritu veritatis edocta, firmiter credit Ecclesia, intellectum humanum ita a Deo elevari posse et elevari, ut non tantum ratione fide illustrata cognoscat, sed etiam in patria claritate visionis beatae intueatur veritates »105. Or, pour le Père de Lubac, c’était là une curieuse façon de s’exprimer, car la vision béatifique ne se limite pas à la contemplation de vérités, comme si Dieu était un ensemble de vérités, mais elle contemple « veritatem ipsam, Deum ipsum »106. Cette remarque du Père de Lubac rejoignait celles de Mgr Dubois107, Philippe de la Trinité,
103 N°308 du fonds Philips. 104 « A la session plénière, les consulteurs aussi seront invités : on demandera à tous, membres et consulteurs, qu’ils envoient des observations », Konzilstagebuch, p. 247. 105 « Au contraire, instruite par l’Esprit de vérité, l’Église croit fermement que l’intelligence humaine peut être élevée par Dieu, et être élevée de telle façon que non seulement elle connaisse par la raison éclairée par la foi, mais aussi qu’elle contemple les vérités dans la claire patrie de la vision bienheureuse », Fonds Philips, n°308, p. 4. 106 « La vérité elle-même, Dieu lui-même », fonds Philips, n°314, p. 3. 107 Marcel-Marie Dubois (1896-1967), français, ordonné en 1921. Archevêque de Besançon de 1954 à 1966. Membre de la commission théologique préparatoire.
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H. Schauf108, B. Kloppenburg 109, I. Backes110 et D. Bertetto111, et, de fait, le texte fut modifié dans le sens souhaité par toutes ces remarques. En effet, le texte présenté en commission centrale porte « in patria intueatur Primam Veritatem, nempe Deum Unum et Trinum, claritate visionis beatificae »112. Une autre remarque sur le De Deposito relève du même thème. Dans le chapitre 2 (De Deo), le Père de Lubac demandait que l’on ne se cantonne pas à la raison naturelle, mais qu’on parle aussi du Dieu de la Révélation chrétienne113, estimant qu’il serait paradoxal qu’un chapitre sur Dieu oublie la Révélation surnaturelle, incroyablement plus riche que la Révélation naturelle. Il est clair que nous avons ici un prolongement des remarques faites dans le votum sur la connaissance de Dieu. Certes, le chapitre disait bien que Dieu s’est manifesté aux hommes tant par la Providence surnaturelle que par les oeuvres114, mais cette mention unique dans tout le chapitre était en effet peu de chose. Sur ce point, le Père de Lubac ne se contenta pas de sa remarque écrite, mais intervint également en séance : hier, lundi 25 [septembre 1961], j’ai parlé au micro, demandant qu’on ajoute au moins une phrase au dernier paragraphe du chapitre De Deo. J’ai fait remarquer que ce chapitre disait de bonnes choses, mais restait entièrement dans le domaine de la raison naturelle. Or, il s’agit d’un chapitre du De Deposito fidei, il conviendrait donc de faire au moins une allusion au Dieu de la Révélation chrétienne115. La relatio du P. Tromp fait mention de cette intervention : « post pausam consultor P. de Lubac proposuit additionum ad caput 2, quae fuit approbata, postea tradenda ab auctore in scriptis »116. Nous ne possédons pas le texte en question, que le Père de Lubac remit au P. Tromp le lendemain, non sans l’avoir soumis à l’approbation de
108 Heribert Schauf (1910-1988), prêtre allemand. Il est professeur de droit canonique au séminaire d’Aix la Chapelle. Ancien élève de Tromp, il en reste le disciple. Une plaisanterie disait « Quel est le superlatif de Tromp ? Schauf ! ». Consulteur de la commission théologique préparatoire, il est nommé expert en 1962. 109 Carlos (Boaventura en religion) Kloppenburg (1919-2009), o.f. m. brésilien, ordonné en 1946. Professeur de dogmatique au scolasticat franciscain de Pétropolis (Brésil). Expert au Concile. 110 Ignaz Backes (1899-1979), prêtre allemand ordonné en 1923. Professeur de dogmatique à la faculté de théologie de Trêves. 111 Domenico Bertetto (1914-1988), s. d.b. italien, ordonné en 1940. Professeur de théologie à l’Athénée salésien. Consulteur de la commission théologique préparatoire. 112 « Qu’elle contemple la Vérité première, Dieu Un et Trine, dans la claire patrie de la vision béatifique », AD, II, II, 2, p. 280. Notons toutefois que le n°315 du fonds Philips, qui recense les amendements au De Deposito proposées par la sous-commission, note que cette modification fait suite aux remarques de divers membres et consulteurs, qui sont cités. On trouve tous les noms que nous avons cités… sauf celui du Père de Lubac ! Simple oubli sans doute. 113 Fonds Philips, n°314. 114 Fonds Philips, n°308, p. 7. 115 Carnets, I, 26 septembre 1961, p. 41. Cf. également le compte-rendu par Leo Laberge de la réunion du 25 septembre 1961 (ASV 744, 169). 116 « Après la pause, le P. de Lubac, consulteur, a proposé un ajout au chapitre 2, qui fut approuvé, et qui par la suite sera transmis par écrit par son auteur ». Fonds Philips, n°74, p. 16.
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trois évêques117, mais une note ajoutée, bien plus tard, aux Carnets, est à cet égard intéressante : Dans le chapitre De Deo, on finissait, de façon vraiment cocasse, par une exhortation adressée à tous les fidèles de mettre de plus en plus en valeur les preuves de l’existence de Dieu. J’ai fait remarquer qu’il y avait aussi sur Dieu une révélation surnaturelle, que Dieu s’était fait connaître dans sa vie intime, qu’il s’était révélé comme Amour, qu’il nous appelait en Jésus-Christ à n’être plus seulement ses créatures et ses serviteurs, mais ses fils ; j’ai rappelé un certain nombre de textes de saint Paul et de saint Jean, qui sont centraux, fondamentaux dans notre foi ; j’ai finalement proposé par écrit un texte où cette vérité fondamentale sur la vérité de Dieu serait énoncée. On a paru faire droit à ma demande. Mais mon texte, examiné en sous-commission, moi absent, a été changé complètement, et l’on a écarté toute mention de notre filiation divine par grâce, comme s’il s’agissait là d’une doctrine dangereuse. Nos théologiens aiment les vérités diminuées, qu’ils estiment plus sûres, plus faciles à circonscrire conceptuellement118. On le voit, c’est toujours la même question qui resurgit, à savoir que l’homme, fait à l’image de Dieu, ne peut avoir de relation purement extrinsèque avec Dieu. Le Père de Lubac, et c’est une limite de son statut de consulteur, ne put assister à la réunion de la sous-commission qui examina le texte. Celui-ci fut bien modifié, et une nouvelle phrase venait terminer le chapitre : « Denique semper meminerint omnes se esse baptizatos in nomine Dei vivi, Patris, et Filii, et Spiritus Sancti, ut Deo, qui per nimiam caritatem se manifestavit nobis in Domino Iesu, credant eique serviant »119. Ce changement n’était pas suffisant pour le Père de Lubac, qui parle de « quart d’apparence de satisfaction »120, estimant que le but de la Révélation n’est pas simplement de servir Dieu, car la relation entre l’homme et Dieu est bien plus intime qu’un simple rapport d’obéissance. Cette question a partie liée avec le deuxième thème autour duquel se concentrent les remarques du Père de Lubac : la place du Magistère. En effet, si la plupart des théologiens romains insistent à ce point sur une conception rationnelle, présentant un corps de vérités, c’est qu’ils pensent ainsi mettre à l’abri de toute attaque, non seulement la foi, disséquée en syllogismes et démonstrations, mais aussi le Magistère, qui est la règle de la vérité. Le Père de Lubac dresse, un peu plus tard dans cette phase préparatoire, un bilan de cet ordre : Il est bien caractéristique de leur manière que (…), se décidant enfin à faire une légère concession aux réclamations qui leur furent adressées, ils aient 117 Carnets, I, 26 septembre 1961, p. 41. 118 Ibid, note 8 p. 33-34. 119 « Enfin, que tous se souviennent qu’ils sont baptisés au nom du Dieu vivant, du Père, du Fils, et du Saint-Esprit, pour qu’ils croient en Dieu et le servent, lui qui s’est manifesté à nous, par un amour surabondant, dans notre Seigneur Jésus ». AD, II, III, 1, p. 58. 120 Carnets, I, 30 septembre 1961, p. 56.
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henri de lubac et le concile vatican ii mentionné uniquement, comme fin de cette révélation surnaturelle, le “service” de Dieu. Ainsi pensent-ils faciliter la soumission aux chefs de l’Église, – qu’ils pensent tenir en main par leurs consultations doctrinales121.
Or, le Père de Lubac entendait rappeler que les fidèles n’ont pas seulement à attendre la parole du Magistère. Le De Fontibus, dans son premier chapitre sur la double source de la Révélation (Écriture et Tradition) consacrait un paragraphe (§6) à la relation de chaque source au Magistère et disait : Huius ergo [Magisterii] est, qua proxima et universalis credendi normae, non modo iudicare de sensu et interpretatione cum Scripturae Sacrae tum documentorum et monumentorum quibus temporis decursu Traditio consignata est et manifestata, sed ea quoque illustrare et enucleare quae in utroque fonte nonnisi obscure ac velut implicite continentur122. Le Père de Lubac faisait remarquer que la formule était imprudente, car, s’il revient au seul Magistère de juger (première partie du passage) du sens et de l’interprétation de l’Écriture et de la Tradition, il ne lui revient pas à lui seul de les éclairer et expliquer123. Dans ses documents préparatoires, le jésuite se montrait très clair, en écrivant qu’il revient aux « fidèles de toute catégorie », et en particulier aux « docteurs et exégètes »124 d’expliquer et d’éclairer la doctrine. Il précisait : « Rarement même la première initiative provient du Magistère. Celui-ci a en propre de juger, de décider ». Ce n’est pas une remarque de détail, car, une fois de plus, elle est liée à toute une conception de l’homme et de la connaissance de Dieu. En effet, s’il est vrai que Dieu a marqué l’homme de son sceau, que « Dieu se révèle incessamment à l’homme, en imprimant incessamment en lui son image : et [que] c’est cette opération divine incessante qui constitue l’homme »125, alors c’est ne pas respecter la véritable nature de l’homme que de lui demander d’attendre simplement qu’on lui présente extérieurement la doctrine. L’enjeu est simple : le Père de Lubac veut montrer par là que la foi n’est pas qu’une connaissance, mais engagement personnel. Dans une conférence donnée en 1938, et consacrée aux responsabilités doctrinales des catholiques dans le monde d’aujourd’hui126, il écrivait ainsi qu’une foi de pure obéissance, résumée par l’adage « je crois ce que croit mon curé » est une sorte de foi par procuration, alors qu’elle doit être un principe de transformation pour celui qui la professe. Certes, il ne s’agit pas de se soustraire au Magistère, mais l’observation du 121 Carnets, I, 12 mars 1962, p. 86-87. 122 « C’est donc au Magistère, norme de foi universelle et la plus proche, qu’il revient non seulement de juger du sens et de l’interprétation de l’Écriture sacrée d’une part, des documents et des souvenirs par lesquels la Tradition, au cours du temps, a été consignée et s’est manifestée d’autre part, mais aussi d’éclairer et d’expliquer ce qui n’est contenu dans chaque source que de façon obscure ou comme implicite », fonds Philips, n°277, p. 4. 123 Fonds Philips, n°279, p. 5. 124 CAECL. 125 De la connaissance de Dieu…, p. 11. 126 « Responsabilités doctrinales dans le monde d’aujourd’hui », conférence donnée à Grenoble en 1938, CAECL, pièces 28404 à 28445.
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Père de Lubac va tout à fait dans le sens de ce qu’il écrivait en 1938 : pour faire de la foi un principe agissant, nous avons à faire nôtre ce que nous recevons de l’Église127. Enfin, le dernier thème saillant de ces remarques, lors de la troisième session plénière, est l’importance fondamentale du Christ, tant il est vrai que le Père de Lubac souscrivait au mot de saint Jean de la Croix, selon lequel Dieu nous a tout dit en son Fils. Il l’a écrit maintes fois, il le disait encore dans des termes très clairs lors de la même conférence de 1938 : « Le christianisme c’est le Christ. Non, vraiment, ce n’est rien d’autre. En Jésus-Christ nous avons tout »128. Les remarques qu’il envoie à la commission sont révélatrices de sa volonté de ne pas diluer ce Fait du Christ. Ainsi, dans le chapitre 4 du De Deposito, sur la Révélation et la foi, refuse-t-il de voir le Christ désigné simplement comme l’un des legatorum divinorum ou des legatorum Dei129 : Videtur haec locutio (quae, certe, nihil dicit falsi) parum conveniens, utpote non conformis modo loquendi traditionali, nec sensui christiano, et etiam periculosa pro plenitudine fidei. Etenim, non eodem modo Christus Dominus noster, verbum Dei incarnatum, et eius Apostoli sunt “legatores Dei”. Ille missus est a Patre ; isti sunt ab illo. Ille est Filius ; isti sunt eius ministri130. On le comprend, de telles expressions risquent de diluer l’originalité du Christ. Sur ce point, le Père de Lubac obtint satisfaction, et la formule fut modifiée en « Christi ac ceterorum legatorum Dei »131. Le Père de Lubac n’en resta pas là, et il semble soucieux de traquer toutes les expressions par lesquelles l’originalité du Christ serait remise en cause. Celle-ci pouvait ainsi sembler gommée par un passage du De Fontibus, qui, dans son chapitre 3 sur l’Ancien Testament, mentionnait le « veteris oeconomiae indolem incompletam, praesertim mores quod spectat »132. Le Père de Lubac estimait qu’on estompait là l’originalité du Nouveau Testament : « Non est minus incompleta quoad doctrinam, et forsitan hodie opportunum (forsitan etiam urgens) esset in mentem fidelium revocare hanc incompletudinem »133. Bref, il y a un apport dogmatique du Nouveau Testament, le nier reviendrait à minimiser l’originalité de la Révélation dans et par le
127 Inutile de dire que le Père de Lubac allait pouvoir très vite le montrer en résistant spirituellement à l’invasion des idées nazies et antisémites durant la deuxième guerre. Non possumus non loqui dirent les fondateurs des Cahiers du Témoignage chrétien. 128 Ibid. 129 « Légats divins », « légats de Dieu ». 130 « Cette expression (qui, de façon certaine, ne dit rien de faux), semble peu convenable, parce qu’elle n’est pas conforme au mode d’expression traditionnel, et au sens chrétien, et est même dangereuse pour la plénitude de la foi. En effet, ce n’est pas de la même façon que le Christ notre Seigneur, Verbe incarné de Dieu, et ses Apôtres, sont des “légats de Dieu”. Lui a été envoyé par le Père ; eux sont envoyés par lui. Lui est le Fils ; eux sont ses ministres », fonds Philips, n°314, p. 12. 131 « Du Christ et des autres légats de Dieu », cf. n°317 du fonds Philips. Le texte présenté en commission centrale fut encore un peu modifié : « Christi, Filii Dei, aliorumque legatorum divinorum » : « du Christ, Fils de Dieu, et des autres messagers divins », AD, II, II, 2, p. 320. 132 « Caractère incomplet de l’économie de l’Ancien Testament, surtout en ce qui concerne les mœurs ». 133 « Il n’est pas moins incomplet en ce qui concerne la doctrine, et il serait peut-être opportun aujourd’hui (peut-être même urgent) de rappeler cette incomplétude à l’esprit des fidèles », fonds Philips, n°279, p. 10.
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Christ. Toutefois, sur ce point, le Père de Lubac n’obtint pas satisfaction, et le texte demeura inchangé134. Le même sort attendait sa dernière remarque, qui était une critique de fond du schéma De Fontibus. Celui-ci restait marqué par la controverse avec les protestants. En effet, le concile de Trente disait : « hanc veritatem contineri in libris scriptis et in sine scripto traditionibus »135. Toutefois, et bien que le concile ait expressément rejeté la formule partim in libris…partim in traditionibus136, la théologie post-tridentine avait commenté le texte dans le sens du partim… partim, contre la sola scriptura protestante. Il en était résulté une conception de deux sources séparées, ce qui, une fois encore, revenait à dévaloriser le rôle du Christ, qui devrait être conçu comme la source unique de la Révélation. Le Père de Lubac écrivait : Modus loquendi Concilii Tridentini videtur fuisse melior : Concilium locutum est de Evangelio “quod promissum ante per Prophetas in Scripturis sanctis Dominus noster Iesus Christus Dei Filius proprio ore primum promulgavit, deinde per suos apostolos tanquam fontem omnis et salutaris veritatis et morum disciplinae omni creaturae praedicari jussit…” Sic melius apparebat unitas revelationis divinae137. Les PP. Congar, Kloppenburg, G. Jouassard faisaient des remarques analogues. Là non plus, le texte ne fut pas modifié. Dans ses Carnets, le jésuite reliait certains des thèmes que nous venons d’aborder, et voyait dans cette minimisation du Christ l’effet d’une influence jugée malfaisante du P. Dhanis : Le Père Dhanis, qui joue un rôle important, semble vouloir minimiser en tout la Personne de Jésus-Christ : celui-ci n’est plus que l’un des “legatores divini” ; il est désigné ainsi, de façon anonyme, dans le chapitre sur la révélation. Le Christ enseignant ne possède pas “les trésors de la sagesse et de la science” (il a fait supprimer, de ce même chapitre, ce texte paulinien). Toute sa révélation se réduit à la proclamation de quelques propositions formelles, s’ajoutant à celles qu’on trouve dans l’Ancien Testament, de nature analogue à celles des Prophètes et des Apôtres ; de ces propositions, l’Église (= le groupe de théologiens romains) tire de nouvelles propositions, pour les imposer à tous. À plusieurs reprises, des formules ont été avancées, destinées à rendre équivalents le progrès de la révélation jusqu’au Christ et le progrès dogmatique à l’intérieur de la révélation chrétienne.
134 Cf. AD, II, II, 1, p. 528. 135 « Cette vérité [de l’Évangile] est contenue dans les livres écrits et les traditions non écrites ». 136 « En partie dans les livres … en partie dans les traditions ». 137 « Le mode d’expression du concile de Trente semble meilleur : le Concile a parlé de l’Évangile “promis auparavant par les Prophètes dans les Écritures saintes, et promulgué d’abord par la bouche même de notre Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu”, qui a ordonné ensuite qu’il soit prêché à toute créature par ses apôtres, comme étant la source de toute vérité salutaire et de toute discipline des mœurs. Ainsi, l’unité de la révélation divine apparaissait mieux ».
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Pourtant, il est juste de remarquer que le Père Dhanis, qui avait rédigé le chapitre sur la Révélation du De Deposito, avait d’abord présenté le Christ comme l’objet de foi en lequel Dieu nous est plus spécialement connu, en donnant une présentation plus biblique de la Révélation. C’est seulement au cours des nouvelles rédactions que l’accent fut mis sur la Révélation comme communication de mystères cachés et de vérités associées, par la médiation de nombreux ministres, dont Jésus138. B. J. Cahill voit dans ces modifications une influence du manuel du Père Tromp, De Revelatione christiana, et un signe des débats de l’époque sur l’enseignement de la foi à l’Université Grégorienne139. Bien sûr, le Père de Lubac ne pouvait accepter le texte tel qu’il était, et il est frappant de lire dans la conférence déjà mentionnée de 1938 une réponse à une telle conception de la Révélation140, mais il est cocasse de constater que les remarques du Père de Lubac pour mieux montrer l’originalité du Christ par rapport aux autres messagers divins rejoignaient, en réalité, celles du P. Dhanis141 ! En outre, la suite du chapitre 4 disait tout de même : « Divinae revelationis plenitudo in Christo Filio Dei recte dicitur apparuisse, non solum quia ipse, auctor et consummator fidei, praecipuas fidei veritates homines docuit, sed insuper quia, per suae incarnationis redemptionisque mysterium, caetera fidei mysteria mirum in modum illustrat »142, même si le Père de Lubac aurait sans doute contesté le fait de dire que le Christ enseigne les « praecipuas fidei veritates », alors qu’il doit être lui-même considéré comme la vérité.
138 Cf. B. J. Cahill, The Renewal of Revelation Theology (1960-1962)…, op. cit. Le Père Cahill cite (p. 50) un extrait intéressant de R. Latourelle, Théologie de la Révélation, Paris, Desclée de Brouwer, 1963, p. 221-222, qui résumait l’enseignement catholique courant sur la Révélation, et qui peut s’appliquer au texte de la commission théologique préparatoire : « Incontestablement, ces essais contiennent de précieux éléments qu’il faut retenir. Mais ils présentent aussi de graves lacunes. A la suite de saint Thomas, ils insistent sur la révélation prophétique, mais ils ignorent à peu près complètement la révélation par le Christ. De façon générale, d’ailleurs, les approches bibliques de la révélation restent timides, pour ne pas dire inexistantes. On définit la révélation à partir de l’étymologie ou à partir des documents du Magistère dont on ne fait d’ailleurs qu’un inventaire fort rapide ; puis on s’empresse de passer au problème de la possibilité de la révélation, sans réaliser suffisamment qu’il ne s’agit pas de la possibilité d’une quelconque révélation, mais d’une révélation bien spécifique, qui nous arrive par les voies de l’histoire et de l’Incarnation. On insiste beaucoup plus sur les vérités révélées que sur le Dieu qui révèle et se révèle. On garde une discrétion étonnante sur les rapports interpersonnels qu’établit la révélation entre Dieu et l’homme. Ces déficiences nous paraissent tenir pour la plupart à une considération insuffisante des données de l’Écriture. La préoccupation apologétique masque les richesses de la réalité engagée dans la discussion ». 139 Ibid, p. 49. 140 « Dieu a-t-il envoyé un messager, chargé d’enseigner de sa part des vérités disjointes ? Non pas. Il nous a envoyé son Fils, qui est son Verbe, sa Parole éternelle, et dans ce Verbe fait chair, Il s’est révélé lui-même à nous. (…) Il s’est révélé tout entier, comme il s’est donné tout entier, – et même il est impossible, en réalité, de séparer cette Révélation de ce Don. La Révélation apportée par Jésus, c’est la Révélation du Mystère de Dieu, en tant que Dieu se donne à l’homme ; et c’est aussi, par ce fait même, la révélation du mystère de l’homme, en tant que l’homme est appelé par Dieu », CAECL, pièces 28404 à 28445. 141 Cf. fonds Philips, n°317 : « Christi ac ceterorum legatorum Dei (De Lubac, Dhanis) ». 142 « On dit avec raison que la plénitude de la révélation divine est apparue en Jésus-Christ, Fils de Dieu, non seulement parce que lui-même, à l’origine et consommateur de la foi, a enseigné aux hommes les principales vérités, mais aussi parce que, par le mystère de son incarnation et de sa rédemption, il éclaire de façon merveilleuse les autres mystères de la foi », fonds Philips, n°308, p. 14. L’expression « consommateur de la foi » (Hébr 12, 2) est à comprendre dans le sens de qui l’achève, qui la mène à sa perfection.
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B. La session de mars 1962 : le travail sur le De Ecclesia C’est en mars 1962 que le Père de Lubac regagna Rome pour participer à la dernière réunion plénière de sa commission. Depuis septembre 1961, il avait travaillé sur le schéma De Ecclesia de façon très précise, comme le montrent à la fois les archives Philips et celles du Père de Lubac lui-même. Nous ne présenterons pas ici toutes ces remarques, certaines n’étant que de pure forme (un mot manquant par exemple). Ici encore, quelques thèmes retiennent l’attention du jésuite. Le Magistère est le point qui suscite de la part du Père de Lubac le plus de remarques de fond. Pour comprendre les débats, il convient de revenir brièvement sur le développement qu’avait connu la primauté pontificale. H. J. Pottmeyer présente l’évolution du rôle de la papauté depuis les origines à travers deux paradigmes143. Le premier, correspondant grosso modo au premier millénaire (la réforme grégorienne, au xie siècle, étant une coupure) est le paradigme d’une Église conçue comme une communauté de témoins. L’Église a pour souci de garder la tradition reçue des apôtres et, pour cela, le pape, même si on lui reconnaît une primauté, accepte la coresponsabilité des autres évêques pour ce qui touche à l’Église universelle. A cette conception de l’Église comme communauté d’Églises et de témoins, succède le paradigme du deuxième millénaire, à savoir que l’Église « devient toujours davantage une monarchie du pape, lequel donne sa forme à l’Église en déterminant sa tradition et avec autorité, et en réglant sa vie par des lois »144. Plusieurs papes jalonnent le parcours : Grégoire VII, Innocent III, Innocent IV, mais le xixe siècle est une étape essentielle. En effet, après les Lumières et la Révolution française, les papes condamnent les « erreurs modernes », et le Syllabus (1864) de Pie IX en est le symbole. A la racine du mal serait le rationalisme, c’est-à-dire la revendication d’autonomie de la raison, voulant s’affranchir de toute autorité, fût-elle celle de l’Église et de Dieu. Sur le plan politique, cette revendication aboutit au libéralisme, qui serait tout autant condamnable. Or, face à ces « erreurs » modernes, le pape se pense (et est pensé par tout le courant ultramontain)145 comme le meilleur rempart. Cela pousse au renforcement de la primauté et de l’autorité du pape, contre le conciliarisme, qui insistait sur l’autorité supérieure des conciles, et contre le gallicanisme, qui voulait défendre l’autorité de chaque évêque face au centralisme romain. Au premier concile du Vatican, les Pères ne furent pas unanimes, une minorité étant attachée au caractère collégial du Magistère pour l’Église universelle, mais on aboutit à la définition du pouvoir de juridiction du pape comme un pouvoir plénier et suprême, ordinaire et immédiat, auquel pasteurs et fidèles doivent obéir en matière de foi, de mœurs, de discipline et de gouvernement146. Une autre définition portait sur l’infaillibilité du pape, quand il 143 H. J. Pottmeyer, Le rôle de la papauté au troisième millénaire. Une relecture de Vatican I et de Vatican II, Paris, Cerf, 2001. 144 Ibid, p. 28. 145 H. J. Pottmeyer cite, p. 49, Alexis de Tocqueville qui écrivait en 1856 : « Le pape fut plus excité par les fidèles à devenir le maître absolu de l’Église qu’ils ne le furent par lui à se soumettre à cette domination. L’attitude de Rome fut plus un effet qu’une cause ». 146 « Si donc quelqu’un dit que le pontife romain n’a qu’une charge d’inspection ou de direction et non un pouvoir plénier et suprême de juridiction sur toute l’Église, non seulement en ce qui touche à la foi et aux mœurs, mais encore en ce qui touche à la discipline et au gouvernement de l’Église répandue dans le monde entier, ou qu’il n’a que la part la plus importante et non pas la plénitude totale de ce pouvoir
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parle ex cathedra147. Ces définitions sont marquées par toute la réflexion du courant ultramontain, et, parce qu’elles ne précisent pas la part de responsabilité des évêques (rappelons que le concile fut interrompu en 1870 par la prise de Rome par les Italiens), elles permettaient une interprétation maximaliste de la primauté pontificale, au point que, pour certains, les conciles étaient désormais inutiles. Les textes préparés pour le concile ne sont pas exempts de cette tendance. Ainsi, le chapitre 8 du De Ecclesia, sur le Magistère de l’Église, porte-t-il : « Existit ergo in Ecclesia perenne et vivum magisterium, cui munus traditum est docendi cum auctoritate nomine Christi in rebus fidei et morum, quodque cum universam Ecclesiam docet infallibilitatis praerogativa decoratur »148, ce qui revient à étendre singulièrement l’infaillibilité pontificale, le fait d’enseigner à l’Église universelle n’étant pas une condition suffisante de cette infaillibilité149. Le Père de Lubac, s’il n’adressait pas au texte la critique de fond clairement donnée par le P. Ciappi (à savoir que le pape n’est infaillible quand il enseigne à l’Église universelle que s’il s’exprime comme pasteur et docteur de tous les fidèles), en montrait néanmoins les dangers : « Propositio sane vera, non autem satis determinata. Hoc modo dicendi posset aliquis abuti, concludens : “Si, ex ipso consensu Magisterii, tale documentum non est infallibile, ergo non docet
suprême ; ou que son pouvoir n’est pas ordinaire ni immédiat sur toutes et chacune des Églises comme sur tout et chacun des pasteurs et des fidèles : qu’il soit anathème ». Denzinger, 3064. 147 « C’est-à-dire lorsque remplissant sa charge de pasteur et de docteur de tous les chrétiens, il définit, en vertu de sa suprême autorité apostolique, qu’une doctrine en matière de foi ou de morale doit être tenue par toute l’Église, il jouit, en vertu de l’assistance divine qui lui a été promise en la personne de saint Pierre, de cette infaillibilité dont le divin Rédempteur a voulu que soit pourvue son Église lorsqu’elle définit la doctrine sur la foi ou la morale ; par conséquent, ces définitions du pontife romain sont irréformables par elles-mêmes et non en vertu du consentement de l’Église ». Denzinger 3074. Sur ce point, le concile Vatican II, dans la constitution dogmatique Lumen gentium, chapitre 3, § 25, dit : « Cette infaillibilité, dont le divin Rédempteur a voulu pourvoir son Église pour définir la doctrine concernant la foi et les mœurs, s’étend aussi loin que le dépôt lui-même de la Révélation divine à conserver saintement et à exposer fidèlement. De cette infaillibilité, le Pontife romain, chef du collège des évêques, jouit du fait même de sa charge quand, en tant que pasteur et docteur suprême de tous les fidèles, et chargé de confirmer ses frères dans la foi (cf. Lc, 22, 32), il proclame, par un acte définitif, un point de doctrine touchant la foi et les mœurs. C’est pourquoi les définitions qu’il prononce sont dites, à juste titre, irréformables par elles-mêmes, et non en vertu du consentement de l’Église, étant prononcées sous l’assistance du Saint-Esprit à lui promise en la personne de saint Pierre, n’ayant pas besoin, par conséquent, d’une approbation d’autrui, de même qu’elles ne peuvent comporter d’appel à un autre jugement. Alors, en effet, le Pontife romain ne prononce pas une sentence en tant que personne privée, mais il expose et défend la doctrine de la foi catholique, en tant qu’il est, à l’égard de l’Église universelle, le maître suprême en qui réside, à titre singulier, le charisme d’infaillibilité, qui est celui de l’Église elle-même. L’infaillibilité promise à l’Église réside aussi dans le corps des évêques quand il exerce son magistère suprême en union avec le successeur de Pierre. A ces définitions, l’assentiment de l’Église ne peut jamais faire défaut, étant donné l’action du même Esprit saint qui conserve et fait progresser le troupeau entier du Christ dans l’unité de la foi ». 148 « Il existe donc dans l’Église un magistère pérenne et vivant, dont la charge, qui a été transmise, est d’enseigner avec autorité au nom du Christ en matière de foi et de mœurs, et ce qu’il enseigne à l’Église universelle est revêtu du privilège de l’infaillibilité », fonds Philips, n°195. 149 On trouve ici une illustration de ce qu’écrivait le Père de Lubac dans ses Carnets, I, 12 mars 1962, p. 86 : « Dans cette sorte de théologie, les questions qui touchent au gouvernement de l’Église sont hypertrophiées. Elles intéressent au premier chef ; elles absorbent les forces d’un bataillon de canonistes, dont l’occupation principale semble être de forcer toujours un peu plus les formules juridiques secrétées par leurs prédécesseurs ».
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universam Ecclesiam, non valet pro universa Ecclesia »150. La proposition « quodque cum universam Ecclesiam docet infallibilitatis praerogativa decoratur »151 fut alors supprimée de la version présentée en Commission centrale152. La même exaltation du Magistère pontifical avait fait écrire dans le premier paragraphe du même chapitre, sur l’existence et la nature du Magistère authentique : « Hujus indefectibilis veritatis, principium et organum perpetuum constituit Dominus authenticum Ecclesiae magisterium… »153. C’est le mot principe qui posait problème. Comment le pape pourrait-il être la source de la vérité ? Cela relevait d’une interprétation maximaliste de Vatican I, qui tendait à faire de l’infaillibilité une inspiration, et à écarter un élément important de la doctrine traditionnelle, à savoir le consensus de l’Église, sans que celui-ci doive nécessairement s’exprimer formellement, n’ayant pas de nécessité juridique. Significative de ce point de vue une intervention du Père Dhanis en séance : « On sentait une crainte panique de diminuer en quelque chose la liberté souveraine du pape, soit par rapport au corps épiscopal (“subjective”) soit aussi par rapport à la tradition (“objective”). Ce dernier point fut longuement exposé par le P. Dhanis : le pape, dit-il, n’a nul besoin, pour définir un dogme, ni de consulter les évêques, ni d’interroger d’une manière quelconque la tradition. Il peut définir un dogme dont la tradition ne fournit aucun indice. Si le dogme est défini, on en devra conclure qu’il se trouvait implicitement contenu, quoique personne ne l’ait jamais soupçonné, dans l’Écriture »154. Le Père de Lubac avait écrit sur ce passage du texte préconciliaire que le mot « principe » s’appliquait davantage à l’Esprit saint, dont le Magistère est l’organe155, montrant mieux que le Magistère « reconnaît » la vérité, assure que telle définition est vraie, sans pour autant être la source même de cette vérité, ce qui pouvait, et le Père de Lubac y fait allusion, poser en outre de redoutables problèmes œcuméniques. Si le jésuite n’intervint pas en séance, les PP. Congar et Ciappi le firent, proposant les mots « regula » ou « norma » pour remplacer « principium ». Ils obtinrent seulement que le Magistère soit désigné par l’expression de « principium proximum »156 de la vérité, laissant entendre ainsi qu’existait un « principium remotum »157, l’Esprit Saint, qui n’était toutefois pas mentionné. Toujours dans le même esprit d’une compréhension moins maximaliste du Magistère pontifical, le P. de Lubac demandait que soit encore mieux expliquée la fameuse formule « ex sese non autem ex consensu Ecclesiae », qui précise que les définitions du pape sont irréformables par elles-mêmes, et non en vertu d’un accord de l’Église. La formule avait été fort critiquée ; Bismarck, dans une dépêche de 1872 aux gouvernements européens, était même allé jusqu’à écrire que le pape était devenu « un souverain absolu, et, en vertu de son infaillibilité, un souverain parfaitement 150 « Proposition vraiment saine, mais pas assez précise. Cette façon de parler pourrait être détournée, en concluant : “si de l’avis même du Magistère, tel document n’est pas infaillible, il n’enseigne donc pas l’Église universelle, il ne vaut pas pour l’Église universelle” », fonds Philips, n°195. 151 « Ce qu’il enseigne à l’Église universelle est revêtu du privilège de l’infaillibilité ». 152 AD, II, II, IV, p. 621. 153 « Le Seigneur a institué le magistère authentique de l’Église, principe et organe permanent de cette vérité indéfectible », Carnets, I, 6 mars 1962, p. 66-67. 154 Ibid, p. 68-69. 155 Ibid, p. 67. 156 « Principe le plus proche ». 157 « Principe éloigné ».
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absolu plus que n’importe quel monarque du monde »158. Elle pouvait même sembler rendre tout dialogue œcuménique impossible sur ce point. C’est d’ailleurs l’une des raisons qui poussaient le jésuite lyonnais à demander une explication plus ample de ces mots, qui ne dise pas seulement ce qu’ils signifient, mais aussi ce qu’ils ne signifient pas159, car « frequenter enim haec verba male intellecta fuerunt a theologis a-catholicis et ideo frequenter citantur ut ingens obstaculum ad unionem christianorum »160. On comprend ce que souhaite le Père de Lubac : que l’on explique que cette infaillibilité n’est ni absolue, ni séparée de l’Église, le pape s’exprimant comme chef de l’épiscopat, mais le texte, qui prenait soin de préciser que le pape n’exprimait pas une opinion personnelle, mais qu’il présentait la révélation divine en tant que docteur et pasteur de l’Église universelle, resta quasi inchangé. Là encore, la crainte de sembler toucher à l’autorité pontificale jouait à plein, comme le montrèrent les débats en séance161. Enfin, pour en terminer avec ce thème du Magistère, le Père de Lubac s’intéressa au rôle des théologiens dans leur collaboration avec le Magistère. C’était l’objet du 5e paragraphe du chapitre, sur la fonction et l’autorité des théologiens. Le texte disait : « Theologi, enim, cum a legitima auctoritate munus docendi accipiunt, non tamquam privatae personae suas exponunt doctrinas, sed tamquam organa et ipsi magisterii Ecclesiae, licet secundaria et subordinata »162. Cette assimilation des théologiens à de simples relais du Magistère fut encore défendue en séance par Mgr Piolanti ou le 158 Cité par H. J. Pottmeyer, Le rôle de la papauté…, op. cit., p. 83. Voir aussi Denzinger 3112-3117. 159 Fonds Philips, n°195, p. 5. 160 « Fréquemment en effet ces mots ont été mal compris par des théologiens non catholiques, et, à cause de cela, ils ont été fréquemment cités comme un obstacle immense pour l’union des chrétiens », ibid. 161 Cf. Carnets, I, 6 mars 1962, p. 68 : « Sur la fin de cette séance du matin, Mgr Hermaniuk, métropolite des Ruthènes en Amérique du Nord, a demandé la parole. Il a déploré le caractère unilatéral du chapitre sur le magistère, son souci exclusif d’exalter le pape seul, sa tendance à diminuer le concile, etc. Il a proposé un plan nouveau, plus équilibré, tenant mieux compte de la tradition, plus apte à montrer aux Orientaux la vraie doctrine catholique. Il a encore demandé, comme plusieurs autres l’avaient fait, que l’on précise que lorsque le pape définit une doctrine de foi, quoiqu’il le fasse “ex sese, etc.”, il parle néanmoins comme chef de l’épiscopat (“S. Pontifex loquitur ut caput corporis episcoporum, totius episcopatus ” [le Pontife parle comme chef du corps des évêques, de tout l’épiscopat]), etc. — Le Père Tromp lui a répondu : “Haec quae dicit Rev. V. sunt verissima quidem, sed prorsus periculosa” » [Ce qu’a dit le Révérendissime est certes très vrai, mais très dangereux]. On retrouve un écho de ce débat dans le journal de Mgr Hermaniuk (The Second Vatican Council diaries of Met. Maxim Hermaniuk, C. Ss . R. (1960-1965), édité par J. Z. Skira et K. Schelkens, Leuven, Peeters, 2012). Il écrit en effet, à la date du 6 mars 1962 : « At the end of the review of the Constitution De Magisterio Ecclesiae, I made a motion that the issue of the primacy and infallibility of the Roman Pope be presented in such a way that it would correspond more to the mentality of the Eastern Churches, namely : Subiectum infallibilitatis Ecclesiae est in Collegio Episcoporum sub auctoritate Romani Pontificis. Haec infallibilitas exerceatur duplici modo : 1. ordinarie – per magistrum auth. Ordinarium ; 2. extraordinarie : a) collegialiter – in concilio oecumenico ; b) principialiter – per Summum Pontificem ut caput collegii apostolici. The motion aroused great interest and lively discussion. The Leuven delegates and the Germans supported this proposal immediately. The French – Fr. Gagnebet, o.p. – was opposed, but for example Fr. Congar was in support. Cardinal Ottaviani delegated this matter to a sub-commission for further study. The Cardinal himself is very interested in this proposal. God grant that it pass ». 162 « Les théologiens, en effet, quand ils reçoivent de l’autorité légitime la charge d’enseigner, ne présentent pas leurs doctrines en tant que personnes privées, mais en tant qu’organes, secondaires et subordonnés, du magistère lui-même », fonds Philips, n°195, p. 17.
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c ardinal Ottaviani qui « demand[a] que le texte réprouve plus fortement les théologiens qui v[oulaient] se faire remarquer en inventant des nouveautés »163. Face à de telles affirmations, menaçant directement la recherche théologique, le Père de Lubac avait écrit que les mots du texte préconciliaire étaient imparfaits, « etenim, si ad rigorem et exclusive sumerentur, iam non appareret quomodo possibilis unquam fuisset ullus labor sicut fuit labor sancti Thomae multorumque aliorum theologorum, de quibus hodie specialiter gaudet Ecclesia »164. Les Pères Congar et Philippe de la Trinité avaient écrit des remarques convergentes, relayées en séance par le P. Ciappi et par Mgr Philips. Le texte fut bien modifié, en précisant que les théologiens, pour leur travail personnel, oeuvraient sous leur propre autorité, mais le texte restait le même sur le fond dans le cas où ils recevaient la tâche d’enseigner165. Un deuxième aspect important des remarques du Père de Lubac concerne une conception estimée trop juridique de l’Église, en ce qu’elle revendique surtout des droits, sans attention pour les conditions concrètes d’application de ces droits, et sans attention suffisante pour la nature même de l’Église. Dans ses Carnets, le Père de Lubac décrit le peu de cas que font bien des théologiens romains des conditions concrètes : Lorsqu’on leur demande de faire quelque attention à tel ou tel point des disciplines humaines, ils répondent avec superbe qu’ils procèdent doctrinalement, théologiquement, qu’ils prononcent dans l’absolu ; qu’ils n’ont pas à penser historiquement, ou sociologiquement, ou psychologiquement ; ils ne consentent pas à descendre dans le domaine du relatif. — Cela est bel et bon. Cela aurait quelque valeur, s’ils s’occupaient à approfondir le mystère de la foi. Mais en fait, sans cesse occupés d’agrandir le champ des “vérités” à imposer aux fidèles, ils touchent à des problèmes qui exigeraient de sérieuses connaissances scientifiques et des méthodes plus humaines166. On en trouve un bon exemple dans le chapitre 9 du De Ecclesia, consacré aux relations entre l’Église et l’État. Le texte disait : « Status catholicus aliorum cultuum publicas manifestationes temperare per se potest, et ne falsae doctrinae quibus homines a vero Deo veraque Ecclesia recedant propagentur impedire »167. Or, dans ses remarques, qui rejoignaient celles de l’abbé Laurentin, le Père de Lubac faisait état de ses réserves, car le texte pouvait se révéler dangereux : selon quel critère les États jugeraient-ils de la fausseté des doctrines ? Jusqu’où pourraient-ils aller pour empêcher la propagation de ces fausses doctrines ? Enfin, n’était-ce pas exposer les 163 Carnets, I, 6 mars 1962, p. 70. 164 « Et en effet, s’ils étaient pris en toute rigueur et de façon exclusive, on ne voit pas comment serait possible un quelconque travail comme le travail de saint Thomas et de nombreux autres théologiens, desquels l’Église se réjouit aujourd’hui spécialement », fonds Philips, n°195, p. 17. 165 Cf. fonds Philips, n°198. 166 Carnets, I, 12 mars 1962, p. 86. 167 « L’État catholique peut lui-même tempérer les manifestations publiques des autres cultes, et empêcher que les fausses doctrines, par lesquelles les hommes s’éloignent du vrai Dieu et de la véritable Église, ne se propagent », fonds Philips, n°217, p. 5. Cf. également Carnets, p. 64, en rajoutant « vero » devant Deo.
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c atholiques des pays où ils sont minoritaires à des mesures analogues168 ? On le voit, face à l’affirmation que l’erreur n’a pas de droits, et en voulant toujours réaffirmer ceux de l’Église, on s’exposait à de graves dangers pratiques. Le Père de Lubac obtint un changement, qui ne réglait toutefois pas tous les problèmes, et notamment ceux des conséquences possibles pour les catholiques minoritaires et de l’application d’un tel principe, puisque le texte disait : « et contra diffusionem falsarum doctrinarum quibus iudicio Ecclesiae salus aeterna in periculum vocatur, cives suos defendere »169. L’expression « iudicio Ecclesiae » devait donc servir de critère pour déterminer la fausseté des doctrines. Cette même propension à la revendication de droits avait orienté toute la rédaction du chapitre suivant, dont le titre est révélateur : le droit et le devoir de l’Église de prêcher l’Évangile. Le Père de Lubac remarquait que ce chapitre était plus juridique que dogmatique170, et méconnaissait même ce qu’était l’Église : prêcher l’Évangile est-il d’abord un droit ? « Valde autem mirum, ne dicam incongruum forsan apparebit multis hominibus, tam christianis quam a-christianis, ius Evangelium praedicandi sic positum ante munus et officium »171. Une fois encore, le Père de Lubac retrouvait les remarques de Congar, Laurentin, Kloppenburg mais aussi Kerrigan172. Celles-ci ne furent pas sans effet puisque les archives Philips173 permettent de constater les modifications apportées au texte initial. Le titre (le droit et le devoir de l’Église de prêcher l’Évangile à tous les peuples et sur toute la terre) devenait « la nécessité de prêcher l’Évangile… » Plusieurs fois dans le texte, le mot « ius » était barré au profit de « munus »174. La participation à l’Église de ses divers membres est un autre point d’attention du jésuite. Le même chapitre sur la prédication de l’Évangile portait : Sacerdotes vero tam saeculares quam regulares, religiosi et religiosae, fidelesque omnes a Sacra Hierarchia mandatum accipere possunt ut unusquisque suo modo adiutricem operam in adimplendo illo supremo Ecclesiae munere conferat. Religio et caritas insuper omnes catholicos urgent ut, Deo grati pro pretiosissimo fidei dono accepto, numquam aliquam opportunitatem praetermittant illud cum aliis communicandi…175. 168 Fonds Philips, n°219, ou Carnets, I, 5 mars 1962, p. 64-65. 169 « Et protéger ses citoyens contre la diffusion des fausses doctrines par lesquelles, d’après le jugement de l’Église, le salut éternel est mis en danger », ibid. Voir aussi AD, II, III, 1, p. 179. 170 Fonds Philips, n°225, p. 2. 171 « Il semblera peut-être très étrange, pour ne pas dire incongru, auprès de nombreux hommes, tant chrétiens que non chrétiens, que le droit de prêcher l’Évangile soit placé avant la charge et le devoir de prêcher », fonds Philips, n°225, p. 2. 172 Alexander Kerrigan (1911-1986), o.f. m. irlandais, ordonné en 1934. Exégète, consulteur de la commission biblique pontificale, il enseigne à l’Antonianum. Consulteur de la commission théologique préparatoire, il est nommé expert en 1962 173 Fonds Philips, n°223. 174 Voir également Carnets, I, 10 mars 1962, p. 78. 175 « Les prêtres, en effet, tant séculiers que réguliers, les religieux et les religieuses, et tous les fidèles peuvent recevoir un mandat de la hiérarchie, de telle sorte que chacun, à sa façon, contribue à la réalisation de cette charge suprême de l’Église. De plus, la religion et l’amour pressent tous les catholiques, pour que, reconnaissants à Dieu du très précieux don de la foi reçu, ils ne laissent passer aucune occasion de le communiquer aux autres », fonds Philips, n°223, p. 3.
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Le Père de Lubac fit remarquer que « non satis clara est distinctio inter illa pro quibus sacerdotes, religiosi et fideles “mandatum accipere possunt” et illa quibus omnes christiani ex “religione et caritate” tenentur »176. Cette question du mandat de la hiérarchie n’est pas sans rappeler d’importants débats. Certes, cela peut être une allusion à la question du mandat des mouvements d’Action catholique, car l’épiscopat français avait revendiqué le fait qu’ils menaient un apostolat sous le contrôle de la hiérarchie, ce qui fut encore rappelé par une note de l’Assemblée des cardinaux et archevêques de mars 1955177. Les membres des mouvements, eux, y virent davantage la volonté de les contrôler. Toutefois, on peut penser que le Père de Lubac se réfère aussi à ce qu’il avait personnellement vécu durant la deuxième guerre mondiale, quand, impliqué dans la résistance spirituelle, il avait dû faire face, avec d’autres, aux accusations de Mgr Piguet (Clermont)178 et d’autres prélats179, contre les théologiens sans mandat, qui diffusaient, dans les Cahiers du Témoignage chrétien ou d’autres feuilles, les principes d’une résistance spirituelle. Le problème est bien, en effet, que des chrétiens, mus par la religion et la charité, pour reprendre les mots du texte préconciliaire, agissent sans mandat de la hiérarchie, parce que celle-ci peut se fourvoyer et qu’alors le « silence serait un reniement »180. Un texte non daté du Père de Lubac sur la question du théologien sans mandat fait directement écho à cette problématique : Un théologien sans mandat est un théologien mandaté comme théologien, et qui n’attend pas pour exercer son mandat, c’est-à-dire pour parler en théologien, un mandat qui lui dicte ce qu’il a à dire. C’est un théologien qui pense que le mandat général qu’il a reçu de l’Église lui fait un devoir de parler en certaines circonstances. (…) C’est un théologien qui ne recule pas devant sa responsabilité propre de théologien, pour se transformer en porte-parole simplement de tel ou tel membre ou de telle ou telle fraction de la hiérarchie. C’est un théologien qui n’abandonne 176 « La distinction entre les choses pour lesquelles les prêtres, les religieux et les fidèles “peuvent recevoir un mandat” et celles pour lesquelles tous les chrétiens sont tenus “par la religion et la charité” n’est pas assez claire ». Fonds Philips, n°225, p. 3. 177 « L’assemblée des cardinaux et archevêques confirme et complète sa note de 1945, qui définissait la nature du mandat, sa valeur, ses effets. (…) Par le mandat, l’action du mouvement se trouve organiquement reliée à la hiérarchie, associée officiellement à l’apostolat hiérarchique : elle devient une activité de l’Église elle-même. Par ce lien, c’est l’Église qui étend son influence à un milieu déterminé, et y remplit sa mission d’évangélisation », cité in J. Prévotat, Etre chrétien en France au xxe siècle, Paris, Seuil, 1998, p. 139. 178 « Ce qui est plus étrange encore, c’est que de prétendus théologiens et juristes anonymes, sans mandat, sans responsabilité osent donner au nom de leurs principes des consultations circulantes différentes des directions des évêques. Voilà qui situe l’absence de toute autorité de pareils avis dissidents, par ailleurs si pauvres en théologie et en rupture avec le bon sens », La Semaine religieuse de Clermont, 3 juillet 1943, cité in J. L. Clément, Les évêques au temps de Vichy : loyalisme sans inféodation. Les relations entre l’Église et l’État de 1940 à 1944, Paris, Beauchesne, 1999, p. 227. 179 En 1943, l’Assemblée des cardinaux et archevêques rédigea une note fustigeant « un certain nombre de papiers, souvent anonymes, rédigés par des personnes sans responsabilité ni mandat », et estimant que « les consciences françaises sont orientées vers des attitudes de jugement personnel et d’indépendance d’où ne peuvent sortir que la division des esprits et l’anarchie », ibid. 180 H. de Lubac, « Le scandale de la vérité », article du troisième Courrier du Témoignage chrétien, cité in Résistance chrétienne au nazisme, op. cit., p. 414.
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pas son rôle d’interprète privé de l’Église universelle pour se faire l’apologiste doctrinal de telle ou telle position de circonstance181. Ainsi, le texte de la commission pouvait-il rappeler au P. de Lubac d’âpres débats, mais sa remarque resta sans suite. Parmi les membres de l’Église, le schéma consacrait un chapitre aux laïcs, rédigé par Mgr Philips. Ce chapitre ne suscite qu’une seule remarque du P. de Lubac, sur le point de savoir s’il existe une autonomie des laïcs en matière temporelle. Le chapitre disait : « Ex una parte laici infaustam permixtionem religionis cum rebus mere civilibus sedulo vitabunt ; et ex altera parte totali separationi vel immo oppositioni societatis terrenae erga Deum Eiusque Ecclesiam legitime adversabuntur, memores etiam res profanas Dei legibus subesse »182. Le Père de Lubac proposait une précision, à savoir que, à la fin du passage, « res profanas » soit remplacé par « omnem activitatem humanam »183 pour la raison suivante : « res profana, ut profana, vel ut mere temporalis, non regitur ab Ecclesia. Nulla autem est activitas humana, nec privata nec publica, quae dici debeat exclusive profana, ita ut non subsit legibus Dei, et, saltem sub aliquo aspectu, iudicio Ecclesiae »184. On ne peut guère comprendre l’importance de cette remarque sans se référer au débat du début des années 1930 entre le Père de Lubac et Charles Journet sur les interventions de l’Église dans l’ordre temporel. Le danger serait en effet de laisser penser que l’Église a un pouvoir sur le temporel185, et, ainsi, de temporaliser la puissance spirituelle. Le Père de Lubac réagissait à un ouvrage de Ch. Journet, La Juridition de l’Église sur la Cité, dans lequel il écrivait que « l’Église peut, lorsque le salut des peuples l’exige, déposer les princes, les déposséder de leur souveraineté politique ». Or, pour le Père de Lubac, de telles revendications ne font que susciter l’hostilité à l’égard de l’Église, et, surtout, méconnaissent la nature de l’autorité de l’Église, qui est toute spirituelle. Mgr Philips n’aurait sans doute pas souscrit à ce qu’écrivait Ch. Journet, mais sa formulation était ambiguë en ce qu’elle offrait la possibilité, uniquement dans le dernier passage il est vrai, d’une interprétation maximaliste : l’autorité de l’Église pourrait s’appliquer sur tout le temporel. Le jésuite lyonnais souhaite alors, non pas restreindre l’autorité de l’Église, mais mieux montrer que l’Église a un pouvoir en matière temporelle, « pouvoir sur le spirituel, mais sur tout le spirituel, où qu’il soit, en quelque affaire humaine qu’il se trouve engagé »186, évitant ainsi la possible dérive d’une temporalisation de l’autorité de l’Église, puisque l’Église ne s’intéresse au temporel que dans 181 « Qu’est-ce qu’un “théologien sans mandat” ? », note d’une page, s. d., Vanves, boîte 9. 182 « D’une part, les laïcs éviteront soigneusement la confusion de la religion avec les choses purement civiles, et, d’autre part, ils s’opposeront légitimement à une séparation totale, ou même à une opposition de la société terrestre à l’égard de Dieu et de son Église, se rappelant que même les choses profanes sont soumises aux lois de Dieu », fonds Philips, n°182, § 7. 183 « Toute activité humaine », fonds Philips, n°184, p. 15. 184 « La chose profane, en tant que profane, ou en tant que purement temporelle, n’est pas gouvernée par l’Église. Mais il n’y a aucune activité humaine, ni privée, ni publique, qui doive être dite exclusivement profane, de telle sorte qu’elle ne soit pas soumise aux lois de Dieu, et, du moins sous un certain aspect, au jugement de l’Église », ibid. 185 Nous reprenons ici la distinction faite par le Père de Lubac dans son article de 1932 dans la Revue des sciences religieuses sur « Le pouvoir de l’Église en matière temporelle », p. 329-354, repris dans Théologies d’occasion. 186 Ibid, p. 239.
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la mesure où le spirituel est engagé. Les archives de Mgr Philips montrent d’ailleurs qu’il approuva la remarque187, et le texte fut modifié en conséquence, le passage en question devenant « memores omnem activitatem humanam etiam in re profana Dei legibus subesse »188. L’œcuménisme retint également l’attention de Henri de Lubac, et il se montra soucieux d’éviter les formules blessantes. Ainsi, le chapitre sur l’œcuménisme disait : « Ecclesia, sciens christianos dissidentes – licet contra eorum intimam intentionem, quatenus voluntatem Christi sese sincere adimplere satagunt – manifestationi unici signi in nationibus elevati de facto obstare… »189. Pour le Père de Lubac, si l’on pouvait dire que la division elle-même empêchait la manifestation de l’unité, on ne pouvait en dire autant des chrétiens190. La modification du texte alla dans le sens souhaité par le Père de Lubac : « Ecclesia, porro sciens christianos dissidentes multis mediis salutis reapse privari, eorumque separatione manifestationem unitatis signi in nationes levati re obscurari… »191. Cela n’empêchait d’ailleurs pas que l’orientation du texte reste celle d’un retour au bercail. Dans le même chapitre, retrouvant des remarques de Laurentin, Jouassard, Dubois, Betti, le Père de Lubac s’élève contre une autre formulation : « In eorum communitatibus enim elementa seu ut aiunt “vestigia Ecclesiae” exsistunt, ut sunt Sacra Scriptura et Sacramenta »192. L’expression « vestigia Ecclesiae » est classique pour désigner ce qui subsiste de la vraie Église dans les autres Églises (Calvin l’utilise aussi à l’égard de l’Église catholique), mais le Père de Lubac ne la trouvait pas heureuse pour désigner des choses aussi importantes que l’Écriture et les sacrements. Le mot fut supprimé193. Enfin, le chapitre sur la Vierge avait, lui aussi, des liens avec l’œcuménisme. La dévotion mariale avait connu un important essor depuis le xixe siècle. Le premier novembre 1950, Pie XII avait proclamé le dogme de l’Assomption. De nombreuses manifestations célébraient alors la Vierge : le centenaire du dogme de l’Immaculée Conception, en 1954, celui des apparitions de Lourdes, en 1958… Certains mariologues souhaitaient pousser les privilèges de la Vierge en la définissant comme Mediatrix. Le Père de Lubac, qui trouvait que le chapitre consacré à la Vierge dans le schéma était davantage un chapitre sur la Vierge que sur ses relations avec l’Église, ce à quoi on s’attendait pourtant dans un schéma sur l’Église, souhaitait également que soit rappelé le fait que le Christ est unique médiateur, ce qui avait de fortes répercussions œcuméniques. En effet, si le Christ est unique médiateur, comme l’avait 187 En marge de la remarque du Père de Lubac, on trouve la mention manuscrite « placet », cf. pièce 184, p. 15. 188 « Se rappelant que toute activité humaine, même en matière profane, est soumise aux lois de Dieu », fonds Philips, n°189, p. 10. 189 « L’Église, sachant que les chrétiens dissidents, – bien que cela soit contre leur intention intérieure, dans la mesure où ils s’efforcent d’accomplir sincèrement par eux-mêmes la volonté du Christ – empêchent de fait qu’un signe unique s’élève parmi les nations… », fonds Philips, n°238, p. 2. 190 Fonds Philips, n°239, p. 7. 191 « L’Église, sachant en outre que les chrétiens dissidents sont réellement privés de nombreux moyens de salut, et que la manifestation du signe de l’unité, élevé parmi les nations, est masquée par leur séparation… », fonds Philips, n°240. 192 « Dans leurs communautés en effet existent des éléments ou comme on dit des “vestiges de l’Église”, comme le sont l’Écriture sainte et les Sacrements », fonds Philips, n°238. 193 Fonds Philips, n°240.
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rappelé Léon XIII, en précisant dans son encyclique Fidentem piumque (1896) que Marie est « médiatrice auprès du médiateur », soulignant ainsi son rôle subordonné et non parallèle194, cette médiation de la Vierge n’en posait pas moins toujours de nombreuses questions. Du reste, la Commission centrale préparatoire avait demandé que, dans la profession de foi, soit ajoutée au sujet du Christ médiateur la mention « Iesus Christus unicus mediator »195. Le texte proposé par le P. Balić dans le schéma sur l’Église stipulait : « intercedens per Christum pro nobis »196, mais la formule semblait ambiguë, le problème étant toujours de ne pas faire de la Vierge une autre voie de médiation que celle du Christ, d’où la proposition de plusieurs formules de rechange, comme « virtute Christi intercedit »197. Le débat portait aussi sur la notion de corédemption, c’est-à-dire l’attribution à Marie d’un rôle éminent dans l’œuvre du salut, une coopération au salut refusée par les protestants et risquant, là encore, d’obscurcir l’unicité du Christ. Le P. Balić, lui, estimait que l’affirmation de la corédemption allait dans le sens de Pie XII : « Pius XII non adhibuit vocem, sed certo tenet rem. Non dixit “corredentrix” sed “socia Christi generosa in Redemptione”, quod est idem »198. Le P. Balić, chargé au départ d’un chapitre sur la Vierge devant s’intégrer au schéma De Ecclesia, parvint à en faire un schéma séparé, et, pour l’étudier, on sait que le Père de Lubac participa, le 9 mars 1962, à une réunion chez les Franciscains. Le bilan de la réunion était pour le moins contrasté. En effet, si l’abbé Laurentin en était plutôt satisfait, puisqu’il écrivait : « Balić qui a assurément progressé dans la compréhension du problème œcuménique depuis un an, manifesta des orientations qui, le plus souvent, facilitèrent une issue satisfaisante à tous égards »199, le Père de Lubac, lui, n’était pas du tout de cet avis : Maintenant, son [celui de Balić] objectif explicite est de prévenir les objections des Protestants, dans une intention “oecuménique”. Mais le but véritable paraît autre. En effet, Balić est chaudement approuvé par les mariologues les plus anti-œcuméniques qui soient. Avec son consentement joyeux, ceux-ci insisteront, pendant une séance de plus de trois heures, pour renforcer son texte200. Enfin, plus brièvement, signalons que le Père de Lubac, n’oubliant pas sa condition de jésuite, s’intéressa au chapitre sur les états de perfection évangélique à acquérir201 (entendons la vie religieuse), pour défendre cet état de vie contre les critiques. 194 M. Jourjon, B. Meunier, « Marie », Dictionnaire critique de théologie, p. 707-715. 195 « Jésus Christ, unique médiateur », ASV, 749, 220, cité par C. M. Antonelli, Il dibattito su Maria nel Concilio Vaticano II, op. cit., p. 183-185. 196 « Intercédant pour nous par le Christ ». 197 « Intercède en vertu du Christ ». 198 Ibid, p. 81. « Pie XII n’a pas employé le mot, mais tient certainement la chose. Il n’a pas dit “corédemptice” mais “associée généreuse du Christ dans la Rédemption”, ce qui est la même chose ». 199 Ibid. 200 Carnets, I, 9 mars 1962, p. 76. 201 On signifie par là que la pauvreté, la chasteté et l’obéissance sont « autant de moyens stables de se disposer efficacement à cette perfection de la charité qui est la seule perfection au sens strict ». L’épiscopat, lui, est dit état de perfection acquise (acquisita) « en ce sens qu’il exige de celui qui y est appelé, pour qu’il soit en mesure de s’acquitter dignement de sa tâche de mener les autres à la
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Il apporte, en effet, selon le Père de Lubac, une aide spirituelle à toute l’Église, ce qui contredit les accusations assez répandues, même chez les prêtres, de la faible utilité de la vie religieuse, ou sa conception comme un clergé spécialisé202. Le Père de Lubac conservait toutefois le sens de la mesure et comprenait mal pourquoi le schéma qualifiait d’inexcusable le fait d’enseigner que l’état de religieux empêche ou amoindrit la formation de la personnalité203. S’il condamnait cette erreur, il se demandait pourquoi cette erreur serait plus inexcusable que tant d’autres, et il retrouvait là les remarques de l’abbé Laurentin. Le mot fut d’ailleurs ôté dans le texte présenté en commission centrale204.
III. Quel bilan pour l’activité du Père de Lubac ? A. L’influence au sein de la commission théologique préparatoire Ainsi, l’influence du Père de Lubac est-elle modeste. Ses remarques, qui se montrent soucieuses de respecter le Mystère chrétien, d’affirmer l’originalité du Christ, de montrer le rôle des différents membres de l’Église, d’adopter un ton qui ne soit pas seulement juridique, et de ne pas s’abstraire des réalités actuelles, comme si l’Église pouvait ne pas tenir compte de son temps, ont certes parfois été suivies d’effet. Il n’était d’ailleurs pas le seul à les proposer, et ses remarques rejoignaient celles d’un Congar ou d’un Laurentin. Lui-même, dans le dossier inédit intitulé « Mes relations avec les papes »205, notait avoir « obtenu quelques petits succès dans [s]es interventions, mais aussi, plus fréquemment, des échecs »206. Toutefois, il est patent que, si le rôle du Père de Lubac ne fut pas nul, il ne put qu’infléchir légèrement quelques textes, dont l’orientation fondamentale restait, le plus souvent, marquée par la volonté de résumer les thèses traditionnellement enseignées, en s’appuyant surtout sur le Magistère pontifical le plus récent. Le Père Congar résume bien le problème en écrivant : Mais cette commission théologique a travaillé entièrement dans le climat du “Saint-Office” et avec, pour consigne, de faire une sorte de somme de l’enseignement pontifical depuis Pie IX, les références étant entièrement aux encycliques et discours pontificaux. Le terrible, c’est qu’on n’y peut rien ou, si l’on y peut un tout petit quelque chose, ce ne peut être qu’une ajoute ou une correction de détail ; mais c’est TOUT, et a principio, qui eût dû être conçu autrement207. De fait, c’est un abîme qui sépare ceux qui souhaitent une présentation positive de la foi chrétienne, qui puisse avoir prise sur les hommes du temps, en se fondant p erfection, que lui-même en soit suffisamment rapproché », cf. L. Bouyer, « Perfection », Dictionnaire théologique, p. 271. 202 Fonds Philips, n°151, p. 1. 203 Ibid, p. 9. 204 Fonds Philips, n°153. 205 CAECL, le dossier est écrit entre 1983 et 1985. 206 Dossier 8 : « Un rebondissement manqué (1960-1962) ». 207 Y. Congar, Mon Journal, I, 5 mars 1962, p. 88-89. « Au commencement ».
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sur un ressourcement notamment biblique et patristique, de ceux qui se cantonnent à la reproduction de thèses élaborées dans les écoles. Or, ce sont ces derniers, autour du P. Tromp (qui voulait toutefois que l’on n’assimile pas Saint-Office et commission théologique préparatoire), et du cardinal Ottaviani, qui jouissaient de la plus grande autorité, et pouvaient ainsi mieux faire accepter leurs thèses : Les théologiens qui s’imposent dans nos travaux, qui mettent leur marque sur les textes, qui sont soutenus par le président, qui ne laissent aux autres que le droit à quelques timides corrections de détail, — n’ont aucune méthode dans la conduite de leur pensée208, jugeait ainsi sévèrement le Père de Lubac. Les Carnets sont d’ailleurs pleins de références à l’intimidation suscitée par quelques grands professeurs romains. Le jésuite mentionne ainsi des membres « qui osent parler »209 ; quand Mgr Philips intervient pour défendre la recherche théologique, il le fait « avec un certain courage »210, alors que « ceux-là mêmes qui [le] poussent [à intervenir] se gardent bien de rien dire »211, face au cardinal Ottaviani qui « intimide »212, et à des Romains qui « sans même le vouloir (du moins pas toujours) font peur »213, rendant « très difficile une discussion franche ; ils sont “chez eux”, ils se comprennent entre eux, même lorsqu’ils se disputent »214. Henri de Lubac se montrerait-il timoré ? Il est clair que son tempérament était moins flamboyant que celui du Père Congar215, et que les suspicions persistantes sur son orthodoxie n’étaient pas pour le rassurer, ni pour favoriser son influence. Il s’en désola notamment quand il s’employa à défendre le Père Teilhard de Chardin, et qu’il remarquait qu’« aucun [des membres] ne serait prêt à m’accorder la foi que chacun accorde au rapporteur, alors que celui-ci n’a pas cité un seul texte et que j’en ai cité plusieurs qui contredisent l’avis du rapporteur »216. Pourtant, et c’est pour cela que le mot timoré est excessif, Henri de Lubac entend défendre ses convictions, et ne se prive pas de critiquer les schémas, en restant prudent toutefois. Il est, en effet, frappant de constater que ses remarques commencent souvent par affirmer qu’il ne veut pas contredire la doctrine présentée, que celle-ci est très vraie… Bien sûr, ces mots peuvent avoir un rôle de captatio benevolentiae, mais il n’en reste pas moins que le Père de L ubac, profondément
208 Carnets, I, 29 septembre 1961, p. 53. 209 Ibid, 27 septembre 1961, p. 46, c’est nous qui soulignons. 210 Ibid, 6 mars 1962, p. 70. 211 Ibid, 5 mars 1962, p. 66. 212 Ibid, 19 et 20 septembre 1961, p. 36. 213 Ibid, 12 mars 1962, p. 87. 214 Ibid. 215 A titre d’exemple, celui-ci, apprenant par le Père de Lubac qu’une réunion plénière de la commission s’était tenue en février 1961 sans qu’il le sache (il n’y avait pas été convié car il n’avait pas eu à rédiger un votum pour cette session), en fut « un peu excité » et écrivit aux PP. Gagnebet et Tromp pour s’étonner de n’être tenu au courant de rien, et pour poser des questions. En retour, il reçut les papiers de la sous-commission De Ecclesia ainsi que la demande de deux vota, sur les membres de l’Église et sur les évêques, cf. lettre d’Y. Congar à Henri de Lubac, 2 avril 1961, CAECL. 216 Carnets, I, 26 septembre 1961, p. 42.
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meurtri par les événements de 1950217, reste toujours très mesuré. Ainsi, quand René Laurentin s’interroge sur la légitimité de la réunion du 9 mars 1962 sur la Vierge, il ne se dit soutenu que « modestement »218 par le Père de Lubac, alors même que ses Carnets montrent qu’il partage entièrement les réserves de l’abbé Laurentin. Qu’on ne réduise pas, toutefois, Henri de Lubac à la figure d’un homme si meurtri qu’il pensait toute initiative inutile. Il est intervenu à plusieurs reprises, on l’a vu, sur des points qu’il jugeait fondamentaux. Il est certain qu’il n’incarna pas un contrepoint, constamment actif, aux positions dominantes dans la Commission théologique, par tempérament peut-être, par réalisme sans doute, mais on ne voit pas non plus d’autres hommes dans sa situation prendre cette posture. Ainsi, même si Y. Congar intervint davantage lors de cette phase préparatoire, la lecture de leurs deux journaux ne permet pas de parler de deux comportements totalement dissemblables. L’organisation même du travail s’imposait en grande partie à eux. En outre, la santé du Père de Lubac pouvait le handicaper. Ainsi le Père Gagnebet regrettait-il qu’elle l’ait empêché de rédiger un votum sur le thème des membres de l’Église219. Bien sûr, reste une autre influence possible sur la commission : une influence indirecte, par les livres et articles que le Père de Lubac avait publiés et dont certains étaient très connus, notamment pour avoir été très discutés. Pourtant, et cela n’est pas très étonnant étant donné la tournure d’esprit dominante de la commission, nous serions bien en peine, après la lecture des schémas préparatoires, de discerner une influence des œuvres du jésuite. Peut-on alors aller jusqu’à dire du Père de Lubac qu’il « faisai[t] surtout figure d’otage, parfois même d’accusé »220, comme il l’écrivit lui-même bien plus tard ? Nous avons déjà dit que Henri de Lubac estimait que son rôle en commission était largement entravé par son fonctionnement. Il n’est qu’à lire les lettres qu’il écrit à cette époque pour mesurer le peu de cas qu’il fait de sa participation à la commission. En mai 1961 il écrit ainsi, qu’à la commission, « on n’éprouve d’ailleurs, vous pouvez vous en douter, aucun besoin particulier de [s]es lumières »221 et, en février 62, il écrit à Mgr de Solages qu’il lui céderait volontiers sa place à la commission222. La phrase du Mémoire sur l’occasion de mes écrits va toutefois bien plus loin. Qu’il ait été en situation d’accusé, il n’est pas excessif de le dire, si l’on précise d’emblée que bien peu de personnes pouvaient s’en rendre compte, le P. Tromp le niant lui-même dans son journal, et que l’on ne sait pas du tout quel usage le P. Dhanis entendait faire d’un texte dont seuls les initiés pouvaient déceler les antécédents. Fut-il en situation d’otage ? Le mot est trop fort. Certes, des propos du président de la commission, le cardinal Ottaviani, pourraient le laisser penser. En effet, lors de la présentation 217 Xavier Tilliette, s. j. écrit ainsi : « Même bien après sa complète réhabilitation – sanctionnée par sa nomination au Concile et à la Commission théologique, puis par l’élévation au cardinalat en 1983 -, cette épreuve revenait encore le hanter et le tourmenter dans ses songes fiévreux, sur son lit de malade », France catholique n°2320, 13 septembre 1991, p. 23. 218 C. Antonelli, Il dibattito su Maria…, op. cit., p. 166. 219 Lettre du P. Gagnebet au Père de Lubac, 24 mai 1961. Le Père de Lubac écrivait aussi au Père Fessard le 18 janvier 1962 : « Tout cela au milieu d’otites et autres petits maux, si bien que je suis à bout de forces ». 220 MOÉ, p. 118. 221 Lettre au Père Bernard de Guibert, 24 mai 1961, CAECL. 222 Lettre du 9 février 1962, CAECL.
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du De deposito fidei à la Commission centrale, le 20 janvier 1962, le cardinal fait mention d’une contribution du Père de Lubac, en citant explicitement son auteur, sur la connaissance de Dieu. Sa formulation peut surprendre. Il dit en effet que les membres de la commission furent « attentis etiam animadversionibus aliorum membrorum Commissionis theologicae necnon voto” circa cognoscibilitatem Dei via causalitatis “exhibito a Rev. P. H. de Lubac, S.I, consultore eiusdem commissionis »223 . Pourquoi citer Henri de Lubac alors que les autres membres sont rejetés dans l’anonymat des « aliorum membrorum », sinon pour montrer que la commission théologique ne fut pas la chasse gardée du Saint-Office, et que les contributions, venues d’horizons très divers, furent examinées avec soin ? D’ailleurs, le cardinal ne manque pas de justifier les sujets traités, en indiquant qu’ils répondent certes parfois au Votum du Saint-Office, mais toujours aussi aux Vota des Pères. Au cas d’ailleurs où ces allusions n’étaient pas suffisamment explicites, le cardinal enfonça le clou, en expliquant pourquoi il avait cité Henri de Lubac, ainsi qu’un autre jésuite, le P. Marcozzi : « Sed non mirabitur quisquis quia ego feci etiam duo nomina, potuissem multa alia nomina facere hominum vere peritorum, sed ideo posui ut videatur, Commissionem Doctrinalem sibi adlegisse viros qui non sunt certe considerandi ut tenebrosi, sicut generatim describitur S. Officium »224. Si Henri de Lubac est nommé, c’est bien parce qu’il apparaît comme le symbole d’un « non aligné » sur le Saint-Office. On ne peut alors nier, quand on sait ce que sont devenues les propositions de son votum, qu’il serve, en cette occasion, de gage donné à « l’adversaire ». Néanmoins, nous avons vu que Henri de Lubac put, lors de la phase préparatoire, exercer une légère influence, ce qui empêche de le considérer véritablement comme un otage. Henri de Lubac put-il bénéficier d’une influence plus large hors de la commission, débarrassé de ses entraves ?
B. L’influence hors des réunions de la commission Il est certain que le travail se poursuivait hors des réunions des commissions. Il fallait, en effet, lire les textes à étudier dans les prochaines séances, proposer des remarques éventuellement. Pour cela, une documentation est nécessaire, ainsi que, souvent, l’avis d’autres membres ou consulteurs de la commission. Pourtant, ce travail ne pouvait faire l’objet d’une large publicité, étant donné le secret juré. Celuici empêchait, de fait, qu’existât hors des séances un véritable débat sur les travaux en préparation. Les journalistes se plaignaient beaucoup de ce manque d’informations, mais, on imagine de toute façon très mal le Père de Lubac étaler sur la place publique les divergences de la commission. Ainsi l’influence au dehors est-elle cadenassée par le secret juré. Henri de Lubac s’y plia rigoureusement. On l’a vu pour le journal, c’était également le cas lorsqu’il rencontrait des hommes qui n’étaient pas
223 « Attentifs également aux remarques des autres membres de la commission théologique, et au votum sur la connaissance de Dieu par la voie de la causalité, présenté par le Révérend Père Henri de Lubac, s.j., consulteur de cette même commission ». AD, II, II, 2, p. 309. 224 « Mais on ne s’étonnera pas des raisons pour lesquelles j’ai cité deux noms, j’aurais pu citer de nombreux autres noms d’hommes très compétents, mais je les ai mis en évidence pour que l’on voie que la commission doctrinale s’est adjoint des hommes qui ne sont, de façon certaine, pas à considérer comme des « obscurantistes », comme on décrit souvent le Saint-Office », ibid.
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de la commission225. Hors de la commission, pouvaient toutefois se tenir de petits conciliabules entre membres et consulteurs, mais on ne voit pas un groupe de travail s’organiser véritablement. Membres et consulteurs pouvaient déplorer tel ou tel aspect, mais s’en tenaient à des initiatives individuelles le plus souvent, ou ne fédérant que quelques personnes, autour d’une remarque écrite par exemple, qui ne peut, de toute façon, modifier l’orientation d’ensemble d’un texte, mais seulement espérer changer quelques mots. On peut ainsi être étonné, à la lecture des Carnets, de constater le peu de contacts du Père de Lubac avec les membres ou les consulteurs de la commission, hors des séances. Bien sûr, ces hommes ne se connaissaient pas tous avant d’arriver à Rome, mais le Père de Lubac n’arrivait pas tout de même en terre totalement inconnue. Deux de ses collègues de Lyon avaient par exemple été nommés consulteurs : G. Jouassard, qui était le doyen de la faculté de théologie, et qui a envoyé des remarques sur les textes, et A. Bride, doyen de la faculté de droit canonique. Pourtant, aucun contact apparent entre ces Lyonnais. Il est vrai que, peu de temps avant cette phase préparatoire, Mgr Jouassard et le Père de Lubac s’étaient échangé des lettres un peu vives, comme nous l’avons vu. Henri de Lubac n’était toutefois pas complètement isolé des autres membres et consulteurs. Il est en relations avec le P. Congar et l’abbé Laurentin, sans qu’il s’agisse d’une véritable équipe de travail. Hors des commissions, il échangeait surtout avec des hommes qui, comme lui, déploraient la domination de la mouvance du Saint-Office. Il s’agit par exemple du Père Philippe de la Trinité, ancien élève du Père de Lubac à Mongré, avec lequel il s’entretint à plusieurs reprises du mode de fonctionnement de la commission226. De même avec l’abbé Philippe Delhaye, professeur aux Facultés 225 Henri de Lubac écrit par exemple : « A 18 heures, au Collegio Bellarmino, je vais voir le P. René Arnou. Il est très accueillant et paraît fort intéressé par les nouvelles que je lui donne. Je ne lui dis cependant que ce qui est extra-conciliaire, pour ne pas manquer au secret promis sur le travail de la commission », Carnets, I, 1er octobre 1961, p. 58. 226 Cela pourrait étonner, puisque l’on se souvient que le Père Philippe de la Trinité est l’auteur présumé de l’article de L’Osservatore romano commentant le Monitum au sujet de Teilhard. Pourtant, le Père de Lubac, dans ses Carnets, mentionne à plusieurs reprises les critiques du Père Philippe de la Trinité à l’égard des textes de la commission et de son fonctionnement. A la date du 1er octobre 1961, lit-on ainsi (Carnets, I, p. 58) : « Dans l’après-midi de ce dimanche, visite du P. Philippe de la Trinité. Il me parle de la commission théologique, dont il a remarqué certaines tendances unilatérales ; il se propose de rédiger à ce sujet une série d’observations. » Encore le 6 mars 1962 (page 71) : « Plusieurs fois, le P. Philippe de la Trinité s’est trouvé à côté de moi. Il ne s’est pas gêné pour me dire son sentiment, fort critique, sur certains textes et certaines discussions. Mais quelles sont au juste ses positions et ses directions de pensée, je ne le vois pas ». En réalité, le Père Philippe de la Trinité, s’il était très opposé au Père Teilhard, ne l’était pas au Père de Lubac, et ce dernier le savait. Les deux hommes s’étaient rencontrés à Rome en 1958, et le Père de Lubac relata leur conversation dans un rapport à son Provincial, daté du 27 juin 1959 (CAECL, pièce 72543) : « Il a passé en revue, avec précision, chacun de mes écrits condamnés par la Compagnie ; il m’a demandé les raisons de ces mesures, en me disant qu’il n’en voyait, lui, aucune. Il a même fait devant moi l’apologie complète (au point de vue de l’orthodoxie) de “Surnaturel”, de “Corpus Mysticum”, de “Connaissance de Dieu”. A propos de Corpus mysticum, il m’a dit : “Non seulement je n’y ai rien trouvé à reprendre, mais je n’ai pas pu trouver un seul théologien qui pût m’indiquer les critiques à faire à ce livre” (On voit bien qu’il ne s’est pas adressé aux théologiens du P. Général !) Pour “Surnaturel”, il m’a rappelé que, au point de vue historique, il ne comprenait pas toujours saint Thomas comme moi, mais que ce
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catholiques de Lille, et consulteur lui aussi, avec le P. Häring, qui à plusieurs reprises regretta les orientations des « Romains ». Pourtant, et même si les conversations abordaient sans doute le fond, on ne voit pas de contre-propositions émerger d’un groupe un tant soit peu organisé, alors même que le cardinal Ottaviani encourageait ce travail en commun227. Cela n’est pas véritablement étonnant. Des contre-propositions demandent tout d’abord une organisation, des habitudes de travail en groupe, qui n’étaient pas connues de tous. Certes, en mars 1961, Mgr Dubois, membre de la commission, en réunit les consulteurs français à Besançon. L’abbé Laurentin, le P. Congar, A. Bride sont là, alors que le Père de Lubac ne peut s’y rendre, pour raison de santé, mais cette initiative n’a pas de suite. Enfin, il serait faux de se représenter le Père de Lubac totalement isolé des Romains. Ceux-ci n’étaient, en effet, pas forcément des opposants irrémédiables du Père de Lubac. Ainsi, en 1959, le Père de Lubac écrivait à son P. Provincial, au sujet du cardinal Ottaviani : Il a dit à Rome au P. Le Blond que j’étais un théologien très sûr. Je ne veux pas exagérer la portée d’un tel propos ; ce n’était cependant pas simple propos de bienveillance, car il n’était pas question de moi dans l’entretien : il a voulu parler de moi, pour me donner par l’intermédiaire du P. Le Blond cette marque de confiance228. Quant à Mgr Parente, il serait revenu de ses préventions premières contre de Lubac, si l’on en croit Louis Bouyer, de retour de Rome, où il avait rencontré nombre de grands personnages : Vous avez, m’a-t-on dit à Rome, la plus grande chance d’échapper aux nouvelles attaques qui pourraient surgir contre vous. Et c’est que vous avez trouvé un protecteur attentif… en la personne de Mgr Parente ! Celui-ci, en effet, s’est convaincu (un peu tardivement) qu’il vous avait mal compris. Comme c’est incontestablement un homme très honnête, il n’hésite pas à faire son mea culpa publiquement et à promettre que, maintenant qu’il est assesseur, il fera tout ce qui est en son pouvoir pour empêcher, notamment à votre égard, toute erreur judiciaire229. n’était pas là de sa part une réserve au point de vue de l’orthodoxie : il m’a même précisé que, même après l’encyclique Humani Generis, je n’aurais rien à y corriger ou à y modifier ; car, a-t-il ajouté (et cela est très exact), cette encyclique n’a rien ajouté aux documents précédents du Saint-Siège sur le sujet, elle en dit même moins que d’autres ». 227 Cf. compte-rendu par S. Tromp de la session plénière du 13 février 1961, ASV 738, 88. 228 CAECL, pièce 72543, 27 juin 1959. Il faut toutefois nuancer cela avec la suite du concile, car le cardinal Ottaviani, on le verra, ne fut pas très heureux d’un article de la revue Rocca faisant l’éloge du Père de Lubac. 229 Lettre de Louis Bouyer au Père de Lubac, 6 juin 1960, Vanves, boîte 34. Lors de son voyage, Louis Bouyer avait rencontré Mgr Martin, de la Secrétairerie d’État, les Pères Gagnebet et Dunker du Saint-Office, le P. Leclercq, o.m.i., minutante au Saint-Office, le Père Lyonnet, le Père Boyer, le cardinal Bea et Paul Philippe. Il écrivait aussi : « L’Athénée du Latran (Romeo, Piolanti, Garofalo et tutti quanti) part en guerre contre l’Angélique, la Grégorienne, l’Institut Biblique, tous repaires
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Si le Père de Lubac n’eut pas de contacts particuliers avec eux230, il rencontra à plusieurs reprises, hors de la commission, les PP. Tromp et Dhanis. Il est vrai que ces entrevues étaient dictées par l’impératif de défendre son orthodoxie, mais elles ne se limitèrent pas à cela. Le Père Tromp nota ainsi, le 17 septembre 1961, qu’il rédigeait un nouveau texte sur la Tradition, approuvé par les PP. de Lubac, Hürth, Dhanis et par H. Schauf231. Il n’est pas anodin que cette consultation se soit déroulée lors de la troisième session plénière. C’est, en effet, la seule fois où le Père de Lubac séjourna à la Grégorienne, ce qui lui permettait d’être en contact plus fréquent avec le Père Tromp. Henri de Lubac raconta aussi bien plus tard : A mesure que les travaux se déroulaient, je sentais venir la catastrophe232. (Saisissant une occasion dans laquelle il m’était possible de préciser mes craintes, j’avertis même en particulier le secrétaire de la commission, oralement d’abord, puis par écrit, de prendre garde)233, mais ses archives n’ont pas conservé cette lettre. Qu’en est-il avec les hommes qui ne faisaient pas partie de la commission ? Il restait possible, sans entrer dans le détail des schémas préparés en commission, de tenir des conversations théologiques. Henri de Lubac, lors de ses quatre séjours romains, fit ainsi de très nombreuses rencontres, dans un milieu presque exclusivement clérical, si l’on exclut une réception à l’ambassade de France auprès du Saint-Siège, et des passages à Turin, sur le trajet de Lyon à Rome, où il rencontra des étudiants. A Rome, les déplacements se faisaient de l’Institut Biblique au Vatican, de la Grégorienne à telle église ou telle abbaye. Les moments de loisirs, s’ils existaient, restaient de religieux (gens exterminanda) et de surcroît suppôts du modernisme de la théologie biblique, allemande et française (dixit Garofalo). Mais cette attaque a eu l’heureux effet que jésuites et dominicains, au Saint-Office lui-même, ont fait bloc, et les plus conservateurs avec ceux qui le sont peutêtre un peu moins. Il y aura sans doute quelques escarmouches retentissantes, mais on s’attaque à si forte partie qu’il est douteux qu’on puisse aller bien loin. Cependant les attaques ressortent à la fois contre “Sources chrétiennes” (feu grégeois destiné, paraît-il, à brûler les vaisseaux du thomisme) et contre la nouvelle édition de l’Introduction à la Bible [d’André Robert et André Feuillet] (cf. l’article ahurissant de Spadafora dans Palestra del Clero) », lettre de Louis Bouyer au Père de Lubac, 5 juin 1960, Vanves, boîte 34. 230 Malgré ce passage des Carnets, I, 10 mars 1962, p. 79-80 : « Après le repas, au milieu du grand vestibule, Mgr Parente se précipite aimablement sur moi. (J’avais remarqué auparavant que le cardinal Ottaviani m’avait montré à lui). Ce que voyant, le cardinal s’approche de nous. De tous côtés, on regarde notre trio. Je dis à Mgr Parente : “Excellence, je n’avais pas encore eu l’honneur de vous rencontrer ; mais je vous connaissais déjà : vous avez écrit quelques méchancetés sur mon compte. Soyez tranquille, je ne vous en veux pas.” Il est un peu interloqué ; puis il déverse un flot d’amabilités sur mes livres, mon érudition, ma “belle Méditation sur l’Église”, etc. Je continue d’échanger quelques propos avec lui et le cardinal, puis notre trio se disloque ». 231 Konzilstagebuch, p. 269. 232 Dans le sens que les textes préparatoires étaient très insatisfaisants. 233 H. de Lubac, Entretien …, op. cit., p. 18-19. De quoi s’agit-il ? Les Carnets ne parlent pas d’autre intervention auprès de S. Tromp que celle que mena Henri de Lubac pour se défendre des accusations du paragraphe 22. Cette intervention fut, d’ailleurs, d’abord orale puis écrite. Henri de Lubac profita-t-il de l’occasion pour livrer sa pensée sur l’ensemble du travail conciliaire ?
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plutôt rares234. C’est le milieu jésuite qui transparaît le plus lorsque l’on s’intéresse aux hommes que croise Henri de Lubac. Rien d’étonnant à cela. Il séjourna en effet à l’Institut Biblique lors des première, deuxième et quatrième sessions plénières, et à la Grégorienne, lors de la troisième. Institut Biblique et Grégorienne, tous deux tenus par les jésuites, constituent ainsi les centres névralgiques des rencontres, parce que le jésuite français y réside, y prend la plupart de ses repas, mais aussi parce que ce sont des lieux de documentation qui attirent, ce qui permet de croiser nombre de Pères. Même si chacun vaque à ses occupations, quelques noms reviennent fréquemment dans les Carnets, à l’occasion d’un déjeuner partagé, d’un trajet en commun pour visiter une abbaye ou se rendre à une conférence, ou tout simplement d’une discussion engagée. Le Père Donatien Mollat, s.j., en fait partie. Il était exégète et professeur à la Grégorienne. Les deux hommes se connaissaient, car Donatien Mollat appartient à cette génération de jésuites qui terminèrent leur cursus à Fourvière peu avant la deuxième guerre mondiale. Or, Henri de Lubac résidait à Fourvière, même si son enseignement était dispensé aux Facultés catholiques de Lyon et non au scolasticat. Le deuxième nom fréquent est celui de Stanislas Lyonnet. Celui-ci, professeur à l’Institut Biblique, se trouvait au cœur d’une controverse, menée notamment par l’université du Latran, et Henri de Lubac n’était pas insensible aux difficultés que connaissaient alors les Pères du Biblique. Avec la Curie jésuite, les relations restent difficiles. Le P. Bottereau235, adjoint de l’Assistant de France à Rome, a beau écrire au P. de Lubac, le 22 octobre 1960 : « Le Père Général a été informé de votre venue pour l’audience du 14 novembre (…) Nous serons heureux de vous revoir à Rome »236, le jésuite ne se rendit pas à la Curie lors de son premier séjour romain, et écrivait même au Père Fessard « Je ne suis pas allé à la Curie, – d’où l’on ne m’a pas demandé »237, ce qui témoigne tout de même de susceptibilités encore fortes, le jésuite n’estimant pas que le mot du P. Bottereau constituait une réelle invitation. Il y a bien une incompréhension mutuelle, doublée parfois d’un agacement. Ainsi, le même Père Bottereau, dans une lettre au Provincial de Lyon d’octobre 1960, au sujet d’une note que le Père de Lubac voulait faire publier dans Divinitas (à la suite d’un article de Mgr Piolanti sur le surnaturel), écrivait-il :
234 Le jésuite français put profiter à quelques reprises, au cours de ses quatre séjours romains, de la ville de Rome, dont il admirait la beauté. Il lit ainsi les Promenades dans Rome de Stendhal, et, à la fin de la dernière session préparatoire, « dit adieu à Rome (…) de la terrasse de Saint-Onuphre ». Il s’agit d’une église et d’un couvent, sur le Janicule. 235 Georges Bottereau (1912-1985), s.j. français, ordonné en 1942. Grand latiniste, il est, à Rome, adjoint de l’Assistant de France jusqu’en 1962, puis Supérieur de la maison de la Curie généralice. 236 Lettre au Père de Lubac, 22 octobre 1960, CAECL. 237 Lettre du 15 novembre 1960, CAECL.
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henri de lubac et le concile vatican ii A première lecture j’ai été impressionné par le ton méprisant de cette note, et par une impression de déjà vu (…) Il me semble même que le P. de Lubac a plus de difficulté que jamais à juger ses adversaires et à les lire avec sérénité238.
Quant au Père de Lubac, lorsqu’il se rend à la Curie lors de son troisième séjour à Rome, sans rencontrer le Père Général, il note : « Cet après-midi, vu à la curie généralice les PP. de Gorostarzu239 et Bottereau. L’un est superficiel, l’autre est un grand administrateur. Les questions réelles ne paraissent pas les intéresser ; aucune idée de s’informer, d’interroger »240. Le Père de Lubac se rendit également à la Curie lors de son quatrième séjour, mais, là encore, sans rencontrer le Père Général. Pourtant, il n’avait pas que des ennemis à la Curie si l’on en croit un mot du P. Assistant, Bernard de Gorostarzu : « Maintenant que le P. de Lubac est protégé par la Commission théologique du concile, nous n’avons plus besoin de le protéger nous-mêmes »241. Ce n’est qu’avec l’affaire Teilhard, liée au livre du Père de Lubac, que les relations se détendent vraiment. Henri de Lubac ne rentre pas dans le détail des conversations avec les uns et les autres. Certaines conversations n’ont d’ailleurs rien de théologique, et on peut aisément comprendre que le jésuite français ne s’ouvre pas à tous de la même façon, lui qui écrivait, en 1935 il est vrai, qu’il avait « beaucoup de peine à avoir des conversations sérieuses avec qui que ce soit en dehors des gens qu’[il] connaî[t] très bien »242. On peut enfin s’intéresser aux conférences, qui touchent un public plus large. Même si nous avons vu que les PP. É. Dhanis et Boyer avaient refusé la venue de Henri de Lubac dans des lieux prestigieux comme la Grégorienne ou le Bellarmino, cela ne l’empêcha pas de donner plusieurs conférences ou causeries, à l’Institut Biblique à
238 Vanves, M-Ly, 144-3, 4 octobre 1960. Citons un peu plus amplement cette lettre : « A première lecture j’ai été impressionné par le ton méprisant de cette note, et par une impression de déjà vu. Le P. de Lubac affecte d’ignorer et la revue et l’auteur qu’il critique. Or l’auteur est membre de la commission théologique préparatoire au concile, dont il est lui-même consulteur, il est le Directeur de la revue dans laquelle la rectification aurait à paraître, il est enfin le Recteur magnifique de l’Université du Latran. (…) Même si le P. de Lubac était autorisé à adresser poliment sa note à Mgr Piolanti, celui-ci n’aurait pas de peine à répondre. Ce serait rallumer inutilement une querelle pénible et insoluble. De ce que je viens de dire et des refus précédents de publication, je conclus qu’il faut maintenir le principe de la double censure. Il me semble même que le P. de Lubac a plus de difficulté que jamais à juger ses adversaires et à les lire avec sérénité. De plus, les censeurs provinciaux, pour des raisons psychologiques ou autres, ne font pas leur métier et laissent passer, peut-être sans les voir, bien des choses qu’ils devraient signaler. Ce n’est pas de gaieté de cœur ni à la légère que je vous donne aussi franchement mon avis, mais puisque vous avez bien voulu me le demander, le voilà. Si vous jugez bon de faire une démarche officielle, je me garderai bien d’intervenir de quelque manière que ce soit ». Le P. de Lubac put tout de même exposer son désaccord avec l’article de Mgr Piolanti paru dans Divinitas en 1957… mais en 1965 dans son livre Le mystère du surnaturel, Paris, Montaigne, 1965. Réédition Œuvres complètes, t. XII, Paris, Cerf, 2000, note 1 p. 77. 239 Bernard de Gorostarzu (1890-1970), s.j. français. Assistant de France de 1944 à 1963. 240 Carnets, I, 18 septembre 1961, p. 33. 241 Mot rapporté par le Père Bouillard, dans une lettre au Père de Lubac du 30 janvier 1961, Vanves, dossiers 39-40. 242 Lettre à Gaston Fessard, 30 octobre 1935, CAECL.
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deux reprises, chez les Cisterciens réformés, aux Oblats de Marie Immaculée. Hormis une véritable conférence, sur la Bible au xiie siècle, donnée au Biblique, il s’agit davantage le reste du temps de causeries devant de petits auditoires d’étudiants. Cela permettait néanmoins quelques mises au point. Ainsi chez les Cisterciens réformés : « comme nous venions à parler de l’étude des Pères de l’Église, un Américain, sans doute étudiant à l’Angélique, se lève et me dit :” Mais l’Église nous dit d’étudier la doctrine de saint Thomas ! “ »243, ce qui montre que le courant de ressourcement patristique et biblique était loin d’avoir gagné la partie, et que l’exaltation de saint Thomas pouvait aboutir, par des simplifications abusives, à des appréciations assez grossières. Lors de ces causeries, Henri de Lubac revenait également fréquemment sur Teilhard de Chardin, sujet qui était, sans nul doute, dans l’air du temps. Bref, là aussi, l’influence de Henri du Lubac reste modeste. Quoi de plus normal, à Rome, où la tendance scolastique et défensive était solidement implantée, et dominait nombre de lieux de diffusion du savoir ? Rappelons-nous que pour les quelques causeries du jésuite français, il y avait de grandes conférences, par exemple au Latran, où s’exprimaient les tenants d’une ligne pour le moins opposée à celle de de Lubac, à l’image de Mgr Piolanti. Alors que la phase préparatoire s’achevait, le Père de Lubac, au vu des travaux de sa commission, se montrait inquiet, et c’est une pointe d’angoisse que l’on ressent dans l’interrogation qui vient quasiment clore, dans les Carnets, sa description de la phase préparatoire : « Que sera ce concile ? »244.
243 Carnets, I, 19 novembre 1960, p. 19. 244 Ibid, I, 12 mars 1962, p. 87.
Deuxième partie
Henri de Lubac au Concile : De l’enthousiasme à une espérance mâtinée d’inquiétude
Quand s’était achevée la phase préparatoire du Concile, Henri de Lubac ignorait s’il serait amené à revenir à Rome pour assister au Concile lui-même. Cependant, quelques jours avant l’ouverture de ce dernier, il apprit sa nomination comme peritus (expert). Quel rôle joua le jésuite lyonnais dans l’aggiornamento souhaité par Jean XXIII ? Comment le concile, qui aboutit à des textes que peu auraient cru possibles à l’été 1962, fut-il perçu par le Père de Lubac, qui faisait figure, certes à son corps défendant, de figure de proue de la théologie nouvelle ?
Chapitre 5 : La première session conciliaire (11 octobre – 8 décembre 1962), un tourbillon enthousiasmant C’est en septembre 1962 que le Père de Lubac apprit sa nomination comme expert du concile Vatican II, qui devait débuter le 11 octobre suivant. Ses questions de la fin de la période préparatoire, résumées par l’interrogation de ses Carnets (« Que sera ce concile ? »1), restaient entières. Pourtant, très vite, lors de cette première session, le Père de Lubac fut agréablement surpris du tour pris par les événements conciliaires. Quel rôle joua-t-il dans la formation d’une conscience conciliaire, à l’œuvre lors de cette première session ? Comment apprécia-t-il le tournant pris par le concile par rapport au chemin tracé par les commissions préparatoires ?
I. Les premiers questionnements sur le concile A. Un départ pour le concile dans l’expectative Pour un théologien comme le Père de Lubac, il existait différentes possibilités de participer au concile. Il pouvait, tout d’abord, être choisi par un Père conciliaire, évêque ou supérieur d’un ordre religieux suffisamment important, afin de devenir son conseiller privé. C’est ainsi, par exemple, que le Père Chenu, o.p., vint au concile comme expert privé de Mgr Claude Rolland2, évêque d’Antsirabé (Madagascar), ou que le cardinal König (Vienne) choisit Karl Rahner, qui fut ensuite nommé expert du concile. Ce statut d’expert privé ne permettait toutefois pas, en principe, d’assister aux Congrégations générales, à Saint-Pierre, au cours desquelles les Pères débattaient des textes qui leur étaient proposés, ni aux séances des différentes commissions, chargées de l’amendement ou de la refonte totale des schémas proposés aux Pères. Une deuxième solution consistait à être nommé expert du concile (peritus) par le pape. Le Père de Lubac ne fut d’abord choisi comme expert privé par aucun évêque. Les doutes à son égard ne s’étaient pas toujours dissipés, comme l’écrivait le P. Arminjon au cardinal Marella en lui demandant, à l’insu du P. de Lubac, quel moyen utiliser pour faire appeler le jésuite au concile : Sans doute beaucoup d’évêques ont-ils dû se dire que le P. de Lubac avait assurément déjà été demandé par l’un de leurs collègues. Je pense aussi que le choix du P. de Lubac, comme théologien, a pu paraître à l’un ou l’autre trop compromettant3. 1 Carnets, I, p. 87, 12 mars 1962. 2 Claude Rolland (1910-1973), m.s. français, ordonné en 1936. Évêque d’Antsirabé (Madagascar) de 1955 à 1973. 3 Lettre du P. Arminjon au cardinal Marella du 14 septembre 1962, Vanves, M/Ly, 144-3.
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Cela ne pouvait, toutefois, concerner l’épiscopat français dans son entier. On a dit l’estime que portait au jésuite le cardinal Gerlier, on voit aussi Mgr Veuillot4 lui demander un rapport confidentiel sur deux journées consacrées à l’athéisme, à Paris, par les Informations catholiques internationales5 . Du reste, tous les évêques ne souhaitaient pas être conseillés par un théologien privé, comme le disait plaisamment Mgr von Streng6, évêque de Bâle : « Je n’ai pas amené à Rome de théologien ; un plus intelligent que moi : de quoi aurais-je eu l’air ? un aussi intelligent : à quoi bon ? un plus bête : je n’en ai pas trouvé »7. Le Père Provincial, le Père Blaise Arminjon, fidèle soutien du Père de Lubac8, souhaitait toutefois que celui-ci fût présent au concile, et se mit ainsi en quête d’un évêque de la Compagnie susceptible de faire de lui son théologien, comme le lui conseillait d’ailleurs le cardinal Marella, qui estimait qu’il était trop tard pour qu’il intervînt directement en sa faveur9. Le choix se porta d’abord sur le Français Henri Véniat10, évêque de Fort-Archambault (Tchad)11, tandis qu’une autre initiative venait de Madagascar, comme le montre une lettre de Mgr Victor Sartre12, s.j., qui avait été archevêque de Tananarive de 1955 à 1960, au Père de Lubac : On ne sait pas très bien les droits des évêques “in partibus”13 au sujet des théologiens du Concile. C’est pourquoi, pour mon compte, je ne me préoccupe pas de la question. Les résidentiels tiennent, avec raison, à se pourvoir d’un théologien. Mgr Gilbert Ramanantoanina14, s.j., successeur de Mgr Thoyer15 à Fianarantsoa, cherche précisément un théologien. Je lui ai dit que vous étiez probablement libre d’assister aux travaux du Concile. Il m’a prié de vous demander si vous accepteriez
4 Pierre Veuillot (1913-1968), français, ordonné en 1939. Évêque d’Angers depuis 1959, il est nommé coadjuteur de l’archevêque de Paris en juillet 1961. Il devient archevêque de Paris de 1966 jusqu’à sa mort, est créé cardinal en 1967. Membre de la commission des évêques et du gouvernement des diocèses. 5 Lettre de Mgr Veuillot à Henri de Lubac du 14 juin 1962, Vanves, dossier 38. 6 Franz von Streng (1884-1970), suisse, ordonné en 1908. Évêque de Bâle de 1936 à 1967. Membre de la commission préparatoire puis de la commission conciliaire de la discipline des sacrements. 7 Carnets, II, p. 251, 26 octobre 1964. Le Père de Lubac ajoutait à ce mot d’esprit un regret : « Il aurait bien fait, cependant, d’amener Balthasar ». 8 Le Père de Lubac lui a d’ailleurs dédié le tome 3 de son Exégèse médiévale, paru en 1961 chez Aubier. 9 Lettre du cardinal Marella au P. Arminjon, du 19 septembre 1962. Vanves, M/Ly 144-3. 10 Henri Véniat (1917-1998), s.j. français, ordonné en 1949. Évêque de Sarh (Fort-Archambault) au Tchad de 1961 à 1987. 11 Carnets, I, p. 88, 6 octobre 1962. 12 Victor Sartre (1902-2000), s.j. français, ordonné en 1932. Archevêque de Tananarive (Madagascar) de 1955 à 1960. Vice-président de la commission conciliaire des missions. 13 In partibus infidelium, dans les contrées des infidèles. Ainsi désigne-t-on les sièges de diocèses aujourd’hui disparus, dont sont titulaires les évêques coadjuteurs ou auxiliaires, mais aussi les nonces ou les évêques membres de la Curie. 14 Gilbert Ramanantoanina (1916-1991), s.j. malgache, ordonné en 1948. Évêque auxiliaire de Fianarantsoa en 1960, il en devient archevêque de 1962 à 1991. Membre du Secrétariat pour l’unité à partir de la deuxième session du Concile. 15 Xavier Thoyer (1884-1970), s.j. français, ordonné en 1914. Vicaire apostolique, puis évêque et archevêque de Fianarantsoa (Madagascar) de 1936 à mars 1962.
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de l’aider de vos lumières durant le concile. Vous devinez combien il se sentira réconforté de pouvoir compter sur votre présence16. Mgr Sartre écrivait également au Père Arminjon pour lui faire part de sa démarche, en espérant qu’il l’approuve. Ce fut le cas, puisque, par une lettre du 28 septembre, Mgr Ramanantoanina communiquait au Père de Lubac le premier volume des schémas qui allaient être discutés au Concile17 et prenait rendez-vous avec lui à Rome pour le 9 octobre18. Toutefois, le 28 septembre, La Croix publiait la liste des experts nommés par le pape Jean XXIII, parmi lesquels figurait le Père de Lubac. Deux cent un experts étaient nommés19, et, « d’un point de vue purement quantitatif, l’élément italien, curial et romain est surreprésenté »20. Parmi eux, on comptait cent cinq membres du clergé séculier et quatre-vingt-seize religieux. Les jésuites, avec vingt-quatre experts, fournissaient le contingent le plus important21. Enfin, presque tous (162 sur 201), dont le Père de Lubac, avaient participé à la préparation du concile, et poursuivaient ainsi leur « carrière romaine », comme il l’écrivait à Henri Bouillard : Mon projet de prochain séjour à Paris est à l’eau : il me faut poursuivre sans tarder ma carrière romaine. C’est le 8 octobre au soir22, le jour même où je devais arriver à Paris, que je m’embarque pour Rome, où j’aurai à piloter, non plus la moitié d’un évêque missionnaire du Tchad23, mais tout un archevêque malgache, dont le nom est si long, si long, que je n’arrive pas à l’apprendre et puis, ce rôle va se doubler d’un rôle d’expert !24. Cette nomination était due directement au pape, comme le Père de Lubac l’apprit du P. Assistant, et surtout du cardinal Tisserant25, qui rapportait là un témoignage direct : « Le cardinal Tisserant me dit que le pape lui a parlé de moi et lui a déclaré sa volonté que je sois expert »26. Le pape était, de toute façon, satisfait d’avance. En effet, dès le mois de février 1962, Mgr Felici adressa une lettre aux présidents des commissions préparatoires, 16 CAECL, lettre du 23 septembre 1962. 17 CAECL. 18 Carnets, I, p. 89, 6 octobre 1962. 19 D’autres periti furent nommés par la suite. Une centaine fut ainsi nommée en novembre 1962. 20 K. Wittstadt, « A la veille du concile », in G. Alberigo, Histoire du concile, I, p. 451-546, p. 497. 21 Chiffres donnés par G. Caprile, Il concilio Vaticano II. Primo periodo, Rome, Edizioni La Civiltà Cattollica, 1968, p. 15. 22 Henri de Lubac arriva en réalité à Rome le 7 octobre au matin, cf. Carnets. 23 Parce que le Père Martelet était également pressenti pour devenir le conseiller de Mgr Véniat. 24 CAECL, lettre à Henri Bouillard du 29 septembre 1962. 25 Eugène Tisserant (1884-1972), français, ordonné en en 1907. Créé cardinal en 1936, il est secrétaire de la Congrégation de l’Église orientale de 1936 à 1959, préfet de la Congrégation cérémoniale de 1951 à 1967, bibliothécaire et archiviste du Saint-Siège de 1957 à 1971. Membre de l’Académie française à partir de 1961. Il est doyen du conseil de présidence durant le Concile. A son sujet, voir É. Fouilloux, Eugène cardinal Tisserant (1884-1972). Une biographie, Desclée de Brouwer, 2011. 26 Carnets, I, p. 108, 12 octobre 1962.
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leur demandant d’indiquer jusqu’à trente noms de membres ou consulteurs de leur commission « che si siano maggiormente distinti nel lavoro di preparazione e che possano degnamente adempiere l’ufficio che verrà loro affidato »27, à savoir celui d’expert du concile. Mgr Felici demandait en outre que les noms soient classés par ordre de mérite. Or, dans sa réponse, le cardinal Ottaviani proposait 31 noms, parmi lesquels celui de Henri de Lubac, même si c’était en vingt-troisième position28. Bien qu’il dépassât le nombre souhaité, le cardinal Ottaviani demandait qu’aucun de ces noms ne soit exclu, afin que le nombre des théologiens ne soit pas inférieur à celui des canonistes qui allaient être proposés par les autres commissions. Dans son Mémoire sur l’occasion de mes écrits, le Père de Lubac voyait plutôt dans sa nomination comme expert une reconduction automatique29, mais le cas de l’abbé René Laurentin, expert de la période préparatoire, mais, dans un premier temps, non reconduit comme peritus pour le concile30, montre qu’il n’y eut pas une simple confirmation des experts de la période précédente. C’est finalement le dimanche 7 octobre 1962, au matin, que le Père de Lubac arriva à Rome, dans une impréparation qui n’est pas sans rappeler celle de la phase préparatoire, puisqu’il ignorait encore le 5 octobre où il pourrait loger à Rome, et prévoyait, au besoin, de mettre à contribution le Père Assistant31. Il eut la chance de loger durant toute cette première session, soit jusqu’au 8 décembre, au Borgo Santo Spirito, la Curie généralice jésuite, à deux pas de Saint-Pierre. Le Père de Lubac, c’est un euphémisme, avait peu apprécié le résultat des travaux de la commission théologique préparatoire. Aussi se montrait-il, pour le moins, circonspect sur la possibilité pour le concile de sortir de « l’énorme piège que constituaient les schémas de la commission théologique »32. Ainsi, lorsqu’il écrivait à son confrère Bouillard pour lui apprendre sa nomination comme expert du concile, c’est bien la continuité par rapport à la phase préparatoire qui l’emporte : « Je vais 27 « qui se sont plus distingués dans le travail de préparation et qui peuvent s’acquitter dignement de la charge qui leur sera confiée », ASV, 660, 3, lettre de Mgr Felici au cardinal Ottaviani du 9 février 1962. 28 Lettre du cardinal Ottaviani à Mgr Felici du 27 février 1962, ASV 660, 4. Le cardinal proposait les noms suivants, dans cet ordre : Tromp, Ciappi, Garofalo, Gagnebet, Piolanti, Schmaus, Cerfaux, Fenton, Philips, Colombo, Balić, Van den Eynde, Trapè, Dhanis, Hürth, Lattanzi, Schauf, Congar, Labourdette, Sigmond, Kloppenburg, Lio, Lubac, Salaverri, Häring, Lécuyer, Bélanger, Kerrigan, Di Fonzo, Castellino, Xiberta. 29 MOÉ, p. 119. 30 Cf. R. Laurentin, Mémoires. Chemin vers la Lumière, Paris, Fayard, 2005, p. 406-407. L’abbé Laurentin fut toutefois rapidement nommé expert après l’ouverture du concile : « Avant la fin octobre, Monseigneur Poupard, en fonction à la Secrétairerie d’État, et mon évêque, Monseigneur Mazerat, pourvurent à mon rattrapage par Jean XXIII, et j’accédai à Saint-Pierre de Rome avec mon “passeport” conciliaire d’expert – de facture analogue à mon passeport français – au tout début novembre », ibid, p. 408. Dans ses Carnets, le Père de Lubac, qui évoque l’arrivée de l’abbé Laurentin à Saint-Pierre le 10 novembre (« A la tribune, j’installe l’abbé Laurentin, qui arrive en même temps que moi ; il est tout content de se retrouver maintenant à l’intérieur du concile », I, p. 247), explique autrement la nomination de René Laurentin : « Depuis mercredi, le P. Balić a repris son sourire ; il me raconte ce matin comment il a réussi à faire inscrire l’abbé René Laurentin, venu comme journaliste, parmi les periti », I, p. 238, au nom d’une solidarité mariologique probablement. Il n’est de toute façon pas exclu que plusieurs initiatives aient abouti à la nomination. 31 CAECL, lettre à Henri Bouillard du 5 octobre 1962. 32 CAECL, lettre à Henri Bouillard du 18 décembre 1962.
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me retrouver à peu près en face des mêmes personnages, pour le même genre de débats… »33. Se posait, en effet, la question de savoir si les évêques se révéleraient de véritables acteurs du concile, ou s’ils se contenteraient de ratifier ce qui leur était proposé. Or, le Père de Lubac n’avait que peu d’échos de l’état d’esprit dans lequel se trouvaient les évêques à la veille du concile. Encore deux jours après l’ouverture du concile, il écrivait : Voilà le Concile (…) : c’est une grande inconnue. Le Pape est plein d’un entrain joyeux, et il donne l’impression de bien savoir où il veut aller. Le Saint-Office a aussi son plan, c’est certain. Comment vont se partager les 2800 évêques ? ?34. Il est frappant de constater, dans cette lettre, que le Père de Lubac n’imagine pas l’émergence d’une conscience conciliaire parmi les évêques, accédant au rang de véritables acteurs du concile, et non réduits à se ranger derrière une position ou une autre. Du reste, c’était l’avis de beaucoup, qui pensaient, en arrivant à Rome, qu’une seule session suffirait pour mener à bien l’œuvre conciliaire. Le P. Tromp estimait ainsi que l’adoption des schémas de la commission théologique préparatoire ne nécessiterait pas plus de deux semaines35 ! Pourtant, avant même l’ouverture de Vatican II, le travail avait débuté pour les évêques. Ils avaient reçu les schémas au mois d’août 1962, et étaient invités à faire part de leurs remarques à Rome avant le 15 septembre. 173 futurs Pères conciliaires le firent36. Le cardinal Gerlier, comme Mgr Ancel, envoyèrent leurs remarques, mais il n’apparaît pas que le Père de Lubac y fût mêlé, quand bien même les remarques de Mgr Ancel rejoignaient directement celles du Père de Lubac37. Il n’est pas plus partie prenante des contacts qui se nouent entre évêques et théologiens. En effet, de nombreux évêques, de France, de Belgique, des Pays-Bas, d’Allemagne surtout, étaient mécontents des schémas reçus, et nouèrent des contacts entre eux et avec des théologiens, afin de proposer des commentaires des premiers textes envoyés et des contre-propositions. Karl Rahner est mis à contribution par les évêques français et allemands, E. Schillebeeckx38 par les évêques néerlandais. De son côté, le cardinal
33 CAECL, lettre à Henri Bouillard du 5 octobre 1962. 34 CAECL, lettre à Bruno de Solages du 13 octobre 1962. Il n’y eut pas 2800 évêques in aula, mais ce n’est évidemment ici qu’un ordre de grandeur. 35 K. Wittstadt, « A la veille du concile », art. cité, p. 460. 36 On peut consulter leurs remarques dans l’appendice des AS, p. 67-350. 37 Il écrit : « On ne s’attendait ni à une liste d’erreurs, dont la foi devrait se garder, ni à un exposé scolastique des vérités de foi, mais plutôt à une communication claire et vivante de la vérité que Dieu a révélée aux hommes. (…) En lisant le texte me sont revenues à l’esprit les leçons des professeurs de la Grégorienne, que j’ai fréquentée naguère avec grand profit ; toutefois je dois sincèrement admettre qu’il ne me semblait pas possible d’approuver un texte de ce genre, qui doit être présenté au monde entier par les évêques réunis en concile – unis au pape », ibid, p. 90-93, cité par K. Wittstadt, « A la veille du concile », art. cité, p. 465-466. 38 Edward Schillebeeckx (1914-2009), o.p. belge, ordonné en 1941. Professeur de théologie dogmatique et d’herméneutique à l’Université de Nimègue (Pays-Bas) de 1958 à 1982. Expert privé des évêques néerlandais. Cofondateur de la revue Concilium.
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Léger fit signer par les cardinaux König, Alfrink39, Suenens40, Frings41, Liénart42, Döpfner, en août 1962, une lettre adressée à Jean XXIII et s’inquiétant des schémas envoyés aux futurs Pères conciliaires43. Dans ce travail préconciliaire, le Père de Lubac ne prend pas de part active. Tout au plus peut-on noter qu’il s’était ouvert de ses inquiétudes à l’évêque coadjuteur de Lyon, Mgr Villot. Celui-ci, en janvier 1962, lui écrivait ainsi : Au début de décembre, une heure d’entretien avec le cardinal Jullien44 sur les perspectives doctrinales du Concile m’a permis de voir à quel point vos inquiétudes rejoignaient les siennes. “Tout ce qui est parvenu, jusqu’ici, à la commission centrale est bien faible” m’a-t-il dit. J’ai pu alerter Mgr Dell’Acqua45 et je compte bien ne pas m’arrêter là46. En outre, Mgr Veuillot, évêque coadjuteur de Paris, avait contacté le jésuite : 23 mai 1962. Visite à Mgr Veuillot, qui m’avait convoqué. Il me demande un rapport sur la situation religieuse actuelle. Il se préoccupe du futur concile. Il s’inquiète en constatant que nombre d’évêques ne paraissent pas s’en soucier. Il se montre désireux que je sois à Rome pendant le concile. Je lui explique que ce n’est pas mon affaire47. Toutefois, ce ne sont là que des contacts isolés, sans travail sur le long cours, alors que le concile devait réunir plus de deux mille évêques. Bref, le Père de Lubac arrivait au concile avec des questions, en se demandant quel tour il prendrait.
39 Bernard Jan Alfrink (1900-1987), néerlandais, ordonné en 1924. Archevêque d’Utrecht de 1955 à 1975, créé cardinal en 1960. Membre du conseil de présidence. 40 Léon Joseph Suenens (1904-1996), belge, ordonné en 1927. Archevêque de Malines-Bruxelles de 1961 à 1979, créé cardinal en 1962. Membre de la commission préparatoire des évêques et de la commission centrale préparatoire. Membre du Secrétariat pour les Affaires extraordinaires. Membre de la commission de coordination, il est aussi l’un des quatre modérateurs du concile nommés en septembre 1963. 41 Josef Frings (1887-1978), allemand, ordonné en 1910. Archevêque de Cologne de 1942 à 1969, créé cardinal en 1946. Membre du conseil de présidence. 42 Achille Liénart (1884-1973), français, ordonné en 1907. Évêque de Lille de 1928 à 1968, créé cardinal en 1930, président de l’ACA en 1949. Il est membre de la commission centrale préparatoire, puis, durant le concile, membre du conseil de présidence et de la commission de coordination. 43 Le cardinal Montini, également sollicité, ne signa pas la lettre. 44 André Jullien (1882-1964), p.s.s. français, ordonné en 1905. Doyen de la Rote, il est créé cardinal en 1958. 45 Angelo Dell’Acqua (1903-1972), italien, ordonné en 1928. Substitut de la Secrétairerie d’État pour les affaires ordinaires de 1952 à 1967, créé cardinal en 1967. Président de la Préfecture pour les Affaires économiques du Saint-Siège de 1967 à 1968. Vicaire général de Rome en 1968. Membre de la commission de la discipline des sacrements. 46 CAECL, lettre du 31 janvier 1962. 47 Cahiers de l’affaire de Fourvière, 23 mai 1962, CAECL. Nous n’avons pas retrouvé ce rapport dans le fonds Veuillot.
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B. La découverte du concile Hormis pour Alfonso Carinci, centenaire, qui avait servi comme enfant de chœur lors du premier concile du Vatican48, l’expérience conciliaire était, pour tous les participants de Vatican II, inédite. Pour Henri de Lubac, les débuts de cette première session furent ressentis comme un tourbillon, pour reprendre le mot qu’il employa à plusieurs reprises dans sa correspondance. L’activité d’un expert à Rome était si prenante que, lorsqu’il envoie, de Rome, une lettre à Henri Bouillard le 1er novembre 1962, le Père de Lubac lui écrit : « Je ne trouve pas un seul instant pour écrire, pas plus, bien entendu que pour travailler et pour lire, – et même quelquefois pour dormir »49. Si la Rome conciliaire se révèle aussi prenante, c’est, notamment, en raison des multiples rencontres qu’elle permet, et, de fait, on est frappé, à la lecture des Carnets, par la foule de Pères conciliaires et de théologiens que rencontre le Père de Lubac. Arrivé à Rome dès le 7 octobre, il disposait de deux semaines avant le début réel des travaux50 pour travailler les textes qui allaient être débattus, et pour rencontrer des évêques et des experts venus du monde entier. Ces deux semaines furent toutefois marquées par deux événements essentiels à Saint-Pierre. La cérémonie d’ouverture, d’abord, le 11 octobre 196251. Cette « cérémonie imposante »52 donnait déjà à voir l’universalité de l’Église rassemblée, puisque ce sont environ trois mille Pères, « di ogni colore, di ogni rito e di ogni età »53 qui défilèrent sur la place Saint-Pierre jusqu’à la basilique, pendant près d’une heure. Cela semblait au Père de Lubac en « contraste avec la situation réelle de l’Église dans le monde »54. C’est surtout l’ensemble formé par la Sedia et le cortège papal qui semblait peu adapté, « trop impérial, presque choquant »55. Mais la journée fut aussi, et surtout, marquée par le discours de Jean XXIII, Gaudet Mater Ecclesia, discours rédigé et revu de très près par le pape lui-même qui « y exprim[ait] les convictions les plus profondes qui l’avaient poussé à la convocation »56. Dans ce discours de trente-cinq minutes, le pape proclamait nettement son désaccord avec ceux qu’il appelait les prophètes de malheur : 48 H . Raguer, « Physionomie initiale de l’assemblée », in G. Alberigo (dir), Histoire du concile Vatican II, II, p. 205-279, p. 212. 49 CAECL, lettre du 1er novembre 1962. 50 Certes, le concile s’est ouvert le 11 octobre. Néanmoins, après les élections des commissions conciliaires, le 16 octobre, le véritable travail sur les textes ne débuta à Saint-Pierre que le 20 octobre, avec l’étude du message du concile au monde. 51 Au cours de laquelle on aperçut le visage de Henri de Lubac lors de la retransmission télévisée, comme le lui écrivait son confrère J. Misset, recteur de la communauté de Fourvière, le jour même : « Joie qu’a eue ce matin la communauté (…) lorsque votre visage est apparu très nettement sur le petit écran ». CAECL. 52 Carnets, I, p. 105, 11 octobre 1962. 53 « De toutes les couleurs, de tous les rites et de tous les âges ». G. Caprile, Il concilio…, op. cit, p. 15-16. Tous n’assistèrent pas ensuite aux Congrégations générales. 54 Carnets, I, p. 105, 11 octobre 1962. 55 Ibid, p. 106, 11 octobre 1962. 56 G. Alberigo, Pour la jeunesse du christianisme : le concile Vatican II, Paris, Cerf, 2005, p. 47. Pour une édition critique, voir A. Melloni, L’allocuzione Gaudet Mater Ecclesia (11 ottobre 1962), Sinossi critica dell’allocuzione », Fede Tradizione Profezia. Studi su Giovanni XXIII e sul Vaticano II, Brescia, 1984.
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henri de lubac et le concile vatican ii Dans la situation actuelle de la société, ils ne voient que ruines et calamités ; ils ont coutume de dire que notre époque a profondément empiré par rapport aux siècles passés ; ils se conduisent comme si l’histoire, qui est maîtresse de vie, n’avait rien à leur apprendre et comme si du temps des Conciles d’autrefois tout était parfait en ce qui concerne la doctrine chrétienne, les moeurs et la juste liberté de l’Église. Il Nous semble nécessaire de dire Notre complet désaccord avec ces prophètes de malheur, qui annoncent toujours des catastrophes, comme si le monde était près de sa fin ». Il en venait ensuite à la principale tâche du concile : conserver le dépôt de la foi, bien entendu, mais aussi le « présent[er] d’une façon plus efficace », parce qu’il faut que l’Église « se tourne vers les temps présents, qui entraînent de nouvelles situations, de nouvelles formes de vie et ouvrent de nouvelles voies à l’apostolat catholique ». En conséquence, « ce précieux trésor nous ne devons pas seulement le garder comme si nous n’étions préoccupés que du passé, mais nous devons nous mettre joyeusement, sans crainte, au travail qu’exige notre époque, en poursuivant la route sur laquelle l’Église marche depuis près de vingt siècles.
Henri de Lubac, qui ne pouvait que souscrire à pareille orientation, écrivit simplement : « Beau discours du pape, très personnel, lu d’une voix ferme57. La remarque n’est pas sans importance, car les théologiens romains, eux, cherchaient constamment à minimiser la portée du discours. Ainsi, pour le Père Gagnebet, il ne change rien d’essentiel, la finalité pastorale ne serait qu’un « effort d’expression pastoral » laissant intact le « plan doctrinal de la science théologique »58. Bref, elle ne serait qu’une adaptation de la doctrine et ne conduirait pas à remodeler les façons de la penser. Le discours avait toutefois suffisamment gêné pour que L’Osservatore romano cherchât à ne mettre en avant, dans son titre, qu’un aspect du discours : « Le principal but du concile : la défense et la promotion de la doctrine »59. Il est clair que le jésuite faisait confiance au pape pour mener le concile à bon port ; deux jours après son discours, il écrit ainsi : « le pape est plein d’un entrain joyeux, et il donne l’impression de bien savoir où il veut aller »60. Toutefois, il n’en craignait pas moins « le Saint-Office [qui] a aussi son plan, c’est certain »61. Ce qu’entend par là le Père de Lubac, c’est une volonté présumée d’étouffement de tout renouveau, et il était peu tendre pour ces théologiens romains : « L’encroûtement superbe dans lequel est enfoncé un clan de théologiens romains n’a d’égal que le système d’étouffement qu’il essaie de faire prévaloir, – en sachant bien 57 Carnets, I, p. 105, 11 octobre 1962. 58 É. Fouilloux, « Du rôle des théologiens au début de Vatican II : un point de vue romain », in A. Melloni, D. Menozzi, G. Ruggieri, M. Toschi (dir), Cristianesimo nella storia. Saggi in onore di Giuseppe Alberigo, Bologne, Il Mulino, 1996, p. 279-311, p. 305, citant ici le P. Gagnebet. É. Fouilloux utilise des rapports établis par le Père Gagnebet, au lendemain de la première session, sur le rôle qu’y ont joué les théologiens. Si l’on ne connaît pas le destinataire de l’un d’eux, on sait que l’autre avait été sollicité par le Saint-Office. 59 J. W. O’Malley, What happened…, op. cit., p. 94. 60 Lettre à Henri Bouillard du 13 octobre 1962, CAECL. 61 Ibid.
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aujourd’hui qu’il agit contre le désir du Saint-Père »62. L’inquiétude à l’égard d’éventuelles manœuvres de la Curie sera chronique. Le deuxième événement d’importance lors de ces premiers jours de la session conciliaire fut l’élection des commissions conciliaires. Le 13 octobre 1962, les Pères et les periti (ces derniers sans droit de vote) étaient de nouveau invités à se rendre à Saint-Pierre, pour cette élection. L’enjeu était de taille puisque c’étaient ces commissions qui seraient chargées de revoir les textes du concile, selon les remarques des Pères. En vue de ces élections, le Père de Lubac avait été convié, la veille, à la réunion des évêques malgaches. En effet, bien que peritus, le jésuite restait l’expert privé du Malgache Mgr Ramanantoanina, qui l’introduisit aux réunions des évêques de l’île. Ainsi, le 12 octobre, le Père de Lubac est-il convié à l’une d’elles, afin de réfléchir aux candidats possibles à présenter pour l’élection des membres des différentes commissions conciliaires. Pourtant, le lendemain, à Saint-Pierre, le cardinal Liénart, appuyé par le cardinal Frings, demanda que l’on sursoie aux élections afin de laisser le temps aux évêques de se connaître. La crainte était, en effet, que de nombreux Pères ne fassent que reproduire sur leurs bulletins de vote les listes des commissions préparatoires, dont ils disposaient. L’intervention Liénart était un premier acte important dans le processus qui allait faire des évêques de véritables acteurs du concile. Si le Père de Lubac écrivait que « ce petit coup de théâtre est commenté comme une victoire des évêques sur le Saint-Office »63, il restait prudent, comme le montre la suite de la citation : « D’autres victoires seront sans doute plus difficiles ». Du reste, après les élections aux commissions, reportées de trois jours, il écrivit : « Il semble que le cardinal Ottaviani se soit assuré dans toutes les commissions un nombre suffisant de fidèles pour faire échouer le Concile. Mais tout n’est pas joué (…). L’audace du clan Parente et Compagnie est incroyable »64. Certes, les élections avaient amené aux commissions beaucoup d’évêques d’Europe centrale et occidentale, qui se trouvaient ainsi dans une position dominante par rapport aux « Latins », Espagnols et Italiens, mais le nombre d’Italiens avait fortement augmenté avec les nominations du pape. En effet, aux seize membres élus s’ajoutèrent, dans chaque commission, neuf membres nommés par le pape65. Rien n’était évidemment joué, mais ces premiers signes n’en étaient pas moins encourageants pour ceux qui ne souhaitaient pas que le concile se limitât à ratifier les documents préparatoires. Après ces premières séances essentielles, devait commencer le travail sur les textes, débattus à Saint-Pierre lors des congrégations générales. Le règlement du concile, dans son article 10, prévoyait que « Periti conciliares Congregationibus generalibus intersunt et nonnisi interrogati loquuntur »66. C’était, pour le Père de Lubac, une première façon de découvrir ce que pensaient les Pères conciliaires des textes qui leur avaient été envoyés durant l’été. Il ne fait pas de doute qu’il s’intéressa grandement aux débats en cours, comme il l’écrivait au Père Bouillard : 62 Carnets, I, p. 113, 13 octobre 1962. 63 Carnets, I, p. 111, 13 octobre 1962. 64 Lettre à Bruno de Solages du 29 octobre 1962, CAECL. 65 G. Alberigo, Pour la jeunesse…, op. cit., p. 51. 66 « Les periti conciliaires sont présents lors des Congrégations générales, et ne s’expriment pas à moins d’être interrogés ».
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henri de lubac et le concile vatican ii Je suis pris dans un immense tourbillon, avec de longues pauses de quatre heures de suite à Saint-Pierre, presque chaque matin. Tout cela n’est d’ailleurs pas sans intérêt ; on se laisse plus ou moins prendre au jeu, et l’on se passionne pour l’enjeu67.
Le Père de Lubac, qui résidait tout près de la basilique, lors de cette première session, suivit fidèlement les congrégations générales. Il arrivait tôt à Saint-Pierre, vers huit heures trente, afin d’être bien placé dans les tribunes réservées aux periti, en surplomb des Pères conciliaires. La messe débutait à neuf heures, puis commençaient les débats. Les Pères inscrits pouvaient s’exprimer sur le texte en discussion par des interventions de dix minutes, en latin, sans traduction68. Ils procédaient également au vote des différents textes proposés. Durant ce temps, les periti assistaient aux débats, du haut de leurs tribunes, sans pouvoir s’exprimer in aula ni voter. Les congrégations générales se tenaient jusque vers midi ou midi trente, et ce tous les jours de la semaine, à l’exception du dimanche et, au début du concile (jusqu’au 1er décembre), du jeudi. Ses Carnets en attestent, le Père de Lubac, comme beaucoup de ceux qui tinrent un journal conciliaire, prit force notes des débats tenus lors de cette première session conciliaire, comme il s’en expliquait à Bruno de Solages : « Je m’engouffre dans Saint-Pierre dès 8 heures 30, pour quatre heures d’affilée. (Il y a un bar, très fréquenté par nos évêques, mais je préfère ne pas m’exposer à manquer un discours important) »69. Toutefois, cela ne préjuge pas de son appréciation de la qualité de tous les orateurs. A dire vrai, durant cette première session, ses Carnets, si prolixes dans la retranscription des interventions, se montrent beaucoup plus pauvres dès que l’on recherche un quelconque avis du Père de Lubac sur les discours qu’il écoute. Tout juste peut-on noter quelques critiques (elles seront chroniques) sur les évêques français, qu’il s’agisse de l’accentuation de Mgr Maziers, « déplorable, comme la plupart des Français, si bien que beaucoup ne comprennent pas et renoncent à suivre »70, du ton de Mgr Stourm : « La dernière page est lue sur ce ton enflé de fausse éloquence, qui est propre à nos évêques français, et qui agace ou fait sourire tous les autres »71, ou de la forme et du fond de l’intervention de Mgr Guerry : « Les accents latins sont mal placés ; ton ample et ému ; développements oratoires. Mes voisins à la tribune :” Il prêche ! “ »72. Le Père Congar faisait d’ailleurs des critiques analogues. La correspondance, elle, n’offre que des appréciations très générales, mais comment pourrait-il en être autrement quand des dizaines et des dizaines d’orateurs se succèdent (328 interventions in aula pour le schéma sur la liturgie73 !), s’exprimant dans les sens les plus divers ? Ainsi, au sujet des séances à Saint-Pierre, le Père de Lubac
67 CAECL, lettre du 1er novembre 1962. 68 Maximos, Patriarche melkite d’Antioche, s’exprimait toutefois en français. 69 CAECL, lettre du 29 octobre 1962. 70 Carnets, I, p. 224, 6 novembre 1962. 71 Ibid, p. 365, 23 novembre 1962. 72 Ibid, p. 471, 4 décembre 1962. 73 Cf. J. W. O’Malley, What happened…, op. cit., p. 136. Il faut y ajouter 297 interventions remises par écrit…
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écrit-il à Bruno de Solages : « C’est long. C’est quelquefois affligeant »74. C’était d’ailleurs un constat largement partagé, comme le notait Mgr Blanchet, très las des débats in aula : Cela devenait accablant. Dans le car, au retour, l’évêque o.p. de l’Afrique du sud qui est un de nos compagnons de transport, fait explosion et avec des propos assez inattendus : “demain, j’apporte une bouteille de cognac français : une bouteille de cognac, cela vaut bien dix cardinaux”75. L’attention du Père de Lubac ne se relâcha toutefois pas durant cette première session. Une exception cependant : en effet, si, pour reprendre les schémas dans leur ordre de présentation aux Pères lors de cette première session, le schéma sur la liturgie, celui sur les sources de la Révélation, ceux sur l’unité de l’Église (en réalité, sur les chrétiens d’Orient non catholiques) et sur l’Église76 l’intéressèrent particulièrement, les notes se font moins détaillées lors des trois jours de discussion sur le schéma consacré aux moyens de communication sociale (23, 24 et 26 novembre 1962), présenté après le De Fontibus. Il est vrai que le schéma ne passionna pas l’assemblée, comme le note le jésuite : « Depuis les dernières interventions, les absences sont devenues très nombreuses, et l’on entend un grand bruit confus de conversations venant des bascôtés. Le Président demande aux Pères de revenir à leur siège »77. Ces quelques jours furent considérés par beaucoup comme une pause78. Le premier texte issu des commissions préparatoires, le schéma sur la liturgie, fut présenté in aula le 22 octobre79, et il apparut rapidement que nombre de Pères étaient favorables à un renouveau. Le débat porta principalement sur la place du latin dans la liturgie, et sur la marge de manœuvre des conférences épiscopales ou des évêques en matière liturgique, afin de s’adapter au contexte local. Si l’on ne dispose pas d’analyse détaillée du Père de Lubac sur ce texte, il est clair qu’il était favorable au renouveau promu par le texte. Ainsi qualifia-t-il d’ « historique »80 la séance du 14 novembre 1962, au cours de laquelle 2162 des 2215 Pères approuvèrent les critères directeurs du schéma sur la liturgie, par la motion suivante :
74 Lettre du 29 octobre 1962, CAECL. C’était d’ailleurs une plainte fréquente de la part des Pères conciliaires que la longueur des congrégations générales, en raison de la répétition par nombre de Pères d’arguments déjà donnés plusieurs fois. Mgr Jauffrès, ancien évêque de Tarentaise, dans ses Carnets conciliaires, Aubenas-sur-Ardèche, Maison-Sainte-Marthe, 1992, relate ainsi un bon mot à ce sujet, lors de la deuxième session il est vrai, mais les plaintes s’exprimaient dès la première : « Nous avions déjà deux bars, le bar Abbas et le bar Jona ; nous en avons un troisième maintenant, le bar…atin », p. 92. 75 Journal Blanchet, 9 novembre 1962. L’évêque en question est Mgr van Velsen. 76 On ne dispose pas, de la part du Père de Lubac, d’analyses du De Ecclesia datant de cette première période. Il est vrai que le schéma, dont la discussion ne débuta que le 1er décembre 1962, soit une semaine avant la fin de la première session, fut distribué très tard. 77 Carnets, I, p. 377, 26 novembre 1962. 78 C’est d’ailleurs le titre du 6e chapitre du tome 2 de l’Histoire du concile…, op. cit. 79 Les débats avaient commencé le 20 par l’analyse du message du concile au monde, mais ce n’était pas là un texte issu des commissions préparatoires. 80 Carnets, I, p. 274, 14 novembre 1962.
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henri de lubac et le concile vatican ii Le concile œcuménique Vatican II, après avoir examiné le schéma sur la sainte liturgie, en approuve les critères directeurs qui, en toute prudence et intelligence, tendent à rendre les diverses parties de la liturgie plus vitales et plus formatrices pour les fidèles, conformément aux besoins pastoraux de notre temps81.
L’ampleur du oui était inattendue, et était une étape importante dans l’émergence d’une majorité conciliaire, alors que tant de critiques avaient été entendues sur le latin, et que des cardinaux de premier plan, comme les cardinaux Ottaviani, Ruffini82 ou Bacci83, avaient fortement critiqué le schéma. Pour le Père de Lubac, il s’agissait bien là d’un succès84, mais c’étaient les schémas dogmatiques qui étaient pour lui la grande affaire. Le premier d’entre eux, le De Fontibus, devait maintenant être présenté aux Pères du concile.
II. Le rôle d’un expert en vue, ou les efforts du Père de Lubac pour le rejet des schémas dogmatiques préparés pour le concile A. Convaincre les Pères du concile sur le De Fontibus85 Les commissions préparatoires avaient énormément travaillé, sans guère de concertation, et avaient ainsi produit plus de soixante-dix projets de schémas, soit « plus du double de la quantité de textes produits par tous les conciles précédents mis bout à bout », notait J. Ratzinger après la première session86, même si, à l’ouverture du concile, tous n’étaient pas encore prêts. Jean XXIII autorisa, le 13 juillet 1962, l’envoi aux Pères du concile d’un premier volume de schémas, contenant sept textes, parmi lesquels quatre provenaient des travaux de la commission théologique préparatoire : le schéma sur les sources de la Révélation (De Fontibus), celui sur le dépôt de la foi (De Deposito), celui sur l’ordre moral chrétien, et celui sur la chasteté, le mariage, la famille et la virginité. Les trois autres schémas du volume étaient consacrés à la liturgie, aux moyens de communication sociale, et à l’unité de l’Église, c’est-à-dire aux relations avec les chrétiens d’Orient non catholiques. Le Père de Lubac avait assisté à la préparation des schémas dogmatiques, et il put, dès la fin du mois de septembre, se plonger dans leur version finale, puisqu’il reçut un 81 Cité par M. Lamberigts, « Le débat sur la liturgie », in G. Alberigo (dir), Histoire du concile, II, p. 135-204, p. 185. 82 Ernesto Ruffini (1888-1967), italien, ordonné en 1910. Archevêque de Palerme de 1945 jusqu’à sa mort, créé cardinal en 1946. Membre du conseil de présidence du Concile. 83 Antonio Bacci (1885-1971), italien, ordonné en 1909. Il travaille à la Secrétairerie d’État de 1922 à 1931, et devient Secrétaire des Brefs aux princes de 1931 à 1960. Il est créé cardinal en 1960. 84 Lettre à Henri Bouillard, 22 novembre 1962, CAECL. 85 Nous nous en tiendrons ici aux remarques du Père de Lubac sur le De Fontibus, puisque c’est le seul schéma présenté lors de cette première session, pour lequel nous disposons de remarques du Père de Lubac. Nous analyserons plus tard ses remarques sur l’autre schéma qui l’a beaucoup occupé, mais qui ne fut pas présenté à Saint-Pierre : le De Deposito. 86 J. Ratzinger, Die erste Sitzungsperiode des Zweiten Vatikanischen Konzils. Ein Rückblick, Cologne, 1963, p. 7-8, cité in G. Fogarty, « Le concile commence », in G. Alberigo (dir), Histoire du concile, II, p. 89-133, p. 90.
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exemplaire des sept premiers schémas par Mgr Gilbert Ramanantoanina, archevêque malgache, dont il avait été convenu, peu de temps auparavant, qu’il serait le théologien privé pour le concile87. Le jésuite lyonnais concentra son attention sur le De Fontibus et le De Deposito, cœur dogmatique du premier volume, et, quand le concile s’ouvrit, il n’avait encore rédigé que des « notes informes »88. Dès le début de la session, il estimait que « si le concile devait adopter, sans une refonte considérable, de tels projets, ce serait dans l’Église une immense déception, — et, je le crains, partout une immense dérision »89. Cela explique qu’il cherche à alerter les évêques qu’il peut rencontrer, comme le montre le résumé qu’il donne de sa vie d’expert à Gaston Fessard, au début de la session : Voilà quinze jours que je suis à Rome. C’est un tourbillon comme je n’en ai jamais vu. On se prend d’ailleurs au jeu. C’est pittoresque et intéressant : rencontres imprévues, nouvelles piquantes, petits coups de théâtre… Inutile d’ajouter : aucun travail. J’endoctrine des évêques, je participe à des conciliabules fort honnêtes, j’assiste aux longues séances de Saint-Pierre90. Ainsi, dès le 13 octobre, par l’intermédiaire de Mgr Charles de la Brousse91, son ancien élève à la faculté de théologie de Lyon, le Père de Lubac rencontre-t-il sept ou huit évêques français, afin de s’entretenir avec eux des schémas dogmatiques, dont ils sont mécontents92, avant de rédiger des remarques à destination de son ancien élève. C’est ce dernier encore qui lui demande de tenir deux conférences sur les deux premiers schémas dogmatiques, le De Fontibus et le De Deposito, les 20 et 27 octobre, à Sainte-Marthe, l’un des lieux de résidence des évêques français, réunissant environ 50 auditeurs la première fois (au premier rang desquels93 le cardinal Gerlier, le cardinal Joseph Lefebvre94, Mgr Philippe95), 150 la seconde. Le Père de Lubac présenta des arguments qu’il développait depuis la phase préparatoire, comme le montre le compte-rendu de Mgr Charue96, évêque de Namur, et membre de la commission doctrinale, qui assista à la conférence du 20 octobre : 87 88 89 90 91
Lettre de Mgr Ramanantoanina à Henri de Lubac du 28 septembre 1962, CAECL. Carnets, I, p. 108, 12 octobre 1962. Nous ne disposons plus de ces notes. Ibid, p. 115, 14 octobre 1962. Il s’agit d’une lettre à Mgr Villot. CAECL, lettre du 21 octobre 1962. Charles de la Brousse (1907-1985), français, ordonné en 1937. Évêque coadjuteur de Dijon de 1962 à 1964, puis évêque de Dijon de 1964 à 1974. 92 Carnets, I, p. 112, 13 octobre 1962. 93 Journal Blanchet, 20 octobre 1962. 94 Joseph Lefebvre (1892-1973), français, ordonné en 1921. Archevêque de Bourges de 1943 à 1969, créé cardinal en 1960. Président de la conférence épiscopale française de 1965 à 1969. 95 Paul Philippe (1905-1984), o.p. français, ordonné en 1932. Commissaire du Saint-Office de 1955 à 1959 puis secrétaire de la Congrégation des Religieux. Il est membre de la commission antépréparatoire. Devenu évêque titulaire en août 1962, il est nommé membre de la Commission des religieux lors de la première session. Créé cardinal en 1973, il est Préfet de la Congrégation pour les Églises orientales de 1973 à 1980. 96 André Charue (1898-1977), belge, ordonné en 1922. Évêque de Namur de 1941 à 1974. Élu membre de la commission doctrinale lors de la première session. Il en devient vice-président à la fin de la deuxième session.
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henri de lubac et le concile vatican ii A 16h.30 à Ste-Marthe, réunion privée avec des évêques français pour entendre le P. de Lubac sur les 2 premiers schémas, surtout le 2e [De Deposito], trop long, trop peu ordonné, par trop scolaire, peu biblique, peu adapté, trop impliqué dans la philosophie, trop polémique, trop restreint aux perspectives des documents récents97.
Si l’évêque de Namur ne pouvait que souscrire à de telles analyses, comme, du reste, la plupart des Pères conciliaires, ce n’était pas le cas de tous les participants du concile, comme le montre la réaction du Père Gagnebet. Qualificateur du S aint-Office, membre de la commission théologique préparatoire, il y avait joué un rôle important, notamment dans le De Ecclesia. La première session, qui vit non seulement le rejet du De Fontibus, mais aussi une très forte critique du De Ecclesia, au point qu’il était clair que le schéma préparé ne serait pas approuvé par les Pères, fut pour le Père Gagnebet, comme pour nombre de Romains, un traumatisme, une véritable dépossession tout à fait injustifiée à ses yeux : détenteurs de cette fonction [la fonction doctrinale] depuis des siècles, les Romains manifestent sous sa plume leur inquiétude d’en être évincés par des “étrangers” peu sûrs, c’est le moins que l’on puisse dire98. En effet, le Père Gagnebet attribuait la « crise » de la première session à une « nouvelle vague » théologique, qui aurait saboté la préparation doctrinale du concile. Il est clair que le Père de Lubac fait partie de cette « nouvelle vague », et le Père Gagnebet, sans le nommer dans ce passage, n’en évoque pas moins ses conférences à Sainte-Marthe : Deux conférences de trois heures, sur un ton persifleur, tournèrent en ridicule le schéma “De fontibus revelationis” présenté comme l’œuvre d’un professeur en chambre, ignorant tout de l’état actuel des problèmes. L’auteur de ces conférences n’avait jamais parlé à la commission préparatoire dont il était consulteur99. Le dominicain notait par ailleurs l’importance de telles conférences quand il tâchait de s’expliquer les raisons du tournant qu’avait constitué la première session : « Oui, les théologiens réformateurs, experts officiels, experts privés ou simples journalistes, ont joué un rôle déterminant dans le recyclage intellectuel100 97 A-M. Charue, Carnets conciliaires de l’évêque de Namur A-M. Charue, Louvain-la-Neuve, P ublications de la faculté de théologie, 2000, éd. par L. Declerck et Cl. Soetens, p. 37. 98 É. Fouilloux, « Du rôle des théologiens romains… », art. cité, p. 310. 99 Ibid, cité p. 306-307. Il est vrai que le Père de Lubac s’était très peu exprimé. Dire qu’il n’avait jamais parlé est toutefois excessif. 100 Un exemple de ce recyclage nous est offert par les Carnets conciliaires de Mgr Auguste Jauffrès, ancien évêque de Tarentaise. Il évoque ainsi, lors de la deuxième session, avoir approfondi avec le Père Congar la notion de la collégialité, et écrit « je comprends mieux maintenant l’infaillibilité “ex sese”, et qui n’a pas besoin du consentement de l’Église, mais qui en fait ne s’est jamais exercée sans son assentiment », p. 79. Mgr Jauffrès avait assisté à la deuxième conférence du P. de Lubac, et en était
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d’épiscopats entiers »101. De fait, dans son journal, Mgr Philips note, au sujet de la « dualité » Écriture-Tradition que « la plupart des Pères découvrent ce problème qu’ils n’avaient jamais imaginé dans le passé »102. Ainsi, le Père de Lubac, en faisant partager ses conclusions – c’est-à-dire une forte critique des schémas – à des évêques français, mais aussi aux évêques malgaches, par deux conférences les 6 et 14 novembre, et à des évêques argentins, lors d’une autre conférence (le 21 novembre), put contribuer au rejet de ces textes par la majorité. En effet, les conférences des théologiens étaient particulièrement importantes pour la « mise à niveau » théologique de nombreux Pères du concile, qui pouvaient y trouver un fondement théologique solide à leur approbation des schémas ou, cas le plus fréquent lors de cette session, à leur opposition aux textes préparés. C’était aussi une façon de mieux appréhender les débats in aula, car tous ne pouvaient suivre correctement les discours des différents Pères, faute de comprendre le latin parlé avec de si nombreux accents103. Les archives jésuites de Namur ont conservé des documents permettant d’être plus précis sur le fond de ce que reproche le Père de Lubac au schéma De Fontibus, dont la discussion devait débuter le 14 novembre. On dispose ainsi d’une page de ressorti enthousiaste : « Ce soir, conférence qui, à mon avis, fut très intéressante et même passionnante, quoique un peu malencontreuse à cause de la présence, paraît-il, de séminaristes, donnée par le R. P. de Lubac. Ce fut un véritable dialogue qui s’engagea à propos du schéma doctrinal entre lui et les évêques. Tous nous sommes convaincus que ce schéma n’est pas à la page, qu’il est trop négatif, et qu’il faudrait une théologie qui réponde pleinement à nos préoccupations de pasteurs des âmes, dans le monde d’aujourd’hui, livré au matérialisme et à l’athéisme, et qui soit de nature à nous rapprocher de nos frères protestants, au lieu de creuser davantage encore le fossé entre eux et nous », p. 18. 101 É. Fouilloux, « Du rôle des théologiens… », art. cité, cité p. 310. Il nous semble intéressant de citer tout le passage du P. Gagnebet : « Oui, la préparation du concile a bien été monopolisée par le courant curial conservateur, qui a travaillé selon ses méthodes, scolastiques et discrètes. Oui, le Secrétariat pour l’Unité est venu troubler cette mécanique bien huilée en prétendant lui disputer l’élaboration des textes doctrinaux, mais aussi en occupant le devant d’une scène délibérément laissée vide, secret oblige. Oui, le discours inaugural de Jean XXIII [Gaudet Mater Ecclesia], bien que non dépourvu de signes annonciateurs, a infléchi le sens du concile débutant dans un sens pastoral et œcuménique largement étranger à sa préparation. Oui, les théologiens réformateurs, experts officiels, experts privés ou simples journalistes, ont joué un rôle déterminant dans le recyclage intellectuel d’épiscopats entiers. Oui, nombre de Pères et d’experts ont mené de diverses manières, contre les schémas doctrinaux, un combat qui aboutit le 21 novembre 1962 au renvoi du De fontibus, avant celui du De Ecclesia. Oui, la présidence de l’assemblée a laissé se développer le débat de fond, sans craindre de prendre elle-même parti, contre les textes présentés dans sa majorité, et sans que le règlement permette à leurs rédacteurs de les défendre publiquement », cité p. 310. A la suite d’É. Fouilloux, on peut noter que le Père Gagnebet se montre très lucide sur la situation, mais qu’il juge négativement ce que beaucoup d’autres approuvaient. 102 Carnets conciliaires de Mgr Gérard Philips, secrétaire adjoint de la commission doctrinale, Louvain, Peeters, 2006, éd. par K. Schelkens, extrait à la date du 8 avril 1963. 103 C’est une plainte récurrente de Mgr Jauffrès, ancien évêque de Tarentaise, dans ses Carnets conciliaires. Au sujet de Gaudet Mater Ecclasia, il note ainsi, le 11 octobre : « Je n’ai pas compris grandchose au long discours latin du Souverain Pontife » (p. 4). Et le 22 octobre : « Je ne suis pas encore à même malheureusement de pouvoir suivre convenablement les différentes interventions, n’étant pas encore suffisamment rompu à la langue latine, prononcée avec toutes sortes d’accents différents. Cela viendra, j’espère » (p. 13). Et encore lors de la deuxième session : « La grande aula a connu ce matin encore les départs en masse vers le concile “latéral” [c’est-à-dire que les Pères quittaient leur place pour se rendre dans les nefs latérales]. Le latin qu’on ne comprend pas a une grande part de responsabilité dans cet exode massif », p. 90.
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remarques, limitées au premier chapitre, en français et en latin104, ainsi que d’un document de travail préparatoire concernant également le deuxième chapitre du schéma. La rédaction dut être précoce, puisque le Père de Lubac fut convié à présenter ses remarques sur les deux premiers schémas dogmatiques à quelques évêques dès le 20 octobre, comme nous l’avons vu. Le Père de Lubac rédigea également six autres pages sur ce même schéma105, postérieures aux premières remarques, puisqu’elles font mention de la commission mixte (Commission doctrinale et Secrétariat pour l’unité des chrétiens du cardinal Bea) qui fut instituée par Jean XXIII le 21 novembre 1962, pour la révision du schéma. On dispose, enfin, d’une réflexion d’ensemble sur les deux premiers schémas dogmatiques (De Fontibus et De Deposito), longue de quatre pages manuscrites, et intitulée « Veritates diminutae sunt a filiis hominum »106. Le document est daté de 1962, et le Père de Lubac y fait allusion dans ses Carnets107, à l’occasion d’une conférence qu’il donne, le 14 novembre, aux évêques de Madagascar. Toutefois, si le titre est le même, le document dont on dispose n’est pas celui qui a servi lors de la conférence mais une version remaniée, puisqu’il comporte huit points quand le Père de Lubac en évoque dix dans sa conférence108. On dispose, en outre, des notes circonstanciées prises par Mgr Veuillot lors de la conférence du 20 novembre, consacrée au De Deposito surtout, ainsi qu’au De Fontibus109. Ces notes sont précieuses car elles nous montrent une grande proximité entre les documents du P. de Lubac et la conférence effectivement prononcée. Tous ces documents sont chronologiquement très proches, et leur contenu est homogène. On ne décèle pas, en effet, une évolution du Père de Lubac sur les questions traitées, ni entre ces documents de la première session, ni par rapport à la phase préparatoire, ce qui nous autorise à présenter maintenant l’appréciation du texte par le Père de Lubac en puisant dans les différentes sources de cette première session. L’un des problèmes centraux est bien la conception de la Révélation elle-même, et du rôle du Christ. On pourrait même dire que tout s’ordonne autour de ce problème, comme on le comprend à la lecture d’Affrontements mystiques : Car notre foi est une, et elle se résume toute en vous, ô Jésus. De tous ses “articles”, vous êtes le centre et le lien. Toutes ses expressions, tous ses développements ne sont qu’autant de moyens de vous mieux comprendre et de nous mieux situer devant vous110. 104 Ci-après : Remarques De Fontibus. CAECL. 105 Ci-après : Deuxième analyse du De Fontibus. CAECL. 106 « Les vérités sont diminuées par les fils des hommes », Ps, XI, 2. Ci-après : Veritates. CAECL. 107 Carnets, I, p. 285, 14 novembre 1962. 108 En outre, le Père de Lubac cite dans le document une intervention in aula du 19 novembre 1962. C’est la date la plus tardive que l’on trouve dans ces quelques pages. 109 AHAP, Fonds Veuillot, pièce 2056. Trois pages de notes sont consacrées au premier schéma et une demi-page au second. 110 H. de Lubac, Révélation divine…, op. cit., p. 402-403. Le Père de Lubac poursuivait de façon peu encourageante pour les historiens : « C’est pourquoi les historiens qui, au lieu d’envisager le christianisme en son unité vivante – ce qu’on ne peut faire en plénitude que si soi-même on en vit – n’en scrutent jamais les éléments qu’en les prenant l’un après l’autre, comme une série de pièces détachées, se refusent toute possibilité de l’entendre. L’essentiel leur échappe. Ils ne trouvent pas l’âme au bout de leur scalpel », p. 403. Ici pointe une critique à l’égard des sciences humaines, du
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Si le Père de Lubac accorde une telle place à ces questions, en continuité avec la période préparatoire, c’est donc, évidemment, parce qu’il s’agit du cœur de la foi chrétienne, mais aussi parce qu’il sait bien que c’est là l’un des fondements de la querelle qui lui est faite. Ainsi, dans un document datant peut-être de 1962111, écrit-il : Nous voulons montrer que Jésus-Christ est le Révélateur de Dieu par excellence : on nous accuse de corrompre l’idée catholique de révélation. Nous voulons montrer la magnifique unité du Mystère chrétien : on nous accuse de nier la valeur des formules dogmatiques. Nous voulons montrer en Jésus-Christ Celui qui nous libère du mal : on nous accuse de nier ou d’exténuer la satisfaction vicaire112. Les observations (entendons les critiques négatives) du Père de Lubac sur les schémas s’éclairent à la lumière de ces remarques de fond. Ainsi, dans son étude du schéma De Fontibus, nous retrouvons l’insistance sur la Révélation dans et par le Christ, comme le montre le débat autour du mot « source(s) ». Le premier chapitre parlait d’une double source de la Révélation, à savoir l’Écriture et la Tradition. Or, concevoir ces dernières comme des sources revenait, outre à incommoder les protestants, en raison du principe de la scriptura sola, à obscurcir le rôle du Christ, le fait que l’unique source est l’Évangile, « annoncé par les Prophètes, prêché par Jésus-Christ et ses Apôtres »113. Ainsi le Père de Lubac relève-t-il toutes les expressions comme duplici fonte ou ambo fontes114, sans parler du titre même du schéma (de fontibus) qui tendent à « briser l’unité organique de la Révélation chrétienne, en instituant deux sources parallèles »115 alors qu’Écriture et Tradition sont « deux moyens, deux canaux par lesquels nous est transmis l’Évangile »116. Le jésuite s’appuyait d’ailleurs sur les conciles de Trente et du Vatican pour montrer que cette terminologie, pour répandue qu’elle fût, n’était pas traditionnelle. Elle était plutôt une simplification des manuels, qui avait fini par s’imposer. La question n’était pas épuisée pour autant, car restait à savoir quelle était la relation entre Écriture et Tradition, même comme moyens de connaissance. La Tradition peut-elle apporter des éléments que n’apporte pas l’Écriture ? La question était âprement discutée, et le Père de Lubac est particulièrement clair, il ne saurait être question de canaux séparés : « la Tradition, c’est essentiellement l’intelligence catholique de l’Écriture »117 écrit-il, en raison de l’unité du Mystère chrétien, comme il l’explique dans son analyse postérieure du texte. Il y mit au point, en effet, de façon très claire, « les questions essentielles engagées dans la dispute », et nous nous permettons de les citer in extenso car elles nous semblent particulièrement éclairantes : moins quand elles déconstruisent seulement, et ne sont pas sensibles aussi au Mystère qui anime l’ensemble. 111 On le trouve au CAECL dans le dossier contenant les pages Veritates, mais il n’est pas daté. Il s’agit de simples remarques sur une feuille, sans titre. 112 Définie par Littré comme la satisfaction que le Christ a offerte à Dieu en notre lieu et place. 113 Remarques De Fontibus, p. 1, CAECL. 114 « La double source », « les deux sources ». 115 Ibid. 116 Ibid. 117 Deuxième analyse du De Fontibus, CAECL.
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Les questions essentielles engagées dans la dispute : a. Ce à quoi l’on prête surtout attention (en liaison avec le problème œcuménique) : y a-t-il “deux sources” totalement distinctes ? L’admettre serait : creuser un abîme entre chrétiens – donner dans l’invraisemblance de vérités transmises secrètement de bouche à oreille – aller contre la pratique de l’Église : cf. même pour l’Assomption, la constitution Munificentissimus, cherche un fondement scripturaire. On dira donc que la tradition, c’est essentiellement l’intelligence catholique de l’Écriture. Mais refuser deux sources distinctes à l’origine, n’est pas encore préjuger de la question qu’on vient de voir. A partir de l’Évangile unique, Écriture et Tradition pourraient être deux canaux distincts (partim partim) ou un seul canal. C’est une autre raison, plus profonde, qui fait repousser les deux sources : la nature de la Révélation, qui est une dans sa complexité première : ce que Trente appelle « l’Évangile de Jésus-Christ ». La Révélation objective consiste-t-elle en des vérités abstraites, dont on pourrait dresser deux catalogues partiels se complétant, – ou bien dans la Bonne Nouvelle (le Mystère du Christ) ? Tel est le problème foncier, premier. Personne, dans l’Église, ne niera qu’il y ait des révélations verbales, per locutiones formales, mais la question est de savoir si la Révélation chrétienne ne consiste qu’en cela118. Partout, le Père de Lubac s’emploie à traquer tout ce qui pourrait diminuer le rôle du Christ. Ainsi, toujours dans le premier chapitre du De Fontibus, sur la double source de la Révélation, le deuxième paragraphe était-il consacré à la première diffusion de la révélation de la nouvelle alliance : « Quia igitur Apostoli doctrinam Christi et quidem eius nomine praedicant, ideo dicuntur in Sacris Scripturis simpliciter loqui “Verbum Dei” vel “Verbum Domini” »119. Le Père de Lubac suggérait que l’on ajoutât « et de Christo » à « doctrinam Christi », afin de ne pas laisser penser que le Christ a simplement délivré un bloc de vérités, comme extérieures à lui-même : il est lui-même la Révélation, comme l’écrivait déjà le jésuite dans Affrontements mystiques (1950) : Mais en Vous, Jésus, comme en nul autre enfant de notre race, Dieu s’est montré. Vous ne fûtes pas seulement son messager ; Vous êtes son apparition vivante et substantielle. Par Vous Il n’a pas seulement parlé. Ou plutôt son langage est un acte, sa parole est un geste : c’est Vous-même120. Enfin, dans le chapitre 2 du schéma cette fois, consacré à l’inspiration, l’inerrance et la composition littéraire de l’Écriture, le Père de Lubac réagissait à un passage du schéma sur le caractère de l’Ancien Testament : « Quae autem in illis continentur, ob
118 Ibid. 119 « Parce que les Apôtres prêchent la doctrine du Christ en son nom, pour cela on parle simplement, dans les saintes Écritures, de “Verbe de Dieu” ou de “Verbe de Notre Seigneur” », AS, I, 3, p. 14. 120 H. de Lubac, Révélation divine. Affrontements mystiques. Athéisme et sens de l’homme, Paris, Cerf, 2006, p. 396-397.
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veteris oeconomiae indolem incompletam, praesertim ad mores quod spectat… »121, et il réitérait sa remarque de la phase préparatoire, estimant que l’apport du Nouveau Testament ne se limitait pas aux moeurs, mais était également dogmatique, faute de quoi la “nouveauté du Christ”, du Nouveau Testament, n’est plus vraiment sentie (…) Le Nouveau Testament est dit seulement “compléter” l’Ancien, lui ajouter quelque chose ; et ce quelque chose n’est pas le Mystère chrétien, mais : “praesertim quod ad mores attinet”122. La bonne compréhension du rôle du Magistère, lequel, on l’a vu durant la phase préparatoire, avait tendance à se voir exalté par nombre de théologiens romains, restait également un thème important. Sur ce point, le Père de Lubac réitérait exactement sa remarque de la phase préparatoire au sujet de la phrase précisant, dans le De Fontibus, qu’il ne revenait pas seulement au Magistère de juger du sens et de l’interprétation de l’Écriture, mais aussi d’éclairer et d’expliquer ce qui est contenu implicitement ou obscurément dans chaque source123. Le Père de Lubac rappelait que cette dernière tâche revenait à tous les fidèles, étant entendu que le Magistère juge en dernier ressort. Enfin, l’extension de l’inspiration de l’Écriture donnait l’occasion d’une dernière remarque du Père de Lubac. Des débats avaient surgi, depuis longtemps déjà, afin de savoir si tous les éléments de la Bible étaient inspirés par Dieu. En effet, « certains théologiens ont voulu expliquer les imperfections de la Bible en limitant l’influence de l’inspiration aux matières qui intéressent la foi et les mœurs »124 . Le schéma De Fontibus réagissait contre pareille tentation, et son paragraphe 11, sur l’extension de l’inspiration, portait : « Pariter, cum Deus ipse divino suo afflante Spiritu totius Scripturae sacrae sit Auctor, omniumque per hagiographi manum in ea exaratorum veluti scriptor, consequitur omnes et singulas sacrorum librorum partes, etiam exiguas, esse inspiratas »125. L’encyclique de Léon XIII, Providentissimus Deus (1893) ne disait-elle pas que « tous les livres entiers que l’Église a reçus comme sacrés et canoniques dans toutes leurs parties, 121 « Ce qui est contenu dans les livres de l’Ancien Testament, en raison du caractère incomplet de l’économie de l’Ancien Testament, surtout en ce qui concerne les mœurs… », AS, I, 3, p. 21. 122 Veritates, p. 1. 123 Le paragraphe 6 du schéma (De habitudine utriusque fontis ad Magisterium, de la relation de chaque source au Magistère), stipulait en effet : « Magisterii Ecclesiae ergo est, utpote proxima et universalis credendi normae, non modo iudicare (…) de sensu et interpretatione cum Scripturae Sacrae tum documentorum et monumentorum quibus temporis decursu Traditio consignata est et manifestata, sed ea quoque illustrare et enucleare quae in utroque fonte obscure vel implicite continentur » : « C’est donc au Magistère, en tant que norme de foi universelle et la plus proche, qu’il revient non seulement de juger (…) du sens et de l’interprétation de l’Écriture sacrée d’une part, des documents et des souvenirs par lesquels la Tradition, au cours du temps, a été consignée et s’est manifestée d’autre part, mais aussi d’éclairer et d’expliquer ce qui n’est contenu dans chaque source que de façon obscure ou implicite », AS, I, 3, p. 16. 124 P. Benoit, « Inspiration biblique », Catholicisme, Paris, Letouzey et Ané, t. 5, p. 1718. 125 « De même, comme Dieu lui-même, par le souffle de son Esprit divin, est l’Auteur de toute l’Écriture sainte, et, en tant qu’écrivain, par la main des hagiographes, de tout ce qu’elle contient, il s’ensuit que toutes les parties des livres saints, et chacune d’elles, même très petites, sont inspirées », AS, I, 3, p. 18.
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ont été écrits sous la dictée de l’Esprit-Saint » ? Il ne s’agissait donc pas, pour le Père de Lubac, de remettre en cause l’inspiration de quelque partie que ce soit de l’Écriture. Pourtant, il estimait que la formulation du schéma était peu opportune, car revenant à considérer les livres saints comme une collection de petites parties, qui s’ajouteraient les unes aux autres, et dont chacune, indépendamment de sa place dans le tout, serait inspirée ; d’où toutes les difficultés soulevées, par exemple sur “la queue du chien de Tobie”126, et le Père de Lubac reprenait là un point fortement discuté depuis plusieurs siècles127. En effet, sans nier l’inspiration de la Bible en toutes ses parties, on pouvait aussi tenir compte du contexte dans lequel chacune de ces parties s’insère, afin de mieux appréhender l’importance de tel ou tel détail, peu compréhensible sans son contexte. Le dominicain P. Benoit, membre de l’École biblique de Jérusalem, 126 Documents de travail sur le De Fontibus, CAECL. 127 Ce passage sur la queue du chien de Tobie est à trouver dans la Vulgate (il ne figure pas dans la Septante) en Tb 11, 9. Le verset dit : « Tunc praecurrit canis qui simul fuerat in via nuntius adveniens blandimento suae caudae gaudebat » : « Alors courut en avant le chien qui était avec lui sur la route, tel un messager qui arrive, et il se réjouissait en remuant la queue ». Saint Jérôme ajouta sans doute ce détail en référence au chien Argus qui, dans L’Odyssée, fut le premier à reconnaître son maître, de retour à Ithaque. Quoi qu’il en soit, le détail fut souvent considéré comme risible et inutile, regardant peu la foi. Fallait-il imposer la croyance à de tels détails ? Bède le Vénérable (v. 672-735), théologien et historien anglo-saxon de renom, s’était ingénié à trouver un sens allégorique à tout le passage dans ses Opera exegetica : « Non contemnenda est figura canis hujus, qui viator et comes angeli est. (…) Praecurrit ergo canis ; quia prius salutem praedicat domui, deinde Dominus illuminator corda mundi. Et pulchre dicit quasi nuntius adveniens, quia nimirum doctor quisque fidelis nuntius est veritatis ; pulchre, blandimento suae caudae gaudebat : cauda quippe, quae finis est corporis, finem bonae operationis, id est perfectionem, vel certe mercedem, quae sine fine tribuitur, insinuat. Blandimento ergo caudae gaudebat canis, cum tecta dominorum, quibus diu aberat, reviseret » : « La figure du chien n’est pas à mépriser, car il est le messager et le compagnon de l’ange. (…) Le chien court donc en avant, car le Seigneur prêche d’abord le salut à la maison, puis illumine les cœurs du monde. Et il est joliment dit qu’il arrive comme un messager, car chaque docteur est assurément le messager fidèle de la vérité ; joliment il est dit qu’il se réjouissait en remuant la queue : la queue, de fait, qui est la fin du corps, signifie la fin d’une bonne œuvre, c’est-à-dire la perfection ou la récompense qui est accordée sans fin. Donc le chien se réjouissait en remuant la queue parce qu’il revoyait les maisons de ses maîtres, dont il avait été longtemps éloigné ». Cependant, la question de savoir s’il fallait tenir au sens littéral n’avait pas fini d’agiter quelques esprits. Ainsi, Ch. Giraud, en 1865, dans les Œuvres mêlées de Saint-Evremond (moraliste et critique libertin français qui vécut de 1614 à 1703), nous apprend que le P. Garasse, s.j., fit paraître en 1623 La doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps, ouvrage dans lequel il s’attachait à pourfendre quelques-unes de ces idées, dont celle développée au livre V : « Il est vrai que le livre, qu’on appelle la BIBLE, est un gentil livre et qui contient force bonnes choses ; mais qu’il faille obliger un bon esprit à croire, sous peine de damnation, tout ce qui est dedans, jusques à la queue du chien de Tobie, il n’y a pas d’apparence » (p. 135). Les Lumières s’emparèrent aussi du thème du chien de Tobie, comme le montre un extrait de l’article « Persécution » du Dictionnaire philosophique de Voltaire : « J’irai donc chez le confesseur du premier ministre, ou chez le podestat ; je leur remontrerai, en penchant le cou et en tordant la bouche, que tu as une opinion erronée sur les cellules où furent renfermées les Septante ; que tu parlas même il y a dix ans d’une manière peu respectueuse du chien de Tobie, lequel tu soutenais être un barbet, tandis que je prouvais que c’était un lévrier ».
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dans l’article qu’il consacre à la question dans l’encyclopédie Catholicisme, nous semble rejoindre la préoccupation du Père de Lubac, avec un autre exemple que celui du chien de Tobie. Il écrivait que la définition donnée par Léon XIII dans son encyclique ne veut pas dire que chaque phrase inspirée sera un énoncé de vérité divine : le penser serait confondre une fois de plus l’inspiration scripturaire avec la Révélation (…). Bien des choses sont mises dans le livre qui ne sont pas enseignées par elles-mêmes, mais servent seulement de cadre à l’enseignement central. Cadre lointain parfois : que Samson ait trouvé du miel dans une carcasse de lion et en ait tiré le sujet d’une énigme ( Jud. XIV, 8-14)128, voilà certes qui ne concerne ni la foi ni les mœurs et ne peut être tenu pour un enseignement formel du Livre saint. Ce détail n’en sert pas moins à camper la physionomie du héros populaire qui combattit les Philistins ; il a été rapporté pour cette raison par l’écrivain sacré, il fait partie de son travail, il est donc inspiré comme le reste de l’ouvrage. Mais il l’est à son rang, très modeste, qui n’intéresse la foi que de façon tout à fait indirecte129. Henri de Lubac proposait alors : « Ne vaudrait-il pas mieux dire que l’inspiration, étant totale, s’étend par le fait même à toutes les parties, à tous les détails ? »130, ce qui éviterait de mettre sur le même plan tous ce que l’on peut trouver dans la Bible, en ne la considérant pas comme un ensemble d’éléments inspirés séparément. Bref, c’est à une critique en règle du fond même du schéma que se livrait le Père de Lubac, et il ne fut pas fâché de constater, au début du mois de novembre, que « les actions de notre commission théologique préparatoire ne sont pas en hausse » tout en notant qu’ « il est impossible encore de prévoir une orientation »131. Cela e xplique que la séance du 14 novembre 1962, au cours de laquelle furent approuvées les orientations du schéma sur la liturgie à une écrasante majorité, et débuta la discussion du schéma De Fontibus, d’emblée très vivement critiqué, fût qualifiée par le Père de Lubac d’ « historique »132. En effet, dans l’émergence d’une conscience conciliaire, la 128 « Quelque temps après, il se rendit de nouveau à Thimna pour la prendre, et se détourna pour voir le cadavre du lion. Et voici, il y avait un essaim d’abeilles et du miel dans le corps du lion. Il prit entre ses mains le miel, dont il mangea pendant la route ; et lorsqu’il fut arrivé près de son père et de sa mère, il leur en donna, et ils en mangèrent. Mais il ne leur dit pas qu’il avait pris ce miel dans le corps du lion. Le père de Samson descendit chez la femme. Et là, Samson fit un festin, car c’était la coutume des jeunes gens. Dès qu’on le vit, on invita trente compagnons qui se tinrent avec lui. Samson leur dit : je vais vous proposer une énigme. Si vous me l’expliquez pendant les sept jours du festin, et si vous la découvrez, je vous donnerai trente chemises et trente vêtements de rechange. Mais si vous ne pouvez pas me l’expliquer, ce sera vous qui me donnerez trente chemises et trente vêtements de rechange. Ils lui dirent : Propose ton énigme, et nous l’écouterons. Et il leur dit : De celui qui mange est sorti ce qui se mange, et du fort est sorti le doux. Pendant trois jours, ils ne purent expliquer l’énigme ». 129 P. Benoit, « Inspiration biblique », art. cité, p. 1718-1719. 130 Documents de travail sur le De Fontibus, CAECL. 131 Lettre à Gaston Fessard du 8 novembre 1962, CAECL. 132 Carnets, I, p. 274, 14 novembre 1962.
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journée était capitale : les Pères n’entendaient pas s’aligner servilement sur ce qui leur était proposé133. Le jésuite lyonnais encouragea ainsi vivement les évêques qu’il rencontrait à rester vigilants134, tout en remarquant, à sa grande joie, que nombre d’entre eux semblaient profondément hostiles aux schémas : Une chose qui m’a beaucoup frappé, dès la première quinzaine du concile, ce fut de voir que, un peu partout, nombre d’évêques avaient fort bien vu les graves insuffisances, pour ne rien dire de plus, des schémas doctrinaux. Déjà, de plusieurs pays, ils arrivaient à Rome munis de remarques polycopiées, faites avec la collaboration de leurs théologiens135. Est-ce à dire que le Père de Lubac devenait l’une des figures de proue du renouveau souhaité par le concile ?
B. Un expert en vue… La première session avait fait apparaître une majorité et une minorité, et il était clair que la première n’entendait pas s’aligner sur la Curie. La non-reconduction « automatique » des commissions préparatoires, pour l’élection des commissions conciliaires, avait été une première étape décisive. Le vote pour l’interruption de la discussion du De Fontibus, par 1368 voix contre 822, le 20 novembre 1962, était une autre étape importante dans ce processus de formation d’une conscience conciliaire136, car une majorité se détachait de la plupart des théologiens romains pour qui le schéma était pourtant d’une importance capitale, comme le montre le journal du cardinal Siri137, archevêque de Gênes et président de la conférence épiscopale italienne. La veille du vote, le 19 novembre, il écrivait en effet : Si demain le schéma tombe, l’événement est grave ! Seigneur aide-nous ! Sainte Vierge, Saint Joseph, priez pour nous ! Vous [Marie] pouvez obtenir la victoire pour nous : vous qui seule avez triomphé de toutes les hérésies dans le monde entier !138. 133 Un observateur protestant américain, Douglas Horton, nota ce jour dans son journal : « The dam broke », « le barrage a cédé », cité par J. W. O’Malley, What happened…, op. cit., p. 141. Mgr Jauffrès relate aussi l’importance de la journée : « Et ce fut alors que, dans un silence impressionnant, et l’attention de tous (le “bar” n’avait plus ce matin qu’un tout petit nombre de ses habitués), la discussion commença, courtoise, mais passionnée, et donna lieu à des prises de position très nettes et absolument opposées », Carnets conciliaires, op. cit., p. 34-35. 134 Lettre à Henri Bouillard du 22 novembre 1962, CAECL 135 Lettre à Bruno de Solages, 20 décembre 1962, CAECL. 136 Les deux tiers requis pour le rejet du texte n’étaient pas tout à fait atteints, mais, le lendemain, on annonça que, sur décision du pape, le texte était retiré de la discussion et confié à une commission mixte, composée de membres du Secrétariat pour l’unité et de la commission doctrinale, avec deux coprésidents, les cardinaux Bea et Ottaviani. 137 Giuseppe Siri (1906-1989), italien, ordonné en 1928. Archevêque de Gênes de 1946 à 1987, créé cardinal en 1953, président de la conférence épiscopale italienne de 1958 à 1965. Il est nommé membre du Secrétariat pour les Affaires extraordinaires en 1962 et membre du conseil de présidence à partir de 1963. 138 Cité par G. Ruggieri, « Le premier conflit doctrinal », in G. Alberigo (dir), Histoire du concile, II, p. 281-320, p. 308. Pour illustrer l’importance capitale de ce rejet du De Fontibus, on peut citer le P.
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Or, dans un tel climat, il n’est pas exagéré de dire que Henri de Lubac était, avec d’autres évidemment, un symbole de première importance du renouveau désiré par rapport aux thèses qui s’étaient exprimées dans les schémas préparatoires, et ce quelle que soit son importance effective. N’avait-il pas eu maille à partir avec des théologiens romains, dont une majorité rejetait maintenant les thèses ? On trouve des preuves éparses de cette importance symbolique dans les Carnets. C’est ce jeune Père napolitain qui, alors qu’il entend le Père de Lubac donner son nom au portier de l’Angelicum, lui « fait de grandes démonstrations de joie et d’amitié »139 ; c’est cet évêque oriental qui, sur le parvis de Saint-Pierre, dit en riant au jésuite qu’il va se « faire arrêter à la porte, étant dangereux pour le concile »140 ; cet évêque missionnaire d’Indonésie qui, à l’entrée de Saint-Pierre, « [l]e remercie de [s]es livres, [lui] dit qu’il faut souvent souffrir dans l’Église et [l]’embrasse »141 ; ou encore Mgr Hurley142, archevêque de Durban, en Afrique du sud, qui aborde le Père de Lubac en lui lançant : « Eh bien, mon Père, cette théologie nouvelle, la voilà qui a son succès au concile ! »143. Tout aussi significative est l’influence prêtée au Père de Lubac, que ce soit dans le camp de la nouvelle majorité ou dans celui de la minorité. Ainsi fait-il état d’un article de Témoignage chrétien racontant que « des textes circulaient déjà, attribués l’un au Père de Lubac, l’autre au Père Rahner »144, ce qui, en ce qui le concernait, était sans fondement, mais révélait bien l’aura qu’il avait acquise. Celle-ci est encore confirmée par un article de L’Espresso dû à Carlo Falconi, « Verso la nuova teologia », dans lequel l’auteur « oppose Congar, Daniélou et Rahner145 à Piolanti et Parente ; les premiers font figure de grands hommes persécutés, les deux derniers ne sont que de vulgaires “manuélistes” »146. Dans son numéro de Noël 1962, Témoignage chrétien
Rouquette, dans sa chronique des Études (janvier 1963) : « On peut considérer qu’avec ce vote du 20 novembre s’achève l’âge de la Contre-Réforme et qu’une ère nouvelle, aux conséquences imprévisibles, commence pour la chrétienté », p. 111. Il est à noter d’ailleurs que le Père de Lubac, commentant précisément cette chronique pour le Père Bouillard, lui écrivait : « La chronique du P. Rouquette dans les Études de janvier vous donne de bonnes indications, malgré quelques petites erreurs, inévitables pour qui ne pouvait suivre directement les débats », lettre du 9 janvier 1963, CAECL. Enfin, G. Ruggieri, « Le premier conflit doctrinal », art. cité, p. 319, écrit au sujet de ce vote : « Le concile avait, sans le mettre encore par écrit, accompli l’une des mutations peut-être les plus importantes de l’évolution doctrinale de l’Église catholique : l’option pour la “pastoralité” de la doctrine ». 139 Carnets, I, p. 210, 31 octobre 1962. 140 Ibid, p. 220, 6 novembre 1962. 141 Ibid, p. 247, 10 novembre 1962. 142 Denis E. Hurley (1915-2004), o.m.i. sud-africain, ordonné en 1939. Archevêque de Durban de 1951 à 1992. Membre de la commission des séminaires, des études et de l’éducation catholique. 143 Ibid, p. 370, 24 novembre 1962. 144 Ibid, p. 366, 23 novembre 1962. 145 Auxquels il faut ajouter le Père de Lubac, cf. Carnets, I, p. 181, 29 octobre 1962 : « L’Espresso du 28 octobre a un grand article sur le concile. Titre : Verso la nuova teologia. Il y est parlé du « programme de la théologie nouvelle », de sa condamnation en 1950 par Humani generis, de sa demirevanche en 1960 lorsque Congar et Lubac furent nommés consulteurs, quoiqu’ils y fussent dans une situation de second ordre en face de simples manuélistes comme Piolanti et Parente, etc. ». 146 CAECL, lettre du Père de Lubac à Henri Bouillard du 1er novembre 1962. Au sujet de cet article, le Père de Lubac ajoutait dans la même lettre : « Voilà qui m’oblige à bien de la prudence, et ne me facilite pas les contacts avec ceux qui ne sont pas amis d’avance ».
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enfonçait d’ailleurs le clou. Dans son article, le P. Liégé147 voyait clairement cette première session comme la victoire d’un camp quand il évoquait le débat sur l’Église : Le débat d’orientation, on le voit, en valait la peine. Il aboutissait à une reconnaissance de ce que les spécialistes de l’Église – comme de Montcheuil, de Lubac, Congar, pour citer les plus connus parmi nous – avaient, depuis quelques décades, remis en valeur, laborieusement et parfois douloureusement148. Cette opposition n’était pas le seul fait de journalistes. Elle n’était, en effet, pas étrangère à certains Pères, comme le montre un extrait du journal conciliaire de Néophytos Edelby149, conseiller patriarcal d’Antioche des Melkites. Il écrivait en effet, le 14 novembre 1962, soit le jour de l’introduction du schéma De Fontibus in aula, que l’on voyait, depuis plusieurs semaines, se dessiner une forte opposition aux schémas dogmatiques, et il ajoutait : Si accusa la commissione che li ha preparati di essere stata lo strumento troppo docile dei capi del sant’uffizio, in particolare del card. Ottaviani e del gesuita integrista p. Tromp. Si crede di scoprirvi anche un’ostilità ingiustificata contro i grandi teologi del momento, quali i pp. Congar, Teilhard de Chardin, de Lubac, Rahner, ecc.150. Ainsi, de plus en plus, il se répétait que le Père de Lubac ou le Père Congar n’avaient pas été entendus lors de la phase préparatoire : « Le P. Gagnebet me dit qu’on va répétant, et que même des journaux ont dit, que le P. de Lubac et moi avions été empêchés de parler à la Commission préparatoire »151. Dans l’aula même, le 147 Pierre-André Liégé (1921-1979), o.p. français, ordonné en 1944. Professeur de théologie fondamentale et de théologie pastorale à l’Institut catholique de Paris et aux facultés dominicaines du Saulchoir. Il est l’expert privé de Mgr Elchinger et de Mgr Schmitt au concile. 148 P. Liégé, « Deux débats de fond », Témoignage chrétien, 21 décembre 1962, p. 13. 149 Néophytos Edelby (1920-1995), b.a. syrien, ordonné en 1941. Évêque titulaire en 1961, conseiller patriarcal d’Antioche des Melkites, archevêque melkite d’Alep de 1968 jusqu’à sa mort. Il est membre de la commission des Églises orientales. 150 « On accuse la commission qui les a préparés d’avoir été l’instrument trop docile des chefs du Saint-Office, en particulier du cardinal Ottaviani et du jésuite intégriste le Père Tromp. On croit aussi découvrir une hostilité injustifiée contre les grands théologiens du moment, les PP. Congar, Teilhard de Chardin, de Lubac, Rahner, etc. », N. Edelby, Il Vaticano II nel diario di un vescovo arabo, Milan, San Paolo, 1996, p. 105. Il s’agit là d’une traduction italienne de l’original, en français, qui a été publié plus tard, et dans une édition peu accessible : Souvenirs du Concile Vatican II (11 octobre 1962-8 décembre 1965), Raboueh, Patriarcat grec melkite catholique, 2003. 151 Y. Congar, Mon Journal, I, p. 204, 11 novembre 1962. Mgr Charue le rapporte également, à l’occasion d’une conversation avec Mgr Schröffer, le 6 novembre 1962 : « Excellente conversation. Il faisait partie de la Commission préconciliaire et confirme qu’ils ne purent guère intervenir, que le travail était fait au St-Office ! Il fait l’éloge de Mgr Philips, apprécié d’ailleurs par Ottaviani et Tromp. Les conseillers tels Congar, de Lubac, etc. ne pouvaient pratiquement pas intervenir », A-M. Charue, Carnets conciliaires…, op. cit. p. 45. Le P. Congar, réagissant à de tels propos, se montrait d’abord catégorique : « C’est faux, tout comme il est faux de nous faire cautionner les schémas, comme le cardinal Ottaviani l’a fait à la commission centrale, et le P. Salaverri devant les
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c ardinal Döpfner avait abordé la question, sans citer de noms toutefois. Remarquant que, en commission centrale, il avait été souligné que les travaux de la commission théologique préparatoire avaient été préparés par des théologiens de diverses écoles et nations, il remarquait : « Sed, iam tunc temporis iterum atque iterum impressio oriebatur, in commissione theologica praeparatoria influxum unilateralem nimis praevaluisse »152. Du reste, cette importance symbolique du jésuite lyonnais pouvait être aussi utilisée par la minorité. Ainsi, Yves Congar rapporte, dans son journal conciliaire, le fait suivant : « Le P. Salaverri a fait hier aux évêques espagnols une conférence sur le De fontibus, où il a dit : ce texte est parfait. D’ailleurs, le P. Congar et le P. de Lubac l’ont entièrement approuvé »153, ce qui n’est pas sans rappeler le procédé du cardinal Ottaviani en commission centrale, lors de la phase préparatoire, mettant en avant le nom du Père de Lubac pour prouver la largeur d’esprit de la commission. Bref, on le voit, le Père de Lubac devenait l’une des figures de proue du renouveau souhaité, au point que des rumeurs se répandirent sur sa prochaine exclusion du concile ! C’est le Père Assistant, Bernard de Gorostarzu, qui l’apprend au Père de Lubac, en lui rapportant des propos d’évêques italiens qu’il a rencontrés154. La presse s’en fit même l’écho, puisque La Libre Belgique écrivait le 26 novembre, sous la plume de l’assomptionniste Daniel Stiernon155 :
évêques espagnols » (p. 204). Toutefois, quelques jours plus tard, sur le même sujet, il se montrait plus nuancé : « Le Tempo de ce matin redit aussi, une fois de plus, que Lubac et moi n’avons pas été écoutés. C’est vrai et c’est faux. Mais comment rétablir la vérité sans 1°) tout raconter ; or c’est secret ; 2°) tenter d’expliquer des choses qu’on ne peut comprendre si on n’a pas été dedans ; 3°) donner à cela et à ma personne plus d’importance que cela n’en a ? Il faudra que j’en parle avec le Père de Lubac » (p. 208, 14 novembre 1962). Le Père de Lubac, lui, n’était pas loin de souscrire à l’affirmation qu’ils n’avaient pas été entendus : « Il y a quelques jours, le Père Gagnebet disait au P. Congar que nous devrions protester dans la presse contre l’information mensongère selon laquelle nous n’avions pas pu nous exprimer librement dans la Commission théologique préparatoire. Je n’ai pas vu cette information. En tout cas, une “protestation” éventuelle devrait être fort nuancée… », Carnets, I, p. 366-367, 24 novembre 1962. 152 « Mais, déjà à ce moment-là, et encore et encore, l’impression était née que, dans la commission théologique préparatoire, une influence trop unilatérale avait prévalu », AS, I, 3, p. 124, 17 novembre 1962. La suite de cette intervention Döpfner était un appel à utiliser réellement les periti qui avaient été nommés par le pape : « Et in quo labore faciendo, a praedide commissionis de doctrina fidei et morum enixe et instanter petimus, ut, iudicium membrorum adhibens ex peritis a Summo Pontifice nominatis, etiam illos designet qui in problematibus, ex quibus difficultates illae ortae sunt, speciali modo sunt versati, ita ut in commissione nostra revera theologi diversarum scholarum cooperentur » : « Et dans la réalisation de ce travail, nous demandons instamment et avec force que l’on désigne, par le président de la commission de la doctrine de la foi et des mœurs, ceux qui, parmi les periti nommés par le Souverain Pontife, sont spécialement versés dans les questions au sujet desquelles ces difficultés sont nées, de telle sorte que, dans notre commission, coopèrent réellement des théologiens de diverses écoles », ibid, p. 125. Le cardinal Ottaviani répondit, lors de cette même séance (ibid, p. 131), qu’il n’était pas vrai que la constitution présentée [De Fontibus] relevait de la mentalité d’une seule école. 153 Y. Congar, Mon Journal, I, p. 195, 8 novembre 1962. 154 Carnets, I, p. 352, 20 novembre 1962. 155 Daniel Stiernon (1923-2015), a.a. belge, ordonné en 1949. Professeur de théologie orientale au Latran, il enseigne également à l’Urbanienne.
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henri de lubac et le concile vatican ii Nombre de Pères sont d’avis que les inconvénients présentés par les schémas en provenance de la commission théologique auraient pu être évités si la préparation des textes conciliaires avait largement bénéficié de la collaboration des PP. Congar, OP, Karl Rahner, SJ, Schillebeeckx OP, de Lubac SJ, qui sont les principaux théologiens de langue française, allemande et néerlandaise et qui donnent aujourd’hui le ton au concile, soit comme experts officiels, soit comme théologiens privés. Ils jouissent d’un tel crédit auprès des évêques de l’Europe occidentale et centrale que les éléments “intégristes” désireraient vivement et auraient même sollicité en haut lieu, mais jusqu’ici sans succès, leur éloignement de Rome156.
Il est d’ailleurs à noter que le Père de Lubac, d’ordinaire si circonspect à l’égard de rumeurs souvent incontrôlables, ne la rejeta pas cette fois en bloc, quand des évêques français le questionnèrent sur la réalité de ce projet d’éviction157. Rien d’étonnant alors que le Père de Lubac fasse une multitude de rencontres lors de cette première session, et la décrive comme un tourbillon. La Curie généralice jésuite, où il résidait, était un endroit stratégique, car offrant la possibilité de rencontres venues d’horizons très divers : on ne se limite pas, ici, à un groupe national. Les nombreuses maisons de formation de Rome, qui organisaient pour leurs étudiants des rencontres avec des théologiens, offraient d’autres possibilités, tout comme les nombreux lieux de résidence des évêques. Saint-Pierre, enfin, permettait également bien des rencontres, des prises de rendez-vous, comme le montrent nombre d’extraits des Carnets158. Parmi toutes ces rencontres, se distingue la proximité du Père de Lubac avec les évêques de Madagascar et d’Afrique. Le lien avec les évêques africains se fit par l’intermédiaire de Mgr Jean Zoa159, archevêque de Yaoundé (Cameroun), président du groupe des évêques d’Afrique équatoriale, qui était en quête de théologiens pour s’adresser à l’épiscopat du continent. L’importance des jésuites dans le groupe proche des évêques d’Afrique et de Madagascar n’est sans doute pas non plus pour rien dans 156 Ibid, p. 421-422, 30 novembre 1962. 157 Ibid, p. 446, 3 décembre 1962. 158 Par exemple : « Ce matin, sur les degrés de la basilique, un des évêques français de Madagascar m’arrête pour me dire sa satisfaction : le concile va bien, il est content. — Je viens de croiser, près de l’obélisque, un évêque en violet qui fume son cigare. — Rapide bonjour à Mgr A. Renard, év. de Versailles. — Dans Saint-Pierre, salué quelques couples : le card. Marella et Mgr Weber (Strasbourg) ; le card. Suenens en aparté avec Mgr Huyghe ; Mgr Garrone qui cause avec le P. Daniélou. — Je m’entretiens avec Mgr Volk (Mayence) au sujet du 5e chapitre de l’ancien De Fontibus ; il a pu obtenir des modifications profondes, et se montre content. — Mgr Pourchet est également optimiste ; les opposants, me dit-il, ne parlent guère qu’en leur propre nom, et pour certains on reconnaît vite ceux qui les ont télécommandés. — Le Père Khalifé est tout heureux, pour la cause maronite, du succès obtenu par Mgr Doumith. — Salut amical à Max Thurian. — Remis le texte de la conférence Martelet au Père Duprey. — Dom Pierre Salmon (St-Jérôme, Rome) paraît satisfait. — Mgr Suhr (Copenhague) me remet un texte latin du Moyen Âge de la part de Dom Jean Leclercq. — Je remercie Mgr Achille Glorieux des papiers reçus hier sur l’apostolat des laïcs. — Bonjour à Oreste Kéramé. — Un melchite me remet l’ouvrage qui vient d’arriver à Rome : Voix de l’Église en Orient, recueil de textes du Patriarche Maximos IV et de l’épiscopat grec-melchite catholique (édité par Herder) », Carnets, I, p. 481-482, 5 décembre 1962. 159 Jean-Baptiste Zoa (1924-1998), camerounais, ordonné en 1950. Archevêque de Yaoundé de 1961 jusqu’à sa mort. Membre de la commission des missions.
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ce rapprochement : Mgr Ramanantoanina appartient à la Compagnie, tout comme Mgr Sartre, ancien archevêque de Tananarive. Gustave Martelet, venu de Fourvière, et proche du Père de Lubac pendant tout le concile, était quant à lui expert de Mgr Véniat, évêque de Fort-Archambault (Tchad), charge à laquelle il ajoute rapidement celle de secrétaire du groupe des évêques d’Afrique équatoriale et de conseiller théologique des évêques africains, aux côtés du Père Greco160, autre jésuite. L’épiscopat africain s’organisa précocement, en mettant en place un secrétariat commun, des commissions étudiant les schémas et aboutissant à des interventions communes in aula, et en organisant des conférences d’information faisant appel aux plus grands théologiens. Le Père de Lubac fréquente ainsi souvent ces évêques : il assiste à une conférence du Père Martelet, sur ce que doit être un schéma dogmatique le 5 novembre, il en donne lui-même une autre le lendemain aux évêques malgaches sur les deux premiers schémas dogmatiques (De Fontibus et De Deposito) qui avaient été envoyés aux Pères. Le jésuite se montre particulièrement assidu à ces conférences données aux évêques africains, via Traspontina, puisqu’il écoute le Père Congar sur la Tradition (le 7 novembre), la deuxième partie de la conférence Martelet le 9, le Père Häring sur la morale le 12, Hans Küng 161 sur la collégialité de l’épiscopat le 16, le chanoine Boulard162 le 24, le cardinal Bea le 3 décembre. C’est ainsi avec le groupe des évêques africains que le Père de Lubac eut les relations les plus étroites, et leur organisation figurait en bonne place dans le premier bilan qu’il faisait de son activité, près d’un mois après son arrivée à Rome : On fait des connaissances imprévues. On assiste à des phénomènes nouveaux : ainsi, l’organisation (sur le plan de l’information, de l’étude et de l’action conciliaire) de l’Église “d’Afrique, de Madagascar et des Iles” : 260 évêques, vieux missionnaires ou jeunes noirs, de langues, de cultures, de races, de nations diverses, qui en viennent à se décider comme un seul homme163. Toutefois, les relations du Père de Lubac ne se limitaient évidemment pas aux jésuites et aux évêques d’Afrique. On note également des relations régulières avec les Orientaux, melchites et maronites, plusieurs lui demandant une consultation théologique avant d’intervenir in aula. Il rencontre également à deux reprises (17 octobre et 10 novembre) le Patriarche Maximos, sans qu’il y ait entre eux de relations de travail. On peut simplement penser que les Orientaux, dont la théologie s’enracinait dans l’étude des Pères, ne pouvaient qu’être en communauté de vues avec le cofondateur 160 Joseph Greco (1911-1987), s.j. français. Professeur de théologie à la Grégorienne. Au concile, il est secrétaire des évêques africains de langue française et expert à partir de la troisième session. 161 Conférence qu’il n’apprécie que moyennement : « Il parle avec une audace juvénile ; c’est étrange d’entendre tout cela résonner dans Rome. J’aimerais un peu plus de calme et d’intériorité », Carnets, I, p. 305, 16 novembre 1962. Hans Küng, né en 1928, prêtre et théologien suisse. Professeur à l’Université de Tübingen, dont il devient en 1963 directeur de l’Institut pour la recherche œcuménique. Il est nommé expert en 1962. Cofondateur de la revue Concilium. 162 Fernand Boulard (1898-1978), français. Prêtre spécialiste de sociologie religieuse, enseignant à l’Institut catholique de Paris. Membre de la commission préparatoire des évêques et du gouvernement des diocèses, nommé expert au concile durant la première session. 163 CAECL, lettre à Henri Bouillard du 1er novembre 1962.
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de Sources chrétiennes, dont la théologie ne pouvait mériter, à leurs yeux, l’infamante épithète « nouvelle »164, même si beaucoup avaient étudié à Rome et devenaient parfois plus Latins que les Latins165. Le Père de Lubac n’est pas non plus sans relations avec l’épiscopat d’Amérique latine, mais les liens sont encore plus ténus : ils se limitent à une conférence donnée aux évêques d’Argentine (le 21 novembre), par l’intermédiaire de Jorge Mejía166, professeur à la faculté de théologie de Buenos Aires que le Père de Lubac avait rencontré à Lyon, et à une rencontre avec Mgr McGrath167, évêque auxiliaire de Panama, qui était paraît-il venu me voir à Paris à l’automne 1950 ; il semble devoir être l’un des meilleurs orateurs du concile, il m’a demandé de travailler avec lui, car il est membre de la commission doctrinale (bien différent de la plupart des autres)168. Cependant, cette rencontre n’aboutit à une réelle collaboration entre les deux hommes que plus tard. Si le Père de Lubac eut donc des relations privilégiées avec des épiscopats que l’on peut qualifier de « périphériques » par rapport à Rome, qu’en fut-il de ses relations avec des épiscopats bien plus centraux, c’est-à-dire les épiscopats européens, qui donnèrent tout de même largement le ton au concile ? Le jésuite ne fut pas sans contacts avec les évêques français, certains étaient d’ailleurs ses anciens élèves, mais il est clair que ceux-ci furent loin de l’utiliser comme un conseiller privilégié. Le Père de Lubac lui-même fait pour Bruno de Solages le bilan, une fois la première session terminée, de ses relations avec eux : J’ai souvent rencontré ici nos évêques français, ils se sont en général montrés fort aimables, mais je n’ai pas travaillé avec eux (sauf, tout au début, deux séances à Sainte-Marthe169, organisées par mon ancien élève, Mgr Charles de la Brousse, coadjuteur de Dijon). Mgr Pourchet170, évêque de Saint-Flour, m’a fait l’honneur de me lire à l’avance le texte d’une 164 Cf. J. W. O’Malley, What happened at Vatican II, op. cit., p. 125. 165 Le patriarche arménien Ignace Pierre XVI Batanian en est un exemple. Il avait suivi ses études de théologie à Rome et avait été l’élève de E. Ruffini. Le patriarche fit parler de lui lors de la deuxième session, quand on s’aperçut, alors qu’il intervenait à Saint-Pierre sur le schéma sur l’Église, « que les cardinaux Siri et Ruffini, au bureau de la présidence, suivaient sur le papier le discours qu’ils avaient manifestement inspiré. Vendredi, intervenant sur le ch. 2 de Episcopis, Ruffini critiqua le discours de Maximos IV, et déclara que le discours de l’Arménien constituait une sorte de réparation, dont il le remerciait chaudement, en son propre nom ainsi qu’au nom du card. Siri, président de la conférence épiscopale d’Italie », Carnets, II, p. 17, 10 novembre 1963. 166 Jorge M. Mejía (1923-2014), argentin, ordonné en 1945. Professeur d’Écriture sainte à la faculté de théologie de l’Université catholique d’Argentine, créé cardinal en 2001. Expert au concile à partir de la deuxième session. 167 Marcos Gregorio McGrath (1924-2000), c.s.c. panaméen. Évêque auxiliaire de Panama de 1961 à 1964, puis évêque de Santiago de Veraguas (Panama). Il est élu membre de la commission doctrinale lors de la première session. 168 CAECL, lettre à Henri Bouillard du 1er novembre 1962. 169 Au sujet des deux premiers schémas dogmatiques. 170 Maurice Pourchet (1906-2004), français, ordonné en 1931. Évêque de Saint-Flour de 1960 à 1982.
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intervention qu’il devait lire au concile le lendemain. Une fois aussi, Mgr Barthe171 m’a montré, dans Saint-Pierre, le texte d’une intervention qu’il allait faire. Je ne sais pas au juste avec quels théologiens nos évêques ont travaillé, ni s’ils ont eu beaucoup recours à des théologiens. J’ai reçu pour la première fois, le jour de mon départ de Rome172, une circulaire envoyée par Mgr Gouet173, exprimant le désir de nos évêques d’organiser le travail en commun ; j’ai répondu que je serais le cas échéant à leur disposition ; je ne sais toujours rien d’autre. Vous savez que Mgr Garrone a été élu, dès le début, membre de la commission doctrinale ; c’est donc lui qui s’est trouvé et se trouve encore avoir le principal rôle à jouer ; peut-être nous communiquera-t-il ses impressions. Je n’ai eu avec lui aucun entretien174. De fait, sans être totalement isolé, le Père de Lubac n’est pas intégré, côté français, à une organisation similaire à celle que l’on trouve chez les Africains, ce qui, du reste, ne lui est pas propre. Le Père Congar le déplorait également : Je trouve, moi, que nos évêques français sont bien gentils, bien disposés, mais mous. Ils ne travaillent pas avec leurs théologiens. Mgr Garrone semble même avoir une répugnance à recourir à eux. Il est gentil, aimable, mais paraît ne vouloir leur devoir rien et montrer qu’il n’a pas besoin d’eux. Or c’est lui qui est le représentant théologique de l’épiscopat français175. Les évêques français mirent d’ailleurs du temps à s’organiser : ce n’est que le 10 novembre qu’à une réunion à Saint-Louis-des-Français, les évêques demandent que soient constitués des ateliers de travail176. Certes, le Père de Lubac avait donné des conférences à Sainte-Marthe, où résidaient quelques évêques français ; elles avaient eu un auditoire important. Néanmoins, il remarquait qu’il s’agissait d’exposés « non officiels »177, par opposition aux conférences organisées à Saint-Louis-des-Français, où s’exprimèrent les Pères Léon-Dufour, Daniélou ou Congar, mais où le Père de Lubac ne fut pas invité à intervenir, ce qu’il expliquait ainsi : « nos évêques français sont prudents »178. Toutes ces rencontres étaient très importantes pour élargir le cercle de ses connaissances bien sûr, mais aussi pour se forger une conscience conciliaire, c’est-à-dire 171 Gilles Barthe (1906-1993), français, ordonné en 1930. Évêque de Monaco de 1953 à 1962, puis de Fréjus-Toulon de 1962 à 1983. 172 En réalité la veille, le 7 décembre, cf. Carnets, I, p. 516. 173 Julien Gouet (1910-1988), français, ordonné en 1937. Directeur du Secrétariat général de l’épiscopat français. Expert au concile à partir de la deuxième session. 174 CAECL, lettre du 20 décembre 1962. 175 Y. Congar, Mon Journal, I, p. 193, 7 novembre 1962. Le lendemain, le 8 novembre, Congar rapporte la même impression du Père Daniélou : « Lui aussi s’inquiète de voir que, du côté français, rien n’est organisé pour un travail efficace. Il a un peu la même impression que moi sur Mgr Garrone » (p. 195). 176 Journal Blanchet, 10 novembre 1962. 177 CAECL, lettre à Henri Bouillard du 1er novembre 1962. 178 Ibid.
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prendre la mesure du rôle de chacun, évêque ou expert, par des discussions qui n’hésitent pas à remettre en cause les textes proposés. C’est ainsi que le Père Congar écrivait : « Il se tient en ce moment tout un concile de conciliabules et d’amitiés, qui contribue à créer le climat du concile proprement dit »179.
C. … mais peu intégré à la mécanique conciliaire Néanmoins, malgré toutes ces rencontres, le Père de Lubac ne s’inséra pas réellement dans la mécanique conciliaire, dans le sens où il ne fit pas partie d’un groupe structuré cherchant à influer sur les textes en discussion. Cela pouvait passer par la présence aux commissions conciliaires, comme le prévoyait le règlement du concile, en ce qui concernait les charges des periti : « Juxta Commissionum Praesidum designationem et rationem, Periti conciliares cuilibet Commissioni operam navant, adlaborando cum ejus membris in schematibus expendendis atque conficiendis relationibus180 ». Le Père de Lubac avait bien collaboré avec la commission théologique préparatoire ; cependant, durant la première session, il ne fut, pas plus que la plupart des autres periti, convoqué à une séance de la commission doctrinale, dont la première réunion ne se tint que le 13 novembre 1962, plus d’un mois après l’ouverture du concile, et la veille de l’entrée en scène du De Fontibus in aula. Seuls quelques rares periti avaient assisté à cette réunion, invités par le cardinal Ottaviani181. Restait toutefois la collaboration possible avec les différents épiscopats, qui cherchaient parfois à remplacer les textes en discussion. Ainsi, les relations avec l’épiscopat africain ne se limitèrent pas à assister aux conférences qui étaient organisées via Traspontina. Elles ne négligeaient pas la mécanique du concile : nous l’avons vu pour les élections aux commissions, c’est encore le cas le 13 novembre quand les PP. de Lubac, Greco et Martelet se réunissent avec quelques évêques africains à la Casa Pallotti, où loge Mgr Zoa, afin d’examiner des motions que les évêques africains veulent présenter au Concile, et de projeter des interventions sur le De Fontibus, en essayant, déjà, de désigner des orateurs possibles182. Le travail se poursuit l’après-midi : Nous tenons une petite séance : Mgr Sartre, Mgr Michel Bernard183 (archev. de Brazzaville), le P. Greco, le P. Martelet, le P. Van Cauwelaert184 (cousin de l’évêque d’Inongo) et moi. Les remarques à présenter sur le schéma De fontibus sont distribuées en trois tranches, en vue de trois interventions : 1) Point de vue pastoral et remarques d’ensemble ; 2) Le 179 Y. Congar, Mon Journal, I, p. 196, 8 novembre 1962. 180 « Suivant la désignation des présidents des commissions, et la matière traitée, les periti conciliaires servent avec zèle n’importe quelle commission, en travaillant avec ses membres aux schémas à examiner, et aux rapports à élaborer ». 181 Diarium Tromp, 13 novembre 1962, ASV 790. Le P. Tromp nomme Mgr Garofalo, le P. Verardo, Mgr Fenton, le P. Lio et Mgr Steinmüller. 182 Carnets, I, p. 272, 13 novembre 1962. 183 Michel Bernard (1911-1993), c.s.sp. français, ordonné en 1938. Archevêque de Brazzaville de 1955 à 1964, il devient en 1965 archevêque de Nouakchott (Mauritanie) jusqu’en 1973. 184 Frans van Cauwelaert (1906-1986), o.s.b. belge, ordonné en 1931. Alors assistant spirituel des étudiants biélorusses à l’Université catholique de Louvain, il s’est impliqué dans le mouvement œcuménique, avec les Orientaux.
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problème exégétique ; 3) Le problème doctrinal. On se transporte ensuite successivement chez les Anglophones et chez les Francophones, pour les mettre au courant, leur résumer le thème des interventions prévues, recueillir leurs suggestions, et finalement demander leur accord, — qui est donné185. Ces conclusions sont d’ailleurs présentées au groupe malgache le lendemain, tandis que le Père de Lubac poursuit pour eux son analyse du De Deposito. Le travail ne fut toutefois pas d’une très grande portée in aula. En effet, on trouve bien, au cours du débat sur le De Fontibus, les interventions de Mgr Zoa186 et de Mgr Rugambwa187, mais, les critiques ayant déjà été fort nombreuses, Mgr Zoa décida de remettre ses remarques par écrit au secrétariat du concile. Il y indiquait qu’elles concordaient avec celles de nombreux Pères qui avaient déjà pris la parole, tels les cardinaux Alfrink, Bea, Frings, Liénart, Léger, Suenens, Silva188, Joseph Lefebvre. Plus précisément, la critique du schéma reposait sur les arguments suivants : il ne faisait que répéter les manuels, il manquait totalement de caractère pastoral, en procédant par arguments abstraits alors que c’est un enracinement scripturaire qui serait souhaitable, et de façon analytique, abstraite, intemporelle. Le cardinal Rugambwa, après un discours général pour le report du schéma, remit lui aussi ses remarques par écrit, une collection de remarques particulières sur les différents paragraphes du texte. Certes encore, le jésuite lyonnais fut approché par les évêques allemands, en la personne de Mgr Volk189, archevêque de Mayence. Celui-ci, tout comme le cardinal Frings, souscrivait à l’initiative de Karl Rahner, qui souhaitait remplacer les schémas de la commission théologique préparatoire par un schéma alternatif. Afin d’élargir l’audience de ce projet, Mgr Volk organisa une première réunion, le 19 octobre, alors que le travail in aula ne commencerait véritablement que le lendemain, avec des évêques et des théologiens français et allemands surtout, sans exclusive toutefois puisque Gérard Philips y assista. Toutefois, Henri de Lubac ne fit pas partie du petit groupe chargé de préparer des textes de remplacement, qui était composé de Rahner, Ratzinger190, Daniélou et Congar. Un mois plus tard, le 18 novembre, Mgr Volk convia le Père de Lubac à une nouvelle réunion, afin de « sortir de l’impasse »191 au sujet des schémas dogmatiques, alors que le De Fontibus, discuté à Saint-Pierre depuis le 14 novembre, n’avait pas encore été rejeté, mais concentrait un grand nombre 185 Ibid, p. 273, 13 novembre 1962. 186 AS, I, 3, p. 148-149. 187 Ibid, p. 172-174. 188 Raúl Silva Henriquez (1907-1999), s. d.b. chilien, ordonné en 1938. Archevêque de Santiago du Chili de 1961 à 1983, créé cardinal en mars 1962, président de Caritas international. Président de la conférence des évêques du Chili, il est vice-président de la commission pour l’apostolat des laïcs. 189 Hermann Volk (1903-1988), allemand, ordonné en 1927. Théologien, évêque de Mayence de mars 1962 à 1982, créé cardinal en 1973. Membre du Secrétariat pour l’unité et membre de la commission doctrinale. 190 Joseph Ratzinger, né en 1927, allemand, ordonné en 1951. Professeur de théologie fondamentale. Expert privé du cardinal Frings, il est expert au concile à partir de la deuxième session. Il devient archevêque de Münich en 1977, est créé cardinal la même année. Préfet de la congrégation de la doctrine de la foi de 1981 à 2005. Il est élu pape sous le nom de Benoît XVI en 2005 et renonce à sa charge en 2013. 191 Carnets, I, p. 322, 18 novembre 1962.
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de critiques. Henri de Lubac fut chargé de l’examen critique des textes qu’il avait vu élaborer lors de la phase préparatoire, mais on ne voit pas, par la suite, que cela débouche sur un travail portant un fruit quelconque dans un groupe un tant soit peu organisé. Les schémas dogmatiques ayant été repoussés, il est vrai que la tâche perdait de son importance, puisque c’était à une seconde préparation qu’il fallait œuvrer, sans que celle-ci néglige toutefois tout ce qui avait été élaboré lors de la phase préparatoire192. Enfin, le Père de Lubac participa à une réunion d’évêques français sur le De Fontibus, et plus précisément sur la Tradition, à l’Angélique. A quinze, mi évêques, mi théologiens, ils distribuent les interventions à faire in aula, tout en en « ébauch[ant] les termes »193. Toutefois, alors que Congar est chargé de rédiger le texte de Mgr Desmazières194 « pour réclamer la mention de la Tradition vivante »195, le Père de Lubac ne profite pas de la réunion pour entrer en contact suivi avec quelque évêque. Il n’assiste d’ailleurs pas à la réunion suivante, le 23 novembre. En revanche, on le retrouve lors d’une séance de travail, réunissant des théologiens et évêques français, sur le schéma consacré à la Vierge, le 26 novembre 1962, mais là encore, la réunion reste sans suites pour le jésuite196. A la même époque pourtant, le P. Daniélou était impliqué dans les « ateliers » qui se chargeaient d’examiner les textes ou d’en préparer de nouveaux197. Cette non-inscription du Père de Lubac dans un groupe de travail le priva des moyens logistiques indispensables à un théologien qui voudrait exercer une influence dans une si grande assemblée. Comment peser, en effet, dans une assemblée qui compta, lors de cette session, jusqu’à 2381 Pères (cérémonie d’ouverture exclue)198, sans moyens pour polycopier des remarques ou les faire distribuer dans la Rome conciliaire, d’une résidence d’évêques à une autre ? Le Père de Lubac écrit d’ailleurs : « J’ai l’impression d’être une goutte d’eau qui aurait reçu mission de travailler à changer quelque chose dans un vaste océan »199. Ainsi, lorsqu’il rédigea des observations sur le De Deposito, à la demande de son ancien élève à la Faculté de théologie de Lyon, Charles de la Brousse, évêque coadjuteur de Dijon, il ne peut multiplier les exemplaires, comme il l’écrit lui-même à Mgr Villot :
192 Karim Schelkens le montre pour le De Fontibus dans sa thèse soutenue à l’Université catholique de Louvain (KUL) en 2007 : Deus multifariam multisque modis locutus est … De redactie van het preconciliaire schema De fontibus revelationis. Een theologiehistorisch onderzoek met bijzondere aandacht voor de Belgische bijdrage. 193 Carnets, I, p. 351, 20 novembre 1962. 194 Stéphane Desmazières (1903-1999), français, ordonné en 1927. Évêque auxiliaire de Bordeaux de 1960 à 1965, puis évêque de Beauvais jusqu’en 1978. 195 Y. Congar, Mon Journal, I, p. 247, 20 novembre 1962. 196 Il faut dire que les évêques français ne semblent pas avoir travaillé de très près avec des théologiens durant cette première session. Les évêques français entendirent de nombreux théologiens à Saint-Louis des Français, organisèrent chaque semaine une réunion entre eux, afin de discuter des questions en cours, mais on ne voit pas, dans le journal conciliaire de Mgr Jauffrès, une véritable organisation de travail entre évêques et théologiens. 197 Journal Blanchet, 15 novembre 1962. 198 G. Caprile, Il Concilio…, op. cit., t. 1, p. 284. 199 Lettre à Bruno de Solages, 29 octobre 1962, CAECL.
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Le P. Daniélou m’a dit que son Éminence [le cardinal Gerlier] avait écrit au cardinal Cicognani200 son inquiétude au sujet des schémas doctrinaux dont nous avons le texte imprimé. Cette nouvelle m’a profondément réjoui. De mon côté, j’ai remis à Mgr Charles de la Brousse, sur sa demande, quelques remarques limitées presque exclusivement au deuxième schéma (De deposito fidei…). Si j’avais pu multiplier les exemplaires, je vous en aurais remis un, mais Mgr Ch. de la Brousse pourra vous montrer ces remarques si vous désirez les voir201. Ainsi, les critiques du Père de Lubac que nous avons étudiées restèrent limitées à des cercles assez étroits : quelques évêques auxquels il les distribue (Mgr Maury202 et Mgr de la Brousse) ou avec lesquels il s’entretient à Saint-Pierre, lors d’un déjeuner, d’une conférence, les auditoires de ses conférences, forcément restreints par rapport à l’assemblée des Pères. Il écrit ainsi à Henri Bouillard qu’il ne fait « que rabâcher des remarques critiques sur les textes que les évêques ont en mains »203. De fait, on est frappé de constater que, lorsque le Père de Lubac est en possession du projet d’intervention du cardinal Léger sur le De Fontibus, que lui a remis son secrétaire avant que ne débute la discussion à Saint-Pierre204, il rédige des observations qui ne tiennent guère compte du votum en lui-même (sinon pour regretter un mot et pour demander une amélioration du latin), mais reproduit l’essentiel des remarques qu’il avait faites pour lui-même, dans ses documents de travail205. Enfin, si le Père de Lubac est souvent invité à s’exprimer, il le fait souvent devant des auditoires d’étudiants, sans influence sur les débats en cours. Il est ainsi invité au collège de la Sainte-Croix le 30 octobre, au collège belge le 5 novembre, au Germanicum le 11 novembre, au Séminaire français le 19 novembre, au Gesù le 26 novembre, au Collège anglais le 7 décembre. Le Père de Lubac n’est donc pas du tout isolé, il rencontre une foule d’évêques et de théologiens, mais sans pouvoir exercer d’influence directe, faute de relations un tant soit peu suivies et organisées. Non pas que le P. de Lubac fût ignorant des moyens à mettre en oeuvre, intellectuel égaré dans une mécanique qui le dépasserait. Ainsi, lorsqu’il rencontre, au tout début du concile, quelques évêques français pour leur donner son avis sur les schémas dogmatiques, il leur recommande de se mettre en rapport avec les évêques allemands, afin de ne pas préparer séparément plusieurs schémas de remplacement206. Lors de sa conférence du 27 octobre, il manifeste son « souci pour 200 Amleto Giovanni Cicognani (1883-1973), italien, ordonné en 1905. Créé cardinal en décembre 1958, il est secrétaire de la Congrégation pour les Églises orientales de 1959 à 1961, et devient en août 1961 Secrétaire d’État, à la mort de D. Tardini. Président de la commission conciliaire des Églises orientales et de la commission de coordination. 201 Carnets, I, p. 115, 14 octobre 1962. 202 Émile Maury (1907-1994), français, ordonné en 1932. Nommé délégué apostolique en 1959, internonce apostolique au Sénégal de 1961 à 1965, puis nonce au Congo ex-belge, Rwanda, Burundi, avant de devenir archevêque de Reims de 1968 à 1972. 203 Lettre à Henri Bouillard du 22 novembre 1962, CAECL. 204 Carnets, I, p. 254, 11 novembre 1962. Il reçoit le votum le 10 novembre. 205 Le votum Léger, ainsi que les remarques du Père de Lubac sur ce votum se trouvent au CAECL, dossier De Fontibus. On peut également trouver les remarques du Père de Lubac dans le fonds Léger, 1047. 206 Carnets, I, p. 112, 13 octobre 1962.
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substituer [au De Deposito] un autre [schéma] plus positif et plus pastoral et qui réponde mieux à l’attente du monde »207. Pour autant, il est tout à fait hasardeux de penser que le Père de Lubac aurait souhaité une vaste diffusion de ses remarques, sur le modèle des Animadversiones du P. Schillebeeckx sur les premiers schémas en discussion, diffusées à quelque 2000 exemplaires, sur celui des observations de Karl Rahner sur le De Fontibus (Disquisitio brevis de Schemate “De fontibus”) diffusées à plusieurs centaines d’exemplaires, ou sur celui du projet Philips de schéma alternatif au De Ecclesia. En effet, le Père de Lubac, s’il ne refuse pas de donner son avis, ne souhaite pas se mettre trop en avant (il refuse ainsi les sollicitations des média208, ce qui s’explique aussi par son souci de voir les questions conciliaires traitées sereinement au concile, sans les interventions tous azimuts de la presse), et il semble évident qu’il n’aurait pas proposé sur son seul nom un contre-projet209 ou même une critique des textes existants destinée à une large publicité, par tempérament sans doute. Ainsi, Henri de Lubac était-il sans nul doute moins entreprenant qu’un Daniélou ou qu’un Congar. Alors que ce dernier écrivit à Mgr Garrone pour s’étonner « de ce que l’épiscopat français semble vouloir ignorer les théologiens nommés experts par le Saint-Siège »210, le Père de Lubac, lui, estimait que « c’est plutôt à eux [les évêques], s’ils le veulent, de demander aux periti leur collaboration »211. Or, demander la collaboration du P. de Lubac n’était sans doute pas toujours chose aisée. Son statut de « grand théologien » ne pouvait-il pas intimider même des évêques212 ? Mais le tempérament n’est pas seul en cause. Il faut aussi prendre en compte, chez le Père de Lubac, une volonté de prudence, tant les événements de 1950 l’avaient marqué. Cela pouvait, du reste, être une raison supplémentaire, pour des évêques français, de se montrer prudents à son égard, car la crainte de Rome n’avait pas d isparu213. 207 Journal Blanchet, 27 octobre 1962. 208 Les Carnets en offrent plusieurs exemples. Le 25 novembre 1962, le Père de Lubac note : « Je refuse de parler à la Radio-vision italienne » (p. 372) ; le 29 novembre, lorsque Mgr Spada, expert du concile, et l’un des fondateurs de l’union catholique de la presse italienne, lui demande un article sur le concile, il s’en défend (p. 412) ; enfin, le 7 décembre 1962, quand « une journaliste, catholique me dit-elle, m’assiège au téléphone pour obtenir une interview », le Père de Lubac répond : « je n’ai pas une minute avant mon départ, et lui dis seulement en une phrase mon espoir » (p. 516). 209 L’ « information » circula pourtant : « Un article de Témoignage chrétien raconte que “250 évêques noirs” (!) ont rejeté le schéma De Fontibus. Il raconte aussi que “des textes circulaient déjà, attribués l’un au P. de Lubac, l’autre au P. Rahner » (!) Ô information !” », Carnets, I, p. 366, 23 novembre 1962. 210 Ibid, p. 237, 8 novembre 1962. 211 Ibid, p. 516, 7 décembre 1962. Le Père de Lubac écrit ces lignes alors que Mgr Gouet, secrétaire de l’épiscopat français, avait adressé, à la toute fin de la première session, une lettre aux periti français pour leur demander de collaborer avec les évêques. 212 Jacques Guillet, lorsqu’il revient sur « le mythe de Fourvière » décrit ainsi le P. de Lubac, qu’il a côtoyé : « C’est un homme cordial, aimable, très disponible, à condition qu’on ait de vraies questions à lui poser, de vraies conversations à mener. (…) Peu de gens se risquaient à aller le trouver et, pour la grande majorité des scolastiques, il était un grand personnage auquel on n’avait pas facilement accès », Habiter les Écritures. Entretiens avec Charles Ehlinger, Paris, Centurion, 1993, p. 178. 213 Durant la première session, Mgr Blanchet écrit ainsi : « Je m’entretiens avec la cardinal Liénart et je lui fais part d’une demande dont m’ont chargé plusieurs des évêques de Saint-Louis-des-Français : n’y aurait-il pas possibilité que les votes soient tenus secrets pendant un certain nombre d’années
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Il nous semble ainsi que l’on pourrait tout à fait appliquer au Père de Lubac ce que le Père Congar écrivait de lui-même en 1964 : Les Belges OSENT. Ils n’ont pas été crossés, ils ne se sentent pas surveillés comme nous. Je suis convaincu que ceci joue un grand rôle. Personnellement, je ne suis jamais, je ne suis pas encore sorti des appréhensions de l’homme suspecté, sanctionné, jugé, discriminé214. Une preuve de ce comportement est à trouver dans la persévérance du Père de Lubac, la première session passée, à faire comprendre autour de lui qu’il n’avait eu la moindre influence. Il écrit ainsi à Mgr de Solages : Je n’ai assisté à aucune des réunions tenues régulièrement par nos évêques à Saint-Louis-des-Français, même pas pour entendre des conférences, je n’ai rédigé aucun projet ; je n’ai été demandé, à ma connaissance, par personne, à aucune commission. Je dis cela, parce que quelques esprits malveillants, qui prennent leurs craintes pour des réalités, font courir des bruits contraires215. C’est le même souci qui lui fait écrire à Mgr Dubois, archevêque de Besançon, qui avait été membre de la commission théologique préparatoire. En effet, celui-ci, lors des voeux au clergé, pour l’année 1963, s’était montré assez critique sur le rôle de certains periti (sans indiquer de nom), estimant que quelques-uns désiraient s’imposer aux Pères du concile « dans des “ateliers” que des experts dirigeraient, [ou] dans des conférences où s’exprimeraient des opinions parfois très particulières »216. Ces propos avaient été reproduits dans la Semaine religieuse du diocèse, et le Père de Lubac s’en inquiéta suffisamment pour écrire à l’archevêque une longue lettre cherchant constamment à montrer qu’il n’avait jamais outrepassé les prérogatives attribuées aux periti, ni eu d’influence lors de cette première session. On peut difficilement s’expliquer pareille lettre, qui constitue un bilan de la première session, sans tenir compte du sentiment persistant du Père de Lubac d’être suspecté : Comme ces periti venus de France étaient fort peu nombreux, plusieurs personnes me demandent, avec une certaine insistance, si cette page ne me concernerait pas. (…) Sur la demande de deux ou trois évêques rencontrés par hasard, dont un de mes anciens élèves de Lyon [Mgr après le concile. Certains sont d’avis que tels évêques pourraient être gênés dans leur liberté, à la pensée que les congrégations romaines – par exemple – pourraient consigner sur des fiches les résultats du vote », Journal Blanchet, 20 novembre 1962. 214 Y. Congar, Mon Journal, II, p. 56, 13 mars 1964. Le P. Guillet écrivait du P. de Lubac : « Même s’il était au clair sur la vanité des accusations qui avaient entraîné son éloignement, comment un homme qui a été condamné alors qu’il ne s’y attendait d’aucune façon et qui s’est vu interdire d’enseigner et de prêcher, n’aurait-il pas vécu ensuite dans une grande insécurité ? Et comment aurait-il pu se sentir à l’aise dans quelque communauté que ce soit, se sachant désigné à la suspicion ou à la commisération ? », Habiter les Écritures, op. cit., p. 196. 215 Lettre à Bruno de Solages du 20 décembre 1962, CAECL. 216 Voix diocésaine de Besançon, n°1, 3-10 janvier 1963.
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henri de lubac et le concile vatican ii Charles de la Brousse], j’ai fait en octobre deux exposés tout à fait privés, dans le parloir de l’hospice de Sainte-Marthe, sur les deux premiers schémas dogmatiques, matière que je crois connaître assez bien, sans y mêler aucune idée “systématique” ou trop personnelle. En novembre, un évêque [Mgr Pourchet] m’a fait l’honneur de me lire d’avance une intervention qu’il avait préparée sur un point du schéma De Fontibus : je lui ai fait une seule remarque : un mot me semblait un peu dur et risquait d’être mal compris217 ; j’ignore s’il a tenu compte de ma remarque. Je n’ai pas paru une seule fois aux réunions de Saint-Louis-des-Français (sauf pour aller entendre Mgr Blanchet sur Pascal), du Séminaire français ou d’ailleurs. Deux fois, sur la fin, j’ai assisté quelques instants à une réunion organisée entre quelques évêques et théologiens, à laquelle on m’avait invité, et je dois dire qu’il n’y avait rien là que de très naturel, de très éclectique et de très régulier. Dans l’ensemble, l’épiscopat français n’a pas cru devoir recourir aux services de celui que le Saint-Père mettait à leur disposition. Je n’ai nullement à m’en plaindre : mais je vous dois de faire cette constatation. J’étais si bien chômeur, que j’aurais quitté Rome avant la fin de la session si je n’avais craint de paraître ainsi faire injure au Saint-Père qui m’y avait appelé (…) Pour être complet, je dois ajouter que, demandé comme théologien par deux archevêques de Madagascar, j’ai assisté à plusieurs réunions de l’épiscopat de Madagascar, qui se tenaient chez les Pères Trinitaires, à Saint-Chrysogone – et que, bien entendu, j’ai rencontré ici ou là, comme tout le monde, bien des évêques d’un peu partout218.
Malgré ce bilan peu enthousiaste, il n’en demeure pas moins que la première session du concile avait apporté des promesses de renouveau, dont le Père de Lubac se réjouissait profondément.
III. Espoirs et inquiétudes du Père de Lubac lors de la première session A. L’inquiétude à l’égard des schémas à venir : le De Deposito219 Le Père de Lubac ne se montrait pas d’un optimisme béat, voyant plusieurs dangers possibles. Tout d’abord, il s’était inquiété, pendant la session, de la faiblesse des schémas dogmatiques. Nous ne reviendrons pas sur le schéma consacré aux sources de la Révélation. Sur le De Ecclesia, on ne dispose pas d’analyse du jésuite lyonnais datant de cette période. Il est vrai que le schéma avait été distribué bien tard, et que la discussion n’avait débuté qu’une semaine avant la fin de la session. En revanche, le Père de Lubac avait pris grand soin d’analyser le De Deposito fidei, qui ne put être présenté aux Pères lors de cette première session, mais qui contribua à faire rejeter par 217 Cf. Carnets, I, p. 287, 15 novembre 1962. 218 Lettre à Mgr Dubois du 13 février 1963, CAECL. 219 Le schéma fut finalement abandonné lors de l’intersession.
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la majorité conciliaire le travail issu de la commission théologique préparatoire220. Le fonds d’archives de Namur a conservé huit pages dactylographiées du Père de Lubac sur ce De Deposito, dans une version française et dans une version latine221. Il avait achevé de les rédiger le 13 octobre222, aidé de son confrère Henri Rondet pour la traduction en latin. Lors de ses conférences à Sainte-Marthe, c’est surtout ce schéma dont il s’était employé à montrer les insuffisances. Il est vrai que c’est dans ce texte qu’étaient visés Teilhard de Chardin et le Père de Lubac lui-même.
La défense de Teilhard Dans ses remarques sur le De Deposito, une place toute particulière était ainsi réservée au chapitre 3, consacré à la création et l’évolution du monde, et donc au Père Pierre Teilhard de Chardin, que le Père de Lubac entendait protéger de toute condamnation. A la fin de la première session, le Père de Lubac avait fait une conférence, à Rome, sur le Père Teilhard, dans laquelle il s’« amus[a] à réfuter discrètement, dans cette salle romaine [la salle paroissiale de Santa Maria del Popolo], la principale critique faite à Teilhard dans le fameux article de L’Osservatore Romano ». « Je tiens surtout à porter témoignage sur la personnalité et la vie religieuse de Teilhard »223. Le paragraphe 14 du chapitre 3, sur les opinions contemporaines sur la création et l’évolution du monde dont il faut prémunir les fidèles, mettait en garde contre une idée de la création qui l’assimilerait à une progressive unification d’une multiplicité primordiale, préexistante à Dieu. Le Père de Lubac citait, une fois encore, dans l’appendice de ses remarques dont la moitié était consacrée à Teilhard, et l’autre moitié à lui-même, des textes montrant que Teilhard de Chardin ne pouvait être concerné par pareille accusation, en précisant que « le rédacteur [le P. Dhanis] n’a pu apporter aucun texte qui autorise pareille exégèse de la pensée du P. Teilhard »224. Il estimait « surprenant que le rédacteur de ce chapitre et ceux qui l’ont revu en sous-commission n’aient tenu aucun compte de la rectification dont [il] leur avai[t] fourni les preuves »225. Bien plus, il estimait que le souci de condamnation du rédacteur l’entraînait lui-même dans l’erreur. Pourfendant le panthéisme, le schéma stipulait que certains « asserere audentes Deum ita dirigere evolutionem mundi, ut
220 Mgr Philips note ainsi, au sujet de la décision du vote sur le De Fontibus : « On veut forcer l’affaire à droite et à gauche. Plus encore que du schéma De Fontibus, il s’agit des textes qui le suivent : le De Deposito et le De re morali, que l’on veut couler ou sauver », Carnets concilaires…, op. cit., 8 avril 1963. 221 Ci-après : Remarques De Deposito. CAECL. 222 Carnets, I, p. 112, 13 octobre 1962. 223 Ibid, p. 442, 1er décembre 1962 pour les deux extraits. La conférence ne fut pas du goût de tous, comme le montre l’appréciation du Père Gagnebet : « Le même religieux fit une apologie de l’œuvre novatrice du Père Teilhard de Chardins [sic] à deux pas du Saint-Office, sans aucun égard au monitum », cité par É. Fouilloux, « Du rôle des théologiens… », art. cité, p. 307. Le Père de Lubac note toutefois dans ses Carnets que « les organisateurs ont obtenu l’autorisation expresse de je ne sais quel Mgr romain important, ainsi que de la Secrétairerie d’État. Mgr Dell’Acqua se serait montré tout à fait content de l’orateur et du sujet », 29 novembre 1962, p. 412. 224 Remarques De Deposito, p. 7. 225 Ibid.
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res universas in seipsum gradatim colligat et eadem sibi quodammodo jungat… »226. Le Père de Lubac se demandait alors comment concilier cette condamnation avec l’Écriture et notamment avec saint Paul : « Instaurare omnia in Christo », « omnia in ipso constant », « ut sit Deus omnia in omnibus »227, et il précisait dans son appendice : Le rédacteur s’est laissé entraîner par le désir de condamner une fois de plus la doctrine du P. Teilhard de Chardin. Mais celui-ci fondait sa doctrine, non sur la seule science et la seule philosophie ; mais sur l’Écriture, en particulier sur saint Paul (dont le rédacteur du paragraphe ne tient aucun compte). Sur ces points, la commission théologique s’est trop fiée à un rédacteur dont le témoignage aurait dû être contrôlé de plus près. Quels que soient d’autre part les mérites d’un rédacteur, l’Église n’a pas à lui faire confiance aveuglément, surtout dans une affaire de cette gravité228. Si ces questions rejoignent les préoccupations du Père de Lubac, c’est qu’elles mettent en lumière, selon lui, la volonté des rédacteurs de ne pas présenter l’union entre Dieu et sa créature, alors que celle-ci est au cœur de sa propre pensée, lorsqu’il répétait que l’homme est marqué par l’Image de Dieu, qu’il y a en lui un désir de voir Dieu. Ainsi déplorait-il un « refus obstiné d’admettre que Dieu ait voulu s’unir sa créature, même “quodammodo” »229 et écrivait : « Nous voulons montrer que Dieu dirige toute l’évolution du monde : on nous accuse de corrompre l’idée de création et de compromettre la transcendance divine »230.
La défense de sa propre doctrine Le chapitre 4 était, quant à lui, on s’en souvient, celui dans lequel le Père de Lubac s’estimait visé par le Père Dhanis, que le jésuite français ne manqua pas de brocarder lors de sa conférence, quand il estimait, sans le nommer, que le chapitre de son confrère « sent[ait] la classe du professeur qui part d’une conception abstraite (Revelatio = locutio Dei per legatores) mais ignore “l’économie du salut” »231. Comme l’indiquait le schéma dans l’une de ses notes, le paragraphe qui inquiétait le Père de Lubac était dirigé contre le relativisme dogmatique et théologique232. Il faisait l’objet d’une attention toute particulière dans les remarques du Père de Lubac, puisqu’un appendice lui était consacré. Rien de nouveau par rapport à la phase préparatoire, puisque Henri de Lubac n’était pas parvenu à faire retirer le texte incriminé. Toutefois, ses remarques montrent qu’il n’entendait pas baisser les armes. Ainsi, écrit-il : 226 « Osent affirmer que Dieu dirige l’évolution du monde de telle sorte qu’il rassemble peu à peu en lui-même toutes les choses et se les joint d’une certaine façon… », AS, I, 4, p. 661. 227 « Ramener toutes choses sous un seul chef, le Christ » [Eph 1, 10], « Tout subsiste en lui » [Col. 1, 17], « Afin que Dieu soit tout en tous » [1 Cor 15, 28]. 228 Remarques De Deposito, p. 8. 229 « D’une certaine façon », Veritates, p. 2. 230 Dossier Veritates, p. 7. 231 AHAP, Notes de Mgr Veuillot au sujet de la conférence du Père de Lubac, Fonds Veuillot, n°2056. 232 Cf. AS, I, 4, p. 670.
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« impossible de savoir où le rédacteur du schéma [le P. Dhanis] a trouvé cette “recens relativismi forma”233 »234, avant de s’expliquer sur ce qu’il considérait comme une « intrigue personnelle »235, entendons une manœuvre du Père Dhanis, rédacteur du chapitre : Il est impossible de savoir qui sont ceux qui ainsi “periculose a vero discedunt”236. Le rédacteur n’a pas su ou pas voulu le dire ; le secrétaire de la Commission théologique [le P. Tromp], pas davantage. Un évêque membre de la Commission (S. Exc. Mgr Franić) a émis un vœu à ce sujet ; “Humiliter propono ut hoc caput omittatur”237. Il a donné comme motif que les erreurs signalées par le rédacteur sont inconnues. Le Concile pourrait-il proclamer :”… a vero discedunt“, sans savoir de qui il s’agit ? En fait, pour qui connaît l’histoire de cette rédaction, la chose est très claire. L’erreur ici exposée est une imagination du rédacteur qui a déjà formulé la même accusation dans une série d’autres textes, longtemps avant la préparation du Concile, sans avoir pu jamais la fonder sur un texte, et qui l’a reprise dans un votum émis (contre l’avis des professeurs compétents) sous le nom de l’Université Grégorienne. Le Concile ne saurait se faire l’instrument d’une intrigue personnelle et d’une polémique sans objet238. Le jésuite s’ouvrit également de sa crainte de se voir condamné par le concile au Père Général, Jean-Baptiste Janssens, avec qui les relations étaient désormais cordiales, comme le notait le Père de Lubac : A 16 h. 30, je suis reçu par le Père Général ( J. B. Janssens). Hier matin, il m’avait envoyé un pot de miel de Sicile, par les soins de son secrétaire particulier, le P. Van der Brempt239, qui disait avoir remarqué que je toussais. (Ce bon P. Général ne sait comment me témoigner son affection, en pensant à ses rigueurs passées)240. Les deux hommes se rencontrèrent à trois reprises lors de cette première session, et le Père Général proposa son aide, alors que le Père de Lubac craignait la perspective d’une condamnation anonyme par le concile, si le De Deposito venait à être discuté : Puis j’aborde mon sujet. J’en ai copié à deux exemplaires un résumé. Il s’agit du schéma De deposito fidei, n°22. Je lui explique comment ce texte 233 « Forme récente de relativisme ». 234 Remarques De Deposito, p. 5. 235 Ibid, p. 8. 236 « S’éloignent dangereusement de la vérité ». 237 « Je propose humblement que ce chapitre soit supprimé ». Cf. Carnets, I, p. 54, 29 septembre 1961. 238 Remarques de Deposito, p. 8. 239 Georges van der Brempt (1907-1997), s.j. belge, ordonné en 1939. Secrétaire de l’Assistance anglaise à la Curie jésuite de 1946 à 1965. 240 Carnets, I, p. 423-424, 30 novembre 1962.
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henri de lubac et le concile vatican ii a été fabriqué, quelle condamnation il vise, comment il est calomnieux. Je lui dis combien il me déplaît d’avoir à lui en parler. J’ai attendu plus d’un an, espérant toujours que ce ne serait pas nécessaire ; mais maintenant je m’y trouve acculé. Je lui parle ensuite du chapitre précédent, qui contient un paragraphe contre le P. Teilhard. Il prend alors ses notes dactylographiées, qu’il avait préparées cet été pour la Commission centrale : mes deux remarques sur ce paragraphe étaient déjà les siennes. Cela nous met tout à fait à l’aise. Il me dit qu’en cas de besoin il pourrait faire intervenir un cardinal (Döpfner, ou König, ou Alfrink…). Je lui réponds que je ne lui demande rien ; j’ai pensé seulement qu’il était bon que je lui précise les choses à l’avance, plutôt que d’avoir à me défendre, après coup, contre un texte conciliaire241.
Après son soutien au sujet de Teilhard242, le P. de Lubac recevait ainsi une nouvelle preuve de la confiance du P. Général.
Remarques sur le reste du texte : questions de méthode Si le texte inquiétait tant le Père de Lubac, c’est aussi, tout simplement, parce qu’il le trouvait très mauvais, et il pointait de graves problèmes de méthode qu’il présentait d’emblée dans ses remarques sur le De Deposito : Remarques générales : Le schéma paraît trop long et mal ordonné (par exemple : “De satisfactione Christi”243 placé après “De novissimis”244) L’allure générale, le style, le ton, parfois le contenu même sont trop scolaires. Plusieurs chapitres (spécialement 1, 2 et 3)245 abondent en notions purement philosophiques ; cela convient mal à un concile œcuménique, qui doit s’en tenir à l’exposé de la foi, sans entrer dans des détails qui peuvent être précisés en cas de besoin par le magistère ordinaire. La liste des références aux divers chapitres décèle une dépendance trop étroite par rapport aux documents ecclésiastiques récents, quelquefois occasionnels ; dans chaque chapitre la sève scripturaire et patristique est rare.
241 Ibid, p. 424. 242 Dont le Père de Lubac était très heureux, cf. Journal Blanchet, 24 octobre 1962 : « Je rencontre le P. de Lubac [à Saint-Pierre] : il s’arrête. “Il faut que je vous dise que j’ai reçu du P. Général une lettre qui me donne pleine approbation et d’autre part je sais que mon livre sur le P. Teilhard a été soumis au Saint-Office et qu’aucune critique n’a été retenue”. J’objecte : “Mais l’article de L’Osservatore romano ?” Il me répond : “manoeuvre d’équilibre” et le geste fait le commentaire des propos. Il a un visage heureux et détendu ». 243 « La satisfaction du Christ ». 244 « Les fins dernières ». 245 Respectivement consacrés à la connaissance de Dieu, à Dieu et à la création et l’évolution du monde.
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Plusieurs paragraphes sont trop polémiques, sans même qu’on puisse toujours deviner qui sont les auteurs des théories rejetées, si bien qu’on se demande quelquefois si ces erreurs ont réellement été professées246. Or, ce manque de ressourcement scripturaire et patristique ou ce tour d’esprit prompt à condamner entraînaient un défaut plus grave, comme cela est expliqué dans un projet d’intervention in aula sur le prooemium (introduction) du De Deposito247. On dispose en effet, dans ses archives conservées à Namur, de plusieurs pages manuscrites, de la main du jésuite, sur le prooemium du schéma. Le Père de Lubac n’est, toutefois, très probablement pas l’auteur de ce texte destiné à être lu in aula248. En effet, il n’indique jamais avoir été chargé par quelque Père que ce soit de rédiger pour lui une telle intervention, ni dans ses Carnets, ni dans sa correspondance249. De plus, le ton, assez tranché, ne ressemble pas à celui du Père de Lubac. Toutefois, et même si le Père de Lubac ne nous indique pas quel est l’auteur de ce texte (qu’il est impossible de retrouver avec la retranscription des interventions in aula des Acta synodalia pour la bonne raison que ce schéma n’a finalement pas été discuté), celui-ci ne nous semble pas inutile pour savoir ce que pensait le Père de Lubac lui-même : aurait-il pris la peine de recopier un projet de cinq pages, en latin, s’il n’y trouvait aucun intérêt ? Certes, il n’est pas impensable de recopier un texte auquel on voulait s’opposer, mais les analyses du Père de Lubac lui-même sur ce texte interdisent pareille hypothèse. Le fait que certains passages soient signalés dans la marge par un trait est également une aide pour connaître les critiques (car ce projet d’intervention est très critique) auxquelles le Père de Lubac accordait le plus d’attention. Après avoir pris la précaution de préciser qu’il ne s’agissait pas d’abandonner la conservation du dépôt de la foi, « unam ex gravioribus responsabilitatibus quae Ecclesiae incumbit »250, le votum en venait au fait : le schéma était entièrement guidé par un esprit de défense, de condamnation des erreurs, en comptabilisant même plus d’une cinquantaine. La conclusion était alors claire : tout en rappelant que le concile devait, de façon appropriée, juger des erreurs particulièrement diffuses et dangereuses, l’auteur insistait sur le fait que cette préoccupation ne devait en aucun cas devenir la perspective première, en orientant fondamentalement le texte, et ce pour plusieurs raisons, dont quelques-unes sont mises en avant par le Père de Lubac lors de sa copie. Nous nous en tiendrons donc à elles. Tout d’abord, un esprit exclusif de défense revenait, paradoxalement, à falsifier la charge de l’Église en matière doctrinale, qui est, d’abord, d’enseigner la vérité, et, ainsi, à finalement fausser son enseignement : 246 Remarques De Deposito, p. 2. 247 Votum sur le De Deposito (ci-après Votum), CAECL. 248 Cf. ce passage : « nullus enim invenitur in illa Congregatione generali qui non affirmat illud “officium custodiendi”… » : « en effet, on ne trouve personne, dans cette Congrégation générale, qui n’affirme pas que ce “devoir de conservation”… », Votum, p. 1, CAECL. 249 Il indique certes dans ses Carnets faire une analyse aux évêques malgaches du prooemium de la première constitution (p. 285), mais il s’agit là du De Fontibus et non du De Deposito. En outre, on ne voit pas bien pourquoi le Père de Lubac s’exprimerait en latin à des évêques malgaches… Enfin, une telle présentation à des évêques, en réunion privée, ne concorde pas avec le document en question, préparé en vue d’une intervention à Saint-Pierre. 250 « L’une des plus graves responsabilités qui incombe à l’Église », Votum, p. 1.
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henri de lubac et le concile vatican ii Omnes enim sciunt doctrinam Ecclesiae, natura sua, imprimis positivam et allicentum esse, fidem, spem et caritatem ante omnia suscitare, verum esse nuntium quod traditionaliter a tempore apostolico vocatur “Nuntium Bonum”. Dum doctrina cujus primus scopus est refutatio errorum cito vacua fit a proprio contentu : suas enim proprias ideas seu suum proprium nuntium non amplius affirmare, sed necessario trahitur ad quasdam tantum dispares et heterogenas affirmationes formulandas contra sparsos errores quos damnat251.
On retrouve ici des vues convergentes avec les arguments que le Père de Lubac développait depuis sa leçon inaugurale de 1929, critiquant une apologétique défensive, et préférant l’exposition du contenu de la foi. Il s’ensuit que le contenu même de la constitution est perverti par ce mode de pensée, car il est influencé, non par les nécessités positives de l’Église, mais par les erreurs à condamner252. En outre, un esprit aussi négatif était propre à susciter la crainte parmi les catholiques, notamment dans le domaine de la recherche, et le Père de Lubac en savait évidemment quelque chose. Le Père de Lubac en attribuait la faute au votum antépréparatoire du Saint-Office, qui exprimait les souhaits de la Suprême Congrégation quant aux matières à traiter au concile. Déjà dans les remarques qu’il avait envoyées à la commission à ce sujet lors de la phase préparatoire, il s’était montré critique, tout en soulignant qu’il n’était animé d’aucun minimalisme et qu’il ne contestait pas la doctrine présentée. Il ne pouvait que réitérer ses critiques à l’égard de ce votum, qu’il qualifiait dans sa correspondance de « “péché originel” du concile, dont le concile restera gêné jusqu’au bout. Il s’agit de toute la préparation effectuée par la commission théologique, mais, plus précisément d’un certain “Votum S. Supremae Congregationis Sancti Officii” (…). C’est un document que j’oserai dire pathologique »253. Or, il regrettait particulièrement l’influence qu’avait eue ce votum : « Ce Votum était un programme complet proposé au prochain Concile, et d’abord pratiquement imposé à la Commission théologique préparatoire, laquelle était quotidiennement dominée par le Saint-Office »254.
La Révélation et le rôle du Christ La conception de la Révélation se retrouve également au cœur de bien des analyses du Père de Lubac sur le De Deposito. Il avait noté, dans ses remarques limi251 « Tous savent en effet que la doctrine de l’Église, par sa nature même, est avant tout positive et attractive, qu’elle suscite la foi, l’espoir et la charité avant toutes choses, qu’elle est l’annonce que, traditionnellement, depuis le temps apostolique, on appelle la “Bonne Nouvelle”. Alors qu’une doctrine dont le but premier est la réfutation des erreurs devient rapidement vide de tout contenu propre : en effet, elle n’affirme pas davantage ses propres idées que son propre message, mais est nécessairement tirée seulement vers des affirmations dissemblables et hétérogènes à formuler contre les erreurs éparses qu’elle condamne », votum, p. 3. 252 Vues convergentes dans Veritates : « D’un bout à l’autre de ces schémas produits par la commission théologique préparatoire, il n’y a ni unité ni force doctrinale, parce que manque le fondement. Tout y est négatif. On n’y parle que d’erreurs à repousser (erreurs vraies ou supposées), et la place de JésusChrist est tout au moins diminuée », p. 3. 253 Lettre à Bruno de Solages, 6 mars 1963, CAECL. 254 Veritates, p. 4. On se rappelle, toutefois, le souhait du Père Tromp de ne pas voir assimilés la Commission et le Saint-Office.
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naires, une « dépendance trop étroite par rapport aux documents ecclésiastiques récents, quelquefois occasionnels » et avait déploré que « dans chaque chapitre la sève scripturaire et patristique [soit] rare »255. C’était évidemment un défaut de fond, et le jésuite en pointait les conséquences dans tout le schéma, en tâchant de montrer que cela entraînait un gauchissement du Mystère chrétien. Le chapitre 2 (De Deo) était consacré à la connaissance de Dieu, une connaissance essentiellement naturelle. Le paragraphe 7 disait ainsi : « Porro eadem sancta Mater Ecclesia credit et docet invisibilis Dei existentiam vel solo naturali rationis lumine per visibilia creationis opera, tamquam causam per effectus, certo cognosci adeoque et demonstrari posse »256, ce qui revenait à reprendre le serment antimoderniste, ce que le Père de Lubac contestait : « Ces précisions renchérissent sur le concile du Vatican I257 ; elles figurent dans le serment antimoderniste, qui n’a pas la même autorité »258. Cela peut paraître pour le moins surprenant puisque, dans son votum de la période préparatoire, précisément consacré à cette question, Henri de Lubac proposait, certes de ne pas consacrer tout un chapitre à la question, mais aussi de s’en tenir au texte de Vatican I, auquel toutefois, écrivait-il, on pouvait ajouter des extraits du serment antimoderniste259. Il faut toutefois tenir compte du statut différent des documents que l’on compare. Le votum était destiné à être analysé par la commission théologique préparatoire, composée d’hommes qui n’étaient pas tous, loin s’en faut, favorables au Père de Lubac. Proposer d’introduire des éléments du serment antimoderniste, n’était-ce pas une façon de donner un gage à tous ceux qui pensaient, à la suite du P. Garrigou-Lagrange, que la nouvelle théologie revenait au modernisme ? Les remarques du Père de Lubac lors de cette première session, elles, n’étaient pas destinées à une grande publicité, elles ne furent distribuées qu’à quelques rares exemplaires, à des destinataires choisis par le jésuite. Faut-il dire pour autant que le Père de Lubac ne pensait pas ce qu’il écrivait dans son votum ? Non pas, car la duplicité n’est guère compatible avec son exigence de vérité, et parce qu’il ne rejetait pas le serment antimoderniste, qu’il avait lui-même prêté. Il ne s’agit donc pas de s’opposer au contenu même du serment, mais de savoir s’il est opportun de le prendre pour référence dans un concile. La période conciliaire permettait sans doute au Père de Lubac d’oser aller davantage vers le ressourcement qu’il souhaitait. Certes, ses remarques datent du tout début du concile, alors qu’aucune orientation précise ne s’était encore dessinée, mais il pouvait s’appuyer sur la cérémonie d’ouverture et la profession de foi prononcée par Jean XXIII et reprise par les Pères du concile. En effet, le serment antimoderniste n’y figurait pas260, ce qu’avait remarqué le Père de Lubac, et ce qu’il présentait comme un argument dans 255 Remarques De Deposito, p. 2. 256 « La Sainte Mère l’Église croit et enseigne que l’existence du Dieu invisible peut être connue avec certitude et par conséquent démontrée à la seule lumière de la raison naturelle, par les œuvres visibles de la création », AS, I, 4, p. 657. L’énoncé reprend des formules de Vatican I et du serment antimoderniste, cf. Denzinger 3004 et 3538. 257 Le concile du Vatican disait : « « Eadem sancta mater Ecclesia tenet et docet Deum, rerum omnium principium et finem, naturali humanae rationis lumine e rebus creatis certo cognosci posse ». 258 Remarques De Fontibus, p. 2. 259 Il proposait la formule suivante, les passages soulignés provenant du serment antimoderniste : « Deum, rerum omnium principium et finem, naturali humanae rationis lumine tanquam causam per effectus e rebus creatis demonstrari et certo cognosci posse ». 260 AS, I, 1, p. 157-158.
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ses remarques. Certes, jamais le Père de Lubac ne voulut se mettre trop en avant, restant toujours prudent, mais le concile pouvait tout de même être l’occasion d’un peu plus d’audace, de croire qu’un changement était possible, comme il l’était pour Yves Congar. Lors de la première session, le dominicain s’étonne ainsi de ne pas s’être montré plus critique à l’égard des schémas préparatoires, qu’il trouvait pourtant mauvais, et se l’explique par le climat d’alors : Le climat général fait beaucoup. Aujourd’hui, c’est le climat du concile : climat pastoral, climat de liberté, climat de dialogue, climat d’ouverture. Alors, c’était le climat du “Saint-Office” et des chaires de collèges romains. On était neutralisé par un code tacite mais puissant, par une pression sociale très forte et contre laquelle on ne réagissait pas jusqu’au point où il eût fallu tout mettre en question261. Quoi qu’il en soit, sur le fond, le Père de Lubac réitérait ses critiques : le chapitre demeurait beaucoup trop dans le domaine de la raison naturelle, développant des raisonnements philosophiques au détriment « du Dieu de la Révélation chrétienne »262 et d’un enracinement scripturaire. Aussi Henri de Lubac restait-il toujours aussi hostile à la dernière phrase du schéma, au nom de la Tradition et de l’Écriture. Celle-ci disait : « Denique semper meminerint omnes se esse baptizatos in nomine Dei vivi, Patris, et Filii, et Spiritus Sancti, ut Deo, qui propter nimiam caritatem suam se manifestavit nobis in Domino Iesu, credant eique serviant »263, ce qui comportait deux problèmes pour le jésuite. D’une part, il préférait « in Deum credant » à « Deo credant », car la première expression marque l’élan du cœur, le cheminement du fidèle vers Dieu, alors que la seconde se contente de marquer le fait « d’admettre une vérité sur sa parole », comme il l’expliquait déjà dans Méditation sur l’Église264 . On retrouve là la préoccupation constante du Père de Lubac de ne pas faire de la foi chrétienne une liste de vérités. D’autre part, il refusait qu’on limite la finalité de la Révélation chrétienne au service de Dieu : 261 Y. Congar, Mon Journal, I, p. 182, 4 novembre 1962. 262 Remarques De Deposito, p. 3. 263 « Enfin, que tous se souviennent qu’ils sont baptisés au nom du Dieu vivant, du Père, du Fils, et du Saint-Esprit, pour qu’ils croient en Dieu et le servent, lui qui s’est manifesté à nous, par un amour surabondant, dans notre Seigneur Jésus ». AS, I, 4, p. 658. 264 « Des textes d’Augustin se dégage une distinction à trois branches, destinée à devenir classique. Par opposition au simple fait de croire à l’existence d’une chose ou d’un être (credere Deum), par opposition également au simple fait déjà plus particulier, de croire à l’autorité de quelqu’un, c’est-à-dire d’admettre une vérité sur sa parole (credere Deo), la foi en Dieu (credere in Deum) est unique : c’est qu’elle connaît une recherche, une marche, un mouvement de l’âme (credendo in Deum ire), un élan personnel, finalement une adhésion, qui ne pourraient d’aucune manière avoir leur terme en une créature », H. de Lubac, Méditation sur l’Église, Paris, Aubier-Montaigne, 1953. Réédition Œuvres complètes, t. VIII, p. 27. Explication convergente par B. Sesboüé, Croire. Invitation à la foi catholique pour les femmes et les hommes du xxie siècle, Paris, Droguet & Ardant, 1999, p. 45 : « Plus tard, saint Augustin inscrira sur une ligne montante les trois aspects de la foi chrétienne : croire Dieu [credere Deum], c’est-à-dire croire que Dieu existe, premier présupposé de toute foi ; croire à Dieu [credere Deo], c’est-à-dire croire à sa parole ; et enfin croire en Dieu [credere in Deum], c’est-à-dire croire au sens biblique et évangélique : se livrer à Dieu et lui confier le sens de notre vie, compter sur lui qui est notre rocher, mettre notre destin en lui dans un mouvement de réponse à l’alliance qu’il nous offre. Voilà pourquoi l’alliance entre Dieu et son peuple est décrite dans la Bible selon la parabole du mariage. Il y a donc bien des degrés dans l’acte de croire. Seul le dernier correspond complètement à la foi chrétienne ».
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N’est-ce pas diminuer la vérité chrétienne, que de taire ici le but de la Révélation que Dieu nous a faite de lui-même en Jésus-Christ ? Ce but est maintes fois exprimé dans l’Écriture et dans la tradition : “ut filii Dei nominemur et simus”265. C’est cette même critique d’une corruption de la Révélation chrétienne qui est présentée par Henri de Lubac à l’encontre du chapitre 4 (sur la révélation publique et la foi catholique). En effet, il critique nettement la conception de la Révélation comme un simple ensemble de vérités, méconnaissant son Mystère : Tout est construit sur une idée formelle de la révélation, non sur la considération concrète de la révélation chrétienne. Le rôle éminent, unique, central de Jésus-Christ dans la révélation comme dans la foi est méconnu, sinon dans chaque phrase, au moins dans la trame du chapitre266 et l’on retrouve ici les débats de la phase préparatoire267. Enfin, pour en terminer avec la place du Christ, il convient d’aborder la question du péché originel et des fins dernières : Le péché originel est envisagé sans rapport au Christ ni à la vie surnaturelle. En conséquence, toute l’œuvre du Christ est restreinte à la rédemption du péché, elle-même restreinte à la “satisfaction vicaire”. D’où une théorie toute juridique ; et il n’est plus besoin de la résurrection, laquelle n’intervient plus que comme un miracle de surcroît268 écrivait le Père de Lubac lors de cette première session. Le concept de satisfaction fut introduit dans la théologie par saint Anselme, en adaptant un concept profane venu du droit germanique et qui désignait la réparation faite à un offensé, à la mesure de la perte subie. Le sacrifice du Christ sur la croix devient alors une réponse au péché des hommes. Toutefois, Anselme se montre nuancé et ne comprend pas cette satisfaction apportée par le Christ dans un sens purement juridique, c’est-à-dire que toute offense exige une réparation, pour la bonne raison que Dieu, pour Anselme, « en tant qu’infiniment bon, ne peut en lui-même être
265 « Pour que nous soyons appelés enfants de Dieu. Et nous le sommes ! » [1 Jn 3, 1], Remarques De Deposito, p. 3. 266 Ibid, p. 4. 267 Cela se retrouve encore au détour d’une phrase du paragraphe 21, consacré aux erreurs qui s’opposent complètement à la notion catholique de révélation : « Catholica revelationis notio penitus abiicitur ab iis qui falso contendunt Deum non posse, per legatos ab ipso eruditos aut inspiratos, communicare cum hominibus prolatis verbis aut sacris etiam litteris »1219. En effet, même si une telle phrase ne cherchait pas à donner une définition de la Révélation chrétienne, le Père de Lubac y voyait un danger dans la mesure où elle « induirait à croire que la révélation chrétienne consiste uniquement en “prolatis verbis aut sacris etiam litteris”, ce qui tend (comme tout le chapitre) à méconnaître l’unité de l’objet révélé, le rôle central de l’Évangile et du Mystère du Christ », Remarques De Fontibus, p. 5. 268 Veritates, p. 2.
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offensé »269. La mort du Christ ne vient pas alors simplement réparer une offense pour Anselme, mais est une offrande libre au Père que tous les hommes peuvent s’assimiler dans l’Eucharistie. Ils deviennent de la sorte capables d’aimer Dieu par eux-mêmes et pour lui-même (…). Le fait décisif est que l’acte du Christ a ramené la liberté, dans sa racine la plus profonde, vers le Dieu qui se donne270. Le Père de Lubac était tout à fait sur cette ligne : « Le péché est de nous offense de Dieu, bien que Dieu ne soit pas personnellement atteint. D’où insistance de beaucoup de Pères de l’Église sur la libération de l’homme, plus que réparation effective d’une offense à Dieu »271, et il était ici d’accord avec son ami Yves de Montcheuil, à qui on avait reproché, post mortem, sa théologie de la satisfaction, qui tenait que celle-ci n’était pas nécessaire pour Dieu mais pour l’homme272. Sur ce point encore, le Père de Lubac entendait montrer le bien-fondé du renouveau qui avait été mis à mal quelque dix années plus tôt. C’est que la dimension de la satisfaction du Christ comme rachat des péchés avait tendu à se durcir, en exagérant la dimension d’un Dieu vengeur, ou la dimension toute juridique du rachat273, et c’est ce que visait le P. de Lubac dans le schéma. Or, pour lui, la Rédemption excède bien ce simple rachat, elle est « rétablissement de l’unité perdue »274 par le péché originel, pensé à la suite des Pères de l’Église comme, entre autres, Origène ou Maxime le Confesseur, comme une fragmentation, une individualisation, un « déchirement de l’unité humaine »275 voulue par Dieu et que 269 Cité par R. Schwager, « Salut », in J. Y. Lacoste (dir), Dictionnaire critique…, op. cit., p. 1069. Le schéma ne partageait pas cette opinion d’Anselme. En effet, dans son dernier paragraphe (59), le schéma disait : « rejicit opiniones illorum qui falso aestimantes peccato nullam veri nominis offensam Deo inferri » : « on rejette l’opinion de ceux qui estiment faussement que, par le péché, aucune offense à proprement parler n’est portée à Dieu ». Le Père de Lubac notait d’ailleurs, dans ses remarques (p. 7) qu’on « doit bien avouer que Dieu n’est pas réellement atteint, en son être intime, par l’offense du péché : c’est ce que saint Augustin et saint Thomas, entre autres, ont fort bien expliqué. Le rappeler, ce n’est pas pour autant prétendre que le péché ne serait pas, ex parte peccatoris [de la part du pécheur], une réelle offense de Dieu. Il serait dommageable que le Concile parût vouloir prendre en mauvaise part, comme pour augmenter une panoplie d’erreurs à condamner, certaines expressions d’auteurs très catholiques, qui ne font que reproduire la doctrine classique de S. Augustin et de S. Thomas ». 270 R. Schwager, « Salut », art. cité, p. 1069. Il donne ici l’interprétation de saint Anselme. 271 AHAP, Notes de Mgr Veuillot, Fonds Veuillot, n°2056. Les notes de Mgr Veuillot ajoutent : « Ne pas entrer dans de telles discussions théologiques ». 272 B. Sesboüé, Yves de Montcheuil (1900-1944). Précurseur en théologie, Paris, Cerf, 2006, p. 207. On trouve des allusions au P. de Montcheuil sur ce point dans la lettre du Père Général de février 1951, cf. ibid, p. 209-210. 273 « Le criminel, redevable tout d’abord envers l’offensé, est soumis aussi au bourreau qui inflige la punition. L’offensé, ici, c’est Dieu ; le bourreau, c’est le démon, auquel Dieu a permis que l’homme se livrât par le péché en se séparant de son véritable maître (…) A qui doit être versé le prix du rachat ? A celui-là, évidemment, qui est le maître de l’esclave et qui a été offensé (…). S’il y avait une rançon à payer, c’était à Dieu seul, non point à Satan. Aussi bien disons-nous que Jésus-Christ a offert son sang comme prix de notre rachat, non point au démon, mais à Dieu son Père », E. Hugon, Le mystère de la rédemption, Paris, 1922, cité par R. Schwager, « Salut », art. cité, p. 1074. 274 H. de Lubac, Catholicisme, op. cit., p. 13. 275 H. de Lubac, Catholicisme…, op. cit., p. 10.
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le Christ vient rétablir : « rétablissement de l’unité surnaturelle de l’homme avec Dieu, mais tout autant de l’unité des hommes entre eux »276. Le Père de Lubac souhaitait, en réalité, une présentation beaucoup plus ample du rôle du Christ, dont on peut avoir une idée à travers la question de l’eschatologie. Cette unité semblait, en effet, également perdue de vue quand le schéma abordait les questions eschatologiques, qui souffraient tout autant d’une insuffisante attention à l’Écriture et à la Tradition. Le chapitre sur les fins dernières portait, dans son paragraphe 51 : Mox autem post mortem, ut sacra Concilia non semel docuerunt, illorum animae qui in gratia Dei decedunt, nihil de commissis vel omissis satisfaciendum habentes, vel, si quid satisfaciendum habent, postquam purgatae fuerint, in caelum recipiuntur, illorum vero qui in statu actualis peccati mortalis vel solius originalis decesserint, ad inferas descendunt poenis disparibus puniendae277. Si le Père de Lubac faisait remarquer qu’il serait bon d’attirer l’attention sur le fait que « le Concile déclarerait par cette formule que les enfants morts sans baptême subissent une peine proprement dite, la peine du dam »278, il faisait également une critique plus large de tout ce chapitre consacré aux fins dernières : Il faut surtout regretter, dans tout ce chapitre, non pas l’insistance sur l’eschatologie personnelle, mais sur la perspective tout individualiste de l’eschatologie. Cela n’est guère conforme à l’Écriture et à la Tradition. Par un souci trop exclusif de s’opposer aux erreurs de notre temps, le Concile risquerait (c’en est ici un exemple) de donner en outre l’impression qu’il méconnaît le meilleur de l’effort accompli par la réflexion théologique en notre temps279. On ne peut pas ici ne pas évoquer Catholicisme et son sous-titre Les aspects sociaux du dogme, car le Père de Lubac y cherchait notamment à répondre à ceux qui ne faisaient du christianisme qu’une religion du salut individuel, sans le moindre intérêt pour la solidarité entre les hommes, alors que le catholicisme est essentiellement social. Social, au sens le plus profond du terme : non pas seulement par ses applications dans le domaine des
276 Ibid, p. 13. Le Père de Lubac écrit encore : « Comme une reine d’abeilles, le Christ vient regrouper autour de lui l’humanité », ibid. « Ou, si l’on veut une autre image, le Christ est cette aiguille qui, douloureusement percée lors de la passion, tire désormais tout à sa suite, et répare ainsi la tunique jadis déchirée par Adam, cousant ensemble les deux peuples, celui des Juifs et celui des Gentils, et les faisant un pour toujours », ibid, p. 14. 277 « Peu de temps après la mort, comme les saints conciles l’ont plus d’une fois enseigné, les âmes de ceux qui décèdent dans la grâce de Dieu, et n’ayant pas à racheter des péchés par action ou par omission, ou, s’ils en ont à racheter, après qu’ils sont allés au Purgatoire, sont reçues au ciel. Mais les âmes de ceux qui sont décédés en état de péché mortel ou seulement originel, descendent aux enfers pour être punies de peines inégales », AS, I, 4, p. 687. 278 Remarques De Deposito, p. 6. La peine du dam consiste en la privation de la vision de Dieu. 279 Ibid.
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henri de lubac et le concile vatican ii institutions naturelles, mais d’abord en lui-même, en son centre le plus mystérieux, dans l’essence de sa dogmatique280.
Dans l’ouvrage, l’auteur insistait sur l’unité du genre humain, qui a une destinée commune, et doit, par l’Église, travailler à son unité spirituelle : « L’humanité est une, organiquement par sa structure divine et c’est la mission de l’Église de révéler aux hommes qui l’ont perdue leur unité native, de la restaurer et de l’achever »281. La responsabilité du chrétien est alors de travailler à cette unité spirituelle, en faisant connaître le Christ, car seul l’Idéal que le Christ a transmis à son Église est assez pur, et assez puissant – car il n’est pas forgé par le cerveau de l’homme, mais il est vivant et il s’appelle l’Église du Christ – pour inspirer aux hommes de travailler à leur unité spirituelle, comme seul le Sacrifice de son Sang peut donner l’efficace à leur travail282. Ainsi, l’eschatologie ne peut se penser exclusivement en termes individuels : Il apparaît de plus en plus clairement que le mot d’ordre du chrétien ne peut plus être “évasion” mais “collaboration”. Il s’agit pour lui de travailler avec Dieu et les hommes à l’œuvre de Dieu dans le monde et dans l’humanité. Le but est unique : c’est à la condition d’y tendre avec tous, au lieu de poursuivre son jeu égoïste, qu’il peut se permettre d’avoir une part au triomphe final, de trouver une place dans le salut commun283. Bref, le Père de Lubac souhaitait une présentation beaucoup plus ample du rôle du Christ : En outre, “pastoralement”, à une époque où le monde s’agrandit de façon effroyable, et où l’homme devient, en même temps, de plus en plus puissant, il eût été nécessaire de présenter le Christ suivant toutes ses dimensions, de Seigneur Créateur à Sauveur, Α et Ω, enveloppant l’univers entier et l’humanité entière à travers l’espace et le temps, dans sa “Puissance de Salut”284.
280 H. de Lubac, Catholicisme, op. cit., p. IX. 281 Ibid, p. 29. 282 Ibid, p. 187. 283 Ibid, p. 200. 284 Remarques De Deposito, p. 7. On lit dans Catholicisme : « Le Christ, aussitôt qu’il existe, porte en lui virtuellement tous les hommes. (…) Tout entière il la [la nature humaine] portera donc au Calvaire, tout entière il la ressuscitera, tout entière il la sauvera. Le Christ Rédempteur n’offre pas seulement le salut à chacun : il opère, il est lui-même le salut du Tout, et pour chacun le salut consiste à ratifier personnellement son appartenance originelle au Christ, de façon à n’être point rejeté, “retranché” de ce Tout », p. 14-16.
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Enfin, la place du Magistère restait un thème des critiques du Père de Lubac, sur la question du progrès de la doctrine (chapitre 5). Une longue phrase de ce chapitre portait : Hic autem thesaurus efficaciter fructuoseque non custoditur quidem mera librorum conservatione et verborum repetitione, sed viventi magisterio, quo Ecclesia fidem et mores reapse dirigat, prout sane postulent tum sincera revelatorum intelligentia, tum fidelium pietas ad altiorem divitiarum Christi investigationem impellens, tum errantium impugnationes, tum demum novae temporum necessitates novaeque quaestiones solvendae285. Or, le sens précis du mot « dirigat » posait problème au Père de Lubac. Voulaiton dire par là que le magistère avait toute l’initiative du progrès de la doctrine ? Cela était tout simplement faux pour le Père de Lubac qui notait que chaque Docteur de l’Église, chaque grand théologien, etc. qu’il ait fait ou non partie du “magistère”, a contribué à ce progrès »286. Bref, on « traitait trop per modum unius287 la question du progrès dogmatique et la question du magistère288, comme le montrait encore la suite du schéma qui disait : « Docet sancta synodus ipsam naturam sacri magisterii secum ferre et investigationem revelationis fontium, et sedulam ac piam sobriamque ipsorum fidei mysteriorum perscrutationem »289, en reprenant des formules du premier concile du Vatican qui ne s’appliquaient pas au Magistère290. C’est bien la dignité de chaque homme, marqué du sceau de Dieu, qui est en jeu, comme le montre encore une analyse du paragraphe 20 (sur la révélation et la manifestation du Christ) du 4e chapitre, qui semblait obscurcir ce point : « Quin potius catholica fides complectitur et agnitionem magisterii Dei et assensum, propter ipsius auctoritatem, veritatibus revelatis, prout ab Ecclesia credendae proponuntur »291. Or, pour le Père de Lubac, la révélation et manifestation du Christ, « avant d’être 285 « Et ce trésor n’est pas conservé de façon efficace et fructueuse par la pure conservation des livres et la répétition des mots, mais par le magistère vivant, par lequel l’Église dirige réellement la foi et les mœurs, comme le demandent pleinement aussi bien la compréhension non corrompue des faits révélés, que la piété des fidèles tournée vers une plus haute recherche des richesses du Christ, ou les attaques de ceux qui s’égarent, ou seulement les nouvelles nécessités des temps et les nouvelles questions à résoudre », AS, I, 4, p. 672. 286 Remarques De Deposito, p. 5. 287 « En un seul ensemble ». 288 Ibid. 289 « Le saint concile enseigne que la nature même du saint magistère comporte l’étude des sources de la révélation, et l’examen attentif, pieux et sobre des mystères de la foi eux-mêmes ». 290 Le chapitre 4 (De fide et ratione) de la constitution Dei filius disait : « Ratio quidem, fide illustrata, cum sedulo, pie et sobrie quaerit, aliquam Deo dante mysteriorum intelligentiam… assequitur », cité in Remarques De Deposito, p. 5. 291 « La foi catholique comprend bien plutôt et la reconnaissance du magistère de Dieu, et son assentiment, en raison de son autorité propre, du fait des vérités révélées, telles qu’elles sont proposées à la foi par l’Église », AS, I, 4, p. 664.
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transmise à chaque nouveau fidèle par le magistère, s’adresse d’abord à l’Église » car « l’Église entière est croyante, avant la distinction entre Église enseignante et Église enseignée »292.
B. Les inquiétudes pour la poursuite du renouveau Si le Père de Lubac se réjouissait du bilan de la première session, il n’en craignait pas moins une réaction de la Curie, qui pourrait profiter de l’intersession, quand les Pères seraient partis, pour « remettre de l’ordre »293, et souhaitait donc que le concile soit chargé, par le biais de quelque organe, à veiller que le travail des commissions respecte les orientations de cette première session, comme le rapporte Yves Congar : Le P. de Lubac craint aussi qu’entre les deux sessions les gens de Rome ne prétendent remanier les textes, apparemment avec quelques concessions dans le sens du concile ; réellement, dans le sens de la Curie. Le P. Tromp, cela m’est revenu de plusieurs côtés, a dit que, pour le De fontibus, on ferait un schéma nouveau qui serait le frère jumeau du premier294. Lubac pense qu’il faudrait qu’un organisme CONCILIAIRE soit créé, qui, entre la première et la deuxième session, s’attache à garder, dans le travail de Commission qui sera fait à Rome, l’esprit de la première session, à surveiller les commissions, à renseigner, éventuellement alerter les évêques, sur ce qui se fait, sur la fidélité à leur volonté ou la trahison de celle-ci295. Cette préoccupation était du reste fort partagée dans l’assemblée, et le pape y répondit en instaurant une commission de coordination, le 6 décembre 1962, chargée d’ordonner le travail conciliaire, et composée, sous la présidence du secrétaire d’État Cicognani, de six cardinaux : Confalonieri296, Döpfner, Liénart, Spellman297, Suenens et Urbani298. Il est vrai que la minorité ne baissait pas les bras, face à ce qu’elle estimait être le « temps des démons », pour reprendre une expression du Français Paul Philippe299, et cette crainte d’une reprise en main de la Curie était alimentée par divers bruits
292 Remarques De Deposito, p. 4. 293 Lettre à Henri Bouillard, 7 décembre 1962, CAECL. 294 C’est ce que, le même jour, Paul Poupard, de la Secrétairerie d’État, avait rapporté au Père de Lubac, cf. Carnets, I, p. 373, 26 novembre 1962. 295 Y. Congar, Mon Journal, I, p. 260-261, 26 novembre 1962. 296 Carlo Confalonieri (1893-1986), italien, ordonné en 1916. Créé cardinal en 1958. Secrétaire de la congrégation consistoriale, il en devient pro-préfet en 1965, puis préfet en 1967. Membre de la commission centrale préparatoire, président de la sous-commission des amendements. Il fait partie de la commission de coordination. 297 Francis Spellman (1889-1967), américain, ordonné en 1916. Archevêque de New-York de 1939 jusqu’à sa mort, créé cardinal en 1946. Membre du conseil de présidence du concile et de la commission de coordination. 298 Giovanni Urbani (1900-1969), italien, ordonné en 1922. Patriarche de Venise de 1958 jusqu’à sa mort, créé cardinal en 1958. Membre de la commission de coordination. 299 Cité dans le journal de Mgr Fenton, cité in G. Ruggieri, « Le difficile abandon de l’ecclésiologie controversiste », in G. Alberigo (dir), Histoire du concile, II, p. 337-420, p. 409.
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ou nouvelles avérées qui circulaient dans la Rome conciliaire300. Le Père de Lubac fait ainsi mention, dans ses Carnets, de la lettre envoyée par 19 cardinaux au pape pour que le Concile « affirme au moins certains principes doctrinaux pour garantir la foi catholique contre les erreurs et les déviations, apparues un peu partout »301. Les premiers travaux de la commission mixte (commission doctrinale et Secrétariat pour l’Unité), chargée de réélaborer le De Fontibus, n’incitaient pas non plus le Père de Lubac à la plus grande confiance. Il s’inquiétait, en effet, du premier chapitre, sur Écriture et Tradition302, et avait écho, notamment par le Père Daniélou, des efforts constants, du P. Tromp notamment, en faveur des deux sources : Le P. Daniélou a assisté ce soir à la séance de la Commission mixte pour la refonte du De Fontibus. Séance orageuse, même dramatique. Depuis hier, le P. Rahner y est présent comme peritus. On discute le premier chapitre, établi par la sous-commission n° 1303. Le P. Tromp expose sa doctrine, il veut faire admettre sa phrase sur les vérités qui ne sont pas dans l’Écriture, “praesertim”304 l’inspiration et le canon des Écritures. On donne la parole au P. Rahner, qui vient au micro, debout, juste à côté de Tromp, et expose son point de vue. Tromp réplique, insiste, soutenu par Ottaviani. Rahner demande alors : Voulez-vous affirmer que l’inspiration et le canon sont les seules vérités que l’Écriture ne contient pas, ou voulez-vous affirmer qu’il y en a d’autres ? Au premier cas, j’accepte votre formule ; au second, je la refuse. Diverses interventions se produisent, un peu confuses. Le P. Feiner305, peritus désigné par le Secrétariat pour l’unité à la 1ère sous-commission, se tait. Le card. Bea finit par accepter la formule de Tromp, sans bien voir, semble-t-il, de quoi il s’agit, et rallie ainsi les voix (au moins un certain nombre) de son Secrétariat. On passe au vote : majorité pour Tromp. Ottaviani déclare le texte adopté. C’est alors que Mgr Charue (je crois) proteste : dans une question aussi grave, une faible majorité ne suffit pas. Divers incidents, que j’oublie. Protestations du card. Léger. Ottaviani dit alors qu’il consent à constituer une sous-commission restreinte, dont il confiera la présidence au card. Browne. Le card. Bea laisse faire. Alors le card. Frings demande la parole : le Président (Ottaviani), déclare-t-il, n’a pas le droit de constituer de la sorte une sous-commission à son gré ; s’il y a ici un conflit insoluble, on se référera à la nouvelle commission instituée par le Saint-Père, etc.306. 300 Cf. le Journal Blanchet, 31 octobre 1962 : « Un mot qui nous est rapporté : il est d’un Belge qui travaille à la Curie. On lui demandait quel était le sentiment des gens de la Curie devant les premiers travaux du concile : avec son bon humour, il a répondu : “ils ont deux soucis, le premier, c’est de maintenir le Pape dans l’orthodoxie” ; le second c’est : “comment remettra-t-on de l’ordre après tout cela ?” ». 301 AS, VI, 1, p. 303. Voir Carnets, I, p. 518, 7 décembre 1962. 302 Carnets, I, p. 505, 7 décembre 1962. 303 « Sur la double source de la Révélation ». 304 « Surtout ». 305 Johannes Feiner (1909-1985), suisse. Professeur de théologie au séminaire diocésain de Coire de 1938 à 1962. Consulteur du Secrétariat pour l’Unité. 306 Ibid, p. 517-518, 7 décembre 1962. Voir également le Journal Charue p. 83-85.
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Mais l’inquiétude du Père de Lubac venait aussi de quelques évêques de la majorité, et plus précisément d’évêques français, pour lesquels le Père de Lubac n’est pas tendre. Il l’écrit à Henri Bouillard : Si le concile réussit dans le sens où il est embarqué, tout cela sera plus facile à dire [il évoque la “petite histoire” du concile]. Mais qu’en serat-il ? Si l’esprit qui règne dans certaines “têtes” de l’épiscopat français se généralisait, tout serait compromis307. Le Père de Lubac ne précise ni qui il vise ni quel est le fond de son reproche. Néanmoins, dans ses archives, on trouve une page recopiant des extraits d’articles de Mgr Ancel et de Mgr Guerry, datant du 16 novembre 1962 pour le premier, du 6 janvier 1963 pour le second. Dans les deux cas, il relève des phrases laissant à penser qu’il n’y eut, au concile, qu’une opposition sur la forme, sur « la manière de présenter la doctrine » (Mgr Guerry), entre ceux « qui se préoccupent davantage de fidélité doctrinale [et ceux qui] sont avant tout angoissés à la pensée » des hommes de leur époque (Mgr Ancel). L’argument avait été déjà été présenté in aula, par exemple par Mgr Marcel Lefebvre. Celui-ci avait ainsi déclaré à Saint-Pierre : Depuis le début il y a un défaut d’entente entre nous. Les uns veulent un exposé doctrinal, les autres un exposé pastoral. Cela, sur chaque sujet. Ce défaut d’entente provient de la méthode. On ne peut pas parler de même à des periti et à la foule. Je propose donc une méthode nouvelle : que toutes les commissions préparent, sur chaque sujet, deux schémas ; l’un, destiné aux periti : clercs, théologiens, professeurs, schéma qui sera vraiment dogmatique et scolastique ; l’autre, plus large, plus facile, moins précis, destiné à tout le peuple… Ainsi nous aurons entre nous l’unanimité308. Il est clair que le Père de Lubac entendait s’opposer de toutes ses forces à ce lieu commun309, car, pour lui, il y avait bien une divergence doctrinale aussi. Les théologiens romains qu’il visait en venaient, selon lui, à méconnaître le Mystère chrétien, en lui préférant ce qu’il appelait des vérités diminuées, semblant plus sûres. Il écrit ainsi : Aucun des deux [Guerry et Ancel] ne voit qu’il y a une question d’orientation doctrinale. L’un et l’autre établissent un divorce entre souci doctrinal et souci pastoral. Par là même ils concèdent au groupe des opposants une sorte de monopole de la fidélité doctrinale. Leur adaptation “pastorale” consistera en “concessions”, “atténuations”, etc.310.
307 Lettre à Henri Bouillard, 3 janvier 1963, CAECL. 308 Carnets, I, p. 435, 1er décembre 1962. 309 Cf. les Carnets conciliaires de Mgr Jauffrès, qui écrivait le 1er décembre 1962 « Tout de suite aussi les deux grandes tendances de l’assemblée (la doctrinale et la pastorale) se sont affrontées », 1er décembre 1962, p. 53, au sujet du schéma sur l’Église. 310 Cette précision a été rajoutée à la main, sans date, après les extraits dactylographiés des articles de Mgr Guerry et Mgr Ancel. On trouve cette page dans le dossier De Fontibus, CAECL.
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Cette préoccupation a été très précoce chez le Père de Lubac, car, dès le début de la première session, il réagissait contre des expressions telles que « le terrible cardinal Ottaviani » ou « la rigueur de sa doctrine » car ces expressions supposent qu’on accepte un partage néfaste, et très mal fondé. On semble croire que l’intégrisme se caractérise par une fermeté plus grande dans la doctrine de la foi, par un refus des concessions humaines appauvrissantes, etc. Cela est faux. Il faudrait dire en réalité : “la pauvreté de cette doctrine”, sa méconnaissance de la grande tradition. Mettre et multiplier des barrières autour d’un vide : voilà comment l’on pourrait presque définir l’action de certains théologiens du Saint-Office et assimilés311. Il n’est d’ailleurs pas anodin que le Père de Lubac ait écrit à Mgr Philips, lors de l’intersession, qu’il avait lu « avec un très grand intérêt, et avai[t] signalé le plus possible autour de [lui] »312 son article sur « Deux tendances dans la théologie c ontemporaine. En marge du iie Concile du Vatican »313. En effet, si Mgr Philips distinguait deux tendances, « l’une plus soucieuse de fidélité à l’énoncé doctrinal, l’autre plus préoccupée de la diffusion du message auprès de l’homme contemporain »314 , la question ne se réduisait pas du tout à une simple divergence de présentation de la doctrine : celle-ci n’était, en effet, pas conçue de la même façon par les uns et par les autres, et le Père de Lubac ne pouvait que souscrire à pareille analyse : Le premier type se meut avec aisance dans le monde des idées abstraites et imperturbables, avec le risque de s’y enfermer, de confondre les concepts avec le mystère qui les dépasse, et de dresser une cloison étanche entre les enseignants et les hommes qu’ils devraient interpeller315, produisant ainsi une théologie angoissée, soucieuse avant tout de mettre la vérité à l’abri du danger316. Le théologien du deuxième type, lui, ne veut pas relativiser le donné révélé, mais
311 Carnets, I, p. 115, 14 octobre 1962. 312 Fonds Philips, 488. La lettre date du 21 mai 1963, mais le Père de Lubac avait lu l’article lors de sa parution, deux mois plus tôt. 313 Nouvelle Revue théologique, t. 85, mars 1963, p. 225-238. Voir aussi fonds Philips, 472. Le Père de Lubac en avait reçu un tiré à part. 314 Fonds Philips, 472, p. 1. 315 Ibid, p. 4. 316 « Parfois par manque d’information, ils [les théologiens de ce premier type] confondent la Tradition avec les opinions courantes des derniers siècles, voire avec leurs conceptions habituelles insuffisamment contrôlées. Il leur arrive de considérer comme nouveautés des sentences appartenant à une tradition plus authentique et plus ancienne, mais quelque peu oblitérée. Dès lors, ils deviennent facilement soupçonneux et tutioristes, et leur enseignement prend une allure polémique et négative », ibid, p. 5.
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henri de lubac et le concile vatican ii est convaincu que sa vue sur la vérité ne s’identifie pas sous toutes ses coutures avec la vérité elle-même (…). Il a davantage le sens de l’histoire, et s’il considère que toute définition sanctionnée par l’Église est irréformable, il la croit cependant susceptible d’un éclairage plus profond et d’un énoncé plus lucide317.
Surtout, Mgr Philips soutenait que la pastorale n’était pas un simple appendice de la doctrine, comme extérieure à elle : La pastorale ne s’ajoute pas à l’exposé doctrinal : elle lui est inhérente, parce que la vérité enseignée est essentiellement destinée à être vécue et ne peut donc se cantonner dans un savoir théorique. C’est pourquoi traiter à part la doctrine et la pratique entraîne une espèce de vivisection qui serait la mort de la fécondité du message (…) Le témoin du message (…) condamne l’erreur sans hésiter, mais il se préoccupe en premier lieu d’enseigner la vérité. Soucieux de prémunir la foi, il n’oublie pas de l’alimenter pour la fortifier318. Or, ce n’était pas du tout la perspective de nombre de théologiens romains, pour lesquels une attention excessive à la pastorale était surtout une façon d’introduire la contingence dans une théologie qui se devait pourtant de manier des concepts valables en tout temps. La pastorale ne peut alors être qu’une vulgarisation de la doctrine, qui doit demeurer pure : Depuis Origène (publié et commenté par le Père de Lubac, faut-il le préciser) jusqu’au Père Teilhard de Chardin, que de fois a-t-on accommodé les dogmes aux pensées éphémères des hommes ! (…) Nous croyons ruineuse la confusion entre la science théologique et l’apostolat intellectuel319. 317 Ibid. 318 Ibid, p. 15-16. 319 É. Fouilloux, « Du rôle des théologiens… », art. cité, citant ici le Père Gagnebet, p. 300. É. Fouilloux écrit à la fin de son article : « Gagnebet demeure inébranlable sur une définition de la théologie comme explication des positions du magistère, qui expriment elles-mêmes la vérité en formules universelles et intemporelles, sans se compromettre dans les marais de la contingence, c’est-à-dire de la vie des hommes d’ici et maintenant, d’où la frontière énergiquement défendue entre doctrine et pastorale, entre théologie et rhétorique ou vulgarisation », p. 310. On peut d’ailleurs en donner comme preuve un extrait de la conférence du P. Gagnebet aux évêques français, au sujet du De Ecclesia, texte que le cardinal Ottaviani souhaitait faire polycopier. Le document se termine ainsi : « Dira-t-on qu’il [le schéma sur l’Église] n’est pas pastoral ? Sur ce point, les Pères sont meilleurs juges que nous, et nous sommes prêts en cela comme pour le reste à suivre leurs directives. Toutefois, qu’une réflexion me soit permise. J’ai souvent insisté sur la nécessité de ne proposer dans une Constitution dogmatique que les doctrines irréformables valables pour tous les temps et tous les lieux. Mais, croyez-vous qu’il soit possible de proposer des doctrines valables pour tous les temps et tous les lieux sans user de ces notions élaborées par les Pères et les Docteurs et dont le Magistère s’est si souvent servi dans le passé pour donner leur formule définitive à nos dogmes ? Mais alors, nous parlons un langage qui n’est pas à la portée des fidèles. Je ne sais si les formules du concile d’Ephèse étaient à la portée des chrétiens de cette ville dont la piété sut pourtant pénétrer la valeur religieuse du dogme proposé à leur foi. Grâce aux notions de personne et de nature, objet pourtant de si longs malentendus entre l’Orient et l’Occident, il nous est possible aujourd’hui encore de nous faire une
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Pourtant, les évêques français n’étaient pas forcément éloignés de la préoccupation du Père de Lubac. Dès le 10 novembre, à Saint-Louis-des-Français, Mgr Garrone met en garde contre le faux dilemme : pastorale ou doctrine »320. Cinq jours plus tard, c’est Mgr Guerry en personne « qui proteste contre l’opposition qu’on semble établir dans cette discussion entre “doctrinal” et “pastoral”321. C’est la théologie du premier type qui avait largement dominé les travaux de la commission théologique préparatoire, maintenant soumis aux Pères. Or, c’est une tout autre orientation que proposait le Père de Lubac.
C. L’espoir malgré tout Malgré tout, le Père de Lubac se montrait, à l’égard de l’œuvre conciliaire, confiant, voire enthousiaste. Il admirait la liberté de parole au concile : « On s’exprime librement, et le ton donné par le Pape permet cette liberté sans qu’elle ressemble à de la fronde »322. Il appréciait aussi l’action de Jean XXIII, notamment quand celui-ci décida de retirer de la discussion le schéma De Fontibus et de le confier à une commission mixte, le 21 novembre 1962. Le vote pour l’interruption de la discussion n’avait, de justesse, pas atteint les deux tiers des votants requis, et l’on s’exposait alors au paradoxe de devoir poursuivre la discussion sur un texte qu’un peu plus d’un tiers seulement des Pères approuvaient. L’intervention du pape était pour le Père de Lubac une libération : « Vous avez su la grande nouvelle : l’intervention du pape, non pour peser sur le concile, mais pour répondre à ses désirs et le libérer »323.
idée exacte du dogme central de notre foi et de l’expliquer aux fidèles les plus divers par la culture. Le grand mérite d’un texte conciliaire, c’est la clarté et la précision avec laquelle il exprime la doctrine immuable de l’Église. Ce sera ensuite la fonction des Pasteurs d’exposer cette doctrine d’une façon appropriée aux capacités diverses des différentes catégories de leurs troupeaux. Comment le concile, organe de l’Église universelle, pourrait-il trouver un langage adapté aux Africains, aux Européens, aux Asiatiques et aux Américains ? Faudrait-il dans ces divers continents parler le même langage quand on s’adresse au paysan, à l’ouvrier ou à l’intellectuel ? Le Concile de Trente demandait aux Evêques de traduire son enseignement aux fidèles dans un langage accommodé à leur capacité, et pour aider les curés dans l’accomplissement de cette tâche, il prescrivait la préparation d’un catéchisme. C’est qu’il avait claire conscience que ses Constitutions, expression si parfaite de la doctrine catholique, devaient être adaptées par les Pasteurs aux capacités du peuple chrétien. Dieu veuille que l’enseignement dogmatique du Concile Vatican II soit exprimé avec autant de précision et de clarté. Les Pasteurs trouveront alors dans leur cœur et dans leur intelligence la façon la meilleure, variable selon les temps et les lieux d’adapter cette doctrine aux nécessités de leur peuple », lettre du Père Gagnebet au cardinal Ottaviani du 3 décembre 1962, accompagnée de la conférence du P. Gagnebet donnée le 28 novembre, p. 12-14, ASV Conc. Vat II, 759, 249. Document repéré par A. von Teuffenbach et aimablement communiqué par l’abbé Leo Declerck. 320 Journal Blanchet, 10 novembre 1962. 321 Ibid, 15 novembre 1962. Mgr Blanchet juge que son intervention est bonne, mais il ajoute « Mais il gâte tout parce qu’il est trop long et parce qu’il termine par du pathétique ». 322 Lettre à Henri Bouillard, 1er novembre 1962, CAECL. 323 Lettre à Henri Bouillard, 22 novembre 1962, CAECL.
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Surtout, le Père de Lubac fondait sa confiance sur la conscience acquise par les évêques d’être de véritables acteurs du concile, et sur l’orientation que prenait le concile, vers l’aggiornamento souhaité par Jean XXIII. Ainsi, alors que Henri Bouillard écrivait au Père de Lubac que le Père Daniélou avait fait, à Paris, un bilan du concile très, et peut-être trop optimiste, le jésuite lyonnais lui répondait sans désavouer l’optimisme de son confrère : Comme Daniélou, je suis optimiste, en ce sens qu’il s’est fait, pendant ces deux mois, dans la conscience des évêques, un travail intérieur que je n’aurais pas cru possible à ce degré. Et je suis bien satisfait de voir qu’ils se sont aperçus assez vite, en grand nombre, de l’énorme piège que constituaient les schémas de la commission théologique. Mais la partie n’est pas entièrement jouée, loin de là324. Dans une lettre à Bruno de Solages, il se montrait encore plus net : Oui je crois qu’il s’est produit, pendant ces deux premiers mois de concile, quelque chose d’extraordinaire. Une “révolution”, ce serait beaucoup dire, d’autant plus que rien encore n’est accompli. Au discours solennel d’ouverture du conclave, le 16 août 1458, le prédicateur romain Domenico di Domenichi s’écria : “Romana curia in multis deformata est, et quis reformabit eam ?”325 Il n’est pas sûr qu’au xxe siècle un concile y suffise. Cependant, sur le concile, un souffle évangélique a passé : le souffle de l’Esprit du Christ326. Ainsi le Père de Lubac repartait-il, malgré des inquiétudes, confiant de Rome. Le changement d’atmosphère de cette première session, par rapport à la phase préparatoire, lui avait conféré une grande importance symbolique, parce qu’il devenait l’un des symboles, avec Congar, Rahner ou Schillebeeckx, du renouveau que la théologie semblait adopter au concile. Pourtant, et sans qu’il soit isolé, cette importance symbolique était bien plus grande que son importance réelle lors de cette première session. Celle-ci achevée, c’est une nouvelle préparation qui débutait, afin de mieux répondre aux vœux de la majorité conciliaire. Quelle place prit le Père de Lubac dans cette refondation qui semblait bien plus en phase avec sa propre pensée que ne l’avaient été les documents de la commission théologique préparatoire ?
324 Lettre à Henri Bouillard, 18 décembre 1962, CAECL. 325 « La curie romaine est dénaturée sur de nombreux points, et qui la réformera ? ». 326 Lettre à Bruno de Solages, 20 décembre 1962, CAECL.
Chapitre 6 : De la première intersession à la deuxième session (8 décembre 1962-4 décembre 1963), une parenthèse Si la première session du concile n’avait pas simplement rejeté en bloc les schémas qui lui étaient proposés, elle n’avait adopté définitivement aucun texte, et en avait sévèrement critiqué plusieurs. C’est une seconde préparation à laquelle il fallait s’atteler désormais, même si tous, à Rome, n’étaient pas prêts à sacrifier l’immense travail accompli lors de la phase préparatoire. La deuxième session était en cela particulièrement importante, parce qu’elle devait aborder le schéma qui apparaissait, pour beaucoup, comme le cœur du concile, le schéma sur l’Église. Quelle place put prendre le Père de Lubac lors de cette seconde préparation, alors même qu’il ne semblait guère intégré aux réseaux les plus actifs et que des ennuis de santé lui firent penser, un temps, que son expérience conciliaire était désormais terminée ?
I. La première intersession, le temps du flux et du reflux De retour de Rome, il incombait aux Pères et experts une double tâche, que l’on peut résumer par les termes de flux et de reflux1. En effet, il s’agissait de faire connaître la première session (reflux), mais aussi de contribuer à la préparation de la deuxième session (flux), alors qu’une nette majorité avait montré son mécontentement à l’égard de la plupart des schémas. Jean XXIII lui-même, par la lettre Mirabilis ille, adressée à l’épiscopat catholique le 7 février 1963, demandait aux évêques de participer activement aux travaux conciliaires, y compris durant l’intersession, tout en encourageant la collaboration du clergé et des laïcs.
A. Les travaux en vue de la prochaine session : le flux Henri de Lubac regrettait de n’avoir guère été consulté par les évêques français durant la première session. C’est le même constat qui ressort de sa correspondance au début de l’intersession : « On dit que nos évêques ont organisé entre eux le travail, je n’en ai pas directement la moindre nouvelle »2, et encore, à la fin du mois de janvier 1963 : « Le concile me laisse aussi libre que l’air »3. Pourtant, cette situation ne dura pas. En effet, les évêques français, à la fin de la première session, s’étaient résolus à organiser le « travail à faire dans l’intersession pour ne plus arriver au concile sans 1 Cf. J. Grootaers, « Flux et reflux entre deux périodes », in G. Alberigo (dir), Histoire du concile…, II, p. 617-676. 2 Lettre à Henri Bouillard, 3 janvier 1963, CAECL. 3 Lettre à Henri Bouillard, 24 janvier 1963, CAECL.
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préparation suffisante »4. Cela explique que Mgr Gouet, directeur du Secrétariat général de l’épiscopat français, ait envoyé aux periti français, à la toute fin de la première session, une circulaire leur demandant de collaborer avec les évêques5. Ainsi, les évêques de la région de Lyon organisèrent, avec des théologiens, une réunion sur le concile, le 4 février. Henri de Lubac la prépare, avec le P. Martelet et l’abbé Henri Denis6, mais ne s’y rend pas, puisque c’est le Père Martelet qui lui en fit le compte-rendu7. Ces réunions de tout un épiscopat, ou de quelques évêques, furent très fréquentes durant l’intersession, les Pères souhaitant prolonger la dynamique conciliaire née lors des quelques mois de l’automne 1962. Ainsi Henri de Lubac est-il en contact avec Mgr Thoyer, prédécesseur de Mgr Ramanantoanina à Fianarantsoa (Madagascar). Mgr Thoyer souhaitait, en effet, recevoir des remarques du jésuite, et transmettait le même désir de la part de son successeur malgache : Il vous serait surtout très reconnaissant, au fur et à mesure que les textes vous parviendront, de bien vouloir lui communiquer votre avis à leur sujet : afin qu’il puisse utilement en traiter avec ses suffragants et avec l’ensemble des évêques de Madagascar8. Une autre façon de s’intégrer au travail de l’épiscopat était de contribuer aux Notes et documents, publication traitant de divers points doctrinaux et destinée aux évêques français. Le P. Daniélou, qui travaillait alors avec Mgr Garrone9, et s’était chargé d’obtenir la contribution de divers théologiens10, avait sollicité le Père de Lubac, profitant de sa venue à Paris pour les vœux solennels de son disciple d’alors, Michel de Certeau11. Le P. Daniélou demandait au Père de Lubac ses remarques sur le De Deposito et une note sur ce que devait être le De vocatione hominis, qui devait ouvrir le schéma XVII sur l’Église dans le monde de ce temps12. Pourtant, le Père de Lubac ne saisit pas l’occasion, sans que l’on sache pourquoi. Son état de santé n’était pas brillant. Peut-être attendait-il aussi d’être sollicité directement par les évêques. Quoi qu’il en soit, il ne participa jamais aux Notes et documents. A. Jauffrès, Carnets conciliaires…, p. 57, 5 décembre 1962. Carnets, I, p. 516, 7 décembre 1962. Ibid, p. 534, 27 janvier 1963. Henri Denis (1921-2015), français, ordonné en 1951. Professeur au Séminaire Saint-Irénée de Lyon, il devient en 1964 vicaire épiscopal de son diocèse. Arrivé à Rome en tant que secrétaire du cardinal Gerlier, il est nommé expert à la fin de la première session. 7 Ibid, p. 536-542, 8 février 1963. 8 Lettre de Mgr Thoyer, 22 mai 1963, CAECL. 9 Mgr Garrone lui avait, en effet, écrit le 7 février 1963 pour l’inviter aux réunions de la commission doctrinale de février-mars, lui disant que sa présence, tout comme celle du P. Labourdette, lui semblait nécessaire. ASF, J.1.19. 10 Dans une lettre à Mgr Garrone du 10 janvier 1963 (ASF, J.1.19), il évoque ainsi de multiples contacts : les PP. Collin et Lécuyer sur la sacramentalité de l’épiscopat et l’Église et la société humaine, le P. Labourdette sur le péché originel, le P. Lyonnet sur l’Épître aux Romains. 11 Michel de Certeau (1925-1986), s.j. français, ordonné en 1956. Spécialiste de l’édition de textes spirituels, il se fait également connaître à partir de la fin des années 1960 pour ses recherches d’épistémologie historique et religieuse. Entré dans la Compagnie par le Père de Lubac, qui le considère comme un disciple prometteur, il se verra accusé par son « maître », après le concile, d’avoir trahi sa pensée. 12 Lettre de Jean Daniélou au Père de Lubac, 25 février 1963, Bulletin des amis du cardinal Daniélou, 28, 2002, p. 7. 4 5 6
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Toutefois, il ne déclina pas toutes les invitations qui lui étaient faites. Ainsi fut-il convié par les évêques de l’Ouest, avec d’autres théologiens, à présenter ses remarques sur les schémas en discussion, lors d’une session de travail à Angers, du 3 au 5 avril13. Si l’on ne dispose pas, pour cette conférence, des notes du Père de Lubac, on dispose en revanche de celles de l’abbé René Laurentin14, prises à cette occasion. L’analyse, par le Père de Lubac, de tels textes peut de prime abord sembler surprenante. En effet, le De Fontibus devait être revu par une commission mixte, et était donc, tel que présenté lors de la première session, condamné. Si aucun vote n’avait sanctionné le De Ecclesia, il était clair, au vu des critiques qu’il avait suscitées à Saint-Pierre, qu’il devrait être refondu. De fait, pendant l’intersession, la commission doctrinale s’était réunie, et avait mis en place, pour le schéma sur l’Église, une sous-commission de sept membres, qui, le 26 février, avait décidé de prendre le texte alternatif de Mgr Philips pour base. Enfin, en ce qui concerne le De Deposito, le schéma avait été abandonné en tant que tel (on prévoyait toutefois d’inclure ailleurs certains de ses éléments), ce que le Père de Lubac savait grâce au compte-rendu que lui avait fait le Père Martelet de l’exposé fait aux évêques et théologiens de la région lyonnaise par Mgr Villot, soussecrétaire du concile15. Cependant, l’attention à des textes désormais périmés s’explique de deux façons. D’une part, le nouveau De Ecclesia n’était pas encore disponible, Henri de Lubac ne reçut les premiers chapitres (sur le Mystère de l’Église et l’Église hiérarchique) que le 23 avril16. Il fut ainsi courant, lors de cette intersession, que beaucoup d’efforts soient consacrés, par les Pères ou les experts de retour chez eux, à des textes qui ne seraient plus à l’ordre du jour, puisque ce n’est que le 30 avril que le cardinal Cicognani adressa aux Pères une circulaire leur annonçant l’envoi des schémas approuvés par la commission de coordination17. D’autre part, et quand bien même les schémas étaient
13 Carnets, I, p. 546, 3-5 avril 1963. Notons que le Père de Lubac venait de perdre sa mère, Gabrielle de Lubac, décédée le 15 mars 1963. Il écrivait d’ailleurs à Henri Bouillard : « Quant à moi, plus les années passaient, plus l’intimité avec ma mère se faisait grande, et elle était mon soutien, plus que je ne saurai le dire… C’est dans de telles situations qu’il est à la fois dur et bon de redire ces simples paroles : Fiat voluntas Tua ! », lettre du 25 mars 1963, CAECL. 14 Fonds Laurentin. Pièce 708 sur le De Ecclesia, et pièce 1432 pour des remarques générales et de détail sur le De Ecclesia tel que présenté à la première session, De Fontibus et De Deposito tels que soumis aux Pères dans le fascicule qui leur fut distribué pour la première session. Ces documents sont datés, dans l’inventaire, du 4 février ou du 4 mars 1963 (date difficilement lisible), mais il doit y avoir là une erreur de datation. 15 Carnets, I, p. 538, 8 février 1963. En outre, le Père Tromp, à qui Henri de Lubac s’était ouvert de ses craintes concernant le De Deposito, lui avait envoyé une lettre, reçue au début du mois de mars 1963, lui indiquant que le texte ne serait pas présenté au concile, et qu’il n’y avait donc pas lieu de s’inquiéter au sujet du paragraphe 22, dans lequel il s’estimait visé. « Sans quoi, ajoute-t-il, le P. Dhanis serait disposé à changer le texte (ce dont je lui sais gré) », Carnets, I, p. 545, 2 mars 1963. 16 Ce qui est précoce. Le pape avait autorisé l’envoi des chapitres le 22 avril 1963. C’est Mgr Villot, par l’intermédiaire de Mgr Ancel, qui les envoya à Henri de Lubac. 17 J. Grootaers, « Le concile se joue à l’entracte. La “seconde préparation” et ses adversaires », G. Alberigo (dir), Histoire du concile…, II, p. 421-615, p. 426. Les chapitres furent effectivement envoyés aux évêques au mois de mai 1963 (cf. AS, III, 3, p. 109). La commission de coordination fut nommée par Jean XXIII à la fin de la première session pour suivre et coordonner les travaux des commissions conciliaires. Elle est présidée par le cardinal A. Cicognani et a pour membres les cardinaux Liénart, Suenens, Spellman, Döpfner, Confalonieri et Urbani.
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rejetés, il s’agissait de mettre en garde contre des dangers de fond, qui pouvaient fort bien resurgir dans une autre rédaction. Ainsi, les remarques générales de l’exposé du Père de Lubac rappellent-elles quelques idées dont l’importance restera grande pour le jésuite durant tout le concile. Il estime d’abord que tout le travail de la commission théologique préparatoire fut orienté « dans un sens très négatif » en raison du « programme (quasi impératif) »18 que représentait le votum antépréparatoire du Saint-Office. Or, plutôt que d’être mû par une volonté de condamnation, la première tâche du concile devait être de présenter positivement la doctrine : « Mieux valait rappeler la dignité de la création divine, surtout de l’homme à l’image de Dieu »19, ce qui revenait à souscrire aux exhortations de Jean XXIII dans Gaudet Mater Ecclesia. La deuxième idée force était de ne pas trop appuyer la distinction entre doctrinal et pastoral ou œcuménique, car ce séparatisme avait des « conséquences meurtrières »20. En effet, le danger était notamment de lui faire recouvrir une autre dichotomie : conservatisme-adaptations, que le Père de Lubac n’estimait pas exacte. Le conservatisme peut, en effet, se révéler une sclérose s’il ne consiste qu’à maintenir des situations transitoires, prises pour un absolu. Quant à l’adaptation aux situations actuelles, elle ne doit pas oublier qu’elle doit aussi être fidèle à la Tradition, car « le vrai, c’est l’esprit de Tradition »21. Toutefois, si l’on suit les notes de René Laurentin, qui constituent évidemment un prisme, c’est surtout au « conservatisme » que le Père de Lubac s’en prend (il est vrai que c’est lui aussi qui s’était exprimé lors des travaux préparatoires de la commission théologique) : Il y a un conservatisme non conforme à la Tradition. Pour être traditionnel, il faut toujours revenir aux sources. La tradition → vivante, actuelle, adaptée. Le conservatisme [illisible] = abus, scléroses ou même un complexe où bien des choses seront oubliées. Il y a toujours eu un parti conservateur dangereux aux époques décadentes, – et alors le parti novateur était celui du retour à la tradition vivante (…) Ce n’est pas seulement au nom de l’adaptation, mais de la Tradition qu’il faut demander de réviser22. En ce qui concerne les textes particuliers, l’analyse du De Fontibus est conforme à ce que nous en avons dit pour la première session, l’idée centrale étant que la conception de deux sources de la Révélation amenuisait l’unité de la Révélation. Dans le De Deposito, comme on a pu déjà le voir également, le Père de Lubac fustige le primat donné au Dieu de la raison, et l’oblitération du Mystère chrétien. Bref, ces deux schémas ne présentaient pas pleinement la foi catholique, ce qui peut paraître paradoxal quand on sait que leurs promoteurs n’eurent de cesse de brandir la défense de la foi intégrale comme principe de leur action. Cependant, pour le jésuite, « il y a en fait une diminution de la doctrine de la foi dans ces deux premiers schémas : diminution non par négation mais par omission systématique ou du moins toujours dans le même sens »23. 18 Fonds Laurentin, 1432. 19 Ibid. 20 Ibid. 21 Ibid. 22 Ibid. 23 Ibid.
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Reste le De Ecclesia, pour lequel on dispose des notes de l’abbé Laurentin, mais aussi d’une page de remarques non datée24, mais ayant été très probablement rédigée pendant l’intersession, puisqu’elle concerne le De Ecclesia présenté lors de la première session conciliaire, et non la version remaniée en vue de la seconde session, et se réfère à des interventions des Pères faites in aula, avec, pour cela, l’indication des pages de ses notes qui allaient devenir les Carnets. Comme le texte ici commenté ne figura plus à l’ordre du jour du concile, nous ne nous arrêterons pas sur tous les points en discussion, mais chercherons simplement à montrer les principaux points de désaccord du Père de Lubac avec ce premier De Ecclesia.
L’insuffisante prise en compte du Mystère de l’Église Le premier reproche fait par le Père de Lubac, et il s’appuyait pour cela sur les interventions des cardinaux Liénart et König, est que le schéma ne donnait pas de vue totale de l’Église, mais était uniquement consacré à l’Église militante25. Or, à suivre l’auteur de Méditation sur l’Église, amputer l’Église de sa dimension eschatologique, c’est tout simplement ne pas voir ce qu’elle est déjà ici-bas. Certes, sa forme visible et terrestre passera, mais à la fin des temps, lorsque l’Église de la terre, passant à son état définitif, deviendra le Royaume des cieux (…) alors elle deviendra ce qu’elle est. Car dès toujours elle est ce royaume en germe. Elle l’est en substance. Telle qu’elle est en ce siècle présent, déjà elle en porte la promesse éternelle. Elle en constitue l’inauguration26 parce que notre salut s’accomplit en l’Église. Mais encore faut-il savoir de quelle Église on parle. Le schéma privilégiait l’image du corps mystique, à la suite de l’encyclique Mystici corporis (1943) de Pie XII. Le Père de Lubac ne disconvenait pas qu’on pouvait privilégier cette métaphore « à cause de son importance scripturaire et traditionnelle. Mais l’erreur est de la prendre comme concept et non comme image »27. En effet, ce que le Père de Lubac rejetait dans l’usage de l’expression dans le schéma, c’était sa compréhension trop restrictive et son application trop systématique à l’Église. Il regrettait que l’image du Corps mystique soit réduite à son aspect social, avec insistance sur les différents rôles des divers membres du Corps, et la subordination des uns aux autres. Certes, le Père de Lubac admettait bien volontiers que l’image du Corps mystique recouvrait cet aspect, mais il ne souhaitait pas en détacher un autre a spect, enraciné dans le Mystère de l’Église :
24 Remarques De Ecclesia, CAECL. 25 Rappelons qu’on distingue l’Église militante, ici-bas, l’Église souffrante, au Purgatoire, et l’Église triomphante, au Paradis. 26 H. de Lubac, Méditation…, op. cit., p. 54-55. 27 Fonds Laurentin, 708. Déjà dans Méditation, le Père de Lubac écrivait que cette image doit être équilibrée par d’autres images (p. 101).
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henri de lubac et le concile vatican ii Par cette expression métaphorique, l’Apôtre désigne un certain organisme qu’il conçoit comme éminemment réel et dont les membres sont à la fois diversifiés et unis. Ce corps est une société visible et structurée, où règne une certaine “division du travail”, car les fonctions de ses membres sont, par exemple, d’enseigner, de gouverner, ou de faire des miracles, de discerner les esprits : c’est la double différenciation “hiérarchique” et “charismatique”. Mais il est en même temps une communauté de vie intime et mystérieuse, car toutes les diversités et les oppositions naturelles de ceux qui le composent, si réelles, si irréductibles même qu’elles soient en leur ordre, s’abolissent en lui. Dans la diversité même de leurs fonctions, tous, “abreuvés d’un seul Esprit”, ne sont qu’un dans le Christ Jésus28.
Cela explique le souhait du Père de Lubac pour le schéma : « Il faudrait, à la base, unité de la condition chrétienne, croyante, avant distinctions »29. Cet oubli de la dimension du Mystère conduisait, par « oubli total de la Tête, qui est le Christ, et [par le fait que] tout [soit] ramené à [des] rapports visibles (oubli de l’Esprit saint) »30 à une « assimilation absolue du corps mystique du Christ et [de l]’Église romaine »31, alors qu’ « il y a des milliers de textes en sens contraire »32. Ce choix était pleinement assumé par les promoteurs du schéma, tel le Père Gagnebet. En effet, dans la conférence qu’il donna aux évêques français le 28 novembre 1962 pour leur présenter le schéma, il expliqua que « son but primordial est d’insister sur l’identification réelle entre le Corps Mystique du Christ Jésus tel qu’il existe sur la terre et l’Église catholique, apostolique et romaine », même si « parfois, nous ne l’ignorons pas, le concept de corps mystique désigne l’ensemble de ceux qui reçoivent l’influx du Christ Jésus sanctificateur et lui sont unis par la Charité »33. Or, le Père de Lubac ne souhaite pas que l’accent soit mis de façon trop unilatérale sur les éléments visibles, au détriment du reste, et sans qu’il s’agisse d’opposer Église visible, qui serait humaine, et Église invisible, qui serait divine. Il s’agit plutôt de retrouver toute la dimension de l’Église : « L’Église offre en sa structure le mélange non seulement du visible et de l’invisible, mais, dans le visible même, du divin et de l’humain »34, et l’on retrouve ici la notion du paradoxe de l’Église, chère au Père de Lubac35. Certes, il aurait pu souscrire à tel passage du schéma : « Quam ob rem Ecclesia societas et Mysticum Christi Corpus haud binae res sunt, sed una tantum 28 Ibid, p. 102. 29 Remarques De Ecclesia. 30 Ibid. 31 Ibid. 32 Fonds Laurentin, 1432. 33 ASV Conc. Vat II, 759, 249, p. 5 pour les deux extraits. Document repéré et dactylographié par A. von Teuffenbach et aimablement communiqué par l’abbé Leo Declerck. 34 Méditation…, p. 75. Cette distinction n’était toutefois pas étrangère à tous au concile, si l’on en croit Mgr Charue, au sujet d’un texte d’André Naud, conseiller du cardinal Léger, lors de l’intersession consacrée, entre autres, à la refonte du schéma sur l’Église : « En tout cas, Moeller a lu un texte écrit de Naud, selon lequel il y aurait pratiquement deux Églises, l’Église institutionnelle et l’Église mystique ! Sa pensée peut être bonne mais son expression va contre la foi. Parler dans ce sens, c’est faire sauter la poudre », Carnets conciliaires…, op. cit., p. 92, 28 février 1963. 35 Cf. son ouvrage, publié après le concile, Paradoxe et Mystère de l’Église, Paris, Aubier-Montaigne, 1967.
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quae humano et divino se praefert aspectu »36, mais la réduction par le schéma du Corps mystique à l’Église romaine (« Ecclesia catholica romana est Mysterium Christi Corpus »37) conduisait, selon le jésuite, à des impasses, à des incohérences : que faire des autres chrétiens ? « Finalement, on accorde que des hommes ont la grâce sans être membres du corps. Il y a donc une espèce d’organisme vivant hors du corps »38, ce en quoi le Père de Lubac voyait un « schisme étrange : d’une part le corps du Christ, d’autre part, la grâce de l’Esprit saint »39. Étrange, en tout cas, pour qui pense que « si l’on n’est pas, de quelque manière, membre du corps, on ne reçoit pas l’influx de la Tête. Si l’on n’adhère pas à l’unique Épouse, on n’est pas aimé de l’Époux »40. On voit bien ici les conséquences d’une compréhension différente du concept de Corps mystique : pour le Père de Lubac, « il faut reconnaître l’inadéquation Église [catholique romaine]-Corps du Christ : cette seconde notion plus large »41, car il ne conçoit pas la grâce comme s’exerçant hors de ce corps. Alors que l’identification de l’Église catholique au Corps mystique pousse à rejeter les non catholiques du Corps, tout en reconnaissant que l’on peut posséder la grâce hors de lui42.
Une exaltation excessive du Magistère pontifical et de ses collaborateurs Reste enfin la question du Magistère. Le Père de Lubac visait ici une exaltation sans mesure du pape. Ainsi souhaitait-il, sans évidemment nier de quelque façon ses pouvoirs, montrer en quoi il ne se trouvait pas hors du peuple chrétien. Il regrettait qu’ on a[it] refusé de dire explicitement que toute l’Église y compris le pape croyait au Christ. On ne veut le voir que comme source de vérité. Carence grave et périlleuse pour l’œcuménisme. Pourtant le pape a fait sa profession de foi au début du concile. On veut passer sous silence en quoi Pierre est sur le même pied que les autres chrétiens43. On retrouve ici l’attention du Père de Lubac pour le sacerdoce universel, le fait que « tout chrétien est prêtre » en ce qu’il « participe à l’unique Sacerdoce de JésusChrist »44. Ce sacerdoce, tout spirituel et non pas individuel mais ne s’exerçant qu’en union avec toute la communauté45, « n’est pas un sacerdoce au rabais, un sacerdoce du second degré, un sacerdoce des seuls fidèles : il est le sacerdoce de toute l’Église »46. 36 « C’est pourquoi la société Église et le Corps mystique du Christ ne sont pas deux choses, mais une seulement, qui se présente sous un aspect humain et divin », Schemata constitutionum et decretorum de quibus disceptabitur in Concilii sessionibus, series secunda, Tpv, 1962, p. 12. 37 « L’Église catholique romaine est le Corps mystérieux du Christ », ibid. 38 Fonds Laurentin, 708. 39 Remarques De Ecclesia, CAECL. 40 Méditation, p. 182. 41 Fonds Laurentin, 708. 42 Dans sa conférence, le Père Gagnebet dit ainsi : « Ce qui était essentiel à leur propos [les « acatholiques »], c’est que l’Église reconnaisse les liens qu’elle est consciente de garder avec eux en raison du baptême, des sacrements qu’ils conservent, de la grâce et des dons surnaturels qu’ils peuvent posséder », ASV Conc. Vat II, 759, 249, p. 6. 43 Fonds Laurentin, 708. 44 Méditation, p. 113-114 pour ces deux extraits. 45 « Le peuple chrétien tout entier, véritable Israël au milieu des nations, joue véritablement, en célébrant son “culte spirituel”, un rôle sacerdotal par rapport au monde entier », Méditation, p. 116-117. 46 Ibid, p. 115.
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De plus, l’exaltation du pape tendait à amoindrir le pouvoir des évêques. On sait qu’à l’ouverture du concile, beaucoup de Pères souhaitaient que Vatican II complétât Vatican I sur ce point. Vatican I avait défini l’infaillibilité pontificale mais n’avait pu, en raison de son interruption, aborder ce qui en semblait le pendant : le pouvoir des évêques. Or, le schéma, pour le Père de Lubac, ne rétablissait pas cet équilibre : « Sens de la centralisation excessif. Ne pas supprimer ce qui a déjà été diminué. Cf. Vatican II a paru l’occasion non de revaloriser la doctrine de l’épiscopat passée de côté, mais d’achever de la dévaloriser systématiquement »47. Le Père de Lubac argumentait en abordant le point, fort discuté, de la consécration épiscopale. Si beaucoup s’accordaient déjà pour dire qu’elle était un sacrement48, les avis étaient plus partagés quand il s’agissait de savoir quelle autorité les évêques recevaient de leur sacre, et non par concession du pape. L’opinion courante, qui était celle du premier De Ecclesia, mais qui était alors remise en cause, était que le pouvoir de juridiction des évêques (à savoir les charges de gouvernement et d’enseignement) était reçu du pape, alors que la consécration épiscopale conférait le pouvoir d’ordre (la charge sacramentelle)49. Le Père de Lubac réagissait contre cette conception trop juridique : « Tout est organisé à partir de la juridiction – et de l’autorité du pape seule source en la matière. On ne tient pour évêques que les évêques résidentiels lesquels ont reçu un territoire du pape (avant, ils ne seraient rien) »50. Il semblait alors que les évêques dépendissent entièrement du pape, comme s’ils étaient ses légats, au point de presque vider de son contenu la notion de collégialité : « On nie pratiquement toute collégialité en dehors de la convocation papale au concile »51. Une centralisation excessive semblait partout 47 Fonds Laurentin, 1432. 48 Toutefois, le jésuite belge Jean Beyer (dans « Nature et position du sacerdoce », Nouvelle Revue théologique, 76, 1954, p. 356-379 et 459-480) tendait à mettre sur le même pied le presbytérat et l’épiscopat, ce qui pouvait menacer la valeur spécifique de l’épiscopat. 49 J. Komonchak, « Vers une ecclésiologie de communion », in G. Alberigo, Histoire du concile…, IV, p. 11-122, p. 87. C’était notamment l’opinion du P. Tromp, comme le montre l’une de ses interventions à la commission théologique le 7 mars 1964 : « Pour Tromp, Schauf, Gagnebet, le sacre ne ferait que rendre plus aptes à l’enseignement et au regimen, les pouvoirs viendraient de la mission canonique. Tromp en vint à redire ce que disait déjà son texte distribué, que les Apôtres eurent la mission de prêcher avant leur consécration épiscopale ! Il rappela que le Pape a tous ses pouvoirs dès son élection, même s’il n’est pas évêque. Nettement, Mgr Parente lui répliqua que c’était une anomalie. Comme il l’avait dit l’autre jour, c’est un “monstrum theologicum” », Carnets conciliaires… de Mgr Charue, p. 162-163. 50 Fonds Laurentin, 708. Le Père Gagnebet s’expliquait dans sa conférence sur ce point : « Au chapitre quatrième, il s’agit principalement des Évêques résidentiels. Car la doctrine qui les concerne est beaucoup plus certaine. Les Évêques résidentiels exercent actuellement le gouvernement de l’Église et le magistère authentique. Dans ces fonctions, ils succèdent aux Apôtres. Pour les autres, personne ne nie qu’avec le pouvoir d’ordre leur consécration épiscopale leur confère une aptitude, une capacité, une puissance radicale à exercer ces fonctions apostoliques, mais ils ne les exercent pas. Aussi les auteurs sont-ils divisés sur le fait et sur le mode de leur appartenance au corps épiscopal. Il valait donc mieux centrer notre chapitre sur les Evêques résidentiels pour ne pas tomber dans les controverses », ASV Conc. Vat II, 759, 249, p. 9. 51 Fonds Laurentin, 708. Là encore, le Père Gagnebet se justifiait par un souci de prudence : « Sans doute, depuis l’annonce du concile, on a beaucoup parlé et écrit sur l’Épiscopat, les relations de l’Évêque avec l’Église universelle, le collège épiscopal, ses relations avec la primauté. Beaucoup de vues intéressantes, attrayantes, non dépourvues parfois d’une certaine probabilité ont été émises. Ne vous étonnez pas de ne pas les retrouver toutes dans notre chapitre IV. Le moins qu’on puisse dire à leur sujet est qu’elles n’ont pas encore atteint le degré de maturité et de certitude requises pour être proposées au Concile », ASV Conc. Vat II, 759, 249, p. 8.
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à l’œuvre, au point d’amener à une « dévitalisation de l’Église »52, parce qu’on tendait à ne valoriser que le seul Magistère du pape et l’aide de ses collaborateurs les plus proches. Le Père de Lubac mettait ainsi en avant le passage du paragraphe 31 : « Romanus enim Pontifex non per se solum magisterium suum exercet, verum id ex parte committere potest etiam Sacris Congregationibus aliisque peritorum Consiliis, quae ad hoc ab ipso instituuntur… »53, et le Père de Lubac estimait qu’ « on tend[ait] à retirer la vie aux évêques pour la réserver à Rome »54. Il convient toutefois de remarquer que le paragraphe en question portait sur les organes auxiliaires du Magistère, et donc pas sur les évêques, et que la tâche de ces derniers était tout de même développée dans le paragraphe précédent55. En ces matières délicates, il est toujours question d’accent plus ou moins important sur tel ou tel point, au risque de menacer l’équilibre de l’ensemble, et il est clair, malgré les passages cités, que l’attention était clairement portée sur le magistère pontifical56. C’est la même tendance à la centralisation excessive que regrettait le Père de Lubac dans le paragraphe 32, consacré à la charge et à l’autorité des théologiens : « confiance ou rôle excessif à des théologiens qui selon le contexte semblent exclusivement les théologiens romains (ex intimo nexu57). On donne cet enseignement comme proposé indirectement par le magistère »58. Les passages incriminés étaient les suivants : Quod vero ad auctoritatem theologorum pertinet non singulorum, sed quatenus constanter et moraliter omnes per plura saecula in unam sententiam conveniunt, ea ex intima cum S. Magisterio Ecclesiae connexione exoritur, quippe quod eisdem clerum efformandum concredit, eorumdem consilia rogat in praeparandis documentis ecclesiasticis, Synodis, immo Conciliis Oecumenicis59 52 Fonds Laurentin, 1432. 53 « En effet, le Pontife romain n’exerce pas seul, par lui-même son magistère, mais peut le confier en partie aux Sacrées Congrégations et à d’autres Conseils d’experts, qui ont été institués par lui pour cela », Schemata constitutionum…, op. cit., p. 50. 54 Fonds Laurentin, 1432. 55 « Corpus legitimorum Ecclesiae pastorum et doctorum infallibilitatis prerogativa gaudet non tantum cum sollemni iudicio in Oecumenico Concilio potestatem docendi collegialiter exercet, verum etiam cum singuli in sua quisque dioecesi authentice docentes, una cum Romano Pontifice ut testes fidei in revelata doctrina tradenda in unam sententiam conveniunt », « Le corps des pasteurs et docteurs légitimes de l’Église jouit des prérogatives de l’infaillibilité, non seulement quand il exerce collégialement le pouvoir d’enseigner par un jugement solennel dans un concile œcuménique, mais aussi quand chacun, dans son diocèse respectif, enseignant authentiquement, converge, en tant que témoin de la foi dans la doctrine révélée, avec le Pontife romain, dans la même sentence », Schemata constitutionum…, op. cit., p. 49. A la même page, on trouve également : « Singuli Episcopi ergo per donum Sancti Spiritus, quod consecratione accipiunt, et vi missione apostolicae, dum per orbem dispersi suam quisque ecclesiam docent… », « Donc les évêques, par le don du Saint-Esprit, qu’ils reçoivent par la consécration, et par la force de la mission apostolique, et bien que dispersés sur la terre, enseignent leur Église respective… ». 56 Le Père Congar fait le même constat : « De Magisterio : diffus, trop développé sur le pape et les Congrégations », Mon Journal, I, p. 275, 28 novembre 1962. 57 « En lien étroit ». 58 Fonds Laurentin, 1432. 59 « Cela revient vraiment à l’autorité des théologiens, non individuellement, mais dans la mesure où tous, de façon constante et moralement se sont rejoints, au fil de nombreux siècles, dans une
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et une note du texte : « Istae sententiae, eo ipso quod invigilante magisterio authentico tali modo proponuntur a theologis, proponuntur indirecte etiam ab ipso magisterio »60. Certes, si l’on s’en tient à la lettre des textes, ceux-ci parlent plutôt d’un consensus entre théologiens et non des seuls théologiens romains. Néanmoins, le Père de Lubac est ici guidé par son expérience, qui lui a montré que des théologiens romains tendaient à confondre leurs propres thèses avec la foi, avec ce consensus dont il est précisément question. Le Père Tromp n’en offrait-il pas un exemple révélateur quand, évoquant au début de la première session, les remarques envoyées par les Pères sur les schémas proposés, « déclare les classer, en ajoutant : je n’en retiens rien »61 ? Leur autorité pouvait alors presque passer pour une expression du Magistère, même si le schéma précisait aussi que l’autorité d’un théologien était toute différente de celle d’un évêque62. Ainsi, dans ses remarques, le Père de Lubac se montre-t-il en harmonie avec la majorité conciliaire, et en continuité avec la théologie qu’il avait développée dans ses principales œuvres. Il réagissait à l’oblitération du Mystère de l’Église, à une conception trop unilatéralement juridique et peu respectueuse de l’éminente dignité de chaque chrétien. On pourrait lui objecter qu’il fait parfois une lecture orientée des documents, retenant tel passage mais pas tel autre qui l’équilibre. Mais il faut bien reconnaître qu’il se fondait là sur son expérience, sur sa participation à la phase préparatoire, et qu’il pouvait légitimement craindre les intentions qui avaient présidé à la rédaction des textes. N’avait-il pas écrit alors au sujet des théologiens romains : « Ainsi pensent-ils faciliter la soumission aux chefs de l’Église, – qu’ils pensent tenir en main par leurs consultations doctrinales »63 ? Après cette petite session devant une quinzaine d’évêques de l’ouest, le Père de Lubac fut appelé à une nouvelle réunion des évêques de la région lyonnaise, prévue à la fin du mois d’avril, mais, « assoiffé d’un peu de repos »64, il ne s’y rendit pas et se contenta d’une contribution écrite. Il ne négligeait pas les nouveaux schémas, issus de la seconde préparation, puisqu’il rédigea des remarques sur le nouveau De Revelatione65, qui prenait la place du De Fontibus, à destination de Mgr Villot en avril, et sur les deux premiers chapitres du nouveau De Ecclesia à destination de Mgr Ancel, sentence qui est née d’un lien intime avec le S. Magistère de l’Église, puisque le clergé leur confie la tâche de formuler, demande leurs conseils dans la préparation de documents ecclésiastiques, de Synodes, même de Conciles œcuméniques », Schemata constitutionum…, op. cit., p. 50-51. 60 « Ces sentences, du fait qu’elles sont proposées par les théologiens au Magistère authentique et vigilant lui-même, sont proposées indirectement aussi par le Magistère lui-même », Schemata constitutionum…, op. cit., p. 54. 61 Carnets conciliaires de Mgr Gérard Philips, op. cit., 8 avril 1963. 62 « Attamen auctoritas theologorum, etsi probatorum et publice agnitorum, et nomine Ecclesiae docentium, specifice ab auctoritate Episcopi differt, quippe qui solus nomine Christi doceat eiusque nomine assensum doctrinalem imponere possit », « Cependant, l’autorité des théologiens, même s’ils sont approuvés et publiquement reconnus, et enseignent au nom de l’Église, diffère spécifiquement de l’autorité de l’Évêque, puisque lui seul enseigne au nom du Christ et peut imposer l’assentiment doctrinal en son nom », Schemata constitutionum…, op. cit., p. 50. 63 Carnets, I, p. 87, 12 mars 1962. 64 Lettre à Henri Bouillard, 13 avril 1963. 65 Le texte se trouve dans les AS, III, 3, p. 782-791.
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à la fin du même mois. Si l’on ne dispose pas de ses remarques sur le nouveau schéma consacré à la Révélation, il est clair que le Père de Lubac ne se satisfaisait pas de ce texte. Celui-ci avait été, surtout pour son premier chapitre, consacré à la double source de la Révélation, et donc au rapport entre Écriture et Tradition, l’objet de vifs affrontements pendant l’intersession. Tout le problème était ce que l’on appelle le latius patet, à savoir l’étendue plus large du contenu de la Tradition par rapport à l’Écriture, problème qui n’était pas près d’être réglé66. La commission mixte avait tâché, tout en abandonnant l’expression « deux sources », de ne pas trancher le rapport entre Écriture et Tradition. Certes, le cardinal Ottaviani pouvait estimer qu’avec le De Revelatione, « on est arrivé à un bon accord »67. Mgr Charue, qui avait contribué à l’élaboration du texte, écrivait également : « De l’avis unanime, on est quand même arrivé à quelque chose de convenable »68. Pourtant, Henri de Lubac n’était pas de cet avis. Il n’avait pas assisté aux réunions de la commission mixte, et se montrait sans doute d’autant plus critique qu’il n’avait pas, comme Mgr Charue par exemple, bataillé pour aboutir à un compromis. Le Père de Lubac écrivait ainsi à Bruno de Solages : « Le nouveau schéma conciliaire “De Revelatione” est un texte quelconque, qui n’est plus offensant, qui ne sera pas gênant pour le sain travail des exégètes, – mais il est sans profondeur ni beauté »69. De même, Mgr Villot, remerciant le jésuite de ses remarques, lui écrivait : « Les remarques contenues dans votre lettre me permettront, sans citer in extenso, de montrer ce qui reste à faire »70. En ce qui concerne le nouveau De Ecclesia, reprenant toutefois bien des éléments de l’ancien, les deux premiers chapitres avaient été revus lors de la réunion de févriermars de la commission doctrinale, à laquelle Henri de Lubac n’avait pas été convié. Toutefois, la suite du schéma, le chapitre sur les laïcs et le chapitre sur les religieux, devait être revue par la commission lors de sa nouvelle session, débutant le 15 mai 66 A titre d’exemple, le 23 février 1963, le cardinal Bea, coprésident de la commission mixte, avait proposé un vote afin de savoir s’il fallait ou non laisser systématiquement de côté cette notion, car étant une question trop disputée. 29 voix avaient approuvé, 8 avaient refusé, et l’on comptait une abstention. Mais le vote s’était déroulé alors que le cardinal Ottaviani avait quitté la séance, et il fut furieux du résultat, comme le raconte Mgr Charue à l’occasion de la réunion suivante, le 25 février : « A 16 h., commission mixte. On en gardera un souvenir douloureux. Le card. Ottaviani est déchaîné, ainsi que le card. Ruffini. Le premier veut exiger des Pères que chacun se prononce sur ceci : y a-t-il des vérités qui sont dans la Tradition et qui ne sont pas dans l’Écriture Sainte ? (…) Il proteste parce que le card. Bea a fait voter alors qu’il était absent. Le card. Bea répond avec fermeté, mais avec calme. La tension est au maximum. Ottaviani finit par dire qu’il reconnaîtra la valeur du vote de samedi si l’on a d’abord donné suite à son ukase. Il faut, dit-il, que dans les archives, la preuve soit faite que les Pères n’abandonnent pas ce qu’il considère comme enseigné de foi par le Magistère ordinaire », Carnets conciliaires…, op. cit., p. 89, 25 février 1963. 67 Ibid, p. 97, 4 mars 1963. 68 Ibid. Mgr De Smedt, évêque de Bruges, qui s’était rapidement imposé comme l’une des figures de la majorité conciliaire, semblait aussi satisfait du texte, selon Mgr Thoyer, avec qui il avait déjeuné à l’abbaye du Mont-des-Cats : « Et lui, qui revient de Rome, ne m’a pas caché qu’il a senti là-bas certaines difficultés et réticences à admettre loyalement les consignes données. Cependant, m’a-t-il assuré, on ne peut nier que le schéma doctrinal proprement dit (Révélation et Église) est bon », lettre de Mgr Thoyer à Henri de Lubac, 23 mars 1963, CAECL. Notons toutefois que Mgr De Smedt n’était pas membre de la commission doctrinale qui réélaborait le De Ecclesia. Il faisait en revanche partie, en tant que membre du Secrétariat de l’Unité, de la commission mixte retravaillant le schéma sur la Révélation. 69 Lettre à Bruno de Solages, 19 avril 1963, CAECL. 70 Lettre à Henri de Lubac, 18 avril 1963, CAECL.
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et durant deux semaines. Le Père de Lubac y avait cette fois été appelé, mais avait décliné l’invitation71, pour raisons de santé : « je réponds au P. Tromp que je suis incapable d’entreprendre utilement ce voyage, et ce n’est que trop vrai »72. Néanmoins, le jésuite rédigea des remarques sur ces deux chapitres, dans leur version transitoire d’alors, en date du 18 mai 196373, et les transmit à sa commission74. Sur les religieux, le Père de Lubac estimait que le chapitre était bon, et ne s’en tenait qu’à de brèves remarques. La plus substantielle était la dernière : Enfin, je me demande s’il ne serait pas bon d’introduire dans la conclusion une phrase, pour recommander à toutes les familles religieuses le souci de fidélité toujours renouvelée à l’élan spirituel de leurs origines, et le souci contre tout particularisme de l’union entre elles et avec tout le Corps de l’Église75. Cette question du rapport des religieux au reste de l’Église était d’ailleurs dans l’air, et la commission doctrinale modifia la perspective du chapitre : il ne s’agissait plus, désormais, des seuls religieux, mais de la vocation à la sainteté dans l’Église, qui est celle des religieux mais aussi de tous les autres chrétiens76. Toutefois, il n’apparaît pas, en comparant les versions successives du texte, que les remarques du Père de Lubac aient eu la moindre portée, ce qui n’est pas très étonnant pour des remarques écrites d’un absent, qui ne peuvent être défendues efficacement en commission. Le Père de Lubac approuvait aussi, dans l’ensemble, le chapitre sur les laïcs (qui reprenait d’ailleurs pour l’essentiel le chapitre correspondant du premier De Ecclesia, rédigé en grande partie par Mgr Philips), mais avec des corrections de H. Schauf, que Mgr Philips s’employa ensuite à supprimer, les estimant malheureuses77. Le chapitre mettait en avant le sacerdoce des fidèles, et Henri de Lubac ne pouvait que s’en féliciter. Cependant, ses remarques cherchaient à rééquilibrer certaines phrases. Ainsi, au sujet du sacerdoce universel, une parenthèse du texte stipulait : « (siquidem sacerdotium ministeriale seu hierarchicum non tantum gradu sed essentialiter quoque differt a sacerdotio universali christifidelium) »78. Le Père de Lubac, qui n’entendait pas négliger le sacerdoce des fidèles, et refusait d’en faire un sacerdoce de second ordre, n’entendait pas non plus relativiser le sacerdoce ministériel et s’étonnait « de voir cette précision essentielle ainsi introduite de biais dans une parenthèse »79. De
71 Carnets, I, p. 547, 11 mai 1963. 72 Lettre à Gaston Fessard, 12 mai 1963, CAECL. 73 On trouve ces deux pages manuscrites au CAECL. Ci après : Remarques sur le nouveau De Ecclesia. 74 ASV, 764, 287 pour les laïcs. Fonds Philips 738 pour les religieux. 75 Ibid. La version du CAECL diffère très légèrement. 76 Fonds Philips, 756. Les religieux s’organisèrent toutefois pour obtenir ensuite un chapitre séparé les concernant. 77 Carnets conciliaires de l’évêque de Namur…, op. cit., p. 122, 18 mai 1963. 78 « (puisque le sacerdoce ministériel ou hiérarchique diffère non seulement en degré mais aussi par essence du sacerdoce universel des fidèles) », fonds Philips, 700. 79 Remarques sur le nouveau De Ecclesia.
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plus, il regrettait le « non tantum gradu »80, « car ce n’est pas du tout une affaire de degrés »81, mais bien une différence d’essence, comme un passage de Méditation sur l’Église l’explique bien : Il est donc bien vrai, répétons-le, que l’institution du sacerdoce et le sacrement de l’Ordre ne créent pas à l’intérieur de l’Église deux degrés d’appartenance au Christ et comme deux espèces de chrétiens. C’est là une vérité fondamentale de notre foi. Le prêtre n’est pas, du fait de son ordination sacerdotale, plus chrétien que le simple fidèle. (…) Mais il n’y en a pas moins, à ce dernier point de vue [la fonction particulière assignée dans l’Église], entre prêtres et laïcs, ou entre pasteurs et fidèles, une différence de situation et de pouvoir irréductible82. Toutefois, le texte le disait (« sed essentialiter »), et l’expression critiquée était de Pie XII83. Aussi, la mention fut maintenue84. Dans le même souci de rééquilibrage, il demandait que l’on ne dise pas seulement que les laïcs ont le droit de rendre témoignage de leur foi, mais qu’ils en ont aussi, à l’occasion, le devoir85, comme lui-même en avait cruellement éprouvé l’impérieuse nécessité durant la guerre. Enfin, la fin du chapitre souffrait aussi, selon lui, d’un déséquilibre : Sancta Synodus magna cum gratitudine conscia de ingentibus bonis ope omnium christifidelium, et praesertim laicorum, ad continuam Corporis Christi aedificationem obtentis, omnes utriusque sexus fideles amanter et instanter hortatur ut collatis viribus una cum Hierarchia divinitus instituta, sub Christo capite eiusque Spiritu veritatis et amoris animati, missionem suam apostolicam ad gloriam Dei Patris per Filium in Spiritu Sancto indesinenter expleant86. Le Père de Lubac écrivait alors : « C’est bien, mais peut-être trop uniformément optimiste. Cette « adhortatio »87 devrait aussi, ce semble, pour montrer la tâche à accomplir, commencer par aviver la conscience du peu de place que tient aujourd’hui 80 « Non seulement en degré ». 81 Remarques sur le nouveau De Ecclesia. 82 Méditation, p. 122. 83 Allocution Magnificate Dominum du 2 novembre 1954. 84 Lumen gentium, dans son chapitre deux sur le peuple de Dieu (paragraphe 10, consacré au sacerdoce commun), porte en effet : « Sacerdotium autem commune fidelium et sacerdotum ministeriale seu hierarchicum, licet essentia et non gradu tantum differant »… 85 Remarques sur le nouveau De Ecclesia. 86 « Le Saint concile, conscient, avec une grande gratitude, de l’immense bien obtenu par l’œuvre de tous les fidèles, et surtout des laïcs, en vue de l’édification continue du Corps du Christ, exhorte tous les fidèles de chaque sexe, instamment et de façon aimante, à accomplir sans cesse, en unissant leurs forces avec la Hiérarchie divinement instituée, sous la conduite du Christ et animés par son Esprit de vérité et d’amour, leur mission apostolique pour la gloire de Dieu le Père par le Fils dans le Saint-Esprit », fonds Philips, 700, p. 5. 87 « Exhortation ».
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l’Église du Christ dans le monde »88. Le Père de Lubac ne voulait pas que l’on méconnaisse la tâche toujours inachevée de l’Église ici-bas, dans un monde marqué par le péché, lui qui écrivait de l’Église : « Jamais découragée, elle n’est pourtant pas utopiste. Ce Règne du Christ, qu’elle ne cesse de promouvoir et d’implorer, elle sait qu’il ne sera jamais établi solidement sur terre ; que le trouble, l’erreur et l’adversité reviendront toujours compromettre son œuvre »89. On trouve ici une première illustration du souci constant du Père de Lubac d’éviter toute euphorie, et d’être attentif à la situation toujours fragile de l’Église ici-bas. Ainsi le Père de Lubac contribua-t-il, de façon bien modeste, et sans influence réelle, puisqu’il n’était pas présent aux commissions, au flux de l’intersession. Il ne se désintéressa pas non plus du reflux.
B. L’explicitation du Concile : le reflux Le Père de Lubac ne ménagea pas ses efforts durant l’intersession pour faire de nombreuses conférences. C’est le Père Teilhard de Chardin qui y occupe la première place. Ainsi, en janvier 1963, après s’être rendu à Rome pour le Congrès de philosophie religieuse organisée par Enrico Castelli90, lors duquel le jésuite est intervenu sur les humanistes chrétiens et leurs historiens91, il se rend à Florence où il fait une conférence sur son confrère92. Il parle également de lui à Amiens, Dijon, Lille, SaintÉtienne93. On pourrait objecter qu’il n’y a pas là de rapport direct avec le concile ; pourtant, le Père de Lubac craignait toujours une possible condamnation, les passions étant loin d’être éteintes, comme il put le constater lors de ses conférences. En effet, à Saint-Étienne, où Mgr Maziers devait présider la séance, le jésuite est averti « qu’un groupe de fanatiques anti-teilhardiens, après avoir protesté auprès de Mgr Villot et de Mgr Maziers, s’apprête à faire obstruction »94. Si la protestation, à SaintÉtienne, se limita à la distribution de quelques papiers critiquant Teilhard et la tenue de la conférence, à Lille, ce furent quelques grenades lacrymogènes qui furent lancées95. Les griefs de ces agitateurs étaient résumés dans une lettre de Rémy Girard, « chef du commando lyonnais d’Action Fatima »96 : 88 Remarques sur le nouveau De Ecclesia. 89 Méditation, p. 172. 90 Enrico Castelli (1900-1977), italien. Professeur de philosophie à l’Université La Sapienza, il est également directeur de l’Institut d’études philosophiques, rattaché à la même Université et organisant des rencontres internationales consacrées à la philosophie de la religion. 91 Carnets, I, p. 524, 11 janvier 1963. Pour le texte, voir « Les humanistes chrétiens du xve-xvie siècle et l’herméneutique traditionnelle (suivi d’une discussion) », Ermeneutica e Tradizione. Atti del Convegno indetto dal Centro Inter. di Studi umanistici e dall’Istituto di Studi filosofici, Roma, 10-16 Gennaio 1963, Rome, Istituto di Studi Filosofici, 1963, p. 173-177. Le Père de Lubac travaillait alors ce thème pour le quatrième tome de son Exégèse médiévale, dont le dernier chapitre est consacré aux « Humanistes et spirituels ». 92 Ibid, p. 531, 17 janvier 1963. 93 Lettre à Bruno de Solages, 19 mars 1963. 94 Cahiers de l’Affaire de Fourvière, 26 février 1963. 95 Ibid, 12 mars 1963. 96 Ibid, 14 mars 1963. Action-Fatima est une communauté fondée par Jean Boyer (1923-1992), prêtre du diocèse de Paris d’abord proche de la Mission de France. Sa communauté, créée en 1960, et dont plusieurs groupes se constituent dans le pays, se lance dans une campagne anti-teilhardienne et relève d’un apocalyptisme prophétique. Jean Boyer est suspsens a divinis une première fois en 1955, et de
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J’avais de l’estime pour vous à cause de De la connaissance de Dieu qui m’avait aidé autrefois. Je n’en ai plus aucune depuis La Pensée religieuse du P. Teilhard de Chardin. Notre Teilhard de Chardin face à l’Évangile97 donne deux à trois cents citations du maître qui contredisent formellement l’Évangile. Un recours au contexte montre que ces citations ne contredisent pas l’esprit du Père Teilhard. Le jour où vous répondrez noir sur blanc et une à une aux difficultés que soulèvent ces écrits du Père, je commencerai à vous reprendre au sérieux. Mais vous ne le pourrez pas sans nier ou Teilhard ou l’Évangile. Vous encouragez la lecture d’un type qui procède à la liquidation intégrale des dogmes du christianisme. Dans l’apologie que vous avez fait [sic] à Saint-Étienne de votre livre et de vos conférences, vous avez omis de signaler que le monitum a été décidé à cause de la publication de votre livre et que l’Osservatore romano, le P. Guérard des Lauriers98, le P. Lefebvre, le P. Calmel99 loin de vous adresser des félicitations, ont démontré l’hétérodoxie et les graves erreurs de Teilhard (…). Notez qu’en ce qui vous concerne il n’y a peut-être pas prophétisme orgueilleux, vous êtes plutôt timide et d’un tempérament suiveur100. Hors du cas Teilhard, le Père de Lubac fit quelques conférences. De retour du Congrès Castelli, il s’exprima à Turin sur « les exigences actuelles de notre Foi », « contre l’humanisation de la foi et dans le sens de l’aggiornamento de Jean XXIII ; différence soulignée entre conservatisme et esprit traditionnel »101. Le jésuite y précisait sa conception de l’aggiornamento, auquel avait invité Jean XXIII mais qui devait être l’œuvre perpétuelle de l’Église. Le véritable aggiornamento refuse l’esprit de parti, refuse de choisir entre un conservatisme sclérosant et un esprit d’adaptation qui ne consisterait qu’en concessions à l’esprit du siècle et complexe d’infériorité à son égard102, ou en amour inconditionnel de la nouveauté. « Non esiste aggiornamento senza spirito tradizionale, e non esiste spirito tradizionale senza aggiornamento »103, dans le sens où l’aggiornamento ne sera possible que si les chrétiens sont nouveau en 1963, et accuse Jean XXIII d’être un précurseur de l’Antéchrist. Cf. la notice « Jean Boyer » de Paul Airiau dans le Dictionnaire du monde religieux dans la France contemporaine, tome 10, Les marges du christianisme. « Sectes », dissidences, ésotérisme, Paris, Beauchesne, 2001, p. 25-27. 97 Teilhard de Chardin, prêtre de la Compagnie de Jésus, face à l’Evangile de Jésus-Christ, la science, l’Eglise, Bayonne, Imprimerie Porché, 1962. Publication du groupe « Action Fatima-France ». 98 Michel Guérard des Lauriers (1898-1988), o.p. français, ordonné en 1931. Professeur de philosophie. Refusant Vatican II et suivant Mgr Lefebvre, il se brouille avec ce dernier, et est consacré évêque schismatique par Ngô-dinh Thuc en 1981. Il est excommunié en 1983. 99 Roger-Thomas Calmel (1914-1975), o.p. français. Philosophe thomiste, collaborateur d’Itinéraires, il refuse l’Ordo Missae de Paul VI. 100 Lettre de Rémy Girard à Henri de Lubac, 9 mars 1963, Vanves, dossier 29. Rémy Girard terminait sa lettre par un « Bien charitablement vôtre » ! 101 Carnets, I, p. 532, 18 janvier 1963. Pour le texte, voir « Esigenze attuali della nostra fede », Ricerche e Dibattiti, Conferenze di Cultura Cattolica, Rome, Paolina, 1963, p. 75-106. La conférence fut donnée en français mais traduite pour la publication. 102 Ibid, p. 90-91. 103 « Il n’existe pas d’aggiornamento sans esprit traditionnel, et il n’existe pas d’esprit traditionnel sans aggiornamento », ibid, p. 93. D’ailleurs, lors du congrès Castelli, lorsqu’il évoquait Lefèvre
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éclairés par la Tradition qui les ancre dans la lumière du Christ, et où la Tradition constitue une force toujours actuelle qui pousse le chrétien conséquent à s’investir dans le monde de son temps, sans désespérer de lui104. D’ailleurs, la première session du concile avait fait presque toucher du doigt l’action de l’Esprit à l’œuvre, pour un réel aggiornamento : In questo momento un soffio nuovo ha cominciato a passare sulla Chiesa, come per assicurarle che Gesù Cristo è sempre con lei e che non l’abandonerà. Questo soffio lo hanno realmente sentito tutti coloro che erano presenti a Roma nei due mesi della prima sessione del Concilio. Ne hanno per cosi dire toccato l’azione con la mano. I nostri Vescovi lo hanno sentito passare su loro, e ora, sparsi nel mondo lavorano per prepararsi a raccoglierne i primi frutti nel corso della prossima sessione. La speranza del Santo Padre incomincia a realizzarsi. Ma dipende da noi che questa speranza si realizzi di più105, ce qui montre à quel point la première session du concile avait fait impression sur le Père de Lubac, peu porté à l’emballement. Il donna aussi une conférence aux prêtres du diocèse de Lyon106, lors de laquelle il expliqua notamment, une fois encore, ce qu’il appelait le « “péché originel” du concile, dont le concile restera gêné jusqu’au bout », à savoir le votum du Saint-Office107. Enfin, le Père de Lubac fit un exposé sur les deux sources, lors de la réunion œcuménique de Fourvière108 ; le mouvement œcuménique était, il est vrai, particulièrement dynamique à la suite de la première session. Toutefois, le jésuite allait bientôt se trouver éloigné, et de façon définitive, pensa-t-il un moment, du Concile Vatican II.
C. La fin du Concile pour le Père de Lubac ? La santé du Père de Lubac n’était pas précisément au beau fixe à cette époque. Déjà en 1962, à l’aube de la première session, il écrivait à son confrère Henri Bouillard : « Le médecin, revu hier, ne m’a pas caché qu’une bonne séance d’hôpital pourrait y mettre bientôt un terme. Pour en retarder l’échéance, j’emporte une valise de remèdes plus ou moins préventifs »109. Au mois de juin 1963, il dut subir une double d’Étaples et Érasme, le Père de Lubac précisait que « l’essentiel de leur effort a été de retrouver dans ses sources une tradition qui, sans s’être entièrement perdue, était, de leur temps, plutôt qu’abandonnée, en partie sclérosée », art. cité, p. 173. On voit que, pour le Père de Lubac, l’intention de ces humanistes pouvait être pertinente pour l’époque contemporaine. 104 Ibid, p. 105. 105 « En ce moment, un souffle nouveau a commencé à passer sur l’Église, comme pour l’assurer que Jésus Christ est toujours avec elle et qu’il ne l’abandonnera pas. Ce souffle, tous ceux qui étaient à Rome durant les deux mois de la première session du concile, l’ont senti passer. Ils en ont pour ainsi dire touché l’action du doigt. Nos évêques l’ont senti passer sur eux, et maintenant, répandus dans le monde, ils travaillent pour se préparer à en recueillir les premiers fruits dans le cours de la prochaine session. L’espérance du Saint-Père a commencé à se réaliser. Mais il dépend de nous que cette espérance se réalise plus encore », Ibid, p. 106. 106 Carnets, I, p. 534, 27 janvier 1963. 107 Lettre à Bruno de Solages, 6 mars 1963, dans laquelle il évoque cette conférence. 108 Carnets, I, p. 543, 22 février 1963. 109 Lettre à Henri Bouillard, 29 septembre 1962, CAECL.
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opération, de l’appendicite et de la prostate. Si les opérations l’avaient affaibli (luimême dit ensuite qu’il était alors « aux portes de la mort »110), elles ne l’empêchaient pas de s’intéresser au concile et à la vie de l’Église. En effet, Jean XXIII était décédé le 3 juin. C’est le cardinal Montini111 qui fut élu pour lui succéder, ce dont le jésuite lyonnais se réjouissait fortement, comme le montre une lettre de Henri Rondet sur le Père de Lubac durant son hospitalisation : Cela [les opérations] le met dans un état de grande faiblesse et on limite les visites au strict minimum. L’autre dimanche, j’étais allé le voir et il m’a fait signe qu’il préférait rester seul. C’est deux jours après qu’il a été opéré de nouveau. Hier au contraire il parlait beaucoup et me disait qu’il n’arrivait pas à s’empêcher de le faire, il s’était même surpris à faire un grand discours latin relatif au concile ! Ce mélange de fièvre et d’extrême lucidité n’a rien d’inquiétant surtout quand on connaît le Père. Mais l’élection de Mgr Montini l’a réjoui profondément. Il ne pensait pas qu’on accepterait de ne pas lui barrer la route. Bien que très ami du cardinal Marella, il préfère certainement le cardinal Montini, qu’il n’a jamais rencontré, mais avec lequel il se sent en sympathie. Il me dit : c’est un apôtre. Nous sommes tombés d’accord pour penser que Paul VI a choisi ce nom pas tant peutêtre d’abord à cause de saint Paul que pour montrer qu’il veut être le Pape du Concile112 (…) Je vous donne ces détails pour que vous sachiez que le Père de Lubac continue de s’intéresser aux grandes affaires de l’Église113. Si le Père de Lubac se réjouit de l’élection du cardinal Montini, c’est qu’il était ouvert à un renouveau théologique. Durant la première session, il était peu intervenu. Toutefois, le 22 octobre 1962, lors du débat sur la liturgie, il avait approuvé ouvertement le schéma et l’avait recommandé aux Pères, citant saint Augustin : « Melius est reprehendant nos grammatici, quam non intelligant populi »114. Le 5 décembre 1962, lors du débat sur l’Église, il avait estimé que le schéma, malgré des qualités, était encore insuffisant, et ses arguments ne pouvaient que satisfaire le Père de Lubac. Il souhaitait, en effet, mettre davantage en relief le Christ. Le jésuite relevait ainsi, de cette intervention, les mots suivants : « “Non solum est a Christo condita [Ecclesia], sed praesertim secreta Christi in ea” maintient tout, anime et promeut tout »115. De même, au sujet de la doctrine sur l’épiscopat, il souhaitait « exponere mentem et voluntatem Christi quoad episcopos et eorum munus in Ecclesia »116. 110 Lettre à Patrick Moloney, 4 janvier 1964, Vanves, boîte 20. 111 Giovanni Battista Montini (1897-1978), italien, ordonné en 1920. Archevêque de Milan de 1954 à 1963, créé cardinal en 1958. Il devient pape sous le nom de Paul VI en 1963. 112 Référence à Paul III (Alessandro Farnèse), pape de 1534 à 1549, qui fut le promoteur du concile de Trente. 113 Lettre de Henri Rondet à Bruno de Solages, 23 juin 1963, CAECL. 114 « Il est préférable que les grammairiens nous reprennent plutôt que le peuple ne comprenne pas », cité par G. Caprile, Il concilio…, op. cit., t. 1, p. 53. 115 L’Église « est non seulement fondée par le Christ, mais surtout le mystère du Christ en elle », Carnets, I, p. 483, 5 décembre 1962. 116 « Présenter l’esprit et la volonté du Christ au sujet des évêques et de leur charge dans l’Église », ibid.
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En outre, le Père de Lubac, sans connaître personnellement le cardinal Montini, avait eu des preuves d’estime de sa part. Ainsi, dans le dossier inédit « Mes relations avec les papes »117, le Père de Lubac note-t-il que, lorsque Mgr Montini était encore Substitut à la Secrétairerie d’État, avant de devenir archevêque de Milan, il lui avait envoyé, à deux reprises, un visiteur pour l’encourager à poursuivre son œuvre. C’est ainsi que Pierre Veuillot, en novembre 1950, soit peu de temps après Humani generis, vint lui dire de la part de Mgr Montini son estime « non seulement pour [sa] personne, mais pour [son] œuvre »118. A plusieurs reprises, il s’était aussi référé publiquement aux œuvres du jésuite119. Malgré son intérêt pour les affaires de l’Église, et l’élection encourageante de Paul VI, le Père de Lubac pensa tout d’abord ne pas revenir à Rome pour la deuxième session, qui s’ouvrit le 29 septembre 1963, et ce pour deux raisons. Une nécessaire convalescence tout d’abord. Ainsi écrivait-il à la fin du mois de juillet : « Le médecin me fait entrevoir la nécessité d’une convalescence très longue, et je pense qu’il me faut dire un adieu définitif au Concile »120. Mais il y a plus. En effet, si le Père de Lubac écrivait au Père Fessard : « Je suis content que les nécessités de santé me tiennent éloigné de Rome »121, c’est qu’il ne s’y sentait pas pleinement à l’aise : « Même si je le pouvais, je n’aimerais pas aller me montrer ainsi à Rome, et réveiller sans utilité des sentiments hostiles »122. Dans une lettre à Gaston Fessard, il se montrait plus explicite : Plus question de Rome ni de Concile. Il y a d’ailleurs une telle campagne organisée contre moi dans les clans intégristes (campagne en partie clairvoyante, en partie procédant de la ridicule légende forgée en 1950), que je me trouverais par trop gêné123. 117 Rédigé au début des années 1980, CAECL. 118 MOÉ, p. 77. 119 Mgr Montini avait beaucoup apprécié Méditation sur l’Église, comme l’apprenait au Père de Lubac Wladimir d’Ormesson, ambassadeur de France près le Saint-Siège, dans une lettre du 1er février 1954 : « Le Pro-Secrétaire d’État a fait alors, devant tout le cercle des convives, un magnifique éloge de vos “Méditations [sic] sur l’Église”, parlant en outre de vous, de votre personne et de l’ensemble de votre œuvre en termes pleins d’élogieuse et d’affectueuse considération » (Note historique de Méditation, par le P. Chantraine, p. XXX). Devenu archevêque de Milan, il avait fait une conférence sur l’Église face à l’athéisme contemporain, « et avait ensuite expliqué que l’essentiel de ses explications était tiré du Drame de l’humanisme athée, qu’il incitait ses auditeurs à lire » (MOÉ, p. 77). C’est lui aussi qui avait permis la traduction italienne, en 1955, de Méditation sur l’Église, en accordant l’imprimatur de l’archevêché de Milan, alors que celui du Vicariat de Rome avait été refusé (Dossiers « Mes relations avec les papes », dossier IX : Sous Paul VI, CAECL). Devenu pape, Paul VI ne renia pas son intérêt pour ce livre, et le Père Chantraine recense les citations du livre par le pape dans différents discours (cf. Méditation, note 68 p. XXXI). Une lettre de Mgr Macchi, secrétaire du pape, à René Laurentin, est à cet égard éloquente : « Paul VI, comme archevêque puis comme pape, a beaucoup aimé ce livre. Il en a fait l’objet de lecture puis de méditation. Il avait deux exemplaires de ce volume. Souvent j’ai vu Paul VI consacrer de longues heures à la méditation avec le volume de Lubac dans la chapelle, durant les après-midi dominicales où il n’avait point d’engagement » (citée in ibid). 120 Lettre à André Ravier, 23 juillet 1963, CAECL. 121 Lettre à Gaston Fessard, 29 août 1963, CAECL. 122 Lettre à Henri Bouillard, 19 septembre 1963, CAECL. 123 Lettre à Gaston Fessard, 11 août 1963, CAECL.
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Il est évident que le Père de Lubac n’était pas unanimement apprécié. Lors de la première session, le P. Chenu rappelait ainsi une conversation avec Ernesto Balducci124 : Au mois de mars dernier [1962], un coup de téléphone [au P. Balducci] du Saint-Office : Pendant la session [préparatoire] du concile, vous avez rencontré le P. Congar et le P. de Lubac ? – Oui – Il serait mieux de ne pas les fréquenter car ce sont des hommes dangereux125. Toutefois, si les inquiétudes du Père de Lubac étaient ravivées, c’était en raison d’un article écrit par Mgr André Combes126 dans les Ephemerides Carmeliticae127, revue éditée à Rome par la faculté de théologie des Carmes. Dès juin 1963, Gaston Fessard prévenait le Père de Lubac de cet « article odieux »128. Dans l’article, Mgr Combes, anti-teilhardien convaincu, déclarait ne pas vouloir discuter la pensée de Teilhard lui-même, mais uniquement la méthode du livre du Père de Lubac, La pensée religieuse du Père Pierre Teilhard de Chardin : « Pour le moment, tout ce que je veux savoir, c’est si le Père de Lubac est un guide assez sûr, pour qu’en lisant son livre, on connaisse de façon certaine la pensée religieuse de son héros »129. La réponse était clairement négative. Pour argumenter, Mgr Combes, dans un style pour le moins enlevé, contestait l’impartialité du jésuite lyonnais, qui souhaiterait faire de Teilhard « le seul guide de l’humanité d’aujourd’hui »130. Son ouvrage ne serait qu’une apologie menée de façon « totalitaire »131 en ce qu’elle estimerait que les contradicteurs « sont tous coupables de distractions impardonnables, de méprises grossières, de confusions ridicules »132. Mgr Combes poursuivait en se demandant si le livre était construit sans artifices, et, là encore, il concluait par la négative. Il reprochait en effet au jésuite des rapprochements tendancieux, une pulvérisation des textes cités, de telle sorte que le lecteur ne disposerait que d’une multitude de petits extraits, hors contexte, enchâssés dans la rédaction du Père de Lubac, et provenant de sources disparates, donnant ainsi à bon compte une impression de cohérence, alors que des extraits problématiques ne seraient pas cités. Surtout, et on en vient à la critique principale résumée par le titre de l’article, « Teilhardogénèse ? », le Père de 124 Ernesto Balducci (1922-1992), prêtre italien, il fonde en 1958 Testimonianze, revue qui, avec quelques autres en Italie, souhaite amorcer un renouveau théologique, spirituel et ecclésial. 125 M. D. Chenu, Notes quotidiennes au Concile, Paris, Cerf, 1995, éd. par A. Melloni, p. 141. 126 André Combes (1899-1969), historien, spécialiste de la spiritualité de sainte Thérèse de l’Enfant Jésus et de Jean de Gerson. 127 A. Combes, « Teilhardogénèse ? », Ephemerides Carmeliticae, XIV, 1963, p. 155-194. 128 Lettre à Henri de Lubac, 11 juin 1963, CAECL. 129 A. Combes, « Teilhardogénèse ? », art. cité, p. 157. 130 Il présentait ainsi le dessein du Père de Lubac dans son ouvrage : « Non seulement venger l’innocence de son héros, non seulement le présenter comme un témoin authentique, mais donner à sa mission, sa signification et ses dimensions intégrales en montrant en lui le seul guide de l’humanité d’aujourd’hui » (p. 163). Il commentait le passage suivant du Père de Lubac : « A l’heure précise où l’humanité prend conscience de sa destinée collective et ne peut la concevoir que terrestre ou transcendante, il [Teilhard] est venu, se plaçant “à la croisée des chemins”, lui indiquer la seule direction viable », c’est-à-dire la dimension transcendante. 131 Ibid, p. 161. 132 Ibid.
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Lubac passerait à côté de la pensée de son auteur en la concevant « maintenue en une stabilité intemporelle »133. « Tout, dans cet Univers, est soumis, nous assurent-ils, à l’Évolution. Tout sauf Teilhard lui-même »134. On pourrait alors facilement garantir l’orthodoxie de Teilhard en s’appuyant sur des textes précoces, et en ne disant rien des évolutions problématiques de sa pensée. Bref, sans discuter la doctrine de Teilhard, l’article récusait complètement la validité de l’ouvrage qui ne nous fait pas connaître la pensée du P. Teilhard de Chardin, mais seulement la pensée du P. de Lubac sur un tel sujet. (…) Dans les séminaires d’histoire, il peut servir brillamment à montrer comment il ne faut pas travailler135. Il s’agissait donc bien d’une attaque ad hominem, pour le moins polémique, et visant à déconsidérer totalement l’ouvrage. Eugène d’Oncieu136, qui succéda à Blaise Arminjon comme Provincial de la province de Lyon, écrivait ainsi en 1964 : Le style des articles est révoltant par son caractère violemment polémique, plein d’insinuations malveillantes, et parfois d’injures graves. Si le livre du Père de Lubac n’est pas exempt de tout défaut, la critique de Mgr Combes est très souvent injuste par son exagération, et contient même plusieurs calomnies137. L’article émut le Père de Lubac, qui écrivait : « Je n’aurais jamais cru qu’on pût oser écrire, – et accueillir dans une revue officielle – un pamphlet aussi bassement méchant que celui de Mgr Combes »138. Surtout, il estimait que ce n’était pas là une initiative isolée, mais l’émanation d’un petit clan intégriste. Ainsi, après avoir évoqué son projet de réponse, poursuivait-il : « Mais je n’ai pas d’illusion sur un certain monde ecclésiastique, qui continue de tenir tout en mains, à la barbe de tous les supérieurs les mieux intentionnés »139. Or, ce clan lui était, pensait-il, irrémédiablement hostile : Il est certain que Mgr Combes a de sérieuses connivences dans le milieu romain, – dans un certain milieu romain, – qui veut, m’a-t-on dit, “avoir ma peau”, en même temps que celle de Teilhard140. Dans ce match, les Ibid, p. 183. Ibid, p. 189. Ibid, p. 194. Eugène d’Oncieu (1914-1993), s.j. français. Attaché au Châtelard, centre spirituel jésuite dans la banlieue lyonnaise de 1958 à 1964, il devient ensuite Provincial de la province de Lyon de 1964 à 1970. 137 Vanves, M/Ly, 144/4 c, note d’Eugène d’Oncieu du 10 septembre 1964. Il évoque « des articles » car Mgr Combes répondit à la réponse du Père de Lubac. 138 Lettre à Gaston Fessard, 29 août 1963. 139 Ibid. 140 Claude d’Armagnac écrivait ainsi au Provincial Eugène d’Oncieu : « Mgr Combes fait entendre, dans son deuxième article, que cet article (le premier) lui a été demandé (1964, p. 200, ligne 4). Et la sœur de Mgr Combes a dit à un Père, à Montpellier, paraît-il, que cet article lui avait en effet été “demandé”. Par qui ? Par le P. Ph. de la Trinité ? C’est probable », lettre du 27 août 1964, Vanves, 133 134 135 136
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autorités de la Compagnie sont impuissantes, mais leur bienveillance à mon égard me permet de conserver la paix de l’âme141, et le Père de Lubac regrettait l’ample diffusion de l’article, estimant que « tout le monde, à Rome, aura lu ces pages »142. A l’article de Mgr Combes, venait s’ajouter, pour accroître les inquiétudes du jésuite, la nouvelle, apprise par le Père Martelet, « qu’une dissertation latine a été envoyée à tous les évêques pour les mettre en garde contre l’influence de la theologia nova au concile »143. Ce document144, une brochure de sept pages signée de « conciliares quidam periti qui Romae degunt »145, entendait mettre en garde les Pères du concile contre les dangers de cette théologie nouvelle dans plusieurs domaines, et notamment les Écritures146. La brochure ne citait pas d’auteur, à l’exception de Teilhard de Chardin, sur la création. Elle mettait en avant des doléances déjà plusieurs fois repérées : le dédain pour la philosophie scolastique et le thomisme, l’affaiblissement du processus rationnel dans la connaissance et la démonstration de l’existence de Dieu, l’abandon du concept de Révélation entendu comme locutio Dei au profit M/Ly, 144/4 c. Le passage en question du second article de Mgr Combes porte : « J’ai longtemps refusé de porter un jugement public sur le livre du R. P. de Lubac. Contraint de m’y résoudre, j’ai choisi la vérité ». C’est nous qui soulignons. 141 Lettre à Bernard de Guibert, 12 octobre 1963, CAECL. Quelques mois plus tard, Henri de Lubac pensait toujours que Mgr Combes était lié au Saint-Office : « Ici, je me rends compte que les articles de Mgr Combes sont lus partout (il a certainement été mandaté par le Saint-Office, et c’est sans doute ce qui lui a valu comme reconnaissance une nouvelle chaire (de thomisme) au Latran) », lettre à Henri Bouillard, 7 juin 1964, CAECL. 142 Lettre à Gaston Fessard, 11 août 1963, CAECL. L’article fut reproduit dans la Pensée catholique (1963, n°84). La rédaction, engagée dans chaque numéro dans une lutte anti-teilhardienne, précisait qu’il s’agissait d’une importante recension. Le Père de Lubac obtint un droit de réponse dans les Ephemerides, et envoya sa réponse en septembre 1963, accompagnée d’une lettre du Père Arminjon, Provincial, s’émouvant de l’article (lettre à Gaston Fessard, 27 septembre 1963, CAECL). La réponse fut publiée en 1964 (XV, p. 190-199), suivie d’une « Réponse de Mgr Combes » (p. 200223). Le Père de Lubac rejetait les accusations de Mgr Combes, estimant notamment que l’ordre chronologique des citations ayant été suivi avec soin, les changements de perspective de la pensée de Teilhard pouvaient se dégager d’eux-mêmes. Toutefois, il soulignait qu’il avait voulu mettre en avant la persistance à travers toute l’œuvre de quelques idées foncières. Il rejetait en bloc les arguments de son contradicteur, et notamment celui de n’avoir jamais vraiment rencontré Teilhard dans son originalité, en voulant à tout prix sauver son orthodoxie et en négligeant l’évolution de sa pensée. Le Père de Lubac écrivait : « Je croyais avoir connu le Père Teilhard au cours de plus de trente années, avoir correspondu souvent avec lui, avoir suivi de près les développements de son œuvre, l’avoir entendu me parler des problèmes les plus graves, quelquefois les plus intimes, jusqu’à m’ouvrir à certains jours les trésors de son âme religieuse : en réalité, je ne l’ai “jamais rencontré” » (p. 199). La réponse de Mgr Combes tournait au dialogue de sourds, puisqu’il maintenait tous ses arguments, et reprochait au Père de Lubac la condescendance de sa réponse : « Ma faiblesse mentale irait-elle jusqu’à me rendre incapable de savoir ce que je pense et de comprendre ce que j’écris ? Devrai-je désormais recourir au Père de Lubac pour m’expliquer à moi-même mes propres textes ? » (p. 216). La réponse du Père de Lubac est aussi publiée dans Teilhard posthume, Œuvres complètes, tome XXVI, Paris, Cerf, 2008. 143 Lettre de Henri de Lubac à Henri Bouillard, 25 août 1963, CAECL. 144 Fonds Philips, 471. 145 « Un certain nombre d’experts conciliaires qui résident à Rome ». 146 Ce qui fait écrire au P. Congar : « C’est donc l’offensive du Latran qui continue, mais sans doute avec des appuis assez larges dans le milieu romain », Mon Journal, t. I, p. 390, 21 août 1963.
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d’une Dei cum hominibus communicatio147, la distinction dangereuse, dans la doctrine de la foi, entre une substance immuable et la forme par laquelle elle est exprimée, ce qui conduit à repousser l’immutabilité des dogmes, l’insuffisante distinction de la nature et de la grâce, de l’Écriture et de la Tradition apostolique constitutive, du pouvoir d’ordre et de juridiction, du sacerdoce des fidèles et du sacerdoce ministériel hiérarchique… Il est bien évident que le Père de Lubac n’était pas le seul visé dans un document qui résumait les inquiétudes de la minorité, mais il pouvait constater que celle-ci ne désarmait pas. Ainsi, le Père de Lubac ne pensait-il pas retourner à Rome pour le concile. Cela ne l’empêchait évidemment pas de s’y intéresser, et de suivre notamment les premiers actes de Paul VI. A la veille de la deuxième session, celui-ci multiplia les initiatives. Il avait notamment procédé à une réforme des organes directeurs du concile, après que la première session eut été marquée par un déficit de direction de l’assemblée, malgré le conseil de présidence formé de dix cardinaux. Celui-ci n’était pas supprimé, il était même élargi à douze membres, mais Paul VI créait également un collège de quatre modérateurs (les cardinaux Suenens, Lercaro148, Döpfner et Agagianian149) appelés à « inordinandis disputationibus Congregationum generalium, salva semper et tuta Patrum conciliarium libertate, (…) ut ea quae singillatim aut coniunctim illic proferentur, ordinatim et dilucide pateant »150, comme l’écrivait le pape au cardinal Tisserant le 12 septembre. La composition du collège, avec trois figures de la majorité151, était pour cette dernière encourageante, malgré les interrogations des modérateurs eux-mêmes sur leurs compétences exactes152. En outre, le règlement était modifié153 : la commission de coordination, d’abord pensée comme devant être limitée à l’intersession, était pérennisée, quelques laïcs étaient admis aux congrégations générales
147 « Communication de Dieu aux hommes ». 148 Giacomo Lercaro (1891-1976), italien, ordonné en 1914. Archevêque de Bologne de 1952 à 1968, créé cardinal en 1953. Membre de la commission de la liturgie. Paul VI le nomme en 1963 à la commission de coordination et parmi les quatre modérateurs du concile. 149 Gregorio Agagianian (1895-1971), arménien, ordonné en 1917. Patriarche arménien de Cilicie de 1937 à 1962, créé cardinal en 1946, préfet de la Congrégation de la Propagande de 1958 à 1970. Au concile, il est président de la commission des missions, membre de la commission de coordination et modérateur à partir de la deuxième session. 150 « Ordonner les discussions des congrégations générales en sauvegardant et garantissant toujours la liberté des Pères conciliaires et en ayant toujours en vue de faire apparaître d’une façon plus claire et plus ordonnée chacune des interventions et l’ensemble de celles-ci », AS, II, 1, p. 12. 151 Le Père de Lubac, lors de la troisième session, rapporte une plaisanterie à ce sujet : « Mgr Zoa me raconte la plaisanterie qui court sur les quatre modérateurs, comparés aux quatre évangélistes. Döpfner = Mathieu, il est l’homme de la loi ; Suenens = Marc, “qui erat amicus Petri” ; Lercaro = Luc, l’évangéliste des pauvres ; quant à Agagianian = Jean : ressemblance toute négative, mais certaine : seul curialiste, “il n’est pas synoptique”, Carnets, II, p. 116, 15 septembre 1964. 152 Étaient-ils les leaders du concile ? des porte-parole du pape ? de simples délégués du conseil de présidence ou de la commission de coordination, dont ils étaient membres ? La question ne fut jamais vraiment tranchée. Les modérateurs s’estimèrent d’abord investis de grands pouvoirs, ce qui les conduisit à poser les cinq questions d’orientation sur le De Ecclesia. Toutefois, leur autorité fut ensuite vivement critiquée, tant par ceux qui refusaient les résultats du vote que par le cardinal Cicognani, président de la commission de coordination, et par Mgr Felici, secrétaire général du Concile. 153 AS, II, 1, p. 23-46.
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à Saint-Pierre154, et pouvaient être admis aux travaux des commissions, même s’ils ne pouvaient s’y exprimer, sauf sur invitation du président de la commission. Un Secrétariat pour les relations avec les religions non chrétiennes était annoncé. Le 21 septembre, le pape, dans un discours à la Curie, tout en rappelant sa nécessité, mentionnait aussi sa réforme. Autant de décisions qui satisfirent le Père de Lubac : « Les derniers actes de Paul VI m’ont réjoui. Ils vont faciliter la tâche réformatrice du Concile »155. La confiance à l’égard de Paul VI ne fut que renforcée par son discours d’inauguration de la deuxième session, « très beau, unissant le souffle, l’élévation, les précisions, voilà qui donne de l’espoir pour cette deuxième session du concile »156. Dans son discours157 du 29 septembre 1963, d’un peu plus d’une heure, Paul VI expliquait aux Pères que c’était là le prélude de la deuxième session, mais aussi de son pontificat, ce qui ne pouvait qu’en accroître l’importance. L’hommage à Jean XXIII lui permettait de rappeler le but du concile : « Cum igitur magisterii ecclesiastici munus neque dumtaxat spectativum sit neque solum negans, necesse idcirco est, ut illud in hoc concilio magis magisque vim virtutemque demonstret doctrinae Christi »158, ce qui revenait à rappeler le caractère pastoral du concile. Mais quelle voie emprunter ? La réponse était claire : « Christum, Christum dicimus, principium nostrum esse, Christum ducem et viam esse nostram, Christum esse spem, nostram nostrumque finem »159, ce qui concordait parfaitement avec les remarques du Père de Lubac, toujours désireux de ne pas voir obscurcir le rôle du Christ160. Le pape assignait ensuite quelques buts au concile : énoncer une notion profonde et complète de l’Église ; approfondir la doctrine de l’épiscopat, ce qui devait permettre d’aider et de conforter le ministère du pape par une plus grande collaboration des évêques ; renouveler l’Église afin qu’elle soit plus conforme à son modèle divin, non par une rupture avec sa tradition, mais plutôt par un hommage à cette tradition (retour aux sources que ne pouvait qu’approuver le Père de Lubac) ; inviter à un œcuménisme authentique ; lancer un pont vers le monde contemporain. On comprend, au vu des remarques du Père de Lubac que nous avons étudiées, qu’il ne pouvait que se réjouir de pareille orientation pour 154 Jean Guitton avait toutefois assisté à la première session, mais en tant qu’invité personnel du pape, et assistait aux congrégations générales parmi les observateurs. 155 Lettre de Henri de Lubac à Henri Bouillard, 23 septembre 1963, CAECL. 156 Lettre à Henri Bouillard, 2 octobre 1963, CAECL. 157 AS, II, 1, p. 183-200 ou AAS, 55 (1963), p. 841-859. 158 « Comme la charge du magistère ecclésiastique n’est ni seulement théorique, ni seulement négative, il est nécessaire, pour cette raison, qu’elle manifeste, dans ce concile, la vertu vivifiante du message du Christ », AS, II, 1, p. 186. 159 « Le Christ, le Christ, notre principe, le Christ, notre voie et notre guide, le Christ, notre espérance et notre fin », ibid, p. 187. 160 On peut encore citer ce passage du discours : « Non alio lumine praesens hic consessus noster fulgeat, nisi Christo, qui est lux mundi ; non aliam veritatem quaerant animi nostri, nisi verba Domini, qui unus est magister noster ; nihil aliud studeamus nisi Eius praeceptis prorsus fideli obsequio obtemperare ; non alia fiducia nos suffulciat, nisi ea quae flebilem roborat infirmitatem nostram, cum Ipsius verbis innitatur », « Que nulle autre lumière ne plane sur cette assemblée que le Christ, lumière du monde ; que nulle autre vérité n’intéresse nos âmes que les paroles du Seigneur, notre unique Maître ; que nous n’aspirions à rien d’autre que nous conformer avec docilité et très fidèlement à Ses préceptes ; qu’aucune confiance ne nous soutienne que celle qui enhardit, en s’appuyant sur Sa parole, notre faiblesse désolée », ibid.
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le travail conciliaire161. Les sollicitations de son supérieur allaient lui permettre de prendre contact avec celui-ci de plus près.
II. La deuxième session conciliaire : comment sortir de l’impasse ? A. Une session moins trépidante pour le Père de Lubac C’est le Père Arminjon, Provincial, qui demanda au Père de Lubac de retourner à Rome. Le Père Greco162, le Père Martelet163 lui avaient déjà dit leur désir de le voir participer à la deuxième session, mais c’est l’intervention de son supérieur qui l’emporta : « Rome… et voilà qu’il me faut y retourner. Le Père provincial m’en a écrit, je lui ai promis d’en parler dès mon retour à Lyon au P. Recteur [le P. Misset]. Celui-ci m’a fortement poussé à accéder au désir du P. Arminjon. Je pars donc, dès dimanche. Après tout, Rome sera peut-être un meilleur lieu de fin de convalescence que Lyon ; mais ma présence à côté du concile ne sera d’aucune utilité »164. Arrivé à Rome le 30 octobre, soit un peu plus d’un mois après l’ouverture de la session, le Père de Lubac logea cette fois dans un hôtel, la Nova Domus165, situé à environ 1,5 km au nord de Saint-Pierre, à une vingtaine de minutes à pied de la basilique. L’hôtel, où logeaient également le Père Martelet et une soixantaine d’évêques de divers pays166, lui convenait parfaitement : Ici, dans cet hôtel de la “Nova Domus”, je suis dans d’excellentes conditions, bien meilleures que ne pourrait m’en offrir aucune de nos maisons, pour achever ma convalescence. Bonne installation. Table excellente. Doux climat – distractions conciliaires qui me font oublier toute velléité de travail167. Il est patent, en effet, que cette deuxième session n’est plus, pour le jésuite, un tourbillon comme avait pu l’être la première. Certes, ce ne pourrait être là qu’une impression due à des sources moins abondantes (la version dactylographiée des Carnets consacre 270 pages à la première session, mais seulement 35 à la deuxième) : la nouveauté pousse nombre de participants à tenir des notes circonstanciées en 1962, ce qui n’est plus le cas un an plus tard. Pourtant, il est clair que le Père de Lubac, encore fatigué, mena une vie bien moins agitée que lors de la première session. Après une dizaine de jours à Rome, il écrit ainsi : « J’y mène une vie paisible et paresseuse (…). J’ai décliné des offres de travail dans diverses sous-commissions »168. 161 Le Père Congar saluait aussi le discours « très vigoureux, très structuré, qui donne des directives précises pour le travail du concile », Mon Journal, I, p. 404, 29 septembre 1963. 162 Lettre de Henri Bouillard au Père de Lubac, 13 septembre 1963, CAECL. 163 Celui-ci lui écrivait le 7 octobre : « Je me persuade de plus en plus que votre présence est ici nécessaire, dès qu’elle sera possible. Les évêques ont besoin d’hommes qui leur soient des repères. De tels hommes sont quand même infiniment rares pour la France notamment. Donc, sans crier gare, dès que vous le pouvez, vous arriverez », CAECL. 164 Lettre à Henri Bouillard, 25 octobre 1963, CAECL. 165 Via Savonarola, 38, Roma. 166 Carnets, II, 12 novembre 1963, p. 27. 167 Lettre à Henri Bouillard, 10 novembre 1963, CAECL. 168 Ibid.
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Ses Carnets le prouvent, le Père de Lubac reste très fidèle aux Congrégations générales à Saint-Pierre, même s’il ne note plus avec autant d’application les interventions des différents Pères. Parfois même n’en note-t-il rien. Cela ne signifie toutefois pas qu’il s’en désintéressait, puisqu’il écrivait : « Je suis heureux d’assister à des séances mémorables et je m’instruis en maintes choses »169. Il se rendit aussi à la commission doctrinale, mais irrégulièrement. Sur les sept réunions plénières de la commission tenues lors du séjour romain du Père de Lubac170, celui-ci ne mentionne sa participation qu’à quatre d’entre elles, et l’on ne peut dire, cette fois, que les réunions le passionnaient toujours : « A la commission théologique où je vais quelquefois, je suis spectateur muet171, et je n’ose dire que je m’y instruis »172. Le Père de Lubac avait aussi été pressenti pour faire partie de l’une des sous-commissions révisant le De Ecclesia. Le 1er octobre, le schéma Philips avait été accepté comme base de discussion par les Pères de l’aula, enterrant ainsi, dans une certaine mesure (car ce nouveau schéma reprenait en partie des éléments de l’ancien), le schéma de la période préparatoire. Dès le début de la discussion du texte à SaintPierre, la commission doctrinale décida d’examiner les amendements proposés par les Pères, en mettant pour cela en place une sous-commission centrale, qui se divisa en sept sous-commissions, examinant chacune un point du schéma173. Les membres en furent nommés le 28 octobre, « quibus membra eadem die attributi sunt plures periti »174. Le Père de Lubac ne faisait pas partie de ces derniers, puisqu’il n’était pas encore à Rome, mais deux jours plus tard, à la sous-commission traitant du chapitre De populo Dei, on annonça qu’ « on nous adjoindra Kerrigan ; peut-être Lubac, qui vient d’arriver »175, et, de fait, le Père Congar mentionne sa présence lors de la réunion de cette sous-commission du 9 novembre176. Toutefois, cela n’aboutit pas à une participation importante, puisque le Père de Lubac écrivait : « j’ai refusé tout travail dans les sous-commissions »177. Cette faible implication dans le travail de la commission ne se fit pas au profit d’une collaboration plus étroite avec quelque évêque ou groupe d’évêques. En effet, les liens avec les évêques d’Afrique sont bien moins étroits lors de cette session178. Quant aux évêques français, le Père de Lubac continue d’entretenir avec eux des relations aussi cordiales qu’improductives : « Tous les évêques français que je rencontre sont aimables ; quelques-uns confiants, mais je n’ai aucune liaison avec leur travail collectif, leurs assemblées, leur représentant à la commission théologique »179. Entendons par là 169 Lettre à Gaston Fessard, 18 novembre 1963, CAECL. 170 Cf. fonds Philips, dossier 4 (relationes de Tromp), farde 3. 171 Non par obligation, on voit en effet les Pères Daniélou, Congar ou Rahner, eux aussi periti, intervenir lors des réunions de la commission. 172 Lettre à Henri Bouillard, 27 novembre 1963, CAECL. 173 Cf. A. Melloni, « Le début de la deuxième session. Le grand débat ecclésiologique », G. Alberigo, Histoire du concile…, III, p. 11-131, p. 122-131. 174 « Membres auxquels ont été attribués le même jour plusieurs periti », fonds Philips, dossier 4 (relationes Tromp), farde 3, p. 3. 175 Y. Congar, Mon Journal, I, p. 513, 30 octobre 1963. 176 Ibid, p. 526. Henri de Lubac n’en parle ni dans ses Carnets ni dans sa correspondance. 177 Lettre à André Ravier, 26 novembre 1963, CAECL. 178 D’après les Carnets, ils se limitent à une réunion sur la liturgie et la catéchèse (II, p. 48, 26 novembre 1963). 179 Carnets, II, p. 48, 26 novembre 1963.
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Mgr Garrone duquel le jésuite écrit qu’il « est très aimable quand je le rencontre, que nous causons volontiers, mais que la confiance ne se commande pas »180. Ainsi, alors que la deuxième session touchait à sa fin, le Père de Lubac, en bilan de son activité, écrivait-il : « Ici, je n’ai pris du concile que la partie distrayante. (…) Quant à “l’épiscopat” français, je n’ai pas eu l’occasion, pas plus que l’an dernier, de rien lui refuser »181, c’està-dire que le Père de Lubac ne fut pas convié aux réunions des évêques français à SaintLouis-des-Français. Des conférences y étaient en effet organisées : Congar, Laurentin, ou encore Max Thurian182 furent par exemple invités lors de cette deuxième session. Le CREF (Comité de réunion de l’épiscopat français), présidé par Mgr Marty183, y tenait également des réunions pour mettre en œuvre « un travail d’équipe véritablement coordonné »184 : relations avec les autres épiscopats, interventions à prévoir, discussions sur l’application des textes conciliaires. Pourtant, le Père de Lubac fut convié à l’un des ateliers des évêques français, qui étudiaient les différents textes en discussion. En effet, Mgr Maziers l’invita au Séminaire français pour travailler sur la liberté religieuse185. Beaucoup d’autres periti y participèrent : Congar, Daniélou, Martelet, Cottier186, Le Guillou187188… C’était là une véritable possibilité de collaboration au travail des évêques. Pourtant, le Père de Lubac se récusa, sans que l’on sache pourquoi : fatigue ? méfiance alors qu’il écrivait : « “l’épiscopat” français me tient à l’écart »189 ? Il est en tout cas patent qu’il ne chercha pas à jouer un rôle plus actif en collaboration avec les évêques français, alors même qu’il écrivait que « plusieurs (…) de nos évêques regrettent la pâleur faite au concile par l’épiscopat français » et qu’il estimait que les évêques qui déploraient cette situation étaient « trop mal outillés pour intervenir eux-mêmes »190. Une fois encore, il ne se montrait pas tendre pour les évêques de son pays : A part quelques “jeunes turcs” qui ne disent rien de bien consistant, les évêques français sont mous, ultra mous. Ils continuent de faire des homélies, dans la salle, en les écoutant, on s’agace, on en rit ; plusieurs, à la fin, disent par ironie : “Amen” !191. 180 Ibid, p. 47, 26 novembre 1963. 181 Lettre à André Ravier, 26 novembre 1963, CAECL. 182 Max Thurian (1921-1996), pasteur réformé suisse et théologien, sous-prieur de la communauté de Taizé. Hôte du Secrétariat pour l’unité à Vatican II. Il a été ordonné prêtre de l’Église catholique en 1987. 183 A. Jauffrès, Carnets concilaires…, op. cit., p. 68, 2 octobre 1963. François Marty (1904-1994), français, ordonné en 1930. Archevêque de Reims de 1960 à 1968, créé cardinal en 1969. Consulteur de la commission préparatoire des études et des séminaires. Dès la première session, il est élu membre de la commission de la discipline du clergé et du peuple chrétien. 184 Ibid. 185 Carnets, II, p. 39, 21 novembre 1963. 186 Georges Cottier (1922-2016), o.p. suisse. Professeur de philosophie à Genève puis Fribourg, prieur du centre Saint-Thomas à Genève, secrétaire de la revue Nova et Vetera fondée et dirigée par Charles Journet. Créé cardinal en 2003. Expert au concile à partir de la quatrième session. 187 Marie Joseph Le Guillou (1920-1990), o.p. français. Théologien, ancien professeur au Saulchoir (1949-1954). Il fonde en 1967 l’Institut Supérieur d’Études œcuméniques à l’Institut catholique de Paris. Expert au Concile. 188 Y. Congar, Mon Journal, I, p. 563, 22 novembre 1963. 189 Lettre à Henri Bouillard, 27 novembre 1963, CAECL. 190 Lettre à Henri Bouillard, 10 novembre 1963, CAECL. 191 Lettre à Henri Bouillard, 27 novembre 1963, CAECL.
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Remarquons toutefois que ce n’était pas là un avis général : Mgr Jauffrès, ancien évêque de Tarentaise, s’intéresse surtout aux interventions de ses compatriotes (sans doute parce qu’il en comprend mieux le latin !), et les juge souvent importantes et écoutées par les Pères. Une exception toutefois : le Père de Lubac accepta de rédiger une note sur les divers sens du mot collégialité pour Mgr Blanchet, recteur de l’Institut catholique de Paris et Père du Concile192. Il s’agit là néanmoins d’un travail tout à fait privé, et le jésuite, estimant ne pas disposer d’une documentation suffisante, ne souhaitait d’ailleurs pas qu’elle soit diffusée « sinon après révision par un théologien compétent »193. La note permet de constater que, sur ce point également, le Père de Lubac était en plein accord avec la majorité conciliaire. En effet, il notait que « certains veulent entendre par “collège” uniquement une réunion d’individus qui jouissent tous, in solidum, des mêmes droits ; ils en concluent que parler d’un collège épiscopal, c’est par le fait même attenter au Primat romain, commettre une grave erreur doctrinale »194. Mais c’était pour lui une erreur car il fallait réviser le concept profane de collège pour pouvoir l’appliquer aux évêques, afin de bien montrer qu’il n’enlève rien au primat. Il était, en effet, impossible pour le Père de Lubac de renoncer à la collégialité épiscopale, si assurée qu’on ne doit pas hésiter à la tenir pour une vérité de foi. Celui qui reçoit la consécration épiscopale est agrégé par là au corps, au collège des évêques, héritier du collège des apôtres. Il en partage désormais les responsabilités, d’une manière habituellement indéterminée sans doute mais tout à fait réelle, pour le bien de toute l’Église195. Comment comprendre, en effet, l’autorité des conciles œcuméniques si les évêques n’ont d’autorité que sur leur diocèse ? De fait, « les conciles sont le temps fort, le temps de plein exercice d’une collégialité qui ne s’actualise pas toujours pleinement, mais qui demeure toujours radicaliter »196, mais cela ne signifie pas pour autant qu’elle n’existe pas hors d’eux ; du reste cette « conscience d’une solidarité du corps épiscopal dans la sollicitude de toutes les Églises »197 ne s’est jamais perdue. Il est clair, néanmoins, qu’en Occident, cet exercice de la collégialité se trouvait fort atténué depuis Vatican I :
192 La note, longue de six pages manuscrites, se trouve dans le fonds Blanchet (ICP), pièce 80. La note n’est pas signée, et l’inventaire indique donc qu’elle est anonyme ; toutefois l’écriture ne laisse aucun doute. Dans son journal inédit (fonds Blanchet), Mgr Blanchet écrit : « Avant la “Congrégation” je vois le P. de Lubac : je lui demande de bien vouloir rédiger pour moi une note sur les différents sens du mot collégialité. Avec sa bonne grâce et sa simplicité ordinaires, il me dit qu’il n’a pas ici ses notes et qu’il ne pourra donc me donner que ce qu’il trouvera dans sa “petite jugeotte”, mais il le fera », 8 novembre 1963. Mgr Blanchet corrige ensuite, c’est le 11 novembre qu’il demanda cette note. Cf. également Carnets, II, 11 novembre 1963, p. 18. 193 Fonds Blanchet, pièce 80, p. 1. 194 Ibid, p. 1. 195 Ibid, p. 2. 196 Ibid, p. 3. 197 Ibid.
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henri de lubac et le concile vatican ii si l’on ne connaissait l’évolution qui s’est produite en notre siècle et la situation de fait qui en est résulté, il y aurait lieu de s’étonner qu’une vérité catholique aussi certaine fasse l’objet, en cette seconde session du concile, de si longues et si âpres discussions198.
Une façon de vider la collégialité de son contenu était de la présenter comme « “purement morale”, c’est-à-dire plus ou moins irréelle »199, sans dimension juridique, mais le jésuite réagissait contre, notant que « l’histoire des premiers siècles atteste même plus fermement l’exercice juridique de la collégialité que celui du primat romain »200. Aussi, l’organisation d’un conseil épiscopal autour du pape, idée esquissée par Paul VI dans son discours à la Curie du 21 septembre, « peut être (…) une application du principe, très heureuse et très opportune, quoique contingente »201 du principe de collégialité. En effet, ce principe n’exige pas nécessairement la formation d’un tel conseil. Même si celui-ci n’aurait pas la même autorité qu’un concile, par lui toutefois, surtout dans le cas où le conseil serait composé de représentants élus par l’assemblée des évêques, il y aurait un véritable exercice, autour du pape, de la collégialité épiscopale : non pour restreindre en rien le Primat du Pape, puisque toute décision appartiendrait toujours à celui-ci, mais au contraire pour permettre à ce Primat de s’exercer en meilleure connaissance de cause, – et peut-être aussi (je pense qu’il faut l’ajouter) pour libérer au besoin le Pape de l’emprise d’une Curie devenue trop puissante et à laquelle diverses circonstances ont fini par donner un rôle qui primitivement n’était pas le sien202. Les prises de parole du Père de Lubac dans la Rome conciliaire furent aussi bien moins nombreuses que lors de la première session. Elles se limitent à un entretien, à la Nova Domus, sur Teilhard de Chardin, à la demande d’un groupe d’évêques (mais il est difficile d’appeler conférence une réunion se tenant dans la chambre du Père Martelet…)203, et à une vraie conférence cette fois, toujours sur Teilhard, à l’invitation des évêques brésiliens, devant un public nombreux : « A Rome, bien qu’ayant juré de me taire, j’ai dû faire, malgré moi, l’avant-dernier jour, une conférence sur Teilhard, devant quatre ou cinq cents personnes (évêques, prêtres, séminaristes, Frères et 198 Ibid. 199 Ibid, p. 4. « Comme toute autorité dans l’Église, la collégialité est d’abord une responsabilité ; elle est donc affaire morale avant d’être affaire juridique ; mais tant s’en faut qu’on la doive dire “purement morale”, c’est-à-dire plus ou moins irréelle, puisque c’est au contraire sur ce “moral” que se fonde le juridique. D’autre part, il est bien évident que l’exercice de la collégialité n’a pas été réglementé dès les premiers jours par tout un appareil juridique précis, par toute une législation canonique, – mais cela ne signifie pas que cette collégialité n’avait aucun caractère juridique, si l’on voulait entendre par là qu’elle ne comportait ou n’entraînait aucune sorte de pouvoir. Il faut ici se rappeler avec soin que ce qu’on dit quelquefois contre une collégialité “juridique” dans les débuts de l’Église, pourrait aussi bien se dire contre un primat romain “juridique” », ibid, p. 3-4. 200 Ibid, p. 4. 201 Ibid, p. 4. 202 Ibid, p. 5-6. 203 Carnets, II, p. 5, 28 novembre 1963.
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Sœurs) »204. Il y fut notamment question du Monitum et de l’article de L’Osservatore romano parus à la suite du livre du Père de Lubac sur son confrère, l’année précédente205. Toutefois, cette faible activité du Père de Lubac ne l’empêchait pas de rester une figure symbolique du renouveau désiré, à une époque où la minorité montrait clairement qu’elle n’entendait pas se rendre aux vœux de la majorité. Ainsi, alors que Congar dîne avec le Père de Lubac et quelques Italiens ouverts206, Congar note-t-il : « Lubac et moi sommes pour ces hommes des espèces de petits cas Galilée »207. Il continuait aussi de recevoir des témoignages d’amitié des Pères : « Ces jours derniers, à Saint-Pierre, ou en voiture, ou dans d’autres rencontres, divers évêques, que je ne connaissais pas, m’ont manifesté de la sympathie à cause de mes livres »208. Cette estime est bien manifestée par Mgr Helder Câmara209. En effet, le 1er décembre, le Père de Lubac clôturait le cycle de conférences organisées par le P. Guglielmi210 pour les évêques brésiliens à la Domus Mariae, où nombre d’entre eux résidaient. L’évêque auxiliaire de Rio décrit ainsi une salle débordante. Sont accourus des environs prêtres et séminaristes du Séminaire Pio-Bresiliano, du Pio Latino, du Collège espagnol, des Frères de la Doctrine chrétienne… (…) Quand il a fini la conférence (…) : ruée de séminaristes, et de prêtres, et même d’évêques pour obtenir des autographes…211. Lui-même n’est pas en reste, décrivant le Père de Lubac comme un « prophète » et estimant connaître « peu d’hommes aussi sereins, aussi profonds, et qui [lui] donnent, comme lui [de Lubac], l’impression d’un fruit mûr… »212. Il souhaitait même inviter « les plus grands athées du monde pour causer publiquement… avec [le Père de Lubac] »213. Si l’activité du jésuite fut donc pour le moins réduite, en raison de sa santé, et parce qu’il ne cherche guère à prendre une place importante dans le travail mené en commission, il ne se désintéressait pas pour autant de la marche du concile, dans un contexte troublé. 204 Lettre à Gaston Fessard, 8 décembre 1963, CAECL. 205 Carnets, II, p. 54, 1er décembre 1963. 206 Mgr Clarizio, nonce à Saint-Domingue, Mgr Lambruschini, professeur de théologie morale au Latran, et un attaché à la nonciature d’Italie, sans doute Antonio Trava, cf. Carnets, II, p. 15, 8 novembre 1963. 207 Y. Congar, Mon Journal, I, p. 527, 8 novembre 1963. 208 Carnets, II, p. 57, 4 décembre 1963. 209 Helder Pessoa Câmara (1909-1999), brésilien, ordonné en 1931. Évêque auxiliaire de Rio de Janeiro de 1952 à 1964, il est nommé archevêque d’Olinda et Recife en mars 1964. Membre de la commission pour l’apostolat des laïcs à partir de la deuxième session. Il s’investit notamment dans le groupe « Jésus, l’Église et les pauvres ». 210 Antõnio Guglielmi (1927-2000), brésilien, ordonné en 1954. Professeur d’Écriture sainte au Brésil, il organise des conférences données à la Domus Mariae sous l’égide des évêques brésiliens. Expert au concile à partir de la troisième session. 211 H. Câmara, Lettres conciliaires (1962-1965), tome 1, p. 398, Paris, Cerf, 2006. 212 Ibid, p. 397. 213 Carnets, II, p. 53-54, 1er décembre 1963.
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B. Des inquiétudes pour la bonne marche du concile Quand le Père de Lubac arriva au concile, le 30 octobre 1963, le contexte était assez troublé. Sans reprendre tous les détails de l’histoire de la session, il semble important d’en exposer les grandes lignes. La deuxième session avait débuté par la discussion du texte jugé important entre tous, le schéma sur l’Église. Les débats montrèrent que quelques questions étaient âprement discutées, et notamment la collégialité. Le Christ avait-il fondé son Église sur Pierre seul ou sur Pierre et les Apôtres ? C’était le pouvoir du pape, en tant que successeur de Pierre, qui était l’un des enjeux de la question. En effet, quelles conséquences entraînerait pour l’Église d’aujourd’hui l’affirmation que le Christ fonda son Église sur les Apôtres aussi ? Quelle place fallait-il laisser aux évêques dans le gouvernement de l’Église ? D’autres questions n’étaient pas moins débattues, comme le fait de décrire l’Église comme un sacrement, ou de restaurer le diaconat permanent, la question étant de savoir s’il pouvait être conféré à des hommes mariés : ne s’acheminerait-on pas alors, à terme, vers le mariage des prêtres214 ? L’aula s’exprimant sur ces questions en tous sens, les modérateurs distribuèrent aux Pères le 29 octobre une liste de cinq questions215, dites d’orientation, devant, dans leur esprit, guider les travaux de la commission doctrinale pour amender le schéma. Le procédé était d’importance : l’aula donnerait des directives précises à la
214 Ainsi Mgr Blanchet note-t-il, dans son journal, l’inquiétude des évêques français au sujet d’un article de Paris-Match qui reproduisait le mot d’un évêque français : « les diacres mariés à Vatican II, les prêtres mariés à Vatican III ». Mgr Blanchet ajoutait : « Boutade sans doute, désir de passer pour un esprit libre, mais c’est d’une légèreté à lourdes conséquences. Quels effets de pareils propos, un pareil article produiront-ils non seulement dans l’opinion en général mais dans la conscience de certains prêtres en difficulté ? » (Journal Blanchet, 12 novembre 1963). Le P. de Lubac fait mention de cet article de Robert Serrou dans les Carnets, II, p. 28 et p. 37, 13 et 19 novembre 1963. 215 « Plaît-il aux Pères de rédiger le schéma de manière qu’il dise… Que la consécration épiscopale constitue le degré suprême du sacrement de l’ordre ? Que tout évêque légitimement consacré en communion avec les évêques et le pape, qui est leur chef et le principe de leur unité, est membre du Corps des évêques ? Que le Corps ou Collège des évêques succède au Collège des apôtres dans la charge d’évangéliser, sanctifier et gouverner, et que ce corps, dans l’unité avec son chef le Pontife romain, et jamais sans ce chef (dont le droit primatial demeure sauf et entier sur tous les pasteurs et fidèles), jouit du pouvoir plénier et suprême sur l’Église universelle ? Que ce pouvoir appartient de droit divin au Collège des évêques lui-même, uni à son chef ?* Plaît-il aux Pères de rédiger le schéma de manière que soit considérée l’opportunité d’instaurer le diaconat comme degré distinct et permanent du saint ministère, selon les besoins de l’Église dans les diverses contrées ? * N.B : Le sens des propositions trois et quatre est le suivant : a) L’exercice actuel du pouvoir du corps des évêques est réglé selon des dispositions approuvées par le Souverain pontife. b) Un acte véritablement collégial du corps des évêques n’est pas permis s’il n’est pas fait à l’invitation du Souverain Pontife ou « du moins librement approuvé » (cf. Schéma sur l’Église, p. 27, l. 38) par lui. c) Le mode pratique et concret, par lequel est exercée la double forme du pouvoir suprême dans l’Église, revient à une détermination théologique et juridique ultérieure, l’harmonie entre chaque forme étant indéfectiblement consolidée par l’Esprit Saint », cf. AS, II, 3, p. 574-575.
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commission, qui se trouverait ainsi au service des Pères et non au-dessus d’eux. A ces questions, qui « marqueront un sommet de la conscience conciliaire »216, les Pères répondirent massivement oui (de 74,9 à 98%)217. « La convergence des évêques sur l’affirmation de la collégialité donnait enfin un sens au chemin parcouru : le concile acquérait un “mot” nouveau par lequel exprimer une dimension fondamentale de l’expérience de l’Église »218. Pourtant, rien n’était joué. La minorité n’entendait pas se rendre à ce résultat, estimait même que les modérateurs avaient outrepassé leurs droits en posant de telles questions, et c’est une lutte d’influence entre les différents organes de direction du concile qui se jouait lors de la session. Le Père de Lubac pouvait le constater en assistant à la commission doctrinale. En effet, Ottaviani, Parente, Schauf, Tromp et Gagnebet attaquent le vote du concile219, chacun à sa manière. (…) Parente : ce vote du concile a été inconsidéré, obtenu de façon improvisée. Gagnebet : Il faut faire une réclamation, pour que désormais les questions posées aux Pères soient élaborées uniquement par la commission compétente220. Comme on le voit, les leaders de la commission doctrinale n’entendaient pas abandonner tout pouvoir de direction du concile. Le climat s’était encore envenimé avec la discussion du schéma sur les évêques et le gouvernement des diocèses, qui donna lieu à des attaques contre la Curie221. Le 8 novembre 1963, « matinée historique »222 pour le Père de Lubac, le cardinal Frings aborda ainsi dans l’aula la question de la réforme du Saint-Office, suscitant une « réplique véhémente, foudroyante, insultante du cardinal Ottaviani »223. Dans un tel climat, alors que selon lui, « on est entré dans la phase du conflit aigu ; l’éclat fracassant du cardinal Ottaviani vendredi (contre Frings) l’a montré à tous »224, le Père de Lubac souhaitait clairement que la majorité puisse triompher de la résistance acharnée de quelques-uns. Ainsi, quand, à Saint-Pierre, se succèdent de « touchants panégyriques de la curie romaine, dont les membres sont tous si fraternels, si dévoués, si connaisseurs de tous les problèmes, si désintéressés ; toucher à leur toute-puissance, c’est insulter le pape », le jésuite écrit que « Trop est trop »225. Quand Mgr Carli, membre du Coetus internationalis Patrum, groupe « au
216 A. Melloni, « Le début… », art. cité, p. 107. 217 AS, II, 3, p. 670. 218 A. Melloni, « Le début… », art. cité, p. 121. 219 Il s’agit du vote sur les cinq questions des modérateurs du 30 octobre 1963. 220 Carnets, II, p. 11-12, 5 novembre 1963. 221 Le premier chapitre du schéma était consacré aux relations entre l’épiscopat et les congrégations de la Curie romaine. 222 Carnets, II, p. 15, 8 novembre 1963. 223 Ibid. 224 Lettre à Henri Bouillard, 10 novembre 1963, CAECL. 225 Carnets, II, p. 13, 7 novembre 1963 pour ces deux extraits.
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c onservatisme pur et dur (…) sur tous les thèmes des délibérations conciliaires »226, s’en prend, deux semaines après le vote, aux cinq questions posées par les modérateurs, le Père de Lubac voit là une « véritable provocation »227. Quel que soit son désir de voir la majorité triompher des résistances curialistes, le Père de Lubac se montrait circonspect sur l’issue de la crise qui se jouait. Certes, alors que la Rome conciliaire était parcourue de mémorandums, de pétitions, il distribua autour de lui un projet d’adresse au pape que lui avait communiqué Daniel Iglesias, expert chilien228. Il s’agit sans doute de la lettre qu’adressa à Paul VI le lendemain le cardinal Silva Henriquez, encourageant le pape à réformer la Curie et à associer les évêques au gouvernement de l’Église229. Il ne se montrait donc pas fataliste, ne renonçait pas à toute initiative. Pourtant, il doutait fort du succès de telles entreprises : « Paul VI, je crois, ne manque pas d’énergie, ni de clairvoyance, mais bien d’autres papes énergiques et clairvoyants s’y sont usés »230. A la fin de la deuxième session, le Père Congar relate aussi ces doutes du jésuite : A la commission, je suis à côté du P. de Lubac. Il est très pessimiste. Il pense que, sans que rien se sente encore in aula et dans l’opinion du concile, les conservateurs sont en train de marquer des points en réalité et qu’ils manoeuvrent pour faire échouer ce qu’il y a d’intéressant. Le P. de Lubac croit que les Espagnols et les Italiens ONT OBTENU du pape le renvoi du ch. 5 De libertate religiosa au schéma XVII231, c’est-à-dire, selon lui, au cimetière. Il voit partout des manœuvres. Je n’en vois peut-être pas assez. Il dit : ce sont des gangsters232. Le Père de Lubac craignait alors, du fait de l’obstruction de la minorité, un enlisement du concile. Dès ses premiers jours à Rome, alors qu’il ne s’était rendu qu’à une réunion plénière de la commission doctrinale et à une réunion de sous-commission, il écrivait : « Ces deux tests suffisent amplement à me convaincre que, avec de pareilles méthodes, rien ne peut aboutir »233. De fait, la réunion plénière avait été marquée par l’attaque du vote du 30 octobre et par des mesures dilatoires :
226 J. Famerée, « Évêques et diocèses (5-15 novembre 1963) », G. Alberigo, Histoire du concile…, III, p. 133-210, p. 191. Le groupe est dirigé par Mgr Carli, Mgr Marcel Lefebvre et Mgr de Proença Sigaud. Ph. J. Roy a soutenu en 2011 une grande thèse sur Le Coetus internationalis Patrum, un groupe d’opposants au sein du Concile Vatican II, sous la direction de G. Routhier et J. D. Durand (Laval/ Lyon III). 227 Carnets, II, p. 28, 13 novembre 1963. 228 Ibid. Daniel Iglesias Beaumont (1904-1999), chilien, ordonné en 1927. Longtemps professeur à la faculté de théologie de l’Université catholique du Chili, il est vicaire de la paroisse Sagrado Corazón del Bosque. Expert au Concile. 229 C. Soetens, « L’engagement œcuménique de l’Église catholique », G. Alberigo, Histoire du concile…, III, p. 287-380, p. 337, note 5. Cinq cents évêques signèrent cette lettre. 230 Lettre à Henri Bouillard, 27 novembre 1963, CAECL. 231 C’est ce schéma qui deviendra Gaudium et Spes. 232 Y. Congar, Mon Journal, I, p. 573, 25 novembre 1963. 233 Lettre à Henri Bouillard, 10 novembre 1963, CAECL.
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Le card. Ottaviani bafouille indéfiniment (est-ce une tactique ?). À trois reprises, il donne la parole à Mgr Franić, comme si celui-ci l’avait demandée ; on finit par lui dire que l’évêque n’est pas là (il arrivera peu après)234. Quant à la sous-commission, elle était consacrée au texte sur la liberté religieuse. Le Secrétariat pour l’unité du cardinal Bea avait préparé un texte sur ce thème qui fut ajouté, en tant que cinquième chapitre, au schéma De oecumenismo. Il devait toutefois être soumis à la commission doctrinale, et, pour cela, fut créée une souscommission, présidée par le cardinal Léger. Henri de Lubac fit partie des experts de la sous-commission, qui se réunit le 7 novembre afin de statuer sur le texte235. Là encore, le Père de Lubac pouvait mesurer l’abîme qui le séparait de représentants de la minorité : « Une phrase disait que l’État doit reconnaître à tous les citoyens leurs droits civils, quelle que soit leur religion ; sur quoi les opposants : “C’est de l’indifférentisme”. Ainsi pendant deux heures »236. Le jésuite attachait de l’importance à ce texte qui semblait comme l’un des symboles à la fois du renouveau souhaité et de l’obstruction de la minorité. Ainsi Mgr Jauffrès écrivait-il : Il semble d’ailleurs que l’on fasse traîner exprès les choses en longueur pour n’avoir pas à aborder le chap. IV concernant les Juifs et surtout le fameux chap. V sur la “Liberté religieuse” (celui qui a été présenté sensationnellement par Mgr De Smedt237), chapitre qui donnait tant d’espoir à la vague nouvelle, si je puis dire, de ceux qui veulent aller de l’avant et mettre leur montre à l’heure actuelle, mais qui est très violemment contré par une forte et puissante opposition238. De même, le Père de Lubac exprimait, la veille, son « regret de savoir stoppé le texte sur la liberté religieuse »239, et, dans sa correspondance, parlait à ce sujet d’une « lutte »240, tout en estimant que « la forteresse du Saint-Office est plus puissante que jamais »241. Il est d’ailleurs significatif que le Père de Lubac n’exprime guère, à l’époque, de réserves sur le contenu même du texte, alors que le spécialiste J. C.
234 Carnets, II, p. 10, 5 novembre 1963. 235 Rapport de la sous-commission dans le fonds Philips, 1104. 236 Carnets, II, p. 14, 7 novembre 1963. 237 Emiel Jozef De Smedt (1909-1995), belge, ordonné en 1933. Évêque de Bruges de 1952 à 1984. Membre du Secrétariat pour l’unité. Il est le rapporteur du schéma sur la liberté religieuse. 238 A. Jauffrès, Carnets conciliaires…, op. cit., p. 134, 26 novembre 1963. Les chapitres 4 et 5 seront bien présentés lors de la deuxième session, mais ils ne seront pas discutés. 239 Carnets, II, p. 45, 25 novembre 1963. 240 Lettre à Henri Bouillard, 27 novembre 1963, CAECL. 241 Lettre à André Ravier, 26 novembre 1963, CAECL. De fait, si l’on suit les agendas de Mgr Willebrands (Les agendas conciliaires de Mgr J. Willebrands, secrétaire du Secrétariat pour l’unité des chrétiens, Leuven, Publications de la faculté de théologie, 2009, éd. par L. Declerck, p. 79), on constate que le 26 novembre encore, les modérateurs avaient décidé que les chapitres 4 et 5 du schéma sur l’œcuménisme, consacrés aux Juifs et à la liberté religieuse, seraient l’objet de discours pro et contra puis d’un vote le lundi 2 décembre. Or, il n’en fut rien.
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urray242 trouvait qu’il n’était pas particulièrement bon243. A l’occasion de la sousM commission qui en avait traité, le Père de Lubac notait que « les experts [dont il faisait partie] sont tous favorables au texte, sauf un, le vieux Père J. Ramirez244, OP »245. Le texte semblait bien un symbole de l’opposition qui se jouait au concile246, et le Père de Lubac avait choisi son camp, si l’on en croit Helder Câmara (dont il faut sans doute nuancer un peu l’enthousiasme), qui écrivait, après avoir rencontré le jésuite : « La joie qu’il ressent en voyant le Concile ! Il ne sait pas comment il n’est pas mort de joie à entendre dans la Basilique le chapitre sur la liberté religieuse… »247. De fait, le Père de Lubac ne pouvait qu’approuver un texte qui proscrivait toute forme de coaction, et estimait que la puissance publique n’avait pas à imposer une profession de foi déterminée comme préalable à une participation pleine et entière à la vie de la cité248. Ne retrouvait-on pas ici le refus par le Père de Lubac de voir l’Église exercer une tutelle sur l’État249 ? de voir la puissance spirituelle de l’Église temporalisée et, du même coup, dénaturée ? En outre, il est clair que la liberté religieuse respectait le caractère nécessairement libre de l’adhésion religieuse. Les manœuvres, réelles ou supposées, de la minorité n’étaient pas la seule cause d’inquiétude du Père de Lubac, même si elles occupaient, de loin, la première place de ses préoccupations de l’époque (c’est d’ailleurs la seule inquiétude manifestée dans la correspondance). En effet, il craignait que, par réaction, la majorité ne se radicalise : « Des vérités incontestables finiront par être compromises, par ceux qui craignent toujours qu’elles le soient, et accusent les autres de les saper »250. Aussi commençait-il à redouter que la résistance à la minorité ne renforce « une faction extrémiste anti-curialiste, voire anti-romaine, tout à fait analogue à l’extrémisme inverse »251, et déplorait l’influence de tel ou tel sur les évêques : L’abbé André Laurentin252 (Mission de France) nous agace par son récit de la propagande que quelques prêtres de la “Mission de France” sont 242 John Courtney Murray (1904-1967), s.j. américain. Professeur de théologie au théologat de Woodstock (Maryland), il dut cesser en 1955 d’écrire sur la liberté religieuse sur l’ordre de Rome. Expert privé de F. Spellman, il est nommé expert au concile à partir de la deuxième session. 243 Cf. J. W. O’Malley, What happened…, op. cit., p. 197. Il estimait que le schéma adoptait un point de vue trop abstrait, et négligeait les aspects juridiques de la question, cf. E. Vilanova, « L’intersession (1963-1964) », G. Alberigo (dir), Histoire du concile…, III, p. 381-538, p. 477. 244 Santiago Maria Ramirez (1891-1967), o.p. espagnol. Professeur de théologie à l’Université pontificale de Salamanque. Membre de la commission théologique préparatoire, expert au Concile. 245 Carnets, II, p. 13, 7 novembre 1963. 246 Dans les Carnets, il est significatif que les réserves personnelles sur le contenu du texte aient été ajoutées plus tard, cf. note 4 p. 40, note 1 p. 45, note 3 p. 56. 247 H. Câmara, Lettres conciliaires…, op. cit., tome 1, p. 398. 248 Cf. AS, II, 5, p. 436. 249 Le problème de la liberté religieuse avait d’abord été traité dans le chapitre des relations de l’Église et de l’État, dans le De Ecclesia. 250 Carnets, II, p. 15, 7 novembre 1963. 251 Ibid, p. 41-42, 23 novembre 1963. Il en venait même à se méfier du succès obtenu lors de la conférence sur Teilhard à la Domus Mariae : « Public presque trop sympathique, parce que, pour quelquesuns, je sens bien que l’excitation sur Teilhard est une occasion de dauber sur Rome », ibid, p. 54, 1er décembre 1963. 252 André Laurentin (1922-1998), français, ordonné en 1955. Vicaire à Saint-Hippolyte (Paris 13e) de 1962 à 1964.
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venus faire à Rome, notamment au sujet de la bombe atomique ; il a le ton d’un “miles gloriosus”253 ; il m’explique, avec un air supérieur, qu’il croit aux gestes “prophétiques”, et qu’un chef d’État devrait avoir l’audace de désarmer complètement son pays, etc. Je me demande pourquoi nos évêques se laissent entourer et circonvenir par de tels hommes254. Pour sortir de l’impasse, Henri de Lubac comptait sur le pape. Déjà au début du mois de novembre, il écrivait : « On n’a plus d’espoir que dans quelque vigoureuse intervention du Pape ; il y en a déjà eu, mais qui n’ont encore servi à rien, ou à peu près »255. Paul VI avait en effet adressé à Mgr Felici, Secrétaire général du concile, un monitum autographe daté du 24 octobre (le cardinal Ottaviani le reçut le 26), exigeant l’accélération du travail de la commission doctrinale256. Le pape décida aussi d’élargir les commissions, répondant au souhait de nombreux Pères d’y voir mieux représentée la majorité conciliaire. Quatre nouveaux membres devaient être élus, tandis que le pape se réservait la nomination d’un cinquième membre. Devaient aussi être élus un deuxième vice-président et un secrétaire adjoint257. Pourtant, à la fin de la session, « beaucoup, parmi les initiés, avaient l’impression que l’engagement conciliaire de Paul VI avait faibli »258. Dans son discours de clôture259, le 4 décembre 1963, le pape soulignait le grand travail qu’avait commencé à faire l’Église dans la méditation de son propre mystère, l’ampleur du travail effectué qui n’était pas resté sans fruit (le schéma sur la liturgie et le décret sur les moyens de communication sociale avaient été promulgués), il abordait aussi des thèmes qui devraient être abordés lors de la troisième session : la Révélation, l’épiscopat, la Vierge Marie. Toutefois, il ne disait rien du texte sur la liberté religieuse, de la réforme de la Curie, des problèmes d’organisation conciliaire et semblait espérer mettre un terme au concile avec la troisième session, alors qu’il restait beaucoup à faire. Le Père Congar trouva ainsi que « le discours que le Pape lit pendant que j’écris est loin de celui du 29 septembre260. Il est comme académique et fatigué »261, mais le Père de Lubac refusait une telle interprétation : « Le discours de clôture du Saint-Père était très mesuré, très prudent, car Paul VI ne veut pas paraître peser sur les décisions du Concile, mais il n’était certes pas “en retrait” »262.
253 « Soldat fanfaron » [Titre d’une pièce de Plaute]. 254 Ibid, p. 55, 2 décembre 1963. La critique de la Mission de France revenait à l’occasion du commentaire d’un article de René Laurentin dans Le Figaro du 9 décembre : « Il parle du concile comme si celui-ci avait ratifié, pris à son compte, tout le mouvement français “d’avant-garde”, comme si tout avait été parfait dans le mouvement des prêtres-ouvriers, de la Mission de France », ibid, p. 59, 9 décembre 1963. 255 Lettre à Henri Bouillard, 10 novembre 1963, CAECL. 256 C. Soetens, « L’engagement œcuménique… », art. cité, p. 312. 257 Pour la commission doctrinale, furent élus Mgr Ancel, C. Butler, Mgr Heuschen, Mgr Henrίquez Jiménez. Mgr Charue fut élu deuxième vice-président et Mgr Philips secrétaire adjoint. Le pape nomma Mgr Poma. Pour les résultats des élections, voir AS, II, 1, p. 90-93. 258 C. Soetens, « L’engagement œcuménique… », art. cité, p. 369. 259 G. Caprile, Il concilio…, secondo periodo, op. cit., p. 434-439 ou AS, II, 6, p. 561-570. 260 Lors de l’inauguration de la deuxième session. 261 Y. Congar, Mon Journal, I, p. 588, 4 décembre 1963. 262 Lettre à Bernard de Guibert, noël 1963, CAECL.
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En effet, le jésuite voyait une profonde continuité entre le discours d’ouverture, qui insistait tant sur le Christ, qui devait être principe, guide et fin, et la fin du discours de clôture, par laquelle il fut « comblé de joie »263. Paul VI annonça en effet son prochain pèlerinage en Terre sainte, nouvelle inattendue saluée par de longs applaudissements264. Pour mesurer l’ampleur de l’effet produit sur les Pères, il faut rappeler que depuis la prise de contrôle de ses États par l’Italie, le pape n’était pas sorti du Vatican ou de Rome jusqu’au pèlerinage de Jean XXIII à Lorette et Assise en octobre 1962. Mais là n’était pas l’essentiel pour le Père de Lubac : On ne semble pas voir la portée profonde, intérieure, centrale, de ce geste, que Paul VI a cependant expliqué : “décentration” de l’Église, “ex-centration” : elle va se mettre aux pieds de Jésus-Christ, son Sauveur et Seigneur, et puiser la sève de son renouveau à sa première origine. Ce n’est pas l’Église s’adorant elle-même que dépeignent divers protestants, — ni l’Église s’arrêtant à elle-même que paraissent montrer les mœurs et la phraséologie de certains Romains265. Paul VI mettait ainsi en pratique son exhortation à se conformer au Christ du début de session, comme l’expliquait de Lubac dans un article de Christus rédigé à la demande de Michel de Certeau266 : « Le geste annoncé dans le second discours donne tout son poids aux paroles prononcées dans le premier, et en revanche les paroles du premier donnent tout son sens au geste annoncé dans le second »267. Bien plus, le geste de ressourcement de Paul VI montrait, selon le Père de Lubac, ce que devait être l’aggiornamento voulu par Jean XXIII. Ce passage nous semble important pour comprendre ce que le Père de Lubac espérait du concile : Paul VI nous montre, dans sa racine, l’essentiel de cet aggiornamento désiré. Il indique ce qui doit le rendre décisif. Si, comme il le disait dans son discours à la Curie, l’aggiornamento doit être “le perfectionnement de toute chose, interne et externe, dans l’Église”, sa réalisation externe serait inefficace ou, pour mieux dire, impossible, si elle ne découlait pas d’une réalisation interne. Avant de s’effectuer dans les institutions ou même dans les mœurs, l’aggiornamento doit s’effectuer au-dedans, au 263 Ibid. 264 Mgr Jauffrès réagit ainsi : « Et ce fut aussi, et ce fut surtout, la nouvelle sensationnelle et absolument inattendue qu’il nous annonça en terminant : sa décision de se rendre personnellement en pèlerinage aux Lieux-saints en janvier prochain. Quel événement que les journaux n’ont pas encore fini de commenter ! », Carnets conciliaires…, op. cit., p. 143, 4 décembre 1963. 265 Carnets, II, p. 58-59, 9 décembre 1963. 266 « Je vous remercie de ce que vous m’avez dit du pèlerinage que fait le pape, quittant Rome pour faire retour à la ville du Seigneur. Me serait-il encore possible de vous demander si vous auriez le temps et la bonté d’écrire quatre ou cinq pages sur le sens de cette “conversion” vers Jérusalem ? Je serais vraiment heureux que les lecteurs de Christus puissent comprendre ce que leurs journaux ne leur disent pas : comment l’Église fait, plus solennellement que jamais, ce retour à ses origines saintes, à l’humilité de Noël, à ce qui a toujours été la source et le lien de sa réforme intérieure », lettre de De Certeau au Père de Lubac, 6 décembre 1963, Vanves, boîte 34. 267 H. de Lubac, « Paul VI, pèlerin de Jérusalem », Christus, 41, janvier 1964, p. 97-102, p. 100. L’article fut écrit très peu de temps après la fin de la session, le 9 décembre 1963.
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cœur même de tout, dans l’attitude de la foi. Dans le christianisme, c’est un geste de foi qui commande tout. Ce geste de foi, Paul VI le réalise par son pèlerinage “de prière, de pénitence et de renouvellement spirituel”, en allant adorer Jésus-Christ aux lieux où il est né, a vécu, est mort et ressuscité. Par lui, l’Église proclame qu’elle est l’Église de Jésus-Christ, qu’elle ne veut rien être d’autre. Loin de se faire centre, elle se réfère toute à JésusChrist. Elle “s’anéantit” en quelque sorte en baisant les pieds du Christ. Parmi les réformes majeures dont se compose tout programme d’aggiornamento, on parle beaucoup aujourd’hui d’une certaine décentralisation. Sans nier l’extrême intérêt de la question pour un regain de vitalité dans tout le corps de l’Église, une chose nous apparaît infiniment plus importante : cette “décentralisation”, si l’on peut dire, que l’Église du Christ opère sans doute incessamment d’elle-même sous l’action de l’Esprit du Christ, mais que les hommes qui la composent n’opèrent jamais que très imparfaitement ; cette “décentration” spirituelle, en laquelle se manifeste sa plus profonde essence, et que la venue du pape en Terre sainte, dans la posture d’un “très humble adorateur”, rendra sensible aux yeux de tous, en même temps qu’elle sera pour tous un appel. La richesse symbolique et la fécondité d’un tel geste ne sont pas près d’être épuisées. (…) Tous ensemble nous pouvons concevoir une grande espérance. Non, l’Église ne cherche pas sa propre gloire, mais la seule gloire de son Seigneur. Dans ce long pèlerinage qui la conduit de la Jérusalem terrestre à la Jérusalem éternelle, elle veut suivre “humblement” ses traces, en se conformant à son exemple comme à sa parole. Si elle appelle tous les hommes, c’est uniquement pour les conduire à lui, en leur communiquant le seul salut qui vient de lui268. La deuxième session pouvait ainsi bien faire figure de parenthèse dans l’activité conciliaire du Père de Lubac, empêché par la maladie, et peu désireux de se mettre en avant. Toutefois, il ne se désintéressa jamais des enjeux du concile, souhaitant la poursuite de l’aggiornamento voulu par la majorité conciliaire. La deuxième session montrait aussi que les oppositions de la minorité étaient très difficiles à vaincre, hypothéquant même l’issue du concile. Une fois encore, le Père de Lubac se montrait fort circonspect : « Que seront ces mois entre la deuxième et la troisième session ? Je veux malgré tout vivre dans l’espoir »269.
268 Ibid, p. 101-102. 269 Lettre à Henri Bouillard, 27 novembre 1963, CAECL.
Chapitre 7 : De la deuxième intersession à la troisième session, une césure dans la perception du concile par le Père de Lubac (4 décembre 1963-21 novembre 1964) Après la parenthèse de la deuxième session, le Père de Lubac reprit une activité plus intense. L’hiver 1963-1964 ne constitue pas seulement une césure dans l’intensité de son engagement conciliaire ; il marque aussi une rupture dans son approche du concile. Non que les perspectives du jésuite soient radicalement bouleversées, mais elles sont marquées par une inquiétude devenue beaucoup plus vive quant à la situation religieuse de la France, jusque dans la Compagnie. Que doivent ses analyses de cette session à cette perception d’une foi en danger ? Pour mieux mettre en valeur cette césure, nous avons choisi, cette fois, d’adopter un plan thématique, mieux à même de présenter les grandes préoccupations du Père de Lubac, quitte à réintroduire une étude chronologique à l’intérieur des parties.
I. La fermeté sur un nécessaire renouveau de l’Église A. La deuxième intersession : la désapprobation des assauts de la minorité La deuxième intersession devait permettre que le concile aboutisse, en poursuivant la réélaboration des schémas et en limitant drastiquement leur nombre et l’importance de plusieurs d’entre eux, réduits à de simples propositions, comme le prévoyait le « plan Döpfner », réalisé sans doute à la demande de Paul VI. Cela ne pouvait, d’ailleurs, que satisfaire le P. de Lubac qui s’interrogeait sur la possibilité, pour le concile, d’aboutir avec un programme aussi chargé1. Lors de ces quelques mois, le Père de Lubac apparaissait toujours aussi en phase avec les grandes orientations de la majorité conciliaire, telles qu’elles s’étaient dessinées lors des deux premières sessions, comme le montre sa participation, du 1er au 6 juin 1964, à Rome, à la réunion plénière de la commission doctrinale. Lors de ces quelques journées, furent notamment abordées deux questions clés : celle des « deux sources » de la Révélation, et celle de la collégialité. Or, dans les deux cas, le jésuite se montre peu tendre pour ce qu’il estime être un acharnement de la minorité. Ainsi en va-t-il du De Revelatione. Ce schéma devait être présenté aux Pères lors de la troisième session. Il s’agissait d’un nouveau texte, réélaboré par une 1 Fonds Laurentin, lettre à René Laurentin, 2 février 1964.
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s ous-commission de sept Pères et de dix-neuf periti, établie le 7 mars 19642 et dont le P. de Lubac ne fit pas partie car elle fut composée lors des réunions de la commission doctrinale de mars 1964 auxquelles il n’avait pas pris part. Cette sous-commission devait composer le nouveau texte, en tenant compte des remarques envoyées par les Pères sur le De Revelatione qui leur avait été transmis avant la deuxième session, mais qui n’avait jamais été discuté. Si le schéma évitait de prendre parti sur la question disputée de la suffisance de l’Écriture et du contenu de la Tradition (c’est-à-dire de savoir quel était le contenu de la Tradition vis-à-vis de l’Écriture : était-il plus large qu’elle ? et en quoi ? L’Écriture contenait-elle toutes les vérités salutaires ?), la minorité ne désarmait pas. Une fois de plus, la question des deux sources revenait en discussion, et les débats déjà tenus durant la première intersession ne semblaient pas avoir eu la moindre influence sur un H. Schauf, proche du P. Tromp, qui témoignait de la persistance de la mémoire de la Contre-Réforme : il « contre-attaque avec violence : tous les catéchismes contre les protestants enseignent les deux sources ; par là le Magistère ordinaire de l’Église s’est prononcé, infailliblement ; une décision du concile qui n’en tiendrait pas compte serait sans valeur »3. Si la commission rejeta une nouvelle fois les deux sources, le Père de Lubac regrettait une obstruction concertée : Le président de la commission [le cardinal Ottaviani], quand il voit qu’il ne pourra forcer les voix de la majorité, met tout en œuvre pour retarder les votes, afin de gagner du temps et d’empêcher le concile d’aboutir. Ces jours-ci, plus précisément, il veut retarder l’heure où viendra la discussion sur la collégialité, jusqu’à ce qu’un certain nombre d’évêques aient quitté Rome4. De façon moins diplomatique, il décrivait, dans sa correspondance, de telles réunions comme des « séances de grand guignol à l’intérieur du Vatican »5. La collégialité fut l’autre thème majeur de résistance de la minorité en juin 1964. La question concernait le chapitre 3 du schéma sur l’Église, consacré à sa constitution hiérarchique. La commission avait déjà approuvé le texte6, mais, fait sans précédent, P. Felici, Secrétaire général du concile, avait fait parvenir à la commission, le 19 mai 1964, treize suggestions envoyées par Paul VI, concernant la collégialité. La commission restait libre de les adopter ou non. Ces suggestions avaient pour but de mener une réflexion plus approfondie sur quelques expressions, afin d’éviter les mauvaises interprétations. Ces propositions, analysées par la commission les 5 et 6 juin, cherchaient à clarifier la définition de la place du pape (on suggérait par exemple de l’appeler caput Ecclesiae, ou on supprimait caput collegii episcoporum), à obtenir une meilleure justification biblique des expressions utilisées, à bien montrer que le pouvoir du 2 3 4 5 6
Y. Congar, Mon Journal…, II, p. 39, ad diem. Cf. également E. Vilanova, « L’intersession (19631964) », in G. Alberigo (dir), Histoire du concile…, III, p. 412. Carnets, II, p. 74, 3 juin 1964. Ibid, p. 75. Lettre à Gaston Fessard, 11 juin 1964, CAECL. Le 6 mars, le cardinal Ottaviani avait même voté la collégialité, et les membres de la commission parlaient de ce jour comme de la fête de la conversion du cardinal Ottaviani (cf. Carnets Charue, p. 162), mais, de retour à Rome en avril, Mgr Charue apprit que le cardinal avait « retiré viva voce, chez le Pape, son acquiescement » (p. 181).
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pape ne dépend pas des évêques… Mgr Philips estimait que ces propositions étaient « au fond des répétitions et des précautions »7, mais elles donnèrent l’occasion à la minorité de déployer une attaque en règle contre la collégialité, comme le notait le Père de Lubac quand M. Maccarrone8, expert, professeur à la faculté de théologie du Latran, lut « un nouveau texte, qu’il a préparé pour remplacer celui du schéma, et qui, en fait, supprime tout pouvoir collégial »9. En effet, il remarquait, alors que le P. Ciappi prenait la relève : « Une fois de plus, se déroule un scénario monté d’avance au Saint-Office », ce qui serait à nuancer, mais témoigne de ses préventions à l’égard de la Curie10. Quoi qu’il en soit, sur ces deux thèmes clés du renouveau conciliaire, le Père de Lubac n’avait pas modifié ses perspectives, ce qui lui permettait d’écrire, alors qu’il faisait le bilan de ces quelques jours passés à Rome, qu’il avait pu observer « l’intégrisme le plus sot et le plus haïssable, vu de très près »11. D’ailleurs, il était toujours considéré comme une figure éminente de la majorité, soit pour l’en louer, soit pour entretenir des suspicions à son égard. Le Corriere della Sera du 18 juin 1964 écrivait ainsi : Rahner, de Lubac, Congar, Küng, Daniélou, Häring, nominati tutti da Papa Giovanni periti conciliari, furano considerati dall’opinione publica i vessilliferi del rinnovamento, gli enfants terribles del concilio. Il loro nome divenne, per gli uni, simbolo di slancio e di progresso ; per gli altri, della fronda più audace, perfino di eresia12. Le Père de Lubac avait pu constater la permanence des deux points de vue à la parution, en mai 1964, dans Rocca, un bimensuel d’Assise, d’un article qui lui était consacré13. Celui-ci était extrêmement favorable au « gesuita francese divenuto un simbolo del rinnovamento teologico in atto »14. Il poursuivait en effet : 7 Carnets conciliaires de Mgr Gérard Philips, op. cit., 12 juillet 1964. 8 Michele Maccarrone (1910-1993), prêtre italien, professeur d’histoire ecclésiastique à la faculté de théologie du Latran. Expert au Concile et membre du Secrétariat pour l’unité. 9 Carnets, II, p. 90, 6 juin 1964. 10 Ibid, p. 91. Il convient de nuancer ce point de vue. Certes, la minorité profita de l’envoi de ces suggestions pour manifester une fois de plus son hostilité à l’égard de la collégialité, mais il faut remarquer que ces dernières avaient été préparées à son insu, par une petite commission secrète, composée de Mgr Garrone, de Mgr Colombo, du P. Bertrams, et du P. Ramirez, avec l’accord du pape (cf. AS, VI, 3, p. 166. Pour la relatio du travail de cette commission, qui se réunit les 14 et 15 mai 1964, voir ibid, p. 184). Mgr Carbone joua également un rôle dans la rédaction (cf. l’entretien qu’il eut avec L. Declerck, note 20 p. 200 des Carnets Charue). Le cardinal Ottaviani, le P. Tromp ou Mgr Parente ignoraient ainsi l’origine précise de ces suggestions. Mgr Charue écrit qu’ « il apparaît que le P. Tromp ignorait tout [de ces amendements] et qu’il est ennuyé » (Carnets Charue, p. 193, 1er juin 1964) et ceux des membres de la commission secrète qui siégeaient à la commission doctrinale ne purent, tenus par le secret, éclairer les autres membres… 11 Lettre à Bernard de Guibert, 11 juin 1964, CAECL. 12 « Rahner, de Lubac, Congar, Küng, Daniélou, Häring, tous nommés par le pape Jean experts conciliaires, ont été considérés par l’opinion publique comme les pionniers du renouveau, les enfants terribles du concile. Leur nom est devenu, pour les uns, un symbole d’élan et de progrès, pour les autres celui de la fronde la plus audacieuse, et même d’hérésie », « Un elogio vaticano del “eretico” Rahner », Corriere della Sera, 18 juin 1964. L’article rendait compte d’un article favorable à Karl Rahner paru dans L’Osservatore Romano. 13 V. D’Agostino, « Incontri all’ora del Concilio. Henri de Lubac », Rocca, 15 mai 1964, p. 34-36. 14 « Jésuite français devenu un symbole du renouveau théologique en cours », art. cité, p. 34.
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henri de lubac et le concile vatican ii Un recente storico della letteratura cattolica contemporanea parlando del P. de Lubac ha scritto : “Noi siamo con lui a un punto decisivo del cristianesimo e per conseguenza della umanità”. Se fosse esclusivamente attribuito alla sua persona questo elogio avrebbe un sapore alquanto enfatico ; ma se si prende la persona come simbolo di un’epoca e del rinnovamento teologico che si è operato in questi ultimi decenni, il giudizio ha tutto il suo valore15.
Certes, l’auteur, envoyé de Rocca à Rome pour tout le concile, notait avec raison que la participation effective du Père de Lubac au concile n’était pas grande : « Ha partecipato al Concilio Ecumenico comme Perito ufficiale, assegnato alla Commissione teologica. Ma nelle adunanze di Commissione era sempre uno dei più taciturni, aveva quella aria di timore che gli si legge in volto ogni qualvolta viene a Roma »16. Cependant, l’importance du Père de Lubac était due à ses œuvres, qu’il s’agisse de Paradoxes ou de Méditation sur l’Église, « uno dei migliori libri sulla chiesa che siano stati scritti negli ultimi trent’anni »17. Sur Teilhard enfin, l’article, s’il rappelait le Monitum de 1962 qui mettait en garde contre son œuvre, précisait également que l’article commentant le Monitum dans L’Osservatore Romano disait de La pensée religieuse du P. Pierre Teilhard de Chardin qu’elle était « il più poderoso studio finora pubblicato sul pensiero religioso di Teilhard de Chardin »18. L’article suscita une lettre du cardinal Ottaviani à l’évêque d’Assise que Vincenzo D’Agostino fit lire au Père de Lubac : Deux griefs : 1°/ L’article parle de moi avec sympathie, sans dire que mon œuvre mérite de sérieuses réserves ; 2°/ Il cite mon livre sur Teilhard, avec une phrase élogieuse de L’Osservatore Romano, sans dire que l’article de l’Oss. était dirigé contre mon livre. En conséquence, l’évêque est invité dorénavant à désigner un censeur ecclésiastique pour Rocca19. Il restait donc une opposition au Père de Lubac (lui-même écrivait : « Vous voyez que je suis suivi de près, par le Duce en personne ! »20), fort limitée numériquement, mais non exclusivement romaine. Ainsi écrivait-il : « D’autres nouvelles, venant des 15 « Un historien récent de la littérature catholique contemporaine, en parlant du P. de Lubac, a écrit : “Nous sommes avec lui à un point décisif du christianisme, et par conséquence de l’humanité”. S’il était exclusivement attribué à sa personne, cet éloge aurait un goût très emphatique ; mais si l’on prend la personne comme symbole d’une époque et du renouveau théologique qui s’est opéré dans ces dernières décennies, le jugement prend toute sa valeur », art. cité, p. 34. 16 « Il a participé au concile œcuménique comme expert officiel, assigné à la commission théologique. Mais lors des réunions de commissions, il était toujours l’un des plus taciturnes, il avait cet air de peur qu’on lui lit sur le visage chaque fois qu’il vient à Rome », art. cité, p. 35. 17 « L’un des meilleurs livres écrits sur l’Église dans les trente dernières années », ibid. 18 « L’étude la plus importante jusqu’ici publiée sur la pensée religieuse de Teilhard de Chardin », ibid, p. 36. 19 Carnets, II, p. 82, 5 juin 1964. Le Père de Lubac poursuivait : « D’Agostino me montre une autre lettre, écrite auparavant par Mgr Parente, qui reproche d’avoir parlé de Congar, et qui est plus violente. Il me dit encore, avec un sourire bien italien, que je n’ai rien à craindre, que le Saint-Office n’oserait pas agir publiquement contre moi, à cause du pape : il paraît que dans ses Lettres pastorales de Milan, Mgr Montini m’a cité “au moins vingt fois”, et cela se sait à Rome », ibid. Quant à l’évêque d’Assise, il n’obtempéra pas aux exigences du cardinal Ottaviani. 20 Lettre à Bernard de Guibert, 11 juin 1964, CAECL.
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pays de l’est, me confirment que l’on continue dans ces pays à croire qu’il y ait (qu’il y a encore) une diabolique “théologie nouvelle” dont je serais le fauteur. Rien ne prévaut contre les mythes »21, même les plus farfelus, puisque le P. de Lubac avait pu lire, dans un ouvrage de l’écrivain et diplomate polonais Tadeusz Breza traduit en français, que ses ouvrages Surnaturel et De la connaissance de Dieu avaient été retirés de la circulation parce qu’ils étaient « imprégnés d’une insupportable coquetterie à l’égard du communisme »22 ! Néanmoins, le Père de Lubac, à la fin de la session plénière de la commission doctrinale, était heureux des résultats obtenus. Déjeunant au collège belge le dernier jour, le 6 juin, il note « On félicite beaucoup Philips, qui le mérite. On est content du résultat de la semaine : le pire a été évité »23, et il estimait que les travaux avaient pu être menés à bon rythme « grâce à la fermeté de quelques évêques »24.
B. La fidélité au renouveau durant la troisième session La troisième session s’ouvrit le 14 septembre 1964. Son programme était extrêmement chargé, car certains espéraient qu’on achèverait le concile lors de cette session. Des textes particulièrement importants pour le renouveau de l’Église étaient à l’ordre du jour, comme la fin du schéma sur l’Église, le schéma sur la Révélation, la déclaration sur la liberté religieuse, ou encore le schéma 13, sur l’Église dans le monde de ce temps (ad extra)25. Le Père de Lubac, ici encore, se montrait pleinement partisan du renouveau engagé, avec de fortes réserves toutefois concernant le schéma 13. Dans le texte sur l’Église (ad intra), c’est le chapitre 3, sur la constitution hiérarchique de l’Église, qui continuait d’être l’objet de toutes les attentions, tant pour la question de la sacramentalité de l’épiscopat que pour celle de la collégialité. Le Père de Lubac en restait, durant cette période, aux analyses qu’il avait livrées à Mgr Blanchet un an auparavant : la collégialité épiscopale était une vérité traditionnelle et n’était pas purement « morale », du moins si l’on voulait entendre par là qu’elle n’avait pas à s’exercer réellement. Il pointait ce danger dans le rapport que donna à Saint-Pierre Mgr Parente, rallié à la collégialité, sur le sujet : « La distinction entre “habitu” et “actu” pourrait être interprétée dans un sens destructeur de toute vraie collégialité »26. Significatif 21 Lettre à Bruno de Solages, 21 juillet 1964, CAECL. 22 Cahiers de l’affaire de Fourvière, mai 1963. L’ouvrage en question s’intitule La Porte de Bronze. Chronique de la vie vaticane, Paris, Julliard, 1962, p. 83-84. Cette accusation de connivence avait déjà été portée, et Henri de Lubac s’en fait encore l’écho dans une lettre à André Ravier du 4 avril 1952 (Vanves, M/Ly, 144/3) : « L’un des Nôtres (qui n’est pas très chaud pour moi) m’a dit un jour sur un ton de reproche : “Pourquoi ne vous faites-vous pas défendre par vos amis politiques ?” A quoi j’ai répondu : “Je n’ai aucun ami politique, et si j’en avais, je me garderais bien de leur parler de tout cela”. Je sais que vous n’aviez pas besoin que je vous apporte cette précision, mais je sais aussi que j’ai été accusé d’user de moyens de ce genre. Les calomnies ne se comptent plus ». 23 Carnets, II, p. 100, 6 juin 1964. Mgr Charue fait le même constat à l’occasion de ce déjeuner, cf. ses Carnets, p. 205. 24 Lettre à Henri Bouillard, 7 juin 1964, CAECL. 25 C’est en avril 1964 que le schéma 17 est devenu schéma 13, tout en restant le dernier de la liste, cf. AS, V, 2, p. 473. 26 Carnets, II, p. 129-130, 21 septembre 1964. On distingue ici le fait de posséder le pouvoir collégial de son exercice.
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également, le fait que le Père de Lubac n’ait relevé, du discours d’ouverture de la session de Paul VI, que l’expression « collegium episcoporum »27. Afin de ne pas compromettre la vigueur de ce texte, le P. de Lubac souhaitait qu’il ne fût pas dénaturé par des modi qui chercheraient simplement à apaiser la minorité : Ainsi, comme le note avec quelque pointe de critique, le P. de Lubac qui est près de moi, la toute petite minorité arrivera, en partie au moins, à ses fins. On finira pas céder à ses cris comme des parents, pour avoir la paix, finissent par céder à des enfants récalcitrants28, ce qui était une observation lucide. Aussi se fit-il attentif à la mécanique du concile : il se montra ainsi soucieux de ne pas voir se multiplier les placet iuxta modum (approbation moyennant modification) lors du vote du chapitre, qui devait avoir lieu le 30 septembre, divisé en deux sections (collégialité et diaconat). En effet, la stratégie de la minorité était de multiplier les propositions de modi, et donc, dans son espoir, les placet iuxta modum, afin d’empêcher une approbation simple (avec deux tiers de placet simples), et de contraindre ainsi la commission à une profonde réélaboration du texte, avec la possibilité de le voir remis sine die. Une fois n’est pas coutume, le P. de Lubac joua un rôle plus directement militant, en diffusant la note du cardinal Silva Henríquez, archevêque de Santiago du Chili, qui avertissait les évêques de ce danger29. Le but était que quelques évêques seulement présentent les modi importants, et que les autres votent simplement placet pour ne pas mettre le schéma en danger30. Cette stratégie avait l’avantage de ne pas contraindre la commission à une réélaboration aussi profonde qu’incertaine, sans empêcher toute modification, puisque, même avec deux tiers de placet simples, la commission pouvait tenir compte des modi. Le schéma sur l’Église comportait également un chapitre sur la Vierge, le dernier, et le Père de Lubac se montrait soucieux d’éviter les outrances marialisantes, qui, en plus d’être théologiquement problématiques, puisqu’elles pouvaient obscurcir le rôle du Christ, ne pouvaient qu’incommoder les protestants. Ainsi trouva-t-il sage31 l’intervention du cardinal Silva Henríquez, qui demanda que l’on souligne que la médiation du Christ était unique dans son ordre, et que les prédicateurs s’abstiennent de toute exagération sur les problèmes de la médiation mariale32. En effet, le Père de Lubac était hostile à l’introduction du mot mediatrix pour qualifier la Ibid, p. 112, 14 septembre 1964. Y. Congar, Mon Journal…, II, p. 153, 23 septembre 1964. Carnets, II, p. 144, 27 septembre 1964. Sur cette question, voir Carnets conciliaires de Mgr Charue, op. cit., p. 222-223, qui reprend le P. Wenger, et Y. Congar, Mon Journal, II, p. 147-148. Le schéma fut approuvé. 31 Carnets, II, p. 119, 16 septembre 1964. 32 AS, III, 1, p. 452-454. En revanche, le P. de Lubac goûta fort peu l’intervention du cardinal Suenens : « Intervention digne du chef de la “Légion de Marie” : simplisme activiste et mariologique ; il contredit Bea : sous prétexte de “christocentrisme” on promeut, dit-il, un dangereux minimisme mariologique », Carnets, II, 17 septembre 1964, p. 121. Rappelons que le Père de Lubac avait écrit, en 1946, des Notes d’un théologien, écrit ronéotypé et non signé, envoyé à plusieurs évêques français, qui visait à les mettre en garde contre la théologie de la Légion de Marie. Le Père de Lubac y voyait une organisation tyrannique, obscurcissant le rôle du Christ, et ayant une nette tendance au cléricalisme (cf. ses Notes d’un théologien, Vanves, M/Ly, 144-4/a). 27 28 29 30
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Vierge33. C’était, avec la discussion autour du titre de Mater Ecclesiae34, l’un des deux grands problèmes qui concernaient ce chapitre lors de la troisième session. La commission doctrinale avait été divisée, mais le titre de mediatrix avait été introduit, de justesse, et alors que plusieurs membres avaient déjà quitté la réunion, lors d’un vote en commission en juin 196435. Le texte sur la liberté religieuse était, lui aussi, toujours aussi important aux yeux du Père de Lubac, car il estimait là encore que le concile offrait l’occasion de revenir à la source, comme le montrent ses regrets sur un point de l’intervention de Mgr Garrone : « Mgr Garrone justifie l’évolution de la doctrine ; cependant, il ne remonte pas au-delà du Moyen Âge, en sorte qu’on pourrait croire que la doctrine de théocratie intolérante serait la doctrine primitive »36. Aussi le Père de Lubac se désolait d’entendre des attaques contre le principe même de la liberté religieuse : « Seuls les catholiques y auraient droit ; bien des sottises sont dites, des confusions étalées ; certains Espagnols montrent un manque de respect de l’homme et un manque d’esprit chrétien, déconcertants »37. Parmi les opposants à la déclaration, on trouvait Mgr Marcel Lefebvre, qui s’était exprimé le 24 septembre38. Pour René Laurentin, c’était même « l’intervention la plus vigoureusement opposée au schéma »39. Dans cette intervention, Mgr Lefebvre estimait que la liberté n’était pas une valeur absolue mais seulement relative, et que c’est à l’autorité que revient la charge d’aider les hommes à faire bon usage de la liberté, le bien et le mal étant déterminés par la vérité catholique, exprimée par le Christ. Le texte proposé au concile était, 33 Carnets, II, p. 181, 6 octobre 1964. Encore en commission, le 15 octobre 1964, lorsque les débats se tiennent sur le mot Mediatrix, le Père de Lubac estime que c’est l’intervention de Mgr Doumith, qui critique l’usage du mot, qui est la plus nette, Carnets, II, p. 215, 15 octobre 1964. 34 Paul VI déclara, le jour de clôture de la session (21 novembre) Marie Mère de l’Église, titre que la commission doctrinale avait pris soin d’éviter (cf. Carnets Charue, p. 193, 1er juin 1964). La proposition de Mgr Balić d’introduire l’expression avait, en effet, été rejetée par 20 voix sur 23. Déjà en 1963, Mgr Felici, à la suite d’une demande du pape, avait sollicité, dans une lettre au cardinal Ottaviani, l’avis du Saint-Office, et éventuellement de la commission doctrinale, sur les invocations (dont Mater Ecclesiae) à ajouter éventuellement à la litanie de Lorette de la Vierge (cf. Fonds Philips, 1981 et 1982), mais là encore, la réponse de la commission avait été négative. Le Père de Lubac, lui, n’y trouva rien à redire puisque lui-même avait employé ce titre dans Méditation sur l’Église. D’après René Laurentin (« La proclamation de Marie “Mater Ecclesiae” par Paul VI. Extra concilium mais in concilio (21 novembre 1964). Histoire, motifs et sens », in Paolo VI e i problemi ecclesiologici al concilio, Brescia, Institut Paul VI, 1989, p. 310-375), c’est même dans ce livre du Père de Lubac, qu’il avait beaucoup étudié, que Paul VI avait découvert ce titre. Il ne présente toutefois pas d’argument décisif, mais s’appuie sur le témoignage de Mgr Macchi, attestant l’étude prolongée du livre par le pape. L’abbé Laurentin remarque également : « Ce qui est clair, c’est que la méditation érudite du cardinal de Lubac ne postulait ni proclamation, ni mise en vedette » (p. 365). 35 Carnets Charue, p. 204, 6 juin 1964 et p. 210, 10 juin 1964. Le pape n’était pas très heureux de ce changement car il aurait préféré que le concile n’utilise pas ce terme, comme il le dit à Mgr Charue (ibid). Mgr Philips s’était alors employé à ne pas donner trop d’importance au mot, en l’entourant d’autres vocables pour désigner la Vierge, et le pape, toujours d’après Mgr Charue, estimait ce compromis acceptable. 36 Carnets, II, p. 140, 25 septembre 1964. 37 Ibid, p. 137, 24 septembre 1964. Mgr Jauffrès, dans ses Carnets conciliaires, raconte d’ailleurs qu’il rencontra alors le Père de Lubac, qui « était mal impressionné par le grand nombre d’orateurs de la veille qui réclamaient la liberté pour eux, sans trop vouloir l’accorder aux autres », 24 septembre 1964, p. 159. 38 AS, III, 2, p. 490-492. 39 R. Laurentin, Bilan de la troisième session, Paris, Seuil, 1965, p. 136.
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selon lui, imprégné de relativisme et d’idéalisme, et ne se fondait pas sur les droits du Christ et de l’Église. Il s’ensuivrait de grands dommages pour les âmes, qui ne seraient plus attirées vers l’Église catholique, et pour les missions, dont la nécessité pourrait être remise en cause si chacun a le droit de suivre sa conscience. Le Père de Lubac entreprit de répondre à cette attaque en règle, manifestant ainsi son attachement au principe de la liberté religieuse. Il rédigea des observations40 qu’il remit à Mgr Ramanantoanina, « son » archevêque malgache41. Pour le Père de Lubac, la liberté n’a rien de relatif, elle est au fondement même de l’homme : « dire que la liberté en l’homme est une simple qualité relative (qualitas relativa), c’est méconnaître un attribut qui fait la grandeur et la dignité de l’homme créé à l’image de Dieu, et parler contre la Tradition »42. Il reprenait des arguments qu’il avait déjà souvent développés : le pouvoir civil n’a pas de compétence pour juger en matière religieuse. En outre, si l’État devait « pénaliser tout acte humain qui ne serait pas pleinement conforme à la doctrine catholique (…) ce serait l’instauration d’une tyrannie pire que toutes celles qui ont été critiquées dans le passé »43. Il n’y avait là aucun relativisme ni idéalisme : Dire que l’homme ne doit pas être contraint à professer telle ou telle religion (y compris le catholicisme) contre la décision de sa conscience (dictamen conscientiae), ce n’est pas dire qu’on ne doit pas chercher à éclairer sa conscience en lui annonçant l’Évangile44. Reconnaître la liberté religieuse revient plutôt à reconnaître la dignité de la personne humaine, qui a un caractère absolu, et la nature de l’acte de foi, qui ne peut être imposé du dehors, faute de quoi « l’on fait injure au Christ, qui n’est pas venu avec le glaive, mais qui s’adresse à des consciences »45. Et le Père de Lubac de conclure : L’amour de la vérité jusqu’au sang (usque ad sanguinem) n’a pas consisté chez les martyrs à imposer la vérité en faisant couler le sang des autres, mais à sacrifier leur vie pour le Christ plutôt que de laisser violenter leur conscience46. A lire les Carnets, on constate toutefois que le Père de Lubac prit ses distances, à la fin de la session, avec le texte de cette déclaration. Il écrit en effet : « ce texte est loin d’être un chef-d’œuvre »47, « le texte qu’on applaudit est cependant assez médiocre »48, et, dans sa correspondance : « Pour la liberté religieuse, il est certain que le pape y est entièrement favorable : il en a parlé de la façon la plus nette (meil40 Elles sont publiées à la fin du volume Paradoxes, tome XXXI des Œuvres complètes, Paris, Cerf, 1999, p. 371-382. Ci-après Observations. 41 Carnets, II, p. 199, 11 octobre 1964. 42 Observations, p. 379. 43 Ibid, p. 381. 44 Ibid. 45 Ibid, p. 382. 46 Ibid. 47 Carnets, II, p. 329, 19 novembre 1964. 48 Ibid, p. 332, 19 novembre 1964.
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leure, à mon avis, que celle du projet conciliaire) dans son encyclique »49. On peut très bien ne voir là aucune contradiction : être partisan du principe de la liberté religieuse n’implique pas forcément d’accepter le texte particulier qui en traite. Il était, du reste, assez communément admis que le texte conciliaire n’était pas parfait50, et l’on sait à quel point Henri de Lubac était exigeant sur la doctrine et son expression écrite, toujours préoccupé qu’il était des interprétations hâtives, superficielles, redoutables pour le long terme. Ainsi, durant la troisième session, le Père de Lubac se montra-t-il fermement attaché au renouveau permis par le concile, et se réjouissait de son œuvre : Sur le concile, les impressions varient selon les jours. A prendre les choses en gros, c’est une aventure merveilleuse, un vrai dégel. Il y a, bien entendu, des ombres ; et il y a des dangers. Mais quelle différence avec ce que nous avons connu ; hier encore !51. Encore à la fin octobre, tout en constatant les manœuvres de la Curie, il écrivait : « Grosso modo, les choses n’en seront pas moins menées à bonne fin »52. Pourtant, des inquiétudes venaient de plus en plus nuancer ce qui n’était déjà plus l’enthousiasme premier.
II. Des inquiétudes plus nombreuses quant aux textes du concile et à sa bonne marche A. Les manœuvres de la Curie, ou la menace de voir le concile sabordé Depuis le début du concile, le Père de Lubac s’inquiétait de possibles manœuvres de la Curie, de l’obstruction de quelques membres de la minorité, qui menaient, notamment, des attaques répétées contre la collégialité ou contre l’abandon des deux sources de la Révélation. Il est d’ailleurs significatif qu’il consigne à ce sujet, dans ses Carnets, les confidences de Mgr Prignon53, recteur du collège belge, lors d’une séance de commission pendant l’intersession : « Ils menacent de faire sauter le concile ; je ne peux pas vous dire : c’est inimaginable »54. Au début de ces quelques jours passés 49 Lettre à Bruno de Solages, 10 décembre 1964, CAECL. L’encyclique en question est Ecclesiam suam du 6 août 1964. 50 Le P. Congar estimait ainsi que le texte était prématuré, substituant trop une doctrine à une autre, cf. Mon Journal, II, p. 159-160, 25 septembre 1964. 51 Lettre à Henri Bouillard, 4 octobre 1964, CAECL. 52 Lettre à Bruno de Solages, 25 octobre 1964, CAECL. 53 Albert Prignon (1919-2000), belge, ordonné en 1942. Recteur du collège belge de 1962 à 1972. 54 Carnets, II, p. 97, 6 juin 1964. Voir également, le même jour, et toujours de la part de Mgr Prignon, p. 92. La commission étudie alors les propositions de Paul VI sur la collégialité, et les allusions de Mgr Prignon se réfèrent bien aux pressions subies par Paul VI à ce sujet, comme le montre un message du recteur du collège belge envoyé au cardinal Suenens en juin 1964 : « Nous savons par les confidences de Mgr Colombo, le théologien du pape, à Mgr Philips, et ensuite par les impressions qu’eut Mgr Charue lors de son audience après la session, que ces demandes du Saint-Père [les propositions sur la collégialité] étaient probablement un compromis. Il a subi depuis deux
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à Rome, en juin 1964, le Père de Lubac dénonce ainsi une « atmosphère lamentable. Désordre, confusion, petites intrigues, partialité du Président »55. Il était d’autant plus opposé aux thèses de ce petit groupe qu’elles lui semblaient peu fondées, peu traditionnelles. Ainsi, à « ce petit groupe, (…) ce clan qui prétend toujours monopoliser la foi, et veut s’imposer dictatorialement »56, le Père de Lubac reprochait « sa médiocrité (spirituelle et intellectuelle), son inconscience, sa suffisance extrême, son absence de scrupule dans les petites intrigues, – quoique, dans le privé, ce soient pour la plupart de braves gens »57. Durant la troisième session, ces inquiétudes prennent un tour dramatique. Le Père de Lubac ne manque jamais de relever, dans ses Carnets ou dans sa correspondance, la constance de la Curie dans son hostilité au renouveau porté par le concile (malgré le ralliement d’un Mgr Parente à la collégialité par exemple) : Quant au concile, il vient de reprendre dans une atmosphère peu encourageante. Mgr Poupard me disait avant-hier que les “curialistes”, qui l’an dernier semblaient encore inquiets, paraissent maintenant radieux et triomphants. C’est bien l’impression qu’ils me font également, et je commence à craindre que leur assurance ne soit fondée. Mais c’est trop tôt pour qu’on en puisse juger58. Le jésuite déplorait, en effet, de voir une minorité très active : Ici, c’est une suite d’intrigues, ou de procédés peu réguliers, de la part des représentants ou amis de la Curie. Cela leur est si naturel que, j’en suis persuadé, plusieurs s’y livrent sans malice. Mais nulle part ailleurs que dans l’Église, et à Rome, on ne tolèrerait pareilles mœurs59. Parmi eux, le P. de Lubac regrettait notamment l’influence de Mgr Felici, secrétaire général du concile. Mgr Blanchet, au hasard d’une visite au bar, toujours aussi
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mois une pression fantastique de l’extrême droite. Il paraît qu’on est allé jusqu’à menacer de faire sauter le concile si le texte voté sur la collégialité passait. On l’a accusé comme docteur privé de verser dans l’hérésie, exactement dans le sens qu’avait dit le cardinal Ottaviani à la réunion de la Commission de coordination précédente. Et il est certain qu’on est arrivé à lui faire peur. Mais, d’après les explications de Mgr Colombo, ce qu’il craint surtout c’est qu’on interprète le texte du De Ecclesia comme une affirmation de dépendance juridique du pape vis-à-vis du corps épiscopal. Comme si dorénavant le Saint-Père ne pouvait exercer les actes de sa primauté » (bande magnétique envoyée par Mgr Prignon au cardinal Suenens, fin juin 1964, Fonds Prignon, 828), cité par J. Komonchak, « Vers une ecclésiologie de communion », in G. Alberigo, Histoire du concile…, IV, p. 11-122, p. 86. On le voit, les hésitations sur la collégialité étaient aussi le fait de Paul VI luimême. Elles s’exprimèrent encore lors de la troisième session. Carnets, II, p. 64, 2 juin 1964. Ibid, p. 70, 2 juin 1964. Ibid. Lettre à Henri Bouillard, 19 septembre 1964, CAECL. Lettre à Bruno de Solages, 25 octobre 1964, CAECL.
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fréquenté malgré une ouverture désormais plus tardive60, nous montre un P. de Lubac moins apaisé que ne pourrait le laisser penser la seule lecture des Carnets : « Au bar, auquel je vais un moment, car je suis très las de telles séances mornes, j’entends au passage le P. de Lubac, très animé, qui, dans un groupe, dénonce ce qu’il appelle les “manoeuvres” de Mgr Felici »61. Près de deux mois plus tard, à la fin de la session, le jésuite restait toujours aussi vigilant. Mgr Felici avait ainsi appelé les Pères, le 20 novembre 1964, à envoyer de nouvelles remarques sur le De Revelatione, le retardant d’autant. Pourtant, cette étape du cheminement conciliaire avait déjà eu lieu, et le Père de Lubac le fit remarquer au cardinal Frings : Une heure après, Mgr Felici annoncera : “Quant au De Revelatione, il n’y a plus qu’à attendre le jour du vote, l’an prochain, pour présenter les modi”. C’est que le cardinal Frings, après m’avoir entendu, avait aussitôt rédigé une note, que son secrétaire avait remise à Felici. Le secrétaire vient me remercier à ma tribune62. C’est que la minorité se trouvait pour le moins désemparée par ce concile, comme on le voit, de biais, dans un rapport sur les tendances actuelles de la théologie en France, destiné au cardinal Ottaviani63, rédigé par R. M. Gagnebet, o.p.. Celui-ci discernait ainsi, en France, un « retour aux orientations de la “Théologie Nouvelle” si sévèrement jugée par l’encyclique Humani generis »64. Or, le dominicain regrettait « le succès rencontré par ces hommes auprès des Pères du concile qui souvent n’ont voulu entendre qu’eux »65, succès facilité par « l’orientation pastorale et œcuménique donnée au concile »66 qui semblait donner raison à la recherche menée par cette « théologie nouvelle », et repousser la théologie scolastique dans le champ d’une abstraction totalement coupée du monde : La finalité pastorale donnée au concile s’accordait avec celle qu’ils avaient voulu donner à la théologie. Elle impliquait une prédominance des questions vitales sur les questions intellectuelles. La finalité œcuménique s’accordait avec leurs préoccupations de retour aux sources pour retrouver la substance du dogme délivré de tout alliage humain. La nécessité 60 Mgr Felici avait annoncé que, cette année, le bar n’ouvrirait qu’à 11 heures, et qu’il était inutile d’aller frapper à la porte plus tôt, personne n’ouvrirait ! Cf. AS, III, 1, p. 157. 61 Journal Blanchet, 29 septembre 1964, ICP. Le Père de Lubac visait ici une annonce de Mgr Felici, datant du 29 septembre, selon laquelle les Pères pouvaient présenter tous les modi qu’ils souhaitaient, ce qui fut compris comme une protestation « contre Mgr Henríquez qui avait fait un papier, en le signant, pour demander qu’un seul propose les modi de beaucoup. Évidemment, cela ne fait qu’UN demandant des modi. Mais on a convenu cela pour éviter que Felici et les anticollégiaux ne clament partout qu’un texte voté avec tant de iuxta modum “stat in aere, non est probatus” » (reste en suspens, n’est pas approuvé), Y. Congar, Mon Journal…, II, p. 169, 30 septembre 1964. 62 Carnets, II, p. 337, 20 novembre 1964. 63 ASV, 729, 6. Rapport de 18 pages daté du 29 juillet 1964. Notons que le rapport ne cite jamais le Père de Lubac. 64 Ibid, p. 1. 65 Ibid, p. 2. 66 Ibid, p. 7.
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de trouver des formulations adaptées à la pensée moderne faisait partie aussi de leur programme. Le Pape avait bien loué le mode d’expression des conciles de Trente et du Vatican. Il avait mis en dehors les questions proprement théologiques. Mais l’information ne voulut retenir que ces points du programme67. On remarque là une interprétation bien particulière de la pastorale, dont tout effort théologique serait absent, dichotomie que, pour sa part, le P. de Lubac récusait depuis des décennies. Des théologiens pour le moins discutables se seraient ainsi imposés au concile et aux évêques qui « ne sont plus pour la plupart des hommes de doctrine »68, grâce au soutien de la presse et de Pères « d’avant-garde » : Depuis le concile, la Presse a continué de célébrer la revanche de Chenu, de Congar, de Murphy69 et de tant d’autres victimes de l’intolérance du Saint-Office et maintenant guides incontestés du concile. A cette exaltation malsaine parce qu’elle est dirigée contre l’autorité doctrinale de l’Église se sont prêtées quelques pourpres et quelques mitres. Ainsi s’est répandue dans l’opinion française l’idée que la théologie nouvelle et ses champions avaient triomphé au Vatican II (sic). Cette impression est pour certains catholiques une cause de trouble douloureux, et elle comporte la ruine de l’autorité du Magistère dans beaucoup d’esprits70. Bref, nous sommes revenus au temps qui avait exigé l’encyclique Humani generis. (…) La mesure la plus urgente est la restauration de l’autorité du Magistère en matière doctrinale. Que de fois il m’est venu à la pensée que maintenant les hommes qu’on méprise sont ceux qui ont fait d’une fidélité intégrale au Magistère la règle de leur enseignement et de leur pensée. Ceux que glorifient Cardinaux d’avant-garde et évêques, ce sont ceux qui se sont écartés de ces directives. La conséquence, c’est que c’est tout le Magistère de l’Église qui est rendu responsable de tout le retard de l’Église. Peut-être on s’est trop pressé de juger un concile in fieri. Lorsqu’il sera fini, on verra que si l’on avait suivi les fidèles serviteurs du Magistère on se serait épargné pas mal d’aventure grave71. La minorité n’entendait, pas, toutefois, baisser les bras et elle n’hésitait pas à faire pression sur Paul VI. Celui-ci reçut ainsi, à la veille de l’ouverture de la troisième session, un mémorandum signé par 25 cardinaux, un patriarche et 13 supérieurs de
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Ibid, p. 8. Ibid. Sic. Probablement J. C. Murray. Ibid, p. 9. Ibid, p. 18.
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congrégations religieuses72. Selon eux, la doctrine présentée par le chapitre 3 du De Ecclesia, consacré à la constitution hiérarchique de l’Église, et ainsi, entre autres, à la question de la collégialité, était nouvelle, et ferait disparaître le caractère monarchique de l’Église, au profit d’une Église collégiale. Les signataires demandaient au pape le retrait du texte, afin que puisse se faire une maturation sur ces questions disputées. Les déclarations sur la liberté religieuse ou sur les juifs rencontraient aussi de fortes oppositions, et plusieurs, dont le P. Tromp, cherchaient par avance à minorer l’importance des documents conciliaires, en estimant que la finalité pastorale du concile empêchait que ses déclarations soient considérées comme pleinement dogmatiques73. Or, cette obstruction de la minorité, qui pouvait rencontrer les propres hésitations de Paul VI, sembla remporter une victoire aussi éclatante qu’imprévue lors de la « semaine noire », la dernière semaine de la session, du 14 au 21 novembre 1964. Elle fut particulièrement troublée en raison de plusieurs événements, que nous ne pouvons ici rappeler qu’à très grands traits74. Le lundi 16 novembre, Mgr Felici annonça qu’une note explicative à l’expensio modorum75 du chapitre 3 du De Ecclesia était communiquée aux Pères. A l’initiative de Paul VI, elle devait rassurer la minorité sur la collégialité, en rappelant d’abord que l’existence du collège n’impliquait pas « aequalitatem inter Caput et membra collegii »76. De plus, la note rappelait que les évêques devenaient membres du collège en vertu de la consécration épiscopale « et communione hierarchica cum Collegii Capite atque membris »77. En outre, si le collège est sujet du pouvoir suprême et plénier dans l’Église universelle, c’est toujours avec son chef « quod in Collegio integrum servat suum munus Vicarii Christi et Pastoris Ecclesiae universalis »78. Enfin, si le pape exerce son pouvoir en tout temps, ce n’est pas le cas du collège. Certes, celui-ci existe toujours, mais « non semper est in “actu pleno”, immo nonnisi per intervalla actu stricte collegiali agit et nonnisi consentiente Capite »79. On le voit, la note cherchait à bien montrer que la collégialité épiscopale n’enlevait rien au pouvoir pontifical, puisque la distinction n’était pas à faire entre le 72 J. Komonchak, « Vers une ecclésiologie de communion », art. cité, p. 90. Pour la lettre, voir AS, VI, 3, p. 322-338. Pour Claude Troisfontaines, (in Paolo VI e i problemi…, op. cit.), cette lettre est « en quelque sorte la “ somme ” des objections de la minorité ». Parmi les signataires, le Général des jésuites, le P. Janssens. 73 Carnets, II, p. 239, 22 octobre 1964. 74 Pour plus de détails, voir L. A. G. Tagle, « La “semaine noire” de Vatican II (14-21 novembre 1964) », in G. Alberigo (dir), Histoire du concile…, IV, p. 473-553. 75 Il s’agit du rapport soumis aux Pères pour expliquer quelle a été l’analyse des modi proposés pour le texte en question. 76 « L’égalité entre le chef et les membres du collège ». 77 « Et par la communion hiérarchique avec le chef et les membres du collège ». On trouve déjà cette précision dans le texte de Lumen gentium lui-même, au n°22. On remarquera que c’est la consécration sacramentelle (au génitif : « vi sacramentalis consecrationis ») qui prime par rapport à la communion hiérarchique, qui n’est pas mise sur le même plan (à l’ablatif : « et hierarchica communione »…), cf. L. Kenis, « Diaries : private sources for a study of the Second Vatican Council », in D. Donnelly, J. Famerée, M. Lamberigts, K. Schelkens (éd), The Belgian Contribution to the Second Vatican Council : International Research Conference at Mechelen, Leuven and Louvainla-Neuve (September 12-16, 2005), Leuven, Peeters, 2008, p. 49-50. 78 « Qui dans le collège garde intégralement sa charge de vicaire du Christ et de pasteur de l’Église universelle ». 79 « Il n’est pas toujours “en plein exercice”, bien plus ce n’est que par intervalle qu’il agit dans un acte strictement collégial et si ce n’est avec le consentement de son chef ».
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pape et les évêques ensemble, mais entre le pape seul et le pape avec les évêques. Avec cette note, « d’aucuns ont vu une nouvelle manœuvre pour torpiller ou énerver le schéma »80, surtout lorsque, le 19 novembre (sommet de cette « semaine noire »), Mgr Felici annonça que le vote d’ensemble du De Ecclesia inclurait la Note, qui pourtant n’avait pas été discutée in aula, et qui devenait ainsi une clé d’interprétation du chapitre 3. On mesure mieux l’effet produit quand on constate tous les efforts déployés par des évêques ou experts, dans les jours précédents, pour comprendre cette note comme étrangère au schéma81. Le Père de Lubac lui-même, le 16, semblait soulagé car il pensait alors que l’approbation du chapitre n’entraînerait pas « l’approbation officielle par le concile de la Nota »82 qui, selon lui, risquait de vider le texte de sa substance, comme le rapportait Congar : Ces jours-ci, plusieurs experts (Dossetti, Medina83, Lubac) sont fort excités sur les quatre ajouts faits par Philips à sa Relatio sur le chap. III84. Ils pensent que quelques mots sont de trop et qu’on risque de vider la collégialité de son contenu. Je trouve cette impression très exagérée85. On comprend alors les réactions à l’annonce par Mgr Felici de l’inclusion de la note dans le vote final : À cette annonce succède d’abord un silence figé ; puis on perçoit quelques murmures. Près de moi, plusieurs experts parlent de “manœuvre malhonnête”86. Hier, on avait distribué le fascicule complet, portant en titre : “Schema constitutionis dogmaticae DE ECCLESIA, de qua agetur in sessione publica diei 21 novembris 1964”87 ; ce fascicule ne contenait pas la Nota praevia. Celle-ci se présente essentiellement comme un document de commission : “Commissio statuit…, Commissio censuit. etc.”88 On a l’impression que c’est maintenant la carte forcée. Il est trop tard pour faire une réclamation ou demander des explications. Les évêques ne peuvent évidemment pas repousser la Constitution, fruit d’un travail 80 A. Jauffrès, Carnets…, p. 228, 16 novembre 1964. 81 « Oreste Kéramé me paraît plus calme qu’hier matin. Il s’est fait une raison : du moment que cette Nota praevia n’est ni discutée ni votée dans l’aula conciliaire, sa seule autorité est celle de la commission théologique, laquelle n’est pas au-dessus du Concile. Au reste, en acceptant les quelques modi proposés pour le ch. 3e, les Pères ne feront qu’entériner le vote qu’ils ont déjà émis il y a plus d’un mois, alors qu’il n’était pas question de Nota praevia : ils conservent donc toute liberté par rapport à elle. J’admire la subtilité byzantine de ce dernier raisonnement », Carnets, II, p. 319, 17 novembre 1964. 82 Ibid, p. 314, 16 novembre 1964. 83 Jorge Medina Estévez, né en 1926, chilien, ordonné en 1954. Expert au concile. Il devient ensuite pro-préfet de la Congrégation pour le culte divin et la discipline des sacrements, en 1996, et est créé cardinal en 1998. 84 Il s’agit de la Nota praevia. 85 Y. Congar, Mon Journal, II, p. 253-254, 11 novembre 1964. 86 Comme on le verra, c’est aussi l’avis, à cette époque, du Père de Lubac. 87 « Schéma de la constitution dogmatique De Ecclesia, de laquelle on traitera lors de la session publique du 21 novembre 1964 ». 88 « La commission a décidé… la commission a estimé ».
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long et énorme, qui est le gros morceau du concile, et qu’ils viennent de voter chapitre par chapitre à la quasi-unanimité. Au reste, les plus raisonnables doivent bien voir que l’insertion de la Nota praevia ne change rien d’essentiel, et que ce document conserve son caractère, qu’il soit inséré ou non dans le fascicule89. Le même jour, Mgr Felici annonçait la distribution de 19 modi au schéma De oecumenismo, qui ne seraient pas discutés, et ce alors même que le texte avait déjà été approuvé en ses différentes parties, et qu’il ne restait donc qu’à procéder à un vote sur l’ensemble. Les Pères devraient donc accepter le texte avec des modi imposés (que beaucoup considéraient comme allant « dans un sens d’atténuation et de restriction »90), ou le rejeter en bloc… Enfin, le cardinal Tisserant, doyen du conseil de présidence, annonça le report du vote sur la liberté religieuse, pourtant très attendu. L’émotion fut considérable. Ainsi, lorsque Mgr De Smedt lut, au nom du Secrétariat pour l’Unité, son rapport sur la liberté religieuse, texte qui venait d’être déprogrammé de l’agenda de la session, il se passa quelque chose d’inouï jusqu’ici à ce point dans “l’aula”. A peine Mgr De Smedt eut-il terminé que, spontanément, de tous les bancs et de tous les points de l’assemblée, les applaudissements crépitèrent, montèrent, allèrent crescendo, s’arrêtant parfois pour reprendre ensuite plus vigoureusement et se prolongeant indéfiniment (…) Le plébiscite était fait, et personne ne put s’y tromper. L’immense majorité du concile est pour la Liberté religieuse, telle que nous l’a présentée le Secrétariat pour l’Unité91. A lire ses Carnets, le Père de Lubac se montre d’une sérénité remarquable, estimant que les modi sur l’œcuménisme ou la Nota Praevia ne changent rien92. Quant à la déclaration sur la liberté religieuse, il semble estimer qu’il n’était pas inconvenant 89 Carnets, p. 330, II, 19 novembre 1964. Comme nous le verrons, la dernière phrase, très apaisée, ne correspond pas du tout à la réaction du Père de Lubac à l’époque même. 90 Journal Blanchet, 20 novembre 1964. 91 A. Jauffrès, Carnets…, p. 233, 19 novembre 1964. 92 « Au reste, les plus raisonnables doivent bien voir que l’insertion de la Nota praevia ne change rien d’essentiel, et que ce document conserve son caractère, qu’il soit inséré ou non dans le fascicule », Carnets, II, p. 330, 19 novembre 1964. Sur l’œcuménisme : « La plupart de ces corrections sont en effet insignifiantes. Mais une ou deux d’entre elles font ce matin l’objet de critiques acerbes. Notamment l’avant-dernière. Quelques-uns y voient une injure à l’adresse des protestants. Le texte du décret portait : “In ipsis Sacris Scripturis Deum inquirunt et inveniunt sibi loquentem”. Le nouveau texte porte : “… Deum inquirunt quasi sibi loquentem”. Jamais donc, demande-t-on, un chrétien n’a pu trouver Dieu en méditant l’Écriture ? Le bien qu’il a cru trouver dans sa lecture n’a donc jamais été qu’une illusion (quasi) ? On veut donc mettre les évêques en demeure, ou de proférer cette injure, ou de repousser le De Oecumenismo ? (…) Cependant, une question commence à se poser, bien propre à ramener le calme, du moins dans ce secteur de l’œcuménisme : ne serait-on pas parti en guerre contre un mot pris à contresens ? », Carnets, II, p. 334-335, 20 novembre 1964. Notons d’ailleurs que, d’après le témoignage du Père Duprey, nommé en 1963 sous-secrétaire de la section des relations avec les Églises orientales du Secrétariat pour l’Unité, il y avait bien contresens sur ce quasi : « Il est clair que dans notre texte il ne veut pas dire “comme si il était celui qui leur parle”, on aurait alors en latin “quasi sibi loquetur”. Or, il faut lire “comme celui qui leur parle” » (cf. son article
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que les Pères disposent d’un délai supplémentaire pour étudier le texte93. Il s’agit ici, très clairement, de corrections apportées a posteriori. La correspondance, écrite seulement quelques jours après les événements, est nettement plus dramatique. Elle met clairement en cause les manœuvres de la Curie : Les 19-20-21 novembre resteront pour longtemps je le crains des jours de deuil pour l’Église. Rien ne sert plus de s’indigner contre ce qu’il faut bien appeler un “brigandage”94, le mal est accompli, aux conséquences incalculables. On a pu voir dans Saint-Pierre un cardinal95, l’un des membres les plus solides du concile, verser des larmes. Et je n’oserais rapporter les réflexions de certains observateurs. Très sciemment quelques hommes (une poignée) ont voulu ruiner tout aggiornamento, supprimer toute chance œcuménique, renvoyer les évêques du monde entier à la condition de valets, et en trois jours tout fut accompli. Le Saint-Père, sans leur céder en tout (loin de là !) a suffisamment cédé, pour que les évêques soient maintenant dans une situation fausse, réduits à l’impuissance. Les phénomènes de décadence vont s’accélérer, et peut-être par réaction surgiront des frondes anarchiques. La catholicité tout entière a été bafouée. Il faut avoir assisté au drame de l’intérieur pour en comprendre la portée. Prions96. A André Ravier, son confrère jésuite, il écrivait : Pour l’instant, c’est la mort de tout renouvellement sérieux dans l’Église. On ne se fait pas une idée de la puissance extraordinaire d’un tout petit groupe d’hommes, pour qui ne comptent ni Pape ni évêques, qui n’ont d’autre théologie que celle de leur droit canon au service de leur puissance, qui veulent la ruine de tout œcuménisme, qui sont hostiles à tout effort de pensée. Le choc a été rude97. Avec Bruno de Solages, il était encore plus net : « Tout espoir n’est pas perdu. Mais le Saint-Père ayant paru sur toute la ligne plier devant les hommes de la Curie, les évêques se trouvent dans une situation très délicate »98. La réalité était un peu plus complexe, mais cette réaction du Père de Lubac montre à la fois son tempérament inquiet et ses préventions à l’égard d’un clan aussi réduit que puissant. Il est clair que la minorité n’avait eu de cesse de faire pression sur Paul VI. Cependant, celui-ci n’était pas non plus sans entretenir quelque inquié-
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« Paul VI et le décret sur l’œcuménisme », Paolo VI e i problemi ecclesiologici al Concilio, op. cit., voir surtout p. 238-248). « Personne, cependant, ne paraît faire allusion au fait, réel, que le texte du De Libertate présenté par Mgr De Smedt est vraiment un texte refondu, ce qui donnait une raison (pour certains, un prétexte) à réclamer un délai », Carnets, II, p. 340, 21 novembre 1964. Allusion au « brigandage d’Éphèse », nom donné au deuxième concile d’Éphèse (449). Il s’agit du cardinal Alfrink. Cf. lettre à Bruno de Solages, 23 novembre 1964, CAECL. Lettre à Bernard de Guibert, 23 novembre 1964, CAECL. Notons que le Père de Lubac se livrait là à un proche, et lui demandait, en post-scriptum : « Pas de publicité, s’il vous plaît, à cette lettre ». Lettre à André Ravier, 24 novembre 1964, CAECL. Lettre à Bruno de Solages, 23 novembre 1964, CAECL.
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tude. Ainsi, sur l’œcuménisme, c’est le pape qui proposa les modi, et « son scrupule pourrait avoir été en consonance avec les craintes de la minorité que des éléments doctrinaux soient gravement compromis en l’absence de distinctions plus claires »99. La Nota praevia, elle aussi, était bien une initiative de Paul VI, soucieux de répondre aux inquiétudes toujours réaffirmées de la minorité (et aux siennes), et ainsi de rallier l’unanimité. Quant au report du vote sur la liberté religieuse, l’initiative venait cette fois du conseil de présidence, qui estima que le texte était nouveau et devait être examiné de façon approfondie. Les schémas sur l’Église et sur l’oecuménisme n’en furent pas moins votés par les Pères, à une écrasante majorité100, mais la fin de la session avait pour certains, dont le Père de Lubac, un goût amer. Très vite toutefois, le Père de Lubac se rasséréna, et en arriva, l’émotion passée, aux conclusions retranscrites dans ses Carnets, comme le prouve sa correspondance : « Les manœuvres anti-conciliaires sont proprement scandaleuses. Mais le Saint-Père y a beaucoup moins cédé que plusieurs semblent le croire »101, ce qui contraste singulièrement avec ce qu’écrivait au même Bruno de Solages le Père de Lubac quelques jours plus tôt. Ainsi, son impression, à la fin de l’année 1964, était que ces bouleversements des derniers jours ne changeaient pas grand-chose sur le fond : Oui, c’est vrai, les derniers jours de cette année conciliaire ont été pénibles, et il risque d’en rester un “traumatisme”. Mais, pour le fond des choses, cela n’a pas apporté de changement notable. Sur l’œcuménisme, il y a deux modifications regrettables, mais qui ne sont que des détails perdus dans un texte dont toute la substance demeure. Quant à cette fameuse “Nota Praevia”, (…) bien sûr, elle est unilatérale, et elle insiste sur des points que quelques-uns croyaient (ou affectaient de croire) en péril, et en ce sens, il est vrai de dire que les amis de Berto102 y retrouvent ce qu’ils réclament. Mais elle n’en laisse pas moins intacte la thèse du chapitre 3, tel qu’il était, et contre lequel les amis de Berto menaient une campagne acharnée. Il faut les laisser à leur satisfaction : c’est bien à cette fin de ralliement que la Nota Praevia fut rédigée et adoptée. Et l’on doit se féliciter de ce que, finalement, Paul VI ait approuvé cette Note, telle que la commission théologique en avait arrêté la rédaction dernière après bien des allées et venues et bien des modifications nécessaires103. N’en concluons pas, toutefois, que le Père de Lubac était parfaitement serein. De nouvelles inquiétudes se faisaient jour, notamment sur le thème du dialogue entre l’Église et le monde.
99 L. A. G. Tagle, « La semaine noire… », art. cité, p. 507. 100 Le 19 novembre, 2134 Pères approuvèrent le schéma sur l’Église, contre 10 (et un vote nul) ; le 20 novembre, 2054 Pères approuvèrent le schéma sur l’œcuménisme, contre 64 (et 11 nuls, dont 6 juxta modum qui n’avaient plus lieu d’être pour l’approbation finale). 101 Lettre à Bruno de Solages, 4 décembre 1964, CAECL. 102 Victor-Alain Berto (1900-1968), français, ordonné en 1926. Fondateur des Dominicaines du SaintEsprit et cofondateur de La Pensée catholique. C’est l’expert privé de Mgr Marcel Lefebvre. 103 Lettre à Bernard de Guibert, 28 décembre 1964, CAECL.
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B. Quel dialogue entre l’Église et le monde ? La question du schéma 17 puis schéma 13 C’est le schéma 17, puis 13, et le thème de l’ouverture au monde, du dialogue avec le monde, qui suscita, chez le Père de Lubac, les inquiétudes les plus vives. A la demande de Mgr McGrath, rencontré à Rome, à l’occasion de la session plénière que tint la commission doctrinale lors de la première semaine de juin, il rédigea des remarques sur le schéma De Ecclesia in mundo huis temporis104. Ce schéma, qui avait déjà connu plusieurs étapes de rédaction, avait été refondu à Zurich, en janvier et février 1964, avant d’être soumis à la commission mixte en mars, puis en juin. Avec la rédaction de Zurich, quelques grands principes s’affirmèrent105 : le dialogue avec le monde moderne, la solidarité de l’Église avec tout le genre humain, le principe des “signes des temps”, les réalités terrestres prenant une valeur de lieu théologique. Or, le schéma ne fut pas sans susciter des réserves : K. Rahner estimait ainsi que les ordres naturel et surnaturel n’étaient pas assez distingués, d’autres critiquaient un optimisme jugé excessif : quid du péché par exemple106 ? et que signifiait le mot “monde”107 ? Qu’un concile s’adresse ainsi ad extra était chose inédite, et le Père de Lubac n’en contestait pas l’idée même, mais, au vu de la crise de la foi qu’il discernait, il s’inquiétait d’une mauvaise interprétation possible. Il concluait ainsi ses remarques : « Je tiens à préciser (…) que ces observations ne signifient nullement une opposition à l’inspiration du schéma, mais seulement la crainte d’un malentendu possible, malentendu que la situation actuelle rend probable, et qui pourrait avoir des conséquences graves »108. Les craintes du Père de Lubac peuvent se résumer à la possibilité de comprendre que l’Église se sécularise, comme si elle ne cherchait plus à éclairer les hommes sur leur vocation éternelle et le monde sur sa finalité, au-delà de l’ici-bas. Il écrivait ainsi : 1. Quelques-uns ont observé qu’il n’y avait pas lieu de recourir de la sorte à des considérations d’ordre dogmatique et surnaturel pour parler des choses de l’ordre temporel. 2. Il paraît cependant plus fondamental de prendre les choses dans l’ordre inverse : par ces manières de parler, ne donne-t-on pas l’impression de diminuer, d’affadir et finalement de fausser la vérité révélée, en la restreignant à l’horizon de ce monde temporel ? Par exemple : la vocation de l’homme est-elle entièrement “in hoc mundo” ? L’Esprit-Saint renouvelle-t-il la face de la terre par une 104 Remarques à propos du schéma 13 : Ecclesia in mundo huius temporis (Quatre premières pages), 5 juin 1964, CAECL. On les trouve également, mais en partie seulement, dans MOÉ, p. 343. Ciaprès : Remarques schéma 13. Ces quatre premières pages sont celles consacrées au prooemium et au premier chapitre, sur la vocation intégrale de l’homme. 105 E. Vilanova, « L’intersession… », art. cité, p. 448-449. 106 « Mgr Volk dit qu’on devrait montrer le monde dans le péché, etc., ce qui ne semble pas plaire à tous », Carnets, II, p. 78-79, 4 juin 1964. 107 Après la session plénière, Mgr Philips notait encore au sujet de ce schéma : « Il est superficiel et pas toujours rigoureux d’un point de vue théologique. Il soulèvera encore beaucoup de remous », Carnets conciliaires…, op. cit., 12 juillet 1964. 108 Remarques schéma 13, CAECL.
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organisation terrestre109 ? L’instauration de toutes choses dans le Christ selon la volonté du Père et la force de l’Esprit consiste-t-elle dans la “construction” terrestre du monde110 ? etc. Telle n’est évidemment pas la pensée des rédacteurs du schéma, et d’ailleurs toutes les vérités essentielles seront bien formulées dans la suite. Néanmoins, dans ces premières pages, il y a, malgré tout, une équivoque, laquelle me paraît particulièrement dangereuse, pour la raison suivante : aujourd’hui, bien des fidèles, et même des prêtres (sans en exempter les religieux) sont tentés de “s’ouvrir au monde” de telle manière qu’ils se laissent envahir par lui ; ils sont tentés d’abandonner peu à peu les perspectives de la foi chrétienne pour ne plus s’intéresser qu’à ce monde présent et temporel. ( Je pense plus spécialement à la France, dont la situation religieuse m’est mieux connue). Or je crains qu’ils n’y soient encouragés (bien qu’à contresens) par ces manières de parler. Quant aux incroyants, plusieurs ne manqueront pas de dire : voilà que l’Église abandonne peu à peu ses dogmes ; elle prend vaguement conscience que son rôle est fini ; alors elle vient à nous pour survivre, sans oser abandonner encore sa phraséologie religieuse… En conséquence, et pour éviter le plus sûrement ces équivoques mortelles, il serait bon, me semble-t-il, de parler dès le début de telle sorte que la foi chrétienne soit proclamée dans son intégralité. La vocation éternelle et divine de l’homme serait bien mise en relief. Le concile montrerait au monde non seulement sa foi, mais sa confiance dans sa foi. Les problèmes d’ordre temporel pourraient alors être abordés dans cette lumière complète, avec toutes les distinctions voulues. Sans cela, la grande, intelligente et authentique charité qui a présidé à l’élaboration de ce schéma risque d’être prise pour une concession arrachée à la faiblesse, pour l’expression d’un complexe d’infériorité à l’égard du “monde”, et pour un “signe des temps” : l’Église catholique commençant à douter de sa mission d’éternité111. Ainsi, tout en admettant la nécessité d’un tel texte, le jésuite entendait réaffirmer la transcendance du christianisme vis-à-vis du monde. Il est clair que ces craintes étaient, comme il le dit lui-même, motivées par une situation religieuse qui 109 On lisait dans le texte qui servait alors de base : « Ipse [l’Esprit-Saint] dirigit cursum temporum et renovat faciem terrae ; Ipse est, qui hominum mundat corda eaque ducit ad Christum, ut Sua luce illustrata lucide discernant in praesenti civilisatione proba et iusta a coeptis minus rectis et periculosis », « Lui-même dirige le cours des temps et rénove la face de la terre ; c’est Lui qui purifie les cœurs des hommes, et les conduit vers le Christ pour que, illuminés par Sa lumière, ils distinguent dans la civilisation présente les choses honnêtes et justes des entreprises moins droites et dangereuses », fonds Haubtmann, 925, p. 1. 110 « Ecclesiae mysterio iam considerato, S. Synodus Ecclesiae filios alloquitur ut unitis viribus studeant mundo aedificando in Christo Iesu, secundum propositum Patris, in virtute Spiritus Sancti », « En considérant le mystère de l’Église, le saint concile s’adresse à ses fils pour que, en unissant leurs forces, ils s’appliquent à l’édification du monde en Jésus-Christ, selon le dessein du Père, en vertu de l’Esprit-Saint », ibid, p. 2. 111 Remarques schéma 13, CAECL.
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l ’inquiétait : des passages du texte auraient pu encourager des tendances temporalisatrices. Pourtant, le texte ne taisait pas la vocation éternelle de l’homme : At, per donorum Dei superabundantiam cor hominis dilatatur et spes eius elevatur ultra civitatem terrestrem aedificandam, quae, quamvis grandis et pulchra, tamen manet transitoria, expectans civitatem venturam caelestem. Profecto Christus Iesus, unicus Dei Filius, nos altioris participes fecit vocationis : ut credentes in Eum et qui misit Eum, Patrem, vitam habeamus aeternam, filii Dei nominemus et simus, divino amore cum Ipso coniuncti unam formemus familiam Dei, Deum Patrem filiorum animo cognoscentes, nunc per idem, tunc autem facie ad faciem112. Mais il est significatif que le Père de Lubac, lui, relève la phrase qui suivait : « Haec spes sane non diminuit, sed exaltat huius vitae in mundo et societate humana dignitatem et momentum »113, et écrive : Cela est vrai encore. Mais la perspective abordée pourrait laisser entendre que l’Église veut en quelque sorte se faire pardonner son espérance d’éternité, en montrant que cette espérance est pour elle un moyen de mieux servir les intérêts temporels de ce monde114, interprétation qui témoigne des inquiétudes du jésuite : derrière une phrase d’apparence anodine, il traque les mauvaises intentions possibles, tant il était préoccupé de voir escamotée la dimension transcendante du christianisme. Pourtant, l’évêque de Livourne, Mgr Guano, qui avait été chargé à la fin 1963 de la révision du texte, avait expliqué que s’ « il ne fallait pas que l’Église apparût comme indifférente aux réalités temporelles », il ne fallait pas non plus « qu’elle semblât ne se consacrer qu’à la solution des problèmes contemporains »115. Synthèse difficile dans laquelle le Père de Lubac, sans méconnaître la nécessité du dialogue avec le monde, entendait, dans le contexte de l’époque, insister d’abord sur le rappel de l’espérance d’éternité. Il n’était d’ailleurs pas le seul à exprimer des réserves sur ce texte, et le P. Congar ne s’en montrait guère satisfait non plus116. 112 « Mais, par la surabondance des dons de Dieu, le cœur de l’homme est dilaté et son espoir est élevé au-delà de la cité terrestre à édifier, qui, bien qu’elle soit grande et belle, reste cependant transitoire, en attendant la cité céleste à venir. Assurément, le Christ Jésus, unique Fils de Dieu, nous fait participer à une vocation plus haute : pour que, croyant en Lui et en celui qui L’a envoyé, le Père, nous ayons la vie éternelle, et que nous soyons appelés fils de Dieu, et nous le sommes, et que, joints à Luimême par l’amour divin, nous formions l’unique famille de Dieu, connaissant Dieu le Père selon l’esprit des fils, maintenant par la foi, ensuite face à face », fonds Haubtmann, 925, p. 3. 113 « Cet espoir ne diminue absolument pas, mais exalte la dignité et l’importance de cette vie dans le monde et la société humaine », ibid, p. 3. 114 Remarques schéma 13, CAECL. 115 Cf. R. P. Thomas, s.j. « De Ecclesia in mundo hujus temporis », Études et documents, 7 août 1964, ASF, J.1.20. 116 Cf. ses remarques du 22 août 1964 sur le schéma, AHAP, fonds Veuillot, 2364. : « La dominante du point de vue moral sur le point de vue dogmatique, dans ce texte, entraîne cette conséquence que l’œuvre temporelle et l’Évangile y sont, à plusieurs reprises, présentés excessivement comme en continuité. On passe du naturel au surnaturel, et inversement ; on dit que l’œuvre terrestre ira
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Le Père de Lubac ne se contenta pas d’une diffusion à un ou deux évêques de ses remarques, chose pour le moins inhabituelle pour lui, et signe de l’importance qu’il accordait à la question. On trouve ainsi dans ses archives des réponses de NN. SS. Rigaud (Pamiers)117, Villot (coadjuteur de Lyon), Maziers (auxiliaire de Lyon), Vial118 (Nevers), Veuillot (Paris), Mazerat119 (Angers, qui les communiqua à ses collègues de l’ouest), Garrone (Toulouse)120, Ancel (auxiliaire de Lyon). Ces deux derniers, membres de la commission doctrinale, envoyèrent une réponse plus développée qu’un simple remerciement. Les deux évêques soulignaient l’importance de cette note : « Elle touche le point vif de ce schéma et réveille certainement en beaucoup une préoccupation présente dès l’origine »121, tout en soulignant la difficulté de l’entreprise : il s’agissait de tenir un discours de foi, refusant une séparation pure et simple entre les ordres naturel et surnaturel, ne voulant pas non plus céder à la confusion de ces plans, et cherchant à toucher les hommes. Mgr Garrone écrivait ainsi : Je serais personnellement heureux que vos remarques amènent à trouver dans les premières pages une note qui paraisse faire moins de concessions. Mais les tranquilles affirmations de la Foi doivent aussi se produire au contact de ceux auxquels elles s’adressent. La tâche est délicate122. Quoi qu’il en soit, la comparaison du texte commenté par le Père de Lubac et du texte amendé et envoyé aux Pères (daté du 3 juillet)123 montre que ses remarques ne furent pas prises en compte. Elles ne pouvaient pas l’être puisque la discussion s’achevait le 6 juin, quand le Père de Lubac écrivit ses remarques le 5. Le schéma 13 beaucoup mieux si on la poursuit dans l’esprit de l’Évangile. Ce n’est pas faux, mais c’est un peu trop simple et optimiste. Cela ne vient-il pas du fait que, se situant au plan moral, on se situe dans le cadre de l’unité de fin, sans marquer assez la différence de plan ? Ne faudrait-il pas énoncer fortement la différence avant d’affirmer l’harmonie ? Peut-être un paragraphe plus dogmatique (ce qui ne veut pas dire abstrait, irréel, incompréhensible… !) sur la dualité de l’Église et du monde, tous deux ordonnés ultimement (et dans des conditions différentes) au Royaume, permettrait de mieux équilibrer l’exposé. Et, en même temps, répondrait à la grande question que se posent les fidèles les plus conscients : qu’est-ce que l’œuvre temporelle apporte au dessein de Dieu ? », p. 2. 117 Maurice-Mathieu Rigaud (1912-1984), français, ordonné en 1935. Évêque de Pamiers de 1961 à 1968. 118 Michel Vial (1906-1995), français, ordonné en 1935. Évêque coadjuteur de Nevers de 1961 à 1963, puis évêque de Nevers de 1963 à 1966. 119 Henri Mazerat (1903-1986), français, ordonné en 1932. Évêque d’Angers de 1961 à 1974. Membre de la commission de la discipline du clergé et du peuple chrétien. 120 Cf. lettre de Henri de Lubac à Mgr Garrone, 13 juin 1964, ASF, J. 1. 21. 121 Lettre de Mgr Garrone à Henri de Lubac, 16 juin 1964, CAECL. 122 Ibid. De son côté, Mgr Ancel écrivait : « Ce que vous avez écrit correspond à la préoccupation d’un bon nombre d’évêques. Nous sommes actuellement pris dans une alternative : d’un côté nous voulons lutter contre une certaine conception du profane et du temporel qui les situerait dans un pseudo-ordre naturel (ce qui les rendrait étrangers au dessein sauveur de notre Père du ciel). D’autre part, nous sommes exposés à un certain confusionnisme entre les deux plans. Je crois donc que tout ce que vous pourrez faire dans ce sens nous sera extrêmement utile. Il me serait difficile d’intervenir in aula pour plaider cette cause car je semblerais m’écarter de l’équipe avec laquelle j’ai travaillé, mais je pense que quelqu’un comme Mgr Garrone qui est très préoccupé, lui aussi, de cette confusion, pourrait le faire d’une façon avantageuse et grâce à son intervention, on pourrait ensuite améliorer le texte actuel comme on a amélioré le texte sur l’Église. De tout cœur, merci pour cette collaboration si utile », lettre de Mgr Ancel à Henri de Lubac, 20 juin 1964, CAECL. 123 On le trouve par exemple dans le fonds Streiff, 800, ICP.
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devait donc rester, durant la troisième session, l’un de ses principaux motifs d’inquiétude. Le Père de Lubac arriva à Rome le 13 septembre 1964, la veille de l’ouverture de la troisième session. Avec le P. Martelet et des évêques, notamment africains, il était logé à l’Hôtel Giotto124, qui avait l’inconvénient d’être situé loin du centre, à environ quatre kilomètres et demi à l’ouest du Vatican. La santé du jésuite était bien meilleure qu’un an auparavant, et elle ne semble pas avoir gêné son activité conciliaire125, bien plus intense qu’en 1963. Certes, au début de la session, il écrit : « Je ne suis les débats que d’une oreille distraite, je profite des lieux et je me promène à travers la basilique. Ce sont de grandes vacances, mais sans grande possibilité de rester tranquille à travailler un peu »126. Cependant, ses Carnets montrent une activité importante, même si, disons-le d’emblée, on chercherait en vain une influence directe du jésuite sur les textes en préparation. Durant la session, il chercha à réagir à des textes qu’il jugeait déficients et c’est surtout le schéma 13 qui continuait de l’inquiéter. Il est ainsi significatif qu’il participe, sur ce thème, aux ateliers de l’épiscopat français, qui réunissaient des évêques et des théologiens pour étudier un texte. Le Père de Lubac participa à deux reprises à l’atelier sur le schéma 13, les 21 et 28 septembre 1964. Un document de huit pages est sorti de ces réflexions127, avec, en en-tête, le nom de huit théologiens, très probablement ceux qu’évoque le Père de Lubac à l’occasion de la réunion du 21128. Toutefois, il semble difficile de se référer à ce document comme s’il exprimait le point de vue unanime des huit théologiens, quand on sait que le Père de Lubac avait évoqué ainsi la séance d’atelier du 21 : « nous sommes une vingtaine : environ 12 évêques et huit “théologiens”, faiblesse de pensée »129. Néanmoins, ce document de huit pages a manifestement été influencé par le Père de Lubac. En effet, en réponse aux observations sur le schéma 13 qu’il lui avait remises, probablement pour faire une synthèse de la réunion du 21, le Père de Lubac écrivit à Henri Denis une longue lettre130, précisant sa propre pensée. Or, le document de huit pages reprend plusieurs thèmes traités dans la lettre, mais pas d’autres, permettant ainsi de mesurer les différences d’approche. Le document reprenait des reproches du Père de Lubac : « un “triomphalisme” modestement exprimé », « une apologétique un peu courte », « l’Église apparaît comme un “en-soi” », « le surnaturel est un peu considéré comme surajouté », « le Christ, malgré les formules, reste extrinsèque à la création », « ce dualisme s’accompagne
124 35 Via Cardinal Passionei. 00167 Rome. 125 Certes, il se rend à l’hôpital pour une consultation (Carnets, II, p. 267, 3 novembre 1964), sans que l’on sache bien pourquoi, et rencontre par deux fois un médecin, mais il n’apparaît pas que cela ait vraiment freiné son activité conciliaire. 126 Lettre à Henri Bouillard, 19 septembre 1964. 127 Fonds Haubtmann, 1151 : Remarques sur le schéma 13 (PP. Cottier, H. Denis, J. Frisque, M. Hua, M-J. Le Guillou, de Lubac, G. Martelet, P. de Surgy). On trouve également le document dans les fonds Liénart, Streiff, Le Cordier, de Provenchères, Maziers. 128 Carnets, II, p. 132, 21 septembre 1964. 129 Ibid. 130 Ibid, p. 141-142, 25 septembre 1964.
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d’une eschatologie trop purement temporelle »131. Toutefois, et c’est là la différence majeure, ces défauts n’étaient pas dus à la même cause selon le Père de Lubac et selon le document dit des huit théologiens. Pour le Père de Lubac, si, malgré ses mérites, ce schéma n’est guère lisible, c’est avant tout parce qu’il procède d’une doctrine floue, et qu’il se ressent d’une timidité excessive. On ne peut offrir ainsi qu’une demi-vérité, un Évangile à demi banalisé, une demi-espérance, un moralisme sans vigueur, une apologétique trop négative132. Pour le document dit des huit théologiens, le schéma n’était pas lisible pour des hommes du dehors un peu à cause du ton, encore très irréel, moralisateur, apologétique ; beaucoup à cause de l’oubli des problèmes réels qui se posent, pour introduire des problèmes qui peuvent se poser à des théologiens catholiques et qui ne se posent pas de la même façon à des gens du dehors133. Il semble très difficile de prétendre que le Père de Lubac aurait souscrit à pareille orientation, lui pour qui les problèmes temporels ne pouvaient être considérés comme les seuls vrais problèmes, mais qui estimait que le christianisme traitait le vrai problème, celui de la destinée de l’homme. Autre différence de taille : savoir à qui s’adresse le schéma. Pour le document dit des huit théologiens, « tout le monde s’attend à ce qu’il s’adresse à tous les hommes », mais le jésuite souhaitait des précisions, afin que l’on ne soit pas conduit, en cherchant à être entendu de tous, à un amollissement de la foi chrétienne, qui ne serait que trahison : Oui, il faudrait s’adresser à tous les hommes. Mais cela ne veut pas dire : “à l’homme de la rue”. Il faudrait pouvoir se faire lire de beaucoup. Mais je ne crois pas qu’on soit jamais lisible, en disant quelque chose qui porte, si l’on cherche trop à l’être, si cette préoccupation est dominante, et si l’on s’embourbe pour cela dans l’idée timide de “pré-évangélisation”134. C’est d’ailleurs sur ce point, qu’il jugeait fondamental, qu’il intervint lors de la deuxième réunion de l’atelier, le 28 septembre : Parlant à tous les hommes, il faut leur parler en chrétiens ; les Apôtres ont apporté l’espérance chrétienne à des hommes dont aucun n’était d’abord 131 Fonds Haubtmann, 1151, p. 3-4. A titre de comparaison, voici les extraits de la lettre du Père de Lubac correspondants : « un “triomphalisme” de ton modéré », « une apologétique trop négative », « l’Église apparaîtra plus ou moins comme un “en-soi” », « le surnaturel, dans la mesure où on osera l’introduire, fera figure de surajouté », « le Christ semblera n’être qu’un moyen : le monde ne recevra plus en lui sa signification », « l’eschatologie aura une saveur temporelle », Carnets, II, p. 141, 25 septembre 1964. 132 Ibid. 133 Fonds Haubtmann, 1151, p. 1. 134 Carnets, II, p. 141, 25 septembre 1964.
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henri de lubac et le concile vatican ii chrétien, ils ne se sont pas perdus dans des considérations préliminaires et des hésitations sans fin ; etc. Quand on demande pour le schéma de la doctrine, on ne demande ni que le schéma commence par elle, ni que l’exposé doctrinal soit long, ni que ce soit un enseignement abstrait. Le christianisme est la vérité de la vie. Apporter l’espérance chrétienne intégrale n’est pas plus long ni plus compliqué que s’en tenir à des demi-vérités135.
Le résultat de l’atelier ne le satisfaisait pas, et il décida donc de s’ouvrir de ses inquiétudes à un éminent Père du concile, le cardinal Léger136. Dans la lettre qu’il lui adressait, le Père de Lubac exposait, en effet, ses inquiétudes au sujet du schéma 13 : Les silences ou les timidités du schéma sur la vocation éternelle de l’homme seraient exploités comme un encouragement à se détourner des réalités de la foi. C’est pour y obvier dans l’infime mesure de mes forces que, après y avoir souvent réfléchi devant Dieu, j’ai rédigé cette lettre137. Sa crainte est bien que l’on ne s’adresse plus au monde de façon pleinement chrétienne : Une doctrine étrange se répand depuis une vingtaine d’années : tout ce qui est de la foi chrétienne serait “théologie abstraite” ; il ne faudrait en parler habituellement qu’entre spécialistes ou, tout au plus, entre croyants ; lorsqu’on s’adresse “au monde”, il faudrait ne lui parler que de ce qui l’intéresse, c’est-à-dire s’en tenir exclusivement aux problèmes d’ordre temporel, qui seraient seuls les “vrais problèmes”138. Si une telle tendance lui semble particulièrement grave, c’est qu’elle fait retomber dans l’extrinsécisme, contre lequel Henri de Lubac a toujours lutté, en ce qu’il conduit à penser que le cœur de la foi chrétienne est comme étranger à l’homme, alors que le jésuite a toujours insisté sur ce profond désir de Dieu qui se trouve en chaque homme, et qui est le « véritable problème », celui de la destinée humaine, qui n’est pas seulement temporelle. On comprend alors qu’il réagisse à un article d’Henri Fesquet, dans Le Monde, qui distinguait les « problèmes purement ecclésiastiques » dont le concile avait débattu jusqu’alors, des « véritables problèmes du 135 Ibid, p. 150-151, 28 septembre 1964. Le Père de Lubac avait déjà abordé ces questions dans Paradoxes, op. cit., p. 50 : « La recherche de l’adaptation entraîne comme son ombre la recherche du succès. Mais quelle sera la norme de ce succès ? L’aura-t-on obtenu lorsqu’on aura satisfait tout le monde, lorsqu’on se sera fait comprendre de tous et qu’on n’aura provoqué ni étonnement ni scandale ? Ce succès-là risque fort de n’être que le signe de l’inefficacité. Rien de fort, rien de neuf, rien d’urgent ne pénètre en l’homme qu’à travers des résistances. Pense-t-on que la prédication chrétienne ne doit plus jamais être désormais “scandale” et “folie” aux yeux du monde ? ». 136 Au CAECL, on trouvera le brouillon de la lettre, qui ne diffère que très peu de celle publiée dans MOÉ, p. 341-344. 137 MOÉ, p. 342-343, 17 octobre 1964. 138 Ibid, p. 342.
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monde actuel »139, entendons ceux traités par le schéma 13, dont la discussion devait bientôt débuter (le 20 octobre). Il écrivit ainsi à Henri Fesquet : Vous nous dites que Vatican II a traité jusqu’ici de problèmes “purement ecclésiastiques”. Tout dépend du sens qu’on donne aux mots. Est-ce que la réforme liturgique ne doit pas intéresser, et plus profondément qu’on pourrait le croire, la vie de tous les fidèles ? Et le schéma sur l’Église n’est-il pas en grande partie construit sur la base du “Peuple de Dieu” ? Quant au schéma sur la Révélation, qui parle de Dieu appelant à Lui tous les hommes, de l’Évangile de Jésus-Christ, de la lecture et de l’étude de l’Écriture sainte, ne concerne-t-il pas directement tous les chrétiens, et même, dans notre espoir, tous les hommes ? L’effort du Concile ne va-t-il pas à nous libérer de cette disjonction, malheureuse dans sa radicalité : ecclésiastiques-laïcs ? — Vous parlez ensuite des “véritables problèmes du monde actuel” : vos lecteurs ne seront-ils pas portés à comprendre que seuls les problèmes “actuels” sont des problèmes véritables ? Or, le rôle de ceux qui ont à transmettre l’Évangile à chaque génération n’est-il pas essentiellement, à travers tout, de rappeler le problème humain par excellence, celui de la destinée de l’homme ?140. Mais le Père de Lubac ne visait pas que des journalistes. En effet, des théologiens du concile lui semblaient prêter également le flanc à sa critique. Quand il s’interrogeait sur les raisons qui poussaient quelques-uns à s’en tenir aux problèmes temporels, en taisant la vocation chrétienne de l’union de l’homme à Dieu, il en discernait deux principales : « Les uns justifient cette attitude de faiblesse par l’idée de “pré-évangélisation”, démesurément amplifiée »141, c’est-à-dire qu’il s’agirait de ne pas choquer les non chrétiens par une affirmation jugée trop abrupte de la foi. « D’autres, allant plus loin, construisent des théories d’après lesquelles il n’y aurait même plus à envisager de véritable évangélisation dans l’avenir, le monde dit “profane” étant déjà réellement chrétien indépendamment de la révélation évangélique »142, et le Père de Lubac estimait une telle théorie extrêmement dangereuse, en ce qu’elle escamotait la nouveauté chrétienne exprimée par un saint Irénée, parlant du Christ : « Omnem novitatem attulit semetipsum afferens »143. Il visait ici notamment le Père Schillebeeckx, o. p., qui, dans l’article « L’Église et le monde »144 se demandait si l’on pouvait et devait accepter un dualisme entre l’Église et le monde. Le dominicain estimait qu’un « nouveau sentiment religieux »145 en venait « à la conception que l’être-croyant n’est pas une superstructure idéologique à nos rapports humains et profanes, lesquels, sans le christianisme, 139 Carnets, II, p. 198, 10 octobre 1964. 140 Ibid, p. 199-200, 11 octobre 1964. Au CAECL se trouve la réponse de Fesquet, datée du 15 octobre. Le journaliste estimait avoir été mal compris et affirmait son plein accord avec le Père de Lubac. 141 MOÉ, p. 342, 17 octobre 1964. 142 Ibid, p. 342. 143 « Il a apporté toute nouveauté, en s’apportant lui-même ». 144 DOC n°142, s. d., 11 pages. 145 Ibid, p. 2.
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seraient aussi ce qu’ils sont et donc ne seraient pas réellement affectés par la foi »146. Bref, la vie chrétienne n’était pas hors du monde, « la vie humaine quotidienne, avec ses soucis terrestres de promotion humaine, est l’espace dans lequel la vie chrétienne normale doit se développer »147. Chacun aurait pu souscrire à pareille orientation, mais le problème venait de sa justification théologique : certes, le monde est travaillé par le péché, mais ce n’est qu’un aspect du monde, que Dieu a créé pour se communiquer aux hommes : Cela revient à dire que dans l’économie du salut le monde concret est par définition un christianisme implicite, une expression objective, non sacrale mais sainte et sanctifiée, de la communion des hommes avec le Dieu vivant, tandis que l’Église, comme institution de salut, avec sa confession explicite de foi, son culte et ses sacrements, est de cette même réalité l’expression directe et sacrale, la “separata a mundo”. Parler des rapports entre l’Église et le monde, ce n’est donc pas entamer un dialogue entre la dimension proprement chrétienne et la dimension non chrétienne de notre vie d’hommes ; ce n’est pas un dialogue entre le religieux et le profane, entre le surnaturel et le naturel ou l’intra-mondain, mais un dialogue entre les deux expressions authentiquement chrétiennes complémentaires d’une seule et même vie théologale, cachée dans le Mystère du Christ148. Ainsi, le monde, implicitement chrétien, « avant même que n’arrive l’Église comme institution de salut avec sa parole qui annonce explicitement le Mystère »149, participe à l’avènement du Royaume de Dieu : Au-dedans de cette vie théologale, même anonyme, la construction du monde et la promotion des peuples, les deux grandes espérances de l’humanité terrestre, deviennent une activité qui a, non seulement par l’intention, mais aussi intrinsèquement, une relation avec le royaume de Dieu150. Le Père de Lubac s’opposait très fermement à cette idée d’un christianisme implicite que la Révélation rendrait explicite, il y voyait « la trahison de l’Évangile »151. 146 Ibid. 147 Ibid, p. 4. 148 Ibid, p. 4-5. L’auteur prenait soin de préciser que, l’homme pouvant se fermer à la grâce, tous les non chrétiens ne sont pas des chrétiens implicites, tout comme tous les membres de l’Église ne sont pas des chrétiens authentiques. 149 Ibid, p. 6. 150 Ibid, p. 5. 151 Carnets, II, p. 218, 16 octobre 1964. Citons le passage entier : « Causé avec l’abbé Berrar, curé de St-Germain-des-Prés, l’un des curés invités au concile. Il me demande ce que je pense d’une théorie qui, me dit-il, commence à se répandre à Paris, spécialement dans le clergé : le monde serait chrétien depuis toujours ; la révélation chrétienne ne ferait que nous le dire, simple passage de l’implicite à l’explicite, etc. Je lui réponds que j’y suis opposé cent pour cent ; que, objectivement, c’est la trahison de l’Évangile ».
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Cette théorie l’inquiétait suffisamment pour qu’il remette en cause sa participation au Comité directeur de la nouvelle revue théologique qui se préparait, Concilium, car le P. Schillebeeckx participait aussi à cette entreprise152. C’est qu’une telle théorie avait des conséquences pratiques très directes quand on s’interrogeait sur le dialogue avec le monde. En effet, si le monde est implicitement chrétien, l’Église, écoutant « la vérité qui s’élabore dans le monde des hommes, n’écoute pas une voix étrangère qui lui viendrait du dehors, mais la voix du Christ vivant, qui est la tête de l’Église et le Seigneur du monde »153. Ainsi l’Église devait-elle tâcher de chercher dans les efforts de l’humanité pour un monde meilleur, l’intention profonde de ces efforts, même implicite, même niée par l’idéologie explicite, « car, en dernière analyse, l’engagement au service de la cité temporelle et d’un monde plus humain ne peut avoir de sens qu’en raison de cette attente d’un salut absolu, transcendant et eschatologique »154. Pour le Père de Lubac, il y avait là un danger de dissolution du christianisme dans le monde, dans la mesure où l’on serait amené à considérer que l’Église ne se distingue plus essentiellement du monde, que ce dernier n’aurait finalement rien d’essentiel à apprendre de l’Église, et celle-ci tout à apprendre de lui. Ainsi écrivait-il déjà durant l’intersession : Si, comme on le dit (encore aujourd’hui même), la foi chrétienne explicite n’est qu’une étiquette sur un flacon dont le contenu est le même que celui du flacon qui ne porte pas d’étiquette, pourquoi prêcher la foi chrétienne ? Si la charité parfaite est si aisément pratiquée partout, depuis toujours, pourquoi en prêcher des conditions de foi, de morale, et d’ascèse si onéreuses ? Si elle existe sans aucun rapport avec l’ensemble des pensées et des représentations que l’homme se fait des réalités spirituelles, pourquoi même prêcher la charité ?155. Encore convient-il de rester nuancé. Le P. de Lubac ne considérait évidemment pas que hors de l’Église, tout n’était qu’affreuse corruption, ce qui reviendrait à nier la doctrine patristique de la préparation évangélique, c’est-à-dire « les dispositions providentielles qui ouvrent à la Révélation le cœur de ceux qui l’ignorent encore »156. La question du salut nous semble éclairante pour comprendre ce rapport entre l’Église et le monde. Déjà dans Catholicisme, Henri de Lubac écrivait : Avec saint Augustin enfin, de tous les Pères pourtant le plus sévère, nous admettons volontiers que la clémence divine fut toujours à l’œuvre parmi tous les peuples et que les païens eux-mêmes ont eu leurs “saints cachés” et leurs prophètes157. 152 « J’arrive à saisir le P. Karl Rahner (qui vient de Münich), et je le vois deux minutes à part : il m’assure que la thèse de Schillebeeckx n’est qu’une opinion personnelle, qu’elle n’influencera pas la revue, et il me demande fortement de rester au comité directeur. Je ne suis qu’à demi rassuré », ibid, p. 247, 23 octobre 1964. 153 E. Schillebeeckx, « L’Église et le monde », art. cité, p. 6. 154 Ibid. 155 Vanves, dossier 29, note du 7 mai 1964. 156 G. Martelet, Les idées maîtresses du Concile, op. cit., p. 41. 157 Catholicisme, op. cit., p. 180-181.
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Mais se pose alors la question de l’utilité de l’Église : « Si un christianisme implicite suffit au salut de qui n’en connaît point d’autre, pourquoi nous mettre en quête du christianisme explicite ? »158. C’est que, pour le jésuite, le non chrétien peut bien gravir des sommets spirituels, son ascension restera toujours inachevée. Non qu’il s’arrête en chemin, sur la pente du sommet en haut duquel l’amènerait le Christ, « mais le Sommet suprême n’est pas atteint, et l’on risque même de s’en trouver d’autant plus éloigné qu’on aura pris pour lui quelque hauteur plus excentrique »159. Bref, c’est par l’Église que peuvent s’éclairer et se voir corrigées les richesses du monde, car elle est le signe du Christ, qui doit combler toutes les attentes humaines. Or, ce que craignait le Père de Lubac, c’est que ce rôle transcendant de l’Église soit obscurci, que son rôle dans l’économie du salut soit oublié, comme si le monde se suffisait à lui-même. Le risque est alors de voir passer au second plan le cœur même de la foi chrétienne, sa Révélation et ses dogmes, derrière ce que le monde a à apprendre à l’Église : Nombre de slogans, de phrases équivoques, de jugements ambigus font fortune autour du thème de l’ouverture de l’Église au monde ; certains parlent d’une “transcendance ultérieure à l’homme” que doit nous faire découvrir le dialogue avec l’athéisme ; d’autres refusent toute idée de révélation ; ils parlent de “transformer profondément l’enseignement théologique”, et leurs explications laissent entrevoir qu’il s’agit de supprimer les dogmes, de jeter par dessus bord la foi chrétienne en conservant une certaine organisation d’Église, elle-même transformée et laïcisée160. Bref, si l’Église n’était plus convaincue d’apporter à l’homme et au monde la vérité sur leur vocation, elle risquait alors simplement de se confondre avec le monde. Le Père de Lubac en appelait, lui, à une plus grande transcendance de l’Église. Est-ce à dire que, pour lui, l’évangélisation ne pouvait se faire que par proclamation, et non en dialogue avec le monde ? Il s’en défendait nettement : « Autant que quiconque, j’admets la nécessité de connaître le monde d’aujourd’hui, d’en comprendre les problèmes, d’en partager les angoisses comme les espoirs »161. Toutefois, il insistait sur le fait que la compréhension du monde ne devait en rien, par crainte de choquer, ou par souci de « succès », entamer la vigueur du message chrétien : Mais pourquoi quelques-uns s’imaginent-ils aujourd’hui que cela doit se faire aux dépens de la vigueur et de la netteté chrétiennes ? Pourquoi semblent-ils renoncer à faire une fois de plus retentir aux oreilles de tous la pleine et joyeuse annonce de la Bonne Nouvelle ? Pourquoi hésitent-ils à faire partager notre espérance par ceux auxquels nous avons charge de la communiquer ? Il y a là un fléchissement qui peine aujourd’hui bien des croyants, et que bien des incroyants observent. En pensant ainsi nous rapprocher d’eux, nous les éloignons de nous162. 158 Ibid, p. 183. 159 Ibid, p. 185. 160 Carnets, II, p. 111, 10 septembre 1964. 161 Carnets, II, p. 141-142, 25 septembre 1964. 162 Ibid.
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On pourrait objecter qu’une telle conception ne tient finalement que peu compte du monde lui-même, que l’Église reste comme extérieure au monde. De fait, cette annonce explicite du christianisme est à mille lieues de ce que l’on pouvait lire dans la Lettre, pour reprendre un titre progressiste mis en cause par le Père de Lubac : Vivant notre incarnation, revivons avec le sel de la terre cette incarnation dans le silence, la discrétion, en pleine pâte humaine ; nous pourrons être un germe, un levain qui, peu à peu, va faire émerger dans cette communauté humaine où il ne faut pas qu’on nous distingue des autres, qui va faire émerger cette aspiration vers la résurrection, qui va faire émerger le salut de l’humanité163. Pourtant, le Père de Lubac ne prétend nullement laisser l’Église dans un rapport d’extériorité au monde. Ce serait négliger le cœur de sa théologie, et confondre transcendance et extériorité : l’Église rejoint bien les désirs des hommes, elle n’est pas extérieure à eux, car il est dans la nature de l’homme de désirer Dieu. Si nous ne sommes pas convaincus a priori, par une vue de foi, qu’il y a une certaine harmonie préétablie entre la Révélation du Christ, prise dans sa plénitude, et l’attente secrète déposée par Dieu au fond de l’homme de tous les temps, nous manquerons de l’audace apostolique qui seule a chance d’atteindre l’homme de notre temps164. Il ne s’agit donc nullement pour l’Église de se poser en contre-société face au monde, mais, tout en partageant ce qu’elle vit, de ne pas transiger sur la Bonne Nouvelle, même si, il est vrai, les inquiétudes du P. de Lubac font que son souci de transcendance de la vocation de l’homme et de présentation d’une foi intégrale prend souvent le pas, dans ses réactions, sur le rappel du nécessaire dialogue avec le monde (qui n’était guère menacé !)165. Escamoter toute transcendance semble d’autant plus absurde au P. de Lubac que l’Église, alors, se trahirait, et ne toucherait plus les hommes : L’Église apparaîtra plus ou moins comme un « en-soi », non comme la messagère de l’espérance fondée en Jésus-Christ. Le surnaturel, dans la mesure où on osera l’introduire, fera figure de surajouté. Le Christ 163 O. Maillard, o.f. m., « Liés au monde », Lettre, n°70, juin 1964, p. 1-6. Olivier Maillard était le directeur de la revue franciscaine Frères du Monde, située plus à gauche que la Lettre. Le Père de Lubac n’acceptait pas pareille orientation. Déjà dans ses Cahiers de l’affaire de Fourvière, en mars 1963, il écrivait : « Fait grave : le renoncement à l’expansion chrétienne : refus de prêcher. Idéologie de la simple “présence”. Dénigrement de l’apologétique. Volonté de supprimer tout signe chrétien distinctif. Complexes d’infériorité. Je lis dans le papier publicitaire d’un ouvrage récent sur Clément d’Alexandrie : “Porteur d’un message valable pour tous les hommes, chrétiens ou non…” Qu’est-ce que cela veut dire ? Comme si Clément ne voulait pas appeler tous les hommes à la foi chrétienne ! ». 164 Carnets, II, p. 141-142, 25 septembre 1964. 165 On ne peut que souscrire à ce qu’écrit J. P. Wagner : « H. de Lubac plaide pour qu’on aide l’homme à comprendre sa fin dernière, à découvrir le sens total de son être et à déchiffrer les traces déposées en lui par son Créateur. En bref, on peut dire qu’il ne cesse de définir l’homme par son lien à la transcendance, d’où le rappel constant de ce thème, devenu pressant dans les derniers textes », La théologie fondamentale…, op. cit., p. 147.
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henri de lubac et le concile vatican ii semblera n’être qu’un moyen : le monde ne recevra plus en lui sa signification. L’eschatologie aura une saveur temporelle. L’altior dignitas166 qu’on indiquera à l’homme sera quelque chose de bien vague, etc. Le monde ne sera pas atteint au cœur, et la foi chrétienne sera à demi trahie167.
On ne s’étonnera donc pas de constater que, pour le jésuite, le remède était dans une théologie plus juste de la nature et du surnaturel. Aussi n’est-il pas indifférent que le Père de Lubac prépare une conférence sur ce thème, donnée à Saint-Louisdes-Français pour les évêques français, à l’occasion de leurs réunions du mercredi, puis aux évêques de l’hôtel Giotto, où il réside168. A cette occasion, Mgr Jauffrès note « que l’assemblée applaudit [le Père de Lubac] avant même qu’il n’ait parlé pour lui donner un témoignage affectif de sa sympathie »169. Si l’on ne dispose plus du texte de cette conférence, on dispose en revanche du compte-rendu de Mgr Jauffrès, dans lequel on retrouve des thèmes chers au Père de Lubac : l’absence d’une nature pure, l’élan vers Dieu présent en tout homme : Ces rapports [entre la nature et le surnaturel] peuvent se résumer dans la parole de saint Augustin : “Fecisti nos ad te, Deus, et irrequietum est cor nostrum…”170. Ce “cor”, c’est notre nature même, telle que Dieu l’a faite. Et c’est pour Lui qu’il l’a faite, pour que nous puissions le rejoindre un jour. Le Verbe s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu. La fin de notre nature, telle que Dieu l’a voulue, n’est donc pas purement naturelle : “Fecisti nos ad te Deus…” Il n’y a pas deux plans superposés : le naturel et le surnaturel ; c’est au plus intime de nous-mêmes que Dieu a voulu s’insérer. Notre nature a déjà été assumée par le Verbe incarné. La grâce du baptême nous rattache chacun à Lui. Et, après avoir passé par la mort comme Lui, nous ressusciterons en Lui. Et comme l’œuvre du Christ s’étend à l’Univers tout entier, c’est le Monde entier qui un jour sera renouvelé et glorifié en Lui171. Une note du Père de Lubac sur les relations entre l’Église et le monde nous semble bien résumer sa position : “Ouverture de l’Église au monde” : bien sûr, pour y verser l’Évangile, pour lui annoncer la Bonne Nouvelle, mais non pour se laisser envahir par lui. “Attention à ses problèmes” : oui encore, “et plus nos”, mais pour lui faire découvrir son problème foncier, et lui montrer la solution en Jésus-Christ. Église et monde en dialogue, sur pied d’égalité, s’instruisant 166 « Une plus haute dignité ». 167 Carnets, II, p. 141-142, 25 septembre 1964. 168 Ibid, p. 271, 4 novembre 1964 et p. 297, 11 novembre 1964. 169 Carnets conciliaires…, op. cit., p. 207, 4 novembre 1964. 170 « Tu nous as faits pour Toi, Seigneur, et notre cœur n’a pas de repos » tant qu’il ne repose pas en Toi. Remarquons d’ailleurs que la préface du Mystère du surnaturel, Paris, Montaigne, 1965, s’achève par ces mots : « Fecisti nos ad Te Deus ». 171 Carnets conciliaires…, op. cit., p. 207, 4 novembre 1964.
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l’un l’autre, se disant l’un à l’autre ce qui est à changer en eux : très bien, si “l’Église” c’est nous, chacun de nous, avec nos défauts, nos habitudes, nos ignorances, notre manque de foi, mais non, mille fois non, s’il s’agit de la Vérité dont nous sommes porteurs “dans nos vases d’argile”. Sinon, nous sommes des traîtres172. Le Père de Lubac insiste ainsi beaucoup sur le renouvellement intérieur de chaque chrétien, qui doit redonner à sa foi toute sa vigueur contagieuse, porteuse d’espérance pour le monde. Il admettait aussi volontiers qu’il fallait connaître les hommes pour être apôtre. Néanmoins, il se montre assez frileux face aux modalités concrètes du dialogue, craignant toujours, tout en reconnaissant sa nécessité, qu’il se fasse au détriment de la vérité intégrale, qu’il défend bec et ongles, au risque peut-être de déconsidérer un peu vite les efforts de ceux qui estimaient que cette dernière n’était pas toujours immédiatement audible. Car si le Père de Lubac insiste avec force sur le désir de Dieu en l’homme, sur son attente de la vérité apportée par le Christ, il s’intéresse peu aux modalités concrètes de la réception de cette vérité par l’homme173.
C. Une inquiétude qui s’étend à d’autres textes du concile Dans sa lettre au cardinal Léger, le Père de Lubac ne s’inquiétait pas seulement du schéma 13 : Par la nécessité où il a été mis de combattre une résistance obstinée, le concile s’est trouvé longtemps fixé, comme hypnotisé, sur la question de l’accord entre le primat du pape et la collégialité épiscopale. D’où une discussion en termes juridiques, des revendications de pouvoirs, en dehors de l’esprit qui s’était affirmé d’abord en de nombreuses interventions. Cette perspective unilatérale a débordé sur d’autres sujets. De vieux schèmes de pensée, certaines déficiences théologiques, d’autres causes encore, et notamment la difficulté d’exprimer en termes précis les réalités de la vie spirituelle, ont agi dans le même sens. Malgré quelques passages, l’ensemble des textes adoptés ou étudiés jusqu’ici manque de densité
172 Cahiers de l’affaire de Fourvière, 14 mars 1964. 173 J. P. Wagner écrit ainsi : « Il reste néanmoins une difficulté qu’il faut bien soulever : comment le théologien s’organise-t-il pour faire saisir par l’homme le rapport direct que l’acte de révélation entretient avec lui ? H. de Lubac ne semble pas avoir vraiment abordé ce point, ou, plus exactement, il le suppose d’emblée résolu. Résolu, parce que l’homme est immédiatement saisi dans sa vocation au surnaturel et parce que par l’incarnation (il faudrait se référer à Chalcédoine et aux deux natures du Christ), l’homme est sensible au message du Christ. (…) Grâce à l’étendue de sa culture, de Lubac est en mesure d’aller à la rencontre d’un grand nombre d’interlocuteurs. Il compte ainsi pouvoir poser avec eux la question de Dieu et il se livre à une investigation théologique de leurs écrits. Mais prend-il assez le temps de les honorer en suivant l’ensemble de leur démarche ? Est-il, en fait, assez patient pour respecter l’altérité de ses partenaires ? N’a-t-il pas tendance à vouloir les rencontrer pour être “confessant” ? A travers ces diverses questions apparaissent les limites de la méthode lubacienne. Limites qui se rencontrent, par exemple, dans le malaise que de Lubac éprouve à l’égard des formes séculières de la modernité ou à l’égard des philosophies qui ne se posent plus la question de Dieu », La théologie fondamentale…, op. cit., p. 256-257.
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henri de lubac et le concile vatican ii spirituelle. Le mystère de la croix n’y apparaît pas dans tout son relief. On n’y sent pas assez non plus le grand souffle de l’espérance chrétienne174.
C’est la première fois que le Père de Lubac émet des réserves aussi nettes sur les textes déjà adoptés, et cela concorde avec ce qu’il confiait au P. Congar au début de la session : « Le P. de Lubac, très pessimiste toujours. Il estime qu’on a oublié partout le Saint-Esprit et que celui-ci ne souffle pas au concile. Moi, je suis optimiste, peut-être trop parfois »175. Le Père de Lubac s’inquiétait de mauvaises interprétations possibles, par exemple sur le schéma sur la Révélation, qui était discuté in aula pour la première fois depuis que le projet préparatoire De Fontibus avait été retiré durant la première session. Après un premier chapitre sur la Révélation divine elle-même, le chapitre deux s’intéressait à la transmission de la Révélation divine, et l’on retrouvait ici le délicat problème du rôle de l’Écriture, de la Tradition, et de leur relation. La question n’était pas sans lien avec le thème de l’ouverture au monde, comme le montre le résumé par le Père de Lubac d’une intervention de Mgr Marty sur le n°8 du schéma, consacré à la sainte Tradition : « On oublie trop, comme facteurs de développement [de la Tradition], les incidences historiques et culturelles. Dieu se révèle à travers les événements, les “signes des temps”, etc. »176. A la demande d’Élie Nijmé177, basilien alépin, melchite, théologien de Maximos IV, le Père de Lubac rédigea une note à ce sujet178. Il s’agissait pour lui de réaffirmer qu’il existe une unité de l’Objet révélé, à savoir « Dieu même, intervenant dans la vie de l’homme et se manifestant à lui par Jésus-Christ, en Jésus-Christ »179. Ainsi, avec le Christ, à la fois Révélateur et Révélé, « Dieu, nous ayant dit son unique Parole, (…) n’a désormais plus rien à nous dire »180. Cette Révélation nous est connue par l’Écriture et par la Tradition apostolique, la Révélation étant considérée comme close à la mort du dernier apôtre. Il ne s’agit évidemment pas de dire que l’Église n’a alors qu’à garder une liste de formules. En effet, « à chaque génération, en chaque lieu, face à chaque situation nouvelle, nous avons à tirer de cette Parole unique la lumière qui éclairera notre marche vers Dieu. C’est à quoi s’applique l’Église »181. Toutefois, cette richesse tirée, par chaque génération, de la Révélation, « n’est nullement assimilable à un prolongement. La Révélation, on l’a dit, est unique et définitive »182. Ainsi, il était impossible de 174 MOÉ, p. 342, 17 octobre 1964. 175 Y. Congar, Mon Journal, II, p. 145, 18 septembre 1964. 176 Carnets, II, p. 168, 2 octobre 1964. Le Père de Lubac ajouta a posteriori : « Impression pénible ». 177 Élias Nijmé (1920-1998), b.a. syrien, ordonné en 1944. 178 « “Croissance” et “Progrès” de la “Traditio viva” dans l’Église (Mise au point à propos du paragraphe 8, p. 16) », 3 p. dactylographiées. Le Père de Lubac remit sa note à E. Nijmé dès le lendemain (Carnets, II, p. 169, 3 octobre 1964) et le secrétariat du patriarcat grec-melkite catholique polycopia la note. Le Père de Lubac en distribua quelques exemplaires autour de lui : à l’abbé Haubtmann, au P. Camelot, à J. Medina, à l’abbé Daly de Belfast, à Mgr Scrima, à Mgr Lafortune, au P. Dejaifve, à Dom O. Rousseau (Carnets, II, p. 177, 6 octobre 1964). Le document se trouve dans le fonds Lafortune, 373. Document aimablement communiqué par Karim Schelkens. 179 Ibid, p. 1. 180 Ibid. 181 Ibid. 182 Ibid. Citons cet autre passage : « De même qu’il n’y a rien à ajouter à l’Écriture, il n’y a rien non plus à ajouter à la Tradition apostolique. De même que l’effort pour “scruter les Écritures”, qui se
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comprendre l’enrichissement contemporain de la Tradition vivante comme un développement de la Révélation elle-même, qui relativiserait le rôle du Christ : En relation avec certaines théories du progrès, une tendance se fait jour en effet à comprendre les diverses phases du développement comme une sorte de révélation continuée. Ainsi se trouverait compromise l’unicité de la Révélation de Dieu en Jésus-Christ, noyée dans un flux universel183. Aussi le Père de Lubac souhaitait-il que l’on insiste, comme l’avait fait le cardinal Léger in aula, sur la transcendance de la Révélation184. Il relevait, en effet, la possibilité d’une confusion naissant de l’emploi du même mot pour désigner la Tradition apostolique et sa transmission. Ainsi, le schéma disait que la Tradition vivante « croît », et le Père de Lubac craignait que cela fût interprété comme une croissance de la Parole de Dieu elle-même. Il réagit aussi au schéma sur l’apostolat des laïcs, et son analyse n’était pas sans lien avec son constat d’une crise spirituelle, notamment dans l’Église de France. En effet, pour lui, « ceux des laïcs qui réclament le plus leur “promotion” dans l’Église sont la plupart du temps des hommes qui cherchent tout simplement à annexer l’Église dans leurs parti pris politiques ou sociaux »185. Cela n’est pas étranger à ses préventions contre l’Action catholique. Il mettait ainsi en garde les évêques français contre la volonté de généraliser, à l’occasion du schéma sur l’apostolat des laïcs, la conception française de l’action catholique : Je tâche d’expliquer à quelques-uns la nécessité de ne pas imposer à tous les pays une solution française et, en France même, de ne pas traiter en catholiques de seconde ou troisième zone ceux qui ne font pas partie de certains mouvements, etc. Je m’efforce aussi de leur montrer le danger d’un certain “laïcat” professionnel qui ferait écran entre eux et l’ensemble du peuple chrétien ; d’une assimilation du chrétien dit “engagé”, portant insigne, à un militant politique, etc.186. La JEC et la JOC s’étaient en effet politisées, s’engageant dans la lutte pour la décolonisation et contre la guerre d’Algérie pour la première, ou soutenant les grandes
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poursuit d’âge en âge, ne prétend pas enrichir le trésor des Écritures, de même la Tradition vivante de l’Église, qui s’exprime d’âge en âge sous des formes variées, ne prétend pas enrichir le trésor de la Tradition reçue des Apôtres. Elle en dévoile et en exploite les ressources inépuisables, pour en éclairer les aspects successifs de la vie humaine et pourvoir au salut des générations successives », ibid, p. 3. Ibid. AS, III, 3, p. 150 et sq. Lettre à Bruno de Solages, 24 décembre 1964, CAECL. Carnets, II, p. 195, 9 octobre 1964. Cf. également dans les Nouveaux paradoxes (Paradoxes, op. cit., p. 111) : « Il est bien dangereux pour un catholique d’être, comme on dit aujourd’hui, militant. Car – mis à part les combats de la vie intérieure, où l’on lutte contre soi-même – il est bien difficile, quand on milite, de ne pas militer contre quelqu’un. Or il n’est pas moins difficile de militer contre quelqu’un sans manquer à l’impartialité, à la charité, à la patience, à l’humilité, à la justice même, à d’autres vertus encore sans lesquelles, ou du moins sans la recherche desquelles, on n’est pas vraiment catholique ; a fortiori pas vraiment “catholique militant” ».
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grèves de l’après-guerre pour la seconde. A l’époque même, une crise couvait entre la JEC et l’épiscopat français, sur le point de savoir si le mouvement, en tant que tel, pouvait prendre des engagements temporels spécifiques, aux côtés d’autres mouvements, qu’ils soient chrétiens ou non. Ainsi, le Père de Lubac souhaitait que l’on n’obscurcisse pas le fait que, par son baptême, tout chrétien est apôtre, sans qu’il soit absolument nécessaire d’adhérer à un mouvement quelconque187, faute de quoi « on risque d’oublier l’essentiel de l’Évangile et de la condition chrétienne »188. Il est du reste significatif qu’il ait jugé excellent le fond de l’intervention de Mgr Renard (Versailles)189, qui rappelait que tout apostolat comporte le devoir d’annoncer le Christ, doit témoigner de l’Évangile, et l’annoncer. Si le Père de Lubac se montrait aussi vigilant, et aussi inquiet, c’est en raison du contexte de crise de la foi qu’il discernait, depuis quelque temps déjà, mais qu’il voyait alors s’aggraver.
III. Lutter contre de mauvaises interprétations du concile, occasion d’une division de l’Église A. Une situation religieuse inquiétante Si le concile était incompris de ceux qui n’y voyaient qu’abandon et trahison, alors qu’on n’assistait, selon le Père de Lubac, qu’à un ressourcement de la doctrine190, il n’était pas mieux compris par une autre frange, qui y voyait, selon lui, davantage une salutaire ouverture à l’esprit du temps qu’un ressourcement dans la Tradition. Cette inquiétude devint particulièrement vive à partir de la deuxième intersession. Il écrivait ainsi, dès le mois d’avril 1964 : Un malentendu se développe et s’approfondit de jour en jour entre bien des catholiques français excités, déjà peu croyants, politisés, influencés par 187 On peut reprendre ici ce qu’écrivait le P. Martelet au sujet du décret sur l’apostolat des laïcs : « Même et surtout lorsque le Concile envisage la nécessité d’une participation plus étroite des laïcs à l’apostolat hiérarchique, il n’oublie jamais que cette participation ne fait que déterminer, sous une forme particulière, un devoir apostolique qui, dans sa généralité, ne comporte nullement cette détermination précise », Les idées maîtresses…, op. cit., p. 247. 188 Carnets, II, p. 180-181, 6 octobre 1964. On peut citer tout le passage. Le Père de Lubac estime alors que le schéma sur l’apostolat des laïcs est « pauvre, manque de vigueur chrétienne, et tend trop (malgré les compromis nécessaires) à inculquer l’idée que l’apostolat des laïcs dépend d’un mandat des évêques et s’exerce essentiellement par une organisation du type “ Action catholique ”. L’étroitesse de vues des Français, qui se croient la mission d’imposer à toute l’Église leur conception à la fois cléricale et pragmatique, est ici néfaste. — Mgr McGrath, que je vois ensuite, est aussi de cet avis. On risque d’oublier l’essentiel de l’Évangile et de la condition chrétienne ; slogan des chrétiens “engagés”, etc. ». 189 Ibid, p. 202, 12 octobre 1964. Le Père de Lubac ajoute tout de même que l’intervention est mal donnée, et relève trop de l’homélie… Alexandre Renard (1906-1983), français, ordonné en 1931. Évêque de Versailles de 1953 à 1967, puis archevêque de Lyon de 1967 à 1981. Créé cardinal en 1967. Membre de la commission de la discipline des sacrements. 190 « Les plus belles initiatives chrétiennes, les plus hardies, les plus neuves et les plus durables, ont toujours fleuri sur sa tige [celle de la Tradition]. On le constate dans tous les ordres, depuis celui des réalisations tangibles jusqu’à celui de la sainteté. On peut le constater aujourd’hui même, dans cet aggiornamento de l’Église qui, sur tous les points où il se cherche, provoque par la force des choses et, nous l’espérons, provoquera davantage encore un approfondissement de la Tradition », H. de Lubac, La Prière du Père Teilhard de Chardin, Paris, Fayard, 1964, réédition Œuvres complètes, t. XXIV, Paris, Cerf, 2007, p. 14.
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l’idéologie progressiste de la Lettre191, etc., — et l’aggiornamento conciliaire. Celui-ci, d’abord interprété dans les catégories du progressisme ; — mais déjà, ces catholiques se déclarent déçus ; ils comprennent que leurs désirs ne seront pas ratifiés ; d’où les critiques qui s’élèvent contre le concile et le pape192. Là encore, on trouve des échos de cette inquiétude dans la lettre au cardinal Léger que le jésuite lui adressa le 17 octobre, « sur le risque de contresens qui se dessine à propos du concile »193 : Réforme, aggiornamento, ouverture au monde, œcuménisme, liberté religieuse, etc. : tout cela est à comprendre dans la foi, comme une exigence actuelle de l’esprit chrétien purifié et approfondi. Or tout cela, déformé, équivaut à peu près, dans l’idée d’un grand nombre, à laisser-aller, indifférentisme, libéralisme amorphe, concessions à “l’esprit du monde”, et presque abandon de la foi et des mœurs. (…) On parle par exemple de “conservateurs” et de “progressistes” ; un retour plus accentué aux positions traditionnelles (sur l’Église, sur la Révélation, etc.) est présenté comme la victoire d’idées nouvelles194. Or, comprendre l’aggiornamento non comme un ressourcement grâce à la Tradition, mais comme une nouveauté, par souci d’accommodement avec l’esprit du temps, revient, pour le Père de Lubac, tout simplement à trahir la foi chrétienne : « le vrai catholique, dans la mesure même où il veut se renouveler, doit s’enraciner dans la Tradition »195, car c’est elle qui nous transmet dans son intégrité la foi chrétienne, ce qui lui permettait de dire que « le catholicisme est traditionnel, ou il n’est pas »196. Ainsi, interpréter le concile comme une nouveauté radicale ne peut relever, pour le jésuite, que d’une insuffisance de la foi et de l’esprit chrétien, et, s’inspirant du bréviaire, il comparait ceux qu’il appelait les « réformistes » aux « nubes sine aqua », aux « arbores autumnales »197, bref à des hommes mus seulement par l’esprit du temps, et dont le manque d’enracinement rendrait les efforts stériles. La situation religieuse de la France l’inquiétait, en effet, de plus en plus. Cette inquiétude n’était pas radicalement neuve, et on ne peut comprendre ses réactions au 191 Publication qui prit la suite du journal La Quinzaine (1950-1954) et du Bulletin (1954-1956). Il s’agit d’une revue de chrétiens progressistes, marqués par la suppression des prêtres ouvriers. On y trouve notamment les signatures du Père Chenu (sur le concile), d’André Mandouze qui résumait ainsi l’engagement du chrétien progressiste : « Être de l’Église dans le progressisme avec les communistes », J. Prévotat, Être chrétien en France au xxe siècle, Paris, Seuil, 1998, p. 110. 192 Carnets, II, p. 107-108, 27-28 avril 1964. 193 Ibid, p. 220, 17 octobre 1964. 194 MOÉ, p. 341. 195 H. de Lubac, « L’Église, salut de l’homme », Catho-Journal, 8, 1963, p. 37-42, p. 41. Il s’agit d’une conférence faite lors de la première intersession à la Fédération française des étudiants catholiques (FFEC). Sur de Lubac et la Tradition, on peut consulter M. J. Rondeau, « L’homme et la tradition », Henri de Lubac et le mystère de l’Église, Paris, Cerf, 1999, p. 89-114. 196 Ibid. 197 « Nuages sans eau, arbres d’automne », Vanves, dossier 29, note du 10 mai 1964. Le bréviaire dit « nubes sine aqua quae a ventis circumferuntur, arbores autumnales infructuosae, bis mortuae, eradicatae », à la date du 28 octobre.
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concile sans l’évoquer. En effet, il craignait, depuis de nombreuses années déjà, une désagrégation de la foi, par manque d’intériorité, et une sécularisation du christianisme, oublieuse de sa transcendance, entraînant les chrétiens dans un certain activisme, notamment sur le terrain politique, au nom du christianisme, au risque d’une instrumentalisation198. Dans cette dénonciation de la politisation, le Père de Lubac vise clairement les sympathies de gauche et d’extrême gauche d’une partie des chrétiens, parfois engagés dans les mouvements d’Action catholique199. Ainsi, quand elle rappelait ses raisons d’être, la Lettre estimait que le témoignage de la foi était inséparable de combats menés en commun avec les « camarades incroyants » : « combats contre l’exploitation capitaliste, bataille de la démocratie et du socialisme »200. Tout un courant de chrétiens, qui s’étaient parfois engagés dans la résistance aux côtés des communistes201, étaient séduits par le marxisme depuis la fin de la deuxième guerre mondiale202, et notamment par son exigence de justice. Or, tout cela n’a plus rien de vraiment chrétien pour le Père de Lubac : la foi chrétienne ne peut, selon lui, se laisser enfermer dans un parti qui ne retiendrait du Christ qu’une doctrine généreuse de fraternité humaine203, alors que l’espérance chrétienne c’est « le message de JésusChrist, l’Église fondée sur la foi en sa résurrection, qui a vaincu toutes les forces adverses, jusqu’à la mort, la foi en la présence active de Jésus-Christ parmi nous »204. Le Père de Lubac se montrait ici fidèle à l’inspiration qui lui avait fait refuser l’Action
198 Le Père Schillebeeckx écrivait ainsi : « L’Église risque de s’orienter d’une manière unilatérale, si elle n’a de l’intérêt que pour la dimension proprement ecclésiale de la vie théologale, négligeant la dimension profane et temporelle (…) Une omission à l’égard des pays en voie de développement est une omission à l’égard du Christ lui-même, un crime contre le christianisme authentique », « L’Église et le monde », art. cité, p. 7. Son article avait d’ailleurs été reproduit dans la Lettre, 79, mars 1965, p. 29-35. 199 Ph. Chenaux dans L’Église catholique et le communisme en Europe (1917-1989), Paris, Cerf, 2009, cite ainsi Louis Althusser : « Je peux bien le dire, c’est en grande partie par les organisations catholiques de l’Action catholique que je suis venu au combat de la lutte des classes et donc au marxisme », p. 297. 200 N°51, novembre 1962, p. 2. 201 Le P. Sommet, résistant et déporté à Dachau, évoque bien cette fraternité de la guerre qui devait se poursuivre dans la reconstruction : « Chrétiens fervents, militants de la Chronique sociale, incroyants, communistes, seront désormais pour moi les compagnons d’une aventure. Tout ce monde a été résistant, il doit devenir constructeur », L’honneur de la liberté, Paris, Le Centurion, 1987, p. 119. 202 En mars 1950, le dominicain Maurice Montuclard pouvait ainsi déclarer, lors d’un meeting des Combattants de la paix et de la liberté : « Maintenant que l’action se fait plus violente contre le Parti communiste et la CGT, je dis que tous les chrétiens qui sont ici sont avec les communistes pour la vie et pour la mort », cité par Ph. Chenaux, L’Église catholique…, op. cit., p. 193. Le P. Montuclard fut réduit à l’état laïque en 1953. 203 Dans un exposé à des jésuites à Chantilly, en septembre 1959, sur les difficultés de la foi, le Père de Lubac pointait déjà ce qu’il estimait être une tentation plus ou moins voilée chez nombre de chrétiens et un certain nombre de prêtres : « L’esprit humain peut enfin recevoir dans sa pureté le message du Christ, il faut rejeter toutes ces légendes, tous ces miracles, toutes ces croyances, tous ces dogmes. Ne nous attachons plus à cette Personne du Christ, attachons-nous à sa pensée, à sa doctrine qui est une doctrine de fraternité humaine », Vanves, boîte 9. Publié in H. de Lubac, La foi chrétienne. Essai sur la structure du symbole des apôtres, Paris, Cerf, Œuvres complètes, t. V, 2008, p. 429-446. 204 H. de Lubac, « L’Église salut de l’homme », art. cité, p. 42.
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française205 ou le régime de Vichy, qui présentaient tous deux le danger d’une instrumentalisation de la foi dans un but politique, qui prime sur elle. Il était fidèle aussi aux options prises dès la fin de la guerre, lorsqu’il soutint Gaston Fessard, qui, dans France, prends garde de perdre ta liberté, écartait tout rapprochement entre catholiques et communistes, et provoquait une crise au sein de Témoignage chrétien206. Il entendait donc réagir face à une menace qui l’inquiétait depuis longtemps mais contre laquelle il n’avait pas toujours pu s’exprimer, du fait des sanctions subies207. De fait, dès 1953, quand il publiait Méditation sur l’Église, il écrivait à son Provincial, le P. Ravier : D’après divers renseignements recueillis ces jours derniers, l’affaire Montuclard208 est cause de gros soucis pour nos évêques. Voilà de nombreuses années qu’elle se développe. Mon livre sur l’Église est sorti de là ; il en est pratiquement question dans tous ses chapitres (à l’exception du dernier209). Mais c’est très insuffisant, d’autant plus que j’ai été longuement retardé et paralysé. Aujourd’hui, je ne peux plus rien. Mais je désire vivement que dans la Compagnie, quelqu’un, se plaçant au seul point de vue de la Foi menacée, intervienne. Je ne crois pas que cela ouvre les yeux d’aucun des théologiens aveugles ou myopes dont l’attitude pèse si lourdement sur nous tous aujourd’hui. Mais ce n’est pas d’eux qu’il s’agit210. On comprend, au vu des analyses que nous avons présentées, que le Père de Lubac ne pouvait que désapprouver les réflexions du dominicain, principale figure de Jeunesse de l’Église. Dans le dernier cahier du mouvement, mis à l’Index en mars 1953, Les événements et la foi (paru fin 1951), le P. Montuclard estimait que la classe ouvrière, trouvant sa représentation dans le monde ouvrier « conscient », professant la doctrine marxiste-léniniste, redeviendra chrétienne, mais seulement « après qu’elle aura, elle-même, par ses propres moyens, guidée par la philosophie immanente qu’elle porte en elle, conquis l’humanité »211. Quant à l’Église, elle doit par205 Ainsi, quand le Saint-Siège mit à l’Index, en 1953, Les Événements et la Foi, dernier cahier du mouvement du P. Montuclard, Jeunesse de l’Église, le P. de Lubac reprit « publiquement l’idée que la condamnation du progressisme est du même ordre que celle du maurrassisme », idée déjà présentée par G. Fessard dans un article des Études, « Le christianisme des chrétiens progressistes » en janvier 1949. Cf. D. Avon, Ph. Rocher, Les jésuites et la société française. xixe-xxe siècles, Toulouse, Privat, 2001, p. 171-173. 206 Cf. J. Prévotat, Être chrétien…, op. cit., p. 113-114. 207 Ainsi, le 4 juillet 1952, le P. Villain, qui avait dirigé l’Action populaire de 1946 à 1952 avant de diriger les Études, à la suite du P. d’Ouince, écrivait au P. de Gorostarzu, Assistant de France, que le silence du P. de Lubac était un grand malheur face au danger qui menace : les idées dissolvantes des Pères Desroches [auteur de Signification du marxisme en 1949 que Ph. Chenaux présente comme une « apologie chrétienne du marxisme » in L’Église catholique…, op. cit., p. 184] et Montuclard, Vanves, boîte 20. Voir aussi in MOÉ, p. 243-245 pour une analyse de 1949 des chrétiens progressistes. 208 Maurice Montuclard (1904-1988), o.p. français, ordonné en 1931. Fondateur de « Jeunesse de l’Église », il quitte l’ordre en 1953 et est réduit à l’état laïque. 209 Le neuvième et dernier chapitre est consacré à l’Église et la Vierge Marie. 210 Lettre de Henri de Lubac à André Ravier, 11 juin 1953, Vanves, M/Ly, 144/3. 211 Cité par Th. Keck, Jeunesse de l’Église 1936-1955. Aux sources de la crise progressiste en France, Paris, Karthala, 2004, p. 326.
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ticiper à toute la vie de cette population ouvrière, à ses combats, et se taire. Le Père de Lubac ne pouvait accepter pareille suspension de l’apostolat, et surtout pareille subordination de l’Église à un mouvement temporel. Pour lui, « l’Église n’abdique pas son mandat de diriger impérativement les consciences en rappelant à tous, en toute occasion, l’universelle royauté du Christ »212, et le jésuite revenait à une conviction exprimée dès l’avant-guerre dans une controverse avec Charles Journet213. Rien de commun entre la pensée radicalisée de Montuclard à cette époque et ce qu’écrivait de Lubac quand il estimait que « l’Église a pour mission de plier par son témoignage à la Loi de Dieu »214 les forces terrestres. Le Père de Lubac craint bien que l’Évangile n’informe plus la vie du chrétien, qu’il soit relégué hors de la vie. Ainsi, en 1964, quand la CFTC se scinda entre CFDT et CFTC, et que Témoignage chrétien écrivit : « Elle [la CFTC] poursuit une action naturelle en se référant à la morale chrétienne. Il y a là un grave malentendu »215, il réagit ainsi : « La laïcisation intégrale, la mise à l’écart de l’Évangile, devient l’idéal du chrétien progressiste »216. Dans sa généralité, le propos est excessif. Qui lit la Lettre, mensuel mis en cause par le Père de Lubac, ne peut que constater qu’il ne s’agit pas de mettre l’Évangile à l’écart. Ainsi, quand le périodique consacre un numéro à ses raisons d’être, il rappelle que le but de la revue est de témoigner du Christ et de l’Église, avec la certitude, malgré les apparences, que « les hommes ont besoin de Dieu pour être eux-mêmes »217. Pour autant, il est clair que la conception de l’ouverture au monde de la revue n’était pas du tout celle du Père de Lubac, en ce que ce dernier insistait bien davantage sur la distinction de l’Église et du monde. Il n’est ainsi pas certain qu’il aurait fort goûté les propos d’un Claude Tresmontant218 sur le dialogue entre chrétiens et marxistes, l’un des sujets de prédilection de la revue : « Si les chrétiens sont infidèles à la vérité, c’est souvent chez des païens qu’elle se découvre et qu’elle se manifeste. Le chrétien doit
212 Méditation sur l’Église, p. 170. 213 « Le pouvoir de l’Église en matière temporelle », Revue des sciences religieuses, 1932, p. 329-354. 214 Méditation sur l’Église, p. 171. On ne s’étonnera donc pas que le Père Montuclard n’ait pas partagé les analyses de Méditation sur l’Église, tout en reconnaissant la beauté du texte et la qualité de son auteur : « J’ai foi en l’Église, en l’Église catholique romaine. L’Église a toujours été toute ma vie. Mais mon amour pour l’Église est l’amour de quelqu’un que le Christ a rendu libre, c’est un amour plein de colère. Ma foi en l’Église ne peut se nourrir de la pure mystique : elle est agissante, elle m’appelle à la résistance. Il y a une manière de parler de l’unité de la société civile qui aboutit en fait à maintenir le prolétariat hors de la société… il y a une manière de parler de l’unité de l’Église et de l’obéissance dans l’Église qui, couvrant inconsciemment tous les abus, aboutit, en fait, à maintenir hors de l’Église tous ceux qui n’en sont pas (ou qui n’en sont que juridiquement), en particulier toutes les petites gens. Ma position ne peut être celle du Père de Lubac », lettre de Maurice Montuclard aux camarades de Jeunesse de l’Église, 22 mars 1953, citée par Th. Keck, Jeunesse…, op. cit., p. 376. On voit dans ce commentaire qui reproche à la théologie de l’Église du Père de Lubac d’être par trop mystique que les intentions que celui-ci dévoilait à son Provincial (lutter contre les idées du P. Montuclard notamment) n’avaient pas vraiment été vues. 215 Carnets, II, p. 280, 7 novembre 1964. Rappelons que CFDT et CFTC signifient respectivement confédération française démocratique du travail et confédération française des travailleurs chrétiens. 216 Ibid, p. 280-281. 217 N°51, novembre 1962, p. 1. 218 Claude Tresmontant (1925-1997), philosophe français, qui a notamment travaillé la pensée de Teilhard de Chardin. Il est proche des milieux de la gauche chrétienne.
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recevoir la vérité d’où qu’elle vienne »219 parce que le Logos travaille toute l’humanité, même païenne. Il ne s’agit certes pas de dire, pour l’auteur, que le chrétien a tout à recevoir du monde, qu’il est, de facto, un parfait christianisme implicite, puisque C. Tresmontant admettait fort bien qu’il existe dans le marxisme des éléments « que nous considérons comme inhumains, déshumanisants et donc négatifs »220, et qu’un tri devait donc être réalisé. Mais, de fait, le regard porté sur le monde est extrêmement bienveillant, au point de pouvoir brouiller les limites avec un christianisme explicite : Des hommes peuvent se dire marxistes et penser en fait, agir en fait, d’une manière presque chrétienne. Ils peuvent retrouver dans le fond commun de l’humanité des vérités humaines qu’ils peuvent même faire fructifier mieux que des chrétiens. Ils peuvent bénéficier de vérités chrétiennes qui ont pénétré la pâte humaine depuis deux mille ans. Ce ne sera pas, non plus, le marxisme, en tant que tel, qui sera le principe de tels faits221. Or, pour le Père de Lubac, le mal ne faisait qu’empirer, et la situation était particulièrement grave en France : Je vois pourtant que le progressisme, en effet, est en train de nous ronger en France ; et qu’il est responsable du succès accru des intégristes qui voient venir à eux toutes sortes de bons catholiques, effrayés de ce qu’ils constatent chez beaucoup de prêtres222. Loin d’être épargnée, la Compagnie serait particulièrement perméable à cet esprit du temps. Il ne s’agit plus, cette fois, de relations houleuses avec le P. Général, avec qui la réconciliation était totale223, mais plutôt de jeunes Pères intellectuels : A Paris (une fois de plus) j’ai constaté avec une certaine douleur un esprit de démission superficielle, en tout ce qui touche aux choses de la Foi, par 219 C. Tresmontant, « Dialogue entre chrétiens et marxistes au sujet de la morale », Lettre, n° 31, décembre 1960, p. 18-27, p. 18. 220 Ibid. 221 Ibid, p. 21. 222 Lettre à Bernard de Guibert, 28 décembre 1964, CAECL. 223 Le Père Général écrit ainsi à Henri de Lubac une lettre lorsqu’il apprend que la communauté de Fourvière se prépare à fêter prochainement ses 50 ans de Compagnie. Il s’y associe de tout cœur et salue le fondateur de « Sources chrétiennes » et de « Théologie » : « Le sillon que vous avez ainsi ouvert et parfois arrosé de vos larmes, a fait lever une belle moisson dont vous pouvez être fier », Vanves, dossier 29, lettre du 9 décembre 1963. Henri de Lubac, après cette fête, écrivait à son Général : « Obligé de faire une très brève allusion aux événements qui furent pour vous l’occasion de bien des soucis, j’ai tenu à dire que ces choses-là renforcent le lien qui nous unit tous à la Compagnie, et, par elle, à l’Église de Dieu. Le remerciement que je vous adresse aujourd’hui part du fond du cœur. Il doit se doubler (j’en ai vive conscience) d’une demande de pardon pour les nombreuses plaintes qui, aux heures de peine, n’ont pas toujours épargné même votre personne, que j’ai cependant toujours sincèrement aimée », Vanves, boîte 29, lettre du 7 mars 1964. Le P. Janssens est décédé lors de la troisième session, le 5 octobre 1964. Alors qu’il se rend au Borgo pour prier devant son corps, Henri de Lubac écrit : « Nous avions souffert l’un par l’autre, l’un et l’autre bien malgré nous », Carnets, II, p. 174, 5 octobre 1964.
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henri de lubac et le concile vatican ii désir de plaire, d’être “à la page”, de se montrer indépendant… Pas chez tous, sans doute, loin de là ! mais dans une “intelligentsia” qui grossit en nombre… Espérons que c’est une mode passagère, et que les dégâts ne seront pas trop graves224.
Et encore, à la fin de cette année 1964 : Depuis quelque temps, je me garde de noter les signes de l’athéisme envahissant, signes qui se multiplient jusqu’à l’intérieur de l’Église, en France, et chez nous en particulier ; afin de ne pas grossir peut-être les choses en leur donnant trop de consistance ; et parce que ces choses nous sont parfois trop proches… C’est de l’intérieur que nous sommes minés, par un abandon de la pratique et même de l’estime de la vie “intérieure”, et par une sorte d’“ouverture au monde” en sens inverse de celle que réclame de nous l’Évangile225. Le Père de Lubac s’agace alors de retrouver, au concile, des excès semblables à ceux qu’il dénonçait en France. Ainsi se montre-t-il peu amène à l’égard de la pression exercée sur les Pères conciliaires par quelques prêtres : Ces prêtres veulent leur extorquer des déclarations tapageuses contre la politique “atomique” du gouvernement français. Ils cherchent à faire introduire jusque dans les textes conciliaires des phrases de condamnation à cet égard. (…) Nos évêques se laissent parfois trop facilement entourer de prêtres qui n’ont ni mission ni compétence, et qui semblent n’avoir rien à faire d’autre que de l’agitation226. De même, le jésuite estime que Mgr Jenny227, auxiliaire de Cambrai, voit juste quand il lui parle « des excès politiques et des déviations “temporalistes” d’une partie du clergé en France, et même de “quelques évêques” »228. Face à ce qu’il estimait être une incompréhension du concile par les uns et par les autres, le danger était grand, pour le Père de Lubac, d’une anarchie et d’une division dans l’Église. Anarchie d’abord parce que toutes les idées semblaient pouvoir désormais s’exprimer sans contrôle. Le Père de Lubac n’allait évidemment pas jusqu’à regretter les temps d’ 224 Lettre à Bruno de Solages, 15 janvier 1964, CAECL. 225 Vanves, dossier 29, note du 27 décembre 1964. Notons aussi la mauvaise impression ressentie par le Père de Lubac alors que, la deuxième session terminée, il fit, avec le Père Martelet, un exposé sur le concile aux scolastiques de Fourvière, avant de s’en entretenir avec les professeurs : « Expérience plus d’une fois renouvelée : impossible d’intéresser la plupart des membres de nos communautés aux problèmes du concile, à l’œcuménisme, etc. Impossible même d’intéresser un certain nombre aux choses de l’Église. Comment, dans ces conditions, la Compagnie pourrait-elle être fidèle à sa mission ? », Cahiers de l’affaire de Fourvière, 21 février 1964. 226 Carnets, II, p. 220, 17 octobre 1964. Il s’agit des évêques français. 227 Henry Jenny (1904-1982), français, ordonné en 1927. Évêque auxiliaire de Cambrai de 1959 à 1965. Membre de la commission préparatoire de la liturgie. Membre de la commission de la liturgie. 228 Ibid, p. 285, 7 novembre 1964.
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un contrôle minutieux, méfiant, hostile a priori [qui] était exercé sur le moindre détail de notre enseignement, en vue d’y découvrir, non pas même une erreur, mais quelque chose de moins rigoureusement “classique”, c’est-à-dire de moins aligné sur les thèses, la mentalité, les manies de quelques théologiens en place229, et l’on comprend bien qu’il décrivait là ce qu’il avait lui-même connu. Il n’en regrettait pas moins la situation d’alors : Aujourd’hui, chacun peut, en privé ou en public, oralement ou par écrit, à l’intérieur des maisons d’étude ou au dehors, soutenir n’importe quelle doctrine, ébranler la foi, contester l’idée même de foi, sans qu’aucun supérieur intervienne… Où nous conduisent ces incohérences ?230. Il était alors préoccupé par les critiques publiques de l’abbé Oraison contre le Saint-Office, parues dans Le Monde231. Ce dernier avait reçu un blâme du Secrétariat de l’Épiscopat français et une monition du Saint-Office232, qui l’avaient conduit à une rétractation233 dont le Père de Lubac trouvait les termes particulièrement perfides234. Cette anarchie était, selon lui, due en partie à l’attitude butée des théologiens du Saint-Office : le concile, pour imposer ses vues, avait dû s’opposer de façon parfois éclatante à sa préparation235. Le risque, que le Père de Lubac redoutait dès avant le concile236, était alors de voir la sérénité du concile compromise, et de voir l’Église se diviser entre « “progressistes” et “intégristes” [qui] se rejoindront dans 229 Ibid, p. 110, 28 juillet 1964. 230 Ibid. 231 M. Oraison, « Sur les méthodes du Saint-Office », Le Monde, 11 juin 1964. 232 F. Leprieur, Quand Rome condamne, Paris, Plon/Cerf, 1989, p. 487. 233 M. Oraison, « Un communiqué de l’abbé Oraison », Le Monde, 28 juillet 1964. 234 « Vous aurez vu, il y a un mois environ, le détestable article de l’abbé Oraison contre le Saint-Office (dont le Pape vous a parlé). Aussi et presque plus détestable, la “rétractation” parue dans Le Monde avant-hier. L’article ne pouvait que servir dans l’Église, auprès des gens sérieux, la cause du SaintOffice. Cette rétractation ne peut que faire, au dehors, dénigrer ou haïr l’Église. Il me semble peu probable que les termes n’en aient pas été approuvés par une autorité ecclésiastique : Saint-Office lui-même ? Mgr Garrone ? Dans ce cas, quelle inconscience ! Texte rédigé (…) dans le plus pur style des rétractations aux procès staliniens de Moscou… », lettre à Bruno de Solages, 30 juillet 1964, CAECL. 235 Carnets, II, p. 70, 2 juin 1964. 236 Dans son exposé aux jésuites de Chantilly, en 1959, le Père de Lubac estimait qu’on assistait trop souvent à un divorce entre deux tendances, que ce soit dans la presse, la littérature, les œuvres, les milieux catholiques : « d’une part, nous avons un christianisme qui se veut réel, sincèrement apostolique, et qui veut être réaliste, et qui veut comprendre les besoins du temps, et qui veut être intelligent, et qui veut être réfléchi, et qui veut être actif, et qui veut mordre sur les hommes, et qui donne, souvent à tort, mais par certaines [blanc] qui ne sont pas toujours suffisamment respectées, l’impression à d’autres que, peut-être on est en train de perdre la proie pour l’ombre, qu’on est en train (…) de se laisser aller à la dérive des courants humains du siècle ; et alors d’autres se raidissent dans une foi qu’ils croient plus ferme et qui est seulement plus dure, qu’ils croient plus fidèle et qui est seulement plus aigre ou plus soupçonneuse ; ils se barricadent en quelque sorte, ils refusent une vérité humaine, un accueil humain parce qu’il leur semblerait qu’ils perdront tout s’ils ouvrent les vannes », p. 15-16, Vanves, boîte 9.
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une interprétation faussée »237 de l’aggiornamento. Cette division en « deux factions auxquelles le concile (mal compris de l’une et de l’autre) a donné occasion de s’exaspérer »238, était encore encouragée, selon le Père de Lubac, par les journalistes, en ce qu’ils « ne comprennent pas très bien les discussions du concile, et même ne s’en soucient guère au fond, mais cherchent surtout à opposer des partis en corsant quelques histoires »239. Une telle anarchie était aussi favorisée par la compréhension du concile comme une rupture, que chacun pourrait interpréter à sa manière240. La conséquence, à ses yeux, était une atmosphère de critique généralisée, forcément douloureuse pour un homme attaché à l’Église comme à une mère. Aussi, lorsqu’il rendit compte d’un livre du P. Loew, il est significatif qu’il profite du titre d’un chapitre « Murmures et murmurateurs » pour « aborder un sujet dont l’importance apparaît extrême »241 et lui consacrer tout son compte-rendu : “Murmures” ? L’étape des murmures est bien dépassée… Nous sommes bien plutôt assiégés de cris assourdissants. C’est un concert incessant de récriminations. Tout, dans l’Église, est objet de critique : et les institutions et les hommes, et les actes et les paroles, et les intentions et les méthodes, et le passé et le présent. On ne s’embarrasse guère d’étudier et de réfléchir. On reçoit docilement de toute bouche, pourvu que les mots qui sortent de cette bouche viennent enrichir l’arsenal. C’est un conformisme de la critique, une vaste neurasthénie collective. On ne se soucie plus d’être juste, ni souvent d’être raisonnable. On se tient dans une telle disposition d’esprit que tout, dans l’Église, apparaît sous un jour néfaste. Rien n’est plus facile, en vérité, que de céder à pareille illusion d’optique. Mais rien n’est plus stérilisant, et tous les beaux plans de réforme qu’on échafaude ne sont plus dès lors qu’utopie. (…) Dans cette atmosphère de critique malsaine, ce n’est pas seulement la droiture de notre esprit catholique qui est atteinte : notre foi elle-même est mise en péril…242.
237 Lettre à Bruno de Solages, 25 octobre 1964, CAECL. 238 Lettre à André Ravier, 18 décembre 1964, CAECL. 239 Carnets, II, p. 325, 17 novembre 1964. 240 On peut peut-être trouver un écho de ces inquiétudes quand le P. de Lubac écrivait : « Il n’est que trop certain que des influences protestantes, anti-catholiques, s’exercent aujourd’hui dans l’Église, et que le devoir du pape et des évêques est d’y veiller », Carnets, II, p. 299, 12 novembre 1964. 241 H. de Lubac, « A propos d’un livre du P. Loew », Vie chrétienne, 69, 1964, p. 22-23. Le livre en question est Comme s’il voyait l’invisible. Un portrait de l’apôtre d’aujourd’hui, Paris, Cerf, 1964. Jacques Loew (1908-1999), o.p. français, ordonné en 1939, avait partagé le travail des docks de Marseille de 1941 à 1954, et fondé en 1955 l’Institut séculier missionnaire Saint-Pierre-Saint-Paul. 242 Ibid, p. 22. A ce compte-rendu, le Père Ravier répondit au Père de Lubac : « Non, vous n’y êtes pas allé trop fort dans Vie chrétienne. Si la troisième session du concile (et les évêques ensuite) ne resaisissent pas solidement leurs troupes et leurs “cadres”, nous connaîtrons des jours étranges ! Et nous regretterons plus encore qu’on n’ait pas laissé la très bonne et très fidèle équipe de Fourvière accomplir avec une sage hardiesse sa tâche théologique : l’évolution (nécessaire) serait faite dans la solidité doctrinale, et la confiance entre supérieurs et inférieurs. Au lieu de s’accomplir dans une atmosphère de “commandos” où chacun cherche à gagner [forcer ?] la main à l’autorité. Puissiezvous nous faire du bon travail cet automne à Rome ! », lettre du 8 juillet 1964, Vanves, dossier 29.
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En raison de ces divisions, ces incompréhensions, le Père de Lubac en venait à regretter la méthode de discussion des textes adoptée au concile, à savoir une succession d’interventions, se répétant fréquemment, ou concernant parfois d’infimes détails243 : Elle ne permet aucun examen approfondi, aucun exposé doctrinal de nature à éclairer vraiment les esprits, apte à modifier les positions ou à dissiper les préjugés d’un chacun ; rien qui puisse, dans la mesure où l’on en admettrait la publication, guider l’opinion catholique, l’informer sérieusement sur les travaux du concile, la nature et l’enjeu des problèmes qui s’y traitent244, et le Père de Lubac s’accordait là avec un regret du P. Gagnebet dans son rapport au cardinal Ottaviani245. C’est que les deux hommes se montraient également préoccupés d’une agitation paraconciliaire, même s’ils n’avaient pas la même idée de ce que devait être le concile lui-même. Quoi qu’il en soit, on retrouve chez Henri de Lubac l’idée souvent exprimée d’une vérité qui rallierait ceux qui s’étaient opposés en divers camps, mais un tel souhait, pour sage qu’il soit, semblait illusoire, faisant peu de cas des légitimes divergences d’approches, et d’une société de l’information qui n’entendait pas simplement répercuter des exposés mais aussi prendre part à des débats touchant la vie même des chrétiens, et ce au prix de possibles déformations et incompréhensions. Un débat dépassionné semblait, en outre, peu réaliste, lors d’une session marquée, comme la deuxième, par tant de pressions, tractations, et pétitions en tout genre. Si une telle méthode de travail n’était guère envisageable, le Père de Lubac n’en estimait pas moins qu’il fallait mieux guider les fidèles, afin de mieux faire comprendre le concile.
B. Éclairer les esprits, une tâche nécessaire Cette tâche incombait notamment aux évêques, mais le jésuite reste toujours aussi peu convaincu par ceux de son pays qui ne semblent, à ses yeux, pas mesurer le danger qu’encourt la foi : En France, à l’heure actuelle, la foi se désagrège ; nos évêques, très zélés, semblent ne pas le voir. Aucune voix de pasteur ne retentit fortement. 243 A titre d’exemple : « Ce qui apparaît en outre, c’est la médiocrité presque constante des débats ; le concile ne s’enlise pas, en ce sens que, au contraire, on marche à toute allure, peut-être même trop vite ; mais il s’enlise, en ce sens qu’il n’est guère question de véritable aggiornamento et que les interventions dénotent une indigence de pensée et un resserrement de perspectives qui me font peine. L’un réclame qu’on parle de S. Joseph, l’autre, qu’on ajoute un paragraphe sur le Rosaire, un troisième, qu’on la [la Vierge] proclame Mère des évêques (en précisant bien qu’elle n’empiètera pas sur leur autorité hiérarchique !) », lettre à Henri Bouillard, 19 septembre 1964, CAECL. 244 Carnets, II, p. 310, 15 novembre 1964. 245 « Il aurait fallu prévoir des congrégations de théologiens comme au concile de Trente où les théologiens des différentes tendances auraient expliqué les schémas, les auraient critiqués et défendus. Ainsi les évêques auraient pu se rendre compte de ce qu’il y avait de certain et de ce qui restait discutable dans chaque question », ASV, 729, 6, p. 8.
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henri de lubac et le concile vatican ii Jamais l’exposé d’un mystère, et d’abord du mystère de Dieu. Le refrain sur “l’action catholique” ne compense pas246.
Ce sentiment, exprimé pendant l’intersession, ne varia pas. Les Carnets restent volontiers critiques sur les interventions des évêques français, et le Père de Lubac leur reproche bien souvent de s’en tenir à une pastorale entendue comme absence de doctrine, à des aspects d’organisation pratique quand c’est l’Évangile qu’il faudrait annoncer : Mais les difficultés dont il s’agit seraient bien moindres, si notre épiscopat n’était pas (pardonnez-moi) si déficient. Depuis longtemps, toutes sortes d’efforts, assez vains, d’organisation, d’administration, de découpage, etc., mais presque aucun effort concerté d’enseignement et d’exposition. Rien de sérieux n’est entrepris pour éclairer les esprits. Pour la liturgie, on dirait vraiment que les évêques veulent organiser la pagaïe, en multipliant les ordonnances, en choisissant des dates qui ne coïncident pas avec les ordonnances romaines, en laissant faire toutes les “expériences” par des prêtres qui n’ont aucun sens liturgique, etc.247. La “promotion du laïcat” serait plus saine, si (souvent par peur), un certain nombre n’avaient adopté une attitude démagogique qui aboutit maintenant à dresser l’une contre l’autre des factions rivales (…). Enfin, il ne faut pas perdre courage. Mais, en France, on ne peut se dissimuler que les choses vont mal. Et il est bien vrai que l’on fait, de tous côtés, un gros contresens sur l’aggiornamento248. Au concile, le Père de Lubac insistait alors auprès des évêques pour qu’ils ne renoncent pas à leur tâche d’enseignement, « sinon ils seront vite débordés par de faux commentateurs »249. Il insista suffisamment sur ce thème, auprès d’évêques français, mais aussi, par exemple, de Mgr Wright (Pittsburgh) pour être surnommé par Mgr Marty l’ange gardien du concile250.
246 Carnets, II, p. 107, 27 au 28 avril 1964. 247 A titre d’exemple, voici quelques-unes des innovations introduites par la Mission de France à Grenoble, ce qui nous semble d’autant plus intéressant que le Père de Lubac marque plusieurs fois son agacement à l’égard de la Mission : « baptême d’enfants accompagné de la communion sous les deux espèces, – ou refus du baptême à des tout-petits qui ne sont qu’inscrits, le sacrement étant remis à un âge plus conscient ; suppression de la communion solennelle, remplacée par une promenade, en costume de tous les jours, pour être “dans la vie” et où il y a un engagement », Journal Blanchet, 8 décembre 1962. Mgr Blanchet a recueilli directement les griefs de Mgr Fougerat, évêque de Grenoble, dans le diocèse duquel la Mission de France avait la charge de la paroisse Saint-Marc. Mgr Fougerat avait aussi ajouté : « Sur un autre plan, nom donné pour des affiches invitant à des réunions communistes », ibid. Dans son journal, Mgr Blanchet notait que le différend était aussi dû à la personnalité de l’évêque et à « une situation difficile qui vient d’une part de l’attitude “progressiste” d’une partie de l’“intelligentsia” de Grenoble, d’autre part du fait que les jésuites de Lyon envoient là ceux dont ils veulent se débarrasser », ibid. 248 Lettre à Bruno de Solages, 24 décembre 1964, CAECL. 249 Carnets, II, p. 194, 9 octobre 1964. 250 Ibid, p. 258, 28 octobre 1964.
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Aussi le Père de Lubac, faute de trouver « des chrétiens résolus [qui] réussissent à entraîner leurs frères dans un changement d’attitude [et qui] sauront leur montrer que, échappant à une critique maladive, ils sont en réalité moins crédules, moins timides »251, plaçait-il surtout sa confiance, en l’Esprit saint bien sûr252, mais aussi en Paul VI, avec qui il se sentait en proximité intellectuelle. Le compte-rendu qu’il donne d’un discours du pape aux étudiants de la Grégorienne, le 12 mars 1964, n’est ainsi pas sans rappeler les propres conceptions du Père de Lubac sur la Révélation. Elles lui paraissent salutaires dans la mesure où elles empêchent d’enfermer la Révélation dans quelque système trop humain que ce soit : Il ne dit pas qu’une doctrine est sûre, qu’une théologie est bonne, quand elle est celle de telle école ou de telle autre, ou quand elle est conforme à S. Thomas, ou quand elle se construit sur “les 24 thèses”253, etc. ; — mais : lorsqu’elle correspond à la vérité révélée, qui “dépasse la lumière et la force de l’intelligence humaine”, qui “ne saurait être enfermée dans ses limites, ni assujettie à une interprétation personnelle”. C’est là le vrai critère, qui : a. nous ramène à l’essentiel ; b. nous libère de tous les intégrismes ; c. remédie à la tendance la plus dangereuse depuis quelque temps, et que nos intégristes (ni tant d’autres) ne voient pas254. L’encyclique du pape, Ecclesiam suam, du 6 août 1964, revêtait alors une grande importance aux yeux du Père de Lubac255, qui la considérait comme un guide pour le concile et pour le dialogue avec le monde. Le jésuite saluait, outre l’insistance sur le Christ, l’encouragement donné à un véritable dialogue, y compris avec l’athéisme : « Rien, plus que cette invitation au dialogue, n’est une invitation à réaliser notre condition de chrétiens »256. Le vrai dialogue, pour le Père de Lubac comme pour Paul VI dans son encyclique, était celui qui ne procédait pas par atténuation de la foi, celui mené par le « chrétien conscient de la libération que lui apporte sa foi, mû par un amour passionné pour son semblable et ferme dans son espérance d’éternité. Qu’alors il aborde, autant qu’il lui sera possible, cet homme qui repousse son Dieu »257. On comprend alors que le Père de Lubac goûtait fort peu les critiques à l’égard de Paul VI qui allaient croissant au cours de la troisième session. Son discours sur le texte consacré aux missions avait ainsi été peu apprécié. En effet, le 6 novembre 251 H. de Lubac, « A propos d’un livre du P. Loew », art. cité, p. 23. 252 « Invoquons ensemble l’Esprit saint, – pour qu’il se décide à souffler un peu fort, nous en avons grand besoin, dans l’état actuel de l’Église de France », lettre à Bruno de Solages, 16 mai 1964, CAECL. 253 Il s’agit des vingt-quatre thèses que la Congrégation des Séminaires et Universités déclara, en 1914, contenir les principaux points de la doctrine thomiste. L’intégrisme n’était évidemment pas une solution pour le Père de Lubac : « Ce “thomisme” 20e siècle, surtout le plus étroit, le plus rigoureux en apparence, couvre tout : il a couvert officiellement l’“Action française”, il a couvert le progressisme », Carnets, II, p. 106, quelques compléments pour 1964. 254 Carnets, II, p. 106, quelques compléments pour l’année 1964. 255 H. de Lubac, « Dialogue avec le monde “Ecclesiam suam” », Vanves, boîte 9, 5 p. dactylographiées, datées de l’automne 1964. 256 Ibid, p. 5. 257 Ibid, p. 4.
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1964, le pape assista à une séance de travail du concile, pour la première fois depuis Latran V (1512-1517). Ce texte sur les missions, dont la discussion débutait, avait été réduit à quelques propositions, conformément au plan Döpfner, pour l’accélération du concile. Beaucoup, dans l’aula, étaient hostiles au fait de ne pas donner à un sujet aussi important l’ampleur souhaitée, et trouvaient le texte trop juridique. Or, lors de sa venue, Paul VI soutint le texte, tout en précisant qu’il pouvait être amélioré. L’impression produite fut mauvaise. Un homme aussi modéré que Mgr Blanchet écrivit : « Avec une certaine stupeur, on entend le pape prendre position sur le schéma qui va être discuté (…) Cette sorte de pression morale cause un malaise »258. La semaine noire ne fit qu’accroître ces critiques259. Le Père de Lubac, lui, regrettait les critiques à l’égard de Paul VI, car elles lui semblaient infondées : « De divers côtés je remarque, sinon de l’hostilité, du moins une certaine réserve et un a priori critique à l’égard de Paul VI. On le louerait s’il consentait à ne rien dire et à tout laisser faire »260, et encore : De la part d’une certaine aile marchante, qui voudrait s’imposer au concile, les insinuations contre Paul VI se multiplient. On fait son éloge, on lui attribue des idées excellentes, mais on ajoute qu’“il a peur de ses idées” (je viens de l’entendre dire), et qu’il écoute trop ceux qui attisent cette peur261. Pourtant, le Père de Lubac lui-même écrivit, à la fin de la session, après la semaine noire, que Paul VI avait en partie cédé face aux hommes de la Curie262. Toutefois, il se ravisa rapidement, et cela ne l’empêchait d’ailleurs pas d’écrire, dès le 26 novembre : « Cela ne m’enlève pas ma confiance, ni envers le Saint-Père, ni envers le concile »263 Si le Père de Lubac plaçait ses espoirs en Paul VI pour que le Concile ne fût pas mal interprété, il n’entendait toutefois pas, de son côté, rester inactif. Certes, pas plus que dans les périodes précédentes, le Père de Lubac n’eut, lors de cette année 1964, 258 Journal Blanchet, 6 novembre 1964. Le schéma fut finalement renvoyé en commission. Mgr Jauffrès réagit ainsi : « Et nous éprouvions tous cependant un léger malaise, parce que c’est précisément ce schéma de simples propositions que S. S. le pape Paul VI, si aimé et vénéré de tous, était venu approuver en quelque sorte de son autorité en inaugurant la discussion à ce sujet », Carnets conciliaires…, op. cit., p. 215, 9 novembre 1964. 259 Cf. cette lettre à sa famille de Mgr Heuschen, évêque auxiliaire de Liège, membre de la commission doctrinale, le 12 novembre 1964 : « Tout à l’heure, nouvelle réunion de la commission parce que le pape nous oblige d’introduire quelques amendements dans le chapitre III [du de Ecclesia]. Mgr Charue me les a montrés : ils n’ont guère d’importance sauf un point qui est absolument inacceptable pour les Orthodoxes et produirait l’effet d’une bombe auprès du patriarche Athénagoras ; un autre en rapport avec les diacres soulèvera peut-être une tempête chez les Sud-Américains. Si on réussit à éliminer ces deux choses, le reste peut passer pour moi. Mais il est quand même pénible de constater, une fois de plus, que le pape se comporte en dictateur absolu dans cette question. (…) Et il ne demande pas d’examiner ces amendements, non, il les impose », Inventaire des papiers conciliaires de Mgr J. M. Heuschen, évêque auxiliaire de Liège, membre de la commission doctrinale, et du professeur V. Heylen, Leuven, Peeters, 2005, par L. Declerck, p. 106-107. 260 Carnets, II, p. 290, 10 novembre 1964. 261 Ibid, p. 303, 14 novembre 1964. 262 Rappelons, au risque d’être redondant, que les initiatives de Paul VI étaient aussi dues à ses propres inquiétudes. 263 Lettre à Bruno de Solages, 26 novembre 1964, CAECL.
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une influence directe importante, en commission ou sous-commission. Ainsi, durant l’intersession, ne se rend-il à Rome que pour une session plénière de la commission doctrinale, du 1er au 6 juin 1964. Il ne participe donc ni aux réunions de sous-commission de janvier–février 1964, ni à la session plénière que tient la commission doctrinale lors de la première quinzaine du mois de mars. A Rome, son rôle se trouvait limité par l’annonce du cardinal Ottaviani, le 3 juin, que les periti ne pourraient plus parler que s’ils étaient interrogés264, afin de gagner du temps. Pourtant, la faible participation du Père de Lubac en séance n’est guère imputable à ce mode de fonctionnement. Certes, il note que les deux évêques français de la commission, Mgr Ancel et Mgr Garrone, « à l’encontre des autres (…) ne demandent jamais qu’on interroge un des periti de leur pays »265. Il écrit aussi : « l’inutilité de ma présence a quelque chose de démoralisant »266. Mais lorsque Mgr McGrath, membre de la commission pour l’apostolat des laïcs, propose de l’interroger en commission mixte (commission doctrinale-commission pour l’apostolat des laïcs), au sujet du schéma 13, Henri de Lubac lui explique qu’il préfère se taire et lui remettre ses remarques par écrit267. Le jésuite n’explicite pas les motifs de son silence. Sans doute faut-il se reporter, pour le comprendre, à ce qu’il écrivait l’année précédente, quand il expliquait que la méfiance qu’il continuait de susciter auprès de quelques-uns ne pouvait que le gêner, en faussant ce qu’il avait à dire268. Pourtant, il n’était nullement désintéressé par les débats de la commission, comme le montrent ses inquiétudes à ce sujet, et la fatigue qui l’accable, de retour de Rome, due en partie à la tension de ces quelques journées : « Je viens de rentrer de Rome, épuisé par le voyage, la chaleur, les longues séances, la tension nerveuse provoquée par les disputes auxquelles j’ai dû assister (et prendre une très modeste part) »269. Pour autant, cela ne signifie pas qu’il soit resté inactif durant l’intersession. Son rôle reste celui de la mise en garde, des conférences, des conseils prodigués à tel ou tel. Ainsi Mgr Ancel lui soumet-il « son » schéma 17. En effet, comme Mgr Ménager à Meaux, Mgr Ancel mit sur pied, durant l’intersession, une équipe de travail afin 264 Carnets, II, p. 71, 3 juin 1964. Notons aussi que les periti avaient également reçu en janvier (cf. Carnets, II, p. 60, 15 janvier 1964) les nouvelles directives sur l’activité des experts du concile : « défense de nous réunir, défense de parler dans un sens négatif, défense de rien dire du travail des commissions, défense d’émettre une opinion personnelle sur aucun des points touchés au concile… Vous le voyez, nous sommes tenus “bien en main” », lettre à Gaston Fessard, 17 janvier 1964, CAECL. Ces règles furent communiquées aux Pères le 15 septembre 1964 et se trouvent in AS, III, 1, p. 24-26. Notons que lorsque le Père de Lubac dit qu’il était défendu d’émettre une opinion personnelle, les règles précisaient : il était demandé aux experts de ne pas « soutenir publiquement des idées personnelles sur le concile ». D’après le journal du P. Tromp, le pape lui-même était préoccupé de certains periti : « Romanus Pontifex preoccupatus de nonnullis peritis. Gaudent ob titulum periti magna auctoritate, et eo abuntuntur nonnulli etiam loquendo contra Papam. Ex altera parte multi periti bene meriti sunt de Concilio », « Le pape est préoccupé par quelques periti. Ils jouissent d’une grande autorité du fait de leur titre de periti et quelques-uns abusent de celui-ci en parlant même contre le pape. D’un autre côté, de nombreux periti sont méritants au sujet du concile », Diarium Tromp, 9 septembre 1964, ASV, 791, p. 740-741. Le P. Tromp prend ces notes à l’occasion d’une réunion des Secrétaires de commissions avec P. Felici. 265 Ibid, p. 81, 4 juin 1964. 266 Lettre à Henri Bouillard, 4 juin 1964, CAECL. 267 Carnets, II, p. 82, 5 juin 1964. 268 Lettre à Gaston Fessard, 11 août 1963, CAECL. 269 Lettre à Bernard de Guibert, 11 juin 1964, CAECL.
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d ’élaborer un schéma, insistant sur la notion de dialogue avec le monde270. Il n’apparaît pas que le Père de Lubac ait fait partie de cette équipe, mais Mgr Ancel lui soumit son texte. Le jésuite lui fit part de ses remarques, et trouvait ce projet mauvais271. Rappelons-nous également qu’il envoya à plusieurs évêques, dont Mgr Ancel et Mgr Garrone, les remarques que Mgr McGrath lui avait demandées sur le schéma de la commission. Il fut aussi convié à la réunion des évêques de la région lyonnaise, en avril 1964, au cours de laquelle il leur parla de la collégialité272, en insistant sur le fait qu’elle ne diluait en rien leurs responsabilités dans quelque organisation anonyme, bien au contraire : « Le premier devoir du Pasteur est d’enseigner, prêcher, exposer, expliquer la foi, en dégager les implications vitales, — la défendre. C’est aujourd’hui ce qui manque le plus »273. Surtout, le Père de Lubac employa ce temps de l’intersession à la défense de Teilhard, car il estimait que la situation était dangereuse pour lui au concile. Son œuvre suscitait toujours autant de passions, et le jésuite craignait une condamnation : La campagne faite à Rome et dans diverses revues contre moi, à propos de Teilhard, ne cesse de s’amplifier, – et ni moi ni le P. Provincial (qui n’est d’ailleurs pas au courant de tout) n’y pourrons rien. Une catastrophe est encore possible274. Le Père de Lubac estimait alors « urgent de publier quelque chose de plus équitable et de mieux informé, à la fois sur la pensée et sur l’homme »275. Il entreprit ainsi de rédiger, durant l’intersession, une nouvelle étude, La Prière du Père Teilhard de Chardin276. En s’intéressant à la spiritualité de son confrère, il cherchait, une fois de plus, à répondre aux objections les plus fréquentes : oui, le Dieu de Teilhard est bien un Dieu personnel, non, il ne divinise pas le monde. Il réfutait les critiques de quelques anti-teilhardiens bien connus : Henri Rambaud277, Philippe de la Trinité, André Combes, Réginald Garrigou-Lagrange. Il répondait aussi à ceux qui voyaient en Teilhard l’apôtre d’une « nouvelle religion », d’un syncrétisme, qui identifiait, pour reprendre un exemple cité par le Père de Lubac, le Point Oméga et le « point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement », selon les mots d’André Breton dans le Second manifeste du 270 E. Vilanova, « L’intersession… », art. cité, p. 445. 271 Carnets, II, p. 60, 15 janvier 1964. 272 Ibid, p. 107, 27 au 28 avril 1964. L’abbé Pierre Viallet, du diocèse de Maurienne, écrivit au Père de Lubac : « Mgr Bontems m’a un peu rassuré en me disant votre présence très active à leur réunion de la semaine passée. Il est très content de ce que vous avez apporté sur la collégialité épiscopale dans la Tradition », lettre du 4 mai 1964, Vanves, dossier 29. 273 Carnets, II, p. 107, 27-28 avril 1964. 274 Lettre à André Ravier, 7 février 1964, CAECL. 275 Lettre à André Ravier, 12 mars 1964, CAECL. 276 Le Père de Lubac reçut le livre à Rome durant la troisième session. Il n’en avait toutefois pas fini avec les travaux d’édition, puisqu’il travailla, pendant la session, à corriger les épreuves de la correspondance Blondel-Valensin, Carnets, II, p. 165, 1er octobre 1964. 277 Henri Rambaud (1899-1974), français, journaliste et enseignant, il fut titulaire de la chaire de latin aux facultés catholiques de Lyon. Il est l’oncle de Philippe de la Trinité (Jean Rambaud).
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surréalisme, vidant ainsi la pensée teilhardienne de tout contenu proprement chrétien. Bref, c’est à un double front qu’essayait de s’opposer le Père de Lubac, contre des interprétations qui « atteignent, dans quelques milieux, jusqu’au délire. Elles sont nourries aussi bien, de temps à autre, par de graves revues aux nobles noms latins que par les organes de la plus extravagante “science-fiction” »278. Comme lors de l’intersession précédente, celle-ci fut aussi l’occasion de « deux ou trois conférences sur Teilhard »279, notamment à Nantes et à Brest où il rencontra l’opposition déterminée de membres de Verbe avec lesquels il ne parvint pas à dialoguer, ses contradicteurs se comportant comme des « sergents appliquant la consigne »280. Si le Père de Lubac s’employait tant à défendre Teilhard, c’est que la pensée de son confrère lui semblait répondre aux besoins de l’époque. Il voyait en lui un véritable apôtre, d’autant plus percutant qu’il n’entendait rien perdre de la vigueur du message chrétien : son entreprise, son dessein fut exactement le dessein, l’entreprise qui convenait à notre époque (…). Elle est vraiment, pour qui la prend tout entière, le message de l’espérance chrétienne adressé à un monde qui désespère (…). Il ne défend pas sa foi, il la présente à tous comme capable, seule capable, de rendre à l’humanité le courage de vivre et de progresser. Vous n’aviez pas tort, dit-il à nos contemporains, de penser qu’un grand avenir collectif sur la terre même vous attend. Vous n’aviez pas tort de compter sur la ressource de la technique. Vous n’aviez pas tort d’exalter la grandeur de l’homme, de chercher l’unité humaine. Reprenez courage et voyez-en les conditions : Dieu est là pour vous attirer, le Christ est là, Dieu parmi nous, par qui, avec qui et en qui nous devons être un jour rassemblés, “afin que Dieu soit tout en tous”281. Avenir collectif de l’humanité, grandeur de l’homme, autant de thèmes qui faisaient florès chez des chrétiens séduits par le marxisme, mais dont le Père de Lubac entendait montrer qu’ils ne trouvaient leur pleine réalisation que dans la foi. Ce zèle à défendre Teilhard n’était toutefois pas sans étonner parfois, du moins si l’on se fie à une lettre de Louis Bouyer qui demandait au jésuite s’il n’emploierait pas mieux son temps à des travaux plus personnels : Je ne nie pas l’importance ni l’intérêt de Teilhard, mais, à vous parler franc, je crois que l’importance pour l’Église de ce que vous avez encore à dire, vous, l’emporte de très loin sur une interprétation plus ou moins exacte de ce que Teilhard a dit, ou voulu dire282. Durant la troisième session, le Père de Lubac, en tant qu’expert, continuait d’assister aux réunions de la commission doctrinale, sauf, évidemment, quand les periti 278 H. de Lubac, La Prière…, op. cit., p. 253. 279 Lettre à Bruno de Solages, 10 février 1964, CAECL. 280 Cahiers de l’affaire de Fourvière, 12-14 février 1964. 281 H. de Lubac, « L’Église salut de l’homme », art. cité, p. 42. 282 Lettre de Louis Bouyer à Henri de Lubac, 3 novembre 1964, Vanves, boîte 34.
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n’y furent pas admis (il s’agissait d’examiner la Nota Praevia). Durant ces séances, le Père de Lubac ne prend pas une part active à la réélaboration des textes. Ses comptesrendus sont souvent assez brefs et se contentent d’enregistrer les interventions de tel ou tel participant. Toutefois, à la fin de la session, il notait son inquiétude quant aux débats tenus en commission mixte (commission doctrinale et commission pour l’apostolat des laïcs) pour le schéma 13. Celui-ci avait été débattu à Saint-Pierre du 20 octobre au 10 novembre, avec un intermède de deux jours consacré aux missions (les 6 et 7 novembre). La commission mixte devait ensuite retravailler le schéma, mais la confusion observée par le Père de Lubac n’était pas pour le rassurer : Cet après-midi, à 16 h. 30, au Vatican, commission mixte (doctrinale, et apostolat des laïcs), sur le schéma 13. Confusion extrême. Débat très mal dirigé par Ottaviani assisté de Cento. (…). On discute pour savoir à qui doit s’adresser le schéma. L’un dit : aux catholiques ; un autre : directement au monde. Ainsi de suite. C’est la douche écossaise. Quelques-uns, spécialement Mgr Garrone, observent qu’une autre question préalable s’impose : Que voudra-t-on dire dans ce schéma ?, etc. — Voilà où l’on en est, après deux ans de projets. Tout repart à zéro, et sans qu’on sache dans quelle direction aller. (…) Impression pénible de vide, de désordre et d’impuissance283. L’activité du jésuite se diversifia lors de cette session, puisqu’il fut également convié au Secrétariat pour les non-chrétiens, qui n’est toutefois pas un organisme conciliaire. C’est en juillet 1964 qu’il apprit sa nomination, pour trois ans, comme consulteur-correspondant du nouveau Secrétariat, créé par Paul VI à la Pentecôte 1964. Il devait sa nomination au cardinal Marella284 et à ses travaux sur le bouddhisme, entrepris alors que les publications théologiques lui étaient fermées. C’était donc le fruit de sa sanction romaine qui lui assurait cette nomination au Secrétariat, situation paradoxale qu’il ne manqua pas de relever : Le Cardinal Marella m’a fait nommer, par le pape, consulteur de son nouveau Secrétariat. Hélas, voilà plus de dix ans que j’ai publié, vous savez dans quelles circonstances, ces trois volumes sur le Bouddhisme285. J’aurais bien du mal à donner sur le Bouddhisme ou sur toute autre religion ou irréligion, une consultation “up to date”. Mais la vie a tout un aspect de farce286. 283 Carnets, II, p. 316-317, 16 novembre 1964. 284 Le cardinal lui écrivit le 10 juillet 1964 : « Connaissant votre compétence et votre dévouement, je vous ai proposé à la nomination du Saint-Père comme Consulteur-correspondant, et c’est cette nomination que j’ai le plaisir de vous adresser présentement. Lorsque vous serez de passage à Rome, vous serez le bienvenu à nos réunions, et nous prendrons éventuellement votre avis écrit sur les problèmes qui rentrent dans la sphère de vos compétences », Vanves, dossier 7, chemise V. 285 Il s’agit d’Aspects du bouddhisme, t. 1, Paris, Seuil, 1951 ; de La Rencontre du bouddhisme et de l’Occident, Paris, Aubier-Montaigne, 1952, réédition Œuvres complètes, t. XXII, Paris, Cerf, 2000 ; et d’Amida (Aspects du bouddhisme, t. 2), Paris, Seuil, 1955. 286 Lettre à Henri Bouillard, 29 juillet 1964, CAECL.
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Là encore, ce sont les mêmes préoccupations, devenues omniprésentes, qu’il porte. En effet, lorsqu’il se rend, le 18 septembre, à une réunion du Secrétariat, et qu’il comprend qu’il s’agit de reconnaître les valeurs que portent les différentes religions, et de collaborer avec elles, il écrit : « Je crains que cela ne traduise simplement un affaiblissement de la foi »287, par crainte d’un relativisme sans doute288. Le Père de Lubac restait fidèle à ce qu’il écrivait déjà dans Catholicisme : Hors du christianisme, tout n’est donc pas forcément corrompu, loin de là (…) Tout n’est pas corrompu, mais ce qui n’est pas enfantin risque toujours de dévier ou, si haut qu’il s’élève, finalement retombe, impuissant. Hors du christianisme, rien n’arrive à son Terme, l’unique terme où tendent sans le savoir tous les désirs humains, tous les efforts humains, et qui est l’étreinte de Dieu dans le Christ. Les plus beaux et les plus puissants de ces efforts ont donc absolument besoin d’être fécondés par le christianisme pour produire leur fruit d’éternité, et tant que le christianisme leur manque, ils ne font, malgré des apparences longtemps contraires, que creuser dans l’humanité le Vide d’où s’élèvera le cri vers la seule Plénitude, et lui révéler plus fortement l’esclavage d’où elle tendra les bras vers son Libérateur289. In fine, l’action du Père de Lubac était surtout celle qu’aurait pu mener un théologien privé, qui n’aurait pas été nommé peritus. En effet, il est souvent sollicité pour examiner un projet d’intervention par un Père du Concile, ou le théologien d’un Père, et il s’agit surtout des évêques africains. C’est surtout avec ceux qui sont logés, comme lui, à l’hôtel Giotto ou à l’hôtel Botticelli tout proche qu’il a des relations privilégiées. Il examine avec eux les textes en discussion, qu’il s’agisse du De Ecclesia290, du De Revelatione sur lequel il fait deux exposés le 28 septembre ou le 1er octobre, ou de la fameuse Nota praevia291 . Il examine aussi les modi à introduire, par exemple ceux si importants du chapitre 3 du De Ecclesia, les 21, 22 et 23 septembre ; il examine enfin les votes auxquels il faudra procéder dans les prochaines congrégations générales292. Le Père de Lubac n’est donc pas du tout inactif, et son activité correspond bien à ce qu’écrivait l’abbé Laurentin : Pères et experts étaient obligés d’étudier, dans un renouvellement rapide et incessant, plusieurs sujets à la fois : le schéma en cours de débat ; le 287 Carnets, II, p. 126, 18 septembre 1964. 288 Déjà pendant l’intersession, une note témoignait de sa préoccupation dans le rapport non avec les autres religions, mais avec les autres confessions chrétiennes : « Grande peine, à la suite d’entretiens avec groupe d’étudiants du Sud-Est qui subissent ces influences. Je parlais du “Mystère de l’Église aujourd’hui”. Questions, objections, discussions révélaient peu de foi profonde, ravages faits par l’air du temps, le faux œcuménisme à base d’indifférence, l’anticléricalisme de la presse, la déformation reçue de certains aumôniers, etc. Veni, Sancte Spiritus ! », note datée 9 février 1964-29 février 1964, Vanves, dossier 29. 289 Catholicisme, op. cit., p. 186. 290 Carnets, II, p. 116, p. 120, 15 et 16 septembre 1964. 291 Ibid, p. 311, 15 novembre 1964. 292 Ibid, p. 222, 18 octobre 1964.
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henri de lubac et le concile vatican ii schéma en cours de vote ; les débats à venir afin de déposer les interventions cinq jours à l’avance (…) ; enfin pour certains, le texte élaboré en commission293.
De fait, s’il ne pouvait s’exprimer lui-même dans l’aula, il aidait des Pères à revoir leur intervention ou à y voir plus clair : il étudie les textes en privé avec le jésuite Mgr Muñoz-Vega294, auquel le Père de Lubac devait même apporter des modi sur le chapitre 3 du De Ecclesia ; avec Mgr McGrath qui lui demande des observations sur un texte sur la pauvreté295 ; ou avec Mgr Ndongmo296. Il revoit les projets d’intervention de Mgr Zoa sur la liberté religieuse et sur les cultures297 ; de Mgr Sartre sur les prêtres et sur les missions298 ; de Mgr Meouchi299. Des théologiens le consultent également : son confrère le P. Greco pour une intervention sur les missions du cardinal Rugambwa300, J. Mejía sur le De Revelatione, le P. Pfister, consulteur du S ecrétariat pour l’unité, pour une formule sur les bouddhistes301. On est frappé de deux choses. Tout d’abord, Henri de Lubac collabore surtout avec des évêques de régions périphériques par rapport à l’Europe. Les liens avec les évêques français, malgré l’estime manifestée lors de la conférence à Saint-Louis-desFrançais, ne sont pas des relations de travail suivies. Le P. Congar le note aussi : « A midi, je ramène le P. de Lubac pour déjeuner. Étonné et peiné que les évêques ne viennent pas davantage vers lui et s’intéressent si peu à ce que pourrait leur dire un homme de cette classe »302. Le Père de Lubac, c’est une nouveauté par rapport aux sessions précédentes, se rend certes à l’atelier pour le schéma 13, mais il ne s’y sent pas à l’aise. Lui qui écrivait que la foi était en danger en France, sans que l’on s’en alarme, se sentait peut-être plus en communauté de vues avec certains évêques d’Amérique latine303 comme Mgr McGrath ou le cardinal Silva Henríquez, ou d’Afrique, comme 293 R. Laurentin, Bilan de la troisième session, Paris, Seuil, 1965, p. 21-22, cité par J. A. Komonchak, « Vers une ecclésiologie de communion », art. cité, p. 48-49. 294 Pablo Muñoz-Vega (1903-1994), s.j. équatorien, ordonné en 1933. Il est recteur de la Grégorienne de 1958 à 1963, et nommé expert au Concile en 1962. Nommé évêque coadjuteur de Quito en février 1964, il assiste aux dernières sessions du Concile en tant que Père conciliaire. Il est créé cardinal en 1969. 295 Carnets, II, p. 257, 27 octobre 1964. On ne trouve pas, toutefois, cette note dans l’inventaire des papiers conciliaires de Mgr McGrath. 296 Ibid, p. 126, 19 septembre 1964. Albert Ndongmo (1926-1992), camerounais, ordonné en 1955. Évêque de Nkongsamba de 1964 à 1973. 297 Ibid, p. 142 et 268, 26 septembre et 3 novembre 1964. 298 Ibid, p. 205 et 274, 13 octobre et 5 novembre 1964. 299 Ibid, p. 233, 21 octobre 1964. Pierre-Paul Meouchi (1894-1975), libanais, ordonné en 1917. Patriarche maronite d’Antioche de 1955 jusqu’à sa mort, créé cardinal en 1965. Membre de la commission des Églises orientales. 300 Ibid, p. 131-132, 21 septembre 1964. 301 Ibid, p. 279, 7 novembre 1964. Paul Pfister (1906-1994), s.j. allemand, ordonné en 1930. Professeur à la Faculté de théologie de l’Université Sophia, au Japon, tenue par les Jésuites. Expert au Concile. 302 Y. Congar, Mon Journal, II, p. 205, 15 octobre 1964. 303 Il relève encore cette anecdote, bien qu’elle ne concerne pas un évêque : « Visite du Père Bernardo Catão, O.P., brésilien, qui vient d’arriver à Rome pour son examen de maîtrise, après huit ans d’enseignement du dogme à Rio. Il a soutenu récemment à Strasbourg (patron : A. Chavasse) une thèse sur la Rédemption dans Saint Thomas. Il semble être un bon travailleur. Il a envoyé un exemplaire manuscrit à Fourvière, demandant à être édité dans “Théologie”. Il me raconte ce qui suit : Cet été, il prêchait la retraite en France dans un couvent de son Ordre ; dans une de ses instructions, il a parlé
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Mgr Zoa. Lors de la première session, il écrivait, en effet, de ces derniers : « Plusieurs jeunes évêques noirs se révèlent ici pleins d’intelligence, de sens chrétien et d’élan ; cela donne beaucoup d’espoir »304. Le deuxième constat est que le travail du Père de Lubac est rarement de grande portée. Ce sont des conseils prodigués à un Père, à l’auditoire de l’hôtel Giotto ou des maisons qui l’accueillent pour une conférence (la Domus Mariae, Saint-Louis-desFrançais, les Pères Blancs, Saint-Jérôme, le Bellarmino), mais ses remarques ne sont pas diffusées à grande échelle. Il préfère recueillir des signatures pour l’intervention d’un évêque305, distribuer aux évêques de son hôtel des projets de modi venant de tiers306, ou diffuser les remarques de son confrère, le P. Martelet, dont il revoit des textes et distribue autour de lui des exemplaires polycopiés, par exemple sur la question du mariage. Le P. Martelet, après avoir entendu une conférence « à la louange des moyens contraceptifs » et « avoir porté la contradiction avec énergie »307, mit au point, en effet, ses remarques par écrit, et le Père de Lubac les approuvait, estimant « qu’il s’agissait de défendre sur un point capital la tradition chrétienne, contre une propagande envahissante ; qu’il y a aujourd’hui un péril certain de la foi à l’intérieur de l’Église »308. Le Père de Lubac était donc parfaitement conscient des mécanismes pour influer sur cette grande assemblée, mais il ne se met quasiment jamais en avant, par manque de moyens sans doute, par discrétion aussi et surtout. Ainsi, à la fin de la troisième session, les sentiments du Père de Lubac étaient de plus en plus mêlés. Il restait fidèle à la perspective d’un aggiornamento enraciné dans la Tradition, et se réjouissait de plusieurs textes, notamment Lumen Gentium, qui avait été promulgué à la fin de la troisième session, mais aussi le De Revelatione, qui « marque un retour à la grande Tradition telle qu’elle apparaît à travers mon livre »309. Il se montrait aussi très heureux des progrès de l’œcuménisme, jusque sur les terres de son enfance. En effet, durant l’intersession, il consigne un « fait inouï »310 dans ses Carnets : l’« assistance au premier rang du curé et du pasteur »311 de Vernoux-en-Vivarais (Ardèche), où se trouvait la demeure familiale, Sonier, pour venir entendre sa conférence sur le concile. Pourtant, il est clair que ce sont désormais des inquiétudes qui s’expriment le plus souvent dans ses notes ou sa correspondance, quant à la situation religieuse de son époque, et quant au thème du dialogue de l’Église et du monde, de la prière et de l’intimité avec Dieu. Plusieurs Pères sont alors venus le trouver pour lui dire que tout cela était dépassé ; on l’excusait, comme venant d’un pays qui n’est pas dans le mouvement ; mais en France, lui disait-on, on estimait que dorénavant il fallait se tourner vers les hommes, qu’on avait rompu avec “l’idéalisme”, etc. Heureusement, il ne semble pas s’être laissé intimider », Carnets, II, p. 170-171, 4 octobre 1964. 304 Lettre à Patrick Moloney, 29 novembre 1962, Vanves, boîte 20. 305 Carnets, II, p. 142-143, 26 septembre 1964. A la troisième session, l’intervention après la clôture d’un débat nécessitait soixante-dix signatures de Pères en appui du texte. 306 Ibid, p. 262, 29 octobre 1964. 307 Ibid, p. 297, 12 novembre 1964. 308 Ibid, p. 302, 13 novembre 1964. 309 Ibid, p. 186, 8 octobre 1964. Le livre en question est Exégèse médiévale, dont le quatrième tome était paru en 1964. 310 Ibid, p. 110, 12 août 1964. 311 Ibid. Autre exemple de ce rapprochement œcuménique, le témoignage du curé d’Aquino : « Songez donc, nous dit-il, que jusqu’à présent, quand un protestant venait chez nous, c’est tout juste si on ne lui donnait pas la chasse », Ibid, p. 248, 24 octobre 1964.
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les deux étant étroitement liés. Une lettre qui lui était adressée au début de la session reste pertinente, quelques mois plus tard, pour décrire sa perception du concile, pour peu que l’on ajoute à l’allusion finale aux manœuvres curialistes son inquiétude de plus en plus grande vis-à-vis de tendances jugées sécularisatrices : Vous voilà de nouveau à Rome, de nouveau plongé en ce monde où tant de sainteté et tant d’intrigues se côtoient ; où tant d’authentique grandeur, droiture et zèle se trouvent mêlés à tant de médiocrité, à tant de sottise, à tant de sécheresse de cœur. Il me semble que nulle part comme à Rome vous n’êtes à la fois aussi heureux et aussi triste : que de fois je vous ai senti consolé par cette merveilleuse Ville, par le Concile, par les hommes véritablement d’Église que vous y rencontrez, par la joie simplement d’être au cœur de notre sainte Mater Ecclesia ; et en même temps je vous voyais presque toujours aussi très peiné et déçu dans votre amour, blessé profondément par tout ce que vous voyiez sous le manteau se tramer et se “combiner”…312.
312 L’auteur de la lettre n’est pas identifié, 16 septembre 1964, CAECL.
Chapitre 8 : La dernière session du concile, des inquiétudes de plus en plus vives (21 novembre 1964-8 décembre 1965) Paul VI l’avait annoncé dans son discours de clôture de la session de 1964, la quatrième session du concile devait aussi être la dernière. C’est donc pour la dernière fois que le P. de Lubac allait reprendre la route pour Rome en tant qu’expert conciliaire. Nous l’avons vu, la situation religieuse de son époque, qu’il ne voyait pas comme une conséquence directe du concile, mais comme un mal plus profond – tirant parti d’un « esprit du concile » pour se développer -, l’inquiétait fortement. La promulgation des grands textes du concile, à la fin de la troisième session, et lors de la quatrième, pouvait-elle le rasséréner ?
I. L’influence du Père de Lubac sur les textes du concile : une activité mesurée A. Une intersession marquée par la question des relations entre l’Église et le monde Le Père de Lubac fut empêché de participer pleinement à la troisième intersession qui se révéla d’une importance décisive. En effet, les quelques mois précédant l’ouverture de la dernière session du concile Vatican II devaient permettre de mener un important travail sur les textes qui devaient encore être approuvés par les Pères. Des experts déployèrent alors une activité particulièrement intense, à l’image du P. Congar, apportant sa contribution à de nombreux textes. Il n’en fut pas de même pour le P. de Lubac ; son activité ne fut pas nulle mais ne peut en aucun cas être comparée à celle du dominicain. Son état de santé est, ici encore, l’un des éléments d’explication puisque, malade depuis la fin novembre 1964, Henri de Lubac écrivait, en février 1965, n’avoir pu, depuis, quitter Lyon1. Traité pour une arthrose cervicale, il dut refuser aussi bien le ministère que Mgr Colombo, archevêque de Milan, lui avait proposé auprès des étudiants de la ville2, que l’invitation à se rendre à Rome en février 19653. Or, les réunions des sous-commissions de la commission mixte4 chargée de réélaborer le schéma XIII, qui se tinrent du 1er au 6 février 1965 à Ariccia, se révélèrent particulièrement importantes 1 2 3 4
Lettre à Gaston Fessard, 11 février 1965, CAECL. Cahiers de l’affaire de Fourvière, 27 janvier 1965. Lettre à Henri Bouillard, 12 mars 1965, CAECL. Rappelons que celle-ci est composée de membres de la commission de l’apostolat des laïcs et de la commission doctrinale, auxquels se joignent de nombreux experts. Cette commission se divise en sous-commissions, coiffées par une sous-commission centrale.
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puisque c’était une nouvelle rédaction qui était confiée aux sous-commissions, de laquelle devait juger ensuite la sous-commission centrale, réunie à Rome du 9 au 12 février 1965. Pourtant, le P. de Lubac ne se montra pas totalement inactif lors de cette intersession. Tout d’abord, il se rendit aux réunions, en plénière cette fois, de la commission mixte pour le schéma XIII, du 29 mars au 7 avril 1965. Il apprécia particulièrement ce séjour parce qu’il était alors intégré à un groupe de travail avec lequel il se trouvait en communauté de vues. En effet, logé chez les Pères de la Sainte-Croix, grâce à Mgr McGrath, ce groupe comprenait, outre l’évêque de Santiago de Veraguas (Panama), Mgr Fernandes, évêque coadjuteur de Delhi, Mgr Nagae, évêque d’Urawa (Japon), ainsi que les experts Jorge Medina (Chili) et Gustave Martelet. Mgr Helder Câmara et le prêtre belge François Houtart5, professeur à Louvain et directeur du centre de recherches socioreligieuses de Bruxelles, s’étaient joints au groupe, mais c’est peu dire que le P. de Lubac appréciait beaucoup moins le dernier cité, lui qui, « envisage[ait] les choses en “sociologue” »6, ce qui, sous la plume du Père de Lubac, n’était pas un compliment. Le petit groupe, dont tous les membres étaient à Rome pour le schéma XIII, organisait des séances de travail chez les Pères de la Sainte-Croix afin de préparer les textes à venir, d’émettre des remarques, voire de proposer un texte de substitution. Henri de Lubac partageait avec eux l’exigence d’une plus forte armature doctrinale pour le schéma, jugé trop superficiel, mais aussi le peu de goût pour une théologie romaine qui s’était trop systématisée7. Avec une telle communauté de vues, il n’est pas étonnant que le P. de Lubac ait gardé d’excellents souvenirs de ce petit groupe de travail comme il l’écrivit bien plus tard : C’était là un cercle amical, “informel”, où l’on travaillait ferme, où l’on riait aussi beaucoup dans les moments de détente ; on y regrettait la faiblesse doctrinale, ou plutôt l’absence de doctrine dans certains des chapitres déjà examinés du schéma XIII ; on s’étonnait un peu que tel ou tel Mgr français restât muet en commission, renonçant, par timidité, semblait-il, à épauler les interventions de Garrone et Wojtyła. L’abbé Medina était notre secrétaire. Il tira de nos entretiens un rapport, qui reflétait, à sa manière, les vues émises par l’un ou l’autre, et le présenta au chanoine Pierre Haubtmann. Celui-ci, chargé depuis peu de la délicate mission de 5 François Houtart, né en 1925, belge, ordonné en 1949. Directeur du Centre de recherches socioreligieuses de Bruxelles qu’il a fondé et enseignant à l’Université catholique de Louvain à partir de 1958. 6 Carnets, II, p. 363, 2 avril 1965. 7 Ainsi reproduit-il dans ses Carnets les souvenirs romains que Mgr Nagae partage avec les membres du groupe lors d’un moment de récréation : « Il a fait quatre ans de théologie à la Propagande (enseignement de Parente) ; il a encore passé trois autres années à Rome, pour des doctorats. Il dit avoir cherché dans tout Rome un théologien qui pût lui donner une vraie nourriture spirituelle, et qu’il n’en a pas trouvé. Enfin, il a trouvé, à Saint Anselme, un bénédictin dom Ans. Stolz, — mais qui devait bientôt mourir. — C’était le temps, dit-il, où le P. Garrigou-Lagrange régnait à l’Angélique, le P. Boyer à la Grégorienne, Mgr Parente à la Propagande. (Il faudrait pouvoir reproduire sa moue et ses gestes.) J’ai suivi le cours de Trinitate d’un dominicain hollandais : c’étaient des mathématiques ; il n’y avait rien de réel sur la vie intime de Dieu, etc. », Carnets, II, p. 381, 5 avril 1965.
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revoir dans son ensemble ce schéma qui avait passé par tant de mains et dont l’objectif n’avait jamais été très clairement défini, reçut le rapport avec joie, nous dit son accord, et sut en tirer parti8. Le P. de Lubac pointe, dans son souvenir, le défaut de faiblesse doctrinale. Ainsi, le groupe estimait-il que « le chapitre sur le Christ cherche surtout à le montrer comme un être psychologiquement sympathique »9. Un texte de remplacement sur le numéro 20 du schéma, le Christ homme parfait, avait été préparé. C’est le P. Medina qui en avait achevé la rédaction, et, si ce texte ne plaisait encore qu’à demi au P. Martelet, le P. de Lubac, lui, estimait qu’il valait « beaucoup mieux que le texte du schéma officiel »10. Dire que le schéma officiel cherchait surtout à montrer le Christ comme un être sympathique était quelque peu exagéré. En effet, le schéma commençait par poser que « Revera mysterium hominis nonnisi contemplatione mysterii Verbi Incarnati plene clarescit (…). Novissimus Adam, Homo perfectus, nobis simul hominem revelat et Deum Patrem Ejusque amorem »11. Mais il est vrai que le texte insistait très fortement sur le thème de l’Incarnation, du Verbe fait chair partageant la condition humaine, de l’alliance entre le Christ et chaque homme, le tout dans une perspective très optimiste. Or, le petit groupe autour de Mgr McGrath, dans une note transmise à la commission12, estimait que le cœur de la question était omis par le schéma, à savoir que l’ « opus Christi considerari non posse videtur quin prae oculis habeatur realitas peccati et consequenter amissio ordinis in creatione »13. Était souhaitée une présentation moins psychologisante, qui ne cherche pas à « quasi tantum adspectum humanum, psychologicum ac benevolum Christi ostendere »14, et qui se montre plus eschatologique, en rappelant la récapitulation de toutes choses dans le Christ, seule façon pour l’homme de se libérer du péché. C’est, d’emblée, la condition pécheresse de l’homme et l’importance à cet égard de l’Incarnation qui étaient, du reste, rappelées par le petit groupe dans le texte de remplacement qu’il proposait : « Dei imago inde a primo peccato in homine obnubilata nonnisi Verbi incarnatione reformatur, in quo mysterio mirabilius adhuc quam in Adamo societatem ostenditur hominem inter et Deum »15. La perspective eschatologique était mise en avant, de façon bien plus nette que dans le texte en discussion : « Quod revera, modo quidem diverso, fructus redemptionis pro unoquoque Mes relations avec les papes, dossier XI, rencontres avec Mgr Wojtyła, CAECL. Carnets, II, p. 361, 1er avril 1965. Ibid, p. 386, 6 avril 1965. « Le mystère de l’homme ne s’éclaire réellement que par la contemplation du mystère du Verbe Incarné (…). Le nouvel Adam, Homme parfait, nous révèle en même temps l’homme, Dieu le Père et Son amour », fonds Philips, 2261, p. 7. 12 Fonds Philips, 2317, s. d. 13 « Il apparaît que l’œuvre du Christ ne puisse être considérée sans que l’on ait devant les yeux la réalité du péché, et, par conséquent, la perte de l’ordre dans la création ». 14 « à montrer presque seulement l’aspect humain, psychologique et bienveillant du Christ ». 15 « L’image de Dieu en l’homme, dès le premier péché, est voilée et elle est rendue à sa forme première par l’incarnation du Verbe, en lequel est montrée l’union entre l’homme et Dieu, par un mystère encore plus admirable qu’en Adam ». 8 9 10 11
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hominum constituit, siquidem in hoc uniuscuiusque salvatio consistit, ut scilicet libere et in dies firmius ac plenius homo Deo adhaereat divinaeque naturae consors officiatur »16. C’est seulement à la fin du texte qu’on insistait sur le fait que le Christ était le plus haut exemple de l’humanité, reprenant pour cela des passages du schéma en discussion. Bref, les perspectives n’étaient pas les mêmes. Dans ses souvenirs, le Père de Lubac indiquait que le P. Haubtmann, rédacteur, avait tiré parti des réflexions du petit groupe. Certes, il est parfois difficile de repérer l’influence précise de tel ou tel groupe sur la rédaction d’un texte, plusieurs partageant des analyses convergentes. Néanmoins, on peut remarquer que le texte de Gaudium et Spes, dans son numéro 22 sur le Christ Homme nouveau, reprenant des passages du texte d’Haubtmann, précise également, dès les premières lignes, que « Ipse [le Christ] est homo perfectus, qui Adae filiis similitudinem divinam, inde a primo peccato deformatam, restituit »17. Ce texte de remplacement auquel a contribué le Père de Lubac est représentatif du jugement qu’il portait, avec ceux qui l’entouraient, sur le schéma XIII. Il dressait un constat peu engageant au P. de Guibert : Un simple mot de Rome où nous préparons la dernière réunion du concile. Le fameux (trop fameux) schéma 13 s’enfante, sinon dans la douleur, du moins avec bien de la peine. Avec le P. Martelet, nous travaillons en liaison étroite avec un évêque centre-américain, un Indien, un Japonais, – et deux ou trois théologiens également exotiques – dans une vraie fraternité (…) L’absence d’une doctrine cohérente et organique en la matière [le surnaturel] se fait durement sentir, ici, chez beaucoup… Formation en triangle : les “intégristes”, les “sociaux” et ceux qui voudraient exprimer la profondeur du Mystère chrétien18. On comprend évidemment que le P. de Lubac se rangeait dans la troisième catégorie. Il reprochait aux « sociaux » un optimisme facile, et l’escamotage des dimensions de la rédemption et de la résurrection, au profit de la création, laissant ainsi dans l’ombre le péché et, partant, la réelle condition de l’homme et du monde. Le P. de Lubac regrette ainsi vivement que la remarque de tel évêque polonais19, arguant, comme il pouvait en faire l’expérience, que l’Église est aussi combattue par le monde, et non seulement aidée par lui, ne retienne pas l’attention d’évêques occidentaux « dont plusieurs nagent dans un lac d’euphorie »20. A cet égard, le Père de Lubac se sentait proche de Pères comme le maronite Mgr Doumith21, avec lequel il partage 16 « Le fruit de la rédemption pour chaque homme est réellement constitué, quoique de façon diverse, si vraiment le salut de chacun consiste en cela que l’homme adhère à Dieu librement et, chaque jour, plus fermement et plus pleinement, et devienne participant de la nature divine ». 17 « Il est l’Homme parfait qui a restauré dans la descendance d’Adam la ressemblance divine, déformée dès le premier péché ». 18 Lettre du 2 avril 1965, CAECL. 19 Peut-être Mgr Kominek. 20 Carnets, II, p. 366, 2 avril 1965. 21 Michel Doumith (1915-1989), libanais, ordonné en 1940. Évêque maronite de Sarba (Liban) de 1959 jusqu’à sa mort. Nommé membre de la commission doctrinale.
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ses craintes22, et dont il relève l’intervention en commission, quand elle cherche à montrer que le schéma, trop optimiste, ne traite que très imparfaitement le problème humain, par une présentation d’un Évangile doux, sans péché, sans inquiétude. Mgr Volk était d’ailleurs sur la même ligne23, comme il avait déjà pu le montrer lors de la troisième session, de concert avec le cardinal Frings, qui estimait que le schéma mettait trop en avant une théologie de l’Incarnation et sous-estimait le mystère de la Croix. La majorité conciliaire se divisait alors entre ceux – et l’on trouve ici notamment les Allemands – qui mettent davantage l’accent sur ce nécessaire rachat par la Croix, et ceux, plutôt de langue française, qui mettent plus en avant une présentation positive du monde24. Cela revenait, pour reprendre les mots de Mgr Doumith qu’approuve le P. de Lubac, à méconnaître « le drame de l’existence humaine »25. Pour le P. de Lubac, cet « optimisme facile » avait des répercussions jusque dans la morale. Le petit groupe autour de Mgr McGrath jugeait ainsi « très mauvais »26 le chapitre du schéma XIII sur le mariage, au point que le P. de Lubac n’hésita pas à distribuer à des membres de la commission des exemplaires d’un article du P. Martelet, « Morale conjugale et vie chrétienne »27 qu’il avait corrigé lors de la troisième session. Le deuxième reproche général à l’égard du schéma XIII est son approche trop profane et naturaliste. Non, évidemment, que l’Église n’ait pas, dans l’esprit du P. de Lubac, à se soucier des problèmes temporels que rencontrent les hommes, mais, pour lui, le problème est que cette thématique devient quasi exclusive. Ainsi note-t-il non sans quelque amertume, que Mgr Quadri28, suivant « des distinctions dont les Français sont déjà coutumiers »29, faisait le départ entre l’ « Évangile abstrait » et l’ « Évangile concret » qui serait la doctrine sociale de l’Église : Voilà donc l’Évangile réduit à une doctrine sociale, — et, pour certains, le concile — (et toute la tradition dogmatique et spirituelle) réduit à quelques chapitres de Gaudium et Spes — le reste, non pas nié, mais tenu pour des abstractions…30. L’inquiétude n’était pas neuve, le P. de Lubac avait déjà regretté auprès de Henri Fesquet qu’il semblât considérer les débats sur la Révélation, la liturgie ou l’Église, comme « techniques », mais il constatait ici que ces considérations étaient également 22 Carnets, II, p. 369, 3 avril 1965. 23 Ibid, p. 360, 31 mars 1965. 24 Cf. É. Fouilloux, « Les théologiens catholiques de l’avant à l’après-concile. 1962-1969 », in D. Avon, M. Fourcade (dir), Un nouvel âge de la théologie ? 1965-1980, Paris, Karthala, 2009, p. 17-36, p. 32. 25 Carnets, II, p. 362, 1er avril 1965. 26 Ibid, p. 367, 2 avril 1965. 27 Nouvelle Revue Théologique, 87, mars 1965, p. 245-246. Le P. Martelet disait vouloir rappeler la doctrine traditionnelle sur la morale conjugale : « L’acte sexuel, où l’amour conjugal trouve son langage le plus original et le plus personnel, est légitime lorsqu’il est accompli dans le mariage, et que rien dans l’amour n’est artificiellement entrepris contre la fécondité même simplement possible qui le caractérise », p. 245. 28 Santo Bartolomeo Quadri (1919-2008), italien, ordonné en 1943. Expert au concile lors des deux premières sessions puis évêque auxiliaire de Pinerolo (Italie) depuis mars 1964. 29 Carnets, II, p. 365, 2 avril 1965. 30 Ibid.
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celles de Pères du concile. Aussi, le P. de Lubac, tout en observant le primat donné à une méthode inductive, qui partait des « signes des temps », remarquait « qu’elle ne pouvait être employée jusqu’au bout, si l’on veut dire quelque chose de la foi »31. Il se trouvait ici en pleine communion de pensée avec l’archevêque de Cracovie, Mgr Wojtyła, quand celui-ci s’interrogeait en commission : Exprime-t-on assez l’idée que toute culture peut-être inspirée ab Evangelio, a Verbo Dei32 ? On dit que les chrétiens doivent participer à la culture humaine, mais non qu’ils la christianisent. C’est une sorte d’abdication. “Agitur de activa praesentia Ecclesiae in mundo”33 : qu’on ne l’oublie pas. Immanence du peuple de Dieu dans la culture, bien ; mais transcendance de la foi chrétienne34. Il n’est donc pas étonnant que les deux hommes s’embrassent à la fin de cette session de travail35, ils avaient pu travailler ensemble et constater leurs convergences, comme le nota plus tard le Père de Lubac dans ses souvenirs, se décrivant, lors de plusieurs séances de travail de la commission, assis aux côtés de Mgr Wojtyła, les deux hommes échangeant leurs réflexions à voix basse. C’est d’ailleurs au P. de Lubac que Mgr Wojtyła demanda, en cette même année 1965, de rédiger la préface de l’édition française de son livre Amour et responsabilité. Quand il le remercia de cette préface, il lui écrivit : « Je m’étais adressé à vous suivant l’intuition suggérée par la dernière session concernant le XIII schéma [sic] ; j’ai eu alors l’impression que nous étions d’accord sur beaucoup de points et que nous pensions d’une manière semblable et conjointe »36. Il est, en effet, significatif que les remarques adressées par le P. de Lubac à la commission portent exclusivement sur ce manque de transcendance, et cette tendance à la « profanisation » du discours de l’Église. En effet, on trouve dans le fonds Philips de Louvain (Leuven) des fiches qui reprennent, numéro du schéma par numéro, les remarques des membres et consulteurs. En ce qui concerne les remarques générales, le P. de Lubac écrivait : 1) Souligner plus fortement : Le Mystère propre de l’Église. La nécessité pour l’homme de penser à Dieu et aux choses éternelles. La transcendance du Royaume de Dieu. 2) Il ne faut pas simplement décrire le “munus Ecclesiae”, il faut montrer que le monde a besoin de l’Église qui lui rappelle qu’il n’existe pas seulement un “ordo temporalis”.
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Critiques adressées au schéma 13 en mars 1965, avant la refonte, CAECL. « Par l’Évangile, par la Parole de Dieu ». « Il s’agit de la présence active de l’Église dans le monde ». Carnets, II, p. 375, 5 avril 1965. Henri de Lubac cite ici Mgr Wojtyła. Ibid, p. 394, 7 avril 1965. Lettre du 3 juillet 1965, CAECL.
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3) Pas de théologie dualiste des rapports entre nature et surnaturel. Il faut se placer d’un point de vue pleinement chrétien pour parler de l’homme aux hommes37. Plusieurs fois, le Père de Lubac écrivit que le déficit du schéma était à trouver dans un manque d’approfondissement de la théologie de la nature et du surnaturel, et il n’est pas indifférent qu’il ait publié cette année là son Mystère du surnaturel dont la préface disait assez l’intention : Si la thèse dualiste ou, pour mieux dire, séparatiste a épuisé sa destinée dans les écoles, peut-être commence-t-elle seulement de livrer ses fruits les plus amers. À mesure que la théologie de métier l’abandonne, elle continue plus que jamais de se répandre sur le terrain de l’action pratique. Voulant protéger le surnaturel de toute contamination, on l’avait, en fait, exilé, hors de l’esprit vivant comme de la vie sociale, et le champ restait libre à l’envahissement du laïcisme. Aujourd’hui, ce laïcisme, poursuivant sa route, entreprend d’envahir la conscience des chrétiens eux-mêmes. L’entente avec tous est parfois cherchée sur une idée de la nature qui puisse aussi bien convenir au déiste ou à l’athée : tout ce qui vient du Christ, tout ce qui doit conduire à Lui, est si bien relégué dans l’ombre, qu’il risque d’y disparaître à jamais. Le dernier mot du progrès chrétien et l’entrée dans l’âge adulte sembleraient alors consister dans une totale “sécularisation” qui expulserait Dieu non seulement de la vie sociale, mais de la culture et des rapports mêmes de la vie privée38. C’est dans ce même esprit que l’on peut situer l’intervention du P. de Lubac contre l’introduction, dans le chapitre sur la vie politique, du texte d’Isaïe mis en exergue à l’ONU : « Ils briseront leurs épées pour en faire des socs »39. C’est Mgr Charue qui avait fait cette proposition le 5 avril, en notant qu’elle fut accueillie par tous40. Toutefois, le Père de Lubac fit parvenir une note à Mgr Ancel41, estimant que le concile n’avait pas à s’aligner de la sorte sur une institution temporelle, aussi estimable fût-elle, d’autant qu’il s’agissait d’un texte prophétique, dont le sens chrétien n’est pas temporel mais eschatologique. Et le P. de Lubac de conclure : « Que l’ONU le prenne au sens temporel, en signe d’idéal humain, c’est très bien. Mais le concile ne saurait le faire sans trahir sa mission divine. Bref : le Concile n’est pas une ONU ». L’intervention fut suivie d’effet puisque la citation avait disparu dans la version suivante42.
37 Fonds Philips, dossier 6, petit fichier. 38 Le mystère du surnaturel, Paris, Aubier-Montaigne, 1965. Réédition dans les Œuvres complètes, t. XII, Paris, Cerf, 2000, p. 15. 39 Is 2, 4. 40 Carnets conciliaires…, op. cit., p. 249. 41 Fonds Philips, 2428. 42 Fonds Philips, 2482. Elle fut toutefois réintroduite ensuite puisqu’on la retrouve dans Gaudium et spes, n° 78, sur la nature de la paix.
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Comme le souligne G. Ruggieri43, la clé, pour le Père de Lubac, reste dans une juste perception du désir naturel de voir Dieu, qui évite tout extrinsécisme puisqu’il fait partie de la nature de l’homme, et qui montre aussi que cette vision n’est pas superfétatoire, qu’elle ne peut être remplacée par quelque humanisme que ce soit. Enfin, parmi les centaines de fiches reprenant les remarques des consulteurs et des membres, on trouve de nombreuses fiches dont l’auteur est Mgr McGrath. Une note précise toutefois que, pour les dix premiers numéros du schéma, c’est-à-dire le prooemium et la première partie sur la condition de l’homme dans le monde contemporain, les remarques de Mgr McGrath étaient également approuvées par NN. SS. Nagae et Fernandes, soit le petit groupe déjà évoqué. Les remarques sont nombreuses, ce qui n’a rien d’étonnant quand on lit ce qu’écrit le P. de Lubac du contenu de cette première partie analysée lors d’une réunion de travail à Santa Croce : « très décevant ; analyses superficielles, phrases journalistiques, etc. »44. Toutefois, il est difficile d’apprécier la part qu’a pu prendre le P. de Lubac dans les remarques émises par les trois évêques. En effet, beaucoup d’entre elles cherchent seulement à améliorer le latin. D’autres se concentrent sur des sujets tels que le développement ou l’industrialisation, et l’on sent surtout ici l’origine géographique des évêques qui voulaient qu’on prenne en compte le fait que tous les pays ne connaissaient pas le même niveau de développement. Il est douteux que le P. de Lubac ait pris une part très active sur de tels sujets, même si ces réflexions étaient à même de nuancer l’optimisme de ceux qui considéraient très positivement le monde à une époque où l’Occident connaissait, de fait, une expansion remarquable. Le P. de Lubac ne repartait pas de Rome très enthousiaste. Certes, il avait beaucoup apprécié l’ambiance fraternelle et studieuse autour de Mgr McGrath, d’autant plus que ce qu’il vivait en France lui semblait témoigner d’une décadence accélérée, mais il écrivait à Bruno de Solages que le schéma XIII « ne sera[it] pas merveilleux »45. En cause, outre les raisons théologiques que l’on a pu voir, un « entêtement et un essai d’accaparement regrettables »46 de la part des Belges, selon le P. de Lubac. Pour lui, en effet, le schéma était « surtout lovaniste [même si] la mentalité des ecclésiastiques français qui tournent autour de nos évêques est bien la même »47. Aussi regrettait-il l’attitude du groupe belge, qui est un peu trop sûr de lui, et qui ne semble nullement enclin à suivre l’avis des évêques. (…) Mgr Philips, belge lui-même, et désireux de voir le travail aboutir dans les délais convenables, se montre luimême réticent dès qu’il s’agit de changer ou d’introduire quelque chose d’un peu substantiel. — Le P. Congar estime lui aussi que le groupe belge est un peu indiscret48. 43 G. Ruggieri, « Delusioni alla fine del concilio. Qualche attegiamento nell’ambiente cattolico francese », in J. Doré et A. Melloni (dir), Volti di fine concilio, Bologne, Il Mulino, 2000, p. 193-224, p. 198. 44 Carnets, II, p. 373, 4 avril 1965. 45 Lettre du 9 avril 1965, CAECL. 46 Carnets, II, p. 370, 3 avril 1965. 47 Ibid, p. 374, 5 avril 1965. 48 Ibid, p. 370, 3 avril 1965. Voir Mon Journal, II, p. 360, 3 avril 1965.
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Il faut toutefois se rendre compte de l’urgence, à l’époque, d’établir les textes pour la quatrième session si l’on voulait les voir aboutir, ce qui explique les réticences à changer de façon trop substantielle les textes en discussion. Henri de Lubac n’en avait toutefois pas fini avec Rome durant l’intersession. Membre du Secrétariat pour les non-chrétiens, il fut convoqué à Rome pour une réunion du 28 au 30 avril. Si lui-même avoue qu’il avait fait la sourde oreille à la convocation précédente49, il était, cette fois, décidé à se rendre à Rome pour s’opposer, autant qu’il le pourrait, à des tendances jugées dangereuses sur le thème qui devait être discuté, le salut par les religions non-chrétiennes : Je crains qu’on y fasse une sorte de concordisme facile, – comme on le fait d’autre part avec “le monde”, avec “les non croyants” –, et tous ces concordismes contradictoires nous installent dans la contradiction ! Ne concluez pas de cette lettre que je sois désespéré ! ni même découragé !50. Preuve en est qu’il se montrait résolu : « je voudrais pouvoir empêcher qu’on adopte, dans le climat de libéralisme superficiel et falot qui est celui d’aujourd’hui, des théories qui seraient une trahison déguisée de la foi chrétienne »51. Les Carnets sont peu diserts sur la réunion, indiquant seulement le souhait du pape que soient traitées les questions du salut des non-chrétiens, du fait religieux, de l’intelligence des diverses religions, et son inquiétude de théories selon lesquelles le christianisme ne serait qu’une voie extraordinaire de salut52. Les archives vaticanes ne permettent pas de combler cette lacune, puisque le Secrétariat n’est pas un organisme conciliaire. Ses archives ne sont donc pas encore consultables. Il ne reste alors que le recours à la correspondance : A la dernière réunion du Secrétariat pour les non-chrétiens, votre présence aurait été utile. Quelques-uns font en effet pression pour qu’on déclare la valeur salutaire des diverses religions comme telles. J’ai lutté comme j’ai pu là contre, – mais le bon P. Humbertclaude53 n’y comprend pas grand’chose, quoiqu’il soit homme prudent54. Le P. de Lubac avait déjà abordé la question du salut des non-chrétiens dans Catholicisme. Dans son chapitre sur le salut par l’Église (chapitre 7), il écrivait que le salut, pour ce corps qu’est le genre humain, consiste à recevoir le Christ, ce qui ne peut se faire que par l’Église catholique, la seule messagère intégrale de la Révélation chrétienne. Évidemment, hors du christianisme, tout n’est pas corrompu, loin de là, précisait-il même, mais « hors du christianisme, rien n’arrive à son Terme, à l’unique 49 50 51 52
Lettre à Bruno de Solages, 22 avril 1965, CAECL. Lettre à Bruno de Solages, 13 avril 1965, CAECL. Lettre à Bruno de Solages, 22 avril 1965, CAECL. Carnets, II, p. 394-395, 28-30 avril 1965. Notons que c’est en 1963 qu’est paru le livre de H. R. Schlette, Die Religionen als Thema der Theologie, Herder qui développait la thèse du christianisme comme voie extraordinaire du salut. 53 Il est secrétaire du Secrétariat. 54 Lettre au P. Daniélou, 11 juillet 1965, Bulletin des amis du cardinal Daniélou, 28/2002, p. 15.
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Terme où tendent sans le savoir tous les désirs humains, tous les efforts humains, et qui est l’étreinte de Dieu dans le Christ »55. Faut-il alors comprendre que tous les non-chrétiens seront damnés ? Non pas. Pour le P. de Lubac, l’adage « hors de l’Église point de salut » n’est pas à comprendre de la sorte mais comme « “c’est par l’Église, par l’Église seule que vous serez sauvés” car c’est par l’Église que le salut viendra, qu’il commence à venir pour l’humanité »56. Ainsi, les non-chrétiens, bien qu’ils ne soient pas eux-mêmes placés dans les conditions normales du salut, (…) pourront néanmoins obtenir ce salut en vertu des liens mystérieux qui les unissent aux fidèles. Bref ils pourront être sauvés parce qu’ils font partie intégrante de l’humanité qui sera sauvée57. Il est patent qu’il s’agit, pour le P. de Lubac, de voir dans le christianisme la voie ordinaire du salut, comme il put encore l’expliquer lors d’une nouvelle réunion du Secrétariat, à la veille de l’ouverture de la quatrième session58.
B. La dernière mise au point des textes lors de l’ultime session du concile La dernière session fut notamment consacrée à l’ultime rédaction de textes soumis, surtout pour le schéma XIII, à d’importantes critiques. Les hommes qui y prirent part ont décrit ces quelques semaines comme particulièrement éprouvantes59, tant le travail était important et urgent. Le P. de Lubac, conformément à ce que nous avons vu depuis le début du concile, y prit part, mais de façon modeste, sans jamais assumer la responsabilité de tel ou tel texte. Cela ne l’empêchait pas d’assister aux réunions de la commission théologique et aux sous-commissions de la commission mixte (pour le schéma XIII) auxquelles il était rattaché, consacrées chacune à un thème particulier, à savoir la condition d’aujourd’hui et l’homme. Il n’a donc rien d’un oisif, comme le montre sa description de son séjour romain : « Journées harassantes, depuis une dizaine de jours, travail de commissions et de sous-commissions (et même de sous-sous-commissions), j’y manque quelquefois, pour prendre un peu de repos »60. Les deux grands textes auxquels s’intéresse alors le P. de Lubac sont le de Revelatione et le schéma XIII. Pour le premier, il ne peut que s’offusquer des tentatives répé-
55 Catholicisme, op. cit., p. 186. Ce qui explique qu’il écrive, dans ses Cahiers de l’Affaire de Fourvière, « Hier, double joie, l’une, d’un Carme coréen, converti du confucianisme, puis du protestantisme, l’autre, d’un musulman devenu catholique. Choses qui ne s’écrivent pas », 1er janvier 1965. 56 Ibid, p. 197. 57 Ibid, p. 194. 58 Carnets, II, p. 399-400, 13 septembre 1965. 59 Mgr Charue, dans ses Carnets conciliaires, op. cit., p. 300, écrit même : « Pendant les “vacances”, d’abord du 29 octobre au 9 novembre, puis du 19 au 30 novembre, les commissions ont eu un travail très dur, notamment la commission mixte du schéma XIII. Je considère la semaine du 21 au 28 novembre comme la plus dure de tout le concile », en raison notamment des très nombreux modi relatifs au schéma XIII à examiner. 60 Lettre à Bruno de Solages, 20 octobre 1965, CAECL.
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tées pour réintroduire le thème des deux sources de la Révélation61, qui avait inspiré le document présenté aux Pères lors de la première session, qu’une majorité d’entre eux avait repoussé. Le Père de Lubac se montrait toutefois fort heureux du résultat. Le schéma 13 l’inquiétait bien davantage, mais ses interventions restèrent limitées. Il rédige tout d’abord une note au sujet d’un passage de l’exposé préliminaire du schéma, de homine condicione in mundo hodierno62 . Le schéma disait : « progredientes scientiae biologicae, psychologicae et sociales hominem non solum ad altiorem sui cognitionem perducunt… »63, ce que le P. de Lubac jugeait dangereux car revenant à obscurcir la véritable nature de l’homme : scientiae biologicae, psychologicae et sociales sunt pretiosissimae, ad multa melius cognoscenda de homine, sed non perducunt hominem ad altiorem sui cognitionem ! Hoc affirmare esset aequivalenter negare partem altiorem (profundiorem) spiritus hominis, quae non attingitur ab istis scientis, licet utillimis ut adjutricibus64. Pour le Père de Lubac, en effet, l’homme est un mystère qu’il ne peut prétendre circonscrire, et les sciences humaines, en prenant l’homme pour objet, n’arriveront jamais à expliciter totalement ce qu’est l’homme, car sa dimension spirituelle leur échappera toujours, comme il l’écrivait déjà dans ses Nouveaux Paradoxes : Nous ne savons pas ce qu’est l’homme, ou plutôt nous l’oublions. Plus nous avançons dans son étude, plus nous en perdons la connaissance. Nous l’étudions comme un animal, ou comme une machine. Nous n’y voyons qu’un objet, plus curieux que tous les autres. Nous sommes envoûtés par la physiologie, la psychologie, la sociologie et toutes leurs annexes. Avons-nous donc tort de pratiquer ces disciplines ? Certes non. Les résultats en sont-ils donc faux ou négligeables ? Pas davantage. La faute n’est pas en elles, mais en nous, qui ne savons ni les situer ni les juger. Nous croyons, sans y réfléchir, que l’étude “scientifique” de l’homme peut être, au moins en droit, universelle, et exhaustive. Alors elle obtient le même résultat trompeur – et meurtrier – que la manie d’introspection ou que la recherche d’une sincérité statique. Elle ronge l’homme, elle le désagrège et le détruit65. 61 Carnets, II, p. 424, 1er octobre 1965. Voir aussi le Journal Prignon, p. 132-133. 62 « De la condition humaine dans le monde d’aujourd’hui ». 63 « Les progrès des sciences biologiques, psychologiques et sociales ne conduisent pas seulement l’homme à une plus haute connaissance de soi… ». 64 « Les sciences biologiques, psychologiques et sociales sont très précieuses, afin de connaître beaucoup de choses de l’homme, mais elles ne conduisent pas à une plus haute connaissance de soi ! L’affirmer reviendrait à nier la partie plus haute (plus profonde) de l’esprit humain, qui n’est pas atteinte par ces sciences, pourtant très utiles comme auxiliaires », fonds Haubtmann, 1945. 65 Paradoxes, op. cit., p. 91. Citons également cet autre passage : « Tout, au monde, est objet de science, – actuelle ou possible. Tout, sauf l’esprit qui construit la science (et, avec cet esprit, invisible, impalpable, point sans dimension, que de choses !). Tout, sauf cette puissance ouvrière qui toujours opère et toujours échappe, passant toujours, navette insaisissable, du côté opposé à celui où la science croit enfin la saisir. On dirait qu’il s’amuse à se laisser prendre : cette fois, nous le tenons, nous le fixons, nous le mesurons, nous l’analysons, nous jetons la sonde jusqu’en ses profondeurs. Nous y faisons
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Le Père de Lubac, dans la note qu’il fit passer à plusieurs évêques66, demandait qu’on dise simplement que les sciences « ad meliorem cognitionem contribuunt »67 et, dans le fonds Haubtmann, cette note est suivie de la mention manuscrite « Oui ». De fait, le texte est ainsi corrigé, et le texte final dira que « progredientes scientiae biologicae, psychologicae et sociales non solum homini ad meliorem sui cognitionem opem ferunt… »68. C’est dans le même esprit qu’il réussit, lors de l’examen des modi, à faire modifier une expression sur les progrès de la psychologie par lesquels l’homme connaîtrait de façon plus profonde l’intimité de son propre cœur69. On retrouve ici les préventions de De Lubac, en pleine vogue des sciences humaines (la Semaine des intellectuels catholiques de 1965 est consacrée aux sciences humaines et aux conditionnements culturels et historiques de la foi), contre une prétention à un savoir qui dirait tout de la foi, qui pourrait la circonscrire et la déconstruire70. L’autre passage du texte sur lequel le Père de Lubac eut plus particulièrement à travailler fut celui consacré à l’athéisme. La question l’inquiétait de plus en plus, et il parle même d’une « invasion de l’athéisme »71 lorsqu’il rend compte de son entrevue avec le cardinal Suenens, pour lequel il n’a d’ailleurs pas de mots assez durs72. Lors de la Congrégation générale des jésuites de mai 1965, Paul VI leur avait confié la mission spéciale de lutter contre l’athéisme, et le Père de Lubac, qui fit partie d’un petit groupe, réuni au Secrétariat pour les non-croyants (créé le 9 avril 1965) les 13 et 14 octobre 1965, et chargé de réviser le passage sur l’athéisme, n’entendait pas l’oublier73. Il se trouvait là aux côtés du P. Daniélou, du P. Miano, secrétaire dudit Secré-
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toutes sortes de découvertes. Nous lui appliquons les méthodes qui nous ont si bien réussi dans l’exploration de la nature extérieure ou de la nature sociale, – et cette fois encore les résultats sont surprenants ! Oui, ce sont de beaux résultats. Mais entre vos mains ce n’est plus l’esprit ! Mystère de l’esprit ; mystère qui ne peut être provisoire, qui se retrouve intact après chaque tentative apparemment heureuse. Mystère qui n’est plus de l’inexploré, mais de l’inexplorable. Mystère plus lumineux cependant, saisi d’une connaissance plus immédiate et plus intime que l’objet de science le mieux défini, le mieux possédé. Malgré tout, énigme toujours persistante, et toujours stimulante. Par elle toujours l’homme est tenu en haleine ; toujours il est forcé de chercher, forcé de s’étonner, – d’un tout autre étonnement que celui qu’il éprouve en face des énigmes de la nature, pour une tout autre recherche que celle qu’il poursuit au-dehors… », p. 95. Carnets, II, p. 444, 19 octobre 1965. « Contribuent à une meilleure connaissance », fonds Haubtmann, 1945. « Les progrès des sciences biologiques, psychologiques et sociales ne permettent pas seulement à l’homme de se mieux connaître… », Gaudium et Spes, n°5. Carnets, II, p. 466, 22 novembre 1965. Lors de cette Semaine des intellectuels, Ricoeur estime d’ailleurs que les sciences humaines « doivent admettre que leur travail d’objectivation concerne davantage l’objet religieux que la foi elle-même, qui leur échappe pour l’essentiel, car l’intention religieuse excède son propre conditionnement », sans que cela signifie que la foi soit totalement hors du champ des sciences humaines, cf. F. Dosse, « Théologie et sciences humaines », in D. Avon et M. Fourcade, Vers un nouvel âge…, op. cit., p. 219-238, p. 223. Carnets, II, p. 419, 28 septembre 1965. « Il me parle de Teilhard, que visiblement il ne connaît pas (il n’a pas lu non plus ce que j’en ai écrit). Il croit que “le Teilhard jeune” est “défendable”. Il fait des plans pour la réforme de l’Index, etc. — Je ne peux m’empêcher d’avoir l’impression d’un esprit superficiel, prétentieux, et d’une grande fatuité. Il ne me paraît rien comprendre au fond de la situation actuelle. Il semble ne rien percevoir de l’invasion de l’athéisme, etc. », ibid. On ne s’étonnera donc pas qu’il juge le fond de l’intervention du P. Arrupe sur l’athéisme « riche et opportun » (ibid, p. 417, 27 septembre 1965), alors que celle-ci fut très critiquée, et mal reçue chez les jésuites.
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tariat, et du P. Girardi, salésien, consulteur du Secrétariat74. Ce dernier ne se situait clairement pas dans la même optique que le Père de Lubac, le jésuite ayant déjà fait part au salésien du « risque (…) d’une attention unilatérale à la “compréhension de l’athéisme” »75. De fait, lors des réunions, les PP. de Lubac et Daniélou résistèrent au P. Girardi76 mais le Père de Lubac se défendait de toute influence décisive : De loin, vous croyez trop aux racontars des journaux sur le concile. Je n’ai pas été choisi pour rédiger la déclaration sur l’athéisme. Tout simplement, par suite des circonstances, et comme toutes les bonnes volontés devaient concourir dans un temps minimum à la refonte du fameux schéma XIII, je me suis trouvé, parmi d’autres, présent à deux séances dans lesquelles ce passage sur l’athéisme a été remanié (il l’a d’ailleurs été deux fois encore depuis lors, sans mon concours, une fois dans la déclaration dernière de la sous-commission qui en était chargée, une autre fois par les remarques de la commission plénière77). Mes interventions furent peu nombreuses, et la principale n’eut aucun effet. Cela, à titre d’exemple, pour vous montrer la complexité des fabrications des textes conciliaires, et le peu de sérieux des informations journalistiques78. Les années passant, Henri de Lubac se fit moins catégorique, toutefois, sur son absence d’influence : « Le texte sur l’athéisme, séances finales pour la rédaction définitive, Daniélou et moi, nos résistances à Girardi dans un petit groupe informel »79. L’influence directe du P. de Lubac sur les textes est donc pour le moins modeste. Une influence plus indirecte, par le biais de conseil à tel ou tel Père, n’est pas non plus évidente : « comme les années précédentes, les membres de l’épiscopat français avec Ibid, p. 438, 13 et 14 octobre 1965. Ibid, p. 413, 23 septembre 1963. Ibid, p. 439, 13 et 14 octobre 1965. Cette dernière remarque est à nuancer, car le P. de Lubac lui-même écrit dans ses Carnets qu’après deux séances, en commission mixte plénière, d’étude des modi sur l’athéisme, il n’y a que « peu de changements », ibid, p. 467, 23 novembre 1965. La sévérité des commentaires du Père de Lubac à l’occasion de ces séances est à la mesure de l’enjeu que représente pour lui ce texte : « Encore deux longues séances de 3 heures chacune, à la commission mixte plénière, matin et après-midi. On étudie les modi sur l’athéisme. C’est une vraie loterie. Chez nombre d’évêques et de “periti”, incompétence doctrinale et ignorance de la situation réelle, parfois même du sens des mots. Tensions, ou équivoques, entre intégristes et sociaux naturalisants. Les esprits les plus sérieux ne peuvent se faire écouter. Naïvetés du bon Mgr Ancel : “Un étudiant marxiste m’a dit que…” Indifférence des vieux scolastiques, qui ne retrouvent pas leurs thèses mais ne voient non plus rien qui paraisse s’y opposer. Opposition théologique entre dominicains et franciscains. Liquidation des Pères de l’Église par un dominicain, au nom du “progrès doctrinal”. Solide bon sens et modération du cardinal Šeper (Zagreb). Netteté théologique de Mgr Doumith (Liban). Poids du “parti belge” avancé. Perspicacité du P. Daniélou (mais quel merveilleux “latin” !) », ibid, p. 466-467. Sur ce rapprochement paradoxal que fait le Père de Lubac entre « intégristes » et « sociaux naturalisants », cf. sa lettre à É. Gilson du 21 juillet 1965 : « Un progressisme ultra-temporaliste s’allie aujourd’hui aux théologiens ultra-dualistes en vue de mieux écarter ces “maudites questions éternelles” comme dit je crois un personnage de Dostoïevski », cité par F. Michel, « Entre traduction et tradition. Philosophes, philologues et théologiens dans un débat conciliaire (1965-1970) », Revue d’histoire de l’Église de France, 92, 2006, p. 435-475, p. 463. 78 Lettre à Bernard de Guibert, 3 décembre 1965, CAECL. 79 CAECL, Fonds Molette, « Cahiers du concile », 1. 74 75 76 77
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lesquels je devrais normalement travailler me tiennent à l’écart (sans même y penser), et les milieux romains me sont toujours fermés80 ». Il précisait ailleurs : « Depuis quatre ans, par exemple, je suis constamment dans la même salle que Mgr Garrone, à la commission théologique, et il ne m’a jamais dit un seul mot sur le concile »81, non que les évêques français ne cherchent aucun conseil, mais « ils pensent uniquement à appeler auprès d’eux (…) quelques prêtres “aumôniers de mouvements”, ou de catégories analogues »82. Toutefois, le Père de Lubac n’entendait nullement rester inactif, tant la situation de l’époque l’inquiétait.
II. Une inquiétante crise spirituelle A. Le discernement d’une crise Ses cahiers de réflexion comme sa correspondance l’attestent amplement, le P. de Lubac connut très tôt et très profondément les affres de l’inquiétude la plus vive quand il songeait à la situation de l’Église, surtout en France, et notamment dans la Compagnie. Il a beau, après avoir dressé les tableaux les plus noirs à ses correspondants, conclure ses lettres d’un « Mais ne croyez pas que je me décourage ! », expression qui revient à plusieurs reprises à cette époque, de telles protestations ne peuvent dissimuler l’angoisse qui l’étreint. Ainsi, le P. Arminjon, son ancien Provincial, après l’avoir rencontré, lui écrivit : « Que de fois déjà, dans votre existence de théologien, vous avez été blessé au plus profond de vous-même ; pourtant je ne vous ai jamais vu aussi inquiet et angoissé que maintenant »83. La situation générale de l’Église de France, en effet, lui semblait désastreuse comme le montrent quelques extraits de sa correspondance ou de ses notes : La situation de l’Église de France me préoccupe, et même un peu celle de la Compagnie, vue à travers notre scolasticat. Je me raisonne pour n’en être pas trop affecté. Je m’impatiente aussi de n’y rien pouvoir. Je n’ai plus la force d’entreprendre aucune étude sérieuse84. « Tristesse d’assister, sans y rien pouvoir, à une décadence accélérée de bien des choses essentielles »85. Je crains que vous ne soyez, hélas, encore trop optimiste en craignant que les années à venir tournent à la débâcle. Elle a déjà commencé (je parle pour la France). Spécialement dans la Compagnie. Mais comme vous, j’ai confiance dans l’Esprit de Dieu. Seulement, je serai mort avant d’avoir vu les premiers symptômes sérieux de relèvement86. 80 81 82 83 84 85 86
Lettre à Henri Bouillard, 27 octobre 1965, CAECL. Lettre à André Ravier, 8 novembre 1965, CAECL. Lettre à Henri Bouillard, 12 novembre 1965, CAECL. Lettre du 3 avril 1965, dossier 34, Vanves. Lettre à Gaston Fessard, 23 avril 1965, CAECL. Lettre à Henri Bouillard, 25 février 1965. Lettre à André Ravier, 17 août 1965, CAECL.
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Ces jours derniers, ministères et entretiens, d’où il ressort que la situation de l’Église de France s’aggrave, spécialement dans ce diocèse de Lyon. Une évolution se précipite, parallèlement à la marche du concile, sans rapport avec lui, mais dont certains inspirateurs cherchent à peser sur lui87. Ou enfin : Je vois de près ceux [les maux] de mon pays (je parle du point de vue religieux), et bien souvent ils m’accablent. C’est une crise, comme on n’en a peut-être pas vu encore, et la pourriture gagne, sous le masque du progrès. Le concile est un bel effort de renouveau, mais il est pris par beaucoup à contresens, d’autres lui font une opposition têtue, la plupart s’en désintéressent ou en prennent prétexte pour semer les pires désordres… Au milieu de tout cela, je le sais, il y a des choses très bonnes, sans bruit, sans prétentions, et qui suffisent à entretenir l’espérance. Ce sera bon de vous revoir, s’il plaît à Dieu, dans un ou deux ans (n’attendez pas trop, car je suis tout à fait sur le déclin)88. Pour le Père de Lubac, si cette situation religieuse a quelque rapport avec le concile, c’est qu’il estimait qu’elle pesait sur les Pères, par la pression exercée par des prêtres ; c’est aussi qu’elle contribuait à une mauvaise interprétation du concile ; c’est enfin que le concile lui donnait l’occasion de se développer, par le sentiment de victoire d’un camp sur un autre, « brèche » qui autoriserait toutes les innovations.
Le dédain pour la Tradition Le P. de Lubac déplorait tout d’abord un climat de démission généralisée, de séduction du neuf, au mépris de toute conscience de la Tradition chrétienne. Ce qu’il estime être un rejet de la Tradition le faisait particulièrement souffrir, et on le comprend aisément au vu de la place qu’elle occupe dans toutes ses œuvres : Cette merveilleuse tradition chrétienne (…) j’ai passé ma vie à l’étudier, sans exclusivisme, sans choix personnel, je l’ai explorée en tout sens comme une immense forêt, regorgeant des fruits les plus divers et les plus savoureux. Je me suis enfoncé dans ses profondeurs. Elle m’a appris, sur le mystère de l’existence, sur l’homme et sur Dieu, tout ce qui me donne des raisons de vivre et d’espérer. J’ai tâché de la faire un peu connaître et aimer. Or, autour de moi, jusque dans l’Église, jusque parmi mes proches quelquefois, c’est à qui, aujourd’hui, crachera plus méchamment ou bavera plus sottement sur elle. Absence de tout sens historique, incompréhension des choses de l’esprit, volonté butée d’ignorer ou de caricaturer, souci de paraître au goût du jour, adoption sans critique d’un actualisme 87 Cahiers de l’affaire de Fourvière, 22 avril 1965. 88 Lettre à Patrick Moloney, 18 août 1965, boîte 20, Vanves.
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henri de lubac et le concile vatican ii superficiel, tout cela s’unit pour renforcer un insinueux complexe d’infériorité, lequel corrompt même les remarques justes qui pourraient être salutaires89.
Or, cet abandon de la Tradition est, pour le P. de Lubac, à l’origine d’un laisser-aller général. Dans la doctrine et les mœurs tout d’abord. Déjà, lorsqu’il était à Rome, pour le schéma XIII, il avait relevé, parmi les sujets de conversation des experts, les « libertés que prennent divers prédicateurs ou professeurs de séminaires envers les dogmes »90. Il s’inquiétait notamment de thèses sur l’Eucharistie à une époque où, en Hollande, faisait florès le thème de la transfinalisation91. Il s’inquiète aussi, en France, de propos tenus sur la morale du mariage, question de grande ampleur qu’il ne nous est pas possible de traiter ici à fond, faute de disposer de sources suffisantes émanant du P. de Lubac sur ce sujet. On a vu, toutefois, qu’il soutenait, sur ce thème, les efforts de son confrère le P. Martelet. On aura également un aperçu de ce qui l’inquiétait en lisant un extrait du P. Pierre Antoine, s.j., dans lequel transparaît le peu de considération pour la Tradition. C’est le P. de Lubac qui a relevé cet extrait dans ses notes : Aujourd’hui, ce qui caractérise fondamentalement le mariage, c’est de s’aimer, et non plus d’entrer dans la perspective naturelle de la fécondité. La faute sexuelle a été très culpabilisée, considérée comme une espèce de souillure, de manquement à une loi, à un tabou… Toutes ces répugnances psycho-sociales, éthico-religieuses, etc., sont très mal analysées… S’il se pose de nouveaux problèmes, il est normal qu’il y ait des positions nouvelles ; saint Thomas d’Aquin n’a rien dit au sujet des parkings dans Paris ! Si l’on veut dire quelque chose, il faut dire du nouveau par rapport aux positions traditionnelles. Comme l’Église ne fait que canoniser des révolutions réussies, il faut avoir le courage de commettre le péché pour qu’on puisse s’en sortir… Le véritable sens de l’amour humain est à découvrir92. 89 Cahiers de l’affaire de Fourvière, 3 avril 1965. 90 Carnets, II, p. 356, 30 mars 1965. 91 Ainsi expliquée par Charles Journet : « La doctrine de la présence vraie, réelle, immédiate du Christ sous les apparences sacramentelles, pourrait sembler trop hautes à certains d’entre nous, enfants comme nous de l’Église catholique, mais séduits par les solutions faciles. Pourquoi ne pas lui substituer la doctrine toute simple, sans mystère, sans scandale, de la présence médiatisée de signe ? On garderait le même langage, on continuerait de parler de la « présence réelle » du Christ dans la célébration de la Cène, de donner aux fidèles « le corps du Christ ». On expliquerait, et ce serait compris de tout le monde, qu’on peut faire, du pain, un usage profane, pour se nourrir ; et qu’on peut faire, du pain, un usage sacré, pour s’unir au Christ. Corporellement le Christ est au ciel, nulle part ailleurs ; sur l’autel il y a du pain, pas autre chose. Mais si tu prends ce pain avec foi et désir de t’unir au Christ, la signification, la destination, la finalisation du pain ne sont plus profanes, tu les as changées, elles sont devenues sacrées. Naturellement profanes, les voilà devenues fonctionnellement sacrées. Il s’est produit une transsignification, une transdestination, une transfinalisation du pain », Le mystère de l’Eucharistie, Paris, Tequi, 1981. La transfinalisation fut condamnée par Paul VI dans Mysterium fidei (3 septembre 1965). 92 Mes relations avec les papes, dossier VII, note datée du 18 mars 1965. Le Père de Lubac donne les références suivantes : Pierre Antoine, s.j., « Conscience chrétienne et régulation des naissances »
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Ces propos, peu mesurés, ne pouvaient qu’accabler le Père de Lubac. Non pas qu’il fût hostile à tout renouveau, bien au contraire, mais c’est dans la Tradition, porteuse de l’enseignement de l’Évangile, qu’il doit se faire selon lui, et non en rupture avec elle. Il insiste sur la continuité d’une intention du christianisme à travers ses différentes formes historiques : « Cette continuité nécessaire, le principe de la Tradition la maintient dans le catholicisme. Elle n’est pas laissée au bon vouloir ou au bon sens d’un intellectuel s’apercevant un jour qu’il a laissé échapper l’intention chrétienne »93. La perte du sens de la Tradition par des « clercs barbares, qui saccagent tous les trésors de la Tradition chrétienne, les méprisant sans les connaître, les jetant aux orties, ou les trahissant dans des adaptations misérables »94, se mesurait aussi, selon lui, aux intempérantes innovations liturgiques et aux traductions déficientes. Ainsi le Père de Lubac déplore-t-il les « excentricités vulgaires, sous le couvert de réforme liturgique »95, le « laisser-aller, à la messe et partout »96, et il signale au P. Recteur de Fourvière, le P. Misset, « les défauts (au point de vue de la foi) dans les nouvelles prières qu’on met en usage dans la communauté »97. Le renouveau liturgique ne lui semblait, en effet, pas toujours échapper à la platitude, et il estimait que les traductions ne rendaient pas toujours assez compte des symboles, des nuances98, et de la profondeur du Mystère. Le constat était sévère : « Risque que nos assemblées liturgiques ressemblent de plus en plus à une classe d’école primaire, avec un mélange de caserne », du fait du « cléricalisme d’une partie des jeunes prêtres avancés, qui est une sorte de caporalisme »99. La traduction du Credo, réalisée par le Centre national de pastorale liturgique, ne lui convenait guère. Dans la note qu’il envoyait au Centre en mars 1965, il critique ainsi l’expression « Je crois en l’Église », car on ne croit pas en l’Église comme on croit en Dieu, et l’expression « de même nature que le Père », plutôt que consubstantiel, pour qualifier le Fils, et il retrouvait là les critiques de Congar, Maritain ou Gilson : Pourquoi, aujourd’hui, laisser tomber comme chose indifférente, et sans être capable de le remplacer, un mot d’une telle importance, un mot dans
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(compte-rendu polycopié pour la préparation de la revue Échanges, Auxiliatrices du Purgatoire, 11 février 1965). Cahiers de l’affaire de Fourvière, juillet 1965. Ibid, 4 février 1965. Cahiers de l’affaire de Fourvière, 18 avril 1965. Ibid, 9 avril 1965. Ibid, 20 février 1965. Parmi les exemples précis qu’il donne, on peut relever la traduction de l’Angélus adaptée pour le chant : « J’entends maintenant chanter un Angélus en vers : “… De toi va naître un Enfant-Dieu”. On n’a plus de sensibilité chrétienne : on ne sent pas que cette expression a une résonance toute mythologique, toute païenne. Et l’on fait répondre à l’ange par la Vierge : “… Je m’abandonne à son amour…” Rien, là encore, de moins biblique ; cette fois c’est la douceâtrerie pur style xixe siècle. Cela, au nom du renouveau liturgique ! », Ibid, 27 janvier 1965. Cette traduction, encore en usage, dit : « Voici que l’ange Gabriel, devant la Vierge est apparu / De toi va naître un enfant Dieu, et tu l’appelleras Jésus. / De mon Seigneur j’ai tout reçu, je l’ai servi jusqu’à ce jour, / Qu’il fasse en moi sa volonté, je m’abandonne à son amour. / Et Dieu se fit petit enfant, la Vierge lui donna son corps. / Il connut toute notre vie, nos humbles joies et notre mort ! ». Ibid, 12-14 mai 1964.
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henri de lubac et le concile vatican ii lequel se condense le dogme central de la foi chrétienne, pour la pureté duquel un saint Athanase, un saint Mélèce d’Antioche, un saint Eusèbe de Vercueil ont été déposés et bannis ?100.
Le Père de Lubac n’était pas loin de voir là l’effet d’une incompétence des évêques chargés de superviser les traductions : Au point de vue doctrinal, une autre traduction est répréhensible : celle de nombreuses oraisons. Les verbes par lesquels on reconnaît à Dieu l’initiative du salut, le don de toute grâce, “da”, “fac”, “praesta”, sont traduits systématiquement par “Permets” ou, quelquefois, “Puissions-nous”. Mais écoutez la suite de l’histoire. Comme je disais l’autre jour à Mgr Boudon (président de la commission liturgique française) qu’une correction s’imposerait, il me répondit : Oh, nous avons pensé que c’étaient là en latin des clauses de style, et qu’en français on pouvait s’en affranchir. Et voilà comment, par grâce épiscopale, il est désormais permis à tout Français d’être pélagien101, c’est-à-dire de minimiser la nécessité de la grâce divine.
Une mauvaise interprétation du concile. Dans une lettre à É. Gilson sur cette question des traductions, le Père de Lubac regrettait l’influence d’ « un progressisme ultra-temporaliste [pour] écarter ces “maudites questions éternelles” »102. Celui-ci avait aussi pour conséquence une mauvaise interprétation du concile, en ce qu’il ne s’intéresserait qu’au schéma 13, qui serait le seul vrai sujet, comme si tout le reste n’était réservé qu’à un petit groupe amateur d’abstractions : “Le concile Vatican II a déjà consacré assez de temps à l’Église des portes fermées. Maintenant se pose la question difficile, douloureuse et urgente de l’“Église des portes ouvertes”. Le schéma XIII, “L’Église et le monde”, est absolument l’interrogation la plus importante que notre foi doive se poser à elle-même pour accomplir sa tâche essentielle, la proclamation de l’Évangile” José Maria Gonzalez Ruiz, dans “Hechos y Dichos”, Revue des jésuites espagnols, numéro spécial sur le concile (…). Pareille dichotomie est absurde, et ne correspond nullement à la pensée du concile. Si elle signifie quelque chose, elle comporte un dénigrement blasphématoire, et ce que l’auteur appelle “Évangile”, d’après ce que je sais de lui (j’ai discuté avec lui) me paraît être assez loin de l’Évangile de Jésus-Christ103.
100 Cité par F. Michel, « Entre traduction et tradition… », art. cité, p. 464. 101 Lettre à Bruno de Solages, 12 novembre 1965, CAECL. 102 Cité par F. Michel, « Entre traduction et tradition… », art. cité, p. 463. 103 Mes relations avec les papes, dossier VII, note datée du 18 février 1965.
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C’est que le Père de Lubac craignait toujours une ouverture au monde conçue comme une invasion du monde, qui reviendrait à une profanisation de l’Évangile et de l’Église : Un bon jeune théologien, venu pour la première fois de son île Maurice en Europe, est un peu perdu. Il doit étudier cette année le De Ecclesia. Mais quelques-uns de ses compagnons lui disent : “L’Église et le monde, c’est la même chose”, “la technique et ses progrès, voilà l’Église”, etc.104, tendance que le P. de Lubac analysait ainsi : « Optimi corruptio pessima. On fait appel à la domination du Christ sur l’univers pour dire que l’Église et le monde, c’est tout un, et dissoudre l’Église »105. Or, le Père de Lubac estimait que de telles tendances s’exprimaient jusque dans l’aula conciliaire.
Des pressions exercées sur les Pères. Si le Père de Lubac exhortait les évêques français à bien expliciter le concile106, il se désolait aussi de l’influence de prêtres qu’il ne nomme jamais, même s’il cite la Mission de France107 ou les « aumôniers de mouvements »108, et l’on pense à l’Action catholique spécialisée. Il leur reproche, d’abord, une attention beaucoup trop exclusive aux choses profanes. Ainsi note-t-il la réaction d’un prêtre de la Mission de France au discours de Paul VI à l’ONU : « Il a fait du cléricalisme ! »109 et ajoute, non sans exagération sans doute : « Cela parce que Paul VI a fait allusion à l’Évangile et a prononcé le nom de Dieu. Et voilà les conseillers de nos évêques »110. Le Père de Lubac leur reproche également de privilégier les motivations politiques : Ce matin, la discussion sur le schéma 13 étant close depuis hier, deux évêques français ont encore obtenu de parler sur la guerre. Ils n’avaient rien qui vaille à dire. Allusions mesquines dictées par quelques prêtres progressistes, politiciens ; l’un rappelle que les États ont la stricte obligation de payer leur cotisation à l’O.N.U. ; l’autre condamne les chefs d’État qui parlent de grandeur (magnitudo) au détriment des autres peuples. Le Concile se transforme ainsi en réunion politicienne anti-gaulliste, digne d’une sous-préfecture111. Bref, le jésuite n’était pas tendre et déplorait l’ « action intense de pseudo théologiens auprès d’évêques sans doctrine, qui ne suivent que distraitement ce qui se 104 Cahiers de l’Affaire de Fourvière, 4 février 1965. 105 Ibid, 11-12 mars 1965. 106 Carnets, II, p. 417, 27 septembre 1965. 107 Ibid, p. 429, 5 octobre 1965. 108 Lettre à Henri Bouillard, 12 novembre 1965, CAECL. 109 Carnets, II, p. 429, 5 octobre 1965. 110 Ibid. 111 A. Ancel parle en effet de la magnitudo, mais ni lui ni Pierre Boillon n’évoquent les cotisations à l’ONU. Carnets, II, p. 434, 8 octobre 1965.
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passe à l’intérieur du concile »112. L’exemple le plus frappant, aux yeux du Père de Lubac, est Mgr Marty, alors archevêque de Reims, qui intervint le 28 septembre sur le schéma 13, au sujet de l’athéisme113. C’est peu dire que le Père de Lubac fut particulièrement remonté contre cette intervention : D’après lui, aucun athée “ne nie systématiquement Dieu” ; on ne doit voir dans l’athéisme rien d’autre qu’une occasion de purifier une foi supposée toujours superstitieuse ; un dialogue qui aurait lieu sur la foi en Dieu ou son contraire ne serait selon lui que discussion “de systèmes”, à proscrire ; on peut et on doit suivre l’athée pour la construction du monde, l’esprit humain, etc., — en distinguant bien cela de l’espérance surnaturelle. Bref, c’est une invitation à mettre l’Église entre les mains du parti communiste, dont la conception de l’homme et de l’ordre humain est supposée parfaite, ne faisant l’objet d’aucune critique114. Et encore : Depuis hier matin, je songe à cette intervention Marty : ce dualisme espoirs humains — espérance chrétienne ; aucune communication entre les deux ; aucune influence de la seconde pour fonder ni diriger les premiers ; l’espérance chrétienne reléguée dans le fond de l’âme individuelle, et les chrétiens à la remorque d’un athéisme qui monopolise les espoirs humains… C’est exactement ce que je signale (trop brièvement) dans la préface au Mystère du Surnaturel comme le grand péril d’aujourd’hui. Mais comment faire lire une seule page sérieuse à tels ou tels de nos bons évêques ? Comment la leur faire comprendre ? (…) Il est vrai qu’on doit bien distinguer, d’une part l’ordre naturel et les espoirs humains, d’autre part l’ordre surnaturel et l’espérance chrétienne ; mais si l’on transforme la distinction en dichotomie absolue, c’est la négation radicale du schéma 13 ; en réalité, c’est en vertu de sa mission surnaturelle que l’Église a quelque chose à dire aux hommes même pour ce monde, et peut apporter de l’aide à ce monde jusque dans ses problèmes “naturels” ou temporels. Le dualisme posé par l’intervention Marty revient à dire : mettons-nous à l’école de l’athéisme marxiste (car c’est du marxisme qu’il s’agit, quand on dit vaguement : “espoirs humains”), pour organiser le monde à sa suite ; nous lui demanderons seulement de nous laisser au fond de nousmêmes une espérance pour l’au-delà. C’est la corruption de l’espérance chrétienne, et l’illusion progressiste à l’état pur…115. On retrouve ici l’argumentation que nous avons déjà eu l’occasion de présenter. Toutefois, ces réactions témoignent surtout de l’inquiétude de plus en plus vive du Père de Lubac, qui l’empêche d’apprécier de façon tout à fait sereine l’intervention de 112 113 114 115
Ibid, p. 450, 29 octobre 1965. AS, IV, 2, p. 632-633. Carnets, II, p. 418, 28 septembre 1965. Ibid, p. 420-421, 29 septembre 1965.
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Mgr Marty, plus nuancée que le résumé qu’il en donne116. Certes, Mgr Marty dit bien que « atheista non est homo qui systematice Deum neget. Quod vero recusat, est fides in Deum, quoniam talis fides sibi videtur illusio hominem minuens »117. Pour autant, cela ne conduisait pas son intervention à se mettre à l’école de l’athéisme. Il soulignait en effet que « Qui illum [le dialogue entre chrétiens et athées] tentaverunt, laici ac sacerdotes, sciunt quam difficile sit colloquium istud atque exigentiis plenum pro utraque parte in praesentis »118. Quant à la distinction entre nature et surnaturel, entre espoir théologique et espoir terrestre, pour reprendre les expressions de Mgr Marty, ce dernier demandait bien qu’ils soient mieux distingués mais « ad melius uniendum »119. Reste, il est vrai, que Mgr Marty n’expliquait pas en quoi consistait cet « uniendum », et que la dimension surnaturelle pouvait fort bien s’y trouver instrumentalisée à des fins toutes temporelles. Il est vrai aussi que Mgr Marty, en parlant de la tâche du Secrétariat pour les non croyants, estimait que « non potest mere sistere in gradu confrontationum inter ideas et systemata »120, ce qui, en assimilant la doctrine chrétienne à un système, ne pouvait que choquer le Père de Lubac, qui réagit ici davantage à des intentions supposées qu’à la lettre du texte donné in aula. Ainsi le Père de Lubac dénonçait-il l’emprise de ce qu’il considérait comme un nouvel intégrisme, sécularisateur, dans les factions qui se sont récemment constituées pour mettre la main sur bien des individus et commencent d’exercer, ici ou là, une sorte de dictature. J’en vois des signes fort clairs, soit en France, soit ici, aux alentours du Concile121. Il établissait même un parallèle avec l’intégrisme d’une certaine théologie romaine auquel il avait été en butte jusque là, car il retrouvait dans ces courants, pourtant fort opposés en apparence, des caractéristiques communes : un “fondamentalisme” contraire à la vie de l’esprit comme à l’esprit de l’Évangile ; un mélange des choses de la foi avec un complexe politicosocial ; une mentalité de soupçon systématique et méchant, engendrant un effort pour déconsidérer quiconque fait preuve d’indépendance ; une tendance, poussée parfois très loin, à l’organisation en clan ; des procédés d’intrigue, au service d’un appétit de domination. Et j’ai constaté (dans l’histoire ou directement) comment, par là, l’intégrisme parvient à intimider parfois les autorités de l’Église, à s’imposer aux supérieurs 116 Notons que le résumé qu’en donne Mgr Jauffrès sonne tout différemment de celui du Père de Lubac : il écrit, en effet, que Mgr Marty rappelle « que si les systèmes sont à condamner, les hommes, eux, sont appelés au dialogue ; mais qu’il s’agit d’un dialogue particulièrement dangereux et difficile », Carnets conciliaires, op. cit., p. 260, 28 septembre 1965. 117 AS, IV, 2, p. 632. « L’athée n’est pas un homme qui nie systématiquement Dieu. Mais ce qu’il récuse, c’est la foi en Dieu, parce qu’une telle foi lui semble être une illusion abaissant l’homme ». 118 Ibid, p. 632-633. « Ceux qui l’ont tenté, laïc et prêtres, savent comme ce dialogue est difficile, et plein d’exigence pour chaque partie en présence ». 119 Ibid, p. 633. « Afin de mieux les unir ». 120 Ibid. « Il ne peut s’en tenir purement au stade des confrontations entre les idées et les systèmes ». 121 Carnets, II, p. 423, 30 septembre 1965.
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henri de lubac et le concile vatican ii (pape y compris), à leur dicter des blâmes, des exclusives, des méfiances, des condamnations ; à troubler profondément le fonctionnement normal des organes de gouvernement, à ruiner les rapports confiants et empêcher les explications franches…122.
Pour le Père de Lubac, il était urgent de réagir. Pourtant, il se désolait de constater que la Compagnie, en France, n’était pas à même de le faire.
B. La Compagnie de Jésus et la crise spirituelle discernée par le Père de Lubac Face à tous ces dangers, le P. de Lubac estimait, en effet, que la Compagnie, en France, ne jouait plus son rôle. Alors qu’une Congrégation provinciale se réunit en janvier 1965 au Châtelard, près de Lyon, il écrit : La situation spirituelle d’aujourd’hui n’est comprise de presque personne parmi nous. Les problèmes de fond ne sont pas vus. A la faveur de cette inconscience, on risque de glisser vers l’abandon total de la foi, de s’enfoncer peu à peu dans l’athéisme123. Le Père de Lubac met notamment en cause le jeune clergé intellectuel et les revues de la Compagnie. Aussi, pour tenter de comprendre ces reproches, avons-nous dépouillé Études, Christus, Vie chrétienne et la Revue de l’Action populaire pour les années 1964 et 1965, soit à partir de la césure déjà évoquée dans la perception, par le Père de Lubac, de la situation religieuse de son époque. Cette lecture invite à une présentation forcément plus nuancée que les cris d’alarme du Père de Lubac qui, dans ses écrits privés, laisse s’exprimer son inquiétude, sans toujours chercher à la contrebalancer par le rappel d’initiatives heureuses. De fait, le ton d’ensemble des revues reste, le plus souvent, à la modération. La Revue de l’Action populaire comme les Études font un gros effort d’explicitation des textes du concile et de Paul VI, grâce à des contributeurs compétents124. Quand les Études abordent la question délicate du sacerdoce, et notamment du célibat sacerdotal (mars 1964), c’est pour rappeler quelques points de la doctrine traditionnelle, justifier ce célibat, ou constater que le mariage n’est pas le remède des maux constatés chez les prêtres, la vraie question étant « la formation du prêtre en tant qu’être sexué et en tant qu’homme, dans son célibat même »125. 122 Ibid. C’est d’ailleurs ce thème des deux intégrismes qu’a retenu H-J. Sieben, s.j. dans son article de présentation des Carnets, « Zwischen kurialistischem und säkularistischem Integrismus. Das zweite Vatikanum in der Wahrnehmung des Tagebuchschreibers Henri de Lubac », Theologie und Philosophie, 83 (2008), p. 531-561. L’article consiste essentiellement en une présentation de l’ouvrage par des citations. 123 Cahiers de l’Affaire de Fourvière, 1-4 janvier 1965. 124 Par exemple le P. Rouquette, « L’encyclique Ecclesiam suam », Études, octobre 1964, p. 422-435, J. Daniélou, « Le sujet du schéma XIII », ibid, janvier 1965, p. 5-18. On trouve aussi des articles du P. Martelet sur la liberté religieuse ou d’H. Holstein sur Ecclesiam suam dans la Revue de l’Action populaire. 125 L. Beirnaert, « Célibat sacerdotal et sexualité », p. 367-374. Les deux articles précédents sont de R. Marlé, « Le sacerdoce dans l’Église », p. 345-354, et de B. Ribes, « Célibat sacerdotal et religieux », p. 355-366.
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Du côté de Christus, on trouve, parmi les signatures fréquentes, les PP. de Certeau et Roustang, mais aussi Maurice Bellet (non jésuite), trois hommes qui envoient au Père de Lubac, à l’occasion de sa fête, un petit mot, « signe de gratitude » de la part des « tâcherons de Christus »126, ce qui dit assez le respect pour l’aîné. Quand la revue consacre, en 1965, un numéro au concile, M. Bellet signe un article127 auquel il nous semble que le Père de Lubac aurait pu souscrire dans sa plus grande partie. De fait, il mettait en garde contre les dangers de l’impatience, de l’esprit de parti, de l’équivoque dans le rapport entre l’Église et le monde, contre toute euphorie : « Si l’Église ne peut, purement et simplement, “s’adapter”, si elle doit annoncer au monde la vérité toujours neuve de Jésus Christ, il est probable que le monde ne la recevra pas plus facilement qu’il n’a reçu Jésus Christ lui-même »128. Comment comprendre alors les fortes réserves du P. de Lubac ? Sans doute pouvait-il s’alarmer de propos tenus en passant, et, son tempérament aidant, leur donner plus d’importance qu’ils n’en avaient. Ainsi, Jacques Guillet, qui a côtoyé le Père de Lubac à Fourvière, écrit-il dans ses souvenirs : Je n’ai pas du tout les réactions du P. de Lubac qui se sentait constamment obligé d’intervenir et de se battre (…). Je ne crois pas avoir mission de rectifier la pensée de tout un chacun, même quand elle me paraît plutôt aberrante129. Ainsi, le Père de Lubac ne manquait-il pas de noter un propos, de fait totalement absurde, et entendu semble-t-il lors de la Congrégation provinciale de janvier 1965 : « Entendu à propos d’un prêtre : “Oh ! le Père X., il vire de plus en plus à droite, il parle constamment de Dieu” »130. Pourtant, on ne peut réduire les motifs de son angoisse à un tempérament particulièrement inquiet. En effet, que signifiait au juste la fin de l’article déjà cité de M. Bellet, selon lequel « le concile fait entrer dans un nouvel âge, il appelle à naître un nouveau type d’homme chrétien »131 ? Cela ne concordait guère, en tout cas, avec l’enracinement du concile dans la Tradition sur lequel le Père de Lubac insistait. Dans le même numéro de Christus, un article de F. Roustang pouvait aussi, sans doute, le laisser songeur. Dans cet article consacré aux réticences face au concile, il traitait, entre autres sujets, de l’ambiguïté du monde : l’expression de la foi chrétienne pouvait se dégrader en étant annoncée au monde, mais il ne fallait pas le regretter, car le sens de la vérité chrétienne est d’être communiquée, au risque des contaminations : L’audace du faire et du dire peut être sans limite dans la mesure où elle se détourne de l’isolement pour s’orienter vers l’échange et la réciprocité. Dans cette perspective, notre expression et notre intelligence de la vérité chrétienne se corrigent sans cesse en s’élargissant ; elles intègrent la variété 126 127 128 129 130 131
Vanves, boîte 34, s. d. mais classé entre une lettre du 24 février 1965 et une autre du 10 avril 1965. « Périls de l’enthousiasme », juillet 1965, p. 304-319. Ibid, p. 314-315. J. Guillet, Habiter les Écritures, op. cit., p. 310-311. Cahiers de l’Affaire de Fourvière, 1-4 janvier 1965. « Périls de l’enthousiasme », art. cité, p. 317.
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henri de lubac et le concile vatican ii des expériences et des langages, et révèlent dans le même temps l’Esprit qui habite l’univers132.
S’il nous semble que le Père de Lubac n’aurait pas souscrit à pareil extrait, c’est que l’insistance sur le dialogue, constante à l’époque, faisait parfois peu de cas de toute régulation extérieure à ce dialogue, comme le Père de Lubac l’avait constaté à Lyon : Disputatio theologica, sur la Foi. Le défendant ne veut entendre parler ni de raisons objectives de croire, ni de règle de foi, ni d’autorité de l’Église. La Tradition n’est que la composante des influences qui s’exercent sur chacun, hic et nunc. Ce qu’il faut, c’est la “communication” : questions et objections de l’autre aident à purifier sa foi, etc. Après la Disputatio, bonne mise au point du P. Moingt133. Pourtant, sur ce thème du dialogue, on pouvait lire aussi des propos plus équilibrés, par exemple sous la plume de Georges Morel, professeur au scolasticat de philosophie de Chantilly, et signature que l’on retrouve fréquemment dans les revues jésuites de l’époque. Il avait publié, depuis mai 1964, une série d’articles sur la crise religieuse contemporaine. Le propos n’avait rien de caricatural : quand il aborde la question du dialogue avec l’athéisme, c’est ainsi pour mettre en garde contre ceux qui « prétendent tellement comprendre l’athéisme qu’ils essaient même de l’intégrer à leur foi, sans à leur tour préciser assez des formules remplies d’équivoques »134 ou contre des slogans comme « pas de vraie foi sans passage par l’athéisme »135, autant de propos qui rejoignaient les inquiétudes du Père de Lubac. Mais s’il estimait que « toute une nouvelle idéologie s’implante »136 dans les revues jésuites, c’est qu’il visait sans doute, outre des ambiguïtés dans le rapport entre l’Église et le monde, des critiques à l’encontre de l’état actuel de l’Église. Ainsi, le numéro de Christus d’octobre 1965, consacré au prêtre, n’était pas pour le rassurer sur les dispositions de la Compagnie, et il en avait d’ailleurs écrit au P. Arminjon, qui, comme lui, désapprouvait cette livraison : A des jeunes qui se donnent au Christ dans toute la ferveur de leur âme, on présente sans cesse, et jusque dans nos revues spirituelles, un sacerdoce médiocre, miteux, ambigu, suspect, avili ; une Église vermoulue… “Et si elle est effectivement vermoulue” m’a alors répliqué un Père [de Christus] ! C’est vraiment bien désarmant137.
132 F. Roustang, « De quelques réticences », Christus, juillet 1965, p. 291-303, p. 299. 133 Cahiers de l’Affaire de Fourvière, 9 avril 1965. 134 Le P. Morel citait ainsi le P. Liégé, L’athéisme, tentation du monde, réveil des chrétiens ?, Paris, Cerf, 1963, p. 247, lorsqu’il soutenait qu’un peu « de vaccin d’athéisme ne ferait sans doute pas de mal à cette masse de pratiquants pour purifier leur sens de Dieu. Pour que la question de Dieu devienne pour eux une question de conversion personnelle et non plus une question traditionnelle ». 135 G. Morel, « Approche de l’athéisme moderne », Études, novembre 1964, p. 467-486, p. 470. 136 Carnets, II, p. 471, 29 novembre 1965. 137 Lettre de Blaise Arminjon au Père de Lubac, 14 novembre 1965, Vanves, dossier 34.
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Dans ce numéro, un prêtre anonyme livrait son témoignage, le « cœur bourré, à en éclater, de lourdes confidences fraternelles »138. Il évoquait les conditions de vie parfois indignes, l’isolement, les difficultés de la chasteté, les désolations de la vie spirituelle avant de conclure que la tentation était là : « pourquoi être prêtre ? »139 Dans le même numéro, Marc Oraison constatait le malaise du prêtre, qui, pour être homme parmi les hommes, et pour ainsi faire entendre la Parole de Dieu, devait trouver une nouvelle compétence sociale, un métier. Un psychanalyste prenait le relais dans l’auscultation de ce malaise et se questionnait sur le rôle véritable du prêtre. C’est que la psychanalyse se posait en concurrente de son ministère : quelqu’un d’autre prétend interroger les mobiles les plus profonds des hommes, quelqu’un prétend avoir des clartés sur cet inconscient dont il a révélé l’existence, sur cette sexualité dont on sait qu’elle a une fonction essentielle et si obscure dans la vie des hommes140. La psychanalyse avait aussi révélé au prêtre ses ambiguïtés, car celui-ci « se doute, même s’il ne l’exprime pas clairement, qu’à vouloir “être” trop bien, il cultive son narcissisme devant un public toujours trop prêt à applaudir »141. Enfin, Maurice Bellet parachevait un tableau déjà bien sombre. Partant du constat que bien des prêtres ont le sentiment d’être efficaces, non dans l’évangélisation, mais dans des tâches de sociologue, de psychologue, il montrait le danger de considérer la religion comme presque encombrante pour se dévouer à la cause humaine. Il proposait alors de profonds bouleversements. Le prêtre devait être homme parmi les hommes. Jusqu’à être ouvrier parmi les ouvriers ? mari et père ? On rappelle la discipline et les décisions de l’Église, on dénonce le goût du mimétisme, solution facile et dangereuse. Soit. Mais prenons garde que nos prudences et nos fidélités ne deviennent pas un moyen, pour nous, d’éluder de trop réels problèmes. Il faut tout de même bien comprendre que nous ne descendons pas du ciel, tout vêtus, tout endoctrinés, tout faits. Nous sommes du peuple de Dieu. Nous sommes du peuple des hommes142. Il fallait aussi chercher honnêtement la vérité, sans prétendre la posséder : « Notre dogmatisme est épuisant. Que nous soyons en retard ou en pointe, nous résistons mal à la tentation de “proclamer la vérité”. C’est-à-dire la nôtre. Chacun a sa “doctrine” qu’il appelle “orthodoxe” »143, et l’on devine sans peine l’opposition du Père de Lubac, qui avait déjà rappelé plusieurs fois que le dialogue, pour essentiel qu’il soit, n’était pas tout. A la même époque, Maurice Bellet s’était signalé par un passage à la télévision, dans l’émission le Jour du Seigneur : il n’avait « pas cessé de 138 Christus, octobre 1965, n°48, p. 438. 139 Ibid, p. 445. 140 Ibid, p. 482. 141 Ibid. 142 Ibid, p. 519. 143 Ibid, p. 521.
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dire que l’atmosphère de l’Église était vraiment “irrespirable”, que tout était “imbuvable” dans la morale que nous proposons, dans la vie que nous menons, etc. »144, selon le P. Arminjon. La relativisation de la spécificité du christianisme est une autre cause des inquiétudes du Père de Lubac. Nous l’avons vu au Secrétariat pour les non-croyants, c’est aussi le cas dans son analyse de la situation religieuse de son époque, dont on voit une fois encore les liens avec les inquiétudes exprimées au concile lui-même. Georges Morel était l’auteur d’une thèse sur saint Jean de la Croix, qui n’avait pas toujours été bien accueillie par des proches de Henri de Lubac145, mais dont s’emparaient des chrétiens pour remettre en cause cette spécificité chrétienne, si l’on en croit un récit du Père de Lubac : Conférence au congrès du cercle Saint-Jean-Baptiste : mystique chrétienne et mystique naturelle : j’en reste à quelques grandes lignes théoriques. Objection passionnée de Melle X (B…), directrice à l’École des Hautes Études, catholique, refusant d’admettre une transcendance de la mystique chrétienne ; pour elle, un seul mysticisme, universel. Elle m’objecte la doctrine du Père G. Morel : chaque mystique interprète la même expérience profonde d’après les contingences de son époque et de son milieu : ainsi, chez S. Jean de la Croix, le christianisme. Elle est vigoureusement applaudie. Trop fatigué par mon exposé pour lui répondre à fond. Et j’évite toute allusion au P. Morel146. Or, dans les articles que ce dernier donnait aux Études, le P. de Lubac, s’il voyait « quelques vérités robustes », relevait aussi des passages qui questionnaient le rapport du christianisme à la vérité : rien, en effet, ne prouve a priori que les critiques implacables de Marx contre le christianisme soient fausses et que le christianisme ne soit pas voué à la disparition : c’est là un thème que nous avons déjà soulevé et que, pour le moment, nous laissons de côté147, et C’est pourquoi (…) nous aborderons désormais la question cruciale : quel rapport le christianisme entretient-il avec la Vérité ou, ce qui est la même chose, avec l’histoire, s’il est vrai que la Vérité ne se découvre jamais que dans l’histoire et que l’histoire n’a pas de signification hors de la Vérité ? Mais aimons-nous assez la Vérité en vérité pour nous livrer ainsi à la question radicale ?148, 144 Lettre de Blaise Arminjon au Père de Lubac, 14 novembre 1965, Vanves, dossier 34. 145 Cf. les critiques de Henri Bouillard reproduites dans MOÉ, p. 395. 146 Cahiers de l’Affaire de Fourvière, 9 mai 1964. 147 G. Morel, « Un athée absolu : Karl Marx », Études, février 1965, p. 155-170, p. 167. 148 G. Morel, « Chemin spirituel de notre temps », Études, juin 1965, p. 755-771, p. 771.
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promesse dans laquelle le Père de Lubac voyait « une sorte de menace »149. C’est tout un tour d’esprit qui inquiétait le Père de Lubac chez de jeunes Pères intellectuels pour lesquels une foi authentique semblerait être forcément passée par toute une remise en cause critique, pourtant hors de portée de la plupart des fidèles. Ainsi, selon lui, « nos philosophes (…) se flattent de réaliser en eux-mêmes la perfection chrétienne parce que, seuls, ils “comprennent” une religion à laquelle les autres se contentent misérablement de “croire” »150. Le propos peut surprendre : ne risque-ton pas de glisser vers le fidéisme ? Non si l’on comprend que, pour le Père de Lubac, il s’agit d’admettre que le chrétien, aussi brillant soit-il, doit accepter de recevoir, dans l’Église, de ne pas échafauder seul une foi qui est toujours aussi reçue : La nécessité d’être humble pour adhérer à Jésus-Christ entraîne la nécessité d’être humble pour Le chercher dans Son Église et de joindre à la soumission de l’intelligence “l’amour de la fraternité”(…). Avec leur sublimité apparente, les pensées de l’homme supérieur ne lui sont qu’un miroir où il s’admire lui-même et qui le retient dans la vanité151. Pour le Père de Lubac, toutes ces tendances risquaient de gauchir l’interprétation du concile. Il en voyait une première preuve dans une brochure de l’abbé Jean Heckenroth et du Docteur Jacqueline Bavouzet, fondateurs d’un Secrétariat pour l’Étude des Problèmes de notre Temps. Datée de septembre 1965, elle était intitulée Aggiornamento ou mutation et était cautionnée par le P. Morel, dans la mesure où elle fut revue par lui et où il y participa. Une première partie constatait, sans grande surprise, que le monde connaissait une transformation profonde, à la suite d’une cascade de révolutions. Parmi les annexes de cette partie, celle rédigée par le P. Morel, « Du monde à contempler au monde à faire », étonne davantage, quand il évoque l’idée que l’homme se fait de Dieu et de lui-même : Dans une société d’artifice et de socialisation comme la nôtre, l’idée que l’homme se fait de la nature et par conséquent de Dieu est nécessairement et profondément modifiée par rapport à une société de type encore naturel et vertical, telle que la société moyenâgeuse152
149 Cahiers de l’affaire de Fourvière, juin 1965. 150 Ibid, 27 juin 1964. Il écrit aussi, dans les mêmes cahiers, en réaction à l’article de Georges Morel de juin 1965 : « Et je consentirais moins à critiquer sans distinction tous les croyants qui admettent le mot de “Dieu” sans le “mettre en question” : tous les hommes ne sont pas appelés à réfléchir en profonds philosophes, et une foi peut être sincère, pure et profonde sans voir passé par les fourches de la critique », ibid, juin 1965. 151 Méditation sur l’Église, op. cit., p. 265-266. On trouve des inquiétudes du même ordre chez É. Gilson, écrivant à J. Maritain d’Amérique du nord en 1966 : « On dirait que des centaines de prêtres s’aperçoivent qu’ils n’ont jamais cru en rien. Sur le fond, c’est le vieux, l’éternel naturalisme qui se ranime ; on ne veut plus rien croire, mais savoir ou, en tout cas, avoir des opinions », cité par F. Michel, « Étienne Gilson et Les tribulations de Sophie. Une théologie sans philosophie ? », in D. Avon et M. Fourcade Un nouvel âge de la théologie ?, op. cit., p. 45-67, p. 62. 152 La brochure est consultable à Vanves, dossier 7, chemise 7. Citation p. 2 de l’annexe. La brochure n’a pas de numérotation continue des pages.
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et : « Savoir ce qu’est l’homme ne dépend pas de la contemplation d’une essence éternelle, mais exige que l’on “fasse” effectivement l’homme »153. A la même époque, le Père de Lubac écrivait, lui : « A travers tous les bouleversements de la culture, la condition humaine demeure fondamentalement la même. Le rapport de l’homme au Dieu qui l’a fait pour Lui et qui ne cesse de l’attirer à Lui demeure essentiellement le même »154. La doctrine chrétienne est donc toujours actuelle, alors que pour le P. Morel, « hors de ce faire (…) les théories, si sublimes soient-elles – à commencer par la doctrine chrétienne – ne sont plus que littérature »155. Cela pouvait être compris dans un sens acceptable s’il s’agissait de dire que le christianisme n’était pas évasion, mais risquait aussi d’encourager un activisme peu soucieux de s’enraciner dans la foi. Même si nous ne disposons pas d’une analyse détaillée du texte par le P. de Lubac qui l’eut toutefois entre les mains156, il nous semble qu’il ne pouvait y voir que l’un des aspects de la liquidation qu’il dénonçait. Les inquiétudes étaient sans doute plus vives encore avec la deuxième partie, consacrée à « un dialogue réaliste de l’Église et du monde » : c’est d’ailleurs sur des citations de cette partie que se concentre le Père de Lubac quand il rend compte de la brochure dans son Mémoire sur l’occasion de mes écrits. C’était tout d’abord une invitation à des engagements temporels, car la prédication de l’Évangile resterait inopérante tant qu’elle n[e serait] pas précédée et accompagnée chez tous les croyants de la volonté, orientée par la Hiérarchie elle-même, d’une révision absolument nécessaire des modes de vie et de penser de la société contemporaine, où règnent trop de malentendus, d’inégalités, d’injustices et de souffrances, si contraires à cette Charité en laquelle se résume toute la Loi. Pour eux, les chrétiens doivent donner les premiers le témoignage d’une participation à la réalisation de cet idéal157. Mais pour le Père de Lubac, qui avait déjà dénoncé depuis longtemps la tentation d’un activisme instrumentalisant l’Évangile, et qui appelait avant tout à un approfondissement de la foi, il ne pouvait qu’être inquiétant de lire que la foi doit « à chaque instant s’incarner dans l’événement et contribuer à “faire l’histoire” »158. 153 P. 7 de l’annexe. Il nous semble que l’on trouve un écho de ces lignes dans un autre article du P. Morel, « Conversion et action », Christus, octobre 1968, quand il évoquait « la saine défiance à l’égard des systèmes dogmatiques antérieurs » et soutenait qu’ « une nature humaine immuable appartient à une certaine époque », cité par D. Avon et Ph. Rocher, Les jésuites…, op. cit., p. 228. Ce numéro fit l’objet d’un rapport, remis au P. Arrupe, contenant les phrases jugées très critiquables par Paul VI. Y étaient visés les PP. Morel, Le Blond et l’abbé Maurice Bellet (ibid). 154 Le Mystère du surnaturel, op. cit., p. 16. 155 « Aggiornamento et mutation », p. 7. 156 MOÉ, p. 344. 157 Aggiornamento ou mutation, p. 7 de la deuxième partie. 158 Ibid. Dans ses Paradoxes, p. 64, le Père de Lubac écrivait : « Au reste, ne confondons pas l’engagement chrétien avec un engagement temporel. Celui-ci peut être un devoir, il peut, en certains cas, s’imposer au chrétien avec urgence, mais il est autre chose. La profession chrétienne est, avant tout, une exigence d’engagement spirituel. Exigence d’engagement envers la cité céleste qui est la première cité du chrétien. Non habemus hic civitatem permanentem. Nostra conversatio in coelis est ».
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La brochure pouvait alors revenir à sa distinction initiale, aggiornamento ou mutation, en expliquant que « l’aggiornamento ne concernerait que la transformation des structures sociologiques de l’Église, alors que la mutation impliquerait la modification des structures mentales des chrétiens »159. Il ne s’agit pas pour l’Église d’abandonner sa doctrine, de rompre avec son passé, mais « tout est à repenser et à formuler dans un nouveau langage »160 afin de pouvoir s’adresser à tous les hommes : En d’autres termes, nous entendons par mutation l’adoption par l’Église – afin de pouvoir transmettre au monde entier les données intangibles de la Révélation et de la Tradition – d’un NOUVEL HUMANISME, non plus seulement occidental, mais de dimension planétaire. Cet humanisme coordonnerait dans une même synthèse ouverte tout l’apport original des grandes sagesses religieuses ou métaphysiques d’Orient et d’Occident et toutes les avancées des sciences de la nature et de l’homme, sans négliger l’apport positif des idéologies modernes, envisagées comme autant d’essais incomplets pour réorganiser sur des bases nouvelles la société humaine. En bref, ce nouvel humanisme, susceptible d’être accessible, de par sa formulation et sa présentation, à tous les citoyens de la planète, s’efforcerait de rendre compte du tout actuel de l’homme dans ses rapports avec Dieu, avec ses frères et avec le cosmos161. Bref, l’Église devait s’ouvrir au monde pour rester fidèle à elle-même, mais de telle façon que le P. de Lubac y voyait sans nul doute un abandon du christianisme au profit d’un syncrétisme bien vague, et une tendance à l’invasion du monde, comme si l’Évangile ne pouvait plus apporter la clé des problèmes du temps : c’est en se considérant dans le miroir de l’Évangile que l’Église a commencé son aggiornamento ; c’est en dialoguant avec le monde qu’Elle amorcera sa mutation. Ne serait-ce pas en opérant une révolution aussi radicale que celle qui transforma une secte galiléenne, dépendante d’un Peuple et de la Loi de Moïse, en une Église où ne se distinguaient plus ni Juifs ni Grecs, ni Barbares ni hommes libres, ni esclaves, que le christianisme, fidèle à toutes les exigences de la Loi d’amour de son Fondateur, deviendrait pour le monde entier – dont il aura accepté le langage et les aspirations et assumé tous les problèmes – l’Église Universelle ?162. 159 Aggiornamento ou mutation, p. 11. 160 Ibid, p. 15. 161 Ibid, p. 11-12. La brochure reconnaissait elle-même que « pour l’instant, le contenu et les lignes de force de ce nouvel humanisme restent encore très flous », p. 17. 162 Ibid, p. V du Final, « Sectes occidentales ou Église universelle ? ». On peut mettre en regard de cette réflexion finale de la brochure un passage des Carnets : « On dit encore : C’est scandaleux que l’Église n’ait pas “assumé la psychanalyse” ! – Avant de me choquer moi-même d’un tel jugement, je me demande : Qu’est-ce que ça veut dire ? Si l’Église se mettait à juger de tout, et tout de suite, fûtce pour “assumer”, c’est alors qu’on serait en droit de parler de tyrannie spirituelle. Les mêmes qui lui reprochent de ne pas se jeter dans les bras du marxisme ou du freudisme, ne cessent de réclamer contre elle au nom de l’autonomie de la science et de la société… », Carnets, II, 1er octobre 1965, p. 426.
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Une seconde preuve d’une trahison du concile, aux yeux du Père de Lubac, était à trouver dans le programme, dont il prit connaissance, à la fin de la quatrième session, pour l’étude du concile dans la Compagnie, pour l’été 1966, signé par le P. Jacques Guillet, préfet des études à Fourvière, qui ne l’avait toutefois pas composé. L’Assistance de France y était conviée. Or, pour le Père de Lubac, « ce programme est une tentative de détournement de l’œuvre conciliaire »163, « pas un mot de l’essentiel. C’est une trahison »164. En effet, pour lui, ce programme « tient pour inexistantes toutes les parties doctrinales, spirituelles et apostoliques du concile et (…) nous engage dans les voies d’une misérable sécularisation »165. Face à tous ces dangers, le Père de Lubac ressentait l’impérieuse nécessité d’une meilleure explicitation du concile.
C. Mieux expliciter le concile Les fortes réserves du P. de Lubac sur la situation religieuse de son époque pouvaient le pousser à la mélancolie et à des propos abrupts. C’est du moins ce que l’on comprend, en creux, de la lettre que lui écrit le P. Arminjon : Il me paraît capital que vous ne vous “coupiez” pas du monde des jeunes, et qu’ils n’aient pas peur d’aller vers vous et de vous interroger, dans la crainte de se voir rabroués, ou d’entendre critiquer des manières de faire et de dire dont ils ne voient pas, sincèrement, le danger, tant ils respirent un air vicié sans même s’en douter. Beaucoup, cependant, parmi eux sont d’une immense générosité, d’une très grande bonne volonté, avec un désir très sincère, et qui très souvent a fait mon admiration, de travailler au Royaume de Notre Seigneur ; mais ils ont naturellement aussi, comme tous les jeunes, le goût spontané de tout ce qui est nouveau et leur paraît avoir les chances de l’avenir. Le sens missionnaire risque de rendre certains moins attentifs à la portée théologique de telle ou telle démarche, ou de tel ou tel discours ou article, qui éveille leur générosité plus qu’il n’éveille leur discernement. Il ne faudrait pas inspirer “crainte et tremblement”, excessive réserve, ou déférence, à ces garçons-là. Il faudrait, au contraire, les encourager, les attirer à des conversations où ils puissent s’ouvrir de toutes leurs “idées”, dont il serait alors possible d’opérer savamment le tri166. Le P. Arminjon encourageait donc le Père de Lubac à réagir face aux dangers qu’il discernait. Pourtant, à l’intérieur de la Compagnie, ce dernier se plaignait de son isolement. Ce sentiment n’était pas neuf, et le traumatisme de 1950 n’avait fait que le renforcer. Ainsi, l’année précédente, s’il avait pu constater l’attachement que lui portaient des confrères qui avaient participé aux Mélanges pour ses cinquante 163 Carnets, II, p. 473, 1er décembre 1965. 164 Lettre à Auguste Demoment, 18 décembre 1965, Vanves, boîte 20. 165 Carnets, II, p. 473, 1er décembre 1965. 166 Lettre de Blaise Arminjon à Henri de Lubac, 4 mars 1965, Vanves, boîte 20.
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ans de Compagnie167, il regrettait aussi qu’on lui ait « caché » une réunion de jeunes scolastiques travaillant Teilhard, et que « l’exclusive a[it] été portée contre plusieurs (dont le P. Crouzel168, ego, etc.) » dans le choix des participants à une réunion au sujet des Recherches de science religieuse169 . Un an plus tard, il se disait même « rejeté violemment par l’aile dite marchante de la Compagnie, aujourd’hui en faveur »170. Il est toutefois bien difficile de faire le départ entre ce qui relève de la réalité171, de la sensibilité extrême, et parfois scrupuleuse, du Père de Lubac, et du simple renouvellement des générations, qui fait que l’on s’adresse moins aux « anciens », quand d’autres théologiens prennent une place croissante. Quoi qu’il en soit, la désolation ne l’avait pas atteint au point d’annihiler toute volonté de réaction. Comme il l’avait déjà fait, il présenta aux prêtres de Lyon la troisième session du concile, devant Mgr Villot172, créé cardinal en février. Il se rendit également en Suisse, chez les jésuites de Zurich, et s’exprima à la cathédrale et au séminaire de Coire173. Mais l’explicitation du concile passait aussi par la presse. Ainsi revint-il dans le Pèlerin sur l’œuvre accomplie par les trois premières sessions 167 C’est le Père Guillet qui avait organisé la cérémonie à Fourvière en mars 1964, où le Père de Lubac put s’entretenir plus spécialement avec des proches : les PP. Guillet, Bouillard, Haulotte, Léon-Dufour, Balthasar. Ces Mélanges furent publiés chez Aubier, L’Homme devant Dieu, 3 tomes, 1964. 168 Henri Crouzel (1919-2003), s. j. français. Professeur de morale puis de patristique à l’Institut catholique de Toulouse. 169 Cahiers de l’Affaire de Fourvière, 13 juillet 1964. 170 Lettre à André Ravier, 21 octobre 1965. Le Père de Lubac s’estimait, par exemple, directement visé par un article des Études du P. Morel (G. Morel, « Chemin spirituel de notre temps », Études, juin 1965, p. 755-771), dans lequel son confrère écrivait que « certains idéalistes contemporains, un peu trop attachés aux formes passées du christianisme et prenant trop vite pour acquis des slogans à peine analysés, parlent inconsidérément de l’immense dérive qui depuis cent cinquante ans emporterait l’Occident vers des bas-fonds où il risque de s’enliser pour toujours. Les choses, comme nous l’allons voir, ne sont pas si simples » (p. 756). En effet, le Père de Lubac mettait cet extrait en regard de quelques lignes de son Drame de l’humanisme athée : « Sous les innombrables courants de surface qui portent dans tous les sens la portée de nos contemporains, il nous a semblé qu’il existait un courant profond, ancien déjà, ou plutôt une sorte d’immense dérive : par l’action d’une partie considérable de son élite pensante, l’humanité occidentale renie ses origines chrétiennes et se détourne de Dieu » (p. 7). Dans ses cahiers, il concluait, en s’appuyant notamment sur la reprise du mot « dérive » : « Le texte des Études est donc à mon adresse », Cahiers de l’Affaire de Fourvière, juin 1965. L’hostilité du P. de Lubac à l’égard du P. Morel se lit aussi dans MOÉ, quand il écrit que le P. Bouillard connut, après le concile, un nouvel ostracisme pour avoir « osé discuter avec pertinence (dans les termes les plus mesurés) une interprétation donnée par le P. G. Morel », p. 173. A la même époque, dans un papier daté des années 1980, il évoquait la « dictature du P. Morel » (Vanves, boîte 9). 171 Le Père de Lubac n’était, en effet, pas le seul à faire le constat d’une crise. Le P. Guillet évoque ainsi un « mai 68 par anticipation, dès 1965 à Fourvière, et même quelques années plus tôt en philosophie », avec l’arrivée d’une « génération de la révolte » voulant tout bousculer, mais sans véritable programme, et tirant parti de la liberté d’expression qu’avait favorisée l’objectif de l’aggiornamento : « une sorte d’anarchie des esprits, dont le spectacle devait faire le désespoir d’hommes comme de Lubac, qui voyaient autrement le renouveau de la pensée théologique. On exploitait les voies de liberté qu’ils avaient ouvertes pour des buts qui n’étaient pas les leurs. Ils avaient mis en question une certaine rigidité scolastique au nom des richesses de la Tradition. Maintenant tout ce qui était tradition était tout autant mis en question ou ignoré. On voulait tout repenser à neuf, sans racines », Habiter les Écritures, op. cit., p. 215-217. 172 Lettre à Henri Bouillard, 25 janvier 1965, CAECL. 173 Cahiers de l’affaire de Fourvière, 25 mai-1er juin 1965.
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du concile174. Alors que la première session avait procédé au nécessaire déblaiement du travail préparatoire, la deuxième put promulguer la constitution sur la liturgie, dont la portée ne se résumait pas, pour le jésuite, à de simples changements extérieurs ou à des adaptations pratiques. L’article en venait ensuite aux textes sur la Révélation, l’Église et l’œcuménisme, pour insister sur le fait qu’ils différaient considérablement de ceux qui avaient d’abord été proposés aux Pères, et ce grâce à une maturation dans l’aula, « reproduisant à une cadence accélérée l’immense travail de réflexion qui s’était accompli, depuis un demi-siècle environ, dans tout le corps de l’Église »175. Le Père de Lubac mettait aussi en garde contre les dangers de l’heure, appelant à plus de recueillement. Ainsi, dans un article sur Balthasar176, il écrivait que la pensée de son ancien confrère était précieuse pour comprendre quelle est la véritable dignité des laïcs, à l’heure où s’élèvent, du sein même de l’Église, tant de voix bruyantes dont on est contraint de se demander ce qu’il leur reste de chrétien, où l’on observe même, ici ou là, une agitation trouble, écume dans le sillage de ce grand navire qu’est le concile œcuménique177. Pour de Lubac, le véritable apostolat ne se mesure pas à l’intensité de la lutte engagée, mais à son enracinement dans la contemplation du Christ et de l’Église : Tout ce que nous pouvons attester de la réalité divine devant les autres hommes, nos frères, provient de la contemplation : celle de Jésus-Christ, celle de l’Église, la nôtre. On ne peut annoncer d’une manière durable et efficace la contemplation de Jésus Christ et de l’Église, si l’on n’y participe pas soi-même178. C’est encore sur ce thème qu’il revenait quand il présentait les Écrits spirituels de son ami Jules Monchanin179, y voyant des leçons très opportunes pour aujourd’hui : A ceux qui cherchent trop fébrilement la présence de l’Église au monde, il [Monchanin] adresse ces simples mots : “La capacité de présence croît 174 « Concile, nouveau printemps de l’Église », Pèlerin, 10 janvier 1965, p. 16-18. 175 Ibid, p. 17. 176 « Un témoin du Christ : Hans Urs von Balthasar », Civitas 20, 1965, p. 587-600. Nous l’avons consulté au CAECL sous la forme d’un tiré à part. 177 p. 12 du tiré à part. Peut-être peut-on voir dans les allusions du Père de Lubac une référence à la crise de la JEC en mars 1965, quand le mouvement s’était prononcé pour une plus forte collaboration avec d’autres mouvements, y compris marxistes. La conférence épiscopale avait alors conditionné sa confiance aux réponses à cinq questions de fond, sur lesquelles les dirigeants du mouvement se divisèrent. Comme les évêques avaient invité ceux qui avaient refusé ces questions à démissionner, ces derniers en appelèrent à la base. 178 Ibid, p. 9 du tiré à part, citant ici Balthasar, La prière contemplative. Dans une lettre au Père de Lubac, Balthasar écrivait déjà le 7 février 1963 : « Nous avons commencé une nouvelle série pour les Instituts séculiers, où il y aura des choses drôles, des polémiques intenses et amusantes par exemple contre Rahner, Congar et les adorateurs du LAIC, etc.) », CAECL. 179 Cf. Vie chrétienne, n° 79, juillet-septembre 1965, p. 15-16.
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avec celle de recueillement”. A ceux qui se laissent prendre tout entiers par un “parti pris d’engagement perpétuel”, il rappelle que, “si sacré que soit le temps, l’éternel le surplombe”. On en trouvait encore des échos dans Christus180 quand il écrivait que la foi du chrétien, quel qu’il soit, ne peut se réaliser que par la médiation de l’Église, à l’intérieur d’elle, qui transmet la vie du Christ181. Sa défense de Teilhard, que ce soit lors de l’intersession ou de la quatrième session, procédait de la même volonté de combattre des dérives182. Il eut l’occasion, une première fois, d’évoquer son confrère lors du Congrès thomiste réuni à Rome du 6 au 11 septembre 1965. Le P. Charles Boyer en personne avait écrit en juin au P. de Lubac pour lui demander une communication sur… Teilhard de Chardin ! Il précisait même qu’il s’agissait de parler du jésuite auvergnat « avec sympathie »183. Le P. de Lubac, qui précisait dans ses cahiers que le P. Boyer lui adressa cette demande au sortir d’une audience avec Paul VI184, y vit par conséquent une demande du pape. Son ancien Provincial, le P. Ravier, mesurait les changements qui avaient eu lieu : « Je suis, en tout cas, ravi de savoir que c’est à la demande du Saint Père lui-même que vous avez fait votre conférence sur Teilhard de Chardin… Qui eût pensé cela il y a dix ans ? ? »185. De fait, selon des écrits postérieurs du P. de Lubac, « c’était lui [le P. Boyer] encore qui avait dicté au P. Général, sur un ton impératif – j’en ai vu le texte -, le refus de laisser Teilhard accepter la chaire qui lui était offerte au Collège de France »186. Le choix du P. de Lubac et d’une présentation faite avec sympathie étaient d’autant plus importants que les controverses au sujet de Teilhard de Chardin ne cessaient pas, loin de là, et ne brillaient pas toujours par leur élégance. Ainsi, en février 1965, le P. de Lubac avait-il appris par le P. Provincial de Paris, le P. Laurent, qu’un groupe intégriste faisait circuler 180 H. de Lubac, « La foi de l’Église », Christus, n° 46, avril 1965, p. 228-246. Il s’agit d’une partie d’un manuscrit que le Père de Lubac avait fait lire à Michel de Certeau, et que celui-ci lui avait demandé de publier partiellement. Ce manuscrit allait être publié après le concile sous le titre La foi chrétienne, Paris, Aubier, 1969. Réédition Œuvres complètes, t. V, Paris, Cerf, 2008. On trouve également dans ce volume l’article en question publié dans Christus. 181 Ibid, p. 238. Qu’on ne déduise évidemment pas de ce qui précède que le Père de Lubac déconsidérait le rôle des laïcs. Cf. ses Cahiers de l’Affaire de Fourvière, 6 mars 1965 : « “Promotion des laïcs” : puissent-ils venir nombreux, très nombreux, les laïcs qui ressemblent aux meilleurs de la génération précédente. Citons, parmi ceux de la première moitié du siècle qui sont parvenus à la célébrité en divers domaines : Maurice Blondel – Louis Massignon – Marius Gonin – Robert Schuman – Charles Péguy – Paul Claudel – Georges Bernanos – Jules Zirnheld – Robert Garric – Victor Carlhian – Madeleine Delbrêl – (et, vivant encore : Jacques Maritain, Étienne Gilson…) ». 182 Cf. encore après le concile : « Mon souci est plus immédiat et plus grave : les folies qui s’emparent de la tête de beaucoup, à l’heure actuelle, dans l’Église de France, et qui préparent (si l’Esprit-Saint n’intervient pas d’un souffle puissant) l’apostasie. Je vois cela désolé, impuissant. C’est pour lutter là contre (tout à fait indirectement) que je m’efforce de faire moins mal connaître Teilhard : mais, dans les milieux auxquels je fais allusion, si on ne l’exploite pas de travers, on le méprise. Cela est triste. Je ne perds cependant pas courage », lettre à Bruno de Solages, 15 janvier 1966, CAECL. 183 Cahiers de l’affaire de Fourvière, 21 juin 1965. 184 Ibid. 185 Lettre du 1er octobre 1965, Vanves, dossier 29. 186 Mes relations avec les papes, dossier X, CAECL.
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henri de lubac et le concile vatican ii deux photos dans lesquelles on verrait Teilhard : 1) revêtu d’habits particuliers, qu’on prétend maçonniques (?) ; 2) en compagnie d’une femme assez décolletée (c’est la photo prise dans une salle de conférence, probablement au Châtelard, où Teilhard parlait, sous la présidence de Maryse Choisy187.
Quelques jours seulement avant son intervention, le P. de Lubac prit connaissance d’un pamphlet anti-teilhardien de Henri Rambaud, paru dans la revue intégriste Itinéraires. Il allait pouvoir redresser quelques interprétations faussées, grâce à son intervention au Congrès thomiste, avec « en face de [lui] la bande de Mgr Combes et Cie »188. Le P. de Lubac fit un exposé, le dernier du Congrès, avant la conclusion par le cardinal Browne189, consacré à « Tradition et nouveauté dans la position du problème de Dieu chez le P. Teilhard de Chardin ». Les archives de Vanves en ont conservé une version manuscrite, de quarante-quatre pages, dont une partie a également été dactylographiée. Le P. de Lubac estimait que l’un des principaux aspects de l’œuvre de Teilhard était qu’elle pouvait être envisagée « comme une vaste preuve, renouvelée dans une perspective scientifique, de l’existence de Dieu, preuve complétée par un acheminement au seuil de la foi chrétienne »190. C’est ce qu’il entendait démontrer, tout en corrigeant, une fois de plus, les mauvaises interprétations de la pensée de son confrère. Mais ce sur quoi insiste aussi le P. de Lubac, c’est que la pensée de son confrère peut être très utile à son époque : Ce que, à travers ces preuves, le Père Teilhard a d’abord voulu montrer à nos contemporains et que nous retiendrons au moins, c’est que, comme il le dit en 1945 : “le problème d’un premier Moteur et d’un ultime Collecteur en avant ne diminue pas : il grandit au contraire en importance et en urgence, avec les formidables accroissements imposés par la Science à nos représentations de l’Univers”191. Dans une lettre à Gaston Fessard, cette actualité de Teilhard revenait sous la plume du P. de Lubac : D’une part, n’ayant jamais été très “teilhardien”, je me sens l’être de moins en moins ; et d’autre part, dans la crise actuelle, il me semble qu’il y a beaucoup de choses dans Teilhard qui pourraient être précieuses pour la réaction nécessaire192. 187 Cahiers de l’affaire de Fourvière, 27 février 1965. Maryse Choisy (1903-1979) est un écrivain français, docteur en philosophie, qui avait connu Teilhard. 188 Lettre à Gaston Fessard, 6 septembre 1965, CAECL. 189 Michael Browne (1887-1971), o.p. irlandais, ordonné en 1910. Créé cardinal en mars 1962, archevêque titulaire en 1962. M. Browne, ancien professeur à l’Angélique, ancien maître du Sacré-Palais, fut Maître général de l’ordre des dominicains de 1955 jusqu’à mars 1962. Membre du Saint-Office, il est nommé à la commission doctrinale où il occupe le poste de vice-président dès la fin de la première session. 190 Version dactylographiée, p. 1, Vanves, boîte 9. 191 Ibid, p. 7. 192 Lettre du 23 avril 1965, CAECL.
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La fin de la conférence permet de le comprendre. Le Père de Lubac voit, en effet, dans la pensée de son confrère, un exemple de dialogue avec la pensée moderne qui ne sacrifie rien de la Révélation, qui ne souffre d’aucun complexe d’infériorité ni de quelque timidité que ce soit : En finissant, nous pourrons dire, dans un langage à la fois plus actuel et plus précis : 1°) que cette œuvre est un incessant dialogue avec l’une des variétés les plus répandues de l’athéisme du xxe siècle ; un dialogue réel entrepris avec de nombreux représentants de cet athéisme, rencontrés soit dans le monde des savants, soit parmi des hommes formés à l’école d’une science athée (…). 2°) Mais ce dialogue n’est jamais un dialogue de facilité ou de complaisance, a fortiori de concessions ou de démission. Il ne cède à aucun relativisme. Il ne souffre d’aucun complexe d’infériorité (…) Ce dialogue est toujours – ce que tout dialogue sérieux doit finir au moins par être sur le plan intellectuel – un dialogue d’affrontement. Et si vous me permettez enfin une réflexion dernière, tout à fait en dehors des usages et des normes d’un congrès de philosophie, j’ajouterai qu’il y a là un exemple salubre pour notre temps. [Malgré ses déficits], pour le sérieux de son affrontement avec le matérialisme athée, il est d’un exemple salubre, et c’est aussi pour cela, sans doute, que beaucoup aujourd’hui, sentent qu’il convient de le prendre au sérieux193. Lors de la quatrième session, le Père de Lubac fit plusieurs conférences sur Teilhard194, aux Dames du Sacré-Coeur195, à Rocca di Papa, aux congressistes du Monde meilleur196, à Florence aussi où il présenta les principales étapes de la pensée et de la vie de Teilhard, sur l’invitation du cardinal Florit, et, à Rome, à la Domus Mariae197. A la fin de cette conférence, il ramassait les convictions qu’il estimait menacées. A travers Teilhard, c’est bien le P. de Lubac qui s’exprime, et c’est pourquoi nous nous permettons de le citer un peu longuement :
193 Version manuscrite, p. 41-44, Vanves, boîte 9. 194 Toutefois, Teilhard n’avait évidemment pas que des partisans, et le Père de Lubac n’hésita pas à porter la contradiction quand le ROC (Romana Colloquia), qui organisait des conférences, et que le jésuite décrivait comme une « organisation intégriste » (lettre à André Ravier, 21 octobre 1965, CAECL), organisa deux conférences sur Teilhard, confiées aux soins de deux anti-teilhardiens convaincus : Henri Rambaud et Philippe de la Trinité. Les accusations de Rambaud étaient graves : Teilhard « n’a pas pour l’Église l’amour d’un véritable fidèle », « il heurte formellement le dogme », « tout son Évangile est l’Évangile de l’effort humain », il a le « mépris le plus insolent pour les pratiques de la religion » et « A partir de 1919, il ne sait plus ce qu’est le christianisme » (Carnets, II, p. 438, 11 octobre 1965). Si, dans ses Carnets, Henri de Lubac écrit sobrement qu’il demanda la parole pour rétablir la vérité (ibid), sa correspondance était plus nette : « J’ai pris la parole pour l’exécuter en huit minutes » (lettre à André Ravier, 21 octobre 1965, CAECL). 195 Carnets, II, p. 427, 3 octobre 1965. 196 Ibid, II, p. 470, 27 novembre 1965. Le mouvement du Monde meilleur trouve son origine dans l’apostolat du P. Riccardo Lombardi, s.j. italien, qui annonce, après la deuxième guerre mondiale, l’espoir d’un monde nouveau et réconcilié. 197 Carnets, II, p. 440, 15 octobre 1965. Conférence publiée : « Teilhard et saint Paul », Spiritus, 26, février 1966, p. 31-48.
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henri de lubac et le concile vatican ii En marge, tout à fait en marge de l’aggiornamento conciliaire (dont il se serait tant réjoui), les généralités sur “l’ouverture au monde”, sur “le christianisme implicite”198, sur “la compréhension de l’athéisme”, “l’esprit de dialogue”, sont quelquefois détournées du sens excellent qu’elles peuvent avoir ; elles deviennent alors un prétexte à des spéculations aventureuses dans lesquelles il arrive qu’on ne voie plus très bien ce que le missionnaire aurait à apporter aux Gentils, ni même ce qui lui resterait du trésor qui lui fut confié. Le P. Teilhard de Chardin était un vrai croyant. Il savait assez quelle est la réalité unique de l’Incarnation, et la nouveauté unique du message chrétien, et “le pouvoir unique de divinisation” déposé par l’Esprit du Christ en son unique Église, pour ne pas tomber dans cet écueil. Il savait qu’il existe, pour éclairer la vie humaine, une Vérité “descendue du ciel”, qui est d’un autre ordre que les vérités trouvées par les hommes, et qu’il n’y a pas de dialogue sérieux qui n’en doive venir à un affrontement. (…) Il comprenait aussi que, pour s’intégrer, comme il disait, dans “le phylum chrétien”, ou pour être entées sur “la tige romaine” (…), les acquisitions spirituelles de l’humanité ont besoin d’être purifiées, orientées, transformées, “converties”199. (…) Or, il ne doutait pas de la “puissance extraordinaire du christianisme” pour y parvenir. (…) Et pas plus qu’il ne se comportait le moins du monde en “homme souterrain” à l’égard de ceux qui représentaient pour lui l’autorité de Dieu, il ne témoignait du moindre dédain, lorsqu’elle était droite, envers la foi des âmes simples. Il avait même à cœur de la rejoindre exactement, pour demeurer avec elles toutes “en union avec l’esprit de la vivante tradition de l’Église”, et à ses vues les plus personnelles et les plus discutables, il mettait formellement cette clause : “sans atténuation de la tradition chrétienne”. Il ne concevait pas, dans son optimisme, d’illusoires “espoirs humains” sans rapport à
198 Notons d’ailleurs, sur ce thème, que, à la suite, entre autres, de la publication dans le premier numéro de Concilium, en janvier 1965, d’un article du P. Schillebeeckx, « L’Église et l’Humanité », p. 57-78, qui reprenait les thèses développées l’année précédente dans DOC, le Père de Lubac se retira du comité directeur de la revue, comme il l’écrivait au P. Rahner, le 24 mai 1965 : « Vous le savez, c’est ma confiance envers vous qui m’a fait accepter d’entrer dans le comité directeur de Concilium. C’est cette même confiance qui avait porté mon Provincial à me conseiller de le faire. L’automne dernier, je vous ai déjà fait part de mes inquiétudes. Les cinq numéros parus ne sont pas de nature à les apaiser. En fait, je le comprends bien, vous êtes trop occupé d’autre part, et c’est une autre influence que la vôtre qui domine dans Concilium. Jusqu’à présent, la valeur des articles est généralement faible (il y a quelques exceptions) ; mais ce n’est pas mon principal grief. C’est, à mon avis, une trahison que de présenter comme un effort théologique allant dans le sens du Concile, un instrument de propagande au service d’une école extrémiste. Or ce caractère, indéniable, est encore accentué dans le n° 5 que je viens de recevoir. Mon intention est donc de me retirer du comité directeur. Je ne désire pas du tout le faire avec éclat. C’est pourquoi je m’adresse à vous dans cette lettre, toute privée et fraternelle. Vous pourrez expliquer, ce qui est également vrai, que je me sens désormais trop vieux et fatigué pour assumer cette charge, si minime qu’elle soit. Croyez, cher Père Rahner, à mes sentiments de respect fraternel in Xto Jesu », Carnets, II, p. 395-396, 28-30 avril 1965. Dans sa réponse (Vanves, dossier 29, 4 juin 1965), K. Rahner disait ne pas bien comprendre le P. de Lubac. Lui-même n’avait pas lu tous les articles ; sans doute certains étaient-ils faibles, mais comme partout. Il estimait que le nom du Père de Lubac était important pour la jeune revue et lui demandait d’attendre. 199 Citation du Cœur du problème de Teilhard.
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“l’espérance chrétienne” ; l’intérêt passionné qu’il portait à l’œuvre de l’homme sur cette terre, loin de le détourner de la pensée de l’au-delà, y puisait toute sa vigueur ; il était entièrement commandé par elle. Enfin, dans son perpétuel dialogue avec l’incroyant, il avait le souci de lui frayer une “voie compréhensible”, et de la lui découvrir per gradus debitos, mais c’était toujours une voie qui conduisait à Jésus-Christ200. Dans son désir d’explicitation de ce qu’il considérait comme le véritable aggiornamento, le Père de Lubac invitait les Pères du concile à des rappels doctrinaux, alors qu’il déplorait que « même des évêques semblent croire que tout rappel doctrinal, tout enseignement précis provient d’une mentalité étroite et restrictive ; l’ouverture d’esprit semble se confondre à leurs yeux avec une intelligence amorphe, dont ils feraient volontiers un idéal »201. Il conseilla par exemple Mgr Collini ou Mgr Barthe sur le schéma 13202, ce qui relativise un peu son isolement à l’égard de l’épiscopat français, ou Mgr Sangaré, évêque de Bamako, venu recueillir son avis sur un mémoire consacré aux relations des évêques résidentiels et des Sociétés missionnaires203. Lui-même y oeuvra par des conférences. Ainsi évoque-t-il à plusieurs reprises la constitution sur la Révélation, et l’on retrouve ici son souci de voir Dei Verbum, avec Lumen Gentium, être la base du renouveau de Vatican II, comme il le rappela encore, à la toute fin du concile, à l’occasion d’une réunion organisée par le P. Baraúna, afin de lancer son ouvrage collectif sur Lumen Gentium204. Il présenta ainsi cette constitution aux scolastiques jésuites, au Gesù205, puis à la Traspontina, qui était un lieu de conférences pour les évêques africains notamment206 et au Séminaire français207. Sans surprise, l’athéisme fait également partie de ses sujets de conférence, aux séminaristes de Bologne208, chez les Assomptionnistes209, au Collège belge210 où il déclara que l’athéisme était un mal et qu’il devait être combattu, à la surprise de plusieurs de ses auditeurs211. Surprise bien compréhensible puisque les maîtres mots étaient alors dialogue (que le jésuite ne récusait pas) et compréhension. Or, le Père de Lubac avait déjà pu présenter au Secrétariat pour les non-croyants, auquel il avait été invité à participer, deux tendances qui lui semblaient devoir être non pas supprimées, mais redressées ou équilibrées :
200 H. de Lubac, « Teilhard et saint Paul », art. cité, p. 45-46. 201 Carnets, II, p. 412, 23 septembre 1965. Il écrivait aussi à André Ravier : « Hélas, la pastorale sans dogme n’est pas assez ignorée de l’épiscopat français », lettre du 27 septembre 1965, CAECL. 202 Ibid, II, p. 416, 25 septembre 1965 et p. 428, 5 octobre 1965. 203 Ibid, II, p. 420, 28 septembre 1965. 204 G. Baraúna (dir), La Chiesa del Vaticano 2. : studi e commenti intorno alla Costituzione dommatica Lumen Gentium, Florence, Vallecchi, 1965. Le Père de Lubac a rédigé les pages liminaires. Cf. Carnets, II, p. 483, 7 décembre 1963. 205 Ibid, II, p. 461, 16 novembre 1965. 206 Ibid, II, p. 463, 19 novembre 1965. 207 Ibid, II, p. 474, 1er décembre 1965. 208 Ibid, II, p. 451, 1er novembre 1965. 209 Ibid, II, p. 469, 24 novembre 1965. 210 Ibid, II, p. 456, 10 novembre 1965. 211 Note 241 p. 95 du Journal d’Albert Prignon, recteur du collège belge, édité par L. Declerck et A. Haquin.
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henri de lubac et le concile vatican ii 1°) Sous l’influence des soucis “pastoraux” (c’est le mot qui revient sans cesse) ainsi que des méthodes psycho-sociales d’enquête, on risque de demeurer superficiel en ignorant les causes intellectuelles profondes et en fuyant les affrontements nécessaires ; — 2) la “compréhension”, cherchée et prêchée, des athées et de leur athéisme, risque de développer chez les croyants un complexe d’infériorité, — et d’encourager le progressisme mondain qui fait tout tourner au dénigrement des croyants212.
On devine que c’est la même exigence de non dissolution du christianisme qui structura son intervention au centre d’études arabes, dirigé par les Pères Blancs, consacrée au rapport des diverses religions à la foi chrétienne et au salut. En effet, le Père de Lubac note que Les Supérieurs sont heureux que je parle en un sens un peu différent du chanoine Thils213, qui est venu récemment ; n’ayant pas apparemment de synthèse doctrinale, il a posé, me dit-on, sans les résoudre, diverses questions sur les religions “voies ordinaires” du salut, etc.214. Enfin, Henri de Lubac fait également des exposés aux Dominicaines de Béthanie215, au Collège portugais216, à un groupe d’étudiants de l’université de Rome, particulièrement intéressés par Teilhard217. C’était encore ce besoin de rappels doctrinaux qui le guidait lors d’une réunion à la Curie jésuite, en novembre 1965, des periti de l’ordre. Le Père de Lubac insiste, en effet, auprès du P. Arrupe, Général, sur le nécessaire encouragement du travail théologique chez les jeunes Pères, alors que les difficultés rencontrées dans ce domaine n’étaient pas de nature à les y pousser, d’autant que le temps était à la spécialisation, au détriment de « la synthèse doctrinale et de la vision de foi »218, et l’on retrouve déjà ici les inquiétudes quant au devenir de la théologie et du métier de théologien, « face à un éclatement des discours que l’on peut aussi bien lire comme le résultat de l’émiettement des sciences humaines que comme une logique politico-culturelle de succession d’avant-gardes »219. Enfin, pour l’explicitation du concile, Paul VI était, aux yeux du Père de Lubac, un fondement bien plus sûr que la plupart des évêques français. Le pape manifesta 212 Carnets, II, p. 409, 21 septembre 1965. 213 Gustave Thils (1909-2000), belge, professeur de théologie fondamentale à l’université catholique de Louvain, il est engagé dans le mouvement oecuménique. Membre du Secrétariat pour l’Unité et expert au Concile. 214 Ibid, II, p. 471, 30 novembre 1965. 215 Ibid, II, p. 411, 22 septembre 1965. 216 Ibid, II, p. 459, 13 novembre 1965. 217 Ibid, II, p. 465, 21 novembre 1965. 218 Ibid, II, p. 462, 18 novembre 1965. Henri Bouillard écrivait à son confrère à la même époque : « Mais trouverons-nous encore des hommes pour s’intéresser à la théologie proprement dite ? Serons-nous les derniers survivants d’une race en cours d’extinction ? », lettre à Henri de Lubac, 29 octobre 1965, CAECL. 219 D. Pelletier, La crise catholique. Religion, société, politique en France (1965-1978), Paris, Payot, 2002, réédition 2005, p. 194. Dans une lettre à Patrick Moloney (Vanves, boîte 20) du 9 mai 1965, le Père de Lubac écrivait que « la théologie s’est découvert toutes sortes d’annexes qui rongent quelque peu sa substance ».
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son estime pour le jésuite de plusieurs façons. En le citant tout d’abord, lors de son audience générale du 15 septembre 1965220. En suggérant, également, qu’il fasse partie, en tant que théologien de l’Église, d’une commission devant élaborer « une sorte de charte constitutionnelle de l’Église, ne contenant que les choses essentielles, antérieures aux codes latin, oriental, etc. (éventuellement : anglican) »221. En le choisissant, ensuite, parmi les concélébrants du 18 novembre 1965, ce qui ne manqua pas d’être relevé par divers observateurs222. Le Père de Lubac a laissé une description assez cocasse de l’entrevue avec le pape à la fin de la cérémonie : Non, je ne ferai pas “le modeste”. Mais, sincèrement, quand on a été ballotté comme je l’ai été, et quand on pense sérieusement aux tristesses de l’heure, on n’attache guère d’importance à ces petites choses223. J’ai donc été désigné, avec dix autres “periti”, pour concélébrer jeudi dernier avec le Pape. (Il y avait aussi douze Supérieurs d’ordres ou congrégations, et un curé). Après la messe, à la sacristie (chapelle habituelle du Saint-Sacrement), le pape a passé devant nous pour nous serrer la main, avec quelques mots aimables. Venu à moi, ayant entendu mon nom, il fit une sorte de révérence, disant d’un ton très doux : “c’est pour moi un grand honneur !” Je m’attendais si peu à telle politesse que, tel un malotru, je n’ai rien répondu. Il me dit alors : j’espère bien vous voir avant la fin du concile. J’ai bredouillé quelque chose comme : “Moi aussi !”, tout en me rendant compte que c’était peu convenable. Et voilà. Depuis lors, Mgr Colombo m’a dit que l’audience aurait lieu sans doute plus tard, si je reviens à Rome, parce que jusqu’au 8 décembre tout est très encombré au Vatican224. Le Père de Lubac fut pourtant reçu, à la toute fin du concile, en compagnie de Jean Guitton et d’Oscar Cullman, chez le pape, le 5 décembre 1965. Ils déjeunèrent avec Paul VI, qui leur fit visiter sa chapelle privée, sa bibliothèque, les terrasses… bref, le Père de Lubac recevait là une marque d’estime peu commune de la part du pape225. 220 « Un chercheur moderne de valeur, peut-être pas inconnu de quelques-uns d’entre-vous a énoncé une telle relation dans un beau chapitre de l’un de ses beaux livres avec ces deux propositions : l’Église fait l’eucharistie et l’Eucharistie fait l’Église ! (De Lubac) ». 221 Carnets, II, 4 avril 1965, p. 373. D’après G. Turbanti, « Vers la quatrième session », art. cité, p. 44, il se serait agi d’établir une Lex fundamentalis pour toute l’Église catholique, qui aurait préséance et supériorité sur les codes latin et oriental. Le Père de Lubac, estimant qu’il était trop loin de Rome pour mener un tel travail, proposa plutôt le nom du P. Juan Alfaro. 222 Ainsi, Mgr Jauffrès : « Nous avons noté avec joie la présence, parmi les concélébrants, du R. P. de Lubac. C’était une juste compensation pour les ennuis qu’il eut autrefois avec le Saint-Office », Carnets conciliaires…, p. 326, 18 novembre 1965. Ou Mgr Blanchet : « Au premier rang, le Père de Lubac… Quand on se rappelle… », Journal Blanchet, 18 novembre 1965. Tous ne s’en réjouirent pas toutefois si l’on en croit le P. Bouillard : « Je suis heureux que vous ayez été invité à concélébrer avec le pape. Le P. Poujould m’a dit aujourd’hui qu’il connaît à Toulouse des gens que cela a “fait fumer”. Juste retour des choses », Lettre à Henri de Lubac, 21 novembre 1965, CAECL. 223 Sa lettre de remerciement adressée à Mgr Felici (ASV, 652, 6) est d’ailleurs très sobre et contraste avec celles de la plupart des concélébrants, protestant de leur indignité et remerciant de l’immense honneur qui leur était fait. 224 Lettre à Bruno de Solages, 24 novembre 1965, CAECL. Le 8 décembre est la date de clôture du concile. 225 Carnets, II, p. 477-481, 5 décembre 1965. Le Père de Lubac put exprimer sa gratitude directement : « Je lui dis en le quittant qu’il m’est impossible de lui exprimer toute ma reconnaissance (Je pense à son attitude à Rome autour des années 50, puis à Milan…) », ibid, p. 480. Henri de Lubac avait su, en
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Le Père de Lubac plaçait donc sa confiance en Paul VI pour les lendemains du concile. Il s’insurgeait contre l’idée qui faisait du pape un homme timoré, hésitant, et voyait en lui un réalisateur. De fait, il saluait les réalisations du pape, qu’il s’agisse de l’encyclique Mysterium fidei sur l’Eucharistie, qui « rappelle l’essentiel de la vérité, si centrale, et si menacée »226, du cérémonial simplifié de Saint-Pierre227, du motu proprio Apostolica sollicitudo sur le synode des évêques (réuni sur convocation du pape, qui décide aussi de son ordre du jour), de sa décision d’être accompagné d’une représentation du concile lors de son voyage à New-York, de son discours d’ouverture de la quatrième session, ou enfin de sa détermination à faire voter le texte sur la liberté religieuse228. Il faut dire que les préoccupations de Paul VI n’étaient pas éloignées de celles du jésuite, quand il cherchait à établir un juste rapport avec le monde moderne, et s’inquiétait d’une mauvaise interprétation possible du concile. Ainsi, en mai 1965, au chapitre général des Salésiens, avait-il rejeté toute interprétation du concile comme un relâchement ou une concession au monde, et c’est sans surprise que l’on retrouve un tel passage dans les notes du Père de Lubac229. Le Père de Lubac était donc particulièrement inquiet de la crise spirituelle qu’il voyait se développer et gauchir l’œuvre conciliaire. Alors que le concile se terminait, quel regard portait-il sur elle ?
III. Le Père de Lubac et l’œuvre du concile A. Le « véritable » aggiornamento Après la troisième session, alors que Lumen gentium avait été promulgué, le P. de Lubac exposait dans un article du Pèlerin ce qu’il considérait comme le véritable aggiornamento. Le concile n’était pas une rupture230 ; ce qui avait pu passer pour de effet, par divers correspondants, que Mgr Montini, lorsqu’il était substitut de la Secrétairerie d’État, puis lorsqu’il est devenu archevêque de Milan, l’avait cité à plusieurs reprises, notamment Drame de l’humanisme athée et Méditation sur l’Église. Il avait également reçu en 1950, après Humani generis, via Mgr Pierre Veuillot, l’estime de Mgr Montini « non seulement pour [sa] personne, mais pour [son] œuvre ». Cette estime du pape pour le jésuite est sans doute à l’origine de la rumeur, à la fin de la session, selon laquelle il serait créé cardinal lors du prochain consistoire (cf. lettre de Gaston Fessard au Père de Lubac, 4 décembre 1965, CAECL. Le Père Fessard lui présentait ses félicitations… et ses condoléances !). Il n’en fut rien, mais le simple fait qu’une telle rumeur ait circulé montre à quel point les temps avaient changé. Du reste, d’après le témoignage de René Brouillet, ambassadeur de France près le Saint-Siège, se référant aux dires du cardinal Villot, secrétaire d’Etat, Paul VI aurait assez longuement hésité entre le Père de Lubac et le Père Daniélou pour le Consistoire de 1969 (Témoignage de René Brouillet recueilli par Philippe Levillain). 226 Carnets, II, p. 406, 20 septembre 1965. 227 « Pas de tiare, plus de sedia, plus de cour entourant le pape, un simple crucifix pour bâton pastoral, suppression du baise-pieds, simplicité des vêtements, pas de procession d’entrée, plus de défilé des cardinaux pour venir saluer le pape », G. Routhier, « Mener à terme l’œuvre amorcée. L’éprouvante expérience de la quatrième période », in G. Alberigo (dir), Histoire du concile…, t. V, p. 69-232, note 1 p. 77. 228 Lettre à Bruno de Solages, 27 septembre 1965, CAECL. 229 Cahiers de l’Affaire de Fourvière, 12 mai 1965. 230 A cet égard, une réflexion, certes postérieure, est éclairante : « Nous avions accueilli l’aggiornamento de plein cœur. Déjà nous l’avions espéré, attendu. Plusieurs d’entre nous ont contribué à le préparer, avant et pendant le concile. Ils étaient prêts, au lendemain du concile, pour leur part, à le
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l’audace en 1962 n’était que réclamation d’une « théologie meilleure, par un respect plus entier de la Tradition et de l’Écriture »231. Il fallait donc éviter tout contresens sur l’aggiornamento : il ne s’agit pas d’une attitude nouvelle qui se traduirait plus ou moins par des concessions, des relâchements ou des abandons, mais tout au contraire d’un renouvellement d’abord intérieur, par un retour plus décidé à l’esprit de l’Évangile, et d’une exigence de la Foi232. Ce renouvellement intérieur devait se fonder sur les deux grandes constitutions dogmatiques, Lumen gentium et la constitution sur la révélation, qui devait être promulguée lors de la dernière session. Ici encore, le P. de Lubac reprenait sa conviction profonde, à savoir que, si les journaux n’avaient pas présenté le schéma sur la Révélation, jugé trop technique, il ne fallait pas en déduire qu’il était de peu d’importance : « Qu’y a-t-il de plus important pour tout homme que l’annonce du salut par la Révélation de Dieu en Jésus-Christ ? Quoi de plus actuel que l’Évangile ? »233. Quant à Lumen gentium, c’était la « pièce maîtresse du Concile »234, dont il soulignait l’importance, sans taire ce qui lui apparaissait comme quelques déficits. Ainsi estimait-il que le quatrième chapitre, consacré aux laïcs, n’était peut-être pas nécessaire « car sous le titre de “Peuple de Dieu” pouvait être dit tout ce qui concerne la dignité du chrétien »235. On retrouve sans doute ici un écho des méfiances du jésuite à l’égard d’un activisme des laïcs, d’un laïcat chrétien professionnel et militant. Poursuivant sa présentation de Lumen Gentium avec le septième chapitre, consacré au caractère eschatologique de l’Église en pèlerinage et à son union avec l’Église du ciel, Henri de Lubac estimait que sa rédaction aurait pu tirer plus pleinement profit des remarques faites au cours de sa discussion. Celle-ci avait notamment pointé le manque d’approfondissement de l’eschatologie collective, jugeant le texte trop individualiste236. Ses Carnets montrent d’ailleurs que Henri de mettre en œuvre (…) Ce “oui” qu’ils disaient au concile, et qu’ils ne cessent de lui dire, ils ont dû, pour lui rester fidèles, le faire suivre d’un “non” à la perversion qui a suivi (…) Il s’agit ici d’un refus de trahir. Car le concile est trahi, dans son esprit comme dans sa lettre. Ce qui se produit actuellement dans l’Église, en France, et qui va jusqu’à entraîner (dans l’aveuglement) même des évêques, et de grands supérieurs, est à l’inverse de ce que le concile a voulu promouvoir. Pendant que les évêques étaient rassemblés à Rome autour du pape, pendant que s’élaboraient les grands textes conciliaires, des groupements s’organisaient, aux visées convergentes. Un parti se constituait, suivi par toute une agitation para-conciliaire. Comme toujours en pareils cas, la plupart de ceux qui étaient pris dans cette agitation ne voyaient pas, ou voyaient mal où on les conduisait. Mais des têtes résolues savaient ce qu’elles voulaient : la “mutation” radicale, c’est-à-dire la sécularisation de l’Église, c’est-à-dire de son vrai nom, l’apostasie. C’est l’apostasie qui se couvre sous les oripeaux successifs de “l’esprit du concile”, de la “sécularisation”, du “pluralisme”, etc. D’année en année, l’hypocrisie fait place au cynisme, et il est encore des yeux qui ne veulent pas voir », Autres paradoxes, in Paradoxes, op. cit., p. 223-224. 231 « Concile, nouveau printemps de l’Église », Pèlerin, 10 janvier 1965, p. 16-18, p. 17. 232 Ibid. 233 Ibid. 234 Ibid. 235 Ibid, p. 18. 236 J. Komonchak, « Vers une ecclésiologie de communion », in G. Alberigo (dir), Histoire du concile…, t. IV, op. cit., p. 71.
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Lubac avait plus p articulièrement relevé les interventions de Mgr Hermaniuk et de Mgr Elchinger237 (qui s’inspirait là d’un texte de Congar238), consacrées à ce thème, ce qui n’a rien d’étonnant de la part de l’auteur de Catholicisme. Les aspects sociaux du dogme239 . Le texte avait certes été révisé pour faire droit à ces critiques240, mais, si Henri de Lubac ne s’exprime pas précisément à leur sujet, on peut noter que ces modifications ne satisfaisaient pas Yves Congar, qui aurait souhaité que l’on insistât davantage sur l’aspect eschatologique de la vocation humaine et pas seulement de l’Église241. Malgré ces réserves, la constitution sur l’Église, dont le Père de Lubac réaffirmait, lors de la quatrième session, qu’elle était « la pièce maîtresse »242 du concile, était « plus belle qu’il n’était permis raisonnablement, il y a peu, de l’espérer »243. Selon lui, « il est impossible que cette constitution, à la fois si traditionnelle et si neuve, ne mette pas sa marque sur de nombreux chrétiens, d’aujourd’hui et de demain »244. Pour cela, il faut que la voix du concile soit vraiment reçue et comprise : comme « l’Épouse du Christ entreprend de se renouveler, en levant les yeux sur son Époux », l’aggiornamento est « avant tout (…) un renouvellement intérieur, dont l’inspiration est à chercher dans un recours plus décidé à l’Écriture, en union avec toute la Tradition vivante »245. C’est dans la foi au Christ qu’il doit s’enraciner : « Rien de bon ne peut aboutir qui ne suppose la reconnaissance absolue de la primauté du Christ, et de la fidélité à son Esprit »246. Tout chrétien souscrirait à pareille assertion, mais l’interprétation de ce qu’était la fidélité à l’Esprit laissait ouverts bien des possibles. Le décret sur l’œcuménisme, promulgué également à la fin de la troisième session, semblait au Père de Lubac plus neuf encore et d’une « portée incalculable (…). Après l’ère des ruptures et des raidissements, qui fut celle aussi des rétrécissements, ce décret ouvre une ère nouvelle, d’aspiration à l’unité dans le Christ et d’abandon à son Esprit »247. Un premier pas vers l’union était d’ailleurs réalisé avec la traduction œcuménique du Notre Père, qui dura du printemps 1964 à décembre 1965. Le Père de 237 Carnets, II, 15 septembre 1964, p. 115. 238 Cf. Mon Journal, II, 15 septembre 1964, p. 136. 239 « Les premières générations chrétiennes avaient un sentiment très vif de cette solidarité de tous les individus et des diverses générations dans la marche vers un même salut. (…) Le terme où Paul voyait s’acheminer l’histoire humaine n’était rien moins que la délivrance de toute la création, la consommation de toutes choses dans l’unité du Corps du Christ, enfin achevé. L’espoir qu’il mettait au cœur des hommes qu’il gagnait au Christ était, on peut bien le dire, un espoir cosmique », Catholicisme, p. 92. Et encore : « Au reste, n’est-ce pas, selon l’enseignement traditionnel, en nous incorporant au Christ, c’est-à-dire en nous unissant à Lui, et, en Lui, à tous nos frères, que l’Eucharistie nous prépare à la résurrection pour une immortalité glorieuse ? », p. 101. 240 Voir notamment le début du n°48 et la fin du n°50 de la constitution. 241 « On continue le “platonisme pour le peuple”… Pas de pneumatologie, pas d’anthropologie, pas de cosmologie », Mon Journal, II, 5 octobre 1965, p. 181. 242 Cf. les pages liminaires du volume collectif dirigé par le P. G. Baraúna et consacré à Lumen gentium, dont le Père de Lubac a rédigé les pages liminaires. Nous nous référons ici à l’édition française, L’Église de Vatican II, Paris, Cerf, 1966, p. 26. 243 Ibid, p. 30. 244 Ibid. 245 Ibid. 246 Ibid. 247 « Concile, nouveau printemps de l’Église », Pèlerin, 10 janvier 1965, p. 17.
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Lubac, d’ordinaire si pointilleux sur les questions de traduction, semblait, cette fois, passer outre ses quelques réserves : « Il faut savoir passer sur de petits inconvénients pour le bienfait substantiel d’un pas réellement effectué sur la route de l’union »248. Lors de la quatrième session, le texte sur la Révélation avait été promulgué, devenant la constitution dogmatique Dei Verbum. Le Père de Lubac jugeait le texte « en gros, excellent »249, et estimait qu’il était, avec Lumen Gentium, l’un des deux piliers de l’œuvre conciliaire sur laquelle devait s’appuyer l’explication de Vatican II 250. On aura évidemment remarqué que le schéma XIII ne jouissait pas des mêmes faveurs. Au début de la quatrième session encore, le jugement est sans appel, quand le Père de Lubac présente le schéma à un correspondant, après avoir dit tout le bien qu’il pensait du de Revelatione : Je n’oserais pas en dire autant, hélas, du fameux schéma 13, lancé il y a trois ans dans une intention trop publicitaire ; le résultat est médiocre. Pas de cohérence doctrinale et, plus encore, pas de vigueur chrétienne. Beaucoup d’évêques le voient, le disent en privé, en public ; mais pas moyen d’y remédier pleinement ; c’est trop tard251. De fait, le Père de Lubac n’était pas le seul à critiquer le schéma, et Mgr Blanchet, après sa lecture, était assez déçu : un ensemble pâle, sans vigueur : une dissertation de bon élève, avec beaucoup de banalités : les caractères de notre temps sans relief, la foi présentée sans accent : “il faut que… il ne faut pas que…” ce ne sont pas là des lignes de solution. Optimisme facile, solutions plates252, et notait : « J’ai remarqué un propos qui m’a paru très juste du cardinal Siri : excès d’optimisme, aucune allusion à ce qui est pourtant une des marques de ce temps : la diminution du sens du péché »253. Au vu de ce qu’avait écrit le Père de Lubac sur le schéma pendant l’intersession, on ne peut que constater l’accord des deux hommes,
248 Brouillon de lettre à un correspondant inconnu, 20 janvier 1966, CAECL, cité par F. Michel, « Exégèse, traduction et compromis : le Notre Père œcuménique », Cristianesimo nella storia, 31, 2010, p. 165-198, p. 197. Le Père de Lubac écrivait aussi, toutefois : « Mais c’est très vrai que, une fois de plus, ceux qui manipulent notre liturgie ont fait preuve de peu de psychologie, en même temps que d’esprit dictatorial ; c’est vraiment se moquer de nous que de nous vanter l’euphonie de “règne vienne” et de “aussi à ceux” ! ». 249 Lettre à Bernard de Guibert, 3 novembre 1965, CAECL. 250 Carnets, II, p. 483, 7 décembre 1965 par exemple. On ne dispose pas, à l’époque, d’analyse plus détaillée sur ce texte. En revanche, dans une conférence donnée en Suisse, publiée dans Choisir, 103, mai 1968, p. 14-18, et republiée dans La foi chrétienne. Essai sur la structure du symbole des apôtres, Œuvres complètes, t. V, Paris, Cerf, 2008, p. 493-504, il estime que cette constitution est « à mon avis, et je l’ai entendu souvent dire par d’autres, un des chefs-d’œuvre, sinon le chef-d’œuvre du concile », p. 504. 251 Lettre à Bernard de Guibert, 27 septembre 1965, CAECL. 252 Journal Blanchet, 19 septembre 1965, ICP. 253 Ibid, 22 septembre 1965.
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qui s’estimaient d’ailleurs254, sur les déficits du schéma, analyse également développée par un Mgr Volk ou un Mgr Wojtyła. Il ne faudrait toutefois pas en déduire trop rapidement que le P. de Lubac exprimait là un sentiment général. Un évêque comme Mgr Jauffrès, ouvert au renouveau et mesuré, s’impatiente un peu de ces critiques : “Une vague de pessimisme déferle sur le concile”, a-t-on pu dire à la suite de la séance d’hier vendredi, où des attaques convergentes, venant de l’Allemagne, de l’Orient et de l’Espagne, se sont déchaînées, au nom de la théologie saine et bien conçue, contre le schéma XIII dans sa première partie. Ne discute-t-on pas un peu trop sur des pointes d’aiguille, à défaut du “sexe des anges”, alors que le “monde” (avec ses quatre significations différentes) attend la réponse de l’Église aux problèmes qui se posent à lui aujourd’hui ?255. Encore le 3 novembre, le Père de Lubac se désolait : « Le pauvre schéma XIII est une sorte de roman-fleuve, ou, si vous préférez, un énorme bateau que l’on répare tant bien que mal, sans grand espoir de le voir efficacement porter l’Église en haute mer »256. Certes, nous n’avons pas là une appréciation du Père de Lubac de chaque texte conciliaire, qu’il ne nous a pas laissée, mais ces choix sont révélateurs de ces priorités257. Alors que les textes étaient peu à peu votés, et que le concile se terminait, le P. de Lubac balançait entre l’espoir d’un renouveau porté par le concile et les craintes d’un approfondissement de la crise spirituelle : Quoique content dans l’ensemble, je ne puis me défendre de pensées mélancoliques. Tous ces textes conciliaires seront-ils assez forts pour résister à une interprétation amollissante et sécularisante de la foi chrétienne ? 254 Lors de cette quatrième session, le Père de Lubac décrit ainsi Mgr Blanchet : « toujours bon, courtois, loyal, trop intelligent pour être classé et exercer une influence un peu forte sur notre épiscopat », Carnets, II, p. 417, 27 septembre 1965. 255 Carnets conciliaires, op. cit., p. 256, 25 septembre 1965. Dans son article « Le valutazioni sulla Gaudium et spes : Chenu, Dossetti, Ratzinger », in Volti di fine concilio, op. cit., p. 115-153, J. A. Komonchak explique, en reprenant un article de J. Ratzinger publié durant la troisième intersession, « Angesichts der Welt von heute : Überlegungen zur Konfrontation mit der Kirche im Schema XIII », in Wort und Wahrheit, 20 (1965), p. 493-503, que le mot monde pouvait signifier le cosmos externe dans lequel l’homme se trouvait, créé non par l’homme mais par un Dieu bon ; le monde concret, créé par Dieu mais aussi façonné par l’homme ; l’ensemble des modèles humains de comportement qui mettent l’homme en relation avec son environnement et les autres hommes (dans ce sens, l’Église n’est pas au-dessus ou contre le monde mais est une partie du monde) ; et enfin le monde de ceux qui ne croient pas et qui se sont éloignés de Dieu pour se dévouer seulement au monde terrestre (p. 127-128). 256 Lettre à Bernard de Guibert, 3 novembre 1965, CAECL. 257 Sans qu’il faille, sans doute, y voir des motivations plus ou moins obscures. B. Xibaut, notant que le P. de Lubac ne note rien de l’intervention de Mgr Elchinger sur les juifs le 29 septembre 1964, écrit ainsi : « Ira-t-on jusqu’à soupçonner [chez le Père de Lubac] une faible prise de conscience du problème de l’antijudaisme chrétien, imputable à son milieu et à son éducation ? », Mgr Léon-Arthur Elchinger. Un évêque français au concile, Paris, Cerf, 2009, p. 326. Sa résistance spirituelle durant la deuxième guerre mondiale l’avait tout de même conduit à réfléchir amplement à la question.
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Trop d’esprits, vous le savez, inclinent aujourd’hui dans ce sens et ils ont eu dans l’atmosphère créée par le concile une occasion de pousser leur pointe. Le renouveau désiré se produira-t-il ? Sommes-nous prêts à le prêcher ?258. La sécularisation, l’oblitération de la dimension transcendante du christianisme au profit d’un horizontalisme l’inquiètent alors au plus haut point, comme il s’en ouvre à l’abbé Medina après le concile : Voilà donc terminée cette longue période conciliaire. Il est trop tôt pour en discerner les fruits. En France, il y a de tout, du meilleur et du pire. Le pire ne consiste pas dans les incompréhensions et les résistances, qui ne sont le fait que d’un petit nombre, plutôt amorphe, et ne trouvant aucune audience dans la hiérarchie. Il est plutôt dans une certaine “intelligentsia” pour laquelle tout dogme est pratiquement à rejeter, qui accepte sans critique toutes les suggestions venant des milieux anti-chrétiens, et ne veut plus rien comprendre de la vie spirituelle. Pour ceux-là, le concile n’est qu’un premier pas, trop timide encore, dans la voie d’une liquidation générale. Il est bien difficile de s’opposer à tout cela sans revêtir, aux yeux de certains, l’apparence d’un réactionnaire ! Mais j’ai bon espoir en des réactions de sagesse, et en la Force de l’Esprit saint, qui renouvelle ses merveilles de façon inédite à chaque génération259.
B. Quelle influence pour l’œuvre du Père de Lubac sur le concile Vatican II ? Dans une lettre adressée au Père de Lubac quelques jours seulement après la clôture du concile, Alfred de Soras écrivait : « En lisant les documents, je ne puis m’empêcher de penser au vieux “Cheuil”260, tué il y a maintenant vingt-et-un ans. En somme, bien des choses sur lesquelles notre génération (…) se sera battue depuis 1930 sont maintenant “officialisées” »261. Il convient donc d’essayer, très modestement, étant donnée la complexité de l’entreprise pour un non-théologien, de dégager quelques pistes d’une influence possible de l’œuvre du Père de Lubac sur le concile. Au vu de la modestie de son influence directe, c’est par ses livres qu’il faut avant tout chercher une influence du Père de Lubac sur le concile, comme le remarquait déjà Karl Neufeld262.
258 Lettre à Bernard de Guibert, 3 novembre 1965, CAECL. 259 Lettre à Jorge Medina, 5 janvier 1966, CAECL. 260 Yves de Montcheuil. 261 Lettre à Henri de Lubac, 13 décembre 1965, Vanves, dossier 7, chemise 7. 262 K. Neufeld, « Au service du concile. Évêques et théologiens au deuxième concile du Vatican », in R. Latourelle, Vatican II, bilan et perspectives vingt-cinq ans après (1962-1987), Montréal-Paris, Bellarmin-Cerf, 1988, p. 95-124. L’article est en fait surtout consacré au rôle du Père de Lubac au concile.
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Sans doute le changement d’esprit, une théologie moins notionnelle et juridique, et plus ressourcée au contact de la Bible et des Pères, était-elle déjà un grand point. Mais l’influence du Père de Lubac fut aussi plus précise. Le Père de Lubac lui-même ne niait pas une telle influence dans son avertissement à la cinquième édition de Méditation sur l’Église (1968) : Depuis qu[e ce livre] fut écrit, un concile œcuménique s’est tenu, une constitution dogmatique sur l’Eglise a été promulguée. Si rien en lui ne montre un désaccord avec l’œuvre conciliaire, si même il se trouve avoir anticipé sur elle à plus d’un égard, il aurait toutefois besoin de quelques aménagements pour mieux correspondre à la visée de Lumen Gentium263. De fait, pour K. Neufeld, si Catholicisme et Corpus mysticum avaient déjà abordé bien des questions liées à l’Église, « c’était surtout Méditation sur l’Église qui était familière aux Pères conciliaires, comme source d’inspiration théologique et comme aliment de vie spirituelle »264. Il suffit, tout d’abord, de lire la constitution et le livre du Père de Lubac, pour remarquer que tous deux débutent par la présentation de l’Église comme un mystère. Toutefois, et c’est bien la complexité d’une entreprise visant à mesurer l’influence d’une œuvre sur des textes puisant à des sources aussi diverses que ceux du concile, le Père de Lubac n’était évidemment pas le seul à développer cette théologie du mystère. Dom Odon Casel (1886-1948), moine de l’abbaye de Maria-Laach, avait ainsi développé une théologie des mystères et cherché à « remettre au premier plan la théologie de l’Église-mystère »265. Le Père de Lubac avait aussi été l’un de ceux qui avaient désigné l’Église comme un sacrement, le sacrement du Christ, ce que fait Lumen Gentium dans ses premières lignes. Il n’est sans doute pas anodin que G. Philips luimême, dont le rôle fut si important dans la rédaction de ce texte, mentionne, dans son commentaire de la constitution266, que le Père de Lubac avait développé ce thème dès 1953, année de la publication de Méditation sur l’Église. Il est également frappant de constater l’importance de la dimension sociale dans Lumen Gentium, en tant que l’Église est comprise comme corps, comme communauté. Le texte conciliaire insiste ainsi sur l’importance de l’unité des chrétiens réalisée par le sacrement du pain eucharistique (n°3, n°11), et l’on ne peut pas ne pas penser au sous-titre du premier livre du Père de Lubac, Catholicisme. Les aspects sociaux du dogme. Il y écrivait ainsi que « l’Eucharistie est aussi par excellence le sacrement de l’unité »267. Dans le même ordre d’idées, J. F. Chiron montre que la constitution, dans son numéro 26 suit Méditation sur l’Église là où le Père de Lubac parle de l’Eucharistie qui fait l’Église268. 263 C’est nous qui soulignons. 264 K. Neufeld, « Évêques et théologiens… », art. cité, p. 118. 265 N. Derrey, « Mystère – Théologie liturgique et sacramentaire », in J. Y. Lacoste, Dictionnaire critique de théologie…, op. cit., p. 778. 266 G. Philips, L’Église et son Mystère au deuxième concile du Vatican, tome 1, Paris, Desclée, 1966, p. 74. Cité par K. Neufeld, art. cité, p. 118. 267 Catholicisme, op. cit., p. 63. 268 « La naissance eucharistique de l’Église », La rencontre au cœur de l’Église, Paris, Cerf, 2006, p. 133-147.
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Remarquons également que si Lumen gentium, comme Méditation sur l’Église, s’ouvre sur le mystère de l’Église, toutes deux se terminent par la Vierge Marie, décrite comme type et exemplaire pour l’Église269. Enfin, et plus largement, le Père de Lubac avait développé une conception christologique de l’Église, que l’on retrouve dans la constitution conciliaire, car la lumière des peuples (Lumen gentium) est bien le Christ, dans lequel l’Église est, en quelque sorte, le sacrement de Dieu (n°1). Les aspects sociaux développés par le Père de Lubac n’ont pas seulement inspiré Lumen Gentium. En effet, Gaudium et Spes leur est également redevable. Jean-Yves Calvez, bien placé pour apprécier les influences à l’œuvre dans ce texte, puisqu’il fut l’un des auxiliaires de Mgr Haubtmann dans la rédaction du schéma, estimait que l’accord entre Catholicisme et Gaudium et Spes est essentiel. Il voyait, en effet, un rapport évident entre les aspects sociaux des dogmes dans Catholicisme et les aspects sociaux de l’anthropologie dans Gaudium et Spes. Henri de Lubac comme le texte conciliaire insistent ainsi sur le caractère non isolé de l’homme dès la création (n°12 et surtout n°24), puisque l’homme est saisi dans l’ensemble de l’ordre de la création. Henri de Lubac enracine la réalité sociale de l’homme dans la « socialité » de la Trinité, comme le fait Gaudium et Spes dans son numéro 24 sur le caractère communautaire de la vocation humaine dans le plan de Dieu270. D’après Karl Neufeld, enfin, l’influence du P. de Lubac est également perceptible dans plusieurs autres questions. Celle des relations de l’Église avec les religions non chrétiennes tout d’abord. En effet, dans le chapitre sept de Catholicisme, sur le salut par l’Église, le Père de Lubac avait déjà présenté l’idée que la grâce rédemptrice du Christ est efficace aussi pour ceux qui ne vivent pas dans l’Église catholique, parce que l’humanité, formant un corps appelé au salut, sera sauvée par l’Église. N’est-ce pas l’idée développée dans le premier numéro de Nostra aetate, rappelant que tous les peuples forment une seule communauté et ont une seule fin dernière, Dieu, dont les desseins de salut s’étendent à tous271 ? Sur la Révélation ensuite : Par ses recherches sur l’Écriture sainte et sa signification pour la théologie, sur l’exégèse du Moyen-Âge et sur la mutation spirituelle qui avait conduit à l’épluchage historico-critique de la modernité, il posa les bases d’une conception plus englobante et plus vivante de l’avènement de la révélation elle-même, conception qui devait toutefois faire ses preuves. On peut la caractériser très globalement comme conception d’histoire du salut272, conception développée notamment dans les numéros deux, trois, et quatre de la constitution. Henri de Lubac avait déjà présenté cette histoire du salut dans le chapitre cinq de Catholicisme (Le christianisme et l’histoire) en écrivant que 269 N°53 de la constitution et p. 278 de Méditation sur l’Église. 270 Nous nous inspirons ici d’un exposé du Père Calvez sur « Henri de Lubac et Gaudium et Spes », présenté au Centre Sèvres le 26 janvier 2008. 271 Sur cette question, voir J. M. Aveline, « Théologie des religions », Théologie, Paris, Eyrolles, 2008, p. 182-203, spécialement p. 192-194. 272 K. Neufeld, art. cité, p. 118-119.
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le christianisme affirme à la fois une destinée transcendante pour l’homme, et une destinée commune pour l’humanité, dont toute l’histoire du monde est la préparation : Depuis la création première jusqu’à la consommation finale à travers les résistances de la matière et les résistances plus graves de la liberté créée, en passant par une série d’étapes dont la principale est marquée par l’Incarnation, un même dessein divin s’accomplit273. Par la volonté divine, l’humanité s’achemine vers son terme, l’union à Dieu274. Le Père Michel Fédou, s.j., dans la présentation qu’il donne de la réédition de Histoire et Esprit. L’intelligence de l’Écriture d’après Origène, complète ce tableau275. Le livre parut en 1950. Le Père Fédou souligne combien il fut fécond, pour l’oeuvre même du Père de Lubac, pour les études sur Origène, mais aussi pour la vie même de l’Eglise. Il pointe ainsi le fait que la constitution Dei Verbum reprend plusieurs thèmes développés par le Père de Lubac, qu’il s’agisse de la relation entre les deux Testaments, ou de l’affirmation que « la Sainte Écriture doit être lue et interprétée à la lumière du même Esprit qui la fit rédiger »276 Toutefois, si Henri de Lubac put exercer une influence par son œuvre, il n’eut pas de rôle effectif dans la rédaction de la constitution elle-même. Que l’inventaire du fonds Charue, évêque de Namur si actif dans cette rédaction, ne donne aucun signe d’une participation active est ainsi révélateur. Il est bien clair, aussi, que le Père de Lubac ne pouvait que se sentir à l’aise avec la présentation des deux testaments et la reprise de l’adage de saint Augustin, qu’il citait également, et selon lequel le Nouveau est caché dans l’Ancien et l’Ancien se dévoile dans le Nouveau277 (n°16 de Dei Verbum), autorisant une exégèse spirituelle : l’Ancien Testament annonce autre chose que sa lettre, trouve son sens plénier dans le Nouveau qui y était déjà contenu en figure. Ainsi, le Père de Lubac, à la fin de la quatrième et dernière session du concile, repartait-il de Rome à la fois satisfait de l’œuvre conciliaire, et inquiet de sa réception, se demandant si les textes promulgués seraient effectivement lus et pourraient ramener à plus de calme une Église dont la situation, en France, l’affolait. C’est à cette explicitation de l’œuvre conciliaire qu’il oeuvra, une fois le concile achevé, par plusieurs publications278
273 Catholicisme, op. cit., p. 110. 274 Cf. ibid, p. 112. Voir également le chapitre 6 sur l’interprétation de l’Écriture. 275 Histoire et Esprit. L’intelligence de l’Écriture d’après Origène, Paris, Aubier-Montaigne, 1950. Réédition Œuvres complètes, tome XVI, Paris, Cerf, 2002. Présentation par le Père Fédou, p. IXIII. 276 Dei Verbum, paragraphe 12. 277 « Novum Testamentum in Vetere latebat ; Vetus nunc in Novo patet ». 278 Voir notamment Révélation divine (Cerf, 1968, où l’on trouve un commentaire du Prooemium et du premier chapitre de Dei Verbum) et Athéisme et sens de l’homme, une double requête de « Gaudium et Spes (Cerf, 1968). Ces textes sont facilement accessibles dans la réédition du Cerf : Révélation divine, Affrontements mystique, Athéisme et sens de l’homme dans Œuvres complètes t. IV, Paris, Cerf, 2006.
Conclusion Quand le Père de Lubac apprit sa nomination comme consulteur de la commission théologique préparatoire, en 1960, il se montra fort circonspect sur la possibilité qu’il aurait d’y jouer quelque rôle que ce soit. Pourtant, et paradoxalement, alors que sa théologie semblait bien mieux le préparer au renouveau cherché par les Pères à partir de la première session, c’est lors de la phase préparatoire, nettement dominée par le Saint-Office1, que sa participation aux travaux de commission fut la plus intense. Non qu’il se retrouve dans l’orientation des schémas préparatoires. Il n’a pas de mots assez durs pour cette théologie ratiocinante, tournant à vide, qui semblait ne jamais devoir tenir compte d’un élément extérieur à son système. « Haec quae dicit Rev. V. sunt verissima, sed prorsus periculosa »2 avait, par exemple, répondu le P. Tromp au métropolite des Ruthènes en Amérique du nord, Mgr Hermaniuk, qui demandait que l’on précise que, lorsque le pape définit une doctrine de foi, quoiqu’il le fasse « ex sese », il parle comme chef de l’épiscopat. La conséquence d’une telle tournure d’esprit, pour le Père de Lubac, était simple, et on peut la résumer par le titre qu’il avait donné à l’un de ses dossiers d’analyse des textes conciliaires : « Diminutae sunt veritates a filiis hominum »3. Il regrettait que l’on se concentre alors sur la Révélation conçue comme un bloc de vérités à croire, toujours mieux gardées par les commentateurs du Magistère le plus récent, au prix d’un gauchissement du Mystère et du Christ lui-même, qui n’est pas simplement venu apporter un message, qui n’est pas simplement un legatus Dei. Il se montrait en cela fidèle à sa théologie christocentrique, à son attachement à une Tradition qui ne commençait ni avec saint Thomas, ni, a fortiori, avec le Magistère des xixe et xxe siècles. Il était fidèle également à son ambition de voir le christianisme agissant dans la vie des hommes, ce à quoi une théologie fossilisée semblait bien peu apte. Si son travail à la commission théologique préparatoire fut, in fine, plus intense que celui qu’il a fourni pour la commission doctrinale, c’est en raison de considérations plus personnelles. La maladie lors de la première intersession, avec une convalescence qui se prolonge jusqu’à la moitié de la deuxième session, n’était évidemment pas faite pour faciliter ses interventions lors du concile. Mais il y a plus. Tout d’abord, le Père de Lubac reste fortement marqué par les accusations de 1950-1951, et on peut parler à bon droit, pour le jésuite, d’un véritable traumatisme, qu’il n’oubliera jamais4. Aussi, au concile, n’entend-il jamais se mettre en avant : on ne le voit pas endosser un texte de remplacement, ou des remarques qui seraient diffusées à grande échelle. Lorsqu’il rédige, pour Mgr Blanchet, une note toute privée sur la collégialité, il n’envisage sa diffusion qu’à condition qu’elle soit revue par un théologien 1 2 3 4
Et ce, quel que soit le souhait du P. Tromp de ne pas voir assimilés la Commission théologique préparatoire et le Saint-Office. Carnets, I, 6 mars 1962, p. 68. Ps 11, 2. Aux archives de Vanves, on trouve ainsi des papiers écrits à la fin de sa vie, d’une main tremblante, qui reviennent une fois encore sur l’inanité des accusations portées.
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compétent ! Quand Mgr McGrath lui propose, lors de la deuxième intersession, de l’interroger en commission sur un thème qui lui tient pourtant à cœur (le schéma sur l’Église dans le monde de ce temps), il refuse et préfère lui remettre une note écrite, quitte à la distribuer ensuite à quelques évêques. Le traumatisme laissé par les accusations de 1950 et un caractère réservé peuvent expliquer cette prudence, mais tout cela était déjà vrai lors de la phase préparatoire. Il faut donc évoquer aussi, comme facteur explicatif, l’incapacité du Père de Lubac à s’intégrer à l’immense machine conciliaire, cette broyeuse de textes auxquels on peut espérer contribuer en changeant une phrase, un mot, en nuançant un terme en l’entourant de quelques autres… Le P. Martelet, qui a côtoyé le Père de Lubac durant le concile, le décrit ainsi comme un homme aux « ailes de géant »5, un homme de livres et d’articles, dans lesquels il est loisible d’exprimer amplement une pensée, mais non un homme apte à s’insérer dans les rouages complexes, et pouvant parfois sembler vains (tant de travail parfois réduit à l’ajout d’un mot, voire à rien !), du concile Vatican II. Bref, il serait, tel l’albatros de Baudelaire, un « roi de l’azur » que les « ailes de géant (…) empêchent de marcher ». De fait, lors de la phase préparatoire, il fut sollicité directement par une commission qui demandait à ses consulteurs des vota (sur la connaissance de Dieu pour le Père de Lubac), des avis sur les textes en préparation. Lors de la phase conciliaire proprement dite, la commission prenait une tout autre ampleur, avec ses commissions mixtes et sa myriade de sous-commissions. Le travail effectif était souvent confié à quelques hommes, avant discussion plus large. Or, si le Père de Lubac se désole de son inutilité, de constater que Mgr Garrone ou Mgr Ancel, avec lesquels la confiance est limitée, ne font pas appel à lui, que les évêques français en général ne cherchent pas son concours, il reste, le plus souvent, dans une position d’attente. Il attend, au fond, qu’on le sollicite. Il y a sans doute là un autre trait de caractère de la part d’un homme qui, en communauté, ne s’estimait pas toujours invité à quelque réunion pourtant annoncée, si le supérieur ne venait pas le chercher jusqu’à sa chambre. Sans doute ne faut-il pas trop forcer le trait : quand il en ressent l’urgence, il peut aussi glisser une note à tel ou tel rédacteur, mais cela reste très rare, et ne nous semble pas modifier profondément le constat d’ensemble. Cela ne signifie pas que le Père de Lubac fût inactif, ni lors de la phase préparatoire, ni lors des quatre sessions et des trois intersessions de Vatican II. Durant toute la période, il publie beaucoup, et ses écrits ne sont pas étrangers aux débats en cours. Il défend ainsi Teilhard avec deux ouvrages6. Il termine sa monumentale Exégèse médiévale, en publiant deux nouveaux volumes, en 1961 et 1964, et en contribuant ainsi à toujours mieux faire connaître cette Tradition à laquelle il était tant attaché. En 1965 paraissent les « jumeaux »7, qui revenaient sur la question du surnaturel, qui, pour de Lubac, était au cœur de bien des incompréhensions contemporaines, comme il le disait du reste explicitement dans la préface du Mystère du surnaturel. Si sa publication fut postérieure, il avait déjà rédigé également une pre5 6 7
Entretien d’août 2005. La pensée religieuse du Père Pierre Teilhard de Chardin, Paris, Aubier, 1962 et La prière du Père Teilhard de Chardin, Paris, Fayard, 1964. Augustinisme et théologie moderne, Paris, Aubier, 1965 et Le Mystère du surnaturel, Paris, Aubier, 1965.
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mière version de La foi chrétienne8. Ce à quoi il faut ajouter de très nombreux articles, dont nous avons pu analyser une partie, et la publication de correspondances9… Il se retrouvait là sur un terrain où il se sentait pleinement à l’aise, ce qui ne l’empêcha pas, toutefois, de jouer également un rôle comme expert, même s’il était beaucoup moins conséquent que son activité éditoriale. Lors de la phase préparatoire, il participe, on l’a dit, aux travaux de sa commission. Ses remarques aboutissent même parfois à de légers infléchissements des textes, mais il est clair que l’orientation d’ensemble n’est pas la sienne. On ne le voit pas s’y opposer frontalement, mais cela ne peut surprendre : ce n’est pas dans son caractère, et une telle attitude était totalement irréaliste dans le contexte de cette commission préparatoire. Rien d’étonnant alors qu’il soit particulièrement peu satisfait des textes de sa commission, qui constituaient selon lui un piège, dans lequel le concile a su ne pas tomber. Pire, il se sent accusé, non sans raisons, par un passage du De Deposito fidei préparé par le P. Dhanis, en qui le P. de Lubac voyait l’un des responsables des sanctions de 1950. Quant au concile lui-même, il le vécut avec passion, enthousiaste parfois, inquiet au dernier degré en d’autres occasions (pensons à ses lettres après la fin de la troisième session et la semaine noire), ce qui est une autre caractéristique de son tempérament. Il ne refusait pas non plus son concours à ceux qui le lui demandaient. Ses séjours à Rome sont ainsi ponctués de nombreuses conférences, sur le concile certes, mais d’abord et avant tout sur Teilhard, dont la défense occupe une place prépondérante, tant par fidélité que parce qu’il estimait que son confrère pouvait être un apôtre pour son époque. Il conseille aussi, à l’occasion, de nombreux Pères, rédige des notes, moins pour des évêques français que pour des représentants d’épiscopats « périphériques », d’Afrique, d’Amérique latine, du Proche-Orient. Il apprécie des hommes d’une spiritualité profonde, comme Mgr Wojtyła, Mgr Helder Câmara et, bien sûr, Paul VI, alors que les esprits qu’il juge superficiels sont exécutés en deux lignes. Avec les évêques de son pays, les relations restent, au contraire, largement improductives. Les raisons de ce rendez-vous manqué ne sont sans doute pas univoques : méfiance tenace ; tempérament du Père de Lubac qui ne propose pas spontanément ses services, mais qui souffre de ne pas être appelé, ce qui peut expliquer ses commentaires parfois acerbes, ou le fait qu’il ne manque pas de relater les plaisanteries qui accompagnent l’intervention d’évêques français… Il n’est pas pour autant isolé, dans le sens où lui étaient multipliées les marques d’amitié, du fait de son œuvre, du fait aussi d’avoir été crossé par des théologiens dont chacun pouvait se rendre compte qu’ils ne représentaient pas forcément une orthodoxie indépassable. En cela, il a une importance symbolique : sa présence même au concile était un signe de renouveau, car elle signifiait la fin des affaires de l’après-guerre, et la reconnaissance pour une œuvre 8 9
La foi chrétienne. Essai sur la structure du symbole des apôtres, Paris, Aubier-Montaigne, 1969. Lettres d’Égypte de Teilhard de Chardin, Paris, Aubier-Montaigne, 1963 ; Correspondance commentée de M. Blondel et P. Teilhard de Chardin, Paris, Beauchesne, 1965 ; Correspondance Blondel-Valensin, annotée par le Père de Lubac, Paris, Aubier-Montaigne, 1965 ; Lettres d’Hastings et de Paris de Teilhard de Chardin, Paris, Aubier-Montaigne, 1965. Enfin, le Père de Lubac se chargea également, avec Marie Rougier, de la publication de Auguste Valensin. Textes et documents inédits, Paris, Aubier-Montaigne, 1961, et, avec Bruno de Solages, des Écrits du temps de la guerre (1916-1919), de Teilhard de Chardin, Paris, Grasset, 1965.
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largement diffusée et qui portait, avec beaucoup d’autres évidemment, le renouveau désiré. Toutefois, s’il n’est pas isolé, le Père de Lubac n’est pas non plus intégré à des les réseaux le sollicitant directement pour rédiger une proposition de texte. Jamais il ne s’intègrera durablement à quelque groupe de travail que ce soit. Son influence directe au concile, par le travail en commission, est ainsi très faible et sans commune mesure avec son statut de grand théologien et son importance symbolique. En cela, il est très différent d’autres periti dont le nom était aussi célèbre que le sien : Yves Congar, Karl Rahner ou Jean Daniélou par exemple. Yves Congar, à la fin du concile, peut dresser la liste des textes auxquels il a contribué10, parce qu’il s’est parfaitement inséré dans la mécanique conciliaire. Jean Daniélou a aussi ce don du contact, et multiplie les initiatives. Quant à Karl Rahner, il est, dès le début du concile, intégré au travail des évêques allemands, il est vrai plus théologiens que leurs confrères d’outre-Rhin. Le jésuite n’en a pas moins été un observateur attentif du concile et de la situation religieuse de son époque. Il était arrivé à Rome, en 1960, avec des sentiments mêlés. Cinq ans et demi plus tard, alors que Vatican II s’achevait, il ne repartait pas plus serein. Bien sûr, entre sa nomination comme consulteur de la commission théologique préparatoire et la fin du concile, le contexte avait profondément changé. Alors, il s’inquiétait de la mainmise du Saint-Office sur la préparation théologique du concile, qui semblait incapable de présenter positivement l’espérance chrétienne aux hommes. Les Pères du concile, en assumant leur fonction d’acteurs de cette assemblée, dont le rôle n’était pas d’avaliser sans broncher des documents préparatoires, n’avaient cependant pas rendu totalement vaines les inquiétudes du Père de Lubac. D’une part, parce que celui-ci se montrait très attentif à la résistance acharnée d’une partie de la Curie, pour qui la collégialité épiscopale, ou l’abandon des deux sources de la Révélation, semblaient mettre la foi gravement en danger. D’autre part, parce qu’il craignait que l’espérance chrétienne ne soit pas toujours plus audible après le concile, mais pour de tout autres raisons que son dessèchement dans le système presque figé de la période préparatoire. En effet, elle risquait cette fois, aux yeux du Père de Lubac, d’être diluée par d’excessives précautions de langage, le souci de ne pas choquer, et par une sorte de complexe d’infériorité (expression qui revient souvent sous sa plume) à l’égard du monde. Complexe qui compromettrait la transcendance de l’Église, en ce qu’elle se placerait à la remorque du monde, sans chercher suffisamment à lui montrer ce qui lui manque, sans attention suffisante au fait que si le christianisme n’a pas à se placer dans une position de pure extériorité par rapport au monde, il doit aussi lui rappeler qu’il est marqué par le péché. Y avait-il quelque tournant réactionnaire chez le Père de Lubac ? Il est clair que c’est ainsi qu’il fut perçu, après le concile, par toute une frange de catholiques. Le P. Congar lui-même disait ne pas vouloir « passer aux yeux des jeunes pour un vieux réac, comme Lubac ou Bouyer ! »11. Dès le concile, il trouvait le Père de Lubac très 10 Y. Congar, Mon Journal du concile, Paris, Cerf, 2002, tome II, p. 511. 11 Cité par J. M. Garrigues, Par des sentiers resserrés. Itinéraire d’un religieux en des temps incertains, Paris, Presses de la Renaissance, 2007, p. 131. Propos du P. Congar tenu après une assemblée générale, dans le contexte de Mai 1968. Le P. Congar se désolait alors de cette assemblée et des destructions qu’elle annonçait dans la vie religieuse. J. M. Garrigues lui suggéra alors d’intervenir, fort de son autorité, ce qui suscita cette réplique.
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pessimiste. Aujourd’hui encore, même si le nom du Père de Lubac n’est connu que de milieux bien étroits, cette accusation n’a pas disparu12. Après tout, restait-il fidèle à l’inspiration de sa jeunesse, à celle des confrères qui l’avaient entouré, les Hamel, Montcheuil, Soras… ? Ils voulaient que le christianisme puisse parler aux hommes de leur temps, avoir prise sur eux. En réalité, c’était toujours, quelques décennies plus tard, au nom de cette inspiration qu’il protestait contre une fascination pour le monde, au nom de sa théologie de la nature et du surnaturel. Il est dans la nature de l’homme de désirer Dieu, chaque homme est marqué de son sceau, et son cœur ne trouvera de repos qu’en reposant en Lui. Faire retentir la Bonne Nouvelle, ce n’est donc pas proclamer vainement un message qui serait comme extérieur à l’homme, mais lui apporter ce qu’il attend. Il est bien évident que le Père de Lubac n’attendait pas que ce message fasse s’agenouiller tous ceux qui l’écoutent. Il rappelle à plusieurs reprises la nécessité de connaître son époque, de connaître les hommes et d’entamer avec eux un dialogue. Mais sa vue est un a priori, une vue de foi qui doit donner l’allant nécessaire et éviter de s’engager dans quelque accommodement que ce soit, qui reviendrait in fine à trahir l’attente déposée par Dieu en chaque homme. Il rejoignait là les inquiétudes d’autres periti, comme Jean Daniélou ou Joseph Ratzinger. Pourtant, tout en pointant des dérives possibles – dilution de la spécificité chrétienne, politisation jusqu’à l’instrumentalisation du christianisme, fascination pour le monde, oubli de la nature du Mystère -, ses rappels pressants de la transcendance du christianisme s’intéressaient finalement peu au processus de réception de cette annonce par l’homme, et déconsidéraient sans doute un peu vite les efforts de ceux qui se montraient soucieux de trouver prise dans des milieux où elle n’était pas, de fait, immédiatement audible. Le Père de Lubac entend constamment défendre la Vérité, non comme bloc de connaissances à croire, mais comme source de vie et de pensée, foyer autour duquel l’unité doit se faire, mais quid, in concreto, d’une légitime diversité d’approches ? quid des recherches forcément tâtonnantes pour faire entendre l’espérance chrétienne dans un monde en plein bouleversement social et culturel ? Plus qu’aux textes eux-mêmes, encore que ces derniers n’aient pas toujours été épargnés de tout reproche, ces inquiétudes étaient dues davantage aux commentaires suscités par le concile. Aussi est-il significatif que le Père de Lubac ait isolé, dans l’événement conciliaire, ses textes13 de la glose qu’il juge rapidement en porte-à-faux avec eux. Parmi les textes, il met surtout l’accent sur les constitutions dogmatiques Lumen gentium et Dei Verbum, qui constituent pour lui la grande œuvre de Vatican II. Il voyait là une œuvre vraiment admirable, ce qui ne veut pas dire sans le moindre défaut14, sur laquelle il espérait que se fonderait l’aggiornamento. Cela est bien caractéristique de sa pensée : le renouveau doit d’abord être un renouveau intérieur, pour un ressourcement dans la Tradition et une plus grande fidélité au Christ, condition sine 12 Même si nous avons pu entendre tel collègue voir en de Lubac « un affreux moderniste » ! 13 Il œuvre après le concile à leur commentaire : Paradoxe et mystère de l’Eglise, Paris, Aubier-Montaigne, 1967 revient notamment sur Lumen gentium. Dans Révélation divine, Paris, Cerf, 1968, on trouve un commentaire du Prooemium et du premier chapitre de Dei Verbum ; mentionnons aussi Athéisme et sens de l’homme, une double requête de « Gaudium et Spes », Paris, Cerf, 1968. 14 Cf. son article sur Lumen gentium, « Concile, nouveau printemps de l’Église », Pèlerin, 10 janvier 1965, p. 16-18.
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qua non pour qu’un chrétien puisse être contagieux et dialoguer avec ses frères dans la fidélité. On comprend, à l’aune de cette conviction, qu’il s’agace de voir les commentaires du concile se concentrer sur les questions d’ouverture au monde, et « le concile — (et toute la tradition dogmatique et spirituelle) réduit à quelques chapitres de Gaudium et Spes — le reste, non pas nié, mais tenu pour des abstractions… »15, alors que ce dialogue avec le monde ne peut se révéler, dans son esprit, pleinement fidèle, et réellement fructueux, qu’à condition d’un ressourcement. Aussi, dans la crise post-conciliaire, estimait-il que le concile avait tout simplement été trahi par des hommes qui voulaient rompre avec la Tradition et instaurer l’an I du christianisme, que vingt siècles n’auraient fait que trahir. Pour cela, ils préfèreraient se référer à un « esprit du concile » plus qu’à sa lettre, qu’il faudrait dépasser parce qu’elle serait prisonnière de vieilles habitudes de pensée, de compromis ou d’un manque d’audace empêchant les intuitions du concile de s’exprimer pleinement. Pour le Père de Lubac, si la lettre n’existe pas sans l’esprit, l’esprit n’existe pas non plus sans la lettre. Or, celle-ci ne consiste pas seulement en un programme de réforme, mais aussi (et certes pas seulement) en un rappel de points de doctrine éternels. Il mettait alors en garde contre la tentation de fonder l’Église, non sur la fidélité à une tradition, mais sur un souci d’adaptation aux temps nouveaux autorisant toutes les inventions, sans règle, jusqu’à penser vivre dans une nouvelle Église16. Ces controverses sont-elles aujourd’hui révolues ? Le nom de Henri de Lubac est certes ignoré de la très grande majorité des Français, et même des catholiques. Toutefois, s’il reste, pour certains, la figure d’un homme dépassé par la période post-conciliaire, il conserve également des fidèles, peut-être même plus nombreux aujourd’hui, à une époque où de jeunes ecclésiastiques, ou de jeunes laïcs, voient parfois dans l’après-concile presque une période de perdition. Les éditions du Cerf ont ainsi entrepris le chantier monumental de la publication des Œuvres complètes. La Radical Orthodoxy de John Milbank se réfère aussi volontiers à lui. Au risque peutêtre (nous ne parlons pas ici de la Radical orthodoxy), chez certains, de ne chercher dans l’œuvre du jésuite que des rappels doctrinaux, que le rappel de la transcendance du christianisme, et de ne pas respecter toute la démarche lubacienne, en oubliant que le christianisme a vocation à être incarné, annoncé, ce qui ne peut se faire que dans le dialogue, dont le P. de Lubac ne récusait pas la nécessité.
15 Carnets, II, 2 avril 1965, p. 365-366. 16 Nous nous référons pour tout ce paragraphe à un article du P. de Lubac, « Il vero concilio et chi l’ha tradito », Il Sabato, 12-18 juillet 1980, p. 22-23.
Sources Les fonds consultés ont été choisis afin de répondre au double objectif de connaître les réactions du P. de Lubac quant à l’événement conciliaire et, en particulier, à ses textes, et de contextualiser sa participation, en recourant aux archives des commissions ou d’autres membres.
I. Sources manuscrites A) Archives de Henri de Lubac 1. Les Carnets du concile du Père de Lubac On trouve à Namur et à Vanves des versions dactylographiées d’une version manuscrite antérieure. Celle-ci est elle-même la mise au propre, réalisée au moins plusieurs mois après les faits, de notes prises sur place. Les cahiers manuscrits originaux sont perdus. Toutefois, le Père de Lubac avait confié ses Carnets du Concile à Ph. Levillain pour sa thèse. Celui-ci, avec l’accord du Père de Lubac, les a photocopiés, ce qui nous a permis, par l’intermédiaire des Éditions du Cerf, d’avoir accès à une version manuscrite des Carnets. Nous avons édité ces Carnets du concile, Paris, Cerf, 2007, 2 volumes.
2. Centre d’Archives et d’Étude du Cardinal de Lubac (CAECL), Namur Le Père Georges Chantraine, s.j. y a rassemblé une abondante documentation, venant de photocopies d’une partie du fonds de Vanves, de copies du fonds que le Père de Lubac a légué à Mgr Charles Molette, de papiers que le Père de Lubac a laissés au Père Chantraine lui-même, ainsi que de diverses correspondances qu’a rassemblées ce dernier. Lors de notre consultation, ces papiers étaient en cours de classement, ce qui explique l’absence de cote ou les possibles modifications. Fonds légué au Père Chantraine - Caisse I : « Le Concile ». On trouve ici des dossiers mêlant des documents de dates très diverses, et parfois non datés : *Dossier « L’action de Paul VI », avec des sous-dossiers ne concernant pas forcément Paul VI, « interventions » ; « gestes symboliques et réalisations » ; « textes de Paul VI » ; « le concile et la presse, le concile et la Tradition » ; « opinions protestantes et orthodoxes », « de Ecclesia in mundo hujus temporis », contenant des remarques de mars 1965 du Père de Lubac. Ces pages ne sont datées mais sont postérieures au concile, comme l’attestent des références bibliographiques (notamment au Bilan du concile de René Laurentin, datant de 1967). *Dossier « Martelet, Garrone, Congar, Wenger », datant des années 1980 et consistant en des extraits d’ouvrages de ces auteurs (Les idées maîtresses de Vatican II
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du P. Martelet, « livre original et profond, par un théologien qui a beaucoup travaillé, quatre pleines années, au concile » ; les chroniques conciliaires de Congar et Wenger ; et Le Concile. Orientations, Paris, Éditions ouvrières, 1966 de Mgr Garrone). Fonds Molette - Chemise « Cahiers du Concile I », sur la période préparatoire avec plusieurs souschemises, dont l’unité thématique n’est pas toujours évidente. On ne trouve pas la suite pour la période conciliaire elle-même. Contenu des sous-chemises : *Première sous-chemise : reprise des Carnets avec des ajouts, pour la période préparatoire seulement, non datés ; des « Notes préliminaires » (Henri de Lubac écrivant qu’il ne souhaite pas la publication des Carnets et rassemblant ses souvenirs en quatre pages) ; documents officiels de la commission (nomination et circulaire précisant les obligations des consulteurs, votum du Saint-Office et trois pages de remarques du P. de Lubac sur ce votum et les premiers projets de la commission préparatoire). *Deuxième sous-chemise : sur la commission théologique préparatoire. On y trouve le votum sur la connaissance naturelle de Dieu, envoyé par le Père de Lubac à la commission en janvier 1961, avec des documents préparatoires ; des remarques de Henri de Lubac sur les schémas préparatoires De Deposito fidei, De fontibus revelationis, De ordine morali, De Ecclesia ; des remarques d’ensemble ; le projet de schéma du P. Balić sur la Vierge ; des remarques de Congar sur les schémas ; les pièces du débat sur la controverse biblique à Rome entre l’Institut Biblique et le Latran ; des remarques sur le De Ecclesia de mai 1963. - Dossier « Mes relations avec les papes », inédit, rédigé entre 1983 et 1985. Ce n’est pas du tout un travail achevé, mais un ensemble de documents de travail, avec quelques pages rédigées, entrecoupées de fiches, souvent non datées, ne renvoyant parfois qu’à des pages de MOÉ. Le Père de Lubac y a aussi glissé des notes de réflexion datant de la période conciliaire. Pour ce qui nous intéresse, sous-dossier 7 : « Sous Jean XXIII », sous-dossier 8 : « Un rebondissement manqué », sous-dossier 9 : « Sous Paul VI (1963-1978) », sous-dossier 10 « Teilhard, trois papes, un concile », sous-dossier 11 : « Rencontres avec Mgr Wojtyła ». - Dossier : « Regard en arrière : Schéma XVII-XIII 1964-1965 ». On y trouve des remarques de Henri de Lubac sur le schéma datant de juin 1964 (trois pages) et les lettres de remerciement des évêques auxquels il les a envoyées (Villot, Maziers, R igaud, Vial, Veuillot, Ancel, Garrone, Mazerat). On trouve aussi trois lettres de Karol Wojtyła au Père de Lubac (1965, 1968 et 1970), et une lettre du cardinal Bea à Henri de Lubac de mars 1958. - « L’Affaire de Fourvière. Notes et documents », 6 cahiers, août 1946-août 1965. Ces cahiers sont un journal, bien plus intime que les Carnets du concile, qui s’interrompt lors des sessions conciliaires ou lors des séjours à Rome lors des intersessions (avec renvoi, alors, aux Carnets). Ils relatent les activités du Père de Lubac, des rencontres, des lectures, ce sont aussi des cahiers de réflexion. Premier cahier (26.04.1946-18.06.1951), p. 1-172, deuxième cahier (5.02.1949 : ajouts-30.07.1952, p. 173-344, troisième cahier
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(30.07.1952-31.12.1954), p. 345-518, quatrième cahier (01.01.1955-26.06.1956), p. 519691, cinquième cahier (28.06.1956-05.07.1960), p. 692-861, sixième cahier (15.07.196003.08.1965), p. 862-1027.
3. Correspondance Les correspondances suivantes ont été lues in extenso pour toute la période 19601965 : lettres à et de Gaston Fessard, lettres à et de Henri Bouillard, lettres à Bernard de Guibert, lettres à Bruno de Solages, lettres à André Ravier, lettres à Hans-Urs von Balthasar. Dans la caisse III, dossier 64, du fonds légué au P. Chantraine se trouvent également des lettres (une soixantaine) de et à divers correspondants, sous le titre « Concile, lettres diverses ».
4. Archives de la province de France de la Compagnie de Jésus (Vanves) Fonds Henri de Lubac : lorsque les notes de bas de page n’indiquent pas de fonds après la mention « Vanves », il s’agit de ce fonds Henri de Lubac, très riche. - Boîte 4 : dossier de presse sur le Père de Lubac, constitué par les archivistes. - Boîte 7 : dossier sur le concile. Il regroupe une partie des Carnets (la phase préparatoire manque), ainsi qu’un dossier sur les « prodromes de la crise avant, pendant et après le concile ». Ce dossier est fait de notes de lecture, de coupures de presse, de notes de réflexion et de lettres. - Boîte 9 : Écrits du Père de Lubac, conférences, articles. - Boîte 11 : dossier sur la doctrine du P. Lebreton (article du P. de Lubac refusé par la censure) ; dossier sur la crise de l’Église (post-conciliaire) fait de coupures de presse, brochures, sans grand apport personnel du P. de Lubac ; enveloppe contenant des fiches de travail du P. de Lubac sur cette crise : notes de lecture, notes de réflexion ; un dossier sur la Compagnie dans ce contexte. - Correspondance, classée soit par date, soit par correspondant, notamment lorsqu’elle est abondante, ou selon la date du versement : boîte 20 : correspondance diverse ; boîte 28 : 1958-1959 ; boîte 29 : 1960-1965 ; boîtes 34 à 38 : correspondance classée par ordre alphabétique ; boîtes 39-40 : correspondance avec Henri Bouillard. Ces dossiers ne contiennent pas seulement des lettres, mais aussi des notes de réflexion du Père de Lubac.
B) Autres fonds ecclésiastiques en France 1. Archives diocésaines 1. Archives historiques de l’archevêché de Paris (AHAP) Fonds Veuillot - Notes prises par Mgr Veuillot lors de la conférence du Père de Lubac sur le De Deposito et le De Fontibus, à Rome, le 20 octobre 1962, quatre pages manuscrites (cote : 2056). - Remarques du Père de Lubac sur le schéma XIII de juin 1964 (3 pages) et lettre d’envoi (cotes 2362 et 2361). - Remarques de Congar sur le schéma XIII d’août 1964, 10 pages dactylographiées (cote 2364).
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2. Archives diocésaines d’Évry Fonds Laurentin Les archives du concile de René Laurentin sont abondantes, et leur inventaire est précis. - Lettres de De Lubac à René Laurentin (5 lettres pendant la période préparatoire, une seule durant la période conciliaire elle-même). - Notes prises par René Laurentin lors de la conférence faite lors de la première intersession par le Père de Lubac sur le de Ecclesia (cote : 708), 1 page ; sur le de Fontibus, de Revelatione, de Deposito (cote : 1432), 3 feuilles doubles. - Nombreux documents officiels de la commission théologique préparatoire et de la commission doctrinale.
2. Autres institutions 1. Archives de l’Institut catholique de Paris (ICP) Fonds Blanchet (Bl) - Journal, très abondant. Il ne s’agit pas seulement d’un journal conciliaire, car Mgr Blanchet tenait son journal très régulièrement. La période du 22 juillet 1962 au 14 juin 1964 (Bl 59) comprend quatre cahiers de 192 pages et un cahier de 96 pages. La période du 29 juin 1964 au 29 mars 1966 comprend trois cahiers de 192 pages. - Note sur la collégialité du Père de Lubac, en novembre 1963. Six pages manuscrites (cote : 80). Fonds Haubtmann – Très utile sur le schéma XIII, pour repérer les diverses étapes des textes, les corrections intermédiaires. – « Remarques sur le schéma XIII », 8 pages polycopiées, datant de la troisième session, après le 28 septembre 1964. Auteurs : M. Cottier, H. Denis, J. Frisque, Hua, M. J. Le Guillou, H. de Lubac, G. Martelet, P. de Surgy (cote : 1151). – Une note du Père de Lubac d’octobre 1965 sur le schéma XIII (cote : 1945).
2. Archives de la province de France de la Compagnie de Jésus (Vanves) Fonds de la province de Lyon (cote : M/Ly) - Dossier Henri de Lubac (cote : M/Ly 144-145), très riche. On y trouve notamment la correspondance du Provincial relativement à l’affaire de Fourvière (144/2 et 144/5), à la reprise de l’enseignement du Père de Lubac et à sa nomination au concile (144/3 pour la période 1951-1964), à certains de ses écrits (révisions, notes… : 144/4). Fonds de la province de Paris (cote : A/Pa) - Dossier du Provincial Jacques Goussault, « Autour de Humani generis » (A P a-127/7) : lettres, coupures de presse.
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C) Fonds ecclésiastique belge 1. Centrum voor Conciliestudie Vaticanum II (Louvain) Fonds Philips Fonds d’une très grande richesse, dont l’inventaire a été publié avec beaucoup de soin, avec une description de chaque pièce : DECLERCK (L.) et VERSCHOOTEN (W.), Inventaire des papiers conciliaires de Monseigneur Gérard Philips, secrétaire adjoint de la commission doctrinale, Instrumenta Theologica, 24, Leuven, Peeters, 2001, 260 p. Le fonds distingue d’abord des dossiers, qui rassemblent des matériaux dépassant une session ou une intersession : - Dossier 4 : Sept relations du P. Tromp sur les travaux de la commission doctrinale, du 21 février au mois de décembre 1965, 358 p. - Dossier 6 : Petit fichier : 518 fiches contenant les remarques des membres et experts de la commission mixte pour le schéma XIII, à propos du texte de mars 1965. Les autres pièces conservées ont été classées chronologiquement (selon les sessions et intersessions), et, à l’intérieur de chaque période, par thème (généralement par texte conciliaire). Le fonds est ainsi très précieux pour connaître les diverses versions des textes de la commission, au fur et à mesure de leur refonte ; les relations des travaux des sous-commissions ; les compilations des remarques des membres et consulteurs sur les schémas, dont évidemment celles du Père de Lubac, numéro par numéro. Outre ses remarques dans les compilations, on trouve quelques pièces du P. de Lubac envoyées à la commission : – Son « Votum circa cognitionem Dei via causalitatis », 14 pages, 16 janvier 1961 (cote : 285). – Remarques du P. de Lubac sur le chapitre IV du De Ecclesia : « De iis qui consilia evangelica profitentur », 18 mai 1963 (cote : 738) – Note du Père de Lubac, s. d., s’opposant à l’introduction de la citation d’Isaïe 2, 4, dans le chapitre 5 de Gaudium et Spes (cote : 2428). – Enfin, une lettre de Henri de Lubac à G. Philips, du 21 mai 1963, en réaction à l’article de G. Philips, « Deux tendances dans la théologie contemporaine », Nouvelle Revue théologique, tome 85, mars 1963, p. 225-238 (cote : 488).
D) Fonds ecclésiastiques romains. 1. Archives du Séminaire français de Rome (ASF) Fonds Garrone (J.1)1 - Journal conciliaire, de novembre 1963 à novembre 1965. Il s’en tient à la retranscription des interventions en commission, 63 p. - Boîte J.1.19 : Dossier concile Vatican II : lettres, analyses de schémas. - Boîte J.1.20 : Brochures relatives au concile. On y trouve notamment des numéros d’Études et documents. - Boîte J.1.21 : Correspondance (une seule lettre de Henri de Lubac à Mgr Garrone, du 13 juin 1964). On y trouve également des notes sur la commission doctrinale. 1
Ce fonds a aujourd’hui été déposé aux Archives vaticanes.
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- Boîte J.1.35 : Textes de Mgr Garrone : boîte 35. Textes de conférences, notamment sur le schéma XIII en octobre 1965 (n°344, 4 p. dactylographiées).
2. Archivio segreto vaticano (ASV) Fonds Concile Vatican II Le fonds, représentant quelque deux mille boîtes, est gigantesque. Il est organisé par grand « organe » conciliaire, c’est-à-dire par commission. Le Secrétariat général dispose aussi de sa section. Le classement est ensuite chronologique et réalisé par thème (par texte généralement). - Boîte 729 : Documents non officiels : rapport de R. M. Gagnebet sur les tendances actuelles de la théologie française (29 juillet 1964). Papiers de la commission théologique préparatoire - Boîte 732 : Correspondance avec les membres et consulteurs de la commission théologique. - Boîte 736 : Nomination des membres et consulteurs de la commission théologique. - Boîte 737 : Première session plénière de la commission théologique préparatoire ; travail des sous-commissions entre les deux sessions plénières. - Boîte 738 : Suite ; deuxième session plénière préparatoire ; travail des sous-commissions entre les deuxième et troisième sessions plénières préparatoires. - Boîtes 739 à 742 : Idem. - Boîte 743 : idem ; troisième session plénière préparatoire. - Boîte 744 : idem et examen en commission centrale des textes rédigés lors de la session plénière. - Boîte 745 : idem et travaux des sous-commissions entre les troisième et quatrième sessions plénières. - Boîte 746 à 748 : idem. - Boîte 749 : idem puis quatrième session plénière. Papiers de la commission doctrinale - Boîtes 756 et 757 : correspondance. - Boîte 758 : Relations des travaux par le secrétaire de la commission, le P. Tromp. - Boîte 764 : Travaux entre les deuxième et troisième sessions plénières de la commission : troisième session plénière de la commission (mai 1963). - Boîte 766 : idem ; quatrième session plénière de la commission (2 octobre-2 décembre 1963) ; travaux des sous-commissions travaillant sur le de Ecclesia après la deuxième session du concile. -Boîtes 775 et 776 : Cinquième session plénière de la commission (2-14 mars 1964). Papiers du Secrétariat général du concile : - Boîtes 371 et 372 : Commission théologique préparatoire. - Boîte 652 : Liste des concélébrants pour 1964 et 1965. - Boîtes 660 à 663 : Periti (une boîte par session).
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3. Archives de l’Université Grégorienne Avec nos remerciements à l’abbé Leo Declerck qui nous a fourni ces documents. Fonds Dhanis - Fardello 1 : Correspondance, avec quelques lettres entre les PP. Dhanis et de Lubac.
II. Sources imprimées Actes du concile Les Acta et Documenta concilio Vaticano II apparando pour les phase antépréparatoire et préparatoire (26 volumes), puis les Acta Synodalia S. Concilii Oecumenici Vaticani II pour la période conciliaire elle-même (35 volumes) offrent une foule de renseignements : vota des évêques et facultés, passage des textes en commission centrale, étapes de rédaction des textes, interventions des Pères dans l’aula, correspondance entre les principaux organes directeurs du concile. Ils ont été consultés à la bibliothèque de la faculté de théologie de Louvain, au grand séminaire de Bruges, et à l’Institut catholique de Lille.
Ouvrages du Père de Lubac Nous ne cherchons pas ici à être exhaustif. De très bons instruments de travail existent pour cela, comme on le verra en bibliographie. Catholicisme, les aspects sociaux du dogme, Paris, Cerf, 1938, 373 p. Corpus mysticum, l’Eucharistie et l’Eglise au Moyen Age, Paris, Aubier-Montaigne, 1944, 372 p. Le Drame de l’humanisme athée, Paris, Spes, 1945, 415 p. De la connaissance de Dieu, Paris, Éditions du Témoignage chrétien, 1945, 94 p. Surnaturel, Etudes historiques, Paris, Aubier-Montaigne, 1946, 499 p. Le fondement théologique des missions, Paris, Seuil, 1946, 111 p. Paradoxes, Paris, Seuil, 1946, 125 p. Histoire et Esprit. L’intelligence de l’Ecriture d’après Origène, Paris, Aubier-Montaigne, 1950, 448 p. Affrontements mystiques, Paris, Éditions du Témoignage chrétien, 1950, 214 p. Aspects du bouddhisme, Paris, Seuil, 1951, 208 p. La Rencontre du bouddhisme et de l’Occident, Paris, Aubier-Montaigne, 1952, 288 p. Méditation sur l’Eglise, Paris, Aubier-Montaigne, 1953, 288 p. Amida. Aspects du bouddhisme II, Paris, Seuil, 1955, 360 p. Nouveaux Paradoxes, Paris, Seuil, 128 p. Sur les chemins de Dieu, Paris, Aubier-Montaigne, 1956, 353 p. Il s’agit d’une édition augmentée de De la connaissance de Dieu. Exégèse médiévale, les quatre sens de l’Ecriture, Paris, Aubier-Montaigne, 1959 (vol. 1 et 2 712 p.), 1961 (vol. 3, 562 p.), 1964 (vol. 4, 560 p.).
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La Pensée religieuse du père Teilhard de Chardin, Paris, Aubier-Montaigne, 1962, 376 p. La Prière du père Teilhard de Chardin, Paris, Fayard, 1964, 224 p. Augustinisme et théologie moderne, Paris, Aubier-Montaigne, 1965, 340 p. Le Mystère du surnaturel, Paris, Aubier-Montaigne, 1965, 384 p. Paradoxe et mystère de l’Eglise, Paris, Aubier-Montaigne, 1967, 224 p. Athéisme et sens de l’homme. Une double requête de Gaudium et Spes, Paris, Cerf, 1968, 160 p. L’Église dans la crise actuelle, Paris, Cerf, 1969, 100 p. Les Églises particulières dans l’Église universelle, Paris, Aubier-Montaigne, 1971, 254 p. La postérité spirituelle de Joachim de Flore, Paris, Lethielleux, 1979-1981, deux volumes, 474 p. et 508 p. Réédition 2014. Petite catéchèse sur nature et grâce, Paris, Fayard, 1980, 222 p. Entretien autour de Vatican II, Paris, Cerf, 1985, 141 p. Résistance chrétienne à l’antisémitisme. Souvenirs (1940-1944), Paris, Fayard, 1988, 269 p. Mémoire sur l’occasion de mes écrits, Namur, Culture et Vérité, 1989, 2e éd. 1992, 417 p.
Articles du Père de Lubac « Apologétique et théologie », Nouvelle revue théologique, 57, 1930, p. 361-378. « Deux augustiniens fourvoyés », Recherches de science religieuse, octobre et décembre 1931, p. 422-443 et 513-540. « Le pouvoir de l’Église en matière temporelle », Revue des sciences religieuses, 22, 1932, p. 329-354. « L’idée chrétienne de l’homme et la recherche d’un homme nouveau », Études, 1947, p. 3-25 et 145-169. « Le problème du développement du dogme », Recherches de science religieuse, 35, 1948, p. 130-160. « Le mystère du surnaturel », Recherches de science religieuse, 36, 1949, p. 80-121. « L’Église notre mère », Études, janvier 1953, p. 3-19. « L’Église au milieu du monde », Vie chrétienne, 51, 1962, p. 10-11. « Esigenzi attuali della nostra fede », Ricerche e Dibatti, Conferenze di cultura cattolica, Paolina, Roma, 1963, p. 75-106. « L’Église, salut de l’homme », Catho-Journal, 8, 1963, p. 37-42. « Paul VI, pèlerin de Jérusalem », Christus, 41, 1964, p. 97-102. « Autour de “teilhardogénèse”, Ephemerides carmeliticae, 15, 1964, p. 190-199. Compte-rendu de LOEW (J.), Comme s’il voyait l’invisible, Vie chrétienne, 69, 1964, p. 22-23. Liminaire de BARAUNA (G.), La Chiesa del Vaticano II, Florence, Vallecchi, 1965. « La Chiesa del Vaticano II », Testimonianze, 78, p. 545-554. « Un témoin du Christ : Hans-Urs von Balthasar », Civitas, 20, 1965, p. 587-600. « Concile, nouveau printemps de l’Église », Pèlerin, 4287, 1965, p. 16-18. « Paul VI vu à travers “Ecclesiam suam”, Choisir, 65, 1965, p. 17-19. « La foi de l’Église », Christus, 46, 1965, p. 228-246.
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Journaux de participants au concile BETTI (U.), Diario del Concilio. 11 ottobre 1962 Natale 1978, Bologne, EDB, 2003. CHARUE (A. M.), Carnets conciliaires de l’évêque de Namur A.-M. Charue, édité par C. Soetens et L. Declerck, Publications de la Faculté de théologie, Louvainla-Neuve, 2000. CHENU (M.D.), Notes quotidiennes au Concile, édité par A. Melloni, Paris, Cerf, 1995. CONGAR (Y.), Mon Journal du Concile, édité par É. Mahieu, Paris, Cerf, 2002. EDELBY (N.), Il Vaticano II nel diario di un vescovo arabo, Milan, San Paolo, 1996. FELICI (P.), Il « diario » conciliare di Monsignor Pericle Felici, Vatican, Libreria Editrice Vaticana, 2015. JAUFFRES (A.), Carnets conciliaires, Aubenas-sur-Ardèche, Maison-Sainte-Marthe, 1992. PHILIPS (G.), Carnets conciliaires de Mgr. Gérard Philips, secrétaire adjoint de la commission doctrinale, édité par K. Schelkens, Leuven, Peeters, 2006. POSWICK (P.), Un journal du concile. Vatican II vu par un diplomate belge, édité par R.-F. Poswick et Y. Juste, Paris, F.X. de Guibert, 2005. PRIGNON (A.), Mgr. Albert Prignon, Recteur du Pontificio Collegio Belga. Journal conciliaire de la 4ème session, édité par L. Declerck et A. Haquin, Louvain-laNeuve, Cahiers de la revue théologique de Louvain, 35, 2003. SIRI (G.) : on trouve une partie de son journal en appendice de LAI (B.), Il papa non eletto. Giuseppe Siri cardinale di Santa Romana Chiesa, Bari, Laterza, 1993. SUENENS (L.), Mémoires sur le concile Vatican II, Leuve, Peeters, 2014, édités par W. Van Laer. TROMP (S.), Konzilstagebuch, Rome, Editrice Pontificia Università Gregoriana, 2006, édité par A. von Teuffenbach. Ces deux premiers volumes couvrent la période préparatoire. WILLEBRANDS (J.), Agendas conciliaires de Mgr. J. Willebrands, secrétaire du Secrétariat pour l’Unité des chrétiens, édité par L. Declerck, Instrumenta Theologica, 31, Leuven, 2009.
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Chroniques du concile FESQUET (H.), Le Journal du Concile, Paris, Éditions Robert Morel, 1966. LAURENTIN (R.), L’Enjeu du Concile, Paris, Seuil, 1962 ; Bilan de la première session,1963 ; Bilan de la deuxième session,1964 ; Bilan de la troisième session,1965 ; Bilan du Concile,1967. ROUQUETTE (R.), La fin d’une chrétienté, Paris, Cerf, 1988. WENGER (A.), Vatican II, Paris, Centurion, 4 tomes : Chronique de la première session, 1963 ; Chronique de la deuxième session, 1964 ; Chronique de la troisième session, 1965 ; Chronique de la quatrième session, 1966.
Témoignages GARRIGUES (J.M.), Par des sentiers resserrés. Itinéraire d’un religieux en des temps incertains, Paris, Presses de la Renaissance, 2007. GUILLET (J.), Habiter les Écritures, Paris, Centurion, 1993. SOMMET (J.), L’honneur et la liberté, Paris, Centurion, 1987. Entretiens avec les Pères Sales, Martelet, Chantraine et avec René Laurentin.
Périodiques Pour la période préparatoire, nous avons dépouillé les revues romaines Divinitas, Angelicum¸et Gregorianum afin de mieux connaître le milieu romain. Divinitas est l’organe de l’Académie pontificale de théologie romaine et entretient des liens privilégiés avec le Latran. Gregorianum est l’expression de l’université Grégorienne, et Angelicum celle des dominicains de l’Angélique. Afin de mesurer l’écho de la nomination du P. de Lubac comme consulteur en 1960, et, plus largement, de la préparation du concile, nous avons eu aussi recours aux Informations catholiques internationales, bimensuel, aux Études, revue de la Compagnie, ainsi que, beaucoup plus ponctuellement, à divers titres comme Choisir, revue des jésuites suisses ou The Tablet, journal catholique britannique. Tout cela a été consulté à l’Institut catholique de Lille et à Louvain. Pour la période conciliaire elle-même, nous avons poursuivi la consultation des Informations catholiques internationales et des Études, ainsi que de la Lettre, organe de chrétiens progressistes, afin de mieux comprendre les mises en cause du Père de Lubac. Les AHAP en ont conservé la collection pour notre période. Nous avons aussi privilégié les revues de la Compagnie (Christus, Études, Revue de l’Action populaire, Vie chrétienne), dépouillées systématiquement pour les années 1964-1965, parce que le P. de Lubac met directement en cause les revues de la Compagnie dans la propagation de ce qu’il estime une nouvelle idéologie, se développant parallèlement au concile. Leur consultation a été effectuée au grand séminaire de Bruges, ainsi qu’à Vanves.
Bibliographie Nous ne prétendons pas fournir une bibliographie exhaustive sur des thèmes aussi larges et aussi travaillés que ceux auxquels s’intéresse cette thèse. Nous avons simplement cherché à relever les ouvrages et articles utiles pour traiter notre thème des relations du Père de Lubac avec le concile. Pour le concile Vatican II, nous ne pouvons que renvoyer au travail, aussi colossal qu’admirable de Ph. J. Roy, Bibliographie du concile Vatican II, Vatican, Libreria Editrice Vaticana, 2012. En ce qui concerne le Père de Lubac, de très bonnes informations bibliographiques sont données par le bulletin annuel de l’Association internationale Cardinal Henri de Lubac (128 rue Blomet, 75015 Paris).
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Index A Abbé Pierre (Henri Grouès) 71 Agagianian, Gregorio 270 Alberigo, Giuseppe 3, 9, 10, 15, 39, 81, 99, 195, 199, 200, 201, 204, 214, 242, 249, 251, 256, 273, 280, 282, 288, 296, 299, 380, 381 Alfaro, Juan 102, 103, 379 Alfrink, Bernard 198, 223, 232, 302 Althusser, Louis 322 Ancel, Alfred 10, 197, 244, 251, 258, 283, 307, 333, 334, 347, 353, 359, 390 Ancezune, Henri (d’) 11, 59 Antoine, Pierre 356 Aristote 17, 153 Arminjon, Blaise 4, 10, 52, 57, 60, 61, 70, 99, 105, 120, 126, 127, 128, 193, 194, 195, 268, 269, 272, 354, 364, 366, 370 Arnou, René 127, 184 Arrupe, Pedro 352, 368, 378 Athénagoras 332 Augustin (saint) 37, 55, 88, 236, 238, 265, 313, 316, 388 Avon, Dominique 13, 59, 89, 323, 345, 352, 367, 368
B Bacci, Antonio 204 Backes, Ignaz 164 Baius (Michel de Bay) 17, 18, 37, 49 Balducci, Ernesto 267 Balić, Carlo 63, 67, 79, 80, 81, 162, 179, 196, 293 Balthasar, Hans Urs von 20, 31, 194, 371, 372 Baraúna, Guilherme 80, 377, 382 Barthe, Gilles 221, 377 Barth, Karl 42 Bascuñana y López, José 49 Baumgartner, Charles 70 Bavouzet, Jacqueline 367
Bea, Augustin 55, 56, 102, 185, 208, 214, 219, 223, 243, 259, 281, 292 Beaurepaire, Gabrielle (de) 1, 251 Beirnaert, Louis 362 Bélanger, Marcel 196 Bellarmin, Robert 13, 18, 49 Bellet, Maurice 363, 365, 368 Benedetti, Tarcisio 48 Bergson, Henri 42 Bernanos, Georges 373 Bernard, Michel 222 Berrar, Emile 312 Bertetto, Domenico 164 Berto, Victor-Alain 303 Betti, Umberto 178 Beyer, Jean 256 Bismarck, Otto (von) 172 Blanchet, Emile 38, 64, 138, 203, 205, 221, 224, 226, 227, 228, 232, 243, 247, 275, 278, 291, 296, 297, 301, 330, 332, 379, 383, 384, 389 Blasucci, Antonio 47, 48 Blic, Jacques (de) 19 Blondel, Maurice 2, 16, 18, 19, 20, 42, 101, 106, 107, 110, 121, 143, 149, 150, 158, 334, 373, 391 Boillon, Pierre 359 Bontems, André-Georges 334 Bottereau, Georges 99, 102, 187, 188 Boudon, René 358 Bouillard, Henri 4, 12, 20, 22, 23, 24, 30, 31, 33, 37, 39, 42, 44, 58, 67, 68, 69, 70, 71, 73, 77, 89, 106, 122, 145, 150, 188, 195, 196, 197, 199, 200, 201, 204, 214, 215, 219, 220, 221, 225, 242, 244, 247, 248, 249, 251, 258, 264, 266, 269, 271, 272, 273, 274, 279, 280, 281, 283, 285, 291, 295, 296, 308, 329, 333, 336, 341, 354, 359, 366, 371, 378, 379 Boulard, Fernand 219 Bouyer, Louis 12, 73, 150, 180, 185, 186, 335, 392
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index
Boyer, Charles 19, 22, 24, 26, 31, 35, 45, 51, 61, 102, 130, 185, 188, 263, 342, 373 Boyer, Jean 262 Boynes, Norbert (de) 29, 58 Breton, André 334 Breza, Tadeusz 291 Bride, André 184, 185 Broglie, Guy (de) 19, 31, 32, 35, 61 Brouillet, René 380 Brousse, Charles (de la) 205, 220, 224, 225, 228 Browne, Michael 243, 374 Bruckberger, Raymond Léopold 20 Brunschvicg, Léon 61 Burigana, Riccardo 99, 145 Butler, Christopher 283
C Cahill, Brendan J. 113, 169 Cajetan 17, 87 Calmel, Roger-Thomas 263 Calvez, Jean-Yves 387 Calvin, Jean 178 Câmara, Helder Pessoa 277, 282, 342, 391 Camelot, Pierre-Thomas 318 Caprile, Giovanni 62, 79, 86, 195, 199, 224, 265, 283 Carinci, Alfonso 199 Carlhian, Victor 373 Carli, Luigi 279, 280 Castelli, Enrico 262, 263 Castellino, Giorgio 196 Catão, Bernardo 338 Cento, Fernando 336 Cerfaux, Lucien 68, 80, 81 Certeau, Michel (de) 143, 250, 284, 363, 373 Chaillet, Pierre 2, 29, 31 Chantraine, Georges 1, 19, 266 Charlier, Louis 20 Charue, André 205, 206, 216, 243, 254, 256, 259, 283, 288, 289, 291, 292, 293, 295, 332, 347, 350 Chavasse, Antoine 58 Chenaux, Philippe 33, 322, 323 Chenu, Marie-Dominique 20, 101, 193, 267, 298, 321, 384 Chiron, Jean-François 386 Choisy, Maryse 374
Ciappi, Luigi 63, 67, 76, 98, 99, 100, 118, 135, 159, 160, 161, 171, 172, 174, 196, 289 Cicognani, Amleto 225, 242, 251, 270 Claudel, Paul 373 Clément, Robert 31 Collini, André 377 Colombo, Carlo 80, 81, 196, 289, 295, 296, 341, 379 Combes, André 267, 268, 269, 334, 374 Confalonieri, Carlo 242, 251 Congar, Yves 21, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 76, 79, 80, 81, 83, 84, 85, 93, 101, 108, 115, 116, 148, 150, 168, 172, 173, 174, 175, 180, 181, 182, 184, 185, 196, 202, 206, 215, 216, 217, 218, 219, 221, 222, 223, 224, 226, 227, 236, 242, 248, 257, 267, 269, 272, 273, 274, 277, 280, 283, 288, 289, 290, 292, 295, 297, 298, 300, 306, 318, 338, 341, 348, 357, 372, 382, 392 Cottier, Georges 274, 308 Couderc, Alfred 50 Crespy, Georges 123 Crouzel, Henri 371 Cullman, Oscar 379
D D’Agostino, Vincenzo 289, 290 Daly, Cahal B. 318 Daniélou, Jean 20, 21, 22, 31, 33, 34, 37, 39, 41, 58, 65, 88, 121, 215, 218, 221, 223, 224, 225, 226, 243, 248, 250, 273, 274, 289, 349, 352, 353, 362, 380, 392, 393 Daniel-Rops (Henri Petiot) 127 Décisier, Auguste 58 Declerck, Leo 108, 113, 206, 247, 254, 281, 289, 332, 377 Degl’Innocenti, Umberto 40, 41 Dejaifve, Georges 318 Delaye, Emile 33, 105 Delbrêl, Madeleine 373 Delhaye, Philippe 68, 81, 86, 184 Dell’Acqua, Angelo 55, 198, 229 Demoment, Auguste 370 Denis, Henri 250, 308 Denys le Chartreux 17 Descartes, René 98, 100 Desmazières, Stéphane 224
index De Smedt, Emiel Jozef 259, 281, 301, 302 Dhanis, Edouard 45, 46, 51, 61, 67, 70, 80, 104, 105, 106, 107, 108, 109, 112, 113, 114, 115, 116, 117, 118, 119, 121, 122, 130, 132, 134, 135, 136, 151, 159, 161, 168, 169, 172, 182, 186, 188, 196, 229, 230, 231, 251, 391 Di Domenichi, Domenico 248 Di Fonzo, Lorenzo 196 Döpfner, Julius 72, 120, 136, 198, 217, 232, 242, 251, 270, 287, 332 Dossetti, Giuseppe 300, 384 Dostoïevski, Fiodor 353 Doumith, Michel 218, 293, 344, 345, 353 Dubois, Marcel-Marie 86, 163, 178, 185, 227, 228 Duhem, Pierre 158 Duns Scot, Jean 87 Duprey, Pierre 218, 301 Durand, Alexandre 33 Durand, Jean-Dominique 280
E Edelby, Néophytos 216 Elchinger, Léon-Arthur 216, 382, 384 Erasme 264
F Falconi, Carlo 215 Famerée, Joseph 280, 299 Fédou, Michel 388 Feiner, Johannes 243 Felici, Pericle 67, 78, 195, 196, 270, 283, 288, 293, 296, 297, 299, 300, 301, 333, 379 Fenton, Joseph 196, 222, 242 Fernandes, Angelo 342, 348 Ferrari Toniolo, Agostino 84 Fesquet, Henri 310, 311, 345 Fessard, Gaston 4, 16, 20, 23, 31, 64, 69, 70, 102, 105, 107, 122, 127, 128, 130, 141, 182, 187, 188, 205, 213, 260, 266, 267, 268, 269, 273, 277, 288, 323, 333, 341, 354, 374, 380 Feuillet, André 186 Florit, Ermenegildo 375 Fontoynont, Victor 22, 31, 106, 107 Foucauld, Charles (de) 71
421 Fouilloux, Etienne 2, 9, 15, 16, 19, 20, 21, 27, 29, 30, 31, 32, 35, 39, 40, 49, 56, 62, 71, 81, 88, 92, 110, 122, 200, 206, 207, 229, 246, 345 Fourcade, Michel 13, 89, 345, 352, 367 Franco Gomes, Vitor 24, 33 Franić, Frane 231 Frings, Josef 198, 201, 223, 243, 279, 297, 345 Frisque, Jean 308
G Gadille, Jacques 32, 158 Gagnebet, Rosaire 21, 67, 84, 85, 173, 181, 182, 185, 196, 200, 206, 207, 216, 217, 229, 246, 247, 254, 255, 256, 279, 297, 329 Galilée (Galileo Galilei) 126, 277 Ganne, Pierre 31, 33 Garaudy, Roger 142 Gardette, Pierre 11 Garofalo, Salvatore 67, 76, 185, 186, 196, 222 Garric, Robert 373 Garrigou-Lagrange, Réginald 19, 20, 22, 24, 26, 27, 28, 41, 42, 46, 47, 97, 150, 154, 235, 334, 342 Garrone, Gabriel-Marie 75, 218, 221, 226, 247, 250, 274, 289, 293, 307, 327, 333, 334, 336, 342, 354, 390 Gerlier, Pierre-Marie 10, 11, 29, 35, 51, 55, 59, 194, 197, 205, 225, 250 Gillon, Louis-Bertrand 132, 133 Gilson, Etienne 22, 158, 353, 357, 358, 367, 373 Girardi, Giulio 353 Girard, Rémy 262, 263 Glorieux, Achille 218 Gonin, Marius 373 Gonzalez Ruiz, José Maria 358 Gorostarzu, Bernard (de) 55, 70, 188, 217, 323 Goubert, Paul 98 Gouet, Julien 221, 226, 250 Gounot, Charles 33 Goussault, Jacques 31 Grandmaison, Léonce (de) 16, 24, 106 Greco, Joseph 219, 222, 272, 338 Grégoire VII 170 Guano, Emilio 306 Guérard des Lauriers, Michel-Louis 124, 263
422
index
Guerry, Emile 50, 51, 65, 202, 244, 247 Guglielmi, Antõnio 277 Guibert, Bernard (de) 4, 182, 269, 283, 289, 290, 302, 303, 325, 333, 344, 353, 383, 384, 385 Guillet, Jacques 12, 30, 59, 226, 227, 363, 370, 371 Guitton, Jean 271, 379
H Hamel, Robert 31, 393 Häring, Bernard 68, 81, 185, 196, 219, 289 Haubtmann, Pierre 305, 306, 308, 309, 318, 342, 344, 351, 352, 387 Haulotte, Edgar 371 Heckenroth, Jean 367 Hegel, Georg Wilhelm Friedrich 21, 98, 100 Hermaniuk, Maxim 173, 382, 389 Heuschen, Joseph Maria 283, 332 Hilaire, Yves-Marie 50 Holstein, Henri 31, 362 Horton, Douglas 3, 214 Hospital, Jean (d’) 142 Houtart, François 342 Hua, Maxime 308 Huby, Joseph 16, 31, 106 Humbertclaude, Pierre 349 Hurley, Denis 215 Hürth, Franz 63, 66, 67, 68, 76, 186, 196
I Iglesias Beaumont, Daniel 280 Innocent III 170 Innocent IV 170
J Jacquet, Simon 59 Janssen, Arthur 68, 85, 86 Janssens, Jean-Baptiste 11, 23, 32, 33, 45, 48, 50, 51, 53, 54, 55, 60, 104, 107, 129, 130, 141, 231, 299, 325 Jauffrès, Augustin 203, 206, 207, 214, 224, 244, 250, 274, 275, 281, 284, 293, 300, 301, 316, 332, 361, 379, 384 Jean de la Croix (saint) 167, 366 Jean de Saint-Thomas 22
Jean XXIII 2, 9, 40, 56, 64, 69, 72, 74, 82, 108, 139, 144, 192, 195, 196, 198, 199, 204, 207, 208, 235, 247, 248, 249, 251, 252, 263, 265, 271, 284 Jenny, Henry 326 Jouassard, Georges 10, 11, 57, 59, 168, 178, 184 Journet, Charles 21, 28, 125, 177, 274, 324, 356 Jullien, André 198
K Kant, Emmanuel 16, 98, 100, 158 Kéramé, Oreste 218, 300 Kerrigan, Alexander 175, 196, 273 Khalifé, Ignace 218 Kleutgen, Joseph 87 Kloppenburg, Boaventura 164, 168, 175, 196 Kominek, Boleslaw 344 Komonchak, Joseph 81, 256, 296, 299, 338, 381, 384 König, Franz 120, 193, 198, 232, 253 Küng, Hans 219, 289
L Laberge, Leo 131, 136, 161, 164 Labourdette, Marie-Michel 20, 21, 30, 43, 47, 70, 91, 97, 196, 250 Lafortune, Pierre 318 Lamalle, Edmond 139 Lamberigts, Mathijs 39, 49, 204, 299 Lambruschini, Ferdinando 40, 277 Latourelle, René 121, 169, 385 Lattanzi, Ugo 196 Laurentin, André 282 Laurentin, René 80, 85, 92, 150, 155, 157, 158, 159, 160, 174, 175, 178, 179, 180, 182, 184, 185, 196, 251, 252, 253, 254, 255, 256, 257, 266, 274, 283, 287, 293, 337, 338 Laurent, Philippe 373 Lavallée, Fleury 58 Le Blond, Jean-Marie 39, 45, 46, 90, 158, 185, 368 Lebreton, Jules 60, 106, 110, 116 Leclercq, Jean 98, 218 Leclercq, Michel 63, 118, 131, 132, 133, 159 Lécuyer, Joseph 78, 196, 250
index Ledochowski, Wladimir 107 Lefebvre, Joseph 78, 205, 223 Lefebvre, Marcel 73, 78, 205, 244, 263, 280, 293, 303 Lefèvre d’Étaples 264 Léger, Paul-Emile 198, 223, 225, 243, 254, 281, 310, 317, 319, 321 Le Guillou, Marie-Joseph 274, 308 Lemaire, Marie-Gabrielle 1 Lenz-Medoc, Paulus 56 Léon-Dufour, Xavier 221, 371 Léon XIII 1, 87, 159, 179, 211, 213 Leprieur, François 52, 327 Lercaro, Giacomo 270 Levillain, Philippe 4, 69, 75, 380 Liégé, Pierre-André 216, 364 Liénart, Achille 198, 201, 223, 226, 242, 251, 253, 308 Lio, Ermenegildo 196, 222 Loew, Jacques 328, 331 Loisy, Alfred 27, 39, 119 Lombardi, Riccardo 375 Louisgrand, Jean 11, 60 Luther, Martin 100 Lyonnet, Stanislas 31, 185, 187, 250
M Maccarrone, Michele 289 Macchi, Pasquale 266, 293 Mahieu, Eric 64, 101 Maillard, Olivier 315 Mandouze, André 321 Marcel, Gabriel 139 Marcozzi, Vittorio 183 Maréchal, Joseph 2, 16, 29 Marella, Paolo 10, 64, 65, 102, 193, 194, 218, 265, 336 Maritain, Jacques 21, 28, 89, 152, 357, 367, 373 Marlé, René 362 Martelet, Gustave 12, 13, 14, 15, 122, 124, 195, 218, 219, 222, 250, 251, 269, 272, 274, 276, 308, 313, 320, 326, 339, 342, 343, 344, 345, 356, 362, 390 Marty, François 274, 318, 330, 360, 361 Marx, Karl 366 Masala, Sebastiano 140 Massignon, Louis 373 Maury, Emile 225
423 Maximos IV Saigh 202, 218, 219, 220, 318 Maydieu, André-Jean 21 Mazerat, Henri 196, 307 Maziers, Marius 10, 202, 262, 274, 307, 308 McCool, Gerald 87, 89 McGrath, Marcos Gregorio 220, 304, 320, 333, 334, 338, 342, 343, 345, 348, 390 Medina Estévez, Jorge 300, 318, 342, 343, 385 Mejía, Jorge 220, 338 Melloni, Alberto 99, 199, 200, 267, 273, 279, 348 Ménager, Jacques 333 Meouchi, Pierre-Paul 338 Méry, Marcel 16 Miano, Vincenzo 352 Michel, Florian 358, 367, 383 Milbank, John 394 Misset, Jacques 199, 272, 357 Moeller, Charles 254 Moingt, Joseph 364 Mollat, Donatien 31, 187 Moloney, Patrick 140, 265, 339, 355, 378 Monchanin, Jules 372 Mondésert, Claude 31, 35 Montcheuil, Yves (de) 31, 39, 106, 216, 238, 385, 393 Montuclard, Maurice 322, 323, 324 Morel, Georges 364, 366, 367, 368, 371 Mortier, Jeanne 126 Moulins-Beaufort, Eric (de) 17, 18 Mouroux, Jean 70, 71 Muñoz-Vega, Pablo 338 Murray, John Courtney 282, 298
N Nagae, Laurent Satoshi 342, 348 Naud, André 254 Nautin, Pierre 70 Ndongmo, Albert 338 Neufeld, Karl 385, 386, 387 Nicolas, Marie-Joseph 20, 47, 289 Nicolet, Charles 31, 145 Nijmé, Elias 318
O O’Malley, John W. 3, 44, 200, 202, 214, 220, 282 Oncieu, Eugène (d’) 268
424 Oraison, Marc 327, 365 Origène 92, 143, 238, 246 Ormesson, Wladimir (d’) 266 Ottaviani, Alfredo 5, 62, 66, 67, 73, 75, 77, 78, 79, 80, 82, 83, 84, 90, 91, 119, 137, 138, 145, 173, 174, 181, 182, 185, 186, 196, 201, 204, 214, 216, 217, 222, 243, 245, 246, 247, 259, 279, 281, 283, 288, 289, 290, 293, 296, 297, 329, 333, 336 Ouince, René (d’) 31, 58, 107, 126, 129, 139, 140, 144, 145, 323
P Parente, Pietro 20, 33, 34, 50, 62, 98, 100, 101, 121, 139, 185, 186, 201, 215, 256, 279, 289, 290, 291, 296, 342 Paul III 265 Paul VI (Giovanni Battista Montini) 70, 126, 198, 263, 265, 266, 270, 271, 276, 280, 283, 284, 285, 287, 288, 290, 292, 293, 295, 296, 298, 299, 302, 303, 331, 332, 336, 341, 352, 356, 359, 362, 368, 373, 378, 379, 380, 391 Péguy, Charles 373 Pelletier, Denis 378 Perego, Angelo 33, 103, 104 Perrin, Paul-Marie 29, 33 Pfister, Paul 338 Philippe de la Trinité ( Jean Rambaud) 40, 93, 125, 141, 163, 174, 184, 268, 334, 375 Philippe, Paul 63, 185, 205, 242 Philips, Gérard 5, 68, 77, 79, 80, 81, 95, 114, 129, 131, 132, 133, 134, 135, 136, 150, 160, 161, 162, 163, 164, 166, 167, 169, 170, 171, 172, 173, 174, 175, 176, 177, 178, 180, 181, 196, 207, 216, 223, 226, 229, 245, 246, 251, 258, 260, 261, 269, 273, 281, 283, 289, 291, 293, 295, 300, 304, 343, 346, 347, 348, 386 Pie IX 10, 21, 35, 170, 180 Pie X 21, 88, 160 Pie XI 54 Pie XII 9, 13, 15, 33, 35, 36, 40, 42, 47, 48, 55, 56, 57, 63, 69, 88, 99, 102, 161, 178, 179, 253, 261 Piguet, Gabriel 176
index Piolanti, Antonio 42, 43, 46, 63, 67, 81, 98, 99, 101, 103, 104, 120, 130, 159, 173, 185, 187, 188, 189, 196, 215 Pizzardo, Giuseppe 99 Poma, Antonio 283 Pottmeyer, Hermann J. 170, 173 Poulat, Emile 119 Poupard, Paul 18, 196, 242, 296 Pourchet, Maurice 218, 220, 228 Prévotat, Jacques 176, 321, 323 Prignon, Albert 295, 296, 351, 377
Q Quadri, Santo Bartolomeo 345
R Rahner, Karl 65, 72, 193, 197, 215, 216, 218, 223, 226, 243, 248, 273, 289, 304, 313, 372, 376, 392 Ramanantoanina, Gilbert 194, 195, 201, 205, 219, 250, 294 Rambaud, Henri 334, 374, 375 Ramirez, Santiago 282, 289 Ratzinger, Joseph 204, 223, 384, 393 Ravier, André 4, 31, 53, 54, 55, 57, 61, 101, 266, 273, 274, 281, 291, 302, 323, 328, 334, 354, 371, 373, 375, 377 Renard, Alexandre 218, 320 Ribes, Bruno 362 Rigaud, Maurice-Mathieu 307 Robert, André 186 Rolland, Claude 20, 193 Romeo, Antonino 185 Rondet, Henri 22, 29, 31, 37, 58, 59, 104, 229, 265 Rouquette, Robert 31, 71, 215, 362 Rousseau, Olivier 318 Rousselot, Pierre 2, 16, 31, 106 Roustang, François 363, 364 Routhier, Gilles 280, 380 Roy, Maurice 49 Roy, Philippe J. 280 Ruffini, Ernesto 204, 220, 259 Rugambwa, Laurean 223, 338 Ruggieri, Giuseppe 3, 200, 214, 215, 242, 348
index
425
S
T
Salaverri, Joaquin 81, 85, 196, 216, 217 Sales, Michel 16, 18, 130, 137 Saliège, Jules-Géraud 56 Salmon, Pierre 218 Sangaré, Luc 377 Sartre, Victor 194, 195, 219, 222, 338 Sayve, Olivier (de) 69 Schauf, Heribert 133, 164, 186, 196, 256, 260, 279, 288 Schelkens, Karim 81, 95, 173, 207, 224, 299, 318 Schillebeeckx, Edward 3, 197, 218, 226, 248, 311, 313, 322, 376 Schmaus, Michael 196 Schröffer, Joseph 162, 216 Schuman, Robert 373 Scrima, André 318 Šeper, Franjo 353 Sesboüé, Bernard 13, 92, 236, 238 Sigmond, Raymond 196 Silva Henriquez, Raúl 223, 280, 292, 338 Siri, Giuseppe 3, 214, 220, 383 Sixte Quint 87 Soetens, Claude 39, 49, 206, 280, 283 Solages, Bruno (de) 4, 20, 33, 88, 90, 122, 130, 142, 182, 197, 201, 202, 203, 214, 220, 224, 227, 234, 248, 259, 262, 264, 265, 291, 295, 296, 302, 303, 319, 326, 327, 328, 330, 331, 332, 335, 348, 349, 350, 358, 373, 379, 380, 391 Sommet, Jacques 59, 314, 322 Soras, Alfred (de) 31, 385, 393 Spadafora, Francesco 186 Spedalieri, Francesco 97, 98 Spellman, Francis 242, 251, 282 Staffa, Dino 63, 67, 121 Steinmüller, Johann 222 Stendhal (Henri Beyle) 187 Stiernon, Daniel 217 Stohr, Albert 134 Stolz, Anselm 342 Stourm, René-Louis 51, 202 Streng, Franz von 194 Suarez, Francisco 17, 18, 22, 49, 87 Suenens, Léon Joseph 198, 218, 223, 242, 251, 270, 292, 295, 296, 352 Suhr, Johannes 218 Surgy, Paul (de) 308 Swain, John 127, 128
Tardini, Domenico 9, 10, 53, 67, 73, 225 Teilhard de Chardin, Pierre 20, 21, 39, 40, 49, 59, 60, 93, 97, 100, 102, 104, 106, 107, 122, 123, 124, 125, 126, 127, 128, 129, 130, 131, 132, 133, 134, 135, 136, 137, 138, 139, 140, 141, 142, 143, 144, 145, 149, 163, 181, 184, 188, 189, 216, 229, 230, 232, 246, 262, 263, 267, 268, 269, 276, 282, 290, 320, 324, 334, 335, 352, 371, 373, 374, 375, 376, 377, 378, 390, 391 Teuffenbach, Alexandra von 50, 63, 247, 254 Théas, Pierre 56 Thils, Gustave 378 Thomas d’Aquin (saint) 16, 17, 19, 21, 22, 23, 37, 40, 41, 43, 87, 88, 89, 101, 151, 155, 159, 161, 162, 169, 174, 184, 189, 238, 338, 356, 389 Thoyer, Xavier 194, 250, 259 Thurian, Max 218, 274 Tilliette, Xavier 182 Tisserant, Eugène 195, 270, 301 Tocqueville, Alexis (de) 170 Tourpe, Emmanuel 152 Trapè, Agostino 196 Tresmontant, Claude 125, 324, 325 Tromp, Sebastiaan 5, 50, 62, 63, 66, 67, 73, 75, 76, 77, 78, 79, 81, 82, 84, 85, 95, 113, 114, 115, 116, 117, 119, 122, 131, 133, 135, 145, 146, 148, 150, 160, 162, 164, 169, 173, 181, 182, 185, 186, 196, 197, 216, 222, 231, 234, 242, 243, 251, 256, 258, 260, 273, 279, 288, 289, 299, 333, 389 Tyrrell, George 110
U Urbani, Giovanni 242, 251
V Valensin, Auguste 31, 106, 107, 130, 334, 391 Van Cauwelaert, Frans 222 Van den Eynde, Damien 196 Van der Brempt, Georges 231 Van Velsen, Gerard 203 Varillon, François 31
426 Véniat, Henri 12, 194, 195, 219 Verardo, Raimundo 67, 81, 222 Veuillot, Pierre 194, 198, 208, 230, 238, 266, 306, 307, 380 Viallet, Pierre 334 Vial, Michel 307 Vignon, Henri 108 Villain, Jean 323 Villepelet, Georges 54, 70 Villot, Jean-Marie 10, 126, 198, 205, 224, 251, 258, 259, 262, 307, 371, 380 Volk, Hermann 218, 223, 304, 345, 384 Vorgrimler, Herbert 65
index W Wagner, Jean-Pierre 18, 19, 28, 44, 94, 95, 142, 143, 155, 315, 317 Weber, Jean-Julien 218 Wojtyła, Karol 342, 343, 346, 384, 391
X Xiberta, Bartolomé 119, 196
Z Zirnheld, Jules 373 Zoa, Jean-Baptiste 218, 222, 223, 270, 338, 339