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CENTRE D'ÉTUDES SUPÉRIEURES DE LA RENAISSANCE Université François-Rabelais de Tours - Centre National de la Recherche Scientifique
Collection « Études Renaissantes » Dirigée par Philippe Vendrix
Dans la même collection : Frédérique Lemerle La Renaissance et les antiquités de la Gaule, 2005 Jean-Pierre Bordier & André Lascombes (éds) Dieu et les dieux dans le théâtre de la Renaissance, 2006 Chiara Lastraioli (éd.) Réforme et Contre-Réforme, 2008 Pierre Aquilon & Thierry Claerr (éds) Le berceau du livre imprimé : autour des incunables, 2010 Maurice Brock, Francesco Furlan & Frank La Brasca (éds) La Bibliothèque de Pétrarque. Livres et auteurs autour d'un humaniste, 2011 Sabine Rommevaux, Philippe Vendrix & Vasco Zara (éds) Proportions. Science, musique, peinture & architecture, 2012 Maurice Brock, Marion Boudon-Machuel & Pascale Charron (éds.) Aux limites de la couleur. Monochromie & polychromie dans les arts (1300-1600), 2012 Maxime Deurbergue The Visual Liturgy: Altarpiece Painting and Valencian Culture (1442-1519), 2013 Magali Bélime-Droguet, Véronique Gély, Lorraine Mailho-Daboussi & Philippe Vendrix (éds) Psyché à la Renaissance, 2013 Juan Carlos Garrot Zambrana Judíos y conversos en el Corpus Christi. La dramaturgia calderoniana, 2014 Frédérique Lemerle & Yves Pauwels Architectures de papier. La France et l'Europe (xvie-xviie siècles), 2013 Albrecht Fuess & Bernard Heyberger (éds) La frontière méditerranéenne du xve au xviie siècle. Échanges, circulations et affrontements, 2014 Anne Rolet & Stéphane Rolet (éds) André Alciat (1492-1550) : un humaniste au confluent des savoirs dans l'Europe de la Renaissance, 2014
Publié avce l'aide du Service Interministériel des Archives de France / Mission aux Commémorations Nationales
Textes réunis & édités par
Christine Bénévent, Isabelle Diu & Chiara Lastraioli
Actes du liv e Colloque International d'Études Humanistes
Passeurs de textes ii : Gens du livre & gens de lettres à la Renaissance (savants, traducteurs, imprimeurs, colporteurs, voyageurs) CESR, 27 juin-1er juillet 2011
2014
Conception graphique, mise en page Alice Nué
© Brepols Publishers, 14 ISBN 978-2-503-55242-2 D/2014/0095/79 All rights reserved. No part of this publication may be reproduced stored in a retrieval system, or transmitted, in may form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, whithout the prior permission of the publisher. Printed in the E.U. on acid-free paper
introduction Christine Bénévent - Isabelle Diu - Chiara Lastraioli
Les 30 et 31 mars 2009, s’est tenu à l’École nationale des Chartes et à la Bibliothèque SainteGeneviève un colloque international intitulé Passeurs de textes : imprimeurs et libraires à l’âge de l’Humanisme. Organisé conjointement par le Centre d’Études Supérieures de la Renaissance (CESR, Tours) et l’École nationale des Chartes (EnC, Paris), associé à deux expositions organisées à la Bibliothèque Sainte-Geneviève et au Musée de la Maison d’Érasme (Anderlecht)1, ce colloque a suscité un si vif intérêt que l’envie est rapidement née d’en proposer une suite. Grâce à la ténacité de Chiara Lastraioli, ce deuxième volet est devenu le 54e colloque international d’études humanistes de Tours, qui s’est déroulé du 27 juin au 1er juillet 2011 sous le titre « Passeurs de textes ii : gens du livre et gens de lettres à la Renaissance ». La référence n’aura échappé à personne : ce sous-titre faisait signe vers le recueil d’essais publié par Robert Darnton qui, en 1992, invitait à une promenade dans le monde de l’édition du xviiie siècle, promenade à la fois légère et érudite, fourmillant d’anecdotes et de portraits pittoresques, dévoilant les coulisses – entre autres – de L’Encyclopédie 2. Tel est le titre retenu aujourd’hui pour la publication des actes. Mais la fécondité de l’expression « passeurs de textes », qui a nourri la réflexion de chacun au cours des deux colloques, justifie que notre introduction s’y arrête. Dans le prolongement de la réflexion engagée en 2009 sur les protagonistes de la transmission des savoirs à la Renaissance, il s’agissait d’explorer certaines coulisses, et d’élargir l’enquête à un spectre plus large, qui engloberait non seulement les imprimeurs et les libraires, mais également les voyageurs et les colporteurs, les philologues et les traducteurs. De multiples érudits, collectionneurs, artistes et artisans ont en effet contribué, à l’intérieur comme à l’extérieur des ateliers des libraires, à la circulation des textes, façonnant peu à peu le patrimoine culturel commun de la Renaissance. Dans la mesure où c’est alors par les textes que circulent et se transmettent les nouveaux savoirs, il nous paraissait important de revenir sur les questions suivantes : comment et sous quelle forme ces textes, manuscrits ou imprimés, ontils circulé ? Comment ont-ils pu franchir les frontières géographiques, mais aussi les barrières linguistiques ou mentales ? Quels itinéraires ont-ils empruntés et quelle influence ont-ils eue sur le public européen ? Quels ont été les acteurs, les transmetteurs, les passeurs de ces textes divers ? Pourquoi et comment ont-ils joué ce rôle ? Mais, avant toute chose, pourquoi avoir choisi et repris, lors de ce second colloque, l’intitulé « passeurs de textes » ? Un « passeur » a pour mission de transporter, de façon plus ou moins licite
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Catalogue de l’exposition : Passeurs de textes. Imprimeurs, éditeurs et lecteurs humanistes dans les collections de la bibliothèque Sainte-Geneviève, Yann Sordet (dir.), catalogue publié avec la collaboration de la Maison d’Érasme, Turnhout / Paris, 2009. Actes : Passeurs de textes. Libraires et imprimeurs à l’âge de l’humanisme : Paris, École des Chartes, « Rencontres et études de l’École des Chartes » no 37, 2012. Robert Darnton, Gens de lettres, gens du livre, Paris, Odile Jacob, 1992.
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ou clandestine, quelqu’un ou quelque chose – en l’occurrence un texte, nécessairement incarné dans une matérialité, celle que lui donnent le manuscrit, l’imprimé ou encore la voix. Du « passeur », on retient donc d’abord la capacité à faire franchir les obstacles, à transporter hommes ou choses par-delà les limites, à l’instar du passeur d’eau ou de Charon, nocher des Enfers, auxquels est conférée une place particulière, à la fois centrale et excentrée. L’écrivain voyageur Gilles Lapouge disait ainsi, dans une interview accordée au journal le Monde en juin 2011 : Pour être un passeur, il faut maintenir une distance : se fondre dans l’autre n’est pas la meilleure manière de l’aimer.
Dans le geste du « passeur », se conjuguent ainsi l’amour et la nécessaire distance. S’y lisent les valeurs de transmission, de franchissement, de circulation que partagent ceux que nous désignons aujourd’hui sous ce terme. Tous les acteurs du livre, en dépit de leurs différences, voire de leurs divergences, ont en commun le mouvement qui met à disposition du public, parfois à grands frais et à grands risques, un texte susceptible de participer à la culture renouvelée qui s’élabore alors. Ainsi, selon la définition proposée par Marie-Élisabeth Boutroue, un passeur de textes est un humaniste qui a occupé une petite ou une grande partie de sa carrière à éditer, traduire, commenter des textes antiques ou médiévaux et participe ainsi à l’effort collectif de découverte, de redécouverte ou de simple transmission d’œuvres plus anciennes au prix d’un effort de compréhension et d’édition des textes.
Cette périphrase n’a pourtant rien d’évident, elle est même intrinsèquement problématique, ne serait-ce que par la volonté qu’elle manifeste, comme le soulignait Antonella Romano dans la conférence d’ouverture, de ne pas choisir, de ne pas fixer la vaste gamme des possibles. « Substituez la figure du passeur à celle de l’auteur ou de l’imprimeur, substituez le texte au livre, et le monde s’ouvre », faisait-elle remarquer. La périphrase permet en effet de tourner autour, de faire un pas de côté, de mettre en jeu les paradigmes de la circulation et de l’espace, mais aussi du temps, avec ses voyages au long cours, ses courts-circuits ou ses impasses – car parfois arrive le moment où le texte ne passe plus… La Renaissance est marquée par la multiplication et la diversification de ces figures de passeurs : nous en avons élu quelques-unes, passé sous silence bien d’autres. Sous un intitulé ouvert, ce colloque offrait l’occasion d’interroger à nouveaux frais l’identité et le statut d’acteurs encore souvent obscurs, dans le champ particulier de la République des lettres au xvie siècle. Or, quand on entreprend de décliner l’éventail de ces figures, on se rend compte qu’on peut les aborder aussi bien sous l’angle individuel (l’auteur, le graveur de caractères, l’imprimeur, le colporteur) que dans une dimension collective : un passeur n’est jamais seul, il est un chaînon au sein d’un ensemble, l’un des relais qui ont fait parvenir le texte jusqu’à nous, que ce soit l’atelier, le libraire en sa boutique, la sodalitas érudite, le cercle des premiers lecteurs – autant de passeurs parfois impossibles à identifier mais qui ont laissé, d’une façon ou d’une autre, une empreinte sur l’objet dont nous sommes invités à nous saisir. Tout au long de ces journées, des lignes de forces, des perspectives, des pistes de recherche ont été dessinées et ouvertes par les contributeurs. En « passeurs de textes » attentifs au propos
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2011 marquait une année de « Commémoration nationale » autour de Garamont à l’occasion du 450e anniversaire de sa mort. Elle a donné notamment lieu à la mise en place du site « Garamond » ([http:// www.garamond.culture.fr/fr], lien consulté le 15/07/2013), et à diverses manifestations, dont cette journée d’études, qui a bénéficié d’une subvention des Archives nationales.
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de Gilles Lapouge, nous n’avons pas cherché à nous « fondre dans l’autre » et n’indiquons ici que quelques aspects transversaux, invitant le bienveillant lecteur à découvrir par lui-même les richesses spécifiques de chaque étude. Nous nous sommes d’abord rendu compte que ces passeurs n’étaient jamais seulement des passeurs « de textes », mais toujours aussi d’autres choses, et d’abord d’objets : des lettres, des plantes, des tableaux, et bien entendu des livres, puisque le texte est toujours incarné dans cette matérialité. Transporté sur des ânes, en bateaux, dans des coffres jusque sur le terrain du combat ou dans les lointaines terres de mission, le livre, débarrassé des chaînes qui empêchaient qu’on le volât, est devenu « portable », et les bibliothèques nomades. Ce que l’on fait passer ainsi, ce sont des textes certes, mais aussi des formes, des images par exemple, essentielles à la transmission du savoir scientifique, qu’il soit botanique, médical, géographique ou architectural. Le lien entre texte et image, la circulation des images et des représentations qu’elles fixent constituent un point d’ancrage particulièrement fédérateur. Les images passent de livre en livre, de texte en texte avec une aisance déconcertante, dont ont témoigné les objets choisis par Rafael Mandressi pour illustrer la circulation des savoirs médicaux, par Laurent Naas et Alice Klein pour la géographie, par Frédérique Lemerle pour l’architecture. Quelle est alors la nature du lien entre texte et image ? Comment réfléchir à l’articulation entre l’un et l’autre quand on constate ces réemplois massifs ? Des explorations futures seront nécessaires à la fois dans l’interprétation des textes et dans l’enquête sur la circulation des bois d’atelier en atelier. L’atelier, à l’instar de celui de François Juste, dans lequel Rabelais et ses complices font mitonner son adaptation de la Batrachomyomachie, apparaît comme un lieu à partir duquel on peut se lancer à la conquête du monde à la façon des Sonnius, mais aussi et surtout comme un lieu de passage : il est un bien que l’on transmet selon des stratégies complexes, que révèle le cas de Charlotte Guillard, mais aussi un lieu spécifique ancré dans le tissu urbain comme à Rouen, qu’arpente Pierre Aquilon. Lieu de rencontres, il est tout autant un carrefour de compétences où se croisent compositeurs et pressiers, auteurs et correcteurs, libraires et clients, graveurs et fondeurs de caractères… Il convenait d’accorder dans ce cadre une place particulière à un « passeur de textes » singulier, en la personne de Claude Garamont, graveur et fondeur de caractères à l’origine des fameux « Grecs du Roi » et de la célèbre police « Garamond » qui a fait l’objet, comme le montre Matthieu Cortat, de nombreuses réinterprétations à l’époque contemporaine. La journée qui lui était spécifiquement dédiée3, et qui a fourni aux participants l’occasion de saluer la présence et les travaux de Hendrik D. L. Vervliet, a permis de réfléchir plus largement aux inventions et aux choix typographiques du temps, ceux d’un Kerver à Paris (analysé par Thierry Claerr) ou d’un Granjon à Lyon (étudié par William Kemp et Guillaume Berthon), ainsi qu’à leur influence sur la transmission des textes : le caractère n’est-il pas – y compris quand il prend la forme d’une feuille aldine, objet élu par H. D. L. Vervliet – lui aussi, à sa manière, un « passeur de textes » ? Une seconde ligne de force concerne les enjeux propres aux textes et examine les avantages, mais aussi les dangers qu’ils courent à être mis entre les mains des passeurs. Dans de notables cas,
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le livre détient un secret qu’il ne révèle pas, soit par la volonté de son auteur (comme Tartaglia)4, soit parce qu’il est devenu illisible. Dans le cas du secret volontaire et affiché, on se trouve confronté à une dialectique du passage et de la réticence, de la retenue, voire de la rétention. À cette grande problématique humaniste de la rétention du savoir s’oppose la diffusion par l’imprimerie, ce dont témoignent exemplairement l’adage « Festina lente » commenté par Érasme ou la stratégie concertée d’un Simon Dupleix ou d’un Charles Clusius. Mais le livre peut-il tout livrer, en transparence ? Ne court-il pas le risque de recéler en lui des apories, des impasses, des points aveugles ? Ce problème est souligné aussi bien par Dinko Fabris au sujet des tablatures que par Luigi-Alberto Sanchi ou Marc Laureys dans une perspective philologique. Dans le premier cas, nous sommes invités à réfléchir sur la façon dont l’inscription graphique (la note, la tablature, le caractère d’imprimerie, la gravure...) s’offre en miroir du monde, que ce soit en médecine, en botanique, en musique, et sur la façon dont ce miroir peut être biaisé, obscurci, et devenir « miroir d’encre ». Dans le deuxième cas, les questions de normalisation et donc, fatalement, de transgression, deviennent centrales. Le rapport à la frontière, à la norme, à la ligne de partage a été mis en lumière par Luc Bergmans au sujet des portraits de Menno Simonis et par Enrico Gavarelli qui montre, dans l’Italie contemporaine du Concile de Trente, comment un texte peut être passeur d’un autre texte – mais à quel prix ? D’un côté donc, le passage réglé, régulé par la loi philologique prévaut. Le travail de restitution du texte entend revenir en arrière (retrouver le texte source) pour mieux assurer son avenir (sa transmission). Ce souci philologique confronte, jusque dans le détail d’une phrase, d’un mot, d’une lettre, à la multiplicité des filtres susceptibles de s’interposer et de bloquer le passage autant qu’ils l’assurent : interpolations, erreurs de copie, mauvaises leçons qui menacent l’intégrité (illusoire ?) du texte, et sa lisibilité. C’est le travail d’un Budé, d’un Torrentius d’une part, et celui des traducteurs d’autre part, que de rendre à nouveau le texte lisible. La réflexion sur leur statut et sur leur pratique ne surgit pas tout de suite, comme l’ont souligné Jean Balsamo et Toshinori Uetani : de l’amateur au professionnel, de la cour à la diffusion publique, les enjeux de la traduction se sont déplacés, et la conscience du travail sur la langue, du fait que le medium n’est pas neutre, fait naître des controverses, une émulation, la revendication d’un statut et d’une reconnaissance. Cette logique est même poussée à son paroxysme chez Alberti « traducteur » de Vitruve, analysé par Pierre Caye. On pourrait ajouter à ce chapitre tous les cas où le sens demeure pluriel, impossible à fixer, à l’image du carré de Geoffroy Tory dont de multiples lectures, non exclusives les unes des autres, peuvent être proposées5. Mais, en regard de ces réflexions qui gardent comme horizon l’image du « bon passeur », se dessine la figure du manipulateur ou de l’escroc mû par l’appât du gain, bref du « mauvais passeur », où se réactive ce que le terme garde aujourd’hui de péjoratif et où l’humanisme se
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Évoqué par Pascal Brioist dans « La circulation des traités militaires en Europe au xvie siècle », communication inédite. Les communications de Marie-Luce Demonet, Olivier Halévy et Magali Vène, qui avaient gracieusement accepté d’en faire la synthèse lors de ce colloque, seront publiées dans les actes de la journée d’études « Geoffroy Tory : arts du livre, pensée linguistique et création littéraire (1523-1533) » organisée par Olivier Halévy (Université Sorbonne nouvelle – Paris 3, SYLED) et Michel Jourde (ENS Lyon – Cerphi, UMR 5037) le 11 juin 2011.
Id quod si usquam alibi uitio uerti solet, sed etiam in medicorum libris piaculare. In quibus uocula unica, uel addita, uel expuncta, quin et apiculus inuersus, aut praepostere adscriptus, multa hominum milia haud raro neci dedit6.
Nous sommes ainsi renvoyés vers les usages du texte : ces usages, qu’ils soient amateurs, érudits, propagandistes ou scolaires (comme le montre Marie-Dominique Couzinet), qu’ils s’offrent comme exercices, comme traductions, comme adaptations ou comme citations, sont toujours guettés par le risque de l’abus : usus est aussi proche d’abusus qu’uber l’est de tuber, comme le rappelait Terence Cave. Le passeur, nous l’avons vu, n’est pas neutre, et il imprime sa marque à l’objet qu’il fait passer : ainsi avons-nous été conduits à nous interroger à plusieurs reprises sur notre propre rôle aujourd’hui. De même que les humanistes ont cherché à reconstituer les textes de l’Antiquité, de même aujourd’hui certains s’attachent à restituer les textes (et les caractères, comme le prouve la contribution de Jacques André) de la Renaissance et à les rendre transmissibles. Un tel rapprochement attire l’attention sur notre responsabilité en tant que chercheurs à l’heure d’Internet et de cette « bibliothèque sans murs » qui postule, paradoxalement, plus que jamais l’existence de passeurs, vigilants à la contextualisation des œuvres numériques, à leur indexation, aux nécessaires métadonnées. Puissions-nous être des passeurs de textes, certes, mais aussi des veilleurs, attentifs à cette alluvion énigmatique blutée par les siècles qu’il [l’écrivain] sait de naissance être la littérature, et qui repose sur ses étagères en petits blocs duveteux de poussière, couleur de limon séché, par où ils nous signifient qu’ils ont été apportés par un déluge (car elle coule ferme, la littérature) et qu’ils sont là parce qu’entre tous, ils fertilisent. Mais est-ce si sûr ? La mort ne fait pas grâce pour toujours. Il y a des volumes qui sont tièdes encore sous les doigts comme une chair recrue d’amour, comme si le sang battait sous la peau fine, et aussi chaque nuit, dans le silence des grandes bibliothèques, il y a un livre glorieux dont vacille dans le noir et s’éteint pour toujours la petite lumière, mais sans qu’on le sache encore, comme nous parvient après des siècles la nouvelle de l’extinction d’une étoile7.
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« Chose qui, si on la juge habituellement comme une imperfection partout ailleurs, est un crime dans les livres de médecine. Dans ceux-ci en effet, un seul petit mot ajouté ou retranché, ou même un petit signe changé ou déplacé a souvent causé la mort de plusieurs milliers de personnes. » Cité d’après la belle étude de Michel Jourde, « L’invendu. Mémoire et oubli dans les représentations de l’avenir des livres au premier siècle de l’imprimerie », dans Figures de l’oubli (ive-xvie s.), Patrizia Romagnoli et Barbara Wahlen (éd.), Études de lettres, 2007, 1-2, p. 304. Julien Gracq, La Littérature à l’estomac, Paris, Corti, 1951, p. 23-24.
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mue en « art de la contrebande » (P. Caye), pour le meilleur et pour le pire. Du côté du pire, le passage devient un travail du négatif : le texte peut être mutilé, corrompu par des « trépasseurs du texte » qui le rendent méconnaissable. C’est ainsi qu’il faut entendre les plaintes d’un Vésale, d’un Érasme, d’un Marot et de tant d’autres contre ceux qui réimpriment le texte ou les images sans égard pour la vérité et la correction, et qui mettent en danger ce dont le livre se voulait le miroir. La mise en parallèle de l’imprimerie et de l’artillerie, ce topos de la littérature renaissante, trouve ainsi une illustration saisissante dans l’épître dédicatoire que Rabelais place en 1532 en tête des Aphorismes d’Hippocrate :
- Partie I Passeurs de textes -1-
Traducteurs et philologues
La première génération des traducteurs de l,italien (1500-1541) Jean Balsamo Université de Reims
En hommage à Claude Barmann libraire parisien
La publication conjointe de l’Hécatomphile « de vulgaire Italien tourné en langaige Françoys » et des Fleurs de Poesie Françoyse, en un même volume, à Paris, chez Galliot du Pré, en 1534, a été considérée par la critique comme un événement décisif à deux titres : l’ouvrage marquait le début officiel d’un italianisme royal, dont François Ier aurait été le promoteur et Mellin de Saint-Gelais le maître d’œuvre, comme il illustrait, par l’adoption du caractère romain, la mise en forme typographique de la nouvelle littérature française aulique. Telle quelle, par l’importance qui lui est reconnue, parfois en des termes hyperboliques qui excèdent de loin la modestie du volume et sans doute sa réception réelle, cette publication est présentée comme l’expression particulière d’une génération littéraire active autour des années 1530, identifiée comme la « génération Marot » et fortement caractérisée en termes poétiques et religieux1. Je m’interrogerai, dans les remarques qui suivent, pour savoir ce que recouvre cette notion de génération et comment elle permet d’identifier un moment de l’histoire de la traduction, original dans ses formes et ses choix. Cet effet de génération prend sens sur la longue durée, une durée pluriséculaire. Un répertoire exhaustif des traductions imprimées de l’italien en français, du xvie au xixe siècle a été établi récemment, ou du moins tenté2. Tel quel, il offre des éléments quantitatifs, qui n’ont de valeur que s’ils peuvent être interprétés en termes qualitatifs liés aux textes traduits et aux acteurs de la traduction, afin de donner à comprendre la portée culturelle et sociale de l’étrange besoin de traduire et de diffuser ces traductions sous une forme imprimée, dans le contexte des pratiques littéraires d’une époque. Le cadre séculaire étroit généralement adopté a certes sa commodité, mais il reste schématique et conduit à d’inévitables répétitions, qui estompent la différence entre l’événement que représente la publication d’une traduction nouvelle, dans un contexte particulier, et la durée éditoriale de celle-ci, celle de ses rééditions, qui sont souvent de simples remises en vente destinées à écouler des stocks de vieux livres. Cet ensemble demande à être périodisé,
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Les Fleurs de poesie Françoyse. Hécatomphile, G. Defaux (éd.), Paris, STFM, 2002, introduction, p. VII-CVI ; sur la définition et sa périodisation, voir La Génération Marot. Poètes français et néo-latins (1515-1550), actes du colloque (Baltimore, 1996), G. Defaux (éd.), Paris, Champion, 1997, p. 8-18. Bibliothèque des traductions de l’italien en français du xvie au xxe siècle, G. Dotoli (dir.), Fasano, Schena Editore (& Paris, PUPS, puis Hermann Editeurs], 2001-2009 ; voir en outre l’essai de théorisation du genre à partir de ce premier répertoire, Les Traductions de l’italien en Français du xvie au xxe siècle, actes du colloque (Monopoli, 2003), G. Dotoli (éd.), Fasano, Schena Editore / Paris, PUPS, 2004.
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non pas de façon arbitraire, mais selon un rythme propre qui fasse apparaître des effets de rupture et de continuité, des séries et des cohérences, qui ne reflètent pas seulement les préjugés de l’observateur. Cette périodisation repose sur un temps et un rythme propres à la fois à l’activité de traduction et à l’activité éditoriale, qui ne se confondent pas entièrement. Dans le xvie siècle, considéré dans son ensemble comme « italianisé », c’est en fait une période assez courte d’une quarantaine d’années, de 1540 à 1585, qui est marquée par le travail systématique d’élaboration et de publication de traductions de l’italien en français, en particulier d’œuvres récentes, dans un cadre culturel et éditorial cohérent. Ce travail lui-même s’inscrit dans une pratique plus générale de la traduction, comme forme littéraire dominante de l’époque en France3. Cette activité correspond à la rencontre d’un projet littéraire, voué à l’illustration de la langue vulgaire, et d’un fort modèle italien, urbain et aulique qui s’imposait, depuis le début du siècle, dans tous les domaines du savoir. La traduction révélait en premier lieu les genres auxquels les Italiens, les premiers, avaient donné une forme moderne et savante, en suivant les modèles classiques. Elle illustrait également l’effort fait par le français pour parvenir à ce résultat, par une imitation et une émulation avec une langue rivale. Elle correspondait enfin aux nouvelles conditions de la production littéraire, dans le cadre des « politiques éditoriales » de grands libraires et d’un marché du livre touchant un public élargi. De ce point de vue, elle était comme portée sur le long terme par des collections et des publications en série : outre la série française des Amadis hispano-italiens, celle des Histoires tragiques adaptées de Bandello, qui l’une et l’autre se prolongèrent jusqu’au début du xviie siècle. D’autre part, elle peut être rattachée à de véritables carrières de traducteurs spécialisés : celles de Claude Gruget à la fin des années 1550, de François de Belleforest vers 1570, de Gabriel Chappuys, entre 1575 et 1610. Dans cette même période 1540-1585, qui correspond aux règnes de cinq rois, deux brefs moments semblent avoir été plus particulièrement féconds : d’une part les années 1542 à 1549, d’autre part les années 1575 à 1585. Dans un premier temps, la fin du règne de François Ier a vu une première et exceptionnelle floraison de grandes traductions, principalement littéraires, élaborées à la cour, sous le patronage royal et pour la cour. Cette entreprise s’est ouverte par la traduction d’un ouvrage espagnol, le Premier livre d’Amadis de Gaule, par Nicolas Herberay des Essarts, qui a créé un modèle littéraire, stylistique et éditorial (le livre in-folio, en caractères romains, illustré), auquel ont répondu une série de traductions de l’Italie : Le Philocope de Boccace (1542), traduit par Adrian Sevin, Roland furieux (1543), à l’initiative du cardinal d’Este, qui en faisant publier en français le poème dynastique célébrant sa propre famille, offrait en signe de ralliement à la Couronne un magnifique présent à la langue française ; le Decaméron (1545), traduit par Antoine Le Maçon pour Marguerite de Navarre, suivi du Songe de Poliphile (1546), de l’Art de la guerre (1546) de Machiavel, de Roland amoureux (1549) de Boiardo, auxquels s’ajoutent, sur des modes divers et répondant à des ambitions plus modestes, les différentes versions dues à Jean Martin ou la traduction de Pétrarque (1548) par Vasquin Philieul, adressée à Catherine de
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Les données utilisées dans cette étude sont tirées de Jean Balsamo, Vito Castiglione Minischetti, Giovanni Dotoli, Les Traductions de l’italien en français au xvie siècle, Fasano, Schena Editore / Paris, Hermann Editeurs, 2009.
La naissance d’un genre (1500-1525) Au cours des premières années du siècle, une vingtaine de traductions nouvelles de l’italien, de divers genres, ont été publiées en France. Elles s’ajoutent à quelques traductions plus anciennes, qui connaissent alors une nouvelle vie éditoriale. À titre de comparaison, on publie, de 1515 à 1540, douze traductions de l’espagnol, qui sont traditionnellement mises en relation avec la captivité de François Ier à Madrid. En 1529, le libraire parisien Galliot du Pré fit paraître une édition en espagnol du Libro Aureo d’Antonio de Guevara, avant de publier, en 1531, la version mot à mot que René Bertault de la Grise avait achevée de son côté lors de son propre séjour en Espagne. Robert Kemp propose de voir dans ces deux éditions séparées comme le projet d’un ouvrage bilingue destiné à l’apprentissage de la langue castillane5. En revanche, le premier livre en italien
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Giovanni Dotoli et al., Les Traductions de l’italien en français au xviie siècle, Fasano, Schena Editore / Paris, pups, 2001. Robert Kemp, « La contribution à la diffusion d’un hispanisme grammatical sous François Ier : la comparative en non pas », dans Lyon et l’illustration de la langue française à la Renaissance, G. Defaux (éd.), Lyon, ENS
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Médicis. Un second moment, correspondant à une partie du règne d’Henri III, a été le théâtre d’une exceptionnelle activité lettrée dans laquelle la part italianisante en général apparaît plus que comme une simple péripétie : 180 traductions nouvelles, qui toutefois étaient moins liées au seul patronage royal qu’à l’activité de grands libraires, Abel L’Angelier à Paris ou Benoît Rigaud à Lyon, et surtout à la productivité des traducteurs de métier, François de Belleforest, Pierre de Larivey, et surtout celle, quasi industrielle, de Gabriel Chappuys, qui produisit à lui seul plus de 40 versions de textes variés, italiens et espagnols. Éclairées par la lumière de ce véritable « âge d’or », la période qui suit comme celle qui précède apparaissent moins favorisées ou moins brillantes. Ce serait une erreur de perspective et d’appréciation, en ce qui concerne la fin du xvie siècle et le début du xviie, que l’existence même d’un répertoire des traductions permet de corriger, en mettant en évidence la durée des œuvres, la fréquence des traductions et surtout leur changement d’objet, avec la prédominance de traductions non littéraires, et partant, mal connues, principalement religieuses4. Pour la seconde période en revanche, le début du xvie siècle, de 1500 à 1540, l’on dispose du catalogue de la production imprimée et d’études attentives au détail, en particulier pour ce qui concerne les ouvrages géographiques et la production romanesque. Toutefois, ce catalogue reste imprécis à la mesure de l’imprécision des objets, dans la mesure où la date de publication de certaines éditions n’est pas clairement établie et la plupart des versions sont anonymes. Il manque surtout une étude de cette production dans une perspective d’ensemble, qui éclaire dans leur contexte les choix singuliers des textes traduits et publiés. Le problème en effet est de savoir si cette période peut être interprétée simplement comme le moment où naît et se développe un genre encore inchoatif, à travers quelques initiatives disparates, isolées et ponctuelles, s’il ne s’agit que de la préhistoire d’une véritable histoire qui, elle, ne commencerait qu’en 1540, ou s’il s’agit au contraire d’un véritable premier moment, complexe mais d’une certaine manière cohérent, préparant et orientant les choix de « l’âge d’or » suivant.
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publié à Paris, les Rime d’Amomo, ne date que de 1535, et jusqu’au milieu des années 1540, les traductions de l’italien sont totalement distinctes de toute publication en langue originale6. On observe en outre, entre 1528 et 1535, à la fois un moment de renouvellement des formes éditoriales, lié au passage d’une typographie « gothique » au caractère romain, et en même temps, la publication de textes, qui par leur sujet, leur public et leurs maîtres d’œuvre semblent relever d’un projet littéraire concerté, répondant à l’ambition d’enrichir la langue française, sans que ce soit déjà par le biais d’une émulation explicite avec l’italien, afin d’offrir des formes, des genres et des sujets nouveaux à des lecteurs plus précisément identifiés. On a traduit de l’italien, ou plus exactement des différentes langues vernaculaires regroupées sous cette appellation depuis que celles-ci se sont définies comme des langues d’usage et de culture, et l’on a publié des traductions de l’italien sans doute dès la fin des années 14807. En l’absence d’un répertoire précis, l’on ne pourra qu’indiquer les plus connues ou les mieux conservées de ces premières traductions, qui poursuivirent leur carrière éditoriale après 1500. Deux d’entre elles au moins sont particulièrement remarquables pour ce qu’elles mettent en évidence de la culture italienne ainsi reçue en France et des formes de cette réception. D’un côté, le Libro delle sorti o di ventura (Pérouse, 1482) de Lorenzo Gualtieri dit Spirito, traduit par Antisthène ou Antisthus Faure, un pseudonyme dont un poème liminaire donne la clé en acrostiche : Jean Boussart, ancien chapelain des ducs de Bourgogne, au service de l’évêque de Lausanne, un humaniste qui a aussi été le premier traducteur du De duobus amantibus d’Eneas Silvio Piccolomini8. Cette version, en « gros borgunon » ou en « parfaict bourguignon » puis adaptée en français pour sa version imprimée, fut publiée à Lyon, chez Bonino de’ Bonini, vers 1495, rééditée à Genève en 1510, sous le titre de Livre de passe-temps de la fortune des dez, avant d’être reprise plusieurs fois à Lyon, après 1528. L’ouvrage, premier grand exemple du « libro gioco » à la Renaissance, marque le passage d’une tradition de cour à une diffusion populaire ; il sera ainsi réédité jusqu’en 1626, avec de nombreuses modifications dans les illustrations originales. Rabelais le mentionne dans le Tiers Livre et le condamne comme livre impie diffusant un système divinatoire9. D’une tout autre importance en termes littéraires, la vieille traduction du Decameron de Boccace, par Laurent de Premierfait, établie entre 1411 et 1414 à partir d’une première traduction latine10, fut imprimée en 1485 sous le titre Des Cent nouvelles, « ou livre
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Éditions, 2003, p. 109-146, en particulier, p. 121, note. Sur cette question, outre le répertoire de Nicole Bingen, Philausone (1500-1600). Répertoire des ouvrages en langue italienne publiés dans les pays de langue française de 1500 à 1600, Genève, Droz, 1994, voir notre étude, « Le Livre italien à Paris de la Renaissance aux Lumières », dans L’Italia letteraria e l’Europa. II. Dal Rinascimento all’Illuminismo, actes du colloque (Aoste, 2001), Rome, Salerno Editrice, 2003, p. 285-327. Pour la période antérieure, voir Gabriel Bianciotto, « La cour de René d’Anjou et les premières traductions d’œuvres italiennes en France », dans Traductions et adaptations en France. Actes du colloque (Nancy, 1995), C. Brucker (éd.), Paris, Champion, 1997, p. 187-203. Marie-Françoise Piéjus, « Une traduction française de la Historia de duobus amantibus d’Eneas Silvio Piccolomini », dans La Circulation des hommes et des œuvres entre la France et l’Italie à l’époque de la Renaissance, actes du colloque (Paris, 1990), Paris, CIRRI, 1991, p. 103-118. Voir Chiara Lastraioli, « “Libri-giuco” e libri sul gioco illustrati del Rinascimento », dans Lettere e arti nel Rinascimento, actes du colloque (Chianciano-Pienza, 1998), Firenze, Franco Cesati Editore, 1999, p. 387-413. La traduction du Decameron par Laurent de Premierfait a fait l’objet d’une édition critique procurée par G. di Stefano, Montréal, CERES, 1999.
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Voir Sergio Cappello, « Le prime traduzioni francesi del Decameron : Laurent de Premierfait (1414), Antoine Vérard (1485) e Antoine Le Maçon (1545) », dans Premio Città di Monselice per la traduzione letteraria e scientifica, G. Peron (éd.), vol. XX, no 36-37, Padova, Il Poligrafo, 2008, p. 203-219. Sur le libraire, voir Mary B. Winn, Anthoine Vérard Parisian Publisher (1485-1512). Prologues, Poems and Presentations, Genève, Droz, 1997. Sur ce point, voir notre étude « Le Décaméron à la cour de François Ier », Revue de littérature française et comparée, vol. 7, 1996, p. 231-239. Voir Richard Cooper, « Noël Abraham publiciste de Louis XII, duc de Milan, premier imprimeur du roi ? », dans Passer les Monts. Français en Italie - l’Italie en France (1494-1525), actes du colloque (Paris-Reims, 1995), Paris, Champion, 1998, p. 149-176.
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de Cameron autrement surnommé le prince Galiot ». Cette version marquait les débuts éditoriaux d’Antoine Vérard11. Celui-ci, à côté du tirage normal, fit imprimer plusieurs exemplaires sur vélin destinés à des personnages de la cour, confirmant la tradition aulique et royale de la version française12. Cette version, réimprimée entre 1500-1503, fut encore rééditée sous le règne de François Ier, sous le titre absurde de Livre Cameron ou de Cameron, par la veuve de Michel Le Noir (1521), Nicolas Couteau pour Jean Petit (1534), Estienne Caveiller pour Alain Lotrian, Denys Janot et les L’Angelier (1537), Ambroise Girault (1540), Charles L’Angelier, François Regnault et Oudin Petit (1541). Toutes ces éditions sont en bâtarde. De transcriptions en copies, le texte de cette brillante version s’était altéré au point d’être devenu méconnaissable, avec des écarts considérables par rapport au texte d’origine. Offrant à la fois une caricature du « plus beau livre qui ait jamais esté faict en Italie » et une caricature du français au début du xvie siècle, ces éditions justifièrent Antoine Le Maçon dans son entreprise d’établir une version sur le texte italien qui fût enfin digne de la langue royale. À côté de ces deux livres, plusieurs traductions nouvelles furent publiées au cours des quatre premières décennies du xvie siècle. En premier lieu, une série, discontinue et assez peu nombreuse d’occasionnels, dont les premiers sont liés aux guerres du Milanais et à l’activité du libraire lyonnais Noël Abraham, chargé par le chancelier Guy de Rochefort de stimuler la ferveur patriotique des Français en leur transmettant les nouvelles des campagnes royales13. On notera ensuite le testament de Ludovico Sforza (1508), celui d’Antoine de Leyva (1536), la relation de l’entrée de Louis XII à Milan par Simone Litta (1509), ou celle de la bataille de Bergame (1517). D’autres plaquettes, plus tardives, apportent des nouvelles de Rome (1530) ou de Naples (1531, 1538), l’Oraison (1530) de Bartolomeo Cavalcanti, traduite par Jean de La Forest, protonotaire apostolique, une relation du chapitre du Mont-Cassin (1533), le couronnement de Paul III (1534), le voyage de l’empereur Charles Quint (1536, 1537), et, à partir de 1532, précédées en 1519 par La Généalogie du Grant turc, de Teodore Spandugnino, traduite par Jean Balarin de Raconis, les premières relations des Turcs, qui constitueront après 1570 l’essentiel des occasionnels traduits de l’italien. On pourra ajouter à cette série, dans un même registre, une traduction insérée dans un ouvrage français, L’Histoire du prince Syach Ysmail publié dans La Différence des scismes (1511) de Jean Lemaire de Belges, dont l’activité de traducteur demanderait à être mieux étudiée. À côté de ces occasionnels, vient une petite suite non moins discontinue de véritables livres, traitant de divers sujets. Cette série ne commence guère avant 1514 et se poursuit, de façon épisodique, au rythme d’une publication nouvelle tous les trois ans, sans véritables points forts jusque vers 1530. Elle se répartit très inégalement, pour les éditions originales, entre Paris
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et Lyon. Au mois de mai 1514, paraissent ainsi à Paris, chez Barthélemy Vérard, les Triumphes de Pétrarque. À la fin du xve siècle et au début du xvie, ce poème, dont plusieurs manuscrits avaient été apportés en France sous Charles VIII, avait fait l’objet de quatre versions différentes : une première traduction en prose, anonyme, attribuée à Georges de La Forge, connue par quatre manuscrits14 ; une version en prose, plus longue, amplifiée par la paraphrase du commentaire de Bernardo Illicino, conservée par deux manuscrits complémentaires ; une traduction en vers insérée dans une traduction séparée du commentaire d’Illicino15 ; une traduction en vers par Simon Bourgouin16. Cette dernière version, transmise par quatre manuscrits, dont le manuscrit de présentation à Anne de Polignac, est particulièrement intéressante ; établie sur une édition du poète, probablement celle de Bartolomeo Zani (Venise, 1500), portant également le commentaire d’Illicino, qui servit au traducteur pour préciser de nombreux détails du texte, elle est due à un véritable écrivain, au sens littéraire du terme, actif à Blois et dans l’entourage de Louis XII, et s’inscrit dans un projet plus vaste, avec une des premières traductions des Vies de Plutarque et les Dialogues de Lucien17. Toutefois, c’est la version longue en prose qui seule a été imprimée, avec de nombreuses illustrations, qui rendent compte d’un des aspects particuliers de la réception française du texte de Pétrarque18. En 1517, sous un privilège pour deux ans daté du 16 janvier 1516, Galliot du Pré donnait une version du Nouveau monde et navigations faictes par Americ de Vespuce. L’ouvrage, imprimé par Pierre Vidoue, est une traduction des Paesi nuovamente ritrovati et novo Mondo da Alberico Vesputi fiorentino (Vicence, 1507), de Fracanzio da Montalboddo19, un recueil composite comprenant la traduction italienne du Mundus Novus d’Amerigo Vespucci, originellement publié à Paris en 1503, le Libretto sur les découvertes de Christophe Colomb, et quatre autres récits de voyage. La traduction par Mathurin du Redouer constitue le premier récit d’un voyage outreatlantique imprimé en français. L’ouvrage fut largement diffusé de 1521 à 1534 par plusieurs réimpressions ou rééditions, à l’adresse de différents libraires, Jean Trepperel, établi à l’« Écu de France », Alain Lotrian, Denys Janot, Jean Janot, Michel Le Noir. L’inventaire de Jean Janot, libraire à l’enseigne Saint-Jean Baptiste, mort en 1522, indique qu’il restait 800 exemplaires en
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Voir Elina Suomela-Härmä, « Note sulla prima traduzione francese dei Trionfi di Petrarca », Studi francesi, vol. 129, 1999, p. 545-553 ; ead., « Sur les premières traductions françaises des Triomphes de Pétrarque », dans Il tempo, i tempi. Omaggio a Lorenzo Renzi, Padoue, Esedra, 1999, p. 265-277. Voir Gabriella Parussa, « I Trionfi di Petrarca tra l’Italia e la Francia : le metamorfosi di un testo », dans Atti del VII congresso degli italianisti scandinavi, « Mémoires de la société néophilologique de Helsinki », LXVIII, Helsinki, 2005, p. 71-88. Voir Hélène J. Harvitt, « Les Triomphes de Pétrarque : traduction en vers français par Simon Bourgoyn valet de chambre de Louis XII », Revue de littérature comparée, vol. 2, 1922, p. 85-89. Des vraies narrations, traduict du grec en latin et nouvellement de latin en françoys. Avec l’Oraison de Lucian contre la calomnie, Paris, Galliot du Pré, 1529 ; voir Christiane Lauvergnat-Gagnière, Lucien de Samosate et le lucianisme en France au xvie siècle, Genève, Droz, 1988, p. 88. Voir Joseph B. Trapp, « Remarques sur l’iconographie des Trionfi de Pétrarque au début du seizième siècle français », dans La Postérité répond à Pétrarque (1304-2004), actes du colloque (Avignon, 2004), E. Duperray (éd.), Paris, Beauchesne, 2006, p. 219-248. Voir Robert Kemp, « Les éditions du Nouveau monde
: diffusion du premier récit des voyages américain imprimé en France », Bulletin du bibliophile, 2, 1994, p. 273-300.
Romanesque et littérature pour Dames Cet ensemble de traductions, fort disparate, se réduit à une suite d’initiatives isolées. Il constitue sinon la préhistoire du genre, du moins sa phase inchoative. Ce n’est qu’entre 1525 et 1535, que la traduction de l’italien prit véritablement forme, tant d’un point de vue littéraire que dans le cadre d’une politique éditoriale, avec une suite cohérente de petits ouvrages de fiction romanesque et sentimentale à la « louange des Dames », d’inspiration boccacienne, traduits de l’italien mais aussi de l’espagnol, à l’initiative de Galliot du Pré et plus généralement des libraires parisiens du Palais.
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Roger Doucet, Les Bibliothèques parisiennes au xvie siècle, Paris, A. et J. Picard, 1956, p. 91-104. On conserve l’exemplaire du cosmographe Thevet, daté 1553 (Aix-en-Provence, Rés. D. 521), provenant de la vente La Vallière, 1784, n° 4538. Geoffrey Atkinson, La Littérature géographique française de la Renaissance, Paris, A. Picard, 1927, p. 50-51. S’ensuit lhistoire de/Morgant le geant/lequel auec ses fre-/res persecutoyent tousjours les chrestie[n]s et seruiteurs de dieu, mais finablement furent les/ deux freres occis par le co[m]te Roland, et le tiers/ fut chrestien et depuis ayda à augmenter la sain/cte foy catholicque comme orrez cy apres.[bois gravé] ; [Paris, J. Janot et A. Lotrian, c. 1533], in-4° 174 feuillets ; Moreau, IV, 780 ; vente Pierre Berès, Paris, II, 2005, n° 39.
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stock20. La fréquence des rééditions et des tirages révèle un succès exceptionnel, que n’égalaient, selon Robert Kemp, que trois autres publications en langue française : Les Folles entreprises de Pierre Gringore (7 éditions entre 1505 et 1509), La Légende des Vénitiens, de Lemaire de Belges (5 éditions parisiennes entre 1512 et 1516) et les Fantaisies de Mère Sotte de Gringore (4 éditions entre 1516-1519). Ce succès de libraire suscita des suites. En 1525 ou 1526, Simon de Colines publia les Voyages et navigations d’Antonio Pigafetta, traduction par Jacques Antoine Fabre du journal de bord du voyageur21, et en 1532-1533, l’Extrait ou recueil des isles nouvellement trouvées en la grand mer océane, traduit du De orbe novo de Pierre Martyr, et dédié au jeune duc d’Angoulême22. Dans un autre domaine, en 1519, l’Hystoire de Morgant le géant, une version anonyme du Morgante (Florence, 1483) de Luigi Pulci, fut publiée par l’association Jean Petit, Regnault Chaudière et Michel Le Noir. Elle fut rééditée à plusieurs reprises, en particulier par Lotrian et Janot ; l’édition que donna ce dernier, récemment retrouvée, est un in-4° « gothique », d’une présentation archaïque, la page de titre ne portant ni nom d’auteur ni adresse, mais un grand bois gravé à sujet militaire et une inscription détaillant le contenu ; il n’est pas fait mention d’une traduction de l’italien23. Vers 1522, Philippe Le Noir publia Le Chappelet des vertuz, un ouvrage populaire, qui, à bien des égards, peut sembler aussi « anachronique ». Il s’agit d’une traduction du Fiore di virtù, compilation d’histoires variées et de sentences attribuées à fra Tommaso Gozzadini (1260-1329), de Bologne. L’ouvrage fut plusieurs fois réimprimé jusqu’en 1532, en lettre bâtarde, avec des bois de facture archaïque, par Nicolas Couteau pour Galliot du Pré, et par Denys Janot pour Jean Longis. En 1529 enfin, Claude Platin, un religieux de l’ordre des Antonites, fit paraître chez Jean de Saint-Denis une petite plaquette, Le débat de l’homme et de l’argent, traduction en vers français du Contrasto del denaro et del homo (Florence, 1515). Le volume fut réimprimé, à Paris, en 1530, par Alain Lotrian, et à Lyon, par la veuve Barnabé Chaussard.
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En 1525 en effet Antoine Couteau imprima pour Du Pré La Prison d’Amour, traduction française par François d’Assy d’un vieux roman de Diego de San Pedro, « faict en espagnol puis translaté en tusquan », sur la version italienne de Lelio Manfredi, Carcer d’Amor (Venise, 1514). L’édition de 1533 (Paris, Pierre Leber et Pierre Sergent), la première à être imprimée en caractères romains, en donne une version corrigée, que l’on attribue à Jean Beaufilz. Ce dernier passe pour être le traducteur d’un autre roman espagnol, Grisel y Mirabella (c. 1495) de Juan de Flores, également d’après la version italienne, Historia di Isabella et Aurelio (Milan, 1521), due au même Lelio Manfredi24. Publiée sous le titre Le Jugement d’Amour, cette traduction pourvue d’un privilège du 14 septembre 1529, accordé au libraire de l’université Jérôme Denis, était, de façon novatrice, imprimée en caractères romains. L’ouvrage connut un réel succès, attesté à la fois par ses rééditions et plus encore par les contrefaçons dont l’édition de Denis fit l’objet, à Paris, à Lyon et même à Caen, jusqu’en 153525. Entre ces deux titres concurrents, en 1527, Galliot du Pré avait fait paraître un ouvrage d’une tout autre ambition, Le Pérégrin de Jacopo Caviceo. Il s’agissait d’un « livre singulier […] puis nagueres translaté de vulgaire Italien en Françoys », ainsi que l’indique le privilège, en un volume in-folio imprimé en bâtarde par Nicolas Couteau. La première édition italienne avait été publiée en 1508 (Parme, Ottaviano Salado), suivie en 1513 d’une édition revue et augmentée de la Vie de Caviceo due au poète Giorgio Anselmi, et en 1515 d’une traduction espagnole par Hernando Diaz, publiée à Séville sous le titre de Libro de los honestos amores de Peregrino y Ginebra. Le traducteur français était le même que celui du Carcer d’amor, François d’Assy, un secrétaire du roi de Navarre et de la duchesse de Valentinois. Le Pérégrin connut plusieurs rééditions, toujours imprimées en bâtarde, pour Du Pré, et à Lyon pour Claude Nourry et sa veuve (1528, 1529 et 1533), avant de paraître dans la révision et avec les annotations de Jean Martin, chez Du Pré, en 1528, et chez d’autres libraires du Palais, jusqu’en 1540. Enfin, la même année 1527, en même temps qu’il publiait Le Pérégrin, Du Pré fit paraître La Célestine de Fernando de Rojas, « translatée d’ytalien en françois », dans une version anonyme établie à la fois sur le texte original (1499) et sur la traduction italienne d’Alfonso Ordonnez (Venise 1515). La Célestine connut elle aussi plusieurs rééditions, à Paris et à Lyon, chez Claude Nourry. Les différentes rééditions de ces quatre ouvrages, La prison d’Amour, Le Pérégrin, La Célestine, Le Jugement d’Amour, assurèrent la continuité de la série jusqu’en 1530, date à laquelle Galliot du Pré fit paraître les Treize élégantes demandes d‘amour, traduction d’un épisode du Filocolo de Boccace26. En raison des nombreux italianismes qu’elle contient, cette version anonyme, rééditée en 1534 et 1541, a pu être attribuée par Henri Hauvette à un « Italien qui avait séjourné en France assez longtemps »27 ; Robert Kemp pour sa part la rend à Jean Le Blond, l’adversaire de Marot, et le traducteur du Livre de Police humaine (1520) de Francesco Patrizzi.
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Voir R. Kemp, « La première édition du Jugement d’Amour de Flores (septembre 1529) publiée par Jérôme Denis avec le matériel de Geoffroy Tory », BHR, vol. 53, 1991, p. 709-726. Voir R. Kemp, « L’édition illicite du Jugement d’amour de Juan de Florès (1530), de Laurent Hyllaire, et l’univers du livre à Lyon à la fin des années 1520 », Revue française d’histoire du livre, vol. 118-121, 2003, p. 277-295. Voir Lionello Sozzi, « Boccaccio in Francia nel Cinquecento », dans Il Boccaccio nella cultura francese, C. Pellegrini (éd.), Firenze, L. S. Olschki, 1972, p. 258-259. Henri Hauvette, « Les plus anciennes traductions françaises de Boccace », Bulletin italien, vol. 8, 1908, p. 1-11, repris dans Études sur Boccace (1894-1916), Turin, Bottega d’Erasmo, 1968.
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Voir R. Kemp, « Les éditions parisiennes et lyonnaises de la Complainte de Fiammette de Boccace », Studi francesi, vol. 98, 1989, p. 247-261. Catalogue de la Librairie Maggs Bros, La Bibliothèque d’un humaniste d’après les livres choisis principalement dans les bibliothèques de Prosper Blanchemain et de M. Alfred Pereire, Paris [1935], n° 3. Verdun-Louis [Léon] Saulnier, « Boccace et la nouvelle française de la Renaissance : l’Urbano », Revue de littérature comparée, vol. 21, 1947, p. 404-413. Voir L. Sozzi, « Boccaccio in Francia nel Cinquecento », art. cit., p. 266-267. Sur le texte italien et la traduction, voir Janine Incardona et Pascale Mounier, « L’édition vénitienne d’Urbano et sa traduction vers 1533. La construction d’un Boccace lyonnais », Studi francesi, vol. 55, 2, 2011, p. 237-254. Voir S. Cappello, « “La non finie histoire de Flammette”. Avatars d’un dénouement incertain », dans Il Bianco e il nero. Studi di anglicistica, germanistica, romanistica e italianistica, vol. 1, 1997, p. 39-53. V.-L. Saulnier, Maurice Scève (ca. 1500-1560), Paris, Klincksieck, 1948, t. I, p. 49-71. Gérard Defaux, « De la traduction du Courtisan à celle de l’Hécatomphile. François Ier, Jacques Colin, Mellin de Saint-Gelais et le ms. BNF fr. 2335 », BHR, vol. 64, 2002, p. 539-542. Voir Magali Vène, « À propos d’une traduction retrouvée (La Déiphire de 1539) », Albertiana, vol. 10, 2007, p. 95-123, et vol. 11-12, 2008-2009, p. 139-164.
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En 1531, un autre libraire du Palais, Jean Longis, publia La Complainte de Fiammette à son amy Pamphile, traduction partielle de l’Elegia di madonna Fiammetta de Boccace, probablement d’après une édition du xve siècle28. Cette version anonyme porte des traits stylistiques qui permettent de la rapprocher de Jean Beaufilz. Elle a fait l’objet de plusieurs réimpressions, à Paris, jusqu’en 1541, et à Lyon, dans une forme révisée, par Claude Nourry (1532), François Juste (1532) et Olivier Arnoullet. En 1534 enfin, Galliot du Pré fit paraître l’Hécatomphile, dont ni l’auteur, Leon Battista Alberti, ni le traducteur n’étaient nommés. La traduction est attribuée à Mellin de Saint-Gelais par Prosper Blanchemain29, et Gérard Defaux propose de voir dans cette version une sorte de revanche du traducteur, évincé de la commande royale de la version du Cortegiano de Castiglione. L’Hécatomphile connut au moins 9 éditions jusqu’en 1540. Cette série romanesque se prolongea et s’élargit, sur les mêmes sujets, en une véritable dynamique éditoriale. A Lyon, vers 1533, Claude Nourry fit paraître Urbain le mescogneu, version attribuée à Claudine Scève d’une nouvelle mise sous le nom de Boccace, mais tirée en fait du Libro imperiale de Cambio di Stefano, probablement connu à travers une adaptation de Giovanni Bonsignori30. François Juste publia en 1535 La deplourable fin de Flamete, une traduction du Grimalte y Gradissa (c. 1495) de Juan de Flores, continuation de la Fiammette de Boccace31. La version, attribuée à Maurice Scève32, fut réimprimée à Paris l’année suivante par Denys Janot. En avril 1537, le Courtisan de Castiglione, « nouvellement traduict de langue ytalicque en françoys » par Jacques Colin et en partie par Jean Chaperon, et présenté comme une célébration de la Donna di palazzo, fut publié par Jean Longis et Vincent Sertenas, avant d’être complété et publié à Lyon l’année suivante, après une histoire éditoriale quelque peu compliquée, par François Juste, dans une version révisée par Mellin de Saint-Gelais, avec un privilège pour trois ans33. En 1539 enfin, en même temps que parut chez Denys Janot et Jean Longis L’Amant maltraicté de sa mye, traduit de l’espagnol de Diego de San Pedro par Nicolas Heberay des Essarts, Jean III du Pré, fils de Galliot du Pré, donnait une version anonyme de la Déiphire de Leon Battista Alberti, avec un privilège pour 3 ans34. L’ouvrage, une modeste plaquette de 32 feuillets in-16, est connu par un seul exemplaire. Il apparaît, dans le riche contexte de ces productions romanesques et sentimentales, comme une production opportuniste et tar-
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dive, qui ne connut pas de succès, et doit être rattaché aux autres traductions qui marquent, la même année, les débuts éditoriaux de Du Pré junior : une compilation de médecine populaire, le Bastiment de receptes, et un occasionnel, une Lettre de Constantinople, datée du 13 novembre. À l’opposé, on ajoutera un petit volume d’une présentation très soignée, qui porte cette série à sa perfection : Le Débat de deux gentilzhommes espagnols sur le faict d’Amour, imprimé en 1541 par Denys Janot pour lui-même et Jean Longis, d’après un original anonyme publié à Valence en 1513. Cet ouvrage confirme l’importance de la part espagnole, originale ou transmise par l’italien, dans cette inspiration romanesque. La traduction finit par produire ses fruits : dès 1538, les mêmes libraires parisiens publièrent Les Angoisses d’Hélisenne de Crenne, un roman sentimental nourri d’innombrables références au Pérégrin et à Fiammette35. Cette première illustration véritablement française du genre romanesque et sentimental permet d’interpréter rétrospectivement les traductions comme une étape, nécessairement provisoire, dans la maîtrise des genres et le développement d’une littérature nationale.
Des traductions en librairie Les ouvrages traduits de l’italien au début du xvie siècle, qu’ils aient été le résultat d’initiatives isolées ou qu’ils se rattachent à la série romanesque, sont pour la plupart d’importance et de durée limitées ; des petits livres, qui, à deux ou trois exceptions près, ne furent pas réédités après 1541. Les textes ainsi diffusés disparurent brutalement, même s’ils avaient connu un certain succès, tels le Pérégrin en particulier et presque toute la production romanesque. Dans le meilleur des cas, ces anciennes versions firent l’objet d’une révision et d’une réécriture drastiques destinées à les mettre à jour ; ce travail équivalait à une nouvelle traduction. Ainsi l’Historia d’Isabella e Aurelio, devenue Le Jugement d’amour en 1529, retraduite sous le titre d’Histoire d’Aurelio et Isabelle par Gilles Corrozet, fut publiée en édition bilingue à partir de 1546 et réimprimée jusqu’en 1582. De ce point de vue, on pourrait bien évoquer une génération, qui s’achève en 15351540, ou du moins noter un phénomène d’obsolescence de certains livres, lié à l’évolution de la langue et du style, mais aussi à celle du goût. Quelques rares ouvrages connurent une certaine longévité et se prolongèrent au-delà des limites de cette génération. D’une part, la vieille version des Triumphi de Pétrarque « rédigée en nostre diserte langue françoise », et publiée pour la première fois en 1514, s’imposa jusqu’en 155436. Cette longue durée s’explique. La traduction des Triumphi fait le lien entre le premier pétrarquisme aulique de la cour de Louis XII, centré autour de l’allégorisme moral, et le pétrarquisme lyrique
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Voir Magda Campanini Catani, « Le Angoisses douloureuses di Hélisenne de Crenne e il Libro del Peregrino di Jacopo Caviceo : due romanzi a confronto », dans Il Romanzo nella Francia del Rinascimento : dall,eredità medievale all,Astrea, actes du colloque (Gargnano, 1993), Fasano, Schena Editore, 1996, p. 165-178. Paris, Barthélemy Vérard, 23 mai 1514, in-folio ; Paris, Jean de La Garde, 9 juin 1519, in-folio, avec « plusieurs cotations » ; Paris, Hémon Le Fèvre, 20 août 1520, in-folio ; Paris, Philippe Le Noir pour lui-même et Jean Petit, c. 1525, in-folio ; Lyon, Denys de Harsy pour Romain Morin, 1531, in-8° ; vignettes ; Lyon, Denys de Harsy pour Romain Morin, 1532, in-8° ; Paris, Denys Janot, 1538, in-8°, 151 vignettes ; Paris, Denys Janot, 1539, in-8° ; Paris, Denys Janot, 1540, in-8° ; Paris, Jeanne de Marnef, 1545, in-16, édition procurée par Jacques Bourgeois ; Paris, Étienne Groulleau, 1554, in-16, avec le Chant des visions, par Marot.
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BnF ms. fr. 20020. Voir La Bibliothèque d’Anne de Montmorency, catalogue de l’exposition (Musée national de la Renaissance, Écouen, 1991), p. 21, no 6. Voir Paola Cifarelli, « Jean Maynier d’Oppède et Pétrarque », dans Les Poètes français de la Renaissance et Pétrarque, J. Balsamo (éd.), Genève, Droz, 2004, p. 85-104. Sur ce personnage, voir Alexandre Vidier, « Un bibliophile du xvie siècle : Nicolas Moreau Sr. d’Auteuil », dans Mélanges Picot, Paris, Librairie Damascène Morgand, E. Rohir successeur, 1913, t. II, p. 371-377 ; Anthony Hobson, « Histoire de la Belle Mélusine and Nicolas Moreau d’Auteuil », Bulletin du Bibliophile, 1993, p. 95-98.
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de la cour de François Ier. D’une certaine manière, elle a permis le moment pétrarquien des années 1535, marqué symboliquement par la découverte du pseudo-tombeau de Laure et le concours poétique qui suivit, et en retour, elle y a trouvé une nouvelle actualité dans la mesure où elle était alors sans concurrence. Cette ancienne version, anachronique à bien des égards, a été à l’origine d’une dynamique, à la fois littéraire et éditoriale, suscitant de nouvelles traductions du même texte et des autres textes pétrarquiens. En même temps qu’il rééditait cette version, Denys Janot, associé aux frères L’Angelier, publiait ainsi une traduction en vers, due à Jean Meynier d’Oppède, dont on conserve un manuscrit de présentation, adressé au connétable de Montmorency vers 153237. L’édition de Janot était une entreprise de libraire. La traduction de Meynier avait été révisée par un collaborateur de l’atelier, en partie en relation à la version en prose, qu’elle actualisait à partir d’éditions italiennes plus récentes. Les deux éditions suivaient une même présentation, un volume in-8° illustré38. Mais c’est la version en prose, révisée par Jacques Bourgeois, puis augmentée d’une des pièces majeures du pétrarquisme royal, le Chant des Visions de Marot, qui continua à être rééditée par les successeurs du libraire, la version en vers étant elle-même déjà en décalage par rapport à l’évolution de la poésie française des années 1540-1550. Dans un autre domaine et sur un mode très différent, le Traicté nouveau intitulé Bastiment de receptes, connut un succès plus durable encore même s’il était plus discret. Publié par Jean III du Pré en 1539, l’ouvrage était la traduction de l’Opera nuova intitolata Dificio di ricette (Venise 1525), un des nombreux petits « livres de secrets », contenant des recettes médicinales ou cosmétiques, qui avaient envahi le marché éditorial italien au début du siècle avant de se répandre en Europe. On dénombre au moins 23 éditions de la traduction française, publiées dans différentes villes, jusqu’en 1598, sous diverses formes. L’édition d’Anvers (1552) indique pour traducteur Quilery de Passebreve, qui est probablement le nom d’un réviseur. Un troisième ouvrage connut une longue fortune, l’Histoire de Morgant le geant, imprimée en 1519, rééditée plusieurs fois à la fin des années 1520 et 1530, encore publiée vers 1548 à Lyon par Olivier Arnoulet, puis à Paris, chez Jean Bonfons, dans les années 1570, pour finir chez Nicolas Bonfons en 1584. Ce succès est à comprendre dans la longue durée d’un genre, le roman de chevalerie, et sa transformation en une forme de culture populaire. L’aspect le plus caractéristique de ces rééditions est en effet l’emploi systématique de la bâtarde gothique, à un moment où celle-ci avait complètement disparu des imprimeries françaises. La pauvre qualité de ces volumes ne permet pas de les rattacher au goût nouveau pour l’ancienne littérature et ses formes, qui se développe dans les années 1570 sous le patronage de quelques érudits et d’amateurs raffinés tel Nicolas Moreau d’Auteuil, un des premiers collectionneurs de vieux romans39. Ces traductions ont leur géographie. La plupart de ces ouvrages, imprimés pour la première fois à Paris, furent immédiatement diffusés et réédités à Lyon. L’inverse est rarissime ; l’on
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ne connaît qu’un seul cas probable d’une édition lyonnaise diffusée ensuite à Paris : L’histoire de Guérin Mesquin, traduction de Guerrin meschino ou Meschino da Durazzo d’Andrea da Barberino, un poème composé au début du xive siècle et imprimé pour la première fois à Padoue en 1473, fut publiée le 16 avril 1530 à Lyon, par Olivier Arnoullet et Romain Morin. Le volume contient le Brief traicté du voyage de Hierusalem à Rome et de Monseigneur sainct Nycolas de Bari, de Jean de Cuchermoys « Lyonnois », qui précise que la traduction avait été faite à l’occasion d’un pèlerinage en Terre-sainte, en 149040. L’édition lyonnaise porte un privilège, qui permet sans doute de la considérer comme la première, par rapport à l’édition sans date, mais des mêmes années, publiée à Paris, par Alain Lotrian et Denys Janot. Peu de traductions de l’italien furent élaborées et publiées à Lyon pendant la même période. Outre Guerrin mesquin, on ne connaît que le Livre des fortifications de Battista della Valle, publié en 1529 chez Jacques Moderne, et Urbain le mescogneu, vers 1533, par Claude Nourry. Cette rareté des traductions dans une ville généralement considérée comme « italianisée » ou du moins tournée vers l’Italie confirme que les conditions sociales (en l’occurrence la présence d’une forte communauté italienne ou plus exactement de diverses « nations » italiennes) ne sont pas déterminantes en termes culturels, et qu’il n’y a pas de lien immédiat entre la traduction de l’italien et les Italiens établis en France. De façon générale, la traduction de l’italien est un choix des libraires « modernes » et une initiative parisienne, celle des libraires du Palais et de Notre-Dame. Les débuts de l’italianisme ne sont pas lyonnais, à l’exception de cas particuliers, expression de l’activité d’un cénacle lettré (ainsi Urbain le mescogneu et les Scève). Les libraires lyonnais copient et suivent des modèles éditoriaux parisiens. Le cas du Pérégrin est intéressant. La première édition de la traduction de D’Assy avait été publiée à Paris, pour Galliot du Pré, vers 1527, et non pas, comme il a longtemps été prétendu, à Lyon, par Nourry, en 152841. La véritable contribution lyonnaise en matière de traductions de l’italien a été plus tardive. Elle a connu deux moments, le premier moment entre 1550 et 1560, dans le cadre de la politique éditoriale en langue vernaculaire de Guillaume Rouillé42, le second, entre 1574 et 1583, correspondant avec la première phase de l’activité de Gabriel Chappuys, qui travaillait alors pour différents libraires. Ces deux périodes ont été précédées par les initiatives particulières et isolées de Jean de Vauzelles, qui traduisit l’œuvre sacrée de l’Arétin, les Trois Livres de l’humanité de Jésus Christ et La Passion, publiés chez les Trechsel, en 1539, les Sept Psaulmes de la Pénitence de David et La Genèse, en 1540 et 1542 chez Sébastien Gryphius43. Les traducteurs de ces ouvrages sont rarement nommés. Les quelques noms qui apparaissent sur certains titres ou dans des privilèges, Jean de La Forest, Jean Balarin de Raconis, Claude Platin, ne sont pas connus ; ils ne sont pas même mentionnés par les premiers bibliographes français, François de La Croix du Maine et Antoine du Verdier. Les pièces liminaires
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Voir Anna Maria Babbi, « Le traduzioni del Guerrin Meschino in Francia », dans Il Romanzo nella Francia del rinascimento dall’eredità medievale all’Astrea, op. cit., p. 145-153. Voir R. Kemp, « A complex case of privilege infringement in France: the history of the early editions of Caviceo’s Peregrin 1527-1529 », Bulletin du Bibliophile, 1992, p. 41-62. Voir Nathalie Z. Davis, « Publisher Guillaume Rouillé, businessman and humanist », dans Editing Sixteeenth Century Texts, R. J. Schoeck (éd.), Toronto, University of Toronto Press, 1966, p. 72-112. Voir la notice d’Elsa Kammerer en introduction à son édition des Trois Livres de l’Humanité de Jésus Christ, Paris, Presses de l’ENS, 2004.
Rememorent en quante servitude et obligation estoye envers toy, Très-vertueuse et très-prudente dame […] Mais de ce petit livret jadis converty de langue castillagne et
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Voir Glynn Norton, The Ideology and Language of Translation in Renaissance France, Genève, Droz, 1984. Sur le personnage, voir les différentes contributions au volume Un traducteur et un humaniste de l’époque de Charles VI : Laurent de Premierfait, C. Bozzolo (éd.), Paris, Publications de la Sorbonne, 2004. Voir Myra Orth, « The Prison of Love. A medieval romance in the French Renaissance and its illustrations », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, vol. 46, 1983, p. 211-221. D’Assy est mentionné par La Croix du Maine, Paris, 1584, p. 95. Voir également Silvio Ferrari, « La traduzione francese del Peregrino : echi della cultura ferrarese nella Francia del Cinquecento », dans Alla Corte degli Estensi, M. Bertozzi (éd.), Ferrare, Università degli Studi, 1994, p. 345-354.
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sont également rares, comme tout paratexte. Contrairement aux traductions postérieures à 1540, aucune des versions publiées jusqu’à cette date ne répond à une autre fin que de transmettre un texte étranger. Il n’y a pas d’« idéologie de la traduction » exprimée comme telle, ou du moins il n’y a pas encore de discours et de réflexion sur la traduction44. En 1529, dans son Champfleury, Geoffroy Tory considérait l’état d’enfance dans lequel se trouvait la langue française, qui n’était encore ni réglée ni polie. La traduction, ou du moins la traduction de l’italien, en tant que telle, répondait à des initiatives isolées, elle ne constituait pas encore un projet cohérent d’illustration de la langue française et encore moins le lieu de son apologie, à travers une émulation d’ordre stylistique avec l’italien. Le traducteur anonyme des Treize demandes d’amour (1531) adressait son œuvre à « celle qui merite tiltre de seule parfaicte » ; il lui proposait un petit ouvrage donnant la typologie des quatre sortes d’amants, avant de prétendre lui offrir une œuvre personnelle écrite d’un « stille plus hault eslevé ». La formule est topique, elle confirme à la fois le statut modeste du genre de la traduction et celui du traducteur. Ces traducteurs, dans la plupart des cas, n’étaient les auteurs que d’une seule version, et plusieurs traducteurs pouvaient concourir, à des titres divers, à un même ouvrage, ainsi, pour le Courtisan de 1537, Jacques Colin (c. 1490-1547), secrétaire de la chambre du roi, lecteur ordinaire et aumônier, dont on conserve le manuscrit de travail signé, Jean Chaperon, dit « Le Lassé de repos », Mellin de Saint-Gelais. Aucun d’entre eux toutefois n’apparaît explicitement comme l’auteur de la traduction publiée. Les traductions ressortissent généralement à des initiatives éditoriales, qui, pour la plupart, laissent dans l’anonymat le traducteur, homme de lettres et simple exécutant. Il est ainsi difficile et sans doute inutile de vouloir établir leur prosopographie. On pourra, au mieux, mettre en lumière des cas individuels de personnages d’un autre relief, qui à leur manière et dans la mesure où le choix de traduire pouvait leur incomber, ont pu jouer le rôle de véritables « passeurs de textes ». Outre Laurent de Premierfait, actif au début du xve siècle, mais dont le nom restait encore précisément rattaché aux traductions de Boccace45, le principal traducteur nommé et reconnu comme tel, est François d’Assy, sieur d’Ervau, « contreroleur des briz de la marine en Bretagne », dont le nom figure sur le titre du Pérégrin46. Les manuscrits de cet ouvrage sont aujourd’hui perdus, mais on conserve un exemplaire de présentation de la première édition, imprimé sur vélin et enluminé. En revanche, on conserve les manuscrits de présentation de La prison d’amour, dont certains, richement décorés, sont antérieurs à l’édition. D’Assy les a signés d’une devise. Il avait composé sa traduction pour Jacquette de Lansac, veuve d’Alexandre de Saint-Gelais :
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espaignolle en tuscan florentin par un ferrarois mon bon et singulier amy. Des mains duquel en ce premier voyage que le très-chrestien roy Françoys premier de ce nom mon souverain seigneur a fait en Lombardie, pour la conqueste de son estat ultramontain, ay recouvert. Et voyant que DASSEZ belle manière traictoit mesme pour jeunes dames j’ay entrepris mectre et translater dudit ytalien en notre vernacule et familere langue françoyse et te le dedier47.
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L’édition imprimée du Pérégrin ne mentionne pas le nom de la dédicataire, mais, adressée par l’auteur français à « l’excellence qui [s]a liberté en plus heureuse servitude a convertie », elle place expressément la traduction dans une relation de patronage et de servitude à l’égard d’une Dame de la cour :
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Me suis seulement rendu obeyssant au […] precept et commandement qu’il a pleu à vostre excellence me faire de translater ce petit œuvre intitulé le Peregrin.
Secrétaire de Louise Borgia, duchesse de Valentinois, la fille de César Borgia et de Charlotte d’Albret, épouse de Louis II de La Trémoille, D’Assy avait eu l’occasion d’effectuer plusieurs séjours en Italie où, selon son propre témoignage, il rencontra en 1515 le « magnifico » Lelio Manfredi, traducteur du Carcer d’amore. Ces circonstances pourraient ainsi expliquer l’origine et le destin éditorial de ses deux traductions. Les textes originaux avaient été élaborés à la cour de Ferrare ; les liens entre les Borgia et les Este, et ceux qui liaient les Este aux Valois ont été clairement rappelés par Myra Orth. L’auteur de la version italienne de La Prison était à la fois un client de François Ier à qui il dédia plusieurs recueils poétiques manuscrits, et un « ami » du traducteur français, qui lui-même élabora ses deux versions à la cour, ou du moins dans les cercles féminins, selon un langage et un style spécifiques à ces milieux. La traduction de la Prison d’Amour et celle du Pérégrin étaient des versions destinées à être offertes à des protecteurs précis, en l’occurrence des Dames, sous une première forme manuscrite et sous une forme imprimée qui en était le prolongement. Mais en même temps, ces traductions étaient destinées par le libraire à faire l’objet d’une véritable exploitation éditoriale. À cette fin, elles étaient soumises à un travail de correction et de mise à jour linguistique, analogue à la révision éditoriale effectuée par Guillaume de Tours et Clément Marot sur le Roman de la Rose et les autres textes de la collection des anciens poètes français de Galliot du Pré. Le Pérégrin a ainsi été corrigé et « exposé » par Jean Martin dès 152848, et La Prison d’amour, révisée un peu plus tard, en 1533 par Jean Beaufilz49. Celui-ci, un avocat au Châtelet, était lui-même un collaborateur des libraires du Palais50. La même année 1533, outre La Prison d’amour, il révisa Le Jugement d’Amour ainsi que Le Respit de la mort, de Jean le Fèvre. Sa devise « Plaisir fait vivre » figure sur les titres de ces éditions et dans la souscription du troisième ouvrage. On retrouve cette même devise sur le titre de deux autres traductions, les Généalogies des Papes de Platina, en 1519, et De la vie saine de
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BnF nouv. acq. fr. 7552; M. Orth, « The Prison of love… », art. cit., p. 213. Voir Mireille Huchon, « Jean Martin expositeur : à partir des marginales du Pérégrin de Caviceo », dans Jean Martin, un traducteur au temps de François Ier et de Henri II, « Cahiers V.-L. Saulnier », 16, Paris, Presses de l’ENS, 1999, p. 135-152. La traduction attribuée à Beaufilz a fait l’objet d’une édition moderne, Jugement d’Amour, I. Finotti (éd.), Paris, Classiques Garnier (« Textes de la Renaissance, 160 »), 2009. François de La Croix du Maine, Le Premier livre de la Bibliothèque, Paris, A. L’Angelier, 1584, p. 203.
[ J]’ay tasché de le retirer d’ung qui fidellement l’avoit traduit, en intention de le faire de brief sortir en lumiere […] Ce que je n’ay peu facilement sans en debourcer gros deniers […] Et voicy cependant que je faisois mes apprestes, on m’advertit de Paris que ledit livre du Courtisan estoit desjà imprimé et mis en vente. De quoy j’eus en moy non petite marrisson […] Quand dereschief ay sceu que ledict livre en ceste ville [Lyon] l’imprimoit on51.
Dans ce contexte, le rôle de Galliot du Pré, en 1525-1526, semble avoir été à la fois central et déterminant, en tant que successeur de Vérard et intermédiaire entre les lettrés de la cour et le monde du Palais52. Du Pré commença à publier en français en 1514, principalement des livres d’histoire
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Cité par G. Defaux, « De la traduction du Courtisan à celle de l’Hécatomphile. », art. cit., p. 538. Outre l’étude fondatrice d’Arthur Tilley, « A Paris’ bookseller : Galliot du Pré », Studies in the French Renaissance, Cambridge, The University Press, 1922, p. 168-218, voir Annie Charon, « Aspects de la politique éditoriale de Galliot du Pré », dans Le Livre dans l’Europe de la Renaissance, actes du colloque (Tours, 1985), Paris, Promodis, 1988, p. 209-218.
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Marsile Ficin, en 1541, qui peuvent lui être attribuées. La mention de cette devise sur les titres des ouvrages procurés par Beaufilz donne à celui-ci une véritable identité littéraire et elle confirme la reconnaissance d’un statut professionnel d’éditeur-réviseur et de traducteur. Il serait toutefois excessif d’opposer de façon tranchée un traducteur homme de cour, tel D’Assy, à un traducteur homme de lettres, Beaufils ou Martin. C’est précisément dans la « boutique de libraire », celle de Galliot du Pré au Palais, mais peut-être déjà dans celle de Vérard, que l’homme de cour, en fait, un secrétaire de maison princière, devenait lui-même un auteur. Qu’elle fût le fruit d’initiatives personnelles, dans le cadre d’un patronage de cour ou d’une relation de protection, voire d’un loisir lettré, ou au contraire d’une commande de libraire, la traduction publiée s’inscrit dans une dynamique éditoriale, dont elle renforce le mouvement : elle suscite des suites, des collections et provoque en retour de nouvelles traductions, elles-mêmes des œuvres de commande, ainsi que des phénomènes de concurrence, d’imitation et d’émulation, ou au contraire de collaboration et de répartition des spécialités entre libraires, tantôt rivaux tantôt associés. La vieille version du Cameron de Boccace, publiée par Vérard, fut à l’origine d’une telle dynamique ; elle fut suivie par la publication d’autres ouvrages de Boccace, anciennement traduits du latin par Laurent de Premierfait ou attribués à lui, Les Nobles malheureux (1494), De la louange des nobles dames (1493), La Généalogie des Dieux (1498). Ces quatre ouvrages furent ainsi réimprimés pendant près de quarante ans par différents libraires parisiens du Palais, avant de faire l’objet de nouvelles traductions. De la même manière, vers 1525, La Prison d’amour et Le Pérégrin suscitèrent un mouvement analogue, qui ne conduisait pas seulement les libraires à publier d’autres œuvres d’un même auteur et d’un même traducteur, mais aussi, plus largement cette fois, et de façon novatrice, des ouvrages d’un même genre. Enfin, on pourra situer la traduction du Courtisan de Castiglione et son édition dans un double contexte éditorial conflictuel, celui des rivalités personnelles opposant des lettrés de la cour, Colin et Mellin de Saint-Gelais, sur lesquelles insistait Defaux, mais surtout celui des concurrences éditoriales entre Paris et Lyon. François Juste précise ces circonstances dans l’épître qui conclut l’édition définitive, procurée par Étienne Dolet, qu’il donna de la traduction en 1538 :
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et de droit. En septembre 1516, en collaboration avec Michel Le Noir et Jean Petit, il publia un roman de chevalerie, L’Histoire du Sainct-Graal ; en 1517, le Nouveau monde par Du Redouer, une de ses premières traductions, la première de l’italien et d’une langue vulgaire. Aux ouvrages d’une matière traditionnelle (le droit en français, l’histoire et les romans de chevalerie), qui constituaient la part majeure de son activité, Du Pré ajouta les textes poétiques de la Grande rhétorique et de l’ancienne littérature française, puis la nouvelle littérature romanesque et féminine : d’un côté, Les Trois comptes de Cupido et d’Atropos de Jean Lemaire de Belges, Les Chants royaulx de Guillaume Cretin, édités par François Cherbonnier, les Faictz et dictz de Molinet, les Notables enseignemens de Gringore, Le Roman de la Rose, le recueil des Rondeaux en nombre trois cent cinquante ; de l’autre, La Prison d’Amour, Le Pérégrin, la Célestine, les Treize demandes d’amour. Tous ces textes étaient présentés de façon traditionnelle, imprimés en bâtarde. Du Pré, imité par ses concurrents, ajouta de surcroît à certaines de ces éditions une plus-value décorative et d’agrément, par un traitement nouveau réservé à l’illustration. Les dix éditions en lettres bâtardes des nouveaux romans sentimentaux étaient toutes illustrées, à l’exception du Jugement d’amour53. Robert Kemp, en 1989, fit remarquer que le roman sentimental représentait une des premières catégories de littérature à être publiée en France dans des éditions imprimées en caractère romain, tout en précisant que les éditions en romain n’étaient pas nécessairement plus soignées que les éditions en bâtarde54. Il rapportait l’initiative de cette formule typographique à Geoffroy Tory et à Jérôme Denis, qui avait fait paraître au mois de septembre 1529 le Jugement d’amour, premier roman à être imprimé en romain. Toutefois, il ne s’agissait pas du premier ouvrage en français à être imprimé sous cette forme : en 1519, Pierre Vidoue avait imprimé pour Galliot du Pré La Vie des Papes de Platina en caractères ronds, et en 1527, Josse Bade avait fait paraître dans cette même présentation typographique la première édition de la traduction française de Thucydide, Lhistoire de la guerre qui fut entre les Peloponesiens, par Claude de Seyssel, procurée par Clément Marot, ainsi que l’atteste un dizain liminaire. Mais en tout cas, venant avec le Champfleury, publié en avril de la même année, le Jugement d’amour était un de ceux par lesquels se fit le passage de la bâtarde au romain55. On pourra ainsi considérer cette publication insolite comme une expression symbolique, un manifeste en faveur de l’illustration du français, par les imprimeurs et les libraires de l’Université, qui donnaient pour la première fois au livre français une présentation « humaniste ». Cette nouveauté était simultanément assumée au Palais par Galliot du Pré, qui ne se borna pas à une expérience isolée, mais qui créa une véritable collection, celle des « anciens poètes français »56, ouverte dès 1528 par Les XXI Epistres d’Ovide, traduites par Octovien de Saint-Gelais et surtout Les Lunettes des Princes de Jehan Meschinot, et que suivirent en 1529, Les Œuvres, nouvellement reveues et corrigées d’Alain Chartier et en 1530, outre le Summaire ou Epitome du livre de Asse de Guillaume Budé, Le Rommant de la Rose, Le
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R. Kemp, « La première édition du Jugement d’amour », art. cit., p. 720. Id., « Les éditions parisiennes et lyonnaises
», art. cit., p. 264. Id., « La première édition du Jugement d’amour
», art. cit., p. 709. Voir notre étude « La collection des anciens poètes français de Galliot du Pré (1528-1533) », L’Analisi linguistica e letteraria, vol. 8, 1-2, 2000, p. 177-194. Le terme de collection est employé par Émile Picot dans le Catalogue des livres composant la bibliothèque de feu M. Le baron James de Rothschild, Paris, 1884, t. I, p. 253.
La confuse structure procedant non pas du traducteur mais par la faulte, comme il est aisé à veoir, de l’impression qui est de lours et gros caractères, desquels desjà a long temps qu’on n’use plus aux bons auteurs à imprimer.
Son édition du Courtisan était imprimée en romain, de même que l’Adolescence clémentine, la même année. En revanche, Juste avait imprimé en bâtarde le Gargantua de 1537. Dans ce cas, ainsi que l’atteste le titre, qui présente les deux caractères, ce choix peut ressortir à une intention esthétique, liée au genre littéraire archaïsant de l’œuvre et à une suggestion de l’auteur. En privilégiant le romain pour ses autres publications en français, Juste soulignait à la fois la portée de tels choix esthétiques et le système de valorisation auquel répondait ce changement typographique, ainsi que le rôle déterminant joué par les traductions dans le développement d’une littérature en français.
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Champion des Dames de Martin Franc. En 1531, Pierre Vidoue, l’imprimeur de Du Pré, imprima de la même manière, en lettres rondes, La Complainte de Fiammette pour Jean Longis, ainsi que pour lui-même, Galliot du Pré et Jean de Roigny, les Proverbium vulgarium libri tres de Charles de Bovelles qui, recensant 650 proverbes en français, peuvent apparaître comme un livre français en dépit de leur titre latin. De ce point de vue, en 1534, l’édition conjointe de l’Hécatomphile et des Fleurs de poésie, imprimée en romain, apparaît comme le point de convergence de la collection poétique et de la collection romanesque. Quatre ans plus tard, dans son avis accompagnant le Courtisan, François Juste pouvait déprécier l’édition concurrente publiée par Longis et Sertenas, précisément parce qu’elle était mal imprimée, en « gros caractères », c’est-à-dire en bâtarde :
La naissance d’un métier : traducteur Jalons chronologiques* Toshinori Uetani cesr, Tours
À la mémoire de Michel Simonin
Dans l’épître dédicatoire adressée à Guillaume Du Bellay en tête de son traité sur La Maniere de bien traduire d’une langue en aultre, Étienne Dolet fait un constat simple et éclairant : […] je scay, que quand on voulut reduire la langue Grecque, et Latine en art, cela ne fut absolu par ung homme, mais par plusieurs. Ce qui se faira pareillement en la langue Francoyse : et peu a peu par le moyen, et travail des gens doctes elle pourra etre reduicte en telle parfection, que les langues dessusdictes1.
Que Dolet ait conscience du caractère collectif de cette entreprise peut nous surprendre ; sa vision est cependant partagée par presque tous les hommes de plume en un temps où la langue française ne demande qu’à être enrichie2. Aujourd’hui, ces acteurs de l’ombre que sont les traducteurs commencent à faire l’objet de nombreuses études, mais nous mesurons encore mal l’étendue de l’entreprise accomplie collectivement, non « par ung homme, mais par plusieurs »3. Nous n’avons pas encore une idée précise de la façon dont se déroule le processus lent (« peu a peu ») décrit par Dolet. Il devrait cependant être possible de décrire, en reconstituant l’évolution de la production éditoriale en matière de traduction, en identifiant les acteurs impliqués à chaque étape et en étudiant les manières de traduire, les phases successives de ce processus de maturation (« réduction en art ») de la langue française4.
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La présente étude n’aurait pas été achevée sans les encouragements amicaux et la patience infinie de Christine Bénévent, à qui j’exprime ma gratitude. Je remercie Mmes Marie-Luce Demonet, Nicole Geunier, MM. Pierre Aquilon, Arnaud Coulombel, Jorge Fins, Rémi Jimenes et William Kemp pour leur relecture attentive et leurs conseils judicieux. Étienne Dolet, La Maniere de bien traduire d’une langue en aultre, A Lyon, chés Dolet mesme, 1540 (Reprint : s. l., Obsidiaire, 1990). Cf. Préfaces françaises, Claude Longeon (éd.), Genève, Droz, 1979, p. 88 ; Premiers combats pour la langue française, Claude Longeon (éd.), Paris, Librairie Générale Française, 1989, p. 80-82. Le passage est également cité par Valerie Worth, Practising translation in Renaissance France : The example of Étienne Dolet, Oxford, Clarendon Press, 1988, p. 225. Lire Ferdinand Brunot, Histoire de la langue française des origines à nos jours. Tome II, Le xvie siècle, Paris, Armand Colin, 1967, surtout « Considérations générales », p. 1-5. Nous soulignons. Une étude cohérente du phénomène devrait couvrir une période allant au moins des débuts de l’imprimerie jusqu’au milieu du xviie siècle. La différence de qualité des recensements entre les incunables et les cinquecentine nous oblige cependant à nous en tenir à un état des lieux centré sur le xvie siècle. Sur la traduction ou la publication en langue vernaculaire au xve siècle et au début du xvie siècle, voir Dominique Coq, « Les
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Aujourd’hui, la numérisation des imprimés anciens, le développement de catalogues en ligne et le traitement automatique du langage naturel (TAL) ouvrent de nouvelles perspectives de recherche. Malgré la multiplication des travaux sur la traduction au Moyen Âge5 et à la Renaissance et le développement de la « traductologie », nos connaissances sur les traducteurs du xvie siècle sont encore loin d’être exhaustives. Nous disposons cependant d’une tentative de synthèse réalisée par Paul Chavy : Traducteurs d’autrefois, Moyen Âge et Renaissance : Dictionnaire des traducteurs et de la littérature traduite en ancien et moyen français (842-1600)6. Ce répertoire, élaboré il y a vingt-cinq ans, garde encore aujourd’hui son immense mérite d’être le seul outil existant pour l’investigation de l’ensemble des traductions avant 16007, malgré quelques imperfections8. Il nous a donc semblé utile de dresser un état des lieux des connaissances rassemblées dans ces deux volumes. Qui traduit au xvie siècle ? Combien de traducteurs connaissons-nous ? Quel parcours ont-ils suivi ? Quels textes traduisent-ils ? À qui revient l’initiative de traduire un ouvrage ? En réexaminant l’important ensemble des données recueillies dans l’ouvrage de Paul Chavy, nous souhaiterions apporter des éléments de réponse à propos des traducteurs en langue française au xvie siècle, ce qui permettra, à terme, d’élaborer leur typologie.
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débuts de l’édition en langue vulgaire en France : Publics et politiques éditoriales », Gutenberg-Jahrbuch, 1987, p. 39-72 ; Frédéric Barbier, « L’invention de l’imprimerie et l’économie des langues en Europe au xve siècle », Histoire et civilisation du livre, IV, 2008, p. 21-46, surtout, p. 37-41 ; Malcolm Walsby, « Les premiers temps de l’imprimé vernaculaire français », dans Le Berceau du livre imprimé : Autour des incunables, Pierre Aquilon et Thierry Claerr (éd.), Turnhout, Brepols, 2010, p. 43-54. Voir, par exemple, la récente synthèse d’un projet collectif : Translations médiévales : cinq siècles de traductions en français au Moyen Âge (xie-xve siècles), Claudio Galderisi (dir.), Turnhout, Brepols, 2011. Genève, Slatkine, 1988. 2 volumes, 1544 p. Sous la double entrée des traducteurs et des auteurs traduits, Chavy organise son répertoire en fonction des unités de traduction, indiquées sous forme d’identifiant alpha-numérique. Chaque entrée d’auteur ou/et de traducteur peut comporter une courte mention biographique. Dans chaque notice d’auteur de l’original, les traductions sont classées selon l’ordre chronologique de la première publication (manuscrite ou imprimée) ; chaque entrée de traduction contient, avec son identifiant, l’année de la première publication, le titre, le lieu de publication (pour différentes pièces d’un recueil, seule la première pièce bénéficie de cette indexation) et, éventuellement, le lieu et l’année des rééditions, avec l’auteur, le titre et la langue de l’original. Chavy ne donne, en revanche, aucune information sur les paratextes (dédicaces, privilèges ou index), ni sur les aspects matériels (format, collation, etc.). Dans la présente étude, nous n’avons pas tenu compte de ses indications ni des lieux de publication, qui ne sont pas systématiques ni fiables, ni des rééditions qui sont loin d’être exhaustives. La bibliographie des travaux critiques sur chaque traduction ou traducteur est d’une grande utilité, mais elle mérite naturellement d’être actualisée. Sur les différents aspects de la richesse de ce dictionnaire, voir le compte rendu par Jean Delisle, TTR : Traduction, terminologie, rédaction, vol. 2, no1, 1989, p. 163-169. Louis Desgraves remarque dans son compte rendu, BHR, LI, 1989, p. 511-512, l’absence de nombreux titres recensés par l’Index aureliensis, alors que ce dernier figure dans la bibliographie (p. 17-29) ; nous regrettons aussi l’absence de références explicites aux bibliographies de référence (Baudrier, Renouard, etc.) : la vérification systématique dans ces ouvrages aurait permis à l’auteur de gagner en précision. Par ailleurs, les données de ce répertoire réalisé avant le développement d’outils numériques mériteraient d’être revues en tenant compte du progrès récent des bibliographies spécialisées et des catalogues en ligne, comme le Universal Short Title Catalogue ([http://www.ustc.ac.uk/], consulté le 28/07/2013) ou GLN 15-16 ([http://www.ville-ge.ch/bge/ gln/], consulté le 28/07/2013) ; nous pouvons aussi consulter des fac-similés, de plus en plus nombreux en ligne, à condition qu’ils reproduisent fidèlement l’état de l’original et que leurs métadonnées soient fiables. Enfin, en recensant les auteurs de l’original et les traducteurs dans un même répertoire, l’ouvrage de P. Chavy souffre de nombreuses incohérences de détail.
Vue d’ensemble Les chiffres
Graphique 1 - Évolution chronologique du nombre de traductions
Après une stagnation dans les premières décennies du siècle, nous observons dans la seconde moitié des années 1520 une légère croissance13, qui s’accélère dix ans plus tard, vers la fin des années 153014 et aboutit à une certaine stabilité dynamique tout au long des années 1540. La progression arrive
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Dans nos statistiques, les chiffres sont établis sur les unités alpha-numériques que Chavy attribue à chaque « traduction » (A-001, A-002…) ; nous utilisons désormais ces identifiants comme référence. Pour la période médiévale, les Translations médiévales, op. cit., recensent 1073 « œuvres-sources ». L. Desgraves, art. cit. ; d’après l’« Index des traductions par siècle » des Translations médiévales (p. 1513-1538), le nombre de traductions en français augmente de façon lente et constante entre les xe et xiie siècles (respectivement 1, 5 et 93 traductions par siècle), puis la progression devient sensible à partir du xiiie siècle (environ 500 aux xiiie et xive siècles) et s’accélère de nouveau au xve siècle (plus de 700). Le xvie siècle se situe en fait au point culminant de cette longue évolution. Je remercie Sandrine Breuil et Rémi Jimenes du programme « Bibliothèques Virtuelles Humanistes » (CESR) pour l’aide qu’ils m’ont apportée pour l’élaboration de ce graphique. Sur le traitement par la moyenne mobile, voir Jean-François Gilmont, Le livre réformé au xvie siècle, Paris, BnF, 2005, p. 10-11. Nous signalons que les chiffres traités ici d’après le recensement de Chavy n’ont aucune valeur en termes de production imprimée. Ils ne sont souvent qu’un nombre de « titres » avec toutes les ambiguïtés du terme (voir ci-dessous p. 39-41). Paul Chavy, « Les Traductions humanistes au début de la Renaissance française : traductions médiévales, traductions modernes », Canadian Review of Comparative Literature / Revue canadienne de littérature comparée, 1981, p. 284-306 : « à partir de 1526 l’activité des traducteurs a fortement augmenté » (p. 285). Dans son article, Chavy analyse les productions par périodes de 15 ans, il vaudrait donc mieux entendre ici « pendant la période de 15 ans qui commence en 1526 ». Cf. Henri-Jean Martin et Jeanne-Marie Dureau, « Des années de transition : 1500-1530 », dans Histoire de l'édition française, Roger Chartier et Henri-Jean Martin (dir.), Paris, Promodis, 1982, t. I, p. 216-225.
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• la naissance d,un métier : traducteur
Les Traducteurs d’autrefois recensent 3533 entrées d’œuvres traduites en français depuis les serments de Strasbourg jusqu’en 16009. Si nous comptons 863 titres traduits durant tout le Moyen Âge entre 842 et 150010, 2670 traductions auraient été produites entre 1501 et 1600. Le xvie siècle seul aurait ainsi traduit trois fois plus de titres que les sept siècles qui l’ont précédé11. La répartition chronologique des traductions telle qu’elle est représentée dans le graphique 1 témoigne de la progression, irrégulière mais significative, de la production en cent ans12.
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enfin à un apogée dans la seconde moitié des années 1550, puis fléchit quelque peu au cours des années 156015 avant de connaître un deuxième pic de production vers la fin des années 1570. Cette évolution, quoique plus fortement marquée, semble suivre celle que Henri-Jean Martin a observée pour la production imprimée de Paris et de Lyon16. Le premier pic de traductions vers 1560 correspond par ailleurs au moment où la proportion des ouvrages publiés en français dépasse celle des titres en latin17. Il faut cependant noter que ce graphique, qui ne tient compte que de la première édition de chaque nouvelle traduction, ne représente pas fidèlement la production et la diffusion réelles des traductions en français. Par exemple, les Vies de Plutarque traduites par Jacques Amyot et publiées par Michel de Vascosan en 1559 (le premier des deux pics de production) compteront au moins cinq rééditions ou contrefaçons à Paris, Genève ou Anvers au cours des années 156018. En pratique, pour les lecteurs du xvie siècle, le nombre de traductions disponibles augmentera donc constamment. Au cours des siècles suivants, la progression du nombre de titres traduits sera moins importante19.
Les langues
La répartition des langues originales n’est pas aussi simple à déterminer que nous pourrions l’imaginer, car bien des traductions n’indiquent pas la langue de leur version de base. Nous pouvons néanmoins dégager une tendance générale : plus de la moitié des 2670 publications recensées par Chavy sont traduites du latin20 ; viennent ensuite l’italien (environ 420)21, le grec 15 16
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Cf. Luce Guillerm, Sujet de l’écriture et traduction autour de 1540, Paris, Aux Amateurs de livres, 1988 : « Quant à la chute des années 1560, elle concerne l’ensemble de la production imprimée, et correspond à la fois à une période de troubles et aux manifestations d’une crise économique dont l’industrie des presses subit les effets. » (p. 393). Henri-Jean Martin, « Classements et conjonctures », dans Histoire de l’édition…, op. cit., t. I, p. 428-457, surtout p. 442, « graphiques 1 et 2 » ; voir également Emmanuel Le Roy Ladurie, « Une histoire sérielle du livre 1452-1970 », Histoire, économie et société, volume 14, no1, 1995, p. 3-24. D’après notre sondage à partir des données de l’USTC, la progression de la production générale des imprimés en Europe est plus régulière. Ibid., p. 445, « graphique 5 ». Michel Magnien remarque ce renversement entre latin et français dans la production de Michel de Vascosan en 1559 (« Des presses humanistes au service du vernaculaire ? Le cas Vascosan (vers 1500-1577) », dans Passeurs de textes : Imprimeurs et libraires à l’âge de l’humanisme, Christine Bénévent, Annie Charon, Isabelle Diu et Magali Vène (éd.), Paris, École nationale des Chartes, 2012, p. 133-165, surtout p. 156). René Sturel, Jacques Amyot : Traducteur des Vies parallèles de Plutarque, Paris, Champion, 1908, p. 617618 ; Michel Magnien « Plutarque en français : une illustration du vernaculaire », dans Passeurs de textes : Imprimeurs, éditeurs et lecteurs humanistes dans les collections de la bibliothèque Sainte-Geneviève, Yann Sordet (éd.), Turnhout, Brepols, 2009, p. 145. Les index de la « Bibliothèque des traductions de l’italien en français du xvie au xxe siècle » recensent, pour le seul domaine italien, 223 traducteurs au xvie siècle (J. Balsamo et al., Les traductions de l’italien en français au xvie siècle, Fasano, Schena / Paris, Hermann, 2009, p. 445-448) et 336 au xviie siècle, dont 50 avaient commencé leur activité au cours du siècle précédent (G. Dotoli et al., Les traductions de l’italien en français au xviie siècle, Fasano, Schena ; Paris, Hermann, 2001, p. 391-396) : il y a donc 63 traducteurs de plus, soit 28% d’augmentation. Cf. Valerie Worth-Stylianou, « Translations from Latin into French in the Renaissance », dans The Classical Heritage in France, Gerald Sandy (éd.), Leiden, Boston & Köln, Brill, 2002, p. 137-164 ; R. R. Bolgar, The Classical Heritage and the beneficiaries : from the Carolingian age to the end of the Renaissance, Cambridge, Cambridge University Press, 1954, Appendix II, « The Translations of the Greek and Roman Classical authors before 1600 », p. 526-541 ; Henri Van Hoof, Histoire de la traduction en Occident, Paris & Louvain-laNeuve, Duculot, 1991, p. 33-35. L’« Index des langues d’origine » de Chavy recense 408 ouvrages, tout en ajoutant un point d’interrogation sur plusieurs titres (Traducteurs d’autrefois, op. cit., p. 1513-1516). Sur le sujet, voir surtout la contribution de Jean Balsamo dans ce volume, p. 15 ; Jean Balsamo, Les Rencontres des muses, Genève, Slatkine, 1992 ; « La France et sa relation à l’Italie au xvie siècle (Bibliographie 1985-1994) », Nouvelle Revue du Seizième siècle,
no13/2, 1995, p. 267-289 ; Nicole Bingen, Le Maître italien (1510-1660), Bruxelles, Émile Van Balberghe, 1987 ; Émile Picot, Français italianisants au xvie siècle, Paris, Champion, 1906 ; H. Van Hoof, Histoire de la traduction…, op. cit., p. 39-40. L’index de Chavy en recense 524, dont 188 titres traduits à partir de la version latine (P. Chavy, Traducteurs 22 d’autrefois, op. cit., p. 1508-1512) ; R. R. Bolgar, The Classical Heritage…, op. cit., p. 506-525 ; cf. H. Van Hoof, Histoire de la traduction…, op. cit., p. 31-33. 23 L’index en recense 143, dont 10 traduits à partir de l’italien et un du latin (P. Chavy, Traducteurs d’autrefois…, op. cit., p. 1507-1508). Sur les traductions de l’espagnol, la synthèse de Sylvie Cantrelle (Essai de bibliographie analytique et raisonnée des traductions de livres espagnols en français de 1477 à 1610, thèse de l’université de Strasbourg II, 1992) ne tient malheureusement pas compte du fait que ces traducteurs ne traduisent pas uniquement les auteurs espagnols. Voir aussi H. Van Hoof, Histoire de la traduction…, op. cit., p. 40-41. 24 C’est dans les années 1520 que nous observons le plus grand nombre de textes traduits de l’allemand. L’époque correspond à la première introduction de textes de Luther ; voir ci-dessous p. 44-45. 25 P. Chavy, Traducteurs d’autrefois…, op. cit., p. 1505. Les sept traductions de textes anglais sont toutes publiées après 1570 ; quelques-unes sont établies à partir de leur version latine : John Leslie, Du Droit et titre de la Serenissime princesse Marie, royne d’Ecosse, 1584 (L-063) ; Thomas Harriot, Merveilleux et estrange rapport, toutesfois fidele, des commoditez qui se trouvent en Virginia, 1590 (H-006). 26 P. Chavy, Traducteurs d’autrefois…, op. cit., p. 1506-1516. Sur le plan textuel, les récits de voyage et les lettres de missionnaires contiennent bien d’autres langues récemment découvertes : par exemple, le colloque en tupi traduit en français au chapitre XX de l’Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil de Jean de Léry (1578). Sur les langues exotiques, voir J. Balsamo, « Les premières relations des missions de la Chine et leur réception française (1556-1608) », Nouvelle Revue du Seizième Siècle, no16/1, 1998, p. 155-184 ; le numéro spécial d’Histoire, Epistémologie, Langage, XXX, 2, 2008 : « Les langues du monde à la Renaissance » ; Donald F. Lach, Asia in Making of Europe, Chicago, University of Chicago Press, 1965, Volume I, Book 1, p. 314-331 et p. 427-467 ; 1977, Volume II, Book 2, p. 490-555. 27 P. Chavy, Traducteurs d’autrefois…, op. cit., p. 1517, « Index des langues intermédiaires » et ci-dessus les notes 22-23 et 25. En revanche, un texte italien peut être traduit en français à partir de sa version néerlandaise : Jean Impin Christophle, Instruction pour dresser et tenir comptes, Anvers, 1545 (C-136). Sur les traductions intermédiaires, voir William Kemp et Mathilde Thorel, « Édition et traduction à Paris et à Lyon 1500-1550 : la chose et le mot », Histoire et Civilisation du Livre, IV, 2008, p. 119-120. 28 Sur l’importance d’Anvers, ville polyglotte, et de ses écoles de langues, voir Terence Cave, Pré-histoires II : Langues étrangères et troubles économiques au xvie siècle, Genève, Droz, 2001, Première partie : « Polyglottes ». On peut ajouter à la liste de Chavy Pieter Coeck van Aelst qui aurait traduit le livre IV, Reigle generales, de l’Architecture de Sébastien Serlio (S-280, anonyme d’après Chavy) : voir Magali Vène, Bibliographia serliana, Catalogue des éditions imprimées des livres du traité d’architecture de Sebastiano Serlio (1537-1681), Paris, Picard, 2007, no5 ; Herman De La Fontaine-Verwey, « Pieter Coecke van Aelst and the publication of Serlio’s book on architecture », Quaerendo, 6, 1976, p. 167-194. 29 Voir Raymond Marcel et al., Traducteurs tourangeaux de la Renaissance (Exposition organisée à la Bibliothèque Municipale de Tours à l’occasion du Quatrième Stage International d’Études Humanistes), Tours, Centre d’Études Supérieures de la Renaissance, 1960. 30 Voir Lyon et l’illustration de la langue française à la Renaissance, Gérard Defaux (éd.), Lyon, ENS Éditions, 2003.
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• la naissance d,un métier : traducteur
(environ 330)22 et l’espagnol (162)23. Les autres langues (hébreu, allemand24, néerlandais, portugais, anglais25, catalan...) sont nettement moins représentées que ces quatre idiomes26. Un certain nombre de traductions sont faites à partir d’une autre langue que celle de l’original : les textes grecs sont quelquefois traduits à partir de leur version latine et plusieurs textes espagnols sont traduits à partir de leur version italienne27. Si le latin est leur bagage commun, bien des traducteurs maîtrisent, pratiquent ou apprennent plus d’une autre langue au cours de leur vie. Remarquons aussi le rôle important joué par plusieurs ressortissants des régions frontalières comme la Savoie (Claude de Seyssel), le Dauphiné (Antoine Le Maçon) ou les Pays-Bas (par exemple, Pieter van Ceulen : E-072 et C-241)28 à côté de nombreux traducteurs originaires d’Île-de-France, des régions ligérienne29 ou lyonnaise30. N’oublions pas non plus un certain nombre d’étrangers naturalisés comme Jacques
de Vintimille, originaire de Rhodes ; les Italiens sont nombreux tant à la Cour que dans des villes comme Lyon et des drogmans sont souvent recrutés aussi parmi les Italiens31. 38 toshinori uetani
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Identification des traducteurs : problèmes de méthode Traducteurs anonymes
À partir des 2670 titres traduits au cours du xvie siècle, Chavy relève les noms d’environ 900 traducteurs différents32. À côté des traductions dont l’auteur est identifié, environ 450 titres publiés sans nom de traducteur restent anonymes : 17% de l’ensemble des traductions posent donc des problèmes d’attribution33. Si l’anonymat est le lot commun de traducteurs à travers les siècles, il n’en soulève pas moins des questions sur la modalité du travail. Différentes parties ou diverses phases de la traduction d’un même texte peuvent être assumées par plusieurs personnes ; des toilettages peuvent être effectués dans l’atelier par les correcteurs. Enfin, la publication d’une traduction peut avoir un caractère collectif. Dans cette perspective, la pratique de la Compagnie de Jésus est significative34 : les lettres, souvent rédigées en espagnol ou portugais et envoyées par les missionnaires des quatre coins du monde, sont systématiquement traduites en latin et dans d’autres langues vernaculaires européennes, y compris le français. Par ailleurs, à une époque où la diplomatie a une importance accrue, des interprètes sont recrutés pour les négociations aussi bien avec le monde germanique qu’avec l’Orient35. Certaines sources manuscrites conservent la trace des travaux de ces traducteurs-interprètes36. Enfin, il faut aussi supposer, à côté de ces traductions plus ou moins connues, de nombreuses traductions perdues ou oubliées.
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Voir surtout Émile Picot, Les Italiens en France au xvie siècle. Introduction par Nuccio Ordine, Roma, Vecchiarelli, 1995. Si le nombre de traducteurs identifiés est relativement fiable, celui des « traductions » l’est beaucoup moins ; voir ci-dessous, p. 39-41. Les Translations médiévales, op. cit. recensent par ailleurs environ 400 traducteurs médiévaux (« Index des traducteurs », p. 1441-1444), dont plusieurs sont absents chez Chavy : Louis Le Blanc, François du Tronchoy, Jean Le Roy, Michault Taillevent ou Jean Tinctor. Luce Guillerm souligne « la disparition progressive de l’anonymat du traducteur » (Sujet de l’écriture…, op. cit., p. 400). En effet, la part de l’anonymat baisse à partir des années 1540 d’autour de 30 % à 10-20 %. Chavy regroupe sous une entrée « Jésuites » vingt-huit traductions de lettres, d’avis et d’avertissements envoyés par les missionnaires principalement de la Chine et du Japon ( J-097.1-28). Voir aussi Henri BernardMaître, « Le Japon et la France à l’époque de la Renaissance », Revue nationale chinoise, Shanghai, no46, 1942, p. 1-9 et p. 107-123 ; repris dans Présences occidentales au Japon : Du « siècle chrétien » à la réouverture du xixe siècle, Christophe Marquet (éd.), Paris, Cerf, 2011, p. 323-358. Voir aussi, sur les missionnaires en Chine, J. Balsamo, « Les premières relations des missions… », art. cit. ; sur la correspondance des missionnaires en provenance du Brésil, voir Jean-Claude Laborie, Mangeurs d’homme et mangeurs d’âme : une correspondance missionnaire au xvie siècle, la lettre jésuite du Brésil, 1549-1568, Paris, Champion, 2003. Marie-Christine Gomez-Géraud, « La figure de l’interprète dans quelques récits de voyage français à la Renaissance », dans Voyager à la Renaissance, Jean Céard et Jean-Claude Margolin (éd.), Paris, Maisonneuve et Larose, 1987, p. 319-335. On pourrait citer plusieurs interprètes-traducteurs connus par leurs traductions manuscrites, comme Domenico Olivieri, drogman en langue arabe pour Charles IX (BnF, Ms. Fr. 3259, f. 128 ; voir aussi François Pouqueville, « Mémoire historique et diplomatique sur le commerce et les établissements français au Levant, depuis l’an 500 de J. C. à la fin du xviie siècle », Mémoires de l’Institut Royal de France, Académie des inscriptions et belles-lettres, t. X, Paris, 1833, p. 560, n. 1). En revanche, Pierre Chambrier, recommandé en 1536 à François Ier comme interprète et traducteur des langues germaniques par le canton suisse de Soleure, ne semble pas avoir été recruté par ce dernier (Guillaume Ribier, Lettres et memoires d’Estat, des Roys, Princes, Ambassadeurs, & autres Ministres, sous les Regnes de François premier, Henry II. & François II., A Paris, Chez
Traducteurs-poètes
Quand on examine le nombre de publications par traducteur38, on constate immédiatement que certains poètes sont représentés par un nombre important de traductions : Clément Marot (25), Joachim Du Bellay (20), Jean-Antoine de Baïf (19), François Habert (14), Scévole de SainteMarthe (8), Philippe Desportes (6), Rémy Belleau (5) ou Pierre de Ronsard (5). Ces chiffres sont cependant trompeurs. Le répertoire de Chavy compte bien vingt-cinq traductions de Clément Marot39 : faut-il voir pour autant en ce poète un des traducteurs les plus prolifiques du xvie siècle ? Certes, l’Adolescence clementine commence par la traduction de la première Eglogue de Virgile40 et ses traductions de Cinquante psaumes, intégrées dans les psautiers huguenots, ont connu un succès durable41. Mais la plupart des traductions ainsi comptabilisées sont en fait contenues dans ses recueils de vers : quatre d’entre elles sont recensées dans l’Adolescence clementine en 153242, trois dans sa Suite en 153443, ou dans des recueils collectifs de psaumes ou dans Traductions de latin en françois44. Sur le plan bibliographique, les vingt-cinq traductions recensées par Chavy correspondent à seulement cinq recueils publiés. Outre de nombreuses adaptations intégrées à leurs propres œuvres, bien des poètes ont traduit des pièces de vers extraites de poètes grecs, latins, néo-latins ou italiens. Il en va de même avec Joachim Du Bellay, Pierre de Ronsard, Philippe Desportes, Scévole de Sainte-Marthe ou Jean-Antoine de Baïf. Ces exercices de style peuvent ne contenir que les quelques vers d’un sonnet ou d’une épigramme extraite du recueil original. Rares
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Frédéric Léonard, 1677, t. I, p. 24-25 ; sur la carrière ultérieure de Pierre Chambrier, voir la monographie sur son fils et sa famille : Rémy Scheurer, Pierre Chambrier, 1542 (?)-1609, Neuchâtel, Société d’histoire et d’archéologie du canton de Neuchâtel et famille Chambrier, 1988). La dernière édition du Dictionnaire des Lettres françaises, xvie siècle (Michel Simonin (éd.), Paris, Fayard, 2001) ne consacre pas de notice à 359 des 894 traducteurs recensés par Chavy. Voir ci-dessous la table 1 de notre « Annexe ». B-030, B-118, E-058, E-129, F-038, I-011, L-040, L-115, M-135, M-149, O-064, O-065, O-081, P-083, P-085, P-350, P-351, P-352, P-354, P-356, P-357, S-189, V-082, V-090 et V-093. V-082 ; voir les Œuvres poétiques, Gérard Defaux (éd.), Paris, Classiques Garnier, 1990 et 1993. P-350-352, P-354, P-356-357 ; sur la traduction de psaumes par Marot, voir Michel Jeanneret, Poésie et tradition biblique au xvie siècle : Recherches stylistiques sur les paraphrases des psaumes de Marot à Malherbe, Paris, José Corti, 1969, p. 51-87 ; Catherine Reuben, La Traduction des Psaumes de David par Clément Marot. Aspects poétiques et théologiques, Paris-Genève, Champion-Slatkine, 2000. Virgile (V-082), Lucien (L-111), Béroalde l’Ancien (B-118), Nicolas Barthélemy (B-030). Moschos (M-135), Pétrarque (P-083) et Ovide (O-064). Voir Michel Simonin, « De Marot à Ronsard : les Traductions de Latin en François (1550-1554) », dans La Génération Marot. Poètes français et néo-latins (1515-1550), Gérard Defaux et Michel Simonin (éd.), actes du colloque international (Cahors en Quercy, 21-25 mai 1996), Paris, Champion, 1997, p. 759-782 ; repris dans L’Encre et la lumière, Genève, Droz, 2004, p. 681-703.
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• la naissance d,un métier : traducteur
Même lorsque le nom du traducteur d’une œuvre nous est parvenu, nous disposons généralement de peu d’informations biographiques à son sujet sauf pour quelques figures exceptionnelles. Les rares notices qui leur sont consacrées sont souvent limitées à la seule information « traducteur de... »37. Les éléments qui figurent quelquefois sur la page de titre et les renseignements mentionnés dans le privilège ou des pièces liminaires sont d’autant plus précieux qu’ils peuvent non seulement nous renseigner sur les origines géographiques ou le statut du traducteur, mais aussi mettre en évidence des réseaux de protecteurs et de commanditaires auxquels il appartient, voire révéler une partie du processus éditorial qui le conduit à traduire et publier ces livres.
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sont les recueils de poésie intégralement traduits45. Quant à la traduction de l’Iliade par Hugues Salel, elle est recensée trois fois entre 1542 et 1554 (H-091, H-092 et H-096), car chaque réédition est augmentée par rapport à la précédente. Cependant, l’ensemble forme incontestablement une seule et même tradition textuelle46. Chavy recense ainsi les deux premiers livres trois fois et les huit livres suivants deux fois47. Quand l’ensemble des vingt-quatre livres de l’Iliade sera enfin édité en 1580, les treize derniers traduits par Amadis Jamyn compléteront ceux qui sont déjà publiés par Salel (H-101). De la même manière, plusieurs œuvres de poètes classiques comme Virgile48 ou Horace49 sont éditées collectivement avec des traductions de plusieurs auteurs ou publiées de façon anonyme comme le Therence en francoys d’Antoine Vérard entre 1500 et 150350. En mêlant unités bibliographiques et unités textuelles, le répertoire de Chavy engendre ainsi des distorsions statistiques qui nous obligent à réfléchir à la méthode et à l’unité de base du recensement pour les travaux à venir51. Pour éviter les redondances et le mélange de données hétérogènes, il conviendrait de distinguer au moins deux niveaux : données bibliographiques et données textuelles, une édition pouvant contenir une traduction partielle ou plusieurs traductions de différentes œuvres52. Outre un recensement bibliographique des traductions publiées et
Signalons quelques exceptions : les recueils de Pétrarque par Vasquin Philieul, Laure d’Avignon, 1548 et Toutes les Œuvres vulgaires, 1555 (P-088 et P-091 ; voir Giovanna Bellati, « La traduction du Canzoniere de Vasquin Philieul », dans Les Poètes français de la Renaissance et Pétrarque, Jean Balsamo (éd.), Genève, Droz, 2004, p. 203-228) ; Petrarque en rime françoise, aveq ses commentaires, par Philippe de Maldeghem, Bruxelles, 1600 (P-101 ; Jean Balsamo, « Philippe de Maldeghem ou Pétrarque en Flancre (1600) », ibid., p. 491-505). 46 Il faudrait aussi remarquer que si l’édition lyonnaise de 1542 est désavouée par Salel, ce dernier avait présenté la même année un manuscrit à François Ier. Sur cette traduction, voir Philip Ford, De Troie à Itaque : Réception des épopées homériques à la Renaissance, Genève, Droz, 2007, p. 240-244 ; Marie-Pierre Laffitte et Fabienne Le Bars, Reliures royales de la Renaissance : La librairie de Fontainebleau 1544-1570, Paris, Bibliothèque nationale de France, 1999, p. 53-55. 47 Une redondance similaire est observée pour les Psaumes (P-350-352, P-354-357) ou Virgile (V-082, V-089, V-090 et V-093). 48 Les Œuvres de Virgile sont d’abord publiées en 1529 avec les traductions de Guillaume Michel pour les Bucoliques et Géorgiques et celle d’Octovien de Saint-Gelais, revue par Jean d’Ivry, pour l’Énéide (édition absente chez Chavy) ; Brigitte Moreau, Inventaire chronologique des éditions parisiennes du xvie siècle d’après les manuscrits de Philippe Renouard, Paris, Imprimerie municipale, 1985, t. III, no1947 ; Craig Kallendorf, A Bibliography of the early printed editions of Virgil, 1469-1850, New Castle, Oak Knoll Press, 2012, FW1529.1) ; une deuxième version des Œuvres sera publiée en 1574 avec la traduction par Marot de la première Bucolique, celle des neuf autres Bucoliques et des Géorgiques par Richard Le Blanc et celle de l’Énéide par Louis Des Masures (V-093 ; Kallendorf, FW1574.1) ; enfin les frères Robert et Antoine Le Chevalier d’Agneaux en publient une autre version en 1582 (V-097 ; Kallendorf, FW1582. 1 et 2). 49 H-122 ; cf. Raymond Lebègue, « Horace en France pendant la Renaissance », Humanisme et Renaissance, III, 1936, p. 141-164, p. 289-308 et p. 384-412. 50 T-032 ; voir Mary Beth Winn, Anthoine Vérard, Parisian publisher 1485-1512, Genève, Droz, 1997, p. 128. Sur Térence au xvie siècle, voir Harold Lawton, Térence en France au xvie siècle, Paris, Jouve, 1926. 51 Voir la remarque méthodologique de Jean Balsamo dans son introduction aux Traductions de l’italien…, op. cit. : « [...] ce répertoire bibliographique est forcément incomplet : si d’une part il recense les traductions partielles ou ponctuelles, qui ne constituent pas la matière d’un volume entier, ou du moins d’une partie identifiée, de l’autre il ne contient pas les traductions restées manuscrites : d’un côté les nombreuses pièces de vers adaptées ou précisément traduites de l’italien, si abondantes dans la poésie française du xvie siècle, ainsi les imitations en vers de tel chant du Roland furieux, de l’autre des traductions importantes, ainsi les Triumphes de Pétrarque, traduits par Simon Bourgouyn, qui illustrent la littérature et l’art de la cour de Louis XII. Un répertoire des traductions imprimées a sa légitimité dans sa cohérence même, celle d’un outil qui appartient à l’histoire du livre autant qu’il permet à l’histoire culturelle de formuler ses généralités » (p. 18-19). 52 Des recherches sur la structuration et l’indexation à plusieurs niveaux (bibliographique, textuel et linguistique) sont menées dans le cadre du programme « Bibliothèques Virtuelles Humanistes » (dir. Marie-Luce 45
des témoignages manuscrits, la tradition textuelle de chaque ouvrage traduit devrait être recensée avec l’indication, si possible, de l’original utilisé53. 41
Traducteurs « occasionnels »
Demonet : [http://www.bvh.univ-tours.fr/]). Dans les Translations médiévales, le corpus médiéval, essentiellement manuscrit, est organisé sur trois niveaux d’unités : « œuvres-sources », « version(s) du livre-source » et « traductions » : voir Claudio Galderisi, « Accessus au corpus Transmédié. Exhaustivité, subjectivité, interactivité… et catastrophes », dans Translations médiévales…, op. cit., t. I, p. 5-52. 54 Les Commentaires de César, 1531 (C-113) ; sur Étienne de Laigue, voir Marie-Élisabeth Boutroue, « Étienne de Laigue et le commentaire de Jules César à la Renaissance », Cahiers de Recherches Médiévales, 14, 2007, p. 159172 ; ead., « Étienne de Laigue, un gentilhomme du Berry dans la mouvance politique des frères du Bellay ? », dans Bourges à la Renaissance, homme de lettres, hommes de lois, Stéphan Geonget (dir.), Paris, Klincksieck, 2011, p. 193-211. 55 Le Philocope de Boccace, 1542 (B-227). 56 Le Decameron, 1545 (B-229). 57 Le Prince de Machiavel, 1553 (M-014). 58 Paris, Michel de Vascosan, 1543 (P-229) ; voir R. Sturel, Jacques Amyot…, op. cit. et M. Magnien, « Des presses humanistes au service du vernaculaire ? », art. cit., p. 141-142. 59 Sur les traductions françaises de la Bible au xvie siècle, voir Betty Thomas Chambers, Bibliography of French Bibles : Fifteenth- and Sixteenth-Century French-Language Editions of the Scriptures, Genève, Droz, 1983 ; PierreMaurice Bogaert et Jean-François Gilmont, « De Lefèvre d’Étaples à la fin du xvie siècle », dans Les Bibles en français : histoire illustrée du Moyen Âge à nos jours, Pierre-Maurice Bogaert (dir.), Turnhout, Brepols, 1991, p. 47106. Outre ces traductions et différentes versions des Psaumes, la Bible est publiée au xvie siècle dans les versions de nombreux traducteurs : Jean de Rely (B-167) ; Julien Macho et Pierre Farget (B-165) ; Nicolas de Leuze et François de Larben (B-173 : Bible de Louvain) ; René Benoist (B-176)… 60 B-168-169. 61 B-171 ; voir Olivétan, traducteur de la Bible, Georges Casalis et Bernard Roussel (éd.), Paris, Le Cerf, 1987. 62 B-175 ; sur la Bible de Castellion, voir, outre l’édition intégrale par Marie-Christine Gomez-Géraud (Paris, Bayard, 2005) et les éditions par Max Engammare, Nicole Gueunier et al. de la Genèse (Genève, Droz, 2004) et des Livres de Salomon (ibid., 2008), Autour de la Bible de Castellion, Nicole Gueunier (éd.), Journal de la Renaissance, 3, 2005, p. 13-93 ; Carine Skupien Dekens, Traduire pour le peuple de Dieu : La syntaxe française dans la traduction de la Bible par Sébastien Castellion, Bâle, 1555, Genève, Droz, 2009. Il faudrait ajouter à la liste de Chavy deux textes latins de Castellion traduits en français par lui-même : De l’impunité des hérétiques / De haereticis non puniendis, Bruno Beciker et M. Valkhoff (éd.), Genève, Droz, 1971 ; Dialogues sacrés / Dialogi sacri (Premier Livre), David Amherdt et Yves Giraud (éd.), Genève, Droz, 2004. 53
la naissance d,un métier : traducteur
Sur 894 « traducteurs » identifiés chez Chavy, 538 ne sont connus que par un seul titre traduit. Si l’on y ajoute 153 autres qui n’en ont traduit que deux et 62 qui en ont publié trois, le nombre de ces traducteurs occasionnels s’élève à 753, soit environ 85 % de l’ensemble des traducteurs du siècle. Le faible chiffre de leurs productions ne doit cependant pas nous conduire à sousestimer leur importance. Plusieurs de leurs œuvres ont été rééditées à de nombreuses reprises et ont exercé une influence durable : ainsi en est-il des traductions d’Étienne de Laigue54, Adrien Sévin55, Antoine Le Maçon56, Gaspard d’Auvergne57… Il existe aussi des traductions, dont on ne connaît qu’une seule édition mais dont l’importance n’est pas moindre, comme les Huit vies de Plutarque traduites par Georges de Selve et publiées après le décès prématuré de ce dernier en 154258. La tâche du prélat helléniste sera achevée plus de quinze ans plus tard par Jacques Amyot. Parmi de nombreux traducteurs de la Bible59, Jacques Lefèvre d’Étaples60 et Olivétan61 n’ont pas laissé d’autre traduction en français. Par ailleurs, la version française de Sébastien Castellion62 n’a connu qu’une seule édition. Il n’en reste pas moins que leur importance est capitale dans l’histoire de la traduction. En outre, les révisions successives illustrent bien le caractère collectif de
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l’entreprise63, chaque édition portant explicitement ou implicitement l’héritage des traductions précédentes. Ainsi, Jean Calvin (B-174), qui avait rédigé la préface à la Bible d’Olivétan dès sa première édition, ainsi que ses collaborateurs continueront à réviser cette traduction. En outre, en traduisant lui-même de latin en français l’Institution de la religion chrestienne, Calvin marque une étape décisive aussi bien pour l’histoire de la Réforme que pour celle de la langue française64. On peut encore citer le cas de Guillaume Farel : outre sa traduction du Pater noster65, il joua un rôle important dans la diffusion des textes réformés en français66. Enfin, certains auteurs majeurs du xvie siècle ont publié, souvent avant leurs œuvres originales, une unique traduction : parmi d’autres, Maurice Scève, La Deplourable fin de Flamete de Juan de Flores, 1535 (F-049) et Michel de Montaigne, La Theologie naturelle de Raymond Sebon, 1569 (S-219)67. À ces traducteurs occasionnels, nous pouvons ajouter quelques femmes-traductrices, encore très peu nombreuses68. Chavy en compte à peine huit pour tout un siècle69 : Marguerite de Cambis70, Hélisenne de Crenne71, Madeleine et Catherine Des Roches72, Marie de Romieu73, Anne de Marquets74, Marguerite de Valois, reine de Navarre75 et Marie Stuart76.
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Sur l’hypothèse d’un travail collectif, voir P.-M. Bogaert et J.-F. Gilmont, « De Lefèvre d’Étaples à la fin du xvie siècle », art. cit., p. 54-55. 64 C-014 ; voir l’édition critique par Olivier Millet de la version de 1541 (Genève, Droz, 2008). Quant à ses commentaires sur la Bible, ils sont traduits par ses collaborateurs, dont Nicolas Des Gallars, Jean Budé ou Charles de Jonviller (P. Chavy, Traducteurs d’autrefois…, op. cit., p. 292, sans identifiant). 65 Édition par Francis Higman, Genève, Droz, 1982. Dans l’article « Pater noster », Chavy recense un certain nombre de traductions et de paraphrases, sans leur attribuer d’identifiant (p. 1072-1074). 66 Voir Reinhard Bodenmann, « Farel et le livre réformé français », dans Le livre évangélique en français avant Calvin : Études originales, publications d’inédits, catalogues d’éditions anciennes, Jean-François Gilmont et William Kemp (éd.), Turnhout, Brepols, 2004, p. 13-39. 67 Voir Jean Porcher, « La Théologie naturelle et les théories de la traduction au xvie siècle », dans Michel de Montaigne, Oeuvres complètes, A. Armaingaud (éd.), Paris, Louis Conard, 1939, vol. 10, p. 462-479 ; contributions de Jean Céard, Mireille Habert, Philip Hendrick, Valérie Worth-Stylianou et Luce Guillerm dans Montaigne Studies, Volume 5, 1993, « Montaigne traducteur, Montaigne voyageur » ; Mireille Habert, Montaigne, traducteur de la Théologie naturelle : Plaisantes et sainctes imaginations, Paris, Classiques Garnier, 2010. 68 Jean Delisle parle de « l’absence quasi-totale des femmes » dans son compte rendu cité supra (n. 7), p. 168. 69 On peut encore citer Marie de Gournay, qui a publié dès 1594 sa version du second livre de l’Aeneide dans Le Promounoir de Monsieur de Montaigne, outre les traductions de citations dans les Essais (voir Valerie Worth-Stylianou, « Marie de Gournay traductrice », dans Marie de Gournay, Œuvres complètes, Jean-Claude Arnould (éd.), Paris, Champion, 2002, p. 56-82). 70 Trissino, De la Vie que doit tenir une dame veuve, 1554 (T-134) ; Boccace, Epistre consolatoire de l’exil, 1556 (B-234). 71 Quatre livres des Éneides, Paris, 1541 (V-083). 72 Pythagore, Vers dorés, Poitiers, 1583 (P-371) ; Claudien, Le Ravissement de Proserpine, Paris, 1586 (C-208 ; voir Katherine M. MacDonald, « Broderie sur la traduction féminine : Le Ravissement de Proserpine de Catherine Des Roches (1586) », Nouvelle Revue du xvie siècle, 22/2, 2004, p. 83-93). 73 A. Piccolomini, Instruction pour les jeunes femmes, Lyon, 1573 (P-123) ; trois titres non signalés comme traductions dans ses Premieres œuvres, Paris, 1581 (P-039, P-097, S-199). 74 M. A. Flaminio, Les Divines poesies, 1568 (F-039) ; Cl. d’Espence, Collectes lithurgiques, Paris, 1566 (E-087). 75 Isocrate, Oraison escripte a Nicocles roy de Cypres touchant l’administration d’un royaume (Milan, Trivulziana, Ms. 2412), 1542 (I-018) ; voir Pierre Jourda, « Une traduction inédite d’Isocrate », Revue du Seizième siècle, 16, 1929, p. 283-300 ; Luther, Pater noster faict en translation et dyalogue par la Royne de Navarre (L-162 ; ms.). 76 John Leslie, Meditation recueillie du livre des Consolations divines, 1574 (L-062).
Ces réflexions préalablement posées, tout en étant conscients des possibilités et des limites de la méthode et des données employées ici, nous pouvons observer l’évolution de la traduction au xvie siècle.
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• Le premier quart du siècle
Durant le premier quart du siècle, les activités de traduction restent encore modestes : en moyenne moins de six traductions sortent des presses chaque année. L’imprimerie continue à publier les œuvres de traducteurs des siècles précédents77, tels Laurent de Premierfait78, Octovien de Saint-Gelais79, Julien Macho80, Robert Gaguin81 ou Pierre Desrey82. Ainsi bien des textes d’auteurs classiques ou médiévaux traduits au cours des xive et xve siècles alimentent-ils les presses83. Pendant le règne de Louis XII, excepté quelques poètes courtisans comme Jean d’Ivry, Guillaume Crétin ou Macé de Villebresme qui ont traduit des pièces de circonstance (A-123-125), Claude de Seyssel est pratiquement le seul à avoir traduit plusieurs textes de l’Antiquité. Issu d’une famille noble savoyarde, Claude de Seyssel a passé plusieurs fois les Monts au cours de sa vie84. Après la formation à Pavie et l’enseignement du droit à Turin, il sert d’abord le duc de Savoie. Ce n’est que vers 1499 qu’il deviendra le conseiller de Charles VIII, puis de Louis XII. Vers la fin de sa vie et après l’avènement du jeune François d’Angoulême, il quitte la cour pour son évêché de Marseille. De là, il repasse les frontières pour finir ses jours dans son archevêché de Turin. C’est pendant son service à la cour de France entre 1504 et 1514 qu’il présente des traductions d’historiens grecs et latins85. Par ailleurs, il développe
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P. Chavy, « Les Traductions humanistes… », art. cit., p. 285-286. Des Cas des ruynes des nobles hommes et femmes (B-211) ; Des Cent nouvelles de Boccace (B-213) ; Le livre de Vieillesse de Cicéron (C-143), etc. Sur la réception française de Boccace, voir Henri Hauvette, Les plus anciennes traductions françaises de Boccace, Bordeaux, 1909 (extrait du Bulletin italien) ; Lionello Sozzi, « Boccaccio in Francia nel Cinquecento », dans Il Boccaccio nella cultura francese, Florence, Certaldo, 1971, p. 211-356. Sur Laurent de Premierfait, voir Un traducteur et un humaniste de l’époque de Charles VI : Laurent de Premierfait, Carla Bozzolo (dir.), Paris, Publications de la Sorbonne, 2004. 79 Le Recueil des epistres d’Ovide (O-059) ; Les Eneydes de Virgile, (V-079) : édition posthume revue par Jean d’Ivry, Paris, Vérard, 1509 ; sur cette édition, voir M. B. Winn, Antoine Vérard, op. cit., p. 127-129. 80 A-293 ; sur les traductions des fables d’Ésope et leurs éditions, voir Gianni Mombello, Le Raccolte francesi di favole esopiane dal 1480 alla fine del secolo XVI, Genève & Paris, Slatkine, 1981. 81 César, Les Commentaires (C-112). 82 Nicolas de Lyre, Les Postilles et exposition des espitres et evangilles dominicales (N-018) ; Platina, Les Genealogies, faitz et gestes des Saincts Peres papes (P-173). 83 Rudolf Hirsh, « Classics in the vulgar tongues printed during the inital fifty years 1471-1520 », The Papers of the Bibliographical Society of America, vol. 84, 1987, p. 249-337 ; D. Coq, « Les débuts de l’édition… », art. cit. 84 Sur Claude de Seyssel, voir Jacques Poujol, « Introduction » à son édition de La Monarchie de France, Paris, Librairie d’Argences, 1961, p. 11-58 ; Rebecca Ard Boone, War, Domination, and the Monarchy of France : Claude de Seyssel and the Language of Politics in the Renaissance, Leiden & Boston, Brill, 2007 ; Claude de Seyssel : Écrire l’histoire, penser le politique en France, à l’aube des temps modernes, Patricia Eichel-Lojkine (éd.), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010. 85 Xénophon, Histoire du voyage que fit Cyrus, 1504-1505 (X-005) ; Plutarque (P-212 et P-213) ; Appien, 1509 (A141) ; Justin, Les Histoires universelles de Trogue Pompee, abbregees par Justin Historien, 1509 ( J-140) ; Diodore de Sicile, L’Histoire des successeurs de Alexandre le Grand, 1510 (D-072) ; Eusèbe, L’Histoire ecclesiastique, 1512 (E-112) ; Thucydide, L’Histoire, 1514 (T-103) ; voir La Monarchie de France…, op. cit., p. 22-24 ; Paul Chavy,
la naissance d,un métier : traducteur
L’émergence de la traduction
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dans plusieurs de ses préfaces ses réflexions en matière de philosophie politique, comme le fera plus tard Loys Le Roy86. Ayant accès à la « librairie » du roi, le conseiller de Louis XII aurait joui d’excellentes conditions de travail. Sans être lui-même helléniste, Claude de Seyssel bénéficie de l’assistance de Janus Lascaris qui, pour lui, traduit de grec en latin la Cyropédie ou paraphrase les passages de la version latine par Valla de Thucydide. Si ses conditions de travail sont exceptionnelles, son public ne l’est pas moins. « Claude de Seyssel écrivait ses traductions à l’usage du Roi ; il ne semble pas qu’il se soit jamais occupé lui-même de les faire imprimer87. » Excepté la traduction de ses propres pièces latines de circonstance dont plusieurs sont imprimées de son vivant, ses traductions des historiens grecs et latins n’ont été imprimées que plus de quinze ans après sa disparition. Les manuscrits richement enluminés88 sont destinés au roi89, à ses conseillers et à ses proches90. La première décennie du règne de François Ier ne montre donc pas de signes manifestes de vigueur en matière de traduction. Cependant certains titres traduits témoignent bien du début d’une grave crise religieuse : nous percevons à partir des années 1520 les influences de la Réforme allemande et ses répercussions européennes. Chavy recense entre 1520 et 1532 dix-huit traités de Luther traduits en français91 et le nom de leur traducteur est rarement connu92. C’est exactement
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« Les traductions humanistes de Claude de Seyssel », dans L’Humanisme français au début de la Renaissance, André Stegmann (éd.), Paris, J. Vrin, 1973, p. 361-376. Par ailleurs, Claude de Seyssel a traduit en français ses propres textes rédigés en latin (S-293-296) ; sur ces textes, voir La Monarchie de France…, op. cit., p. 20-22 ; pour Les louenges du roy Louys XIIe de ce nom (S-294), voir l’édition critique par Patricia Eichel-Lojkine et Laurent Vissière (Genève, Droz, 2009). Voir les transcriptions dans La Monarchie de France…, op. cit., p. 59-87. Ibid., p. 22. Voir Béatrice Beys, « Une carrière en images : scènes de dédicace et emblèmes dans l’œuvre de Claude de Seyssel (1504-1519) », dans Claude de Seyssel…, op. cit., 2010, p. 235-244 et les planches p. i-xii. Et ces livres font partie de la bibliothèque personnelle de son successeur François Ier qui les « porte communément » (transporte avec lui à ses déplacements) ; voir Henri Omont, Anciens inventaires et catalogues de la Bibliothèque nationale, Paris, Ernest Leroux, 1908, t. I, p. 56-57, nos 387, 388, 393, 397 et 403. Voir cidessous p. 47-48. Henri-Jean Martin, La Naissance du livre moderne : Mise en page et mise en texte du livre français (xive-xviie siècles), Paris, Electre-Éditions du Cercle de la Librairie, 2000, p. 175. Il faut également mentionner le texte de Budé connu sous le titre de l’Institution du Prince, qui consiste en fait principalement en une traduction des Apophtegmes de Plutarque. En 1519, Budé en présente à François Ier la version manuscrite (Bibliothèque de l’Arsenal, Ms. 5103 ; édition de Claude Bontems, dans Claude Bontems, Léon-Pierre Raybaud et JeanPierre Brancourt, Le Prince dans la France des xvie et xviie siècles, Paris, Presses universitaires de France, 1965, p. 77-143). Ce texte connaît trois impressions différentes en 1547. Édition critique en préparation : Christine Bénévent et Glwadys Brizard (éd.), Paris, Classiques Garnier, à paraître en 2015. Ce chiffre contient aussi plusieurs textes perdus (L-146-148) que Chavy relève d’après W. G. Moore, La Réforme allemande et la littérature française, Strasbourg, Publications de la faculté des Lettres, 1930. Quant à F. Higman, il recense 44 éditions de traductions françaises de Luther entre 1511 et 1551, dont 21 pour la période allant de 1525 à 1533 (Francis Higman, Piety and the People : Religious Printing in French, 1511-1551, Aldershot, Scolar Press, 1996, p. 288-300) ; voir également Francis Higman, « Les traductions françaises de Luther, 15241550 », dans Palaestra typographica : Aspects de la production du livre humaniste et religieux au xvie siècle, JeanFrançois Gilmont (éd.), Aubel, P.-M. Gasson, 1984, p. 11-56. François Lambert (L-147), Antoine Papillon (L-148) ou Antoine d’Oraison (L-150) ; sur ce dernier, voir Robert Marichal, « Antoine d’Oraison, premier traducteur français de Luther », BHR, IX, 1947, p. 78-108. L’anonymat ne concerne pas seulement le traducteur, mais aussi l’imprimeur et le libraire ; à propos de Martin Lempereur, voir Jean-François Gilmont, « La production typographique de Martin Lempereur (Anvers, 15251536) », dans Le livre évangélique…, op. cit., p. 115-129.
à la même époque que les premières traductions d’ouvrages d’Érasme sont publiées par Georges d’Halewijn93, Claude de Chansonnette94, Louis de Berquin (condamné à mort en 1529)95 ou quelques traducteurs anonymes96. Rappelons enfin les deux traductions françaises de la Bible d’une importance capitale : celle de Jacques Lefèvre d’Étaples et celle d’Olivétan97.
Guillaume Michel, dit de Tours, est sans aucun doute le premier traducteur à avoir fait régulièrement imprimer ses travaux à Paris98. Mis à part sa naissance à Châtillon-sur-Indre, peu d’éléments biographiques nous sont connus99. Ce poète, grand rhétoriqueur100, également auteur de plusieurs traités moraux, a traduit entre 1516 et 1542 une quinzaine de textes classiques101 et néo-
De la declamation des louenges de follie, Paris, Pierre Vidoue pour Galliot Du Pré, 1520 (E-041 ; F. Higman, Piety and the People…, op. cit., E 26). 94 Manière de se confesser, Bâle, 1524 (E-042 ; F. Higman, Piety and the People…, op. cit., E 36, E 37 et E 38). 95 Enchiridion ou Manuel du Chevalier Chrestien, Anvers, 1529 (E-044 ; F. Higman, Piety and the People…, op. cit., E 28 et E 29-34). On complétera la liste de Chavy avec trois autres titres d’après Francis Higman : Brefve admonition de la manière de prier, [Paris, Simon Du Bois], 1525 ? (E 15) ; Declamation des louenges de mariage, [Paris, Simon Du Bois], 1525 ? (E 27) ; Le symbole des apostres, [Paris, Simon Du Bois], 1525 ? (E 57). En revanche, Chavy lui attribue La paraphrase ou briefve exposition sur toutes les epistres, Lyon, 1543 (E-055) en citant la référence de Du Verdier ([éd. Rigoley de Juvigny, Paris, 1772], IV, p. 461) ; il s’agit pourtant ici d’une notice sur « Des Œuvres d’Erasme, […] qui ont été traduites en François, et dont les Traducteurs sont incertains » (p. 460). Higman ne l’attribue à aucun traducteur précis (E 39). 96 Exhortation au peuple, 1525 ? (E-043 ; F. Higman, Piety and the People…, op. cit., E 35) ; La complainte de la Paix, [Lyon, Pierre de Vingle], 1531 ? (E-045 ; Higman l’attribue avec réserve à Louis de Berquin, E 24). 97 Lefèvre d’Étaples entre 1523 et 1530 (B-168-170) ; Olivétan en 1535 (B-171) ; voir ci-dessus les notes 60-63. 98 Sur le rapport du libraire lyonnais Barthélemy Buyer avec ses traducteurs comme Julien Macho, voir D. Coq, « Les débuts de l’édition… », art. cit., p. 61-62 ; Guillaume Fau, Sarah Saksik, Marie Smouts et Sylvie Tisserand, « Dictionnaire des imprimeurs et libraires lyonnais du xve siècle », dans Le Berceau du livre : autour des incunables. Études et essais offerts au Professeur Pierre Aquilon par ses élèves, ses collègues et ses amis, numéro de la Revue française d’histoire du livre, nos 118-121, 2003, p. 215-217. 99 Carré de Busserolle parle d’un « professeur d’humanité à Tours » (Dictionnaire géographique, historique et biographique d’Indre-et-Loire et de l’ancienne province de Touraine, t. IV, Tours, Rouille-Ladevèze, 1882, p. 258). Elizabeth Armstrong soupçonne son appartenance à un ordre religieux (« Notes on the works of Guillaume Michel, dit de Tours », BHR, XXXI, 1969, p. 257-281, surtout p. 270). Elle évoque aussi les relations de Guillaume Michel avec Jean Perréal, dit de Paris (p. 271-275). Une dernière mise au point biographique est donnée par Lidia Radi dans son édition du Penser de royal mémoire, Paris, Classiques Garnier, 2012, p. 15-24. 100 Sur l’attribution de l’édition du Roman de la Rose (1526), voir Bernard Weinberg, « Guillaume Michel, dit de Tours, the editor of the 1526 Roman de la Rose », BHR, XI, 1949, p. 72-85 ; Antonio Vicardi et Silvio F. Baridon (éd.), Le Roman de la Rose dans la version attribuée à Clément Marot, Milano & Varese, Istituto editoriale Cisalpino, 1957 ; Gérard Defaux, édition de Clément Marot, Œuvres poétiques, t. II, Paris, Classiques Garnier, 1993, p. 1336-1361 ; H.-J. Martin, La Naissance du livre moderne…, op. cit., p. 203-206 ; Le Penser…, L. Radi (éd.), op. cit., p. 30-32. 101 Virgile, Les Bucoliques, 1516 (V-080) ; Les Géorgiques, 1519 (V-081) ; Apulée, L’Asne d’or, 1517 (A-145 ; voir Olivier Pédeflous, « La traduction de l’Âne d’or par Guillaume Michel (1517) : une contribution à la poétique du roman au XVIe siècle », RHLF (2007-3), p. 515-535) ; Suétone, Faicts et gestes des douze Cesars, 1520 (S 359) ; Eutrope, L’Ancien tresor historial des imperiales couronnes de Rome, 1521 (E-118) ; Valère Maxime, Le Floraliter, 1525 (V-008) ; Salluste, De la guerre à l’encontre de Jugurtha, 1532 (S-182) ; Flavius Josèphe, De l’Antiquité judaïque, 1534 ( J-111) ; Cicéron, Epistres familieres, 1537 et 1539 (C-157 et C-160) ; Justin, Les Œuvres, 1538 ( J-141). 93
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Guillaume Michel, précurseur ?
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latins contemporains102. S’il n’est jamais « en la protection de personne »103, il devient très tôt conscient de la nécessité de protéger ses droits sur ses propres écrits. Pour son premier traité, La Forest de conscience contenant la chasse des princes spirituelle104, il obtient lui-même une lettre patente du Prévôt de Paris105. On remarquera que les privilèges dont benéficient toutes ses traductions et ses autres écrits sont obtenus par les libraires et que la date de 1516 est extrêmement précoce pour un privilège accordé à un simple auteur « sans protection ». On peut dès lors s’interroger sur une éventuelle prise de conscience par Guillaume Michel de son statut d’auteurcréateur. On peut également s’intéresser à son entourage personnel qui lui aurait permis d’obtenir une lettre patente pour sa première publication probablement « à compte d’auteur »106. En 1556, dans la préface de son traité posthume De la Justice et de ses especes, l’éditeur Guillaume Aubert évoque l’évolution rapide que la langue française a connue entre le moment de sa rédaction et celui de la publication : Et parce que son parler tiroit aucunement sur l’aage, affin que l’aspreté des Ronces ne fist abandonner les belles Roses qu’elles environnoient, j’ay changé en plusieurs endroitctz les façons de dire, qui ne pouvoient estre receües par le temps present, ny excusées par la majesté de la vieillesse, laissant toutesfois en divers lieux plusieurs marques de l’antiquité, mesmement es noms propres, affin de ne donner aucune occasion de penser de moy, que j’aye voulu estre trop ingenieux en un ouvrage d’autruy107.
Pour la même raison, la plupart des traductions de textes classiques par Guillaume Michel seront reprises et révisées au cours du même siècle par ses successeurs. Il n’en reste pas moins que ceux-ci sont redevables à cet humaniste modeste, dont le parcours et les travaux mériteraient d’être mieux étudiés.
Les années 1526-1540 : le dynamisme naissant de la traduction
À partir de la seconde moitié des années 1520 et après le retour de captivité du roi en 1526, les activités de traduction sont un peu plus dynamiques et les titres se diversifient. Les lecteurs royaux sont instaurés en 1530. À côté des livrets de Luther et d’Érasme, on publie désormais des fictions108 espa-
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Polydore Virgile, Les Premiers inventeurs de toutes choses admirables, 1521 (P-275) ; Jean Olivier, La Pandore, 1542 (O-014 ; voir Emmanuel Buron, « La nouvelle Pandore : L’invention d’Eva prima Pandora de Jean Cousin le père et les lectures de la fable de Pandore au moment de sa redécouverte en France », Journal de la Renaissance, volume 1, 2000, p. 275-304, surtout p. 292-295). L’épître dédicatoire à « Monsieur de Bauffremont » par Guillaume Aubert, éditeur de Guillaume Michel, De la Justice et de ses especes, Paris, Michel Le Noir, 1556, f. A3 (fac-similé de l’exemplaire de la Bayerische StaatsBibliothek disponible en ligne) ; cité par E. Armstrong, « Notes on the works… », art. cit., p. 277. Paris, Michel Le Noir, 1516 ; B. Moreau, Inventaire chronologique…, op. cit., t. II, no1436. E. Armstrong, « Notes on the works… », art. cit., p. 258-264 ; ead., Before Copyright : the French book-privilege system 1498-1526, Cambridge, Cambridge University Press, 1990, p. 80, 105 et 272. Par ailleurs, plusieurs traités qu’il a composés sont destinés au milieu de la Cour : sur son exhortation à la croisade, Le Penser de Royal mémoire, Paris, Jean de La Garde et Pierre Le Brodeur, 1518 (fac-similé disponible sur Gallica ; Le Penser…, L. Radi (éd.), op. cit. ; Anne-Marie Lecoq, François Ier imaginaire : Symbolique & politique à l’aube de la Renaissance française, Paris, Macula, 1987, p. 278- 282) ; Les Elegies sur la mort de Madame Claude, Paris, 1526. De la Justice et de ses especes, f. A3 ; cité par E. Armstrong, « Notes on the works… », art. cit., p. 277. Sur le « roman sentimental », voir Gustave Reynier, Le Roman sentimental avant L’Astrée, Paris, Armand Colin, 1971 (1re éd., 1908) ; Véronique Duché-Gavet, Si du mont Pyrenée / N’eussent passé le haut fait… : Les romans sentimentaux traduits de l’espagnol en France au xvie siècle, Paris, Champion, 2008.
Diego de San Pedro, La Prison d’amour (Ms.), ca. 1515 (S-200 ; voir Myra Dyckman Orth, « The Prison of Love : A Medieval Romance in the French Renaissance and its Illustration (B.N., ms. fr. 2150) », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, XLVI, 1983, p. 211-221) ; Roja, Celestine, 1527 (R-074) ; Juan de Flores, Le Jugement d’amour, 1529 (F-048 ; voir William Kemp, « La première édition du Jugement d’amour de Flores (septembre 1529) publiée par Jérôme Denis avec le matériel de Geoffroy Tory », BHR, 1991, p. 709-726) ; La Deplourable fin de Flamete par Maurice Scève, 1535 (F-049 ; voir Enzo Giudici, Maurice Scève, traduttore e narratore, note su « La deplourable fin de Flamete », Cassino, Gargliano, 1978). 110 Iacopo Caviceo, Dialogue treselengant intitule le Peregrin par François d’Assy, 1527 (C-099 ; voir William Kemp, « A Complex Case of Privilege infringement in France : The History of the Early Editions of Caviceo’s Peregrin 1527-1529 », Bulletin du bibliophile, 1992-1, p. 41-62) ; Boccace, Treize elegantes demandes d’amour, 1530 (B-222) ; Flammette, Complainte des tristes amours de Flammette a son amy Pamphile, 1532 (B-223) ; voir William Kemp, « Les éditions parisiennes et lyonnaises de la Complainte de Flamette de Boccace (15311541) », Studi Francesi, 98, anno XXXIII, fasci. II, 1989, p. 247-265) ; Pétrarque, Les Triumphes (Ms.) par Simon de Bourgouyn (P-081) ; Les Triumphes par Jean Meynier, 1538 (P-084). Les Tragedies par Pierre Grognet, 1534 (S-243). 111 112 Des Vrais narrations par Simon Bourgouyn, 1529 (L-112) ; Trente dialogues moraulx, 1529 (L-113) et La Mouche, 1533 par Geoffroy Tory (L-114) ; par Jean Des Gouttes, 1536 (L-116). Sur les traductions de Lucien, voir Christiane Lauvergnat-Gagnière, Lucien de Samosate et le lucianisme en France au xvie siècle : Athéisme et polémique, Genève, Droz, 1988, p. 86-129. 113 Vies de Thesee, Romulus, Lycurge et Numa, par Lazare de Baïf (Ms.), vers 1530 (P-217 ; voir R. Sturel, Jacques Amyot…, op. cit., p. 24-29) ; Politiques par Geoffroy Tory, 1532 (P-219 ; Robert Aulotte, Amyot et Plutarque : La tradition des Moralia au xvie siècle, Genève, Droz, 1965, p. 113-114). 114 Jean Canappe, Guillaume Chrestien, Raoul Du Montvert, ou Pierre Verney. 115 Les Fleures et secretz de medecine par Raoul Du Montvert, 1535 (H-055) ; Emanuel. Le livre des presaiges, previsions ou prenostiques par Pierre Verney, 1539 (H-056). 116 Philalethes sur les erreurs anatomiques de certaines parties du corps humain par Guillaume Chrestien, 1536 (G005) ; Les troisiesme, quatriesme, cinquiesme, sixiesme, treiziesme et quatorziesme livres de la Therapeutique par Jean Canappe, 1537 (G-006, G-007, G-008 et G-009). Cf. Richard J. Durling, « A Chronological census of the Renaissance editions and translations of Galen », The Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, XXIC, 1961, p. 203-305. 117 Simon de Bourgouyn, valet de chambre de Louis XII ; voir James P. Carley et Myra D. Orth, « “Plus que assez” : Simon Bourgouyn and his translations from Plutarch, Petrarch and Lucian », Viator, 2003, p. 328-363 ; François d’Assy, secrétaire de Louis II de Trémoille, puis de Jean d’Albret et « contreroleur de maryne en Brye en Bretaigne ». 118 Thucydide, LHistoire de Thucydide Athenien, de la guerre, qui fut entre les Peloponnesiens et Atheniens, Translatee en langue Francoyse par feu Messirue Claude de Seyssel […], Paris, Josse Badius, 1527, f. ã iiii v (exemplaire de la BnF, Rés. J 37, disponible sur Gallica). Voir ci-dessus, p. 44. 119 Voir Gilbert Gadoffre, La Révolution culturelle dans la France des humanistes, Jean Céard (éd.), Genève, Droz, 1997, p. 257-259 ; La Monarchie de France…, J. Poujol (éd.), op. cit., p. 22 ; V.-L. Bourrilly, Jacques Colin, abbé de 109
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gnoles109 ou italiennes110. Si le théâtre de Sénèque est également publié en français111, Lucien112 et Plutarque113 sont, sauf exception, encore traduits à partir de leurs versions latines. Dans le domaine technique, les médecins114 interprètent des traités médicaux d’Hippocrate115 ou de Galien116 en français. Le profil des traducteurs se diversifie aussi : diplomates tels que Lazare de Baïf, médecins, poètes, libraires comme Geoffroy Tory, ou domestiques de rois et de princes117. Ce dynamisme s’explique non seulement par une évolution générale des activités de l’imprimerie et de celles des humanistes, mais aussi par la volonté du roi. Dans la préface qu’il ajoute à la traduction de Thucydide par Claude de Seyssel, Jacques Colin annonce clairement la volonté de François Ier de « faire part aux princes seigneurs et gentilz hommes de son Royaulme » de ces traductions d’histoires qui ne se trouvent alors que dans sa bibliothèque118. Nous connaissons son rôle pour leur publication119 et les difficultés que Josse Bade éprouva en 1527 pour vendre
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cette traduction, dont le prix était trop élevé. Sur les quatre titres prévus pour être publiés par Josse Bade, ce dernier ne donna jamais le quatrième120. Mais l’offre finit par faire naître la demande et les difficultés rencontrées dans la diffusion des textes historiques en français finiront par s’aplanir : Antoine Constantin ne les rencontrera pas en 1544, lorsqu’il publiera Des Guerres des Romains d’Appien ; Michel de Vascosan n’aura pas de problème pour vendre son Justin en 1559121. En effet, à partir des années 1540 et jusqu’à la fin du siècle, les traductions de Claude de Seyssel sont remises sous presse dans des formats portatifs et peu coûteux (in-8o ou in-16), à de nombreuses reprises. En 1561, l’inventaire après décès de Galliot Du Pré indique la présence de nombreux exemplaires de ces livres d’histoire dans son stock et prouve leur large diffusion122.
Expansion inédite et besoin massif de nouvelles recrues Au milieu des années 1530, cet essor des traductions s’accélère : entre les années 1510 et 1540, le chiffre de production continue de doubler décennie après décennie, si bien que les années 15411560 voient la publication de plus de mille traductions en trente ans, quatre fois plus que les trois premières décennies du siècle. Si le graphique 1123 témoigne d’une certaine stagnation au cours des années 1540, il convient de ne pas y voir le résultat d’un marasme ou d’une crise : l’offre (la capacité de production) et la demande atteignent alors un certain équilibre. Les impressions de nouveautés et les réimpressions d’anciennes se poursuivent à une cadence soutenue, faisant ainsi s’accroître continument le nombre de titres disponibles en français. L’ordonnance de Villers-Cotterêts en 1539 entérine en quelque sorte cette progression de la langue vernaculaire dans le domaine juridique. Durant cette période d’environ vingt ans, le catalogue d’auteurs classiques disponibles en français s’enrichit considérablement. Si, parmi les 28 versions françaises de Plutarque publiées entre 1536 et 1559, certaines sont encore traduites du latin124, la nouvelle génération d’hellénistes125 retourne désormais à l’original grec. Sur les treize traductions de Lucien publiées entre
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saint-Ambroise [sic] : Contribution à l’histoire de l’humanisme sous le règne de François Ier, Paris, 1905 (reprint : Genève, Slatkine, 1970), p. 98-100. Ernest Coyecque, « Josse Bade et les traductions de Claude de Seyssel », Bibliothèque de l’École des Chartes, vol. 55, 1894, p. 509-514. Voir ci-dessus les notes 17 et 18. Annie Charon-Parent, Les métiers du livre à Paris au xvie siècle (1535-1560), Genève, Droz ; Paris, Minard & Champion, 1974, p. 240-241. Voir ci-dessus p. 35. La Tousche naifve pour esprouver l’amy et le flatteur, 1536 (P-220) ; Traicte singulier et riche en sentences, eleguant en termes et proffitable a lire, de l’utilite qu’on peult tirer des ennemys par Antoine Du Saix, 1536 (P221 ; R. Aulotte, Amyot et Plutarque…, op. cit., p. 92-94) ; Le livre de Plutarche de l’Education et nourriture des enfans (P-222) et De la Tranquillite et repos de l’esprit par Jean Colin, 1538 (P-223 ; ibid., p. 115-117) ; Recueil des haultz et nobles faicts de plusieurs femmes par Jean Des Monstiers, 1538 (P-224) ; Apophthegmes par Antoine Macault, 1539 (P-225) ; La Vie de Caton le jeune par Louis Marchant, 1544 (P-230) ; cf. P-220225, P-227, P-230-235, P-237-240, P-242-243. P-246. Arnauld Chandon : De la fortune des Romains (Ms.), vers 1531-1532 (P-218 ; R. Aulotte, Amyot et Plutarque…, op. cit., p. 107-112) ; Vies d’Agesilas, de Marcellus, de Pyrrhus (Ms.), vers 1540 (P-226) ; Vie du roy Alexandre (Ms.), vers 1540 (P-228 ; voir R. Sturel, Jacques Amyot, op. cit., p. 9-11 et p. 182-184). Georges de Selve : voir ci-dessus la note 58. Jacques Amyot : Vies des hommes illustres, Grecs et Romains, Paris, Michel de Vascosan, 1559 (P-247) ; Les Œuvres morales et meslees, Paris, Michel de Vascosan, 1572 (P-254 ; voir ci-dessus la note 18).
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Jacques Grévin : Preceptes de Plutarque de la manière de se gouverner en mariage, Paris, Martin L’Homme, 1558 (P-245 ; cette traduction, dont on ne connaît aucun exemplaire, voir R. Aulotte, Amyot et Plutarque…, op. cit., p. 59-60). L-117-131 ; voir ci-dessus la note 112 et Ch. Lauvergnat-Gagnière, Lucien de Samosate…, op. cit., p. 86-129. P-177-192. Sur le platonisme à la Renaissance, voir Abel Lefranc, « Le platonisme et la littérature en France à l’époque de la Renaissance », Revue d’Histoire littéraire de la France, III, 1896, p. 1-44 ; « Marguerite de Navarre et le platonisme de la Renaissance », Bibliothèque de l’École des Chartes, LVIII, 1897, p. 259-292. Les dix premiers livres de l’Iliade, 1545 (H-092) ; Les unziesme et douziesme livres de l’Illiade avec le commencement du treziesme, 1554 (H-096). Voir ci-dessus p. 40. J-033-049. Une autre série de traductions sera publiée par Fédéric Morel dans les années 1580-1590 (voir cidessous, p. 57). E-104-111 ; voir Bruno Garnier, Pour une poétique de la traduction : L’Hécube d’Euripide en France, de la traduction humaniste à la tragédie classique, Paris, L’Harmattan, 1999. C-152-187. Sur les traductions par Étienne Dolet, voir V. Worth, Practising translation…, op. cit. ; sur les traductions par Étienne Le Blanc, voir Léopold Delisle, « Traductions d’auteurs grecs et latins offerts à François Ier et à Anne de Montmorency par Étienne Le Blanc et Antoine Macault », première partie, Journal des savants, 1900, p. 476-492. [Pierre Lagnier] (éd.), Les Sentences de Marc Tulle Ciceron, 1550 (C-179). La même compilation est reprise par François de Belleforest en 1574 : [Pierre Lagnier] (éd.), Les Sentences illustres de M. T. Ciceron, et les Apophthegmes […]. Aussi Les plus remarquables Sentences de Terence […]. Et Les Sentences de Demosthene […], 1574 (C-189, D-041, T-045). Voir Michel Simonin, Vivre de sa plume au xvie siècle ou la carrière de François de Belleforest, Genève, Droz, 1992, p. 165 et p. 264 (no124) ; Ann Moss, Les Recueils de lieux communs : Apprendre à penser à la Renaissance, Traduit de l’anglais par Patricia Eichel-Lojkine, Monique Lojkine-Morelec, MarieChristine Munoz-Teulié et Georges-LouisTin, Genève, Droz, 2002, p. 284-288. Voir ci-dessus n. 48. H-110-118. Dans les années 1540, on remarque aussi la retraduction d’une même pièce (épode II) par deux humanistes proches comme Jacques Peletier (H-113) et Jean Martin (H-112). Par ailleurs, nous connaissons, outre la version de Peletier (voir la note suivante), une autre traduction manuscrite de l’Art poétique (H-116.1) ; voir Donald Stone, Jr., « A Sixteenth-Century French Translation of Horace’s Ars poetica », Harvard Library Bulletin, XXXI-4, 1983, p. 305-315. H-110 ; voir Bernard Weinberg, « La première édition de la traduction d’Horace par Jacques Peletier », BHR, XIV, 1952, p. 297-300 ; Jean-Charles Monferran, L’École des Muses. Les arts poétiques français à la Renaissance (1548-1610) : Sébillet, Du Bellay, Peletier et les autres, Genève, Droz, 2011 ; Jean Vignes, « Identité linguistique et appropriation littéraire : L’Art poetique d’Horace, traduit en Vers François par Jacques Peletier du Mans (15411545) », dans Langue de l’autre, langue de l’auteur : Affirmation d’une identité linguistique et littéraire aux xiie et xvie siècles, Marie-Sophie Masse et Anne-Pascale Pouey-Mounou (éd.), Genève, Droz, 2012, p. 212-225.
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1545 et 1563, neuf sont établies à partir du grec126. D’après Chavy, les quinze dialogues de Platon publiés entre 1542 et 1562 sont tous traduits du grec127, tout comme l’Iliade d’Homère128. Parmi les Pères grecs, dix-sept traités et homélies de saint Jean Chrysostome sont traduits entre 1542 et 1563, souvent directement du grec129. Les huit traductions d’Euripide au xvie siècle apparaissent toutes entre 1536 et 1560130. Quant aux auteurs latins, Cicéron fait non seulement l’objet de 36 traductions différentes entre 1534 et 1562131, mais une compilation de ses sentences est aussi traduite par Guillaume Guéroult132. Différentes œuvres de Virgile sont restituées par plusieurs traducteurs : une dizaine de titres paraissent entre 1541 et 1560, avant plusieurs œuvres collectives133. Dans cet ensemble, les dix traductions d’Horace recensées par Chavy ne représentent pas une masse importante, d’autant que la plupart d’entre elles ne sont que des pièces isolées134. Cependant ces traductions ne sont pas dépourvues d’intérêt : l’Art poetique traduit par Jacques Peletier du Mans135
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est au cœur d’intenses débats sur l’art de bien traduire136 et la préface de ce dernier constitue en 1541 l’un des premiers manifestes de la défense et illustration de la langue française. Parmi les auteurs néo-latins, on connaît, au xvie siècle, une trentaine de traductions d’Érasme (E-040071), dont une vingtaine publiée entre 1537 et 1563137, et treize traductions françaises de Vivès (V-113-126). Si le De institutione foeminae christianae libri tres de ce dernier est rendu en français par cinq traducteurs différents138, ses Dialogues, qui connaissent aussi deux versions françaises, ont été réimprimés à de nombreuses reprises en édition bilingue139. De l’italien, plus de 130 traductions ont été publiées entre 1531 et 1560 : une douzaine de titres de Boccace (B-223-234), sept traductions de l’Arioste140, dont la traduction en prose du Roland furieux141. En revanche, la vingtaine de traductions de Pétrarque recensées par Chavy
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Voir Glyn P. Norton, The Ideology and language of translation in Renaissance France and their humanist antecedents, Genève, Droz, 1984. En 1537, Declamation contenant la maniere de bien instruire les enfans par Pierre Saliat (E-046) ; Preparatif a la mort par Guy Morin (E-047) ; en 1538, Preparation a la mort (E-048) ; en 1539, Paraphrase sur la Sagesse par René Fame (E-049) ; Apophthegmes par Antoine Macault (E-050) ; en 1541, Comedie ou dialogue matrimonial par Barthélemy Aneau (E-051 ; voir Véronique Zaercher-Reck, « Traduire pour éclaircir : Marot, Aneau et quelques colloques d’Érasme », dans Esculape et Dionysos : Mélanges en l’honneur de Jean Céard, Jean Dupèbe, Franco Giacone, Emmanuel Naya et Anne-Pascale Pouey-Mounou (éd.), Genève, Droz, 2008, p. 1111-1123) ; en 1542, Sermons de Jesus enfant par Philibert de Vienne (E-052) ; Vray moyen de bien et catholiquement confesser par Étienne Dolet (E-053) ; en 1543, Parapharase sur le troisiéme Pseaume de David (E-054) ; Paraphrase ou briefve exposition sur toutes les epistres canoniques par Louis de Berquin (E-055) ; en 1544, Les silenes d’Alcibiades par Martin Fleury (E-056) ; en 1546, Brief recueil du livre d’Erasme qu’il a composé de l’enseignement du prince chrestien par Jean Le Blond (E-057) ; avant 1549, Colloque (Abbatis et eruditae) par Clément Marot (E-058) ; en 1549, Autres dicts desdicts sages par François Habert (E-059) ; en 1551, Les Cent premiers apophthegmes par Guillaume Haudent (E-060) ; en 1553, Les troys derniers livres des apophtegmes par [Etienne Des Planches] (E061) ; en 1559, La Civilité puerile par Jean Louveau (E-062) ; en 1561, Epistre apologetique par Robert Le Prevost (E-063) ; en 1562, Response aux objections et poincts principaux de ceux qui se disent aujourd’huy vouloir reformer l’Eglise et s’appelent fideles et croyans à l’Evangile par Léger Bontemps (E-064) ; en 1563, Les Paraphrases (E065). Voir à ce sujet Jean-François Cottier et Sarah Cameron, « Les traductions françaises des Paraphrases au xvie siècle », actes du colloque Érasme et la France (Lyon, 12 avril 2013 / Valenciennes, mai 2013), Blandine Perona et Tristan Vigliano (éd.), Paris, Classiques Garnier, à paraître, qui dénombrent cinq traductions françaises des Paraphrases au xvie siècle et en ont présenté deux versions manuscrites, dont une de René Fame. En 1542, Institution de la femme chrestiene par Pierre de Changy (V-113 ; Palau y Dulcet, Manual del libero hispanoamericano, Barcelona, Antonio Dulcet ; Oxford, The Dolphin Book, 1976, no 371605) ; Instruction chrestienne pour femme par Jacques Grévin (V-118) ; en 1579 (Lyon), L’Institution de la femme chrestienne par Louis Turquet (V-123 ; Palau y Dulcet, ibid., no 371612) ; (Anvers) L’Institution de la femme chrestienne par Antoine Tyron (V-124 ; Palau y Dulcet, ibid., no 371610) ; en 1587 (Paris), Les trois livres pour l’instruxion de la femme chrêtienne (V-126 ; Palau y Dulcet, ibid., no 371614). Les Dialogues par Benjamin Jamyn, 1556 (V-117) et Les Dialogues […] pour l’exercitation de la langue latine, 1560 (V-119). Voir David H. Thomas, « Notes sur les premières traductions françaises des Dialogues de JeanLouis Vivès », BHR, XLVI, 1984, p. 131-151. A-161-167. Voir Alessandro Cioranescu, L’Arioste en France des origines à la fin du xviiie siècle, Paris, Les Éditions des Pressses Modernes, 1939 ; L’Arioste et le Tasse en France au xvie siècle, Rosanna Gorris (éd.), (Cahiers V.L. Saulnier, no 20), Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2003. Voir Rosanna Gorris-Camos, « “Non è lontano a discoprirsi il porto” : Jean Martin, son œuvre et ses rapports avec la ville des Este », dans Jean Martin : Un traducteur au temps de François Ier et de Henri II, MarieMadeleine Fontaine (éd.), (Cahiers V.L. Saulnier, no 16), Paris, Presses de l’École Normale Supérieure, 1999, p. 43-83 ; Jean Vignes, « Traductions et imitations françaises de l’Orlando furioso (1544-1580) », dans L’Arioste et le Tasse en France…, op. cit., p. 75-98 ; Toshinori Uetani, « Jean Martin traducteur du Roland furieux ? », dans Esculape et Dionysos…, op. cit., p. 1089-1109 ; Pascale Mounier, « Néologisme ou archaïsme ? La redécouverte de vieux mots français dans la traduction de l’Orlando furioso », RHR, no 75, 2012), p. 41-58.
142 Voir ci-dessus p. 39-40. 143 Voir Les Poètes français…, J. Balsamo (éd.), op. cit. 144 Le premier livre des Discours de l’estat de paix et de guerre par Jacques Gohory, 1544 (M-009) ; Les trois livres, 1548 (M-010). 145 Traduction par Jean Charrier, 1546 (M-009.1). 146 Le Prince, Poitiers, Marnef, 1553 (M-014 ; il faut corriger le millésime « 1563 » chez Chavy en « 1553 ») ; voir J. Balsamo et al., Les traductions de l’italien…, op. cit., p. 287. 147 Traduction de Guillaume Cappel, Paris, Ch. Estienne, 1553 (M-012) ; de Jacques Gohory, Paris, Le Mangnier, 1571 (M-015). Il faut y ajouter une autre traduction restée manuscrite de Jacques de Vintimille, présentée à Anne de Montmorency en 1546 (Chantilly, Musée Condé, Ms. 315) ; édition de Nella Bianchi Bensimon, 2005 : [http://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00703204], consulté le 28/07/2013 ; Thierry CrépinLeblond, Livres du connétable. La bibliothèque d’Anne de Montmorency, Écouen & Chantilly, Musée national de la Renaissance et au Musée Condé, 1991, no 31. Sur la réception de Machiavel en France, voir Jean Balsamo, « “Un livre écrit du doigt de Satan” : La découverte de Machiavel et l’invention du Machiavélisme en France au xvie siècle », dans Le Pouvoir des livres à la Renaissance, Dominique de Courcelles (éd.), Paris, École des Chartes, 1998, p. 77-92 ; pour une vision d’ensemble des quatre traductions françaises du Prince au xvie siècle, consulter le site « HyperPrince » ([http://hyperprince.ens-lyon.fr/], lien consulté le 28/07/2013) du laboratoire « Triangle » (dir. Jean-Claude Zancarini) de l’École normale supérieure de Lyon. Dans le cadre de ce projet, Séverine Gedzelman a développé le logiciel « HyperMachiavel », qui permet la lecture parallèle des quatre versions françaises et de l’original italien et la recherche lexicographique comparée. 148 A-086-A 093 ; voir Hugues Vaganay, Amadis en français : essai de bibliographie, Florence, 1906 (reprint : Genève, Slatkine, 1970) ; Les Amadis en France au xvie siècle, Cahiers V. L. Saulnier, no 17 (2000) ; Amadis de Gaule, Livre I, Traduction Herberay des Essarts, Michel Bideaux (éd.), Paris, Champion, 2006. 149 G-203-218. Aux seize traductions recensées par Chavy, il faut ajouter la traduction d’Orloge des Princes par René Berthault de La Grise (Paris, Étienne Caveiller pour Galliot Du Pré, 1540 ; voir B. Moreau, Inventaire chronologique…, op. cit., V. 1536-1540, Paris, 2004, no 1823). 150 S-280-284 ; voir ci-dessus n. 28 et Sebastiano Serlio à Lyon : Architecture et imprimerie, Sylvie Deswarte-Rosa (dir.), Lyon, Mémoire Active, 2004, volume I. 151 Architecture ou art de bien bastir, traduction de Jean Martin, Paris, 1547 (V-110 ; voir Imprimeurs et libraires parisiens du xvie siècle, Ouvrage publié d’après les manuscrits de Philippe Renouard, Paris, Service des travaux historiques de la ville de Paris, 1979, t. III, no 62 ; Toshinori Uetani et Henri Zerner, « Jean Martin et Jean Goujon en 1545 : Le manuscrit de présentation du Premier livre d’Architecture de Marc Vitruve Pollion », Revue de l’art, no 149, 2005, p. 27-32) ; Jean Gardet et Dominique Bertin, Epitome ou extrait abregé des dix livres d’Architecture de Marc Vitruve Pollion, Toulouse, 1556 (V-111 ; Jacques Mégret, « Guyon Boudeville, imprimeur toulousain (1541-1562) », BHR, VI, 1945, p. 282 et 284, no 101 ; notice par Bruno Tollon, dans Sebastiano Serlio à Lyon…, op. cit., p. 432-435) ; Jean Bullant, Reigle generalle d’architecture des cinq manieres de colonnes, […] suivant les reigles & doctrine de Vitruve, Paris, 1564 (V-112 ; sur cet ouvrage reprenant partiellement les traductions par J. Martin de Vitruve (V-110) et d’Alberti (A-060), voir Imprimeurs et libraires parisiens du xvie siècle, Ouvrage publié d’après les manuscrits de Philippe Renouard, Fascicule Cavellat, Cavellat & Marnef, Paris, Bibliothèque
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• la naissance d,un métier : traducteur
(P-080-101) concerne souvent des pièces de vers isolées142, sauf les deux versions des Canzoniere par Vasquin Philieul et au moins six traductions différentes des Trionfi143. Dès 1544, Machiavel est traduit en français, mais ce sont d’abord les Discours144, puis L’Art de la guerre145 avant la publication d’une des premières traductions du Prince par Gaspard d’Auvergne146 ; ce dernier texte fera d’ailleurs l’objet de quatre traductions distinctes147 avant la fin du siècle. Après le novela sentimental qui marque surtout le deuxième quart du siècle, arrive enfin de l’Espagne l’Amadis, qui connaît un succès immédiat et durable, dès les premiers livres traduits par Nicolas Herberay des Essarts148. Enfin, n’oublions pas Antonio de Guevara, confesseur de Charles Quint, dont les traductions françaises de l’Horloge des princes, Le mespris de la court, avec la vie rustique ou le Livre doré de Marc Aurèle ont connu de nombreuses rééditions149. Parallèlement à la publication en latin des œuvres majeures de Copernic ou de Vésale, plusieurs traités scientifiques et techniques sont enfin disponibles en français : Serlio150, Vitruve151
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•
ou Alberti152 en architecture153 ; des traités d’Hippocrate (H-055-072) et de Galien (G-005040), La dissection des parties du Corps humain de Charles Estienne154 ou La Chirurgie de Guido Guidi155 en médecine156 ; De l’usage de geometrie de Peletier du Mans traduit par l’auteur luimême157, etc. Pour offrir au public quelque 860 textes en français, environ 350 traducteurs ont œuvré entre 1541 et 1560 ; quand on compare ces chiffres avec les 45 auteurs qui ont traduit une centaine de textes dans les vingt premières années du siècle, on mesure enfin l’ampleur du phénomène. Naturellement, le profil intellectuel et l’origine sociale de ces traducteurs sont désormais beaucoup plus variés. Succédant en quelque sorte à Claude de Seyssel, quelques proches du roi se font traducteurs, parfois avec l’aide d’humanistes confirmés ; c’est le cas de prélats diplomates comme Georges de Selve, Lancelot de Carle158 ou Jean de Luxembourg159. Autour d’eux, plusieurs valets de chambre contribuent activement à la promotion des bonnes lettres, comme Antoine de Saix160, Antoine Macault161, Antoine Du Moulin162 ou François Habert163. Des officiers du roi
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nationale, 1986, no 207 ; Ruth Mortimer, Harvard College Library, Department of Printing and graphic Arts, Catalogue of Books and Manuscripts, Part I : French 16th Century Books, Cambridge, The Belknap Press of Harvard University, 1964, no 121 ; notice par Y. Pauwels sur le site « Architectura » : [http://architectura.cesr. univ-tours.fr/Traite/Notice/ENSBA_LES1537.asp] consulté le 09/07/2013). A-060 ; Mario Carpo, « La traduction française du De re aedificatoria (1553) : Alberti, Martin, Serlio et l’échec d’un classicisme vulgaire », dans Leon Battista Alberti. Francesco Furlan, Pierre Laurens et Sylvain Matton (éd.), actes du Congrès International (Paris, 10-15 avril 1995), Paris, Vrin & Torino, Nino Aragno, 2000, p. 923-964. Sur les traités d’architecture, voir Les Traités d’architecture de la Renaissance, Jean Guillaume (éd.), Paris, Picard, 1988 ; Sebastiano Serlio à Lyon…, op. cit. ; consulter également les textes concernés disponibles sur le site « Architectura » (dir. Frédérique Lemerle et Yves Pauwels) du CESR : [http://architectura.cesr.univ-tours. fr/] (consulté le 09/07/2013). E-093 ; voir Hélène Cazes, « Théâtres imaginaires du livre et de l’anatomie : La Dissection des parties du corps humain, Charles Estienne, 1545-1546 », URL : [http://www.fabula.org/colloques/document103.php]. (consulté le 09/07/2013). Paris, 1555 (V-048). Consulter les documents concernés disponibles sur le site « medic@ » de la Bibliothèque interuniversitaire de Santé : [http://www.biusante.parisdescartes.fr/histmed/medica.htm] (consulté le 09/07/2013); cf. Magdalena Koźluk, L’Esculape et son art à la Renaissance : Le discours préfaciel dans les ouvrages français de médecine (1528-1628), Paris, Classiques Garnier, 2012. Paris, 1573 (P-055). C-041, C-047, C-063.1, E-004, H-015, H-093, H-125 et P-035 ; sur Lancelot de Carle, voir Lewis C. Harmer, « Lancelot de Carle : sa vie », Humanisme et Renaissance, VI, 1939, p. 443-474 ; « Lancelot de Carle et les hommes de lettres de son temps », Humanisme et Renaissance, VII, 1945, p. 95-117. C-154 et P-181 ; sur Jean de Luxembourg, voir V. L. Saulnier, « Quel poète pour le Grand-Maître ? Jean de Luxembourg et Montmorency », Bulletin de l’association Guillaume Budé, XXXV, 1976, p. 386-400. P-220-221 ; sur Antoine Du Saix, aumônier du duc de Savoie, voir R. Aulotte, Amyot et Plutarque, op. cit., p. 89-94. C-153, C-167, C-177, D-073, E-050, P-225, H-090 et I-021 ; sur Antoine de Macault, valet de chambre de François Ier, voir L. Delisle, « Traductions d’auteurs grecs et latins… », art. cit., deuxième et dernière partie, p. 520-534. A-203, D-137, E-026, I-008, J-078, M-044, N-023, P-234, P-269, S-265 et V-129 ; sur Antoine Du Moulin, voir Alfred Cartier et Adolphe Chenvière, « Antoine du Moulin valet de chambre de la reine de Navarre », RHLF, 2, 1895, p. 469-490 ; 3, 1896, p. 90-106, p. 218-244. A-030, A-245, A-283, B-124, B-231, B-308, C-089, E-059, H-115, H-116, O-066, O-071 et Z-090 ; sur François Habert, voir Le Philosophe parfaict et le Temple de Vertu de François Habert, nouvellement remis en lumière avec notice et notes, H. Franchet (éd.), Paris, 1923 (reprint : Genève, Slatkine, 1976) ; Marie-Madeleine Fontaine,
« Le carnet d’adresses de François Habert : indications sur l’itinéraire d’un poète à la fin du règne de François Ier », BHR, LXXIII, 2011, p. 497-556. 164 Voir Jean Martin : Un traducteur…, op. cit. 165 A-201, C-156, C-169, E-046, G-055, H-039, H-040, P-105, S-002 et S-183 ; sur Pierre Saliat, secrétaire du cardinal de Châtillon, voir J. Chocheyras, « En marge de la “Défense et illustration”, Pierre Saliat : une préface critique de 1537 », BHR, XXVIII, 1966, p. 675-679. 166 Voir Raffaele Scalamandrè, Un poeta della Preriforma : Charles Fontaine. Epistres, chantz royaulx, ballades, rondeaulx et dixains faictz à l’honneur de Dieu (cod. vat. Reg. lat. 1630), Roma, Edizioni di storia e letteratura, 1970 (extrait de : Archivio italiano per la storia della pietà, VI) ; Marine Molins, Charles Fontaine traducteur : Le poète et ses mécènes à la Renaissance, Genève, Droz, 2011. 167 Jean Colin, bailli du comté de Beaufort. 168 Sur Paul Du Mont, voir ci-dessous p. 56-57. 169 Voir ci-dessus les notes 113 et 114 ; Magali Vène, « Imprimeur du Roy, une consécration au service du français », dans Geoffroy Tory, imprimeur de François Ier : Graphiste avant la lettre, Thierry Crépin-Leblond (dir.), Paris, Rmn-Grand Palais, 2011, p. 108-121. 170 Voir Magali Vène, « “Pour ce qu’un bien caché […] ne peult proffiter à personne”, “J’ay prins d’aultruy la pierre et le ciment” : Gilles Corrozet, auteur et libraire, passeur de textes », dans Passeurs de textes…, op. cit., p. 198213 ; ead., « À propos d’une traduction retrouvée (la Deiphire de 1539), nouveaux éléments sur la diffusion française au xvie siècle des écrits sur l’amour de Leon Battista Alberti (Deifira et Ecatonfilea) », Albertiana, Volume X, 2007, p. 95-123. 171 Sur Charles Estienne, voir Bénédicte Boudou, « Charles Estienne, un médecin pédagogue ou un courtisan masqué ? », dans Passeurs de textes…, op. cit., p. 185-198. 172 Nina Catach, L’Orthographe française à l’époque de la Renaissance (Auteurs - Imprimeurs - Ateliers d’imprimerie), Genève, Droz, 1968 ; ead., « Orthographe et conception de la langue en 1550 », Histoire, Épistémologie, Langage, 4, 1982, p.79-91 ; Susan Baddeley, L’Orthographe française au temps de la Réforme, Genève, Droz, 1993.
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peuvent, sans nécessairement avoir d’entrées à la cour, rapporter, au retour de campagnes militaires en Italie ou en Espagne, des livres qu’ils vont ensuite tourner en français : c’est l’expérience de François d’Assy ou, peut-être, de Herberay Des Esssarts. Mais ceux qui ont massivement contribué à ce combat pour la langue française sont le plus souvent de jeunes lettrés d’origine modeste. Après une formation à la faculté des Arts ou dans un collège de Paris et de province, les jeunes bacheliers et licenciés, issus souvent du milieu bourgeois, cherchent des moyens de subsistance : certains trouvent des emplois comme précepteurs d’une famille riche et puissante, d’autres se mettent au service de seigneurs, eux-mêmes souvent au service du roi. Jacques Amyot, Richard Le Blanc, François de Belleforest ou Gabriel Chappuys ont été tous précepteurs au début de leur carrière ; Jean Martin164, Pierre Saliat165, Charles Fontaine166 ont été secrétaires de prélats ou d’un conseiller du roi. Enfin, certains trouvent un emploi d’officier municipal comme Jean Colin167 ou Paul Du Mont168. Ceux qui poursuivent plus loin leurs études et obtiennent un grade supérieur travaillent dans leur domaine comme juristes, médecins ou religieux. Dans les métiers du livre, un certain nombre de libraires se mettent à traduire comme Geoffroy Tory169, Gilles Corrozet170, Étienne Dolet, Robert et Charles Estienne171 ou Fédéric Morel, père et fils. Cette augmentation considérable des traductions en français et le recrutement de plus en plus large des traducteurs ne sont pas sans conséquences sur les conditions de production des textes : la multiplication des intervenants fait naître le besoin d’harmoniser la graphie, la grammaire ou le lexique en français ; ne bénéficiant pas des mêmes conditions que leurs aînés privilégiés, ces nouveaux traducteurs ont besoin d’outils de travail adaptés. Ce n’est donc pas par hasard que les débats sur l’orthographe émergent avec l’intensité que l’on connaît précisément dans ces années-là172. En tenant compte de cet essor extraordinaire des activités de traduc-
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tion dans les années 1530-1560, on comprend désormais mieux la portée des propos de Robert Estienne, qui justifie la publication de ses grammaires et dictionnaires dans la préface de son Traicte de la grammaire Francoise :
• toshinori uetani
Nous ayans diligemment leu les deux susdicts autheurs [Louis Meigret et Jacques Sylvius], (qui pour certain ont traicté doctement, pour la plus part, ce qu’ils avoyent entrepris) avons faict ung recueil, principalement de ce que nous avons veu accorder a ce que nous avions le temps passé apprins des plus scavans en nostre langue, qui avoyent tout le temps de leur vie hanté es cours de France, tant du Roy que de son Parlement a Paris, aussi sa Chancellerie et Chambre des comptes : esquels lieux le langage s’escrit et se prononce en plus grande pureté qu’en tous autres. Et le tout avons mis par ordre, et traicte a la maniere des Grammaires Latines, le plus clerement et facilement qu’avons peu : Laquelle chose pourra beaucoup servir principalement a ceulx qui s’aident de nos Dictionaires Latinfrancois, et Francoislatin, et s’entremettent de traduire de Latin en Francois173.
C’est pour répondre principalement au besoin des traducteurs que Robert Estienne publie ses dictionnaires bilingues. La chronologie des publications et des révisions des dictionnaires dans l’atelier de cet imprimeur du Roi174 suit étroitement l’évolution de la traduction en langue française. Et mieux encore, il bénéficie parfois du fruit des recherches lexicographiques de traducteurs : le Dictionarium latinogallicum de 1552 intègre ainsi les corrections et les explications nouvelles sur plusieurs termes techniques d’architecture contenues dans le premier Vitruve français publié en 1547175.
La seconde moitié du siècle : la naissance du traducteur ? Cinq traducteurs prolixes
Parmi plus d’une centaine de traducteurs que l’on peut qualifier de prolixes (Voir l’annexe, Table 2) se détachent nettement cinq noms : Gabriel Chappuys, François de Belleforest, Paul Du Mont, Loys Le Roy et Blaise de Vigenère. Si les trois derniers ont traduit chacun une vingtaine de titres, la production des deux premiers n’a aucune commune mesure avec celle des autres. François de Belleforest a publié, outre ses œuvres originales, 45 traductions de l’italien et du latin de 1559 à 1584. Quant à Gabriel Chappuys, il publie à lui seul 62 traductions au cours du xvie siècle. Nous avons là affaire à deux types distincts de traducteurs, qui ont tous publié dans la seconde moitié du siècle176.
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Robert Estienne, Traicte de la grammaire Francoise, [Genève], L’Olivier de Rob. Estienne, 1557, « Au lecteur », p. 3-4 (nous soulignons). Voir Terence Russon Wooldridge, Les débuts de la lexicographie française : Estienne, Nicot et le Thresor de la langue françoyse, Toronto & Buffalo, University of Toronto Press, 1977 ; deuxième édition remise en forme et publiée par le Net des Études françaises, 2010 [http://homes.chass.utoronto.ca/~wulfric/edicta/ wooldridge/] (consulté le 09/07/2013). Terence Russon Wooldridge, « Vitruve latin et français dans les dictionnaires de Robert Estienne », dans Traduction et adaptation en France à la fin du Moyen Âge et à la Renaissance, actes du colloque (Université de Nancy II, 23-25 mars 1995), Paris, Champion, 1997, p. 261-280. Sur le partage entre les traducteurs professionnels et les traducteurs spécialistes, voir Valerie Worth-Stylianou, « Translations from Latin… », art. cit. : « By the mid- and later sixteenth-century, there is a divide between the “professional” translators like Belleforest, who earn a living from the rapid translation of popular works of Italian fiction (such as Bandello’s short stories), and those who dedicate years to the translation of a number of classical works, and for whom scholarship remains paramount. In the field of translation from Greek to
Trois traducteurs spécialisés : philosophie, histoire et religion
French, the outstanding example is uncontestably Amyot with his celebrated translations of Plutarch. Among translators of Latin authors, we can point to Blaise de Vigenère, who published translations of Caesar, Cicero and Tacitus, as well as of several Greek authors. » (p. 141). 177 Sur Loys Le Roy, voir Werner L. Gundersheimer, The Life and works of Louis Le Roy, Genève, Droz, 1966. 178 L’Oraison du Seigneur Jean Savius de Zamoscie, Paris, Morel, 1574 (Z-001) ; Traitté de la Venerie par feu M. Budé, BnF, Ms. N.A.F., 1843 (B-334.2 ; édition d’Henri Chevreul, Paris, 1861). 179 A-209, A-210, D-037, D-039, I-023, I-026, P-186 -188, P-190 -191, P-197, T-072, T -082, X-009-010, X-012 et X-015. Voir aussi la bibliographie dans W. L. Gundersheimer, The Life and works…, op. cit., p. 145-151. 180 I-024 et X-026. 181 P-187 et X-010. 182 P-188, D-039 et T-072. 183 Voir Richard Crescenzo, « Louis Le Roy et le statut du traducteur des Anciens au xvie siècle », Travaux de littérature, XX, 2007, p. 215-227. 184 Vies en 1559 (P-247) et Œuvres morales et meslées en 1572 (P-254) ; sur les publications en langue française de Vascosan, voir ci-dessus les notes 18 et 19. 185 Plusieurs Vies traduites par Amyot vers 1543 ; voir R. Sturel, Jacques Amyot…, op. cit., chapitre 1, « Les manuscrits de dédicace (1542-1546) » et chapitre 2, « Le travail d’Amyot entre les manuscrits de dédicace et la première édition (1547-1559) ». Chavy ne recense qu’un seul (P-228 : La Vie du roy Alexandre, traduite par Arnaud Chandon, BnF, Ms. Fr. 24297) de ces manuscrits (BnF, Ms. Fr. 1395-1396 ; 1398-1402, etc.). 186 Deux livres d’Isocrate traduits par Le Roy en 1547 (I-023).
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Nul n’incarne mieux que Loys Le Roy, leur aîné, la figure de l’humanisme dans la deuxième moitié du siècle177. Helléniste éminent formé par Pierre Danès et Jacques Toussaint au Collège Royal, il sera lui-même nommé lecteur royal en 1572 ; il est, de plus, l’auteur d’une biographie de Guillaume Budé (Paris, Roigny, 1540). Mis à part deux textes traduits du latin178, la vingtaine de traductions qu’il publie à partir de 1551 ne compte que des textes philosophiques d’auteurs grecs : Isocrate, Démosthène, Aristote et Platon179. En traduisant ces orateurs et philosophes, il essaie de doter la langue française d’une éloquence digne du grec, comme l’avait fait Cicéron pour le latin. Le Roy organise les différents textes de ces auteurs selon plusieurs thèmes de philosophie politique : l’institution des princes avec trois textes d’Isocrate et de Xénophon en 1547180 ; l’immortalité de l’âme avec Platon et Xénophon en 1551181 ; ou l’idée de la justice avec Platon, Démosthène et Théodoret de Cyr en 1555182. Même quand il traduit une œuvre intégrale comme Le Sympose de Platon en 1559 (P-190), il y insère de nombreux commentaires avec des citations d’autres auteurs. Il publie par ailleurs dans ses ouvrages originaux des réflexions politiques développées parallèlement dans ses diverses traductions. Enfin, il rédigera vers la fin de sa vie une somme personnelle : De la vicissitude (1575)183. Dès ses premiers écrits de jeunesse, ses œuvres sont publiées par des imprimeurs comme Simon de Colines, Jean de Roigny, Michel de Vascosan ou Fédéric Morel. Nous pourrions être tentés d’établir le parallèle avec un autre traducteur helléniste contemporain, Jacques Amyot, dont les traductions de Plutarque sont également publiées par Michel de Vascosan184. Cependant, si ce dernier détient un privilège pour les traductions de Plutarque (P-247 et P-254), c’est au traducteur Le Roy qu’Henri II accorde en 1551 un privilège pour les traductions d’Isocrate, de Xénophon et de Platon. Par ailleurs, nous connaissons quelques manuscrits d’extraits que les deux humanistes ont traduits et présentés à François Ier185 ou Henri II186 au début de leurs
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carrières respectives. Ces éléments187 nous invitent à pousser plus loin nos investigations pour retracer le processus de publication de ces textes en tenant compte des réseaux d’influences et des rôles respectifs joués par le traducteur, l’imprimeur et leur protecteur tant en matière de choix des textes que de source de financement. La cohérence philosophique des publications de Le Roy contraste singulièrement avec l’encyclopédisme dont témoigne la bibliographie de Blaise de Vigenère : la vingtaine de titres traduits par ce dernier comprend la philosophie188, la Hierusalem Delivrée du Tasse (T023), ou encore les historiens anciens189 et modernes190. Auteur du Traité des Chiffres (1586), Vigenère s’intéressait aussi aux différentes écritures ou au rapport avec les images (trois « Philostrate » : P-111, P-112 et P-113). Mais, c’est toujours le souci rhétorique de bien dire qui conduit l’ensemble de ses travaux : En la traduction des bons autheurs, ce n’est pas assez d’exprimer leur intention, mais faut insister encore en leurs manieres de parler et les mettre en evidence tout autant qu’il se peut faire […]191.
Vigenère est ainsi l’un des artisans qui élaborent, par la traduction, le modèle d’une prose d’art192. Ses travaux ne portent pas seulement sur le style, mais son sens aigu de la lisibilité le conduit aussi à augmenter successivement les annotations sur les textes historiques. Si ses importantes productions (« 18 titres, plus de 40 éditions » d’après Balsamo et Simonin) ont pu être publiées par Abel L’Angelier et sa veuve à la suite de Nicolas Chesneau, il aurait aussi existé entre les libraires et lui une relation d’amitié, Abel L’Angelier témoignant d’un grand respect pour la « profonde doctrine » du traducteur. La protection d’un mécène puissant aurait également compté193 : il conviendrait, ici encore, de mesurer l’influence de chaque acteur en examinant attentivement les privilèges, les dédicaces ou d’autres signes matériels d’un certain nombre d’exemplaires. Contrairement aux deux précédents qui sont formés à Paris et qui y publient l’essentiel de leurs travaux, Paul Du Mont est profondément ancré dans les provinces du Nord194. Formé
Il faudrait aussi tenir compte de la mention de la présentation au roi au verso du titre du Phedon de 1553 (P-187) : « PRESEN. AV ROY A SON RETOVR D’ALLEM. ET L. DEVANT SA MAIESTE A FOLLEMBRAY LEZ COVCY, LE III. IOVR D’AOVST M.D.LII. P. L. R. » 188 Platon, Lysis (P-194), Cicéron, Laelius (C-192) ou Lucien, Toxaris (L-134). 189 César (C-117 et C-118), Tacite (T-004) ou Tite-Live (T-114, T-116 et T-117). 190 Chalcondyle, Histoire de la decadence de l’empire grec et establissement de celuy des Turcs en 1577 (C-120) ou Herburt de Fulstin, La Description du royaume de Poloigne en 1573 (H-030). 191 Cité dans P. Chavy, Traducteurs d’autrefois…, op. cit., p. 1426. 192 Marc Fumaroli, « Blaise de Vigenère et les débuts de la prose française : sa doctrine d’après ses préfaces », dans L’Automne de la Renaissance, Jean Lafon et André Stegmann (éd.), Paris, Vrin, 1981, p. 31-51. 193 Jean Balsamo et Michel Simonin, Abel L’Angelier et Françoise de Louvain (1574-1620), Genève, Droz, 2002, p. 88-92 ; Rosanna Gorris, « Tradurre la Gerusalemme liberata alla corte di Lodovico Gonzaga-Nevers », dans Alla corte del principe : Traduzione, romanzo, alchimia, scienza e politica tra Italia e Francia nel Rinascimento, Ferrara, Università degli studi di Ferrara, 1996, p. 47-170. 194 Sur Paul Du Mont, voir Michel Simonin, « Les débuts de la fortune française de Louis de Grenade », dans Deux siècles de relations hispano-françaises : De Commynes à Madame d’Aulnoy, Paris, L’Harmattan, 1987, p. 4559 ; le Dictionnaire des lettres françaises…, op. cit., p. 432 ; R. Lipouzin-Lamothe, dans Dictionnaire de biographie française (Paris, Letouzey et Ané, 1970, t. XII, col. 224). Lire aussi l’appréciation intéressante d’André 187
Rayez dans sa notice consacrée au traducteur dans le Dictionnaire de spiritualité, Paris, Duchesne, 1957, t. II : « Malgré l’étrangeté des titres de ces traductions, qui rappellent ceux des Doré, Crespet et autres auteurs du 16e siècle, et dont Rabelais se moquait agréablement, il nous faut savoir gré à Dumont [sic] de son précieux travail, comme nous savons gré à Gabriel Chapuis [sic] (1546-1621), son contemporain, de l’heureux choix de ses traductions. » (col. 1800). 195 Paul Du Mont, « Advertissement au lecteur, touchant ceste traduction, & quelques aultres que l’on a corrompues », dans Jean Michel, L’Anatomie du corps politique comparé au corps humain pour cognoistre la source & origine des maladies d’iceluy, qui nous causent pour le iour-d’huy tant de troubles parmy la Chrestienté. […] Le tout traduict du Latin, par Paul Du Mont. A Douay, Chez Jean Bogard, 1581, f. ē 5 (consultable sur Google Books). 196 St Augustin, Confessions (A-271), Denys le Chartreux (D-052, D-054, D-055), Ste Dorothée (D-117), Ferrand (F-014), Mathieu Galien (G-003, G-004), Louis de Grenade (G-162, G-177, G-188), Simon de Grynaeus (G192), Antonio Guevara (G-214), Henri de Hesse (H-019), Thierry de Herchsen (H-031), Marullus (M-063), Jean Michel (M-104), L’Oreiller spirituel (O-025), Savonarole (S-211 et S-212). 197 Hilde de Ridder-Symoens, « Étude du rayonnement national et international d’une université sans livres matricules : le cas de l’université de Douai (1559-1795) », dans Les Échanges entre les universités européennes à la Renaissance, Michel Bideaux et Marie-Madeleine Fragonard (éd.), Genève, Droz, 2003, p. 46. 198 Denis Pallier, « Les réponses catholiques », dans Histoire de l’édition…, op. cit. p. 334-335 (réédition de Paris, 1989, p. 415-416). 199 Louis de Grenade (G-164), A. de Guevara (G-213), saint Jérôme ( J-090) ou Psalterion ou Contemplations divines (P-325) et Serafino da Fermo (S-279). 200 Louis de Grenade (G-166-167, G-171, G-173-175, G-178, G-180 et G-182). 201 Tertullien, Traité de la patience au saint martyre, 1577 (T-050) ; Pie II, Instruction de la foy chrestienne, 1589 (P-142). 202 St Basile (B-042-046), St Cyprien (C-281), Dion Chrysostome (D-82-83), Grégoire de Chypre (G-152) et Pic de La Mirandole (P-130). 203 St Jean-Chrysostome ( J-054-063). 204 Juan André, Confusion de la secte de Mahumed, 1574 (A-127) ; Cicéron, Trois livres de la Nature des dieux, 1581 (C-193) ; Ficin, Discours de l’honneste amour, 1578 (F-023) ; Religion chrestienne (F-024) ; Trois livres de la vie (F-025) ; Francesco Giorgio, L’Harmonie du monde, 1578 (G-101) ; Hymnes ecclesiastiques (H-153), etc.
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dans les universités de Cambrai, Paris et Louvain195 et empreint de la théologie des courants mystiques espagnols, ce « secrétaire de la ville de Douai » publie presque toutes ses traductions196 chez des imprimeurs-libraires de sa ville, notamment chez Jean Bogard. Or, cette terre d’Empire où Philippe II avait érigé une université en 1562197 était fortement impliquée dès les années 1570 dans la mouvance de la contre-Réforme catholique. Cette « invasion mystique espagnole », qui a des ramifications à Paris, Douai et Reims, engendre parfois des concurrences entre les libraires, imprimeurs et traducteurs de ces trois villes198. Dans l’ « Advertissement au lecteur » de sa traduction de l’Anatomie du corps politique (M-104), Paul Du Mont accuse de plagiat ses confrères de Paris et de Reims. Il s’en prend à la traduction par Nicole Colin de La Guide des pecheurs de Louis de Grenade, publiée à Reims en 1577 (G-167), dont il venait de donner une traduction à Douai en 1574 (G-162). Il s’en prend également à la version par Nicolas Dany de l’Oratoire religieux d’Antonio Guevara publiée en 1572 (G-213), dont il donne sa propre version en 1576 (G-214). De nombreux traducteurs comme Nicolas Dany (ou Davy)199, Nicole Colin200, ou Pierre Crespet201 ont œuvré durant les dernières décennies du xvie siècle et au tournant du siècle suivant pour défendre leur cause sous la protection des princes engagés. N’oublions pas à cet égard les grands hellénistes Fédéric Morel, père202 et fils203, qui ont traduit essentiellement des textes patristiques grecs, ni les frères Guy204, Antoine et Nicolas Lefèvre de La Boderie. L’aîné a aussi participé à l’édition de la Bible polyglotte d’Anvers.
Les deux premiers traducteurs professionnels
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Dans les dernières années de sa vie, Gabriel Chappuys s’est aussi consacré à la traduction d’ouvrages de dévotion venant d’Espagne, mais il se distingue de tous les traducteurs du xvie siècle par le grand nombre de ses travaux. Pendant quarante années (de 1574 à 1612) à Lyon et à Paris, il a traduit 67 titres, composé dix ouvrages originaux et collaboré à plusieurs publications205. Seul François de Belleforest, à qui Chappuys succède dans la charge d’historiographe du roi206, a laissé une œuvre comparable par son ampleur avec ses 45 titres207. Ces deux traducteurs partagent plusieurs points communs. Tous deux commencent leur carrière en tant que précepteurs ; ils entrent ensuite au service de libraires, parisiens pendant toute la carrière de Belleforest et lyonnais, puis parisiens pour Chappuys. Tous deux ont dû assurer une cadence de publications tellement soutenue qu’ils ne pouvaient pas toujours soigner leur travail. Ils ont ainsi développé un style rapide plus proche de l’original. Tous deux commencèrent par poursuivre les collections à succès initiées par leurs aînés : Belleforest prend la suite des Histoires tragiques (B-009-013, B-015-17), dont la première partie avait été traduite par Pierre de Boaistuau (B-008) ; Chappuys traduira les livres XV à XXI (sauf le livre XVI) d’Amadis de Gaule (A-100, A-102-107, A-109).
Conclusion : Vers une typologie des traducteurs en langue française au xvie siècle Nicolas Herberay des Essarts a commencé à traduire l’Amadis pour occuper le loisir que lui laissait la période de paix. Pour ce « commissaire ordinaire de l’artillerie en Picardie » qui avait du goût pour les lettres, ce n’était pas la première tentative ; il avait déjà publié la traduction d’un roman espagnol208. S’il est devenu le père de l’Amadis français, c’est que des imprimeurs et des libraires parisiens ont vite compris que ses talents pouvaient fournir à leurs presses des textes à succès209. Herberay Des Essarts ne vécut pourtant jamais de sa plume210, tandis que François de Belleforest et Gabriel Chappuys, autres traducteurs à succès, furent contraints de traduire pour vivre. Nous sommes ici au tournant d’une évolution : en 1553 au moment où Herberay des Essarts décède, Belleforest cherche sa voie et entame la collaboration avec André Thevet pour la rédaction
205 206 207 208 209 210
Jean-Marc Dechaud, Bibliographie critique des ouvrages et traductions de Gabriel Chappuys, à paraître. Je remercie l’auteur d’avoir bien voulu me communiquer le dernier état de son travail. Voir Jean Balsamo, « Autour de Gabriel Chappuys : quelques éléments pour une typologie des traductions au xvie siècle », Franco Italica, 10, 1996, p. 1-10 ; Michel Bideaux, introduction à son édition des Facétieuses journées de Gabriel Chappuys (Paris, Champion, 2003), p. 28-29. M. Simonin, Vivre de sa plume…, op. cit., « Bibliographie chronologique », p. 233-307. Diego de San Pedro, L’Amant mal traicte de s’amye, Paris, Denis Janot, 1539 (S-201). Michel Simonin, « La disgrâce d’“Amadis” », Studi francesi, XXVIII, no 1 (1984), p. 1-35 ; repris dans L’Encre et la lumière…, op. cit., p. 189-234 A. Charon-Parent, Les métiers du livre…, op. cit. : « Les “salaires” versés par les libraires sont nettement supérieurs à la moyenne des sommes reçues habituellement par un auteur. Mais Nicolas de Herberay ne vit pas de sa plume ; il reste commissaire à l’artillerie. Recevant une dizaine d’exemplaires traduits, il peut se concilier la protection et la faveur du roi et des grands, en offrant un exemplaire, habilement dédicacé. Si grand que soit le profit retiré de cette forme de rémunération, l’auteur n’est pas associé au succès de son livre et ne reçoit rien pour les rééditions. » (p. 110).
de la Cosmographie du Levant211. Il s’installera bientôt à Paris pour entrer au service de libraires. Depuis deux décennies, le nombre de traducteurs a augmenté considérablement et leur statut est en train de changer, comme nous le montre bien le cas de Herberay des Essarts. Dans Les Métiers du livre à Paris au xvie siècle, Annie Charon-Parent pose des questions d’une grande importance :
Nous n’avons pas encore de réponse à ces questions, mais la confrontation des différents traducteurs et l’examen de leurs diverses conditions de travail nous permettront un jour d’éclaircir l’évolution qui aboutit à la naissance du statut de traducteur professionnel. Nous pourrons alors découvrir les raisons de tel ou tel choix d’un traducteur, d’un libraire ou d’un prince pour traduire, financer et publier des chefs-d’œuvre en notre langue vulgaire. Dans la présente étude, nous avons voulu, en exploitant le riche recensement établi par Paul Chavy, embrasser le plus grand nombre de traducteurs, souvent méconnus ou oubliés, pour tenter de restituer un paysage global et mettre en évidence une évolution complexe du statut et des pratiques des traducteurs. Pour cette raison, bien des éléments insuffisamment précisés dans ce répertoire n’ont pas été analysés, à quelques rares exceptions près : les paratextes (dédicaces, pièces liminaires, portraits, etc.) permettraient d’entrevoir les rapports des traducteurs avec les autres acteurs du processus de production textuelle et éditoriale213. Or, pour apporter des réponses aux questions que nous nous posons, il faudrait également tenir compte des divers éléments matériels et des circonstances sociales et juridiques : différents supports matériels comme les exemplaires de présentation (manuscrits ou/et imprimés ; parchemin ou/et papier), reliures ou formats des livres ; différents types de privilèges... Aujourd’hui, plusieurs catalogues et bases de données en ligne fournissent de plus en plus d’informations utiles : il faudrait, tout en les enrichissant constamment, ajuster, coordonner, relier l’ensemble de ces données et métadonnées à l’usage de tous les « studieux des bonnes lettres ».
211 212 213
Voir M. Simonin, Vivre de sa plume…, op. cit., p. 39-42. A. Charon-Parent, Les métiers du livre…, op. cit., p. 118. Pour la période précédente, Sylvie Lefèvre donne une analyse riche en enseignements de ces « acteurs » dans son article « Les acteurs de la traduction : commanditaires et destinataires. Milieux de production et de diffusion », dans Translations médiévales…, op. cit., v. 1, p. 147-206.
• la naissance d,un métier : traducteur
La plupart des contrats rencontrés qui ne furent pas tous exécutés, concernent des traductions en français d’œuvres latines ou espagnoles et se situent dans la période 15501560. Est-ce le hasard de la documentation ? Ou le succès rencontré par ce genre de publications justifie-t-il un partage préalable des bénéfices escomptés212 ?
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Annexes Table 1 - Nombre de productions par traducteur214
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Anonyme
450
1 traduction 2 traductions 3 traductions
538 153 62
4 traductions 5 traductions 6 traductions 7 traductions 8 traductions 9 traductions 10 traductions
27 29 17 16 11 11 5
11 traductions 12 traductions 13 traductions 14 traductions 15 traductions
7 3 2 3 4
19 traductions 20 traductions 21 traductions 25 traductions
2 1 2 1
45 traductions 62 traductions
1 1
Table 2 - Traducteurs prolifiques au xvie siècle215
62 titres : Gabriel Chappuys (1546-1613) 45 titres : François de Belleforest (1530-1583) 25 titres : Clément Marot (1496-1544) 21 titres : Paul Du Mont (1532-1602), Loys Le Roy (1510-1577) 20 titres : Joachim Du Bellay (1522/25-1560) 19 titres : Blaise de Vigenère (1523 ?-1596), Jean-Antoine de Baïf (1532-1589) 15 titres : René Benoist, Guy Lefèvre de La Boderie, Guillaume Michel de Tours 14 titres : Charles Fontaine (1514-1560/70), Simon Goulart (1543-1628), François Habert (1508 ?-1561), Louis Meigret (1510 ?-1560 ?) 13 titres : Jean Canappe, Nicolas Herberay Des Essars 12 titres : Antoine Du Verdier (1544-1600), Pierre de Larivey (1540/41-1619), Claude de Seyssel (1450-1520) 11 titres : Barthélemy Aneau (-1561), Gilles Corrozet (1510-1568), Antoine Du Moulin, Jacques Gohory (15201576), Jean Martin (ca. 1508-avant ou pendant 1553), Fédéric I Morel (1523-1583), Pierre Tamisier (-1591) 10 titres : Jean de Billy (1530-1580), Pierre Forcadel (1534-1573), Gentien Hervet (1499-1584), Fédéric II Morel, Pierre Saliat 9 titres : Nicole Colin, Étienne Dolet (1509-1546), Benoît Du Troncy (1525/30-1599), Claude d’Espence (15111571), Charles Estienne (1504-1564), Jacques Grévin (1538-1570), Jean de Lavardin, Richard Le Blanc (ca. 1510-ca. 1574), Jean Louveau, François Solier (1558-1628), Jacques Tigeou 8 titres : Jacques Amyot (1513-1593), Lancelot de Carle (ca. 1500-1568), Nicolas Chesneau (1521-), Guillaume Chrestien, Jean Colin, Lambert Daneau (ca. 1530-1595), Pardoux Duprat (ca. 1520-ca. 1570), Robert Estienne, Scévole de Sainte-Marthe (1536-1623), Jean de Vauzelles (ca. 1495-ca. 1557), Jacques Vincent
214 215
Statistiques provisoires établies à partir de notre recensement du répertoire de Paul Chavy. Pour certains, les années de naissance et de décès sont ajoutées entre parenthèses.
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• la naissance d,un métier : traducteur
7 titres : Michel d’Amboise, Ange Cappel, Étienne Forcadel, Guillaume Haudent, Georges de La Boutière, Antoine Macault, Jean Maugin, Jacques Peletier du Mans, Mellin de Saint-Gelais, Denis Sauvage, Thomas Sébillet, Nicolas de Soulfour, Jacques Tigeou, Pierre Tolet, Geoffroy Tory, Antoine Tyron 6 titres : Jérôme d’Avost, Jean Bouillon, Jean Brèche, Guillaume Budé, Jérôme de Chomedey, Jacques Daleschamps, Louis Des Masures, Philippe Desportes, Antoine Estienne, Calvy de La Fontaine, Jean Millet, Antoine Mizauld, Charles Nepveu, Vasquin Philieul, Claude de Pontoux, Nicolas Rapin, Nicole Volcyr de Sérouville 5 titres : Rémy Belleau, Jean Bellère, Jacques de Billy, Gilles Boileau de Bouillon, Louis Budé, Mathurin Cordier, Michel Coyssard, Nicolas Dany, Bonaventure Des Périers, Bernard de Girard Du Haillan, Gabriel Du Préau, Michel d’Esne, Pierre Grosnet, Claude Gruget, Jean Guitot, François Bérenger de La Tour d’Albenas, Étienne Le Blanc, Jean Le Blond, Jean Le Bon, Nicolas de Leuze, Jean de Montlyard, Jacques de Morice, Marc-Antoine de Muret, Guillaume Paradin, Étienne Pasquier, Pascal Robin, Pierre de Ronsard, Jean Temporal, Pierre Tredehan
L'enquête de Budé sur l'économie antique. Notes sur un travail en cours Luigi-Alberto Sanchi cnrs-irht, Paris
Parus en 1515, les cinq livres De Asse et partibus eius (L’As et ses parties ou, mieux, ses fractions) de l’humaniste parisien Guillaume Budé constituent un ouvrage inclassable comme la Renaissance a su en produire1. Après la célébrité du vivant de l’auteur et la gloire dans les années suivant sa mort2, le caractère particulier de ce gros volume lui a valu un oubli séculaire, en dehors du cercle bien étroit des spécialistes ès realia antiques et autre érudition numismatique. L’un des chefsd’œuvre de Budé, par ailleurs sorte d’excroissance de ses recherches sur les Pandectes3, n’est en tout cas pas encore parvenu à la connaissance des historiens de l’Antiquité ni à celle des historiens de l’économie et de la pensée économique, non plus4. Une édition actuellement en prépa-
Titre original : De Asse et partibus eius libri quinque Guillielmi Budæi Parisiensis secretarii regii. Première édition, Paris, Josse Bade, 1515 (mars). Deuxième édition augmentée, ibid., 1516 (octobre). Éditions suivantes à Venise, maison d’Alde et A. Asolano, 1522 ; Paris, J. Bade, 1524 (janvier) ; ibid., 1527 (janvier) et 1532 (avril). Édition définitive, posthume : Paris, M. de Vascosan et J. de Roigny, 1541. Toutes ces éditions sont au format in-folio à l’exception de celle de Venise, in-quarto. Les éditions actuellement de référence sont celle de Lyon, Sébastien Gryphe, 1550 (in-octavo), reprenant celle de 1541 avec quelques coquilles, et l’édition reprise de cette dernière par C. Secondo Curione contenue dans le tome II des Budæi Opera, Bâle, N. Episcopius, 1556 (in-folio), réimpr. Farnborough, Gregg, 1969. Sur la figure de Guillaume Budé, voir notamment Louis Delaruelle dans Guillaume Budé. Les origines, les débuts, les idées maîtresses [Paris, É. Cornély, 1907], réimpr. Genève, Slatkine, 2012 ; Gilbert Gadoffre, La Révolution culturelle dans la France des humanistes. Guillaume Budé et François Ier, Genève, Droz, 1997 (posthume) ; Marie-Madeleine de La Garanderie, Christianisme et lettres profanes. Essai sur l’humanisme français (1515-1535) et sur la pensée de G. Budé [Lille, P.U.L., 1976], Paris, Champion, 1995 ; ead., Guillaume Budé, philosophe de la culture, Paris, Classiques Garnier, 2010 (posthume) avec une bibliographie générale. Sur le De Asse, voir en particulier L. Delaruelle, Guillaume Budé, op. cit., p. 30198 ; G. Gadoffre, « Guillaume Budé e la storia di Roma », Studi romani, t. XXXV, 1987, p. 263-276, ainsi que trois études de M.-M. de La Garanderie, désormais réunies dans la section « Le De Asse, texte fondateur » de son Budé, philosophe…, op. cit., p. 269-336, à savoir : « L’harmonie secrète du De Asse de G. Budé » [1968] ; « Sur le versant philologique, historique et économique du De Asse : l’Antiquité exhumée » [1997-2000] ; « Sur quelques pages de l’épilogue du De Asse ajoutées en 1516 » [1999]. 2 On compte notamment une traduction italienne par Giovanni Gualandini, Trattato delle monete e valuta loro ridotte dal costume antico all’uso moderno di M. G. Budeo, Florence, Giunti, 1562, et une réduction en latin par Henri Glaréan (Heinrich Loriti de Glaris, ou Glareanus), Liber de asse et partibus eius, Bâle, M. Isingrin, 1550. 3 L’incipit du De Asse mentionne les noms des fractions d’as d’après l’énumération de la loi Servum (Digeste, XXVIII, 5, 13), point de départ de son travail. On trouve déjà dans les Annotations une digression sur l’architecture et sur quelques unités de mesure à partir de Vitruve, développement qui anticipe la matière du De Asse. Voir Budæi Opera, éd. citée, t. III, p. 174-177, à propos de la loi Si mensor falsum modum dixerit (Digeste, XI, 6, in fine). 4 Absent des histoires modernes de la pensée économique, le De Asse a été intégré dans la tradition des études numismatiques jusqu’aujourd’hui : voir par exemple Christian Edmond Dekesel, Bibliotheca nummaria. Bibliography of xvith century numismatic books, Londres, Spink, 1997, p. 171-200. L’étude de Donald Kelley, The Foundations of modern historical scholarship. Language, law and history in the French Renassaince, New York, Columbia University Press, 1970, insère Budé dans la lignée d’humanistes et juristes qui ont renouvelé l’historiographie au xvie siècle, sans cependant se focaliser sur l’Antiquité et sur l’érudition classique. 1
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ration5 nous donnera sans doute l’occasion à la fois d’en redécouvrir le texte ardu, mais vibrant d’humanité, et de redonner à Budé la place qui lui revient d’historien de l’Antiquité et de père de la recherche en économie politique, sans épuiser la richesse de thèmes et du style de L’As, illustrant la vivacité des milieux hellénistes français en ce début du xvie siècle6.
Le De Asse, œuvre d’un passeur de textes Assurément l’entreprise d’un « passeur de textes », l’ouvrage de Budé se fonde en premier lieu sur des écrits fort peu littéraires au sens moderne de l’adjectif : Columelle, Pline l’Ancien, Végèce ou Varron, auteurs latins dits « techniques » qui soulèvent un grand nombre de questions philologiques. Dans son enquête sur l’économie de l’Antiquité, Budé les croise avec trois autres types de sources : a) les pages évoquant les valeurs économiques chez les auteurs classiques : Cicéron, certes, mais aussi les poètes et les historiens latins, de Juvénal à Suétone, de Plaute à Tite-Live, de Martial à Tacite ; b) les commentaires et écrits philologiques des humanistes italiens, notamment d’Ermolao Barbaro pour Pline, de Giovanni Giocondo – dont Budé a suivi les cours à Paris – pour Vitruve, de Domizio Calderini pour Juvénal ou Martial, de Marcantonio Sabellico pour Suétone, et de Giorgio Merula, Flavio Biondo, sans oublier, bien entendu, Perotti, Valla et Politien ; c) de nombreuses sources grecques, d’Hérodote à Athénée en passant par Xénophon, Démosthène, Thucydide, Platon et Aristote, Polybe, Strabon ou le Nouveau Testament cité dans sa langue d’origine. De l’imposant travail de dépouillement que Budé a dû effectuer au préalable, il nous reste une trace dans l’un des carnets autographes de Budé conservés à Genève, contenant des extraits et des ébauches de rédactions7. Concernant le rôle de Budé passeur de textes avec son De Asse, il faut ajouter qu’il a luimême préparé et publié en 1522, à Paris chez Galiot du Pré, un résumé en français de son ouvrage : le Summaire et Epitome du livre de Asse, comptant quelque quatre-vingts feuillets in-octavo8. Repris dans plusieurs éditions jusqu’à 1538, ce résumé inclut la version française de nombreux extraits d’auteurs grecs et latins déjà présentés dans le De Asse.
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Voir Luigi-Alberto Sanchi, « Tel un roman philologique. Enjeux d’une édition du De Asse », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, t. LXXIII, 2011, p. 117-124. Voir, dans la série La France des Humanistes de la collection « Europa Humanistica » (Turnhout, Brepols), les contributions à la connaissance de ces cercles savants et de leurs mécènes fournies par Jean-François Maillard, Judit Kecskeméti, Catherine Magnien, Monique Portalier, Hellénistes, I, 1999, et J.-F. Maillard, Jean-Marie Flamand, Hellénistes, II, 2011. Pour une description sommaire des carnets de Budé, voir L. Delaruelle, Guillaume Budé, op. cit., p. 245-277 ; voir aussi J.-F. Maillard, « De la philologie à la philosophie : les carnets inédits de G. Budé », dans Les Origines du Collège de France, M. Fumaroli (éd.), Paris, Collège de France / Klincksieck, 1998, p. 19-44, et L.-A. Sanchi, Les Commentaires de la langue grecque de G. Budé. L’œuvre, ses sources, sa préparation, Genève, Droz, 2006, p. 142-146, illustrations p. 311-316. G. Budé, Summaire et Epitome du livre de Asse, M.-M. de La Garanderie (†) et L.-A. Sanchi (éd.), Paris, Les Belles Lettres, 2008. Une traduction en portugais de cet abrégé, dédiée à Jean III, fut réalisée à Évora en 1535 par Piero de Moyra Angeli, Italien au service de la cour portugaise. Il en reste deux témoins manuscrits : Évora, Biblioteca pública, XV-1-35d, et Lisboa, Biblioteca da Academia das Ciências, Serie Vermelha 691 (copie elle aussi du ms. original, mais exécutée en l’an 1800). Voir Justino Mendez de Almeida, « Projecção em Portugal dos De Asse et partibus eius libri quinque de G. Budé », Arquivos do centro Cultural Português, 23, 1987, p. 351358. Je remercie Mme Sylvie Deswarte-Rosa pour cette précieuse information.
Contenus et visée du De Asse
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Voir l’extrait I, ci-après. Éd. de Lyon, p. 121-143. Voir le début de ce développement ci-après, dans l’extrait II. Un des passages-clés permettant la déduction du chiffre caché est celui de Cicéron, Contre Verrès, II, 2, 184185, cité dans l’éd. Lyon p. 133-134 et correspondant aux f. 7v-8r de l’Epitome. Une grande partie des extraits sur lesquels Budé appuie sa démonstration se trouvent réunis dans le « troisième » carnet autographe, qui annonce dès le titre Ex Verrinis et ex Columella et Varrone : et Hieronymo et Celso. Voir L. Delaruelle, Guillaume Budé, op. cit., p. 256. Voir, respectivement, éd. Lyon, p. 289-90 (= Epitome, f. 15v-16r) ; p. 97-98 (= f. 36v-37r) et p. 641-642 (= f. 46v-47r). Nous donnons ci-après le premier de ces textes, dans l’extrait III.
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Notre historien humaniste avait l’ambition d’analyser le fonctionnement économique de plusieurs ensembles et différents moments de l’Antiquité : non seulement l’empire romain, mais aussi ceux des Perses et des Macédoniens, sans oublier la Grèce classique, ni le royaume de Judée. Pour atteindre son but, Budé a été obligé de passer par la lexicographie et la critique textuelle, conscient de l’état de ses sources et du contenu philologique des commentaires disponibles à son époque, encore assez simple en dépit des avancées humanistes. L’objectif préalable a donc été celui de restaurer la forme et de comprendre le sens exact d’une variété de termes spécifiques, désignant des unités de poids et mesures, des rapports arithmétiques, des systèmes monétaires. Cela apparaît dès l’incipit : après avoir égrené les noms des fractions de l’as cités d’après un lieu des Pandectes (28, 5,13), Budé passe immédiatement à la rectification d’un mot mal transmis, sexcuns qu’il faut plutôt, démontre-t-il, lire sescunx car il est formé par la composition du radical de l’« once » (uncia) et d’un préfixe abrégé de sesqui- signifiant « un et demi ». Et d’ajouter que cette confusion entraîne des erreurs dommageables dans le cas de deux mots proches comme sexcuplus (« sextuple ») et sescuplus (« une fois et demie »)9. Ainsi, dans un mouvement circulaire, la connaissance des systèmes de compte ou de mesure aide-t-elle à rectifier les leçons incompréhensibles et la philologie des textes permetelle de reconstituer les différentes nomenclatures étudiées. La réussite la plus éclatante de ce procédé est la résolution de l’énigme posée par les expressions latines elliptiques de type decies sestertium (pour indiquer le million de sesterces). C’est l’objet d’une longue et palpitante démonstration aux allures de roman policier où Budé se met en scène en tant que philologuedétective et fait progresser le lecteur pas à pas dans les méandres de ses recherches10. Car le but n’est atteint qu’au prix de nombreux recoupements d’extraits latins, tirés notamment des Verrines11, et d’une comparaison entre les versions en latin et en grec des mêmes récits, où le compte est effectué en myriades de drachmes, soit dix mille à la fois. En latin, le multiplicateur caché par l’ellipse est centena millia sestertium, qui donne l’accès au chiffre voulu à condition de ne pas confondre les sestertia et les sestertii, les uns valant mille des autres ! De tels résultats scientifiques suffiraient déjà à élever le De Asse au premier rang des ouvrages humanistes de son temps. Or Budé vise plus haut et plus loin, les procédés philologiques étant l’instrument le plus efficace pour reconstituer les éléments de l’économie ancienne. Une fois établi le sens des chiffres et des mesures, Budé s’aventure à travers les textes dans le mare magnum des valeurs économiques : les prix unitaires, que ce soit celui du cheval d’Alexandre le Grand, Bucéphale, ou celui de la célèbre perle de Cléopâtre, dissoute dans l’acide, ou celui de la nourriture d’un soldat du temps de Périclès ou de Scipion l’Africain12. Certes anecdotiques,
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ces prix forment la base nécessaire pour bien évaluer les grandeurs d’un autre ordre, telles celles des impôts perçus par les empires, les largesses des généraux romains après un triomphe, le budget de fonctionnement de l’armée impériale13. À l’occasion, Budé sait aussi rappeler à ses lecteurs, chiffres à l’appui, la générosité des princes antiques envers les savants et les philosophes : Alexandre et Aristote, Néron et Sénèque14. Nous sommes donc bien loin du commentaire linéaire d’un auteur ancien. Les devanciers de Budé ont écrit leurs pages sur Salluste ou Juvénal en croisant, eux aussi, les textes anciens : qu’il suffise de citer le Cornu copiæ de Niccolò Perotti comme cas-limite, puisqu’il est fondé sur un commentaire du texte de Martial développé à l’extrême, et, bien entendu, Ermolao Barbaro correcteur de Pline, auteur central dans l’étude menée par Budé15. Les Miscellanées de Politien se rapprochent davantage d’un travail philologique non lié au commentaire linéaire, mais leur titre même signale qu’ils ne sont pas au service d’un programme au fond monographique comme celui du De Asse. Budé agit en somme à la fois en historien et en philologue, comme dans son ouvrage précédent, les Annotations aux XXIV premiers livres des Pandectes (1508), où le monument de la jurisprudence romaine, truffé de problèmes textuels, était étudié dans cet esprit, grâce aussi à une science juridique solide, fruit de ses recherches et, en amont, de sa formation de juriste à Orléans (1483-1486).
Enjeux polémiques, politiques et oratoires Étranger à la problématique d’une restauratio imperii qui depuis Pétrarque anime l’humanisme italien, Budé parvient à une interprétation critique de Rome comme puissance fondée sur la prédation impérialiste16 aux dépens, entre autres, des trésors des Gaulois17 et à l’avantage d’un luxe inouï que Budé se complaît à détailler pour mieux le flétrir au nom d’un idéal salomonien mariant prospérité et sagesse. Dans le De Asse comme ailleurs chez Budé, le but de la connaissance scientifique rencontre celui d’un message politique et moral à l’attention de ses contemporains. Dès l’édition de 1516, par exemple, il étoffe les attaques contre le faste dont s’entourent les prélats de son époque ou d’autres membres de la classe dirigeante française qui, de l’Italie renaissante, ne copient que l’exhibition architecturale, artistique, matérielle18. Mais ses accusa13 14 15
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Pour quelques exemples voir, respectivement, éd. Lyon, p. 275 (= Epitome, f. 22v) ; p. 303-306 (= f. 29v-30v, triomphe et libéralités de Jules César) et p. 693-698 (= f. 46v-48v). Voir, respectivement, éd. Lyon, p. 198-199 (= Epitome, f. 24r) et p. 684-685 (= f. 53r-54v). Le premier de ces passages est donné ci-après, extrait IV. L’un des manuscrits pliniens lus par Budé est déjà connu : il s’agit du Parisinus latinus 6797, du xiiie siècle, siglé d chez les éditeurs modernes. Voir à ce propos L. Delaruelle, Guillaume Budé, op. cit., p. 225-227, dans le cadre d’une recherche sur les livres de Budé, p. 223-227. Delaruelle mentionne quelques exemples de corrections textuelles proposées par Budé sur la foi des leçons de ce manuscrit, auxquels on pourrait ajouter, entre autres, l’émendation de Pline, Histoire naturelle, XVIII, 332 si libeat, ita uitæ ligno, dépourvu de sens (éditions imprimées), en si libeat uti, e ligno d’après la leçon du Paris. lat. 6797 (De Asse, éd. Lyon, p. 14), correction intégrée dès l’édition de J. Cæsarius, Cologne, 1524. Sur la bibliothèque de Budé, voir Jean-Marc Chatelain, « Le Voyage de Varthema annoté par G. Budé », Revue de la Bibliothèque nationale de France, t. II, 1999, p. 67-71 ; J.-F. Maillard et al., Hellénistes, I, op. cit., p. 93-96 ; L.-A. Sanchi, Les Commentaires…, op. cit., p. 121-135 et 237-280, à compléter par Id., « Guillaume Budé lecteur d’Hérodote : langue, idées, recherches », Anabases, t. XI, 2010, p. 9-18. Voir, notamment, éd. Lyon, p. 169 (= Epitome, f. 58v-59r) et p. 312-313 (= f. 44v-45r). Voir ci-après, extraits V et VI. Voir à ce propos M.-M. de La Garanderie, Budé, philosophe…, op. cit., p. 316-336.
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Voir en particulier James J. Supple, « Nobilium culpa iacent literæ : Guillaume Budé and the education of French noblesse d’épée », dans Acta conventus neolatini Santandreani, Binghamton, Mediæval and Renaissance texts and studies, 1986, p. 399-407 ; cette question historique a inspiré les recherches de G. Gadoffre, exposées dans G. Gadoffre, La Révolution culturelle…, op. cit. Voir, par exemple, Ibid., p. 199-234, et M.-M. de La Garanderie, Budé, philosophe…, op. cit., p. 96-121 et 220-251. Voir l’édition de ce texte bilingue de 1529, imprimé en grec mais présenté manuscrit en français, dans L.-A. Sanchi, Les Commentaires…, op. cit., p. 21-37 (français) et 281-287 (grec). Sur l’engagement politico-culturel de Budé auprès de François Ier, voir aussi Nicole Hochner, « Le Premier Apôtre du mythe de l’Etat-mécène : Guillaume Budé », Francia. Forschungen zur Westeuropäische Geschichte, Frühe Neuzeit, Revolution, Empire, 1500-1815, t. XXIX, 2002, p. 1-14, et L.-A. Sanchi, « Il re e l’umanista. Francesco I, Budé e la fondazione del Collège de France », dans Figure di ‘servitù’ e ‘dominio’ nella cultura filosofica europea tra Cinquecento e Seicento, actes du colloque (Urbino, Italie, mai 2008), N. Panichi (éd.), Florence, Le Lettere, 2010, p. 175-186. Voir M.-M. de La Garanderie, Budé, philosophe…, op. cit., p. 273-277, qui reprend les écrits respectifs et illustre l’opposition stylistique entre Budé et Érasme, bientôt canonisée par Christophe de Longueil dans une lettre à Jacques Lucas du 29 janvier 1519 (à lire dans Desiderii Erasmi Opus epistolarum, P. S. Allen (éd.), t. III [1913], no 914, p. 472-476), lettre que cite à son tour le premier « biographe » de Budé, Loys Le Roy, dans sa Guillielmi Budæi viri clarissimi vita, Paris, J. de Roigny, 1541, p. 26-32 ; voir L.-A. Sanchi, « Autour de la Vita Budæi », dans Loys Le Roy, actes du colloque (Université de Caen, septembre 2008), D. Duport (éd.), Caen, P.U.C., 2011, p. 21-30. Voir, par exemple, éd. Lyon, p. 697-698 et 808 ; sur le théologien Guillaume Petit, confesseur de Louis XII et de François Ier, chargé de la bibliothèque royale de Blois, voir J.-F. Maillard et al., Hellénistes, I, op. cit., p. 481502. Sur le juriste orléanais Deloynes, parent de Budé et compagnon de ses années d’études, protagoniste du long dialogue de clôture du De Asse (éd. Lyon, p. 785-815), voir L. Delaruelle, Guillaume Budé, op. cit., p. 66 et 158-159. Sur le chancelier de Rochefort et Budé, voir ibid., passim.
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tions le plus dures frappent la « noblesse » française contemporaine, coupable aux yeux de Budé de ne pas reprendre ce que l’Italie possède de plus précieux : les studia, les recherches humanistes, les connaissances autant littéraires que techniques19. Cette aristocratie est, selon Budé, très inférieure à la noblesse anglaise dans l’entourage d’Henri VIII. La cour comme les mécènes préfèrent louer les services des savants et poètes transalpins au lieu de former la jeunesse locale en créant des foyers d’études avancées. Nous savons que l’expression de cette idée n’est pas chez Budé un pur artifice oratoire : au sein du groupe d’humanistes parisiens dont il a fini par devenir le porte-parole, il a longuement œuvré surtout auprès de François Ier, d’abord pour attirer Érasme en France, en vain20, puis pour obtenir le financement de chaires d’enseignement de grec et d’hébreu, rêve qui n’a commencé à prendre forme qu’en 1530 suite, semble-t-il, à l’appel au roi contenu dans la préface aux Commentaires de la langue grecque (septembre 1529) : ce qui a fait de Guillaume Budé le fondateur du Collège des lecteurs royaux, futur Collège de France21. Les prises de position politiques, religieuses et morales que contient le De Asse font l’objet, d’une part, de longs développements oratoires que Budé a particulièrement soignés et dont il était fier au point de les signaler à Érasme comme à Thomas More. Érasme, partisan d’un style simple et vif, les a d’ailleurs fort peu appréciés en raison de leur fastidieuse obscurité22. D’autre part, ces passages constituent un document important de l’époque car ils mettent en scène les élites de la France sous Louis XII ; blâmant les uns et louant les autres, Budé évoque, décrit, narre par le menu la réalité qui l’entourait : le cardinal Georges d’Amboise, le roi lui-même, plusieurs amis humanistes et mécènes, de Guillaume Petit à François Deloynes en passant par le chancelier Guy de Rochefort23. De tels récits prouvent combien Budé était conscient que son effort littéraire contribuait à faire exister la France dans la res publica litterarum ; le De Asse est d’ailleurs en soi un démenti opposé aux détracteurs de l’humanisme national, eux-mêmes français.
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Cette opposition entre Italie et France prend aussi la forme, typique chez les humanistes, de la diatribe ad personam. Il faut citer ici deux cas instructifs. Premièrement, Budé place en ouverture du De Asse une sorte de suite posthume à la polémique qu’ouvrait la Première centurie de Miscellanées de Politien. Le philologue florentin y prenait la défense de Cicéron dont les compétences d’helléniste avaient été mises en doute par l’érudit grec Jean Argyropoulos à propos du mot grec latinisé endelechia, peut-être cité par Cicéron à la place du plus connu entelechia, l’entéléchie. Sans pouvoir résoudre la question faute de preuves décisives, Budé entend montrer que Politien avait tort du moins dans sa volonté de défendre Cicéron coûte que coûte, uniquement parce qu’il est un excellent auteur romain, c’est-à-dire un ancêtre des humanistes du Quattrocento. Au contraire, Budé estime pouvoir dresser un portrait à charge de Cicéron en hypocrite, certes connaisseur de grec, mais dissimulant ses sources au profit d’une impossible supériorité littéraire romaine. Et d’insister sur l’incontestable primauté de la langue grecque sur la latine, quoi qu’en dise Tullius24. À la rivalité entre savants byzantins et humanistes italiens qu’illustre le discours de Politien, Budé substitue celle entre Français ou autres Européens et Italiens. En deuxième lieu, mais dans l’édition de 1527 uniquement, qui porte pour sous-titre [libri quinque] a furto vindicati, nous trouvons une longue digression contre Leonardo Porzio, auteur d’un traité De sestertio dont on colportait depuis 1518 qu’il avait précédé Budé dans la découverte du sens de l’expression decies sestertium. Cela revenait à traiter Budé de plagiaire ou, du moins, à l’accuser de s’être approprié la paternité d’une découverte revenant à un Italien, faute d’autant plus grave que le De Asse avait entre-temps paru en Italie même en 1522, aux presses des héritiers d’Alde, grâce au soutien financier de Jean Grolier. Notre humaniste se défend donc tout au long de dix folios25, puis, dans les éditions suivantes du De Asse, en 1532 et 1541 (posthume), élimine la digression, sans doute rassuré que la querelle ait entre-temps tourné à son avantage et que nul Italien ne conteste plus sa découverte26. Les différents contenus que nous avons brièvement évoqués jusqu’ici s’imbriquent les uns dans les autres, parfois avec des répétitions, dans les pages très denses du De Asse, sans solution de continuité mis à part la scansion en cinq livres, qui ne respecte qu’en partie une réelle répartition des matières27. C’est probablement ce qui a jusqu’ici dissuadé les savants d’en faire une édition moderne complétée par une traduction. Or seul un travail d’édition permet d’accéder et de faire
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Voir ci-après, extraits VII et VIII. Dans l’édition de 1527, ce texte reçoit le titre (en manchette) d’In Portium Leonardum et s’ouvre au f. 168 avec les mots Horum librorum editione tertium iam aut quartum sub prælo repetita… (qui suivent la fin de phrase ut res natura inter se cognatæ, nominum etiam communionem et ueluti gentilitatem agnoscerent) pour s’achever f. 177v, avant l’amorce de la phrase Quid tum (dicat aliquis) doctioribus igitur te præferendum censes ? Dans les autres éditions, ces deux phrases se suivent immédiatement. Voir Béatrice Bakhouche, « La définition aristotélicienne de l’âme dans quelques textes latins : endelecheia ou entelecheia ? », Ars scribendi, t. IV, 2006, p. 1-17 ; Katherine Davies, « Leonardo Porzio in the 1527 De Asse », dans Acta conventus neolatini Bononiensis, Binghamton, Mediæval and Renaissance texts and studies, 1985, p. 430-436 ; L.-A. Sanchi, « Dall’Italia alla Francia : l’erudizione di G. Budé », Studi Umanistici Piceni, t. XXIX, 2009, p. 311-321. Pour schématiser, le livre I du De Asse (éd. Lyon, p. 9) aborde le système des monnaies romaines, puis grecques ; le livre II (p. 144) étudie plus particulièrement les valeurs des monnaies d’argent et le livre III (p. 244), celles des monnaies d’or ; le livre IV (p. 368) fournit un tableau des richesses dans l’Antiquité, autour des revenus de l’empire romain ; l’ample livre V (p. 510-815) s’ouvre sur le système des poids et mesures.
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accéder à cet ouvrage à la fois déroutant et séminal. Un tel travail passe nécessairement par un établissement du texte signalant ses évolutions de 1515 à 1541 et par une recherche des sources de Budé en ces différentes époques, aboutissant à une liste des citations d’auteurs anciens, médiévaux et humanistes et, lorsque cela est possible, à l’identification des manuscrits et imprimés qu’il a mis à profit. Cerner les contenus précis et leur assemblage, trouver les sources et la bibliothèque de Budé, grand « passeur de textes » du premier humanisme parisien : c’est ce qui permettra à la fois d’évaluer correctement l’apport scientifique qu’il a offert aux savants et de jeter un faisceau de lumière sur le contexte intellectuel français et européen des années 1500-1540, au bénéfice des historiens et des seiziémistes.
i. Incipit du De Asse (éd. Lyon, S. Gryphe, 1550, p. 9-10 ; traduction française en cours) 70 luigi-alberto sanchi
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Assis partes sunt quadrans, triens, semis, bes et dodrans et aliæ enumeratæ in lege Seruum, sub titulo De hæredibus instituendis, l. XXVIII Pandectarum ; quo in loco male sexcuns legitur per x in priore syllaba et per s in posteriore, inuersa orthographia, quum uiceuersa sescunx et sescuncia unciam significet et unciæ dimidium, qui error etiam in sescuplo inualuit, pro quo uocabulo sexcuplum per x plerumque legitur in exemplaribus, errore haud contemnendo. Est enim sexcuplum quod sexies id capit ad quod relationem habet – Græce hexaplum appellatur – ut senarius sexcuplus est singularis numeri. At sescuplum per s scriptum, quod et sesquiplum dicitur, numerum hemiolium significat qui Latine etiam sesquialter appellatur, ut quum dicimus senarium sesquiplum esse quaternarii. Continet enim eum totum et insuper dimidiam eius partem. Eadem ratione sescunx et sescuncia hemioliam rationem ad unciam habet et sesquipes ad pedem. Hæc autem omnia uocabula ab uncia declinata per x in fine scribenda sunt, ut quincunx, septunx, deunx, licet hoc perraro a librariis obseruatum sit. Hoc autem ex eo intelligimus quod x recti casus in genitiuum per c exire solet ut phœnix phœnicis, felix felicis. Sic igitur deuncis et septuncis genitiui, deunx et septunx rectos suos exposcunt.
Sont fractions de l’as le quadrans, le triens, le semis, le bes, le dodrans et d’autres subdivisions qu’énumère la loi « Servum », titre De l’institution des héritiers, au livre XXVIII [5, 13 ; 48 ; 60] des Pandectes. On trouve à cet endroit la forme erronée sexcuns, avec un x dans la première syllabe et un s dans la deuxième, orthographe inversée de sescunx, ou sescuncia, qui signifie « une once et demie ». Cette même erreur s’est imposée dans le cas de sescuplus ; à sa place, dans la plupart des manuscrits on lit sexcuplus : erreur à ne pas sous-estimer. Car sexcuplus indique ce qui est six fois plus grand que l’élément auquel on le rapporte – en grec, cela se dit hexaplus – comme le nombre six est six fois plus grand que l’unité. Or sescuplus écrit avec un s, qui se dit également sesquiplus, indique un nombre d’une fois et demie, appelé aussi sesquialter en latin, comme quand on affirme que six sont « une fois et demie » quatre, parce qu’ils contiennent les quatre et en plus leur moitié. Sescunx et sescuncia ont de même un rapport d’une fois et demie avec l’once, de même que sesquipes avec le pied. Tous ces vocables formés à partir d’uncia doivent porter un x à la fin, comme quincunx, septunx, deunx, même si les copistes n’ont presque jamais appliqué la règle. On le déduit du fait que le x du nominatif se change d’habitude en c au génitif, à l’instar de phœnix phœnicis, felix felicis. Les génitifs deuncis et septuncis ont donc régulièrement leurs nominatifs en deunx et septunx.
ii. Solution du problème Centies sestertium : début de l’exposé (éd. cit., p. 120-121) Ventum iam esse ad locum præcipitem horrore quodam animi sentio, instantis et proximi periculi magnitudinem reputantis : hoc est enim caput eius rei quam agimus, hic cardo totius operis, hæc denique alea ancipitis incepti, ut ostendere aggrediamur, uel demonstrare potius quid inter sestertia centum et sestertium centies intersit ; transitus omnino et lubricus, et abruptus, ut aut in baratrum quoddam errorum præcipitaturus sim, si in eo quicquam titubauerim, aut tenorem inoffensum seruare commentatio hæc nequeat, si inibi uel tantulum a ueritate deflexerim.
Avec un sentiment d’horreur dans l’âme, qui évalue l’ampleur d’un danger menaçant et imminent, je comprends que nous sommes désormais parvenus au moment critique : voici le point capital de notre sujet, le pivot de notre ouvrage tout entier, enfin tout le risque d’une entreprise incertaine, parce que nous nous apprêtons à montrer ou plutôt à démontrer la différence qui existe entre sestertia centum et sestertium centies. Passage tout à fait glissant non moins qu’abrupt, du moment qu’il faut ou bien que je précipite dans le gouffre des erreurs à la moindre hésitation, ou bien que cet ouvrage ne puisse poursuivre sa marche sans interruption si, en cet endroit même, je m’écartais un tant soit peu de la vérité.
iii. Prix de Bucéphale (éd. cit., p. 289-290 = Epitome, f. 15v-16, éd. Les Belles Lettres, 2008)
De hoc Plinius : Eidem Alexandro et equi magna raritas contigit. Bucephalum eum uocauerunt siue ab aspectu toruo, siue ab insigni taurini capitis armo impressi : sedecim talentis ferunt ex Philonici Pharsalii grege emptum etiam tum puero capto eius decore. Recte tamen apud Gellium XIII legi ex Plutarcho patet in Alexandro [6, 1] qui tredecim talentis a Philonico Thessalo emptum dicit, ut forte apud Plinium XVI pro XIII legatur.
Aulu Gelle, qui fut environ le temps d’Adrian l’empereur, recite au cinquiesme livre [2, 1 – 3] des Nuytz atticques que Bucephalas, le noble et renommé cheval d’Alexandre, fut achecté treize talens et donné à Philippe roy de Macedone, qui le donna à son filz Alexandre, laquelle somme, dit Aule Gelle, vault de nostre monnoye romaine trois cens LX mille sesterces. Voyons si ledit Aulu Gelle s’accorde à ce que j’ay dit. J’ay tousjours estimé le talent six cens escus et dix talens six mille ; à laquelle raison treze tallens vallent sept mille VIII cens escus. Et j’ay aussi dit que cent mille sesterces valloient deux mille cincq cens escus ; par quoy il fault que III cens mil sesterces vallent sept mille cincq cens escus ; reste douze mille sesterces que je estime trente livres d’argent qui vallent trois cens escus à dix escus pour livre ou pour mine ; par quoy le compte est tout ung en talens et en sesterces. Pline [VIII, 154, 1-5] dit que ledict cheval fut vendu seize talens, et fut pris en ung haras appartenant à Plistonicus [sic], ung gentilhomme de Pharsalle ; par quoy le pris dessusdit monte selon Pline à IX mil six cens escus.
iv. Moyens accordés à Aristote pour ses recherches (éd. cit., p. 198-199 ; cf. Epitome, éd. cit., f. 24) Diu addubitaui an id quod sequitur adderem. Veritus sum enim ne temporum nostrorum iniquitas fidem historiæ derogaret in cachinnosque tandem res memorabiles abirent. Ad extremum tamen literarum amor et ueri admiratio peruicit ut subscriberem. Apud Athenæum, libro IX Dipnosophistarum, Laurentius [sic] uir Romanus unus eorum ita inquit, de tetrace aue loquens : νομίζων δὲ καὶ παρὰ τῷ Ἀριστοτέλει μνήμης ἠξιῶσθαι τὸ ζῷον ἐν τῇ πολυταλάντῳ πραγματείᾳ (ὀκτακόσια γὰρ εἰληφέναι τάλαντα παρ’ Ἀλεξάνδρου τὸν Σταγειρίτην λόγος ἔχει εἰς τὴν περὶ τῶν ζῴων ἱστορίαν) οὐδὲν εὗρον περὶ αὐτοῦ λεγόμενον. Ego autem existimans uirum doctissimum Aristotelem dignam hanc auem putasse, de qua mentionem faceret, cum tractatum illum eius tot talentis æstimatum adiissem (nam Stagiriten ipsum octingenta talenta ab Alexandro accepisse fama est ob historiam animalium) nihil quicquam in eo de ea aue inueni.
Atheneus, aucteur dessus allegué, dit au neufviesme livre des Dipnosophistes [IX, 58, 34 et sq.] que Alexandre pour la composition desdicts livres donna audict Aristote huit cens talens ; cette somme, reduicte à nostre monnoye, monte quatre cens quatre vingt mille escus. Et ce doit on facilement croire du roy Alexandre qui estoit fort liberal envers les gens de sçavoir.
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Gellius libro quinto Noctium Atticarum : Equus Alexandri regis et capite et nomine Bucephalas fuit. Emptum Chares scripsit talentis XIII et regi Philippo donatum, æris nostri summa est sestertia trecenta et XII. Hactenus Gellius. Talenta decem sex millia aureorum ualent, et tria talenta mille et octingentos : fiunt septem millia octingenti aureos. Centum sestertia duobus millibus et quingentis ualent, ea ratione, qua in singula pondo denos aureos taxamus : sic trecenta sestertia septem millia et quingentos coronatos ualent et XII trecentos, hoc est triginta libras argenti. Quare ad nummum conuenit inter utranque summam.
v. « La richesse de Romme estoit la despoille du monde » (éd. cit., p. 169 ; cf. Epitome, éd. cit., f. 58v-59) 72 luigi-alberto sanchi
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Quoniam uero multa dicturi sumus fidem propemodum excedentia, lectores praemonitos uelim ne Romanas priscasque diuitias huius temporis opulentia publica priuataque metiantur. Vrbem enim Romam totius prope orbis spoliis locupletem fuisse, historica fide planum fieri potest iis, qui Latinos Graecosque scriptores rerum gestarum lectitarint : non modo enim duces imperatoresque Romani ui aperta et bellica in hostico, sed etiam proconsules prouinciarumque praesides in pacato furtis rapinisque et expilationibus, qua sacrum qua prophanum grassabantur ; inde illud Satyrographi poetae [ Juvénal, S., VIII, 105-7] : Inde Dolobella est atque inde Antonius, inde Sacrilegus Verres, referebant nauibus altis Occulta spolia et plures de pace triumphos. Equidem, quod ad me attinet, cum haec quae in hoc opusculum congessi animo reputarem, ea mihi species urbis Romae animo obuersabatur, quasi arcem quandam expilatorum orbis terrarum uiderem et ueluti commune gentium omnium « cimeliarchium », ut uerbo Iustiniani principis [Codex, VII, 72, 10] utar, id est sanctius conditorium rerum toto orbe eximiarum.
Ces choses semblent estre hyperbolicques et increables à ceulx qui font jugement des choses du temps passé par ce que l’on voit aujourd’uy. Mais à la verité il se treuve n’y avoir pas comparaison touchant les richesses et puissance d’armes entre les deux temps ; aussi leurs faiz et conquestes ont esté telles qui correspondent aux richesses dessusdictes, et celles que je diray cy après. Et venoit ceste grande richesse des Rommains du pillaige qu’ilz avoyent faict par toutes les parties du monde, ainsi que celles des Perses qui avoyent spolié l’Asie et depuis furent spolliez par Alexandre et les Macedoniens.
vi. L’or de Toulouse (éd. cit., p. 394-395 = Epitome, éd. cit., f. 64v-65) […] meminit Strabo […] his uerbis : Tectosages Pyreneis propinqui sunt montibus, paulum etiam aquilonare latus Cemmennorum montium attingunt, terram colentes auro multo praeditam : ἐφάπτονται γὰρ μικρὰ καὶ τοῦ προσαρκτίου πλευροῦ τῶν Κεμμένων· πολύχρυσόν τε νέμονται γῆν. Apud ipsos autem thesauros ab imperatore Romano Scipione [sic] repertus in urbe Tolossa et ablatos ait […] τὰ μὲν γὰρ εὑρεθέντα ἐν τῇ Τολώσσῃ χρήματα μυρίων που καὶ πεντακισχιλίων ταλάντων γενέσθαι φασί· τὰ μὲν ἐν σηκοῖς ἀποκειμένα, τὰ δ’ ἐν λίμναις ἱεραῖς, οὐδεμίαν κατασκευὴν ἔχοντα, ἀλλ’ ἀργὸν χρύσιον καὶ ἄργυρον : Posidonius, inquit, uerisimiliter tradit pecunias Tolossae repertas ad quindecim talentum millia ; quarum partem in fanis, partem in lacubus consecratis reconditam fuisse, argentum aurumque infectum atque rude. Et rursus paulo inferius, Vt autem inquit Posidonius, et alii complures, regio ipsa auro alioqui abundans et homines habens superstitioni
En ung aultre passaige, « Les Tectosaiges, dit Strabo [IV, 1,13, 1-3], sont prochains des monts Pyrenés, qui tiennent et occupent terre fort abundante en or. » Et qu’ainsi soit on peut juger par ce que en icelle est située la ville de Tholoze, en laquelle le bruyt est qu’il fut trouvé [ibid., 33-38] « quinze mille talens ou environ en or et argent massif, sans aulcune vesselle ou aultre ouvraige : et ainsi le recite Possidonius. » Et fut trouvé cest or et argent partie en lacz consacrez, esquelz à ceste cause on ne peschoit point.
Puis [ibid., 45-53] dit que, « comme tesmoingne Possidonius et aultres, ce pays là est fort abundant en or et les gens du pays supersticieux et adonnez
à folles et indiscrettes religions, mais grans mesnagiers et gens d’espargne ; et à ceste cause quant ilz avoient fort amassé or et argent ilz le mettoient en tresors ; et en ce faisant ne trouvoient riens plus seur que de le getter dedans les lacs du pays où les pillars ne le cherchoient point. Mais les Rommains, quant ilz eurent subjugué le pays, ilz vendirent entre aultres choses la pesche de ses lacz, non obstant qu’ilz fussent dediez aux dieux du pays, et les marchans par ceste occasion trouverent l’or et l’argent qui estoit getté en fons en grosses masses ». Cicero au troixiesme livre [74] De la nature des dieux, dit qu’il fut decreté par le Senat que punition seroit faicte de ceulx qui avoient pris ce tresor des Tholosains. Justin, au trentedeuxiesme livre [3, 9-11], dit que ce fut Cepio, consul de Romme, qui fit faire ce sacrilege, et que à ceste cause luy et son ost qui s’estoient enrichiz de cest argent vindrent à la fin à desconfiture et perdition.
vii. Polémique contre Politien à propos de Cicéron, 1 (éd. cit., p. 33-34 ; trad. fr. en cours) Viri autem boni esse persuadere mihi nequeo, […] Graecam ipsam linguam Latinae eloquentiae auctorem ut inopem et ieiunam conuiciose uocitare […]. Calumniae igitur Cicero excusari non potest, quasi ita existimauerit ; nam praeterquam quod Graecam omnem facundiam pernouerat, ut uel eo nomine Graecis ipsis aequalibus admirandus esset, si cui etiam eloquentiae Graecae elogia ex eius scriptis colligere uacet et libeat, eum aliter censuisse haud dubie iudicabit. Fabius l. X […] : Mihi uidetur Marcus Tullius cum se totum ad imitationem Graecorum contulisset, effinxisse uim Demosthenis, copiam Platonis, iucunditatem Isocratis. Idem l. XII : Latina mihi facundia […] similis Graecae ac prorsus discipula eius uidetur, ita circa rationem eloquendi uix habere imitationis locum.
Je ne saurais me persuader qu’agit en honnête homme cet auteur d’éloquence latine qui [Tusc., II, 15, 35] appelle « pauvre » et indigente, en l’injuriant, la langue grecque elle-même […]. Comment donc ne pas accuser Cicéron de calomnie ? Ou alors pensait-il vraiment ce qu’il a dit ? Il dominait l’éloquence grecque tout entière au point d’être un sujet d’étonnement pour les Grecs de son temps eux-mêmes, du moins à ce titre-là ; en outre, quelqu’un qui aurait le loisir et l’envie de relever dans ses écrits tous les éloges de l’éloquence grecque conclurait sans nul doute que l’opinion de Cicéron n’était pas celle qu’on vient de voir. Quintilien […] écrit ceci au livre X [1, 108] : « Il me semble que Marcus Tullius, s’étant attaché tout entier à l’imitation des Grecs, a réussi à reproduire la force de Démosthène, l’abondance de Platon, l’agrément d’Isocrate. » Au livre XII [10, 27], il affirme : « L’éloquence latine me paraît ressembler à l’éloquence grecque et est regardée par suite comme son élève, mais elle peut difficilement prétendre à l’imiter en matière d’expression. »
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addictos et ad parsimoniam in uictu assuetos, multis in locis Celticae Galliae thesauros habuit, maxime uero lacus eis sacrosanctos a praedonum direptionibus thesauros praestabant, in quos ideo auri argentique pondera demiserant. Romani uero cum ui et armis loca ea obtinuissent, auctioni lacus eos publice subiecerunt. Emptorum autem plurimi molas argenteas ductiles inuenerunt : μάλιστα δ’ αὐτοῖς αἱ λίμναι τὴν ἀσυλίαν παρεῖχον, εἰς ἃς καθίεσαν ἀργύρου, ἢ καὶ χρυσοῦ βάρη· οἱ γοῦν Ῥωμαῖοι κρατήσαντες τῶν τόπων, ἀπέδοντο τὰς λίμνας δημοσίᾳ. καὶ τῶν ὠνησαμένων πολλοὶ μύλους εὗρον σφυρηλάτους ἀργυροῦς. […] Auri Tolossani meminit […] Cicero De natura deorum libro III, ob cuius raptum quaestionem habitam esse dicit. Trogus libro XXXII Caepionem appellat eum imperatorem qui aurum Tolossanum abstulit, quod sacrilegium ei et exercitui eius excidii causam fuisse tradit.
viii. Polémique contre Politien, 2 74 luigi-alberto sanchi
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Verum ut notæ et Ciceronem et Plinium eximimus idque meritissimo, sic humana Minerua, non diuina, scripsisse eos meminisse debemus, aut numine quodam instinctos ; ne Musas insectatus esse uideatur si quis eius notæ auctores semel atque iterum ad disquisitionem huius iuris consultorum candido proposito reuocauerit. Nec mihi ob id uideor litem meam facere, quod controuersiam tanto auctori intentatam ueritatis indagandæ studio commemoraui, cum mihi Angelus Politianus, uir egregie doctus, obtulisse se huic liti non tam iuris causæque fiducia quam Tullianæ maiestatis præiudicio uisus sit. […] Cæterum Ciceronem rudem aut imperitum fuisse philosophiæ mihi persuaderi non potest, cum et Philonem Academiæ principem Romæ audierit et Theodorus Stoicus, a quo dialecticam edoctus est, apud ipsum Romæ commoratus et mortuus sit, quibus philosophis diligenter et attente operam dedit, ut ipse in Bruto suo testatur. Quibus argumentis accedit studium Platonis Dialogorum cum admiratione summa singularique profectu, ut qui etiam in Oratore suo contestetur non se e rhetorum officinis ad eloquentiæ studium exercitationemque, sed ex Academiæ spatiis extitisse.
Si à juste titre nous exemptons de blâme Pline comme Cicéron, c’est parce qu’il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’écrits humains, non inspirés de Minerve ou de quelque autre dieu. Et si quelqu’un fait comparaître encore une fois ou deux des auteurs aussi illustres pour être objets de l’enquête des juges de cette juridiction dans un but honnête, il ne faut pas le traiter d’inquisiteur des Muses ! Je ne crois pas faire de ce débat ma cause personnelle : ma polémique contre un si grand auteur, j’ai dit que je l’ai lancée par amour de la vérité, tandis qu’Ange Politien, savant excellent, m’a paru se jeter dans cette querelle plus pour défendre la supériorité de Cicéron que pour la foi en la justice et en la bonté de la cause. […] On ne saurait par ailleurs me persuader que Cicéron ait été ignorant en philosophie ou même mal renseigné sur celle-ci : il fut l’élève de Philon, prince de l’Académie romaine ; le stoïcien Theodore [sic, pour Diodote], dont il a appris la dialectique, a logé chez lui à Rome et y est mort. Comme il l’atteste dans le Brutus [306 ; 309], Cicéron a accordé à ces philosophes tous ses soins et son attention. S’ajoute à cela son étude des Dialogues de Platon, menée avec la plus haute admiration et avec un succès nonpareil, si bien qu’il maintient dans L’Orateur [12] aussi que, s’il est arrivé à l’étude et à l’exercice de l’éloquence, il le doit « non pas aux salles de classe des rhéteurs, mais aux libres espaces de l’Académie ».
Torrentius « passeur » d,Horace : le commentaire d,Horace par Laevinus Torrentius et sa place dans l'exégèse horatienne du xvie siècle Marc Laureys Universität Bonn
Dans l’introduction de son édition d’Horace, publiée à Londres en 1701, l’éditeur William Baxter parcourt rapidement l’histoire des éditions et commentaires horatiens et met en évidence, tout de suite après les commentateurs antiques, trois savants modernes : ces « tria Horatii lumina » sont Dionysius Lambinus (Denis Lambin), Jacobus Cruquius et Laevinus Torrentius1. De ces trois, Torrentius est aujourd’hui certainement le moins connu. Le commentaire de Lambin compte parmi les plus grands accomplissements de la philologie humaniste du xvie siècle2. Le nom de Cruquius est surtout lié aux manuscrits, accompagnés de gloses, qu’il avait trouvés dans le monastère de Saint-Pierre au Mont Blandin (Blandijnberg) à Gand et utilisés dans son édition3. Mais qui est la troisième personne sur ce podium ? On se souvient surtout de Torrentius, né à Gand en 1525 et alumnus de l’université de Louvain, comme étant l’un des plus brillants fonctionnaires ecclésiastiques des anciens Pays-Bas dans la deuxième moitié du xvie siècle4. Il commence sa carrière à Liège, où le prince-évêque Robert de Berghes l’engage en tant que conseiller en 1557. Après avoir servi sous trois princes-évêques en tout, d’abord comme archidiacre, ensuite comme vicaire général de la principauté épiscopale, il quitte Liège en 1587 pour assumer la charge
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Quinti Horatii Flacci Eclogae, una cum scholiis perpetuis tam veteribus quam novis…Adiecit etiam, ubi visum est, et sua, textumque ipsum plurimis locis vel corruptum vel turbatum restituit, Willielmus Baxter, Londini 1701: p. [9]: « Post hos Recentiorum praecipuos adivimus, praesertim vero Lambinum, Cruquium atque Torrentium, tria Horatii lumina. ». Le texte est édité par Antonio Iurilli, Orazio nella letteratura italiana. Commentatori, traduttori, editori italiani di Quinto Orazio Flacco dal XV al XVIII secolo (Dal codice al libro, 26), Manziana (Roma), Vecchiarelli, 2004, p. 149. Pour une brève analyse de sa méthode philologique voir Anthony Grafton, Joseph Scaliger. A study in the history of classical scholarship, I. Textual criticism and exegesis, Oxford, Clarendon Press, 1983, p. 80-87. Les éditions d’Horace, préparées par Jacobus Cruquius, ont été étudiées par Demmy Verbeke, « Jacobus Cruquius, son édition d’Horace, et son influence sur Richard Bentley », publié en ligne sur le site [http:// www.europahumanistica.org] (consulté le 09/07/2013). Pour un aperçu bien documenté de la vie, de la carrière et des œuvres de Laevinus Torrentius (Lieven vander Beke) voir surtout Marie Juliette Marinus, Laevinus Torrentius als tweede bisschop van Antwerpen 1587-1595 (Verhandelingen van de Koninklijke Academie voor Wetenschappen, Letteren en Schone Kunsten van België, Klasse der Letteren, 131), Brussel, Koninklijke Academie voor Wetenschappen, Letteren en Schone Kunsten van België, 1989, et le catalogue d’exposition Laevinus Torrentius: tweede bisschop van Antwerpen, J. van Damme (éd.), Antwerpen, Kathedrale Kerkfabriek van Onze-Lieve-Vrouw, 1995. Sur Torrentius en tant qu’humaniste voir aussi Jeanine De Landtsheer, « Laevinus Torrentius : auctor et fautor litterarum », Handelingen van de Koninklijke Zuid-Nederlandse Maatschappij voor Taal- en Letterkunde en Geschiedenis, XLVII, 1997, p. 131-147. Jeanine De Landtsheer a également édité l’inventaire de la bibliothèque privée de Torrentius : « De bibliotheek van Laevinus Torrentius, tweede bisschop van Antwerpen (1525-1595) », De Gulden Passer, 82, 2004, p. 7-87.
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d’évêque d’Anvers. En 1593, il apprend que le roi Philippe II envisage de le faire accéder au trône archiépiscopal de Malines, vacant depuis 1589, mais Torrentius n’arrive pas à se mettre d’accord avec le roi sur les conditions d’une éventuelle nomination. Son épiscopat à Anvers reste ainsi sa dernière fonction, qu’il exercera jusqu’à sa mort en 1595. La décision du prince-évêque Robert de Berghes d’inviter Torrentius à Liège pour travailler avec lui était sans doute motivée par le profil éminemment humaniste de Torrentius – l’aspect saillant de sa personnalité telle qu’elle était connue jusqu’alors. Torrentius avait étudié le droit à Louvain, mais il y avait aussi été élève du fameux Collegium Trilingue5. Lors d’une peregrinatio academica d’environ dix ans qui le mène à Paris, à Padoue, à Bologne et à Rome, il continue non seulement ses études du droit, qu’il parvient à couronner par un diplôme de docteur à Bologne en 1552, mais approfondit également ses connaissances en littérature et en histoire antiques. C’est surtout à Rome, où il demeure de 1552 jusqu’au début de 1557, quand il est appelé à Liège, qu’il s’attache à l’étude des antiquités archéologiques, ce dont un carnet de notes, conservé aujourd’hui à la Bibliothèque royale de Belgique (ms. 4347-4349), témoigne de façon détaillée. Il s’intègre également dans les cercles savants de l’Urbs et y noue des liens d’amitié qu’il continuera à cultiver durant tout le reste de sa vie avec, par exemple, Ottavio Pantagato, Basilio Zanchi, Lorenzo Gambara, Gabriele Faerno et Latino Latini. C’est sans doute grâce à ces amis qu’il peut entrer en contact avec des cardinaux tels que Carlo Borromeo et Giovanni Morone ou des prélats, qui furent élevés plus tard à la pourpre cardinalice, comme Guglielmo Sirleto et Antonio Carafa. Au moment où il rentre aux Pays-Bas, Torrentius fait partie à part entière de la scène intellectuelle romaine, qui lui avait exprimé toute son admiration6. En tant que véritable humaniste, Torrentius apprécie tout particulièrement l’étude et la pratique active de la poésie. Dans une lettre de 1588 (Ep. 437), il déclare que « Natura enim sanctum ac literatum otium semper expetivi ut poetarum et recte philosophantium est mos »7. En même temps, il regrette beaucoup et se plaint souvent que ses lourdes tâches et obligations professionnelles lui laissent toujours moins de temps pour se consacrer à la poésie. Ses premiers ouvrages poétiques datent encore d’avant son séjour romain, mais c’est à Rome que son développement littéraire prend sa forme décisive. Entre 1572 et 1594, il publie six éditions, presque à chaque fois revues et augmentées, d’une collection de poésies, dans laquelle des poèmes religieux, consacrés par exemple à la Passion du Christ ou à l’œuvre de Saint-Paul, occupent la plus grande place8. D’après ce qu’il affirme lui-même, ce sont ses amis romains qui l’ont orienté vers la
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Voir Henry de Vocht, History of the foundation and the rise of the Collegium Trilingue Lovaniense 1517-1550, Part the Fourth: Strengthened maturity (Humanistica Lovaniensia, 13), Louvain, Publications universitaires de Louvain, 1955, p. 165-176. Sur les années romaines de Torrentius voir en particulier Jozef IJsewijn, « Laevinus Torrentius, humanist en dichter », dans Laevinus Torrentius…, op. cit. p. 11-21. Laevinus Torrentius, Correspondance, II. Période anversoise 1587-1589, Marie Delcourt et Jean Hoyoux (éd.), (Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et Lettres de l’Université de Liège, fasc. CXXVII), Paris, Les Belles Lettres, 1953, p. 250. Les cinq éditions qui parurent chez Christophe Plantin (en 1572, 1575, 1576, 1579 et 1581) ont été décrites dans Léon Voet et Jenny Voet-Grisolle, The Plantin Press (1555-1589). A bibliography of the works printed and published by Christopher Plantin at Antwerp and Leiden, Amsterdam, Van Hoeve, 1980-1983, nos 2337-2341. Pour la dernière édition (de 1594), publiée par la veuve et le gendre ( Jean Moretus) de Christophe Plantin, voir
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Bibliographie générale des Pays-Bas (Bibliotheca Belgica), fondée par Ferdinand van der Haeghen, rééditée sous la direction de Marie-Thérèse Lenger, Bruxelles, Culture et civilisation, 1964-1970, vol. 5, p. 378-379. Laevinus Torrentius, Correspondance, I. Période liégeoise 1583-1587, Marie Delcourt et Jean Hoyoux (éd.), (Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et Lettres de l’Université de Liège, fasc. CXIX), Paris, Les Belles Lettres, 1950, p. 179. Voir surtout Ep. 612 : « Res difficillima est tanta mysteria versibus comprehendere. » (Laevinus Torrentius, Correspondance, II…, op. cit., p. 511) ; Ep. 621 : « Nam vere hic mihi ludus atque otium fuit, cum tamen nihil magis sit serium quam divinae eius maiestati laudes atque hymnos concinere, ad quod nati mihi videntur qui natura atque indole aliquam poeticae facultatis partem adepti sunt, quanquam eo munere plerique nunc omnes, qui se poetas venditant, abutuntur ». (ibid., p. 523-524) ; Ep. 1171 : « Scio enim quam parum sim idoneus, qui tanto viro placere possim in tali praesertim argumento. Mysteria enim versibus scribere difficillimum est, nec sine divini spiritus gratia praestari potest. » (Laevinus Torrentius, Correspondance, III. Période anversoise 1590-1595, Marie Delcourt et Jean Hoyoux (éd.), [Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et Lettres de l’Université de Liège, fasc. CXXXI], Paris, Les Belles Lettres, 1954, p. 587). Voir Ep. 131 : « […] quo poeta semper unice delectatus sum […] » (Laevinus Torrentius, Correspondance, I…, op. cit., p. 276) ; Ep. 137 : « […] quem a puero admiratus sum […] » (ibid., p. 286). Laevinus Torrentius, Correspondance, I…, op. cit., p. 7 : « Vidisses praeterea Horatium quem ante annos tres paratum servo. Sed eum tuto ad Plantinum qui nunc in Batavis agit transmittere nequeo ; et alioqui si qua fieri poterit ipse edundo adesse velim ».
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poésie sacrée (Ep. 88) : « Sed postquam ab amicis quibusdam, quos Romae habui, monitus rogatusque fuissem, ut paucorum imitatione res sacras versibus tractandas susciperem measque in hoc campo vires periclitarer, quanquam aegre persuaderent, quod nec animo alluberet meo nec eorum, quos imitandos proposuerant, scripta magnopere probare possem, agressus sum tamen nec certe poenitet. »9. Il estime en tout cas que la poésie religieuse représente un défi redoutable, que seul un vrai poète peut assumer avec succès10. Dans ses Poemata sacra, qui comprennent tant des poésies épiques et élégiaques que des hymnes en mètres lyriques, il incorpore néanmoins également des poèmes plus « mondains ». La collection la plus personnelle au sein de ce groupe est un cycle d’odes, dans lequel il rend hommage à ses amis romains. Ces Odarum ad amicos libri duo resteront toujours parmi ses poésies les plus estimées par la postérité. Horace apparaît comme principal modèle littéraire à travers toutes ces odes. Dans ses lettres, Torrentius souligne à deux reprises combien il a été fasciné par Horace dès ses premières années de scolarité11. On trouve, certes, chez pas mal d’auteurs des aveux de ce genre, sans que l’on puisse cependant discerner une tendance correspondante dans leur production poétique, mais il est hors de doute que Torrentius – autant comme poète que comme philologue – s’est profondément imprégné d’Horace. Alors qu’il faut lire les odes de Torrentius pour découvrir sa réécriture créative d’Horace, c’est vers l’édition, accompagnée d’un « commentarium eruditum », du poète latin qu’il faut se tourner pour examiner la philologie horatienne de Torrentius. La première allusion à ce projet se trouve dans une lettre, envoyée en 1583 à Marc-Antoine Muret, dans laquelle Torrentius explique que son commentaire d’Horace est prêt depuis trois ans, mais qu’au vu de la situation instable et dangereuse sur le territoire des Pays-Bas, il ne peut envoyer son manuscrit à Leyde (où Christophe Plantin, son imprimeur, s’était réfugié)12. Il multiplie ces plaintes tout au long de sa correspondance, en donnant parfois comme raison supplémentaire de ce retard prolongé le fait qu’il doit encore s’occuper de la partie concernant l’Art Poétique. Finalement, Torrentius ne réussira pas à publier son Horace de son vivant. L’édition, assortie de son commentaire, ne sortira des presses plantiniennes qu’en 1608, treize ans après sa mort, grâce
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aux bons offices d’Andreas Schottus et de Valerius Andreas13. Elle est complétée par le commentaire inédit de l’Art Poétique qu’avait composé Petrus Nannius, professeur de Latin à Louvain de 1539 jusqu’à sa mort en 155714. Cette publication peut être considérée comme le couronnement de l’intérêt qu’avait porté l’officine plantinienne, et notamment Christophe Plantin lui-même, à la philologie horatienne. Cet intérêt est documenté par le commentaire de Johannes Sambucus sur l’Art Poétique (1564), l’édition d’Horace, publiée en cette même année par Theodorus Pulmannus (Poelman), l’index horatien, le premier de la sorte, préparé par Thomas Treterus (1576), et les éditions horatiennes de Jacobus Cruquius, publiées entre 1567 et 157915. Au moment de la première mention du projet horatien, Torrentius s’était déjà distingué en tant que philologue par son commentaire des Vies des douze Césars de Suétone, publié chez Plantin en 157816. Cette édition montre ses talents et compétences tant philologiques qu’historiques. Visant à corriger et à expliquer le texte de Suétone, Torrentius examine plusieurs manuscrits pour sa critique textuelle et utilise non seulement l’ensemble des sources littéraires disponibles, mais aussi bon nombre de monnaies et d’inscriptions, qu’il possédait ou avait observées en Italie. Dans ce commentaire, qui est réimprimé – cette fois avec le texte de Suétone – à Anvers en 1592, Torrentius est clairement en premier lieu intéressé par des questions d’histoire antique et des aspects matériels de la civilisation romaine. C’est cette orientation qui prévaut aussi dans son Horace, qui frappe par la richesse des observations et des renseignements sur la biographie des personnages cités, des points précis d’histoire, voire de chronologie, sur les institutions, rites et coutumes des anciens Romains ou d’autres aspects spécifiques de la civilisation romaine. Un commentaire axé sur de tels domaines est bien sûr plus évident dans le cas de Suétone que dans celui d’Horace. Il est intéressant de constater combien la différence dans l’approche d’Horace chez Torrentius littérateur et Torrentius commentateur est de taille. Il n’y a presque pas de points de convergence entre la lecture scientifique et l’appropriation créative d’Horace ; ces deux activités restent pour Torrentius deux domaines nettement séparés. Tandis que dans sa poésie lyrique Torrentius fait preuve d’une grande familiarité avec la technique métrique, les formes littéraires et la structure du raisonnement des odes d’Horace, il ne traite que très rarement des qualités littéraires des poèmes horatiens dans son commentaire. Pour quelqu’un qui voulait s’exercer à la maîtrise active de la poésie horatienne, le commentaire de Torrentius n’offre pratiquement aucun indice ou suggestion. Il ne s’agit donc sans doute pas d’une coïncidence si la partie qui manque est justement l’Art Poétique, où Torrentius aurait pu (ou dû) affronter des questions de critique littéraire ou de théorie de la poésie. En axant son commentaire de cette façon, Torrentius prend ses distances avec les premiers grands commentaires d’Horace, rédigés par des humanistes italiens dans la deuxième moitié du xve siècle. L’interprétation d’Horace culmine pour la première fois dans un commentaire global de son œuvre, paru en 1482 à Florence et composé par Cristoforo Landino, qui tint plusieurs
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Bibliographie générale des Pays-Bas (Bibliotheca Belgica)…, op. cit., vol. 3, p. 503-504. Ce commentaire provient d’un cours que Nannius a tenu sur l’Art Poétique d’Horace. Pour une analyse succincte voir Amédée Polet, Une gloire de l’humanisme belge. Petrus Nannius 1500-1557, Louvain, Librairie Universitaire, Uystpruyst éditeur, (Humanistica Lovaniensia, 5), 1936, p. 179-186. Voir A. Iurilli, Orazio nella letteratura italiana..., op. cit., p. 52. Bibliographie générale des Pays-Bas (Bibliotheca Belgica)…, op. cit., vol. 5, p. 283 et 380-381.
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Ces passages sont cités et commentés par Walther Ludwig, « Horazrezeption in der Renaissance oder die Renaissance des Horaz », dans Horace. L’œuvre et les imitations. Un siècle d’interprétation (Fondation Hardt. Entretiens sur l’antiquité classique, 39), Vandœuvres-Genève, Fondation Hardt, 1993, p. 305-379, réimprimé dans Id., Miscella Neolatina. Ausgewählte Aufsätze 1989–2003, Astrid Steiner-Weber (éd.), (Noctes Neolatinae, 2 en trois tomes), t. 2, p. 1-47, ici p. 14-15. Quintus Horatius Flaccus, cum erudito Laevini Torrentii commentario, nunc primum in lucem edito. Item Petri Nannii Alcmariani in Artem Poeticam, Antverpiae, ex officina Plantiniana, apud Ioannem Moretum, 1608, p. 791 (ad Artem Poeticam, 86, donc dans la partie qui provient de Nannius) pour Landino et p. 706 (ad Epist., 1, 18, 66) pour Poliziano. Horatius, cum Torrentii commentario..., op. cit., p. 404-408.
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cours magistraux sur Horace entre 1461 et 1493 au Studio florentin. Dans sa dédicace à Guido da Montefeltro, le fils de Federico, duc d’Urbino, Landino souligne l’orientation principalement rhétorique de son commentaire : il souhaite exposer la « sapientiam huius poete in rebus ipsis inveniendis et mirificum consilium atque artificium in singulis disponendis atque ornandis », c’est-à-dire sa sagesse dans les trois premiers officia oratoris (inventio, dispositio, elocutio). Il ne néglige pas pour autant l´importance pédagogique et morale des poèmes horatiens : « Horatii volumina huiuscemodi artificio conscripta sunt, modo recte intelligantur, ut et eius lyricum carmen ad iuvenile ingenium excitandum et ad linguam expoliendam atque ornandam vehementer te iuvare possit, Sermones vero et Epistolas ad mentes humanas omni labe purgandas et optimis moribus informandas quis non tantum valere intelligat, ut multorum philosophorum libros doctrina quidem exequent? »17. Le caractère profondément humaniste du commentaire horatien de Landino se manifeste dans sa concentration sur les fonctions et objectifs linguistiques et stylistiques d’une part, et moraux de l’autre, de son commentaire. La vision traditionnelle de l’Horatius ethicus reste d’une grande importance pour tous les humanistes, puisque l’éthique constitue l’une des disciplines canoniques des studia humanitatis et que la valeur éducative des auteurs classiques est essentielle dans le programme humaniste. La perfection linguistique et stylistique d’Horace est censée être intimement liée avec le profit moral que l’on peut tirer de ses écrits, en ce sens que, grâce à une imitation littéraire minutieuse d’Horace (et cela vaut aussi pour chaque autre auteur scolaire), les valeurs et idéaux éthiques contenus dans les textes de cet auteur peuvent être assimilés en même temps. En bref, Landino, à l’image de nombreux humanistes avant lui, signale dans la dédicace de son commentaire que les poètes antiques ont, les premiers, brillamment démontré cette relation indissoluble entre l’eloquentia et la sapientia. Il ne reste quasiment aucune trace, dans le commentaire de Torrentius, de cette tradition italienne de philologie horatienne, représentée par Cristoforo Landino et Antonio Mancinelli, suivis entre autres par Angelo Poliziano et Pietro Crinito. Ainsi, Landino et Poliziano, par exemple, ne sont chacun cités qu’une seule fois, et de façon somme toute assez insignifiante18. Le seul élément visible du travail philologique des humanistes italiens est le petit traité d’Aldus Manutius, De XIX generibus metrorum Horatii, réimprimé dans le commentaire de Torrentius – sans explication supplémentaire – en appendice à l’œuvre lyrique d’Horace19. Il s’agit de l’une des deux études concernant les mètres adoptés par Horace, l’autre étant sortie de la plume de Niccolò Perotti. Le point de départ de la tâche à laquelle Torrentius s’est attelé, est un autre – et plus récent – point culminant dans l’exégèse horatienne, à savoir l’édition et le commentaire de Denis Lambin. Comme Torrentius, Lambin a étudié le droit et a séjourné en Italie, où il put visiter plu-
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sieurs bibliothèques et se concentrer sur ses recherches philologiques. Après son retour en France en 1561, il obtient la chaire de latin au Collège royal, puis en 1562 celle de grec. Ses commentaires d’Horace, de Cicéron et de Lucrèce n’ont que peu d’équivalents au xvie siècle, et son Lucrèce surtout a maintenu sa valeur scientifique jusqu’au xixe siècle. Bien que Torrentius cite de temps en temps d’autres philologues, c’est essentiellement avec Lambin qu’il entre en lice, sans qu’il le dise pour autant explicitement. Tous deux représentent d’ailleurs le même type de commentaire, devenu courant depuis le milieu du xvie siècle dans toute l’Europe du Nord : le texte est disséqué jusqu’au niveau de mots et phrases isolés, avec le double objectif d’assainir le texte et d’expliquer le contenu. L’assainissement du texte se faisait habituellement à l’aide de témoins manuscrits (ope codicum), moins souvent par conjectures (ope ingenii). Dans leur explication du contenu, les commentateurs portent une attention toute particulière au contexte grec et aux éléments de culture et civilisation antiques20. En ce qui concerne sa critique textuelle, Torrentius adopte la méthode de travail qui était pratiquée couramment par les philologues humanistes de la Renaissance21. L’établissement du texte consiste généralement en l’adaptation d’un texte considéré comme « vulgate », dont l’origine n’est pas spécifiée. Torrentius, lui aussi, consulte bon nombre de manuscrits et essaie d’en tirer de bonnes leçons pour corriger cette « vulgate », représentée par ce qu’il appelle des « vulgati codices » (dont il dit qu’il a vu la plupart22). Par ce terme, il entend sans doute des éditions imprimées plutôt que des manuscrits, tandis qu’il s’agit sûrement de manuscrits quand il parle de « codices veteres »23. La description des manuscrits utilisés reste malheureusement très vague. Parmi les « codices veteres », Torrentius isole un groupe de « codices optimae notae »24, qu’il apprécie en particulier, et dans ce groupe se trouve un « codex optimus »25, qualifié
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Pour une vue d’ensemble de la philologie humaniste au xvie siècle en Italie et en France voir A. Grafton, Joseph Scaliger…, op. cit., p. 45-100. Sur les commentaires en particulier, voir son article « Commentary » dans The classical tradition, Anthony Grafton, Glenn W. Most et Salvatore Settis (éd.), Cambridge, MA & London, Harvard University Press, 2010, p. 225-233 (suivi de la bibliographie essentielle sur le sujet). Pour l’histoire de la critique textuelle à la Renaissance voir les études récentes de Klara Vanek, Ars corrigendi in der frühen Neuzeit. Studien zur Geschichte der Textkritik, Berlin & New York, Walter de Gruyter, (Historia Hermeneutica, series Studia, 4), 2007, ainsi que Pierre Lardet, « Entre grammaire et philosophie, la philologie, science ou art ? Sur l’emendatio à la Renaissance et au-delà », dans Philologie als Wissensmodell / La philologie comme modèle de savoir, Denis Thouard, Friedrich Vollhardt et Fosca Mariani Zini (éd.), Berlin & New York, Walter de Gruyter, (Pluralisierung & Autorität, 20), 2010, p. 35-108. Horatius, cum Torrentii commentario..., op. cit., p. 30 (ad Carm., 1, 7, 7). Parfois il utilise le terme « veteres membranae », par exemple p. 168 (ad Carm., 2, 18, 14), où il différencie les « veteres membranae » des « libri impressi », p. 343 (ad Epod., 3, 3) et p. 440 (ad Sat., 1, 3, 8), où il note que les « veteres membranae » présentent une autre leçon que celle de la « vulgate ». Notons qu’au xvie siècle le terme « membrana » désigne toujours un manuscrit, mais pas nécessairement un manuscrit en parchemin ; voir Silvia Rizzo, Il lessico filologico degli umanisti, Roma, Edizioni di storia e letteratura, (Sussidi eruditi, 26), 1986, p. 20, note 2. Horatius, cum Torrentii commentario..., op. cit., p. 2 (ad Carm., 1, 1, 1) et p. 227 (ad Carm., 3, 13, 8). On rencontre aussi la désignation « codices melioris notae », ibid., p. 217 (ad Carm., 3, 9, 5), « codices bonae notae », ibid., p. 158 (ad Carm. 2, 14, 1) « codices probae notae », ibid., p. 554 (ad Sat., 2, 3, 142) et « codices vetustissimae notae », ibid., p. 34 (ad Epod. 3,3), sans que l’on puisse reconnaître une hiérarchie spécifique. Par exemple Horatius, cum Torrentii commentario..., op. cit., p. 260 (ad Carm. 3, 25, 11), p. 372 (ad Epod., 11, 31), et avec une légère variation p. 180 (ad Carm. 2, 20, 11) : « meus codex optimus ».
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Horatius, cum Torrentii commentario..., op. cit., p. 257 (ad Carm. 3, 24, 30): « unus vetustissimus idemque optimus ». Voir par exemple Horatius, cum Torrentii commentario..., op. cit., p. 47 (ad Carm., 1, 12, 31) : « codex optimus Laurentianus ». Horatius, cum Torrentii commentario..., op. cit., p. 277 (ad Carm., 4, 1, 1). Voir A. Grafton, Joseph Scaliger…, op. cit., p. 161-179. En ce qui concerne l’intelligence de la transmission des textes, Angelo Poliziano est pratiquement le seul précurseur digne de ce nom au xve siècle. Laevini Torrentii in C. Suetonii Tranquilli XII Caesares commentarii, Antverpiae, ex officina Christophori Plantini, architypographi regii, 1578, p. 3: « Si quid praeterea obscurum aut mendosum videbatur, veteres bibliothecas adii et, Caroli Langii viri doctissimi, nuper immatura morte defuncti, opera adiutus, codices aliquot manu exaratos cum vulgatis contuli ». Voir aussi Bibliographie générale des Pays-Bas (Bibliotheca Belgica)…, op. cit., vol. 5, p. 380-381. Sur l’activité philologique de Langius voir Steven Gysens, « Un humaniste flamand lit la Bibliothèque de Photius. Contribution à l’étude des notes de Carolus Langius dans le Ms. Brux. 744-755 », dans Philomathestatos. Studies in Greek and Byzantine texts presented to Jacques Noret for his sixty-fifth birthday – Études de patristique grecque et textes byzantins offerts à Jacques Noret à l’occasion de ses soixante-cinq ans, Bart Janssens, Bram Roosen et Peter Van Deun (éd.), Leuven, Uitgeverij Peeters, (Orientalia Lovaniensia analecta, 137), 2004, p. 249-267. Voir la description dans Paul Thomas, Catalogue des manuscrits de classiques latins de la Bibliothèque royale de Bruxelles, Gand, Chez Clemm (Engelcke), (Université de Gand, Recueil de travaux publiés par la Faculté de Philosophie et Lettres, 18), 1896, nos 188-192 et Birger Munk Olsen, L’Étude des auteurs classiques latins aux xie et xiie siècles, t. 1. Catalogue des manuscrits classiques latins copiés du ixe au xiie siècle, Apicius-Juvénal, Paris, Éditions du Centre national de la recherche scientifique, 1982, p. 442.
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à une seule reprise de « vetustissimus »26. Ce manuscrit semble être identique à un « codex Laurentianus »27, qui est cité plusieurs fois et à une occasion même comme étant « omnium fidelissimus »28. Hormis ces indications sommaires, Torrentius n’offre aucune précision à propos de l’âge ou de l’interdépendance de ses manuscrits, ni ne montre la moindre compréhension de l’histoire et de la généalogie de ceux-ci. Cette dimension historique de la critique textuelle avait été à cette époque seulement appréhendée par quelques humanistes exceptionnels, comme par exemple Joseph-Juste Scaliger dans son édition de Catulle de 1577, où il essaie d’aller au-delà des témoins textuels conservés et de reconstruire le texte de l’archétype29. Quand on compare les quelques renseignements que Torrentius donne sur sa consultation de manuscrits d’Horace avec ce qu’il écrit à ce propos dans son commentaire de Suétone, on se rend compte que plusieurs questions restent ouvertes par rapport à son commentaire d’Horace. Tout au long de son Suétone, Torrentius mentionne une série de manuscrits et, dans sa préface, il dit explicitement qu’il en a collationné quelques-uns dans de « vieilles bibliothèques » afin de résoudre des problèmes textuels que les « (codices) vulgati » à eux seuls ne permettaient pas de trancher. De plus, il signale dans ces recherches l’aide de son ami Carolus Langius, chanoine de la cathédrale Saint-Lambert à Liège, et le cite à plusieurs reprises dans le commentaire30. Au contraire, dans son commentaire d’Horace, Torrentius ne fait plus référence à Langius, qui était mort en 1573 ; il est donc impossible de savoir si l’une ou l’autre interprétation que nous lisons dans le commentaire d’Horace avait été élaborée par les deux amis dans une éventuelle phase initiale du projet horatien. De même, tandis que l’on peut supposer que certains manuscrits de Suétone avaient été fournis ou montrés à Torrentius par Langius, il n’est guère possible d’établir par quelle voie Torrentius a découvert, examiné ou acquis les manuscrits d’Horace qu’il a vus en Italie et aux Pays-Bas. Parmi les manuscrits que possédait Langius se trouvait aussi un Horace, conservé actuellement à Bruxelles à la Bibliothèque royale de Belgique (ms. 10063-10065)31. Étant donné que Torrentius a acheté la
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bibliothèque de Langius après la mort de celui-ci, nous pouvons en conclure que cet Horace lui a appartenu, mais même dans ce cas précis nous sommes incapables d’associer ce manuscrit à l’un des codices dont Torrentius fait mention dans son commentaire32. Comment Torrentius procède-t-il concrètement ? Il confronte les bonnes leçons, qu’il tire de ses manuscrits, avec les passages correspondants dans l’édition de Lambin, et loue ce dernier, quand lui aussi a incorporé la même leçon dans son texte (ou bien dans sa première édition de 1561 ou bien dans la deuxième de 1567), mais – ce qui est plus souvent le cas – le corrige, quand il estime que Lambin a fait un mauvais choix. Sa démarche est essentiellement conservatrice : il émende le texte d’Horace principalement en cherchant la variante correcte dans ses manuscrits et ne propose, ni ne défend, quasiment aucune conjecture. Quelques exemples devraient suffire à illustrer sa façon de procéder ; observons donc Torrentius au travail. Dans l’ode 1,7,7 (undique decerptam fronti praeponere olivam), il réfute la leçon « decerptae frondi », défendue par Lambin, qui déclare suivre les éditions courantes dans ce cas-ci33. Mais Torrentius a vérifié ces éditions lui aussi et a constaté qu’elles contiennent bel et bien la leçon, que présentent également tous les manuscrits : « decerptam fronti ». Il précise que la variante « decerptae frondi » est en réalité une conjecture d’Érasme34. Cette variante n’apparaît en effet que dans quelques éditions après qu’Érasme l’a proposée. Premier reproche donc de Torrentius : Lambin ne reconnaît pas quel texte doit être considéré comme « textus vulgatus ». Ensuite Torrentius rejette les raisons avancées par Lambin pour justifier son choix, les arguments étant d’une part, au niveau du sens, le fait que les poètes antiques n’étaient pas couronnés d’une couronne d’olivier mais de laurier, et de l’autre, au niveau grammatical, l’usage censé impossible de « praeponere » au sens de « mettre sur » (plutôt que « mettre devant »). Dans sa réplique, Torrentius se réfère à Adrien Turnèbe35, qui avait été cité mais aussitôt contredit par Lambin. Turnèbe était le premier à expli-
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Pour le cas similaire d’un Suétone (Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique, Ms. 3526), voir De Landtsheer, « De bibliotheek… », art. cit., p. 22. Je cite le commentaire de Lambin dans l’impression suivante : Dionysii Lambini in Q. Horatium Flaccum […], Francofurti, apud Andreae Wecheli heredes, Claudium Marnium et Ioannem Aubrium, 1596, ici p. 29 : « Hic locus erat ita scriptus in omnibus codicibus calamo exaratis “Undique decerptam fronti praeponere olivam” ; in vulgatis autem fere omnibus sic legitur “Undique decerptae frondi praeponere olivam”, ut, si forte haec lectio minus probetur hominibus, non possim argui libros veteres corrupisse, sed vulgatos secutus esse ». Horatius, cum Torrentii commentario..., op. cit., p. 30 (ad Carm., 1, 7, 7) : « Decerptae frondi] Sic Lambinus vulgatos, ut ait, secutus codices, veteres enim membranas decerptam fronti habere. Ego vero quos vulgatos codices dicat ignoro ; omnes enim quos vidi – vidi autem plurimos – eandem cum manuscriptis lectionem servant, quam primus, ni fallor, Erasmus ausus est immutare. Turnebo autem agendae gratiae, qui rem sic explicavit ut lectori non malevolo nullus ultra scrupulus supersit. » La conjecture d’Érasme a été rapportée par son ami Henricus Glareanus dans les « annotationes » de son édition d’Horace (Friburgi Brisgoiae, excudebat Ioannes Faber Emmeus Iuliacensis, 1533), p. 7 : « Legendum itaque putat D. Erasmus, praeceptor noster, vir ad tollendos ex bonis authoribus errores natus, “undique decerptae frondi praeponere olivam”, ut sit ordo : quibusdam unum opus esse, olivam praeponere frondi undique decerptae, hoc est, omnibus arboribus praeponere solent olivam, arborem Atheniensibus gratam, quasi diceret : quidam otium literarium, quod Athenis est, omnibus aliis voluptatibus praeponere non dubitant. » Adversariorum tomi III, t. 1, Basileae, per Thomam Guarinum, 1581, col. 369-371 (liber XI, caput XXVI): « Puto igitur dici aliquos esse, qui in quocunque argumento et materia aliquid loquuntur in laudem Athenarum easque semper in ore habent et commemorant editionem olivae a Minerva productae, ut urbi nomen imponeret, et in poemate ita canunt, ut eblandiente loco excurrentes victores Panathenaeorum dicant e pacali, ut ita dicam, Minervae oliva, aut ex eis quae ab illa propagatae sunt et moriae appellatae, publice coronari, vel denique ipsi
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se dicat in cantico libenter oliva redimitum caput habere. Est igitur “undique decerptam fronti praeponere olivam” ex omni loco et materia et argumento veluti colligere oleagineum termitem et ex eo coronam nectere, quod est, ubique et in omni argumento de Athenis et olea Minervae narrare, cuius felici festaque fronde coronantur homines. » Q. Horatius Flaccus, ex antiquissimis undecim libris manuscriptis et schedis aliquot emendatus, opera Iacobi Cruquii, Antverpiae, ex officina Christophori Plantini, architypographi regii, 1579, p. 24 : « Quod autem pertinet ad novum loquendi genus, praeponere fronti, id est dare omnem operam scribendo, ut fronti praeponatur, hoc est, ut frons coronetur orneturque, synecdochicôs pars pro toto ». Bentley publia sa fameuse édition d’Horace à Cambridge en 1711. Son édition contient les notes les plus développées concernant le texte horatien. Pour une évaluation judicieuse, voir Charles Oscar Brink, English classical scholarship. Historical reflections on Bentley, Porson, and Housman, Cambridge, James Clarke & Co. & New York, Oxford University Press, 1986, p. 64-72. Je cite ici le texte d’une impression postérieure, Q. Horatius Flaccus, ex recensione et cum notis atque emendationibus Richardi Bentleii, edition nova, Lipsiae, Libraria Weidmanniana, 1826, p. 23-25 : « Hanc, quae iam plerasque editiones occupat, lectionem primus, ut aiunt, invexit Erasmus, invitis omnibus libris ; sic enim in manuscriptis locus exhibetur : “Undique decerptam fronti praeponere olivam”. Ac veteres quidem libros tuentur Turnebus et Torrentius cum paucis ; pro Erasmo acerrime pugnant Lambinus, Marcilius, Daniel Heinsius, Dacierius aliique. Mihi vero, qui pro operis suscepti ratione certaminis huius expers esse non possum, nihil sane commerita videtur prisca lectio, quamobrem tam diu possesso loco cedere cogatur. Sunt, inquit, poetae, qui integra et iusta volumina conscripserunt de laudibus Athenarum, sive quibus unum opus est de laudibus Athenarum perpetuum carmen a prima urbis origine ad sua tempora deducere, atque ea ratione “Undique decerptam fronti praeponere olivam”, hoc est, ex eo argumento undiquaque exhausto coronam sibi poeticam quaerere ». Ensuite Bentley analyse plusieurs passages parallèles et réfute de façon très détaillée la conjecture d’Érasme, pour conclure : « Ut semel dicam, in refingendo hoc loco perdiderunt plane operam tot viri eruditi, cum vulgata lectio et recta sinceraque sit et eorum commentis longe melior et sola suo auctore digna ». Dionysii Lambini in Q. Horatium Flaccum…, op. cit., p. 143: «Verum cum videam in plerisque codicibus et calamo scriptis et excusis incomptum uno vocabulo scriptum esse, videtur hoc modo potius hic locus explicandus : dic maturet incomptum nodum, id est, dic mature nodum incomptum faciat, coma religata more puellarum Lacedaemoniarum ; dic propere comam nodo incompto colligat [...] Sequamur igitur codices veteres et explicationem posteriorem ».
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quer l’association de l’olivier avec la poésie en l’honneur d’Athènes dans ce vers, et Torrentius renforce ce point avec quelques citations supplémentaires. Torrentius ne se prononce pas sur l’argument grammatical, mais déjà avant lui Cruquius avait expliqué dans son édition qu’il faut entendre « praeponere fronti » (dans le sens de « capiti imponere ») « synecdochicôs », c’est-à-dire comme pars pro toto36. La conjecture d’Érasme continuera cependant à être reprise dans beaucoup d’éditions postérieures jusqu’à ce que Richard Bentley tranche le problème dans une longue note dans son édition en faveur de la variante traditionnelle37. On notera donc chez Torrentius le soin d’identifier correctement le texte de référence (« textus vulgatus ») et l’attention qu’il porte à l’évaluation des contributions philologiques récentes au texte d’Horace. L’exemple suivant concerne un passage difficile, à propos duquel les opinions sont encore divisées aujourd’hui. Dans ce cas-ci Torrentius a été le premier à déceler un problème dans le « textus vulgatus » et à proposer une variante alternative. L’ode 2,11 se termine par l’image de Lyde, qui est priée de se hâter vers une petite fête, les cheveux relevés en un nœud. Lambin se tient au « textus vulgatus » et offre « maturet incomptum Lacaenae more comam religata nodum », en écartant la leçon « in comptum », qu’il avait préférée dans un premier temps38. Mais les deux variantes posent problème, car les cheveux peuvent être « comptae », tandis qu’un nœud n’est jamais « comptus » dans la littérature latine. Torrentius trouve dans un seul manuscrit la leçon « in comptam (sc. comam) » et propose de tenter de lire « incomptam… nodo », mais sans
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vraiment condamner la version traditionnelle, qu’il maintient finalement dans son texte39. C’est à nouveau Bentley qui approfondira la suggestion de Torrentius et l’introduira dans son texte40, d’où elle passera dans la grande majorité des éditions modernes d’Horace. Le dernier exemple montre les limites de la critique textuelle ope ingenii de Torrentius. Dans l’ode 3,14 Horace invite l’épouse et la sœur d’Auguste à aller en procession rendre hommage aux dieux, après le retour de l’empereur d’Espagne à Rome. Il lance ensuite le même appel aux mères de jeunes fiancées et de leurs futurs conjoints, récemment rentrés des champs de bataille, et demande ensuite aux jeunes filles et garçons d’observer le silence lors de la cérémonie religieuse qui s’annonce. Torrentius est le premier à exprimer son étonnement devant l’expression « iam virum expertae », bien qu’elle fût transmise par tous les témoins textuels. Lambin avait simplement commenté en reprenant la glose de Ps.-Acron: « iam virum expertae » veut dire « nuptae », mariées41, et il s’était arrêté là ; mais outre le caractère assez cru de cette phrase, on ne s’attend plus à des femmes mariées à cet endroit du poème, où Horace parle de « pueri et puellae ». C’est l’une des rares occasions où Torrentius tente de restituer le texte ope ingenii et propose une double conjecture : sa première proposition est de lire « puerae (et puellae) », alternativement il propose « pueri et puellae et »42. C’est encore Richard Bentley qui rappelle ces conjectures de Torrentius, en les réfutant tout de même, et à juste titre, comme insatisfaisantes. Bentley avance une conjecture alternative « non virum expertae », qui a charmé certains éditeurs jusqu’à notre époque43.
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Horatius, cum Torrentii commentario..., op. cit., p. 151 (ad Carm., 2, 11, 23–24) : « Maturet incomptum] Sic plures et meliores codices, unus tantum in comptum et alter in comptam. Locus non tam sensu sed verborum constructione difficilis […] Verba ut dixi perturbata sunt, adeo ut mendum subesse suspicer. Nam si incomptam et nodo legerimus, nihil planius aut apertius. Retenta tamen communi scriptura, veteres sequor interpretes, ut maturet, hoc est properet, Lyde religata comam in nodum Lacaenae more comptum ». Horatius, ex recensione Bentleii..., op. cit., p. 110-111: « De hoc loco quot capita, totidem fere sententiae [...] Quid ergo? Codex quidam Torrentio visus habuit incomptam, atque eo auctore totus locus sic constituendus est: “eburna dic age cum lyra maturet, incomptam Lacaenae more comam religata nodo”. Recte coma incompta [...] Recte etiam religata nodo [...] ». Pour une analyse plus détaillée de ce passage voir Charles Oscar Brink, « Horatian Notes II: Despised Readings in the Manuscripts of the Odes, Book II », Proceedings of the Cambridge Philological Society, n.s. 17, 1971, p. 17-29, ici p. 25-27. Dionysii Lambini in Q. Horatium Flaccum…, op. cit., p. 225: « Iam virum expertae] nuptae, contra Od. 11 supra Nuptiarum expers. » Lambin se réfère à Carm., 3, 11, 11. Horatius, cum Torrentii commentario..., op. cit., p. 229 (ad Carm., 3, 14, 10–11) : « Quare addat iam virum expertae ignorare equidem me fateor. Pueros enim virginesque plerumque coniungimus. Quin etiam, quia hactenus sic loquitur, ut de muliebri sacro agere videatur, merito fortassis vox pueri suspecta sit. Pro qua sane puerae legi velim […] Quod si quis pueros omnino hic relinquendos esse, nec prohibere quin feminarum sacris etiam pueri intersint contendat, tunc post dictionem puellae et particulam adiungi velim. Aliter hunc quem dixi scrupulum eximere non possum ». Horatius, ex recensione Bentleii..., op. cit., p. 194: « Non immerito miratur Torrentius, cur addat iam virum expertae, cum potius par erat, ut cum pueris innuptae puellae coniungerentur. Unde idem, quod rarissime facit, a coniectura opem petere voluit, et sic locum refingere : “vos o puerae et puellae iam virum expertae.” Infeliciter profecto : nam et puerae obsoletior vox est, quam ut Horatio sub calamum veniret ; et ridiculum est in eodem versu pueras dici, quae innuptae sint, puellas (quod alterius diminutivum est, atque adeo minori aetate convenit), quae iam virum sint expertae. Sed et aliam viam tentat vir doctissimus, non meliore successu : “Vos o pueri et puellae et iam virum expertae” ; nam postremum illud iam virum expertae, si a puellae disiungatur, etiam virginum matres comprehendet, quas antea compellaverat ; et praeterea versus hoc pacto nimis asper scaberque et rubiginosus exibit. Equidem, si per codices liceret, sic potius emendaverim : “Vos o pueri et puellae non virum expertae” ».
Notons les points suivants en guise de conclusion. 1. Bien que Torrentius n’apparaisse aujourd’hui que rarement dans l’apparat critique des éditions modernes d’Horace, il occupe néanmoins une place non négligeable dans l’histoire éditoriale de cet auteur. Torrentius a fait preuve de clairvoyance pour les problèmes textuels, dont il a identifié un bon nombre pour la première fois.
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Laevinus Torrentius, Correspondance, II…, op. cit., p. 444 : « […] tanto equidem magis quod quae vir ille maximus Romae me adolescente habebat omnia videram, immo et ipsius exemplo antiquarius esse coeperim […] ». Voir sa lettre à Juste Lipse du 12 février 1577, éditée dans Iusti Lipsi epistolae, Pars I : 1564-1583, Alois Gerlo, Marcel A. Nauwelaerts et Hendrik D.L. Vervliet (éd.), Brussel, Paleis der Academiën, 1978, p. 184-186, ici p. 185. Horatius, cum Torrentii commentario..., op. cit., f. ***2v. À cette occasion Torrentius cite les « impii » bibliques (Sagesse, 2) qui constatent la brièveté de la vie sur terre, mais en tirent une conclusion erronée, et il précise en même temps : « Ut autem tam exigui temporis usura iustos ad virtutem per labores capescendam magis accendit, sic iniustos atque impios ad voluptatem provocat. » ; voir Horatius, cum Torrentii commentario..., op. cit., p. 43 (ad Carm., 1, 11, 7).
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Au-delà de la critique textuelle, le commentaire de Torrentius contient d’abondantes informations sur les antiquités romaines. Torrentius discute souvent des realia de la culture romaine en rapport avec des problèmes textuels, illustrant ainsi le lien très étroit entre philologie et étude des antiquités, pour lesquelles les textes littéraires constituaient les sources primordiales. Il est évident que Torrentius considère l’étude des antiquités romaines comme son champ de prédilection ; dans ce domaine, il ne cite guère de spécialistes antérieurs et sait mettre à profit de nombreuses sources inexplorées pour son interprétation des institutions, rites et coutumes, à laquelle l’explication d’Horace donne lieu. Dans une lettre de 1589 (Ep. 564), il confie à son correspondant, Andreas Schottus, que son grand modèle était Antonio Agustín, qu’il avait connu personnellement à Rome ; c’était lui, dit-il, qui l’avait dirigé vers l’étude des antiquités44. Parmi cette mine de renseignements détaillés et spécialisés, une vision globale d’Horace et une vue d’ensemble de sa poésie font bien entendu défaut. Dans cette perspective, le commentaire de Torrentius souffre du même mal que celui de Lambin, dont Scaliger avait dit : « Horatius Lambinianus commentariorum mole laborat »45. Torrentius souligne tout de même un aspect général du profil d’Horace dans l’introduction de son commentaire, à savoir sa valeur éthique comme maître de vie. C’est le concept rebattu de l’Horatius ethicus, d’après lequel on peut trouver dans son œuvre – selon les termes de Torrentius – « pleraque omnia quae ad recte, sancte, tranquille beateque vivendum a profano homine proficisci possunt »46. D’après Torrentius, Horace prône une philosophie pratique, qui ne se laisse pas enfermer dans un seul courant ou une seule école philosophique de l’Antiquité. Ainsi Torrentius dissocie-t-il Horace de l’épicurisme, dont les traces évidentes dans de nombreux poèmes horatiens avaient causé ennui et embarras à plusieurs commentateurs. Dans son commentaire, Torrentius ne se lance pas dans une critique soutenue des poèmes à tendance épicurienne, tels les odes 1, 4, 1, 9, 1, 11, ou 2, 3, mais se limite à un seul petit correctif chrétien dans une note au dernier vers de l’ode 1, 11 (« carpe diem, quam minimum credula postero »)47. Au-delà de ces quelques observations isolées, l’Horatius ethicus ne joue aucun rôle.
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2. Sa critique textuelle est conservatrice et procède essentiellement ope codicum. Mais il faut rappeler que les meilleurs manuscrits d’Horace ne seront connus qu’à partir du xixe siècle48. Dans le cas de Torrentius, comme dans celui de chaque autre éditeur de son temps, le fondement de son travail critique est conditionné en partie par le hasard des témoins textuels à sa disposition. En revanche, le but d’un éditeur du xvie siècle n’était pas de préparer une édition critique au sens moderne, mais plutôt une version revue et corrigée du « textus vulgatus ». 3. Autant le respect que Torrentius montre pour les variantes attestées dans ses manuscrits est grand, autant il montre peu d’inclination et de talent pour la critique textuelle ope ingenii. Qui plus est, dans un cas (ad Carm., 3, 27, 15), il se méfie même d’une leçon avancée par Lambin sur l’autorité d’un manuscrit de la Bibliothèque Vaticane, que Torrentius ne semble pas connaître. Bien qu’il trouve la leçon séduisante, il réplique quand même : « sed quoniam exemplaria quotquot mihi videre contigit refragantur, nihil mutare ausim »49. C’est cette remarque qui provoqua le célèbre bon mot de Richard Bentley : « Nobis et ratio et res ipsa centum codicibus potiores sunt »50. Il est d’autant plus frappant que Bentley, réputé être le champion de la divinatio, ait été un des lecteurs les plus attentifs de l’édition de Torrentius. 4. Torrentius a conçu et réalisé son commentaire d’Horace, tout comme celui de Suétone d’ailleurs, en tant qu’antiquarius. Cela veut dire qu’Horace n’est pas principalement appréhendé comme poète ou littérateur, mais plutôt comme source historique qui permet de mieux comprendre l’histoire et la culture romaine. Cette orientation a été beaucoup plus appréciée dans son commentaire de Suétone, qui est cité nettement plus souvent dans la littérature « antiquaire » des xviie et xviiie siècles. Cela ne doit pas nous étonner. Déjà à l’époque de Torrentius, la fonction auxiliaire de la philologie pour l’explication des antiquités et vice-versa était particulièrement appliquée aux historiographes romains. Dans le commentaire d’Horace, c’est sans doute cette caractéristique qui éloigne le plus l’ouvrage de Torrentius du concept moderne d’un commentaire. Mais j’espère avoir montré que le commentaire de Torrentius a encore aujourd’hui un intérêt, tant pour les philologues classiques que pour les historiens de la philologie et de l’érudition humaniste.
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Comme le souligne Brink, English classical scholarship…, op. cit., p. 66. Horatius, cum Torrentii commentario..., op. cit., p. 265 (ad Carm., 3, 27, 15) : « Lambinus vetat pro vetet legendum esse contendit. Nec mihi sane displicet. Sed quoniam exemplaria quotquot mihi videre contigit refragantur, nihil mutare ausim ». Horatius, ex recensione Bentleii..., op. cit., p. 228: « Lambinus fide codicis Vaticani vetat exhibuit et recte explicavit, cum ceteri tam scripti quam editi perperam habuerint vetet. Nec displicuit res Torrentio, sed nimia suorum exemplarium reverentia ductus, nihil mutare ausus est. Nobis et ratio et res ipsa centum codicibus potiores sunt, praesertim accedente Vaticani veteris suffragio ».
La transmission des textes dans l’édition scolaire : l’atelier du collège de Presles Marie-Dominique Couzinet Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne
Ce second colloque consacré aux « Passeurs de textes » à la Renaissance est pour moi l’occasion de présenter une première ébauche de réflexion sur Pierre de La Ramée (Ramus) et ses collaborateurs au collège de Presles en qualité de transmetteurs de textes, dans l’édition scolaire. L’idée de les envisager sous cet angle vient de Marie-Élisabeth Boutroue et de Luigi-Alberto Sanchi, qui m’ont proposé de consacrer un volume de la collection « Europa Humanistica » à Ramus et à ses collaborateurs. Cette collection, mise en œuvre par la section humaniste de l’Institut de Recherches et d’Histoire des Textes, « a pour but de faire connaître des humanistes de toute sorte (hommes de lettres, historiens, philosophes, poètes, médecins, juristes, naturalistes, mathématiciens, astronomes, etc.) qui ont joué un rôle actif dans la transmission et la réception des textes antiques et/ou médiévaux. […] Par “transmetteur” », « il faut entendre un éditeur de texte(s), et/ou traducteur, et/ou commentateur »1. De fait, les maîtres ès arts sont directement engagés dans ces trois activités, du moins pour leurs représentants les plus prestigieux dont Ramus fait officiellement partie, lorsqu’il est nommé lecteur du roi pour l’éloquence et la philosophie, en 1551, par le roi Henri II, à l’instigation de son protecteur Charles de Lorraine. Il est alors depuis 1545 principal du collège de Presles, l’atelier dans lequel, en étroite collaboration avec ses collègues, mais aussi avec les boursiers et d’autres collaborateurs, il prend part à l’élaboration conflictuelle d’une réforme de l’éducation qui a agité le Quartier Latin pendant toute la seconde partie du xvie siècle. S’il n’a pas été imprimeur royal comme Turnèbe, Ramus a mené une véritable politique éditoriale, notamment à l’époque de sa collaboration avec l’éditeur Wechel, à partir de 1553, au sein d’un réseau de sociabilité à la fois très concentré géographiquement, dans un périmètre qui comportait le collège de Presles, le collège de Beauvais, le siège des éditions Wechel et la commanderie de Saint-Jean de Latran, et ouvert sur l’Europe, comme l’a montré Geneviève Guilleminot dans la passionnante reconstruction qu’elle a présentée lors du colloque de 20092. Les ouvrages de Ramus et de ses collaborateurs s’inscrivent dans le cadre pédagogique de la production de supports de cours, de traductions, de commentaires et de traités sur les arts, mais répondent aussi à des intentions clairement théoriques,
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Extrait de la brochure : « Quelques indications pratiques pour la rédaction de monographies dans la collection “Europa Humanistica” », p. 1. Geneviève Guilleminot-Chrétien, « Pierre Ramus et André Wechel : un libraire au service d’un auteur », dans Passeurs de textes. Imprimeurs et libraires à l’âge de l’humanisme, Christine Bénévent, Annie Charon, Isabelle Diu, Magali Vène (éd.), Paris, École des chartes, Études et rencontres de l’École des chartes 37, 2012, p. 239-251.
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politiques et souvent polémiques. L’étendue de ces publications et de celles avec lesquelles elles se trouvent en concurrence pour la formation des élites, jusqu’au début du siècle suivant, en fait un vecteur essentiel de la transmission de l’héritage antique en France et à l’étranger, tout particulièrement dans le cas de Ramus et Talon, dont les œuvres, quelquefois rares dans leurs éditions d’origine – voire pour quelques-unes perdues –, ont connu une seconde vie, avant et après la mort de leurs auteurs, sous forme de recueils, publiés essentiellement à Francfort et à Bâle, mais aussi dans toute l’Europe, par leurs anciens élèves et disciples3.
Typologie de la transmission Éditeurs, traducteurs et commentateurs, Ramus et ses collaborateurs sont tout cela à la fois, dans le cadre de cette forme particulière qu’est la transmission dans l’édition scolaire : transmission de textes antiques étudiés en cours, mais aussi transmission des arts, dans et par le corpus des textes antiques. On peut ainsi diviser la production de Ramus et de ses collaborateurs en cinq types, qui assurent la transmission de différentes manières : A- Tout d’abord les publications de cours, pratiquées aussi par les collègues de Ramus qui exerçaient dans les autres collèges. Il s’agit d’ouvrages, toujours en latin, comportant le texte antique qui a fait l’objet du cours, accompagné des commentaires du professeur sous forme de lemmes, et en général précédés d’une préface ou d’une épître dédicatoire, d’un « argument » et/ou d’un résumé (summa)4. Le corpus latin représente la majorité des publications, avec les œuvres oratoires et certaines œuvres philosophiques de Cicéron, ainsi que certaines lettres, et les Géorgiques et les Bucoliques de Virgile. À notre connaissance, seul le commentaire de Talon aux Partitiones oratoriae de Cicéron a été publié sans le texte de Cicéron 5. Ramus ayant introduit au collège de Presles, comme précédemment au collège de l’Ave Maria, un enseignement de grec6, il publie et commente, avec Omer Talon, le compagnon de la première
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Ainsi, Walter J. Ong signale seulement deux copies de la première édition du De legibus (1554), qui a fait l’objet de publications ultérieures (Bâle, 1580 ; Francfort, 1582). Walter J. Ong, Ramus and Talon Inventory : a ShortTitle Inventory of the Published Works of Peter Ramus (1515-1572) and of Omer Talon (1510-1562), Cambridge Mass., Harvard University Press, 1958, no 210. Voir également M. T. Ciceronis pro M. Cl. Marcello oratio P. Rami praelectionibus illustrati, dont on ne connaît que l’édition de Francfort, 1582 (Ong no 715 ; voir no 641). On trouvera une bibliographie exhaustive sur le genre des supports de cours dans Marie-Madeleine Compère (†), Marie-Dominique Couzinet et Olivier Pédeflous, « Éléments pour l’histoire d’un genre éditorial : la feuille classique, en France, aux xvie et xviie siècles », dans Institutions et pratiques scolaires dans la longue durée (xvie-xixe siècles). Hommage à Marie-Madeleine Compère, Boris Noguès et Philippe Savoie (dir.), Histoire de l’éducation, 124, oct.-déc. 2009, p. 27-49. On dispose, pour vingt et un textes de Cicéron et de Virgile, des supports imprimés et des commentaires manuscrits qui ont servi (ou dans certains cas, devaient servir) de base à l’édition, issus de la bibliothèque de Charles Waddington (désignés dans la suite comme « Recueil Waddington »). Voir MarieDominique Couzinet et Jean-Marc Mandosio, « Nouveaux éclairages sur les cours de Ramus et de ses collègues au collège de Presles d’après des notes inédites prises par Nancel », dans Ramus et l’Université, Cahiers VerdunLouis Saulnier 21, Paris, Éditions rue d’Ulm/Presses de l’ENS, 2004, p. 11-48. Paris, Mathieu David, 1551, in-4o. W. J. Ong, Ramus and Talon Inventory, op. cit., no 741. « Aux louanges de Ramus vient s’ajouter celle-ci, qui n’est pas la moindre : il fut le premier et le principal auteur à avoir uni, dans les collèges, l’explication des lettres grecques et latines, alors qu’avant lui, les collèges enseignaient seulement la langue latine assez grossièrement et que seuls quelques rares adultes apprenaient la
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grecque des professeurs royaux ». Peter Sharratt, « Nicolaus Nancelius, Petri Rami vita, edited with an english translation », Humanistica Lovaniensia, 24, 1975 (p. 161-369), p. 212. Paris, Mathieu David, 1547 (W. J. Ong, Ramus and Talon Inventory, op. cit., no 734 ; Paris, Jean de Roigny, 1547 (Ong, no 735) ; Paris, Mathieu David, 1550 (Ong, no 736) ; Lyon, Theobaldus Paganus, 1553 (Ong, no 737). Toutes les éditions sont in-8o. Paris, Mathieu David, 1550, in-4o (Ong, no 738). Paris, Mathieu David, 1549, in-8o (Ong, no 188) ; Paris, Mathieu David, 1552, in-4o (Ong, no 189). Voir Walter J. Ong, « A Ramist Translation of Euripides », Manuscripta, VIII, march 1964, 1, p. 18-28. Francfort, héritiers de Wechel, 1606, in-8o (Ong, no 642). Il s’en explique dans son discours, compris dans les « Tres orationes a tribus liberalium disciplinarum professoribus, Petro Ramo, Audomaro Talaeo, Bartholomaeo Alexandro, Lutetiae in Gymnasio Mariano habitae, et ab eorum discipulis exceptae, anno salutis 1544, pridie nonas novembris », dans Petrus Ramus, Audomarus Talaeus, Collectaneae praefationes, epistolae, orationes (Marburg, 1599), with an introduction by Walter J. Ong, Hildesheim, Georg Olms, 1969, p. 229-238. Paris, Louis Grandin, 1545, in-8o (Ong, no 34*), réédité à Paris, chez Thomas Richard, en 1549, in-8o (Ong, no 35*) ; 1558, in-4o (Ong, no 36*). Voir Peter Sharratt, « La Ramée’s Early Mathematical Teaching », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, XXVIII, 1966 (p. 605-614), p. 607. N. de Nancel, Petri Rami vita, op. cit., p. 196. Ibid., p. 205.
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• l,atelier du collège de presles
heure qu’il considérait comme un frère, des traductions latines de textes grecs. Il s’agit essentiellement d’ouvrages traditionnellement utilisés dans l’université pour l’enseignement de la philosophie, comme l’Isagogue de Porphyre, qu’Omer Talon retraduit et commente de manière extrêmement critique7, et le premier livre de l’Éthique à Nicomaque, dont le commentaire reprend un de ses cours et dont il est peut-être aussi le traducteur8. Ramus, pour sa part, retraduit les Lettres de Platon (déjà traduites par Marsile Ficin) et les commente9. On garde également la trace d’un cours suivi par Nancel sur l’Hécube d’Euripide, dont on ignore l’auteur et qui n’a pas fait l’objet d’une publication10. Seule l’édition posthume de la traduction et du commentaire de Ramus à la Politique d’Aristote propose aussi le texte grec11, mais c’est peut-être le fait de l’éditeur. L’enseignement des mathématiques représente un cas particulier, si on le considère du point de vue des publications qu’il a suscitées. Ainsi, à l’époque où il lui est interdit d’enseigner la philosophie, Ramus, alors professeur au collège de l’Ave Maria, se « rabat » pour ainsi dire, sur l’enseignement des mathématiques12, et publie le texte des quinze livres des Éléments d’Euclide, en 1545 comme simple support de cours, dans une traduction qui ne semble pas être la sienne, sans commentaire, en l’absence, comme il l’explique, d’une édition peu chère, accessible à la bourse des étudiants13. Mais une fois devenu professeur royal et engagé dans l’élaboration d’instruments d’enseignement de l’ensemble des arts libéraux, il reprend l'étude et l’enseignement du grec et des mathématiques14, et se lance dans un projet qui dépasse largement la vocation initiale d’un collège, avec la constitution d’un corpus mathematicum qui élargit d’autant le champ de la transmission. Nancel fait état de la perte, dans le pillage de la bibliothèque du collège pendant les guerres de religion, de nombreuses copies de manuscrits mathématiques grecs prêtés par le Vatican, la bibliothèque de Fontainebleau et d’autres provenances, que lui-même avait recopiés, et parmi lesquels Ramus lui avait fait traduire, ainsi qu’à Reisner et à Péna, les auteurs les plus importants. Il en fait l’énumération dont il précise qu’elle est partielle : les commentaires de Pappus sur Euclide, Théodose de Bithynie, Autolycos, Aristarque de Samos, Héron d'Alexandrie, et Proclus sur les six premiers livres d’Euclide15. Il insiste sur le fait que, sauf dans le cas de Proclus, ces éditions et ces tra-
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ductions auraient été les premières des ouvrages concernés. Ramus lui avait promis de faire parvenir ces traductions en Allemagne pour constituer, avec d’autres écrits, un corpus mathematicum, et le faire publier16. Jean Péna, pour qui Ramus avait obtenu la chaire de lecteur royal de mathématiques en 1556, a ainsi publié, avant sa mort prématurée, en 1558, l’édition et la traduction, précédées d’une préface, de l’Optique, de la Catoptrique et des Éléments de musique d’Euclide, et les Sphériques de Théodose de Bithynie17. On garde aussi la trace manuscrite d’un cours de mathématiques élémentaires que fit Ramus, en 1544, sur l’Arithmetica practica d’Oronce Finé, parue la même année. Il introduisait ainsi au collège de l’Ave Maria l’enseignement pratiqué par le professeur royal de mathématiques alors en poste, deux ans à peine après le cours de Finé lui-même18. Plus tard, à l’époque du collège de Presles, en 1555, il allait rédiger son propre traité d’arithmétique intitulé Arithmetica. On voit donc que la transmission du savoir mathématique est aussi passée par des œuvres de contemporains. B- Une deuxième catégorie de publications est constituée par les traités sur les arts libéraux, que Ramus appelait sa « technologie », où il dit « instituer » ou « restituer » les arts19. On a ici affaire à une autre forme de transmission qui consiste à présenter chaque discipline de façon ordonnée, c’est-à-dire méthodique. Ces traités résultent d’un travail de compilation et d’ordonnance qui n’est pas, cette fois, issu des cours, et fait l’objet de collaborations (Nancel et Ramus pour la grammaire, Talon et Ramus pour la rhétorique, Ramus et Talon pour la dialectique). Ils concernent aussi les mathématiques (arithmétique, géométrie, algèbre). Ramus précise que ce travail de compilation s’accompagne toujours de l’observation de « l’usage naturel », notamment dans le cas de la dialectique20, et de la recherche du vrai et de l’utile, qui chez lui vont de pair. Une fois rédigés, ces traités ont fait l’objet d’un enseignement. On conserve ainsi plusieurs ensembles de notes de cours sur la Rhetorica de Talon21. On peut enfin remarquer que les seules traductions françaises qui soient le fait de Ramus et de ses collaborateurs concernent ces traités sur les arts : la Rhétorique de Talon connaît une adaptation en français par un élève devenu un collaborateur, Antoine Fouquelin22. C’est la même chose pour la Dialectique en français de Ramus, qui est une réécriture des éditions précédentes, et sera suivie par de nouvelles éditions latines23.
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Ibid., p. 202-204. Euclidis Optica & Catoptrica, nunquam antehac graece aedita. Eadem latine reddita per Joannem Penam Regium Mathematicum. His praeposita est eiusdem Joannis Pene de usu Optices praefatio, ad illustrissimum principem Carolum Lotharingum cardinalem, Paris, A. Wechel, 1557 ; Theodosii Tripolitae sphaericorum libri tres nunquam antehac graece excusi, iidem latine redditi per Ioannem Penam Regium Mathematicum, Paris, A. Wechel, 1558. P. Sharratt, « La Ramée’s Early Mathematical Teaching », art. cit., p. 605-614. N. de Nancel, Petri Rami vita, op. cit., p. 220-222. À propos de la dialectique : « Dialecticas institutiones non solum ex veterum et philosophorum et oratorum institutis collectas, sed multo magis ex naturali usu observatas et depromptas », précise-t-il au Cardinal de Lorraine, dans l’épître dédicatoire aux Lettres de Platon, dans P. Ramus, A. Talaeus, Collectaneae praefationes…, op. cit., p. 70. Notamment sur les éditions de 1549 et de 1551 de la Rhetorica. Paris, A. Wechel, 1555 (W. J. Ong, Ramus and Talon Inventory, op. cit., no 71). Paris, A. Wechel, 1555, in-4o (W. J. Ong, Ramus and Talon Inventory, op. cit., no 237) ; Avignon, Barthélemy Bonhomme, 1556, in-8o (Ong, no 238).
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Petri Rami scholarum mathematicarum libri, Francfort, Wechel, 1627, p. 1. N. de Nancel, Petri Rami vita, op. cit., p. 222. François Loget, « Héritage et réforme du quadrivium au xvie siècle », dans La Pensée numérique, actes du colloque 7-10 septembre 1999, Carlos Alvarez, Jean Dhombres, Jean-Claude Pont (éd.), Jean Dhombres (préf.), Mexico, SYG Editores, 2003 (p. 222-223), p. 214. « Plato tres principes corporis humani partes esse ait, tres quoque in iis principes animae facultates locatas esse [
] itaque tres virtutis etiam species his regendis praeesse [
] quarum virtutum communis consensus et sui cuiusque officii veluti soni concentus, iustitia dicatur : quamobrem ista quoque Gallicorum morum quadripertita distributio nobis erit ». P. Ramus, Liber de moribus veterum Gallorum, Paris, André Wechel, 1559, f. 2v. « If taken seriously, it would also force us to agonise over why Ramus never wrote his projected commentary on the Aeneid, which on the “humanist” reading would have been the crown of his career, and why he did not publish further commentaries on classical texts after 1556 », Peter Mack, « Ramus reading : the commentaries on Cicero’s Consular Orations and Vergil’s Eclogues and Georgics », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 61, 1998 (p. 111-141), p. 141. Il faudrait corriger la date de 1556 en 1557, Ramus ayant publié à cette date un commentaire du De optimo genere oratorum (Paris, Wechel, 1557, W. J. Ong, Ramus and Talon Inventory, op. cit., no 486). Geneviève Guilleminot signale un cours de Ramus sur une lettre de Cicéron remontant à 1561 (voir M.-D. Couzinet et J.-M. Mandosio, « Nouveaux éclairages
», art. cit., p. 22, n. 39); on trouve un cours du même Ramus sur les Académiques de Cicéron en 1557, dans le recueil Waddington (ibid., p. 41).
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C- Ramus a réuni les commentaires et les traités sur les arts sous l’appellation commune, empruntée à Aristote, d’« apodictiques » ou de démonstratifs, ou encore : « qui démontrent la vérité et l’utilité des arts »24, pour les distinguer d’autres écrits qu’il qualifie d’« élenchtiques » ou réfutatifs25. Cette équivalence me semble correspondre au passage du commentaire suivi à un genre intermédiaire entre le commentaire et le traité sur un art, que l’on pourrait appeler le commentaire « méthodisé ». Il ne s’agit pas seulement d’une évolution situable chronologiquement à l’époque où Ramus concentre son attention sur les disciplines du quadrivium, comme l’a montré François Loget26, et dont Ramus fait état dans le programme qu’il énonce en 1563, dans l’Oratio de sua professione, mais aussi d’une évolution de la nature de ses publications, qui précède cette date. En 1559, en effet, Ramus publie son cours sur les Commentaires de César, ce qui donne lieu à deux ouvrages : le De moribus veterum Gallorum et le De Caesaris militia. Mais contrairement à ce qu’il faisait dans ses ouvrages précédents, il ne suit plus l’ordre du texte ou des « mots » (verba), mais l’ordre des « idées » (sententia). Et de fait, dans le cas du traité sur les Gaulois, il ne publie pas le commentaire des passages de La Guerre des Gaules qu’il a étudiés en cours, comme il en avait l’habitude jusque-là, mais une présentation de l’ensemble de ses contenus, classés en fonction des quatre vertus cardinales selon Platon27. Nous sommes ici en présence d’un nouvel art de lire qui suscite des publications situées à mi-chemin entre le commentaire et le traité. Après 1557 en effet, Ramus et ses collaborateurs ne publient plus aucun de leurs cours sous forme de texte accompagné de commentaires28, même si les cours se poursuivent au-delà de cette date, comme le montrent certaines sources manuscrites29. Le disciple, biographe, émule et éditeur de Ramus, Johann Thomas Freige, semble confirmer cette évolution, lorsqu’il affirme qu’il faut rechercher l’éthique de Ramus dans le De moribus veterum Gallorum, et sa physique, qui n’a, pas plus que l’éthique, fait l’objet d’un traité proprement dit, dans les commentaires aux Géorgiques et aux Bucoliques de Virgile. Les Géorgiques, en particulier, correspondent à un exposé méthodique de la physique, même si l’on a encore affaire à un commentaire qui suit l’ordre du texte. C’est aussi le cas d’un autre texte dont Ramus
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pense qu’il répond d’emblée à un ordre méthodique de présentation, comme le second livre du De natura deorum de Cicéron, et qui a fait l’objet d’un cours inédit de Jean Péna, en 1555, au Collège de Presles30. On peut enfin considérer les Commentariorum de religione christiana libri quatuor (Commentaires de la religion chrétienne), publiés par Théophile de Banos après la mort de Ramus, en 1576, comme un exposé méthodique de sa théologie, qui commente bien des textes (le Credo ou symbole des apôtres, le Décalogue, et le Notre Père), mais à l’intérieur d’une division méthodique : Ramus procède, comme toujours, par la définition de l’objet (la théologie), suivie de sa division en parties, selon une progression nécessaire à l’intelligibilité de celles-ci : la foi (ce que nous appellerions les articles de foi), et les actions de la foi, divisées à leur tour en trois parties : la loi (la question de la justification par la foi et les dix commandements), la prière (essentiellement le « Notre Père »), et les sacrements31. Ici, la transmission s’émancipe de la source et ouvre le champ, d’une manière distincte de celle du commentaire, à un comparatisme, très sensible dans le De moribus veterum Gallorum et les Commentaria de religione christiana. Dans le premier ouvrage, Ramus compare les Bretons et les Germains (comparatisme géographique), et forme le projet de comparer les coutumes des anciens Gaulois avec celles des modernes (comparatisme historique). Mais dans le second, il propose de prolonger la réflexion par une réorganisation thématique de la doctrine chrétienne exposée dans les Écritures, suivant l’ordre méthodique du général au particulier, à laquelle il propose d’ajouter les controverses et leurs principaux arguments – le tout en traduction latine et dans les langues vernaculaires. Sa présentation doit rendre disponibles et aisément consultables, dans des langues accessibles, tous les contenus des Écritures et de leurs discussions, classés selon un ordre de généralité et de nécessité décroissantes, pour permettre de juger sûrement de la vérité ou de la fausseté des énoncés controversés. Ramus a ainsi l’ambition de réaliser la concorde religieuse autour d’un credo commun, reposant sur une réduction du corpus considéré (l’Écriture ; les meilleurs théologiens). Et il envisage de doubler sa classification méthodique d’un index que l’on imagine alphabétique, permettant d’accéder aux textes sacrés et aux discussions les concernant, à partir de thèmes ou de questions. On comprend pourquoi Ramus a pu considérer ces commentaires comme « apodictiques », au même titre que les traités sur les arts. D- On en arrive ainsi à une quatrième catégorie de publications, qualifiées d’« élenchtiques ». Il s’agit des « scholae », ou leçons sur les arts (les Scholae in liberales artes). Ces ouvrages, tous dus à Ramus, redoublent et complètent les traités sur les arts précédemment évoqués. Aux Scholae grammaticae, rhetoricae et dialecticae, qui ont leurs correspondants dans des traités,
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Ce cours correspond à la quinzième pièce du recueil Waddington (voir M.-D. Couzinet et J.-M. Mandosio, « Nouveaux éclairages
», art. cit.). Il a fait l’objet d’une conférence de J.-M. Mandosio et moi-même à l’EPHE de 2003 à 2011 et doit faire l’objet d’une publication ultérieure. Voir « Livret-Annuaire » de l’École Pratique des Hautes Études, section des sciences historiques et philologiques, 2003-2011, en ligne. « Quamquidem Ramus cum ad certam illam methodum reducere studeret, ad quam et caeteras artes olim reduxerat, coelumque Logico illustrare, et facilem expeditamque reddere […] quam multis scholasticis quaestionibus implicitam et obscuratam dicebat, ita instituit atque informavit, ut videre est ». N. de Nancel, Petri Rami Vita, op. cit., p. 224. Ramus commence ainsi son ouvrage : « Quaeris mi Theophile nostrum de instituenda Theologia judicium, quasi supra caeteras doctrinas haec una doctrina Logicam singularem quandam requireret ». Ramus, Commentariorum de religione christiana libri quatuor, Francfort, Wechel, 1576, p. 1.
E- Il faut ajouter une dernière catégorie de productions : les textes liminaires comme les épîtres dédicatoires et les préfaces, ainsi que les discours, dans lesquels Ramus et Talon énoncent leurs théories et leurs pratiques pédagogiques. Ils ont été regroupés dans une publication unique dès 1577 (cinq ans après la mort de Ramus) par Nicolas Bergeron, avec des lettres de Ramus et son testament32. Ces textes précisent les intentions des auteurs dans leur travail de transmission et de relecture du corpus antique à des fins éducatives, et ils recoupent, bien sûr, les Scholae en plusieurs points.
Contenus et usages de la transmission Si l’on s’interroge plus précisément sur les contenus de cette transmission, il faut établir une distinction entre la nature des contenus transmis et les usages qui en étaient faits. Je parlerai ici d’usages, plutôt que de réception proprement dite, qui est un domaine très vaste, très étudié pour ce qui concerne le ramisme, et dépasse largement le cadre de ce travail33.
Nature des contenus transmis
Si le statut de transmetteurs de Ramus et Talon ne fait pas de doute, leur qualité d’humanistes est problématique. Le projet cicéronien de conjonction entre éloquence et philosophie, qui devient ensuite celui d’une conjonction entre poésie et philosophie, puis entre mathématiques et philosophie, inscrit Ramus dans le cadre de l’encyclopédisme de Budé, à qui, du reste, il se réfère. Mais
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Sur Nicolas Bergeron, ami de Ramus, éditeur de ses œuvres et son exécuteur testamentaire, voir Grégoire Holtz, L’Ombre de l’auteur : Pierre Bergeron et l’écriture du voyage au soir de la Renaissance, Genève, Droz, 2011, chap. i, p. 50-71. 33 Voir The Influence of Peter Ramus. Studies in Sixteenth and Seventeenth Century Philosophy and Sciences, Mordechai Feingold, Joseph S. Freedman and Wolfgang Rother (éd.), Basel, Schwabe & Co Verlag, 2001.
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comme on l’a vu, il faut en effet ajouter les Scholae physicae et les Scholae metaphysicae, ainsi que les Scholae mathematicae qui rassemblent les discours sur les mathématiques. Les Scholae reprennent des ouvrages précédemment parus (les Brutinae quaestiones et les Rhetoricae distinctiones in Quintilianum pour la rhétorique ; les Aristotelicae animadversiones pour la dialectique), et des développements nouveaux (les commentaires des huit livres de la Physique d’Aristote et des quinze livres de la Métaphysique). En quoi ces « leçons » diffèrent-elles des traités sur les arts et les complètent-elles ? Elles transmettent les arts sur le mode élenchtique, par une rhétorique de la réfutation qui comporte l’histoire des disciplines, l’éloge de leur utilité et leur défense contre leurs calomniateurs. C’est la forme privilégiée par Ramus à la fin de sa vie, celle dans laquelle il semble faire la synthèse des formes de publications précédentes. Apparemment rédigées par lui seul, les Scholae réintroduisent l’efficacité de la rhétorique dans l’exposition des arts, et en élaborent une lecture historique et critique que l’on trouvait déjà dans les textes liminaires, et qui n’est pas sans évoquer la doxographie aristotélicienne.
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dans les éditions qu’il produit, il se montre peu soucieux de l’établissement des textes, même si lui-même et ses collaborateurs connaissent les éditions précédentes34. En ce qui concerne les commentaires, sans ignorer les commentaires grammaticaux et historiques, Ramus et ses collaborateurs ne leur accordent plus l’importance que leur reconnaissaient les humanistes. Les commentaires historiques, en particulier, ne donnent pas lieu à des digressions susceptibles de faire perdre de vue la structure de l’argumentation. Ils connaissent les commentaires précédents35 et citent des compilations humanistes à titre de sources36, ainsi que des auteurs contemporains, dans les discussions37. Leurs commentaires se caractérisent par l’attention qu’ils portent à la structure de l’argumentation qu’ils analysent dans son ensemble et dans tous ses détails, jusqu’à apporter des précisions insoupçonnées par les commentateurs modernes38. Les commentaires ont parfois tendance à être très schématiques, jusqu’à se réduire parfois à de simples syllogismes39. Cependant, ils s’adaptent toujours à la nature du passage commenté, qui dicte tour à tour la prédominance du commentaire dialectique, rhétorique, grammatical ou historique. Ces nuances disparaissent évidemment lorsque le commentaire se « méthodise » et se transforme en recueil de données. Dans la phase de passage du manuscrit à l’imprimé, le cours peut faire l’objet d’un travail en collaboration qui modifie la nature des contenus. On peut le constater pour les cours de Ramus, Talon et Péna, calligraphiés par Nancel en vue de l’impression. Nancel collabore ainsi à la publication des commentaires sur les Géorgiques de Virgile, où Ramus montre que Virgile a imité Théocrite dans les Églogues, et Hésiode et Aristote dans les Géorgiques. Pour cela, il s’est adjoint l’aide de Nancel, en lui faisant apprendre Virgile par cœur, pour qu’il soit capable de repérer rapidement les parallèles entre les deux auteurs40. Si l’on se réfère aux notes manuscrites que Nancel a recopiées à la suite du cours que Ramus avait fait sur les Bucoliques en 1553, et qu’on les compare à l’édition qui suit immédiatement, en 1555, on constate en effet que les références à Théocrite sont développées seulement dans la publication, alors qu’elles sont absentes des notes prises par Nancel à la suite du cours de Ramus41. C’est aussi le cas du cours de Ramus sur les Géorgiques, en 1554 et 1555, qui a donné lieu à une édition en 1556 : là encore, le parallèle avec Hésiode signalé par Nancel n’apparaît que dans la version imprimée.
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Dans son cours sur le De natura deorum, Jean Péna fait état des éditions de Pietro Marso (Venise, 1508) et de Sixt Birk (Bâle, 1550). Notamment le commentaire de Servius pour Virgile. Paléphate, Fenestella, Giglio Gregorio Giraldi, pour le De natura deorum. Cardan, Pierre Apian, pour le De natura deorum; Copernic pour les Seconds Académiques. Voir P. Mack, « Ramus reading », art. cit. ; M.-D. Couzinet et J.-M. Mandosio, « Nouveaux éclairages
», art. cit., p. 29-30. C’est le cas des Platonis epistolae a Petro Ramo eloquentiae et philosophiae professore regio latinae factae et dialecticis rerum summis breviter expositae, ad Carolum Lotharingum Cardinalem, secunda editio, Parisiis, ex typographia Matthaei Davidis, 1552 (W. J. Ong, Ramus and Talon Inventory, op. cit., no 189). N. de Nancel, Petri Rami vita, op. cit., p. 192-194. Pour les dates des cours et de prises de notes par Nancel, voir M.-D. Couzinet et J.-M. Mandosio, « Nouveaux éclairages… », art. cit., p. 28. Nancel semble indiquer qu’il a fini de calligraphier le cours de Ramus sur les Géorgiques en 1556, après la première édition (art. cit., p. 44). Ses notes n’ont donc pas dû servir de base à cette édition. L’édition suivante (Paris, A. Wechel, 1558) reproduit les parallèles avec Théocrite.
Usages des contenus transmis
La publication des textes antiques est toujours liée au commentaire imprimé, issu du cours. On peut donc penser qu’elle est destinée à pérenniser le cours et à le rendre accessible au-delà de l’enseignement imparti en classe. Elle a rempli cette fonction pour Johann Thomas Freige, qui n’a jamais suivi les cours de Ramus, mais raconte qu’il a été guéri de la maladie scolastique, partiellement par la lecture de la Dialectica de Ramus accompagnée par les praelectiones de Talon, et définitivement par celle de ses commentaires aux discours « consulaires » de Cicéron, publiés entre 1551 et 155344. Mais ces éditions, lorsqu’elles étaient au format in-4o qui permet la prise de notes, ont aussi été utilisées par les élèves comme de simples supports de cours, sans qu’ils annotent le commentaire imprimé. On rencontre cette pratique à l’intérieur même du collège de Presles : c’est le cas du commentaire de Ramus au Songe de Scipion (1550), sur l’édition duquel lui-même refait un cours dont nous conservons des notes manuscrites de Nancel. C’est aussi le cas du cours de Ramus sur les Seconds Académiques de Cicéron (1557), qu’il fait sur la seconde édition de Talon, parue l’année précédente (1556)45. C’est enfin le cas du premier livre des Académiques de Cicéron, expliqués aux étudiants de dialectique par Antoine Fouquelin sur la deuxième édition de ce texte par Talon (1550)46. Leurs concurrents subissent le même sort, notamment Léger Duchesne, disciple et prête-nom de Turnèbe, auteur de nombreuses éditions commentées, qui ont été utilisées par ses collègues. Les traductions suscitent des usages similaires. On trouve ainsi
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Voir Charles B. Schmitt, Cicero scepticus : a study of the influence of the Academia in the Renaissance, The Hague, M. Nijhoff, 1972, p. 79. L’Academia de Talon paraît en 1547, avec son édition et son commentaire des Academica posteriora, puis du Lucullus. Léger Duchesne publie son édition commentée en 1561 et en 1558. L’Academia de Talon fait l’objet d’annotations manuscrites, dans deux recueils factices regroupant des supports de cours annotés. Sur les controverses de Ramus avec Turnèbe, voir John Lewis, Adrien Turnèbe (1512-1565). A Humanist Observed, Genève, Droz, 1998, chap. v, p. 213-261. Johann Thomas Freige, Petri Rami vita, dans Petrus Ramus, Audomarus Talaeus, Collectaneae praefationes, op. cit., p. 623. M.-D. Couzinet et J.-M. Mandosio, « Nouveaux éclairages
», art. cit., p. 28. Recueil factice doté d’annotations manuscrites, conservé à la Bodleian Library et composé de : 1) Audomari Talaei academia. Eiusdem in academicum Ciceronis fragmentum explicatio. Item in Lucullum commentarii (1550), 2) Audomari Talaei rhetorica (1551), 3) In Marc. Tul. Cic. partitiones oratorias annotationes collectae e praelectionibus Audomari Talaei (1551), 4) M. T. Ciceronis de fato liber, Petri Rami praelectionibus explicatus (1550), 5) In librum Ciceronis de fato Georgii Vallae commentarium [1541 ?].
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Enfin, ces éditions et ces commentaires s’inscrivent souvent dans des séquences où se répondent, à peu de temps d’intervalle, directement ou non, plusieurs professeurs sur la place de Paris. On voit ainsi fleurir, à quelques années de distance, des cours (supports de cours pourvus d’annotations manuscrites), et des publications des différents professeurs sur un même texte classique. C’est le cas des Académiques de Cicéron, sans que l’on puisse faire état de polémiques directement liées aux cours42. En revanche, le cours de Ramus sur le premier livre du De legibus suscite une polémique avec Turnèbe opposant Cicéron l’Académicien à Cicéron le Stoïcien, de même que son cours sur le De fato43. Il serait utile de confronter ces polémiques aux thèses de Ramus développées dans les Scholae.
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un recueil factice de supports de cours annotés, dans lesquels l’édition du texte grec des Lettres de Platon (1558) est reliée avec à sa suite la traduction de Ramus (1552), dont le nom est soigneusement encré partout où il apparaît. Les cours connaissent enfin un autre usage : celui de sources pour des exercices d’élèves strictement réglementés. C’est le cas du cours de Talon sur le premier livre de l’Éthique à Nicomaque qui fournit aux élèves tous les éléments de leur argumentation, dans une discussion pro et contra, publiée en 154847. On connaît deux autres exemples d’exercices d’élèves publiés, sur des thèmes politiques : cinq discours d’élèves de Talon, publiés la même année, et cinq discours d’élèves de Fouquelin, publiés en 1554, qui ne sont pas directement liés au commentaire d’une œuvre48. Tels sont quelques-uns des usages auxquels les élèves du xvie siècle ont soumis la production de Ramus et de ses collaborateurs. La question qui se pose en conclusion est de savoir quel usage nous pouvons faire à notre tour de ce corpus. Les cours publiés sous forme de commentaires, linéaires ou « méthodisés », ainsi que leurs pièces liminaires, doivent constituer l’essentiel de la publication. En revanche, les œuvres personnelles – traités sur les arts (la « technologie »), leçons sur les arts libéraux (Scholae in liberales artes) et discours – n’entrent pas dans le cadre de la transmission telle que l’entend la collection. La multiplicité des éditions et le souci incessant de Ramus de corriger et de reformuler ses publications seront pris en compte. Certaines polémiques développées dans les textes liminaires et les commentaires auront aussi leur place dans le corpus retenu, lorsque les auteurs antiques qui font l’objet des débats ne sont pas de simples hommes de paille, mais sont porteurs de véritables enjeux. La constitution de ce corpus à la fois scolaire et polémique contribuera à mettre en lumière une forme de transmission active de l’héritage antique appelée à d’importants développements dans l’Europe moderne.
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Quinque orationes de morali philosophia Aristotelis a quinque discipulis Audomari Talaei habitae Parisiis in scholis Picardorum quinto calend. decemb. 1548, Paris, M. David, 1550. Quinque orationes de laude regiae dignitatis a quinque discipulis Audomari Talaei habitae Parisiis, in scholis Francorum quinto calend. decemb. 1548, Paris, M. David, 1548 ; Quinque orationes Politicæ, A quinque discipulis Antonii Foquelini Joanne Bellovaco, Guillelmo Musseo : Joanne Tirellio, Joanne Bernico : Nicolao Nanselio. Habitæ, in Gymnasio Prælleorum et ab eorum condiscipulis exceptæ. Anno salutis 1554. 16 cal. Januarii. Parisiis, apud Carolum Perier, 1554.
Dans l,atelier de François Juste : Rabelais passeur de la Batrachomyomachie (1534)* Romain Menini & Olivier Pédeflous Université Paris iv - Sorbonne & Fondation Thiers, Institut de France / irht-cnrs
En cette même année 1534 où l’imprimeur lyonnais François Juste publie une importante réédition du Pantagruel, révisée par Rabelais (déguisé en « M. Alcofribas abstracteur de quinte essence »), un petit livre sans nom d’auteur sort de ses presses : Les Fantastiques batailles des grands Roys Rodilardus et Croacus : translaté de Latin en Françoys. Imprimé Nouvellement (fig. 1), dont l’essentiel est une adaptation de la Batrachomyomachie du pseudo-Homère, sur la base d’une amplification latine d’Eliseo Calenzio. L’édition critique de ce volume est en cours1 ; elle se proposera de remettre au premier plan l’hypothèse, déjà formulée intuitivement par Paul Lacroix (dit le Bibliophile Jacob), d’une responsabilité rabelaisienne dans cette entreprise éditoriale. Les pages qui suivent entendent donner un avant-goût de ce travail en préparation, c’est-à-dire aussi les prémisses argumentées d’une réattribution de ce texte anonyme, si ce n’est à Rabelais auteur, au plein sens du terme, du moins à un Rabelais éditeur – ou encore « passeur de textes ». C’est que le Bibliophile Jacob n’avait pas connaissance de l’édition originale des Fantastiques batailles ; il transcrivit, faute de mieux, le texte qu’il pouvait lire dans une réédition tardive (Lyon, Benoît Rigaud, 1559)2, réédition qui, vingt-cinq ans après la publication de Juste, amputait le texte original de ses pièces annexes et le privait, surtout, de certaines de ses spécificités, notamment orthographiques. L’examen de l’édition originale, dont il ne reste plus, en France3, qu’un exemplaire conservé à la Bibliothèque du Musée Condé à Chantilly, permet de réévaluer le tra-
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Une première mouture de ce travail, quelque peu différente, a été présentée à « L’Atelier du xvie siècle » (Paris IV Sorbonne, EA 4509 « Sens, texte, informatique, histoire ») le 15 janvier 2011. Merci à Mireille Huchon et aux membres de l’Atelier pour leurs diverses suggestions. 1 [François Rabelais ?], Les Fantastiques Batailles des grands Roys Rodilardus et Croacus (Lyon, François Juste, 1534), Romain Menini et Olivier Pédeflous (éd.), en préparation pour les Classiques Garnier. Voir, en attendant, pour une présentation sommaire du volume, ainsi qu’une transcription de l’épître liminaire, R. Menini, « Écrit sous cape », Le Magazine littéraire, no 511, septembre 2011, p. 78-81. 2 Voir La Bataille fantastique des roys Rodilardus et Croacus, traduction du latin d’Elisius Calentius, attribuée à Rabelais. Avec une notice bibliographique par M. P. L. (Paul Lacroix), Genève, J. Gay et fils, 1867. Sa reproduction est faite d’après l’exemplaire de l’Arsenal (voir l’annexe). 3 Un second exemplaire est conservé à la Biblioteca Capitular y Colombina de Séville, dans un recueil factice d’opuscules sortis des presses de Juste – Le Chasteau d’amours de Gringore (1533), la Familiere institution pour les legionaires (1536) et L’entretenement de vie de Goevrot (1533) – dont il est la première pièce ; il porte l’exlibris de Hernando (ou Fernando) Colón, deuxième fils de Christophe Colomb, qui y a écrit l’avoir acheté à Montpellier deux ans avant sa mort, en 1537 : « Este libro costó 15 dineros en Mo[m]peller a 27 de junio de 1535 y el ducado de oro vale 564 dineros. » (d’après la notice de la bibliothèque sévillane).
Fig. 1 - Page de titre des Fantastiques batailles (Chantilly, MC, III-C-053)
Fig. 2 - Fantastiques batailles (Chantilly, MC, III-C-053) : verso du titre (f. {1}, v) et début du premier prologue (f. 2, r)
vail qui fut mené, en 1534, dans l’atelier de Juste, pour donner naissance à ce volume anonyme et étrangement composite. Le lecteur trouvera, en annexe, une notice bibliographique corrigeant celle proposée par le Bibliophile Jacob4 et recensant les exemplaires connus des rééditions assez nombreuses des (ou de la) Fantastique(s) bataille(s) au xvie siècle.
Les caractères bâtards (B70) des Fantastiques batailles remplissent, sur 32 lignes par pleine page, 78 feuillets (numérotés en chiffres arabes en haut de page)5 dans le format « in-octavo allongé » – ou « agenda » – caractéristique de la production contemporaine de François Juste vendue « devant Nostre Dame de Confort ». Le f. [A1]v donne à voir la seule gravure présente dans le volume : un personnage noir (un sauvage ?), de profil, soufflant dans une corne et tenant dans la main gauche une lance (fig. 2). Le bois resservant ici est le même que celui qu’on trouvait utilisé dans un vieux Calendrier des bergers lyonnais [G. Balsarin, 1499]6. L’exemplaire du Musée Condé se présente aujourd’hui seul, sous la cote III-C-053, dans un maroquin bleu signé Trautz-Bauzonnet. La plaquette était anciennement reliée avec le Pantagruel de 1534 et la Pantagrueline prognostication pour l’an 1535, deux volumes de Rabelais imprimés par Juste la même année, qui portent désormais la cote III-C-0507. Voici la composition du volume anonyme : - f. 2r-3v : épître liminaire en français « Aux Lecteurs Salut, et Felicité. », mettant en scène Homère8. - f. 4r - f. 64v : texte des Fantastiques batailles, divisé en trois livres d’inégale longueur. Voir f. 4r : « Cy commence le premier Livre de Homere de la cruelle et horrible bataille des Ratz, et Grenoilles » ; 29r : « Fin du premier Livre de Homere de la bataille des Rats et Grenoilles. » ; 29v : « Sensuyt le deuxiesme Livre de Homere de l’horrible et espoventable bataille des Ratz et Grenoilles. » ; 47r : « Fin du deuxiesme Livre. / Cy commence le troisiesme livre de Homere de lhorrible bataille des Ratz et Grenoilles. » ; 64v : « Fin du troisiesme et dernier Livre de Homere
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La grande rareté des éditions mentionnées par le Bibliophile excuse l’inexactitude de sa notice, qui s’ouvrait d’ailleurs ainsi : « Rien n’est plus rare que ce petit volume... ». Charles Nodier lui-même, qui n’avait possédé que l’une des rééditions du texte les plus tardives (1603), avait écrit dans son volume, aujourd’hui conservé à la Bm de Versailles (voir notre annexe) : « Cette édition n’est pas une des premières, qui sont fort rares, mais il n’y en a point de commune ». Soit dix cahiers de huit feuillets, dont le dernier est blanc (A-K8 : 4 premiers feuillets de chaque cahier signés sauf A1, K5 signé, manque K8). USTC no 89882. Seul exemplaire connu : ENSBA, Masson 703 (1). Nous devons cette découverte à William Kemp. Voir une reproduction de ce bois dans Anatole Claudin, Histoire de l’imprimerie en France au xvie siècle, Paris, F. Alcan, 1930, tome 3, p. 530. Voir, sur cet exemplaire, Stephen Rawles et Michael A. Screech, A New Rabelais Bibliography. Editions of Rabelais before 1626, Genève, Droz, 1987, no 8, p. 90. D’après ces bibliographes, un autre exemplaire du Pantagruel ( Juste, 1534) aurait pu avoir été relié avec la Pantagrueline prognostication pour 1535 et les Fantastiques batailles, celui conservé aujourd’hui à la Fondation Martin Bodmer à Cologny, près de Genève (ibid., p. 91). Épître transcrite et annotée dans R. Menini, « Écrit sous cape », art. cit.
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Présentation de l’édition originale
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de la bataille des Ratz et Grenoilles. » Le premier livre comprend neuf chapitres ; le second huit ; le troisième neuf (numérotés fautivement huit). - f. 65r-66v : épître latine « Antonius Milesius Antonio Milesio S. D. », suivie de trois poèmes latins d’apparat (un dizain, un sizain « Ad Lectorem. » et une pièce de seize vers « Aliud. »). - f. 67r-v : une autre épître française « Au Lecteur S. », autour de l’autorité de Pythagore. - f. 68r-72r : petit traité « De la nature des Ratz » en neuf chapitres. - f. 72r-75v : neuf apologues ésopiques mettant en scène un ou des rats. - f. 75v-76r : micro-traité de « La propriete, et nature des Grenoilles ». - f. 76r - 78r : huit apologues ésopiques mettant en scène une ou plusieurs grenouilles. Soit un recueil composite qui fut assez tôt amputé, dans toutes ses rééditions postérieures à 15349, de ses pièces latines, de sa seconde épître française et de ses traités et apologues sur les rats et les grenouilles.
Sources des textes traduits Le haut de la page de titre (fig. 1) a beau mentionner, en grec, la βατρακομυομαχία [sic pour le kappa], et, dès le f. 2r, l’adaptateur attribuer à « Homere » cette « horrible et merveilleuse bataille des Rats, et Grenoilles », les Fantastiques batailles ne « translatent » pas directement les vers pseudo-homériques comme le feront les alexandrins d’Antoine Macault en 154010. La belle infidèle (très infidèle !) adapte et amplifie considérablement – en ajoutant des épisodes totalement nouveaux – un texte intermédiaire : l’adaptation de la Batrachomyomachie grecque par l’humaniste italien Eliseo Calenzio, intitulée Croacus ou encore De bello ranarum et murium, amplification en vers latins parue pour la première fois en 1503 (date de la mort de son auteur)11, et plusieurs fois rééditée dans les années suivantes, notamment en France. Plusieurs indices textuels permettent de déduire que l’adaptateur français avait sous la main la réédition parisienne du texte de Calenzio revu par Henri Labbé (Henricus Laberius), parue chez Gilles de Gourmont en 152112. On y lisait déjà, en page de titre, le mot grec βατρακομυομαχια [sic], orthographié ainsi avec un kappa. Surtout, cette édition parisienne du Croacus de l’Italien était précédée d’une épître de l’éditeur Henri Labbé13 à Martin de Beaune, archevêque de Tours ;
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Seule la réédition parisienne, sortie des presses d’Alain Lotrian en cette même année 1534 (et connue par l’unicum de la Bibliothèque de l’ENSBA), conserva – en caractères romains, étonnamment – la totalité du recueil de Juste, dont les pièces latines, la seconde épître française et le compendium final sur rats et grenouilles. 10 Voir Le Grand Combat des Ratz et des Grenouilles. Lisez Francoyz ce petit livre neuf Traduict du Grec l’an Cinq cens trenteneuf, Paris, Chrestien Wechel, 1540. 11 Voir Opuscula Elisii Calentii Poetæ Clarissimi quæ in hoc volumine continentur. [...] De bello Ranarum. lib. iii. [...], Roma, J. de Belicken, 1503. Le Croacus se trouve aux f. a[1]r-[b6]r. L’édition critique de référence est maintenant : Elisio Calenzio, La guerra delle ranocchie. Croaco, Liliana Monti Sabia (éd.), Napoli, Loffredo, 2008. 12 Voir Homeri βατρακομυομαχια [sic], seu bellum Ranarum in Mures. Per Elisium Calentium Latino Sermone donata. Cum privilegio. Venales habentur in Vico Iacobeo, apud honestissimum bibliopolam Egidium Gormontium, s. d. [ca 1521, d’après l’épître dédicatoire à Martin de Beaune, archevêque de Tours (nommé le 29 déc. 1520), voir Moreau, 1521, no 49]. Exemplaire consulté : Arsenal 4- BL- 1559 (2), relié à la suite des deux premiers livres de l’Iliade édités par Melchior Volmar (Paris, G. de Gourmont, 1523). L'exemplaire de Bourges est désormais numérisé sur le site des Bibliothèques Virtuelles Humanistes. 13 Sur ce personnage, voir Jean Dupèbe, « Un poète néo-latin : Jean Binet de Beauvais », Mélanges V.L. Saulnier, Genève, Droz, 1984, p. 613-628 (p. 615).
l’auteur anonyme de l’épître « Aux Lecteurs » des Fantastiques batailles, parues treize ans plus tard, en a traduit presque littéralement – et sans le signaler – une bonne partie en français. On comparera ainsi l’épître-source latine :
au larcin déguisé du « translateur » préfacier (seconde moitié de l’épître française « Aux Lecteurs »), bien prompt à amplifier la pièce d’apparat de l’ancienne édition parisienne : Ores ce mesmes [sic] livre traduict en langue francoyse, liberalement je vous presente, humains lecteurs. Combien que je doubte que ne soye de plusieurs gens vituperé pour autant que je vous envoye ces fables inutiles et supervacanees, pour un peu recreer vostre fasché esperit, lors qu’estes otieulx et de loisir : davantaige que n’aymés en voz estudes que choses series, et acertes. Mais contre iceulx je deffendray ma cause : cest que la seule verité m’a rendu audacieux de ce entreprendre. Par laquelle mesme verité je congnoys plusieurs non de petite extime, delaissees aulcunesfoys les choses graves, avoir traicte de negoces de petit preis, et valeur. Mesmement Virgilius Maro à ce qu’il feit essay des forces de son engin, et qu’il fut veu rire avecq les Muses a composé plusieurs vers des petites mouches, et aultres menues choses abundamment. Le prudent Diocles aussi a extollé les Raves de grands louanges. Semblablement les aultres autheurs de grandissime scavoir pleins, en descripvant semblables menues choses, se sont quelque temps amusés. Desquelles joyeuses fables a esté Esopus poëte Grec tresubtil inventeur impartissant aux bestes, et aux choses inanimees loquence, et parole. Parquoy ne vous doibt sembler chose rude et impertinente, si en ceste histoire les Ratz et Grenoilles traictent les choses comme font ou feroient les hommes. Je ne veulx pas pourtant, humains lecteurs, que laissés voz bons affaires, et negoces pour vacquer a la lecture de ce livre. Mais vous le pourrés bien faire par maniere de passe temps, apres que aurés donné bon ordre aux affaires, qui vous touchent de plus pres. Je scay bien toutesfoys quand vous laurés leu, encores le vouldrés vous relire, quand vous laurés veu, vous le voudrez avoir sans soy esloigner de vostre service. Oultre j’espere que dicelluy en ferés vostre chevet, affin qu’il vous refocille et la teste, et l’esperit. Puis apres que
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Homeri βατρακομυομαχια [sic]..., op. cit., Paris, G. de Gourmont, [1521], f. ii, r-v.« Dignissimo (...) D. Martino de Belna Turonensi Archiepiscopo Henricus Laberius. S. ».
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Vereor, ne a multis male audiam, dignissime antistes, quod his fabulis inutilibus et rebus nihili tuum ocium eludam, et rem præponam tibi scænicam cui sola vel in studiis seria placent. Sed profecto causam meam sic tuebor, quod me fecerit subaudacem veritas, qua videam permultos non vulgaris monetæ homines relictis interdum rebus quæ ad supercilium facerent, modici ponderis negocia tractasse. Lusit Homerus βατρακομυομαχιαν, ut ingenii vires periclitarent. Scripsit Maro (ne non rideret cum musis) de Culice et Moreto fusissime. Diocles magnis laudibus rapum extulit. Sic et plerique alii non pœnitandæ doctrinæ authores in scribendis rebus modicis plusculum operæ impartierunt. Neque ergo aliunde objectum putes argumentum nuncupati tibi opusculi, nisi ut cum dignissima sua majestas et in melioribus literis anxia solicitudo spaciaretur. Et cum sibi vellet inducias dari theologica lectio, cui te totum et mentem addixisti, non puderet hund ad manum vocare Calentium, quem quum legeris, voles relegere, quem quum videris, voles tuum esse, et qui pro stipendio ne diem unum a tuo recedat famulicio. Spero facies tibi hoc codicillo pulvinum, quod caput et mentem reficiat. Ita est (scio) ad musas et sacras nedum humaniores literas expeditus animus tuus. Habe igitur currentem ad te Calentium in deliciis. Me quoque inter tui nominis observantissimos ascribas velim, et meliorem nostri laboris fœturram expecta, modo hunc primum quasi gustum non asperneris14.
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vous serés par luy bien preparés vous nous [coquille pour vous] transporterés a plus series et ardues leçons15.
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Les « bons affaires, et negoces » des lecteurs ont certes remplacé les travaux lettrés plus sérieux (in melioribus literis) de l’archevêque, mais l’argument est resté le même, et la formulation assez semblable du latin au français, qui souligne l’utilité divertissante des prouesses batrachomyomachiques, ces nugæ litteratæ par excellence. Or, l’adaptateur – à supposer qu’il ait été seul – ne s’est pas contenté de piller cette épître d’Henri Labbé. À la suite de la lettre latine « Antonius Milesius Antonio Milesio S. D. », qu’on trouve dans les Fantastiques batailles de 1534 étonnamment placée au f. 65 – et dont la provenance reste encore énigmatique –, il a reproduit deux poèmes latins présents dans cette même édition parisienne de 1521, sans mentionner leurs auteurs. On trouve ainsi, au f. 66r, un sizain « Ad Lectorem. », intitulé en 1521 : « Petri Laurencini Lugdunei Ad lectorem Carmen. », et au verso, les seize vers de Laberius qui faisaient suite à sa lettre citée ci-dessus. Des auteurs de ces pièces d’apparat datant d’une douzaine d’années auparavant, on ne lit pas une seule fois le nom dans le volume en français. Il appert ainsi que le(s) responsable(s) de cette entreprise éditoriale singulière que constituent les Fantastiques batailles n’a/n’ont pas hésité à faire feu de tous bois – c’est-à-dire à « rapetasse[r] de vieilles ferrailles latines » – pour composer une sorte de pot-pourri français qui se garde bien de citer toutes ses sources. Pour le(s) maître(s) d’œuvre d’un tel bric-à-brac, l’anonymat était de rigueur. Aussi le nom d’« Antonius Milesius », celui du scripteur (?) de la lettre latine placée en cours de volume, ne peut-il être tenu pour celui de l’« auteur » du volume complet, comme on lit parfois chez les bibliographes, puisqu’il se voit attribuer tacitement – par le jeu de la récupération textuelle – des pièces écrites plus de douze ans auparavant et resservies sans nom d’auteur à la suite de sa propre (?) lettre... Plus encore, une telle manœuvre d’atelier – celle qui consiste à débaucher les pièces latines d’une édition antérieure – a été mêlée à la traduction de textes antiques pour constituer un recueil « Imprimé Nouvellement », qui ne rechigne certes pas à faire du nouveau avec de l’ancien. Car si toute la seconde partie de l’épître « Aux Lecteurs » qui précède les Fantastiques batailles adapte les mots de Laberius, comme on l’a vu, la première moitié donne quant à elle une version amusante d’un morceau de la Vie d’Homère (l’énigme des marins) telle qu’elle nous a été transmise par le pseudo-Hérodote ou le pseudo-Plutarque. Au début des Fantastiques batailles proprement dites, l’adaptateur a inséré deux épisodes assez longs ( Jupiter et Latone, Actéon) traduits des Métamorphoses d’Ovide – qui paraissent à Lyon, en 1534, chez Sébastien Gryphe – dans le cours de la micro-épopée de Calenzio, avant de le farcir de passages en vers inspirés des lamentations troyennes qu’on trouve à la fin de l’Iliade16.
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Les Fantastiques batailles..., Lyon, François Juste, 1534, f. 3r-v. Est-il anodin que l’auteur du fameux dizain liminaire qui apparaît dans le Pantagruel de Juste en 1534 soit Hugues Salel, futur traducteur de l’Iliade en français ?
17 Voir Ex Æliani Historia per Petrum Gyllium latini facti, itemque ex Porphyrio, Heliodoro, Oppiano, cum eodem Gyllio luculentis accessionibus aucti libri XVI. De vi et natura animalium. Ejusdem Gylli Liber unus, De Gallicis et Latinis nominibus piscium. Lyon, S. Gryphe, 1533. (La réédition de 1534 n’est connue que par les notices bibliographiques : voir Baudrier VIII, 77). Sur ce texte, voir l’introduction de Jean-Pierre Grélois à Pierre Gilles, Itinéraires byzantins (Lettre à un ami. Du Bosphore de Thrace. De la topographie de Constantinople et de ses antiquités), Paris, Association des amis du Centre d’histoire et civilisation de Byzance, 2007, p. 26 : « De la masse inorganisée du texte original [sc. l’Historia animalium d’Élien de Préneste], Gilles extrait, à propos de tel animal ou telle espèce, toutes les informations les concernant. Il peut ensuite les regrouper en ensembles cohérents. Chaque passage d’Élien se voit éventuellement complété par des citations empruntées aux autres auteurs. Viennent enfin les éclaircissements que Gilles a tirés de son expérience personnelle ». Sur Pierre Gilles, voir les études anciennes mais toujours très utiles d’Ernest Théodore Henry, « Le Père de la zoologie française, Pierre Gilles d’Albi », Revue des Pyrénées, 12, 1900, p. 561-588 et Ernest Jovy, « Quelques notes biographiques sur Pierre Gilly », Pierre Herbert et ses travaux inédits sur l’Anthologie de Planude, dans Mémoires de la Société des sciences et arts de Vitry-le-François, t. 20, 1900, p. 235-269. 18 Voir Rabelais, Œuvres complètes, Mireille Huchon (éd.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1994 [éd. de référence désormais notée OC], Cinquiesme livre, XXX, p. 803, où – non loin de celui d’« Elianus » – se lit le nom de « Pierre Gylles ». D’après J.-P. Grélois, « Gilles connaît la Topographie de Marliani [sic pour Marliano, texte édité en 1534, par Rabelais, chez Gryphe], qu’il cite verbatim et dont il reproduit la démarche dans sa Topographie de Constantinople. » (introduction à P. Gilles, Itinéraires byzantins, op. cit., p. 27). À l’inverse, Rabelais, lui, réutilise la matière de l’Ex Æliani historia de son ami Gilles dès le Gargantua, XXXVI, OC p. 101 : « Et [Gymnaste] donnant des esperons à son cheval passa franchement oultre, sans que jamais son cheval eust fraieur des corps mors. Car il l’avoit acoustumé (selon la doctrine de Aelian) à ne craindre les armes [on lit ames dans la rééd. de 1542 (coquille, au vu de la source gillienne)] ny corps mors. Non en tuant les gens, comme Diomedes tuoyt les Traces, et Ulysses mettoit les corps de ses ennemys es pieds de ses chevaulx, ainsi que raconte Homere : mais en luy mettant un phantosme parmy son foin, et le faisant ordinairement passer sus icelluy quand il luy bailloit son avoyne. » Cf. Ex Æliani Historia..., Lyon, S. Gryphe, 1533, IV, 9, « Quemadmodum per se equos audaces et bellicosos efficiunt », p. 94-95 : « Ne armorum fremitum, et gladiorum ad clypeos resonantium crepitum equi extimescant, eos ad strepitum et sonitum assuescere cogunt, armataque cadaverum simulachra sub ipsum fœnum subjiciunt,ut cæsorum conspectum in bello ferre consuescant, ut ne rerum terribilium metu affecti, ad rem militarem inutiles sint. Quod quidem ipsum Homerus haud sane ignoravit, cum Diomedem quidem in Iliade scripsit Thraces jugulare : Ulyssem vero interfectos pedibus subtrahere, ne in cadavera incurrentes Thraces equi formidine perterrerentur : atque ad hæc ipsa insueti, ut per formidolosa quædam ingredientes præcipiti effrenatione efferrentur. Ii etiam ad discendum dociles sunt, neque rerum memoriam, quas perceperunt, ulla oblivio delet. » Preuve – s’il en fallait – que Rabelais et Gilles se sont mutuellement lus, dès les années 1532-1534 peut-être, date de leur collaboration avec l’atelier de Sébastien Gryphe. L’Albigeois avait aussi publié, en 1533, chez l’imprimeur au griffon, outre son Ex Æliani historia, les Explanationes in Duodecim Prophetas de Théodoret de Cyr. 19 Voir Æsopi Phrygis et aliorum fabulæ, quorum nomina sequenti pagella videre licet. Accesit huic editioni Alterum Laurentii Abstemii Hecatomythium, hoc est. centum fabularum libellus alter, nunquam hactenus in Gallia excusus. Lyon, S. Gryphe, 1532, rééd. 1534.
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Les deux petits traités d’histoire naturelle et variée, qui figurent à la fin du volume, consacrés aux rats et aux grenouilles, traduisent, amplifient et réorganisent quant à eux la matière de plusieurs passages d’un livre paru pour la première fois à Lyon en 1533, et réédité en 1534, chez Sébastien Gryphe : l’Ex Æliani Historia17 d’un ami de Rabelais, Pierre Gilles (ou Gylles) d’Albi18, adaptation latine de la somme grecque du naturaliste Élien de Préneste. La matière prise à Pierre Gilles est amplifiée par des emprunts à Pline ou Valère Maxime. Les dix-sept apologues, enfin, sont tous traduits assez fidèlement du volume latin de Fabulæ ésopiques paru une première fois en 1532, toujours chez le même Sébastien Gryphe, et réédité, lui aussi, en 153419. Comment, dès lors, ne pas imaginer que le(s) maître(s) d’œuvre de ces Fantastiques batailles, assurément bien implanté(s) dans le milieu éditorial lyonnais, ai(en)t eu un pied dans
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chacun des deux ateliers lyonnais, celui de François Juste comme celui de Sébastien Gryphe ? Estce un hasard si, en cette même année 1534, à deux pas de chez Juste, l’imprimeur au griffon réimprime – outre l’Élien de Pierre Gilles, les Fables ésopiques, Valère Maxime, les Métamorphoses d’Ovide et la Topographia antiquæ Romæ, éditée par un certain Rabelais revenant d’Italie – le Bellum grammaticale d’Andrea Guarna20, autre micro-épopée mettant aux prises, non point les rats et les grenouilles, mais les Noms et les Verbes21? Nous comprenons mieux désormais la raison de l’intuition de Marie-Madeleine Fontaine qui, dans son article du colloque de Rome sur le Cinquiesme livre, publié en 2001, remarquait : « Ce texte français, prose excellente mêlée de vers, innove de toute façon sur de nombreux points »22. De même Marie-Luce Demonet, après examen de la réédition de 1535 parue à Poitiers chez les Marnef (voir notre annexe bibliographique), soulignait : « Le style est assez proche de celui de Rabelais »23. Tout lecteur de Rabelais a le souvenir du grand chat Rodilardus mis en scène dans l’ultime chapitre du Quart livre. Coïncidence ? Évidemment, non. Clin d’œil amusé à une ancienne entreprise éditoriale ? Peut-être. Il s’agit maintenant d’étayer ces hypothèses par des analyses de détails en lien avec les habitudes ortho-typographiques de Rabelais.
Activités éditoriales de Rabelais et critique d’attribution Il est bien établi, depuis les recherches d’Heulhard et de Plattard24, que Rabelais a été éditeur scientifique chez Sébastien Gryphe. Les deux critiques ont brossé son portrait en humaniste tout
Andrea Guarna, Bellum grammaticale, Lyon, S. Gryphe, 1534. Il est à noter qu’en 1526, une édition avignonnaise de cette micro-épopée rhétorique l’avait rebaptisée – le cas est isolé, semble-t-il – Grammaticomachia : voir Grammaticomachia, seu ut vulgus dicit bellum grammaticale, Avignon, Jean de Channey, 1526. Voir enfin, pour une traduction française plus tardive : Guerre Grammaticale des deux Roys, le Nom, et le Verbe, combatans pour la Principauté de l’Oraison, Composee par noble Seigneur André Guarna Salernitain, Gentilhomme de Cremmone, traduicte en François, Lyon, Ph. Rollet pour M. Jove, 1556. Sur cette traduction, voir Gérard Milhe Poutingon, « De la grammaire à l’épopée : la Guerre grammaticale d’Andrea Guarna et sa traduction française de 1556 », dans D’un genre littéraire à l’autre, M. Guéret-Laferté et D. Mortier (dir.), Mont-Saint-Aignan, PURH, 2008, p. 91-106. 21 Ce Bellum grammaticale sera encore réédité – en compagnie de la Batrachomyomachie grecque et du Croacus de Calenzio (NB.) – en 1541, à Bâle, par Alban Thorer, ami de Rabelais et de Guillaume Pellicier. La même année sortira des presses de Sébastien Gryphe une édition d’Apicius édité par le même Thorer, pour lequel Rabelais joua certainement les intermédiaires auprès de l’imprimeur lyonnais (voir Mireille Huchon, « Apicius restauré, Rabelais sustenté », dans Stylus : la parole dans ses formes. Mélanges en l’honneur du professeur Jacqueline Dangel, M. Baratin, C. Lévy, R. Utard et A. Videau (dir.), Paris, Classiques Garnier, 2011, p. 521-533). Voir Marie-Madeleine Fontaine, « Le système des références dans le Cinquiesme livre et les ‘éruditionnés’ de 22 Rabelais », dans Le Cinquiesme livre, actes du colloque (Rome, 1998), F. Giacone (éd.), Genève, Droz, 2001, p. 529 n. 101. 23 Voir Marie-Luce Demonet, « Le sens littéral dans l’œuvre de Rabelais », dans Rabelais et la question du sens, Jean Céard, Marie-Luce Demonet, avec la coll. de Stéphan Geonget (dir.), Genève, Droz, 2011, p. 234 n. 37. 24 Voir Arthur Heulhard, Rabelais, ses voyages en Italie, son exil à Metz, Paris, Librairie de l’art, 1891 ; Jean Plattard, « Les publications savantes de Rabelais », Revue des études rabelaisiennes, II, 1904, p. 74-75. Ce travail de pionnier a été complété depuis par les travaux de C. Magdelaine pour l’aspect médical, Jean Céard pour le droit. Voir aussi les réflexions de M. Huchon pour l’aspect symbolique, « Représentations rabelaisiennes 20
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de la philologie », dans La Philologie humaniste et ses représentations dans la théorie et dans la fiction, Perrine Galand-Hallyn, Fernand Hallyn et Gilbert Tournoy (dir.), Genève, Droz, 2005, t. II, p. 390-391. Voir les travaux de Richard Cooper, « Rabelais’ Edition of the “Will of Cuspidius” and the “Roman Contract of Sale” (1532)”, Études rabelaisiennes, 14, 1977, p. 59-70 ; id., « Rabelais and the “Topographia Antiquae Romae” of Marliani », ibid., p. 71-87. Mireille Huchon a ouvert la voie avec une étude du Macrobe (Gryphe, 1538), « L’Âme du Ve livre », Le Cinquiesme livre, op. cit., p. 23-31, et d’Apicius (Gryphe 1542), « Apicius restauré, Rabelais sustenté », art. cit. Depuis lors, cette recherche a été poursuivie par Claude La Charité, « Rabelais éditeur des Epistolarum libros XII et des Miscellanea de Politien », à paraître, et R. Menini, « Rabelais et Aulu Gelle : de l’atelier de Sébastien Gryphe aux ‘febves en gousse’ », dans Aulu Gelle et la poétique : les Nuits Attiques à travers les âges. O. Pédeflous, avec la coll. de P. Galand (dir.), actes de la journée d’étude en l’honneur de Jacqueline Dangel (École Pratique des Hautes Études, IVe section, 10 janvier 2009), Camenae (revue électronique, ParisSorbonne), à paraître. Voir M. Huchon, Rabelais grammairien. De l’histoire du texte aux problèmes d’authenticité, Genève, Droz, 1981, p. 123-125. Voir Gérard Defaux, « Trois figures d’écrivains éditeurs dans la première moitié du xvie siècle : Marot, Rabelais, Dolet », Travaux de littérature. Dossier « L’Écrivain éditeur, 1. Du Moyen Âge à la fin du xviiie siècle », 14, 2001, p. 91-118. Voir Renaud Adam et Alexandre Vanautgaerden, « Thierry Martens et la figure de l’imprimeur humaniste », dans Passeurs de textes, t. I, Brepols, Turnhout, 2009 et A. Vanautgaerden, Érasme typographe. Humanisme et
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occupé de ses « publications savantes » (Topographie de la ville de Rome de Marliano, édition d’Hippocrate et de Galien, textes juridiques prétendument antiques)25 à partir des éditions qui portaient son nom. Le champ d’une telle enquête s’est étendu depuis à des rapprochements avec des loci similes dans la geste de Pantagruel26. Dès lors, c’est une activité polymorphe qui se révèle au fil des recherches. Même s’il est trop tôt pour établir une typologie exhaustive de ces contributions rabelaisiennes aux éditions lyonnaises, on peut essayer de donner des pistes en s’arrêtant sur quelques découvertes récentes. Outre ce premier cas d’une activité d’éditeur en langue savante, revendiquée et à forte valeur philologique ajoutée, une deuxième facette de son action éditoriale a été mise en avant, très récemment. Mireille Huchon27 avait pressenti que Rabelais avait pu être éditeur en langue française chez François Juste (notamment à partir des Marot de 1533 et 1534) et, à sa suite, Gérard Defaux avait creusé cette hypothèse dans un article comparatif consacré à « trois cas d’écrivains éditeurs » : Marot, Rabelais, Dolet28. Dans leur sillage, mais avec beaucoup d’éléments nouveaux en sus, Claude La Charité vient d’apporter un éclairage neuf et décisif sur l’activité de Rabelais à Lyon dans les années 1530 : il repère ce qui semble être la marque d’imprimeur de Rabelais, son sceau d’éditeur scientifique, qui comprend une devise grecque (apparaissant sous une forme brève ou développée), agathê tykhê (xyn théô). Voici dès lors bien établie la responsabilité de Rabelais dans l’édition des Epistolæ et des Miscellanea de Politien chez Gryphe (1533), ainsi que dans les Marot chez Juste. Des ponts apparaissent donc entre deux milieux, deux mondes, que l’on avait tendance à tenir un peu trop éloignés, au moins pour les années 1530. Mais les deux ateliers lyonnais n’étaient-ils pas situés à deux pas l’un de l’autre ? Il conviendrait en outre de s’interroger sur l’hypothétique signature rabelaisienne de textes (prétendument ?) préfacés par Sébastien Gryphe, cas de figure sans doute plus fréquent qu’on ne l’imagine ; le cas pourrait rappeler, mutatis mutandis – puisque l’imprimeur lyonnais au griffon, quant à lui, savait bien plus qu’un peu de latin – le rôle d’Érasme auprès de Thierry Martens29.
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Dans le colloque lyonnais consacré à Gryphe, Richard Cooper30 avait soupçonné, dans l’élogieuse préface adressée au cardinal Du Bellay dans un Cicéron de 1536, la plume rabelaisienne derrière le nom de l’imprimeur, au moins pour quelques paragraphes. Depuis les travaux de Mireille Huchon, il a été montré sans contestation possible que derrière une négligence seulement apparente (et due pour partie à la difficulté de la réalisation matérielle des livres) il y a bien un système orthotypographique cohérent attribuable à Rabelais. Les hypothèses de Nina Catach31, qui hésitait encore entre une attribution de ces traits singuliers à l’imprimeur et/ou à Rabelais, sans avoir pris la mesure du caractère systématique de la recherche de Rabelais en la matière, se voyaient ainsi corrigées. Mireille Huchon a donné une confirmation extérieure de ses hypothèses de reconstruction du système rabelaisien en s’appuyant sur les quelques lettres autographes de Rabelais conservées. Il lui fut possible de suivre l’introduction des signes auxiliaires (apostrophes, trémas, accents circonflexes, aigus et plus rarement graves) à partir du Pantagruel de 1534, puis dans le Gargantua original (sans doute du début de 1535). Ce changement significatif témoigne de la réceptivité qui fut celle de Rabelais aux propositions de la Briefve doctrine attribuée à Tory et Marot32. Un doute subsistait sur l’éventualité d’une telle innovation dès le Pantagruel de 1533, conservé jadis à Dresde33. Nous pouvons aujourd’hui être affirmatifs sur l’absence totale de signes auxiliaires dans les publications dont s’est occupé Rabelais en 1533, grâce à la redécouverte inespérée, à Moscou, du recueil factice dans lequel ce Pantagruel figurait, assorti d’un exemplaire inconnu de la Pantagrueline Prognostication pour l’an 153434. Les trois cas d’accents relevés avec suspicion par Mireille Huchon dans sa thèse sont le fait d’interventions de Pierre-Paul Plan dans son fac-similé truqué (les clichés ayant été corrigés). Toute cette reconstruction concorde parfaitement avec le texte des Fantastiques batailles, qui ne nous déçoit pas sur ce point. Il faut bien sûr regarder l’édition princeps de Juste car toutes les rééditions successives (dès Paris, Lotrian, 1534) éliminent la plupart des traits propres à l’édition supervisée par Rabelais et, ainsi, tous les détails décisifs d’identification de son éditeur. Nous avons ainsi la chance que ces Fantastiques batailles soient parues à un moment charnière de la codification du système de Rabelais et de sa réalisation dans l’atelier de Juste : c’est l’année 1534. L’étude de la répartition des signes auxiliaires correspond en tout point à
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imprimerie au début du xvie siècle, Genève, Droz, 2012. Voir R. Cooper, « Gryphius préfacier », dans Quid novi ? Sébastien Gryphe, à l’occasion du 450e anniversaire de sa mort, Villeurbane, Presses de l’ENSSIB, 2006, p. 219-241. Hypothèse sur laquelle semble pourtant revenir le critique, pour avancer plutôt le nom de Dolet dans « Dolet et les Du Bellay », dans Étienne Dolet, 1509-2009, M. Clément (dir.), Genève, Droz, 2012, p. 41-58. Voir Nina Catach, L’Orthographe à la Renaissance, Genève, Droz, 1968, p. 154-160. Sur la Briefve doctrine, voir ibid., après les travaux fondateurs de Ch. Beaulieux, « Le premier traité d’orthographe française imprimé », dans Mélanges offerts à Émile Picot, Paris, Librairie D. Morgand, 1913, t. II, p. 557-569. Voir encore, plus récemment, Guillaume Berthon, « La Briefve doctrine et les enjeux culturels de l’orthotypographie : Tory et les autres », dans Geoffroy Tory : arts du livre, pensée linguistique et création littéraire, actes du colloque (Sorbonne, 10 juin 2011), O. Halévy (dir.), (à paraître). Isabelle Garnier prépare l’édition de ce texte. Voir Henri-Jean Martin et al., La Naissance du livre moderne (xive-xviie siècles) : mise en page et mise en texte du livre français, Paris, Éd. du Cercle de la Librairie, 2000, p. 222. Voir Annie Charon, Tatiana Dolgodrova, Olivier Pédeflous, « Une Découverte à la Bibliothèque d’État de Moscou », Bulletin du bibliophile, 2009/1, p. 56-78. La reproduction complète du texte en fac-similé, précédée d’une introduction d’A. Charon, T. Dolgodrova et O. Pédeflous, est à paraître aux Classiques Garnier.
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Voir M. Huchon, Rabelais grammairien, op. cit., p. 124-125. La comparaison avec Lhistoire de Thucydide Athenien... traduite par Claude de Seyssel (Lyon, F. Juste, 1534, USTC 24245) est par exemple éloquente : on n’y trouve aucun signe auxiliaire. Rabelais n’y a sûrement pas mis la main. M. Huchon, « Variations rabelaisiennes sur l’imposition du nom », dans Prose et prosateurs de la Renaissance, Paris, SEDES, 1988, p. 93-100.
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ce que Mireille Huchon a repéré dans les éditions de Marot parues chez Juste, en 153435, La suyte de ladolescence Clementine / augmentee de plusieurs dictez… (signes maintenus dans La suyte de ladolescence Clementine, Juste, 1535 mais sans nouvelle intervention, sans doute parce que Rabelais est absent de Lyon) et le Recueil des œuvres de Jehan Marot illustre poëte Francoys, Juste, 1534 (de même en 1535). Le Prologue des Fantastiques batailles présente les signes auxiliaires qui figurent dans toutes les productions de 1534 parues chez Juste dans lesquelles on reconnaît la main de Rabelais36 : les deux Marot, le Pantagruel de 1534, la Pantagrueline Prognostication pour l’an 1535, et les cahiers A et partie du B de l’édition princeps de Gargantua (jusqu’au chap. V). On y trouve l’emploi fréquent de l’accent aigu sur e en fin de mot (déjà acquis dans Pant. 1534) et en deuxième personne de pluriel : « vous ferés » ; l’usage de l’accent grave sur l’interjection hà et la préposition à, ainsi que le circonflexe sur ô et le tréma sur Poëte (comme on le trouve dans le premier cahier de Garg. 1535 sur Noë). L’usage de l’apostrophe est fréquent. Les particularités de Rabelais pour ce qui concerne la morphologie y sont aussi bien représentées : citons par exemple le traitement de gu- (devant -a-) : guarison qui apparaît dans Pant. 33 et se généralise à partir de Pant. 34. On peut être même plus précis : on note la même réduction d’emploi des signes auxiliaires que dans les Marot : sur le é en hiatus à l’intérieur du mot : « deesse » (alors que déesse ds Pant. 34, XIX, 58r-XXVIII, 85v) et dans les finales féminines en –ée et –ées (contrairement à Pant. 34, Huchon, p. 121) : ée : « lassee » ; « ventree » (f. Avr), ées : « inanimees » (f. Aiiv) et « delaissees » (f. Aiiir). Le poste d’observation le plus intéressant est certainement le traitement des noms propres (anthroponymes, ou encore « zoonymes », ici) qui offre une sorte d’état intermédiaire entre Pant. 1533 (formes latines seules) et l’effort de francisation des noms propres que Mireille Huchon a noté dans le Pant. 153437. On possède ainsi dans les Fantastiques batailles un échantillon des pratiques d’adaptation des noms propres cités dans la traduction latine de Calenzio (ce que Nina Catach appelle un « usage panaché ») : tantôt une francisation (avec ou sans –e final), Pardulus > Pardule, Carnellus > Carnel, Antigonus > Antigone, et, systématiquement, la forme Cicerectus > Cicerect ; tantôt le maintien du –us latin : le titre présente bien Rodilardus et Croacus, avant Museolardus ; parfois, enfin, une modification de la finale, par chute de la syllabe Faburnus > Fabur ou par changement de la syllabe finale, Craccus > Cracon. Donc la francisation ne va pas si loin que le Pant. 34 où c’est cette solution radicale qui prévaut. On pourrait faire des remarques semblables sur le peu de latin qu’on trouve dans notre recueil composite, en s’appuyant sur les recherches de Richard Cooper citées ci-dessus : dans les deux pièces latines dérobées, celles de Pierre Laurencin et d’Henri Labbé, la comparaison avec le texte de l’édition-source pillée (Paris, Gourmont, 1521) fait apparaître des modifications
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de ponctuation (ajout ou, plus rarement, retrait de virgule), des ajouts de majuscules dans la lignée de la tendance rabelaisienne, l’accent aigu final sur –que enclitique, l’accent grave distinctif de l’adverbe sur multò, la réduction des diphtongues œ et ę/æ en e (prelia, querens, hec, ethera, Effetamqué, Que, Rane) et la réduction des abréviations. En suivant la trace de l’orthotypographie dans les textes français, on aurait une indication chronologique importante pour une datation plus précise des volumes dont Rabelais s’est occupé en 1534 et début 1535 : il semble maintenant que l’on puisse rattacher, avec prudence, les deux éditions de Marot et les Fantastiques batailles à un même moment éditorial, en raison des caractéristiques de graphie convergentes qu’on a dites et qui, après comparaison avec les relevés de Rabelais grammairien, ont tout l’air de solutions intermédiaires entre Pant. 33 et Pant. 34. Ainsi, il faut sans doute postuler un certain laps de temps entre ce groupe de textes et les trois publications authentiquement rabelaisiennes (Pantagruel, Pantagruéline Prognostication pour l’an M.D XXXV et Gargantua) qui semblent se placer naturellement à la fin de l’année et, pour le Gargantua, au tout début de la suivante – jusqu’au 13 février 1535, date du départ précipité de Rabelais sans doute à Chinon après la mort de son père, intervenue avant le 26 janvier38. Cela correspond certainement à une phase de travail assez intense dans l’atelier de Juste, une fois que Rabelais s’est débarrassé de la Topographie de Marliano dont l’achevé d’imprimer date d’août chez Gryphe. Cette nouvelle chronologie – vraisemblable, mais qui demeure hypothétique – n’est pas sans conséquence sur la vexata quæstio de la datation du Gargantua princeps et va dans le sens d’une parution plus tardive défendue par Michael Screech et Mireille Huchon contre Gérard Defaux39.
La première épître « Aux Lecteurs » : un prologue rabelaisien Mais, outre les arguments intertextuels et orthotypographiques, ce qui frappe dans la prose française de ces Fantastiques batailles, c’est une indéniable manière rabelaisienne, à une époque où Rabelais – qui n’a encore donné aucun texte français sous son nom – n’est pas encore imité. À cet égard, les deux épîtres introductives adressées aux lecteurs – la première mettant en scène Homère, la seconde Pythagore – sont parlantes : elles s’apparentent à ces « prolog(u)es »si caractéristiques dont Rabelais se fit une spécialité, au seuil des différents volets de sa Chronique. Avant celui du Gargantua (et son Socrate-silène), avant celui du Tiers livre (et son Diogène rouleur de tonneau), les deux liminaires français du livre anonyme de 1534 ont joué, de façon semblable, avec le patronage doxographique d’une autorité antique. La première épître sur laquelle s’ouvre le volume – et qu’ont conservée toutes les rééditions des Fantastiques batailles – semble ainsi donner à lire, de manière saisissante, un moyen terme entre le prologue du Pantagruel et celui du Gargantua. On a cité plus haut la seconde moitié de ce liminaire, adapté du modèle latin de Laberius ; il faudrait aussi comparer sa stratégie rhétorique
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Gargantua, Lefranc et al. (éd.), Paris, Champion, 1913, chronologie (H. Clouzot), p. CXXXIV. Voir M. A. Screech, « Some Reflexions on the problem of dating Gargantua A et B », dans Études rabelaisiennes, XI, 1974, p. 136-142 et id., « Some further reflexions… », dans Études rabelaisiennes, XIII, 1976, p. 79111 ; M. Huchon, Rabelais grammairien, op. cit., et la discussion de Gérard Defaux dans l’introduction à son édition de Gargantua, Paris, Le Livre de Poche, 1994, p. 15-26.
Le divin poëte Homere, qui en ses premiers ans fut nommé Melesigenes, mais puis après fut appellé Homere : c’est à dire en langue Ionicque aveugle, ou privé de la veue : un jour qu’il s’estoit alle esbanoier sur le rivaige de la mer, rencontra aulcuns mariniers. Et pour aultant que Homere en cheminant regardoit contre le ciel en s’esmerveillant des estranges œuvres de nature, iceulx nautoniers commencerent soy farcer, et rire de luy, le jugeans fol, et ydiot. Dont fut aulcunement marry Homere, qui leur demanda quelle chose ilz avoient de ainsi rire. Lors les mariniers respondirent que vrayement se mocquoient ilz de luy qui s’estimoit de plus saige et subtil engin, que tous ceulx de la Grece : et à peine pourroit il souldre la question, qu’ilz proposeroient. Homere va dire qu’elle seroit doncq difficile oultre mesure s’il n’en sçavoit donner l’interpretation. Les nautoniers respondent. Or devine Homere. Ce que naguiere nous avons prins, nous avons perdu : et ce qui s’est saulvé, nous avons. Si Homere lors fut en grand’ fantasie, ne s’en fault esmerveiller. Car certes il ne scavoit tant ymaginer en son esperit, qu’il sceut à quoy tendoit la signifiance de celle question. Et tout son jugement se tournoit sur les poissons. Longuement fut Homere sans soy mouvoir estonné durement. Mais les mariniers rioyent à plaine gueulle, voiant qu’un tel poëte estoit par eulx mis de cul, et faict quinault. En fin apres que Homere par les mariniers eust sceu la signifiance de celle question, on dist qu’il fut si actaint de despit pour la vilité de la demande, qu’il n’avoit peu souldre, qu’il issit hors de sa memoire, et entra en une folie, qui luy dura presque dix ans, sans pouvoir recouvrer guarison. Et comme dient aulcuns, en fin il se tua pour celle raige, qui le vexoit si longuement. Durant le temps, que Homere alloit ainsi foliant, il ne se occupoit point à faire et composer livres, sinon qu’il composoit
40 Voir Pantagruel, « Prologue de l’auteur », OC, p. 213-214. 41 Cf. Tiers livre, II, OC, p. 359 : « Laquelle [saulce verde] vous esbanoist le cerveau, esbaudist les espritz animaulx, rejouist la veue... ». 42 Voir Pantagruel, XVIII, OC, p. 284. 43 Cf. Cinquiesme livre, début du « Prologue de M. François Rabelais... » (prologue dont on sait, depuis les travaux de M. Huchon, qu’il fut un avant-texte de celui du Tiers livre), OC, p. 723 : « Beuveurs infatigables, et vous verollez tresprecieux, pendant qu’estes de loisir, et que n’ay autre plus urgent affaire en main, je vous demande... ».
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à celle du prologue du Pantagruel. La « maniere de passe temps » que soulignent à deux reprises les Fantastiques batailles rappellent de près l’ethos de l’auteur du Pantagruel, écrivant au lecteur pour « accroistre [se]s passetemps ». Mais là où, dans le premier volet de la Chronique, l’auteur souhaitait que « chacun laissast sa propre besoingne, et mist ses affaires propres en oubly, affin de [...] vacquer entierement » aux Grandes chroniques que le Pantagruel entend renouveler40, on lit dans les Fantastiques batailles : « Je ne veulx pas pourtant humains lecteurs, que laissés voz bons affaires et negoces pour vacquer à la lecture de ce livre. Mais vous le pourrés bien faire par maniere de passe temps, apres que aurés donné bon ordre aux affaires... ». Soit une seule et même stratégie de vacance des travaux sérieux, certes un peu tempérée. Cela ne serait rien si, dans cette même épître « Aux Lecteurs », Homère, « qui s’estoit allé esbanoier41 sur le rivaige de la mer » (f. 2r), incapable de résoudre l’énigme proposée par les marins, n’était pas « par eulx mis de cul, et faict quinault » (f. 2v), rappelant en cela un Panurge ayant, dans le Pantagruel, « argué maintesfoys contre [les savants], et les ay[ant] faictz quinaulx et mis de cul »42. Exemples parmi d’autres des nombreuses connivences lexicales qui rapprochent la Chronique rabelaisienne et les Fantastiques batailles. Voici donc – « lors qu’estes otieulx et de loisir43 » (f. 3r) – la première moitié de l’épître, dont le ton ne peut manquer de parler à l’oreille du familier de Rabelais :
quelques ballades, et chansons amoureuses, lesquelles par l’injure du temps sont peries. Entre aultres il se occupa tout un jour à descripre par maniere de passe temps la Bataille de Ratz et Grenoilles en vers heroicques fort eloquemment, lequel livre a esté depuis traduict, et augmenté par Elise Calence homme plain de grande erudition et sçavoir44.
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Quelle est la solution de l’énigme des « nautoniers » qui a rendu fou le grand Poète – et qui vaut bien celle de Grippe-minaud ? Le traducteur, désireux de laisser le logogriphe en suspens, ne l’a pas donnée, là où ses sources grecques délivraient bien, quant à elles, le fin mot de l’histoire. Ce que les marins n’ont pas pris, et conservent donc encore, contrairement à ce qu’ils ont attrapé, et n’ont désormais plus, ce sont leurs poux... L’anecdote homérique vient des Vies d’Homère qui nous sont parvenues avec pour noms d’auteurs Plutarque (ou « pseudo-Plutarque ») et Hérodote (ou « pseudo-Hérodote). De ces Vitæ proviennent encore le nom de Melesigenes (né près du Mélès) et le lien entre la cécité d’Homère et son nouveau nom ; l’adaptateur, qui a pratiqué la contaminatio de plusieurs passages de ces Vies, pouvait en lire certaines traductions et adaptations latines dès les années 152045. Outre plusieurs modifications du matériau fourni par les Vitæ Homeri, il faut remarquer à quel point la présence homérique annonce le « Prologe » du Gargantua et son « Homere
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Les Fantastiques batailles..., Lyon, François Juste, 1534, f. 2r-3r. Philip Ford, De Troie à Ithaque. Réception des épopées homériques à la Renaissance, Genève, Droz, 2007, p. 50, donne pour dates de première parution respective des traductions pionnières des Vies du pseudo-Hérodote et du pseudo-Plutarque (lisibles en grec depuis 1488) : 1534 et 1537. En réalité, on trouve la première dès 1526, dans la traduction de Conrad Heresbach. Voir, dans sa réédition parisienne, Herodoti Halicarnassei de genere vitaque Homeri libellus, a Conrado Heresbachio latinitate donatus, Paris, Simon de Colines, 1528, f. 3v : « Progressu deinde temporis, Critheis cum aliis mulierculis ad festum quoddam egressa, juxta fluvium Melitem, ut quæ partui jam vicina esset, Homerum peperit, non cæcum, sed videntem, nominatque eundem Melesigenem à fluvio videlicet, ad quem editus esset... » ; f. 6r : « Atque hic primum Homeri nomen Melesigeni inditum, à cæcitatis videlicet calamitate. Nam Cumani cæcos ὁμήρους appellant. Iamque inde qui prius Melesigenes, nomen obtinuit Homeri. Breviter hæc sententia evicit, perque prætorem fuit approbata, qua contendebatur non alendum Homerum. » ; et f. 14v-15r : « Jam vero nautis cæterisque aliquot qui è civitate convenerunt, illic apud Homerum considentibus, forte piscatorum ministri eodem appulerant : qui è navicula egressi, hæc verba habuerunt : Agite vero peregrini, audite nos, numquid eorum quæ proponemus explicabitis ? Ibi è præsentibus quidam judebat eos proloqui. Illi, nos inquiunt, quæcunque cepimus, reliquimus : quæ vero non cepimus, nobiscum portamus. Et, cum nemo id ænigmatis interpretari posset, piscatores explicabant : significantes nimirum se, cum piscium nihil capere possent, desidentes in sicco pediculos venatos. Et horum quotquot cepissent abjecisse, quos non invenissent domum retulisse. [...] Atqui ex ægritudine hac extremum diem clausit Homerus in Io, non autem (ut arbitrantur aliqui) ænigmatis perplexitate enectus, sed morbo. » (En 1541, année où Rabelais est peut-être encore actif dans l’atelier de Sébastien Gryphe, l’imprimeur lyonnais au griffon fera paraître les traductions latines de l’Odyssée et des Hymnes homériques, accompagnées de cette même version latine de la Vie du pseudo-Hérodote par Heresbach.) On trouvait aussi l’anecdote d’Homère piégé par les marins dans la Praefatio in Homerum de Stephanus Niger. Voir Stephani Nigri quae quidem praestare sui nominis ac studiosis utilia noverimus monimenta, nempe translationes..., Basel, H. Petrus, 1532, p. 191 : « Obiit [sc. Homerus] postremum diem in Io insula, nimio animi angore ac sollicitudine, quod piscatorum ænigmaticum quoddam responsum, gryphumque dissoluere atque interpretari non valuisset. [Manchette : Ænigma.] Nam cum eos interrogasset, ecquid cepissent : quæcumque cepimus non habemus, quæ vero non cepimus ea habemus, responderunt : pedunculos quibus vesteis purgaverant, non pisceis innuentes. Quare in ipso littore hujusce epigrammatis inscriptione sepultus est : / Ἐνθάδε τὴν ἱερὰν κεφαλὴν κατὰ γαῖα καλύπτει, / Ἀνδρῶν ἡρώων κοσμήτορα θεῖον Ὅμηρον. » Il semble enfin que ce soit en 1533, chez E. Cervicornus, à Cologne, que paraisse le premier recueil homérique comprenant – outre une traduction de l’Odyssée – à la fois la version latine de la Batrachomyomachie (dans la traduction d’Alde Manuce) et celle de la Vita Homeri par Heresbach.
paragon de tous Philologes », qui dut sortir des presses de Juste quelques mois après les Fantastiques batailles :
Lorsque paraissent les Fantastiques batailles et le Gargantua, la plupart des érudits, bons connaisseurs des Vitæ Homeri transmises par l’Antiquité, savaient qu’Ange Politien avait « desrobé » le pseudo-Plutarque pour écrire son Oratio in expositione Homeri (ou Præfatio in Homerum) ; l’accusation de plagiat avait été portée par les Annotationes in Pandectas de Budé, dont Rabelais se fait l’écho, dès 150847. L’auteur du Gargantua était plus qu’un autre à même de juger de la nature de cette retractatio par l’Italien, dont il avait édité certaines œuvres chez Gryphe en 1533. Les Opera Politiani étaient en effet parus en trois tomes chez le libraire lyonnais : le premier, comprenant les Epistolæ et les Miscellanea, portait in fine l’emblème comprenant la devise de Rabelais éditeur48 ; le troisième contenait, entre autres textes, la Præfatio in Homerum. Mais dans sa Præfatio, Politien s’attachait surtout, semble-t-il, à la réception allégorique du grand Poète. Or, il est un passage de la Vita Homeri qu’il avait laissé de côté, l’écartant sans le traduire ni le commenter, le jugeant peutêtre trop peu glorieux pour convenir à l’existence de l’auteur de l’Odyssée49. Cet extrait, littéralement oblitéré, c’est précisément celui de l’énigme des marins qui conduit, chez le pseudo-Plutarque à la mort d’Homère, désespéré de n’avoir pu résoudre le mystère. Un tel jeu intertextuel n’eût certes pas déplu à celui qui mentionnerait dans le « Prologe » de son Gargantua tout à la fois « Plutarche » et « Politian », pour mieux rire d’un Homère follement allégorisé. De même que le prologue du Pantagruel opérait une sorte de restitution de l’ouverture des Histoires vraies de Lucien de Samosate, absente de la version française des
46 Voir Gargantua, « Prologe de l’Auteur », OC, p. 7. 47 Voir Ph. Ford, « Le commentaire d’Homère par Politien », dans L’Italie et la France dans l’Europe latine du xive au xviie siècle. Influence, émulation, traduction, M. Deramaix et G. Vagenheim (dir.), Mont-SaintAignan, Publication des universités de Rouen et du Havre, 2007, p. 55, qui cite les Annotationes de Budé (Paris, Robert Estienne, 1535, p. 282) : « [...] Plutarchus in eo libro, quem de Homero composuit, qui liber nondum Latinus ex professo factus est, licet Politianus vir ille quidem excellentis doctrinæ, sed animi non satis ingenui, ex eo libro rerum summas ad verbum transcribens, quasique flores præcerpens, non erubuit id opus pro suo edere, in quo nulla præterquam transcribendi ac vertendi operam navaverat ». Voir encore p. 58, sur la connaissance du pseudo-Plutarque par les lettrés français du xvie siècle : « Il semblerait que les humanistes français et ceux qui avaient reçu une bonne formation en langue et lettres grecques eussent lu le texte du Pseudo-Plutarque ». Sont cités Budé, Dorat et Ronsard ; Montaigne connaissait quant à lui le « plagiat » de Politien. Sur la bonne connaissance de la Vita du pseudo-Hérodote par Budé, voir encore Antony Grafton, « How Budé Read His Homer », dans id., Commerce with the Classics, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1997, p. 162-163. 48 Sur cette édition de Politien, ainsi que sur l’emblème et la devise de Rabelais éditeur, voir les travaux en cours de Cl. La Charité, notamment : « Rabelais dans les marges de Politien », Séance de la Société française d’étude du xvie siècle organisée par Gary Ferguson (9 avril 2010), Congrès annuel de la Renaissance Society of America (Venise) ; « Rabelais éditeur des Epistolarum libros XII et des Miscellanea de Politien » (à paraître) ; et surtout Rabelais et l’édition grecque du Pronostic (1537) d’Hippocrate : entre philologie, médecine et astrologie, Paris, Classiques Garnier (à paraître). 49 Voir P. Galand-Hallyn, « Politien lecteur d’Homère », dans Les Yeux de l’éloquence. Poétiques humanistes de l’évidence, Orléans, Paradigme, 1995, p. 195.
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Croiez vous en vostre foy qu’oncques Homere escrivent l’Iliade et l’Odyssée, pensast es allegories, lesquelles de luy ont calfreté Plutarche, Heraclides Ponticq, Eustatie, Phornute : et que d’iceulx Politian a desrobé 46?
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Vrayes narrations de Simon Bourgouyn (1529)50, de même cette épître « Aux Lecteurs » des Fantastiques batailles pourrait redonner à lire un épisode drolatique de la vie d’Homère passé sous silence par Politien l’allégoriste. Quoi qu’il en soit, d’après les Vitæ Homeri, le Poète avait écrit la Batrachomyomachie dans sa jeunesse – et non à la fin de sa vie – c’est-à-dire bien des années avant l’épisode de l’énigme. Il faut noter le trucage des sources opéré par un adaptateur français soucieux de faire, pour rire, de la micro-épopée bouffonne une conséquence de l’aliénation qui eût frappé un Homère jugé « fol et ydiot », allant « foliant » pour mieux écrire « quelques ballades et chansons amoureuses » (comme l’ami Marot ?). « Comment seroit la folie antique abolie ? » demanderait quelques années plus tard le prologue du Cinquiesme livre51, qui donne à lire plus d’une ressemblance avec notre texte anonyme, soucieux de proposer lui aussi un cas de « folie antique ». D’autre part, on aurait tôt fait de montrer que la reprise du liminaire latin de Laberius – comme le choix d’adapter plusieurs textes relatifs aux petites bêtes que sont les rats et les grenouilles – vise, avant le prologue du Cinquiesme livre, à mettre en place une persona d’auteur soucieux d’objets vils, en un mot de « petit riparographe », comme l’écrirait Rabelais52. Dans notre texte, la liste de grands auteurs ayant traité de sujets médiocres, prise à Laberius, n’est pas sans rappeler celle de l’épître adressée à Thomas More ouvrant l’Éloge de la folie d’Érasme, qui mentionnait elle aussi le Culex et le Moretum de l’Appendix Vergiliana. À ces minora virgiliens s’ajoutait en 1521 la référence à Dioclès et ses raves, prise au livre XX de Pline et conservée par l’adaptateur français. On remarquera que celui-ci a pris soin d’ajouter à la liste de sa source le nom d’Ésope, annonçant la liste de fables traduites à la fin du volume ; on sait le rôle crucial que jouera le Fabuliste dans la pétition « rhyparographique » du Cinquiesme livre. Archive égarée du « Prologe » du Gargantua de 1535, cette première épître au lecteur des Fantastiques batailles possède donc aussi plus d’un trait commun avec les liminaires du Pantagruel et du Cinquiesme livre (« avant-texte » du prologue du Tiers livre). En attendant de sonder davantage les secrets de la micro-épopée française qu’elle introduit, cette préface à la facture si singulière se présente déjà comme un indice capital permettant de reconsidérer la question de la responsabilité rabelaisienne dans l’entreprise éditoriale anonyme.
Voir sur ce point la « Notice » du Pantagruel (M. Huchon) dans OC, p. 1214 sqq. Cf. Cinquiesme livre, « Prologue de M. François Rabelais... », OC, p. 723 : « Pourquoy est-ce qu’on dit maintenant en commun proverbe, le monde n’est plus fat. Fat est un vocable de Languedoc : et signifie non sallé, sans sel, insipide, fade, par metaphore, signifie fol, niais, despourveu de sens, esventé de cerveau. Voudriez vous dire, comme de faict on peult logicalement inferer, que par cy devant le monde eust été fat, maintenant seroit devenu sage ? [...] Enquoy congnoissez vous la folie antique ? Enquoy congnoissez vous la sagesse presente ? [...] Quel mal nous estoit de la folie precedente ? quel bien nous est de la sagesse succedente ? comment seroit la folie antique abolie ? comment seroit la sagesse presente restaurée ? ». 52 Voir Cinquiesme livre, « Prologue de M. François Rabelais... », OC, p. 727 : « ... ainsi comme jadis estant par Phebus tous les tresors es grands poëtes departis trouva toutesfois Esope lieu et office d’apologue. Semblablement veu qu’à degré plus haut je n’aspire, ils ne desdaignent en estat me recepvoir de petit riparographe sectateur de Pyreicus... ». Sur ce peintre d’objets vils (rhyparographos), voir Pline, XXXV, 37 ; sur Rabelais « petit riparographe », voir Cl. La Charité, « Panurge est-il “thalamite” ou thélémite ? Le style de “petit riparographe” : l’apologue sans morale de l’âne et du roussin », dans Le Cinquiesme livre, op. cit., F. Giacone (dir.), Genève, Droz, 2001, p. 455-466.
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Leighton Reynolds et Nigel Wilson, D’Homère à Erasme. La transmission des classiques grecs et latins, tr. fr. par C. Bertrand, édition augmentée par P. Petitmengin, Paris, CNRS, 1984. On se reportera à Enrico Narducci, « Di Giulio Mancini e del suo trattato inedito sopra le pitture di Roma », section en appendice « Intorno ad una lettera inedita di Polidoro da Caravaggio », Il Buonarroti, no 1, janv. 1867, p. 1-14 (10-14) et, pour des informations de détail, à John W. Bradley, The Life and Works of Giorgio Giulio Clovio Miniaturist with Notices of His Contemporaries and of the Art of Book Decoration in the Sixteenth Century, London, Quaritch, 1891, p. 132 et John Azzopardi, The Order’s Early Legacy in Malta, The Sovereign Military Hospitaller Order of St John of Jerusalem of Rhodes and of Malta, Malte, Said International, 1989, p. 26. Voir aussi, pour la pierre tombale de Milesius sénior, Ricerche di storia dell’arte, no 9-11, 1979, p. 67. Voir R. Cooper, Litteræ in tempore belli, Genève, Droz, 1997, p. 209-236. Elisius Calentius, Poemata, M. de Nichilo (éd.), Bari, Adratica Editrice, 1981, p. 86.
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Par cette publication, le Chinonais se fait d’abord passeur-transmetteur dans le sens précis où l’emploient le livre de Leighton Reynolds et Nigel Wilson53 et le programme Europa Humanistica (IRHT) ; notre auteur assure la sauvegarde et la lecture d’un texte et fait de lui-même un maillon d’une chaîne de transmission culturelle. C’est un exemple manifeste de translatio studii assez complexe, opérée par divers intermédiaires : le texte grec du pseudo-Homère est relu par l’entremise d’une adaptation-amplification latine (Calenzio) pour aboutir à une Batrachomyomachie française. Sur ce combat de tonalité homérique, Rabelais – entre autres ? – a fait un travail de compilation-récupération de matériaux disponibles en empruntant à plusieurs sources variées. L’auteur du Pantagruel, à supposer qu’il soit bien le maître d’œuvre de cette publication, s’efface en tout cas devant le texte ; seuls demeurent, à l’attention d’un lecteur averti, certains indices de sa présence, traces orthotypographiques qui peuvent nous apparaître aujourd’hui comme une sorte de marquage de paternité, de certificat d’authenticité. Ces traces, reconnaissons qu’elles sont légères ; on notera qu’il n’est pas fait usage, ici, au fronton de la page de titre des Fantastiques batailles, de la fameuse devise « ἀγαθῇ τύχῃ », non plus que du sceau avec emblème. C’est que notre passeur est un contrebandier. On a insisté sur la notion d’adaptation d’un matériau en partie pré-existant. Rabelais a peut-être fait entrer en cachette un texte rédigé en Italie : la lettre de « Milesius » (f. 65r-66v). Qui est ce Milesius qui aurait commis l’épître latine ? La prosopographie met à notre disposition deux personnages répondant au nom d’Antonius Milesius dans l’Italie contemporaine : un chevalier de l’ordre de Malte (1472-1556/1559/1563), représentant de son ordre auprès de la Curie, bien en cour sous Léon X et Clément VII, et son fils adoptif 54. Ils fréquentent tous deux Bembo et un certain nombre de personnalités des cénacles romains, remarquables pour leur francophilie, notamment la famille Gaddi et Matteo Giberti, que Rabelais a aussi pu côtoyer55. Le milieu romain a pu donner des idées et éventuellement (?), pour cette lettre (seulement ?), un texte de base à Rabelais lorsqu’il l’a fréquenté pendant son premier voyage en févier-avril 1534. Mauro de Nichilo56, éditeur moderne de Calenzio, n’hésite pas à attribuer « con ogni probabilità » la fortune française du Croacus à Rabelais, notant qu’il était à Rome dans les années 1530. Dans l’épître de ce « Milesius » qui défend sa traduction, un des passages clefs est l’insistance sur les éventuels « Gallici sermonis solœcismos » que le scripteur avoue avoir pu commettre. On peut se demander à juste titre si ce ne serait pas le passe-temps d’un francophile que Rabelais aurait rapporté dans ses bagages et en partie réécrit ou repris en y réinjectant des
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éléments de sa plume ?... Voilà, du moins, ce que l’on veut nous faire accroire. Mais ce texte sent un peu trop son pastiche. Il respire la langue apprise en milieu ecclésiastique et/ou la patte d’une personne de la génération précédente qui essaie de prendre en marche le train de l’humanisme : les graphies médiévales (l’y d’« hystorie »), l’absence de diphtongues systématiques (« sycophante » et d’autres exemples, contra « solœcismos »), la syntaxe non hiérarchisante, loin des périodes cicéroniennes qu’imite la nouvelle génération humaniste (usage abusif de quod) ou encore une phrase à la construction alambiquée qui pose des problèmes de référenciation sont autant de marqueurs du décalage par rapport à la prose latine restituta. On a vraiment le sentiment d’avoir sous les yeux une lettre adressée à Pantagruel par un vieux Gargantua justifiant – péniblement – ses lettres d’humanité et son droit à publier son travail, n’en déplaise aux « sycophantes ». Mais l’on a plus probablement affaire à une « création d’atelier »57 dans le cadre d’une écriture éditoriale connivente qui rémunère la convergence d’intérêts des humanistes lyonnais autour de Rabelais. L’assemblage des différents matériaux, avec la dissymétrie des deux textes liminaires, en dépit d’une captatio benevolentiæ qui essaie de donner le change, n’efface pas le sentiment d’un volume composite fabriqué dans une certaine précipitation. Si Rome a eu quelque chose à voir avec ce texte, c’est bien dans le milieu humaniste lyonnais que cette publication prend tout son sens. Faut-il penser alors que Rabelais n’est pas seul à intervenir dans cette entreprise éditoriale, comme dans les Grandes cronicques qui lui devraient leur table des matières et un certain nombre d’ajouts dans leurs différentes republications58 ? Même si tout un pan de l’arrière-plan de cette publication nous échappe, nous pouvons nous appuyer sur le rôle important de l’œuvre de l’ami Pierre Gilles : tout le traité des rats et des grenouilles provient des notices d’histoire naturelle publiées dans son Ex Æliani historia de 1533, encore et toujours chez Gryphe. Il n’est d’ailleurs pas impossible que ce soit la présence d’un tel pillage un peu trop voyant qui explique que le volume ne soit pas signé. Aussi l’appropriation des larcins auxquels Rabelais a procédé pour construire son texte ne va pas jusqu’à une revendication d’auctorialité. C’est, par certains côtés, un galop d’essai, lieu modeste de la construction d’une poétique et exemple remarquable de jeu intertextuel. Ainsi, en passant par-dessus le Tiers Livre – qui correspond assez visiblement à une nouvelle direction de la geste de Pantagruel – le Quart Livre semble a posteriori dialoguer avec ces Fantastiques batailles que Rabelais manipule, aux deux sens du terme, dans les années 1530. L’auteur du livre de 1552 approfondirait notamment les connexions entre Homère, Ésope, la Batrachomyomachie, et tout un pan de ce que l’on peut appeler la riparographie dont il est question dans le prologue du pseudo-« Cinquiesme livre ». On abondera en tout cas dans le sens de Michael Screech pour qui il semble que le Quart livre ait d’abord été conçu comme un conte héroï-comique évoquant, de manière inattendue, au milieu des rires, des souvenirs d’Homère et de Virgile. […] En d’autres termes, Pantagruel et ses héros partent pour leur traversée héroïcomique le jour même où le pieux Enée achevait son périple héroïque et atteignait le
57 Voir Créations d’atelier. L’éditeur et la fabrique de l’œuvre à la Renaissance, actes du colloque international et interdisciplinaire de l’Atelier du xvie siècle, Anne Réach-Ngô (dir.), (Université Paris IV-Sorbonne, 31 mai-2 juin 2012), Paris, Classiques Garnier, à paraître. 58 Voir M. Huchon, Rabelais grammairien, op. cit, p. 395-404.
site futur de Rome. Nous pourrions donc raisonnablement supposer que le Quart livre de 1548 fut d’abord conçu dans la veine humaniste comme une épopée comique qui s’appuie sur une érudition rare pour souligner certains de ses aspects les plus subtils59.
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Au début d’un article consacré aux « Problèmes de l’édition de Rabelais » paru en 1981, Roger Lathuillière posait la question suivante : « Quels textes vraiment nouveaux de Rabelais l’éditeur moderne peut-il fournir ? »64. Il songeait bien entendu aux textes déjà connus, mais rien ne nous empêche d’étendre la formule à des corpus rabelaisiens originaux. Le parcours précédent a voulu je-
M. A. Screech, Rabelais [1979], trad. fr. M.-Th. Kish, Paris, Gallimard, 1992, p. 388. Voir Léopold Delisle, « Traductions d’auteurs grecs et latins offertes à François Ier et Anne de Montmorency par Étienne Le Blanc et Antoine Macault », Journal des Savants, sept. 1900, p. 520 sqq. 61 Voir Le Grand Combat des Ratz et des Grenouilles..., Paris, Chrestien Wechel, 1540, f. B iiir-v. Sur la réflexion linguistique sous-jacente à la reprise rabelaisienne d’une telle liste, voir M. Huchon, « Variations rabelaisiennes sur l’imposition du nom », dans Mélanges offerts à Robert Aulotte. Proses et prosateurs de la Renaissance, Paris, S.E.D.E.S., 1988, p. 93-100. 62 Voir M. Huchon, « Apicius restauré, Rabelais sustenté », art. cit., p. 521-533. 63 Voir Familiarum colloquiorum formulæ..., Bâle, [s. n.], 15411 et 15422. 64 Roger Lathuillière, « Problèmes de l’édition de Rabelais », Cahiers de l’Association internationale des études françaises, 33, 1981, p. 129-145 (p. 133).
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La Batrachomyomachie, quant à elle, refait d’ailleurs son apparition au chapitre LX du Quart Livre, qui a lieu chez les Andouilles et qui s’intitule « Comment par frere Jan est dressée la Truye et les preux cuisiniers dedans enclous ». L’intérêt de Rabelais pour cette micro-épopée drolatique s’est sans doute trouvé ravivé autour de 1540-1541 ; en ces années capitales pour la réflexion sur la traduction en français, on voit paraître la traduction d’Antoine Macault, qui de son propre aveu ignore le grec60, sous le titre de Grand Combat des ratz et des grenouilles. Les alexandrins y précédaient notamment un index donnant (en trois langues : grec, latin, français) les noms des combattants animaux : Grippemye y côtoyait déjà – pour le français – Brisemiche, Frippelippes ou Rongelard61. La fameuse et inénarrable liste rabelaisienne des cuisiniers s’en souviendra. Soit une ultime étape dans la réflexion rabelaisienne sur l’adaptation des noms propres, amorcée à partir des années 1530. À cela il faut ajouter, en ces mêmes années 1540, un volume composite de textes héroï-comiques publiés à Bâle en 1541 par Alban Thorer, ce médecin bâlois en relations avec Guillaume Pellicier et, très vraisemblablement, avec Rabelais, dès la période montpelliéraine62. Cette édition contient la Galéomachie, variante byzantine d’une Iliade parodique mettant en scène le combat des chats, la Batrachomyomachie grecque, accompagnée des scholies de Melanchthon, l’adaptation d’Elisius Calentius et le Bellum grammaticale d’Andrea Guarna63. L’épître dédicatoire de Torer donne des indications de théorisation du comique, en soulignant l’intérêt de ces petites réalisations burlesques et didactiques : le « Poëmation ludicrum » qu’est la Batrachomyomachie retient bien sûr son attention. Un tel volume, publié par une connaissance du futur « docteur en medicine », pourrait venir confirmer l’intérêt que le Chinonais et son entourage ont pu porter très tôt à ce type de textes. Il semble ainsi assez certain que Rabelais a mis en œuvre, à sa manière, et bien avant le Quart livre, dans les ateliers de Sébastien Gryphe (pour Guarna ?) et de François Juste (pour la Batrachomyomachie, via Calenzio), leur transmission en français. Quitte à les passer frauduleusement.
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ter les bases de l’attribution à Rabelais éditeur – et non seulement correcteur – d’un nouveau texte, en s’appuyant sur des critères multiples : la bibliographie matérielle, la stylistique, l’intertextualité. Dans son compte rendu du Louise Labé, créature de papier de Mireille Huchon, Isabelle Pantin remarquait que sa force démonstrative vient de là, selon un protocole parfaitement valide en philosophie, en physique ou dans l’art des détectives : quand la multiplicité des indices recueillis ne parvient pas à s’ordonner dans le cadre de la thèse canonique, alors qu’ils s’ajustent bien mieux dans celui d’un nouveau scénario, alors, c’est peut-être qu’il est temps de songer à changer de paradigme65.
C’est un « nouveau scénario » de la sorte que nous avons voulu donner ici et dont on appréciera la pertinence comme les zones d’ombre, inévitables, qui demeurent. Dans l’ombre de ces Fantastiques batailles, Rabelais apparaît comme un passeur de textes tout à la fois panepistemon et polutropos – Epistemon et Panurge réunis – qui se diffractera bientôt dans la fiction de Pantagruel. Avant l’arrivée finale de Rodilardus dans le Quart livre – ce roi des rats devenu chat par une ruse insigne de son recréateur – Rabelais nous avait pourtant prévenus dans le Gargantua, texte qui paraît quelques mois seulement après les Fantastiques batailles : la « robidilardicque loy »66 de son incognito avait sévi. Si l’on excepte Maître Robillard, avocat de son état, ici hors de cause, reste son Altesse à moustaches. Il y a de quoi en « chaffourr[er] » encore.
65 Voir RHLF, juillet-septembre 2010, p. 709. 66 Voir Gargantua, III, OC, p. 15 : « D’aucuns en ont chaffourré leur robidilardicque loy. » Sur ce mot-valise, voir E. V. Telle, « Notule sur «... leur robidilardicque loy...» », Études rabelaisiennes, XI, 1974, p. 143.
Annexe : Éditions des Fantastiques batailles 67 Les Fantastiques batailles des grands Roys Rodilardus, et Croacus : translaté de Latin en Françoys : Imprimé Nouvellement. Lyon, François Juste, 1534. Chantilly, Musée Condé, III-C-053 Sevilla, Biblioteca Capitular y Colombina, 15 2 10 (1)
Les Fantastiques batailles des grans roys Rodilardus et Croacus : Translaté de Latin en François. Imprimé nouvellement. Poitiers, [Enguilbert et Jean de Marnef ], 1535. Saint-Chamond, Médiathèque municipale Louise Labé, O 456 Troyes, Médiathèque de l’Agglomération troyenne, Aa 17 3718 Cambridge, Trinity College Library, II 7 57 Wien, Österreichische Nationalbibliothek, 6856-A Alt Mag Les Fantastiques batailles des grands roys Rodilardus et Croacus, Lyon, s. n., 1536. D’après Brunet I : 1473 Les Grandes et fantastiques batailles des grans roys Rodilardus, et Croacus, traduit de Latin en François. Imprimé nouvellement. Reveü et corrigé depuis la precedente impression. Blois, Julian Angelier, 1554. Blois, Bibliothèque Abbé Grégoire, LI 139 (num. Bibl. Virtuelles Humanistes) La Bataille fantastique des roys Rodilardus et Croacus. Plaisante invention d’Homere traduite nouvellement. Lyon, Benoist Rigaud, 1559. Aix-en-Provence, Bibl. Méjanes D. 2526,1 Paris, BnF, Rés. P YB 3 Paris, Arsenal, Rés. 8 BL 3766 La Bataille fantastique des roys Rodilardus et Croacus : plaisante invention d’Homère, traduite nouvellement. Rouen, A. Boutier, 1603. Amiens, Bibl. municipale, 40639 A Versailles, Bibl. municipale, Couderc a 30 (ex-exemplaire de Nodier) Les Fantastiques batailles... plus avons adjouté la Bataille des chats et des rats. Nouvellement imprimé. Rouen, A. Consturier, jouxte la coppie imprimée à Paris, s. d. Paris, BnF 8 YB 961 La Bataille fantastique des roys Rodilardus et Croacus, traduction du latin d’Elisius Calentius, attribuée à Rabelais. Avec une notice bibliographique par M. P. L. (Paul Lacroix) Genève, J. Gay et fils, 1867. (transcription de l’éd. de 1559)
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Nous avons consulté notamment l’Universal Short Title Catalogue (université de Saint Andrews), en ligne depuis peu, ainsi que la base Lyon 15-16, en cours d’élaboration par notre ami William Kemp, que nous avons le plaisir de remercier ici.
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Les Fantastiques batailles des grands roys Rodilardus : et Croacus translate de Latin en françoys : Imprimé Novellement. Paris, Alain Lotrian, 1534. Paris, Bibl. ENS Beaux-Arts, Masson 0472
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Colporteurs d’idées. Grammairiens et vulgarisateurs entre orthodoxie et hérésie* Enrico Garavelli Université de Helsinki
i. Je vais commencer par une considération préliminaire, probablement inutile comme la plupart des considérations préliminaires : afin de pouvoir dresser une typologie des différentes manifestations du colportage, tant matériel qu’idéologique, il faut avant tout postuler l’existence d’une interdiction, et d’une interdiction efficace. Il n’y a pas d’infraction sans interdiction. Dans le cas qui nous intéresse, cette interdiction prend souvent la forme d’une barrière douanière, d’une interdiction juridique, d’un refoulement culturel (un tabou). Au xvie siècle, l’infraction est habituellement en corrélation avec une norme politique, idéologique, culturelle, morale ou doctrinale. Pendant cette période, tout ce qui a partie liée à une pratique politique non idéaliste (Machiavelli), à une réflexion littéraire non aristotélique, à une sensibilité religieuse non confessionelle devient progressivement violation. La question de la sensibilité religieuse est particulièrement intéressante car la violation s’y mesure d’après une norme floue. Au début l’infraction tend à s’identifier avec l’hétérodoxie non catholique, par rapport à une norme encore en train d’être codifiée (ou mieux : le contrôle sur l’exception s’exerce même avant que la norme soit définie). Ensuite, l’infraction finira par coïncider avec la dissidence religieuse tout court, soit visà-vis de l’organisation postconciliaire de l’Église romaine, soit à l’égard des nouvelles orthodoxies réformées. Le concept de colportage quant à lui présuppose une frontière, un dedans et un dehors, et des moyens de contrôle capables de surveiller la ligne de démarcation entre les deux domaines, entre les deux normes. Donc, un corps de douaniers, une police politique, un ensemble organique de savants respectueux des règles, un tribunal d’inquisiteurs. Mon étude se limitera à la dissidence religieuse en Italie entre le début et la fin du Concile de Trente ; c’est-à-dire entre 1542 et 1563. La période qui précède la date de l’ouverture du Concile échappe largement à ce processus de codification du dogme, donc de la norme, et fait partie d’une vaste galaxie de possibilités doctrinales pas encore persécutées par l’Inquisition romaine (qui fut créée, comme on le sait, en 1542). En revanche, l’époque postconciliaire fait partie d’un processus historique plus complexe, pendant lequel les instruments de contrôle des églises ont été flanqués de structures laïques, dans le cadre d’un mouvement global visant à discipliner et réprimer les idées et les mœurs, ce qu’on appelle avec raison l’Âge de la confessionnalisation.
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Je tiens à remercier Elina Suomela-Härmä et Luciane Hakulinen, qui ont patiemment corrigé mon français.
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ii. On connaît bien l’importance du colportage matériel dans le cadre de l’hétérodoxie italienne du xvie siècle. Certes, on aimerait bien en savoir plus sur la circulation orale des idées de la Réforme : la prédication itinérante, la vie liturgique des communautés, la conversation dans les monastères1. Dans une société largement analphabète, il est vain de s’interroger sur le moyen le plus efficace. Même si nous nous bornons à étudier la production et la diffusion des imprimés, la pratique des lectures communautaires nous permet de côtoyer le vaste public des illettrés2. On dispose de nombreuses études sur la typologie de ce genre de publications, aussi bien pour les livres imprimés en Italie, que pour les livres édités en Suisse, en France ou en Allemagne, mais destinés au marché italien. La créativité et l’esprit de colporteurs tels que Baldassarre Altieri ou Ludovico Manna sont bien connus3. Voilà pourquoi je préfère me concentrer sur ce que l’on peut, peut-être, appeler le colportage d’idées. D’ailleurs, les livres anonymes, même camouflés en littérature de dévotion, finiront bientôt par attirer l’attention des censeurs les plus attentifs. Nous pouvons donc commencer notre revue par la Dechiaratione de li dieci comandamenti, del Credo, del Pater noster, con una breve annotatione del vivere christiano étudiée par Silvana Seidel Menchi il y a trente ans. Imprimé sans indication d’auteur en 1525, à Venise, par l’imprimeur Zoppino, ce petit livre est proposé de nouveau par le même éditeur avec une attribution fallacieuse à Érasme de Rotterdam, bien qu’il s’agisse d’un recueil d’écrits de Luther et de Nikolaus von Amsdorff4. Cette ruse permettra plusieurs impressions du livre jusqu’en 1543. Un cas limite est la fausse attribution d’un ouvrage entier, présenté comme l’œuvre originale d’un auteur au-dessus de tout soupçon, alors qu’il s’agit d’un texte hérétique. C’est le cas de la très rare Prefatione alla lettera di S. Paolo ai Romani, imprimée à Venise par Comin da Trino en 1545 (probablement aux frais du libraire-éditeur Andrea Arrivabene, comme le fait supposer la xylographie de la Samaritaine au puits sur la page de titre), prétendûment l’œuvre du cardinal Federico Fregoso, disparu quatre ans plus tôt5. Silvana Seidel Menchi a découvert qu’il s’agit en
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Sur la question : Susanna Peyronel Rambaldi, « Propaganda evangelica e protestante in Italia (1520 c.-1570) », dans La Réforme en France et en Italie. Contacts, comparaisons et contrastes, Ph. Benedict, S. Seidel Menchi et A. Tallon (éd.), Rome, École française de Rome, 2007, p. 65. Voir aussi, en général: Federica Ambrosini, « I reticolati del dissenso e la loro organizzazione in Italia », dans La Réforme en France et en Italie..., op. cit., p. 87-103. 2 Silvana Seidel Menchi (« Le traduzioni italiane di Lutero nella prima metà del Cinquecento », Rinascimento, s. ii, xvii, 1977, p. 94), par exemple, rappelle la lecture communautaire des Tre muri (c’est-à-dire du Libro de la emendatione et correctione dil stato christiano, traduction italienne de l’An den christlichen Adel deutscher Nation von des christlichen Standes Besserung de Luther, par l’intermédiaire d’une version latine) dans l’Ospedale de S. Girolamo à Venise pendant les rencontres de la Confraternita della Carità. 3 Sur Manna: Carlo Ginzburg, I costituti di Don Pietro Manelfi, Firenze & Chicago, Sansoni & The Newberry Library, [1970], p. 39 et 58-59 ; Simonetta Adorni-Braccesi, « Una città infetta ». La repubblica di Lucca nella crisi religiosa del Cinquecento, Firenze, Olschki, 1994, p. 302-317 ; Enrico Garavelli, Lodovico Domenichi e i ’Nicodemiana’ di Calvino. Storia di un libro perduto e ritrovato, présentation de J.-F. Gilmont, Manziana, Vecchiarelli, 2004, p. 49-51; Simonetta Adorni-Braccesi, « Manna, Ludovico (Angelo da Messina) », dans Dizionario biografico degli Italiani, Roma, Istituto dell’Enciclopedia italiana, 2007, vol. LXIX, p. 66-68. Sur Altieri: E. Garavelli, Lodovico Domenichi e i ’Nicodemiana’ di Calvino..., op. cit., p. 106-107 note 30 et ad indicem. 4 Cf. S. Seidel Menchi, « Le traduzioni italiane di Lutero nella prima metà del Cinquecento... », art. cit., p. 4064; ce qui avait par contre échappé à Carlo Ginzburg, Adriano Prosperi, Giochi di pazienza. Un seminario sul “Beneficio di Cristo”, Torino, Einaudi, 1975, p. 131. 5 Sur Fregoso, cf. Giampiero Brunelli, « Fregoso, Federico », dans Dizionario biografico degli Italiani, Roma, Istituto dell’Enciclopedia italiana, 1998, vol. L, p. 396-399.
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Cf. S. Seidel Menchi, « Le traduzioni italiane di Lutero nella prima metà del Cinquecento... », art. cit., p. 81-89. Tommaso Bozza, « Calvino in Italia », dans Miscellanea in memoria di Giorgio Cencetti, Torino, Bottega d’Erasmo, 1973, p. 411-419 ; Rodolphe Peter, Jean-François Gilmont, Bibliotheca Calviniana. Les œuvres de Jean Calvin publiées au xvie Siècle, i. Écrits théologiques, littéraires et juridiques (1532-1554), Genève, Droz, 1991, p. 104-106 [n. 42/1], 117-118 [n. 43/1] et 235 [n. 47/2] ; Salvatore Caponetto, Il calvinismo del Mediterraneo, Torino, Claudiana, 2006, p. 11 ; Lucia Felici, Giovanni Calvino e l’Italia, Torino, Claudiana, 2010, p. 19. T. Bozza, « Calvino in Italia... », art. cit., p. 411-419 ; Silvana Seidel Menchi, Erasmo in Italia (1520-1580), Torino, Bollati Boringhieri, 1987, p. 88-90 et 379-381 ; Edoardo Barbieri, Le Bibbie italiane del Quattro e Cinquecento, Milano, Editrice Bibliografica, 1992, vol. I, p. 107-127. Cette attitude effrontée avait déjà été dépistée par le sagace Ambrogio Catarino Politi (Ambrogio Catarino Politi, Compendio d’errori, et inganni Luterani [...], In Roma, Ne la Contrada del Pellegrino, 1544, f. 20v ; sur celui-ci, voir surtout Giorgio Caravale, Sulle tracce dell’eresia. Ambrogio Catarino Politi (1484-1553), Firenze, Leo S. Olschki, 2007). Dans la riche bibliographie dédiée à Brucioli, je rappelle Antonio Brucioli. Humanisme et évangélisme entre Réforme et Contreréforme, actes du colloque (Tours, 20-21 mai 2005), Élise Boillet (dir.), Paris, Champion, 2008. Andrea Del Col, «Appunti per una indagine sulle traduzioni in volgare della Bibbia nel Cinquecento», dans Libri, idee e sentimenti religiosi nel Cinquecento italiano, actes du colloque (Ferrare, 3-5 avril 1986), A. Prosperi et A. Biondi (éd.), Modena, Panini, 1987, p. 179-180; Tommaso Bozza, «La Bibbia calvinista e il caso Brucioli», Il Bibliotecario, IX, 1986, p. 43-65 (qui croit pouvoir identifier la source de ces paratextes dans la Bible imprimée par François Jacquy en 1562); E. Barbieri, Le Bibbie italiane del Quattro e Cinquecento..., op. cit., vol. I, p. 352-360 ; S. Caponetto, Il calvinismo del Mediterraneo..., op. cit., p. 10.
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réalité d’une traduction indirecte de la Vorrede auff die Epistel S. Pauli an die Römer de Luther, traduite à partir de la version latine de Justus Jonas6. À côté de ces « contrefaçons totales » figurent les plagiats partiels et les remaniements. Évidemment le terrain le plus fertile, et pourtant dangereux, est constitué par la littérature religieuse et dévotionnelle contemporaine. Un plagiat bien connu, réalisé pour faire circuler une théologie délibérément interdite, est la Pia espositione ne’ dieci precetti, nel simbolo apostolico et nella oratione dominica d’Antonio Brucioli, publiée à Venise en 1542, puis réimprimée à plusieurs reprises, dans laquelle l’écrivain florentin donne subrepticement un résumé des chapitres III, IV et IX de l’Institutio Religionis Christianae de Jean Calvin (édition de 1539)7. Parmi les colporteurs d’idées, Brucioli mérite sans doute la place d’honneur : paraphraste d’Érasme dans ses Dialoghi, plagiaire des Precationes de Otto Brunfels dans les Orationi et preci, adroit passeur de Luther, de Melanchthon et de Calvin, il avait inclus dans les paratextes de son Nuovo Testamento italien des passages entiers de Martin Bucer8. En général, il n’est pas difficile de repérer les traces des théologiens réformés à l’intérieur des commentaires et des paratextes des éditions de l’Écriture parues au-delà des Alpes. La Biblia italienne due au lucquois Jacopo Rustici, et imprimée à Genève par François Du Ron en 1562, est redevable à la traduction française de Pierre Robert, et contient une très riche partie iconographique et paratextuelle dérivée des Bibles genevoises en français9. Le Nuovo testamento de Massimo Teofilo, paru à Lyon en 1551 (probablement chez Jean Frellon), reproduit les prologues, les introductions aux différents livres et les résumés des chapitres de la Bible zurichoise de Heinrich Bullinger, et on peut le trouver relié avec l’opuscule Come Christo è il fine della legge, c’est-à-dire la traduction anonyme de l’introduction calvinienne au Nouveau Testament dans la Bible de Pierre Robert, à partir de l’édition de 1535 (À tous amateurs de Jésus Christ et de son Evangile). Apparemment, la version de ce texte-là avait été conçue pour les Semenze de l’intelligenza del Nuovo Testamento du même Teofilo, deuxième pièce d’une trilogie complétée par les Dotte e pie parafrasi, sopra le Pistole
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di Paolo a’ Romani, Galati ed Ebrei de son ami Cornelio Donzellini (édité sous le nom de plume de « Gian Francesco Virginio bresciano »)10. Voilà donc la catégorie des « livres hybrides », d’après une formule de Ugo Rozzo et Silvana Seidel Menchi, par laquelle on désigne les imprimés dans lesquels les amis italiens de la Réforme introduisent de longs passages traduits des œuvres des grands hérésiarques à l’intérieur d’un texte plus ou moins original11. Un exemple semblable, mais plus problématique, est constitué par le De liberis pie christianeque educandis de Celio Secondo Curione, qui contient une grande partie du chapitre 23 du Sommario della Sacra scrittura (Come li parenti debbono istruire et governare loro figliuoli secondo lo Evangelio), qu’il traduit presque littéralement en latin en 1542. Autre best-seller de ce genre de littérature, le Sommario avait été sanctionné à plusieurs reprises par les autorités, tandis que Curione, hérétique piémontais qui abandonnera finalement l’Italie pour la Suisse en 1542, vivait à Lucques malgré la surveillance des inquisiteurs12. Cependant, le De liberis pie christianeque educandis ne sera imprimé qu’en 1544, comme annexe à l’Araneus, seu de Providentia Dei (Basileae, 1544, p. 129-162), Curione ayant dû à cette époque s’expatrier (il assistera bientôt à l’interdiction de sa propre production)13. À l’intérieur de cette typologie se présentent des situations très différentes. Je me limite à rappeler les Cento conclusioni de Girolamo Cato, brochure (hétérodoxe) jointe en supplément à la traduction de deux petits traités de Saint Cyprien, le De singularitate clericorum (apocryphe) et le De habitu virginum (Venezia, Comin da Trino, 1547), qui auraient dû lui servir de camouflage14. Parfois, les manipulations d’un collaborateur éditorial malin parviennent à se cacher dans les marges du livre d’un évêque au-dessus de tout soupçon. Le franciscain de Plaisance Cornelio Musso, prédicateur apprécié15, se fâcha avec Gabriel Giolito de’ Ferrari parce que l’imprimeur avait
10 Eugénie Droz, Chemins de l’hérésie, Genève, Slatkine, 1970, vol. II, p. 228-264; Andrea Del Col, «Il Nuovo Testamento tradotto da Massimo Teofilo e altre opere stampate a Lione nel 1551», Critica storica, xv, 1978, p. 642-675; id., « Appunti per una indagine... », art. cit., p. 171 et 175; E. Barbieri, Le Bibbie italiane del Quattro e Cinquecento..., op. cit., vol. I, p. 144-148 ; Nicole Bingen, Philausone (1500-1660). Répertoire des ouvrages en langue italienne publiés dans les pays de langue française de 1500 à 1660, Genève, Droz, 1994, p. 84-85. Pour la brochure calvinienne, cf. R. Peter, J.-F. Gilmont, Bibliotheca Calviniana..., op. cit., p. 141-143 [n. 43/8] et 204-205 [n. 45/12]; E. Barbieri, Le Bibbie italiane del Quattro e Cinquecento..., op. cit., vol. I, p. 329. 11 Ugo Rozzo, Silvana Seidel Menchi, « Livre et Réforme en Italie », dans La Réforme et le livre. L’Europe de l’imprimé (1517-v. 1570), dossier conçu et rassemblé par J.-F. Gilmont, Paris, Les Éditions du Cerf, 1990, p. 366-367. 12 Susanna Peyronel Rambaldi, « Itinerari italiani di un libretto riformato : il “Sommario della Sacra Scrittura” », Bollettino della Società di Studi valdesi, n. 160, 1987, p. 2-18 ; et ead., Dai Paesi Bassi all’Italia. Il sommario della Sacra Scrittura. Un libro proibito nella società italiana del Cinquecento, Firenze, Olschki, 1997. Susanna Peyronel Rambaldi, « Itinerari italiani di un libretto riformato...», art. cit., p. 2-18. Sur Curione, voir 13 Albano Biondi, « Curione, Celio Secondo », dans Dizionario biografico degli Italiani, Roma, Istituto dell’Enciclopedia italiana, 1985, vol. XXXI, p. 443-449 ; et la riche bibliographie rassemblée par Chiara Lastraioli sur le site du groupe de recherche international Cinquecento Plurale: [http://www.nuovorinascimento. org/cinquecento/curione.pdf ] (lien consulté en juin 2011). D’après le Thesaurus de la Littérature interdite au xvie siècle. Auteurs, ouvrages, éditions de Jésus Martinez de Bujanda (Sherbrooke, Centre d’Études de la Renaissance, 1996, p. 144), l’Araneus sera interdit à partir de l’Index de Venise (1549). 14 À ce propos, voir surtout S. Caponetto, Il calvinismo del Mediterraneo..., op. cit., p. 65-71. 15 Sur Musso, voir surtout Gabriele De Rosa, « Il francescano Cornelio Musso dal Concilio di Trento alla diocesi di Bitonto », dans Tempo religioso e tempo storico. Saggi e note di storia sociale e religiosa dal Medioevo all’età contemporanea, Roma, Edizioni di Storia e Letteratura, 1987, p. 395-442. Malheureusement je n’ai pas eu la possibilité de consulter la monographie plus récente de Corrie E. Norman, Humanist Taste and Franciscan
Values. Cornelio Musso and Catholic Preaching in Sixteenth-Century Italy, New York-Bern-Berlin-Frankfurt on M.-Paris-Wien, Peter Lang, 1998. Cf. deux lettres inédites de Musso à l’Inquisiteur Fra Marino Moro et à Gabriel Giolito (Città del Vaticano, 16 Biblioteca Apostolica Vaticana, Borgiano Latino 300, f. 294v-295r et 295v-296v). Quelques remarques sur la dispute dans G. De Rosa, « Il francescano Cornelio Musso… », art. cit., 1987, p. 401-406 ; cf. aussi Angela Nuovo, Christian Coppens, I Giolito e la stampa nell’Italia del XVI secolo, Genève, Droz, 2005, p. 123. 17 Paolo Simoncelli, Evangelismo italiano del Cinquecento. Questione religiosa e nicodemismo politico, Roma, Istituto storico per l’età moderna e contemporanea, 1979, p. 330-420 ; Alessandro D’Alessandro, « Note intorno ai “Ragionamenti accademici” di Cosimo Bartoli (1503-1572) », Annali dell’Istituto di Filosofia dell’Università di Firenze, II, 1980, p. 106-108 ; Massimo Firpo, Gli affreschi di Pontormo a San Lorenzo. Eresia, politica e cultura nella Firenze di Cosimo I, Torino, Einaudi, 1997, p. 180-182. Lodovica Braida, Libri di lettere. Le raccolte epistolari del Cinquecento tra inquietudini religiose e “buon volgare”, 18 Roma & Bari, Laterza, 2009, p. 93. Marcantonio Flaminio, Lettere, A. Pastore (éd.), Roma, Edizioni dell’Ateneo & Bizzarri, 1978, p. 117-122 et 13919 147, respectivement à Teodorina Sauli, 12 février 1542, Carlo Gualteruzzi, 24 février 1542, Galeazzo Caracciolo, 14 février 1543, et Cesare Flaminio, 15 février 1544 (P. Simoncelli, Evangelismo italiano del Cinquecento..., op. cit., p. 282-329 et L. Braida, Libri di lettere..., op. cit., p. 78-98). 20 M. Firpo, Gli affreschi di Pontormo a San Lorenzo..., op. cit., p. 218-227. 21 Roberto Gigliucci, « “Qualis coena tamen!”. Il topos anticortigiano del ’tinello’ », Lettere italiane, L, 1998, p. 587-605, Id., « Il dialogo ’Della fortuna’ di Lodovico Domenichi e Ulrich von Hutten », dans Furto e pla-
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introduit, dans les marginalia et le sommaire de l’édition de 1566 de ses Prediche, des résumés très libres de certains passages de son texte, qui en déformaient le sens théologique : Chair contre nature (« Carne contra natura »), Les Allemands sont des synagogues de Satan (« Germani sono sinagoghe di Sathana »), L’amour de Dieu suffit au salut [de l’âme] (« amor d’Idio basta alla salute »)16. Il arrive aussi que la traduction-plagiat passe d’un genre à l’autre, en se cachant dans les genres les plus anodins. Le best-seller le plus réussi de la littérature hétérodoxe italienne, le Beneficio di Cristo, fut largement utilisé dans une leçon académique sur le chant XXIV du Paradiso de Dante tenue par Cosimo Bartoli le 17 décembre 154217. Le Beneficio était encore inédit à ce moment-là ; mais après l’impression, les condamnations immédiates de Vérone et de Reggio Emilia (1543) et l’intervention publique d’Ambrogio Catarino Politi (1544)18, il devient l’objet d’un colportage idéologique méthodique. On le déguisera, par exemple, sous forme de lettre, lorsque son co-auteur, Marcantonio Flaminio, confiera une synthèse doctrinale du petit traité à quatre lettres, écrites en partie pendant les mois de sa révision du texte de don Benedetto Fontanini, en partie après la publication de la princeps (Venezia, Bernardino Bindoni, 1543). Ces lettres paraîtront dans le deuxième tome des Lettere volgari imprimé par Paolo Manuzio à partir de 1545, contribuant remarquablement à contourner l’interdiction qui avait frappé l’œuvre19. Quelques années plus tard, on retrouvera le Beneficio à l’intérieur du Sermone alla croce composé par Benedetto Varchi et lu à Florence, le Vendredi Saint 1549, par Antonio Lenzi20. De toute façon, on ne peut pas toujours juger l’œuvre d’un plagiaire comme une opération de colportage idéologique tout court. Le polygraphe de Plaisance Lodovico Domenichi, qui avait connu la prison à Florence pour une malheureuse traduction de Calvin en 1551, utilisait de façon effrontée des auteurs insérés dans l’Index des livres interdits jusqu’aux années 1560. Dans les dialogues Della corte et Della fortuna (1562), il plagie les dialogues Misaulus et Fortuna de Ulrich Von Hutten, en éliminant les passages les plus clairement anticléricaux, ce qui a poussé certains critiques à considérer ces plagiats plutôt comme des éditions « expurgées »21. Autre exemple : les
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trois petits traités de Plutarque vulgarisés par Domenichi, et parus à Lucques en 1560, donnent une traduction littérale de la version latine de Thomas Kirchmair imprimée à Bâle quatre ans plus tôt. « Luthérien dissident de la tendance karlstadtienne »22, plus connu sous le nom latinisé de Naogeorgus, Kirchmair venait de publier un piquant pamphlet antiromain, le Regnum Papisticum (1559) et une satire sarcastique contre l’Index de Paul IV (In catalogum haereticorum nuper Romae editum, s.n.t., 1559). À ce moment-là, ironie du sort, Domenichi se trouvait à Rome au service de Federico Borromeo, frère du cardinal Carlo, et cherchait à offrir à Pie IV la Vita di Gian Giacomo de’ Medici marchese di Marignano23. Il faut reconnaître, de toute façon, qu’il n’y a apparemment rien de suspect dans sa traduction. iii. Souvent, les colporteurs d’idées avaient recours à des genres textuels largement diffusés et à la mode, comme les commentaires aux classiques latins et surtout italiens (Dante et Pétrarque). Massimo Firpo a remarqué que la Lezione petrarchesca sulla canzone «Vergine bella» de Giambattista Gelli (1547) contient des notions valdésiennes à propos de l’Incarnation, de la Passion et de la doctrine de la justification24. Brucioli et Curione osèrent réécrire la même chanson en s’adressant au Christ au lieu de Marie25 ; Lodovico Castelvetro, dont les critiques contre ce texte sont particulièrement féroces, pensait par contre que le Poète n’avait jamais voulu publier sa chanson, enfermée « in una cassettina senza essere mai mostrata »26. Si le commentaire de Castelvetro à la Comédie de Dante reste jusqu’alors inédit, les annotations au Chansonnier et la traduction-commentaire de la Poétique d’Aristote, véritable summa de l’aristotélisme des xvie et xviie siècles, circulaient largement27. En 1604, le Maestro del Sacro Palazzo, Giovanni Maria Guanzelli, pousse l’inquisiteur modénois Arcangelo Calbetti à réviser les œuvres de Castelvetro. On convient qu’il faut faire une série de corrections à la Poétique, parues dans le premier tome de l’Index librorum expurgandorum in studiosorum gratiam confecti28. Il s’agit d’une centaine de suppressions qui portent sur de simples mentions d’hérétiques, des renvois à l’Écriture et surtout des allusions sarcastiques au clergé ou des références à des situations « osées ». Une cen-
gio nella letteratura del Classicismo, Id. (éd.), Roma, Bulzoni, 1998, p. 263-282 et Id., « Virtù e furti di Lodovico Domenichi », dans Cinquecento capriccioso e irregolare. Eresie letterarie nell’Italia del classicismo, P. Procaccioli e A. Romano (éd.), Manziana, Vecchiarelli, 1999, p. 87-97 ; E. Garavelli, Lodovico Domenichi e i ’Nicodemiana’ di Calvino..., op. cit., p. 91 et 95-96. 22 Peter G. Bietenholz, « Édition et Réforme à Bâle », dans La Réforme et le livre..., op. cit., p. 256. 23 Cf. Enrico Garavelli, « Per un sodalizio letterario: Lodovico Domenichi e Benedetto Varchi », Bollettino Storico Piacentino, CVI, 2011, p. 222-224. 24 M. Firpo, Gli affreschi di Pontormo a San Lorenzo..., op. cit., p. 187. 25 Sur la question : Davide Dalmas, « Il petrarchismo riformato di Celio Secondo Curione », Levia Gravia, VI, 2004 [mais 2008], p. 179-192 et Id., « Antonio Brucioli editore e commentatore di Petrarca », dans Antonio Brucioli. Humanisme et évangélisme..., op. cit., p. 139-141. 26 Francesco Petrarca, Le rime del Petrarca brevemente sposte per Lodovico Castelvetro [...], In Basilea, ad istanza di Pietro de Sedabonis [Pietro Perna], 1582, vol. II, p. 165-166. Cf. Ezio Raimondi, « Gli scrupoli di un filologo : Lodovico Castelvetro e il Petrarca », dans Id., Rinascimento inquieto. Nuova edizione, Torino, Einaudi, 1994, p. 99-101. 27 Davide Dalmas, Dante nella crisi religiosa del Cinquecento italiano. Da Trifon Gabriele a Ludovico Castelvetro, Manziana, Vecchiarelli, 2005, p. 184-212. 28 Indicis librorum expurgandorum in studiosorum gratiam confecti tomus primus [...] per Io. Mariam Brasichellam [...] redactus, Romae, Ex Typographia R. Cam. Apost., 1607, p. 653-664; sur la question : Gigliola Fragnito, Proibito capire. La Chiesa e il volgare nella prima età moderna, Bologna, Il Mulino, 2005, p. 121-122.
Giusto Fontanini, Biblioteca dell’eloquenza italiana, Venezia, Giambattista Pasquali, 1753, vol. I, p. 243-250 et vol. II, p. 31-34. À propos de la polémique entre Fontanini et Muratori, voir avant tout Stefano Jossa, « Castelvetro, Caro e Ronsard », dans Lodovico Castelvetro. Filologia e ascesi, Roberto Gigliucci (éd.), Roma, Bulzoni, 2007, p. 289-304. 30 Doge de Gênes et père du poète Anton Giulio (cf. Mariastella Ciappina, « Brignole Sale, Giovan Francesco », dans Dizionario biografico degli Italiani, Roma, Istituto dell’Enciclopedia italiana, 1972, vol. XIV, p. 291-293). Je remercie Laura Fusco de la Bibliothèque Berio de Gênes qui m’a confirmé l’identité de l’ancien propriétaire du livre. 31 En parcourant les inventaires de la bibliothèque de la famille Brignole Sale publiés par Laura Malfatto, on a l’impression que le Petrarca avec le commentaire de Castelvetro a été acheté entre 1611 et 1637 (Laura Malfatto, « L’inventario della biblioteca di Anton Giulio Brignole Sale », La Berio, xxviii, 1988, n. 1, p. 5-34; et ead., « Alcuni acquisti di libri effettuati da Gio. Francesco Brignole Sale tra il 1609 e il 1611 », La Berio, xxxiv, 1994, n. 2, p. 33-66). 32 Cf. L. Braida, Libri di lettere..., op. cit. Orazio Brunetto, Lettere, Venezia, Andrea Arrivabene, 1548. Cf. Andrea Del Col, « Note sull’eterodossia di 33 fra Sisto da Siena. I suoi rapporti con Orazio Brunetto e un gruppo veneziano di “spirituali” », Collectanea Franciscana, XLVII, 1977, p. 27-64 et Id., « Lucio Paolo Rosello e la vita religiosa veneziana verso la metà del secolo XVI », Rivista di storia della Chiesa in Italia, XXXII, 1978, p. 428-431. 34 Pietro Lauro, De le lettere [...] Il primo libro [...], In Venetia, [Michele Tramezzino], 1553, et Id., Delle lettere [...] libro secondo [...], In Vinegia, [Comin da Trino], 1560. 35 Sur Lauro: S. Seidel Menchi, Erasmo in Italia..., op. cit., p. 141, 179, 412 note 18 et Gabriele Dini, « Lauro, Pietro », dans Dizionario biografico degli Italiani, Roma, Istituto dell’Enciclopedia italiana, 2005, vol. LXIV, p. 119-122. 36 Il s’agit de la lettre adressée « a M. Giovanni Rusconi » (Pietro Lauro, De le lettere [...] Il primo libro [...], In Venetia, [Michele Tramezzino], 1553, p. 104-106), à comparer avec celle de Tolomei à Agostino Landi publiée par Giovanni Bottari dans Raccolta di lettere pittoriche del 1766 (j’ai consulté la réimpression Raccolta di lettere sulla pittura, scultura ed architettura [...] pubblicata da M. Gio. Bottari e continuata fino ai nostri giorni da Stefano Ticozzi, Milano, Silvestri, 1822, vol. V, p. 97-100). 37 S. Seidel Menchi, Erasmo in Italia..., op. cit., p. 191. 29
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sure, donc, moraliste et bourgeoise. Deux siècles plus tard, un critique aigu et colérique, l’évêque Giusto Fontanini, identifie dans le même texte un grand nombre de passages dans lesquels Castelvetro se moque de l’Eucharistie, du libre-arbitre, du purgatoire, de la primauté du Pape29. La plupart de ces reproches n’ont rien à voir avec les effacements réclamés par Calbetti. Dans d’autres cas, on avait recours à des moyens artisanaux. La bibliothèque Berio de Gênes conserve un exemplaire des Rime del Petrarca avec le commentaire de Castelvetro ayant appartenu au patricien génois Giovan Francesco Brignole Sale (1582-1637)30: le texte des Sposizioni est censuré à la plume ou par des petits morceaux de papier collés sur au moins sept passages différents de ceux indiqués par Calbetti et Fontanini31. L’autre genre très exploité par les colporteurs est le recueil de Lettres. On connaît bien les grandes anthologies de Lodovico Dolce, Paolo Manuzio et Girolamo Ruscelli32. On attend encore, en revanche, une étude plus approfondie, par exemple, sur les Lettere d’Orazio Brunetto, jeune médecin proche du groupe vénitien de Teofilo et Donzellini33. Même les deux tomes des lettres de Pietro Lauro34, maître d’école né à Modène mais actif à Venise, où il fait imprimer un nombre pléthorique de traductions du latin, de l’espagnol, peut-être même du grec, sont plutôt cités que lus35. Lauro, comme on l’a découvert à la fin du xviiie siècle, plagia intégralement une lettre de Claudio Tolomei36 et connaissait bien les œuvres d’Érasme37 ; on peut donc s’attendre à ce qu’une lecture plus attentive de ces recueils donne lieu à d’autres surprises.
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iv. Nous en sommes arrivés aux instituteurs, religieux et laïques, qui joueront un rôle-clé dans la diffusion des idées réformées pendant le xvie siècle38. Une liste qui inclurait des maîtres d’une certaine renommée comme Antonio Bendinelli ainsi que des personnages mineurs comme Paolo Cassano, Giovanni Maria Tagliadi dit le Maranello ou Costantino Cato, serait bien longue à dresser39. Dans cette dernière partie de ma communication, je voudrais me concentrer sur un texte apparemment anodin, une grammaire de grec ancien. Il s’agit de la Methodus linguae Graecae de l’hétérodoxe Cornelio Donzellini de Orzinuovi (près de Brescia). Ancien frère dominicain, Donzellini avait étudié à l’université de Padoue sous la direction de Francesco Robortello. Instituteur des neveux de Pier Paolo Vergerio, il fut ensuite précepteur dans plusieurs maisons patriciennes à Venise, où il collabora avec Lucio Paolo Rosello à de nombreuses traductions du grec. De plus en plus fasciné par la théologie calviniste, il traduisit le Petit traicté de la Saincte Cène du Père de la Réforme genevoise, version qui lui fut confisquée et reste inédite40. Traqué par les inquisiteurs, il s’enfuit à Ferrare, puis à Florence, où il fut finalement interpellé par la police de Côme de’ Medici. Condamné aux galères, il ne survécut que quelques mois41. La Methodus fut imprimée à Bâle sous les presses de Johannes Oporinus avec la collaboration de Pietro Perna, comme le montre une lettre bien connue de celui-ci, datée du 13 novembre 1550 à Bâle, et adressée au frère de Cornelio, le médecin Girolamo Donzellini. Perna envoie à Venise un colis de livres destiné à Girolamo, en lui proposant de les faire vendre par un libraire complaisant, Pietro da Fino42. Comme le livre est adressé aux fils de Côme, à savoir Francesco et Giovanni, il n’y a aucun doute que la Methodus ait été conçue pour un public italien, comme instrument didactique pour les maîtres d’école chargés d’élever les rejetons des élites.
38 S. Seidel Menchi, Erasmo in Italia..., op. cit., p. 122-142, qui rappelle (p. 141) l’attention prêtée par l’Église catholique au rôle éducatif joué par les maîtres à partir de 1536 (Consilium de emendanda Ecclesia). Sur Bendinelli : Ludovico Castelvetro, Filologia ed eresia. Scritti religiosi, Guido Mongini (éd.), Brescia, 39 Morcelliana, 2011, p. 324 note 114. Sur Cassano : S. Seidel Menchi, Erasmo in Italia..., op. cit., p. 125-127. Sur Tagliadi : Girolamo Tiraboschi, Biblioteca Modenese o notizie della vita e delle opere degli scrittori natii degli Stati del Serenissimo Signor Duca di Modena [...], In Modena, presso la Società Tipografica, 1781-1786, vol. V, p. 163 ; Massimo Firpo, Dario Marcatto, Il processo inquisitoriale del cardinal Giovanni Morone. Edizione critica, Roma, Istituto storico per l’età moderna e contemporanea, 1981-1995, vol. I, p. 302-303 note 102 ; Matteo Al-Kalak, « Tagliati, Giovanni Maria », dans Dizionario storico dell’Inquisizione, A. Prosperi (dir.), avec la coll. de V. Lavenia et J. Tedeschi, Pise, Edizioni della Normale, 2010, vol. III, p. 1556. Sur Cato : S. Caponetto, Il calvinismo del Mediterraneo..., op. cit., p. 74-77 (qui propose de l’identifier avec Girolamo Cato ; mais l’un est dit milanais, tandis que l’autre se se présente comme pesarese). 40 A. Del Col (« Lucio Paolo Rosello e la vita religiosa veneziana... », art. cit., p. 454, note 107) a retrouvé et décrit le manuscrit autographe de la traduction dans l’Archivio di Stato de Venise, Miscellanea di atti diversi manoscritti, b. 65. Dans une autre œuvre de Donzellini, Le dotte e pie parafrasi, sopra le pistole di Paolo a’ Romani, Galati ed Ebrei (Lyon 1551), le même Del Col repère la présence de la Confessio Augustana et de l’Institutio Christianae Religionis de Calvin (A. Del Col, « Lucio Paolo Rosello e la vita religiosa veneziana... », art. cit., p. 452-453). Cf. Anne Jacobson Schutte, « Donzellini, Girolamo », dans Dizionario biografico degli Italiani, Roma, 41 Istituto dell’Enciclopedia italiana, 1992, vol. XLI, p. 238-243; Federica Ambrosini, «Tendenze filoprotestanti nel patriziato veneziano», dans La Chiesa di Venezia tra Riforma protestante e Riforma cattolica, Giuseppe Gullino (éd.), Venezia, Edizioni Studium, 1990, p. 159 et 165; Leandro Perini, La vita e i tempi di Pietro Perna, Roma, Edizioni di Storia e Letteratura, 2002, p. 79-80, 86 et 269-271; E. Garavelli, Lodovico Domenichi e i ’Nicodemiana’ di Calvino..., op. cit., p. 54-56 et 109-111. 42 L. Perini, La vita e i tempi di Pietro Perna..., op. cit., p. 270.
Il y a plusieurs années, Leandro Perini a identifié un passage clairement hétérodoxe inséré à l’intérieur de l’explication de la préposition ὑπό.
Dans sa prescience, Dieu nous a aimés et adoptés pour ses enfants, spontanément et sans égard à nos œuvres ; il nous a appelés à la foi et destinés à la vie éternelle en vertu de sa grâce. Ce qui a apparemment échappé à Perini, ou qu’il a oublié de toute façon de mentionner, c’est que cette glose n’est pas contenue dans l’exposé grammatical de la Methodus, mais qu’elle provient d’un complément « pratique » qui consiste en une exposition ordonnée du Credo (le Symbole Apostolique), du Pater Noster et du Décalogue (donc, de la foi à la loi)44 ; un chapitre, donc, bien susceptible de se transformer en catéchisme45. Voici deux autres exemples : De Ecclesia. ἠ μία, ἠ ἁγία, ἠ καθολικὴ, ἠ ἀποστολικὴ, omnia haec sunt verae Ecclesiae propria epitheta, cui descriptioni & illa statim adiecta, plusculum lucis addit, quae Ecclesiam hanc unam, sanctam, universalem, atque Apostolicam, nihil plane aliud, quam sanctorum omnium communionem, hoc est coetum, societatem, conventum, civitatem, remp(ublicam) esse docet, non quorumvis, sed eorum, qui syncera ac constanti in Christum fide sanctificati, atque iustificati sunt, lege Rom. 8. I Cor. 6. Eph. 1 & 546.
En expliquant le Credo, Donzellini nous donne une définition de l’Église basée sur les quatre attributs canoniques une, saincte, catholique et apostolique. De l’Église, il souligne le caractère exclusif de communion des saints, justifiés et sanctifiés par la Foi en Jésus Christ, et le choix du Symbole apostolique lui permet de comprendre dans la traduction latine le syntagme τῆν ἀγίων κοινονίαν (sanctorum societatem), qui manque dans le Credo nicéno-constantinopolitain. C’est donc une Église des élus, qui refuse la conception catholique d’appartenance « visible », réalisée par le moyen des sacrements (ce qu’on appelle Église militante) ; cette dernière conception n’excluant pas la possibilité que l’ivraie, séparée du bon grain au Jugement dernier, puisse pous-
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Cornelio Donzellini, Methodus linguae graecae, libris IIII. comprehensa : una cum brevissimo totius Grammaticae compendio [...], Basileae, per Ioannem Oporinum, 1551, p. 387-388. Voir L. Perini, La vita e i tempi di Pietro Perna..., op. cit., p. 79. Même si cet ordre deviendra bientôt commun, il faut rappeler que les catéchismes avant la Réforme commençaient d’habitude par le Décalogue (cf. Eugène Mangenot, « Catéchisme », dans Dictionnaire de théologie catholique, t. XII, p. 2, Paris, Letouzey et Ané, 1939, col. 1906). Dans l’Index de Parme de 1580, on retrouve une Expositio Symboli Apostolici, christianae praecationis, Decalogi de Cornelio Donzellini (1551 ; cf. Thesaurus de la Littérature interdite au xvie siècle..., op. cit., p. 156), qui est vraisemblablement la deuxième partie de la Methodus (p. 351-404) ; mais du point de vue bibliographique il n’y a pas de solution de continuité entre les deux unités du livre, ce qui nous empêche de supposer une circulation séparée de la partie doctrinale. C. Donzellini, Methodus linguae graecae..., op. cit., p. 362.
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ὑπό) praepositio, cuius varias constructiones legito superius, cap. de Praepositione. Porro hic indicat causam agentem, a qua iuxta Philosophos, motus omnis, ceu a fonte proficiscitur. Nam non ex ullis iustitiae operibus, sed ex ineffabili misericordia, Deus nos per Iesum Christum, ante mundi iacta fundamenta, dilexit, ac suos filios fore decrevit : nunc vero per gratiam suam vocavit ac iustificavit, demum etiam glorificaturus. Rom. 8. Neque hic aliud sentit Paulus, quam quod | Christus, apud Ioan. cap. 15. Non vos me elegistis, sed ego elegi vos43.
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ser au sein même de la communauté des croyants47. En tout cas, l’explication de la Methodus rejette aussi la conception valdésienne d’une Église des fidèles dans le monde, dont on se détache par le péché48 ; et même celle de Melanchthon, qui ne refuse pas l’idée d’une Église visible où « boni » et « mali » coexisteraient49. On peut remarquer une certaine proximité avec le début du point VII de la Confessio Augustana (« Est autem Ecclesia Christi proprie, congregatio membrorum Christi, hoc est, sanctorum, qui vere credunt & obediunt Christo »), mais ce qui suit s’en écarte clairement (« etsi in hac vita huic congregationi multi mali & hypocritae admixti sunt, usque ad novissimum iudicium »)50. Par contre, cette conception ressemble à celle des mouvements radicaux, pour lesquels l’Église coïncide avec la communauté, hors de laquelle il n’y a point de salut51. L’absence de mention d’une hiérarchie quelle qu’elle soit est d’ailleurs frappante, ce qui la différencie des catéchismes catholiques52.
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« [...] ne la Chiesa militante si ritrovano due sorti di huomini, cioè buoni, & rei. Et sono li tristi partecipi de li medesimi sacramenti, & confessano la medesima fede, che fanno li buoni, ma sono poi di vita, & di costumi diversissimi » (j’utilise une réimpression de la traduction de Felice Figliucci, Catechismo, cioè istruttione secondo il Decreto del Concilio di Trento a’ Parochi [...], In Venetia, Appresso Aldo Manutio, 1568, p. 108). « Dunque quello che in questo articolo diciamo di credere è l’esistenza qui nel mondo di una chiesa che è una riunione di fedeli, i quali credono in un Dio padre e ripongono tutta la loro fiducia nel suo Figlio e sono retti e governati dallo Spirito Santo che procede da entrambi. Da questa riunione si separa chiunque commetta peccato mortale [...] » (Juan de Valdés, Il dialogo della dottrina cristiana, Teodoro Fanlo y Cortés (éd.), préface d’Anna Morisi Guerra, Torino, Claudiana, 1991, p. 82). Le passage est emprunté au colloque Inquisitio de fide d’Érasme (« Credo Sanctam Ecclesiam, quae est Corpus Christi, hoc est, congregatio quaedam omnium universum orbem, qui consentunt in fide Evangelica, qui colunt unum Deum Patrem, qui totam suam fiduciam collocant in eius Filio, qui eodem huius Spiritu aguntur. A cuius consortio resecatur, quisquis admittit crimen letale », Erasmus Roterodamus, Colloquia, L.-E. Halkin, F. Bierlaire, R. Hoven (éd.), Amsterdam, North-Holland Publishing Company, 1972, p. 371). De toute façon, Valdés revient sur ce concept dans le Alphabeto cristiano, comme le constate Massimo Firpo (M. Firpo, Gli affreschi di Pontormo a San Lorenzo..., op. cit., p. 114). Voilà l’explication de Melanchthon dans la traduction de Lodovico Castelvetro: « [...] io chiamo Chiesa la ragunanza di coloro che veramente credono, li quali hanno l’evangelio et i sacramenti et sono santificati dallo spirito santo [...] Ma questa stessa verace Chiesa alcuna volta ha dottrina più purgata et più chiara et alcuna volta meno. Ha anchora molti membri infermi, sì come gli apostoli erano Chiesa et non dimeno inanzi la risurrettione di Christo non intendevano quale dovesse essere il reame di Christo» (L. Castelvetro, Filologia ed eresia..., op. cit., p. 178 et 180). L’explication du théologien luthérien Anton Corvinus me semble tout à fait semblable: « Puer: Quid ergo est Ecclesia? Paedagogus: Congregatio fidelium, in unam eandem fidem consentientium [...] Habet Ecclesia admixtos in hac terra, bonus [recte : bonos] iuxta ac malos, quemadmodum tritico interdum paleae admixtae sunt. Sed haec malorum admixtio, pijs obstaculo non est quo minus & sancti sint sponsa immaculata Christi » (Anton Corvinus, Expositio Decalogi, Symboli Apostolici, Sacramentorum, & Dominicae praecationis ad captum puerilem in Dialogos redacta [...], [colophon: «Vitebergae. | Excudebat Ioseph | Klug. | anno M. DL.» ], f. D5r-v). Confessiones Fidei Christianae tres [...], Francoforti, Ex Officina Petri Brubachii, 1553, f. 8r. Aldo Stella, «L’ecclesiologia degli anabattisti processati a Trieste nel 1540», dans Eresia e Riforma nell’Italia del Cinquecento. Miscellanea I, Firenze & Chicago, Sansoni & The Newberry Library, 1974, p. 230 et 233. Dans le catéchisme de Pierre Canisius, par exemple, on peut lire : «Primum, Ecclesiam esse unam : nimirum in uno spiritu Christi Jesu, in una Fide, Fideique et Sacramentorum doctrina ; in Uno capite ac rectore universalis Ecclesiae, Vicario Christi scilicet, ac Divi Petri successore» (faute de mieux, je cite de Pedro Canisio, Catecismo católico trilingüe, [Madrid], En la imprenta de don Benito Cano, 1798, p. IX). Et voilà la définition du cardinal Bellarmin : «[Ecclesia est] coetus hominum eiusdem Christianae fidei professione, & eorundem sacramentorum communione colligatus, sub regimine legitimorum pastorum, ac praecipue unius Christi in terris Vicarij Romani Pontificis» (Roberto Bellarmino, Disputationum Roberti Bellarmini de controversiis christianae fidei, adversus hujus temporis haereticos, Lugduni, apud Ioannem Pillehotte, 1596, col. 917).
Postremo hoc adnotandum duxi, praepositionem εἰς, quae tribus divinis personis apposita fuerat, caeteris symboli partibus haud temere esse detractam. Nam id eo factum est, quo ab humanis divina, creator a creaturis, Deus ab hominibus seiungeretur. Quamobrem uti recte nos in Deum, hoc est in patrem, in filium, atque in spiritum sanctum credimus, fidimus, ac speramus, ita in Ecclesiam, nisi perperam, atque impie credere non possumus. Credimus itaque unam Ecclesiam, hoc est certum quemdam ac definitum piorum coetum atque numerum, aeterno Dei patris decreto, per unius filij Iesu Christi innocentiam, mortem, ac resurrectionem, a flagitijs, a morte, atque ab aeternis supplicijs redemptum, spiritus sancti munere atque opera, ad omnem iustitiam, sanctimoniam, vitaeque integritatem sanctificatum, ac novissimo illo die e pulvere ac morte, ad immortalem vitam, atque gloriam potentissime excitandum. Quorum e numero omnes nos esse, quicumque Christi nomine ac fide haud vane gloriamur, persuasissimum habemus54.
Telle est, en conclusion, l’explication relative au nom de Christ. Bien que le contenu du passage soit évidemment générique, la ressemblance lexicale entre les gloses de la Methodus et les réponses du Puer du cathéchisme calvinien saute aux yeux : Χριστόν) Nos Latine unctum, utranque vox Ebraeae Messiah respondet, lege Psalm. 44. Ebr. 1. Isaiae 61. Luc. 4. Act. 10. Porro Χριστός verbale est a χρίω, ungo, uti & Messiah Ebraeis a Massa, unxit : quo certe nomine, Iesum, unicum prophetam, sacerdotem, ac regem nostrum esse liquido intelligimus55. M.] Quid deinde valet nomen Christi? P.] Hoc epitheto melius etiamnum exprimitur eius officium. Significat enim unctum esse a Patre in Regem, Sacerdotem, ac Prophetam. M.] Qui scis istud? P. Quoniam ad hos tres usus Scriptura unctionem accommodat. Deinde haec tria quae diximus, saepe Christo tribuit56.
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Jean Calvin, Le catéchisme de Genève [...], À Genève, par Iean Girard, 1549, p. 34 ; Id., Catechismus Ecclesiae Genevensis, hoc est, formula erudiendi pueros in doctrina Christi [...], Genevae, [colophon: «Excvsvm Genevae, a-|pvd Ioannem Cri-|spinvm, Conradi | Badii opera. An-|no m.d.l. pridie | non. ivnii»], 1550, p. 35. Sur ce passage, voir M. Firpo, Gli affreschi di Pontormo a San Lorenzo..., op. cit., p. 376. C. Donzellini, Methodus linguae graecae..., op. cit., p. 364. Ce passage a été signalé par M. Firpo (Gli affreschi di Pontormo a San Lorenzo..., op. cit., p. 376), qui pourtant sous-estime, à mon avis, l’importance de la Methodus, qui n’est pas simplement une grammaire avec des nuances hétérodoxes ’juxtaposées’, mais un vrai catéchisme clandestin. C. Donzellini, Methodus linguae graecae..., op. cit., p. 355. Jean Calvin, Catechismus Ecclesiae Genevensis..., op. cit., p. 18. Voilà le texte français de l’édition de 1549 : « M.] Par ce tiltre est encores mieux declairé son office. C’est qu’il a esté oinct du Pere celeste, pour estre ordonné Roy, Prestre ou Sacrificateur, & Prophete. M.] Comment sais-tu cela? E.] Pource que, selon l’Escriture, l’onction doit servir à ces trois choses. Et aussi elles luy sont attribuées plusieurs fois » ( J. Calvin, Catéchisme de Genève..., op. cit., p. 13-14).
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• colporteurs d,idées
Un peu plus loin, Donzellini se rapproche décidément de l’ecclésiologie calviniste. En se servant de l’expression aeterno Dei Patris decreto, il calque la notion de prédestination sur laquelle porte la définition d’Église sur celle de Calvin dans son deuxième Catéchisme : « M.] Qu’est-ce que l’Église catholique ? E.] C’est la compagnie des fidèles que Dieu a ordonnée et élue à la vie éternelle (M.] Quid est Ecclesia? P.] Corpus ac societas fidelium, quos Deus ad vitam aeternam praedestinavit) »53.
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La doctrine explicitée du triplex munus Christi semble donc empruntée précisement au Catéchisme genevois. Or, cette doctrine, élaborée par Eusèbe de Césarée et reprise par Érasme et Martin Bucer, a été développée surtout par Calvin, qui l’introduisit dans son Catéchisme de 1545 et l’expliquera longuement dans l’Institutio Christianae Religionis de 155957. Sur ces trois fonctions du Christ, en effet, se fondent le rôle de ministre du culte conçu par le Réformateur, et finalement l’ecclésiologie même de l’Église rêvée par le Noyonnais58. Aujourd’hui, cette doctrine fait partie du bagage doctrinal de l’Église romaine, mais apparemment ce n’est qu’au début du xixe siècle qu’elle a été acceptée officiellement par la théologie catholique59. En 1550, ce passage pouvait sembler suspect, même si, à vrai dire, le Catéchisme Romain (1566) ne semble pas éloigné de cette formulation-là (mais il vaut mieux laisser les théologiens spéculer sur ce point)60. On pourrait, et même on devrait, pousser plus loin les recherches sur les sources éventuelles de la Methodus. Je suis obligé de m’arrêter ici. Je me contente d’avoir montré par le biais de quelques exemples comment, au xvie siècle, on pouvait transformer une petite grammaire en un véritable catéchisme hétérodoxe.
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Jean Calvin, Inst. Chr. Rel. II xv, dans Id., Opera quae supersunt omnia [...], ediderunt W. Baum, E. Cunitz et E. Reuss, vol. II, Brunswick, A. Schwetschke, 1864, coll. 361-367. On ne trouve rien de semblable, par exemple, ni dans le Dialogo della dottrina cristiana de Juan de Valdés, ni dans la source exploitée par l’hétérodoxe espagnol dans l’explication du Credo, c’est-à-dire le colloque Inquisitio de fide d’Érasme, ni dans Una familiare et paterna institutione della Christiana religione de Celio Secondo Curione (Bâle 1550), ni dans le Parvus Cathechismus de Luther (j’ai utilisé l’édition de Nürberg 1545). Cf. George Huntston Williams, The Radical Reformation, Philadelphia, Westminster Press, 1962, p. 372 sqq ; Josef Fuchs, « Origines d’une trilogie ecclésiologique à l’époque rationaliste de la théologie », Revue des Sciences philosophiques et théologiques, liii, 1969, p. 185-211 ; et Rodney L. Petersen, « Church and University. The Threefold Ministery and the Offices of Christ », dans The Contentious Triangle. Church, State, and University. A Festschrift in Honor of Professor George Huntston Williams, Id. et C. A. Pater (éd.), Kirksville, Truman State University Press, 1999, p. 359-381. Il faut rappeler que pour Calvin (et pas seulement pour lui, comme l’a justement remarqué Guido Mongini, L. Castelvetro, Filologia ed eresia..., op. cit., p. 153 n. 404), propheta signifie essentiellement l’exégète de l’Écriture. « Autant il nous est naturel aujourd’hui de considérer l’œuvre du Christ du triple point de vue du sacerdoce, de la prophétie et de la royauté, autant une telle trilogie était inhabituelle chez les théologiens catholiques avant la fin du xviiie s. » (J. Fuchs, « Origines d’une trilogie… », art. cit., p. 194). Cf. Catechismo della Chiesa cattolica. Testo integrale e commento teologico, sous la direction de Rino Fisichella, Casale Monferrato, Piemme, 1994, § 1546. « Ma poi che Giesù Christo, nostro Salvatore, discese in questo mondo, prese in sé, & essercitò gli offitij di queste tre persone, cioè del Profeta, del Sacerdote, & del Re; & per queste cagioni fu detto Christo, & Unto, acciò che tali offitij dovesse esercitare, non per opera di huomo mortale, ma per virtù del suo celeste padre, non con terreno unguento, ma con olio spirituale [...] » (Catechismo, cioè istruttione secondo il Decreto del Concilio di Trento..., op. cit., p. 42). Cf. « Dans le Catéchisme Romain I, 3, 7, la trilogie sert d’explication pour le nom du Christ, mais non de fondement à son œuvre » ( J. Fuchs, « Origines d’une trilogie... », art. cit., p. 197).
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Textes et savoirs techniques
L’Humanisme comme art de la contrebande. Alberti, lecteur des Anciens Pierre Caye Centre Jean Pépin upr 76-cnrs
i. Landino comparait Alberti à un caméléon1, non seulement parce qu’Alberti avait écrit sur tout ou presque tout avec à chaque fois le style le plus approprié à l’objet traité, mais aussi parce qu’il semblait inclassable et insaisissable aux yeux de ses contemporains, si ce n’est même marginal comme en témoignent les difficultés de sa carrière à la fois littéraire et administrative. Alberti se place ainsi à l’opposé de l’humanisme de chancellerie qui visait pour sa part à intégrer l’humanisme, et en particulier l’humanisme cicéronien, dans la culture institutionnelle de son temps, au point que cet humanisme pourrait être qualifié, à la façon de Gramsci, d’organique2. Or, l’œuvre d’Alberti, ses traités ou ses dialogues moraux aussi bien que ses écrits satiriques ou lucianesques, apparaissent radicalement étrangers à ce type d’humanisme. Dans le même esprit, Eugenio Garin, se plaçant à contre-courant de l’historiographie traditionnelle, a insisté sur le caractère sombre, amer et désespéré de l’humanisme albertien, en conflit avec la littérature de la dignitas et de l’excellentia hominis qui prétendait symboliser l’âge nouveau3. Alberti est au contraire particulièrement sensible à l’impuissance et à la folie des hommes face à la vicissitudo rerum4, présentes non seulement dans ses écrits lucianesques mais même dans le De re aedificatoria sous la forme en particulier de l’insania aedificandi5 que l’ensemble de son traité essaie de conjurer : fragilité et impuissance qui soulignent non pas l’excellentia mais la miseria hominis. La misère de l’homme définit sa condition naturelle sans être le résultat d’une chute ; par conséquent elle n’est pas non plus susceptible de rédemption ; on peut espérer une rémission, mais non pas la restitution de l’homme à son intégrité originaire supposée, ni moins encore l’institution d’un homme nouveau. À suivre l’interprétation de Garin, Alberti semble
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Cristoforo Landino, « Commentaire sur Dante » dans Scritti critici e teorici, I, Roberto Cardini (éd.), Rome, Bulzoni, 1974, p. 120. Antonio Gramsci, Quaderni del carcere, Valentino Gerratana (éd.), Turin, Einaudi, 1975, p. 1513 sqq. Eugenio Garin, «Il pensiero di L. B. Alberti e la cultura letteraria del Quattrocento », Belfagor, XXVII, no 5, 1972, p. 501-521 ; « Il pensiero di Leon Battista Alberti : caratteri e contrasti », Rinascimento, XII, 1972, p. 3-20 ; « Il pensiero di L. B. Alberti nella cultura del Rinascimento », dans Convegno internazionale indetto nel V centenario di Leon Battista Alberti (Roma-Mantova-Firenze, 25-29 aprile 1972), Rome, Accademia nazionale dei Lincei, 1974, p. 21-41 ; « Studi su Leon Battista Alberti » dans Rinascite e revoluzioni. Movimenti culturali dal XIV al XVIII secolo, Eugenio Garin (éd.), Rome & Bari, Laterza, 1975, p. 131-192. Alberto Giorgio Cassani, La fatica del costruire : tempo e materia nel pensiero di Leon Battista Alberti, Milan, Unicopli, 2000, p. 21. Leon Battista Alberti, De re aedificatoria, II, 2, G. Orlandi et P. Portoghesi (éd.), Milan, Il Polifilo, 1966, p. 103-105.
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représenter, jusque dans ses traités les plus constructifs et les plus solaires, les anti-Lumières de la Renaissance. Ce terme d’anti-Lumières renvoie non pas à ce que certains historiographes ont appelé l’anti-Renaissance ou l’anti-humanisme6, ce qui dans la culture de la Renaissance resterait totalement étranger au retour à l’antique, mais bien plutôt à ce qui, dans l’ouverture de l’humain et dans le renouvellement des modalités de la raison qui accompagne ce retour, échappe à tout esprit de Modernité au sens que les Lumières ont donné à ce terme, autrement dit à ce qui se présente, dans ce retour à la culture et à la pensée antiques qu’on appelle les humanités, moins comme l’aurore d’une civilisation nouvelle que comme le combat désespéré de quelques survivants au milieu des cadavres de l’ancienne Rome7. Cette place et cette destinée singulières d’Alberti se reflètent clairement dans son rapport au savoir en ce qu’il a de plus essentiel, et plus particulièrement dans son rapport aux textes de l’Antiquité dont il offre souvent une lecture déroutante. Déroutantes, les interprétations albertiennes le sont d’abord parce qu’il n’est jamais aisé d’y retrouver l’auteur de référence : ni Vitruve dans le De re aedificatoria, ni Xénophon dans le De familia, ni Lucien dans le Momus ; mais Alberti ne cherche pas non plus à conduire une politique d’auteur sur les dépouilles des grands Anciens ; il ne prétend pas, comme Politien, s’exprimer lui-même tel qu’il se pense (Me tamen, ut opinor, exprimo)8. Une telle redondance de la subjectivité sur elle-même ne convient guère à Alberti qui cherche plutôt à se masquer derrière son œuvre. Il est toujours difficile de fixer clairement sa position, ce qui explique d’ailleurs sa postérité problématique, l’oubli dans lequel est tombée une grande part de ses écrits jusqu’au début du xxe siècle. Ce qui est vrai au premier chef pour les dialogues ou encore pour la satire, où il n’est jamais aisé de faire la part entre le jeu de l’esprit et la critique raisonnée, vaut aussi pour les traités. Alberti ne parle au nom de personne, ni des grands auteurs de l’Antiquité, ni de lui-même sans qu’on puisse dire pour autant qu’il s’adresse à la cantonade. Il est à cet égard symptomatique que son court écrit autobiographique ait été considéré jusqu’il y a peu comme une vie anonyme9. Il y a contrebande ici non que les marchandises que convoie Alberti soient frelatées ou passent sous fausse enseigne, mais parce que leur provenance est dissimulée et leur traçabilité effacée.
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Henri Gouhier, Les Premières Pensées de Descartes, Contribution à l’histoire de l’anti-Renaissance. Paris, Vrin, 1958 ; Robert Blake, The Renaissance, IV (Anti-humanism et anti-Renaissance), New-York, Routledge, 2006. Alberti utilise le terme de cadaver pour décrire le pont d’Hadrien à Rome (De re aedificatoria, op. cit., VIII, 6, p. 711). Poggio Bracciolini, de son côté, compare la ville de Rome à un « gigantesque cadavre en décomposition » (De varietate fortunae, I, 1, J. Y. Boriaud & P. Coarelli (éd.), Paris, Les Belles-Lettres, 1999, p. 20). Cette métaphore récurrente chez les antiquaires du Quattrocento est reprise par Raphaël dans la Lettre à Léon X où il évoque Rome sous l’aspect du « cadavre de la noble patrie qui fut la reine du monde » (el cadavero di quella nobil patria che è stata regina del mondo) et la compare aux « os d’un corps privé de chair » (l’ossa del corpo senza carne) ( « Lettera a Leone X », dans Francesco Paolo Di Teodoro, Baldassar Castiglione e la « Lettera a Leone X», § i & iii, Nuova Alfa Editoriale, Bologna, 1994, p. 64-65). Angelo Poliziano, « Epistolae », dans Prosatori latini del Quattrocento, E. Garin (éd.), Milan & Naples, Einaudi, 1952, p. 902. Leonis Baptistae Alberti, « Vita anonyma », dans Rerum Italicarum Scriptores, L. Mehus (éd.), xxv, Milan, 1751, p. 295-303 ; Riccardo Fubini et Anna Menci Gallorini, « L’autobiografia di Leon Battista Alberti : Studio e edizione », Rinascimento, s. II, XII, 1972, p. 21-78.
ii. Il sera ici essentiellement question du De re aedificatoria non seulement parce que ce traité est l’un des textes majeurs d’Alberti, assurément l’ouvrage de référence parmi tous ses écrits techniques, son dernier texte aussi s’il est vrai que, jusqu’aux derniers jours de sa vie, Alberti l’a repris, corrigé et complété, comme en témoigne sans ambiguïté Politien dans sa lettre dédicatoire pour l’édition princeps de 148513, mais plus encore parce que, dans cette fonction de passeur et d’interprète des textes antiques que remplit Alberti, le De re aedificatoria occupe une place privilégiée. Alberti est l’homme de la machine, le penseur décisif de l’art et de la technique à la Renaissance, le fondateur de la théorie de l’art précisément parce qu’il conçoit l’art à travers ses dispositifs techniques ; il est l’inventeur d’un certain nombre d’instruments « techniques », le plus souvent des instruments mentaux, des prothèses intellectuelles qui permettent à l’homme d’accéder à une plus grande maîtrise du réel et de sa représentation : la perspective du peintre14, mais aussi le finitorium du sculpteur15, la maquette de l’architecte16 ou encore le « tableau » (pictura) dont
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Roberto Cardini, Mosaici, il nemico dell’Alberti, Roma, Bulzoni, 1990 ; Alberto Giorgio Cassani, La fatica del costruire, op. cit., p. 26-28. « Profugiorum ab aerumna », dans Opere Volgari, II, Rime e Trattati morali, Cecil Grayson (éd.), Laterza, Bari, 1966, p. 139. « Et licebit istic impune addere diminuere commutare innovare ac penitus pervertere, quoad omnia recte conveniant et comprobentur », ( De re ..., op. cit., II, 1, p. 97 ; trad. fr. Leon Battista Alberti, L’art d’édifier, introduction, notes et traduction par P. Caye et F. Choay, Paris, Le Seuil, 2004, p. 99). Ibid., VI, 13, p. 525. Leon Battista Alberti, De la Peinture/De pictura (1435) préface, traduction et notes par Jean-Louis Schefer ; introduction par Sylvie Deswarte-Rosa, Paris, Macula, 1992, p. 74-92. Leon Battista Alberti, De statua, §9, Marco Collareta (éd.), Livourne, Sillabe, 1999, p. 14. De re ..., op. cit., II, 1, p. 98-100.
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• alberti, lecteur des anciens
Sa lecture est déroutante aussi, au sens propre du terme, en ce qu’elle nous fait quitter la route, en procédant par tout un jeu de déplacements qui est de l’ordre à la fois de la mosaïque10 et du jeu de taquin, ce jeu qui consiste à déplacer tel ou tel élément au moyen d’une case vide mobile jusqu’à atteindre la configuration voulue. Mosaïste, Alberti l’est quand il agence, en particulier dans le De re aedificatoria, de très nombreuses citations dont il tait la provenance et qu’il s’ingénie à abouter et à ajuster pour former de nouvelles figures signifiantes, tant il vrai qu’à ses yeux il n’est rien qui n’ait été déjà dit auparavant : nihil est quin prius dictum sit 11. Mais la pose de la mosaïque textuelle ressemble aussi à un jeu de taquin parce que ces citations innombrables, d’origines extrêmement diverses, sorties de leur contexte et devenues ainsi totalement anonymes (à la fois sans auteur et sans texte), circulent et se déplacent dans le traité, et ce faisant déplacent le texte lui-même, lui assurant ainsi une certaine progression dynamique. L’herméneutique d’Alberti ressemble en définitive à son art de l’édification et, en particulier, à son usage de la maquette dans la conception du projet, maquette revêtant chez Alberti une dimension véritablement expérimentale et heuristique, qui, par manipulation, «permettra ainsi sans danger d’ajouter, d’ôter, d’intervertir, d’innover, et même de bouleverser l’ouvrage de fond en comble jusqu’à ce que toutes ses parties s’accordent convenablement entre elles et nous donnent satisfaction »12. Le travail de la citation apparaît alors comme l’instrument privilégié du maniement de la maquette auquel ressemble l’écriture albertienne.
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il se sert pour tracer le fût de la colonne17, ou, plus sophistiqué enfin, le système de points polaires qu’il élabore dans la Descriptio urbis Romae18 pour tracer les cartes avec exactitude, sans parler des nombreux instruments qu’il est amené à employer dans ses Ex ludis rerum mathematicarum. Or, le traité du De re aedificatoria est lui aussi, à sa façon, une machine : une machine textuelle et herméneutique qui, en tant que machine, transforme ce qu’elle traite et, en le transformant, lui donne un surcroît de valeur ; de fait, cette machine intègre la textualité antique pour produire non des auteurs ou des corpus (ce qui est proprement la tâche de la philologie), mais du savoir, un savoir lui-même productif, en l’occurrence productif d’autres machines non plus mentales mais matérielles : les édifices, machines à vivre, à habiter et à travailler. iii. La machine herméneutique du De re aedificatoria passe ainsi au crible trois auteurs majeurs de l’Antiquité romaine qui se révèlent de la plus haute importance pour l’intelligence du traité : au premier chef Vitruve puisque Alberti a l’ambition de faire du De re aedificatoria le texte de référence de l’architecture à l’antique, et de le substituer dans cette fonction fondamentale au De architectura de Vitruve, qui de fait ressort profondément transformé par l’interprétation albertienne. Mais il est un autre auteur, plus inattendu pour le domaine abordé même s’il occupe une place symbolique plus importante encore que Vitruve dans la culture humaniste du Quattrocento : César. Il faut enfin tenir compte d’un troisième auteur qui, en réalité, fournit la clef de toute l’opération herméneutique du De re aedificatoria : Pline l’Ancien. Vitruve, César et Pline forment la triade fondamentale à partir de laquelle devient possible, par la médiation d’Alberti, une méditation sur la conception romaine de la technique. Le traitement auquel procède la machine herméneutique se révèle particulièrement opératoire avec Vitruve. De fait, le De architectura est au Quattrocento difficilement lisible et compréhensible au point que son établissement critique apparaît impossible. Or, faute de pouvoir établir un texte, on ne peut, pour le transmettre, que l’interpréter, c’est-à-dire l’intégrer dans un dispositif différent qui lui donne sens. Et c’est bien à cette tâche que s’attelle Alberti dans son traité. Le De architectura de Vitruve est, comme toute la culture humaniste, un survivant (superstes) : le survivant de toute une littérature essentiellement hellénique et hellénistique dont Vitruve s’est largement inspiré ; mais ce survivant est en bien piteux état, lui aussi en voie de cadavérisation de la même façon que les vestiges de Rome qu’Alberti voit disparaître au fil des jours : « Je déplorais que tant de monuments littéraires si fameux aient péri sous les coups du temps et des hommes, si bien que, d’un tel naufrage, il nous restait à peine un survivant, Vitruve, écrivain sans doute fort savant, mais corrompu et mutilé par le temps au point qu’en de nombreux passages abondent les lacunes et que, sur beaucoup de points, tu eusses souhaité en savoir davantage »19.
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Ibid., VI, 13, p. 525. Leon Battista Alberti, Descriptio urbis Romae, Jean-Yves Boriaud, Mario Carpo et Francesco Furlan (éd.), Firenze, Olschki, 2005. « Namque dolebam quidem tam multa tamque praeclarissima scriptorum monumenta interisse temporum hominumque injuria, ut vix unum ex tanto naufragio Vitruvium superstitem haberemus, scriptorem procul dubio instructissimum, sed ita affectum tempestate atque lacerum, ut multis locis multa desint et multis plurima desideres », (De re ..., op. cit., VI, 1, p. 441 ; trad. fr. Pierre Caye & Françoise Choay, op. cit., p. 275).
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M. Vitruvius per Iocundum solito castigatior factus cum figuris et tabula ut iam legi et intellegi possit, Venetiis, Johannes de Tacuino, 1511. Cf. Lucia A. Ciaponi, « Fra Giocondo da Verona and his Edition of Vitruvius », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 47, 1984, p. 72-90. Richard Krautheimer, « Alberti and Vitruvius », dans Studies in Western Art, Princeton, Princeton University Press,1963, vol. II, p. 49. « [...] sic enim [Vitruvius] loquebatur, ut Latini Graecum videri voluisse, Graeci locutum Latine vaticinentur ; res autem ipsa in sese porrigenda neque Latinum neque Graecum fuisse testetur, ut par sit non scripsisse hunc nobis, qui ita scripserit, ut non intelligamus. », (De re ..., op. cit., VI, I, p. 441. trad.fr. Pierre Caye & Françoise Choay, op. cit., p. 275).
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La tâche de la philologie humaniste consiste à ranimer les cadavres littéraires, et le De architectura connaîtra effectivement au début du xvie siècle une résurrection miraculeuse grâce au savoir incomparable de Fra Giocondo qui réalisera une édition dont un grand nombre de leçons traverseront avec succès le temps20. Il est clair que ce miracle philologique, opéré sur l’un des textes les plus corrompus et les plus difficilement compréhensibles de l’héritage latin, contribuera fortement à l’émergence à partir du xvie siècle de ce que j’ai appelé le continent Vitruve et au succès de ce type d’architecture à l’Antique, qui se perpétuera sous les qualificatifs de «classique» puis de «néo-classique», et qui ainsi dominera l’architecture occidentale pendant plus de quatre siècles. Mais ce n’est pas ainsi que procède Alberti. Certains spécialistes font l’hypothèse que Leonello d’Este, au milieu des années 1440, aurait demandé à Alberti d’éditer le Vitruve21 dont un certain nombre de nouvelles copies commençaient à circuler en Italie centrale, mais que celui-ci aurait refusé cette proposition, préférant construire tout de neuf un nouveau traité, un traité inaugural comme il l’avait fait dix ans auparavant avec la peinture. Faute de reconstruire le De architectura ou de le restaurer, Alberti va le déplacer, comme s’il avait sous les mains une maquette, et le déplacer tout particulièrement d’un point de vue terminologique ; autrement dit, il va le traduire : l’opérateur herméneutique fonctionne ici sous la forme d’une machine de traduction. On s’étonnera : le De re aedificatoria n’est-il pas écrit en latin au même titre que le De architectura ? Comment alors parler de traduction ? Précisément parce qu’Alberti, au sein de la même langue, passe d’une langue à une autre. N’est-ce pas là faire œuvre de traduction ? En effet, la terminologie de Vitruve reste très fortement imprégnée d’hellénismes, sous l’influence de ses sources grecques et hellénistiques. Alberti se fixe alors pour tâche de latiniser cette terminologie. Si, en définitive, pour Alberti le Vitruve est sans vie et, en tant que tel, ne saurait donc vivifier une quelconque pratique architecturale, c’est moins en raison des accidents de sa tradition textuelle que de son absence de langue. Le De architectura, aux yeux d’Alberti, n’a pas de langue de sorte que ce texte est encore en attente d’une écriture que le De re aedificatoria aspire à lui donner : «Vitruve s’exprimait de telle façon que les Latins auraient affirmé qu’il avait voulu paraître grec et les Grecs latin ; ce seul fait attesterait assez qu’il ne fut ni grec ni latin, si bien que pour nous il reviendrait au même qu’il n’ait rien écrit, puisque ce qu’il a écrit nous est incompréhensible »22. L’écriture de ce texte sans langue, il appartient à Alberti de la fixer, en latinisant la terminologie architecturale par un véritable processus de traduction interne. Cette traduction interne qui fait office de réécriture du traité n’a pas seulement pour but de rendre élégant un texte qu’Alberti jugeait grossier. Elle a une fonction plus théorique et
plus profonde : à travers ce jeu de traduction, Alberti n’essaie rien moins que d’instaurer une romanité de la technique et de sa question, distincte de leur fondation grecque. 138 pierre caye
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iv. Ce processus de traduction albertienne de la terminologie architecturale dans sa latinité comporte en réalité trois aspects distincts : • Ce qu’on appelle la traduction proprement dite, c’est-à-dire la traduction d’une langue dans une autre, en l’occurrence du grec au latin. Alberti vise à supprimer les termes grecs du Vitruve, qu’ils se présentent dans leur graphie originale ou qu’ils soient transcrits dans l’alphabet latin : le seul terme grec notable qui soit maintenu par Alberti dans sa transcription latine est, au livre IX, celui d’armonia23, qui concerne spécifiquement l’harmonie musicale mais qu’il traduit, quand l’harmonie s’applique à l’architecture, par le terme cicéronien de concinnitas24. • Cependant, la traduction ne se limite pas au seul passage d’une langue à une autre. L’essentiel du processus de traduction chez Alberti s’opère en fait à l’intérieur même de la langue latine. Il existe en réalité deux langues qui coexistent dans le latin technique : une langue savante calquée sur le grec et une langue vernaculaire. Alberti essaie ainsi de traduire l’important vocabulaire grécisant présent chez Vitruve dans un latin à la fois plus original et plus proche des réalités romaines, pour forger une langue technique originale. Considérons par exemple le terme de dispositio25 chez Vitruve. Au contraire d’architectura, d’eurythmia ou d’armonia, il s’agit bien d’un terme latin et non pas d’un terme grec translittéré, mais ce terme latin est la transposition directe du grec : διάθεσις (diathesis). διάθεσις en grec se traduit littéralement en latin par dis-positio selon un étroit parallélisme de construction offrant le même préfixe et le même radical (διά- (dia)/dis – τίθημι (tithêmi)/ponere). C’est pourquoi Alberti préfère employer, pour signifier l’agencement et la compartimentation des espaces, plutôt que dispositio le terme partitio26, autrement dit « division », dans une langue latine plus autonome par rapport au grec. • Enfin, troisième phénomène notable de traduction, les glissements de sens auxquels Alberti procède quand il emploie les mêmes termes que Vitruve ou des termes paronymiques mais avec un sens différent. Ainsi, la columnatio chez Alberti revêt un sens très différent de la columnes ou colonnade vitruvienne. Sous le terme de columnatio, Alberti décrit la colonne, ses parties et ses ornements en élévation, de la base à l’entablement, ce qui est à l’origine de la théorie des ordres à l’âge humaniste et classique27, tandis que Vitruve a une conception horizontale de la colonne intégrée dans une série qui forme une colonnade que règle l’ordonnance (ordinatio), l’ordre ou le rythme de succession des colonnes, en particulier sous la forme de la species, c’est-à-dire du type d’espacement entre les colonnes, et de la figura, c’est-à-dire de la forme que revêt le temple en fonction de la dis-
23 Ibid. IX, 6, p. 829. 24 Ibid. IX, 5, p. 815. 25 Vitruve, De architectura, I, 2, 2. 26 De re ..., op. cit., I, 9, p. 65. Ibid., VII, 6, p. 565. 27
position de ses colonnades extérieures28. Ces glissements de sens ne font en réalité qu’exprimer la nouvelle conception de l’architecture qu’inaugure le De re aedificatoria. Ces trois types d’opération linguistique forment un tout qui fait de la traduction un véritable instrument d’instauration épistémologique de la discipline.
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Pierre Gros, « Les ambiguïtés d’une lecture albertienne de Vitruve : la columnatio », dans Leon Battista Alberti, actes du congrès international (Paris, 10-15 avril 1995), Francesco Furlan (éd.), tome II, Paris & Turin, Nino Aragno & Vrin, 2000, p. 763-772. Institutions militaires de Végèce, Amsterdam, J. Westein, 1744 ; Institutions militaires de Végèce, trad. fr. C. G. Bourdon de Sigrais, Paris, Vve David, 1759 ; Végèce, Les Institutions militaires, coll. Nisard, Paris, Dubochet, 1849. Vegetius, The military institutions of the Romans, translated from the latin by J. Clark, London, Griffin, 1767.
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Rien n’est évidemment plus frappant dans le traité d’Alberti que la transformation ou traduction du titre même. Alberti rédige non pas un De architectura comme Vitruve, mais un De re aedificatoria, ce qui illustre sans aucune ambiguïté ce passage d’une terminologie grecque à une terminologie latine originale. Dans ce changement de titre, tout importe, et d’abord l’adjonction de la notion de res. La présence de res dans le titre sent bien sa latinité ; on ne connaît pas d’équivalent sous cette forme en grec. On retrouve ainsi ce terme chez Columelle, le De re rustica ; chez Varron : la Res rustica ; chez Végèce : l’Epitoma rei militaris, trois textes au demeurant souvent cités par Alberti. La res caractérise la littérature technique latine. Mais que signifie la présence de ce terme d’un point de vue épistémologique ? Avant de définir un savoir, la res circonscrit un domaine de la réalité, qu’il s’agit d’instituer et de régler pour le mettre au service de l’homme (causa hominis). Les traducteurs français ou anglais de Végèce ont ainsi longtemps donné pour titre à l’Epitoma rei militaris Les Institutions militaires ou The Military institutions29. En tant que tel, le terrain prime ici sur la méthode, ou plus exactement la méthode doit naître du terrain ; pour parler comme Vitruve, la fabrica précède la ratiocinatio. Et nous savons combien importe à Alberti le travail de terrain, c’est-à-dire la phase d’observation et de description archéologiques, dans la constitution même de son savoir. En ce qui concerne l’adjectif qualificatif aedificatoria, on se tromperait si on le considérait comme le simple équivalent latin d’architectura, une façon élégante de passer du monde grec au monde romain, car, en réalité, les deux termes ne recouvrent pas exactement le même champ de signification. Le traité de Vitruve distingue deux ordres de réalité qui s’articulent sans se confondre. L’architectura est en effet conçue, chez Vitruve, comme une méthode générale de conception et de réalisation d’objets techniques, et plus exactement encore comme une méthode de composition et d’assemblage d’objets dotés de parties multiples et discrètes, méthode susceptible de s’appliquer à divers types d’objets : les bâtiments certes, ce que nous appelons aujourd’hui des « architectures », mais aussi les cadrans solaires selon les principes de la gnomonique auxquels est consacré le livre IX du De architectura, ou encore les machines de la Mécanique au livre X. L’ensemble de ces objets composés de parties relève pour Vitruve de la science architecturale. L’architecture est ici ce qui donne forme à des domaines d’objets qui pour leur part sont considérés comme la matière de la forme architecturale, c’est-à-dire comme
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le substrat qu’informe et structure la méthode architecturale. Dans ce cadre, aedificatoria correspond non pas à architectura, mais à l’un de ses domaines matériels, c’est-à-dire au champ d’objets spécifiques que sont les édifices et que Vitruve range précisément dans son traité sous le terme d’aedificatio30. Autrement dit, Alberti procède, dès son titre, à une véritable révolution épistémologique qui consiste à refonder le savoir de la construction à partir des édifices mêmes, plutôt que d’imposer à des objets réduits au simple statut de substrat ou de matière des schèmes aussi abstraits et généraux que l’ordonnance (ordinatio), le système de mesures (symmetria) ou la disposition (dispositio). On retrouve ici ce que le simple terme de res exprimait déjà : le primat du domaine sur la méthode, le privilège du terrain sur l’approche abstraite et formelle de la conception mentale du projet. Alberti est à la fois un nouveau Vitruve et un anti-Vitruve, dans un jeu inextricable d’attraction et de rejet du texte antique, celui-ci restant assurément un Urtext, un texte originaire, d’une origine dont il faudrait pourtant s’arracher par tout un jeu de déplacements et de transformations textuels et lexicaux qu’Alberti se plaît à organiser. v. Le rapport qu’Alberti entretient avec l’œuvre de César est radicalement différent. Il s’agit non pas de retraduire César, puisqu’au contraire une part du vocabulaire césarien contribue à enrichir le processus de traduction que nous venons de décrire, mais de procéder par analogie, autre grand type d’opérateur de déplacement textuel dont Alberti fait emploi. De fait, Alberti recourt fréquemment à l’analogie dans le De re aedificatoria : il compare ainsi le monastère à un castrum pontificis31, le port à un castrum navium voire la flotte elle-même à un maritimum castrum32, étendant le champ de la castramétation à d’autres domaines de l’édification. Mieux encore, l’analogie lui permet de mettre en place une approche structurale de la construction particulièrement raisonnée, quand il compare par exemple l’architrave à une colonne horizontale, ou l’arc à une poutre courbe33. On pourrait aussi évoquer l’analogie anatomique pour rendre compte de la construction faite d’os, de chair, de poils, de nerfs, de ligaments34 selon les termes mêmes qu’emploie Alberti. L’analogie est au service de l’économie du texte ; en faisant circuler les différents domaines entre eux, en transférant les acquis de l’un dans l’autre, l’analogie réduit les opérations préalables de constitution du savoir et, par conséquent, enrichit et densifie le texte, le rend plus rapide et en définitive lui donne sa cohérence et sa structure. C’est dire l’importance de ce type d’opérateur. Avec César, Alberti met en place une analogie à large spectre qui consiste à transférer et à traduire dans le champ de l’édification un certain nombre d’opérations propres au domaine militaire. Sont ici principalement concernées trois opérations qui se rapportent au choix du site et à l’organisation du chantier.
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De Ar., I, 3, 1. De re ..., op. cit., IV, 7, p. 361. Ibid., IV, 12, p. 387. « Nam esse arcum quidem non aliud dicam quam deflexam trabem ; et trabem quid aliud quam in transversum positam columnam ? », (ibid., III, 6, op. cit., p. 197). Ibid., III, 6, p. 195 ; III, 9, p. 213 ; II, 10, p. 219 ; III, 12, p. 227.
Ainsi, Alberti ne se contente pas de lire les Commentaires de César pour compléter les chapitres consacrés à l’architecture militaire, mais il essaie plus profondément d’appliquer à son propre domaine d’activité la logistique militaire et la méthode césarienne de maîtrise du réel. Ce jeu de transfert analogique n’est pas sans conséquence non plus sur l’interprétation qu’Alberti propose de César. En effet, Alberti privilégie en César le technicien sur le souverain. Il détourne cette figure emblématique de l’Histoire romaine en neutralisant totalement son aspect politique, qui n’apparaît ni bon ni mauvais, ni républicain ni tyrannique. La tyrannie est représentée dans le De re aedificatoria par Caligula, Néron, Héliogabale, exemples mêmes d’empereurs aveuglés par leur libido, leur insolentia ou leur insania aedificandi, par leur frénésie constructive et leur folie des grandeurs38. Alberti se contente en guise de reproche de critiquer César pour avoir été amené à détruire sa villa de Nemi faute d’en avoir assez clairement conçu les plans39. Quant à l’empereur Auguste, il est loué pour avoir fait détruire la villa de sa fille Julie
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Ibid., I, 5-6, p. 43-51. « Itaque, uti diximus, non omni loco eadem lapideum harenaeque et rerum huiusmodi est copia [...] Iccirco his uti oportet, quae suppeditant », (ibid., II, 12, p. 165 ; trad. fr. P. Caye & F. Choay modifiée, p. 133). Ibid., VI, 6, p. 473-475. Ibid., II, 2, p. 105. Ibid., II, 1, p. 97.
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• La connaissance exceptionnelle du terrain dont fait preuve César, et qui est la clé de sa supériorité militaire, repose sur toute une activité préalable de renseignements visant à recueillir le plus grand nombre d’informations sur l’ennemi et son territoire. Or, Alberti à son tour, au livre I, dans les chapitres consacrés à la regio, décrit soigneusement quel type d’enquête l’architecte doit conduire pour mieux connaître les qualités et les défauts du terrain où il projette de construire35. La démarche ressemble assurément à la quête de renseignements militaires dans les armées romaines, même si Alberti n’a d’autre ennemi que les conditions naturelles et les intempéries, ni d’autres rapports à l’extériorité et à la Fortune que ceux que l’édifice entretient avec son environnement. • La question du ravitaillement joue aussi chez César un rôle fondamental, ce qui va de soi dans une guerre où les sièges sont si fréquents ; or cette question occupe chez Alberti une place non moins importante, sous une forme certes différente : il s’agit non pas de nourrir des hommes, mais de dresser et d’entretenir un chantier, c’est-à-dire un dispositif productif, en organisant le rassemblement des matériaux, à partir précisément des ressources locales qu’offre la regio où l’on construit : « On ne trouve pas partout en égale abondance, comme nous l’avons déjà dit, la pierre, le sable, etc. [...] C’est pourquoi il est nécessaire d’utiliser les matériaux dont on dispose sur place en abondance »36, de la même façon que l’armée romaine en campagne organise son ravitaillement. • Enfin la question du transport est loin d’être négligée par Alberti, non pas le transport de troupes, mais le transport, non moins ardu à organiser, des gros blocs de pierre, rares et fragiles, qui demande une organisation logistique et technique des plus soigneuses qu’évoque en détail Alberti au Livre VI de son traité37.
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en raison de son luxe excessif40. La neutralisation politique de la figure césarienne correspond au demeurant à l’apolitisme d’Alberti, qu’illustre le De familia où Alberti cherche à démontrer la supériorité de l’institution domestique sur la constitution de la cité, mais dont témoigne aussi sa position ambiguë à l’égard de la Conjuratio porcaria, la tentative de soulèvement de la commune de Rome contre le pouvoir du pape Nicolas V, dont la licence révolutionnaire mérite aux yeux de notre auteur d’être dénoncée au même titre que la tyrannie du souverain pontife. vi. Il est enfin un troisième auteur latin qui joue un rôle fondamental dans la construction du traité d’Alberti : Pline l’Ancien. Pline est la clef de l’interprétation de l’architecture par Alberti, la source de l’intuition philosophique qui structure l’ensemble de son traité. Il importe de souligner, en particulier, trois idées pliniennes qui reviennent avec insistance dans le traité : la fragilité et la précarité de la vie humaine, incertum ac fragile munus naturae, écrit Pline41 ; mais aussi, et parallèlement, le vieillissement de la nature et l’épuisement inexorable de sa fécondité (ubertas) qui annoncent, chez Pline du moins, sa prochaine ekpurosis, son exustio42, c’est-à-dire la conflagration et l’inflammation généralisée du cosmos telles que les imagine la physique stoïcienne ; enfin l’absence de providence aussi bien naturelle que divine. Ces trois thèmes pliniens, Alberti les intègre à la question architecturale, autrement dit les transfère de l’histoire naturelle à l’histoire artificielle et technique des hommes. En effet, l’architecture, telle qu’Alberti la définit à travers le De re aedificatoria, a pour but moins de se substituer à la défaillance de la nature et à la faiblesse de la vie pour y porter remède, que de fabriquer des prothèses, des étais, des auxilia et des adjumenta, qui permettent à l’homme, en l’absence de toute providence, d’assumer la fragilité de sa condition et l’épuisement de la nature, sans espoir pour autant de les surmonter et de les supprimer. Or, en reliant ces trois idées fondamentales à la fonction de l’art, Alberti opère de nouveaux nouages dans la textualité latine : il lie ainsi la problématique anthropologique du livre VII de l’Histoire Naturelle aux derniers livres, consacrés de leur côté aux pratiques artistiques et à la genèse, en particulier au livre 35, de ce que la Renaissance appellera le disegno. En effet, Pline, à la fin du livre VII, parle longuement de la mort, ce qu’il y a finalement de « plus heureux dans la vie des hommes » (summa vitae felicitas) du moins lorsqu’elle arrive soudainement (mors repentina)43, s’il est vrai, toujours pour citer Pline, que « la nature n’a rien donné de plus précieux aux hommes que la brièveté de la vie »44, avant de conclure sa réflexion en soulignant la nature mortelle de l’âme et l’inanité de ceux qui placent leurs espoirs dans son immortalité45. Ce passage sur la mort et sur la mortalité de l’âme est immédiatement suivi chez
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Ibid., IX, 1, p. 781. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, VII, 167. Ibid., VII, 73. Ibid., VII, 80. « Natura vero nihil hominibus brevitate vitae praestitit melius » (ibid., VII, 168). « Nous nous trouvons tous, après le dernier jour, dans le même état qu’avant le premier : le corps ou l’âme n’ont pas plus de sensibilité après la mort qu’avant la naissance. C’est en effet la même vanité qui nous porte encore à perpétuer notre souvenir et à nous octroyer gratuitement la vie au-delà même de la mort», [Omnibus a supremo die eadem quae ante primum ; nec magis a morte sensus ullus aut corpori aut animae quam ante natalem. Eadem enim vanitas in futurum etiam se propagat et in mortis quoque tempora ipsa sibi vitam mentitur.] (ibid., VII, 188).
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L’invention de l’édification par Hyperbius et Euryalus (Hist. nat. VII, 194 cit. in De re ..., I, 2, op. cit., p. 23), l’invention de la tuile par Cinyra, fils d’Agriopas (Hist. nat. VII, 195 cit. in De re..., III, 15, op. cit., p. 253 ).
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Pline d’une liste des inventions artistiques et techniques principales de la civilisation où Alberti au demeurant viendra puiser quelques-uns de ses exemples46. Pline ne fait état d’aucun rapport explicite entre ces deux moments de sa réflexion : la mort et l’invention technique, tandis que le De re aedificatoria s’efforce au contraire d’expliciter le rapport fondamental qui relie la fragilité de la condition humaine, l’épuisement de la nature et l’absence de providence, sans parler de la mortalité de l’âme, à la renaissance de l’architecture à l’antique, et plus généralement à la renaissance de la romanité, de son savoir, de sa discipline et de ses institutions. Au moyen de ce nouage architectural de l’anthropologie et de l’art, Alberti rassemble les problématiques césariennes (aménagement du territoire, intelligence logistique), vitruviennes (science de la construction, théorie du projet) et pliniennes (théorie du disegno, pessimisme anthropologique et cosmologique), aussi différentes soient-elles, pour formuler, à partir de la culture latine, la question de la technique d’une façon radicalement nouvelle et décisive qui conditionne assurément la genèse de la technique moderne, quelles que soient les formes que cette dernière sera amenée à revêtir.
« Passer les Pyrénées ». La fortune de la traduction anonyme des Medidas del Romano de Diego de Sagredo (Tolède, 1526) Frédérique Lemerle cnrs-cesr, Tours
Comme les grands noms de la littérature, les théoriciens de l’architecture ont été traduits : Vitruve pour l’Antiquité, Alberti, Serlio, Palladio, Blum pour ne citer que quelques figures de la Renaissance italienne et européenne. Mais le cas de Diego de Sagredo, humaniste originaire de Burgos, est singulier à plus d’un titre. Son traité, Medidas del Romano (Mesures du Romain), est le premier livre d’architecture publié hors d’Italie, à Tolède en 1526, après son voyage outre-monts en 15221. Il est aussi le premier ouvrage du genre traduit en français2. Vitruve, le père fondateur de la nouvelle architecture, disponible dans maintes éditions latines et italiennes, ne fut traduit par Jean Martin qu’en 1547, Alberti en 1553 par le même Martin, par ailleurs traducteur aussi de Colonna (1546). Les Medidas del Romano se présentent sous la forme d’un dialogue entre le sculpteur Tampeso (Sagredo lui-même), occupé au décor de la sépulture de l’archevêque de Tolède, et Picardo (Léon Picard), peintre d’origine française comme le révèle son nom, naïf faire-valoir. L’ouvrage traite de l’ornement destiné à encadrer peintures et sculptures, c’est-à-dire les colonnes et les entablements antiques, théorisé par Vitruve, d’où le titre français choisi par le libraire-imprimeur Simon de Colines, Raison darchitecture antique, extraicte de Victruve, et aultres anciens architecteurs, plus explicite et commercial. L’éditeur entend offrir au public français le premier texte théorique sur l’architecture, accessible à « ceux qui se delectent en édifices », comme à tous les praticiens qui doivent connaître les formes et le vocabulaire à l’antique. Il s’agit moins en effet d’un traité savant que d’un manuel commode, efficacement illustré, synthèse de Vitruve et d’Alberti mais aussi de Pline l’Ancien et de Pacioli (De divina proportione, 1509), destiné aux hommes de métier. Il inaugure un genre promis à un grand succès, le traité des colonnes ou des ordres comme l’on dira plus tard. Dans la traduction française le nom de Sagredo n’apparaît plus que dans l’en-tête de la dédicace.
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Medidas del Romano : necessarias a los oficiales que quieren seguir las formaciones de las Basas, Colunas, Capiteles y otras piecas de los edificios antiguos, Toledo, Remòn de Petras, 1526. L’ouvrage est accessible en ligne sur le site du CESR avec sa présentation par Fernando Marías [http://architectura.cesr.univ-tours.fr/Traite/ Notice/Sagredo1526.asp?param=] (Lien consulté le 10/07/2013). Voir aussi Fernando Marías, « El lugar de los Sagredos en la tratadística del Renacimiento », dans Libros con arte, arte con libros, María del Mar Lozano Bartolozzi et Francisco M. Sánchez Lomba (éd.), Junta de Extremadura, Cáceres, 2007, p. 101-121. L’ouvrage est accessible en ligne sur le site du CESR avec ma présentation [http://architectura.cesr.univtours.fr/Traite/Notice/Gordon1526_S27.asp?param=] (Lien consulté le 10/07/2013). Sur le Sagredo français, voir Frédérique Lemerle, « La version française des Medidas del Romano », Diego de Sagredo, Medidas del Romano, F. Marías et F. Pereda (éd.), Toledo, Antonio Pareja Editor, 2000, II, p. 93-106 (cité Lemerle 2000-1).
Une traduction singulière 146 frédérique lemerle
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Simon de Colines publie la traduction à l’enseigne du Soleil d’Or, sans date, avec mention du privilège3, en 1536 selon toute vraisemblance, date à laquelle Colines adopte un nouveau corps romain bas de casse, le gros canon. L’ouvrage est un in-4o de 51 feuillets, avec des bois regravés pour la circonstance que l’on attribue traditionnellement à Mercure Jollat ou Oronce Fine4. La page de titre est ornée d’un arc en perspective remplaçant le chapiteau corinthien de l’édition espagnole ; il reprend celui que l’on trouve quelques feuillets plus loin dans le texte avec légendes. Il faut souligner que cette édition a donné naissance au lexique architectural français car le traducteur eut à transposer une terminologie antique issue de la culture gréco-latine à laquelle l’auteur espagnol avait été lui-même confronté : le vocabulaire de l’ornement est pour une part étranger à la culture et à la tradition gothiques, et lorsque les termes techniques existent – les praticiens médiévaux ont utilisé les moulures à profusion –, ils relèvent avant tout du chantier et n’appartiennent pas à la langue codifiée ; il a donc fallu au traducteur de Sagredo s’approprier et maîtriser le vocabulaire du tailleur de pierre et du sculpteur. Son grand mérite est d’être parvenu à diffuser et imposer les équivalents français des termes italo-espagnols. Ainsi pour les moulures de la corniche : Bozel qu’autrement l’on pourrait dire boyau, est une moulure d’une ligne ronde, laquelle s’appelle par autre nom rond, de rudens vocable latin, et Vitruve l’appelle thorus. Échine est moulure qui a figure de demi-bozel. Ainsi le bozel fendu en deux cause deux échines. Scotie, autrement appelée trochile, est une moulure cavée en rondeur. Et pour ce que la rondeur est intérire, comme si c’était l’œuvre de bozel, il se pourrait dire contrebozel. Car il est de telle façon que telle rondeur creuse ne reçoit point de clarté. Les Grecs l’ont nommée scotia, qui vaut autant à dire qu’obscur. Aucuns ont voulu dire qu’on la devait nommer écorce, pour ce qu’elle a quasi l’écorce de bozel. Les Français nomment telle moulure rond creux ou contrebozel, pour ce qu’il est contraire et au rebours de bozel5.
C’est logiquement au Sagredo français que Martin emprunte la terminologie moderne de bozel, contrebozel (scotie), piedestal ou son équivalent contrebaze pour ses traductions de Colonna (1546)6 et de Vitruve (1547)7. Et l’on comprend parfaitement le succès durable du Sagredo français, qui n’intéressa pas que les praticiens. Mais la principale spécificité de l’édition parisienne est d’ajouter au texte original un développement inédit sur les « ordres », les proportions des entrecolonnements sous entablement
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Raison Darchitecture antique, extraicte de Victruve, et aultres anciens Architecteurs, nouvellement traduit Despaignol en Francoys : a lutilite de ceulx qui se delectent en edifices. Imprime par Simon de Colines demourant a Paris rue sainct Iehan de Beauvais, a lenseigne du soleil dor. Avec privilege (cité Sagredo [1536]). Philippe Renouard, Bibliographie des éditions de Simon de Colines 1520-1546, Paris, Paul, Huard et Guillemin, 1894 (cité Renouard 1894), p. 318. Sagredo [1536], f. 13r. Voir encore f. 24v. Hypnerotomachie, ou Discours du songe de Poliphile... Nouvellement traduict de langage Italien en Francois, Paris, Jacques Kerver, 1546. L’ouvrage est accessible en ligne sur le site du CESR avec ma présentation [http://architectura.cesr.univ-tours. fr/Traite/Notice/ENSBA_LES1785.asp?param=] (Lien consulté le 10/07/2013). Sur Martin et Sagredo, voir Frédérique Lemerle, « Jean Martin et le vocabulaire d’architecture », dans Jean Martin. Un traducteur au temps de François Ier et de Henri II, Cahiers V. L. Saulnier, 16, 1999, Paris, PENS, p. 113-126.
Di Lucio Vitruvio Pollione de architectura libri dece traducti de latino in vulgare affigurati : commentati..., Como, Gottardo Da Ponte, 1521, f. 60. 9 Voir supra, n. 1. 10 Voir Mario Carpo, L’architettura dell’età della stampa. Oralità, scritturà, libro stampato e riproduzione meccanica dell’immagine nella storia delle teorie architettoniche, Milan, Jaca Book, 1998. 11 Juan Ginés de Sepúlveda lui écrivit pour le consulter sur la publication d’un de ses ouvrages : la lettre est citée par Maittaire (Annales typographici ab artis inventae origine ad annum MDCLX-IV), voir Renouard 1894, p. 472. 12 Voir Lemerle 2000-1, p. 97-103. 13 III, 1, an. 3. Voir Frédérique Lemerle, Les Annotations de Guillaume Philandrier sur le De architectura de Vitruve, Livres I à IV, Introduction, traduction et commentaire, Paris, Picard, 2000 (cité Lemerle 2000-2), p. 133. 14 Le traducteur développe ainsi volontiers les définitions souvent laconiques des figures géométriques et des moulures (f. 10-13v), montrant une familiarité réelle avec le monde du chantier. Il donne l’équivalent français 8
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ou sous arc, la superposition des colonnes et les corrections optiques nécessaires avec une planche manifestement empruntée au Vitruve de Cesariano8, qui fait du Sagredo français plus qu’un simple manuel de l’ornement, un traité pré-architectonique selon l’expression de Fernando Marías9. Colines, élève de Geoffroy Tory et successeur d’Henri Estienne, a bien compris l’enjeu du livre d’architecture illustré en langue vulgaire10; il a voulu rendre la version française plus explicite par l’ajout de gravures supplémentaires et n’a pas hésité à en moderniser le propos par des ajouts textuels. Mais l’ouvrage en tant que tel suscite plusieurs interrogations : qui est le traducteur ? Quel est l’auteur du développement sur les ordres ? Est-il distinct du traducteur ? On sait que Colines (1470/80-1546) avait lui-même des liens avec l’Espagne : il édita de nombreux auteurs espagnols et fut en relation épistolaire avec certains d’entre eux, comme Juan Ginés de Sepúlveda11. De toute évidence le traducteur n’est pas alors suffisamment connu pour recommander le livre. Contrairement à Jean Martin, il ne peut se prévaloir d’aucun titre ni d’un puissant protecteur. De plus il n’a qu’une connaissance imparfaite de l’espagnol. Peu scrupuleux, il oublie des mots, des lignes, voire des paragraphes entiers, attribuant parfois au même interlocuteur deux répliques successives. Des mots courants donnent lieu à des faux-sens inattendus, voire à des contresens qui peuvent aller jusqu’au cocasse. L’erreur la plus révélatrice est celle qu’il fait en inventant un canon « varronien » pour avoir confondu le nom commun « varon » (l’homme) avec celui du polygraphe latin, Varron (M. Terentius Varro) (f. 6v)12, canon qui eut une diffusion inespérée grâce à Guillaume Philandrier qui le reprit dans ses Annotationes sur Vitruve (III, 1, [3])13, sans mentionner naturellement sa source. Les passages techniques embarrassent pareillement le traducteur. Il ne comprend pas bien les explications de Sagredo à propos des effets de perspective qui imposent un traitement différent des colonnes selon leur hauteur et leur situation, aussi supprime-t-il tout le passage sur le processus de réfraction de l’eau, élément qui réagit comme l’air (f. 19v). Il n’hésite pas à faire l’économie de certaines précisions fondamentales pour la morphologie des colonnes. Ainsi le passage sur leur rétrécissement en haut du fût (f. 18r), mal dominé, est-il beaucoup abrégé. Parallèlement la traduction s’enrichit d’ajouts, qui vont de la simple glose et amplification, courantes à la Renaissance, à l’addition d’un paragraphe, voire d’un texte autonome de plusieurs feuillets14. Le traducteur prend par exemple position sur le canon de l’homme en proposant au feuillet 7v une addition suffisamment longue pour être signalée comme telle.
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Toutefois il n’est certainement pas le seul à intervenir sur le texte. Dans la mesure où il semble peu au fait de la doctrine de Vitruve et de la nouvelle théorie architecturale italienne, certaine glose savante sur le lexique vitruvien (l’équivalent latin de la moulure dite bozel, « thorus ») lui est difficilement attribuable. Faut-il y voir l’intervention de Colines lui-même ? Et ce dernier est-il l’auteur des pieuses additions dont le feuillet 6 donne un bon exemple ? On peut être sûr que le développement sur les quatre types de colonnes et leurs entrecolonnements (f. 43-48) a été inséré à la demande de l’éditeur, soucieux d’attirer les ouvriers français. Or qui pouvait rédiger pareil texte en 1536, à une époque où ni De l’Orme, ni Bullant n’avaient publié leurs traités respectifs, où les ordres classiques n’avaient pas encore fait leur apparition ? Plusieurs noms ont été avancés15. Ce qui est sûr, c’est que le responsable de la traduction et des illustrations comme du développement sur les ordres est plus au fait de sculpture que d’architecture ; il s’est sans doute rendu lui-même en Espagne, comme beaucoup de ses collègues, où il a acquis une formation architecturale plus moderne que celle qu’il pouvait trouver à la même date en France, faute d’avoir pu se rendre en Italie. La présence d’une frise non décorée dans les piédestaux de l’ordre corinthien et toscan (en réalité composite), rarissime en Italie mais fréquente en Espagne, conforte les liens du traducteur avec la péninsule ibérique (f. 45-45v). Mais il faut revenir aux divers ajouts, indépendamment de l’identité de l’auteur ou plutôt des auteurs.
Les ajouts: texte et illustrations L’important développement illustré sur les colonnes et leurs entrecolonnements suscite des interrogations. Car la traduction est publiée peu avant la parution en 1537 des Regole generali di architetura (ou Quarto libro selon sa place dans le traité global) par le peintre et architecte bolonais Sebastiano Serlio. Ce dernier y définit cinq « maniere » de bâtir : toscane, dorique, ionique, corinthienne et composite16. C’est la première fois qu’est proposée une vision cohérente de l’ornement architectural, synthèse opérée entre le traité vitruvien et la réalité archéologique, dont le système colonne-entablement, l’ordre (« ordine »), avec ou sans piédestal, est le protagoniste17. Aux quatre premières colonnes décrites par Vitruve, Serlio ajoute une cinquième, la colonne composite, dont les arcs de triomphe de Septime Sévère et l’arc de Titus à Rome offraient de magnifiques exemples18. C’est à Serlio, héritier des recherches menées sur le traité vitruvien et les
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d’un certain nombre de moulures, « contrebozel » pour la scotie (f. 13), ou mentionne des termes équivalents, le talon est ainsi appelé pas certains ouvriers « doulcine renuersee » (f. 13v). Voir Fernando Marías et Agustin Bustamante, Sagredo, Introduction à l’édition fac-similé de Sagredo, Medidas del Romano, Toledo, 1549, Madrid, Dirección General de Bellas Artes y Archivos, 1986, p. 39-40. Regole generali di architetura..., Venezia, Francesco Marcolini, 1537. Voir Frédérique Lemerle, « Genèse de la théorie des ordres : Philandrier et Serlio », Revue de l’Art, 103, 1994, p. 33-41 [http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rvart_0035-1326_1994_ num_103_1_348107] (Lien consulté le 10/07/2013) et Lemerle 2000-2, p. 36-40. La première description du chapiteau composite est due à Alberti, qui ne l’identifie pas comme tel (VI, 8). Sur l’ordre composite, voir Yves Pauwels, « Les origines de l’ordre composite », Annali di architettura, 1, 1989, p. 29-46 et du même auteur, Aux marges de la règle. Essai sur les ordres d’architecture à la Renaissance, Wavre, Mardaga, 2008.
Voir Yves Pauwels, « La méthode de Serlio dans le Quarto Libro », Revue de l’Art, 119, 1998, p. 33-42 [http:// www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rvart_0035-1326_1998_num_119_1_348374] (Lien consulté le 10/07/2013). 20 Voir Yves Pauwels, « Jean Goujon, de Sagredo à Serlio: la culture architecturale d’un ymaginier-architecteur », Bulletin Monumental, 156-II, 1998, p. 137-148. 21 Les Livre I et II traitent de la perspective et de la géométrie, le Livre III des antiquités romaines, le Livre V des églises. 22 Le seul exemplaire conservé en France est accessible en ligne sur le site du CESR avec ma présentation [http:// architectura.cesr.univ-tours.fr/Traite/Notice/Serlio1542.asp? param=] (Lien consulté le 10/07/2013). 23 Raison darchitecture antique, extraicte de Victruve, et aultres anciens architecteurs..., Paris, Simon de Colines, 1539 (cité Sagredo 1539). L’ouvrage est accessible en ligne avec ma présentation sur le site du CESR [http:// architectura.cesr.univ-tours.fr/Traite/Notice/ENSBA_LES0785.asp?param=] (Lien consulté le 10/07/2013). 24 Raison darchitecture antique, extraicte de Victruve, et aultres anciens architecteurs..., Paris, Simon de Colines, 1542. L’ouvrage est accessible en ligne avec ma présentation sur le site du CESR [http://architectura.cesr.univtours.fr/Traite/Notice/ENSBA_Masson106.asp?param=] (Lien consulté le 10/07/2013). 25 Les éditions de 1539 et 1542 ne mentionnant pas le privilège furent donc imprimées après l’expiration de celui-ci. Le privilège était accordé pour deux ou quatre ans (Renouard 1894, p. 422, 445). Sur les éditions de Colines, voir supra, n. 2. 26 Sagredo 1539, f. 25r, 25v, 26r, 26v et 27r. L’architettura... tradotta in lingua fiorentina da Cosimo Bartoli... con la aggiunta de disegni, Firenze, Lorenzo 27 Torrentino, 1550. 28 Quinque columnarum exacta descriptio atque delineatio... Zurich, Christoph Froschauer, 1550. Reigle generalle d’architecture..., Paris, Jérôme Marnef et Guillaume Cavellat, 1564. 29 19
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ruines dans le milieu de Bramante et Raphaël, qu’il revint de formuler le principe régulateur de l’architecture nouvelle à l’antique. La date de la première édition de Colines est donc capitale car l’ouvrage de Serlio publié un an plus tard révolutionna la pratique architecturale en Europe. À peine parue, la traduction de Sagredo est déjà obsolète. C’est le Quarto libro qui forme les architectes d’Henri II, De l’Orme et Bullant19. C’est Serlio que suit Goujon dans le Vitruve de Martin, parfois de façon anachronique puisque Vitruve ne parle pas de colonne composite ni d’ordre, qui est une invention de la Renaissance20. À Anvers le peintre Pieter Coecke, en s’attelant à une vaste entreprise de traduction des livres de Serlio21, diffuse avec le Livre IV les modèles de l’Italien, c’est-à-dire un recueil de lieux, abondamment illustré, organisé autour des cinq ordres, qu’il traduit en néerlandais dès 1539, puis en français en 154222 et en allemand en 1543. Malgré cela la traduction de Sagredo connaît un durable succès puisque Simon de Colines en publie deux nouvelles éditions en 153923 puis en 154224, cette fois à l’enseigne des Quatre Évangélistes25. En 1539 les changements de mise en page sont minimes : ils sont dus à la recomposition du texte (découpe différente des mots, emploi ou non d’une abréviation...). Le texte a été entièrement revu, l’orthographe et la ponctuation ont été modernisées. Mais à la différence de l’édition de 1536, les cinq bases ont été enrichies des représentations agrandies du profil de leurs moulures, où sont indiquées leurs proportions selon un système tout à fait nouveau, qui semble inspiré dans le principe du Quarto libro de Serlio, d’où sans doute un nouvel intervenant sur le traité de Sagredo26. Ce système fut repris par Jean Goujon dans le Vitruve de Martin en 1547, par Cosimo Bartoli dans sa traduction italienne d’Alberti en 155027, par Hans Blum également en 155028, puis par Jean Bullant en 156429. L’indication géométrique des proportions en effet est très utile au praticien qui se trouve de facto dispensé d’une fastidieuse description.
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En un mot, les ajouts textuels avec les illustrations supplémentaires (une trentaine au total, dont les cinq bases ajoutées en 1539 dans la seconde édition) et l’appendice sur les ordres donnent aux éditions de Colines un statut autre que celui de l’édition espagnole. Toutes les interventions sont autant d’indications précieuses pour des praticiens, maîtres maçons, sculpteurs, menuisiers et autres artisans qui ne peuvent faire le voyage d’Italie mais qui, sans prétendre au statut d’architecte et d’intellectuel, sont avides de partager la nouvelle culture. Le succès éditorial confirme que Colines a su répondre à une demande. À la même époque, Pieter Coecke publiait lui-même en 1539 à Anvers un petit traité de son cru en néerlandais, Die inventie der colommen, destiné aux artisans flamands où étaient présentées les quatre colonnes vitruviennes comme dans le traité de Sagredo, qu’il cite du reste, tandis que ses luxueuses éditions du Quarto libro de Serlio s’adressaient à des hommes de l’art et à des commanditaires avides de modernité.
Une étonnante fortune éditoriale Le paradoxe éditorial ne s’arrête pas là. S’il est assez rare qu’une traduction rencontre plus de succès que l’édition originale, il est aussi peu fréquent qu’elle modifie les éditions du pays d’origine. Le développement sur les ordres et les entrecolonnements, le nombre important de gravures ajoutées dans les éditions de Simon de Colines donnèrent à la version française le statut d’édition augmentée et à ce titre en firent une référence pour les éditions ibériques qui suivirent. Deux éditions parurent en castillan à Lisbonne chez Luis Rodriguez en 1541 et 1542, puis à Tolède en 1549 et 1564 chez Juan de Ayala, qui sera également l’éditeur du Quarto libro – et du Terzo libro – de Serlio trois ans plus tard (1552). La plupart des ajouts français, traduits en castillan au Portugal, devinrent une partie apocryphe, mais substantielle, de l’histoire éditoriale postérieure du livre, d’un « Sagredo » qui n’était plus seulement celui de Diego de Sagredo30. En même temps le succès du traité en France et dans la péninsule ibérique est moins surprenant qu’il n’y paraît, même si les quatre ordres représentés, le pseudo « toscan » (en réalité composite), dorique, ionique et corinthien, sont dépassés depuis la publication de Serlio en 1537 ; il révèle que Colines et ses collègues portugais et espagnols ont répondu à une demande qui émanait de sculpteurs et maçons et non d’architectes de haut vol. Du reste la vogue de Sagredo continua durablement en France. Contrairement à l’Espagne et au Portugal, Sagredo connut encore trois éditions. L’édition de 1550 partagée entre Regnault Chaudière et son fils Claude ne sortit pas vraiment de la famille, puisque Regnault, à qui Simon de Colines avait cédé sa librairie en 1539, avait épousé sa belle-fille Geneviève Higman31. En
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Curieusement la modification en oblique des denticules de la structure de portail ionique (1526 : f. E 2r ; 1536 : f. 41v), reprise par l’édition en castillan de 1541, qui renouvelle ses illustrations sur le modèle des deux premières éditions françaises, disparaît dans les éditions espagnoles suivantes. Raison d’architecture antique, extraicte de Vitruve, et autres anciens Architecteurs..., Paris, Regnault et Claude Chaudière, 1550. L’ouvrage est accessible en ligne avec ma présentation sur le site du CESR [http:// architectura.cesr.univ-tours.fr/Traite/Notice/INHA-8R53.asp?param=] (Lien consulté le 10/07/2013).
En l’espace de trois quarts de siècle l’ouvrage de Sagredo a donné lieu à six éditions parisiennes et cinq éditions en castillan (avec deux tirages en 1542). De ce fait la version française eut un rôle déterminant dans la diffusion du lexique architectural vitruvien. En même temps elle a incontestablement influencé la pratique française. On sait le parti qu’en tira Jean Goujon à Saint-Maclou à Rouen en reprenant en particulier le piédestal à frise pour la tribune d’orgue. On en trouve d’autres traces à la « Belle Chapelle » de l’abbaye Saint-Pierre de Solesmes36, au château de Villers-Cotterêts (vers 1536), au château de Joinville (1546). La traduction de Sagredo, malgré les traités plus récents de Serlio (1537), Vignole (1562), Bullant (1564) ou De l’Orme (1567) a joui d’un durable succès auprès des praticiens français. Au xviie siècle Louis Savot en recommande toujours la lecture dans son Architecture françoise des bastimens particuliers (1624)37 et François Blondel, directeur de l’Académie d’architecture, qui annote la bibliographie de Savot en 1673, en fait toujours l’éloge38. François Mansart, le « dieu de l’architecture » pour Jacques-François Blondel, en possédait un exemplaire dans sa bibliothèque39. Plus surprenante est sa présence dans celle de bibliophiles éminents comme Peiresc40. Mais rien de ce qui concernait l’architecture n’était étranger au prince des Curieux. Sagredo et plus encore son traducteur français n’auraient pu imaginer pareille fortune éditoriale.
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Raison d’architecture antique, extraicte de Vitruve, & autres anciens architecteurs..., Paris, Guillaume Cavellat, 1555. L’ouvrage est accessible en ligne avec ma présentation sur le site du CESR [http://architectura.cesr.univtours.fr/Traite/Notice/Sagredo1555.asp?param=] (Lien consulté le 10/07/2013). Raison d’architecture antique, extraicte de Vitruve, & autres anciens architecteurs..., Paris, Gilles Gourbin, 1555. Colophon commun: « Imprimé à Paris, par Benoist Prevost, à l’enseigne de l’Estoille d’or, rue Frementel. 1555 ». De l’architecture antique, demonstrée par raison tres faciles..., Paris, Denise Cavellat, 1608. L’ouvrage est accessible en ligne avec ma présentation sur le site du CESR [http://architectura.cesr.univ-tours.fr/Traite/ Notice/INHA-8R215.asp?param=] (Lien consulté le 10/07/2013). Voir Yves Pauwels, « L’architecture de la “Belle Chapelle” à Solesmes : une origine espagnole ? », Gazette des Beaux-Arts, 134, sept. 1999, p. 85-92. Architecture françoise des bastimens particuliers, Paris, Sébastien Cramoisy, 1624, p. 323. L’architecture françoise... Avec des... nottes de M. Blondel..., Paris, François Clousier et Pierre Aubouyn, 1673, p. 347. Allan Braham et Paul Smith, François Mansart, Londres, Zwemmer, 1973, I, p. 175-176. Voir Yves Pauwels, « François Mansart et la culture architecturale du xviie siècle », Les Cahiers de Maisons, 27-28, 1999, p. 52-57. Voir Frédérique Lemerle, « La bibliothèque d’architecture de Nicolas-Claude Fabri de Peiresc », Revue de l’Art, 157, 2007-3, p. 35-38.
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1555 l’édition, partagée entre Guillaume Cavellat32 et Gilles Gourbin33, fut imprimée par Benoît Prévost34 – lequel publia en 1559 le Premier livre d’architecture d’Androuet du Cerceau ; elle s’enrichit en feuillets (l’ouvrage passe de 51 à 56 feuillets) à cause du changement de caractère (le caractère romain remplaçant l’italique, et vice versa). L’orthographe est modernisée, les abréviations sont souvent supprimées et les planches légèrement simplifiées. La fille de Guillaume Cavellat, Denise, en donne l’ultime édition : le livre dorénavant paginé (111 pages) est augmenté d’une table de chapitres. Le titre est lui aussi modernisé et pour la première – et la dernière – fois le nom de Sagredo est mentionné comme auteur35.
La trasmissione dei “segreti” dell’esecuzione musicale nell'Italia del Cinquecento: le intavolature di liuto da Capirola ai fogli volanti Dinko Fabris Università della Basilicata, Potenza
Il peso assegnato alla notazione della musica nella trasmissione delle creazioni sonore del passato è una particolarità che distingue l’Europa da tutte le altre parti del pianeta, dove la scrittura musicale è sempre stata rara o eccezionale, prediligendo la trasmissione orale.1 Eppure proprio questa particolarità ha consentito la costituzione di uno sconfinato patrimonio scritto e quindi lo studio di una storia della musica millenaria, quasi impensabile per le tradizioni extraeuropee. Tra le diverse forme di scritture musicali utilizzate in Europa non è tuttavia la notazione mensurale (ossia la notazione moderna oggi universalmente diffusa, rappresentata da palline bianche e nere su un sistema di righi) la più idonea a trasmettere indicazioni esecutive accurate per gli esecutori. Si tratta, infatti, di una scrittura “neutra”, che può essere letta da tutti i musicisti ed eseguita su qualsiasi strumento (compresa l’emissione di un cantante) senza riferirsi idiomaticamente ad una destinazione particolare. Al contrario, esisteva fin dal secolo XIV in Europa una notazione musicale alternativa e idiomatica, chiamata “intavolatura”, capace di indicare con dei segni dove mettere le mani su uno strumento musicale (in alcuni casi anche su come emettere suoni vocali.) Non a caso, questo tipo di notazione musicale non è una invenzione europea, risultando in uso contemporaneamente in diversi continenti fin dall’antichità più remota.2 Basata su una concezione intuitiva - la raffigurazione simbolica della struttura di uno strumento (i tasti, le corde, i fori di uno strumento a fiato e cosi via) – l’intavolatura è uno straordinario “trasmettitore di testi” musicali, utilizzabile tuttavia soltanto da chi ne possedeva interamente il codice di accesso. Per questo motivo, una scrittura logica ed intuitiva è divenuta quasi impenetrabile dopo la scomparsa di alcuni strumenti in uso in una determinata società. Per esempio, fino all’epoca in cui il liuto fu lo strumento musicale più diffuso ed utilizzato nella civiltà europea (tra il XV e il XVII secolo), la sua scrittura idiomatica, cioè l’intavolatura per liuto nelle diverse varianti nazio-
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Per un approccio semiotico ai “segni” della musica cfr.: Jean-Jacques Nattiez, Fondements d’une sémiologie de la musique, Paris, Union générale d’Éditions, 1975, in particolare cap. VI (2-3); Musicologia generale e semiologia, a cura di Rossana Dalmonte, Torino, Edt, 1989, pp. 55-64); Eero Tarasti, La musique et ses signes, Paris, L’Harmattan, 2006; I segni della musica. Che cosa ci dicono i suoni, a cura di Paolo Rosato, Lucca, Lim, 2010. In un’ottica non semiotica: Gianluca Capuano, I segni della voce infinita. Musica e scrittura, Milano, Jaca Book, 2002. Un’efficace introduzione all’uso della scrittura musicale nelle varie epoche presso le diverse civiltà del mondo si legge nella voce Notation, I e II, in The New Grove Dictionary of Music and Musicians, second revised edition, London, MacMillan, 2001, vol. 18, pp. 73-84. Sulle “intavolature” europee restano tuttora fondamentali i lavori di Johannes Wolf, Handbuck der Notationskunde, Leipzig, 1919 (riedizione facsimile Hildesheim, Olms, 1963) e Willy Apel, The Notation of Polyphonic Music (900-1600), Cambridge, Mass., The Mediaeval Academy of America, 1942; 6 edizioni in inglese fino al 1961).
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nali (francese, tedesca, napoletana e italiana), dette luogo alla produzione di centinaia di libri a stampa e manoscritti che hanno trasmesso fino ai nostri giorni un patrimonio artistico straordinario. Ma dalla fine del secolo XVIII alla fine del secolo XIX si perse l’abitudine di leggere quei segni e soltanto grazie alla nascita della filologia musicale ad opera di alcuni sparuti musicologi iperspecialisti fu avviata su larga scala la traduzione da una forma di notazione desueta a quella comunemente in uso.3 E’ evidente che non condivideva questa sfiducia nelle capacità di comprendere quella notazione Ottaviano Petrucci quando decise, nel 1507, di lanciare sul neonato mercato della stampa musicale i primi libri di intavolatura italiana per liuto, una variante decisamente differente dalla notazione fino a quel momento utilizzata in Italia o in Europa, a giudicare dai manoscritti più antichi sopravvissuti. La scommessa di Petrucci fu vincente e la sua intavolatura divenne un successo straordinario se si pensa che tra il 1507 e il 1511 egli stampò ben quattro libri di intavolatura per liuto solo e almeno altre due per voce e liuto in partitura mista (notazione mensurale del canto sovrapposta alla intavolatura dello strumento, altra invenzione di Petrucci).4 Per la storia della musica, l’invenzione e la diffusione della stampa a caratteri mobili dell’officina veneziana di Petrucci sono considerate una autentica rivoluzione che cambiò le regole della trasmissione dei repertori musicali. Quest’ultimi, fino alla fine del secolo XV, avevano avuto una circolazione esclusivamente manoscritta in pochi esemplari, limitata ad una ristretta élite, mentre ora potevano rimbalzare contemporaneamente in tutta Europa in centinaia di copie. Virtualmente ogni appassionato di musica in grado di spendere una somma adeguata, anche assai lontano da Venezia, poteva aquistare un libro stampato da Petrucci. Sarebbe dunque logico pensare che la musica manoscritta avesse perduto immediatamente ogni importanza nella trasmissione dei testi musicali del Rinascimento europeo. Invece, come hanno dimostrato le ricerche degli specialisti di storia della stampa musicale, i manoscritti continuarono ad essere prodotti e distribuiti intensamente per tutto il secolo XVI e oltre. E tuttavia l’osservazione generale di Brian Richardson, secondo cui la sopravvivenza di una tradizione manoscritta anche dopo l’invenzione di Gutenberg dipenderebbe dalla versatilità, rapidità e flessibilità della “scribal culture”5, può essere associata soltanto ad una parte minoritaria della produzione musicale manoscritta, la quale dipende invece soprattutto da condizionamenti ed esigenze della pratica musicale in luoghi differenti e a diversi livelli sociali.6 Nel catalogo Brown della musica strumentale stampata
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Tra i primi a distinguersi nello studio delle intavolature liutistiche, tra fine XIX e i primi decenni del XX secolo, furono: in Germania Wilhelm Tappert e Otto Körte; in Spagna Guillermo Morphy; in Francia Michel Brenet e poi Lionel De La Laurencie; in Italia Oscar Chilesotti e poi Benvenuto Disertori; in Inghilterra Thurston Dart. Ricostruisco questa fase dell’attività di Ottaviano Petrucci in due saggi: “The origin of Italian lute tablature: Venice circa 1500 or Naples before Petrucci?”, Basler Jahrbuch für Histoprische Musikpraxis, XXV, 2001, pp. 143-158 (Atti del Symposium Petrucci, Basel 2001) e “Le prime intavolature italiane per liuto”, in Venezia 1501. Petrucci e la stampa musicale a cura di Giulio Cattin e Patrizia Dalla Vecchia, Venezia, Fondazione Levi, 2005, pp. 473-490. Brian Richardson, Manuscript culture in renaissance Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 2009. Per esempio, Iain Fenlon e James Haar (The Italian Madrigal in the Early Sixteenth-Century. Sources and Interpretations, Cambridge, Cambridge University Press, 1988) hanno mostrato l’importanza delle fonti manoscritte nella fase del madrigale italiano del Cinquecento, mentre Stanley Boorman in diversi studi ha
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proposto di guardare ai primi libri di musica a stampa ancora con la mentalità del manoscritto (si veda per tutti il saggio Printed music books of the Italian renaissance from the point of view of manuscript study, nella raccolta: Studies in the printing, publishing, and performance of music in the 16th century, Adershot, Ashgate, 2005, pp. 49 e ssg.). Per la musica strumentale del secolo XVI il catalogo di riferimento, tuttora insuperato, è Howard Mayer Brown, Instrumental music printed before 1600: a bibliography, Cambridge Mass., Harvard University Press, 1965 (una nuova versione elettronica integrata con le nuove acquisizioni è in preparazione, con denominazione New Brown, a cura di John Griffiths per il sito “Corpus des Luthistes” della sezione Ricercar del Centre d’Études Supérieures de la Renaissance di Tours). Franco Pavan, “Le intavolature”, in Il libro di musica, a cura di Carlo Fiore, Palermo, L’Epos, 2004, pp. 193-214: 195-196. Dati riportati in Dinko Fabris, La diffusione della musica vocale nelle intavolature per liuto dell’epoca di Monteverdi (1585-1645), in Intorno a Monteverdi, a cura di Maria Caraci Vela e Rodobaldo Tibaldi, Lucca, LIM 1999, pp. 497-509. Ibid., pp. 500-503.
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nel secolo XVI di Howard Mayer Brown troviamo degli interessanti dati quantitativi:7 sul totale dei libri di musica strumentali stampati in Europa prima del 1600, quelli in intavolatura per liuto occupano ben il 65%, seguiti dai libri per tastiera (22 %) e poi per altri strumenti. Questo dato statistico dimostra ancora una volta l’importanza del liuto nella società rinascimentale, ma soprattutto che l’impresa di Petrucci fu commercialmente un’ottima iniziativa. Le fonti più numerose sono, senza alcun confronto, quelle nella variante chiamata “intavolatura italiana”, ovviamente per la maggior parte stampate in Italia, sebbene non esclusivamente, visto che il sistema fu usato anche in Spagna e in altre parti d’Europa. Franco Pavan ha calcolato un totale di circa 200 composizioni di musica per liuto stampate da Petrucci nei 6 libri editi fino al 1511, rispetto ai soli 36 brani stampati da tre editori in Germania, nella stessa decade, in intavolatura tedesca.8 Ma le relazioni tra il libro a stampa per liuto e il manoscritto non seguono le stesse dinamiche della musica polifonica coeva (in cui i manoscritti sono del tutto minoritari ed eccezionali). Se consideriamo infatti un numero totale di circa 100 volumi a stampa di intavolature per liuto prodotti in Italia per tutto il secolo XVI, ritroviamo la stessa quantità di circa 100 manoscritti nello stesso periodo9; apparentemente, dunque, non esiste una supremazia quantitativa delle stampe liutistiche rispetto alla tradizione manoscritta dello stesso repertorio, ciò che cambia è semmai la distribuzione dei volumi prodotti nelle diverse decadi. La maggior parte delle stampe liutistiche italiane fu prodotta intorno al 1550 (circa 20 titoli), mentre appena 10 manoscritti sono riconducibili alla prima metà del Cinquecento. Al contrario delle stampe, che cominciarono a diminuire fino quasi a scomparire avvicinandosi al 1600, i manoscritti aumentarono con un climax di 15 testimoni proprio intorno a quell’anno.10 Se si considera invece il contenuto dei libri per liuto italiani di quel secolo, si nota all’incirca la medesima distribuzione in tre categorie del repertorio: in primo luogo la musica vocale intavolata, poi le danze e infine una piccola quantità di testi di musica strumentale autentica (ossia le prime forme di ricercari, fantasie, preludi e cosi via). Poiché all’interno della categoria “musica vocale” non si trovano soltanto le canzoni profane più in voga (frottole, madrigali, villanelle, canzonette), ma anche molta musica religiosa, questi libri di intavolatura si presentano come attendibili registrazioni del paesaggio sonoro quotidiano dei musicisti professionisti o dilettanti che li utilizzavano.
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Le più antiche edizioni a stampa italiane di musica per liuto si ritrovano in collezioni assai ben studiate come quelle di Hernando Colón a Siviglia o della famiglia Herwart a Augsburg.11 Colón, figlio di Cristoforo Colombo e accanito bibliofilo, possedeva la quasi totalità delle edizioni stampate da Petrucci, che si era procurato durante i suoi viaggi in Italia (non soltanto a Venezia, ma a Roma, Bologna e Perugia) e grazie al prezzo da lui indicato, sappiamo che aveva pagato questi libri più cari delle edizioni letterarie degli stessi anni. Non conosciamo con precisione la tiratura dei libri in intavolatura del Cinquecento, ma doveva essere di diverse centinaia di esemplari, destinati tuttavia ad una mortalità molto elevata: dei 6 libri stampati da Petrucci fino al 1511 non sopravvivono copie del terzo (Joan Maria Alamanno, 1508), mentre degli altri rimangono appena 2 esemplari del primo e secondo libro di Intabulatura di lauto di Spinaccino (1507), 3 esemplari del quarto libro, di Dalza (1508), 3 del I libro di Bossinensis (1509) e un unicum del II libro di Bossinensis (1511).12 Esaminiamo adesso la sopravvivenza dei manoscritti: è bene precisare che, tra i 10 manoscritti italiani in intavolatura per liuto anteriori al 1550, sono compresi in realtà anche frammenti perfino di una sola carta (per esempio una carta sciolta appartenuta all’umanista Peter Falk, una frottola isolata intavolata in un manoscritto della Biblioteca Nazionale di Firenze o la copia di una chanson riprodotta sul verso di un disegno del pittore Gherardo Cybo, a partire da una stampa veneziana per liuto del 1546).13 Ma la maggior parte delle antologie manoscritte italiane per liuto rivela inoltre una struttura assai simile a quella delle stampe coeve, di cui sono condivisi il formato oblungo e il repertorio. Ovviamente, le differenze consistono nell’utilizzo pratico di queste antologie manoscritte, che riflettono il gusto e le scelte di un unico proprietario, mentre le edizioni a stampa si rivolgono ad un pubblico vasto ed indifferenziato. Consideriamo come esempio un testimone manoscritto del tutto eccezionale, il cosiddetto manoscritto Capirola, di area veneziana e databile al secondo decennio del secolo XVI, dunque di poco posteriore alle prime edizioni liutistiche veneziane di Petrucci che abbiamo ricordato. Rispetto ai libri a stampa e a tutti gli altri manoscritti italiani per liuto di quel secolo, il manoscritto Capirola è eccezionale prima di tutto per il suo aspetto fisico: si presenta infatti come un libro prezioso, adornato estensivamente da splendide miniature e da ornamentazioni
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Cfr. Catherine Weeks Chapman, “Printed collection of polyphonic music owned by Ferdinand Columbus”, Journal of the American musicological society, XXI, 1968, pp. 32-84; Marie-Louise Martinez-Göllner, Die Augsburger Bibliothek Herwart und ihre Lautentabulaturen “Fontes Artis Musicae”, XVI, 1969, pp. 59-71; Arthur J. Ness, The Herwarth Lute Manuscripts at the Bavarian State Library, Munich: A Bibliographical Study with Emphasis on the Works of Marco Dall’Aquila and Melchior Newsidler, tesi di PhD., New York University, 1984; Iain Fenlon, Hernando Colón, Heinrich Glarean and others: early sixteenth-century collections of printed music, in Collectionner la musique. 1: Histoires d’une passion, a cura di Jean Duron, Dinko Fabris, Denis Herlin e Catherine Massip, Turnhout, Brepols, 2008, pp. 55-69. Esemplari dei primi libri in intavolatura di liuto stampati da Petrucci (Spinaccino I e II, 1507), si trovavano in entrambe le collezioni, Colón (comprato a Roma nel 1512) ed Herwarth (solo libro I). Stanley Boorman, Ottaviano Petrucci. A catalogue raisonné, Oxford, Oxford University Press, 2006; F. Pavan, “Le intavolature”, art. cit., pp. 195-106. Il frammento di Falk (circa 1510) è riprodotto nel volume Frühe Lautentabulaturen im Faksimile/Early lute tablatures in facsimile, a cura di Crawford Young e Martin Kirnbauer, Winterthur, Amadeus, 2003; per gli altri rinvio ai miei studi: “Una composizione per liuto di Gherardo Cibo”, in Gherardo Cibo alias Ulisse Severino da Cingoli, catalogo della mostra a cura di Arnold Nesserlrath, Firenze, Spes, 1989; “Una frottola intavolata per canto e liuto in una inedita versione manoscritta del primo Cinquecento”, Bollettino della Società italiana del liuto, IV, 1994, pp. 5-7. Per uno sguardo d’assieme cfr. D. Fabris, “Le prime intavolature italiane per liuto”, art. cit.
Compositione di meser Vicenzo Capirola gentil homo bresano. Considerando io Vidal che molte divine operete, per ignorantia deli possesori si sono perdute, et desiderando che questo libro quasi divino per me scrito, perpetualmente si conservase, ho volesto di così nobil pictura ornarlo, acio che venendo ale mano di alchuno che manchasse di tal cognitione, per la belleza di la pictura lo conservasse. Et certamente le cosse che in esso libro notate sono, contengono in se tanta armonia, quanta la musical arte exprimer puole, come apertamente conosera colui, che diligentemente quello transcorera, et tanto piu e da esser conservato quanto che molte de le cosse che in esso si trovano, non sono sta’ dal auctor ad altrui che ame concesse. Ma non ti maravelgiar si nel principio, et piu oltra scorendo trovarai qualche choseta facile, o di pocho momento, per che io nel principio del mio imparar, tal chosse li richiedeva, et bone essendo quivi le posse.
Non era certo una rarità l’utilizzo di immagini preziose, per preservare nel tempo dei manoscritti di musica, scoraggiandone l’abbandono o la distruzione, se pensiamo all’immenso patrimonio del libri di canto liturgico del Medioevo cristiano in Europa. Ma per la storia della musica strumentale, il manoscritto Capirola è davvero un documento unico, che continua a nascondere piccoli misteri che nessun musicologo, dopo lo studio e l’edizione a cura di Otto Gombosi nel 1955, ha ancora saputo chiarire.15 Indubbiamente, ci troviamo di fronte alla sopravvivenza del primo vero libro d’uso di un maestro di liuto professionista del Rinascimento, copiato da un allievo dotato, a sua volta di grande talento artistico, probabilmente sotto l’occhio attento del composi-
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Il codicetto miniato è conservato oggi tra i tesori della Rare book room della Newberry Library di Chicago (Case MS-VM 140.C25(VAULT)) che lo acquistò dall’antiquario Leo Olschki di Firenze nel 1904 per 1500 Lire. Della precedente storia del manoscritto si sa soltanto che comparve per la prima volta nel 1883 in Olanda, a Leiden, dove fu acquistato dall’antiquario Trubner di Londra, passando poi all’altro antiquario Quaritch nella stessa città e infine a Olschki nel 1902. 15 Compositione di meser Vicenzo Capirola, Lute Book (circa 1517), a cura di Otto Gombosi, Neuilly-sur-Seine, Société de Musique d’Autrefois, 1955. Il volume fu stampato subito dopo la morte del curatore. Del manoscritto esiste una edizione facsimile, a cura di Orlando Cristoforetti, Firenze, Spes, 1981 (ma con riproduzione in bianco e nero). Nel 1991 ho potuto esaminare l’orginale a Chicago grazie ad una borsa di studio offertami dalla Newberry Library. Dal 2011 è disponibile gratuitamente online il facsimile completo a colori del manoscritto, su concessione della Newberry Library di Chicago, sul sito del database “Corpus des Luthistes”, a cura di Dinko Fabris, John Griffiths e Philippe Vendrix, nell’ambito del programma “Ricercar” del Centre Etudes Supérieures de la Renaissance di Tours [http://ricercar.cesr.univ-tours.fr/3-programmes/EMN/luth/index.htm] (ultima consultazione 10/07/2013), con una descrizione del manoscritto a cura dello scrivente, frutto di un soggiorno come “professeur invité” presso il Centre d’Études Supérieures de la Renaissance di Tours nel giugno-luglio 2011. Un nuovo interessante legame di Capirola con la bottega dei più importanti costruttori di liuti del primo Cinquecento (il liutista figura come testimone nel testamento di Sigismondo Maler, liutaio a Venezia e fratello del celebre Laux, datato 10 aprile 1532) è stato pubblicato in Bonnie J. Blackburn, «'Il Magnifico Sigismondo Maler Thedesco' and his family: the Venetian connection», The Lute (Journal of the Lute Society), 50 (2010), pp. 60-86: 62 e sqq.
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pittoriche a colori che circondano tutte le pagine di musica dove pure i segni dell’intavolatura sono proposti in colori diversi.14 Lo scopo di una così accurata trasformazione di un quaderno musicale in oggetto d’arte era stato quello di tramandare nel tempo la memoria delle lezioni di musica di un grande maestro di liuto, come ci racconta nel suo discorso introduttivo Vidal, un pittore tuttora non identificato, che si presenta come devoto allievo di Vincenzo Capirola, maestro di liuto originario di Brescia (c. 1v):
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tore. Ma la differenza con le prime edizioni a stampa di Petrucci non risiede nel livello qualitativo della musica: pur presentandosi come un libro divulgativo, il primo libro di Spinacino si apre eloquentemente con un brano sacro, l’Ave Maria di Josquin, troppo difficile per un dilettante qualunque che aveva appena imparato a leggere la nuova notazione dell’intavolatura grazie alle dieci righe di elementari istruzioni inserite nella prima pagina del volume da Petrucci:16 Regole per quelli che non sanno cantare. Prima deve intendere che in la presente intabulatura sonno sei ordine de corde comme in lo lauto. La linea de sopra è per el contrabasso, e così va seguitando per ordine. Le qual se hanno a tochare in li lor tasti secondo sonno in essi signati li numeri. Quando serà signato .0. significa che se tocha quella corda dove è tal signo voda. Et quando è signato .I. se mette el deto in lo primo tasto. E così del resto de li numeri. Et per che a X segnar . .10.11.12. .per . esser doi letere possea fare confusione e sta messo per .10. X. per .11. X. per .12. X. È ancora da sapere che le cose che se sonano per haver la sua perfectione le botte non se danno equali per tanto sonno sta fatti sopra li ditti numeri li infrascripti signali quali sonno segni de notte redutte in tal forma: acciò che etiam quelli che non sanno cantare possino ancora loro participar de tal virtù. Li quali si se accomodaranno a tegnir tal mesura sonaranno tutte le cose intabultate perfectissimamente. Questi sonno li segni […]
Tutto al contrario, le istruzioni di Capirola copiate da Vidal contengono gli autentici “segreti” di un maestro professionista del liuto, che guidano gradualmente un allievo volenteroso verso l’apprendimento di elementi fondamentali per la pratica avanzata dello strumento, come la posizione della mano destra e della mano sinistra, l’accordatura del liuto o la scelta delle corde migliori (c. 2): Per questa soto scrita regola porai intender il notar de dito libro, e li boni modi del portar de la man, e quelo ornar tuo. Il modo de portar la man sul manego del lauto: come soni, porta i dedi basi sul manego, e non levar le dee alte dale corde, per che inporta asai, et fa che sto costume il prendi al principio; casu no, te serìa dificille poi remeter. Do bote in suxo una drìo l’altra: come le troverai il forzo, da una con un deo, l’altra con l’altro, etc. e l’altre fale secondo le trovi notade, che quasi una va in zo, e l’altra in su, tute quante. Et il deo groso de la man destra fa che stia sotto al secondo, et questo aziò no se scontri uno deo con l’altro, nel bater de le bote una in su, l’altra in zo, etc. Et manco che adoperi el deo groso, e più bel al veder sul manego etc. […] Similiter al governo de le dee sul manego, fa che le dee de mezo, sia sempre in libertà, et che sia pronte ale bote de sopra, et fa che uno deo dagi sempre luogo ad altro, et con il deo picollo operalo spesissime volte dove la cade, et non manco operar il picollo
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Inserite prima in latino (Regula pro illis qui canere nesciunt), poi in italiano in Francesco Spinaccino, Intabulatura de lauto. Libro primo, Venezia, Petrucci, 1507, carta A2 dall’esemplare di Cracovia, Biblioteca Jagiellonska, Mus.ant.pract. P 680, ripodotto in facsimile online sul sito del “Corpus des Luthistes”: [http://ricercar.cesr.univ-tours.fr/3-programmes/EMN/luth/sources/ consult.asp?numnotice=2&ID=spinacino_1] (ultima consultazione: 10/07/2013). Trascrizione diplomatica in Boorman, Ottaviano Petrucci. A catalogue raisonné, op. cit., pp. 645-646. Sulle istruzioni per leggere l’intavolatura italiana di liuto rinvio a: Dinko Fabris, “Lute Tablature Instructions in Italy: A Survey of the Regole from 1507 to 1759”, in Performance on Lute, Guitar, and Vihuela, Cambridge, Cambridge University Press, 1997, pp. 16-46.
Fig. 1 - Vincenzo Capirola, Compositione di Meser Vincenzo Capirola, 1515-1520, Padoana discorda, (Chicago, Newberry Library, Case MS-VM 140.C25(VAULT)), c. 28v
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Fig. 2 - Vincenzo Capirola, Compositione di Meser Vincenzo Capirola, 1515-1520, Padoana discorda, (Chicago, Newberry Library, Case MS-VM 140.C25(VAULT)), c. 61r
qual li altri, ta segnerìa a sui rason, ma molto serìa dificile comprenderlle, fa che per fescrition conprendi molte cosse, e la galantaria, del portar de la man, che non si pol descriver. […]
Capirola affida dunque molte indicazioni pratiche ai segni dell’intavolatura, ma sottolinea che la “galantaria, del portar de la man […] non si pol descriver”: era del resto questa una delle condizioni basilari dell’estetica musicale espressa in quegli stessi anni dal Cortegiano di Baldassarre Castiglione:17 Chi adunque vorrà esser bon discipulo, oltre al far le cose bene, sempre ha da metter ogni diligenzia per assimigliarsi al maestro e, se possibil fosse, transformarsi in lui […] e, per dir forse una nova parola, usar in ogni cosa una certa sprezzatura, che nasconda l’arte e dimostri ciò che si fa e dice venir fatto senza fatica e quasi senza pensarvi. Da questo credo io che derivi assai la grazia […] Però si po dir quella esser vera arte che non pare esser arte […]
Una sezione molto importante delle istruzioni dettate da Vidal a Capirola, riguarda la spiegazione dei segni della notazione utilizzati dal maestro, segni che non trovano riscontri in nes-
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Baldassarre Castiglione, Il libro del Cortegiano (1528), I, 26, a cura di Ettore Bonora, Milano, Mursia, 1981, pp. 61-62.
sun’altra fonte a stampa o manoscritta del suo tempo (si tratta di indicazioni di pratica esecutiva per abbellimenti o tecniche inconsuete).18 La più insolita è probabilmente l’indicazione (c.3) che riguarda l’esecuzione della Padoana descorda (fig.1):
Anche in questo caso l’avvertimento di Vidal-Capirola è esplicito: si tratta di tecniche esecutive che è più facile osservare quando sono messe in pratica da un maestro, piuttosto che cercare di spegarle a parole. Ciononostante, la spiegazione fornita è sufficientemente chiara e può essere utilizzata ancora ai giorni nostri senza problemi concettuali. Lo stesso si può dire per la maniera intuitiva di rendere le note di un ritardo o di una appoggiatura, tratteggiandone la cifra e lasciando che le dita leghino il suono risultante alla nota precedente o successiva (c.2v) (fig. 2): […] Asegneroti che alcuni .3. et .4. etc. come acade li quali troverai notadi de ponti rosi videlicet . . etc. altro non significa solum ti dinota esser tremoli, et per esser cosa che non si pol notar d’ingiostro come le altre figure si nota cusì di ponti, come cossa tremolizante che non si tien fermo il deo. Verbi gratia ti asegno: tu dai una bota sul canto al 2* tasto tien ferma quella bota, et con uno altro deo tu tremoolizi al terzo tasto, e per notar quello effecto el fai di ponti, come nota morta, e tremolizante. E per quelli ponti tu vedi a qual tasto dei tremolizar; e niuno non nota, per che se pol far senza, et chi sonno sonar i fano da sua gran gratia, a farli diti tremoli […]
Lo stesso Capirola avverte che in genere nessun liutista usa questi segni per i “tremoli” perché i professionisti sanno dove eseguirli senza bisogno di scriverli (“e niuno non nota, per che se pol far senza, et chi sonno sonar i fano da sua gran gratia”). Ma la vera regola base dell’esecuzione, il principale dei “segreti”, è il suonare legato, che Capirola è costretto a esplicitare perché “tutti non l’intende” (c.2v): […] Nota il più bel secreto et arte che è, nel meter suxzo una cossa, et sonar, abi questo per una masima de Aristotille, et fali gran fondamento: avertisti nel sonar sempre tenir ferme le bote col deo, over dei, sul mango fina che trovi altre bote che te sia forza lasarlle; cusì sempre farrai de man in man, per che l’importa asai, e tutti non l’intende, come de soto, forza serà ne parli, etc. […]
Nonostante la disponibilità del maestro a svelare i suoi “segreti”, restano indecifrabili alcuni dei suoi segni, non descritti in maniera chiara nell’introduzione. È possibile che tali segni fossero
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Ho trattato dei principali segni esecutivi che compaiono nelle composizioni del manoscritto (con riproduzioni visive) in “Le prime intavolature per liuto in Italia”, op. cit., e in confronto con le spiegazioni nella Regola di Capirola in “Lute tablature instructions in Italy”, art. cit., pp. 26-27.
• le intavolature di liuto
[…] E troverai ne la padoana descorda, la posta de le mezane partìe in do rige, e su una sarà piena et l’altra voda, non ti para dificile che son cosa facile: con la man sinistra sul mangeo fa che col deo picolo overo quello apreso, tu tiri zoso uno pocheto la corda zoé una de le mezane de soto zoé l’ultima tal che la sia discosta da l’altra e tien ferma; poi col primo deo, va tocando su l’altro tasto pien e voda l’altra corda, secondo trovi notado. Questo efecto fai con la man mancha, e con la destra sona su tuta la posta come il solito. E quello non podesti comprender falo per descritione: perché non si pò scrivere […]
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in quel tempo ritenuti d’uso comune e che pertanto non fosse necessario fornirne una chiave. Eppure sopravvive almeno un altro manoscritto di intavolatura per liuto proveniente dalla medesima area veneziana e con una datazione molto vicina (compilato intorno al 1515) che utilizza una serie di segni del tutto differenti rispetto a quelli di Capirola. Questo secondo manoscritto, conosciuto dagli specialisti come “Thibault” dal nome della sua penultima proprietaria prima dell’acquisizione da parte della Bibliothèque Nationale de France,19 è acefalo e non sappiamo se vi fosse all’inizio una spiegazione dei segni: l’assenza di una regola in questa fonte, rende oggi impossibile la comprensione esatta della maniera di eseguire i segni utilizzati, unici nel panorama delle fonti coeve (fig. 3). Nei decenni successivi non sono state individuate altre fonti manoscritte italiane in intavolatura per liuto che introducono istruzioni o analoghi segni professionali, mentre a partire dal 1546, le edizioni liutistiche a stampa – dopo avere per decenni ristampato le brevi regole di Petrucci – cominciano ad offrire spiegazioni divulgative di alcuni segni più comunemente utilizzati: l’indicazione per il suono mantenuto o legato, per la diteggiatura della mano sinistra e più raramente della mano destra, per l’esecuzione di alcuni abbellimenti, e così via. Dopo la metà del secolo i “segreti” dell’arte liutistica divengono addirittura oggetto di interi trattati, scritti di solito in forma di dialogo tra un maestro e un allievo: il primo esempio è il Dialogo quarto di Bartolomeo Lieto (1559),20 seguito dal più celebre trattato di Vincenzo Galilei, Fronimo. Dialogo sopra l’arte del bene intavolare, et rettamente sonare...in particolare nel Liuto (prima edizione a Firenze, 1568, rapidamente esaurita, cui seguì la seconda allargata di Venezia, 1584).21 Fino a quel momento, le intavolature di liuto in Italia, in Francia e nel resto d’Europa, sia a stampa che manoscritte, avevano continuato a seguire il formato notazionale dell’archetipo di Spinacino, ossia il formato oblungo che lo stesso Petrucci aveva adottato sempre, anche per la musica polifonica, a partire dal primo libro del 1501. L’influenza esercitata da questi modelli notazionali sul corpus dei manoscritti coevi è stata osservata da Boorman, Fenlon e Haar per le prime raccolte di madrigali. 22 Ma è proprio a partire dai citati trattati di Lieto e Galilei che il formato oblungo è rapida-
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Paris, Bibliothèque Nationale, Rés. Vmd. ms. 27, proveniente dalla collezione di Geneviève Thibault, comptesse de Chambure, che lo aveva cquistato a Firenze dall’antiquario Olschki, ossia colui che possedeva prima del 1906 il manoscritto Capirola. Oltre ad una prima descrizione fornita in un articolo della stessa Geneviève Thibault (“Un manuscrit italien pour luth des premières années du xvie siècle”, in Le luth et sa musique, Paris, CNRS, 19762, pp. 43-76), ne esiste un facsimile a cura di François Lesure (Tablature de luth italienne, Genève, Minkoff, 1981). In comparazione con il manoscritto Capirola cfr. ancora i miei studi cit.: “Lute tablature instructions in Italy” e “Le prime intavolature per liuto in Italia”. Dialogo Quarto di musica. Doue si ragiona sotto un piaceuole discorso delle cose pertinenti per intauolare le opere di musica esercitarle con viola a mano o ver liuto con sue tauole ordinate per diuersi gradi alti e bassi. Del Reuerendo Don Bartholomeo Lieto Panhormitano theorico secondo i filosofi et prattici eccelentissimo compositore, Napoli, Cancer, 1559 (riproduzione dell’esemplare custodito a Londra, British Library, a cura di Patrizio Barbieri, Lucca, Lim, 2010). Sulle due edizioni del Fronimo di Galilei e sul loro contenuto cfr. Philippe Canguilhem, Fronimo de Vincenzo Galilei, Paris & Tours, Minerve & CESR, 2001. Iain Fenlon-James Haar, The Italian Madrigal in the Early Sixteenth-Century. Sources and interpretations, Cambridge, Cambridge University Press, 1988, p. 117: “it is noticeable that, with the exception of single leaves […] all the manuscript sources of the early madrigal consist of partbooks in oblong format […] Indeed, there are very few oblong manuscripts rom any part of Europe that date from before the turn of the fifteenth century, and even fewer are indisputably partbooks”.
Fig. 3 - Due pagine con segni unici nel ms. “Thibault” (Paris, BnF, Rés.Vmd.ms.27), c. 13 e 52
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mente abbandonato per le edizioni a stampa liutistiche. Soltanto alcuni manoscritti continuano infatti, fino al pieno Seicento, ad utilizzare il formato oblungo, pur osservando la comparsa di alcuni manoscritti in quarto alto. È possibile addirittura classificare in base al formato la probabile destinazione dei manoscritti liutistici. La maggior parte dei manoscritti di formato piccolo ed oblungo rientrano nella categoria dei quaderni per dilettanti, e vi sono in genere copiate danze, canzoni alla moda e poca musica di un livello tecnico più elevato. Quasi sempre i segni che vi compaiono indicano che quelle raccolte erano destinate a dei principianti, perché sono indicate le diteggiature delle due mani e a volte la corrispondenza delle cifre dell’intavolatura italiana con le note di una scala in notazione mensurale. Al contrario, dopo il 1550, tutte le fonti manoscritte che possono essere associate a un liutista (o a un musicista) professionista sono in formato quarto alto e costituite da centinaia di carte. Appartengono a questa categoria il manoscritto autografo di Vincenzo Galilei (Biblioteca Nazionale Centrale di Firenze, datato 1584), il manoscritto di Cosimo Bottegari (Biblioteca Estense di Modena, datato a partire dal 1574), il cosiddetto “Siena Lute-book” (oggi a L’Aja), il frammento con lo stemma della famiglia Medici forse collegato al precedente (nella collezione Dolmetsch di Haslemere), il manoscritto “Cavalcanti” (Bruxelles), il codice appartenuto a Barbarino, un liutista e cantante castrato (giunto da Berlino alla sua attuale collocazione di Cracovia), il libro di Giuseppe Antonio Doni, collegato al liutista napoletano Andrea Falconieri (Assisi).23 Tutte queste fonti possono essere considerate in realtà come delle “biblioteche viaggianti”, i cui possessori, tutti professionisti, copiavano il repertorio d’uso quotidiano per servirsene per le loro esecuzioni o per assegnare dei compiti ai loro allievi, spostandosi in diverse corti o città d’Europa. Come nell’antico manocritto di Capirola, in questi libri appartenuti a musicisti professionisti troviamo nei segni dell’intavolatura la trasmissione diretta della propria arte esecutiva, che è impossibile ricavare da una pubblicazione a stampa, concepita per una quantità di fruitori indistinti, pur se il repertorio è spesso identico. La molteplicità dei percorsi della trasmissione di un repertorio musicale attraverso l’uso dell’intavolatura, sia a stampa che in manoscritto, è resa ancor più complessa ed amplificata dal più ampio utilizzo a livello europeo di differenti varianti nazionali dell’intavolatura. Questa ulteriore complicazione per il musicologo o il musicista di oggi che per interpretare quei documenti deve apprendere codici in apparenza diversi e lontani (cifre con zero o senza zero per la intavolatura italiana e napoletana, lettere dell’alfabeto per quella francese e tedesca, quest’ultima con l’uso della grafia gotica), non costituiva affatto un problema per l’uomo europeo del secolo XVI. L’inaspettata facilità di un lettore del tempo ad utilizzare libri scritti nei diversi tipi di intavolatura in uso in nazioni diverse si presta a diverse possibili spiegazioni. La più semplice è che tutte le intavolature si basino su un principio comune
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Ho individuato e descritto queste fonti professionistiche di formato “in quarto” in “Une extension du Manuscrit de Sienne (c. 1590) à Haslemere (GB) : hommage à Bob Spencer”, in Les Luths en Occident, actes du colloque (Paris 1998), Paris, Cité de la Musique 1999, pp. 113-120. Cfr. Inoltre l’introduzione al facsimile del manoscritto di Modena, Biblioteca Estense, C 311 : Il libro di canto e liuto, a cura di Dinko Fabris e John Griffiths, Bologna, Forni, 2006. Sul manoscritto Falconieri-Doni di Assisi (e su una sua integrazione recentemente venuta alla luce) è in preparazione un mio contributo per la miscellanea in omaggio a Frank Dobbins.
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I primi fogli volanti con contenuto musicale furono stampati nei primi decenni del Cinquecento ma sono davvero rari quelli superstiti anteriori al 1550. Il caso più studiato è quello della produzione di ballate su broadside sheets in Inghilterra: oltre 2000 diffusi già prima del 1600: cfr. Malcolm Jones, The English Broadside Print c.1550–c.1650, London, Blackwell, 2010. Per l’Italia il fenomeno è ancora poco studiato: cfr. Ugo Rozzo, La strage ignorata. I fogli volanti a stampa nell’Italia dei secoli XV e XVI, Udine, Forum Edizioni, 2008. Per una descrizione di tutti i fogli volanti con istruzioni per liuto finora individuati cfr. il mio “Lute Tablature Instructions in Italy”, art. cit., pp. 42-46 (“Broadside sheets and the dissemination of the rules”). Di tutti questi fogli volanti sopravvivono singoli esemplari: Antonio Strambi in Bologna, Museo della Musica (B 145); Mutio Pagano in Stoccolma, Kungliga Biblioteket (Kart och bildsektionen Musikalier, Skap 6c), descritto in Kenneth Sparr, “An unknown and unique broadside lute instruction”, The Lute, 27, 1987, pp. 304; il foglio di Ambrogio Brambilla, un incisore milanese attivo a Roma, non è sopravvissuto, ma è ricordato nel repertorio di Georg Kaspar Nagler, Die Monogrammisten, München, Franz, 1879, I, n. 946: conteneva istruzioni per leggere un salmo intavolato per cetra, strumento a plettro molto simile a un liuto. Soltanto la Regola ferma e vera per intavolare nel liuto curata da Michele Carrara nel 1585 e stampata a Roma da Ettore Ruberti (non a caso con l’incisione firmata “Ambrosius Brambilla Fecit”), oltre ad un esemplare conservato presso la Biblioteca Nazionale Centrale di Firenze (collezione Landau-Finally), sembra essere testimoniata da un secondo foglio, senza indicazioni editoriali e senza il nome di Carrara, che forse è una edizione pirata anteriore al 1594 (conservata a Bologna, Museo della Musica). Si ebbero due ristampe certe della Regola ferma e vera, una a Roma nel 1594 presso un nuovo editore indicato come “Ioan Antoni de Paulis” (unico esemplare presso la Biblioteca del Conservatorio di Firenze, ed una ultima ristampa nel 1618). Benvenuto Disertori curò una ristampa fotografica, con sua introduzione, della Regola di Carrara del 1585 (Firenze, Olschki, 1957). A riprova della diffusione durante il Cinquecento di molti altri fogli volanti con istruzioni musicali, citiamo un caso particolare: nel manoscritto per liuto di Philippe Hainhofer datato 1603 (Wolfenbuttel, HerzogAugust-Bibliothek, Handschriftenabteilung, Ms. Codex Guelferbytanus 18.7. Augusteus 2o-Guelferbytanus 18.8), è stata inserita una copia manoscritta di un foglio volante stampato a Roma nel 1587 da Nicolò van Aolst
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intuitivo: la rappresentazione grafica del manico dello strumento attraversato dalle corde su cui la posizione delle dita è indicata attraverso simboli (cifre o lettere alfabetiche). E infatti anche i moderni liutisti del nostro tempo non trovano difficile passare da un sistema nazionale all’altro nella lettura delle intavolature originali, senza dover passare attraverso una traduzione in notazione mensurale. Ma è probabile che i musicisti dilettanti fossero aiutati in questo passaggio da un tipo nazionale di intavolatura all’altro dalla diffusione di semplici guide popolari, facilmente reperibili a basso costo nelle fiere e nei mercati: i fogli volanti (in inglese: broadside sheets).24 Già a partire dal terzo decennio del Cinquecento, poco dopo la fine della supremazia editoriale di Petrucci – o forse per la scadenza del suo privilegio di stampa –, cominciarono a circolare in Italia, e poi nel resto d’Europa, alcuni fogli volanti che contenevano delle mini-guide popolari per la lettura delle diverse intavolature per liuto: sull’unico foglio piegato, con al centro la raffigurazione di un liuto e le corrispondenze dei simboli numerici per ogni tasto, veniva inserita una composizione vocale intavolata allo stesso tempo per diversi tipi di intavolatura: italiana, francese, napoletana; la mancanza dell’intavolatura tedesca in questi fogli indica che i libri tedeschi non avevano circolazione in Italia già prima della metà del Cinquecento: infatti il sistema fu presto abbandonato nei territori germanici a favore dell’intavolatura francese (fig. 4). Si conoscono pochi fogli volanti di questo tipo, ma ciascuno dovette avere una notevole circolazione per decenni dalla data di stampa.25 Il primo fu pubblicato da Strambi a Roma intorno al 1530, poi da Pagano a Venezia verso il 1550, quindi un Brambilla a Roma nel 1582, fino alla Regola di Michele Carrara, stampata a Roma nel 1585 e che ebbe il maggiore successo e fu ristampata più volte fino al 1615.26 Uno degli ultimi esemplari di questo genere di istruzioni su foglio volante doveva essere una regola per accordare clavicembali ed organi col sistema tempera-
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to tipico dei liuti, stampata a Roma nel 1641 da Pier Francesco Valentini.27 La diffusione dei due repertori paralleli di cui abbiamo parlato, centinaia di libri a stampa ed altrettanti manoscritti prodotti durante il Cinquecento, trova nelle semplici regole dei fogli volanti una preziosa integrazione alla loro capillare divulgazione. Se le intavolature per liuto, come quelle per ogni altro strumento del rinascimento, ci sembrano oggi trasmettitori criptici e quasi indecifrabili dei testi musicali, i loro segreti non erano poi così difficili da svelare se bastava una regola introduttiva di pochi righi o un foglio volante per permetterne la lettura a un qualunque appassionato esecutore, senza squilibri di livello artistico o sociale. Il liuto in Italia, nei primi decenni del secolo XVII, cominciò a cedere terreno ad una nuova moda, imperante presso tutte le classi sociali, ossia la chitarra spagnola. Strumento più semplice e maneggevole, la chitarra utilizzerà ancora un codice analogo a quello dell’intavolatura del liuto per trasmettere i repertori musicali in voga, in una forma ancor più semplificata ed accessibile a larghi strati della popolazione: l’alfabeto. Con poche lettere, qualunque dilettante era in grado di eseguire semplici danze o accompagnare le canzoni più popolari, pur senza pretese di esecuzioni virtuosistiche o di perfezione artistica. Eppure, il meccanismo della codificazione dell’alfabeto per chitarra (lettere che indicano dove mettere le dita della mano sinistra per eseguire accordi e linee per indicare il ritmo) è praticamente lo stesso delle intavolature che avevano permesso a Vincenzo Capirola, un secolo prima, di trasmettere all’allievo Vidal i suoi “segreti” professionali, così chiari per i contemporanei (anche se “non si pò scrivere”) eppure quasi impenetrabili per chi li osserva a cinque secoli di distanza.
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con il titolo: Regola Universale facile Et sicura di trova tutte le Note overo Mutationi di canto in qual si voglia CHIAVE. Fabris, “Lute Tablature Instructions in Italy”, p. 42. Cfr. Orlando Cristoforetti, introduzione alla edizione facsimile del manoscritto (Roma, Biblioteca Apostolica Vaticana, Ms. Barb. Lat. 4395) di Pier Francesco Valentini, Il Leuto Anatomizzato, Firenze, Spes, 1989, p. 12.
Fig. 4 - Esempi di Regole per leggere l’intavolatura di liuto nei fogli volanti del sec. XVI:
a/ Matteo Pagano, Foglio volante, Venezia, c. 1550. (Départment of Maps end Engravings, Royal Library, Stockholm); b/ Facsimile dell’Intavolatura di Liuto di Michele Carrara, 1585, a cura di Benvenuto Disertori, Leo S. Olschki, Firenze [1956]
Particolare del facsimile dell’Intavolatura di Liuto di Michele Carrara, 1585, a cura di Benvenuto Disertori, Leo S. Olschki, Firenze [1956]
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Passeurs de textes médicaux
Scipion Dupleix, passeur de textes savants et poétiques Violaine Giacomotto-Charra ea 4195 – Telem Bordeaux 3
Scipion Dupleix, surtout connu pour ses écrits historiques et son rôle d’historiographe royal1, est un personnage dont l’œuvre philosophique est encore aujourd’hui largement négligée2. On lui doit pourtant un ensemble de textes important : celui du premier véritable corps ou cours (selon les éditions) de philosophie en langue française3. Maître des requêtes de la reine Marguerite de Valois (il reçut cette charge en 1605), ce juriste catholique était en effet d’abord un fin érudit, et il participa à la riche vie intellectuelle qui caractérisa la dernière cour de sa protectrice. Si Marguerite n’est probablement pas à l’origine du projet4, elle a, très tôt, encouragé diverses entreprises de diffusion du savoir, d’abord par la traduction5, puis par la rédaction en langue française
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Une biographie récente a été consacrée à Dupleix : Christophe Blanquie, Un magistrat à l’âge baroque, Scipion Dupleix, 1569-1661, Paris, Publisud, 2008. Voir le tout petit nombre d’articles disponibles sur les œuvres philosophiques de Dupleix : Emmanuel Faye, « Le corps de philosophie de Scipion Dupleix et l’arbre cartésien des sciences », Corpus, 2, 1986, p. 7-15 ; Roger Ariew, « Scipion Dupleix et l’anti-thomisme au xviie siècle », Corpus, no 20/21, 1992, p. 295-302 ; Jean Balsamo, « Marguerite de Valois et la philosophie de son temps », dans Marguerite de France reine de Navarre et son temps, Centre Matteo Bandello, Agen, 1994, p. 269-281 et « Dire le monde ’selon l’expérience et la raison’ : la Physique de Scipion Dupleix », dans Macrocosmo / Microscosmo. Scrivere e pensare il mondo nel Cinquecento tra Italia e Francia, R. Gorris Camos (éd.), Verona, Schnena Editore, 2004, p. 279-288. Pour une bonne vision d’ensemble, voir Ch. Blanquie, « L’œuvre de Scipion Dupleix », Revue française d’histoire du livre, 128, Genève, Droz, 2007. « Le succès rencontré par les travaux philosophiques de Dupleix se manifeste en particulier par des éditions de recueils, dont certains portent le titre de Corps de Philosophie. Ces rééditions fournissent l’occasion de perfectionnements qui conduisent au Cours de philosophie. Celui-ci se différencie fondamentalement des Corps, en ce que les différents ouvrages ne forment plus que les parties d’un tout. Aussi les épîtres dédicatoires sont-elles remplacées par une épître unique, à Marie de Médicis, en 1626, puis à Durent de Chevry, à partir de 1632. La présentation de tout l’œuvre philosophique sous la forme d’un Cours n’a alors pas de précédent dans la langue française », Ch. Blanquie, Un magistrat…, op. cit., p. 199. Dupleix commence à écrire avant de l’avoir rencontrée. Elle est en général présentée comme l’instigatrice de son projet, mais c’est très probablement faux. Nous sommes en train de mener des recherches sur cette question pour un ouvrage en cours de rédaction consacré à Dupleix. Marguerite avait patronné la traduction de l’Arithmétique du mathématicien italien Nicolas Tartaglia par Gosselin, et François de Foix-Candale lui a dédié sa traduction du commentaire au Pimandre. Voir Guillaume Gosselin, L’Arithmetique de Nicolas Tartaglia Brescian, grand mathematicien, et prince des praticiens […]. Recueillie, et traduite d’Italien en François, par Guillaume Gosselin de Caen, A la tres-illustre et vertueuse Princesse Marguerite de France, Royne de Navarre, Paris, Gilles Beys, 1578 ; Le Pimandre de Mercure Trismegiste. De la philosophie chrestienne, connoissance du Verbe divin et de l’excellence des Œuvres de Dieu, traduit de l’exemplaire grec, avec collation de tres-amples commentaires, par François de Foix de Candale, à tres-haute, tres-illustre et trespuissante Princesse Marguerite de France, Roine de Navarre, Bordeaux, Simon Millanges, 1579.
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de certains pans de la connaissance demeurés jusque-là d’expression majoritairement latine6, et Dupleix a cherché son patronage7. L’œuvre de Dupleix est ainsi le résultat le plus abouti de ces premiers essais de philosophie en langue française qui ont vu le jour entre 1590 et 16208. Il a en effet rédigé un ensemble de textes qui se compose d’une part de traités complets de philosophie, ordonnés selon la structure scolastique, et d’autre part de deux opuscules plus difficiles à classer. Les traités sont au nombre de quatre, que nous donnons ici dans l’ordre de leur parution : la Logique ou art de raisonner, la Physique ou science naturelle, la Métaphysique ou science surnaturelle et l’Ethique ou la philosophie morale9. D’abord publiés séparément entre 1600 et 1610, ils ont été réunis en un Corps de philosophie, apparemment dès 162010, Corps de philosophie qui a été ensuite très régulièrement réédité, tandis que se poursuivaient également les éditions en volumes séparés. Ce bloc cohérent est complété par deux ouvrages moins volumineux et de moindre envergure philosophique, intitulés, l’un, Les causes de la veille et du sommeil, des songes et de la vie et de la mort11, l’autre La curiosité naturelle12. Dans cet ample corpus, c’est plus particulièrement sur l’ensemble des textes relevant de la philosophie naturelle que nous voudrions nous arrêter ici. La philosophie naturelle est en effet une branche du savoir qui a manifestement beaucoup intéressé Dupleix et qui, dans la perspective que nous souhaitons développer, apparaît comme la plus significative. Dans ce domaine, et dans celui-là seul, en effet, Dupleix a fait le choix de traiter sa matière à travers trois ouvrages de types bien différents : la Physique, qui hésite entre le genre du compendium et celui de la somme, mais aussi ces deux livres plus originaux, parus tous deux en 1606, que sont Les causes du sommeil et de la veille, qui est un recueil de courts traités, et La curiosité naturelle rédigée en questions selon l’ordre alphabétique, ouvrage dont la forme originale est clairement indiquée par le titre. Or le choix de ces genres textuels différents, la réflexion qu’y construit l’auteur sur son rôle dans la diffusion de la philosophie et les principes d’écriture qu’il y exploite, semblent indiquer que l’on
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Sur ce point, voir E. Berriot-Salvadore, « Marguerite et la vulgarisation des sciences », dans Marguerite de France, op. cit., p. 255-267. Voir la dédicace à Marguerite de la seconde édition de la Logique, en 1604. Avant Dupleix, c’est surtout Jean de Champaignac, autre maître des requêtes de la Reine, qui s’était lancé dans l’aventure de la philosophie naturelle en français, en faisant paraître chez Simon Millanges, à Bordeaux, une Physique françoise (1595). La Logique ou art de raisonner est publiée à Paris, chez Dominique Salis, seul détenteur du privilège, en 1600. Ensuite, tous les privilèges suivants sont accordés conjointement à la Veuve de Dominique Salis (il est mort en 1603) et à Laurent Sonnius. Les pages de titres ne mentionnent cependant pas qu’il s’agit d’une édition partagée et portent le nom soit de l’un, soit de l’autre. À partir de 1611, Laurent Sonnius s’associe à Laurent Gueffier pour les nouvelles éditions ou les rééditions des œuvres philosophiques de Dupleix. Les rééditions des œuvres séparées sous forme de Cours de philosophie seront ensuite publiées par le fils et seul héritier de Sonnius, Claude (à partir de 1626). Paraissent ainsi : La Physique ou science naturelle divisée en huit livres, 1603 ; La Suitte de la Physique, 1604 ; La Metaphysique ou science surnaturelle et La suite de la Metaphysique, 1610 ; L’Ethique ou la philosophie morale, Paris, Laurent Sonnius, 1610. Corps de philosophie, contenant la logique, l’ethique, la physique et la metaphysique, Lyon, Simon Rigault, 1620. Nous n’avons pas trouvé pour l’instant d’édition plus ancienne, mais la date de 1617 a parfois été évoquée, sans citation précise de l’éditeur, cependant : peut-être s’agit-il d’une confusion avec l’édition genevoise, chez Jean Dupré, de 1627 ? De manière générale, l’enquête sur l’ensemble des éditions des œuvres de Dupleix reste à faire. Paris, Laurent Sonnius / Veuve Salis, 1606. Paris, Laurent Sonnius / Veuve Salis, 1606.
a affaire, avec Dupleix, à un travail complexe de transmission du savoir. Il s’interroge autant sur la question de la langue que sur celle des genres du discours scientifique, et l’on ne saurait réduire son œuvre au geste d’un encyclopédiste mondain.
On blasme à bon droict les Poëtes Grecs, et encore plus des Druides Prestres, Docteurs et Magistrats des Gaulois noz ancestres. Ceux-cy parce que desirant eterniser leur vaine gloire d’estre seuls estimez sçavans entre le peuple, ne communiquoyent leur sçavoir à autres qu’à ceux de leur compagnie. Ceux-là parce qu’ayant aussi la cognoissance des sciences, ils l’ont enviée à la société humaine : imitant les Egyptiens (comme tesmoigne Herodote) en ce que la naïsve et nuë verité a esté par eux enveloppée comme dans un nuage espez et sombre, soubs le voile tenebreux de certaines fictions et inventions fabuleuses : afin que plusieurs les admirassent, et peu les entendissent13.
La volonté de conserver le savoir à l’abri des mains vulgaires, telles ces reliques décrites par Du Bellay14, n’est pas uniquement liée aux insuffisances du vernaculaire ou aux préjugés supposés des universitaires, mais également à l’orgueil français : Les François aussi sçavans que les Druides, aussi subtils et ingenieux que les Poëtes grecs, aussi courageux qu’Alexandre, sympathisent avec eux en ceste vanité. Car on n’en voit point, que bien rarement, qui soyent studieux de traicter en leur langue des sciences philosophiques comme s’ils les envioient au public. […] Il ne faut point s’excuser sur le defaut de leur langue : car elle est aujourd’huy si bien cultivée, qu’elle ne cede en abondance, ny en elegance, ny en proprieté de mots à nulle autre vulgaire15.
Dès sa Logique, dont la préface a une valeur programmatique, Dupleix dénonce conjointement deux obstacles linguistiques : celui de la langue elle-même, d’une part, celui des langues spécialisées et des modes d’écriture spécifiques, d’autre part, qu’il s’agisse du langage des philosophes, qu’il accuse de se complaire parfois à « embrouiller » leur matière en abusant de la question et du commentaire, ou, plus étonnant, du langage des poètes et de leur usage du voile de la fable. 13 S. Dupleix, Logique, op. cit., « Préface », f. 2r-v. 14 « Il me souvient de ces Reliques, qu’on voit seulement par une petite Vitre, et qu’il n’est permis toucher avecques la Main. Ainsi veullent-ilz faire de toutes les Disciplines, qu’ilz tiennent enfermées dedans les Livres Grecz, et Latins, ne permettant qu’on les puisse voir autrement : ou les transporter de ces Paroles mortes en celles, qui sont vives, et volent ordinairement par les Bouches des Hommes », Joachim du Bellay, La Deffence, et illustration de la langue Françoyse, Paris, Arnoult l’Angelier, 1549, n. p. 15 S. Dupleix, Logique, op. cit., « Préface », f. 2v-3r.
• scipion dupleix
Dupleix aborde clairement la question de la vulgarisation du savoir, en la liant, selon le sens étymologique du mot « vulgariser », à la question de la langue. Mais ce qu’il dit de ce que nous appellerons plutôt « vernacularisation » que « vulgarisation », pour lever toute ambiguïté, se démarque en partie des discours sur la nécessité de penser et d’écrire en sa langue, discours devenus ordinaires depuis les années 1550. L’insuffisance de la vulgarisation et celle de la vernacularisation sont corrélées par Dupleix à une attitude élitiste plus large, qui consiste en la propension de certains corps constitués à vouloir se réserver l’exercice du savoir, soit comme moyen de pouvoir, soit comme moyen de gloire. Aussi la langue n’est-elle pas, pour Dupleix, le seul obstacle à la diffusion du savoir :
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Cette dernière prise de position, surprenante au seuil d’un corpus philosophique pour l’essentiel inspiré des pratiques universitaires scolastiques de l’époque, est l’une des clefs qui permet de comprendre la démarche adoptée par Dupleix pour traiter de la philosophie naturelle. D’entrée de jeu, en effet, l’écriture de la philosophie naturelle chez Dupleix présente une double caractéristique : elle apparaît comme indissociable d’une réflexion nette sur la notion de textualité et elle entend articuler l’un avec l’autre le discours poétique et le discours philosophique. Son discours préfaciel superpose, pour ce faire, trois systèmes de références, qui semblent au premier abord contradictoires. L’idée de la physique, d’abord, est intimement liée à la vieille notion de livre du monde. Ce n’est pas une nouveauté, mais Dupleix ne craint pas de réaffirmer et de développer ce topos bien usé : Le Monde, riche ornement de la Nature, c’est un beau et grand livre qui fournit la matiere de tous les autres livres : qui n’enseigne point par des termes impropres ou ambigus, ains par des causes certaines et infaillibles nous expose la naissance, l’accroissement, declin, changement et la fin de toutes les choses mortelles et perissables. Ses characteres ne sont point des petites notes ni de petits traits de plume ou de pinceau, ains tous les corps du Monde16.
Or l’idée même que le monde est un livre devrait rendre parfaitement inutile l’existence de tout texte de philosophie naturelle ; on perçoit d’ailleurs la critique héritée de l’humanisme derrière la dénonciation des « termes impropres ou ambigus ». Dupleix, cependant, prend bien soin de glisser une discrète concession à l’utilisation qu’il fait de ce topos, puisqu’il lui faut bien légitimer son œuvre : « A quoy faire (si nous estions bien nés) il ne sous seroit pas besoing d’autres précepteurs que la nature mesme »17. Le livre de physique est donc nécessaire à ces hommes « mal nés » que sont les contemporains de l’auteur. Son rôle premier est de rendre à nouveau appréhendable le seul vrai texte, le texte perdu des origines : La physique ou Science naturelle c’est celle qui nous donne une claire et parfaite intelligence de ce livre-là, c’est l’interprete et le truchement de la Nature : c’est un tableau auquel tous ses effects sont naïvement depeincts, ou plustost un mirouër auquel ils sont vivement représentés18.
De manière tout à fait significative, il n’y a pas ici de différence audible ou lisible entre le nom de la discipline et le titre de l’œuvre qui en rend compte. Mais si le philosophe naturel est, comme il se doit, passeur de ce texte de Nature que l’homme déchu n’est plus capable de lire, il n’en est pas moins aidé dans sa tâche par d’autres textes, au sens littéral du terme. Deux autres systèmes textuels servent ainsi de soubassements explicites à la Physique de Dupleix. Bien qu’ils ne soient pas sur le même plan, ils ont tous deux une grande importance dans l’économie de l’œuvre. Le premier à être cité est La Sepmaine de
16 S. Dupleix, La Physique, éd. utilisée : Louis Giffart et Pierre Des Hayes, 1618, « Préface », f. 1v-2r. 17 Ibid., f. 1v. 18 Ibid., f. 2r.
Du Bartas19. Dès ce tout début de prologue, la parole de Dupleix est redoublée par celle du poète gascon, par exemple à propos du topos du livre du monde : 175
Or il ne s’agit pas d’un phénomène anecdotique : toute la Physique, par la pratique régulière et copieuse de la citation, noue un étrange dialogue entre la matière scolastique, empruntée aux philosophes, et la parole du grand poète de la connaissance qu’est, pour ses contemporains, Du Bartas. Cependant, derrière la poésie bartasienne comme derrière le texte de Dupleix lui-même, se profile la source première, qui est le corpus aristotélicien, accompagné de sa théorie de commentaires. Dupleix joint ici le geste de l’imitateur à celui du vulgarisateur : Et pour satisfaire au desir de ces esprits studieux, afin qu’ils en puissent pratiquer l’artifice sur quelque riche matiere, j’ay choisi celle-cy, laquelle contient toutes les richesses du Monde : et d’icelle basti cet œuvre sur le modele de la Physique d’Aristote, et de ses interpretes les plus signalés […] sans toutes fois l’embrouiller de questions inutiles, comme ont faicts plusieurs Grecs, Latins, et Arabes21.
On notera cependant que l’œuvre et la matière, qui semblaient confondues quand il s’agissait de définir la physique, sont ici distinguées pour être mieux liées : d’un côté, une matière qui est la nature même puisqu’elle contient « toutes les richesses du monde », de l’autre, une forme, celle du corpus aristotélicien, qu’il s’agit, comme le livre du monde, de retrouver dans sa pureté première. Ce n’est en effet pas s’avancer beaucoup qu’imaginer que les « questions inutiles et embrouillées » de certains des commentateurs d’Aristote font écho aux « termes impropres et ambigus » qui s’opposent au langage transparent du livre du monde. Un peu plus loin dans le texte, Dupleix ne craint pas d’affirmer qu’il s’est « estudié à estayer et dresser cet œuvre de la science naturelle sur le modèle de la nature mesme »22, ambition qu’il ne peut manquer de satisfaire puisque « plusieurs grands personnages des siecles passés [lui] ont frayé le chemin, et entre tous les autres l’inimitable et incomparable Aristote »23. Manifestement, l’ordre de la nature et l’ordre de la « physique »24 d’Aristote sont, dans leur perfection respective, interchangeables, et tout à fait reproductibles, quoique déclarées « inimitables ». Si Dupleix, donc, ne craint pas la contradiction, son discours préfaciel définit, en creux, une ambition plus haute que celle qui
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Le texte, publié pour la première fois en 1578, est disponible dans la version remaniée de 1581, dans l’édition d’Yvonne Bellenger : Guillaume Du Bartas, La Sepmaine (1581), Paris, STFM, 1992. 20 S. Dupleix, Physique, op. cit., « Préface », f. 2r. 21 Ibid., f. 4r. 22 Ibid., « L’ordre et sommaire de ce qui est contenu és huict livres de cet œuvre », f. 5v. 23 Ibid., f. 5v-6r. 24 Dupleix ne s’inspire pas de la Physique proprement dite mais des différents textes qui composent l’opus physique d’Aristote : Physique, De Cælo, De generatione et corruptione, Météorologiques.
• scipion dupleix
C’est ce qu’a chanté Bartas : Le Monde est un grand livre, où du souverain maistre L’admirable artifice on lit en grosse lettre Chaque œuvre est une page, et chaque sien effect Est un beau charactere en tous ses traits parfaits20.
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consisterait simplement à éclairer les studieux esprits « françois ». Il n’entend pas uniquement vulgariser et vernaculariser un savoir, il veut également, comme Du Bartas avant lui, restituer le texte de Nature, à travers le double modèle formel de l’ordre aristotélicien et d’une parole inspirée mais explicite, une parole qui ne soit pas celle des poètes « fabuleux », mais celle du discours poétique moyen, suggéré par la référence bartasienne. On comprend donc mieux cette incongruité apparente qui consiste à mettre sur le même plan, dans la genèse d’un cours de philosophie dont l’ancrage est résolument scolastique, Aristote et Du Bartas. Le point qui semble ici intéressant est précisément la différence que l’on peut faire entre Scipion Dupleix vulgarisateur, c’est-à-dire « passeur de savoir », et Scipion Dupleix « passeur de textes », deux pratiques qui, si elles se recoupent, ne se confondent pas. Il est en effet frappant de constater que, dans les divers éléments de paratexte qui entourent ses publications philosophiques, Dupleix ne propose pas de réflexion sur sa matière et sa démarche philosophiques proprement dites. Or celles-ci sont également tout à fait passionnantes, car Dupleix ne se contente pas de transposer en langue française quelque manuel d’initiation à la physique aristotélicienne que l’on peut facilement trouver en langue latine, ni de synthétiser une somme ou un ensemble de commentaires pour forger un cours de bon niveau. Il fait entrer dans la matière scolastique qu’il exploite nombre de références nouvelles, en particulier en médecine (il s’appuie, par exemple, très régulièrement sur Fernel), et fait dialoguer entre elles des autorités variées, mêlant clairement héritage scolastique, héritage humaniste et science contemporaine. S’il est probable que l’on peut retrouver la source de chacune des phrases de Dupleix, qui est d’abord un compilateur, il n’en reste pas moins que le savoir ainsi transmis est en bonne part renouvelé par le geste de compilation qui lui donne naissance. Le départ est clairement fait entre pratique scientifique et pratique d’écriture, et Aristote devient de ce fait une double autorité, scientifique et textuelle. C’est évidemment dans ce second cadre qu’il est placé par Dupleix en relation, non de concurrence, mais de complémentarité avec Du Bartas, ou plutôt que sont articulées les deux figures du philosophe et du poète, qui correspondent elles-mêmes aux catégories rhétoriques de la dispositio et de l’ornamentum : Un magnifique et superbe edifice n’est pas fort prisé pour estre basti de materiaux de grand prix, enrichi de marbre et de jaspe, et diapré de rares sculptures, marqueteries et peintures, si d’ailleurs il n’est bien symmetrizé, bien entendu et ordonné en toutes ses proportions. Un orateur est estimé peu judicieux si rapportant des riches inventions des choses rares avec une elegance et triage de belles parolles, il les entasse confusément les unes sur les autres sans y garder l’ordre qui lui est prescrit par les preceptes de la Rhetorique25.
La question de la « mise en texte » de la matière philosophique est donc un point peut-être aussi important pour Dupleix que la nature du savoir transmis. Tout se passe en réalité comme si Dupleix ne souhaitait pas choisir entre deux modes d’écriture, et sa définition de la physique, que nous citions plus haut, nous en livre un indice important :
25 S. Dupleix, Physique, op. cit., « L’ordre et sommaire
», f. 5r-v.
La physique ou Science naturelle […] c’est l’interprete et le truchement de la Nature : c’est un tableau auquel tous ses effects sont naïvement depeincts, ou plustost un mirouër auquel ils sont vivement représentés26.
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Tout en présentant un savoir actualisé, la Physique de Dupleix s’attache à faire entendre également ces deux voix fondatrices. Dans la préface de la Logique, il avait clairement annoncé : « Je feray renaistre la Logique et reprendre sa source à la vive fontaine d’Aristote premier illustrateur d’icelle »29. Il conçoit donc sa propre pratique d’écriture, qui emprunte aux traditions universitaires sans pour autant suivre un texte en particulier, comme un retour au « vrai » Aristote. Or la fidélité à Aristote, accompagné de certains de ses commentateurs, n’apparaît pas uniquement dans l’imitation de sa doctrine, elle est aussi manifeste dans les gestes d’écriture, dont, d’abord, la pratique de la citation. Aristote est en effet régulièrement cité en traduction française, donc probablement traduit par l’auteur lui-même puisqu’il n’existe pas encore de traduction en vernaculaire français du corpus de physique30. Le phénomène n’est pas très fréquent, il ne concerne que de brefs passages, mais il est néanmoins régulier. Il est toujours, dans le texte, signalé par le recours à l’italique et par une référence explicite : Les principes des choses naturelles (dit le Philosophe) doivent estre tels qu’ils ne soyent pas faits d’ailleurs, ny l’un de l’autre entr’eux-mesmes, et neantmoins que toutes choses soient faites d’iceux. (Aristote, Physique, I, 5)31. Elements donc c’est un corps simple duquel meslangé avec les autres se fait quelque chose, et est indivisible selon son espece. Je dis que c’est un corps simple, à la difference des corps mixtes ou composés d’autres corps, comme les animaux et les plantes : mais que d’ailleurs il est composé de matiere et de forme aussi bien que tous les autres corps : et
Ibid., f. 2r. Voir sur l’évolution du terme interpretatio : Luca Bianchi, « Interpréter Aristote par Aristote », Methodos, 2, 2002, [http://methodos.revues.org/98] (Lien consulté le 10/07/2013). 28 Voir l’Advertissement de Du Bartas au lecteur : « Davantage, puisqu’il est ainsi que la Poësie est une parlante peinture, et que l’office d’un ingenieux escrivain est de marier le plaisir au profit, qui trouvera estrange si j’ay rendu le paysage de ce tableau aussi divers que la nature mesme ? », La Sepmaine, op. cit., p. 347. 29 S. Dupleix, Logique, op. cit., « Préface », f. 4v. 30 Sur l’activité de Dupleix traducteur règne le plus grand flou (Ch. Blanquie écrit « Dupleix, qui sait le grec, s’emploie, dit-on, à traduire l’œuvre d’Aristote », Un magistrat
, op. cit., p. 40) mais nous n’avons pas trouvé trace de ces traductions, et il semble que ce qui a pu être mentionné comme tel soit en réalité tout simplement ses traités « tirés » d’Aristote (voir par exemple le titre complet : La Logique ou Art de discourir et de raisonner, réduite en préceptes tirés d’Aristote, et de ses plus signalés interprètes avec telle facilité et brieveté que les studieux François puissent profiter). 31 S. Dupleix, Physique, op. cit., f. 40r. 26 27
• scipion dupleix
La science physique comme le livre de physique sont ici définis à la fois comme « interprètes », terme qui, dans le contexte de l’aristotélisme du xvie siècle, est d’usage fréquent quoiqu’ambigu et plurivoque, puisqu’il réfère aussi bien à la pratique de la traduction qu’à celle du commentaire27, et comme vive peinture et miroir de Nature, termes que l’on rencontre tout aussi couramment pour décrire le rôle de la poésie, en particulier, bien sûr, chez Du Bartas28. Un vrai cours de physique doit donc faire appel à la voix du philosophe, capable d’interpréter la nature, comme à celle du poète, capable de la peindre au vif.
quand j’ay adjousté à l’imitation du Philosophe, que l’element est indivisible selon son espece, c’est-à-dire que quoy qu’il soit divisible, chaque partie est homogenée et semblable retenant la denomination de son tout32.
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On s’aperçoit ainsi que Dupleix ne souhaite ici ni simplement synthétiser un savoir déjà constitué, ni traduire ou imiter directement un commentaire aristotélicien, mais plutôt refaire luimême le geste du commentateur, à partir d’un Aristote francisé et à l’aide d’un vocabulaire compréhensible. Il se fait ainsi l’interprète des citations d’Aristote qu’il donne, et fait montre alors d’une double ambition : celle de rendre le sens profond du texte accessible et celle de transposer dans la langue française les habitudes lexicales des commentateurs latins d’Aristote, auxquels il se substitue. Dupleix, en effet, ne recule pas devant la création ou l’utilisation en français de termes directement inspirés du latin scolastique, afin de faire entendre aussi la voix des Philosophes (il les nomme assez rarement par leurs noms), quand il juge bon d’examiner leur opinion (ce qui n’est pas toujours le cas). Comme souvent dans les textes de science, le recours à des binômes synonymiques permet de diffuser un vocabulaire plus technique tout en en proposant une traduction ou une glose. Ainsi lorsqu’il explique les divergences d’opinions sur le sujet de la physique : La premier est de ceux qui soustiennent que la Physique traite de l’estant mobile en tant que mobile, c’est-à-dire, des choses subjetes à mouvement et changement en tant qu’elles sont ainsi mobiles, muables et changeantes33.
Les réflexions lexicales jouent donc un rôle important, puisque, pour que l’œuvre remplisse son office, il faut à la fois faire entendre à l’identique les textes sources qui l’ont nourrie et de transmettre un savoir intelligible : Je trouve aussi que nul des elemens ne peut estre pur, s’il est (j’useray des termes de l’art quoy que grossiers) visible, sapide ou odorable : c’est-à-dire, s’il peut estre l’object de nos yeux estant coloré, ou l’object de nostre gouts ayant quelque saveur, ou l’object de nostre odorat ayant quelque odeur34.
De manière générale, Dupleix évite quand il le peut de reproduire le modèle du commentaire pour préférer celui de l’encyclopédie, afin d’élaborer sa propre version d’une physique qui lui permette, dans le même geste, de faire retour au texte originel et de diffuser un savoir qui s’écarte parfois en bonne part de sa source. Ce travail correspond assez exactement aux différents sens que peut revêtir le terme « interprète », utilisé par Dupleix dans sa préface. Il ne garantit pas, cependant, que la Physique parvienne à son second but : se faire « vive peinture » de la nature. C’est pourquoi le texte de Dupleix se veut passeur d’un autre texte, celui de Du Bartas. L’usage de citations puisées chez Du Bartas n’est pas un phénomène isolé dans la science de la fin du xvie ou du début du xviie siècle : Ambroise Paré ou Nicolas Adam de la Framboisière citent régulièrement les vers
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Ibid., f. 296r. Ibid., f. 303v. Ibid., f. 21r.
Nous ressentons és complexions de nostre corps le feu aussi bien que les autres trois elemens, ainsi que le Poëte cy-dessus allegué a tres bien remarqué. En la masse du sang cete bourbeuse lie, Qui s’epessit au fonds, est la melancholie, De terrestre vertu, l’air domine le sang, Qui pur nage au milieu : l’humeur qui tient le flanc Est l’aquatique flegme : et l’escume legere Qui s’empoulle dessus, c’est l’ardente cholere37.
Ailleurs, les vers du poète gascon peuvent être appelés au titre de la preuve : La 4. raison c’est que par la dissolution des corps mixtes on void ordinairement qu’ils estoient composés des quatre susdits corps simples puis qu’ils se resolvent en iceux. Car c’est un axiome tres certain que toutes choses se resolvent en ce dont elles estoient composées. Ce que les Alchimistes font voir ordinairement : mais encore en avonsnous des experiences familieres, comme celle cy raportée par Bartas : Cela se void à l’œil dans le bruslant tison : Son feu court vers le Ciel sa natale maison, Son air vole en fumée, en cendres chet sa terre, Son eau boult dans ses nœuds38.
Il arrive enfin que l’incertitude du poète illustre la difficulté qu’il y a à trancher certaines querelles. Sur la question de la survivance de l’élément dans le mixte, ainsi, la citation de Du Bartas illustre et résume à la fois l’exposé du débat entre Thomas d’Aquin et Averroès, en même temps qu’elle est la preuve même de son caractère insoluble : C’est icy la question non seulement la moins irresoluë, mais aussi (à mon advis) la plus mal-aisée à resoudre qui se face en toute la Physique : tant à cause du poids des raisons alleguées d’un costé et d’autre, que pour l’authorité des graves personnages qui les confirment voulans faire valoir chacun la sienne. […] Bartas sur ce subject n’a sçeu à
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Ibid., f. 303r. Ibid., f. 308v. Ibid., f. 302v. Ibid., f. 298v.
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de La Sepmaine. Mais nulle part, à notre connaissance, la pratique de la citation bartasienne ne revêt un caractère aussi systématique ni aussi ample que chez Dupleix. On peut faire l’hypothèse que c’est précisément parce que Dupleix délègue à Du Bartas la charge de représenter le livre de Nature, non de l’expliquer. De longues citations bartasiennes, fidèlement reproduites, émaillent de ce fait avec régularité le texte. Leur rôle dans l’économie du dispositif ainsi constitué est le plus souvent signalé par l’auteur : « ainsi que le Poëte cy-dessus allegué a tresbien remarqué »35, « ainsi que le Poëte a naïvement representé en ces vers »36. Mais si Dupleix met d’abord en avant la qualité de « représentation » de la poésie bartasienne, censée redoubler, sur un mode différent, celle de l’interprète, son rôle est en réalité plus complexe. Les vers de Du Bartas sur l’analogie entre les humeurs et les éléments, par exemple, sont mentionnés comme seule explication du phénomène qu’ils illustrent :
laquelle des deux se resoudre, ains les employe toutes deux comme indifferentes, quoy qu’elles soient fort differentes, quand il dit ainsi : Or ces quatre elemens, ces quatre fils jumeaux, Sçavoir est l’Air, le Feu, la Terre et les Eaux, Ne sont point composez : ains d’iceux toute chose Qui tombe sous nos sens, plus ou moins se compose : Soit que leurs qualitez desployent leur efforts Dans chasque portion de chasque meslé corps : Soit que de toutes parts confondans leurs substances Ils facent un seul corps de deux fois deux essences39.
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La parole du poète est donc, pour Dupleix, pleinement légitime : elle est pour lui une forme d’autorité nouvelle, autorité scientifique en même temps que linguistique, grâce au pouvoir spéculaire que possède en propre le langage poétique. Dupleix parvient ainsi à trouver un compromis entre l’élaboration d’un savoir corrigé et actualisé, une fidélité tout humaniste à l’autorité source de la science qu’il expose, et un ancrage dans un système référentiel contemporain, qui est celui de la poésie philosophique, à la diffusion et à la légitimation de laquelle il participe. Un second point original du travail de Dupleix, par ailleurs, est constitué par le fait que la philosophie aristotélicienne n’est pas uniquement utilisée comme un réservoir de données ou comme l’exemple d’un mode de pensée : elle propose également des modèles textuels dont la variété est importante. Si Aristote est un modèle pour Dupleix, c’est aussi parce qu’il est lui-même un « passeur ». Il le rappelle quand il condamne Alexandre pour avoir reproché à son précepteur d’avoir « mis en lumiere les œuvres de Philosophie, par le moyen desquels plusieurs du vulgaire mesme pourroient se rendre esgaux et parangonner à luy en doctrine »40. Dupleix semble vouloir reproduire, d’une certaine façon, la forme et la disposition des différents types de textes écrits par Aristote et / ou par ses successeurs, qui apparaissent comme autant de genres à exploiter. La Physique, d’abord, emprunte à la philosophie d’expression latine des traits de la somme et d’autres du compendium, et, par moment, s’apparente au commentaire par questions, dont on retrouve ponctuellement les modes de progression. Sur les points de doctrine qui continuent de faire l’objet de discussions entre les philosophes contemporains, par exemple, Dupleix s’applique à reproduire le modèle productif de la quæstio, comme dans le chapitre intitulé « Si les formes elementaires entrent en la composition des corps mixtes »41 : I. La question proposée est fort irresoluë entre les philosophes. II. La premiere opinion est que les formes elementaires demeurent au mixte. III. La 2. que les seules qualitez y demeurent. IV. Toutes les deux se fondent sur l’authorité d’Aristote. V. Raison i. pour la confirmation de la i. opinion. VI. Raison 2. VII. Raison 3. VIII. Raison 4. IX. Raison 5. X. Raison 6. XI. Raison i. pour la 2. Opinion. XII. Raison 2. XIII. Raison 3. XIV. La i. opinion est la plus saine. XV. Responce à la i. raison de l’opinion. XVI. L’erreur d’Averroës refuté. XVII. Responce aux authoritez d’Aristote. XVIII. Contre l’opinion
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Ibid., f. 319v-320v. S. Dupleix, Logique, op. cit., « Préface », f. 2v. Voir la « Table » donnée par Dupleix en tête de l’ouvrage, n. p.
de sainct Thomas d’Aquin. XIX. Contre luy mesme. XX. La resolution et exposition de la question proposée42.
Pour le regard des questions contenuës en ce traité, je m’asseure qu’on en trouvera les resolutions gaillardes et non vulgaires, estant la pluspart extraites des problemes d’Aristote, d’Alexandre Aphrodisien, des œuvres des plus excellens Medecins, Naturalistes, et autres graves autheurs que j’ay effleurez, y ayant aussi beaucoup contribué du mien, tant à l’invention et disposition, qu’en facilitant les raisons des autres : de sorte que ceux qui auront tant soit peu de jugement pourront sourdre une infinité d’autres questions par l’intelligence de celles-cy45.
On comprend ainsi mieux comment, dans la logique de l’auteur, il ne s’agit pas tant de diffuser un savoir constitué que d’enseigner un mode d’écriture, dont Aristote peut demeurer le modèle parce qu’il est celui qui a le mieux réussi dans l’entreprise qui consiste à mettre le livre au service de la nature, alors même qu’une partie de son savoir doit, à l’époque de Dupleix, être corrigée ou réinventée. On comprend mieux, également, comment s’inscrit alors dans cet ensemble le troisième texte, Les causes de la veille et du sommeil. Dupleix, reprenant la métaphore architecturale qu’il a utilisée dans la Physique pour justifier le plan de son œuvre, explique qu’il a voulu ajouter ici aux
Le développement de ce chapitre 12 commence au folio 227 de La Physique. Sur la fortune du genre, voir Ann Blair, « The Problemata as a Natural Philosophical genre », in Natural Particulars. Nature and the Disciplines in Renaissance Europe, A. Grafton and N. Siraisi (ed.), Cambridge (Massachusetts), MIT Press, 1999, p. 171-204. 44 « Au lecteur studieux », La Curiosité naturelle…, op. cit., n. p. 45 « Preface », La Curiosité naturelle…, op. cit., n. p. 42 43
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Si Dupleix, ici, n’imite semble-t-il aucun texte en particulier, il emprunte un modèle qui constitue l’essence même de la démarche philosophique. Il ne se contente pas de livrer une conclusion mais semble vouloir d’abord transposer de la culture universitaire à la culture mondaine une structure textuelle, qui est également un mode de pensée. La formation du lecteur demeurerait cependant incomplète sans une initiation aux autres « genres littéraires » de la tradition. La curiosité naturelle rédigée en questions, en effet, est directement inspirée des Problemata, qui ne sont pas simplement une œuvre du Stagirite, mais sont devenus un véritable genre43. À côté de la somme et du commentaire, qui permettent de traiter des principes et des lois de la physique, le genre des problemata a pour rôle de répondre à tout un ensemble de questions particulières et ponctuelles qui s’offrent comme autant de mystères. Dupleix affirme de surcroît que ses Questions forment une sorte de pendant pratique à la théorie exposée par ailleurs : « Tout ainsi qu’apres les preceptes generaux de la Physique ou science naturelle, je t’offre ces questions naturelles (ami Lecteur) afin que tu puisses t’y exercer et pratiquer iceux preceptes »44. Comme il le fait dans la Physique, Dupleix transmet donc une forme autant qu’un contenu. C’est précisément le recours à cette forme singulière qui permet à l’apprenti philosophe d’être à son tour capable d’actualiser le savoir reçu, comme Dupleix en a fait lui-même l’expérience :
salles d’apparat que constituent les grands principes de la philosophie, des salles plus privées où chacun puisse se retirer et méditer46 : 182
Ainsi en descrivant les preceptes de la science naturelle il m’a semblé que ce n’estoit pas assez de toucher toutes ces choses en general dans le gros des volumes que j’en ay ci-devant publié, si d’ailleurs je n’accompaignois encore ces preceptes generaux de quelques discours particulier touchant le chef d’œuvre de la nature, qui est l’homme le quel est doüé de tant de signalées et avantageuses proprietés en toutes ses deux parties, que certainement il merite a bon droit quelque lieu de descharge, separé et distingue de la lie des autres choses naturelles47.
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Or ce que ne dit pas Dupleix, c’est que, pour constituer ces pièces annexes, il s’inspire directement d’un autre ensemble de textes d’Aristote, le recueil de petits traités transmis par la tradition médiévale sous le nom de Parva naturalia. Le recueil Les causes de la veille et du sommeil, des songes et de la vie et de la mort reprend en effet la structure des Parva naturalia, mais en ne conservant que le De somno et vigilia, le De somniis et le De divinitatione per somnum, fondus en un seul traité, et les De vita et morte et De longitudine et brevitate vitæ, également réunis48. Si la parenté du recueil avec les Parva naturalia est ainsi évidente, les contenus, en revanche, ne sont pas identiques, Dupleix se servant encore une fois d’une structure aristotélicienne pour diffuser un savoir remanié. Sur ce point, son travail présente de nombreuses ressemblances avec le commentaire des Jésuites de Coimbra aux Parva naturalia, mais le sujet demande une enquête plus approfondie, et la recherche d’autres sources éventuelles49. L’hypothèse va cependant dans le sens du désir qu’a Dupleix de transposer en langue française les méthodes et les structures textuelles des savants de son temps : il se serait ainsi fait, plus discrètement, traducteur ou imitateur d’autres textes que ceux immédiatement visibles. Ainsi Dupleix est-il « passeur de texte », parce qu’il diffuse, de manière plus complète que cela n’avait jamais été fait auparavant, une synthèse du contenu des grands textes de philosophie naturelle de son époque, mais également parce que, se refusant à n’être que l’interprète ou la seconde main, il entend livrer à son lecteur les fragments de plusieurs œuvres, textes d’Aristote lui-même, bribes de commentaires et extraits de poèmes, dont il prend soin d’expliquer le rôle et la valeur dans le système somme toute assez complexe par lequel il essaie de rendre compte de la nature. Ce travail de diffusion du savoir peu à peu construit par Scipion Dupleix est origi-
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« Tout ainsi que les architectes les plus ingenieux et plus expers en leur art, dressans le plan de quelque grand et somptueux palais, observent soigneusement entre autres choses que les grandes sales où doivent loger les Princes et grands seigneurs, soient accompagnées de chambre, garderobbe et cabinet, tant pour leur servir de retraite, et se separer aucunefois de la tourbe de ceux qui les importunent, que pour la descharge de leurs thresors et chevance », S. Dupleix, Des Causes de la veille…, éd. utilisée : Paris, Laurent Sonnius, 1606, f. 1r-v. 47 S. Dupleix, Des Causes de la veille…, op. cit., f. 1v-2r. 48 Il manque donc le De sensu et sensibilis, le De memoria et reminiscentia, le De respiratione, le De juventute et senectute, mais Dupleix traite ailleurs des questions liées à l’âme, comme le font d’ailleurs les Jésuites de Coimbra, et a dit clairement dans la préface qu’il se refusait à traiter des questions médicales, déjà suffisamment vulgarisées selon lui. 49 Voir Commentarii collegii conimbricensis societatis Jesu in libros aristotelis, qui parva naturalia appellantur, Olisipone, ex officina Simonis Lopesii, 1593.
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nal en ce qu’il tente de concilier des paramètres jusque-là demeurés distincts. L’examen de son œuvre, comme les indications nombreuses qu’il a laissées dans ses diverses préfaces, permettent de penser qu’il a voulu à la fois étendre à la philosophie l’entreprise de vernacularisation des savoirs déjà bien avancée dans d’autres domaines, comme l’astronomie ou la médecine ; enseigner une philosophie de bon niveau tout en en simplifiant certains aspects ; utiliser les ressources du livre pour faciliter l’apprentissage de sa matière, en particulier grâce à des sommaires détaillés et à la mise en place d’une forme d’organisation pédagogique du texte ; faire retour, en bon héritier de l’humanisme, à une certaine forme d’authenticité des textes, démarche qu’il illustre également en pratiquant la traduction ; transposer dans la culture mondaine non seulement des savoirs d’expression latine, mais aussi des structures textuelles propres à l’univers intellectuel des philosophes, et enfin, forger une philosophie qui se distingue aussi par les qualités rhétoriques de son langage, même si sur ce dernier point, l’essai n’est pas nécessairement très concluant. Aucune de ces ambitions, bien sûr, n’est inédite : le travail des traducteurs humanistes a permis de restituer les textes, la vulgarisation de la philosophie existe déjà grâce aux nombreux abrégés, résumés, compendia rédigés en langue latine, sa vernacularisation a pu s’exprimer non seulement dans les encyclopédies médiévales imprimées au début du xvie siècle, mais aussi, suivant un goût plus conforme à ceux de la Renaissance, à travers les dialogues de Pontus de Tyard ou à travers la poésie ; son accès à une langue haute, enfin, s’est faite justement grâce au renouveau de la poésie scientifique dont Du Bartas apparaît ici comme le parangon. Dupleix, cependant, se singularise par une tentative originale et d’une ampleur inédite pour faire coïncider tous ces modes distincts de diffusion des textes et des savoirs, et les articuler les uns avec les autres. Le nombre très important de rééditions de ses œuvres, jusqu’à une date assez avancée dans le xviie siècle, est le meilleur indice de ce que son geste de passeur de textes avait su manifestement répondre à une attente certaine du lectorat.
Charles de l,Écluse et la diffusion des modernes Marie-Élisabeth Boutroue cnrs-irht, Paris
Au sens qu’on lui prête à l’Institut de recherche et d’histoire des textes1, un passeur de textes est un humaniste qui a occupé une petite ou une grande partie de sa carrière à éditer, traduire, commenter des textes antiques ou médiévaux et participe ainsi à l’effort collectif de découverte, de redécouverte ou de simple transmission d’œuvres plus anciennes au prix d’un effort de compréhension et d’édition des textes. Si l’on s’arrête à cette définition, pourtant déjà large, Charles de L’Écluse, très célèbre naturaliste de la seconde moitié du xvie siècle peut à peine prétendre au titre de transmetteur de textes2 : une conversation avec Ginette Vagenheim me signale que Clusius s’est occupé d’épigra-
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En particulier dans le cadre des deux programmes de la section de l’Humanisme, Europa humanistica et Du manuscrit à l’imprimé. Sur ce naturaliste, on pourra consulter les ouvrages suivants : Joh. Theunisz, Carolus Clusius : het merkwaardige leven van een pionier der wetenschap, Amsterdam, P.N. Van Kampen & zoon, 1939 ; Agnès Arber, Herbals, their origin and evolution, Cambridge, The University Press, 1912 [réed. 1999] ; Josep Lluís Barona Vilar et Xavier Gómez Font, La correspondencia de Carolus Clusius con los científicos españoles, Valencia, Seminari d’estudis sobre la ciència, 1998 ; István Csapody, « The hungarian maecenas Clusius and his assistants », Vasi szemle, 27, 1973, p. 407-415 ; Pierre Embry, « La pomme de terre telle qu’elle était il y a trois siècles d’après le dessin original colorié exécuté en 1588 », Bulletin de la Société d’étude scientifique de l’Aude, XXVII, 1921, p. 41-43 ; Pál Hargita, « Clusias-Beythe : stirpium nomenclator pannonicus », Acta agronomica Academiae Scientarum Hungaricae, 1973, p. 194-202 ; Ferdinand Hoefer, Histoire de la botanique, Paris, Hachette, 1872, p. 115117 ; Tibor Hortobagyi et Jean Plonq Jozsef, « Clusius the botanist », Vasi szemle, 27, 1973, p. 415-19 ; V.S. Lekhnovitch, « Introduction of the potato into Western and central Europe », Nature, 191, 1961, p. 518-519 ; Friedrich Wilhelm Tobias Hunger, Charles de l’Escluse, Carolus Clusius, nederlandsch Kruidkundige, 15261609, La Haye, Martinus Nijhoff, 1927 ; Florence Hopper, « Clusius’world : the meeting of science and art », Authentic garden : a symposium on garden, Leiden, Clusius Fondation, 1991, p. 13-36 ; Friedrich Wilhelm Tobias Hunger, « Charles de L’Escluse », Janus, 31, 1927, p. 139-151 ; Michel Guédès, « Notules de bibliographie botanique », The Journal of the Society for the bibliography of natural History, 6, 1972, p. 174-180 ; Ludovic Legré, La botanique en Provence au xvie siècle : Louis Anguillara. Pierre Belon. Charles de l’Escluse. Antoine Constantin, Marseille, H. Aubertin et G. Rolle, 1901, p. 69-136 ; Guillermina López Andújar et Maria Antonia Fernández Negri, « Las cartas de Simon de Tovar al botanico Charles de L’Ecluse. Traduccíon y comentario », Boletín de la sociedad española de historia de la Farmacia, 1985, p. 203-212 ; J.E. Opsomer, « Sur un opuscule peu connu de Charles de L’Ecluse », Annales du XLIIIe congrès de la Fédération des Cercles d'Archéologie et d'Histoire de Belgique, 1975, p. 497-501 ; Jean-Noël Paquot, Mémoires pour servir à l’histoire littéraire des anciens Pays-Bas, vol. XVII, Louvain, Imprimerie académique, 1769, p. 423-425 ; Auguste Roekens, « Le prince-comte Charles d’Arenberg et le célèbre botaniste Charles de L’Escluse : quatre lettres inédites (1595-1609) », Annales du cercle archéologique d’Enghien, 18, 1976, p. 71-82 ; Ernest Roze, Charles de L’escluse, le propagateur de la pomme de terre au xvie siècle : sa biographie et sa correspondance, Paris, J. Rothschild, 1899 ; Pieter Smit, « Carolus Clusius and the beginning of botany in Leiden university », Janus, 60, 1973, p. 87-92 ; F.A. Sondervorst, Histoire de la médecine belge, Bruxelles, Séquoia, 1981 ; Leslie Tjon Sie Fat, « Clusius’ garden : a reconstruction », dans
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phie et je peux à peine retenir, du côté des textes antiques, une traduction de deux Vies (Scipion et Hannibal) associées à la traduction de Plutarque par Amyot, dans l’édition de Jean Le Preux, publiée à Lausanne en 1571. Qu’il connaisse et utilise couramment, dans une pratique qui est juste aux marges du genre du commentaire, les naturalistes antiques est une évidence ; mais on ne peut pas dire pour autant qu’il le fait en poursuivant un objectif de transmission. Il s’agit, comme le fait aussi la plus grande partie des naturalistes qui sont ses contemporains, de fonder sur un socle antique les assises d’un savoir renouvelé et c’est là une démarche très différente. Contrairement à nombre de médecins de son époque, Charles de L’Écluse n’a pas édité Pline, pas traduit Dioscoride, pas commenté Théophraste, ne s’est pas prononcé sur la traduction de Gaza et, à ma connaissance, ne s’est pas lancé dans la quête effrénée des manuscrits toujours réputés être les plus anciens. À ce détail près, il est un des meilleurs représentants des pratiques humanistes en usage dans les cercles d’érudition de la Renaissance, notamment dans les milieux scientifiques : sa correspondance passive, majoritairement conservée à la Bibliothèque universitaire de Leyde, en témoigne abondamment. Les historiens ont d’ailleurs largement repéré la qualité du travail de Charles de l’Écluse et si on lui prête couramment un rôle dans la diffusion de la pomme de terre en Europe et quelquefois l’invention de la nomenclature binominale3, on le reconnaît aussi comme un « vulgarisateur scientifique des mieux doués et des plus heureux »4. En revanche, et c’est une caractéristique suffisamment remarquable pour qu’on la souligne, Charles de l’Écluse s’est intéressé à ses contemporains pour mieux les faire connaître à l’ensemble de l’Europe savante, et ce sont les modalités de cette catégorie très singulière de passage de texte qu’il faut ici décrire. Charles de L’Écluse se fixe pour objectif la diffusion de ceux de ses contemporains dont il estime le travail particulièrement important ou ceux qui ont eu le privilège de se lancer dans de grands voyages pour observer la faune et la flore des Indes orientales ou des Indes occidentales. Il découvre, peu après sa première publication en 1563, l’œuvre du portugais Garcia d’Orta, s’intéresse à Cristobal de Acosta, à Monardès, sans oublier Pierre Belon ou le naturaliste mâlinois Rembert Dodoens. Cette diffusion des textes d’auteurs qui sont ses contemporains correspond à un projet éditorial précis dont on peut facilement cerner les contours. En outre, on
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Authentic garden…, op. cit., p. 2-12 ; Lucia Tongiorgi-Tommasi et Fabio Garbari, « Carolus Clusius and the botanical garden of Pisa », dans Authentic garden : a symposium on garden, Leiden, Clusius Fondation, 1991, p. 61-74 ; Andrea Ubrizsy Savoia, « I rapporti fra Carolus Clusius ed i naturalisti del suo tempos », Physis, 1978, p. 49-68 ; Andrea Ubrizsy Savoia, « Contribution à la connaissance des œuvres de Clusius », Revue d’histoire des sciences, 28, 1975, p. 361-370 ; Gustáv Vámbéri, « Freundschaft von Carolus Clusius und Balthasar III, Batthyány », Janus, 63, 1976, p. 185-193 ; Vendel Kapussy, « Carolus Clusius and seine Werke in der Siebenbürgischer Bibliotheken », Burgenländische Heimatblätter, 1971, p. 87-89 ; L.J. Vandewiele, « Clusius en de farmacie », Cerc. Benelux hist. pharm., 52, 1976, p. 12-15 ; Everard Vorstius, Caroli Clusii vita, en tête des Curae posteriores, Anvers, Plantin, 1611 ; P.J.P. Whitehead, G. Van vliet et William T. Stearn, « The clusius and other natural history pictures in the Jagiellon library », Archives of natural history, 16-1, 1989, p. 15-32 ; Carolus Clusius in a new context: cultural histories of Renaissance natural science, Florike Egmond, Paul Hoftijzer et Robert Vissers (éd.), Amsterdam, Edita, 2008 (en particulier pour les articles de José Pardo Tomás et Peter Mason relatifs au traitement des informations sur la flore américaine) ; Florike Egmond, The World of Carolus Clusius: Natural History in the Making 1550–1610, Londres, Pickering & Chatto, 2010. Florence Hopper, « Clusius’ world: the meeting of science and art », art. cit. Les règles de nomenclature de la Renaissance diffèrent cependant notablement de celles imaginées par Linné. Albert Tiberghien, « Hunger (Dr F. W. T.). Charles de l’Escluse (Carolus Clusius), Nederlandsch kruidkundige », Revue belge de philologie et d’histoire, vol. 7, no 2, 1928, p. 717-722.
En lisant legerement ce qui s’est passé en l’an 1564, j’ai observé que vous avez esté mal informé de la façon de la mort de Wesalius, lequel partit d’Espaigne pour faire son voyage de Jérusalem, quasi comme j’y entray. Il en sortit par Perpignan et j’y entray par Guipuzcoa et Vittoria. Je vous advertiray avec plus de loisir comme son dit voyage s’est passé, l’ayant entendu partie en Madrid à la cour du roy d’Espaigne, partie l’année suivante à Bruxelles à mon retour d’Espaigne.
Quelques pages plus loin, Clusius expliquera que Vésale sortit d’Espagne, malade, avec l’aide cependant du roi qui lui accorda argent et sauf-conduit. De même, dans un autre passage, à propos de Rondelet, Clusius précise-t-il que l’accusation de plagiat qui pèse sur le naturaliste à propos du traité sur les poissons que de méchantes langues voudraient attribuer à Pellicier est évidemment calomnieuse et due, sans hésitation, à l’hostilité d’Honoré Castelan. Les notes de Clusius sur l’Historia sui temporis, n’ont pas été tout à fait sans effet : elles sont en partie reprises dans une édition très tardive du texte au xviiie siècle6, et même traduites en français. Malgré cela, il est encore difficile de reconnaître à ces notes toujours passionnantes un statut de transmission du texte de l’Historia sui temporis. Mais on pourra sans hésitation en
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Sur cette œuvre majeure de l’historiographie de la Renaissance, on consultera les études suivantes : Samuel Kinser, The Works of Jacques-Auguste de Thou, La Haye, Martinus Nijhoff, 1966 ; Jean-Louis Bourgeon, « Une source sur la Saint-Barthélemy : l’“Histoire de Monsieur de Thou” relue et décryptée », Bulletin de la Société de l’Histoire du protestantisme français, tome 134, juillet-août-septembre 1988, p. 499-537 ; Jacques-Auguste de Thou, La Vie de Jacques-Auguste de Thou (I. Aug. Thuani vita), Introduction, établissement du texte, traduction et notes par Anne Teissier-Ensminger, Paris, Champion, 2007 ; Estelle Grouas, « Aux origines de la légende noire des derniers Valois : l’Histoire universelle de Jacques-Auguste de Thou », dans Hommes de loi et politique (xvie-xviiie siècles), Hugues Daussy et Frédérique Pitou (dir.), Rennes, Presses universitaires de Rennes, collection « Histoire », 2007, p. 75-87 ; Écriture et condition robine, Frank Lestringant (dir.), Paris, collection « Cahiers V.L. Saulnier », 2007. Jacques-Auguste de Thou, Histoire universelle depuis 1543 jusqu’en 1607, Londres, s. n., 1734, vol. 15, p. 312- 324. Les citations reposent sur cette édition des notes après vérification sur le manuscrit d’origine.
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le trouve engagé dans deux opérations sans rapport avec la médecine ou la botanique : il s’agit d’une part de la transmission des vies d’Hannibal et de Scipion publiées avec la traduction des vies parallèles de Jacques Amyot et, d’autre part, de commentaires sur l’Historia sui temporis de Jacques Auguste de Thou : cette dernière transmission est restée longtemps manuscrite et c’est par elle qu’il faut commencer parce qu’il s’agit moins d’une transmission à part entière que de la participation à une transmission et que ce document est une sorte de chaînon intermédiaire entre l’échange d’informations, comme cela est fréquent dans les correspondances par exemple, et la transmission à proprement parler qui suppose que l’on intervienne directement sur le sens ou la forme d’un texte écrit par un autre. Il nous manque de nombreux documents pour restituer la totalité des échanges entre Jacques Auguste de Thou d’un côté et Charles de l’Écluse de l’autre. Tout au moins, les documents conservés dans le ms. Dupuy 632 de la BnF montrent-ils clairement un Clusius soucieux d’apporter à la publication de l’Historia sui temporis tous les éléments de nature à améliorer l’information de son auteur5. Les précisions apportées concernent soit des faits connus directement de Clusius, soit des personnes. Pour ne citer qu’un seul exemple, voici les indications apportées par Clusius sur Vésale, cité par de Thou pour l’année 1564 :
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conserver l’idée que la précision, qu’elle soit historique, médicale, ou botanique fait partie de la méthode de Charles de l’Écluse. Le deuxième exemple de transmission d’un texte contemporain qu’il faut à présent évoquer concerne la traduction des vies d’Hannibal et Scipion. Le contexte, cette fois, est celui de la transmission des vies parallèles de Plutarque et des continuations qu’on en donne au xve siècle, dans la veine des vies des hommes illustres qui concerne bien d’autres héros de l’Antiquité. Comme le dossier est bien connu même s’il n’a pas fait l’objet de publications très nombreuses7, je me borne à en résumer les grands traits. L’œuvre originale de Plutarque contenait bien une vie de Scipion, aujourd’hui perdue. Elle l’était aussi pour Amyot qui précise, à la fin de sa préface au lecteur, qu’il a beaucoup cherché à Venise la trace de la vie de Scipion, associée, dans la tradition de Plutarque, à Epaminondas. Sa recherche ayant été vaine, il n’a retenu de la collation des manuscrits et des éditions imprimées plus anciennes que des informations philologiques portant sur le texte authentique8. Mais, dès le xve siècle, on trouve sous des plumes italiennes des continuations des vies parallèles données en latin : le couple Hannibal/Scipion est l’une des plus célèbres d’entre elles et on l’attribue à la plume de Donato Acciaiuoli. Auguste Blignières écrivait déjà au xixe siècle que « ces vies modernes devenaient l’appendice ordinaire de ces écrits, et deux d’entre elles, celles de Scipion et d’Annibal, prenaient si bien place parmi les siennes qu’elles passaient, presque un siècle durant, pour être son ouvrage »9. Une étude beaucoup plus récente de Marianne Pade revient, brièvement, sur l’insertion de ces deux vies qui n’ont pas été écrites par Plutarque et leur diffusion à la Renaissance10. Comme le remarquent les critiques, Amyot n’avait cependant pas admis les vies de Scipion et Hannibal dans son édition en français, les jugeant à juste titre apocryphes. Charles de l’Écluse les ajoute cependant dès 156711 et dans plusieurs éditions successives12, jusqu’à l’édition publiée
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On consultera cependant l’article de Barbara Scardigli, « La vita “plutarchea” di Annibale. Un’ imitazione di Donato Acciaiuoli », Atene e Roma, no 37, 1992, p. 88-105. « Il est vray qu’il avoit escrit beaucoup d’autres vies, que l’injure du temps nous anviées, comme notamment luy mesme fait mention de celle de Scipion l’Africain et de Metellus le Numidique : et j’ai leu une petite epistre d’un sien fils, où il n’y a point de nom, transcripte d’un vieil exemplaire de la librairie de saint Marc à Venise, par laquelle il escrit à un sien ami la liste de tous les livres que son père a composez : là où entre les couples des vies il met celle de Scipon et Epaminondas, et au bout celle d’Augustus Caesar, de Tiberius, de Caligula, de Clodius, de Neron, de Galba, de Vitellus et d’Othon. Mais ayant fait tout diligence à moy possible de les cercher ès principales librairies de Venise et de Rome, je ne les ay peu recouvrer, seulement en ay-je tiré plusieurs diversitez de leçons et plusieurs corrections, en conferant les vieux livres escrits à la main, avec ceux qui sont imprimez, qui m’ont grandement servy à l’intelligence de plusieurs difficiles passages : et plusieurs y en aussi que j’ay restitué par conjecture avec le jugement et l’aide de quelques uns plus scvans hommes de cest aage en lettres humaines » (Lausanne, Jean le Preux, 1571, f. A7v.). Auguste Blignières, Essai sur Amyot et les traducteurs français au xvie siècle: précédé d’un éloge d’Amyot, Paris, A. Durand, 1851, p. 182. Marianne Pade, The reception of Plutarch’s Lives in fifteenth-century Italy, Copenhague, Museum Tusculanum Press, 2007. Les Vies de Hannibal et Scipion l’Africain, Paris, Vascosan, 1567. Rééditions : Vies de Hannibal et de Scipion l’Africain..., Paris, 1572. ; Les Vies des hommes illustres, grecs et romains, comparées l’une avec l’autre, par Plutarque,... translatées... par M. Jaques Amyot,... auxquelles sont adjoutées de nouveau les vies de Hannibal et de Scipion l’Africain, traduites de latin en françois, par Charles de L’Escluse, Lausanne, J. Le Preux, 1571 ; Les Vies des hommes illustres, grecs et romains, comparées l’une avec l’autre, par Plutarque... translatées par M. Jaques Amyot,... avec les vies d’Annibal et de Scipion l’Africain, traduites de latin
en françois, par Ch. de L’Escluse, enrichies... d’amples sommaires sur chacune vie, d’annotations morales... et de quatre indices... Plus y ont esté adjoustées... les vies d’Épaminondas, de Philippus de Macédoine, de Dionysius l’aisné... et d’Auguste Caesar, tirées des bons auteurs. Item les vies des excellens chefs de guerre prises du latin d’Aemylius Probus. Le tout disposé par S. G. S. [Simon Goulart, senlisien], avec les vives effigies des hommes illustres, [Dijon], J. Des Planches, 1583 ; Les Vies des hommes illustres, grecs et romains, comparées l’une avec l’autre, par Plutarque... translatées... par messire Jaques Amyot,... auxquelles sont adjoutées de nouveau les vies d’Annibal et de Scipion l’Africain, traduites de latin en françois, par Charles de L’Escluse. Plus sont adjoustez des sommaires à chaque vie et en la marge plusieurs additions... [Trajanus, Antoninus Pius, Pertinax, Severus, Alexander.], Paris : J. Du Puys, 1583 ; Les Vies des hommes illustres grecs et romains, comparées l’une avec l’autre par Plutarque de Chaeronée, translatées de grec en françois par Messire Jacques Amyot,... Auxquelles sont adjoustées... les vies de Annibal et de Scipion l’Africain, traduites de latin en françois par Charles de l’Escluse, F. le Preux, 1575 ; Les Vies des hommes illustres grecs et romains, comparées l’une avec l’autre, par Plutarque,... translatées par M. Jacques Amyot,... avec les vies d’Annibal et de Scipion l’Africain, traduites de latin en français par Charles de l’Ecluse, plus les vies d’Epaminondas, de Philippus et d’autres mentionnées en la page suivante. Avec sommaires, annotations et indices nécessaires, Paris : Jean Gesselin, 1609. 13 J’ai examiné l’exemplaire de la BnF, Rés. J 10943. Entre 1567 et 1572, les deux vies apocryphes sont données sans indication particulière et font suite au texte 14 authentique de Plutarque. Cette première extension du corpus des Vies ne concerne que les deux ajouts de Donato Acciaiuoli. 15 Plutarque, Vies, op. cit., p. 959.
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l’année même de sa mort, en 1609. L’édition de 1567, d’un format très inférieur à celui des éditions de Plutarque, ne contient que les deux vies d’Hannibal et Scipion13 et ne mentionne d’ailleurs pas Plutarque dans le titre, ni même Acciaiuoli. Elle ne porte aucune pièce liminaire et donne, si l’on peut dire, le texte français brut, avec les quelques notes qui sont ensuite gardées dans les éditions ultérieures. Si les premières éditions ne comportent pas de remarques particulières sur la traduction de Charles de L’Écluse, ni même sur les circonstances qui avaient pu conduire Donato Acciaiuoli à publier cette vie de Plutarque14, les suivantes deviennent au fil du temps de plus en plus bavardes. Celle qui fut publiée l’année même de la mort de Clusius illustre bien le jeu des ajouts successifs apportés au texte au fil du temps. La traduction de Clusius des deux vies d’Hannibal et de Scipion est complétée d’un très grand nombre de notes marginales de type explicatif ou généralisateur. Ainsi, la remarque relative au sens de la stratégie d’Hannibal qui ne se précipite pas au combat quand l’ennemi semble l’y pousser suscite-t-elle la remarque suivante : « Un prudent capitaine ne combat pas quand il plaît à son ennemi. Et ce qu’il ne peut obtenir par vive force, il l’effectue par diligente ruse »15. Les remarques morales qui soulignent les qualités du bon capitaine ou les dangers que fait courir un mauvais homme de guerre émaillent d’ailleurs les marges des Vies. Citons encore, à la veille de la bataille du lac de Trasimène, cette remarque d’Acciaiuoli : « Et avec le reste de son armée, descendit en la campagne, estimant que le consul ne se tiendroit coi, comme aussi il avint : car ceux qui ont la teste ainsi eschaufée, s’abandonnent facilement et sont exposez aux embusches des ennemis et souvent hasardent le tout par faute de vouloir croire bon conseil » qui amène dans la marge le commentaire suivant : « Combien sont dangereux en guerre hommes estourdis et violans ». Les mêmes observations valent pour la vie de Scipion l’Africain qui complète celle d’Hannibal. Les notes marginales insistent d’abord sur l’idée que les vertus d’un jeune homme apparaissent dès ses premières années, puis développent l’idée que Scipion défend les intérêts de son pays. Ses vertus sont des vertus civiques quand celles d’Hannibal ressortissent exclusivement à son ambition. La comparaison entre ces deux capi-
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taines porte presque exclusivement sur l’analyse de leur vertu, dans une perspective toute morale et, dans ce contexte, ce sont les qualités de prudence, de modération et de courage de l’Africain qui l’emportent sans surprise sur la hardiesse ou la cruauté d’Hannibal. Ces notes textuelles marginales, qui hésitent entre le commentaire à proprement parler et l’explicitation pédagogique ne sont évidemment pas de Clusius, mais bien de Simon Goulart qui assure la publication des rééditions des Vies de Plutarque en français à la fin du xvie siècle. Si l’édition de 1571 ne donnait que les deux vies d’Hannibal et Scipion, celle de 1583 propose déjà un appareil de notes plus fourni incluant un sommaire de la vie de ces deux grands capitaines et un premier appareil de notes marginales qui portent sur le sens du texte16. Seules appartiennent à Charles de l’Écluse les remarques qui soulignent la corruption du texte ou le doute nécessaire sur son sens. C’est le cas, par exemple, lorsqu’il est question de la distance entre la grande Syrte et les colonnes d’Hercule. Le texte français de Charles de l’Écluse dit alors : « Car ils tenoyent toute la coste d’Afrique qui est contre la mer Mediterranée, depuis les autels des Phileniens, qui ne sont guere loin de la grande Syrte, iusques aux colonnes de Hercules, et a de longueur deux mille pas »17. Cette distance aberrante amène dans la marge une note : « Ce lieu est corrompu », sans proposer une correction. C’est, au reste, la seule remarque qui aurait pu déboucher sur une correction et ne le fait pas. Les autres notes, toutes dans la vie d’Hannibal, se contentent de renvoyer à la vie de Marcellus, et on peut y voir la volonté de Clusius de souligner la continuité entre l’œuvre authentique de Plutarque et la publication de l’humaniste Acciaiuoli. On peut souligner aussi la discrétion des notes du naturaliste et l’opposer à la prolixité de Simon Goulart. Pour clore le chapitre des apports de Clusius à la tradition textuelle de Plutarque, il reste à en tracer la fortune. Comme on l’a vu, les deux traductions françaises de Charles de L’Écluse des vies d’Hannibal et Scipion sont conservées par Simon Goulart qui y ajoute de très nombreuses notes. Elles sont reprises, dans la version même de Simon Goulart pour la traduction anglaise qu’en donne Thomas North quelques années plus tard18. Le traducteur anglais, qui dédie son travail à la reine Elizabeth Ire, justifie son projet éditorial par l’intérêt qu’offre cette littérature d’exemples fameux pour stimuler l’appétit de vertu de ses contemporains. Il ajoute aussi que la traduction anglaise s’imposait pour être utile à un peuple qui ne sait pas nécessairement le latin ou le grec, sa gracieuse souveraine exceptée. La lettre aux lecteurs ne dit pas autre chose mais renvoie à la préface d’Amyot pour justifier l’intérêt de la lecture de Plutarque. On se rappelle qu’Amyot lui-même développait en effet deux raisons principales pour traduire Plutarque : rendre ces beaux exemples accessibles à tous et enrichir la langue française. Thomas North ne dit rien du choix de partir d’une version en français pour traduire les Vies de Plutarque et leurs ajouts humanistes en anglais. On peut voir deux hypothèses à ce choix. Le premier tient à l’idée de corpus. En incluant toutes les Vies apocryphes ajoutées au corpus authentique de Plutarque, mais en bonne conformité avec le projet de Plutarque, il partait de
16 On voit aussi apparaître dans cette édition les portraits qui ouvrent chacune des vies. 17 Plutarque, op. cit., p. 979. 18 Plutarque, The lives of the noble Grecians and Romanes compared together by that grave learned philosopher and historiographer, Plutarke of Chaeronea, translated out of greeke into french by James Amyot, Abbot of Bellozane […] and out of French into Englishe by Thomas North, Londres, Thomas Vautroullier and John Wight, 1579.
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Sur Rembert Dodoens, outre le fac-similé dont il est question plus bas, on pourra consulter les travaux suivants : P. J. van Meerbeeck, Recherches historiques et critiques sur la vie et les ouvrages de Rembert Dodoens, Malines, Hanicq, 1841 ; Pierre François Xavier De Ram, Note sur le projet de nomination de Dodonée à une chaire de médecine à l’université de Louvain, Bruxelles, éd. Hayez, 1840 ; Dr M. J. Sirks, « Het Cruydeboech van Rembert Dodoens », De Gids, Jaargang 81, 1917, p. 156-160 ; Victor Van Heursel-De Meester, Archéologie végétale des simples d’après Dodonée, Matthioli, C. Clusii etc., Ypres, J. Tyberghein-Fraeys, 1912 ; Armand Louis, « La vie et l’œuvre de Rembert Dodoens (1517-1585) », Bulletin de la société royale de botanique de Belgique, t. 82, 1950, p. 271-351. Rembert Dodoens, Histoire des plantes de Rembert Dodoens : traduction française, suivie du Petit recueil auquel est contenue la description d’aucunes gommes et liqueurs, fac-similé avec introduction, commentaires et la concordance avec la terminologie scientifique moderne, par J.-E. Opsomer, Bruxelles, Centre national d’histoire des sciences, 1978, p. 6 : « Charles de L’Escluse traduisit la première édition en français. En fait, ce fut non pas une simple traduction, mais une édition revue et augmentée. En effet l’ouvrage de 1557 décrit un plus grand nombre de plantes et est illustré de 800 figures. Outre l’appendice rédigé par Charles de l’Escluse, celui-ci a certainement participé à la mise au point de l’ensemble. Ceci ressort d’un passage, à la fin de la traduction, où Dodoens déclare que l’activité de Charles de l’Escluse a été très utile à la connaissance de toute la matière médicale ». Pierre Joseph d’Avoine, Éloge de Rembert Dodoens, médecin et botaniste mâlinois du xvie siècle, Malines, J. F. Olbrechts, 1850, p. 19. L’auteur souligne aussi l’utilisation par Clusius comme par Dodoens ou L’Obel d’un fonds iconographique qui est celui des bois financés par Christophe Plantin et ses successeurs.
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l’édition donnant le corpus le plus complet possible. L’autre hypothèse tient à la maîtrise réelle que le traducteur Thomas North pouvait avoir du latin et, a fortiori, du grec de Plutarque. C’est cependant dans le domaine de la botanique que l’effort de transmission des textes et des savoirs mis en œuvre par Charles de L’Écluse trouve sa meilleure expression et c’est sur elle que je dois désormais centrer mon propos en distinguant deux cas : celui de l’herbier de Rembert Dodoens tout d’abord, puis celui des Exotica, en incluant la transmission des Singularitez de Pierre Belon. Il est maintenant bien connu de tous que la première édition de l’herbier de Rembert Dodoens19, en flamand, fut publiée à Anvers par l’imprimeur Van der Loe en 1554. La traduction de Charles de L’Écluse date de 1557; Jean Opsomer, dans l’édition qu’il donne de cette traduction20, précise qu’il ne s’agit pas seulement d’une traduction mais bien d’une édition revue, corrigée et augmentée. L’éditeur remarque aussi que les traductions figurent parmi les plus importantes des contributions de Clusius à la science de son temps. Pour ma part, je dois souligner tout l’intérêt de cette reproduction en fac-similé qui offre aussi une très utile table de concordances entre la nomenclature de Dodoens (et celle de Clusius) et les noms linnéens aujourd’hui reçus. Introuvable dans les bibliothèques françaises, épuisé sauf chez les libraires d’occasion, ce beau travail mériterait une numérisation ou une réédition. Les travaux menés par les historiens mettent facilement en évidence les rapports amicaux et professionnels qui existaient entre Charles de L’Écluse d’un côté et Rembert Dodoens de l’autre. Tous deux médecins, tous deux flamands, ils partageaient la même affection pour les jardins. Un point cependant les opposait : si Charles de l’Écluse, en dépit de capacités physiques souvent réduites et d’une santé assez fragile, voyageait par toute l’Europe, Rembert Dodoens était beaucoup plus casanier et avait choisi de s’intéresser d’abord à sa clientèle de malades à Malines. Il fit cependant un voyage en 1574 qui devait le conduire à Vienne où le jardin botanique était dirigé, depuis l’année précédente, par Clusius21. Ce sont les événements survenus en Flandre et les risques que ses proches et ses biens pouvaient courir qui précipitèrent son retour à Malines.
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Sa réputation de médecin et de naturaliste était assez grande pour justifier qu’on pense à lui, lorsqu’il fut question d’un poste à l’université de Louvain. Quelles que soient ses qualités de médecin, c’est le botaniste qui intéresse en premier lieu Charles de L’Écluse. En 1557, jugeant que la publication vernaculaire de Dodoens n’est pas suffisante pour assurer un lectorat important au médecin, Charles de L’Écluse entreprend donc la traduction complète du texte en français. Cette traduction française ne sera suivie d’aucune réédition. La version flamande, en revanche, connaît plusieurs rééditions jusqu’au milieu du xviie siècle. Si le projet éditorial de Clusius ne pose aucun problème, la comparaison des deux premières éditions de 1554 et 1557 fait apparaître un jeu assez intéressant de variations qui éclaire la méthode du traducteur et, par contrecoup, la façon dont il envisage le « passage » du texte de son confrère et ami. Il faut commencer par ce qui est conservé d’une édition à l’autre22. La disposition des informations, les images, l’ordre des plantes et la nomenclature sont globalement conservés entre la version de 1554 et la traduction de 1557. La disposition des informations est celle des grands herbiers imprimés de la seconde moitié du xvie siècle. Elle distingue classiquement les espèces, la forme, les noms, les lieux, le temps (celui de la floraison et celui de la récolte des fruits), le tempérament et les utilisations médicales des végétaux (fig. 1-2). Un examen plus attentif fait cependant apparaître quelques légères différences. Ainsi, évoquant les noms, la version flamande du texte distinguait, en troisième possibilité : Dat derde gheslacht wordt van Heronymo Bock wolriechende Stabwirtz ! dat es welrieckende Mueroone gneaempt.
Dans la version française, la référence à Jérôme Bock a disparu, remplacée par une référence beaucoup plus vague. La troisieme espece est sans faute, celle que Dioscoride appelle en grec ἀβρóτονον σικελικοτικόν, en latin abrotonum siculum, qui est une espece de l’Auronne femelle : les hauts Alemans l’appellent wolrieckende Stabwurtz23 ; c’est-à-dire Auronne odoriferante.
La traduction de Charles de L’Écluse est également complétée par un appareil critique qui ajoute à l’édition de l’herbier de Dodoens les instruments de travail qui rendent cette édition bien plus maniable que la précédente, en commençant par un Petit recueil auquel est contenue la description d’aucunes gommes et liqueurs, provenans tant des arbres, que des herbes : ensemble de quelques bois, fruicts et racines aromatiques, desquelles on se sert ès Boutiques : retiré en partie hors de l’Herbier Aleman, et assemblé en partie hors des escrits de divers autheurs tant Anciens que modernes lesquelz ont traité de ceste matiere24. Cet opuscule compilatoire mais totalement de la main de Clusius présente 22
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Je lis l’édition néerlandaise de 1554 dans la version numérisée dans le cadre du projet Dodoens de l’exemplaire du Rijksmuseum d’Amsterdam colorié par Hans Lienfrinck. Cette édition numérisée est disponible à l’adresse suivante : [http://leesmaar.nl/cruijdeboeck/index.htm] (Lien consulté le 11/07/2013). Les images ont été retravaillées par Michel Chauvet dans le cadre du projet pl@ntUse et sont visibles à l’adresse [http://uses. plantnet-project.org/fr/Dodoens,_images_du_Cru%C3%BFdeboeck,_1554] (Lien consulté le 11/07/2013). La version française conserve les caractères gothiques pour les mots allemands. Anvers, Jean Loe, 1557.
Fig. 1 - Première plante dans l’édition de 1554 : l’Aurone
Fig. 2 - Son équivalent dans la version française de 1557
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la même disposition des rubriques que celles observées dans l’herbier de Dodoens : elle distingue la description des plantes, y compris la distinction des espèces, les lieux, les temps, les causes du nom, le tempérament et les usages, particulièrement ceux qui intéressent la médecine. Plus encore que dans l’herbier de Dodoens, la première partie de chaque chapitre inclut dans la description de l’herbier la synthèse de la littérature scientifique antérieure. Clusius y organise la description de la plante en prenant en considération les controverses qui existent ou simplement les divergences d’opinion. Plus que dans la partie précédente, le traducteur fait la somme du savoir disponible sur chacune des gommes ou résines évoquées en prenant appui sur les témoignages de Théophraste, Dioscoride, Pline et aussi sur l’avis éclairé de ceux de ses contemporains qui se sont prononcés. Il en avertit d’ailleurs son lecteur dans l’unique pièce liminaire de cet opuscule : Et pour ce que je ne doute pas, que plusieurs trouveront estrange, que en quelques endroits je me suis destourné de la commune opinion de ceux qui ont traité jusques à maintenant des Herbes : mesme que je mets aucunefois en avant choses qui sembleront du tout à eux contraires. Je les prie de considerer, qu’il doit estre libre à un chacun de proposer avec toute modestie son opinion par maniere de devis, és choses principalement ou les Auteurs, sont si discordans les uns des autres : et s’ilz y trouvent des fautes (comme je suis seur qu’il y en aura) me tenir pour excuse, car je ne suis encore tant exercité en ladite matiere, que l’on doive attendre grand’chose de moy. Davantage qe la brieveté du temps a esté cause qu’il a fallu faire toutes choses à la haste, de sorte qu’il m’a conveneu obmettre une bonne partie des choses qu’avoye deliberé traiter au present Recueil. Ce faisans, ilz n’auront occasion de se mescontenter de moy, si la matiere icy traitée ne respond à leur attente : ains plus tost se contenteront du bon vouloir, reçevans en gré le petit Labeur qui leur est presenté.
La partie précédente de cette préface faisait le point sur la méthode d’élaboration de l’opuscule sur les gommes. Clusius y donne des informations très intéressantes. Il précise tout d’abord qu’il s’agit bien là d’une initiative personnelle dont Dodoens n’était même pas nécessairement informé ou même qu’il pouvait ne pas approuver, ayant renoncé quant à lui à traiter à part ces questions et ayant jugé que l’herbier suffisait bien pour rendre compte de la matière. Combien qu’il n’eut esté aucun besoin de faire le present Recueil, comme n’appertenant guere à la matiere qui est bien amplement traitée és six Livres precedens : Toutesfois tant pour satisfaire au desir de quelques uns, lesquelz eussent bien voulu le Livre estre de plus juste Volume, que pour ne frustrer ceux de la nation Françoise, des choses qui estoient au paravant contenues en l’Herbier Aleman. J’ay prins ceste hardiesse de recueillir les descriptions de quelques Liqueurs et Racines aromatiques qui estoient semées çà et là par l’Herbier Aleman, et les traduire en langue Françoise, en y adjoustant les descriptions de quelques autres Liqueurs et Fruicts, et Bois aromatiques qui n’y estoient contenues, lesquelles ay tiré hors des Auteurs anciens, et ramassé comme un corps, sans le sceu toutesfois et consentement de celuy qui a fait l’Herbier : car il les avoit retrenchées de son Livre comme superflues, l’estimant asses suffisant pour contenter tout homme de bon jugement, voire pour satisfaire au desir des plus affamés en la matiere des Simples.
Ces quelques remarques ont le mérite d’attirer l’attention du lecteur sur un point fondamental dans la méthode de Charles de L’Écluse. Le premier est, sans conteste, l’existence d’un projet éditorial précis dont l’objectif global est bien de rendre accessible au lectorat français de Dodoens
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Sur le projet des Exotica, v. Marcus de Jong, « Garcia da Orta et son livre sur les simples et drogues de l’Inde », introduction à l’édition en fac-similé de 1567 Aromatum et simplicium aliquot medicamentorum apud Indos nascentium historia, Nieuwkoop, B. de Graaf, 1963, p. 7-23. Grégoire Holtz, « L’appropriation des plantes indiennes chez les naturalistes du xvie siècle », dans Le Théâtre de la curiosité, Paris, Presses de l’ENS, 2008, « Cahiers V. L. Saulnier », p. 109-122.
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une œuvre que sa langue d’origine rendait de diffusion confidentielle, même au prix de l’approbation de l’auteur. L’introduction des points de vue des naturalistes grecs et latins, en particulier, n’a rien d’un hasard, elle réintroduit de la philologie dans une œuvre qui s’en démarquait plus nettement. Dodoens part de Pline et Dioscoride pour distinguer le nombre d’espèces différentes mais passe très rapidement à la description physique de la plante. Chez Clusius, la confrontation des savoirs plus anciens, la récapitulation encyclopédique occupent une place beaucoup plus grande. En cela, le traité de Clusius présente une certaine parenté avec l’herbier de Fuchs qui présente successivement les autorités plus anciennes. Contrairement à Fuchs, cependant, Clusius organise l’exposé de façon synthétique quand Fuchs disposait successivement les propos empruntés à ses prédécesseurs. Le troisième groupe des transmissions modernes de Charles de L’Écluse concerne le champ assez vaste des Exotica et touche plusieurs auteurs, assez différents, pour lesquels le naturaliste arrageois propose des versions assez nettement différentes des originaux. Dans les Exotica, Clusius range plusieurs œuvres de ses contemporains, dont le point commun est la description des plantes des Indes, que l’on parle des Indes orientales (Garcia d’Orta) ou des Indes occidentales. Les dernières éditions associent également la traduction latine des Singularitez de Pierre Belon. L’objectif est ici clairement celui du rassemblement du corpus et doit être compris comme procédant d’une logique analogue à celle de l’herbier des plantes rares publié par Clusius. Comme la question des éditions successives est relativement complexe, il est sans doute utile de préciser la chronologie de la publication de cet ensemble. La dernière édition publiée du vivant de Charles de L’Écluse portant le titre d’Exotica a été procurée par l’imprimerie Plantin en 1605. Elle comporte deux parties : la première est composée d’œuvres qui sont le fruit du travail original de Clusius, cependant que la seconde contient un ensemble de textes de contemporains où nous retrouvons Pierre Belon, Garcia d’Orta, Nicolas Monardes et Cristobal de Acosta. Clusius considère que si les six premiers volumes qui lui appartiennent en propre sont bien le socle de son étude des Exotica, les quatre derniers complètent nécessairement cet ensemble pour former les dix livres annoncés sur la page de titre. Du coup, les pièces liminaires qui caractérisaient les éditions séparées antérieures ne suffisent plus et ne sont pas nécessairement conservées. En revanche, chacun des livres est soigneusement introduit25. Chacun de ces auteurs avait déjà fait l’objet d’une traduction ou d’une édition par Clusius antérieurement. Pour Garcia d’Orta, l’histoire est bien connue et elle a fait l’objet d’une mise au point récente de Grégoire Holtz à laquelle il faut renvoyer26. La première édition des Coloquios de Garcia d’Orta fut publiée à Goa, en Inde, en 1563. Il s’agissait d’un exposé des plantes de l’Inde, présentées de façon très pragmatique, dans un livre qui adopte une forme dialogique et attribue à l’examen direct des végétaux une valeur méthodologique majeure, en dépit d’une culture classique et scientifique indiscutable. Garcia d’Orta, le méde-
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cin portugais installé en Inde, ne place pas son discours scientifique sous l’autorité de Pline et Dioscoride mais cela ne signifie nullement qu’il ignore la littérature classique sur ce sujet27. Il résulte de la forme dialoguée une fraîcheur littéraire réelle qui, loin de nuire à l’efficacité du propos botanique, le présente sous un jour aimable et léger. Dans la préface de l’édition de 1567, Clusius précise les raisons et les circonstances qui l’ont amené à traduire (et un peu plus) l’œuvre du portugais Garcia d’Orta. Il faut résumer ce texte qui est sans doute le plus précis dont on dispose. C’est pendant son voyage en Espagne que Charles de l’Écluse a trouvé le livre de Garcia d’Orta. Il attendait des Coloquios des informations sur les plantes d’Orient et explique qu’il n’a pas été déçu : il y a trouvé des plantes qui n’avaient pas été décrites par les anciens ou, si elles l’avaient été, leurs propriétés médicinales n’avaient pas été mises en évidence. Clusius décide donc de traduire le texte et aussi de le réduire en épitome (latinum itaque eum feci at que in epitomen contraxi). De même, il décide de retirer du texte tout ce qui ne concerne pas directement les plantes et de donner une forme alphabétique à l’ensemble de sorte que les médecins, les pharmaciens, les naturalistes ou les simples curieux trouvent là un outil plus commode. Il ajoute aussi ses propres commentaires qui replacent le propos de Garcia d’Orta dans le contexte de la littérature botanique de son époque. La typographie distingue la traduction abrégée des Coloquios donnée en italiques dans l’édition de 1567, du commentaire ou des ajouts de Clusius, donnés en caractères romains. Il faut avouer que le traitement infligé aux Coloquios de Garcia d’Orta est en effet assez violent, mais il met en évidence l’évolution des genres littéraires dans la littérature technique sur les plantes et aussi le projet éditorial de Clusius qui travaille explicitement pour les médecins et les botanistes. Comme le montre Grégoire Holtz, la publication des Coloquios avait suscité des réactions et, parmi celles-ci, la publication du traité du médecin espagnol Cristobal de Acosta, qui publie en 1578 un Traité des drogues des Indes orientales, à Burgos28 qui répond explicitement à l’œuvre du naturaliste de Goa29. La préface d’Acosta précise la dette du naturaliste espagnol à l’égard de
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Sur la culture de Garcia d’Orta, sa place dans l’histoire des sciences du xvie sièle et la forme des Coloquios, on consultera, par exemple, Francisco Manuel de Mello Breyner, comte de Ficalho, Garcia da Orta e seu tempo, Lisbonne, Impresa nacional, 1886 [et rééditions successives]. Garcia da Orta, Coloquios dos simples e drogas he cousas medicinais da Índia, Conde de Ficalho (éd.), Lisboa, Academia das Ciências de Lisboa. 2 vol., 1891-95. Bonne introduction dans la traduction française publiée par Sylvie Messier Ramos et Antonio Ramos, Colloques des simples et des drogues de l’Inde, Arles, Actes Sud, 2004 ; A. J. Andrade de Gouveia, Garcia d’Orta e Amato Lusitano na ciência do seu tempo, ICALP - Colecção Biblioteca Breve - Volume 102, 1985 ; Gabriela Fragoso et Anabela Mendes, Garcia de Orta and Alexander von Humboldt, Across the East and the West, Lisbonne, Universidade Catolica Editora, 2008 ; María Manuela Fernández Sánchez et José Antonio Sabio Pinilla, « El Humanismo renacentista y la traducción en Portugal en los siglos XVI y XVII », dans Seis estudios sobre la traducción en los siglos XVI y XVII, J. A Pinilla et M. D. Valencia (éd.), Grenade, Editorial Comares, 2003 ; Marie-Élisabeth Boutroue, « Les lectures de Garcia d’Orta : le cas de l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien », Euphrosyne, 2009, p. 245-262 ; Henri Van Hoof, « Notes pour une histoire de la traduction pharmaceutique », Journal des traducteurs, vol. 46, no1, 2001, p. 154-175. ; R. N. Kapil et A. K. Bhatnagar, « Portuguese Contributions to Indian Botany », Isis, vol. 67, no 3, sept. 1976, p. 449-452. Ces quelques références ne constituent qu’une orientation bibliographique : l’œuvre de Garcia de Orta a été largement étudiée par les historiens, souvent du point de vue de la contribution du naturaliste à la connaissance des plantes de l’Inde. G. Holtz, « L’appropriation des plantes indiennes… », art. cit., p. 117. Sur Cristobal Acosta, voir Umberto Giulio Paoli, « Christobal Acosta e le sue opere », Archeion, 19, 1937, p. 317-346; Pierre Huard, et Marcel Destombes, « Un traité de plantes médicinales exotiques du xvie siècle conservé à Hanoi », Bulletin de la Société des Études indo-chinoises, 1948 ; Jacob Seidi, « The relationship of
Y asi como su obra trata de diversas medicinas, y plantas, y otras cosas pertenescientes a la salud humana, assi tambien trata de otras que son inutiles, y sin algun provecho para ella : siendole forçoso tratallas, por seguir el estilo de Dialogos : do los que hablan, suelen divertirse, y derramarse fuera de lo que toca a su principal proposito, no se dexando de hallar a cada passo muchos errores, que aunque la buena fama, y autoridad del Autor nos persuadan no ser suyos, sino del descuydo de los impressores (que en aquella ciudad de Goa, donde el escrivio no se hallan tan limados como por estas partes) no dexan de causar molestia y damensando al que los lee. No falto tambien otra perfection substancial a la obra que son las pinturas y debuxos de las Plantas, de que trata : que occupado el Doctor Orta en otras cosas mas graves, y que mas devian importarle, dexo de inxerirlas en ella. Paresciendome a mi, que en esta nuestra nacion seria aquel libro de grande provecho, si se diesse notitia de las cosas buenas, que en el ay, monstrandose con sus exemplos, y figuras, para mejor conoscerlas, y que esto no lo prodria hazer, sino quien ocularmente con sus mismos ojos las huviesse visto, y esperimentado : celoso del bien desta tierra, con la charidad que a mis proximos devo delibere tomar este trabajo y debuxar al vivo cada planta, sacada de rayz, abueltas de otras muchas cosas, que yo vi, y el Doctor Garcia de Orta no pudo por las causas dichas.
La fin de la préface de Cristobal Acosta développe l’argument de l’expérience sur un autre mode. Le médecin espagnol explique que les plantes de cette partie du monde n’ont été que peu ou pas, ou mal décrites par les auteurs anciens. L’apport d’un médecin moderne s’impose donc absolument. Chemin faisant, Acosta modifie aussi profondément l’ordre des chapitres des Coloquios, pour une meilleure compréhension et l’ordre qu’il propose n’est ni celui de Garcia d’Orta, ni celui de Charles de l’Écluse dont on rappelle que la première traduction vers le latin date de 1567. Clusius trouve le traité d’Acosta lors d’un voyage en Angleterre31 et en propose une traduction vers le latin en 1582. C’est l’espagnol qui lui semblait constituer un obstacle à la bonne diffusion de cette œuvre scientifique, comme du reste, dans le cas du traité d’un autre bota-
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Garcia da Orta’s and Cristobal Acosta’s botanical works », dans Actes du VIIe congrès international d’histoire des sciences, Paris, Hermann, 1955, p. 564-567 ; Josep L. Barona, « Clusius’exchange of botanical information with spanish scholars », dans Clusius in a new context…, op. cit., p. 99-116. Préface « al lector » : « y asi desseoso de recoger de mis largas peregrinaciones algun fructo, procure ver por diverses Regiones y provincias la diversidad de Plantas, que para la salud humana Dios ha criado : y encontre en las Indias Orientales con el Doctor Garcia de Orta, medico portugues y varon grave, de raro y peregrino ingenio : cuyos loores dexo para mejor occasion por ser tantos que quando pensasse aver dicho muchos, serian mas los que me avria dexado ». La référence religieuse est certes un topos, mais elle était sans doute un peu plus nécessaire que dans d’autres cas compte tenu des origines juives du médecin portugais, dont on sait que l’Inquisition lui tiendra rigueur, même post mortem. Pour Cristobal Acosta, j’utilise l’édition fac-similé qui reproduit l’exemplaire de l’édition de Burgos 1578 conservé à la bibliothèque universitaire de Salamanque, publiée à León en 1995 avec une introduction d’Antonio Viñayo González et une présentation de José Carlos Fernández Ares. Je normalise v pour u dans les citations mais conserve la ponctuation. Sign. A2 : « Eum [i.e. le livre d’Acosta] superiore anno in Britannica mea peregrinatione amici cuiusdam opera nactus, non modo auide percurri, sed utilitatem etiam allaturum censui iis qui Hispanici sermonis ignari sunt ».
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Garcia d’Orta, mais commence par mettre son propre traité au service d’un objectif religieux : rendre compte de la perfection de la Création par la description des merveilles du monde30. Dès la préface, Acosta pointe deux insuffisances des Coloquios : une forme peu adaptée au projet scientifique et l’absence d’une illustration scientifique. Quelle que soit sa bienveillance à l’égard de Garcia d’Orta, Acosta fait donc siennes les objections développées par Clusius lui-même.
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niste ibérique, Nicolas Monardès du côté, cette fois, des Indes Occidentales32. À juste titre, José Pardo Tomas souligne qu’il s’agit pour Monardès d’une traduction en deux temps33 : d’abord Monardès transmet la pharmacopée amérindienne en espagnol, puis, dans un second temps, Clusius transmet une nomenclature déjà traduite en latin. La traduction latine prend, avec le texte espagnol d’Acosta, des libertés nouvelles. Les images, dont Acosta était si fier, font l'objet d’une condamnation sans appel de Clusius : « Icones praterea, quas ad viuum expressisse passim gloriatus, suis locis insperserat, reieci, quoniam plane ineptae essent, et nihil minus quam legitimas stirpes refferrent ». Enfin, la méthode de commentaire de Clusius est ici clairement décrite : il ajoute, comme à son habitude, des notes sur plusieurs chapitres, surtout pour montrer les divergences et les convergences entre les auteurs qui ont traité des plantes ou ajouter le fruit de sa propre expérience34. L’ordre des chapitres n’est pas conservé. Si l’on ne connaît que par les préfaces les intentions réelles de Charles de l’Écluse pour certaines de ces publications, on peut trouver une documentation plus précise pour le dernier des quatre contemporains que Clusius chercha à transmettre au public. Comme cela est bien connu, les Observations de Pierre Belon parurent pour la première fois en français en 155335. En 1589, Charles de l’Écluse donne une version latine du texte, justifiée – déjà – par la mauvaise diffusion vernaculaire de cette œuvre dès lors qu’on ignore le français36. Il explique aussi dans la préface de l’édition de 1589 que sa médiation de traducteur est amplement justifiée par la mort récente et imprévue de l’auteur37. Sur le terrain de l’histoire naturelle, c’est l’incroyable variété des observations de Belon qui lui semble mériter une traduction latine. On remarquera, sur ce point, que Belon insistait à l’inverse sur le soin pris par lui de proposer en français les noms exacts des objets qu’il avait vus. Charles de l’Écluse traduit ce passage – et aussi celui qui annonce une traduction française de Dioscoride par les soins du même Pierre Belon – sans état d’âme. Il faut attendre l’édition des Exotica de 1605 pour trouver une description du travail de Clusius sur les Observations de Pierre Belon, de la main même du traducteur. Dans l’adresse au lecteur, Clusius précise qu’il a non seulement traduit en latin les observations françaises de Belon, mais aussi un traité sur la culture des plantes, et qu’il a ajouté des notes pour éclairer son lecteur38. Ces quelques lignes sont précieuses, et si elles donnent des indications sur la méthode
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Les efforts de Charles de l’Écluse pour la diffusion de l’œuvre de Nicolas Monardès ont été bien étudiés en Espagne. Je renvoie donc à la bibliographie suivante : M. López-Piñero et M.L. López-Terrada, La influencia española en la introducción en Europa de las plantas americanas (1493-1623), Valence, Instituto de estudios documentales, 1997. José Pardo Tomas, « Two glimpses of America from a distance: Carolus Clusius and Nicolás Monardes », dans Carolus Clusius in a new context…, op. cit., p. 173-193. Cristobal Acosta, Aromatum et medicamentorum in orientali India Nascentium, Anvers, Ch. Plantin, 1582, p. 5 Sign. A3 : « Quibusdam insuper notis nonnulla capita illustraui, ut in hoc genere soleo, praesertim cum quid simile, vel etiam diuersum apud alios Auctores legere memini, aut ipsa experientia didici ». Pierre Belon, Les observations de plusieurs singularitez et choses memorables, trouvées en Grèce, Asie, Judée, Egypte, Arabie et autres pays estranges, rédigées en trois livres, Paris, Gilles Corrozet, 1553. Petri Bellonii Cenomani plurimorum singularium et memorabilium rerum ... observationes, Anvers, Christophe Plantin, 1589. « sed laudabiles ipsius conatus inopina mors, nefarii latronis manu illata, interrupit, non sine magno litterariae Reipublicae dispendio ». Pierre Belon, Observationes, Anvers, Ch. Plantin, 1589. Lettre de dédicace de Clusius au Landgrave de Hesse, Sign. *2. « Ceterum Petri Bellonii tres Libros, quos de rebus in sua peregrinatione obseruatis composuit, quosque ante aliquot annos e Gallico sermone, quo scripti erant, Latine loquentes faciebam, cum alio eiusdem Auctoris
Belon en ses observations de son voyage a en quelques endroits a escrit assez confusement ou repetant une mesme chose ou troublant aucunefois le sens. Je l’ay radoubé en ma version latine du mieux que j’ay peu.
À l’occasion, Clusius mentionne aussi les approximations de Pierre Belon, notamment dans des passages qui touchent la nomenclature botanique, si difficile au xvie siècle. L’hésitation dans la procédure de détermination d’une plante et de son nom est d’une grande banalité dans la littérature botanique de la Renaissance. Ce qui l’est moins, du point de vue de la méthode de travail du traducteur, c’est le soin mis à corriger le texte, lequel suppose un interventionnisme qui ne va pas de soi. Les deux exemples signalés par Clusius concernent des plantes endémiques. L’hésitation n’est pas liée à la rareté d’un végétal, seulement au désordre qui règne dans la nomenclature usuelle. Il y a deux passages en Belon que je n’ay peu bien entendre. Le premier est au L. I V chap XXVI au commencement, l’exemplaire français de l’ashe majeur et mineur, j’ay traduit apum maius et minus combien que je connoisse qu’une plante dite simplement Apium, si ce n’estoit qu’il vouloist entendre les plantes que les herboristes apellent lappa maior et minor, lesquelles croissent abondamment par tous. Le deuxième est au mesme livre chap. XXVI aussi au commencement l’exemplaire français a de la mouronne, j’ay mis mouronnia, mais comme je ne scay si le mot mouroune est le nom d’une herbe particuliere ainsi appellee en son paiis du Mans, je ne le puis entendre car le mouron de France est en latin ou grec Anagallis, ne se baille pas a manger, ni en salade ni autrement, si n’estoit qu’il appellast ainsi en son patois le cresson d’eau que Dioscoride nomme sisymbrium caramine, ou bien le cresson alenois dict nasturtium, desquels on se sert en salade et autrement.
Ces remarques pourraient aller jusqu’à suspecter la compréhension de la nomenclature antique de Belon. Certains verraient sans doute, dans cette très relative sévérité du protestant Clusius à l’égard du très catholique Belon, un écho des oppositions religieuses aiguës à cette époque40.
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libello, de Neglecta Stirpium cultura agente, quum nulla amplius primae editionis exempla extarent, ad limam reuocaui, et politiores cultioresque reddidi, et auctiorius scholiis illustratos in tuum usum denuo publici iuris facio, gratum aliquibus me facturum existimans ». Charles de L'Écluse, Exoticarum libri decem, Anvers, Plantin, 1605. Le passage se trouve dans la lettre au lecteur. Paris, BnF, Dupuy 836, f. 122r-v : lettre de Charles de l’Écluse à Jacques Auguste de Thou. Sur ce point, voir Pierre Belon, Cronique de P. Belon du Mans, médecin, Monica Barsi (éd.), Milan, LED, 2001, p. 28-29. L’auteur mentionne aussi une remarque assassine de Denis Lambin qui précise que Belon n’a jamais pu lire les naturalistes antiques dans le texte faute d’une maîtrise suffisante du latin et du grec. Cette remarque peu aimable est aussi incompatible avec l’annonce d’une traduction nouvelle de Dioscoride.
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de travail de Clusius, elles ne disent presque rien de ses difficultés et soulignent seulement l’effort bien connu du naturaliste pour diffuser ses contemporains par le biais de la traduction. Comme pour tous les autres cas évoqués, Clusius annonce, outre la traduction et les notes, une réduction drastique des observations de Pierre Belon dont l’œuvre est présentée en trois livres denses. Par chance, on dispose cependant d’un autre document pour mieux comprendre, à partir de l’exemple de Belon, la façon dont Clusius aborde l’œuvre de son contemporain. C’est une lettre de Clusius à Jacques-Auguste de Thou qui précise le projet éditorial et ses difficultés39 : comme pour Garcia d’Orta dont la forme littéraire lui semblait ne pas convenir à la matière traitée, Clusius éprouve le besoin de redéfinir la forme du texte et s’en ouvre à son correspondant :
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Le reste de la lettre met aussi l’accent sur les projets de réédition de cet ensemble de textes dont le point commun est de transmettre l’expérience naturaliste de ceux qui se sont déplacés dans des pays lointains aux lecteurs qui n’ont pu le faire. C’est sans doute ce que Clusius, âgé de 82 ans lorsqu’il envoie cette lettre à Jacques-Auguste de Thou41, regrette, déplorant un état physique qui lui interdit de se déplacer autrement qu’appuyé « sur deux potences ». Il reste que l’association de la traduction de Pierre Belon et des Exotica est clairement affirmée dans ce document comme en témoigne le passage suivant : Je ne pense pas que Belon se r’imprimera, car il est separé des Exotiques, et encore qu’il se r’imprimast je ne scay s’il seroit convenable d’y adjouster les deux opuscules mentionez en vostre letre lesquels j’ay imprimez a Paris a la poule grasse in quarto42 cum latina exempla extent huc accedit eius iudicium de coniferis arboribus peritiorius qui hanc materiam tractarunt non probari. Je l’ay remarque en ses observations et adverti le lecteur que par toute son œuvre il appelle piceam l’arbre que Theophraste nomme πεύκην ἄγριον et pinum siluestrem comme de faict c’est le pin sauvage duquel j’ay donné plusieurs sortes en mon histoire des plantes.
Clusius précise alors qu’il se pose la question de l’intérêt de la traduction vers le latin de deux autres petits traités de Pierre Belon : Il y a aussi un passage au petit traicté qu’il a faict de la maniere d’apprivoiser les sauvageaux au discours XIX vers le milieu, la ou il parle du bon mesnager, duquel je ne peus juger si le latin est bien mis, d’autant que je n’ay recouvré aucun exemplaire français pour le pouvoir conferer, ayant envoyé le mien avec ma traduction latine au Sr Plantin de Vienne en Autriche ou je suivoye la cour de l’Empereur : et quelques annees apres il l’imprima, et ne me renvoya point l’exemplaire françois de sorte que je n’ay peu scavoir ou la faute commise en latin gisoit, et n’ayant sceu revouvrer depuis autre exemplaire fançois sur ceste seconde edition ou suivant la premiere, et aussi est demoure le sens perplex : toutesfois je voudroye bien avoir esclairé ce doubte devant ma mort qui ne peut estre lointaine ayant atteint l’âge de 82 ans et enduré beaucoup et divers accidens en ma vie.
J’ai déjà dit les intentions de Charles de l’Écluse en ce qui concerne Garcia d’Orta. Voici la justification pour les autres. Pour Nicolas Monardes dont la lecture est présentée comme utile ou nécessaire, c’est l’obstacle de la langue espagnole qui est évoqué et qui justifie l’effort de traduction accompli par Clusius. Pour Pierre Belon, le traitement avoué par Clusius est un peu différent : d’un côté, il faut la traduction vers le latin et aussi des notes pour éclairer le lecteur ou corriger les erreurs. De l’autre, l’intérêt des Singularitez tient manifestement aux observations faites pendant les voyages de Pierre Belon en Orient43. Au reste, la même idée est reprise dans la
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Cette lettre doit donc être datée de 1608 et Clusius mourra l’année suivante. Pierre Belon, De arboribus coniferis, resiniferis, aliis quoque nonnullis sempiterna fronde virentibus, cum earundem iconibus ad vivum expressis. Item de melle cedrino, cedria, agarico, resinis, et iis quae ex coniferis proficiscuntur, Paris, Guillaume Cavellat, 1553. Sur Pierre Belon, voir Paul Delaunay, L’aventureuse existence de Pierre Belon du Mans, Paris, Champion, 1926 (réédition d’articles successifs parus dans la Revue du xvie siècle entre 1922 et 1925) ; Frédéric Tinguely, L’Écriture du Levant à la Renaissance. Enquête sur les voyageurs français dans l’Empire de Soliman le Magnifique, Genève, Droz, 2000 ; Pierre Belon, Voyage au Levant:les observations de Pierre Belon du Mans de plusieurs singularités & choses mémorables, trouvées en Grèce, Turquie, Judée, Egypte, Arabie & autres pays étranges (1553), Alexandra Merle (éd.), Paris, H. Chandeigne, 2001 ; Danièle Duport « Le beau paysage selon Pierre Belon du Mans », Bulletin de l’Association d’étude sur l’humanisme, la réforme et la renaissance, no 53, 2001, p. 57-75.
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Sur cette question centrale du projet éditorial de Clusius, voir J. Pardo Tomas, « Two glimpses of America from a distance… », art. cit., p. 184-188 ; Brian W. Ogilvie, « The many books of nature. Renaissance naturalists and information overload », Journal of the history of ideas, 64, 2003, p. 29-40 ; Peter Mason, « Americana in the Exoticorum libri decem of Charles de l’Écluse », dans Carolus. Clusius. Towards a cultural history of a Renaissance naturalist, Florike Egmond, Paul Hoftijzer et Robert P.W. Visser (éd.), Amsterdam, Edita, 2007. Sur l’importance de la correspondance de Clusius, on pourra consulter Florike Egmond, « Correspondence and natural history in the sixteenth century: cultures of exchange in the circle of Carolus Clusius » dans Cultural Exchange in Early Modern Europe: Volume 3, Correspondence and Cultural Exchange in Europe, 1400-1700, Francisco Bethencourt, Florike Egmond, Robert Muchembled & William Monter (éd.), Cambridge, Cambridge University Press, 2006, p. 104-144. Christophe Plantin, Supplément à la correspondance, Maurice Van Durme (éd.), Anvers, De Nederlandsche Boekhandel, 1955, vol. 4, p. 248. Anvers, musée Plantin, arch. 80, lettre 1, f. 188r-v.
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première pièce liminaire : tous les herbiers au sens large rassemblés par Clusius dans ses Exotica concentrent une information botanique qui provient pour l’essentiel des voyageurs spécialisés ou non. C’est presque une banalité de souligner la proximité entre les récits de voyage et les récits d’expédition scientifique. D’un côté les Singularitez de Pierre Belon qui évoquent la flore et la faune de l’Orient ; de l’autre les récits de l’expédition sur le Monte Baldo dont la finalité est plus spécifiquement botanique et descriptive. Chez Clusius, dans les Exotica au moins, l’information issue d’une expédition est prioritaire. Le rassemblement des Exotica de Clusius s’inscrit donc dans un contexte par ailleurs bien connu : établir le lien entre les savoirs reçus littérairement et ceux qui résultent des observations d’un voyage. Le deuxième aspect remarquable du travail de Charles de l’Écluse, c’est la fabrication d’un corpus44. Parce qu’il ne limite pas l’enquête à une zone géographique ou climatique cohérente, on ne peut pas parler de flore ; mais il est très clairement dans une démarche logique qui y conduit. Comme on l’a souvent montré, les deux conditions pour que le discours sur les plantes change radicalement sont l’adoption exclusive de l’observation pour faire l’inventaire du monde et la structuration du discours sur les plantes indépendamment de tout principe d’analogie. Pour dire les choses autrement, on abandonne le discours sur les plantes de la Renaissance quand on est capable de décrire des roses sans référence à Pline ou Dioscoride et en utilisant un patron de description extérieur à la plante elle-même ; Clusius n’en est pas à ce point. La remise en ordre de la forme, pourtant littérairement réussie des Coloquios, a pour effet de ramener l’inconnu à une forme connue ; elle rassemble selon un modèle rhétorique attesté ailleurs, les références obligatoires : Galien, Mesué, Antonius Musa, Manardi etc. D’une certaine façon, Garcia d’Orta était beaucoup plus libre. Même lorsque le corpus des Exotica est définitivement constitué, Charles de l’Écluse n’arrête jamais de corriger ses traductions autant que ses œuvres originales. La partie de sa correspondance actuellement conservée sous une forme manuscrite au musée Plantin témoigne particulièrement du soin qu’il apporte au choix des images, au contrôle de la qualité des bois ou à la correction des textes. Elle souligne aussi les aléas de la publication des traductions. Les exemples sont nombreux : au moins peut-on signaler une lettre adressée par Jean Moretus à Clusius, concernant précisément l’illustration du De Aromatibus45. Datée d’avril 1593, elle mentionne la maladie dont souffre à ce moment Peter van der Borcht, chargé de la réalisation des images46. On peut aussi préférer cette autre missive, adressée le 18 juin 1592 par Clusius à son éditeur anversois47 :
Monsieur Mourentorf, j’ay receu mardy dernier vostre lettre du 17 de ce mois, fort marry d’entendre par icelle le trespas de vostre belle mere, toutesfois veu l’âge qu’elle avoit, je l’estime heureuse d’estre retiree de ce monde et ce miserable temps. Quand aux six pourtrais j’y trouve à redire, veu qu’on n’a suivy trop fidelement la copie que j’en avoye envoyé: et entre icelles y a une espece d’anemone, a laquelle on a donné un mesme fueillage et mesme racine, qu’à deux autre precedentes que j’ay receu, contre le naturel: car je scay bien qu’aux pourtraicts que j’ay envoye les fueilles et racines ont esté diverses. Parquoy si le trouvez bon, il vaudra mieux que le reste des figures qui sont a faire, soit icy painst sur les planches de bois par un peintre qui travaille fort bien, et auquel je peux declarer de bouche mon intention et luy montrer ce qu’il faut qu’il suyve. Auquel en ay faict paindre ja une vingtaine hors des plantes vives, lesquelles autrement il m’eut fallu faire paindre sur papier avec les couleurs par un autre pour les vous envoyer a fin de les tirer par de la puys apres sur planches de bois pour les bailler au tailleur, qui reviendroit a plus grande despense: car nulle de celles qui sont painctes de couleurs ne couste moins de demy reichs taller ou demy florin. Celuy qui les pourtraict ici sur planches de bois observe mieux tous lineamens et suit mon instruction.
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La solution de Clusius, comme il le précise dans la suite de ce pli, est à la fois meilleure et la plus économique. Il arrive cependant que les efforts du naturaliste soient mal récompensés et c’est précisément le cas en 1592. Clusius écrit alors à son éditeur48 : Monsieur Mourentorf, j’espere que vous aurez receu vostre marchandise et quand les planches tant taillees que non gravees que vous ay envoyees, pareillement l’histoire de mes trois premiers livres de mes observations, avec les cayers ou sont collees les figures qui entrent ausdits trois livres. Le tailleur en avoit encore six à graver de trente qu’il m’avoit promis livrer avant la foire: mais comme c’est un grand yvrongne, et qu’il est seul en ceste ville de son mestier, je n’ay sceu encore tirer de luy que les quatre que vous envoye, lesquelles pourrez faire coller aux cayers selon l’ordre convenable: car j’ay ecrit sur chacune figure le nom de la plante, le chapitre et livre ou elle entre et la quantiesme figure c’est du chapitre, s’il en comprend plus d’une. Quand j’auray receu les deux autres que le tailleur a de reste, je ne failliroy de les vous envoyer incontinent: et à la foire prochaine les planches que j’ay faict pourtraire depuis que je vous ay envoyé les autres et celles que je feroy encore pourtraire entre cy et la foire, Dieu aydant, leque je prie vous continer. Monsieur Mourentorf, en toute prosperite ses graces, me recommandant de bon cœur aux vostres, et à celles de vostre femme, belle mere et autres amys. De Francfort, le 6 de decembre 1592.
On dispose, pour comprendre la méthode de travail de Charles de l’Écluse d’une autre documentation assez unique au musée Plantin d’Anvers. Il s’agit des exemplaires, annotés de la main de l’auteur-éditeur, qui présentent, sans aucune ambiguïté possible le dernier état de sa pensée et la façon dont il envisageait l’état final de sa présentation du corpus des textes. Voici, par exemple, la page de titre de l’exemplaire des Exotica de 1605, sur laquelle on remarquera l’ajout d’une note précisant que cet exemplaire a été révisé par l’éditeur (fig. 3). À vrai dire, Clusius n’est pas le seul à avoir révisé cet exemplaire. Après les dernières pages des Observationes de Belon, plusieurs feuillets manuscrits dressent une sorte de tombeau de Charles de L’Écluse et ajoutent des notes sur les lieux d’insertion des corrections.
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Ibid., f. 205.
Fig. 3 - Charles de l’Ecluse, Exotica, Anvers, Plantin, 1605. Page de titre
Et voici l’agrandissement de la ligne manuscrite et de l’indication souscrite(fig. 4) : 204 marie-élisabeth boutroue
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Fig. 4 - Charles de l’Ecluse, Exotica, Anvers, Plantin, 1605. Page de titre. Détails
L’invitation à considérer cet exemplaire comme le dernier état des corrections du naturaliste engage le lecteur à un examen très attentif des notes marginales. Techniquement, les corrections de Charles de l’Écluse prennent des formes assez diverses : dans nombre de cas, il s’agit de corrections à la plume directement dans le texte pour modifier un chapitre ou ajouter des références (fig. 5). Si certaines de ces notes sont incontestablement autographes, d’autres me semblent imputables à un autre scripteur.
Fig. 5 - Charles de l’Ecluse, Exotica, Anvers, Plantin, 1605. p. 217
Fig. 6 - Charles de l’Ecluse, Exotica, Anvers, Plantin, 1605, p. 340. Page concernant le poivre. [Nicolas Monardes, Simplicium medicamentorum ex nouo orbe]
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Dans une bibliographie assez étendue, on pourra consulter le livre de Jean Andrews, Peppers: The Domesticated Capsicums, Austin, University of Texas Press, 1995, p. 5.
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La même observation vaut pour l’exemple suivant emprunté à la page concernant le poivre (fig. 6). Le contexte est celui de la discrimination entre la famille Capsicum et celle des plantes appartenant à celle du Siliquastrum. Comme le signalent tous les spécialistes de la famille des poivres, c’est bien entre la publication de l’herbier de Fuchs en 1542 et celle des Curae posteriores de Clusius en 1611 que la distinction est progressivement établie49. La discussion existe aussi dans les publications de Mathias de L’Obel, ami proche du naturaliste de Leyde et aussi chez Dodoens ou Daléchamp. Elle dépend en particulier de la réception des Coloquios de Garcia d’Orta, qui consacre un chapitre au poivre, repris avec beaucoup de soin par Acosta. Le changement dans la nomenclature me semble autographe, mais pas la note dans la marge gauche.
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Dans d’autres cas, l’exemplaire du musée Plantin intercale dans le texte des paperoles, le plus souvent empruntées à d’autres exemplaires imprimés. Ainsi dans le texte des Singularitez de Pierre Belon, ces deux exemples (fig. 7).
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Fig. 7 - Charles de l’Ecluse, Exotica, Anvers, Plantin, 1605. Paperoles dans les Singularitez de Pierre Belon (recto et verso de la paperole insérée entre les pages 54 et 55 des Exotica de 1605)
Ou encore (fig. 8) : 207
• charles de l,écluse
Fig. 8 - Exotica, 1905 [Pierre Belon, Singularium et memorabilium rerum per varias exterasque regiones obseruatarum], l.1, p. 32-33.
Ces deux documents, à l’instar des notes non autographes des marges, prouvent que le travail de correction engagé par Charles de L’Écluse a été poursuivi après le décès du naturaliste. L’intercalaire concernant Nucula indica provient d’un exemplaire des Curae posteriores, ouvrage de Clusius, bien entendu, mais posthume et publié pour la première fois en 1611. Le second intercalaire a la même origine. Le bref exposé des travaux menés par Charles de l’Écluse tout au long de sa vie pour transmettre l’œuvre de ses contemporains appellerait sans doute de multiples compléments, et il est probable que le recours plus systématique à une correspondance, encore largement sous utilisée malgré de récentes numérisations à Leyde, amènerait à préciser nombre de points de méthode pour des détails ou pour des aspects majeurs de l’œuvre. Il reste qu’il est déjà possible de trouver dans les publications systématiques de Clusius une logique et une organisation bien sensibles. L’outil principal du naturaliste reste la traduction. Seule, cependant, elle ne suffira pas et la problématique du changement de langue ne se résume plus, dans l’œuvre de Clusius, à la vieille opposition de la translatio ad sensum vs ad verbum qui court dans les publications des traducteurs du début
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de la Renaissance. Très clairement, le projet de Charles de l’Écluse vise à trouver un mot juste pour désigner un objet donné et ne répugne pas à corriger les textes d’origine s’ils contiennent des fautes ou manifestent une forme insuffisamment ferme ou adaptée. Clusius est donc un traducteur à la fois libre et très infidèle, non parce qu’il manifesterait une quelconque suffisance à l’égard de ses contemporains mais parce que la traduction est chez lui au service d’une autre orientation majeure : la constitution d’un corpus. L’idée de corpus justifie à la fois Plutarque et Belon et elle est la manifestation la plus nette de l’appétit encyclopédique des naturalistes de la Renaissance, même dans des champs qui ne relèvent pas directement des sciences. Ce projet-là n’est pas un projet littéraire, et ne répond pas à une controverse rhétorique. C’est déjà un projet strictement botanique. Clusius cherche à rendre compte des flores exotiques à partir de l’œuvre de ses contemporains et sert leur réception autant qu’il se sert de leurs travaux pour construire un pan nouveau de la science des plantes.
Livres du corps et livres du monde : médecins, cartographes et imprimeurs au xvie siècle Rafael Mandressi cnrs, Centre Alexandre-Koyré
Au début du xviiie siècle, l’archiatre pontifical Giovanni Maria Lancisi (1654-1720) fut le maître d’œuvre de deux opérations éditoriales destinées à mettre en valeur la puissance savante de la ville des papes, voire à en établir la tradition. En 1717, sous l’égide de Lancisi et imprimée par Giovanni Maria Salvioni, « Typographum Vaticanum in Archigymnasio Sapientiæ », parut à Rome la Metallotheca de Michele Mercati (1541-1593), « Opus posthumum, […] E tenebris in lucem eductum ». Mercati, lui-même archiatre pontifical au xvie siècle, avait été nommé gardien de l’Hortus Vaticanus par Pie V, poste qu’il conserva sous les pontificats de Grégoire XIII, Sixte V et Clément VIII, en créant par ailleurs dans les années 1570 un musée de minéraux dont l’ouvrage qui deviendrait la Metallotheca devait être le catalogue illustré de la collection. À la mort de Mercati, le texte, inachevé, demeura à l’état de manuscrit et ne fut imprimé, ainsi que les gravures sur cuivre qui l’accompagnaient, que par les soins de Lancisi pour son patron Clément XI centvingt-quatre ans plus tard. Or la publication de la Metallotheca fut la deuxième exhumation éditoriale entreprise par Lancisi. La première date de 1714. Cette année-là, qui fut aussi celle de l’inauguration de la Biblioteca Lancisiana à l’hôpital de Santo Spirito in Sassia, il publia les Tabulæ anatomicæ de Bartolomeo Eustachi († 1574), un recueil de quarante-six planches anatomiques dont huit seulement avaient été imprimées du vivant d’Eustachi, dans ses Opuscula anatomica (Venise, 1564). Médecin du duc d’Urbino et du cardinal Giulio della Rovere (1535-1578), anatomiste de renom et professeur de médecine pratique au Studium Urbis à partir de 1549, cet autre représentant de la science romaine du xvie siècle avait préparé ces gravures en 1552 pour un traité qui ne vit jamais le jour : De dissensionibus ac controversiis anatomicis1. Après le décès d’Eustachi, les planches restèrent entre les mains de son collaborateur Pietro Matteo Pini, qui les légua à son tour à ses héritiers. On en perd ensuite la piste, jusqu’à leur redécouverte en 1712 par Lancisi, d’après le récit que celui-ci en fait2. Les planches d’Eustachi, auxquelles le recueil publié par Lancisi assura une visibilité et une diffusion significatives tout au long du xviiie siècle, sont singulières au regard du modèle 1 2
Voir Luigi Belloni, « Il manoscritto senese De dissensionibus et controversiis anatomicis di Bartolomeo Eustachi (e altri manoscritti del medesimo Eustachi) », Physis, 14, 1972, p. 194-200. On peut rester circonspect quant à l’entière véracité de ce récit. Voir Maria Conforti, « The Biblioteca Lancisiana and the 1714 Edition of Eustachi’s Anatomical Plates, or Ancients and Moderns Reconciled », dans Conflicting Duties: Science, Medicine and Religion in Rome, 1550-1750, Maria Pia Donato et Jill Kraye (éd.), London, The Warburg Institute et Savigliano, Nino Aragno, 2009, p. 303-318. Sur Michele Mercati, voir Elisa Andretta, Roma medica : anatomie d’un système medical au xvie siècle, Roma, École Française de Rome, 2011, passim.
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majoritaire en matière d’images anatomiques, dont la filiation remonte aux Commentaria super Anatomia mundini (1521) et aux Isagogæ breves (1522) de Jacopo Berengario da Carpi († 1530) et qui s’impose notamment à partir de la parution du De humani corporis fabrica d’André Vésale (1514-1564)3. C’est vis-à-vis de Vésale, en fait, qu’Eustachi se montre particulièrement critique, aussi bien envers ses descriptions que ses illustrations – « Vesalius male pingit » est une entrée de l’index des Opuscula anatomica. Or les images contenues dans ce livre sont plus singulières encore par le système de renvois qui assure leur articulation avec le texte. Chacune de ces figures est entourée d’une échelle graduée qui permet de localiser chaque partie du corps à l’aide d’une paire de coordonnées : une « altitude » et une « latitude », selon les termes employés par l’auteur lui-même dans un avertissement liminaire (« De usu tabularum ») où il explique la démarche à suivre pour utiliser son système. Il faut, indique Eustachi, se munir d’une règle en papier d’une longueur équivalente au côté court de la planche et graduée comme l’échelle entourant celle-ci ; en déplaçant cette règle sur le côté long jusqu’à trouver l’« altitude » indiquée dans les coordonnées, on pourra ensuite situer la « latitude » sur la règle elle-même et trouver ainsi l’emplacement recherché. Une autre méthode est suggérée qui requiert la fabrication d’un cercle plan, en bois ou en fer, dont le diamètre doit dépasser quelque peu la hauteur de la planche, auquel on fixe deux fils perpendiculaires. C’est alors en déplaçant le cercle jusqu’à faire coïncider les fils avec les coordonnées indiquées dans le texte qu’on trouvera, à l’endroit où se produit l’intersection des deux fils, la partie recherchée4. Ce système permet à Eustachi de proposer des images libres des signes typographiques surimposés utilisés dans la plupart des livres d’anatomie de son temps – dont la Fabrica de Vésale. Il autorise aussi une précision beaucoup plus grande dans la détermination des positions des structures anatomiques. Les contraintes matérielles – le support, la qualité de la gravure, la taille des planches – limitent certes très fortement les possibilités réelles d’atteindre le degré d’exactitude que le système des coordonnées permet théoriquement d’envisager, mais le principe est ici plus significatif que les conditions concrètes de sa réalisation, en ce qu’il traduit un des principaux intérêts d’Eustachi dans son travail anatomique : la diversité des formes des parties du corps. La nature, en conformant ces parties, n’est pas constante mais produit de la variété, « monstrueuse » ou non ; en rendre compte implique d’accorder de l’importance aux détails, qu’il faut intégrer à l’information visuelle proposée au lecteur en les mettant en évidence5. Cette variété, pourtant, ne relève pas chez Eustachi de l’individualisation. Ses illustrations ne mettent pas en scène de la singularité, ce ne sont pas des « accidents » trahissant une identité qui sont représentés. Ce n’est pas non plus une anatomie idéale, typique ou normative, dès lors que la variabilité n’est pas tenue pour nécessairement monstrueuse. Comme l’a bien montré Elisa Andretta, ce que proposent les images d’Eustachi est une insertion de la varietas naturelle à l’intérieur de cadres de référence
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Jacopo Berengario da Carpi, Carpi Commentaria, cum amplissimis additionibus super anatomia Mundini, una cum textu ejusdem in pristinum et verum nitorem redacto, Bologna, Girolamo de Benedetti, 1521 ; Id., Isagogæ breves perlucidæ ac uberrimæ in anatomiam humani corporis, Bologna, Benedetto Ettore, 1522; André Vésale, De humani corporis fabrica libri septem, Basel, J. Oporinus, 1543. Bartolomeo Eustachi, Opuscula anatomica, Venezia, Vincenzo Luchini, 1564, f. *1. Ibid.
Ptolémée, Strasbourg et l’Amérique Si l’usage de ce dispositif n’est apparu de façon explicite que dans la seconde moitié du xvie siècle9, les liens entre cartographie et images anatomiques, entre savoir géographique et savoir médical, entre livres du corps et livres du monde, sont plus anciens. Par la présence de ressources graphiques expressément empruntées aux modes de représentation de l’espace géographique, les planches d’Eustachi offrent plus nettement que d’autres l’évidence de leur inscription dans cet univers de circulations, mais celui-ci est traversé par bien plus de textes, d’images, de lieux et d’acteurs. La Géographie de Ptolémée y occupe une place centrale. Le lettré byzantin Manuel Chrysoloras († 1415) en introduit le manuscrit en Italie au début du xve siècle ; en 1406, Jacopo d’Angelo, secrétaire à la Curie romaine, en termine la traduction latine que Chrysoloras avait laissée inachevée ; neuf ans plus tard, les cartes sont ajoutées par Francesco di Lapacino et Domenico di Lionardo Boninsegni. Le texte latin est imprimé pour la première fois, sans les cartes, en 1475 à Vicence ; en 1477 paraît à Bologne la première édition avec cartes ; vingt-quatre autres suivront jusqu’en 157810. Ouvrage décisif, la Géographie devient très tôt un modèle auquel on se réfère ailleurs que dans son domaine d’origine. Au sein du savoir anatomique notamment, le rôle prépondérant accordé à la perception visuelle, la description associée à la détermination de lieux, l’importance corrélative de la nomenclature, favorisent l’assimilation du corps à un objet topographique et l’organisation de la connaissance comme une entreprise de mise au jour, de
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Elisa Andretta, « Bartolomeo Eustachi, il compasso e la cartografia del corpo umano », Quaderni Storici, 130, 2009, p. 106-107. Jean-Marc Besse, Les Grandeurs de la Terre. Aspects du savoir géographique à la Renaissance, Lyon, ENS Éditions, p. 24. Ibid., p. 111, 137. Il n’a pas connu une véritable postérité non plus. L’Impetus primi anatomici ex lustratus cadaveribus nati d’Arent Cant (1695-1723), un bref traité in-folio avec six planches dépliantes publié à Leyde en 1721, est un des rares cas où on retrouve le système de la grille des coordonnées. J.-M. Besse, Les Grandeurs de la Terre…, op. cit., p. 112-113. Voir aussi Florian Mittenhuber, « The Tradition of Texts and Maps in Ptolemy’s Geography », dans Ptolemy in Perspective: Use and Criticism of his Work from Antiquity to the Nineteenth Century, Alexander Jones (éd.), Dordrecht & New York, Springer, 2010, p. 95-119. Cf. Wilberforce Eames, List of editions of Ptolemy’s Geography, 1475-1730, New York, s.e., 1886.
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généraux et uniformes, ce qui rend possible la comparaison et résulte, en fin de compte, en une abstraction de la variabilité anatomique6. Le système de renvois adopté sert et sous-tend cette démarche, apparentée, voire analogue à celle mise en œuvre dans la représentation cartographique. Son outil principal, la grille des coordonnées, est puisé en effet dans le livre que Jean-Marc Besse définit comme un « laboratoire pour la constitution de la cartographie européenne moderne » : la Géographie de Ptolémée7. Ce texte transmet « un système de construction graphique, ordonné et systématique », qui provoque « une abstraction de l’espace et du regard, qui est la condition de leur universalisation »8. Les figures d’Eustachi sont, en ce sens, des cartes du corps qui demandent à être vues, comprises et utilisées comme telles, leur apparence cartographique allant jusqu’à leur intrusion dans les marges des planches en traversant les échelles graduées.
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désignation et de représentation graphique de régions d’un territoire11. Ainsi Léonard de Vinci évoque dans ses Carnets la géographie ptoléméenne à propos du livre d’anatomie qu’il projetait de réaliser : « la cosmographie du minor mondo […] te sera révélée en quinze figures entières, selon l’ordre qu’observa Ptolémée dans sa Cosmographie »12. La théorie ancienne faisant de l’homme un abrégé de l’univers par analogie permet à Léonard de relier, dans son allusion à la géographie du microcosme, l’entreprise de mise en ordre et en images de l’espace corporel à celle qui en fait autant pour l’espace du monde. Or ces usages, ces emprunts, ces convergences qui culminent plusieurs décennies plus tard avec Eustachi, chez qui on assiste à l’expression la plus achevée du registre cartographique d’inspiration ptoléméenne en anatomie, ne se font pas uniquement sur le plan des idées entre deux champs du savoir sans autre connexion que celle des affinités conceptuelles. Anatomistes et cartographes, géographes, médecins et chirurgiens sont impliqués, dès la fin du xve siècle, dans un réseau d’échanges qui se noue autour de la production de livres ou, plus largement, d’objets imprimés. La Géographie de Ptolémée est ici aussi au cœur des circulations, où on retrouve également des traducteurs, des graveurs, des fabricants d’instruments et, naturellement, les acteurs cruciaux que sont les imprimeurs, dès lors que ces multiples croisements s’engagent autour d’entreprises éditoriales, parfois de grande envergure. Une officine strasbourgeoise est à ce titre exemplaire : celle de Johann Grüninger († 1531), qui s’était spécialisée, de même que celles de Martin Schott, Martin Flach ou Heinrich Knoblochtzer, dans la publication de livres illustrés en langue vulgaire. Or c’est avec Grüninger que l’art de l’illustration qui se développe dans la capitale alsacienne atteint son « apogée »13. Devenu bourgeois de la ville en 1482 après avoir exercé son métier à Bâle, Grüninger y publie des éditions illustrées de textes anciens (Térence, Horace, Virgile) et médiévaux (Boccace), des œuvres pédagogiques, historiques, poétiques, théologiques ou théâtrales d’auteurs comme les théologiens Jean de Gerson (1363-1429), Johannes Dietenberger († v. 1537) et Johannes Eck (1486-1543), le poète Hermann von Sachsenheim († 1458), le prédicateur populaire Johann Geiler von Kaysersberg (1445-1510) et les humanistes catholiques Johann Hug de Schlestadt († v. 1504), Thomas Wolf (1475-1509), Heinrich Bebel (1472-1518), Jakob Wimpfeling (14501528), Johann Dobneck (Cochlæus, 1479-1552) ou le franciscain Thomas Murner (1475-1537), dont le Grand fou luthérien (Von dem grossen Lutherischen Narren) fut confisqué par les magis-
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Voir Rafael Mandressi, « Images, imagination et imagerie médicales », dans Lieux de savoir, 2: Les mains de l’intellect, Christian Jacob (éd.), Paris, Albin Michel, 2011, p. 645 sqq. ; Id., Le Regard de l’anatomiste : dissections et invention du corps en Occident, Paris, Seuil, p. 157-160. Les Carnets de Léonard de Vinci, Edward MacCurdy (éd.), traduit de l’anglais et de l’italien par Louise Servicen, préface de Paul Valéry, Paris, Gallimard, 1942, p. 170. La référence à Ptolémée revient à plusieurs reprises dans les notes de Léonard ; voir, par exemple, ibid., p. 183 et 191. Lucien Febvre et Henri-Jean Martin, L’Apparition du livre, postface de Frédéric Barbier, Paris, Albin Michel, 1999 (1re éd. : 1958), p. 268. Voir La Gravure d’illustration en Alsace au xvie siècle. I, Jean Grüninger. 1, 1501-1506, Cécile Dupeux et al. (éd.), Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 1992 ; Id., La gravure d’illustration en Alsace au xvie siècle. III, Jean Grüninger. 2, 1507-1512, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2009.
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Voir Charles Schmidt, Répertoire bibliographique strasbourgeois jusque vers 1530. 1, Jean Grüninger, Strasbourg, Heitz et Mündel, 1893 ; François Ritter, Histoire de l’imprimerie alsacienne aux xve et xvie siècles, Strasbourg, F.-X. Le Roux, 1955. Les dates mentionnées sont celles des premières éditions de ces ouvrages publiées par Grüninger, qui réédita la chirurgie de Brunschwig en 1513 et l’Ortus sanitatis en 1517. Quant au Liber de arte distillandi, imprimé pour la première fois en allemand à Mainz en 1485 sous le titre Gart der Gesundheit, il traitait uniquement, dans sa première édition, de la préparation des simples ; elle fut augmentée en 1505 d’une partie sur la distillation des composita, et rééditée en 1507 et 1508. L’édition de 1512, connue aussi sous le nom de Grosses Destillierbuch, fut enrichie d’un Thesaurus pauperum, et encore publiée en 1515 et 1521. Cette lettre avait été imprimée pour la première fois en 1505 à Florence, chez Pietro Pacini, sous le titre Lettera di Amerigo Vespucci delle isole nuovamente trovate in quattro suoi viaggi.
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trats strasbourgeois en 1522, alors que Grüninger était resté le seul imprimeur fidèle au parti catholique dans la ville après l’adoption de la Réforme14. Parmi les ouvrages savants sortis des presses de Grüninger, on retiendra tout d’abord les livres de médecine et de chirurgie. Citons, entre autres, la Cirurgia de Hieronymus Brunschwig (1497), l’Ortus sanitatis de Johann Wonecke de Kaub (1497), le Liber de arte distillandi et le Liber pestilentialis de venenis epidimie de Brunschwig (tous les deux en 1500), ou encore le Spiegel der Artzny (1518) du médecin Laurent Fries († 1531), originaire de Colmar15. Les livres de géographie, illustrés par de somptueuses cartes, occupent aussi une place de choix dans la production de l’atelier de Grüninger. L’essentiel en cette matière provient des liens de l’imprimeur strasbourgeois avec les membres du Gymnasium Vosagense, un groupe d’humanistes réunis dès la fin du xve siècle à Saint-Dié autour du chanoine Vautrin Lud († 1527), sous la protection du duc René II de Lorraine (1451-1508). Créé comme une école ecclésiastique des Frères de la vie commune, dans la tradition de la devotio moderna, le Gymnase disposait d’un atelier d’imprimerie que Lud installa dans la maison de son neveu Nicolas. Leur première publication fut, en 1505, le De Artificiali Perspectiva, un traité de perspective de Jean Pèlerin († v. 1524), membre du groupe, auquel appartenaient aussi le latiniste Jean Basin de Sandaucourt († 1523), l’helléniste, poète et correcteur d’imprimerie Mathias Ringmann (1482-1511), et le cartographe allemand Martin Waldseemüller († 1520). Très vite, la cosmographie devient leur principal centre d’intérêt. Lud met lui-même au point une sorte de projection stéréographique du globe terrestre et des sphères célestes, qu’il explique dans un traité, le Speculi Orbis declaratio, imprimé par Grüninger en 1507. Cette même année paraît aux presses du Gymnase Vosgien une carte murale dressée par Waldseemüller sur la base de Ptolémée et complétée par les nouvelles terres découvertes audelà de l’Atlantique, établies à partir du récit par Amerigo Vespucci, dans une lettre adressée au gonfalonier de Florence Piero Soderini, des expéditions qu’il a réalisées entre 1497 et 150216. Le planisphère de Waldseemüller, Universalis cosmographia secundum Phtolomæi traditionem et Americi Vespucii aliorumque lustrationes, imprimé sur douze planches séparées de 430 x 590 mm chacune, était accompagné d’une planche de douze fuseaux à découper permettant de constituer un globe terrestre. En complément est publié un livret de 52 feuillets intitulé Cosmographiæ introductio, composé de deux parties : la seconde contient des extraits du texte de Vespucci traduits en latin par Jean Basin, la première étant la description et la justification du projet de procéder
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à une réédition de la Géographie de Ptolémée qui tienne compte des régions « nuperis reperta » que celui-ci ignorait17. Si ces trois publications conjointes sont restées célèbres du fait de l’introduction, dans toutes les trois, du nom « America » pour désigner les contrées qui faisaient leur entrée dans la cartographie européenne18, le plus important pour les membres du Gymnase Vosgien était le projet de publication d’une nouvelle édition de la Géographie de Ptolémée, qui se réalisa en 1513. Ringmann s’occupa de la correction des textes, Waldseemüller travailla sur les 27 cartes qu’on trouvait dans les éditions précédentes, il y ajouta 20 autres de son cru, toutes gravées sur bois, et Johann Schott (1477-1548), qui avait été condisciple du cartographe à l’université de Fribourg, en fut l’imprimeur. Grüninger prendra en charge sa réédition en 1522, et à nouveau en 1525. Entretemps, il avait publié d’autres ouvrages géographiques : un court traité sans indication d’auteur intitulé Globus mundi (1509), une Instructio manuductionem prestans in cartam itinerariam (1511) de Waldseemüller et Ringmann, et une réédition de la Declaratio speculi orbis de Lud en supplément à la troisième édition qu’il prépara, en 1512, de la Margarita philosophica, un ouvrage encyclopédique à vocation pédagogique du moine chartreux Gregor Reisch († 1525). Grüninger collaborait en outre avec Waldseemüller en vue de la publication d’une cosmographie qui devait porter le titre de Chronica mundi, quand survint le décès du cartographe en mars 1520. Ce fut alors que l’imprimeur fit appel à Laurent Fries, dont il avait imprimé des ouvrages de chirurgie et de médecine, notamment le Spiegel der Artzny en 151819, pour reprendre le travail sur les cartes laissées par Waldseemüller. Le médecin Fries, qui s’était installé à Strasbourg en 1519, devint ainsi éditeur cartographique – cartographe aussi, dans une moindre mesure – chez son propre imprimeur20. D’où le rôle important qu’il joua dans l’édition de 1522 de la Géographie de Ptolémée, notamment
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Voir Norman J. W. Thrower, Maps and Civilization. Cartography in Culture and Society, Chicago, The University of Chicago Press, 1996; Numa Broc, La Géographie de la Renaissance : 1420-1620, Paris, Bibliothèque Nationale, 1980; Marica Milanesi, Tolomeo sostituito. Studi di storia delle conoscenze geografiche nel xvi secolo, Milano, Unicopli, 1984. Ce nom serait apparu pour la première fois, cependant, dans une carte précédente de Waldseemüller, imprimée sans date ni indication de lieu : Orbis typus Universalis juxta Hydrographorum Traditionem. Cette carte, dite l’Hydrographique, aurait été la première impression de l’atelier déodatien, vers 1506-1507. Voir La Fortune d’un nom : America. Le baptême du Nouveau-Monde à Saint-Dié-des-Vosges : Cosmographiæ Introductio, suivi des Lettres d’Amerigo Vespucci, Albert Ronsin (éd.), Grenoble, Jérôme Millon, 1991, p. 30-32. Voir aussi Christine R. Johnson, « Renaissance German Cosmographers and the Naming of America », Past and Present, 191, 2006, p. 2-43. Cf. William G. L. Randles, « Classical Models of World Geography and Their Transformation following the Discovery of America », dans The Classical Tradition and the Americas, t. 1: European Images of the Americas and the Classical Tradition, Wolfgang Haase et Meyer Reinhold (éd.), Berlin, Walter de Gruyter, 1993, p. 5-76; et Franz Laubenberger et Steven Rowan, « The Naming of America », The Sixteenth Century Journal, 13, 1982, p. 91-113. Fries publia aussi chez Grüninger un dictionnaire des synonymes de plantes, fleurs, graines, pierres à usage médicinal (Synonima, 1519) et un traité sur les bains (Tractat der Wildbeder, 1519), ainsi qu’une défense de l’astrologie contre Luther (Ein kurtze Schirmred der Kunst Astrologie, 1520), et un ouvrage sur les arts de la mémoire (Artis memorativae naturalis et artifitialis, facilis et verax traditio, 1523). Sur Fries, voir Charles Schmidt, Laurent Fries de Colmar, médecin, astrologue, géographe à Strasbourg et à Metz, Nancy, Berger-Levrault, 1890 ; Ernest Wickesheimer, « Laurent Fries et la querelle de l’arabisme en médecine (1530) », Cahiers de Tunisie, 3, 1955, p. 96-103. Cf. Kenneth F. Thibodeau, « Science and the Reformation: The Case of Strasbourg », The Sixteenth Century Journal, 7, 1976, p. 35-50.
Medici & mathematici « Medicus et mathematicus » : c’est ainsi que Fries est présenté dans l’édition de la Géographie de 1522 ; voilà un médecin qui traverse les frontières de la discipline par laquelle il s’était fait connaître en tant qu’auteur, pour s’impliquer dans une entreprise éditoriale au titre d’une autre compétence et au service de l’imprimeur qui avait publié ses livres de médecine, au premier chef le Spiegel der Artzny, un petit in-folio illustré. Or s’il réalisa les images cartographiques pour le Ptolémée, Fries n’avait eu en revanche aucune participation dans le choix des illustrations de son « Miroir de la médecine » ; les décisions en la matière furent prises par Grüninger, qui réutilisa des bois gravés en sa possession : des scènes montrant des médecins au chevet de leurs patients (f. 58v, 70v, 97r), inspectant des urines (f. 63r) ou prononçant une leçon sur une chaire (f. 28r, 77v), ou encore des apothicaires dans leur laboratoire (f. 89v), qu’on retrouvait déjà dans certaines de ses éditions de la Cirurgia ou du Liber de arte distillandi de Brunschwig. Grüninger inséra aussi dans le Spiegel der Artzny deux planches anatomiques imprimées sur une double page pliée : la première d’entre elles, placée à la suite de la table des chapitres et de l’index des autorités citées dans le texte, représente un cadavre avec le thorax et l’abdomen ouverts, entouré de sept autres figures qui montrent différentes étapes de la dissection de la tête et une langue. Le texte des légendes donnant les noms des parties est en allemand et, en haut de la page, sous le titre
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Voir Mireille Pastoureau, « Les Atlas Imprimés en France avant 1700 », Imago Mundi, 32, 1980, p. 45-72 ; ead., Les Atlas français (xvie-xviie siècles). Répertoire bibliographique et étude, Paris, Bibliothèque Nationale, 1984 ; Hildegard Binder Johnson, Carta marina. World geography in Strassburg, 1525, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1963. Le texte de cette édition fut établi par l’humaniste Willibald Pirckheimer (1470-1530), qui le compléta par des annotations de Johannes Müller von Königsberg (Regiomontanus, 1436-1476), dans lesquelles sont relevées des erreurs dans la traduction de Jacopo d’Angelo. Voir Albert Ronsin, America…, op. cit., p. 62-65 ; cf. Leo Bagrow, « Fragments of the “Carta Marina” by Laurentius Fries, 1524 », Imago Mundi, 14, 1959, p. 110-112.
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en réduisant les cartes de la deuxième édition de Schott (1520). Il ajouta en plus trois nouvelles cartes aux 47 que comportaient les éditions de Schott – les Indes orientales, l’Asie orientale et une carte du monde sur le modèle de l’Universalis cosmographia de Waldseemüller de 1507. Il utilisa par ailleurs les vignettes préparées pour la Chronica mundi, et Grüninger fit réaliser des encadrements nouveaux pour le verso des cartes, qui entouraient des extraits du huitième livre de Ptolémée et des textes décrivant brièvement les particularités de la région représentée. À la fin de l’ouvrage, dans un chapitre intitulé « Introductiorum, Isagogæ in libros Geographiæ Ptolemaei » Fries se livre, sur huit feuilles non paginées, à des explications cosmographiques avec des schémas et des tableaux, et produit une table de concordance des noms anciens et modernes des principales villes21. Cette même année, il faisait paraître, chez Grüninger également, une Expositio ususque astrolabii et trois ans plus tard, outre la deuxième édition de la Géographie22, le même imprimeur publiait un opuscule contenant une autre carte de Waldseemüller révisée par Fries, la Carta marina navigatoria portugalien navigationes, réalisée en 1516 en 12 feuilles gravées sur bois de 430 x 590 mm – les mêmes dimensions que l’Universalis cosmographia de 150723.
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d’« Ein contrafact Anatomy », on explique que l’image correspond à une dissection pratiquée à Strasbourg par Wendelin Hock. La deuxième planche est un squelette sur lequel on donne la nomenclature (en latin) des os du corps humain. Ces deux images, datées de 1517, avaient connu une première existence en tant que feuilles volantes, gravées par Hans Wächtlin, élève de Hans Holbein l’Ancien († 1524), et imprimées à Strasbourg par Johann Schott, qui les avait d’ailleurs déjà insérées en 1517 dans le Feldtbüch der Wundartzney, un manuel de chirurgie composé par Hans von Gersdorff († 1529)24. Citons enfin une autre figure remployée par Grüninger dans le Spiegel der Artzny : il s’agit d’une vue frontale de l’œil (f. 108v), qui faisait partie de la Margarita philosophica de Gregor Reisch dès sa première édition chez Schott à Fribourg-en-Brisgau en 1503, et qu’on retrouve dans les quatre éditions postérieures dues à Grüninger (1504, 1508, 1512 et 1515), ainsi que dans son édition de 1512 du Liber de arte distillandi de Brunschwig (f. 295r). La Margarita Philosophica, qui comprenait douze livres, sept consacrés aux arts libéraux du trivium (grammaire, dialectique, rhétorique) et du quadrivium (arithmétique, musique, géométrie, astronomie), et cinq concernant respectivement les principes des choses naturelles, leur origine, les puissances de l’âme sensitive et végétative – l’image de l’œil y est insérée –, celles de l’âme rationnelle, et la philosophie morale, fut sans cesse augmentée par Grüninger au fil des éditions qu’il en prépara. Dans celle de 1512 on retrouve, avec quelques modifications, un planisphère qui figurait au même endroit (le livre vii, sur l’astronomie) dans l’édition princeps de 1503. Cette carte manque dans les deux premières éditions publiées par Grüninger, et dans la quatrième (1515) elle est remplacée par une autre, située à la fin de l’« Appendix matheseos » qui clôt l’ouvrage ; cette dernière représente, à la différence des précédentes, le Nouveau Monde – une « Carta universalis terre marisque formam neoterica descriptionem indicans », qui reprend, avec quelques modifications, l’Hydrographique de Waldseemüller25, incluse dans l’édition de la Géographie de Ptolémée de 1513 ; au verso de cette carte, imprimée sur une sextuple page pliée, un texte donne en six pages une « Nova terre descriptio ». On rappellera, à propos de Reisch, qu’il fut en 1507 à Fribourg un des maîtres de Sebastian Münster (1488-1552), dont la Cosmographia, publiée pour la première fois à Bâle en 1544, connut une cinquantaine d’éditions jusqu’au milieu du xviie siècle. Un autre des maîtres de Münster, qui sera décisif dans sa formation en cartographie et en géographie mathématique, fut Johann Stöffler (1452-1531), à Tübingen. En 1537, une édition des Cosmographicæ aliquot descriptiones de Stöffler sortit des presses d’Eucharius Cervicornus à Marbourg ; elle avait été préparée par Johann Eichmann (Dryander, † 1560), « Medicus & Mathematicus » comme Fries, tel que la page de titre de l’ouvrage le présente. « Medicus », Eichmann le devint à Mayence, après avoir fait des études de mathématiques et d’astronomie ; il occupa ensuite pendant plus de vingt ans les chaires de médecine et de mathématiques à l’université de Marbourg. Un an avant la parution de son édition de l’ouvrage de
Johann Ludwig Choulant, History and Bibliography of Anatomic Illustration, in Its Relation to Anatomic Science and the Graphics Arts, trad. et éd. Mortimer Frank, Chicago, The University of Chicago Press, 1920, p. 162-165; sur les feuilles volantes anatomiques, voir aussi Andrea Carlino, « Fogli volanti e diffusione della conoscenza anatomica nell’Europa moderna », Physis, 31, 1994, p. 731-769; Id., Paper bodies. A catalogue of anatomical fugitive sheets, 1538-1687, London, Wellcome Institute for the History of Medicine, 1999. 25 Voir supra, note 19.
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Voici quelques-uns des titres de ces ouvrages : Johann Eichmann, Zubereitung unnd warer verstanndt eines Quadranten, darauss man der Sonnen, und sternen lauff, dess gleichen allerlei abmessungen... vernemen mag, Frankfurt, Christian Egenolff, 1536; Id., Sonnawern allerhandt künstlich zumachen: Ann die maurn unnd wende; Auff ein ebne und gleichen platz; An die seitten eins viereckigenn und würffelechten klotzs, Truncus genant; Compass zu der Sonnen gerecht zubereytten, Frankfurt, C. Egenolff, 1536; Id., Novi Annuli astronomici,... nuper anno vicesimonono excogitati, atque hactenus, ex crebra ejusdem instrumenti in diversis scholis professione, mirum in modum aucti canones atque explicatio succincta, Marburg, Eucharius Cervicornus, 1536; Id., Annulorum trium diversi generis instrumentorum astronomicorum componendi ratio atque usus, Marburg, E. Cervicornus, 1537; Id., Astrolabii canones brevissimi, in usum studiosorum astronomiae ex optimis quibusque autoribus decerpti, Marburg, E. Cervicornus, 1538; Id., Sphæræ materialis sive globi cœlestis, Marbourg, C. Egenolff, 1539; Id., Sphæræ sive globi astriferi explicatio et usus, Marburg, Andreas Kolbe, 1543; Id., Cylindri usus et canones, Marburg, A. Kolbe, 1543; Id., Brevis et exquisita, quadrantis instrumenti geometrici, et horarij, explicatio, Marburg, A. Kolbe, 1550; Petrus Apian, Cosmographiæ introductio: cum quibusdam geometriæ ac astronomiæ principijs, ad eam rem necessarijs, Marburg, A. Kolbe, 1543. Rappelons qu’Eichmann fit publier le récit de Hans Staden († 1576 ca.) sur son voyage et sa captivité au Brésil, dont il écrivit une préface, datée de 1556, adressée au landgavre de Hesse, Philippe Ier (1504-1567): Warhafftige Historia unnd beschreibung einer Landtschafft der Wilden, Nacketen, Grimmigen, Menschfresser Leuthen, in der Newen Welt America gelegen (Frankfurt, Han, 1557). Pour une traduction française moderne de ce livre, voir Nus, féroces et anthropophages, Paris, Métailié, 2005. J.-M. Besse, Les Grandeurs de la Terre…, op. cit., p. 38.
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Stöffler, il avait publié, chez le même imprimeur, un opuscule intitulé Anatomia capitis humani, que suivit en 1537, toujours chez Cervicornus, une Anatomiæ corporis humani dissectionis pars prior. Les deux livres sont illustrés – onze planches dans le premier, reprises dans le second et complétées par huit autres, que l’on retrouve toutes dans son commentaire de l’Anathomia de Mondino de’ Liuzzi (Marbourg, Egenolff, 1541), avec en plus six planches originales consacrées aux organes de la cavité abdominale, dix-huit redessinées d’après celles de Berengario da Carpi et deux squelettes empruntés aux Tabulæ anatomicæ sex de Vésale (Venise, De Vitalis, 1538). Eichmann reprit quelquesunes de ces figures pour illustrer en 1542 son Gantzen Artzenei (Francfort, Egenolff ), dont une édition augmentée, contenant quelque 200 images, parut en 1547 chez le même imprimeur sous le titre d’Artzenei Spiegel. Or la production imprimée d’Eichmann ne se limite pas à des textes médicaux, mais comprend également des ouvrages d’astronomie et de cosmographie, ainsi que de « mathématiques pratiques » sur la fabrication et l’usage d’instruments comme les anneaux astronomiques, l’astrolabe, le quadrant, le globe céleste. Il édita aussi un abrégé du Cosmographicus liber (1524) de Petrus Apian (1495-1552), la Cosmographiæ introductio, publiée pour la première fois en 1529 à Ingolstadt26. Cartographe enfin, Eichmann est l’auteur d’une carte du landgraviat de Hesse (« Hassiæ Descriptio ») – Marbourg en faisait partie – imprimée dans les éditions de 1579 à 1602 du Theatrum orbis terrarum d’Abraham Ortelius (1527-1598)27. Si le Cosmographicus liber d’Apian constitue, avec la Sphère de Johannes de Sacrobosco, le De mundi sphæra (1528) et la Théorique des cielz (1528) d’Oronce Fine (1494-1555), « une des bases de l’enseignement cosmographique au xvie siècle », c’est sous la forme que lui donne Reiner Gemma Frisius (1508-1555) en 1529 qu’« il va circuler à travers le siècle, connaissant une soixantaine d’éditions dans différentes langues européennes »28. Auteur en 1530 d’un De Principiis Astronomiæ & Cosmographiæ, en 1533 d’une nouvelle édition d’Apian augmentée de plusieurs de ses propres textes, d’une Arithmetica practicæ methodus facilis en 1540 et d’un De radio astronomico et geometrico liber en 1545, Gemma Frisius était, tout comme Fries et Eichmann,
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« medicus ac mathematicus »29. Fabricant renommé d’instruments (astrolabes, anneaux astronomiques), de globes, de mappemondes, inventeur de nouvelles méthodes de triangulation topographique, d’établissement de la longitude géographique et d’orientation sur mer, Gemma fut aussi médecin à Louvain, où il avait fait ses études – il obtint son doctorat en 1541 – et où il exerça jusqu’à la fin de sa vie30. Ami de Vésale, celui-ci racontera dans la Fabrica comment, lors de son séjour à Louvain en 1536, ils se sont rendus tous les deux nuitamment aux gibets en dehors de la ville pour s’emparer d’un squelette – Gemma ayant aidé l’anatomiste à se hisser sur la potence31. Professeur à l’école de médecine de Louvain, dont la célébrité, écrit-il dans une lettre du 7 avril 1543, grandissait grâce à une nouvelle chaire de médecine et au développement de l’enseignement de l’anatomie32, Gemma est l’auteur, outre les ouvrages déjà cités, d’un Usus annuli astronomici, publié comme une addition à son édition de la Cosmographia d’Apian de 1539 (f. livr-lxir) – la dédicace est cependant datée de 1534. Cet Usus annuli figure dans toutes les éditions postérieures de la Cosmographia, ainsi que dans l’édition d’Anvers, 1548, du De Principiis Astronomiæ & Cosmographiæ et dans une compilation de huit opuscules sur les anneaux astronomiques parue chez l’imprimeur parisien Guillaume Cavellat en 1557 : Annuli astronomici, instrumenti cum certissimi, tum commodissimi, usus, ex variis authoribus. Réimprimé par Cavellat en 1558, cet ouvrage réunit des traités d’Oronce Fine (Compendiaria tractatio de fabrica et usu annuli astronomici), de Regiomontanus (l’epistola au cardinal Bessarion De compositione Meteoroscopi), d’un auteur identifié par les initiales M. T. (Compositio alterius annuli non universalis, sed ad certam polarem elevationem instructi), et cinq autres textes écrits par des medici et mathematici, dont celui de Gemma Frisius et les Annulorum trium diversi generis instrumentorum astronomicorum d’Eichmann. Les trois auteurs restants sont Burckhard Mithob (1501-1564), médecin de Hambourg qui enseigna la médecine et les mathématiques à Marbourg avant de devenir premier médecin dans les cours de Cassel et Brunswick-Lunebourg, Pierre Beausard (1535-1577), médecin de Louvain comme Gemma et auteur d’une Arithmetices praxis (Louvain, Barthélémy Grave, 1573) qu’il signe comme Doct. Med. & Mathematum Professore Regio, et Bonet de Lattes ( Jacob ben Immanuel), médecin juif du xve-xvie siècle, originaire de Lattes près de Montpellier, installé ensuite à Carpentras et enfin à Rome, où il devint médecin des papes Alexandre VI et Léon X33.
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La page de titre de l’édition de 1539 de la Cosmographia d’Apian (Anvers, Arnold Berckmann) le présente comme « Lovanienses Medicum ac Mathematicum insignem ». Sur Gemma Frisius, voir Fernand Van Ortroy, Bio-bibliographie de Gemma Frisius, fondateur de l’école belge de géographie, de son fils, Corneille, et de ses neveux, les Arsenius, Bruxelles, M. Lamertin, M. Hayez, 1920 ; Fernand Hallyn, Gemma Frisius, arpenteur de la terre et du ciel, Paris, Champion, 2008. « Lutetia nanque ob belli tumultus Lovanium reversus, atque unà cum Gemma Phrysio, æque celebri Medico ac paucissimis conferendo Mathematico, ossium videndorum nomine ad eum locum quo magna studiosorum commoditate omnes ultimo affecti supplicio in publica via rusticis proponi solent, obambulans, in eiusmodi incidi assiccatum cadaver, quale latronis erat, quod Galenus se spectasse commemorat. [...] Gemmæ beneficio palum conscendens, femur à coxendicis osse divulsi… » (A. Vésale, De humani corporis fabrica, op. cit., p. 161-162). F. Van Ortroy, Bio-bibliographie de Gemma Frisius…, op. cit., p. 29. Les titres des opuscules de ces trois auteurs recueillis dans la compilation de 1557, parfois légèrement modifiés par rapport à leurs éditions originales, sont : Annuli cum sphærici tum mathematici usus et structura (Mithob, 1re éd. : Marburg, Eucharius Cervicornus, 1536), Annuli astronomici usus et Geometricæ scalæ usus (Beausard, 1re éd. : Anvers, Jan Steels, 1553), et Annuli astronomici utilitatum liber (Bonet de Lattes). Ce dernier, dédié
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à Alexandre VI, paraît pour la première fois à Rome en 1493, est régulièrement ajouté dès 1500 aux éditions parisiennes de la Sphère de Sacrobosco commentée par Jacques Lefèvre d’Etaples († 1537), et en 1537 aux Annulorum d’Eichmann, publiés également avec les opuscules de Regiomontanus et de M. T. qu’on retrouve dans l’ouvrage de 1557. Servet connut Champier à Lyon, sans doute chez les Trechsel, et en publia une apologie contre Leonhart Fuchs en 1536 (In Leonardum Fuchsium apologia pro Symphoriano Campegio). Gonzalo de Toledo est le dédicataire du De medicine claris scriptoribus de Champier (1506) et l’auteur d’une Epistola astrologie defensiva, publiée dans l’édition de Lyon, Jean Cleyn, 1508, de l’Amicus medicorum, un ouvrage d’astrologie médicale du franciscain Jean Ganivet, publié pour la première fois par les soins du même Toledo en 1496 (Lyon, Jean Trechsel). Toledo publia aussi, en 1507 à Lyon chez Trot, le traité De febribus de Marsilio da Santa Sofia. Servet gagnait sa vie à Paris en donnant des cours de mathématiques, mais aussi des leçons publiques de géographie et d’astrologie ; le conflit avec Tagault survint quand celui-ci supprima cet enseignement de l’astrologie et voulut interdire à Servet la publication d’un petit traité sur cette matière qu’il projetait de faire paraître. Le
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Revenons à Gemma Frisius pour rappeler qu’il eut aussi parmi ses disciples Gerhard Kremer (Mercator, 1512-1594) – il l’initia, entre autres, à la fabrication de globes – et, probablement, celui qu’on considère comme le meilleur fabricant d’instruments mathématiques dans le Londres des années 1540-1550, le Flamand Thomas Lamprechts (1500-1570), plus connu sous le pseudonyme de Geminus. Installé dans l’ancien monastère du Blackfriars, Geminus s’y consacra non seulement aux instruments mais aussi à la cartographie et, plus largement, à la gravure sur cuivre. Le livre qui fit son prestige en cette matière fut la Compendiosa totius anatomiæ delineatio (1545), un in-folio reproduisant 40 planches copiées sur celles de la Fabrica, accompagnées d’un des chapitres du traité de Vésale et du texte de son Epitomé. En 1564, l’ouvrage de Geminus parut à Paris chez André Wechel, augmenté d’une « brevis elucidatio » sur les parties simples et composées du corps par le médecin, poète et auteur théâtral Jacques Grévin (1538-1570) : Anatomes totius, aere insculpta delineatio, réimprimé l’année suivante. En 1569, Wechel en imprima une traduction française : Les portraicts anatomiques de toutes les parties du corps humain, gravez en taille douce. Entretemps, le Ptolémée de Grüninger avait fait son chemin : après la deuxième édition issue de l’officine de l’imprimeur strasbourgeois en 1525, cette version de la Géographie, avec le texte établi par Pirckheimer et les cartes de Waldseemüller et de Fries – sans les notes de Regiomontanus, cependant – en connut deux autres. À la mort de Grüninger, les matrices ont été vendues selon toute vraisemblance par son fils Christoph aux frères Melchior et Gaspar Trechsel, imprimeurs à Lyon, qui publièrent l’ouvrage en 1535, réimprimé par Gaspard en 1541 à Vienne en Dauphiné. La page de titre des deux éditions indique que le texte a été revu par Michaële Villanovano – « et locis innumeris denuo castigati » ajoute celle de l’édition de Vienne. Miguel de Villanueva est l’Aragonais Miguel Servet († 1553). Lors de la publication de la première de ses éditions de la Géographie de Ptolémée, Servet avait fait un premier séjour à Paris, en 1533-1534, pendant lequel il avait suivi des cours au collège de Calvi et enseigné les mathématiques au collège des Lombards. Engagé ensuite par les Trechsel comme correcteur, il revint à Paris quelques mois plus tard pour étudier la médecine, probablement sur les conseils de Symphorien Champier († 1539 ca.) et peut-être aussi de l’Espagnol Gonzalo de Toledo, médecin d’Anne de Bretagne34. Servet s’inscrivit en mars 1537 à la Faculté de médecine, qu’il quitta en 1538 après un procès initié contre lui par le doyen Jean Tagault († 1546)35. Ayant eu parmi ses maîtres à Paris Jacques
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Dubois (1478-1555), Jean Fernel (1497-1558) et Johann Winter (1487-1574)36, Servet compléta selon toute vraisemblance ses études de médecine à Montpellier et s’installa ensuite à Charlieu, puis à Vienne, où les Trechsel s’étaient également établis dès novembre 154037. Chez Gaspar paraît ainsi la deuxième édition de la Géographie préparée par Servet, dédiée au « très généreux » (amplissimus) Pierre Palmier, archevêque et comte de Vienne de 1528 à 155438. Cette édition de 1541 présente quelques légères modifications par rapport à celle de 1535 – certaines d’entre elles suggérées par Palmier, selon Servet – et toutes les deux omettent les 27 pages non foliotées qui contenaient, dans l’édition de 1525, les notes du « clarissimi ætatis nostræ Mathematici, Iohannis de Monte Regio » (Regiomontanus) corrigeant des erreurs dans la traduction de Jacopo d’Angelo. Servet ajouta par ailleurs de nombreuses notes marginales dans les sept premiers livres, des corrections aux textes d’explication des régions représentées dans les cartes – cinq d’entre eux sont entièrement de sa main : Britania, Hispania, Gallia, Germania, Italia – et des additiones, dont une au chapitre II de celui-ci (p. 131 de l’édition de 1535) explique comment convertir les distances que Ptolémée avait établies en prenant pour centre Alexandrie, et fournit une table pour aider à la conversion.
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livre fut malgré tout imprimé, avec un titre qui vise sans équivoque Tagault : In quendam medicum apologetica disceptatio pro astrologia (pour une édition moderne en français, voir Discussion apologétique pour l’astrologie contre un certain médecin, texte établi et traduit par Jean Dupèbe, Genève, Droz, 2004). L’affaire fut portée devant le Parlement de Paris, dont la décision, le 18 mars 1538, confirma celle du doyen. Le texte est cité in extenso dans le sixième tome de l’Historia universitatis Parisiensis (Paris, Pierre de Bresche et Jacques de Laizede-Bresche, 1673, p. 331-334) de César Egasse Du Boulay († 1678). Dubois et Winter sont cités par Servet dans le livre sur les sirops qu’il publia à Paris en 1537 chez Simon de Colines (Syruporum universa ratio, ad Galeni censuram diligenter expolita, cui, post integram de concoctione disceptationem, praescripta est vera purgandi methodus, cum expositione aphorismi: «Concocta medicari»). Winter, pour sa part, mentionne Servet dans la préface à la troisième édition de ses Anatomicarum institutionum ex Galeni sententia (Basel, R. Winter, 1539) : « Michael Villonovanus, familiariter mihi in consectionibus adhibitus est, vir omni literarum genere ornatissimus, in Galeni doctrina vix nulli secundus ». Quant à Fernel, il est évoqué par Antoine Gachet d’Artigny, Nouveaux mémoires d’histoire, de critique et de littérature, t. 2, Paris, Debure l’aîné, 1749, Art. XL, « Mémoires pour servir à l’Histoire de Michel Servet », p. 55-154 (p. 62 pour la référence à Fernel), repris par l’ensemble des biographes postérieurs. La littérature biographique sur Michel Servet est abondante et très inégale. On ne citera ici que l’édition de ses Obras completas en six volumes (Zaragoza, Prensas Universitarias de Zaragoza, 2003-2007) publiée sous la direction d’Angel Alcalá (voir en particulier le tome I, « Miguel Servet, vida, muerte y obra », pour les données biographiques, et le tome III, « Escritos científicos », pour ses éditions de la Géographie de Ptolémée) ; voir, en français, Valentine Zuber, Les conflits de la tolérance. Michel Servet, entre mémoire et histoire, Paris, Champion, 2004 ; Michel Servet, 1511-1553 : hérésie et pluralisme du xvie au xxie siècles, actes du colloque (École pratique des hautes études, 11-13 décembre 2003), ead., (éd.), Paris, H. Champion, 2007. Dans sa dédicace datée du 28 février 1541, Servet nous apprend que Pierre Palmier assista à Paris à des leçons de mathématiques et de géographie qu’il avait prononcées dans les années 1532-1535. Généreux, Palmier l’a été envers Servet en l’invitant à résider à Vienne et en le logeant, à partir de la fin 1547, dans des dépendances du palais épiscopal après le départ de Jean Perrelle, médecin personnel du prélat. Voir, parmi les sources anciennes dont s’inspirent beaucoup de notices postérieures sur Palmier et sur ses relations avec Servet, A. Gachet d’Artigny, …, op. cit. Cf. Paul Colomb de Batines, « Notice sur deux ouvrages fort rares de Michel Servet, imprimés à Vienne dans la première moitié du xvie siècle », Revue de Vienne : Esquisses morales, littéraires, statistiques et industrielles. Première année, vol. 1, Vienne, J.-C. Timon, 1837, p. 204-213 ; et Thomas Mermet, Histoire de la ville de Vienne, de l’an 1040 à 1801, contenant l’histoire de Vienne sous ses archevêques seigneurs suzerains, sous les rois de France et la République, Vienne, chez les principaux libraires, 1853, p. 263 sqq.
Atlas et antiquités
39 Jean-Marc Besse, « The Birth of the Modern Atlas - Rome, Lafreri, Ortelius », dans Conflicting Duties, M. P. Donato et J. Kraye (éd.), op. cit., p. 63. 40 Des presses de Salamanca et Lafréry sortit en 1559, puis en 1560, une traduction italienne de l’ouvrage : Anatomia del corpo umano ; la première édition latine du livre de Valverde (Anatome Corporis humani) parut en 1589 à Venise, chez Giunta. 41 Sur Lafréry, voir François Roland, Un Franc-Comtois éditeur et marchand d’estampes à Rome au xvie siècle, Antoine Lafrery (1512-1577), notice historique, Besançon, Dodivers, 1911 (Extrait des Mémoires de la Société d’émulation du Doubs, 8e série, t. V, 1910, p. 320-378). 42 J.-M. Besse, « The Birth of the Modern Atlas… », art. cit., p. 63 ; sur le contexte vénitien, voir Denis Cosgrove, « Mapping New Worlds: Culture and Cartography in Sixteenth-Century Venice », Imago Mundi, 44, 1992, p. 65-89. Cf. R. V. Tooley, « Maps in Italian Atlases of the Sixteenth Century, Being a Comparative List of the Italian Maps Issued by Lafreri, Forlani, Duchetti, Bertelli and Others, Found in Atlases », Imago Mundi, 3, 1939, p. 12-47.
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On pourrait multiplier les cas de croisements comme ceux qu’on vient d’évoquer, où des médecins participent, sous des formes diverses, à des entreprises de savoir qui relèvent de la cosmographie, des mathématiques, de la cartographie, matérialisées dans des projets éditoriaux de plus ou moins grande envergure. Ces opérations éditoriales, souvent interconnectées, sont autant de lieux de passage – de textes, d’individus, de compétences, de rôles intellectuels. On insistera encore sur les acteurs décisifs que sont dans ce cadre les imprimeurs, décidant quel objet imprimé fabriquer et mettre en circulation, sous quelle forme et en fonction de quels horizons d’usage. Dans ces circuits, peuplés de passeurs de textes, l’innovation a des espaces pour se faire jour. L’« apparition d’une nouvelle entité cartographique – ce que nous appelons aujourd’hui atlas », pour reprendre une expression de Jean-Marc Besse39, en est un exemple particulièrement éloquent. En 1556 paraît à Rome L’Historia de la composición del cuerpo humano, un traité d’anatomie de l’Espagnol Juan Valverde de Amusco († 1588 ca.), publié en castillan, dédié au cardinal Juan Alvarez de Toledo (1488-1557) et illustré de planches dessinées par un autre Espagnol, Gaspar Becerra (1520-1570). L’Espagnol Antonio (Martínez) de Salamanca († 1562) et le Français Antoine Lafréry (1512-1577) en sont les imprimeurs40. Le premier était connu depuis 1519 pour ses éditions de livres de chevalerie et de pièces de théâtre – Amadís de Gaula, La Celestina ; le second est actif à Rome comme imprimeur dès 154441. L’un et l’autre, d’abord concurrents puis associés à partir de 1553 jusqu’à la mort de Salamanca, sont des figures centrales de l’imprimerie romaine au xvie siècle, où ils dominent le marché des estampes. Ils publient aussi des cartes : Salamanca en imprime de l’Europe centrale, de Terre Sainte (1548), et vers 1550 une mappemonde en projection bi-cordiforme (« Orbis imaginem ») d’après Mercator, imprimée également par Lafréry. Celui-ci fit de la topographie et des villes italiennes, Rome au premier chef, un de ses thèmes de prédilection, mais publia aussi des cartes de batailles, dont celle de Lépante, du siège de La Vallette par les Turcs en 1565 et de celui de Haarlem par l’armée espagnole en 1573. Or dans les années 1560, à une époque où Rome et Venise sont les principaux centres de la production et du commerce cartographique européens, une nouvelle activité apparaît : la compilation de cartes imprimées42. Au début des années 1570, Lafréry publie une de ces « antholo-
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gies cartographiques »43, intitulée Geografia : Tavole moderne di geografia44, à laquelle il ajoute une page de titre gravée avec une image d’Atlas portant le monde sur ses épaules. Cet « objet hybride, à la fois scientifique et commercial » est sans doute une réponse de Lafréry à la diffusion dans le marché romain du Theatrum orbis terrarum d’Abraham Ortelius (1527-1598), publié en 1570 à Anvers chez Gillis Coppens van Diest, que l’historiographie considère comme le premier atlas moderne45. Le mot n’apparaît cependant qu’une vingtaine d’années plus tard, dans le titre des « méditations cosmographiques » de Mercator : Atlas sive Cosmographicæ meditationes de fabrica mundi et fabricati figura (Duisburg, 1595). Si Mercator choisit Atlas pour le titre de son ouvrage en hommage au roi et astronome Mauritanien du même nom, il avait certainement vu la page de titre de Lafréry où c’est le titan Atlas qui est représenté46. En 1559, le médecin anglais William Cuningham († 1586) avait déjà inséré une gravure d’Atlas soutenant le monde dans son Cosmographical glasse, un in-folio de deux-cents pages imprimé à Norwich, où il exerçait à l’époque, sur les « principes de la cosmographie, la géographie et l’hydrographie », avec des instructions pour la réalisation de cartes, composé pour l’essentiel sous la forme d’un dialogue47. Vers 1575 Lafréry imprime une autre page de titre, celle du Speculum Romanæ Magnificentiæ, vouée à remplir des fonctions analogues à celle de la Geografia : identifier, sinon unifier un recueil de gravures consacré, en l’occurrence, aux antiquités romaines – sculptures, monuments, ruines, cartes aussi. Il ne convient pas ici de s’arrêter sur la nature et l’histoire de cet ouvrage48 ; on se
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David Woodward, « Italian Composite Atlases of the Sixteenth Century », dans Images of the World: The Atlas Through History, John A. Wolter et Ronald E. Grim (éd.), New York, McGraw-Hill, 1997, p. 66. Voir aussi, du même auteur, Maps as Prints in the Italian Renaissance: Makers, Distributors and Consumers. The 1995 Panizzi Lectures. London, British Library, 1996. Citons enfin, sous sa direction et pour une vision beaucoup plus large, le volume 3 de la monumentale History of Cartography : Cartography in the European Renaissance, Chicago, University of Chicago Press, 2007. En voici le titre complet: Geografia : Tavole moderne di geografia della maggior parte del mondo, di diversi autori raccolte et messe secondo l’ordine di Tolomeo, con i disegni di molte città et fortezze di diverse provintie stampate in rame con studio et diligenza. J.-M. Besse, « The Birth of the Modern Atlas… », art. cit., p. 69. Voir aussi James R. Ackerman, « From Books with Maps to Books as Maps : The Editor in the Creation of the Atlas Idea », dans Editing Early and Historical Atlases, Joan Winearls (éd.), Papers given at the Twenty-ninth Annual Conference on Editorial Problems, Toronto, University of Toronto, 5-6 November 1993, University of Toronto Press, 1995, p. 3-48. Le Theatrum d’Ortelius connut dès sa parution un succès considérable à l’échelle européenne : sa première édition fut réimprimée à quatre reprises, de nombreuses autres éditions latines et des traductions en français, allemand, néerlandais, anglais, espagnol et italien furent publiées entre 1571 et 1612. J. R. Ackerman, « From Books with Maps to Books as Maps… », art. cit., p. 19-20. William Cuningham, The Cosmographical Glasse, conteinyng the pleasant Principles of Cosmographie, Geographie, Hydrographie, or Navigation, Londres, John Day, 1559, f. 50r pour la gravure citée. Pour des éléments biographiques sur Cuningham, voir le Dictionary of National Biography, vol. xiii, New York, Macmillan & Co., London, Smith, Elder & Co., 1888, p. 302-303. Voir à ce sujet Peter Parshall, « Antonio Lafreri’s Speculum Romanæ Magnificentiæ », Print Quarterly, 22, 2006, p. 3-28 ; The Virtual Tourist in Renaissance Rome: Printing and Collecting the Speculum Romanae Magnificentiae, Rebecca Zorach (éd.), Chicago, The University of Chicago Press, 2008; Speculum Romanæ Magnificentiæ: Roma nell’incisione del Cinquecento, Stefano Corsi et Pina Ragionieri (éd.), Firenze, Mandragora, 2004. Cf. Bates Lowry, « Notes on the Speculum Romanæ Magnificentiæ and Related Publications », The Art Bulletin, 34/1, 1952, p. 46-50, ainsi que Sylvie Deswarte-Rosa, « Les Gravures de monuments antiques d’Antonio Salamanca: à l’origine du Speculum Romanæ Magnificentiæ », Annali di architettura, 1, 1989, p. 47-62. La bibliothèque de l’Université de Chicago possède un exemplaire qui est présenté comme le plus complet dont on ait connaissance, avec un millier de gravures et estampes qui ont été numérisées et mises en ligne dans une collection numérique consultable à l’adresse [http://speculum.lib.uchicago.edu/] (Lien consulté le 11/07/2013).
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C’est le cas d’une carte de Buda assiégée par les Turcs (Vico, 1542) ou de la ville de Naples (Dupérac, 1566). On mentionnera par ailleurs, entre autres, la Vera Descrittione di tutta la Francia et la Spagnia et Fiandra d’Enea Vico (1542), ainsi que les cartes de Rome par Dupérac (Urbis Romæ Sciographia ex antiquis monumentis accuratiss[ime] delineata, Roma, Giovanni Giacomo de Rossi, 1574) et Cartaro (Urbis Romæ descriptio, Rome, 1575). Sur la cartographie de Rome au xvie siècle, voir le texte décisif de Jean-Marc Besse et Pascal DubourgGlatigny, « Cartographier Rome au xvie siècle: décrire et reconstituer », dans Rome et la science moderne, entre Renaissance et Lumières, Antonella Romano (éd.), Roma, École Française de Rome, 2008, p. 369-414. Voir aussi R. V. Tooley, « Maps in Italian Atlases of the Sixteenth Century… », art. cit., et Roma prima di Sisto V: La pianta di Roma Du Pérac-Lafréry del 1577, riprodotta dall’esemplare esistente nel Museo britannico, Franz Ehrle (éd.), Roma, Danesi, 1908 (en p. 59-66 Ehrle reproduit le catalogue de Lafréry publié par celui-ci en 1572). 50 « Aunque à algunos amigos mios parecia, que yo deviesse hazer nuevas figuras, sin servirme de las del Vesalio, no lo è querido hazer por evitar la confusion que dello se pudiera seguir, no se conociendo tan facilmente en lo que convengo ò desconvengo con el » (ma traduction). La volonté de Valverde de faire état des erreurs ou omissions de Vésale a un de ses lieux de visibilité dans l’index alphabétique du livre. Dans sa première édition, des onze entrées commençant par « Vesalio », dix renvoient à des points de divergence ; ces entrées deviennent trente-quatre dans l’édition italienne de 1559, dont trente concernent des critiques. Sur le livre de Valverde, voir Francisco Guerra, « Juan de Valverde de Amusco », Clio Medica, 2, 1967, p. 339-362 ; pour une analyse comparative détaillée des illustrations de la Fabrica et de l’Historia, voir Valerià Cortés, Anatomía, academia y dibujo clásico, Madrid, Cátedra, 1994, p. 122-144. Cf. R. Mandressi, « Images, imagination et imagerie médicales », art. cit., p. 642-644. 51 Voir, dans la « Speculum Romanæ Magnificentiæ Digital Collection » de la Bibliothèque de l’Université de Chicago (cit. en note 47), les planches C607 à C612. 52 Andrea Carlino, « Tre piste per l’Anatomia di Juan de Valverde. Logiche d’edizione, solidarietà nazionale e cultura artistica a Roma nel Rinascimento », Mélanges de l’École Française de Rome, 114, 2002, p. 536537. Béatrizet travailla d’abord pour Salamanca, ensuite pour Lafréry à partir de 1547 et enfin pour tous les deux une fois qu’ils se sont associés en 1553. Il est l’auteur d’un portrait de Salamanca et du seul portrait
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bornera à rappeler qu’il s’agit, tout comme la Geografia, d’un objet éditorial instable, jamais relié par l’imprimeur, composé en fonction des choix des acquéreurs, et qui réunissait par conséquent un nombre variable de planches, exécutées par des graveurs comme Enea Vico (1523-1567), Jacob Bos († 1577), Cornelis Cort (1533-1578), Nicolas Béatrizet († ca. 1589), Étienne Dupérac († 1604) ou Mario Cartaro († 1620). On notera que certains de ces graveurs – Vico, Cartaro, Dupérac – ont produit des cartes, parfois imprimées par Lafréry et insérées dans sa Geografia49. On notera aussi que les antiquités, dont Salamanca et Lafréry ont fait une de leurs spécialités dans la production et le commerce d’estampes, ne sont pas absentes dans les illustrations de l’Historia de Valverde. Sur un total de 253 figures que contient le traité, seulement quinze sont entièrement originales, les restantes étant reprises, redessinées et adaptées de celles de la Fabrica de Vésale, dans le but de mieux faire voir, écrit Valverde dans son avis au lecteur, « en quoi je suis d’accord ou en désaccord avec lui »50. Parmi les images dessinées expressément pour le traité par Gaspar Becerra, la planche ii du livre iii, par exemple, montre l’anatomie de la cavité abdominale inscrite dans un torse vêtu d’une armure romaine ; elle est à mettre en relation avec les seize gravures d’Enea Vico intitulées « Libro de diversi trophei (militari)… cavati da gli Antichi », réalisées en 1550-1553 d’après des dessins de Polidoro da Caravaggio (Polidoro Caldara, † 1543 ca) et imprimées par Lafréry51. La figure xxi de la planche iv du même livre iii de l’Historia, reprise quant à elle de la Fabrica de Vésale, est une dissection du célèbre Torse du Belvedere. Ces références à la statuaire antique et aux antiquités dans les illustrations du livre de Valverde « constituent le reflet du goût et de la culture qui caractérise la production de la société Salamanca/Lafréri et des artistes qui travaillaient pour eux », en particulier le graveur d’au moins certaines des planches de l’Historia, le Lorrain Nicolas Béatrizet52.
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Une étape ultérieure de la trajectoire de ce livre – de ses illustrations, notamment – commence dix ans après sa première édition : en 1566, l’imprimeur Christophe Plantin († 1589) les fait graver à nouveau d’après l’édition italienne de 1559 pour les publier à Anvers, où il tenait un atelier d’imprimerie appelé à devenir bientôt, avec plus de cent ouvriers, vingt-quatre presses en activité et des dépôts ou des correspondants dans toute l’Europe, une des plus grandes entreprises du livre à l’époque moderne53. Plantin ne se limita pas à faire paraître une nouvelle édition des illustrations de Valverde, ni ne réédita son Historia, mais produisit un ouvrage nouveau, Vivæ imagines partium corporis humani aereis formis expressæ, dont il fut le maître d’œuvre. Il fit appel à l’artiste anversois Pieter Huys († 1584 ca), aidé par son frère Frans (1522-1562), pour graver les illustrations, garda seulement le texte d’explication des planches de l’anatomiste espagnol, qu’il fit traduire en latin, et ajouta, après la série des planches, le texte de l’Epitome de Vésale commenté par Jacques Grévin, et, à la fin, une « Partium omnium corporis differentiae » toujours par Grévin, sous forme tabulaire – c’est-à-dire la solution qu’avait choisie André Wechel deux ans auparavant, en 1564, quand il édita à Paris sa propre version de la Compendiosa totius anatomiæ delineatio que Thomas Geminus avait composée à Londres en 1545 en se servant des planches de la Fabrica vésalienne. Plantin réimprime les Vivæ imagines en 1572 et en 1579, après en avoir donné en 1568 une édition en néerlandais (Anatomie, oft levende beelden vande deelen des menschelicken lichaems), pour laquelle il fait appel à plusieurs traducteurs : selon Harvey Cushing, la version néerlandaise de l’Épitome serait de Martin Everaert, et celle des explications des figures – le seul texte repris du traité de Valverde – de Jean de Thoor (Thorius)54, médecin flamand originaire de Bailleul. Ami d’Ortelius, Jean de Thoor est probablement le frère cadet de François de Thoor († 1601 ca), lui aussi médecin, qui suivit à Paris les leçons de Fernel et fréquenta, entre autres, l’imprimeur André Wechel († 1581) et le médecin et botaniste Charles de l’Écluse (1526-1609)55. Protestant, il se réfugie à Londres, où dès 1567 on retrouve également Jean ; le fils de celui-ci, John Thorius ou Thorie, né dans cette ville en 1568, est connu surtout comme traducteur – en 1590 il donna, par exemple, des versions anglaises des Reglas gramaticales (1586) du calviniste espagnol Antonio del Corro (1527-1591) et du Diálogo militar (1578) de Francisco de Valdés (1511-1580) ; or en 1599 il compile des « descriptions de tous les pays, tirées des meilleurs cosmographes, tant anciens que modernes », disposées par ordre alphabétique à la manière des entrées d’un dictionnaire, qu’il publie en 1599 sous le titre Theatre of the Earth56.
connu de Valverde, publié pour la première fois en 1589, dans la première édition latine de l’Historia (voir supra, note 40), mais réalisé vraisemblablement dans les années 1560 (voir F. Guerra, « Juan de Valverde de Amusco », art. cit., p. 350). Béatrizet est aussi le graveur de quelques-unes des 98 planches, gravées sur cuivre et imprimées par Lafréry, de l’Aquatilium animalium historiæ (Rome, 1557) du médecin Ippolito Salviani (15141572). En 1559, Lafréry réimprima les planches sans le texte de Salviani. 53 Sur Plantin et son entreprise, voir Leon Voet, The Golden Compasses. A History and Evaluation of the Printing and Publishing Activities of the Officina Plantiniana at Antwerp, vol. 1: Christophe Plantin and the Moretuses: their Lives and their World, Amsterdam, Vangendt; Londres, Routledge & Kegan Paul; New York, A. Schram, 1969. 54 Harvey Cushing, A Bio-Bibliography of Andreas Vesalius, New York, Schuman’s, 1943, p. 151. 55 Voir Biographie nationale, publiée par l’Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique, tome 25, Bruxelles, Emile Bruylant, 1930-1932, col. 121-122. 56 John Thorius, The Theatre of the Earth Containing very Short and Compendious Descriptions of all Countries, gathered out of the Cheefest Cosmographers, both Ancient and Moderne, and Disposed in Alphabeticall Order,
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London, Adam Islip, 1599 (réed. 1691). Parmi les De Thoor, citons aussi Raphaël († 1625), fils de François, médecin ayant fait ses études à Oxford et Leyde, poète, ami de Charles de l’Écluse et médecin à Londres de l’humaniste genevois Isaac Casaubon (1559-1614). D’autres s’ensuivront jusqu’en 1612, aussi bien en latin qu’en français, espagnol, italien, allemand et néerlandais, revues et augmentées de nouvelles cartes, parfois dans des formats plus réduits, ou encore dans la version abrégée (Epitome theatri Orteliani), elle aussi publiée en plusieurs langues. Ajoutons à ces éditions, une vingtaine au total, celles d’un autre des ouvrages d’Ortelius, les Synonymia geographica, publiés par Plantin avec ce titre en 1578 et comme Thesaurus geographicus en 1587. Voir Leon Voet (en coll. avec Jenny Voet-Grisolle), The Plantin Press, 1555-1589. A Bibliography of the Works Printed and Published by Christopher Plantin at Antwerp and Leiden, vol. 5: Q-Z, Amsterdam, Van Hoeve, 1982, no 2413-2416. Biblia Sacra Hebraice, Chaldaice, Græce, & Latine: Philippi II Reg. Cathol. pietate, et studio ad Sacrosanctæ Ecclesiæ usum, Anvers, Christophe Plantin, 1569-1572. Sur les graveurs ayant participé à la Bible polyglotte, voir Karen L. Bowen et Dirk Imhof, « Reputation and Wage: The Case of Engravers Who Worked for the PlantinMoretus Press », Simiolus: Netherlands Quarterly for the History of Art, 30/3-4, 2003, p. 161-195 (163-172). Aux noms qu’on vient de citer, significatifs ici parce que cartographes ou médecins, on ajoutera ceux de Guillaume Postel (1510-1581), Andreas Maes (Masius, 1514-1573) et Juste Lipse ( Joost Lips, 1547-1606). On signalera, par ailleurs, qu’outre Cornelius Gemma, Rembert Dodoens et Goropius Becanus ont fait leurs études de médecine à Louvain, le second y ayant suivi l’enseignement de Gemma Frisius ; notons également qu’en dehors de ses ouvrages de médecine et de botanique, Dodoens publia en 1548 une Cosmographica in astronomiam et geographiam isagoge (Anvers, Jan van der Loe), et en 1584, chez Plantin, un De Sphæra, sive de Astronomiæ et geographiæ principiis cosmographica isagoge. Rappelons, enfin, les bons offices d’Arias qui ont contribué à la promotion de certains de ses interlocuteurs, partenaires et amis pendant son séjour anversois : Plantin se voit accorder le titre de prototypographus regius, Ortelius devient géographe du roi, Goropius Becanus médecin personnel de Philippe II, et Gemma et Mercator sont à leur tour recommandés à la Cour.
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Les Vivæ imagines imprimées par Plantin ne spécifient pas de nom d’auteur : Valverde, de même que Vésale et Grévin, n’y sont mentionnés que dans la préface adressée au Sénat d’Anvers et dans l’avis aux « Artis medicæ studiosis ». L’imprimeur est le faiseur, dans tous les sens du terme, d’un livre composite construit autour et en fonction des images. On ne peut pas en dire autant du Theatrum Orbis Terrarum d’Ortelius, que Plantin publie pour la première fois en 157957, la même année où il donne sa dernière édition des Vivæ imagines. L’équilibre général des deux ouvrages n’est cependant pas très différent : images cartographiques et images du corps occupent sensiblement la même place, aussi bien sur le plan quantitatif que dans leurs liens avec les textes qui les accompagnent, les entourent, les expliquent, les présentent. Les Vivæ imagines ont été la première publication entreprise de façon indépendante par Plantin comportant des images gravées sur cuivre58 ; des opérations éditoriales de grande ampleur s’ensuivirent, pour lesquelles il engagea plusieurs graveurs simultanément, notamment la Bible polyglotte, dite aussi Biblia Regia, publiée en huit volumes in-folio (1569-1572) sous la direction du dominicain espagnol Benito Arias Montano (1527-1598), docteur en théologie, philologue, orientaliste, poète et chapelain du roi Philippe II59. Désigné par celui-ci pour superviser le projet dont Plantin avait eu l’initiative, Arias débarque à Anvers en mai 1568 ; il y restera sept ans, pendant lesquels il noue des liens étroits avec le groupe de lettrés et de savants qui gravitent autour de Plantin. Ortelius en fait partie, mais aussi Mercator, Cornelius Gemma (1535-1578) – fils de Reiner et professeur de médecine à Louvain comme lui –, le médecin, philologue et poète Johannes Goropius Becanus ( Jan Gerartsen, 1519-1572), ou encore Charles de l’Écluse et le médecin et botaniste Rembert Dodoens (1517-1585)60. Sans entrer dans l’histoire, bien connue, de la réalisation de la Bible polyglotte d’Anvers, on mentionnera la présence de quatre cartes dans le huitième et dernier volume
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de l’œuvre, le troisième de l’Apparatus : une carte du monde (Orbis tabula), une autre de Canaan à l’époque d’Abraham (Terra Canaan Abrahe tempore), une troisième de la terre d’Israël divisée en tribus (Terra Israel in tribus undecim distributa), une quatrième enfin de Jérusalem à l’époque de Salomon (Antiqua Ierusalem)61. Cette « geographia sacra », qui est mobilisée par Arias Montano comme composante de sa méthode d’exégèse, est à mettre en relation avec le Parergon d’Ortelius, un ensemble de cartes historiques qui apparaissent comme une section du Theatrum à partir de la première édition de Plantin en 1579. Accompagnées d’un commentaire « compilé à partir d’auteurs classiques, [elles] sont destinées à “éclairer” la lecture de la Bible (Abraham, saint Paul), mais aussi de l’histoire profane, ainsi que des grands textes de l’Antiquité (Énée, Ulysse, les Argonautes) »62. Si l’intérêt d’Arias Montano pour la cartographie est grand et sa relation avec Ortelius à travers Plantin fait de lui le préfacier de l’édition espagnole du Theatrum de 1587 et le dédicataire de la carte de l’ancienne Espagne dans le quatrième Additamentum à cet ouvrage (1590), son intérêt pour la médecine – pour l’histoire naturelle aussi – est tout autant significatif. Arias a fait des études de médecine à Alcalá de Henares, de même qu’un de ses amis, Francisco Hernández (1517-1587), nommé par Philippe II « protomédico general de las nuestras Indias, islas y Tierra Firme del Mar Océano » en 1570, et envoyé par le roi au Nouveau Monde avec la mission d’étudier, dans la Nouvelle Espagne d’abord, les plantes médicinales, de s’informer « de tous les médecins chirurgiens, herboristes et indiens » curieux de ces choses, et de composer une histoire naturelle d’après ces observations et ces expériences63. Après son retour en 1577, Hernández écrivit une épître en vers adressée à son ami Arias Montano, rentré lui aussi en Espagne quelques mois auparavant64. Un autre médecin formé à Alcalá à la même époque qu’Arias Montano et 61
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La carte de Canaan correspond à celle qu’Arias Montano avait achetée à Trente quand il y séjourna en tant que membre de la délégation espagnole à la deuxième session du Concile (1562-1564). Quant à celle de Jérusalem, elle est retravaillée d’après une carte du Néerlandais Peter Laickstein, qui avait fait un pèlerinage en Terre Sainte en 1556. Sur la contribution d’Arias Montano à la géographie biblique, le rapport avec les pratiques antiquaires et la culture visuelle, voir l’article important de Zur Shalev, « Sacred Geography, Antiquarianism and Visual Erudition: Benito Arias Montano and the Maps in the Antwerp Polyglot Bible », Imago Mundi, 55, 2003, p. 56-80. Cf. Paul Saenger, « Benito Arias Montano and the Evolving Notion of Locus in SixteenthCentury Printed Books », Word & Image, 17, 2001, p. 119-137. J.-M. Besse, Les Grandeurs de la Terre, op. cit., p. 266. Le Parergon, prévient Besse, « doit être considéré comme une œuvre à part entière », où Ortelius « accomplit véritablement le programme qu’il assigne à la géographie dans sa fameuse formule (qu’on retrouve dans le frontispice de l’ouvrage [à partir de l’édition de 1595]) : historiæ oculus geographia ». Voir aussi Ibid., p. 295 sqq. Walter Melion propose de relier aussi le Parergon avec un autre ouvrage d’Arias Montano, un recueil d’emblèmes dévotionnels intitulé Humanæ salutis monumenta publié par Plantin en 1571 (voir Walter Melion, « Ad ductum itineris et dispositionem mansionum ostendendam: Meditation, Vocation, and Sacred History in Abraham Ortelius’ Parergon », The Journal of the Walters Art Gallery, 57, 1999, p. 49-72. Cf. Lucia Nuti, « The World Map as an Emblem: Abraham Ortelius and the Stoic Contemplation », Imago Mundi, 55, 2003, p. 38-55.) L’Ordre personnel de Philippe II pour Hernández est transcrit dans Raquel Alvarez Peláez, « La obra de Hernández y su repercusión en las ciencias naturales », Asclepio, 47/2, 1995, p. 27-28. Sur la vie et l’expédition d’Hernández, qui dura jusqu’en 1577, voir Searching for the Secrets of Nature: the Life and Works of Dr. Francisco Hernández, Simon Varey, Rafael Chabrán et Dora B. Weiner (éd.), Stanford, Stanford University Press, 2000. « Francisci Hernandi ad Ariam Montanum, virum præclarissimum atque doctissimum, Carmen » ; le texte du poème (non paginé) est inséré dans le tome i des Opera d’Hernández publiées en trois volumes par Casimiro Gómez Ortega (Madrid, héritiers d’Ibarra, 1790), à la suite de la préface de ce dernier. Voir aussi Rafael Chabrán et Simon Varey, « An Epistle to Arias Montano: an English Translation of a Poem by Francisco
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Hernández », The Huntington Library Quarterly, 55, 1992, p. 621-634. Quant aux travaux naturalistes d’Arias Montano, on se bornera à citer sa Naturæ Historia, ouvrage posthume composé vers 1594 mais imprimé seulement en 1691 par Plantin. Le titre complet de l’ouvrage est De iis, quæ scripta sunt physice in libris sacris, sive De sacra philosophia, liber singularis. Il fut copieusement réédité jusqu’au milieu du xviie siècle : à Lyon (1588, 1592, 1622 et 1652), à Turin (1589), à Genève (1595), à Francfort (1590 et 1608). Francisco Arceo, De recta curandorum vulnerum ratione, et Aliis eius artis præceptis libri II… Eiusdem De febrium curandarum ratione, Anvers, Plantin, 1574. L’hypothèse d’une intervention d’Arias Montano dans l’écriture de l’ouvrage repose sur une analyse du latin employé dans le texte ; elle est avancée par Andrés Oyola dans Francisco Arceo, Método verdadero de curar las heridas y otros preceptos de este arte. Método de curar las fiebres, Andrés Oyola Fabián et José María Cobos Bueno (éd.), Huelva, Universidad de Huelva, Servicio de Publicaciones, 2009. Sur les relations d’Arias Montano et Arceo, voir aussi Joaquín Pascual Barea, « El epitafio latino inédito de Arias Montano a un joven médico y astrólogo y el tratado de cirugía de Francisco Arceo », Excerpta philologica, 10-12, 2000-2002, p. 357-372. Tovar, médecin d’origine portugaise établi en Espagne vers 1540, fait partie du cercle d’humanistes formé autour d’Arias Montano à Séville dans les dernières années de sa vie. Le manuscrit du livre de Tovar et une
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Francisco Hernández est Francisco Vallés (1524-1592), professeur de médecine à Alcalá, médecin a cubiculo de Philippe II en 1572 et « protomédico general » de Castille. Le « divin » Vallés, connu pour ses commentaires d’Aristote, d’Hippocrate et de Galien, l’est aussi pour deux autres livres largement diffusés : le Controversiarum medicarum & philosophicarum (Alcalá de Henares, Juan de Brocar, 1556), où l’auteur s’attelle à clarifier et, le cas échéant, trancher les divergences des différents auteurs sur des questions particulières concernant la médecine, et une Sacra philosophia (Turin, héritiers de N. Bevilacqua, 1587), dans laquelle il traite des choses médicales et physiques dans les textes bibliques65. Vallés eut l’occasion de retrouver Arias Montano quand en 1577 ils furent chargés par le roi, avec l’humaniste et historiographe Ambrosio de Morales (1513-1591), d’organiser la bibliothèque de l’Escorial. Les fréquentations, voire les amitiés médicales d’Arias Montano dessinent une carte européenne, américaine aussi à travers Francisco Hernández, faite de trajectoires où des individus et des livres circulent ; de centres aussi, reliés par ces trajectoires : Alcalá, Anvers, Madrid, Séville, Trente. Ajoutons Fregenal de la Sierra, dans le royaume de Séville, d’où Arias Montano était originaire, de même que le chirurgien et médecin Francisco Arceo († 1575 ca). Celui-ci est l’auteur de deux petits traités, un de chirurgie et un autre sur la guérison des fièvres, publiés en 1574 à Anvers, chez Plantin, en un seul volume préfacé par Arias Montano, voire rédigé ou composé par lui à partir des notes que le chirurgien lui aurait transmises66. En tout état de cause, on apprend par la préface, datée de 1573, que Francisco Arceo aurait enseigné les techniques chirurgicales à Arias Montano pendant quatre mois en 1557, dans la ville de Llerena, où Arceo exerçait alors (p. 5-6) ; on apprend aussi que le chirurgien s’est décidé à mettre par écrit ses méthodes de guérison à l’instigation d’Arias Montano (p. 6-8) ; on apprend, enfin (p. 3-4), que si Arias Montano s’est adressé à Arceo pour l’avoir comme précepteur en matière chirurgicale, c’est sur les conseils d’un de ses maîtres à Alcalá, devenu plus tard médecin de Philippe II : Fernando de Mena (†1585), dont le Methodus febrium omnium et earum symptômatum curatoria est imprimé chez Plantin en 1568, l’année même de l’arrivée d’Arias Montano à Anvers. Toujours à Anvers, toujours chez Plantin, en 1586 paraît le De compositorum medicamentorum examine nova methodus de Simón de Tovar (1528-1596), le dernier des livres de médecine qu’on citera publiés sous l’influence d’Arias Montano67.
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« Un atlas est une carte de cartes, et son éditeur un méta-cartographe », écrit James Ackerman ; le rôle principal de l’éditeur dans la création d’un atlas, ajoute-t-il, « n’est pas de dessiner des cartes mais de leur donner sens à travers la logique ou la structure du livre ». C’est ainsi qu’émerge, au cours du dernier tiers du xvie siècle, une « nouvelle forme cartographique, mi-carte, mi-livre », qui correspond à la « transformation de livres de (ou avec) cartes en livres comme cartes »68. Cette apparition d’un objet imprimé avec des caractéristiques singulières aussi bien sur le plan de son organisation que de ses propriétés cognitives est un processus par lequel on ajoute une « nouvelle dimension ainsi qu’un nouveau système de contraintes […] à des pratiques cartographiques préexistantes », deux opérations qui appartiennent à l’histoire du livre69. Ces propos d’historiens de la géographie et de la cartographie au sujet de l’atlas offrent une synthèse dont on peut s’inspirer pour considérer de façon analogue d’autres opérations éditoriales, notamment celles qui ont concerné les recueils de planches anatomiques. Elles appartiennent aussi à l’histoire du livre, on assiste à un premier moment de leur élaboration à la même époque, elles s’insèrent dans un système de production où les imprimeurs jouent un rôle de première importance, elles donnent lieu à la mise en circulation d’ouvrages où la forme de la compilation produit aussi bien « un objet, au sens strict, qu’un locus de transactions savantes, commerciales et symboliques »70. La caractérisation, qui fait une fois encore référence aux « anthologies cartographiques » autour desquelles précipite la naissance de l’atlas moderne, peut être reprise à propos de recueils de planches comme la Compendiosa totius anatomiæ delineatio de Geminus, ou les Vivæ imagines de Plantin, reliés entre eux par l’Anatomes totius de Wechel. De Londres à Anvers en passant par Paris, des éditeurs, des commentateurs, des annotateurs, des traducteurs, des dessinateurs, des graveurs, sont mobilisés, de même que des matériaux iconographiques et textuels – en latin, en espagnol, en italien, en français –, dans des entreprises dont résultent des ouvrages composites mais sous-tendus par une cohérence : la volonté de composer une image sinon exhaustive du moins globale du corps humain, en prenant appui sur une composante visuelle prédominante à laquelle on donne sens à travers l’agencement des planches mais aussi par des textes qui les entourent, les présentent, les expliquent, les complètent. Ce sont des atlas, serait-on tenté de dire – des atlas anatomiques, si on consentait à l’emploi d’un terme qui n’a été adopté pour les livres d’anatomie qu’au xixe siècle. La désignation des objets et des supports de savoir n’est jamais une pure question de mots, et cet anachronisme demeure aussi irrecevable que n’importe quel autre ; il invite néanmoins à interroger l’histoire de ce type d’ouvrages sur une durée plus longue pour y intégrer, notamment,
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lettre de recommandation sont envoyés à Plantin en 1584, mais ne parviennent à l’imprimeur qu’en 1586. Pour les éléments biographiques concernant Tovar, voir Miguel López Pérez et Mar Rey Bueno, « Simón de Tovar (1528-1596): redes familiares, naturaleza americana y comercio de maravillas en la Sevilla del XVI », Dynamis, Acta Hisp. Med. Sci. Hist. Illus., 26, 2006, p. 69-91. Sur la correspondance entre Arias Montano et Plantin, voir Benito Arias Montano. Correspondencia conservada en el Museo Plantin-Moretus de Amberes, Antonio Dávila Pérez (éd.), Alcañiz & Madrid, Ediciones del Laberinto, 2002, 2 vol. ; cf. Id., « Simón de Tovar y Arias Montano piden libros a la imprenta Plantiniana : hacia la reconstrucción de las lecturas de un círculo humanista sevillano (ii) », Calamus Renascens, 2, 2001, p. 107-180. J. R. Ackerman, « From Books with Maps to Books as Maps… », art. cit., p. 3, 7. J.-M. Besse, « The Birth of the Modern Atlas… », art. cit., p. 73. Ibid., p. 69.
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Voir E. Andretta, « Bartolomeo Eustachi, il compasso e la cartografia del corpo umano », art. cit. (voir en particulier, sur les relations entre Commandino et Eustachi, sur la fabrication du compas et sur les milieux que tous les deux ont fréquenté, à Urbino et à Rome, p. 108 sqq.). Cf. Id., Roma medica, op. cit., p. 518-521.
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• livres du corps et livres du monde
la série des Tabulæ anatomicæ publiées tout au long du xviiie siècle : leurs formes, leurs circulations et leurs usages. On ne pourra alors que constater l’influence déterminante, en ce sens, de la parution de celles d’Eustachi imprimées sous l’égide de Lancisi en 1714. Évoquer encore le nom de Bartolomeo Eustachi et rappeler ses emprunts explicites aux techniques de représentation cartographique est utile pour souligner qu’il ne s’agit pas uniquement de traiter par analogie les modes d’existence imprimée de deux domaines du savoir à la Renaissance – géographie et médecine, cartographie et anatomie – et de mettre en parallèle leurs évolutions historiques respectives. Le cas d’Eustachi faisant appel à la grille des coordonnées ptoléméenne suffit à montrer que ces évolutions sont connectées : les parallèles se croisent. Or ce cas, si éloquent soit-il, ne suffit pas non plus à envisager une hypothèse simple et univoque qui ferait de la cartographie un laboratoire du livre médical au xvie siècle. Les trajectoires qui relient les « livres du monde » aux « livres du corps » offrent de meilleurs éclairages. Des livres auxquels il convient de s’intéresser en tant que tels – objets matériels, lieux d’expérimentation formelle, vecteurs d’échanges – et des trajectoires où l’on croise des acteurs multiples. On ne reviendra pas sur les imprimeurs – les Grüninger, Schott, Trechsel, Salamanca, Lafréry et autres Plantin –, mais on insistera, en revanche, sur les médecins, les géographes, les mathématiciens, les astronomes, pour constater leurs associations, leurs dialogues, leurs collaborations dans des collectifs savants aux configurations diverses – gravitant autour d’un atelier d’imprimerie, réunis en fonction d’un ou plusieurs projets éditoriaux, intégrant des cercles lettrés géographiquement et/ou institutionnellement localisés ou bien des réseaux de circulations distribués dans l’espace européen occidental : de Saint-Dié-des-Vosges aux officines strasbourgeoises, de la Rome « espagnole » de Valverde aux universités de Marbourg ou de Louvain, des collèges parisiens à l’atelier des Trechsel à Vienne en Dauphiné, d’Anvers au retrait sévillan d’Arias Montano, des compétences, des intérêts, des textes, des instruments sont mis en commun. Ainsi Eustachi, toujours lui, s’est adressé en 1568 au mathématicien Federico Commandino (1509-1575) pour lui demander de fabriquer un compas « polymétrique » – vraisemblablement un compas de proportion à quatre pointes, qui devint un instrument d’usage courant dans la pratique cartographique. Les deux hommes s’étaient rencontrés à la cour d’Urbino vers 1546, Commandino ayant initié Eustachi à l’étude de la géométrie, et leur relation s’est poursuivie ensuite à Rome dès la fin des années 1540. Rencontre décisive, du côté d’Eustachi, pour l’élaboration de sa méthode de représentation cartographique du corps humain, appelée à se développer ou à s’affiner encore comme le suggère la demande du compas de proportion à son ami71. Si Eustachi s’intéressa aux mathématiques sous l’influence et l’orientation de Commandino, celui-ci avait fait de son côté des études de médecine à Padoue, avant de poursuivre sa formation à Ferrare, probablement sous la direction d’Antonio Musa Brasavola (1500-1555). Le « mathematicus » Commandino aurait sans doute pu revendiquer aussi le titre de « medicus », à l’instar des nombreux « medicus & mathematicus » qu’on a cités. Voilà d’autres tra-
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jectoires : celles qui, au gré des fonctions remplies et des livres écrits ou édités, font se superposer ou s’alterner des rôles intellectuels. Il est évidemment impératif de saisir ces rôles et leurs superpositions ou alternances éventuelles chez un même individu selon les repères du xvie siècle, et non pas d’après des modalités de partage des champs de savoir extrinsèques – pire : surplombantes ; il convient par ailleurs de les distinguer des identités professionnelles, à historiciser elles aussi. Sans entrer dans le détail de ce à quoi renvoient les mathématiques dans la première modernité sur le plan de leurs objets et de leur périmètre intellectuel, on s’interrogera avantageusement, notamment au regard de la géographie et de la cartographie, sur le statut de la profession de mathématicien, dès lors que celle de géographe et/ou de cartographe n’est pas à cette époque véritablement stabilisée en tant que telle. Quant à la médecine, si on peut à juste titre l’identifier comme une profession, ses contours ne se laissent pas définir simplement ; l’« art de guérir » en est un marqueur certes déterminant, mais étroit. Plus étendu et plus plastique encore est l’espace intellectuel du savoir médical, encore relativement peu prospecté sous cet angle, en partie sans doute à cause de l’ampleur d’un chantier pareil72. L’étude historique du savoir géographique et cartographique à la Renaissance, si on s’en approche à travers une entrée « médicale », permet au moins de conclure qu’on a de bonnes raisons de penser que la question fondamentale à poser n’est pas celle de savoir ce qu’est la médecine de la première modernité, mais plutôt ce que c’est qu’un médecin. Une cartographie serait à dresser qui aiderait certainement à apporter quelques réponses.
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On doit à Nancy Siraisi les meilleurs travaux en la matière. Voir, entre autres, « Medicine and the Renaissance World of Learning », Bulletin of the History of Medicine, 78, 2004, p. 1-36; et « Historiæ, Natural History, Roman Antiquity, and Some Roman Physicians », dans Historia. Empiricism and Erudition in Early Modern Italy, Gianna Pomata et Nancy Siraisi (éd.), Cambridge (Ma) & Londres, The MIT Press, 2005, p. 325-354.
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Textes (et) voyageurs
Les éditions strasbourgeoises de la Géographie de Ptolémée dans le premier quart du xvie siècle : de l’appropriation au dépassement de l’héritage ptoléméen Alice Klein & Laurent Naas Paris iv Sorbonne & Bibliothèque humaniste de Sélestat
La fin du Moyen Âge et le début de l’époque moderne furent marqués par un élargissement des horizons, tant culturels que géographiques. Ainsi, l’audace intellectuelle d’un certain nombre de savants fut relayée par le courage dont firent preuve quelques valeureux navigateurs, désireux d’élargir l’espace du monde connu et d’en obtenir richesse et gloire. La géographie savante, quant à elle, n’avait guère progressé au cours de l’époque médiévale et se limitait à l’étude d’un certain nombre de traités comme le Commentaire au Songe de Scipion par Macrobe. Il fallut en fait attendre la fin du Moyen Âge et l’afflux de textes grecs inconnus du monde latin pour voir cette géographie « de cabinet » profiter de l’arrivée d’un texte qui bénéficia des méthodes de la science philologique en devenir, la Géographie de Claude Ptolémée. L’œuvre du savant grec, qui vivait à Alexandrie d’Égypte au iie siècle de notre ère, avait été transmise par des copies effectuées pour et par des savants arabes et byzantins. En effet, la Géographie, traduite en arabe dès le ixe siècle, demeura ignorée en Occident, sans doute du vie siècle environ jusqu’à l’aube du xve siècle1. Un lettré byzantin, Emmanuel Chrysoloras, quitta Constantinople en 1397 pour s’installer à Florence comme professeur de grec et introduisit dans la Péninsule de nombreux manuscrits parmi lesquels celui de la Géographie de Ptolémée. C’est à partir de cet exemplaire, ou d’après un exemplaire acquis à Constantinople par Palla Strozzi, qu’il entreprit la traduction de ce traité. Les manuscrits les plus anciens, avec cartes, ne semblent guère remonter au-delà du xiiie siècle2. Ce fut cependant le Florentin Jacopo Angelo, un élève de Chrysoloras, secrétaire à la curie romaine, qui acheva la traduction latine de la Géographie en 1406 et dédia son œuvre en 1409 au pape Alexandre V3. Elle était présentée avec une suite de vingt-sept cartes, construite au haut Moyen Âge, selon la projection mise au point par Marin de Tyr, géographe romain du ier siècle. L’ouvrage fit sensation et bouleversa les idées des contemporains dans le domaine de la géographie. De nombreux manuscrits de cette œuvre Sur la transmission et la diffusion de la Géographie de Ptolémée, voir Emmanuelle Vagnon, « La réception de la Géographie de Ptolémée en Occident au xve siècle. Un exemple de transfert culturel », Hypothèses, 1, 2002, p. 201-211. 2 Monique Pelletier, De Ptolémée à La Guillotière xve-xvie siècle : Des cartes pour la France : pourquoi ? comment ?, Paris, Éditions du CTHS, 2009, p. 13. 3 Jacopo d’Angelo n’avait traduit que le texte, et non les cartes. Francesco de Lapacino et Domenico di Leonardo Boninsegni ont été les premiers à copier les cartes en y insérant des noms latins. 1
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furent mis en circulation, – chaque prince, notamment, souhaitait avoir son « Ptolémée » dans sa bibliothèque –, chacun comportant le plus souvent un ensemble de cartes réalisées d’après les indications fournies par le savant alexandrin et sans cesse remises sur le métier. Il faut également souligner que l’intérêt que suscita Ptolémée se mesure à la rapidité avec laquelle sa Géographie connut les honneurs de l’invention de Gutenberg. Si un certain nombre d’études ont permis d’éclaircir le contexte dans lequel le Gymnase vosgien a réalisé ses travaux, il nous semblait intéressant de voir quelle fortune a connu ce texte au cours du premier quart du xvie siècle, qui fut marqué par l’impression de quatre éditions de cette œuvre à Strasbourg. Partant de ce constat, qui laisse supposer, à juste titre, que cet ouvrage a connu un véritable succès, il est opportun d’en étudier les causes et d’apprécier le rôle joué à cet égard par les passeurs de textes que furent les humanistes alsaciens et lorrains, et tout particulièrement les imprimeurs strasbourgeois, Johannes Schott et Johann Grüninger. Ainsi, après avoir présenté la contribution des savants de Saint-Dié à la transmission de la Géographie de Ptolémée par l’intermédiaire de l’imprimeur Johannes Schott, nous étudierons les spécificités des éditions de Johann Grüninger. Ces derniers aspects laisseront transparaître en particulier l’émergence d’une nouvelle géographie, qui connaîtra son plein développement avec la Cosmographia universalis de Sébastien Münster4.
La contribution déodatienne diffusée par l’imprimeur strasbourgeois Johannes Schott Préambule : les premières éditions imprimées de la Géographie de Ptolémée Le contenu de la Géographie de Ptolémée Pour le géographe de la Renaissance, Ptolémée constitue le point de départ, la base solide à partir de laquelle peut s’édifier la nouvelle géographie5. Il faut d’ailleurs rappeler que ce savant fut le dernier représentant de la science grecque, qui avait pris pour objet d’étude le monde qui l’entoure. En effet, s’il est connu en tant qu’astronome, astrologue et théoricien de la musique, Claude Ptolémée fut surtout un spécialiste du cosmos – c’est-à-dire de l’univers, en tant que composé harmonieux de la terre et du ciel, des hommes et des astres. Cette donnée est d’autant plus importante qu’en Grèce, la connaissance de la terre passait par l’étude du ciel : l’astronomie et la géographie allaient toujours de pair. Ptolémée fut l’auteur de plusieurs traités. Dans la Synthaxe mathématique (ou Almageste), les diverses composantes du système terre-ciel sont étudiées par la géométrie. Il s’agit véritablement d’une synthèse ordonnée et mise à jour des connaissances, acquises par la géométrie
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Bâle, Heinrich Petri, 1544 pour la première édition (VD16 M 6689). Sur ce savant, voir Germaine Aujac, La Géographie dans le monde antique, Paris, P.U.F., 1975 et ead., Claude Ptolémée, astronome, astrologue, géographe : connaissance et représentation du monde habité, Paris, Éd. du CTHS, 1993.
Un texte à la diffusion rapide La tradition de la Géographie de Ptolémée a été suffisamment bien décrite dans tous ses aspects par Patrick Gautier-Dalché pour que l’on puisse se limiter ici à n’en donner que quelques éléments8. L’intérêt que suscita la redécouverte de cette œuvre de Ptolémée se mesure à la rapidité avec laquelle sa Géographie fut mise sous presse. Une première édition du texte seul en fut imprimée à Vicence dès 1475. Une deuxième mouture fut éditée à Bologne en 1477 ; le texte latin était rempli d’erreurs grossières mais l’ouvrage était doté d’un recueil de vingt-six cartes gravées sur cuivre. D’autres versions furent imprimées à Rome en 1478 (par Sweynheim) et en 1490. Il faut d’ailleurs rappeler que Christophe Colomb travaillait à son projet à partir de l’édition romaine de 1478. La première traduction en langue vernaculaire, en vers de surcroît, fut publiée à Florence en 1482. C’est enfin à Ulm que fut réalisé le texte fondamental de 1482 ; le texte de Ptolémée était en effet accompagné de cartes gravées sur bois, dont trois cartes modernes : l’Italie, l’Espagne et les régions du Nord. C’est dans l’édition de 1486 que l’on ajouta deux autres cartes représentant la France et la Palestine. Il faut également noter que les éditions imprimées à Ulm constituent une étape importante dans la tradition de la Géographie de Ptolémée grâce au travail mené par Nicolaus Germanus9. Ainsi, comme le montre cette énumération, au fur et à mesure des éditions, des cartes nouvelles étaient ajoutées, tenant compte des informations parvenues aux cartographes concernant l’Europe, l’Afrique, l’Asie et les terres nouvellement découvertes à l’Ouest de l’océan Atlantique,
6 L’Almageste (II, 2) comporte d’ailleurs ce qui pourrait être considéré comme une annonce de la Géographie : « Une fois menée à son terme cette étude des angles, il resterait, pour compléter les propositions de base, à déterminer les positions des villes les plus remarquables des diverses contrées, en longitude et en latitude, d’après les calculs portant sur les phénomènes en chacune d’entre elles. Ce genre de tableau, assez spécial, et qui relève de la géographie, fera l’objet d’une présentation indépendante […] » (trad. G. Aujac, Claude Ptolémée…, op. cit., p. 59). 7 Lucien Gallois, Les Géographes allemands de la Renaissance, Paris, Ernest Leroux, 1890, p. XIV. 8 Patrick Gautier-Dalché, La Géographie de Ptolémée en Occident (ive-xvie siècle), Turnhout, Brepols, 2009. 9 Seules les cartes de l’Italie, de la France et de l’Espagne furent, d’après L. Gallois (Les Géographes allemands…, op. cit., p. 20-21), conçues par Nicolaus Germanus ; les autres sont des reprises.
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et l’arithmétique, sur le système du monde6. L’Apotélesmatique ou Tétrabile, sorte de bréviaire des astrologues, présente un tableau des influences astrales sur les divers pays et leurs habitants. Enfin, le Guide géographique (ou Géographie) donne toutes les directives utiles pour tracer une carte générale, des cartes régionales ainsi que d’autres coordonnées du monde habité avec ses extensions récentes. Le principal point commun entre ces traités réside dans l’étude du monde habité et ses représentations. La Géographie de Ptolémée, divisée en huit livres, comprenait essentiellement deux parties : un ensemble de principes généraux concernant la géographie et la confection des cartes, auquel s’ajoutait un catalogue de huit mille lieux déterminés plus ou moins exactement, ainsi qu’une description de la carte du monde avec l’énumération des océans, îles, golfes, villes et fleuves les plus importants. Ce texte faisait unanimement autorité : Ptolémée « régnait en maître sur la géographie, comme Aristote avait régné sur la philosophie »7.
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ce dernier apport n’apparaissant qu’au début du xvie siècle, notamment dans la Géographie dessinée à Saint-Dié par Waldseemüller et publiée à Strasbourg en 1513. Progressivement, les cartes classiques, constituant une première partie de l’ouvrage, furent considérées comme un atlas historique et les nouvelles, dont le nombre allait croissant, comme un recueil moderne. Il importe aussi de préciser qu’un certain nombre de manuscrits comportaient déjà des cartes modernes, à l’instar de celui recopié en 1427 pour le cardinal Guillaume Fillastre10, qui comporte une carte des régions du Nord. Il faut également mentionner le rôle important joué par le milieu intellectuel de Nuremberg, autour de savants comme Conrad Celtis (1459-1509), chantre du patriotisme germanique naissant, et surtout Johannes Regiomontanus (1436-1476). Ce dernier avait rédigé un commentaire du premier livre de la Géographie de Ptolémée et proclamé la nécessité de dresser de nouvelles cartes. Tout en faisant de Nuremberg le centre des études mathématiques et astronomiques en Allemagne, il ambitionnait de réaliser une nouvelle édition de l’œuvre maîtresse du savant alexandrin, dont il trouvait la traduction latine par Jacopo Angelo trop défectueuse.
La contribution des savants de Saint-Dié 11 Le contexte et les travaux préparatoires Les travaux menés par le cénacle des savants de Saint-Dié se situent dans un contexte plus que favorable. En effet, à dater de 1473, le règne du duc de Lorraine, René II (1451-1508), fut marqué par un essor intellectuel remarquable. En 1506, il conçut le projet de publier une édition de la Géographie de Ptolémée et confia ce travail à une équipe groupée autour de Gauthier Lud, chanoine du chapitre collégial de Saint-Dié et son chapelain secrétaire qui, à cet effet, entra en relation avec deux érudits travaillant en Alsace, Martin Waldseemüller, cartographe, et Mathias Ringmann, maître d’école, correcteur d’imprimerie et fin helléniste. Les travaux préparatoires motivèrent également l’installation d’un atelier d’imprimerie à Saint-Dié12. Les acteurs Né en 1448, d’une mère appartenant à une famille fixée à Saint-Dié, attachée au service des ducs de Lorraine et à celui des mines, et d’un père originaire de Pfaffenhoffen en Alsace, Vautrin (ou Gauthier) Lud avait, comme son frère Jean, le titre de secrétaire du duc. Sur la recommandation du prince dont il était le chapelain, il obtint une prébende de chanoine à Saint-Dié en 1484 ; en
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Bm Nancy 441, Claudii Ptolemei cosmographiae libri VIII, latine versi a Jacobo Angelo Florentino ; sur cet ouvrage, voir P. Gautier-Dalché, La Géographie de Ptolémée…, op. cit., p. 173-174. On consultera à ce sujet Martin Lehmann, Die Cosmographiae Introductio Matthias Ringmanns und die Weltkarte Martin Waldseemüllers aus dem Jahre 1507 : ein Meilenstein frühneuzeitlicher Kartographie, Munich, Meidenbauer, 2010, et Hermann Baumeister, « Universalis descriptio. Der Editionsplan Gauthier Luds aus Saint-Dié mit dem Humanisten Matthias Ringmann und dem Kartografen Martin Waldseemüller », Gutenberg Jahrbuch, 86, 2011, p. 199-215. Sur la diffusion de l’imprimerie en Lorraine, voir Albert Ronsin, « Les deux premiers siècles de l’imprimerie et de la librairie en Lorraine », dans Trésors des bibliothèques de Lorraine, P. Hoch (dir.), Paris, ABF, 1998, p. 51-75 et Albert Ronsin, « L’imprimerie humaniste à Saint-Dié au xvie siècle », dans Refugium animae bibliotheca. Mélanges offerts à Albert Kolb, Wiesbaden, G. Pressler, 1969, p. 382-425.
On pourra voir une représentation plus détaillée et plus exacte de cette plage dans le Ptolémée que bientôt, Dieu aidant, nous publierons à nos frais, revu et grandement augmenté par nous et par Martin Waltzemüller, l’homme le plus savant en pareille matière ; une description de ces régions, qui de Portugal vous a été envoyée en langue française, illustre roi René, a été à mon instante prière, traduite en latin par l’insigne poète Jean Basin de Sendacour avec l’élégance qui le distingue. Il circule de côté et d’autre, chez les libraires, une certaine pièce de vers de notre Vosgien Ringmann, sur le même sujet, imprimée dans le livret de Vespucci, traduit de l’italien en langue latine par le Véronais, qui exerce à Venise les fonctions d’architecte. Il nous a plu de le répéter ci-après14.
Gauthier Lud proclame ainsi sa décision de publier, à ses frais, une nouvelle édition de la Géographie de Ptolémée avec des cartes qui feront apparaître les terres nouvelles décrites par Amérigo Vespucci à l’issue de ses voyages. Il souhaitait également donner en latin le texte des relations de Vespucci, connu sous le nom de Mundus novus. Jeune érudit alsacien, Mathias Ringmann, dit Philesius (v. 1481/1482-1511), a vraisemblablement fréquenté l’école latine de Sélestat15. Étudiant aux universités de Heidelberg puis de Paris jusqu’en 1503, il y apprit la théologie et la philosophie, le grec, l’art poétique, mais aussi les mathématiques et la cosmographie. Au cours de sa formation, il eut parmi ses maîtres Jakob Wimpfeling, Fausto Andrelino et Jacques Lefèvre d’Etaples. Après avoir tenté à deux reprises de tenir une école secondaire à Colmar puis Strasbourg, où ses méthodes pédagogiques révolutionnaires n’étaient guère appréciées, il collabora dans cette dernière ville avec différents typographes, tantôt comme correcteur d’imprimerie, tantôt comme lecteur et éditeur. C’est sans doute à Paris qu’il décou-
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Imprimée à Strasbourg par Johann Grüninger en mars 1507 (VD16 L 3128). A. Ronsin, Le nom de l’Amérique : l’invention des chanoines et savants de Saint-Dié, Strasbourg, La Nuée Bleue, 2006, p. 108-109. Ch. Schmidt, Histoire littéraire de l’Alsace à la fin du xve et au commencement du xvie siècle, Paris, Librairie Sandoz et Fischbacher, 1879, t. II, p. 87-132.
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1490, le duc en fit son conseiller. En 1504, à la mort de son frère, il fut choisi par le duc pour le remplacer comme maître général des mines de Lorraine, charge qu’il conserva jusqu’à sa mort en 1527, avec le salaire qui y était attaché. Gauthier Lud apparaît comme un homme entreprenant et dynamique, véritable administrateur plutôt que pieux religieux contemplatif. Il était également en relation avec Jean Pèlerin, dit Viator, diplomate qui servit la Maison d’Anjou puis le roi de France Louis XI, avant de remplir diverses missions pour les ducs de Lorraine. Comme tant d’autres, il fut récompensé par une prébende de chanoine, à Saint-Dié à partir de 1478, avant d’obtenir son transfert à Nancy et enfin à la cathédrale de Toul vers 1495. A Saint-Dié, avec Gauthier Lud, Pèlerin s’intéressait à la géographie ; il exécuta des cartes d’après Ptolémée, cartes qu’il emporta avec lui à Toul et qui disparurent au xviie siècle. Gauthier Lud était également passionné de cosmographie et d’astronomie et s’intéressait particulièrement aux mouvements des astres. Il publia à Strasbourg au début de l’année 1507 un petit traité, Speculi Orbis… Declaratio13, qui comporte une dédicace de l’auteur au duc René II, dans laquelle il annonce le vaste projet qu’il nourrit :
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vrit le Mundus novus imprimé par Jehan Lambert dans la traduction de Fra Giocondo et qu’il en compara les données avec celles de la Géographie de Ptolémée16. C’est lui qui prépara pour Mathias Hupfuff en 1505 la publication du De Ora Antarctica per regem Portugalliae pridem inuenta17, édition latine du Mundus novus d’Amerigo Vespucci18, précédée de la pièce en vers que Gauthier Lud reprendra dans sa Speculi Orbis… Declaratio. Ringmann avait reçu, sans doute de Paris, une des premières éditions de la lettre, traduite de l’italien par le dominicain Jean Giacondo, de Vérone, « qu’au commencement de l’année 1503 Améric Vespuce avait adressée à Laurent, fils de Pierre-François de Médicis, pour lui faire une relation de son troisième Voyage »19. Dans son épître dédicatoire, adressée au Strasbourgeois Jacques Brun, Ringmann exprime l’étonnement causé chez les savants par les nouvelles découvertes et affirme qu’il a vérifié si les terres récemment explorées correspondaient aux cartes de Ptolémée. C’est l’édition de cette œuvre qui le conduisit sans doute à rejoindre les humanistes de Saint-Dié. Afin de préparer dans les meilleures conditions la nouvelle édition de la Géographie de Ptolémée, Ringmann écrivit le 5 avril 1507 à l’imprimeur Johann Amerbach pour le prier de lui procurer pendant un mois le manuscrit de cette œuvre, que possédaient les dominicains de Bâle20. Comme le rappelle l’épître dédicatoire de l’édition de Schott, imprimée en 1513, dans le cadre d’un second voyage en Italie, Ringmann chercha à se procurer un autre Ptolémée grec. Par Venise et Ferrare, il se rendit auprès de Jean-François Pic de la Mirandole ; il le rencontra à Novi, non loin de Gênes, et obtint de lui le texte original tant convoité. Le 1er avril 1509, Gauthier Lud fit savoir à l’évêque de Toul, Hugues des Hazards, dans l’épître dédicatoire de sa Grammatica figurata, qu’il verrait bientôt sortir « ex armario nostro » la géographie de Ptolémée corrigée soigneusement d’après le texte grec et enrichie de diverses additions21. Ringmann s’était également inventé un nom de plume latinisé : Philesius Vosagense, le Vosgien affectueux. De 1507 à son décès prématuré au cours de l’automne 1511, il travailla assidûment à Saint-Dié sans pour autant renoncer à fréquenter le milieu intellectuel strasbourgeois. Beatus Rhenanus fit poser en sa mémoire, dans le cloître de la commanderie de Saint-Jean de Sélestat, une pierre commémora-
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A. Ronsin, Le nom de l’Amérique…, op. cit., p. 117. C’est ce qu’avance Ch. Schmidt dans son Répertoire bibliographique strasbourgeois, t. V : Matthias Hupfuff (1492-1520), Strasbourg, J. H. ED. Heitz, 1894, p. 12, no 5 ; voir aussi F. Ritter, Répertoire bibliographique des livres du xvie siècle qui se trouvent à la Bibliothèque Nationale et Universitaire de Strasbourg, t. IV, Strasbourg, P. H. Heitz, 1955, p. 1503-1504, no 2406 ; VD16 V 937. Il s’agit, en l’espèce, de la relation du troisième voyage effectué en 1501-1502, à la demande du roi du Portugal Manuel Ier. Ch. Schmidt, Histoire littéraire de l’Alsace…, op. cit., p. 94. Ibid., p. 114 ; lettre éditée dans Die Amerbachkorrespondenz, t. I : Die Briefe aus der Zeit Johann Amerbachs, 1481-1513, A. Hartmann (éd.), Bâle, Universitätsbibliothek, 1942, p. 312-313, no 333 : « Est apud Praedicatores vobiscum in bibliotheca Ptholomei liber graecis caracteribus scriptus, quem ego ut originale arbitror emendatissimum. Itaque rogo te, ut, quibus mediis id fieri possit, procurare velis, ut eum ipsum librum siue tuo siue nostro nomine per unius mensis spacium habere valeamus ». Sur la bibliothèque des Dominicains de Bâle, voir Philipp Schmidt, « Die Bibliothek des ehemaligen Dominikanerklosters in Basel », Basler Zeitschrift, 18, 1919, p. 160-254. « Videbis Christo fauente propediem digniora ex armario nostro. Inter quae placebit (ni fallor) maxime Claudii Ptolemaei geographia e Graeco originali diligentissime castigata variarumque rerum additione ornatissima » ; sur la Grammatica figurata de Ringmann, voir Ch. Schmidt, Histoire littéraire de l’Alsace…, op. cit., p. 118.
tive avec une inscription rappelant les services rendus par Ringmann aux lettres, désigné en tant que « politioris literaturae apud Elsates propagatori ». 239
Originaire du village de Sandacourt, dans la plaine vosgienne, maître ès arts, Jean Basin fut curé du village de Wisembach dès 1493. Il devint vicaire de Notre-Dame de Saint-Dié en 1507 et chanoine après 1510. Latiniste et poète, il fit imprimer à Saint-Dié en 1507 son Novus elegansque conficiendarum epistolarum modus. Duos principales… libros, manuel de l’art de bien dire et bien écrire les lettres, dédicacé à Nicolas Lud, sur les presses duquel l’ouvrage avait été imprimé. Nicolas Lud portait le titre de secrétaire de l’hôtel du duc de Lorraine. Il était le fils de Jean Lud, frère aîné de Gauthier et exerçait à Saint-Dié des fonctions dans l’administration des mines dont son père avait été le maître général.
La Cosmographiae introductio du 25 avril 1507
Il importe tout d’abord de rappeler la Lettre à Lorenzo di Medici. De ce bref récit composé en italien par Vespucci pour son patron Lorenzo di Pier Francesco di Medici, une copie fut expédiée de Lisbonne à Paris où elle fut aussitôt traduite en latin par Fra Jocondo avant d’être publiée en 1503-1504 à Florence et à Paris. Elle fut connue sous son titre de départ, Mundus novus. Quatorze éditions en latin de cette brochure de quatre feuillets, suivies d’autant de versions dans les langues nationales, furent répandues en très peu d’années dans toute l’Europe. À ce moment-là, l’« effet Colomb » de 1493 était tombé puisque, des autres voyages de l’amiral, il n’y avait pas eu de diffusion internationale. Ainsi, dix ans après la découverte des Indes par l’Ouest, voici qu’un navigateur écrivait qu’il existait un monde inconnu, un quatrième continent, ce qui permit à cette publication de rencontrer un succès certain. Comme son nom l’indique, la Cosmographiae introductio est une introduction à la Géographie proprement dite. Son titre complet en donne le programme : Cosmographiae introductio cum quibusdam geometriae ac astronomiae principiis ad eam rem necessariis. Insuper quatuor Americi Vespucii navigationes. Universalis Cosmographię descriptio tam in solido quam plano / eis etiam insertis quę Phtolemęo ignota a nuperis reperta sunt 23. Ce recueil, imprimé le 25 avril 1507, en
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A. Ronsin, Le nom de l’Amérique…, op. cit., p. 118. Traduit par A. Ronsin, Le nom de l’Amérique…, op. cit., p. 127 : Introduction à la cosmographie avec quelques éléments de géométrie et d’astronomie nécessaires à la compréhension de cette science, ainsi qu’avec quatre voyages
• la géographie de ptolémée
Né à Radolfzell sur les bords du lac de Constance en 1474, Martin Waldseemüller fit ses études à l’université de Fribourg-en-Brisgau, où il fit, selon A. Ronsin, la connaissance de l’imprimeur Johannes Schott, puis travailla chez son oncle imprimeur à Bâle et noua des relations avec la famille Amerbach22. Il séjourna ensuite à Strasbourg. Sa réputation de cartographe était suffisamment établie pour que Gauthier Lud l’engage et en fasse l’éloge auprès du duc René II. Selon la mode de l’époque, il grécisa son nom de famille en Hylacomilus ou Ilacomilus (le meunier du lac de la forêt). Installé à Saint-Dié en 1505 ou 1506, il dessina une série de cartes. En 1514, il devint chanoine de Saint-Dié et mourut dans sa maison canoniale en 1520.
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caractères romains, comprend quatre figures et une planche dépliante gravées sur bois24. Les deux premières pages sont occupées par un prologue, constitué d’une dédicace à l’empereur Maximilien. Suivent neuf chapitres portant sur les principes de la géométrie (chap. 1 et 2), les cercles du ciel (chap. 3), la sphère (chap. 4), les cinq zones célestes (chap. 7), les vents (chap. 8) et les divisions de la terre (chap. 9). C’est dans ce chapitre que figure l’indication suivante : « la quatrième partie [partie de la terre] est une île, puisqu’on voit qu’elle est entourée d’eau de toute part », qui justifie le dessin de l’Amérique bien isolée de l’Asie et l’absence d’une terre australe dans la carte universelle. Le traité s’achève par une note au lecteur dans laquelle il est rappelé qu’en dessinant la carte générale du monde, l’auteur ne s’est pas contenté de suivre Ptolémée mais qu’il a utilisé des cartes marines pour les nouvelles terres et que pour le globe qui accompagne la carte plane, il s’est conformé « à la description de Vespuce ». Dans le chapitre IX de l’Introduction à la cosmographie, ce paragraphe est signalé en marge par le mot America : Nunc Vero et hę partes sunt latius lustratae / et alia quarta pars per Americum Vesputium (ut in sequentibus audietur) inuenta est / quam non video cur quis iure vetet ab Amerigo inuentore, sagacis ingenii viro Amerigen quasi Americi terram / siue Americam dicendam : cum et Europa et Asia a mulieribus sua sortita sint nomina. Eius situm et gentis mores ex bis binis Americi nauigationibus quae sequuntur liquide intelligi datur25.
Cette introduction comprend deux parties : dans la première, les humanistes qui composent le Gymnase vosgien expliquent leur projet et proposent de nommer « Amérique » le nouveau continent, en l’honneur d’Amerigo Vespucci, le navigateur qui l’avait découverte. La seconde partie contient le texte des quatre « navigations » d’Amerigo Vespucci reçu par le duc de Lorraine ; il sert de preuve aux déclarations contenues dans la première partie. D’après un manuscrit, une version française a été envoyée, apparemment sur sa demande, au duc René II de Lorraine, qui a transmis le document à son chapelain Gauthier Lud. Traduit en latin à Saint-Dié par Jean Basin, ce texte prend le titre de Quatuor Navigationes ; il est publié en seconde partie du livret Cosmographiae Introductio en 1507, avant d’être traduit deux ans plus tard en allemand. Le succès de la Cosmographiae introductio fut tel qu’elle fit l’objet d’un nouveau tirage le 29 sep-
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d’Amerigo Vespucci et la reproduction du monde entier aussi bien en projection sphérique qu’en plan, en incluant les régions qu’ignorait Ptolémée et qui n’ont été découvertes que récemment. Il est composé de cinquante-deux feuillets (104 p.), de format in-4o (210x138 mm environ). En outre, la Cosmographiae introductio fait office de livret d’accompagnement de deux documents cartographiques : un planisphère et un globe en fuseaux. Planisphère composé de 12 feuilles imprimées à partir de planches gravées sur bois, mesurant 430 x 590 mm. Lorsque les marges ont été rognées et que les feuilles sont juxtaposées, le planisphère se présente comme une mappemonde cordiforme de 1290 x 2320 mm. Traduit par A. Ronsin, Le nom de l’Amérique…, op. cit., p. 128-129 : « Aujourd’hui ces parties de la terre (l’Europe, l’Afrique et l’Asie) ont été plus complètement explorées, et une quatrième partie a été découverte par Amerigo Vespucci, ainsi qu’on le verra plus loin. Et comme l’Europe et l’Asie ont reçu des noms de femmes, je ne vois aucune raison pour ne pas appeler cette autre partie Amerigé c’est-à-dire terre d’Amerigo, d’après l’homme sagace qui l’a découverte. On pourra se renseigner exactement sur la situation de cette terre et sur les coutumes de ses habitants par les quatre navigations d’Amerigo qui suivent ».
Les premières éditions strasbourgeoises de la Géographie de Ptolémée par Johannes Schott L’édition de 1513 L’édition de la Géographie de Ptolémée, réalisée par Johannes Schott à Strasbourg28, en 151329, était la première à regrouper, en deux parties distinctes, les vingt-sept cartes héritées de Ptolémée suivies de vingt cartes originales : dix-neuf sur feuille entière, et une, celle de la Lorraine, sur demi-feuille30. De ce fait, un véritable atlas moderne est en quelque sorte juxtaposé à celui de Ptolémée. Les cartes modernes sont réparties en trois groupes : les copies des portulans portugais, les copies des documents empruntés en divers lieux et les cartes originales locales ou régionales, concernant l’Allemagne, la France, la Lorraine ou une grande région de l’Est axée sur le Rhin. C’est la première édition de Ptolémée qui s’ouvre largement aux grandes navigations portugaises et espagnoles. Il faut d’ailleurs noter que la séparation entre les cartes traditionnelles et les cartes modernes est rigoureusement observée, les secondes étant embrassées dans un « In Claudii Ptolemei supplementum ». Cette édition avait été préparée à partir de 1507 par Martin Waldseemüller pour les cartes et Mathias Ringmann pour le texte, avec l’aide matérielle du duc René II de Lorraine. L’identité de l’auteur des cartes de cette nouvelle édition de la Géographie de Ptolémée est totalement évacuée ; seul Ringmann apparaît dans l’épître dédicatoire de Jean-François Pic de la Mirandole à
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F. Ritter, Répertoire bibliographique…, op. cit., p. 1503-1504, no 2407 ; VD16 W1160. Bibliothèque Humaniste de Sélestat, K 1181. F. Ritter, Histoire de l’imprimerie alsacienne aux xve et xvie siècles, Strasbourg-Paris, F.-X. Le Roux, 1955, p. 170-186. Claudii Ptolemei / uiri Alexandrini / Mathematicę disciplinę Philosophi / doctissimi / Geographię opus nouissim a traductione e Gręco- / rum archetypis castigantissime pressum, cęteris / ante lucubratorum multo pręstantius, voir Ch. Schmidt, Répertoire bibliographique strasbourgeois, t. II : Martin (1481-1499) et Jean (1500-1545) Schott, Strasbourg, J. H. ED. Heitz, 1893, p. 17-18, no 21 ; F. Ritter, Répertoire bibliographique …, op. cit., p. 1249-1251, no 1957 ; VD16 P5207. Ch. Schmidt signalait déjà que « la 17e des cartes modernes est la plus ancienne connue des cartes imprimées de la Suisse. Celle de la Lorraine est également la plus ancienne que l’on possède de cette contrée ; elle est ornée de 19 écussons et remarquable comme étant imprimée en noir, rouge et vert, un des premiers essais d’impression en plusieurs couleurs ».
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• la géographie de ptolémée
tembre 1507. La Cosmographiae Introductio fut imprimée par Grüninger dès 1509 et complétée par un opuscule anonyme, intitulé Globus mundi 26. Il semble raisonnable de penser que les exemplaires de la Cosmographiae Introductio du 25 avril 1507 présentant la dédicace du Gymnase vosgien à l’empereur Maximilien étaient ceux de l’édition officielle destinée au commerce et que ceux qui comportaient l’adresse de Ringmann et la dédicace de Waldseemüller à l’empereur Maximilien étaient des exemplaires d’auteur. Ces derniers constituaient vraisemblablement une part de la rémunération des deux érudits ; ces volumes pouvaient être offerts par leurs soins à leurs protecteurs ou être vendus à leur guise. C’est un de ces exemplaires que le savant sélestadien Beatus Rhenanus put acquérir en 1510, peut-être par l’intermédiaire de Ringmann27.
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Jacob Aessler. Il fallut attendre l’édition imprimée par Grüninger en 1522, pour voir son maître d’œuvre, l’humaniste Laurent Fries, rappeler que « pour ne point paraitre nous faire honneur des mérites d’autrui, nous déclarons que ces cartes ont été construites nouvellement par le feu Hylacomylus (Waldseemüller) »31. La mort du duc à la fin de 1508, et celle de Ringmann en 1511, ainsi que la faillite du libraireimprimeur Gauthier Lud retardèrent le projet. Il fut finalement mené à son terme grâce aux fonds des avocats strasbourgeois Jacob Aessler ou Oessler, avocat à l’officialité puis censeur et surintendant des imprimeries dans le Saint Empire, et Georg Uebelin, également avocat à l’officialité et secrétaire de l’évêque de Strasbourg, Guillaume de Honstein. En dépit de ces vicissitudes, l’ouvrage fut imprimé in fine à Strasbourg, par Schott en 1513. L’édition de Schott, 1520 En 1520, avec l’appui financier de Georg Uebelin seul, Johannes Schott fit un retirage de l’édition de 1513 de la Géographie de Ptolémée, sous un titre légèrement différent32. Une partie du texte ne fut pas reproduite, en particulier l’index des lieux. Les cartes furent retirées avec les bois de l’édition de 1513, à l’exception de la carte de la Suisse regravée sur le modèle précédent, mais plus sobrement ; les villes y sont figurées par des points et non plus par des vignettes. Waldseemüller n’est toujours pas mentionné comme auteur des cartes. Du point de vue de leur forme générale, les cartes présentes dans les éditions de Schott sont proches des cartes italiennes gravées sur cuivre, notamment celles de l’édition du Ptolémée imprimée à Rome en 147833 et plus encore de l’édition vénitienne de 1511 (à l’instar de la carte de la France). Cette dernière a vraisemblablement influencé le traitement des cartes strasbourgeoises. Bien que la gravure sur bois n’offre pas un rendu des détails aussi soigné que la gravure sur cuivre, on distingue d’abord chez Schott puis chez Grüninger la volonté d’offrir à leurs lecteurs un livre d’une grande qualité. Dans le cas de Schott, il s’agit clairement d’une « édition de luxe ». En effet, le papier choisi était de très bonne qualité ; d’autre part, les cartes ne furent pas imprimées en recto-verso. Une autre manifestation de cette exigence de qualité apparaît dans le traitement de la carte de la Lorraine, imprimée en trois couleurs, noir, rouge et vert34. Il ressort de ces éléments que l’audace éditoriale, mais aussi une certaine forme d’opportunisme commercial, ont permis à Johannes Schott de commercialiser, en sept ans, deux belles éditions de la Géographie de Ptolémée. Cet imprimeur assura ainsi la fonction de passeur de l’œuvre scientifique menée par les membres du « Gymnase vosgien ». Deux ans seulement après sa réédition par Schott, Grüninger devait à son tour faire œuvre de passeur de texte et de cartes.
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Voir à son propos : C. Schmidt, Laurent Fries, de Colmar, médecin, astrologue, géographe à Strasbourg et à Metz, Nancy, Berger-Levrault, 1890. Ptolemaeus auctus restitutus emaculatus cum tabulis veteribus ac novis ; C. Schmidt, Répertoire…, op. cit., p. 31, no 54 ; VD 16 P5209. Rome, Arnoldus Buckinck, 10 octobre 1478 (ISTC ip01083000). A. Ronsin, Le nom de l’Amérique…, op. cit., p. 172 ; Shirley (Rodney W.), « Karte der Britischen Inseln von 1513 : eine der ersten farbig gedruckten Karten », Cartographica helvetica, 20, 1999, p. 13-16.
Les éditions du texte de Ptolémée imprimées par Johann Grüninger : 1522 et 1525
L’édition de 1522 : entre cosmographie et chronique du monde Des cartes réalisées en 1518 ? Sur bien des aspects, l’édition de 1522 emprunte beaucoup aux travaux réalisés quelques années auparavant par Martin Waldseemüller. Une grande majorité des cartes imprimées par Johann Grüninger sont en effet des copies, souvent déformées et aux dimensions plus réduites, de celles sorties des presses de Johannes Schott39. Il s’agit surtout des cartes du premier atlas qui, pour reprendre les termes de Lucien Gallois, ne sont que de « grossières imitations » de celles de
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Concernant l’activité de Johann Grüninger, voir l’ouvrage de F. Ritter, Histoire de l’imprimerie…, op. cit., p. 81-110. Laurent Fries (Mulhouse, vers 1485-Strasbourg, 1532) publia plusieurs ouvrages entre 1518 et 1525 chez Johann Grüninger ; C. Schmidt, Laurent Fries, de Colmar, médecin…, op. cit. Sur la mappemonde placée à la fin de l’ouvrage figurent les initiales LF de Laurent Fries, accompagnées de la date de 1522 (carte no51). Johann Koberger (Nuremberg, 1454-1543) libraire et éditeur a commandé l’édition de 1525 à Johann Grüninger. Deux bois imprimés en 1522 sont même ceux utilisés par Johannes Schott : il s’agit de la carte de l’Assyrie et de la Perse (Tabula Asiae V) ainsi que de la mappemonde avec la figuration des vents, placée au début du premier atlas. Dans l’édition de 1525, ces bois ont été remplacés par deux nouvelles créations.
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• la géographie de ptolémée
Si les deux publications de Johannes Schott s’inscrivent dans la lignée des précédentes éditions allemandes et italiennes de la Géographie de Ptolémée, celles imprimées dans les années suivantes par son concitoyen Johann Grüninger ne sont pas de simples imitations35 : il s’agit certes du même texte de Ptolémée suivi de deux atlas, mais le format, la richesse des ornementations, la présence d’illustrations et de nouvelles descriptions accompagnant plusieurs des cartes ainsi que, sur nombre de ces dernières, les représentations de personnages et d’animaux, en font des éditions d’un nouveau genre. Avec l’édition de 1522 d’abord, puis avec celle de 1525 ensuite, la cosmographie ptoléméenne sort de plus en plus de la voie que lui firent prendre jusqu’à lors les savants du xve siècle et du début du xvie siècle, pour tracer le chemin qui la conduira à la Cosmographie de Sébastien Münster. Autrement dit, les éditions de Johann Grüninger marquent précisément le moment où, au xvie siècle, la cosmographie devient géographie. Cité sur la page de titre et mentionné de nouveau dans la préface par Thomas Vogler, Laurent Fries est l’homme à qui l’on doit l’édition de 152236. Auteur vraisemblable des cartes et des textes37, il serait ainsi à l’origine des spécificités de cette première édition. Pourtant, un examen attentif des cartes, puis des relations que les textes entretiennent avec les illustrations fait naître plusieurs apories et pose inévitablement la question de savoir si l’édition du Ptolémée de 1522 est bien le résultat des travaux de Laurent Fries. Partant de cette interrogation, la confrontation des cartes avec celles réalisées quelques années auparavant par Martin Waldseemüller, ainsi que la convocation de la précieuse source que constituent les lettres que s’échangèrent en 15241525 Johann Grüninger et l’éditeur Johann Koberger, permettent d’éclairer sous un jour nouveau la genèse des deux éditions des textes de Ptolémée de 1522 et 1525, mais aussi de reconsidérer les rôles respectifs joués par Laurent Fries et l’imprimeur strasbourgeois38.
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151340. Pour d’autres, ce sont deux grandes cartes murales du géographe déodatien qui ont servi de modèles : la première est une représentation de l’Europe occidentale réalisée en 1511, mais dont seule une copie imprimée en 1520 par Johann Grüninger est connue41. Dans l’édition de 1522, les contours de la Péninsule Ibérique, de la Gaule, de l’Italie et de l’Europe Centrale (Tabula moderna, cartes nos 31, 32, 34 et 37) ainsi que les représentations des fleuves et massifs montagneux sont directement empruntés à la Carta itineraria Europae. Quant à la seconde carte murale, il s’agit de celle imprimée en 151642. Elle servit de modèle pour plusieurs cartes du second atlas et en particulier pour deux nouvelles cartes qui ne figuraient pas dans les éditions de Johannes Schott : la carte de l’Inde méridionale et de l’Indonésie, et la carte de la Chine et du Japon (cartes nos 45 et 46). Cette carte maritime est également illustrée de petites saynètes décrivant les us et coutumes de certaines populations ou encore de représentations isolées de rois, d’êtres fabuleux et d’animaux présents dans les différentes parties du monde ; ces illustrations sont pratiquement toutes reprises sur les cartes du second atlas de l’édition de 1522. La présence d’un opossum et d’une famille de cannibales se retrouve par exemple sur la carte du nouveau monde (carte no 29), ou encore l’image du roi Emmanuel Ier chevauchant un monstre marin représentée au large de la côte ouest de Madagascar (carte no 41). Sur cette carte de 1516, Martin Waldseemüller cite les travaux de cartographes dont il s’est servi, mais aussi les récits de voyageurs qui lui ont permis d’enrichir sa carte de légendes : Cadamosto, Ludovico di Varthema, Christophe Colomb, ou encore Amerigo Vespucci43. Il a ainsi utilisé des portulans élaborés par les navigateurs de son époque et notamment celui réalisé vers 1502-1504 par Nicolas de Canerio sur lequel figurent aussi des représentations de villes, de rois et d’animaux exotiques44. Si l’on ne peut parler ici de copies fidèles, il n’en demeure pas moins que ces petites illustrations ont pu être des sources d’inspiration pour le dessinateur de la carte de 1516. De même, certaines saynètes, également copiées en 1522, renvoient directement à des gravures sur bois ornant des récits de voyages imprimés au début du xvie siècle. Sur le territoire de l’Inde méridionale (fig. 1), figure ainsi une jeune femme brûlée vive qui s’avère être une copie libre d’une illustration du voyage en Arabie et aux Indes orientales de Ludovico di Varthema imprimé à Augsbourg en 151545. Dans ce passage illus-
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L. Gallois, Les géographes allemands…, op. cit., p. 64. Un seul exemplaire de cette carte subsiste, conservé au Tiroler Landesmuseum Ferdinandeum à Innsbruck. Pour une reproduction de cet exemplaire, voir : Carta itineraria Europae 1520, Bonn, Kirschbaum, 1971. Concernant la carte de 1511, voir : L. Gallois, Les géographes allemands..., op. cit., p. 57. Voir au sujet de cette carte l’ouvrage de Joseph Fischer, Franz von Wieser, Die Aelteste Karte mit dem Namen Amerika aus dem Jahre 1507 und die Carta marina aus dem Jahre 1516, Amsterdam, Theatrum orbis terrarum, 1968. J. Fischer, F. von Wieser, Die Aelteste Karte…, op. cit., p. 33-34. La mappemonde de Nicolas de Canerio est conservée au Dépôt des cartes de la Marine à Paris. Voir au sujet de cette carte utilisée comme modèle par Martin Waldseemüller l’article de L. Gallois, « Le nom d’Amérique et les grandes mappemondes de Waldseemüller de 1507 et 1516 », Annales de Géographie, t. 13, no 67, 1904, p. 29-36, plus particulièrement p. 33 ; également, l’ouvrage de J. Fischer, F. von Wieser, Die Aelteste Karte…, op. cit., p. 27-33. Ludovico di Varthema, Die Ritterlich und lobwirdig rayß des gestrengen und über all ander weyt erfarnen ritters und Lantfarers herren Ludowico vartomans von Bolonia, Augsbourg, Jean Miller, 1515, f. n3r, (VD16 ZV15156). Toutes les gravures de cet ouvrage ont également été copiées dans l’édition strasbourgeoise : Die Ritterlich und lobwürdig reisz des gestrengen und über all ander weyt erfarnen Ritters und landtfarers herren Ludowico Vartomans von Bolonia, Strasbourg, Jean Knobloch, 1516 (VD16 ZV15157).
Fig. 1 - « Indiae Tabula Moderna », dans Clavdii Ptolemaei…, Johann Grüninger, Strasbourg, 1522, f. 173v -174r (BM Colmar IV 8743)
Fig. 2 - « Tabu. Moder. Germ. », dans Clavdii Ptolemaei…, Johann Grüninger, Strasbourg, 1522, f. 152v-153r
(BM Colmar IV 8743)
Fig. 3 - Clavdii Ptolemaei…, Johann Grüninger, Strasbourg, 1522, f. 116v-117r
(BM Colmar IV 8743)
Un encadrement de titre morcelé L’originalité de l’édition de 1522 pourrait se limiter à l’abondance de l’ornementation et des illustrations qu’elle contient (fig. 3). Aucun ouvrage strasbourgeois imprimé dans le premier quart du xvie siècle ne peut, en effet, se prévaloir d’offrir au lecteur une telle richesse décorative. Presque chaque page est agrémentée de bandes d’ornements encadrant titres et textes. La qualité de ces bois a souvent été soulignée et plusieurs historiens de l’art ont cherché à les attribuer à des artistes strasbourgeois ou bâlois48. Or le graveur employé par Johann Grüninger s’est le plus souvent contenté d’extraire et de copier plusieurs éléments architecturaux figurant sur de grandes gravures sur cuivre, réalisées à Augsbourg par Daniel Hopfer et son fils, Hieronymus Hopfer49. L’imprimeur a ensuite agencé de différentes manières les bandes ainsi produites pour créer plusieurs encadrements. Seules quatre bandes d’ornement, dispersées au fil des pages, ne sont pas des copies et forment, lorsqu’on les réunit, un encadrement de titre original. Il est étonnant que ce dernier n’apparaisse jamais dans son ensemble, d’autant plus qu’il aurait pu parfaitement trouver sa place dans une édition de la Géographie. Sur trois de ces bandes est en effet inscrite l’initiale G du terme « geometria », encadrée d’une équerre et d’un compas50 ; les lettres AR qui
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Voir Paul Teyssier (trad.), Le voyage de Ludovico di Varthema en Arabie et aux Indes orientales : 1503-1508, Paris, Chandeigne, 2004, p. 193-194, accompagné d’une reproduction de l’illustration augsbourgeoise. Dix cartes du second atlas sont également des copies de celles imprimées par Johannes Schott, notamment la carte des Îles Britaniques, de la Terre Sainte, de la région du Rhin Supérieur ou encore de la Crète. Voir, par exemple David Paisey, Catalogue of German printed books to 1900. The British Museum Department of prints and drawings, Londres, British Museum, 2002, no 327.
Concernant les gravures de Daniel Hopfer qui ont été copiées, voir le catalogue d’exposition : Daniel Hopfer, ein Augsburger Meister der Renaissance : Eisenradierungen, Holzschnitte, Zeichnungen, Munich, Waffenätzungen, Pinakothek der Moderne, 2009, nos 8, 22, 34, 36, 58 et 94. Pour la gravure de Hieronymus Hopfer qui a servi de modèle, voir Friedrich Wilhelm Heinrich Hollstein, German Engravings, Etchings and Woodcuts, vol. XV, Rotterdam, 1986, no 26. Cette lettre G avait jusqu’à présent été considérée comme le monogramme de Johann Grüninger. Voir Paul Heitz, Karl August Barack, Elsässische Buchermarken bis Anfang des 18 Jahrhunderts : mit Vorbemerkungen and Nachrichten über die Drucker, Strasbourg, Heitz, 1892, pl. 1, no 5.
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• la géographie de ptolémée
tré, Varthema raconte en effet comment dans la ville de Tenasserim, la veuve, consentante, est brûlée vive quinze jours après le décès de son époux46. Dans le domaine de la cartographie, le travail de Laurent Fries pourrait ainsi se résumer à celui d’un imitateur. Les cartes du premier atlas de l’édition de 1522 sont de médiocres copies de celles parues chez Johannes Schott en 1513, quand celles du deuxième atlas sont majoritairement inspirées des deux cartes murales de Martin Waldseemüller47. Un élément demeure cependant tout à fait surprenant et pour le moment incompréhensible : Laurent Fries copie de façon assez libre les illustrations figurant sur la carte de 1516, mais en ajoute également une tout à fait insolite. Sur la carte de la Germanie (Tabula Moderna, carte no 33), il représente en effet l’empereur Maximilien Ier sur son trône avec la date de 1518 et une courte légende indiquant qu’il règne alors sur ce territoire (fig. 2). Cet empereur étant, en 1522, décédé depuis trois ans, comment expliquer sa présence sur cette carte, si ce n’est en supposant qu’elle a été réalisée à l’époque de son règne ?
surmontent un tableau de nombres et renvoient au mot « arithmetica » ; et enfin les lettres AS, pour « astronomia », placées de part et d’autre d’une sphère armillaire (fig. 4). 248 alice klein - laurent naas
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Des gravures qui ne sont pas illustratives Les seize illustrations sont situées soit à la fin des descriptions des paysages et des habitants des régions cartographiées, soit, lorsque ce texte est absent, sur la page de titre qui précède la carte. Dans ses récits, Laurent Fries se réfère le plus souvent aux écrits de Pline, mais aussi à ceux d’Hérodote et de Strabon. Une exception est à noter concernant le passage descriptif qui suit la carte du nouveau monde, puisqu’il cite ici un passage d’une lettre de Christophe Colomb. L’illustration qui l’accompagne est alors peut-être celle qui est le plus étroitement en relation avec le texte (fig. 5) : on peut en effet légitimement penser que Christophe Colomb est bien l’homme représenté sur le rivage avec, au second plan, son navire en mer. Le texte, cependant, ne permet pas de donner du sens à la présence des deux hommes dans l’eau et à l’objet qu’ils lui remettent. Concernant d’autres illustrations, les références au texte deviennent pratiquement impossibles à saisir. Pour la description qui suit, par exemple, la carte des provinces de la Perse (Tabula Asiae IX, carte no 24), Laurent Fries, s’appuyant sur les écrits de Pline et de Strabon, apporte des indications sur le paysage de ces régions et les guerres qui s’y sont déroulées, quand l’illustration donne à voir des sciapodes ou encore des cynocéphales peuplant un territoire s’étendant jusqu’en Inde (fig. 6). Ces représentations d’êtres fabuleux ne correspondent absolument pas à la description de l’auteur strasbourgeois, et renvoient bien plus aux illustrations qui accompagnent habituellement un autre récit de voyage, celui de Jean de Mandeville51. Restent encore certaines gravures dont le sens est relativement énigmatique, dans la mesure où aucun texte ne les accompagne (fig. 7). La façon dont sont utilisées les illustrations est des plus surprenantes pour un ouvrage sorti des presses de Johann Grüninger. Habituellement, cet imprimeur attache un soin particulier à faire concorder écrits et images, plus encore lorsqu’il s’agit de la première impression d’un texte dans son officine. Il fait ainsi spécialement réaliser quatre gravures en 1509 pour son édition des lettres d’Amerigo Vespucci, sur lesquelles les habitants du nouveau monde sont clairement identifiables52. Aussi, devant les gravures de l’édition de 1522, une question se pose inévitablement : ont-elles bien été réalisées pour cette édition ?
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Ne serait-ce qu’à Strasbourg, le récit de Jean de Mandeville a été imprimé à sept reprises depuis 1483. Pour la reproduction des gravures figurant dans une de ces éditions (Johannes Monteuilla der wytfarende Ritter, Strasbourg, Matthias Hupfuff, 1501, VD16 J625), voir l’ouvrage de Cécile Dupeux, Jacqueline Lévy, Jean Wirth, La Gravure d’illustration en Alsace au xvie siècle, II. Georg Husner, Johann Prüss, Bartolomaüs Kistler, Wilhelm Schaffner, Mathias Hupfuff, Johann Schott, Johann Wähinger, Martin Flach, Johann Knobloch, 1501-1506, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2000, p. 25-26 et ill. nos 112 à 230. Vespucci Amerigo, Disz büchlin saget wie die zwe durchlüchtigsten herren..., Strasbourg, Johann Grüninger, 1509 (VD16 ZV15199). Voir les reproductions des gravures dans Cécile Dupeux, Jacqueline Lévy, Frank Muller, La Gravure d’illustration en Alsace au xvie siècle, III. Jean Grüninger, 1507-1512, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2009, p. 15 et ill. nos 212-215.
Fig. 4 - Reconstitution de l’encadrement de titre à partir des bandes d’ornement présentes aux f. 97r, 99r et 106r (BM Colmar IV 8743)
Fig. 5 - « Christophe Colomb », dans : Clavdii Ptolemaei…, Johann Grüninger, Strasbourg, 1522, f. 144v (BM Colmar IV 8743)
Fig. 6 - « Au royaume de Scythie », dans Clavdii Ptolemaei…, Johann Grüninger, Strasbourg, 1522, f. 130v (BM Colmar IV 8743)
Fig. 7 - Illustration présente au titre de la carte « Tabula Moderna Portionis Africae », dans Clavdii Ptolemaei…, Johann Grüninger, Strasbourg, 1522, f. 144r (BM Colmar IV 8743)
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Une chronique du monde inachevée Si les illustrations présentes dans l’édition de 1522 ne sont pas en étroite corrélation avec les textes de Laurent Fries, certaines d’entre elles le sont beaucoup plus lorsqu’elles sont réemployées quelques années plus tard dans un nouvel ouvrage. En 1525, Johann Grüninger publie en effet une grande carte maritime accompagnée d’un petit livret de Laurent Fries : Uslegung der mercarthen oder carta marina53. Les textes, assez courts, décrivent plusieurs villes et territoires ainsi que les us et coutumes des habitants des régions les plus éloignées. En guise d’illustrations, cinq des seize gravures de 1522 y figurent mais sont employées pour d’autres descriptions : la représentation d’une mère de famille accompagnée d’un éléphant servait par exemple d’illustration à la suite de la quatrième carte de l’Afrique (fig. 3). En 1525, il s’agit d’une femme de l’île de Samotra, île sur laquelle se trouvent, comme l’explique le texte, de nombreux éléphants. Par ailleurs, de nouvelles gravures de format identique aux premières et présentant les mêmes caractéristiques stylistiques apparaissent dans ce livret54. L’ensemble des illustrations de 1522 forme alors avec ces dernières une série homogène de gravures représentant toutes des habitants et des animaux de contrées lointaines ; qui plus est, ces dernières sont en parfaite adéquation avec les textes qu’elles accompagnent en 152555. Pour la rédaction de l’Uslegung, Laurent Fries a en effet emprunté des passages entiers, non plus à Pline ou à Strabon, mais à Ludovico di Varthema, Cadamosto ou encore Jean de Mandeville. Mais surtout, il est question à plusieurs reprises dans ses textes d’un livre qui devrait bientôt paraître et dans lequel seront décrites plus longuement toutes ces parties du monde, qui ne sont ici que brièvement évoquées. Laurent Fries explique ainsi, dans le passage concernant les rois d’Angleterre, que tous leurs actes ne peuvent être présentement exposés, cet ouvrage n’étant pas une chronique56. Ce livre n’a jamais vu le jour, mais la lecture de deux lettres qu’envoya Johann Grüninger à Johann Koberger permet d’imaginer ce qu’aurait pu être cette publication57; plus encore, elles autorisent également à penser que l’édition de 1522 n’est pas entièrement l’œuvre de Laurent Fries. Dans une première lettre datée du 23 février 1524, Johann Grüninger mentionne en effet un livre, appelé « Cronica Mundi », qu’il souhaiterait voir éditer par Johann Koberger et dont il a déjà envoyé une épreuve. L’imprimeur strasbourgeois explique que Martin Waldseemüller est à l’origine de ce projet et que cet ouvrage comprendrait une grande carte maritime, des cartes de plus petites dimensions et des gravures représentant des villes et les curieux habitants des
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Laurent Fries, Uslegung der mercarthen oder carta marina darin man sehen mag wa einer in der welt sey und wa ein ietlich land wasser und stat gelegen ist. Das als in dem büchlin zefinden, Strasbourg, Johann Grüninger, 1525, (VD16 F2847). Pour une reproduction des gravures, voir le facsimilé de la réédition de 1527 imprimée par Johann Grüninger : Laurent Fries, Auslegung der Carta marina navigatoria,1527, Munich, Walter Uhl, 1972. Les gravures de 1522 et plusieurs de celles de 1525 font en moyenne entre 9 et 10 cm de hauteur et 14 cm de largeur. D’autres illustrations de 1525 ne présentent, en revanche, ni les mêmes dimensions, ni les mêmes caractéristiques stylistiques que celles de 1522 et ne sont donc pas à rapprocher de ce groupe. Voir à ce propos Hildegard Binder Johnson, Carta marina : world geography in Strassburg, 1525, Westport, Greenwood Press, 1974 (1re éd. 1963), p. 108-110. Laurent Fries, Uslegung…, Strasbourg, Johann Grüninger, 1525, f. B1r : « […] wan wir hie nit ein Cronica beschreiben wollen ». Ces lettres sont reproduites dans l’ouvrage d’Oscar Hase, Die Koberger : eine Darstellung des buchhändlerischen Geschäftsbetriebes in der Zeit des Ueberganges vom Mittelalter zur Neuzeit, Leipzig, Breitkopf und Härtel, 1885, nos 106 à 123.
58 Ibid., no 106. 59 Ibid., no 123. 60 H. Binder Johnson, Carta marina…, op. cit., p. 96-100. 61 Ibid., p. 96 et 99. L’historienne pense également que certaines de ces notes ont pu être utilisées par Laurent Fries pour la rédaction des textes de l’édition de 1522. Elle avoue cependant ne pas pouvoir précisément reconnaître quels sont les passages propres à Laurent Fries et ceux empruntés à Martin Waldseemüller. Hieronymus Frank, dans son ouvrage Basler Buchillustration 1500-1545 (vol. 1, Bâle, 1984, p. 559) évoque déjà 62 très rapidement cette possibilité sans la développer. Le groupe que forment les gravures de 1522 et certaines de 1525 est par ailleurs très proche stylistiquement de 63 certaines illustrations figurant dans l’ouvrage imprimé par Johann Grüninger en 1518 : Johann Geiler, Das buch der sünden des munds, (VD16 G 718) – voir par exemple les illustrations aux f. E3v, I1r et N2r. Il est fort probable qu’il s’agisse d’un même dessinateur dont les bois auraient ensuite été confiés à deux graveurs différents au moins. Le groupe de gravures de 1522-1525 présente de nombreuses similitudes avec les illustrations de 1518 dans la façon notamment de représenter le visage des femmes, leur anatomie ou encore dans la manière de dessiner les végétaux. La main de ce dessinateur n’apparaît plus après 1521 dans les illustrations présentes dans des ouvrages strasbourgeois, ce qui laisse à penser que les gravures de 1522 et certaines de celles de 1525 ont été dessinées entre 1517 et 1521. 64 Rappelons que Johann Grüninger lui emprunta même deux bois. Rien ne peut prouver que cette carte de la Germanie a été réalisée par Martin Waldseemüller lui-même, mais 65 la présence de la représentation de l’empereur Maximilien Ier et de la date de 1518 suffit à laisser penser qu’elle
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contrées lointaines58. En septembre 1525, Johann Grüninger demande à Johann Koberger s’il peut encore espérer que l’ouvrage commencé par Martin Waldseemüller et pour lequel il a fait réaliser de nombreux bois représentant des villes et des hommes étranges, puisse bientôt voir le jour. Il rappelle en effet à l’éditeur que cela fait maintenant huit ans qu’il attend la publication de ce projet59. L’ouvrage Uslegung der mercarthen, publié le 9 juillet 1525, peut ainsi être considéré comme une version abrégée de cette Chronique du monde. L’historienne Hildegard Johnson a d’ailleurs avancé l’hypothèse selon laquelle Laurent Fries s’est très certainement servi des notes laissées par Martin Waldseemüller pour la réalisation de cet ouvrage60. Peut-être les a-t-il même dans certains cas directement retranscrites61. De même, ne peut-on pas supposer que Johann Grüninger a utilisé les gravures réalisées pour cette Chronique du monde, non seulement pour illustrer l’ouvrage de 1525 mais aussi celui de 152262 ? D’après la seconde lettre, Johann Grüninger possède en effet plusieurs bois gravés aux représentations semblables à celles de ces deux publications, et ce depuis au moins 1517-1518. Or, cette datation coïncide parfaitement avec la représentation, accompagnée de la date de 1518, de l’empereur Maximilien Ier figurant sur la carte de la Germanie de l’édition de 1522. De plus, l’idée selon laquelle il aurait utilisé des bois réalisés à l’origine pour la Chronique du Monde expliquerait également pourquoi ces derniers ne sont pas en parfaite adéquation avec les textes rédigés par Laurent Fries en 152263 : Johann Grüninger, en homme d’affaires averti, aurait saisi l’occasion d’utiliser ce matériel, dormant dans son officine depuis quelques années, pour l’édition conduite par Laurent Fries de la Géographie de Ptolémée. Ces bois pouvaient, en effet, trouver leur place dans un ouvrage de géographie. Il ne restait alors plus qu’à réaliser des schémas scientifiques pour illustrer les premiers livres du texte de Ptolémée, ainsi que des cartes et notamment celles du premier atlas pour lesquelles l’ouvrage de Johannes Schott a alors servi de modèle64. Cette nouvelle hypothèse expliquerait, en outre, pourquoi ces cartes sont de plus piètre qualité que celle réalisée en 151865, et celles produites d’après les deux
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cartes murales de Martin Waldseemüller. Pour compléter le texte de Ptolémée, Laurent Fries rédigea ensuite plusieurs descriptions de lieux – peut-être en s’appuyant sur certaines notes laissées par le géographe déodatien – et pour lesquelles les gravures conçues pour la Chronique du monde servirent d’illustrations. Enfin, il écrivit un texte de plusieurs pages dans lequel il développa quelques notions générales de cosmographie. Johann Grüninger et Laurent Fries ont ainsi fait de l’édition du texte de Ptolémée de 1522 un ouvrage bien différent de ceux de leurs prédécesseurs. Ils ont été non seulement les passeurs du texte du géographe grec, mais aussi les passeurs du projet d’une grande Chronique du Monde commencée par Martin Waldseemüller, décrivant les dernières découvertes des navigateurs et illustrée de représentations d’hommes et d’animaux. Dans sa lettre à Johann Koberger du 23 février 1524, Johann Grüninger lui confie avec enthousiasme son envie d’imprimer de nouveau le texte de Ptolémée. Il souhaitait que ce dernier fût de plus petite dimension pour pouvoir être glissé dans une poche, mais voulait aussi que plusieurs exemplaires pussent être traduits en allemand. Nombre de lecteurs auraient ainsi l’opportunité d’accéder à toutes ces nouvelles découvertes et surtout, grâce aux illustrations, pourraient observer les habitants et les animaux des contrées les plus lointaines. Ce projet n’était, cependant, pas du tout celui de Johann Koberger et de Willibald Pirckheimer.
L’édition de 1525 : destinée à l’homme cultivé plus qu’au savant
Les lettres que s’échangèrent entre 1524 et 1525, Johann Grüninger, Johann Koberger et Willibald Pirckheimer nous renseignent assez précisément sur le déroulement de leur collaboration. En 1524, l’éditeur nurembergeois chargea Johann Grüninger d’imprimer le texte de la Géographie que traduisait alors l’humaniste allemand en lui adjoignant les notes du mathématicien et astronome Johannes Regiomontanus. Plusieurs lettres de l’imprimeur strasbourgeois du début de cette année nous informent que ce dernier envoie régulièrement des tirages à Johann Koberger et Willibald Pirckheimer, attendant leurs corrections et rappelant régulièrement son souhait de voir ce livre terminé avant la foire de Francfort66. Il insiste aussi à plusieurs reprises sur le fait que des savants, parmi lesquels Laurent Fries, l’aident dans son travail et que d’autres, de passage chez lui durant l’été 1524, trouvent son ouvrage de grande qualité67. En septembre 1524, l’impatience de Johann Grüninger se fait un peu plus sentir puisqu’il écrit qu’il a perdu l’été à travailler sur cet ouvrage – comprenant certainement que celui-ci ne serait pas terminé pour la foire d’automne –, mais qu’il ne cesse pour autant de chercher à l’améliorer68. Dans la lettre du 18 octobre 1524, nous comprenons que l’imprimeur strasbourgeois a eu des retours assez sévères de la part de l’éditeur et surtout de
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a au moins été conçue à partir de ses notes ou de ses dessins. Voir H. Binder Johnson, Carta marina…, op. cit., p. 132 ; mais également Leo Bagrow, A. Ortelii Catalogus cartographorum, Gotha, J. Perthes, 1930, vol. 2, p. 104. Oscar Hase, Die Koberger…, op. cit., nos 107 à 110. Ibid., no 110. Ibid., no 112.
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Ibid., no113. Il s’agit certainement de la représentation plane d’une sphère armillaire dont le dessin a été attribué à Albrecht Dürer. Concernant cette gravure, voir Rainer Schoch, Matthias Mende, Anna Scherbaum, Albrecht Dürer : das druckgraphische Werk, Munich, Prestel, 2002, vol. 2, p. 279-281. Ibid., no 114. Lettre datée du 22 novembre 1524. Ibid., nos 116 et 117. Ibid., no 118. La lettre n’est pas datée mais elle a dû être envoyée entre la fin du mois de février et le début du mois de mars car la réponse de Johann Grüninger est datée du 10 mars. Lorsque Willibald Pirckheimer s’indigne du mélange des textes fait par Johann Grüninger, il s’agit, comme dans l’édition de 1522, du morcellement du huitième livre de Ptolémée : les passages correspondant aux régions cartographiées sont en effet placés avant chacune des cartes du premier atlas. Notons également qu’en comparaison à l’édition de 1522, les bandes d’ornements sont encore plus nombreuses. Seules quelques illustrations ont été supprimées et de nouveaux bois ont été réalisés pour les schémas – notamment la sphère armillaire attribuée à Albrecht Dürer.
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• la géographie de ptolémée
Willibald Pirckheimer, lequel lui reproche la fausseté d’une des gravures69. Dans une de ses réponses, Johann Grüninger reconnaît volontiers cette erreur et propose que cette image soit finalement gravée à Nuremberg70. Suivent encore deux lettres, dans lesquelles l’imprimeur strasbourgeois fait état de l’avancement de ses travaux71. Puis, au début de l’année 1525, arrive une lettre de Willibald Pirckheimer qui n’a alors pas de mots assez durs pour qualifier le travail de Johann Grüninger72. Il lui reproche d’avoir mélangé l’ordre des textes de Ptolémée et les annotations de Regiomontanus, et surtout de les avoir illustrés avec ces cartes du second atlas aux représentations carnavalesques, qui sans ces dessins grotesques seraient de plus totalement vides73. Il s’indigne également de la mauvaise accentuation des passages imprimés en grec et rappelle à Johann Grüninger qu’il aurait dû faire appel à un correcteur. Willibald Pirchkeimer considère que cette édition nuit à sa réputation, et insiste encore sur la mauvaise qualité de ces cartes conçues à partir de fables pour bonnes femmes et pour enfants. Pour l’humaniste allemand, cette édition n’est bonne qu’à être brûlée. Dans sa réponse du 10 mars, Johann Grüninger reprend point par point les reproches que lui adresse l’humaniste nurembergeois et rappelle, entre autres, que des savants de Strasbourg mais aussi de Paris et de Lyon l’ont félicité pour son travail. Aussi, loin de brûler cette édition, la publie-t-il le 30 mars 1525 avec la traduction de Willibald Pirckheimer, les notes de Regiomontanus et toutes les cartes de l’édition de 152274. La lecture de ces lettres fait clairement apparaître deux démarches opposées. D’abord, il y a celle d’un imprimeur qui souhaite réaliser une édition de qualité – notamment par le biais d’ornements et d’illustrations –, et qui est soumis à des contraintes de temps et aux enjeux financiers liés à l’impression d’un ouvrage. Face à lui et soutenu par son éditeur, Willibald Pirckheimer se pose en humaniste et met en avant d’autres exigences. Philologue avant tout, il ne peut supporter le manque de rigueur de Johann Grüninger qui se permet dans sa mise en page de morceler le texte de Ptolémée, mais aussi d’utiliser des caractères grecs jugés de mauvaise qualité. Willibald Pirckheimer devait probablement souhaiter une édition de la Géographie ressemblant à celles imprimées auparavant en Italie, ou encore par Johannes Schott. En d’autres termes, seuls comptaient pour lui la qualité de sa traduction et l’apport scientifique que représentaient les notes du mathématicien et géomètre Regiomontanus.
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Les éditions du texte de Ptolémée livrées par Johann Grüninger se situent au moment où se précisent les nouveaux enjeux de la géographie en tant que discipline autonome75. Elle n’est plus seulement le champ d’investigation du géomètre qui, pour ordonner les territoires, a recours à l’astronomie. La géographie est déjà, dans les éditions de Johann Grüninger, une discipline qui plonge aussi ses racines dans les textes de Pline, d’Hérodote et de Strabon et où données physiques, ethnographiques et historiques sont toutes convoquées pour caractériser une région. Ces mêmes années, Vadian, cherchant à définir les nouveaux contours de la géographie, remarque que le géographe est selon lui plus proche du poète et de l’historien, quand le cosmographe est au contraire tourné vers la géométrie et l’astronomie76. Dans l’édition de la Géographie de Pomponius Mela, publiée en 1522 à Bâle, il écrit : Et si on me demande laquelle de ces deux sciences l’emporte, il me semble que le regard de la cosmographie est plus précis, bien qu’il soit enfermé dans des limites plus étroites, et que la géographie, qui suppose la lecture d’auteurs variés, est plus légère, plus accessible, plus riche en résultats, plus propre à charmer l’esprit. Celle-ci convient mieux à l’homme cultivé, celle-là au savant77.
Lorsque Willibald Pirckheimer, dans son emportement, qualifie les cartes de l’imprimeur strasbourgeois de productions réalisées à partir de fables pour bonnes femmes et enfants, il condamne en réalité toutes les références faites aux récits de voyageurs des siècles précédents, mais aussi contemporains. Dans son approche toute philologique du texte du cosmographe grec et l’importance qu’il donne aux notes de Regiomontanus, il pourrait se ranger ici du côté des savants évoqués par Vadian. Johann Grüninger cherche quant à lui à compiler toutes sortes de récits et d’images, afin d’offrir au public une autre représentation du monde. Il est en ce sens l’héritier direct de Martin Waldseemüller, l’« homme cultivé » par excellence. Cependant, si la collaboration de l’imprimeur et de l’humaniste a été des plus difficiles, il n’en demeure pas moins que l’édition de 1525 est un jalon essentiel dans l’histoire de la définition du concept et des méthodes de la géographie. Quelques années plus tard, Sébastien Münster s’appuya d’ailleurs pour ses travaux sur l’édition lyonnaise de Michel Servet de la Géographie de Ptolémée78 : or cette dernière est en grande partie une copie de l’édition sortie des presses de Johann Grüninger en 152579.
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Au sujet de l’histoire de la science géographique au xvie siècle, voir Jean-Marc Besse, Les grandeurs de la Terre : aspects du savoir géographique à la Renaissance, Lyon, ENS, 2003. Concernant les réflexions sur la géographie et la cosmographie de Joachim de Watt, dit Vadian (Saint-Gall, 1484-1551), voir Jean-Marc Besse, Les Grandeurs de la Terre…, op. cit., p. 173-179. Citation extraite de l’ouvrage de Jean-Marc Besse, Les Grandeurs de la Terre…, op. cit., p. 179. Sur l’utilisation par Sébastien Münster (Ingelheim, 1488- Bâle, 1552), de l’ouvrage : Geographicae enarrationis libri octo. Ad Graeca et prisca exemplaria jam primum recogniti, Lyon, Gaspar et Melchior Trechsel, 1535, voir J.-M. Besse, Les Grandeurs de la Terre…, op. cit., p. 171. Hormis deux gravures d’illustration, tous les bois utilisés dans l’édition de Michel Servet (bandes d’ornement et cartes) sont ceux de Johann Grüninger. Concernant les emprunts de Michel Servet à l’édition strasbourgeoise de 1525, voir notamment H. Binder Johnson, Carta marina…, op. cit., p. 28 et p. 43-44.
L’iconographie de Menno Simonis (1496-1561) comme passeur de textes et voyageur Luc Bergmans Paris-Sorbonne - CESR
En 1681 paraissent à Amsterdam chez Joannes van Veen, marchand de livres et de parchemin, les Opera omnia theologica de Menno Symons1. Il ne s’agit toutefois pas d’une traduction latine des œuvres complètes du réformateur néerlandais, mais bel et bien de ses écrits en langue originale. La page de titre précise : « in onze Nederduytsche Spraecke » (en notre langue bas-allemande). Il s’agit en réalité du néerlandais2. Ces Opera theologica ou Godtgeleerde wercken sont accompagnées d’une gravure par le célèbre artiste Jan Luyken (1649-1712) (fig. 1), à qui l’on doit un grand nombre de représentations liées aux diverses ramifications du mouvement protestant. Jan Luyken, « qui invenit et fecit », nous montre le réformateur anabaptiste dans une attitude et un décor susceptibles de fournir des indices précieux sur la perception de Menno Simonis comme passeur de textes. Notons tout d’abord que, dans cette gravure réalisée cent vingt ans après la mort du réformateur, ce dernier est représenté comme un sage lettré. La pièce plutôt sombre où se tient le personnage paraît être le lieu de travail de quelqu’un qui, du point de vue matériel, se contente de peu, ou qui est peut-être contraint de se contenter de peu. Dans cette sorte de cellule monacale, il n’y a aucune décoration. La seule richesse ici est celle du savoir et de la sagesse contenus dans les livres, que l’on voit en toutes positions contre le mur, par terre, à côté et sur la table de travail de Simonis. Un livre en particulier mérite toute l’attention du spectateur. C’est celui qui figure en position oblique sur la table de lecture, le livre que le personnage semble avoir quitté des yeux pour un instant afin de nous regarder et de nous interpeller. Il s’agit évidemment de l’Écriture Sainte. Par un procédé qui n’est pas sans évoquer l’art du clair-obscur de Rembrandt3 (1606-1669) ou de son élève Gérard Dou (1613-1675), le livre appartient aux zones les plus éclairées de la composition, et semble ainsi lui-même source de lumière. La chandelle éteinte à côté souligne que toute autre lumière devient inutile, lorsqu’on ouvre le Livre des livres. De même les autres livres dans la pièce, qui certes contiennent des trésors de sagesse, restent fermés, se taisent pour ainsi dire, pour laisser parler le seul livre qui compte.
1 Simons est l’orthographe utilisée actuellement. Dans la littérature en langue française, le réformateur est connu sous le nom de Menno Simonis. Les éléments biographiques sur Menno Simonis dans cette contribution proviennent de Christophe Bornhäuser, Leben und Lehre Menno Simons’. Ein Kampf um das Fundament des Glaubens (etwa 1496-1561), Neukirchen-Vluyn, Neukirchener Verlag, 1973. 2 L’emploi du terme Nederduyts ou d’une de ses variantes n’est pas rare pour désigner la langue néerlandaise. Il est à observer que, dans certaines œuvres de Menno Simonis, la langue utilisée est particulièrement proche de l’allemand au niveau des tournures. 3 Nous pouvons penser notamment à La Prophétesse Anna connue également sous le nom de La Mère de Rembrandt lisant la Bible (1631) aujourd’hui conservée au Rijksmuseum.
Fig. 1 - Menno Simonis, gravure par Jan van Luyken (1681) dans les Opera omnia theologica publiées par Joannes van Veen
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Nous pouvons mentionner notamment la Bible rimée de Jacob Van Maerlant, qui date du xiiie siècle, ou encore une traduction de la Vulgate, datant de 1360.
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• l,iconographie de menno simonis
De façon significative, la Bible représentée s’ouvre sur des pages du Nouveau Testament. Le texte est lisible et nous voyons en haut des pages exposées : « Evangelium Matthéi ». Les extraits de texte sont imprimés en néerlandais. Les idées de la Réforme – on le sait – doivent largement leur succès à leur diffusion en langue vernaculaire. Cela compte autant pour les Pays-Bas que pour les régions de langue allemande. Très tôt des traductions de la Bible en langue néerlandaise ont vu le jour sous l’influence luthérienne. Il est à noter cependant que, bien avant que l’esprit luthérien ne se fît sentir aux Pays-Bas, la pratique de la traduction en langue vernaculaire des textes sacrés y a existé. Cette tendance ne date pas de la Réforme4. Il est évident cependant que la Réforme donnera de nouvelles et puissantes impulsions à cette pratique. Chez Menno, un autre facteur s’y ajoute. Profondément convaincu de l’importance d’un contact direct avec la parole du Christ, par la lecture ou la prédication, afin d’assurer les conditions nécessaires à la conversion, il estimait aussi que le Christ s’était exprimé de façon suffisamment claire pour être compris de tous, et notre réformateur utilise dans ce contexte entre autres le mot plat, qui suggère à la fois un langage utilisé communément et une façon de s’exprimer sans détour. Les versets qu’on arrive à lire sur les pages du livre ouvert contiennent notamment des enseignements et des admonitions du Christ. Contrairement à la plupart de ses collègues prédicateurs anabaptistes, comme, par exemple, Melchior Hoffmann (1495-1543) (souvent cité comme le premier à avoir introduit la pratique du baptême des adultes aux Pays-Bas), Menno n’avait pas une orientation principalement vétérotestamentaire, mais s’intéressait avant tout aux actes et paroles du Christ et des apôtres, qui donnaient, selon lui, un sens nouveau et définitif au message de l’Ancien Testament. Les textes précis que Jan Luyken fait apparaître dans sa gravure constituent des passages clés, qui fondent plusieurs points capitaux de la doctrine de Simonis. Ainsi, il est question du passage où le Christ dit « Que ton oui soit oui et ton non non », et – sur l’autre page – du passage où le Christ demande à celui qui a été frappé sur une joue, de tendre l’autre. Notre passeur de textes interprétera ces extraits de façon très concrète. Il invoquera le premier passage à chaque fois qu’il justifiera l’interdiction de prêter serment, et le deuxième lorsqu’il défendra le pacifisme du vrai chrétien contre tous ceux qui ont recours au glaive, comme les anabaptistes révolutionnaires, Jan van Batenburg 1495-1538) ou Jan Beukelszoon van Leiden (c. 1509-1536) (Jean de Leyde). Après la débâcle sanglante du royaume anabaptiste de Munster, ce sera effectivement Menno Simonis qui fera tout pour sauver le mouvement réformateur en le réorientant dans un sens résolument pacifique. Observons encore les gestes des deux mains du personnage. Nous savons que Menno s’est souvent défendu contre l’accusation de vouloir promouvoir sa propre doctrine. Il l’a fait notamment très explicitement dans un ouvrage écrit vers 1538, De Oorsake, waarom dat ick Menno Symons niet af en late te leeren, ende te schrijven (les raisons pour lesquelles moi, Menno Symonis ne cesse d'enseigner et d’écrire). Il y explique que ce qu’il cherche à transmettre n’est autre que la doctrine céleste et éternelle de Jésus-Christ, venu du ciel lui-même pour l’enseigner de sa bouche.
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Jan Luyken nous montre le réformateur comme s’il nous parlait. Les gestes par lesquels le personnage, désigne à la fois lui-même et le livre contenant la parole du Christ, illustrent bien ce rôle que Menno s’attribue. « Non pas ce que je dis, mais ce que dit l’Écriture Sainte » semble-t-il vouloir nous faire comprendre. Menno Simonis, le passeur de textes, était aussi voyageur. C’est sous cet aspect que nous le voyons dans la gravure de Christoffel van Sichem (1546-1624) (fig. 2), qui date de 1608 et est généralement considérée comme le premier des portraits du réformateur. Le mouvement du rideau derrière le personnage évoque son arrivée soudaine, mouvementée. Menno porte un chapeau et un manteau, ainsi qu’une canne. L’image est devenue classique. Menno Simonis boitait, semble-t-il, mais nous ne savons pas exactement pourquoi. Ce qui est certain, c’est que la représentation de la canne dramatise ce portrait. Elle rappelle le caractère laborieux des pérégrinations de Menno. Fréquemment il a été voyageur malgré lui. Un édit avait été émis à son encontre par l’Empereur Charles Quint même. Les représailles contre ceux qui osaient prêter assistance à Simonis étaient particulièrement dures et elles n’ont pas manqué de le faire souffrir lui-aussi. Il était interdit de Fig. 2 - Menno Simonis, gravure par lui adresser la parole. L’on sait que des gens ont perdu la Christoffel van Sichem (1608), the Mennonite Library and Archives, North Newton, Kansas vie pour l’avoir hébergé. Menno lui-même semble toujours avoir réussi à s’échapper, mais à quel prix ! Menno aura passé deux décennies de sa vie traqué avant de trouver refuge dans le Holstein. Le petit texte autobiographique Uytgang uit het Pausdom (abandon du papisme) a été complété dans les Opera omnia par un paragraphe, où l’on rapporte que le lieu où Menno Simonis a été enterré – sans doute son jardin – n’est pas connu… Une fin digne d’une vie d’errances et d’incertitudes. Regardons encore l’attitude et les gestes du personnage du réformateur chez Christoffel van Sichem. Ce voyageur infatigable semble vouloir nous faire passer un texte à nous, les spectateurs de la gravure. Le livre qu’il nous tend avec confiance porte une phrase, qui réapparait comme un véritable motto à travers l’œuvre de Menno. Elle dit que nul autre fondement ne sera jeté que celui qui l’a été, c’est-à-dire Jésus-Christ lui-même – phrase tirée de la première lettre de Paul aux Corinthiens. Nous avons ici l’image de la ténacité de ce voyageur qui, selon les témoignages, continuait à visiter ceux qu’il considérait comme les brebis du Christ, alors que beaucoup de ses collègues prédicateurs et aînés avaient cessé toute activité sous les menaces de persécutions. Mais il s’agit également de l’image de la clandestinité dans laquelle devait opérer ce passeur de textes. Le livre que Menno nous tend, sort de sous son manteau. Il nous le montre secrètement. Or on sait que la section Mennonitica de la bibliothèque de l’Université d’Amsterdam possède des spécimens de livres de tout petit format, donc faciles à cacher, ayant servi sans nul doute à la diffusion clandestine des idées anabaptistes (fig. 3).
Fig. 3 - Het offer des Heeren (Le sacrifice pour le Seigneur), dont la première édition date probablement de 1562 est un des livres les plus influents de la tradition anabaptiste. Cet ouvrage basé sur des témoignages de martyrs frappe également par son format livre de poche (Universiteit van Amsterdam, special collections)
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Pour Menno, Celui qui, d’après l’inscription sur le livre, jette et est lui-même le fondement unique de la foi, devient également celui qui exige le sacrifice ultime, dont il a donné l’exemple. Les gestes des deux mains du personnage – celle qui tient le livre et celle qui tient la canne – se rejoignent. De la même façon se rejoignent aussi paroles et actes. La canne a la forme de la lettre Tau et donc de la croix. Ainsi Menno va-t-il jusqu’au bout de son destin de passeur et voyageur en portant avec lui la croix du seul fondateur de la foi.
Passeurs de texte, faiseurs de monde. Missionnaires et production de la culture écrite à la Renaissance Antonella Romano Centre Alexandre Koyré, École des Hautes Études en Sciences Sociales
Passeur : celui qui fait passer l’eau, qui conduit un bac, un bateau, une barque. Figuré : celui qui fait passer une frontière, traverser une zone interdite. Le Robert de la langue française
Consacrer un colloque sur la Renaissance aux passeurs de textes constitue un choix à la mesure des évolutions de la recherche sur ce qui a, à présent, cessé d’être un nouvel objet. Depuis les travaux pionniers consacrés au livre et à l’imprimerie par Lucien Febvre et Henri-Jean Martin1, le monde de l’imprimerie a été au cœur du renouvellement des modalités de la circulation des textes à la Renaissance, en Europe : en ce sens il a largement attiré l’attention des historiens2. L’enquête s’est ensuite déployée dans de nombreuses directions : on peut indiquer celle qui a porté sur l’auteur et sa mise à mort par M. Foucault (ce qui n’a pas empêché la poursuite de la
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Je remercie les organisatrices du colloque « Passeurs de textes », Christine Bénévent, Isabelle Diu et Chiara Lastraioli, pour m’avoir donné l’opportunité de réfléchir à la question de la textualité de nos cultures. Ma gratitude à Catherine Busschaert, pour son souci de partager une connaissance unique des textes de la Renaissance, à Silvia Sebastiani, pour ses lumières sur des mondes qui me sont inconnus et sa lecture critique. Merci enfin à Hélène Soldini, pour son aide technique et encourageante. Lucien Febvre et Henri-Jean Martin, L’Apparition du livre, Paris, Albin Michel, 1958 et 1971, p. 538. On rappellera, pour le plaisir de la relecture, les presque premières lignes de l’ouvrage, signées par L. Febvre : « Le Livre, ce nouveau venu au sein des sociétés occidentales, le Livre, qui a commencé sa carrière au milieu du xve siècle, et dont nous ne sommes pas assurés, au milieu du xxe, qu’il puisse longtemps encore continuer à remplir son rôle, menacé qu’il est par tant d’inventions fondées sur des principes tout différents - le Livre, quels besoins a-t-il satisfaits, quelles tâches accomplies, quelles causes servies ou desservies ? Né au cours d’une de ces périodes de création et de transformation que connaissent toutes les civilisations susceptibles de durée ; conçu et réalisé peu après l’ébranlement causé par cette autre “invention”, celle de la poudre à canon et des armes à feu portatives dont on s’est plu, dès le xve siècle, à opposer les caractères aux siens ; venu au jour plusieurs décennies avant l’élargissement du monde connu par Ptolémée (qui était resté le monde connu par saint Thomas d’Aquin) et avant ces navigations audacieuses qui devaient aboutir, à partir de 1492, à la prise de possession par les Européens d’immenses lambeaux de continents inconnus ; commençant enfin à produire ses effets propres avant que la mise en forme progressive d’un système perspectif nouveau ne dotât, pour cinq siècles au moins, l’homme d’Occident d’un espace à sa convenance, et que les calculs d’un chanoine astronome, tout là-bas dans Les Pays baltiques, n’aboutissent à la première des grandes disgrâces que la Terre devait connaître en quelques siècles – le Livre fait ainsi partie d’un ensemble de puissantes transformations qu’il faut se garder sans doute de croire nées le même jour, et de façon telle qu’elles aient pu cumuler instantanément leurs effets bouleversants –, mais comment comprendre ce qu’il apporta aux hommes du xve siècle finissant et du xvie siècle à ses débuts si on ne tient pas devant ses yeux tout cet ensemble de novations parmi lesquelles, lui-même, il joua sa partie ? ». Voir l’entreprise exemplaire, Histoire de l’édition française, H.-J. Martin et R. Chartier (dir.), Paris, Promodis, réédition 1984, 3 vol. ; H.-J. Martin, Livre, pouvoirs et société à Paris au xviie siècle, 1598-1701, Genève, Droz, 1969.
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réflexion sur le complexe auctorial)3. On peut évoquer celle qui s’est focalisée sur les lecteurs, et a enfin permis de mettre au jour la lecture féminine4. Un tel éclairage a invité à intégrer au cœur de la recherche la question des publics : non seulement le texte existe à travers ses lecteurs, mais sa circulation elle-même (possible/interdite, voulue/volée, publique/privée) est pensable en fonction des horizons d’attente qu’ils dessinent. Sur un autre plan, l’état actuel de la recherche a permis de développer la réflexion du côté de la relation entre manuscrit et imprimé, en tenant compte de ce que l’historiographie récente, elle encore, nous a appris sur le double régime, imprimé et manuscrit, de la circulation des textes, un double régime qui perdure bien au-delà de la révolution de l’imprimé, comme l’indiquent, entre autres, les travaux de Fernando Bouza pour l’Espagne5. On peut aussi rappeler, sans prétendre à l’exhaustivité, l’histoire matérielle de la textualité, qui a ramené l’enquête du côté de la typographie comme lieu de savoir6. Toutes ces nouvelles perspectives ont pu alimenter une histoire riche et foisonnante de la Renaissance, mais elles n’ont pas mis en question l’un des principaux topoï de l’historiographie occidentale : la circulation du texte de/à la Renaissance subit une révolution, qui s’incarne dans le mouvement humaniste, et alimente, de manière distincte, le travail intellectuel7. Par le relais des postes (dont la progressive organisation date de la même époque), par l’intermédiaire des marchands qui emportent dans leurs caravanes, maritimes ou terrestres, des fragments d’écrits considérés comme des biens d’échange, par les ambassades, l’information non seulement circule de plus en plus densément, mais elle est de plus en plus systématiquement portée par une textualité multiple, comme le rappelle Montaigne, décrivant les textes vus à la Bibliothèque Vaticane8. On mesure un tel changement d’échelle en changeant aussi d’observatoire, en prenant en considération l’imposante machine administrative qu’engendre la découverte et colonisation du Nouveau Monde (dans la péninsule ibérique d’abord et sur la façade atlantique de l’Europe
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Roland Barthes, « La mort de l’auteur » (1968), dans Le Bruissement de la langue, Paris, Seuil, 1984, p. 61-67 ; Michel Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? » (1969), dans Dits et Écrits, Paris, Gallimard, 1994, t. I, p. 817-848. Histoire de la lecture dans le monde occidental, G. Cavallo et R. Chartier (dir.), Paris, Seuil, 1997, précédé par Pratiques de la lecture, R. Chartier (dir.), Marseille, Rivages, 1985 ; Id., Lectures et lecteurs dans la France d’Ancien Régime, Paris, Seuil, 1987, qui inaugurait l’émergence d’un nouveau paradigme de la recherche dans le « passage du livre au lire ». Depuis ce livre pionnier, de nombreux travaux se sont occupés de mieux saisir des lectorats spécifiques, et notamment les lectorats féminins. Fernando Bouza, Papeles y opinión : políticas de publicación en el Siglo de Oro, Madrid, CSIC, 2008 ; Id., Hétérographies. Formes de l’écrit au Siècle d’or, Madrid, Casa de Velázquez, 2010. Sur le monde des typographes, il existe une longue tradition au sein de laquelle on rappellera l’œuvre de Clive Griffin, et notamment The Crombergers of Seville : the history of a printing and merchant dynasty, Oxford, Clarendon Press, 1988, 2 vol. D’un point de vue différent, sur la contribution des imprimeurs à la réputation des humanistes, voir Lisa Jardine, Erasmus, man of letters : the construction of charisma in print, Princeton (N. J.), Princeton University Press, 1993 ; Valentina Sebastiani, Il privilegio di pubblicare Erasmo : Johannes Froben (1460c.-1527), stampatore di Basileae, thèse du département d’Histoire et Civilisation, European University Institute, 2010. On reprend ici, dans un style libre, la fameuse thèse d’Elizabeth L. Eisenstein, The printing press as an agent of change, Cambridge & New York, Cambridge University Press, 1979, 2 vol. ; Id., The printing revolution in the early modern period, Cambridge & New York, Cambridge University Press, 2005 (1re éd. 1983). Pour clore le long débat suscité par son livre, on renverra au « Symposium: what was the history of the book? », Modern Intellectual History, n. 4, 2007, p. 491-600. Pour une mise en perspective générale, Peter Burke, A social history of knowledge from Gutenberg to Diderot, Blackwell, Oxford, 2000.
Parmi ceux dont le rayon d’action s’est déployé aux quatre parties du monde, il me semble qu’il convient de faire une place particulière aux missionnaires : ce sont eux qui constituent le cœur de ma réflexion, et je voudrais rapidement indiquer pourquoi, afin d’éviter tout danger d’exceptionnalisme. Mon intérêt à présent ancien pour la figure du missionnaire savant tient à une hypothèse de travail fort simple : il me semble que ce groupe d’acteurs de la République des Lettres,
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On pourra renvoyer à l’étude de la production cartographique de la monarchie ibérique, à la Renaissance, par Maria Portuondo, Secret science: Spanish Cosmography and the New World, Chicago, University of Chicago Press, 2009. Dans son exploration de la circulation des idées coperniciennes au-delà des frontières de l’Europe, Avner Ben Zaken, Cross-cultural scientific exchanges in the eastern Mediterranean, 1560-1660, Johns Hopkins University, 2010, met au jour un ensemble complexe et hétérogène de passeurs de textes, qui inclut toutes ces catégories. Les grandes places européennes de la librairie, à la Renaissance, ont leur bibliographie. À titre d’exemple, on renverra à Angela Nuovo, Il commercio librario nell’Italia del Rinascimento, Bologne, Franco Angeli, 1998. Pour le monde hispanique, on renverra au très riche filon d’études sur les bibliothèques privées et le commerce du livre, développé, dès 1949, par Irving A. Leonard, Books of the Brave, being an account of books and of men in the Spanish conquest and settlement of the 16th century New World, Cambridge Mass., Harvard University Press, 1949. Parmi les travaux récents, en Espagne, on signalera principalement Carlos Alberto Gonzalez Sanchez, Atlantes de papel. Adoctrinamiento, creacion y tipografia en la Monarquia Hispanica de los siglos XVI y XVII, Barcelone, Ediciones Rubeo, 2008. Jean-Marc Besse, Les Grandeurs de la terre. Aspects du savoir géographique à la Renaissance, Lyon, ENS Éditions, 2003. Jack Goody, Renaissances. The one or the many, Cambridge, Cambridge University Press, 2010.
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ensuite) : la multiplication des textes reflète celle des informations à rechercher, puis collecter, puis trier, et enfin conserver. Les figures professionnelles de l’administrateur et du secrétaire, passeurs de textes, deviennent ainsi l’une des conditions sine qua non du développement de l’État moderne9. Ainsi, au-delà du processus qui consiste à faire passer à un texte la frontière du monde manuscrit pour le faire entrer dans celui de l’imprimé, il existe aussi mille figures de la circulation et du passage de frontière, et autant de passeurs de textes, du colporteur au libraire, du voyageur au marchand, de l’administrateur au lettré10. En mettant l’accent sur les passeurs, on s’oblige donc à mieux réfléchir aux logiques de la circulation, et aux espaces dans lesquels ces circulations se déploient. L’histoire des textes imprimés, si c’est celle que l’on veut faire, est aussi celle des espaces de l’imprimerie : elle devient donc urbaine, hiérarchisée en fonction du développement des grandes places européennes de la librairie, commerciale aussi11. Si en revanche on substitue le texte au livre et le passeur à l’imprimeur, alors le monde s’ouvre, aux dimensions de ce qu’a été le monde de la Renaissance, celui de la découverte par un monde d’un autre monde, pour plagier l’expression de Montaigne ; celui de la prise de mesure de la grandeur de la terre12. Les passeurs de textes nous invitent donc à voyager d’un monde centré sur l’Europe, ses cultures de l’écriture et du Livre, à un autre monde, global au sens physique du terme, où les textes cohabitent avec d’autres formes de transmission des savoirs, et notamment l’oralité, où l’écriture n’est pas systématiquement alphabétique, voire où elle n’est simplement pas systématique, où les langues n’ont pas nécessairement de référent écrit. Bref, les mondes de la Renaissance13, ceux qui émergent de la multiplication des figures du passeur de textes.
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constitue un bon laboratoire pour étudier les problèmes que pose, à l’Europe du xvie siècle, la production des savoirs en temps de crise, ou de changement de paradigme14. Pour des raisons que je ne développerai pas ici, la Compagnie de Jésus a pu produire ce type de missionnaire, sans en avoir eu le monopole, mais en l’ayant explicitement voulu comme l’instrument d’une possible stratégie de conquête spirituelle15. M’intéresse donc ici une figure d’intellectuel de la Renaissance, engagé par définition dans une fonction/mission de passeur, dès lors que son horizon d’intervention est le monde. Pour reprendre la fameuse formule d’un des co-fondateurs de l’ordre, J. Nadal, « leur lieu est le monde »16. Ainsi fut le missionnaire comme passeur de textes. Je voudrais proposer trois types de dispositifs qui peuvent rendre compte de cette fonction, et dont il me semble qu’ils peuvent aussi contribuer à enrichir la question du livre et du texte à la Renaissance, en laissant délibérément de côté la part prise par le développement de circuits parallèles – et souvent complémentaires – en relation avec d’autres types de productions textuelles, notamment les lettres17. Le premier dispositif dans lequel le missionnaire est assimilable à un passeur de textes s’inscrit dans la continuité de son apostolat en Europe avec l’enseignement et l’ouverture de collèges et universités, en Asie comme dans le Nouveau Monde. Ici quelques brefs rappels : l’engagement jésuite sur le terrain de l’enseignement est strictement contemporain en Europe et en Asie, avec l’ouverture simultanée des collèges de Goa, en Inde, et Gandie, en Espagne18. Le collège comme lieu de passage des textes n’est pas une nouveauté en soi : c’est un héritage médiéval. La Compagnie de Jésus veille à l’organisation du passage et définit les passeurs : le bibliothécaire pour la distribution des livres à lire19, le recteur pour la présence générale des livres parmi les étudiants, notamment ceux de théologie et de philosophie20, le préfet des
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Thomas Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques, trad. française, Paris, Flammarion, 1982. Je ne dirai rien de la longue formation universitaire à laquelle certains des membres de la Compagnie sont soumis. Sur l’engagement intellectuel de la Compagnie de Jésus, voir Gabriel Codina Mir, Aux sources de la pédagogie des Jésuites. Le ’modus parisiensis’, Rome, IHSI, 1968. Voir en outre, Les Jésuites à la Renaissance, Système éducatif et production du savoir, Luce Giard (dir.), Paris, PUF, 1991 ; Antonella Romano, La Contreréforme mathématique. Constitution et diffusion d’une culture mathématique à la Renaissance, Rome, École française de Rome, 1999. Missions religieuses moderne, « Notre lieu est le monde », Pierre-Antoine Fabre et Bernard Vincent (dir.), Rome, École française de Rome, 2007. C’est aux correspondances que les documents normatifs jésuites ont assigné cette fonction. Sans pouvoir les commenter longuement, je voudrais seulement rappeler que ces correspondances ne se limitent pas à passer des textes, mais qu’elles transportent aussi des images et des objets : en ce sens, il faudrait aussi se demander s’il est encore possible de distinguer le passeur de textes du passeur tout court. Dès 1542, François Xavier, depuis Goa en Inde, adresse à Rome une demande en vue de faire venir de jeunes missionnaires d’Europe, qui pourraient se consacrer à l’enseignement de la grammaire pour les soixante novices d’un séminaire récemment ouvert et destiné à la formation d’un clergé local. En 1546, à Gandie, est inauguré le premier collège d’Europe, érigé en Université, dès 1547, par Paul III. En 1548, c’est le vice-royaume de Naples qui formule une demande différente : il s’agirait d’ouvrir, à Messine, un collège pour les laïcs, grâce à l’envoi de quatre professeurs de théologie, philosophie, grammaire et rhétorique. On peut renvoyer, sur ce point, à la Ratio Studiorum, telle qu’elle définit les charges des uns et des autres au sein du collège. À propos de la charge de recteur, au § 91, on lit : « [Le recteur] ordonnera au bibliothécaire de ne pas s’écarter, dans la distribution des livres, des prescriptions données par le préfet des études », dans Adrien Demoustier, Dominique Julia, Léone Albrieux, Dolorès Pralon-Julia, Marie-Madeleine Compère, Ratio Studiorum. Plan raisonné et institution des études dans la Compagnie de Jésus, Paris, Belin, 1997, p. 93. Ibid. Parmi les autres règles qui définissent les tâches du recteur, aux § 127 et 128, on trouve celles concernant le « Choix et abondance des livres » et « Quels livres il faut distribuer et à qui ».
Los libros se perdieron todos : Constituciones, reglas, officios y los libros de la vida de nuestro Padre Ignatio […] Para Mexico aqui quedaron algunas Constituciones, las quales se enbiaran aora. Con la primera comodidad, conbendria que V.P. nos embiasse libros de Constituciones, reglas impresas de oficios y de la vida de nuestro Padre Ignatio. Que, si nuestra partida fuere antes que llegen, tomaremos prestados de los collegios desta provincia los mas que pudieremos; porque es la cosa que alla mas lés consolara24.
Le missionnaire part donc avec un ensemble de textes et le voyage sur mer en rend la circulation aléatoire. Mais c’est avec l’arrivée des premiers compagnons désignés pour l’enseignement, que les autres livres, ceux destinés à l’étude, sont évoqués. Le 22 avril 157525, Mercurian écrit au provincial du Mexique, Pedro Sanchez : El padre Vincentio me escrive que desearia allà una buena biblioteca de libros de humanidades; y, como esto es necessario, si no la tienen ally, V.R. vera de consolarle, dando orden al Padre Esquival, al qual yo he eligido por procurador de las Indias, que se los embye quanto mas presto pudiere; y esto dara anima y approvechara para los estudios de latinidad, assi como arriba he dicho.
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Ibid., § 278. Amedeo Quondam, « Gesuiti a Venezia: il sogno di una ricca “libraria” senza spesa », Ecdotica, n. 2, 2005, p. 144. Le texte est ensuite reproduit, p. 145-161, cit. p. 145. Monumenta Mexicana, Felix Zubillaga (éd.), Rome, IHSI, 1956, (dorénavant cité MMI), vol. 1, doc. 47, p. 106109, cit. p. 108. La réponse de Mercurian est datée du 28 juin de la même année et confirme l’envoi de vies depuis Naples et de constitutions depuis Pise. Cf. MMI, doc. 51, p. 114 : « Con alguna ocasión, se enbiarán a V.R. algunas Constituciones, reglas y vidas de Padre Ignacio, si entretanto no se tuviere aviso que ayan aportado las vidas que dende Napoles y Constituciones que dende Pisa se embarcaron, más ha de un año, para todas esas provincias y las de las Indias etc. » MMI, doc. 64, p. 164.
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études pour le passage des livres de la boutique du libraire aux étudiants. Ce dernier « fera en sorte de traiter à temps avec les libraires de la ville, pour que les externes ou nous-mêmes ne manquions pas de livres dont nous nous servons chaque jour »21. L’essor de l’enseignement a stimulé le marché du livre, et dès leur engagement dans l’apostolat enseignant, les jésuites y ont activement contribué, par le développement de liens forts avec de grandes dynasties d’imprimeurs, par l’installation d’imprimeries dans certains de leurs collèges extra-européens, comme Mexico ou Macao, par la recherche de patrons, en vue de financer d’importantes opérations éditoriales. L’obsession pour les livres est ainsi structurelle. Encore au début du xviie siècle, à Bologne, on s’occupe d’un « modo facile d’arrichir senza spesa d’ogni sorte di libri tutte le librarie della Compagnia, proposto al molto reverendo P.N. Muzio Vitelleschi preposito generale della congregazione provinciale di Venezia, fatta in Bologna nel principio di maggio l’anno 1619 » car « un ricco mobile di libri è tanto necessario in tutti i nostri Collegii, che possiamo chiamarlo meritamente il nostro secondo pane, l’astinenza del quale è un vizioso digiuno »22. Quand l’enseignement s’inscrit dans l’horizon de la mission, la question se complique : c’est ce dont témoignent, par exemple, les sources sur l’ouverture du collège de Mexico en 1574. Décrivant la traversée des premiers jésuites envoyés au Mexique, la lettre que le visiteur Juan de la Plaza adresse au général Mercurian, depuis Hispali, le 22 mai 1574, précise23 :
Presque un an plus tard, le 12 mars 1576, le général s’adresse de nouveau au provincial, dans les termes suivants26 : 268
Entendemos ay en el collegio de Mexico harto gran falta de libros ; la qual no es pequeña; y sera de aqui adelante aun major, si no se provee con tiempo; porque, en fin, sin libros, muchos y buenos, no se pueden bien hacer los mas ministerios de nuestra Compañia. Por esso, desseo mucho, V.R. provea en esto con toda la diligencia que le fuere possible; y parece que el medio mas a proposito sera, que imbien una buena summa de dineros al Padre procurador de las Indias en Sevilla, con la lista de los libros que fueren necessarios; el qual les hara proveer en Anveres, de todo lo necessario, con mucha comodidad; y entre otros, de unas grammaticas del Padre Alvarez, y de la filosofia del P. Toledo, los quales segun entiendo, seria muy bien se leyessen por alla27.
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Le deuxième dispositif que je voudrais identifier correspond à celui du passeur de textes dans le cadre de l’activité de production des savoirs sur les mondes lointains. Ici, le livre est d’abord un outil de travail qui accompagne le missionnaire savant. C’est dans cette perspective qu’on peut lire les transferts de bibliothèques de l’Europe à l’Amérique ou à la Chine. Pour sortir de la Compagnie, tout en restant en Nouvelle Espagne, un exemple particulièrement intéressant est celui du moine augustin Alonso de la Vera Cruz (1504-1584). Ancien étudiant de l’Université de Salamanque, où il a étudié philosophie et théologie, notamment sous la conduite de Francisco de Vitoria, Alonso de la Vera Cruz s’embarque pour le Mexique en 1533 où il rejoint l’ordre des Augustins, s’engage dans le travail missionnaire tout en s’occupant d’enseignement, d’abord dans le Michoacán, puis à Mexico auprès de l’Université qu’il contribue à fonder. Participant à la vie intellectuelle et politique de la Nouvelle Espagne, c’est aussi un homme pris entre les deux rives de l’Atlantique, puisque son séjour mexicain est interrompu par un retour en métropole dans les années 1560. Lorsqu’il retourne au Mexique en 1573, c’est avec dix-sept autres missionnaires et soixante caisses renfermant une bibliothèque splendide, qu’il déposa dans le collège de San Pablo qu’il fonda à Mexico en 1575. Dans le cas de la Chine, d’importants travaux ont décrit la première bibliothèque occidentale de l’Empire des Ming : elle est le résultat de la tournée effectuée par le jésuite Trigault en Europe entre 1611 et 1618, et au retour de laquelle il emmène à Beijing environ 657 titres en 629 volumes. Parmi ceux-là on compte Nicolas de Cues, Paracelse, Pic de la Mirandole, outre des auteurs jésuites28. C’est le même geste qui conduit, en Europe, à enrichir les bibliothèques, d’abord et avant tout lieux d’accumulations d’objets principalement
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MMI, doc. 79, p. 186-192, cit. p. 188. La longue lettre de Mercurian à Pedro Sánchez, en date du 31 mars 1576 reprend ce thème, presque dans les mêmes termes, et permet de faire un premier point sur les problèmes qui se posent initialement au collège, après un an de fonctionnement et avant l’ouverture des classes supérieures : « Entendemos la falta que ay de libros ay, y esta falta será aora más grande con los estudios que se abran ya presto. Podrá V. R. embiar alguna summa de dineros al procurador de Indias, que está en Sevilla, el qual es Padre Diego de Herrera […] y este padre tenrá cuidado de hazer traer de Flandes alguna summa de libros a buen precio, y de embiárselos con buena commodidd y a recaudo. De acá se embían aora el curso del Padre Toledo, con otros libros, de los quales se podrán ayudar, porque este curso en España ha contentado de manera que los Nuestros le van leyendo», MMI, doc. 92, p. 208-209. Nicolas Standaert, « The transmission of Renaissance culture in seventeenth-century China », Renaissance Studies, vol. 17, no 3, 2003, p. 367-391.
Ces trois dispositifs inviteraient à consolider la perspective diffusionniste que sous-tend la métaphore du passeur, le passeur étant celui qui fait franchir une frontière selon un sens unique : dans les cas que nous avons vus jusqu’ici, il s’agissait du sens Europe/monde. Si elles sont importantes, ces configurations ne permettent cependant pas nécessairement de rendre compte d’autres modalités de l’échange introduites par les passeurs de textes, dans d’autres directions possibles. Ainsi, dans le cadre de l’activité enseignante, le passeur ne s’occupe pas uniquement de passer des livres en provenance de l’Europe, suivant un circuit particulièrement complexe (Mexico/ Madrid/Mexico/Séville/Anvers/Mexico). Dans le cas que j’ai évoqué plus haut du collège de Mexico, non convaincu par le complexe circuit proposé par Rome, s’invente un circuit de substitution, avec l’aide de l’imprimerie locale en cours d’installation dans le Nouveau Monde, et du Vice-Roi soucieux de la formation de ses élites. En faisant appel à l’imprimeur italien Antonio Ricardo32, en obtenant un monopole sur la publication de certains titres d’autre part, les mis29
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Pour une étude exemplaire de la bibliothèque comme lieu de savoir, voir Paola Molino, L’impero di carta : Hugo Blotius, Hofbibliothekar nella Vienna di fine Cinquecento, thèse du Département d’Histoire et Civilisation, European University Institute, 2011 ; Aurélien Girard, Le christianisme oriental (xviie-xviiie siècle). Essor de l’orientalisme catholique en Europe et construction des identités confessionnelles au Proche-Orient, thèse de l’EPHE, 2011. Voir Niccolo Longobardo, Nouveaux advis du grand royaume de la Chine, escrits par le P. Nicolas Lombard ... au T. R. P. Claude Aquaviva,... et traduits en françois par le P. Jean de Bordes, […] Paris : R. Thierry et E. Foucault, 1602. Dans ce document, le jésuite traduit une longue lettre adressée par un lettré chinois à Matteo Ricci, un document qui témoigne de l’admiration pour la culture savante de son ami, qui est aussi son maître en sciences occidentales. Parmi les premiers exemples produits par la Compagnie, voir Cartas que los padres y hermanos de la Compañia de Iesus, que andan en los Reynos de Iapon escrivieron a los de la misma Compañia, desde el año de mil y quinientos y quarenta y nueve, hasta el de mil y quinientos y setenta y uno […] Con privilegio de Castilla y Aragon. An Alcala. En casa de Iuan Iñiguez de Lequerica. Año 1575. L’adresse au lecteur indique: « Las cartas que aqui ay solamente tratan del Iapon, pero los padres de la compañia de Iesus han convertido un numero increyble de gentiles en Angola, Manomotapa, Mozembique, que son tierra firme a la parte d’Africa, y en Goa, Vazain, Tana, Daman, la Trinitad, en la costa de Caimbaya a la parte del Norte, y en el Preste Iuan que es en la Persia, y en el Reyno de Trabancor, Cochin, Coulan, Pesqueria, santo Thome, a la parte del Sur, y otras provincias, hasta el cabo de Comorin, y en el Auracheronesa, Malaca, Islas de Maluco, la China, que son islas y reynos y provincias muy grandes. De todas estas partes ay cartas de los de la compañia en que dan relacion de lo mucho que nuestra sancta fe se ha dilatado en aquellas partes, y de otras cosas varias y muy dignas de ser sabidas ». Sur Ricardo, imprimeur italien installé à Mexico, voir Joaquin García Icazbalceta, Bibliografía mexicana del siglo XVI. Primera parte. Catálogo razonado de libros impresos en México de 1539 á 1600. Con biografías de autores y otras ilustraciones. Precedido de una noticia acerca de la introducción de la imprenta en México, Obra adornada con facsímiles fotolitográficos y fototipográficos, Mexico, Andrade, 1886 (nouvelle éd. Mexico, Fondo
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textuels, destinés à alimenter le travail intellectuel : le premier orientalisme est, en ce sens, le résultat de la mise en bibliothèque de tous les savoirs du monde et les missionnaires, jésuites ou non, en sont les premiers responsables29. Un troisième dispositif est celui de la séduction. C’est dans cette lignée qu’il faut envisager le souhait de Ricci, en Chine, d’obtenir une bible polyglotte : lorsqu’il la montre, elle suscite l’admiration des lettrés en province comme à Beijing30. À l’inverse, on publie en Europe les extraits des lettres de la mission pour séduire le futur missionnaire, le potentiel mécène, une catholicité en attente de la conversion imminente du monde31. Le missionnaire passeur de textes est l’une des principales sources de l’attraction pour les horizons lointains.
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sionnaires de Mexico inventent une nouvelle variante de la figure du passeur, où l’humanisme qu’ils amènent n’est plus seulement un produit d’importation pour l’Amérique, mais un produit redéfini (quels auteurs ? quels titres ?) en fonction de l’horizon social, politique et intellectuel que constitue le Nouveau Monde33. Dans le cadre de la mission savante, le missionnaire passe des textes en vue d’en faire des livres, depuis l’Europe vers la Chine : il s’agit d’enseigner les savoirs européens34. Mais, ils passent aussi des savoirs de la Chine vers l’Europe. Pour l’illustrer je prendrai de nouveau l’exemple de Trigault, évoqué plus haut. Je voudrais l’observer ici à l’occasion du voyage qu’il fait en Europe, dans sa charge de procurateur, après un premier séjour en Chine, d’à peine deux années. Il est donc revêtu d’une fonction officielle vis-à-vis de ses interlocuteurs européens, du moins d’une partie d’entre eux. Mais c’est aussi une position spécifique au sein de la Compagnie : les missionnaires, en général, ne font pas d’aller-retour. C’est une fonction politique, d’abord et en première instance. Être le porte-voix du groupe des missionnaires de Chine, face au général, au Pape et aux puissances séculières (la couronne espagnole au premier chef ) sur des questions de nature théologique et/ou politique. Pour Trigault, il s’agit entre autres de plaider pour l’autonomisation administrative de la mission chinoise, d’obtenir le droit de dire la messe en chinois, de stabiliser économiquement la mission, de ramener des livres et des hommes. De fait, dès décembre 1613, Acquaviva fait de la Chine une mission sui iuris, élevée au rang de vice-province, dépendante du général et du visiteur (commun à la Chine et au Japon) et gouvernée par un supérieur dont les pouvoirs sont équivalents à ceux d’un provincial. Sur la question de la langue chinoise dans la liturgie, l’intercession du cardinal Roberto Bellarmin au sein de la Congrégation du Saint Office, a été déterminante pour la rédaction du décret « In generali », confirmé le 27 juin 1615 par le bref « Romanae Sedis Antistes ». C’est une fonction intellectuelle ensuite, qui le conduit à agir en tant que recruteur de vocations savantes pour la Chine. Quatre nouveaux jésuites savants accompagnent Trigault, dont Johann Terrenz Schrek (1576-1630) et Adam Schall von Bell (1592-1666). Mais il utilise son séjour en Europe pour éditer le « De Christiana Expeditione apud Sinas suscepta ab Societate Jesu. Ex P. Matthaei Ricij ejusdem Societatis Commentariis Libri V, ad S. D. N. Paulum V. In quibus Sienensis Regni mores, leges atque instituta et nova illius Ecclesiae difficillima primordia accurate et summa fide describuntur ». La première édition paraît à Augsburg, en 1615, avant d’être traduite et éditée dans le reste de l’Europe. Comme l’indique clairement le frontispice qui illustre le titre, on est d’emblée dans un régime d’auctorialité plurielle : l’auteur mentionné est bien Trigault, écrivant sur la base des commentaires de Ricci. La double signature est reconnue officiellement, elle est appuyée par Rome. On peut cependant, sur la base de travaux récents,
de cultura economica, 1954) ; José Toribio Medina, Biblioteca hispanoamericana, 7 vol., Santiago de Chile, 1898-1907, ad hominem ; Id., La imprenta en México, 1539-1821, México, Universidad Nacional Autónoma de México, 1989, ad nominem. 33 Voir Antonella Romano, « Classiques du Nouveau Monde : Mexico, les jésuites et les humanités à la fin du xvie siècle », dans Missions d’Évangélisation et circulation des savoirs. xvie-xviiie siècle, C. De Castelnaul’Estoile, M.-L. Copete, A. Maldavsky et I. G. Zupanov (éd.), Madrid, Collection de la Casa de Velázquez, 2011, p. 59-85. 34 Voir supra, n. 30.
Il me semble cependant que la figure du missionnaire invite à réfléchir sur un autre type de passage. Car comme passeur de texte, il rapporte aussi – et peut-être est-ce le point décisif ici – d’autres cultures de la textualité, voire il « textualise » d’autres cultures. J’entends ici qu’il rapporte au double sens du terme : il rend compte, il ramène vers l’Europe. Je ne croy pas qu’il se lise és histoires de quelque autre nation, qu’elle se soit tant adonnée à l’estude des lettres que la Chinoise […] C’est qu’il se trouve autant d’Athènes en ce Royaume qu’il y a de villes […] Ains on peut dire en verité que tous les Chinois sont Lettrez : excepté seulement quelque petit nombre de marchands, d’artisans, de serviteurs et de laboureurs : Tous lequels neantmoins, jusques au plus pauvre, apprennent du moins à lire, & à escrire. Or tout cecy est de tres-grande importance, à ce que le sainct Evangile s’estende icy avec autant de facilité, que de grand fruict. Car les esprits sont exercez pour bien, & pleinement entendre les mysteres de notre foy ; & tous sachant lire, et escrire peuvent apprendre d’eux-mesmes la doctrine Chrestienne, & en quelque part qu’ils soient avoir avec eux des livres au lieu de predicateurs36.
Tels sont les mots avec lesquels le responsable de la mission chinoise s’adresse au Pape, en 1612. Cette description fait écho à de très nombreuses lettres déjà arrivées depuis la Chine, notamment écrites par M. Ricci, et dans lesquelles l’étonnement, l’admiration pour la Chine sont exprimés dans des termes équivalents et sur ce même thème. Dès ses premières lettres asiatiques, restées manuscrites jusqu’au début du vingtième siècle, il avait commencé à dire sa fascination pour un pays de culture et de science. Depuis Macao déjà, il écrit : Sono i cini molto diligenti delle loro cose e hanno la loro terra posta in tavole stampate, come i nostri Tolomei; e di più raccolte in un libro molto diligentemente tutte le cose
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Gaetano Ricciardolo, Oriente e Occidente negli scritti di Matteo Ricci, Napoli, Chirico, 2003, p. 154, p. 163-167, et p. 176. N. Longobardo, Nouveaux advis…, op. cit., f. 11 r-v.
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remettre en question cette double figure, telle qu’elle est construite par le frontispice, en particulier si on admet l’hypothèse d’une troisième intervention restée invisible, celle de Longobardo, le supérieur de la province de Chine : sur la base d’un document adressé par le supérieur à l’autorité romaine, document dans lequel est décrite avec précision la mission du Procurateur, on a pu fonder cette hypothèse d’une troisième main. Il faut ajouter, en outre, que Trigault n’a pas dirigé l’opération d’impression de l’édition princeps. Dès le 17 janvier 1615, le général Acquaviva, de Rome, charge un autre jésuite, Georges Mayer, de lancer l’impression à Augsbourg35. Sans pouvoir la discuter dans le détail, cette figure particulière de passeur me paraît intéressante dans la mesure où elle opère un double passage, d’un état à un autre (de manuscrit à imprimé), et d’un lieu à un autre (de la Chine à l’Europe), sans jamais être celle d’un passeur solitaire. Je voudrais aussi rappeler que la mise en livre reste une procédure largement localisée en Europe, à la croisée de logiques techniques, politiques et économiques (difficulté d’accès au papier, coût des transports, contrôle de ce qui est mis en circulation par le passage à l’imprimé). En d’autres termes, le message que fait passer le passeur de textes est le produit d’une longue élaboration plurielle, institutionnelle, mais seulement jusqu’à un certain point.
notabili che contengono in ogni luogo, del quale feci come un compendio molto in fretta per il visitatore37.
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Un an et demi plus tard, il développe, dans une très longue lettre, ce point qui le conduit vers une réflexion plus générale, de nature comparative de tonalité presque voltairienne, sur Europe et Chine : Il sapere dei cinesi si potrà vedere dall’invenzione tanto gentile, anche se difficoltosa, delle lettere, che ne esiste una per ogni cosa [...] Le loro scienze, nelle quali sono molto dotti, come nella medicina, nella fisica morale, nella matematica e nell’astrologia, tramite cui verificano le ecclissi in modo chiaro e puntuale anche se è un modo diverso dai noi Europei, e pure nell’aritmetica, e infine in tutte le arti liberali e nella meccanica e stupisce il fato che questa gente, pur non avendo mai avuto commercio con l’Europa, sia arrivata a cosi tanto da sé medesima, come noi vi siamo arrivati per via del commercio con tutto il mondo38.
La rencontre avec une culture lettrée aussi raffinée est au cœur de l’admiration du jésuite italien. C’est avec beaucoup plus d’ironie que le jésuite portugais Frois s’engage dans un drôle d’exercice dans les mêmes années, un « Traité sur les contradictions et différences de mœurs entre Européens et Japonais », rédigé en 1585, édité pour la première fois dans les années 1970. Un texte fort bref, divisé en 16 chapitres thématiques où, presque dans le style des haïku, l’auteur compare les deux espaces. Le chapitre X, « De l’écriture des Japonais et de leurs livres, papiers, encres et missives », indique notamment, proposition 1 : « Nous écrivons avec 22 lettres, eux avec 48 dans l’abécédaire de cana et avec d’infinis caractères de divers types de lettres ». Ou encore, proposition 6 : « Nous tenons l’imprimerie pour une chose insigne ; eux écrivent presque toujours manuellement, car leur imprimerie ne se prête pas à l’écriture »39. Dans cet exemple, plus ambigu et difficile à lire, affleure, à travers un comparatisme presque militant, la possibilité d’une lecture critique de la culture du livre telle qu’elle est en train de s’autocélébrer en Europe, alors même que, dans la première citation, l’admiration pour la Chine est fondée sur la reconnaissance de la culture lettrée comme marque de civilisation. Tel est alors l’enjeu de ce que rapportent les passeurs de textes : ils témoignent d’autres cultures de la textualité, qui par là même, les haussent à la hauteur de l’Europe. De ce possible constat naît alors un double geste : celui de la traduction car il ne convient pas seulement de passer les textes d’une rive à l’autre, mais il faut aussi les passer d’une langue à une autre. Les jésuites en Chine se lancent dès leur première installation, dans ce travail à double sens. Des ouvrages de mathématiques occidentales, résultat d’une étroite collaboration entre Matteo Ricci et Xu Guangqi (1562–1633) et Li Zhizao (1565–1630)40, mais aussi des trai-
Matteo Ricci, Lettere : 1580-1609, Piero Corradini (dir.), Francesco D’Arelli (éd.), préface de Filippo Mignini, Macerata, Quodlibet, 2001. Lettre à Martino Fornari, à Padoue. De Macao, le 13 février 1583, p. 48. 38 Id., lettre à Gianbattista Román, à Macao. De Zhaoqing, le 13 décembre 1584, p. 57-87, en particulier p. 75-76. 39 Voir Européens et Japonais. Le traité sur les contradictions et différences de mœurs entre les deux peuples écrit en 1585 par le r.p. Luis Frois, Paris, Chandeigne, 2009, p. 67. 40 N. Standaert, « The transmission of Renaissance culture… », art. cit., p. 373 : « Between 1607 and 1614, four books in the field of mathematics were published as a result of translation work done by Matteo Ricci – two in collaboration with the Chinese scholar, Jihe yuanben (Elements of Geometry, 1607) and Celiang fayi (The 37
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Meaning of Measurement Methods, 1608), and two in collaboration with another Chinese , Tongwen suanzhi (Rules of Arithmetic Common to Cultures, 1614) and a work on isoperimetric figures, Yuanrong jiaoyi (The Meaning of Compared [Figures] Inscribed in a Circle, 1614). As for the astronomical writings translated into Chinese by Ricci in collaboration with Li Zhizao, they consisted of Qiankun tiyi (On the Structure of the Heaven and Earth, c 1608), and Hungai tongxian tushuo (Illustrated Explanation of Cosmological Patterns, 1607). All these translations were based on works by Clavius, with whom Ricci had studied at the Roman College, and most of these books must have arrived while Ricci was already in China. » Voir Antonio Possevino, Bibliotheca selecta…, Rome, 1593, t. I, liber IX, cap. XXVIII, p. 456 : il s’agit d’un texte du missionnaire Michele Ruggieri. Voir notamment Willard J. Peterson, « Learning from Heavens : the introduction of Christianity and other western ideas in late Ming China », dans China and Maritime Europe, 15001800: Trade, Settlement, Diplomacy, and Missions, J. E. Wills et J. Cranmer-Byng (éd.), Cambridge, Cambridge University Press, 2011, p. 78-134. Né à Mantoue en 1533, Possevino se rend à Rome à l’âge de 16 ans pour étudier en particulier les langues, et entre au service du cardinal de Gonzague comme secrétaire, avant de rejoindre la Compagnie en 1559. Envoyé en France pour lutter contre l’hérésie, il prêche en différentes villes d’un royaume en guerre (guerres de religion), puis devient en 1573 le secrétaire de Mercurian. Légat spécial du pape envoyé à Jean II de Suède pour accompagner sa conversion, il devient l’un des représentants de la papauté dans les négociations pour la conversion de la Suède avec le titre de nonce et vicaire apostolique de la Scandinavie, ce qui lui fait rencontrer le duc de Bavière, le roi de Pologne et l’Empereur. Puis, il se rend comme légat pontifical auprès du tsar Ivan IV pour négocier la réunion de l’église russe et de l’église catholique (1581). Malgré l’insuccès de sa mission, il revient en Pologne comme nonce apostolique et déploie une active politique de défense du catholicisme, en particulier avec les Ruthènes (dans l’actuelle Ukraine, correspondant à l’époque moderne aux Lithuaniens) et en Transylvanie. De retour en Italie, il enseigne la théologie à Padoue au début des années 1590, participe à la politique de reconnaissance d’Henri IV, roi de France, par les catholiques, est actif dans la phase finale de la rédaction de la Ratio Studiorum ; il passe les dernières années de sa vie († 1611) dans les bibliothèques italiennes, à travailler à ses œuvres, parmi lesquelles on retiendra, outre la Bibliotheca Selecta, Moscovia (Vilnius, 1586), Delle sacrificia della Messa (Lyon, 1563), Il soldato cristiano (Rome, 1569), Notæ verbi Dei et Apostolicæ Ecclesiæ (Posen, 1586), et son Apparatus sacer ad Scripturum veteris et Novi Testamenti (Venise, 1603-06), qui est une bibliographie analytique de plus de 8000 ouvrages traitant d’écriture sainte. Jeffrey P. Donnelly, « Antonio Possevino’s Plan for World Evangelization », Catholic Historical Review, LXXIV/2, 1988, p. 179-188, repris dans Christianity and Missions, 1450-1800, J.S. Cummins (éd.), vol. 28 de An Expanding World. The European Impact on World History, 1450-1800, Aldershot, Ashgate/Variorum, 1997 ; Jean-Marc Besse, « Quelle géographie pour le prince chrétien? Premières remarques sur Antonio Possevino », Laboratoire italien, n. 8, 2008, p. 123-43.
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tés de philosophie. Ils traduisent aussi en sens inverse. Il en va ainsi de la première description des croyances des chinois et de leurs pratiques religieuses, dont on trouve une première trace dans la « Bibliotheca Selecta » d’Antonio Possevino, dès 159341. De ce geste de la traduction, naît une nouvelle grammaire européenne des savoirs sur le monde, par où les passeurs de textes donnent l’orientalisme à l’Europe. Le deuxième geste du passeur de textes est celui de la classification, des peuples et des civilisations. Le texte entendu comme écriture, et qui donne au livre une possibilité d’exister, devient la ligne de partage entre les deux Indes, les Indes Orientales et les Indes Occidentales. Par où aussi les passeurs de texte que sont les missionnaires construisent une cartographie des peuples qui est celle des mondes lettrés. J’en veux moins pour preuve que pour exemple la même « Bibliotheca Selecta » que je viens de citer. À convoquer ici Possevino42, on mobilise l’un des concepteurs du programme culturel général de la Compagnie à la lisière du xviie siècle, dont l’œuvre majeure, la « Biblioteca selecta », livre-librairie qui attend toujours d’être étudié sur un mode exhaustif43, déploie tout ensemble une architecture intellectuelle et une vision géopolitique du monde telles que les compagnons de la mission, répartis sur les quatre continents, lui permettent de construire depuis une Europe qu’il n’a jamais quittée.
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Souvent cité et analysé pour ses chapitres consacrés aux différentes disciplines du savoir et à la sélection de livres à laquelle il en associe l’étude, l’ouvrage est bien plus, me semble-t-il. Dans cette entreprise qui offre une vision paradigmatique de la Compagnie de Jésus comme entreprise de classification et de production de textualité, est esquissé un parcours en deux temps qui enracine l’histoire des hommes dans l’histoire sacrée, et justifie ainsi le rôle central des clercs (livre 5) comme moteur de l’histoire en train de se faire, et fer de lance de la lutte contre l’hérésie d’abord, de la conquête évangélique ensuite. Au-delà, la matrice biblique qui fonde le sens de l’histoire, est aussi celle qui organise l’humanité. Possevino développe, en en faisant la clé de voûte de sa « Bibliotheca Selecta », une vision du monde qui, face à un berceau du christianisme centré sur Rome la catholique, mêle les deux Indes, orientales et occidentales, non seulement pour répondre aux fins qu’il s’était fixées, à savoir définitivement légitimer la domination de Dieu sur les quatre parties du monde, mais aussi parce qu’il intègre les barbares dans une même trame logique et épistémologique, qui fonde sa vision géopolitique du monde contemporain dans l’opposition entre les peuples catholiques et ceux à convertir. Dans ce cadre, la culture, en tant qu’elle est reconnaissable comme culture de la textualité, est pointée comme le levier de la possible conversion44. Et il me semble que ce dernier point est crucial pour la compréhension, dans la longue durée, de ce que sera le rapport entre le monde catholique (mais je dirais aussi plus largement européen) et l’altérité, la barbarie. En faisant de l’écriture (et de ses corollaires, tels qu’ils sont explicités dans l’extrait cité, la philosophie, la loi, l’histoire, le calcul) le critère de distinction entre les différents peuples barbares, il sanctionne non seulement les Anciens45, mais aussi la hiérarchie des savoirs qui permet l’établissement d’une telle division : l’écriture comme marque unique, exclusive, de la culture et de la possible révélation, a pour matrice l’Écriture, dont la science qui l’étudie, la théologie, se trouve en tête du livre de Possevino, comme de la formation des collèges jésuites. Le missionnaire est, dans cette vision de l’histoire et de l’humanité, l’expression la plus accomplie de la mission évangélique de l’Église, depuis les premiers temps : il est le passeur du Texte. On sait à présent tout ce que les Lumières feront de cette distinction des peuples entre ceux avec écriture et ceux sans écriture, en jetant les bases non seulement d’une histoire universelle, mais aussi celles d’une philosophie de l’histoire dont la critique subalterniste et postcoloniale met aujourd’hui en cause les fondements mêmes46. On peut d’ici – c’est-à-dire de l’expérience mis-
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Antonella Romano, « L’expérience de la mission et la carte européenne des savoirs sur le monde à la Renaissance: Antonio Possevino et José de Acosta », dans L’Europa divisa e i nuovi mondi. Per Adriano Prosperi, M. Donattini, G. Marcocci, S. Pastore (éd.), Pisa, Edizioni della Normale, 2011, vol. 2, p. 159-169. Il s’agit ici de l’opération de conversion de la Compagnie aux valeurs de l’humanisme. On notera d’autre part le parallèle qu’il établit entre Chinois modernes et « syriaques » antiques. Dipesh Chakrabarty, Provincializing Europe: Postcolonial Thought and Historical Difference, Princeton, Princeton University Press, 2007 (2e éd.). Daniel F. McKenzie, Oral Culture, Literacy and Print in Early New Zealand. The Treaty of Waitangi, Wellington, Victoria University Press, 1985 ; Id., Bibliography and the Sociology of Texts, London, The British Library, 1986 ; Jorge Cañizares-Esguerra, How to Write the History of the New World. Histories, Epistemologies, and Identities in the Eighteenth-Century Atlantic World, Stanford, Stanford University Press, 2001 ; Silvia Sebastiani, « Las escrituras de la historia del Nuevo Mundo: Clavijero y Robertson en el contexto de la Ilustración europea », 37, Historia y Grafía, 2011, p. 203-236.
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Jack Goody, Le Vol de l’histoire. Comment l’Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde, trad. française, Paris, Gallimard, 2010.
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sionnaire passée à la fin du xvie siècle à une échelle globale dont les deux Indes marquent l’aurore et le firmament aux yeux d’une Europe tout à la fois croyante et incrédule devant le déploiement d’un univers infini – tirer les fils qui mènent des savoirs sur le monde à l’écriture de son histoire. On sait aujourd’hui le poids épistémologique d’un tel acte, qui a contribué au processus d’universalisation de la pratique savante comme – et exclusivement comme – pratique lettrée, c’est-à-dire fondée sur le texte et sa mise en circulation. Les passeurs de textes ont ainsi profondément bouleversé non seulement l’ordre européen des savoirs à la Renaissance, mais aussi celui du monde, en imposant l’ordre du discours comme un ordre de l’écrit massivement porté par la technologie de l’imprimerie. Le temps est passé du triomphalisme culturaliste qui ne voyait dans cette imposition que la manifestation d’un progrès des civilisations tel qu’il a été formulé par Condorcet dans le « Tableau historique des progrès de l’esprit humain ». Mais, au-delà des critiques toujours plus vives que l’on veut faire à une Renaissance européenne, qui a imposé le récit de son passé au reste du monde, en lui volant son histoire47, je veux penser que les livres, et tous ceux qui continuent à les faire passer, contribuent à construire pour demain, un monde dont l’histoire n’est pas encore écrite, l’histoire de cette « branloire pérenne » que les passeurs de textes de la Renaissance nous ont aussi laissée en héritage.
L,appropriation du savoir géographique : les Sonnius à la conquête du monde Grégoire Holtz Université de Toronto, Victoria College
Sans que cela ait fait l’objet d’études approfondies1, on souligne souvent la simultanéité de l’invention de l’imprimerie et des premiers grands voyages de découvertes. Très vite, les premiers témoignages sur le continent américain, mais aussi sur les Indes ont trouvé un relais privilégié dans la diffusion de l’imprimé grâce à l’intervention de médiateurs, qu’ils soient imprimeurs, libraires, traducteurs ou polygraphes qui, en rendant accessibles des témoignages sur des contrées quasi inconnues, vont s’instituer comme des passeurs de textes. La transmission de témoignages sur des mondes dits nouveaux ou redécouverts est ainsi impensable sans la prise en compte de ces médiateurs qui remodèlent, adaptent, parfois récrivent, des témoignages qui sont inévitablement bien éloignés de ce que fut l’expérience première du voyageur, à jamais perdue. Parmi ces médiateurs, les libraires occupent un rôle déterminant, parce qu’ils sont ceux qui, par leur fonction économique et leur réseau social, ont le plus joué ce rôle d’intermédiaire ou de passeur entre la sphère des auteurs et celle du public, entre la production et la réception de la littérature de voyages. Cette dernière, comme on le sait, n’a pas de cohérence générique propre au xvie siècle. Ce qu’on nommera au xixe siècle « littérature de voyages » regroupe alors des textes relevant d’un statut fort différent, comme les lettres missionnaires, les traités de cosmographie, les relations de voyage ou les compilations historiques2. On choisira ici l’intitulé « imprimés géographiques » pour désigner ces textes divers, qui ont en commun de ne pas porter sur l’Europe mais plutôt sur la découverte et la conquête d’espaces alors méconnus. L’analyse du rôle des libraires parisiens dans la diffusion de ces imprimés géographiques amène à se poser des questions d’ordre méthodologique sur la manière d’aborder et d’analyser un corpus aussi fuyant. Tout d’abord la question de la spécialisation : il semble difficile d’utiliser ce terme pour désigner une production qui connut certes une faveur certaine3, mais qui resta toujours minoritaire 1
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Une histoire du livre de voyages à la Renaissance reste à écrire. Sur la question, voir cependant Hubert Peters, The Crone Library: books on the art of navigation left by Dr. Ernst Crone, Nieuwkoop, De Graaf, 1989; Nicolás Bas Martin, « Los repertorios de libros de viajes como fuente documental », Anales de Documentación, vol. 10, 2007, p. 9-16. Pour une époque plus tardive, on lira avec intérêt Daniel Roche, Humeurs vagabondes. De la circulation des hommes et de l’utilité des voyages, Paris, Fayard, 2003 ; Le livre maritime au siècle des Lumières : édition et diffusion des connaissances maritimes (1750-1850), Annie Charon, Thierry Claerr et François Moureau (éd.), Paris, PUPS, 2005. Sur le flou générique du récit de voyage, voir entre autres Roland Le Huenen, « Qu’est-ce qu’un récit de voyage? », dans Les Modèles du récit de voyage, Marie-Christine Gomez-Géraud (éd.), Littérales, no 7, 1990, p. 11-27 ; Frank Lestringant, « Le Récit de voyage et la question des genres : l’exemple des Singularitez de la France Antarctique d’André Thevet (1557) », Revue française d’histoire du livre, no 96-97, 3e et 4e trim. 1997, p. 249-264. Des analyses statistiques précises pour la Renaissance manquent. Pour la période postérieure, voir Henri-Jean Martin, Livre, pouvoirs et société à Paris au xviie siècle (1598-1701) [1969], Genève, Droz, 1999, vol. II, p. 1073.
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dans les catalogues des imprimeurs-libraires. Cependant, et précisément parce qu’il s’agit d’un corpus relativement réduit au xvie siècle, on peut mieux observer les choix de certains libraires, plus affirmés que d’autres, dans leur volonté de transmettre les témoignages sur les « grandes découvertes ». Quels textes sont alors privilégiés et comment sont-ils transmis ? Par quel type de libraires ? Ce premier faisceau de questions en suscite d’autres, en particulier sur les agents et les institutions impliqués dans la diffusion des imprimés géographiques. Quels liens ces derniers nouent-ils avec la colonisation émergente? À un moment où la France n’a pas encore de politique coloniale établie, la diffusion des ouvrages de voyages et de conquête se lit-elle dans une logique de célébration nationale? Quel profit commercial et symbolique un libraire peut-il tirer d’un tel choix éditorial ? Dans le Paris de la seconde moitié du xvie siècle, une famille de libraires semble se faire l’écho de l’intérêt grandissant des métiers du livre pour ce type de textes. La dynastie des Sonnius semble en effet être la première en France à donner une place de choix au corpus des imprimés géographiques dans son catalogue. Après avoir présenté la carrière de ces libraires, puis les ouvrages historiques et géographiques qu’ils vendent, on tentera de définir leur politique éditoriale concernant la littérature de voyages, avant de conclure sur les liens entre la vente d’imprimés géographiques et la représentation de la conquête coloniale forgée indirectement par les Sonnius.
La carrière des Sonnius Souvent cités dans les études sur les métiers du livre, les Sonnius n’ont pas encore fait l’objet d’une étude spécifique. Michel I Sonnius arrive d’Anvers à Paris sans qu’on en sache plus sur ses origines sociales : il est alors engagé comme apprenti chez Guillaume Desboys en 15594, avant de s’établir progressivement comme marchand libraire5. Grâce à un capital de départ, dont l’origine est encore inconnue, il aurait racheté le fonds de librairie de Michel Fezandat6. Les premiers titres où il appose son nom donnent une idée de ce que deviendra son catalogue : les œuvres complètes de Clément d’Alexandrie en 1566, des ouvrages de théologie de Claude d’Espence7 (1569), de Maurice Poncet
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Dans cet ouvrage classique, H.-J. Martin signalait déjà (p. 337) la prédilection des Sonnius pour la littérature de voyages. AN, Minutier Central, Et. LXXIII, 53. Michel Sonnius y est décrit comme natif de « Gueldrop, près Anvers en Brabant ». On retient de cet acte que Sonnius a à charge de s’entretenir lui-même, ce qui signifie aussi qu’il est assez riche pour pouvoir le faire (et qu’il est sans doute plus âgé que la moyenne des apprentis). Je tiens à remercier Rémi Jimenes pour m’avoir offert ses précieuses lumières sur G. Desboys, ainsi que Geneviève Guilleminot pour m’avoir permis d’accéder aux Cartons Renouard sur les Sonnius. Les Sonnius ne seront jamais imprimeurs. Les imprimés vendus par les Sonnius sortent de presses aussi différentes que celles de Christophe Plantin, Jean Le Blanc ou Pierre Chevillot. Ce point reste cependant à éclaircir. Sonnius reprend aussi à Fezandat la marque de la vipère de Saint Paul et la devise « Si Deus pro nobis, quis contra nos ? », d’après La Caille (Histoire de l’imprimerie et de la librairie, Paris, Jean de La Caille, 1689, p. 151). Je tiens à préciser ici que cet article n’est qu’une modeste introduction à la carrière et à la production des Sonnius, mais que de nombreux aspects de la prolifique carrière de cette dynastie des libraires restent encore à dégager. De même, leur catalogue mériterait d’être exhaustivement dressé (je m’appuie ici sur le relevé de 510 titres que donnent le catalogue de la BnF et le CCFR pour les années 1564 à 1640, vendus par Michel I Sonnius, ses fils Laurent, Michel II et Jean, et son petit-fils Claude). Sur ce théologien, voir les articles réunis dans Un autre catholicisme au temps des Réformes ? Claude d’Espence et la théologie humaniste à Paris au xvie siècle, Études originales, publication d’inédits, catalogue de ses éditions
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anciennes, Alain Tallon (éd.), Bruxelles, Brepols-Musée de la Maison d’Érasme, 2010. Dans une notice assez brève, Michel Sonnius y est décrit comme un « Libraire très-renommé » qui « travaille sans cesse à faire imprimer plusieurs bons Livres en diverses langues » (La Croix du Maine et Du Verdier, Bibliothèques françaises [1585], Rigoley de Juvigny (éd.), Paris, Saillant et Nyon, 1772, t. II, p. 137). Le bibliographe ajoute cependant de manière significative que les titres vendus par Sonnius contiennent « des Préfaces en son nom, soit qu’il en soit Auteur ou autrement ». La conscience que les contemporains avaient des qualités éditoriales mais aussi auctoriales de Sonnius est révélatrice de la rapidité avec laquelle Sonnius a pu s’imposer comme une autorité dans le monde du livre. La proximité des liens entre les Sonnius et les Nivelle et Chaudière s’inscrit dans la continuité des liens noués avec Desboys et Ch. Guillard, (voir l'acte qui les réunit le 15 janvier 1598, AN, Y3495, f. 503). Voir entre autres la Cosmographie universelle de Münster, traduite et augmentée par Belleforest (1575), analysée plus loin. Chesneau avait de lourdes dettes envers Sonnius (et d’autres créanciers). Voir, après sa mort, la saisie de ses biens : Chesneau doit 408 écus à Sonnius (AN, Y 3435, f. 19-22). Voir, entre autres, Denis Pallier, « La fin de la succursale plantinienne de Paris (1577) : Emmanuel Richard, facteur de Plantin », Revue française d’histoire du livre, no 18 (nouvelle série), 1978, p. 25-39. La correspondance de Plantin, mais aussi ses livres de comptes, révèlent l’importance de ses relations commerciales avec les Sonnius. On y voit Plantin mettre en garde son gendre Gilles Beys contre Sonnius (pour le monopole du privilège de Topiarius, dès 1567, Correspondance de Christophe Plantin, Max Moses (éd.), [1883], Nendeln, Kraus Reprint, vol. I, p. 217-218). Plus tard, en juillet 1572, on voit Sonnius racheter à Plantin des Bibles royales dont il a du mal à se défaire (Correspondance Plantin, Max Moses (éd.), [1911], vol. III, p. 142). J. Deneucé estime que « Sonnius est le principal libraire parisien qui exploita la pénible situation de Plantin pour le faire travailler à des conditions dont celui-ci s’est fréquemment plaint » (Correspondance Plantin, vol. VIII et IX, J. Denucé (éd.) [1918], p. 62). Pour un relevé complet des échanges commerciaux entre Plantin et Sonnius, voir Leon Voet, The Golden Compasses, Amsterdam / Vangendt & Co, Londres / Routledge, New York / Abner Schram, 1969, p. 274-275, 401-402, 443-444, 476, 488 (Plantin imprime pour Sonnius, mais il achète et vend aussi des imprimés pour le libraire de la rue Saint Jacques). Correspondance Plantin, op. cit., vol. VIII et IX, p. 542-543. La requête de Christophe Plantin auprès de Sonnius a lieu quatre jours avant la mort de l’imprimeur-libraire anversois. Avec les Nivelle, Morel et Cramoisy, les Sonnius sont les libraires parisiens les plus présents sur les foires européennes (cf H.-J. Martin, Livre, pouvoirs et société, op. cit., p. 329 et 337). La Bibliotheca Nacional de España possède de très nombreux exemplaires de la Compagnie de la Grand-Navire; elle compte aussi dans son catalogue des imprimés édités en espagnol par les Sonnius qui attestent l’importance du marché ibérique pour
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(1567), des titres de controverse confessionnelle … Et de fait, ce qui caractérise la librairie Sonnius « à l’escu de Basle », située rue Saint-Jacques et qui collabore de plain-pied avec les docteurs en théologie, c’est la diffusion d’ouvrages religieux: les premiers in-octavo seront bientôt suivis par les immenses in-folio (les œuvres complètes de Tertullien, Augustin, Cyrille…) qui feront la réputation de Sonnius, rapidement reconnu comme un éditeur d’ouvrages sérieux, à la composition particulièrement soignée, comme le signale La Croix du Maine8. Sa proximité géographique avec la faculté de théologie de Paris, mais aussi sa proximité sociale et familiale avec les Brumen, les Nivelle et Chaudière9, qui eux aussi ont consacré une très grande part de leur catalogue à la vente d’ouvrages de piété, feront de Sonnius un libraire parisien de plus en plus puissant, qui multiplie les éditions partagées (entre autres avec Nicolas Chesneau)10. Une étape cruciale dans l’expansion de l’officine Sonnius consiste, en août 1577, dans le rachat de la succursale de Plantin à Paris, alors tenue par un Gilles Beys criblé de dettes11. La correspondance de Plantin, qui imprime de nombreux ouvrages pour Sonnius, dépeint ce dernier comme un homme avisé12, voire retors, qui profite des difficultés financières de Plantin mais à qui il est aussi demandé d’aider sa fille Madeleine « à achepter du pain » en 1589, au début de la Ligue13. Grâce à Plantin, Sonnius va pouvoir importer des nouveautés et exporter ses titres en Italie, en Espagne, en Allemagne ou aux Pays-Bas14.
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Ce qu’il y a d’intéressant, dans la carrière des Sonnius, c’est le développement et la cohérence des choix éditoriaux de Michel I Sonnius qui se prolongeront, après sa mort située entre juin 1589 et avril 1590, pendant les deux générations suivantes. On retrouve en effet avec ses trois fils, Michel II, Laurent et Jean Sonnius, le même engagement catholique au service de la ContreRéforme, voire de la Ligue15, pendant laquelle ils continuent à prospérer16. Le rétablissement de la monarchie par Henri IV, loin de les léser, leur permet de renforcer leur posture dans le champ de la librairie parisienne17, du moins une fois que Laurent Sonnius aura réussi à s’acheter un certificat de bonne conduite pendant le siège de Paris : en avril 1596, pour être reçu « monnayer de la monnaie de Troyes », il devra faire témoigner le libraire Guillaume de la Noue le déclarant « bon catholique et bon serviteur du Roi »18. À l’aube du xviie siècle, les trois frères Sonnius (Michel II et Laurent étant les plus actifs) sont parmi les libraires les plus puissants de Paris à diffuser l’idéologie post-tridentine (Richeome, Bellarmin, mais aussi l’index des livres censurés par le concile de Trente…)19, ainsi que d’autres auteurs qu’ils vont associer fidèlement
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la maison « à l’escu de Basle » : c’est ce que montre la publication des œuvres de Fernando Chirino de Salazar (Expositio in Prouerbia Salomonis, Parisiis et venundantur Madriti apud Hieronymum de Courbes, 1621), Louis de Blois (Obras de Ludouico Blosio... monge de S. Benito, en casa de Miguel Sonnio..., 1602) ou encore d’une gravure de La Passion du Christ par Karel van Mallery elle aussi destinée au marché espagnol (La pasión de Cristo, En Paris, en casa de Miguel Sonnio, 1602). Le marché allemand n’est pas négligé; c’est ce qu’attestent la présence des Sonnius aux foires de Francfort, mais aussi la co-édition de Jérôme par le théologien hollandais Cornelis Schulting, partagée à Cologne avec les Birckman, une famille de libraires spécialisée elle aussi dans les ouvrages de spiritualité (Confessio Hieronymiana ex omnibus germanis B. Hieronymi operibus... collecta... opera studioque Cornelii Schultingi,... Coloniae et Parisiis, apud M. Sonnium, 1585). Là encore, un relevé exhaustif des co-éditions étrangères reste à établir. Michel Sonnius meurt en 1589 au moment du siège de Paris et de la « contagion » qui l’accompagne (Denis Pallier, Recherches sur l’imprimerie à Paris pendant la Ligue (1585-1594), Genève, Droz, 1976, p. 121). Sa proximité avec le monde de l’Université, ses théologiens (voire avec Jean Boucher qui officie dans sa paroisse de Saint Benoit) et son engagement au service de la Contre-Réforme le rapprochent des idéaux ligueurs. Cependant, Michel Sonnius n’a pas été impliqué dans la Ligue comme le furent ses associés et alliés Chaudière, Nivelle ou Dupuys. En revanche, son fils Laurent fut fait prisonnier pendant le siège de Paris et son frère Michel II dut payer une lourde rançon (il emprunte 500 écus) pour le libérer (Ibid., p. 125). Si la production des Sonnius semble muette pour les années 1591-1592, elle se rétablit dès 1594. Le sens des affaires des Sonnius reste intact : le 14 janvier 1595, Michel II « refuse de payer une dette de 60 écus tant que ses propres débiteurs ne l’auront pas remboursé » (Ibid., p. 143). Sur l’indulgence d’Henri IV pour les libraires et imprimeurs de la Ligue, voir Ibid., p. 142-145. Dans la suite de sa déclaration, G. de La Noue (qui fut un étroit collaboratueur des Sonnius) précise à propos de Laurent qu’il « le sait s’être opposé aux desseins des rebelles qui estoient à Paris, et avoir toujours désiré la réduction » et qu’il « fut des premiers qui s’opposèrent à la violence de ceux que l’on appeloit les Zélés » (Arch. de la Cour des Monnoies, liasse Z 2866, cité dans Baron Pichon et Georges Vicaire, Documents pour servir à l’Histoire des libraires de Paris, 1486-1600, Paris, Libraire Techener, 1895, p. 180). Robert Bellarmin, Trois livres du gémissement de la colombe (Paris, Michel Sonnius, 1617) ; Des Sept paroles que prononça Jésus-Christ en la croix (Paris, Laurent Sonnius, 1618). Parmi les nombreuses œuvres de Louis Richeome, Laurent Sonnius diffuse les Tableaux sacrez (1601), la Deffence des pèlerinages (1604), les Discours des Richesses (1605), les Discours des Sainctes Reliques (1605). Il est significatif de noter que les Sonnius vendent à la fois des œuvres censurées par le Concile de Trente (comme certains traités de Claude d’Espence) et la censure de ces mêmes ouvrages (Index librorum prohibitorum cum regulis confectis per patres à Tridentina Synodo delectos, Paris, Laurent Sonnius, 1599). Le climat de la Contre-Réforme, et surtout la controverse gallicane, constituent une aubaine éditoriale, puisqu’elles permettent aux Sonnius de vendre les ouvrages des deux partis : ainsi dans la réédition des Recherches de la France (1621), Laurent Sonnius précise que son édition est augmentée de « plusieurs Chapitres, comme ceux des Jesuites » (Pasquier, Recherches de la France, Paris, Laurent Sonnius, « Le Libraire au lecteur » f. ã ijr).
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Parmi les plumes qui deviennent des « auteurs maison », régulièrement réédités par les Sonnius et qui constituent leur fonds de commerce, citons l’historien Scipion Dupleix, le juriste René Choppin ou le médecin La Framboisière. Voir Denis Pallier, « Les impressions de la Contre-Réforme en France et l’apparition des grandes compagnies de libraires parisiens », Revue française d’histoire du livre, no 31 (nouvelle série), 1981, p. 218-273 (et surtout p. 248-251). Plus tard, Claude Sonnius participera encore à la Compagnie des Impressions grecques (HenriJean Martin, Livre, pouvoirs et société, op. cit., p. 360). L’édition des Omnia Opera de Clément d’Alexandrie par Gentien Hervet est en effet publiée une première fois en 1572 par Michel I, puis rééditée par Michel II en 1612. Ne sont pas prises en compte, dans la taille limitée de cet article, les nombreuses transactions commerciales et acquisitions immobilières des Sonnius, qui apparaissent dans les actes notariés du Minutier central et du registre des Insinuations de la ville de Paris. Laurent Sonnius fut syndic de la communauté des libraires de 1620 à 1624 (La Caille, Histoire de l’imprimerie, op. cit., p. 184). Si Michel II Sonnius fut le premier libraire à accéder à cette charge honorifique, le suivant fut Sébastien Cramoisy en 1636 : c’est un signe d’un passage de pouvoir mais aussi de la place accrue prise par les libraires les plus puissants dans les corporations des commerçants parisiens (Guillaume Denière, La Juridiction consulaire de Paris, 1563-1572, Paris, Plon, 1872, p. 514). Dès 1620, mais surtout à partir de 1626, Claude Sonnius continue à exploiter le catalogue de ses aînés en réimprimant les titres les plus demandés (surtout Scipion Dupleix, mais aussi Du Haillan, les Opera de Basile, celles de Theodoret). Le petit-fils de Michel I se garde de toute innovation risquée : il publie surtout des éditions partagées (Le Prince de Balzac) ou des rééditions (Chalcondyle, L’Histoire de France de Matthieu, les Images de Philostrate, D’Avity…). Beaucoup plus rares sont les nouveautés et les prises de privilèges qui témoigneraient d’un investissement personnel de Claude Sonnius. On relève cependant les œuvres du récollet Charles Rapine (cinq titres), l’Histoire du Canada de Sagard (un autre récollet), de nombreuses vies de saints ou des publications jésuites (Nicolas Condé, Julien Hayneuve, Nicolas Caussin, Jean Suffren, Jean Cordier). Sur cette association fructueuse (un fonds évalué à plus de 60 000 livres) et le rachat de la part de Sonnius par Béchet, voir H.-J. Martin, Livre, pouvoirs et société, op. cit., p. 343, n. 54.
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à leur entreprise20. La puissance de l’officine Sonnius tient aussi à son caractère proto-industriel puisque, en termes de concentration économique, les trois frères se partagent une part de marché importante, au sein de deux compagnies de commerce (les Usages, la Grand-Navire) dont ils deviennent les principaux actionnaires21. Enfin, cette puissance proto-industrielle est reflétée par le très grand nombre d’in-folios réédités d’une génération à l’autre : des cahiers des œuvres de Clément d’Alexandrie produits par Michel I sont encore commercialisés quarante ans plus tard par son fils Michel II22. Fait rarissime qui témoigne de cette durabilité exceptionnelle, la librairie des Sonnius reste établie pendant presque quatre-vingts ans à la même enseigne, « rue Saint Jacques, a l’escu de Basle ». Cette réussite commerciale23 se traduit aussi par des consécrations d’ordre statutaire : Laurent Sonnius accède au statut de syndic des marchands libraires24, tandis que Michel II est le tout premier libraire en 1625 à devenir juge consul des marchands parisiens25. Enfin, à la troisième génération, Claude Sonnius (fils de Laurent) parachève ce succès commercial en épousant Marie Buon et en s’associant au puissant libraire Denis Béchet26. À la fois signe de sa promotion et de son extinction, son alliance avec Béchet27 concrétise l’aboutissement d’une stratégie sociale et familiale mise en œuvre dès le siècle précédent par Michel I. Cette très longue carrière des Sonnius, échelonnée sur trois générations, sur près de quatre-vingts ans, recouvre un catalogue impressionnant d’au moins 550 titres. Parmi ces ouvrages, nombreux sont ceux à être communs aux différents membres de la famille, ce qui amène à déceler une cohérence qui a peu d’équivalents dans l’histoire du livre de la Renaissance. On peut donc se risquer à traiter le catalogue des
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Sonnius comme un tout relativement homogène et très nettement dominé par la vente d’ouvrages religieux, allant de la Bible à la patristique, de la controverse aux vies de saints, des livres d’heures aux annales de diocèse.
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La vente d’imprimés géographiques : une spécialisation seconde ? La spécialisation seconde des Sonnius ne concerne ni la littérature, ni la médecine ou le droit28, mais bien l’histoire : histoire de l’église primitive (Nicéphore, Flavius Josèphe), histoire romaine (TiteLive), et surtout histoire de France (Commynes, Froissart, Du Haillan, Matthieu, Dupleix…). Le fonds des ouvrages historiques vendus par les Sonnius comprend en tout 44 titres différents, mais leur fréquente réédition (surtout dans le cas hors norme de Scipion Dupleix29) fait monter à 115 le nombre d’entrées, soit un cinquième du catalogue général. C’est dans le cadre de cette spécialisation seconde que les Sonnius font le choix de diffuser des imprimés géographiques, au nombre de 13, soit plus du quart des ouvrages historiques. En effet, pour les Sonnius comme pour d’autres contemporains30, les ouvrages sur les nouveaux mondes se comprennent dans le cadre plus général de l’histoire : ce sont des témoignages particuliers, des « histoires » au sens aristotélicien de rapport, d’enquête. Si les imprimés géographiques appartiennent à la catégorie hyperonyme de l’histoire, il serait cependant abusif de parler de spécialisation pour les Sonnius, tant ces ouvrages semblent noyés dans le flot des titres religieux de leur catalogue. Il n’empêche que les Sonnius se démarquent de la plupart des autres imprimeurs-libraires parisiens du xvie siècle qui le plus souvent, à l’exception notable de Cavellat31, n’ont qu’un ou deux titres géographiques dans leur catalogue32. 28
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Si on fait exception des Epigrammes de Martial (1607 ; rééd. 1617), on ne trouve que deux titres « littéraires » noyés dans un catalogue d’imprimés religieux : Les Poésies de Tahureau (1574 ; édition partagée) et le roman Du Vray et parfait amour de Martin Fumée (publié sous le pseudonyme d’Athénagoras ; Sonnius reçoit le privilège et le publie en 1599). Pour la médecine, il faut préciser : les Sonnius vendent abondamment les œuvres de La Framboisière (8 titres réédités de 1595 à 1619), mais il s’agit plus d’un attachement à un « auteur maison » que du choix délibéré de vendre des ouvrages médicaux. Pour le droit, le catalogue est plus diversifié : en plus des nombreux titres de René Choppin (13 titres souvent réédités de 1588 à 1624), les Sonnius diffusent aussi les œuvres de Pasquier, les Plaidoyers de Simon Marion, l’Alliance des loix romaines avec le droit françois de Jean Duret... Sur la production de Scipion Dupleix, voir ici-même l’article de Violaine Giacomotto-Charra. Sur l’appartenance des « récits de voyages » au genre historique, voir la catégorisation qu’en donnera plus tard Charles Sorel : « Les Relations de Voyages sont des histoires où l’on rapporte plusieurs evenemens de suite, arrivez en divers lieux, mais qui ne font qu’une partie de la vie des Hommes». Les récits de voyages assument la même fonction didactique que l’histoire : « Parmy les accidens estranges dont on void les relations, on trouve tousjours quelque matiere d’instruction, & en tout cecy le profit est grand de visiter tant de pays sans danger, & de faire le tour du monde sans sortir d’une chambre » (Charles Sorel, Bibliothèque françoise, Paris, Compagnie des Libraires de Paris, 1664, chap. VIII, « Des Voyages », p. 128). Cavellat diffuse entre autres les œuvres de Belon, Gemma Frisius, la Cosmographia d’Apian… Voir le fascicule Cavellat, dirigé par Isabelle Pantin : Imprimeurs et libraires parisiens du xvie siècle, ouvrage publié d’après les notes de Philippe Renouard. Fascicule Cavellat, Marnef et Cavellat, Paris, Bibliothèque nationale, 1986. Voir aussi l’article d’Isabelle Pantin, « Les problèmes de l’édition des livres scientifiques: l’exemple de Guillaume Cavellat » dans Le Livre dans l’Europe de la Renaissance, actes du XXVIIIe Colloque international d’Études humanistes (CESR, Tours), Pierre Aquilon et Henri-Jean Martin (éd.), Paris, Promodis-Éditions du Cercle de la librairie, 1988, p. 240-252. On peut par exemple citer les cas, pour des libraires parisiens de stature très différente, de Michel Vascosan (Le Premier Livre de l’Histoire de l’Inde de Castanheda en 1553 ; L’Histoire naturelle et generalle des Indes d’Oviedo en 1555), de Jean d’Ongoys (Les Voyages et conquestes des roys de Portugal es Indes d’Orient de J. de Centellas en 1578), de Sertenas (L’Histoire de la terre neuve du Peru en 1546 ; Marco Polo en 1556) ou encore de L’Huillier
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et Chaudière. Associés pour La Cosmographie universelle de Thevet en 1575, ils publient aussi, chacun de son côté, Les Trois mondes de La Popelinère en 1582 et les Trois navigations admirables faictes par les Hollandois et Zélandois au Septentrion de Gerrit de Veer en 1599. Pour une vue générale de la production, voir Geoffroy Atkinson, La Littérature géographique de la Renaissance. Répertoire bibliographique, Paris, Auguste Picard, 1927 (et du même auteur, Supplément, 1936). L’original italien est Nuovi Avisi dell’ India..., Brescia, G. P. Borela, 1571. Le processus de publication a été particulièrement rapide dès l’édition italienne (la dernière lettre du recueil a été écrite à Madère par le Père Pierre Diaz en août 1570 !) mais aussi pour la traduction française (Sonnius a obtenu le privilège le 12 février 1571). Michel Sonnius s’exprime ainsi dans sa dédicace à Louis de Bourbon, duc de Montpensier (Recueil des plus fraisches Lettres, escrittes des Indes Orientales, par ceux de la Compagnie du nom de Jesus, Paris, Michel Sonnius, 1571, f. A2r). Willem Schouten, Journal ou relation exacte de Guill. Schouten, dans les Indes, Paris, M. Gobert et M. Tavernier, 1619. Sur ce procès, voir les plaidoyers de Louis Servin (dans Actions notables et plaidoyez de messire Louis Servin, Paris, Estienne Richer, 1640, p. 951-956), Charles Labbé (Plaidoirie de Labbé devant le Parlement en faveur de Melchior Tavernier, sl, 1620) et l’analyse qu’en donne Marianne Grivel, Le Commerce de l’estampe à Paris au xviie siècle, Genève, Droz, 1986, p. 46, 88.
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En effet, l’attrait évident de la nouveauté présenté par les récits de voyages ne permettait pas de faire oublier les risques financiers engagés par de telles publications : on sait que leur composition, surtout pour les illustrations, a représenté pour les imprimeurs-libraires un investissement lourd et parfois difficile à amortir sur d’autres titres. Chez les Sonnius, de Michel I à son petit-fils Claude, se dégage au contraire une politique éditoriale qui a valorisé les imprimés géographiques au point d’en publier plus de dix. Ce corpus est éclaté dans l’espace et dans le temps : de 1568, où Michel Sonnius publie l’Histoire générale des Indes de Lopez de Gomara, à 1643 où Claude Sonnius réédite les États et Empires du monde de D’Avity, la famille a en outre vendu sur trois générations un recueil de lettres des Jésuites en Inde, une histoire de la compagnie de Jésus aux Indes, deux versions différentes du pèlerinage de Castela, la Cosmographie universelle de Münster traduite et augmentée par Belleforest, l’Histoire du Canada de Sagard, la relation de Martin de Vitré aux Indes orientales, mais aussi le Recueil des noms propres modernes de la géographie, confrontez aux anciens de Jean Le Frère (1572). Comment interpréter cet inventaire et quels rôles ont pu jouer les Sonnius dans son élaboration ? La qualité de « passeurs de textes » géographiques des Sonnius se manifeste par des prises de position très nettes où ils revendiquent un rôle actif dans la diffusion de ces textes. C’est d’abord Michel Sonnius qui en 1571 prend la plume au seuil du Recueil des plus fresches lettres des Indes pour signifier que c’est bien lui qui a pris l’initiative de les avoir « faict traduire en François fidelement, & mis en lumiere tout aussi toct » d’après un exemplaire romain33, précisant qu’au cours de l’impression il a reçu « deux autres cahiers soubz tiltre de lettres d’Inde »34. La conscience de la grande valeur marchande des titres géographiques qu’il faut vendre vite, afin de bénéficier de la nouveauté et du prétendu caractère inédit de leur contenu, se manifeste dans une modalité active, presque auctoriale, où le libraire prend la plume pour célébrer ces ouvrages. Mais elle se manifeste aussi selon une modalité plus défensive, voire répressive, visant à se protéger de dangereux concurrents. Ainsi, en 1619, Laurent Sonnius, en tant que syndic des libraires, tentera de faire interdire à Melchior Tavernier, qui n’est que graveur et non pas libraire, la vente d’ouvrages pour lesquels il a gravé des cartes ou des illustrations, comme le récit aux Indes orientales de Guillaume Schouten35.
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La conscience aigüe que les Sonnius pouvaient avoir de la valeur commerciale des ouvrages géographiques doit être réinscrite dans la logique de croissance commerciale qui caractérise la dynastie à la charnière du xvie et du xviie siècle. Or cette logique de croissance s’est fondée sur un opportunisme éditorial particulièrement efficace. En effet, les Sonnius, impliqués dans la Ligue (ils ont vendu les ouvrages des prédicateurs ligueurs ou proches de la sensibilité ligueuse comme Vigor, Feuardent ou Génébrard36), ont renégocié assez rapidement leur place sur le marché compétitif de la librairie parisienne. Pour ce faire, ils ont continué à vendre de nombreux ouvrages de spiritualité pour le public dévot, mais ils ont aussi diffusé des ouvrages d’auteurs « politiques » (Montaigne, Pasquier) ou convertis (La Framboisière37) proches d’Henri IV et qui célèbrent la monarchie française. Les ouvrages géographiques vendus par les Sonnius traduisent cette évolution : alors que les premiers titres géographiques (Gomara, lettres des Jésuites, Cosmographie de Belleforest) célébraient la colonisation espagnole, les nouveaux titres géographiques vendus par les Sonnius dans les deux premières décennies du xviie siècle glorifient au contraire les premières conquêtes françaises, aussi malheureuses soient-elles : c’est le cas de la relation aux Indes orientales de Martin de Vitré, de l’Histoire du Canada de Sagard ou des Estats et empires du monde de D’Avity. En plus de cet infléchissement national et procolonial, la comparaison du catalogue des Sonnius avec ceux de leurs compétiteurs contemporains montre à quel point l’investissement des Sonnius pour les imprimés géographiques a été continu. Face à des rivaux agressifs (surtout les libraires du Palais, comme Richer et son associé Monstr’œil38), qui vendaient aussi des récits de voyages, mais en nombre plus restreint (au maximum trois titres comme pour Orry39 ou la famille Périer40), les Sonnius ont toujours développé une politique éditoriale, fondée sur des choix qui font la spécificité de leur corpus. 36
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Simon Vigor, Sermons catholiques pour tous les jours de Caresme et féries de Pasques, Paris, Michel Sonnius, 1588 (rééd. 1597 par Laurent Sonnius). Sur Vigor, voir Barbara Diefendorf, « Simon Vigor : A radical Preacher in Sixteenth-Century Paris », Sixteenth Century Journal, vol. 18, no 3, 1987, p. 399-410. Michel Sonnius avec « la Compagnie de la Grand-Navire » vend plusieurs titres édités par François Feuardent: Conflictus Arnobii catholici et Serapionis, de Deo trino et uno (1589), Biblia sacra cum Glossa ordinaria (1590). Il publie aussi sa Seconde semaine de dialogues, ausquels entre un docteur catholic et un ministre calvinic (1598) et ses Divi Jacobi epistola... commentariis (1599). De Génébrard, Michel Sonnius édite la traduction de Flavius Josèphe (1578), Chronographiae libri quatuor (1580), Laurent Sonnius publie la seconde partie (posth.) du Traité de la liturgie ou S. Messe (1602). Sur le contexte historique et éditorial de la Ligue, voir, entre autres, les études de Robert Descimon, Qui étaient les Seize? Étude sociale de deux cent vingt-cinq cadres laïcs de la Ligue radicale parisienne (1585-1594), Paris, Klincksieck, 1983, et, en collaboration avec Javier Ruiz Ibanez, Les Ligueurs de l’exil. Le refuge catholique français après 1594, Seyssel, Champ-Vallon, 2005. Sur La Framboisière, réformé converti « conseiller & Medecin ordinaire » d’Henri IV, voir Stephen Bamforth, « Médecine et philosophie dans l’œuvre de Nicolas Abraham de La Framboisière », dans Esculape et Dionysos, Mélanges en l’honneur de Jean Céard, Genève, Droz, 2008, p. 177-195. Il s’agit d’un auteur important pour les Sonnius : à la fin du Gouvernement necessaire, le libraire accorde deux pages « publicitaires » où sont inventoriés tous les ouvrages de La Framboisière, distingués en catégories : les ’Opera latina… Philosophica’ et les ’Medica’ sont vendues rue saint Jacques dans l’échoppe de chez Michel II Sonnius (Gouvernement necessaire à chacun pour vivre longuement en santé, Paris, Michel Sonnius, 1600). Claude Monstr’œil vend la première relation de Samuel Champlain (Des Sauvages, 1603) et s’associe à Jean Richer pour diffuser Les Voyages du chevalier de Villamont qui, à partir de 1595, devient le best-seller de la littérature de voyages de la fin du xvie et du premier xviie siècle. José de Acosta, Histoire naturelle et morale des Indes (1598) ; l’Histoire des ottomans d’Esprinchard (1600). Citons aussi deux ouvrages importants pour la réflexion historique, L’Histoire des histoires de La Popelinière (1599) et De la Naissance, durée et cheute des estats de René de Lucinge (1588). Charles, l’aïeul de la famille Périer, a eu des accointances avec la Réforme (voir Denis Pallier « Les victimes de la Saint-Barthélemy dans le monde du livre parisien. Documents », dans Le Livre et l’historien, Études
Quelle politique éditoriale pour les imprimés géographiques ?
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offertes en l’honneur du Professeur Henri-Jean Martin, Genève, Droz, 1997, p. 141-163). Ses fils, Adrien Périer et Jérémie, vendent la quasi-totalité des ouvrages de Marc Lescarbot sur la Nouvelle France ainsi que l’Histoire du royaume de Chine de Mendoza (1588). Même s’il ne s’agit pas d’une spécialisation de L’Angelier, le libraire du Palais vend de nombreuses « histoires » : parmi les quinze titres partagés avec les Sonnius (et d’autres puisqu’ils agissent pour la Société des libraires parisiens), la moitié est consacrée aux histoires : Froissart, Commynes, Cassiodore, Flavius Josèphe, Pline, Monluc, Nicole Gilles. Voir le catalogue complet dans Jean Balsamo et Michel Simonin, Abel L’Angelier et Françoise de Louvain (1574-1620), Genève, Droz, 2002. Henri Castela, Le Sainct voyage de Hierusalem et Mont Sinay, Bordeaux et Paris, Laurent Sonnius, 1603, « Au Lecteur », n. p. En effet, le volume a doublé en épaisseur, passant (pour un même format in-octavo) de 424 p. pour le Grand voyage… à 1005 p. pour l’Histoire du Canada parue chez Claude Sonnius en 1636. Sur les historiographes, voir entre autres les articles réunis dans Les Historiographes en Europe de la fin du Moyen Âge à la Révolution, Chantal Grell (éd.), Paris, PUPS, 2006. Voir aussi, Écritures de l’Histoire (xive-xvie siècles), Danièle Bohler et Catherine Magnien-Simonin (éd.), Genève, Droz, 2005. Cette vue surplombante sur l’univers habité par l’homme, mais aussi sur un espace conquis par les Européens, n’est pas celle des voyageurs mais bien celle d’historiens et de compilateurs.
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• l,appropriation du savoir géographique
Afin de mieux distinguer la politique éditoriale des Sonnius de celle d’autres libraires parisiens qui vendent beaucoup d’« histoires » comme L’Angelier41, on doit questionner la place de ces imprimés géographiques dans leur catalogue: doit-on les considérer comme une production marginale, voire exceptionnelle, ou comme une vitrine de leur puissance ? Pour répondre à cette question, on peut dégager des constantes communes au corpus géographique des Sonnius. Il semble que celui-ci s’inscrive dans une logique de totalisation des témoignages. Il faut entendre par là le choix de privilégier la publication d’ouvrages de synthèse, de compilations historiques et géographiques, qui ont une vocation totalisante voire universelle au détriment de témoignages directs et personnels, portant sur la seule région parcourue pendant le voyage. À l’exception de la relation de Martin à Sumatra, la plupart des titres géographiques vendus se présentent comme des synthèses: c’est le cas pour Gomara, pour la Cosmographie de Belleforest, les Estats et empires du monde de D’Avity. Même le récit de pèlerinage de Castela en 1603 précise qu’il ne se déroule pas uniquement en « [sa] patrie, mais en divers endroits du monde, comme en l’Europe, Asie, Afrique, sans particulariser autrement les lieux où ça esté »42. Quant au récit de Sagard, il répond lui aussi à ce modèle totalisant : son Histoire du Canada reprend et augmente le Grand Voyage du Pays des Hurons paru chez Denys Moreau en 163243. Le choix d’un nouveau titre traduit la promotion du témoignage (le « voyage ») dans la catégorie supérieure de l’« histoire ». Par un tel choix, les Sonnius participent aussi à l’établissement de nouveaux modes d’écriture du savoir, favorisant une histoire comparatiste et synthétique dans la vogue des ouvrages de Bottero ou d’Acosta. À l’opposé d’ouvrages fondés sur le témoignage personnel mais qui ne cherchent pas à « faire œuvre », les imprimés géographiques vendus par les Sonnius sont rarement le fruit d’une expérience personnelle et directe : l’historiographe Lopez de Gomara ne s’est jamais rendu au Mexique44 ; Belleforest et D’Avity n’ont pas quitté la France. Quant à l’Histoire du Canada de Sagard, si elle est fondée sur l’expérience du récollet en pays huron, elle cherche aussi à s’inscrire dans l’héritage de l’histoire générale, tel que Martyr, Osorio ou Gomara l’ont popularisé et donc
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à dépasser le cadre du seul témoignage individuel45. On retrouve là le clivage entre deux paradigmes de l’écriture du témoignage à la Renaissance, entre la relation individuelle et l’histoire générale qui se fonde sur la fusion de différents témoignages par la plume de l’historiographe : entre ces deux modèles, les Sonnius choisissent clairement celui de l’histoire générale, à la différence d’autres libraires parisiens qui publient des témoignages directs, comme Périer vendant les œuvres de Lescarbot et Mendoza, ou Richer celles de Champlain et Villamont. D’une façon plus générale, il semble que les principes qui régissent les choix éditoriaux des Sonnius relèvent d’une politique des œuvres, voire des œuvres complètes. Au-delà de la question du format, de l’in-folio commun à Belleforest et D’Avity ainsi qu’aux Opera omnia de saint Athanase ou de saint Cyrille, c’est surtout la question de la totalisation de la matière éditée qui semble partagée par des titres a priori si différents46 : les imprimés géographiques des Sonnius ne sont pas au sens propre les « œuvres complètes » d’un auteur, mais des œuvres sur le monde, donné à voir selon une visée panoramique et synthétique. Aux œuvres des auteurs, le plus souvent dévots, répondent ainsi les œuvres du Créateur, l’ensemble de l’univers étant présenté dans une vision totalisante où apparaît la signature divine. Ainsi, il n’y a pas d’opposition entre un versant spirituel et un versant terrestre de la production des Sonnius : c’est au contraire une relation de continuité entre les œuvres théologiques et les ouvrages géographiques qui crée la cohérence de leur catalogue, en donnant à voir toutes les manifestations de la Création. Et cette dernière se donne bien à lire dans la diversité des contrées et des continents qui apparaissent dans leur production : non seulement les synthèses de Belleforest et de D’Avity portent sur l’ensemble du monde, mais les titres de nature plus monographique (comme celui de Martin voyageant à Sumatra, les lettres des jésuites de Goa, l’histoire de la conquête du Mexique par Gomara ou encore celle du Canada par Sagard) donnent l’impression vertigineuse que les imprimés publiés par les Sonnius recouvrent littéralement tout l’univers. Ce refus de la spécialisation sur une aire géographique répond sans doute aux opportunités commerciales, mais il n’est pas gratuit pour autant. Il produit l’effet d’un univers entièrement cartographié par les publications des Sonnius, une œuvre monde qui, pour éclatée et espacée dans le temps qu’elle soit, n’en donne pas moins l’image de marque de marchands libraires omnipuissants, à même de vendre des histoires sur toutes les parties du monde. Dans ce sens, la vente d’imprimés géographiques participe bien au renforcement de la position sociale des Sonnius, d’abord établie par la vente d’ouvrages religieux. Elle se présente comme une vitrine, qui reflète leur volonté de puissance dans le monde de l’édition, à une échelle non seulement parisienne, mais aussi européenne, par leurs liens privilégiés avec les Plantin et par l’internationalisation de leurs ventes. Grâce à l’édi-
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Sur cette opposition, je me permets de renvoyer à mon article « Hakluyt in France : Pierre Bergeron and the Collections of Travel Accounts », dans Richard Hakluyt and Collected Travel Writing in Early Modern Europe, Daniel Carey et Claire Jowitt (éd.), The Hakluyt Society Extra Series, 47, Farnham, Ashgate, 2012, p. 67-76. Parmi les très nombreuses éditions d’Opera omnia vendues par les Sonnius, on peut citer (rien que pour Michel I qui fait de la vente de ces in-folios la base de sa réussite commerciale) : les Opera de Saint Clément (1568), celles de Cyrille (1572), Saint Hilaire (1572), Clément d’Alexandrie (1572), Thomas a Kempis (1574), Nicéphore (1574), Philon (1575), Isidore de Séville (1580), Eusèbe de Césarée (1581), Tertullien (1583), Jérôme (1585)… sans oublier les œuvres complètes de théologiens qui participèrent au Concile de Trente comme Agostino Steuco (1578) et Alonso de Castro (1578).
tion de leurs titres géographiques, auxquels il faut ajouter les cartes et d’autres titres qu’ils diffusent comme le Thesaurus Geographicus d’Ortelius47, les Sonnius rendent accessible l’univers entier, qui est lisible et achetable dans l’enceinte de leur boutique.
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• La connaissance du globe que proposent les Sonnius n’est pas indépendante des enjeux coloniaux qui accompagnent la découverte, mais aussi la conquête de nouveaux mondes. C’est dire à quel point l’analyse des « passeurs de textes » géographiques ne peut faire l’économie du cadre contemporain de la conquête coloniale, qui explique la commande et la réception de tels imprimés. Là encore, les Sonnius s’adaptent à leur temps et apparaissent comme les promoteurs d’une politique coloniale renouvelée et agressive. Il faut d’abord rappeler que si la fin du xvie siècle est marquée par l’entrée en scène de nouvelles puissances coloniales (hollandaise, anglaise), la France, elle, ne connaît que des échecs, à l’exception notable de la Nouvelle France. En effet, la plupart des expéditions françaises se révèlent être des fiascos complets, comme ce fut par exemple le cas pour la première compagnie française des Indes orientales48. Des deux navires partis de Saint Malo en 1601, le premier fait naufrage sur un ban de corail au large des Maldives49, le second parviendra jusqu’à Sumatra… mais la cargaison d’épices sera dévalisée lors du retour par la flotte de la VOC. Sur ce navire se trouvait François Martin de Vitré qui, dès son retour en 1603, fera paraître en 160450, chez Laurent Sonnius, la Description du premier voyage fait aux Indes orientales par un François51. Ce petit in-octavo, réédité en 1609, rend compte de l’intérêt de la librairie des Sonnius pour les navigations commerciales des Français : les Sonnius participent activement à la promotion d’une nouvelle politique coloniale française. En effet, si l’expédition a été un échec, la publi-
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C’est ce que montre la correspondance de Plantin (Correspondance Plantin, op. cit., vol. VIII-IX, p. 139, lettre à Gabriel de Cayas, 31 janvier 1587). Sur Ortelius, voir Jean-Marc Besse, Les Grandeurs de la Terre. Aspects du savoir géographique à la Renaissance, Lyon, ENS-Éditions, 2004. Ces différentes tentatives coloniales sont peu soutenues, du moins dans les faits, par la monarchie des Bourbons (voir Marc Ferro, Histoire des colonisations. Des conquêtes aux indépendances, xiiie-xxe siècles, Paris, Éditions du Seuil, Points « Histoire », 1994, p. 71-75 ; Jean Meyer, Jean Tarrade, Annie Rey-Goldzeiguer, Histoire de la France coloniale. I « La conquête. Des origines à 1870 » [1991], Paris, Pocket, « Agora », 1996, p. 53-132). Pour preuve de ce désintérêt, entre autres de Sully, on pourra lire le témoignage du marchand Carletti qui tentera, en vain, d’impliquer la France dans une expédition aux Indes (Voyage autour du monde de Francesco Carletti (1594-1606), Paolo Carile (éd.), Frédérique Verrier (trad.), Paris, Chandeigne, 1999, p. 306). Voir le récit (rival ?) de François Pyrard de Laval, publié à son retour après dix ans de captivité (François Pyrard de Laval, Discours du voyage des Français aux Indes orientales, Paris, David Le Clerc, 1611). Sur ce récit auquel participèrent plusieurs plumes érudites ( Jérôme Bignon, Pierre Bergeron), voir mon étude L’Ombre de l’auteur, Pierre Bergeron et l’écriture du voyage à la fin de la Renaissance, Genève, Droz, 2011. François Martin de Vitré, Description du premier voyage fait aux Indes orientales par un François, Paris, Laurent Sonnius, 1604. La narration du voyage est accompagnée de plusieurs pièces descriptives : un Traité sur le scorbut ainsi qu’une Description et remarque de quelques animaux, espiceries, drogues aromatiques, & fruicts qui se trouvent aux Indes. Sur Martin (1575-1631) et sa formation médicale, nous n’avons pas pu consulter les deux thèses qui lui sont consacrées : celle de Gérard Mazeau, François Martin, chirurgien navigant (Université de Nantes, médecine, 1982), et celle de Pierre Gentille, François Martin (1575-1631), apothicaire et ‘marchand d’oultre-mer’ à Vitré (Université de Rennes, pharmacie, 1994).
l,appropriation du savoir géographique
Les Sonnius « passeurs de textes » géographiques et la colonisation
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cation a bien une valeur de conjuration, pour empêcher que se reproduise un tel revers52. Dans ce vibrant appel à une colonisation future, Martin appelle la France à quitter « le sommeil d’oisiveté » et à ne plus mépriser « les trésors des Indes orientales desquels les Portugais et Espagnols se sont enrichis »53. La fonction utilitaire de l’ouvrage est par ailleurs assurée par un dictionnaire franco-malais censé aider les marchands dans leurs voyages futurs54. L’intérêt de Sonnius pour le récit de Martin révèle sans doute une autre parenté entre le libraire et le voyageur-marchand. On pourrait en effet dégager, à un niveau supérieur, un fonctionnement économique analogue entre la compagnie finançant l’expédition de Martin et la compagnie de libraires, dite « de la Grand-Navire », où Laurent Sonnius fut très actif : toutes deux ont le même type de structure commerciale qui nécessite plusieurs partenaires mettant en commun des capitaux, dans l’espoir d’une rentabilité à court terme55. La proximité entre le milieu du livre et celui des armateurs, même si elle n’a pas en France la même densité qu’en Angleterre ou aux Pays-Bas, se décèle ainsi à un niveau expérimental avec les Sonnius. Être « passeur de textes » géographiques signifie ensuite imposer son hégémonie dans le champ des ouvrages traitant de la colonisation. Ainsi pour la conquête du Mexique, qui pour certains lecteurs du xvie siècle prenait une valeur exemplaire56, les Sonnius font mouche : l’Histoire générale des Indes occidentales est un des tout premiers ouvrages vendus par Michel Sonnius dès 1568, mais aussi un « classique » de leur librairie qui, traduit par l’auteur maison Martin Fumée57, connaîtra sept éditions58. Or Sonnius réussit à imposer sa traduction contre celle sortie en 1588 chez son associé occasionnel, mais qui est ici son rival, Abel L’Angelier, sous le titre des
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Le même objectif apparaît dans le « Prologue » du récit de son compagnon d’infortune, Pyrard de Laval (Voyage de Pyrard de Laval, (1601-1611), Xavier de Castro (éd.), Paris, Chandeigne, 1998, p. 31-32). 53 Nous citons le récit de Martin de Vitré dans sa réédition, publiée à la suite du Voyage de Pyrard de Laval, op. cit., p. 907. 54 François Martin de Vitré, « Dictionnaire Malaique. Dictionnaire ou recueil d’aucuns mots du langage commun aux Indes, lequel est appelé Malaïque … » dans Description du premier voyage, op. cit., p. 102-106. La publication de ce lexique s’inscrit dans le sillage de la relation de Léry qui publiait un colloque franco-tupi. Sagard propose aussi un dictionnaire franco-huron dans son Grand voyage du Pays des Hurons. Sur cette question, voir MarieLuce Demonet, « Les mots sauvages : étude des listes utiles à ceux qui veulent naviguer », dans Voyager à la Renaissance, Jean Céard et Jean-Claude Margolin (éd.), Paris, Maisonneuve et Larose, 1987, p. 497-508. 55 On distinguera les éphémères premières compagnies des Indes (comme celle de Pyrard et Martin) financées par des armateurs bretons (le plus souvent dieppois ou malouins), et la Compagnie des Indes fondée par Colbert en 1664, sous le patronage royal, et qui s’inscrit dans la logique du mercantilisme. Sur les compagnies de commerce, voir les travaux de Philippe Haudrère (Les Compagnies des Indes orientales : trois siècles de rencontre entre Orientaux et Occidentaux (1600-1858), Paris, Desjonquères, 2006). Voir aussi Charles de La Roncière, Les Précurseurs de la Compagnie des Indes orientales, la politique coloniale des Malouins, Paris, Champion & Émile Larose, 1913. Voir, par exemple, le traité de Louis Le Roy, si souvent édité à la fin du xvie siècle, qui mentionne ceux qui 56 « ayans la fortune plus favorable ont fait découvremens tres-illustres : à sçavoir Cortese du Royaume de Mexice & de la grande ville de Themistien semblable à Venise en Assiete, structure & frequence d’habitants », Louis Le Roy, De la Vicissitude, Paris, Pierre L’Huillier, 1575, f. 100r. 57 Une étude sur le (ou les) Martin Fumée reste à faire. Il faut distinguer Martin Fumée (maître des requêtes et conseiller au parlement de Paris : le traducteur de Gomara) et son fils, gentilhomme de la chambre du duc d’Anjou, lui aussi traducteur (Procope) et auteur du roman Du Vray et parfait amour, vendu par Michel Sonnius II. 58 L’Histoire générale des Indes occidentales a été vendue par les Sonnius en 1568, 1569 (deux émissions différentes pour cette année), 1577, 1580, 1584, 1587, 1605.
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Le titre de L’Angelier privilégie le voyage contre l’histoire générale et surtout met en valeur le nom du conquérant Cortès devenu « Courtois » (!) en effaçant complètement celui de son historiographe Gomara. Pour une étude comparée des deux éditions, voir la thèse de Mathieu Gerbault, « Lopez de Gomara dans les controverses sur le Nouveau Monde : les traductions françaises de la Historia general de las Indias y conquista de Mexico » (École nationale des chartes, 2003). Mathieu Gerbault démontre que la traduction rivale de Le Breton entend répliquer à l’historien protestant Urbain Chauveton en glorifiant la conquête espagnole et en condamnant les Indiens d’Amérique. Par sa traduction partielle, Le Breton entend restituer Gomara dans la lettre même du texte, en traduisant à partir de l’original espagnol contre la version erronée de Fumée, lue par Chauveton (Fumée a traduit à partir de la version italienne de Cravaliz). Pour une interprétation différente, voir Frank Lestringant, Le Huguenot et le Sauvage, L’Amérique et la controverse coloniale, en France, au temps des Guerres de Religion (1555-1589) [1990], éd. augmentée, Genève, Droz, 2004, p. 475-476. Il faut préciser : Belleforest utilise bien plus Oviedo que Gomara (voir par exemple La Cosmographie universelle de tout le monde, Paris, Michel Sonnius et Nicolas Chesneau, 1575, t. II, p. 2074, 2083…). La bibliographie est abondante sur le sujet : voir la récente mise au point dans Frank Lestringant, Le Brésil de Montaigne: le Nouveau Monde des “Essais”, 1580-1592, Paris, Chandeigne, 2005 (Montaigne a utilisé l’édition « augmentée » de Gomara sortie en 1584 chez Sonnius). Il faut préciser : le privilège de La Théologie naturelle est attribué à Gourbin, tandis que c’est L’Angelier qui assumera l’investissement des éditions et rééditions des Essais (Michel II Sonnius est cependant le seul libraire parisien à partager les frais et les tirages, pour un quart ou un cinquième, de l’édition de 1595 des Essais). L’Angelier est bien le libraire parisien privilégié de Montaigne (voir l’introduction de Jean Balsamo à son édition de la Pléiade ainsi que sa notice « Édition de 1595 » dans Dictionnaire de Michel de Montaigne, Ph. Desan (éd.), Paris, Champion, 2007, p. 352-358). Marie de Gournay restera liée à Michel Sonnius II (voir Jean Balsamo, « Abel L’Angelier et ses Dames : les Dames des Roches, Madeleine de L’Aubespine, Marie Le Gendre, Marie de Gournay », dans Des Femmes et des livres, France et Espagne, xive-xviie siècles, Dominique de Courcelles et Carmen Val Julian (éd.), Paris, École nationale des chartes, 1999, p. 131). Sur les conditions de cette publication, voir Jean Balsamo « Un gentilhomme et sa théologie » dans ‘Dieu à nostre commerce et société’, Montaigne et la théologie, Ph. Desan (éd.), Genève, Droz, 2008, p. 105-126. Voir aussi la notice de Mireille Habert, « Théologie naturelle », dans Dictionnaire […] Montaigne, op. cit., p. 1134-1138. Montaigne déclare lui-même (Essais III, 13) avoir fréquenté à Paris la boutique de Plantin (et de Vascosan) : on sait que celle-ci, gérée par Gilles Beys, sera rachetée par Michel Sonnius. La BnF conserve un exemplaire de la traduction de La Théologie Naturelle, sorti chez Sonnius en 1569, avec la signature autographe de Montaigne (Cote Z PAYEN- 401). Les liens privilégiés des Sonnius avec les Millanges, qui furent les premiers à diffuser les Essais, constituent une autre piste à explorer et qui pourrait expliquer le choix de Montaigne de se tourner vers l’officine Sonnius : de nombreux liens commerciaux semblent en effet unir les libraires parisiens et bordelais, comme pour la vente des Tableaux sacrez de Richeome et Le Saint voyage de Hierusalem de Castela (les pages de titre rendent compte d’une vente commune à Paris et à Bordeaux). Sur Millanges, voir les travaux de Louis Desgraves (Les
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• l,appropriation du savoir géographique
Voyages et conquestes du capitaine Ferdinand Courtois59. La traduction de Le Breton est visiblement reçue comme celle d’un outsider et elle ne connaîtra aucune réédition. Enfin, ce qui est encore plus significatif de l’intérêt des Sonnius pour la colonisation concerne la diversité des thèses sur la conquête du Mexique qu’on trouvera sur les rayonnages de leur librairie. Passeurs de textes à travers leurs traductions, les Sonnius deviennent aussi un laboratoire des idées de leur temps en accueillant l’expression de points de vue divergents. Ainsi, le récit de Cortès repris par Gomara est l’objet de commentaires très différents. On peut opposer le dernier livre de la Cosmographie universelle de Belleforest glorifiant la conquista60, aux célèbres chapitres américains de Montaigne, « Des Cannibales » et « Des Coches », fondés sur un détournement de Gomara61. Or Montaigne n’est pas un inconnu pour les Sonnius62, chez qui il a publié sa traduction de La Théologie Naturelle de R. Sebond63 (1569 ; rééd. 1581). On sait que Montaigne a sans doute été un client de la librairie64, où il pouvait se procurer Gomara65.
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Il est sans doute excessif de faire de Sonnius un faiseur d’opinions, mais il a sans doute joué un rôle dans la transmission des idées et le développement d’opinions diverses sur la conquête du Mexique. Si les Sonnius passent bien un texte, au-delà du texte, c’est tout autant sa légende, qu’elle soit noire (Montaigne) ou dorée (Gomara et Belleforest) qu’ils transmettent.
* * * Au terme de ce parcours un peu rapide pour des libraires si prolifiques, on a voulu montrer à quel point la vente d’imprimés géographiques s’inscrivait non pas en marge mais au cœur des politiques éditoriales des libraires parisiens du xvie siècle. Bien avant le boom éditorial du livre de voyage analysé par un historien comme Daniel Roche66, les Sonnius ont fait le choix de vendre ce type d’imprimé qui s’intégrait parfaitement à leur ambition exhaustive de publication d’ « œuvres complètes »67. Outre la célébration de la conquête coloniale dont les imprimés vendus par les Sonnius se font l’écho, la diffusion des titres géographiques rend aussi compte d’une appropriation seconde, celle du monde imprimé et vendu avec la marque des Sonnius, qu’il s’agisse du Mexique ou des Indes orientales. On sait qu’une véritable spécialisation dans la vente d’imprimés géographiques n’apparaîtra qu’à la première moitié du xviie siècle, avec la dynastie des Clousier, située au Palais : si les Clousier feront de la littérature de voyages l’objet principal de leur catalogue68, François Clousier a été à bonne école puisqu’il avait été l’apprenti de… Laurent Sonnius.
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Livres imprimés à Bordeaux au xviie siècle, Genève, Droz, 1971 ; Bibliographie bordelaise, bibliographie des ouvrages imprimés à Bordeaux au xvie siècle et par Simon Millanges, 1572-1623, Baden-Baden, V. Koerner, 1971). D. Roche, Humeurs vagabondes, op. cit., p. 33-35. Sur l’actualité de la publication des « œuvres » dans le monde du livre renaissant, voir les articles de Michel Simonin « Ronsard et la poétique des Œuvres » et « Œuvres complètes ou plus que complètes ? Montaigne, éditeur de La Boétie », repris dans L’Encre et la lumière, Genève, Droz, respectivement p. 237-251 et p. 427-456. C’est ce que montre le catalogue des imprimés vendus par les Clousier (Catalogue des Livres imprimez, & qui se vendent à Paris chez P. Auboüyn, Libraire & Imprimeur de Messeigneurs les Ducs de Bourgogne, d’Anjou, & de Berry, Paris, Pierre Emery et Charles Clousier, 1694) : on y retrouve vingt-quatre titres géographiques, avec de nombreux classiques (P. Martyr, D’Avity…) mais aussi des nouveaux titres à succès (les relations de Tavernier, Chardin, La Boullaye Le Gouz…). Sur François Clousier, apprenti dès 1618 chez Laurent Sonnius, voir Philippe Renouard, Répertoire des imprimeurs parisiens, libraires et fondeurs de caractères au xviie siècle, Nogent le Roi, Jacques Laget, Librairie des Arts et Métiers-Éditions, 1995, p. 89.
- Partie II Passeurs de livres
(autour de Garamont)
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Imprimeurs, libraires, typographes
Géographie urbaine de l,édition rouennaise Imprimeurs et libraires dans la ville Rouen 1485 - vers 16001 Pierre Aquilon cesr, Tours
Quelquefois, au tournant d’une côte, il voyait sous ses yeux une confusion de toits pressés, avec des flèches de pierre, des ponts, des tours, des rues noires s’entrecroisant et d’où montait jusqu’à lui un bourdonnement continuel. Gustave Flaubert, La Légende de Saint Julien l’Hospitalier
De l’une ou l’autre des collines qui le surplombent – Mont-Saint-Aignan, Bihorel, SainteCatherine – c’est Rouen sans doute que découvre Julien cheminant vers la sainteté, Rouen, tel qu’il apparaît sur les gravures de Hoefnagel (1574), Hagenberg (1591) ou Mérian (1620), riche de tous les édifices civils et religieux dont il s’est embelli après les désastres de la guerre de Cent Ans, mais déjà à l’étroit dans ses nouvelles murailles construites sous le règne de Henri II2. La peinture sur laquelle s’ouvre le précieux Livre des fontaines de Jacques le Lieur (1525) et qui met au premier plan, avec ses caravelles et ses péniches, « le port maritime de pleine terre », offrait déjà, sous un autre angle et en couleur, cette même impression d’exceptionnelle densité urbaine3. On estime aujourd’hui que, fort de ses 75 000 habitants au milieu du xvie siècle, Rouen devançait Lyon et était alors la deuxième ville la plus peuplée du royaume. Cependant, même si quelques-uns de ses libraires avaient su se constituer un espace commercial prospère, l’activité des ateliers typographiques rouennais n’est pas comparable à celle des boutiques de la rue Mercière : alors que plus de 16 000 titres ont été imprimés à Lyon entre 1472/73 et la
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C’est au moment même où je présentais cette communication que venait de paraître, aux Éditions du Cercle de la Librairie, sous la direction de Pascal Fouché, Daniel Péchoin et Philippe Schuwer, le troisième et dernier volume (NZ) du précieux Dictionnaire encyclopédique du Livre (2002-2011) dont les 738 colonnes de l’Index général (2011) constituent le complément indispensable. Ce volume contient l’article que Jean-Dominique Mellot a consacré au livre rouennais du Moyen Âge à la fin de l’Ancien Régime. Audelà de ce que je dois ici à sa remarquable synthèse, j’ai été conforté a posteriori dans le choix de mon propos par la phrase que je cite un peu plus loin et, dans son travail sur L’Édition rouennaise et ses marchés (vers 1600-vers 1730). Dynamisme provincial et centralisme parisien, Paris, École des chartes, 1998, par le chapitre consacré aux métiers du livre dans la ville. Voir les chapitres que Bernard Gauthiez, Jean-Pierre Bardet et Jean-Pierre Chaline ont consacrés à Rouen dans l’Atlas historique des villes de France, Paris, Hachette, 1996, p. 69-91. Sur la topographie urbaine, voir Nicétas Périaux, Dictionnaire des rues et places de Rouen, Saint-Aubin-les-Elbeuf, Page de Garde Édition, 1997 (réimpression de l’édition de Rouen, 1870-1871). Jacques Le Lieur, Le livre des fontaines de la ville de Rouen, 1525. [Rouen] : Éditions Point de vues, 2005 ; facsimilé du Ms. 742 de la Bibliothèque municipale de Rouen. Benoît Eliot, Stéphane Rioland, Lucien-René Delsalle, Marie-Dominique Nobécourt Mutarelli (éd.). 2 vol. dont 4 plans en coul. pliés : Vue de Rouen, La source de Gaalor, La source de Carville, La source de Yonville.
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fin du xvie siècle, le témoignage des exemplaires parvenus jusqu’à nous permet de situer la production totale des ateliers normands (1485-c. 1600), du missel de chœur au plus modeste occasionnel, autour de 2600 entrées4. La puissance économique, politique ou religieuse d’une métropole n’implique pas à cette époque – cette situation se prolongera longtemps encore – l’existence d’une université. Siège d’un archevêché et d’un Échiquier devenu parlement en 1515, Rouen, sans doute la première place commerciale atlantique, ne possède que des établissements « d’enseignement secondaire ». Avant l’installation des jésuites au début du xviie s., c’est le collège des Bons-Enfants dont la fondation remontait au xive siècle5 qui offre aux enfants de la bourgeoisie locale la formation nécessaire à la conduite des activités familiales et, pour quelques-uns d’entre eux, la propédeutique aux études supérieures. Ainsi une part importante de la production des ateliers locaux est-elle constituée d’ouvrages scolaires destinés aux collégiens et à leurs maîtres. Quant aux premiers éléments de leur bibliothèque professionnelle, les étudiants en médecine, en droit et en théologie en faisaient sans doute l’acquisition chez les libraires spécialisés, à Paris ou à Caen, les deux universités auprès desquelles s’inscrivaient, selon des proportions très inégales, les jeunes gens originaires de Rouen6. Sauf à partager les coûts de fabrication de quelques éditions savantes avec les grandes enseignes de la Montagne Sainte-Geneviève, la librairie rouennaise avait d’autant moins d’intérêt à les concurrencer sur ce terrain qu’il lui était facile, plusieurs familles parisiennes conservant de solides attaches avec leur province d’origine, de répondre à la demande locale par leur intermédiaire7. Il restait toutefois à ses typographes le large domaine du livre d’usage qui embrasse, outre les manuels scolaires, les ouvrages de liturgie, les coutumiers, les traités de navigation, les publications officielles ; ce marché s’étend, à la fin du siècle, aux œuvres des poètes, des dramaturges et des historiens normands. Enfin, grâce à l’étendue de son aire commerciale – à l’ouest vers la Bretagne, le Maine et l’Anjou, au nord vers l’Artois, la Picardie et l’Angleterre –, Rouen offre à ses libraires la possibilité d’approvisionner un large espace dont chacune des divisions, qu’elle soit administrative, ecclésiastique, juridique ou financière, exige pour son organisation et son fonctionnement, l’utilisation d’ouvrages spécifiques.
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Pour un recensement non exhaustif de la production rouennaise, voir Pierre Aquilon, « Bibliographie normande. Bibliographie des ouvrages imprimés à Caen et à Rouen au xvie siècle », Bibliotheca bibliographica Aureliana. Répertoire bibliographique des livres imprimés en France au xvie siècle, Baden-Baden, V. Koerner, 1968-1990 : fascicules 8(1) [1971], 14(2) [1973], 22(3) [1975], 27(4) [1978], 5 [1980], 6 [1986], 7 (Caen) [1990] ; en abrégé ci-dessous : Bibliographie normande 1-7. Marie-Madeleine Compère, Dominique Julia, Les Collèges français 16e-18e siècles. 2 : France du Nord et de l’Ouest, Paris, CNRS, 1988, p. 565-585. Le nombre des étudiants originaires de Rouen ayant fréquenté l’université de Caen reste en effet très modeste ; Lyse Roy, L’Université de Caen aux xve et au xvie siècles. Identité et représentation, Leyde, Boston, Brill, 2005, a établi qu’il ne dépassait pas 6% du total des effectifs au cours de cette période, cf. p. 130-134 et Annexe iii. Entre 1506 et 1525, François Regnault confie à Pierre Olivier l’impression d’une trentaine d’ouvrages ; tous les formats sont représentés : un Catholicon de Giovanni Balbi en 1511, une Biblia latina l’année suivante, in folio ; des manuels juridiques in-4o ; mais aussi en format « de poche » (in-octavo) une série d’ouvrages de droit couronnés par un Corpus juris civilis en 1518 et un Corpus juris canonici en 1519 ; cf. Brigitte Moreau, Inventaire chronologique des éditions parisiennes du xvie siècle, I (1501-1510) ; II (1511-1520) ; III (1521-1530), Paris, Imprimerie municipale, 1977-1985.
Le Portail des Libraires – Autour de Notre-Dame La vaste cour oblongue qui donne accès à partir du grand portail de la rue St-Romain au croisillon nord de la cathédrale Notre-Dame, est connue depuis la fin du xve siècle sous le nom de Portail des libraires : il a été à la fin du Moyen Âge et pendant la Renaissance l’un des lieux privilégiés du commerce du livre. Aujourd’hui encore il est facile d’imaginer les onze échoppes – six du côté de l’archevêché à l’est et cinq du côté du four et de la bibliothèque du chapitre à l’ouest – qui s’adossaient à des bâtiments construits entre le xiiie et le xve siècles. Elles étaient la propriété des chanoines qui eurent pour premiers locataires des boursiers ; dans la seconde moitié du xve siècle ceux-ci furent progressivement remplacés par des « libratiers »9, des écrivains, des enlumineurs et des relieurs. Le petit monde du livre prenait possession de cet espace pour plus d’un siècle. Quelles ont été les raisons de ce choix ? D’abord la proximité de la paroisse St-Nicolas sur laquelle, depuis le Moyen Âge, résident traditionnellement les gens du livre et la présence de collèges, celui du Saint-Esprit, qui s’ouvre en face du Portail, ceux de Darnétal et du Pape, rue StNicolas, mais aussi cette évidence qu’un lieu de passage où se croise tout ce que Rouen compte alors de clercs – chanoines, curés, vicaires, frères des ordres mendiants – et de laïcs conduits par leurs affaires ou leurs fonctions vers le chapitre, l’archevêché et l’officialité, offre au commerce du livre un espace privilégié. Le Portail des libraires rend manifeste cette séparation, particulièrement sensible à Rouen, entre l’atelier du typographe et la boutique du libraire « passeur de textes ».
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Édouard Gosselin, « Glanes historiques normandes. – Simples notes sur les imprimeurs et les libraires rouennais xve, xvie et xviie siècles », Revue de la Normandie, 10, 1870, p. 292-309, 358-367, 399-407, 466-477, 528549, 589-605, 642-663, 710-727. Charles de Robillard de Beaurepaire, « Les boutiques du Portail des Libraires », Bulletin de la commission des antiquités de la Seine-Inférieure, 13, 1903-1905, p. 391-407. Le portail qui s’ouvre sur la rue date de la fin du xve s. L’emploi du substantif « libratier » avec le sens de « libraire » est propre à la Normandie (voir Dictionnaire du Moyen français, en ligne sur le site de l’atilf) ; les archives capitulaires et paroissiales, fort riches, corroborent et complètent les informations qu’apportent les adresses des livres imprimés. Jean Huvin par exemple, est locataire au Portail des libraires dès 1489, alors que son nom n’apparaît sur des imprimés qu’au début du xvie siècle.
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Les recherches d’Édouard Gosselin dans les registres du tabellionage ont révélé que la centaine d’imprimeurs et de libraires actifs à Rouen dans la première moitié du xvie siècle exerçaient dans 26 paroisses différentes, soit plus des deux tiers des 36 qu’elle comptait alors8. Une spécificité qui n’a pas échappé à Jean-Dominique Mellot : « À Rouen, écrit-il, à la différence de Paris, de Lyon et de la plupart des grandes cités européennes, aucun périmètre particulier n’est assigné aux métiers du livre. La dispersion observable dans la capitale normande va faire d’elle l’une des très rares “villes pleines” du livre en Europe. » Autant qu’à la localisation des ateliers, je m’intéresserai ici à celle des boutiques, des échoppes et des modestes étals où les libraires – certains étaient aussi imprimeurs – présentaient sans doute à leur clientèle, outre leur propre production, celle d’officines plus ou moins lointaines. Les adresses que j’ai relevées sur les livres eux-mêmes complètent et confirment l’enseignement des archives .
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Les archives attestent que les familles veillaient à ne pas laisser échapper ces précieuses échoppes : en témoignent le soin que prend par exemple la veuve de Jean Mallard – titulaire de l’ouvroir le plus proche de la cathédrale entre 1534 et 1553 – de lui succéder à ce même emplacement qu’elle occupera jusqu’en 1566 ; et plus généralement, sans que l’on puisse déterminer avec exactitude leur degré de parenté, l’apparition des mêmes noms à plusieurs décennies de distance. Le nombre limité des boutiques ne permettait cependant pas de satisfaire toutes les demandes ; les comptes du chapitre révèlent qu’avant d’accéder au Portail des libraires, Jean Richard (14911526), connu pour avoir contribué aux premières productions typographiques rouennaises, avait tenu au Grand portail de la cathédrale un étal où il vendait des « livres de moule ». Ceux qu’il a financés spécifient seulement, en latin ou en français, qu’il demeurait paroisse St-Nicolas, avec parfois cette précision « devant le collège du pape ». Moins confortable sans doute que le Portail des libraires, le parvis de la cathédrale, « l’aître Notre-Dame », entouré de murets auxquels s’adossaient les échoppes, accueillit longtemps encore libraires et changeurs10.
Le prieuré Saint-Lô – Le premier atelier typographique Bientôt centenaire, la monographie que Pierre Le Verdier a consacrée à Guillaume Le Talleur apparaît aujourd’hui encore comme un modèle dans le domaine de la bibliographie matérielle. L’étude des polices lui a permis d’établir une chronologie précise des productions de cette officine et d’identifier comme le premier imprimé sorti de ses presses un in-quarto anonyme de 14 feuillets contenant le programme (et non la relation comme ce sera le cas des livrets d’entrées en général) des manifestations prévues pour l’entrée de Charles VIII en avril 148511. C’est en mai 1487, dans l’épître liminaire rédigée pour l’édition princeps des Chroniques de Normandie que l’imprimeur révèle son identité et son domicile sur la paroisse St-Lô12. Se fondant sur le colophon du Missel du Mans (octobre 1489) « ante prioratum sancti Laudi », et celui de l’Ordinaire des Chrestiens (c. 1491) « devant le prieure de saint Lo a l’ymage saint Eustace », Le Verdier propose d’identifier l’hôtel de Guillaume Le Talleur avec l’une des deux maisons situées en face du prieuré-cure telles qu’elles sont représentées par le Livre de Fontaines13. Compagnon de Le Talleur, Martin Morin lui succède dès 1491 dans la même maison, où il poursuit son activité jusqu’au début des années 1520. Cas exceptionnel, peut-être unique, il fit graver son adresse en français dans l’encadrement de sa marque typographique : « imprime a roven devant sainct lo ». Typographe aux compétences reconnues dans la difficile spécialité des
« L’aistre Nostre-Dame » est représenté dans le Livre des fontaines (La source de Carville). Les libraires Gaillart Le Bourgeois, vers 1484-1485, Jean Gaultier en 1488-1489, ont aussi tenu un étal au Grand portail. 11 Pierre Le Verdier, L’Atelier de Guillaume Le Talleur premier imprimeur rouennais. Histoire et bibliographie, Rouen, Albert Lainé, 1916. 12 « Et pour tant ces choses considerees Je, Guillaume le talleur natif et demourant a la paroisse sainct Lo, voulant de mon povoir, reduire en memoire les croniques de normendie… j’ay voulu imprimer lesdictes cronicques en mon hostel a rouen, lesquelles ont este accomplies au moys de may mil .CCCC.quatrevingtz et sept. » 13 Sur L’Ordinaire des chrestiens [c. 1491], cf. ISTC io00082200 ; Le Verdier, L’Atelier de Guillaume Le Talleur, op. cit., no xxix ; et sur le Missale Cenomanense, 1489, cf. ISTC im00653550, Le Verdier , op. cit., no ix. ISTC : Incunabula Short Title Catalogue ; en ligne sur le site de la British Library. L’église St-Lô est représentée sur le plan de la Source de Gaalor. 10
ouvrages de liturgie, Martin Morin était aussi un libraire attentif à sa publicité et soucieux de faire connaître à chacun de ses utilisateurs l’origine précise du volume qu’il avait entre les mains14. 297
Le Palais du Neuf-Marché et les alentours
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Tirée en rouge, à l’exception de la tête de maure (Morin) tirée en noir, cette marque apparaît le plus souvent au centre de la page de titre ; parfois Morin double l’information au-dessous en caractères mobiles, comme sur le Missale Ambianense (1506) : « Imprime a Rouen devant saint lo par Maistre Martin Morin tant en papier que bon parchemin », Bibliographie normande 2, p. 25, no 18. Sa production totale (1491-1522) se situe autour de 140 titres, dont 36 missels. Selon Elisabeth Chirol et Daniel Lavallée (« Construction du Palais du Neuf Marché et du Palais Royal, 14991531 », dans Le Palais de Justice de Rouen, Rouen, éd. par le Ministère de la Justice et le département de la Seine Maritime, 1977, p. 23-40), les boutiques projetées n’ont jamais trouvé place au rez-de-chaussée du bâtiment (p. 24, 28, 34) ; seules ont existé des échoppes insérées entre les contreforts, telles que le Livre des fontaines les représente sur la façade ouest et telles qu’on peut ainsi les imaginer sur la cour.
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À quelques pas de l’Image St-Eustache, en allant vers l’ouest sur la même rive de la rue St-Lô, se dressent, autour de 1510, les échafaudages du grand chantier du Palais royal, cependant que s’achève alors, près du Marché neuf, la construction d’un « complexe administratif et commercial », si je peux me permettre cet anachronisme, rendu nécessaire par le développement des activités économiques et des procédures judiciaires. L’ordonnance du bailli (mars 1494) stipulait que seraient édifiées à l’étage une grande salle (48 x 16,5 m) devant servir « aux gens de tous estats » (procureurs, avocats, sergents, officiers royaux etc.) et deux « escritoires » – des bureaux destinés aux greffiers – tandis que « le bas d’icelle maison sera[it] appliqué d’échoppes. » Or, bien que celles-ci aient été de nouveau mentionnées dans le devis de 1499, on constate que l’espace qui leur était destiné fut progressivement récupéré par l’administration judiciaire15. À la différence en effet de ce qui se passait à Paris où merciers et libraires étaient installés nombreux autour des piliers dans la double nef de la Grand-Salle, la cohabitation semble avoir été difficile à Rouen entre ces petits négoces et les gens de robe dans un espace où ceux-ci se sentaient déjà à l’étroit. Les marchands ne renoncèrent pas pour autant à investir des lieux fréquentés par une clientèle aisée et, moyennant un loyer, ils obtinrent l’autorisation de s’installer dans la cour. L’escalier qui donnait primitivement accès à la Grand salle débouchait au niveau de la cinquième travée. Cette disposition jugée peu fonctionelle entraîna dès 1531 son remplacement par de larges degrés se déployant en éventail dans l’angle sud-ouest de la cour, proches sans doute dans leur aspect général de ceux que l’on voit sur les plus anciennes représentations du Palais. Dès 1533 neuf échoppes y sont installées dont la première sur le palier a pour locataire le libraire Claude Leroy. En 1548, au titre des Ordonnances faictes par le feu Roy Françoys sur le faict et maniere de dresser et asseoir estappes en Normandie, imprimées par Nicolas Le Roux, Martin Ier Le Mégissier se présente comme « tenant sa bouticque au hault des degrez du Palais », un emplacement privilégié que lui-même et ses descendants vont occuper pendant plus d’un demi-siècle. Faisant régulièrement état de leur titre d’imprimeurs du roi, ils y proposent non
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seulement des publications officielles de quelques feuillets, mais aussi des ouvrages de référence où le Coutumier de Normandie côtoie les œuvres d’historiens contemporains16. À défaut de pouvoir étaler sur les grands degrés, quelques libraires louaient l’une des cinquante échoppes situées dans la cour. Dès la fin des années 1530, Nicolas de Burges en occupait une sous la chapelle de la chancellerie, et en 1587, au tout début de sa carrière, Raphaël Du Petit-Val se dit « demourant dans la court du palais ». Il donne cette adresse au titre d’une édition partagée du Recueil des antiquitez et singularitez de la ville de Rouen du franciscain Noël Taillepied, cependant que Martin Le Mesgissier propose les siens « au haut des degrez du Palais » et que Richard Petit, troisième associé, débite ceux qui lui reviennent « devant le portail des Libraires. » Le développement rapide de son activité éditoriale conduit Du Petit-Val à s’installer dès 1588 « devant la grand’ porte du Palais », bientôt sous l’enseigne de l’Ange Raphaël 17. Autour du Palais royal où siègent les chambres du parlement, la clientèle mêlée des justiciables et des gens de justice se fait de plus en plus nombreuse. De nouvelles boutiques s’ouvrent vers le sud : Thomas Mallard (1556-1597) dont les parents étaient, on s’en souvient, locataires d’une échoppe au Portail des libraires, s’établit rue du Gros Horloge « devant l’Hostel de ville » à l’enseigne de l’Homme armé. Comme ses confrères il recourt à la co-édition, ce qui lui permet non seulement de réduire ses investissements mais aussi, en diversifiant les points de vente, de faire connaître ses publications à un plus large public, et d’en assurer plus rapidement la diffusion : en 1588, il partage avec Le Mégissier une édition du Coutumier de Normandie, en 1596, avec Du Petit-Val, celles des Tragédies de Robert Garnier et de la Seconde Sepmaine de Du Bartas. À quelques maisons de là, sous l’enseigne de La Grand Nef, Robert Mallard propose à côté de la Vie de saincte Barbe (s. d.), la version française de l’Arte de navegar de Pedro de Medina (1573)18. Si l’imprimerie rouennaise a bien eu pour berceau une maison de la paroisse St-Lô, nombreuses ont été les rues des paroisses voisines, St-Herbland, St-Jean, Notre-Dame-la-Ronde (j’en donne le relevé dans l’index topographique), dès les premières décennies du xvie siècle, à accueillir parmi leurs riverains, des imprimeurs et des libraires attentifs à cette clientèle privilégiée que représentaient les habitués de la Grand salle et du Palais.
Ailleurs dans la ville… Il semble que la dispersion des ateliers typographiques et des boutiques à travers la ville va parfois de pair avec l’instabilité qui, tout ignorants que nous soyons de ses causes, caractérise manifestement certains de leurs responsables.
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Georges Lepreux, Gallia typographica. Tome iii Province de Normandie. (1er volume : Seine-Inférieure, Eure Calvados), Paris, Champion, 1912, p. 258-265. Bibliographie normande 6, p. 79-123. L’édition princeps de l’Arte de navegar a été publiée à Valladolid en 1545. Œuvre de Pedro de Medina, mathématicien, astronome, hydrographe et géographe espagnol (1493-1567), ce manuel de navigation connut un remarquable succès en Europe jusqu’au début du xviie siècle. Il appartient à cette littérature technique destinée aux pilotes et aux capitaines, comme le Grant routier de Pierre Garcie. La traduction française par Nicolas de Nicolai d’abord publiée à Lyon (1554) fut réimprimée sept fois à Rouen entre 1573 et 1633 ; la présente édition a été partagée entre Jean Crevel (au Portail des libraires), Bonaventure Belis (« pres sainct Erblanc, devant la Cigonne »), Guillaume Pavie (« pres le Grand Portail Nostre Dame ») et Robert Mallard (rue de la Grosse Horloge à « La Grand Nef »).
Valérie Neveu, Catalogues régionaux des incunables des bibliothèques publiques de France. Volume xvii : HauteNormandie, Genève, Droz, 2005, p. 40 sqq ; Bibliographie normande 2, p. 48-56. 20 Du Quincuplum Psalterium de Lefèvre d’Étaples (Olivier impr., 15 v 1516) aux petits manuels de piété comme le Flosculus sacramentorum de Petro Fernando de Villegas, près de 200 titres sont parvenus jusqu’à nous avec le nom de Michel Angier ; Bibliographie normande 4, p. 47-80 ; 5, p. 32-38, 49, 51-55. Sur l’imprimerie et la librairie à Caen, le second tome du travail plus que centenaire de Léopold Delisle, Catalogue des livres imprimés ou publiés à Caen avant le milieu du xvie siècle, Caen, Rouen, Paris, 1904 (Bulletin de la Société des antiquaires de Normandie, t. xxiv) demeure essentiel pour ce qui concerne la documentation d’archive et les paratextes ; sur Michel Angier, p. xxxi-xlvi et les pièces annexes ; sur les différents membres de la famille Macé, p. xxv-xxx, lx-lxxi. 21 Cette adresse apparaît en français au colophon d’une édition non datée des Quatre filz Aymon (Bibliographie normande 3, p. 77 no 170), dont Macé et Angier partagèrent la publication avec le libraire Raulin Gaultier (1504 à 1536) qui demeurait sur la même paroisse, non loin de l’enseigne du Fardel, d’abord rue de Grand Pont puis rue de Potart (Bibliographie normande 5, p. 722) et, sous la forme “devant le paen”, au titre d’une édition non datée du Doctrinal de sapience de Guy de Roye imprimée par Guillaume Gaullemier, lui aussi installé rue Grand pont (Bibliographie normande 8, p. 19 no 8). L’enseigne du Paon est mentionnée dans le texte du Livre des fontaines (f. 60v) « Item, depuis le viie cuve estant devant lad. barriere [i. e. la grant barriere de la poissonerye], le cours de lad. fontaine [Source de Yonville] passe le long de la rue [des Cordeliers] du costé de la maison ou pend pour enseigne le Pan et traverse la grand rue Sainct Martin et va jusques a une aultre et la derraine cuve assise au coing de la porte de moy dict Le Lieur » ; elle figure aussi sur le plan à l’angle de la Rue des cordelliers (rive nord) et de la Rue s. martin (rive ouest). La « bouticle » serait donc celle dont la devanture est bien visible au rez-de-chaussée de la maison faisant face à l’enseigne du Paon, sur la rive est de la rue St-Martin, à l’angle de la rue des Cordeliers.
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L’exemple de Jacques Leforestier (1498-1512) est intéressant à la fois pour le nombre et le caractère éphémère de ses adresses et pour l’attention qu’apporte ce libraire, l’un des plus actifs à cette période, à ne jamais s’éloigner du Portail des libraires et/ou du Palais, sans que l’on puisse déterminer, dans la mesure où celles-ci apparaissent au colophon d’impressions non datées, l’ordre et l’éventuelle simultanéité de leur occupation. Locataire, dès 1497, d’une puis de deux échoppes au Portail, il est établi (1498-1502) à la Tuile d’Or, près du couvent des augustins, au sud de la paroisse St-Maclou ; en 1506 au plus tard, il tient boutique rue St-Romain, sous la Fleur de lys, une enseigne qui fut aussi celle d’une maison qu’il occupa à une date inconnue, près de l’église St-Jean, non loin de la Grand salle ; on ignore enfin l’époque à laquelle il exerça près de l’église St-Herbland, à l’extrémité orientale de la rue du Gros Horloge, « devant l’enseigne de la Gibessiere »19. La carrière de Michel Angier (1505-1548), l’un des « passeurs de textes » les plus actifs en Normandie dans les premières décennies du xvie siècle20, nous conduit d’abord vers un quartier de Rouen relativement éloigné de ceux que nous avons traversés. Parallèlement à son installation à Caen où il aura toujours son agence principale, il ouvre à Rouen, dans les premiers mois de 1508, « une bouticle au bout du pont devant l’enseigne du Paon »21, sur la paroisse de St-Martin-du-Pont dont l’artère principale constituait l’un des principaux axes de la vie économique de la cité (fig. 1). Il a pour associé Jean Macé, libraire à Rennes, et leurs adresses, communes pour Rouen, particulières pour Caen et Rennes, apparaissent très régulièrement au titre et au colophon des dix-huit volumes – théologie pratique, manuels de droit, ouvrages scolaires – qu’ils y publient jusqu’en février 1509. Aucune rupture entre les deux hommes ne s’étant produite, les causes de leur départ nous échappent. Peut-être ce pas-de-porte ne correspondait-il pas à la clientèle visée par leur catalogue ? Quoi qu’il en soit, deux années s’écoulent avant que le nom et la marque de Michel Angier n’apparaissent de nouveau associés à une adresse rouennaise. Ce n’est plus la sienne, mais celle d’un autre Macé, Richard, établi sous l’enseigne des Cinq chappeletz, tout près du Portail des
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Fig. 1 - L’officine de Michel Angier et Jean Macé en 1508 et 1509 correspond à la boutique située à l’angle de la rue des Cordeliers (aussi appelée rue des Charrettes) et de la rue St-Martin, vis à vis de l’enseigne du Pan [paon]. Le Lieur, Livre des Fontaines
libraires22. Avec Jean Macé, ils publient, entre novembre 1511 et décembre 1514, une quarantaine d’ouvrages, pour l’essentiel des livres d’usage destinés aux écoliers, aux robins, au clergé paroissial d’un grand Ouest dont les ateliers typographiques n’ont encore qu’une existence précaire. Il importe de souligner ici la place accordée à cet élément publicitaire que représente l’adresse ; celles des trois partenaires, fréquemment rédigées en français alors même qu’il s’agit d’un livre en latin, apparaissent dès la page de titre, composées dans le même corps que celui-ci et présentent, pour en parfaire la lisibilité, les noms des villes et des libraires régulièrement tirés en rouge (fig. 2). Les mêmes informations figurent aussi en noir et en latin à leur place traditionnelle, le colophon. Alors qu’il partage avec Jean Macé quelques titres encore jusqu’au début des années 1520, Michel Angier « libraire et relieur de l’université » de Caen désormais établi « e regione fratrum minorum » ne retrouve Rouen qu’en 1527 au plus tôt, par le truchement d’une nouvelle association réunissant Jacques Berthelot, lui aussi libraire à Caen, et Girard Angier son neveu. Le colophon de trois livrets permet de localiser le siège de cette compagnie, « la grant rue du pont,
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Bibliographie normande 5, p. 23-29. Son adresse « pres le portail Nostre Dame » représente bien le Portail des libraires comme le prouve la formulation « in domo quinque orbiculis sub librariorum aditorio » (Bibliographie normande 4, p. 25, Hostingue no 18).
Fig. 2 - Alexandre de Villedieu. Doctrinale, 15 janvier 1508/1509 n. s., 4°. – Sur la page de titre apparaissent l’adresse de l’imprimeur, Laurent Hostingue, « iuxta ecclesiam sancti Viviani » et celles des libraires Michel Angier et Jean Macé, à Caen, à Rennes et à Rouen « in parrochia sancti Martini ad oras pontis ». Alençon Médiathèque Aveline
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devant s. Martin », voisin de celui rapidement abandonné vingt ans plus tôt. En 1540, au terme d’une carrière exceptionnellement longue, une brève collaboration avec Louis Bouvet, tenant boutique au Portail des libraires, apparaît comme une ultime reconnaissance du rôle tenu par la grande place marchande dans le commerce du livre. De tous les imprimeurs qui travaillèrent pour Michel Angier, Laurent Hostingue23 est celui auquel, durant toute sa carrière, il fit le plus régulièrement appel. Il offre un autre exemple de cette mobilité qui, parallèlement à leur dispersion dans la ville, apparaît comme l’une des spécificités des gens du livre dans l’espace normand. Sa première adresse connue, lors de son association avec Jean Mauditier et Jamet Loys, se trouvait près de l’église St-Godard. A-t-il jugé cette paroisse septentrionale trop éloignée des lieux traditionnellement dévolus au commerce du livre, même pour un atelier sans boutique ? Toujours est-il qu’entre 1503 et 1505, Hostingue et Loys louèrent au chapitre de Notre-Dame-la-Ronde une maison sise « juxta novum forum », là où commençait de s’élever la Grand salle du palais24. Mais en 1508, seul désormais, on retrouve Hostingue sur la paroisse StVivien, de nouveau loin de la rue aux Juifs et du Portail des libraires, à la tête d’un atelier qu’il va occuper quelques mois encore après s’être installé à Caen, sans doute à la sollicitation d’Angier, au début de l’été 1509. Au terme de cinq années d’activité auprès de son principal commanditaire, il revient à Rouen et s’établit sur la paroisse St-Patrice, au nord de la ville25. En 1517 il fait son retour définitif à Caen où s’achève sa carrière une dizaine d’années plus tard. Malgré sa position excentrée, la paroisse St-Vivien avait vu se mettre en place, au plus tard en avril 1508, peut-être dès 1506, un autre atelier, celui de Pierre Olivier, l’un des plus habiles et des plus productifs parmi les typographes de ce premier « âge d’or » de l’édition rouennaise, au même rang que Martin Morin26. À la différence de celui-ci, resté fidèle à la rue St-Lô durant toute sa carrière, Olivier s’était déjà déplacé à plusieurs reprises : il avait d’abord monté ses presses rue Damiette sur la paroisse St-Maclou lorsqu’il eut pour associé Jean de Lorrraine (1501/02), puis, en collaboration avec Jean Mauditier (1501-1505), successivement « juxta sacellum divi apostolorum principis Petri »27 et dans la Grand rue St-Martin, au bout du pont. Pierre Olivier poursuivra, seul, son activité jusqu’au commencement des années 1525 sur cette paroisse St-Vivien qui, au-delà du regroupement des libraires dans l’orbite du Palais, comptait encore un siècle plus tard parmi ses habitants plusieurs typographes « dépourvus de boutiques » ( J.D. Mellot). De là, en descendant la « rivière de Robec » et après qu’elle s’est orientée vers le sud, on arrive au pont de
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Bibliographie normande 6, p. 57-58, 64-68 ; ibid. 4, p. 1746 ; ibid. 5, p. 39-48. Les adresses données au colophon de deux volumes imprimés par leurs soins (Bibliographie normande 6, p. 65 (no 4) et 67 (no 9)) confirment les données des archives ; voir Delisle, Catalogue II p. l, qui cite la communication de Charles de Beaurepaire dans les procès-verbaux de la 57e assemblée générale de la Société des Bibliophiles normands (2 juin 1902), p. 57. Cette adresse n’apparaît qu’au colophon d’un seul des ouvrages imprimés au cours de son activité à Rouen (nov. 1513-nov. 1515), un Plenarium daté du 14 xi 1515, Bibliographie normande 4, p. 30, no 32. Bibliographie normande 3, p. 34-71. Cette formulation un peu alambiquée « juxta sacellum divi apostolorum principis Petri » ne permet pas d’identifier l’église St-Pierre dont il s’agit ; Rouen compte à l’époque trois paroisses sous ce vocable : St-Pierredu-Chastel, St-Pierre-l’Honoré, St-Pierre-le-Portier. Aucune d’entre elles n’est toutefois compatible avec l’adresse de la rue Grand pont.
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La deduction du sumptueux ordre plaisantz spectacles et magnifiques theatres exhibes par les citoiens de Rouen a la sacree Maiesté du Treschristian Roy de France, Henri second… fut achevée d’imprimer le 9 décembre 1551, soit plus d’un an après l’événement par Jean Le Prest, pour Robert Le Hoy, Jean et Robert Du Gort, au Portail des libraires ; Le Prest ne donne pas d’adresse au colophon de l’Entrée, mais on sait qu’il demeurait en 1544 « a la rue des telliers », aussi appelée rue de l’Estal-aux-Chevaux ; elle conduisait de la place de l’Estal à la rue Bourgerue appelée aussi fontaine Saint-Ouen (Périaux, op. cit. p. 211, 64-65) ; on ne peut aujourd’hui la localiser que de manière approximative car elle a disparu lors de la construction de l’Hospice général ; elle se trouvait dans la partie orientale de la paroisse St-Vivien.
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Robec et au moulin de Saint-Ouen, au voisinage desquels s’établirent pour un temps quelques libraires, Jean Burges le jeune au début des années 1520, et Adam Malassis, à l’orée du xviie siècle. Avec ces exemples ne s’épuise pas le recensement des lieux où se déployèrent les activités de l’imprimerie et de la librairie à travers le dédale des rues et des ruelles de la populeuse cité marchande. Si l’effet de dispersion est tout à fait sensible, la distance réelle qui séparait le Portail des libraires du Palais n’est pas considérable, malgré la densité de l’habitat et l’étroitesse des voies de circulation. Cependant les libraires ont cherché à rejoindre une clientèle que de nouvelles structures administratives éloignaient des environs de la cathédrale, cependant que pour des raisons d’espace, peut-être aussi de nuisances, les imprimeurs en quête de résidences suffisamment vastes pour y dresser les presses, stocker le papier, entreposer les ouvrages « en blanc », trouvaient plus facilement dans les paroisses périphériques, moins peuplées, une réponse à leurs besoins. Passionnant sujet de recherche et d’étude, l’histoire de l’imprimerie et de la librairie dans la Normandie de la Renaissance ne doit pas nous conduire à surévaluer la place des métiers du livre dans l’économie rouennaise du xvie siècle. La relation de la fameuse entrée royale d’octobre 155028 qui donne le chiffre exact, état par état, métier par métier, de ceux qui participèrent au cortège précise que la catégorie des marchands et « gens mécaniques » comptait 627 personnes : à côté des professions du textile (drapiers drapants, détailleurs de drap et autres) qui sont là par dizaines, imprimeurs et libraires font pâle figure – même en face des 12 délégués des fabricants de jeux de cartes – avec, en tout et pour tout, trois représentants.
Plan de Rouen au xvie siècle
Annexe : Adresses des imprimeurs, libraires, relieurs actifs à Rouen aux xve et xvie siècles 306 pierre aquilon
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Note : lorsque le nom du libraire/ imprimeur est précédé d’un astérisque, il s’agit d’une adresse apparaissant dans un document d’archive ; le nom de l’enseigne apparaît en italique.
Le Palais et les rues environnantes
- les grands degrés : Claude Le Roy (1541) ; Guillaume Bavent (1542) ; Martin [i, ii, iii] Le Mesgissier (1548) ; Pierre Lignant (1552). - la cour : Thomas Dufour “estallant pres le palais” (1519) ; Jean Osmont (1597) ; Jean [iii] Petit (1600). Au nord du Palais - r. Ganterie : Pierre Guérin, La Hache (1505) ; Pierre Regnault, Les Trois fers a cheval (1506/07). - r. de l’Écureuil : Jean Mauditier (c. 1507/08). - r. de l’Aumône : Guillaume La Motte “a la rue de la Mosne, aupres de La Croix de Pardieu” (1539). - r. Saint-Lô : Guillaume Le Talleur (1487) ; Martin Morin, Saint Eustache (1491). Au sud du Palais - r. aux Juifs : Jean [iii] Petit, La Temperence (1598) ; Pierre Calles, “près de la Grand porte du Palais” (1599) ; Thomas Daré, ibid. (1599, 1600) ; Abraham Cousturier, ibid. Au Sacrifice d’Abraham (1600). - près le Palais : “devant l’Hôtel-de-Ville”, r. aux Juifs (?) : Thomas Mallard (1556) ; Vve de Thomas Mallard, L’Homme armé (1597) ; Théodore Reinsart, L’Homme armé (1598) ; Guéroult Sebire, “devant le Palays” (1544) ; *Adrian Delaunay, ibid., Le Compas d’or (1599). - r. du Bec : Claude Le Villain, La bonne Renommée (1596) ; Nicolas et Pierre Loyselet frères (1600). - r. de La Grosse Horloge : Jacques Leforestier, “pres saint Erblanc devant l’enseigne de la Gibessiere ” (c. 1510 ?) ; Robert Mallard (1573), puis Martin et Honoré Mallard (1587), puis la vve de Robert Mallard, La Grand Nef (1589) ; *Bonaventure Belis, “devant La Cigogne” (1575) ; Henry Le Mareschal, “devant Le Pelican” (c. 1593) ; Thomas Daré, “devant Le Pellican” ou “devant La Cigoigne” (1597) ; Abraham Cousturier, “devant Les Deux Cigongnes” (c. 1600). À l’ouest du Palais - près du Neuf Marché : Laurent Hostingue et Jamet Loys (c. 1505) ; Nicolas de Burges, “devant Le Pèlerin” (1540). - paroisse St-Jean : Jacques Leforestier, près de l’église à La Fleur de lys (c. 1510). - Petite rue Saint-Jean : Cardin [ii] Hamillon, devant Le Cœur d’Argent (1595). - paroisse St-Michel-du-Marché : Jean Caillard “prope intersignium Quattuor filorum Edmundi” (1511). Au nord-ouest du Palais - r. Écuyère : Robert Brenouzet (1527) ; Pierre Hubault, Le Croissant (1569) ; Jaspar Hérault, Le Baril d’or (c.1580) ; Louis Coste, Les iij Croix Couronnées (1597) ; Nicolas [ii] Mulot, Le Nom de Jesus (1599) ; Abraham Cousturier (post 1600 ?). - r. Dinanderie : Pierre Courant “pres l’Image Nostre-Dame” (1571), “près Le Pot de cuyvre” (1588, 1595). - r. Estoupée (paroisse St-Patrice) : Richard Auzoult (ante 1507) ; Laurent Hostingue (1515). - paroisse St‑Godard : Laurent Hostingue, Jamet Loys et Jean Mauditier, près de l’église (c. 1500).
Autour de Notre-Dame
- r. St-Nicolas : Jean Richard, “devant le college du Pape” (ante 1516) ; Simon Gruel, Le Croissant (c. 1520) ; Robert Le Hoy (1552) ; Michel Le Deutre, “pres La Croix de fer” (1588) - paroisse St-Nicolas : *Pierre Lignant (1534). - le Portail des libraires (Calcographia Bibliopolarum) : Gaillart Le Bourgeois (1459) ; Jean Gaultier (1488) ; Guillaume Bernard (1491) ; Jacques Leforestier (1497) ; Jean Huvin (1501) ; Guillaume Candos (1509) ; Louis Bouvet (1510) ; Simon Gruel (c. 1520) ; Jacques Cousin (1521) ; Guillaume La Motte (1530 ?) ; Robert Valentin (1533) ; Jean Mallard (1534) ; Guéroult Sebire (1539) ; Florent Valentin (1549) ; Jean Du
À l’ouest de l’abbaye St-Ouen
- r. de la Seille (paroisse Ste-Croix-St-Ouen) : Jean Dumoulin, “pres L’Esperon” (1510).
Les paroisses méridionales
- paroisse St-Étienne-des-Tonneliers : Jacques Cousin, “e regione Fratrum minorum” (1521, 1534) ; Jean Le Nu, “pres les Cordeliers” (1533). - Grand rue du Pont (aussi appelée r. St-Martin) : Pierre Olivier et Jean Mauditier “circum Sequane pontem” (1503/04) ; Raulin Gaultier, “iuxta Fardellum” (1505) ; Guillaume Gaullemier (c. 1507-1509) ; Michel Angier et Jean Macé (1508-1509) ; François Regnault, “devant St-Martin” (1512). Jean Burges l’aîné, à l’enseigne de La Serayne” et aussi “devant La Serayne” et “pres de La Serayne” (1511). - r. de Potart : Raulin Gaultier, “près du Fardel” (1520). - paroisse St-Maclou : Jacques Leforestier, La Tuile d’or (1498-1502) ; Richard Goupil, Le Lyon d’or (1512). - à la Basse Vieille Tour (paroisse St-Cande-le-Vieux) : Pierre La Motte “a la basse Vieille Tour” (c. 1572).
Les paroisses orientales - St-Maclou - r. Damiette : Pierre Olivier et Jean de Lorraine, “iuxta ecclesiam” (1501/02). - église St-Maclou : Jean Le Marchant, Les Deux Licornes, devant le portail de St‑Maclou, (1536) ; *Raulin [ii] Gaultier, relieur, locataire d’une échoppe près de la chapelle St-Jacques en l’église St-Maclou (1555-1563). - au pont de Robec : Philippe Coste (c. 1520) ; Jean Burges le Jeune, “jouxte le moulin s. Ouen” (1521) ; Thomas Rayer, “au moulin de sainct Ouen” (1522) ; Adam Malassis “pres le moulin s. Oüen” (1600). - Porte Martainville : Georges Loyselet, Le Cynot (1555). St-Vivien - église St-Vivien : Laurent Hostingue, “iuxta ecclesiam” (1508) ; Pierre Olivier, “iuxta ecclesiam” (1508). - r. de l’Eau de Robec : Nicolas Le Roux, “in via aquosa” (1535). - r. de La Chèvre : Yves Gomont (c. 1550) ; Jean Lhomme Le Chesne (1540). - r. Saint-Marc : Jean Lhomme, devant Le Cheval blanc (1542). - r. des Telliers : Jean Le Prest et Georges Loyselet (1544).
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Gort (1556) ; Marguerin d’Orival (1557) ; Jaspar de Remortier (1557) ; Raulin Boulenc (1558) ; Denis Bouvet (1561) ; Richard Lallemant (1567) ; Jean Crevel (1573) ; Richard Petit (1582) ; Pierre Laignel (1587) ; Louis Petit (1587). - près du Grand Portail - L’Aître Notre-Dame : Nicolas Lescuyer “a l’aistre Nostre dame a La Prudence”, “pres le Grand Portail Nostre-Dame” (1561) ; Adrien Morront “dans l’Estre Nostre Dame, devant les Changes” (c. 1573) ; Guillaume Pavie (1583) ; Romain de Beauvais, “pres le grand Portail nostre Dame”, “pres l’aistre nostre Dame”, (1598). - r. St-Romain : Guillaume Bernard, St‑Nicolas, “devant le Portail aux libraires” (1491) ; Jacques Leforestier, La Fleur de lys (1505) ; Guillaume Candos, St‑Nicolas (1509) ; Richard Macé [et Michel Angier], Les Cinq Chapeletz (1511). - devant la cour d’Église [i. e. rue St-Romain] : Bonaventure Belis (1553) ; Robert Folie, La Cloche (1571) ; Jean Chollain, près l’Archevêché (c. 1582). - r. des Prêtresses (paroisse Saint-Amand) : Louis Bouvet, “a L’Image Nostre-Dame, devant Le Coq” (1510).
Passeurs d,atelier. La transmission d'une librairie parisienne au xvie siècle : autour de Charlotte Guillard Rémi Jimenes cesr, Tours
Depuis les travaux d’Anatole Claudin, Philippe Renouard et Ernest Coyecque, les historiens français se sont attachés à l’établissement d’une sociologie des métiers du livre à Paris au xvie siècle1. Complétant les recherches bibliographiques par un travail en archives, ils ont mis en évidence l’existence de solidarités corporatives, de stratégies endogamiques, d’un « esprit de corps » qui témoigne de la cohésion de ce milieu social2. Le monde du livre n’en est pourtant pas quitte de toute hiérarchie : les confrères ne sont pas tous égaux devant une réalité économique parfois brutale. Faillite et revers de fortune constituent un risque majeur pour une profession qui requiert d’importants investissements financiers. Le décès d’un imprimeur constitue un moment critique pour la survie d’un atelier, car le partage d’une succession entre plusieurs héritiers et la dispersion du patrimoine qui s’ensuit peuvent considérablement affaiblir une entreprise. La question de la transmission du patrimoine dans le monde de la libraire parisienne n’a pourtant pas encore fait l’objet d’études spécifiques. On sait que la coutume de Paris définit les règles susceptibles d’administrer la succession3. Mais à
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Anatole Claudin, Histoire de l’Imprimerie en France au xve et au xvie siècle, Paris, Imprimerie nationale, 1900-1914 (4 vol.) ; Philippe Renouard, Documents sur les imprimeurs, libraires…, Paris, Champion, 1901 ; Ernest Coyecque, Recueil d’actes notariés relatifs à l’histoire de Paris et de ses environs aux xve et xvie siècles, Paris, Imprimerie nationale, 1905-1924. La problématique proprement sociologique est en fait étrangère aux recherches de ces historiens : il faudra attendre la publication de l’Apparition du livre par Lucien Febvre et Henri-Jean Martin (1958) pour que les aspects proprement sociaux et économiques de l’histoire du livre soient considérés comme dignes d’attention. Les travaux de Ph. Renouard ou E. Coyecque n’en apparaissent pas moins comme fondateurs en ce qu’ils proposent une histoire du livre qui s’appuie sur l’exploitation des archives et non sur la seule enquête bibliographique. Sur ces aspects sociologiques, la thèse d’Annie Parent[-Charon] sur Les Métiers du Livre à Paris au seizième siècle (Genève, Droz, 1974) constitue un ouvrage fondamental, dont il faut regretter l’absence de réédition. La Coutume de Paris s’appuie, en matière de succession, sur quelques principes simples qui suffisent, la plupart du temps, à réguler la transmission du patrimoine. Sans examiner dans le détail l’ensemble des articles concernés dans la coutume de 1510, on peut mentionner quatre grands principes desquels découlent les règles de succession. 1. « En la prevosté et viconté de Paris institution d’oirie n’a point de lieu » (art. 120). L’individu n’a donc pas à désigner ses héritiers, que la généalogie suffit à identifier : les descendants légitimes, nés dans le cadre du mariage se partagent l’héritage. – 2. « Les enfans et heritiers d’aucun deffunct viennent egallement a la succession » (art. 122). Tous les héritiers sont donc égaux aux yeux de la Coutume ; aucun ne doit être lésé, ni avantagé dans la succession. – 3. La succession se fonde sur la communauté familiale. Sont donc exclus les enfants déjà mariés et ceux qui ont quitté la communauté avant le décès du parent. La dot touchée par une jeune fille à l’occasion de son mariage correspond, théoriquement, à sa part d’héritage ; lors du décès de son parent, la jeune fille est donc considérée comme déjà pourvue et elle n’a de ce fait pas le droit de prétendre à l’héritage. Dans la pratique parisienne, cette règle est toutefois fréquemment contournée : la Coutume de 1510
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l’intérieur de ce cadre juridique relativement bien balisé, imprimeurs et libraires parviennent-ils à conserver une marge de manœuvre ? Si oui, quelles stratégies mettent-ils en place pour administrer la transmission de leur patrimoine ? Enfin, quelle place est laissée à la négociation, voire à la lutte, au conflit d’intérêts, dans le processus de succession ? Cet article n’entend pas répondre à toutes ces questions, ni combler à lui seul les lacunes de l’historiographie. Loin de prétendre établir une synthèse, il ne propose qu’une étude de cas centrée sur la carrière d’une femme libraire parisienne, Charlotte Guillard4. Ainsi limitée, l’enquête n’en est pas moins utile : longue de plus d’un demi-siècle, la carrière de Charlotte Guillard est ponctuée de plusieurs phases de transition au cours desquelles se posent dans toute leur complexité les questions successorales5.
La succession de Berthold Rembolt : un héritage disputé La fortune de Charlotte
Née dans le Maine vers 1485, Charlotte Guillard intègre le monde de la typographie par son mariage avec l’imprimeur parisien Berthold Rembolt6 . Leurs noces sont probablement célébrées au
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prévoit en effet qu’« enfans mariez […] pevent venir a succession avec les autres enfans […] en rapportant ce qu il leur avoit esté donné en mariage, ou moins prenant esdictes successions » (art. 123). L’égalité est ainsi maintenue entre les héritiers, et les éventuels dons ou dots délivrés avant le décès sont, de fait, pris en compte dans le partage de l’héritage. – 4. « Pere et mere succedent a leurs enfans nez en loyal mariage silz vont de vie a trepas sans hoirs de leur corps né ou a naistre » (art. 128). Autrement dit, si une personne décède sans héritiers, la succession remonte vers ses parents. Si les parents sont décédés, la succession passe aux héritiers survivants desdits parents, ce qui correspond le plus souvent aux frères et sœurs du défunt. On parle alors de succession en ligne collatérale. Sur ces différentes questions, s’il reste nécessaire de consulter le texte de la coutume de 1510, les recueils d’arrêts et les commentaires des juristes, on lira toujours avec profit l’ouvrage ancien mais incontournable de François Olivier-Martin, Histoire de la Coutume de la Prévôté et Vicomté de Paris, Paris, E. Leroux, 1922-1930 (réimpression : Paris, Éditions Cujas, 2000). Sur Charlotte Guillard, voir Beatrice Beech : « Charlotte Guillard : a Sixteenth Century Business Woman », Renaissance Quarterly, 1983, p. 345-375. Beatrice Beech avait constitué un dossier documentaire solide, reprenant et complétant par ses propres découvertes les documents d’archives cités par Ph. Renouard, E. Coyecque et A. Charon. J’ai à mon tour pu compléter ce dossier par quelques prospections aux Archives Nationales, et grâce à la bienveillance de Geneviève Guilleminot, conservateur à la Réserve des Livres rares de la Bibliothèque nationale de France, qui a bien voulu me donner accès aux documents inédits rassemblés par Philippe Renouard ainsi qu’au fichier complémentaire établi à partir des fichiers du minutier central. L’étude que je présente ici s’inscrit dans le cadre de la préparation d’une thèse de doctorat : Charlotte Guillard au Soleil d’Or (1507-1557) : une carrière typographique, sous la direction de Marie-Luce Demonet, Centre d’Études Supérieures de la Renaissance (Tours). Sans prétendre fournir un modèle pour l’analyse des successions dans le monde de la librairie, j’ai tenté d’expliciter un certain nombre de notions juridiques utiles dans l’espoir de faciliter de futures études comparatives. Les notes de cet article en sont considérablement gonflées – je le déplore. Pour ses origines sarthoises, voir les pistes ouvertes par B. Beech, « Charlotte Guillard », art. cit., p. 345-346. Sur cet aspect, la thèse de doctorat en préparation fournira des données plus complètes et plus précises. En 1552, dans la préface du Lexicon Graecolatinum de Jacques Toussaint, Charlotte Guillard affirmera travailler à l’impression de livres « depuis cinquante années ». Sur la foi de cette affirmation, on a souvent considéré que le mariage de Charlotte Guillard avec Berthold Rembolt avait eu lieu en 1502. Mais, à une époque où la mesure du temps reste maladroite et difficile, il n’est pas sûr qu’il faille prendre cette phrase au mot : si Charlotte Guillard revendique un demi-siècle d’activité, c’est sans doute plus pour faire remarquer l’ancienneté de son travail que pour donner à son lecteur une indication historique précise. Son mariage avec Berthold Rembolt est sans doute postérieur : nous penchons plutôt, sans preuve décisive, pour l’hypothèse
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d’un mariage contracté dans le courant de l’année 1507. Le 29 novembre de cette année, en effet, « Maistre Bertholle Rembolt marchant imprimeur bourgeois de Paris et Charlotte Guyllart sa femme » contractent un bail emphytéotique pour une maison appartenant à la Sorbonne, où ils installent le Soleil d’Or. Sur B. Rembolt, voir A. Claudin, Histoire de l’imprimerie, op. cit., t. I, p. 97 sqq. Bail du 29 novembre 1507 (Arch. Nat., S 1650, 2e série, f. 42 v à 49v). Dernière publication de Berthold Rembolt, les Opera de Grégoire le Grand portent au colophon la date du 10 décembre 1518. On n’a pas conservé trace de lettres de naturalité accordées à Rembolt, mais l’imprimeur avait les moyens et sans doute la volonté d’en obtenir, comme l’avaient fait avant lui, en février 1475, Ulrich Gering, Michael Friburger et Martin Krantz. Sur la procédure permettant l’obtention de lettres de naturalité, voir Peter Sahlins, « La nationalité avant la lettre. Les pratiques de naturalisation en France sous l’Ancien Régime », Annales. Histoire, sciences sociales, 55e année, no 5, 2000, p. 1081-1108. Rappelons que, si elle définit une communauté de bien entre les époux, la coutume de Paris restreint cette communauté aux seuls conquêts faits durant le mariage (art. 110). Chacun des deux conjoints conserve comme sa propriété exclusive les biens entrés en sa possession avant le mariage ou hérités de sa famille : c’est la théorie des propres (formulée par la maxime latine paterna paternis, materna maternis). De ce fait, « la matière des propres est une des plus importantes de nostre Droit François ; les questions en sont frequentes ; il n’y a presque point de familles où il n’y en ait quelqu’une à regler » (Ph. de Renusson, Traité des Propres, Paris, 1681). La coutume prévoyait cependant la possibilité qu’en l’absence d’héritiers, les époux se fissent don mutuel de l’ensemble de leurs biens. Après le décès de l’un des époux, le survivant pouvait ainsi jouir de l’intégralité des propriétés de la communauté (voir F. O. Martin, Histoire de la Coutume, op. cit.).
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début de l’année 15077. À cette date, Rembolt est déjà un homme fait8. Il est veuf d’une première épouse et s’apprête à prendre la tête d’une entreprise prospère, le Soleil d’Or. Cet atelier typographique avait été fondé, rue de la Sorbonne, par Ulrich Gering, avec lequel Berthold Rembolt s’est associé en 1494. Gering prend sa retraite à la fin de l’année 1508 et Rembolt poursuit seul son activité, transportant l’enseigne du Soleil d’Or sur un bâtiment nouvellement construit rue Saint-Jacques9. L’imprimeur mène ensuite pendant plus de dix ans une carrière brillante. Il décède au cours des premières semaines de l’année 151910. Rembolt meurt sans héritier : ni sa première épouse, Marie Gromors, ni la seconde, Charlotte Guillard, ne lui ont donné d’enfants viables. D’origine alsacienne, Rembolt n’a pas de proches parents demeurant dans le royaume de France. Les lettres de naturalité (on dit alors « lettres de bourgeoisie ») dont il a probablement bénéficié lui permettent de soustraire son patrimoine à l’aubaine et de le transmettre en succession11. Charlotte Guillard peut donc garder pour elle, outre ses propres, l’ensemble des meubles de son défunt mari, ses presses, ses caractères, son stock de livres12. Théoriquement, deux options s’offrent à elle : la jeune veuve peut administrer seule et à son nom l’entreprise de son défunt mari (on sait que les usages de la corporation l’y autorisent), ou prendre un second époux auquel elle confiera la gestion de la librairie. Concrètement, Charlotte n’a pas cette alternative : relativement jeune, elle ne semble pas encore capable d’administrer un atelier typographique. En effet, après le mois de décembre 1518 au cours duquel Rembolt imprime sa dernière édition, toute activité semble cesser pour quelques mois au Soleil d’Or. Les presses de l’atelier ne roulent plus. Charlotte Guillard peut survivre quelques mois en liquidant ses stocks de livres, mais si elle veut assurer la pérennité de son affaire, elle n’a d’autre choix que de se remarier à un homme capable d’administrer l’entreprise.
Concubinage et remariage
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Charlotte convole en secondes noces avec Claude Chevallon, libraire à Paris depuis 1506, à l’enseigne du Saint-Christophe, rue Saint-Jean-de-Latran. On ignore la date à laquelle est célébré ce second mariage, mais on sait que Charlotte doit attendre le début de l’année 1520 pour épouser Claude Chevallon : la veuve est en effet soumise à une année de deuil, au cours duquel elle n’est pas autorisée à se remarier13. Plusieurs éléments permettent cependant de penser que Claude Chevallon entre au Soleil d’Or avant même que ne s’achève l’an de deuil de la veuve Rembolt. Dès septembre 1519, Chevallon présente sa candidature pour obtenir le statut de libraire-juré, une place étant vacante à la suite du décès de Pasquier Lambert14. Le libraire déclare alors exercer non pas rue Saint-Jean-de-Latran, où il tient pourtant boutique depuis 1506, mais rue Saint-Jacques, sans précision d’enseigne15. À l’automne, les presses du Soleil d’Or qui étaient en sommeil depuis la mort de Rembolt se remettent à rouler : entre octobre et décembre, l’atelier qui n’avait rien produit depuis plus de neuf mois, publie quatre volumes, dont une épaisse édition des Institutes de Justinien16. Il semble donc bien que dès le mois de septembre 1519, Chevallon prend en main l’administration de l’entreprise. Cette situation de concubinage peut surprendre. N’est-elle pas susceptible de passer pour un crime d’adultère aux yeux des juristes du xvie siècle ? Il semble que non. Si les différents parlements français proscrivent explicitement le remariage pendant l’an de deuil, la jurisprudence
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Il s’agit là d’une prescription héritée du droit romain. Le Code de Justinien (livre V, titre IX : « de secundis nuptiis ») indique en effet : « Que la femme qui ayant perdu mari, a passé à de secondes noces dans l’année qui a suivi l’époque de la mort de son premier mari soit couverte d’opprobres, et privée de droit des honneurs dus aux personnes respectables et de distinction, et qu’elle perde tout ce qui lui est parvenu des biens de son premier mari » (traduction P.-A. Tissot, Les Douze livres du Code de l’Empereur Justinien, Metz, Lamort, 1811). Sur ce point, Le Caron indique au 3e volume des Pandectes du Droict François (Paris, 1610, p. 39) : « Davantage il est sans doute que le testateur ne peut rien ordonner contre les bonnes mœurs approuvées par les loix du pays, comme nous lisons que par le droict Romain receu au pays de droict escrit la femme ne se peut remarier honnestement dans l’an du dueil, & que si elle le faict, elle est privée de l’heredité, succession, advantages, & biens à elle delaissez par le testament de son defunt mary [...]. La femme se remariant par ledit temps du dueil estoit reputée infame, dont y a plusieurs arrests des Parlemens de Tholose, Bordeaux & autres dudit pays de droict escrit que recite M. de Maynard, & entre autres du vingtquatriesme Janvier, mil cinq cens septante six, du sixieme Avril, 1579. & a la prononciation de Pentecoste, 1581, & un notable du Parlement de Provence amplement discouru par monsieur du Vair premier President en iceluy. » (je remercie Stéphan Geonget de m’avoir indiqué cette citation). Voir le procès-verbal de l’assemblée de l’Université, 19 septembre 1519, publié par Léon Dorez, « Notes sur les libraires, relieurs, enlumineurs, papetiers & parcheminiers jurés de l’Université de Paris », Revue des Bibliothèques, vol. 16, 1906, p. 155-156. Chevallon est alors opposé à Regnault Chaudière, également candidat à l’office de « petit libraire ». Le procès-verbal mentionne « Reginaldus Chaudiere, in vico Sancti Jacobi commorans », puis « Chevalon, in eodem vico ». Les quatre éditions publiées à la fin de l’année 1519 sont les suivantes : Gregorius IX, Decretalium copiosum Argumentum, in-fol. (7 octobre) ; Justinianus. Argumentum Institutionum imperialium, in-4o (31 octobre) ; Jean Raulin, Doctrinale mortis (23 décembre) ; Erasmus, Familiarum Colloquiorum formulae, in-4o (23 décembre). Voir Brigitte Moreau, Inventaire chronologique des éditions parisiennes du xvie siècle, Paris, Imprimerie Municipale, 1977, nos 2027, 2031, 2191 et 2054.
Un héritage disputé : Pierre Gromors, successeur de Rembolt ?
Pour comprendre l’origine du conflit qui oppose Gromors à Chevallon, il convient d’opérer un retour de quelques années en arrière. Avant d’épouser Charlotte Guillard, Berthold Rembolt était veuf d’une première épouse, Marie Gromors, champenoise d’origine et sœur de Pierre Gromors, alors étudiant en droit21. À la mort de sa première épouse, Rembolt conserve des liens avec son beau-frère qu’il embauche comme correcteur. En 1516 et 1517, Rembolt permet même à Gromors d’exercer le métier de libraire en même temps que lui à l’adresse du Soleil d’Or22. Vieillissant, l’imprimeur alsacien semble ainsi passer le relais à son beau-frère champenois. Dans
17 Au xviie siècle, cette tolérance sera maintenue. Antoine d’Espeisses explique ainsi qu’« il est bien deffendu à la vefve de s’abstenir des nopces pendant l’an du deuïl, mais non pas de se préparer à se marier apres l’année. Or les fiançailles ne sont qu’une asseurances du mariage futeur, & non pas le mariage mesme, & on ne doit pas presumer qu’une telle femme eust donné son cœur à son fiancé du vivant de son mary, parce que si elle eust esté capable d’une telle pensée, elle n’auroit sçeu patienter toute l’année du deuïl » (Œuvres de M. Antoine d’Espeisses, advocat et jurisconsulte, t. I, Lyon, Huguetan, 1666, p. 314). 18 Scarlett Beauvalet-Boutouyrie, Être veuve sous l’Ancien Régime, Paris, Belin, 2001, p. 225-226. 19 Il s’agit d’une édition des sermons de Michel Menot. L’adresse annoncée au titre est formulée de la manière suivante : « Venundatur parrhisiis a Claudio Chevallon in via Jacobea ad intersignium Solis aurei moram trahente : et in vico sancti Joannis lateranensis signo divi Christophori indice ». Après examen du matériel typographique, l’Inventaire chronologique des éditions parisiennes attribue cette publication aux presses de Jean II Du Pré. Le colophon n’indique pas de nom d’imprimeur, et se contente de mentionner le payeur : « Parisius impressi, sumptibus honesti viri Claudii Chevallon, anno domini millesimo quingentesimo decimonono, Die vera tertia mensis Martii » (3 mars 1519, 1520 n. st.). 20 « Parrhisiis, Ex Officina Cheuallica : sub Sole aureo : pridie Nonas Augustas. Anno a partu Virgineo. M.D.XX. » . 21 Arch. nat., M. C. XX/6, 2 juillet 1520 : Pierre Gromors, « imprimeur et correcteur de livres », rue SaintJacques, déclare que lui appartiennent les cinq neuvièmes de la moitié d’une maison échue par « la succession et trepas de feue Marie Gromors, sa sœur, qui fut femme de maitre Bartholle Rainbot, en son vivant libraire et imprimeur ». 22 Ph. Renouard, Répertoire des imprimeurs parisiens (nouv. éd. complétée par J. Veyrin-Forrer et B. Moreau), Paris, Minard, 1965, p. 184.
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permet néanmoins que soient prononcées, pendant cette période, des fiançailles17. Or, dès lors qu’il est fiancé, l’homme peut entrer dans la maison de la veuve (ce qui ne veut pas dire que le mariage peut être consommé). Les recueils d’arrêts recensent ainsi de nombreux cas de veuves accueillant leur fiancé sous leur toit pendant leur deuil, afin d’assurer les revenus d’une entreprise ou d’une exploitation agricole18. Une enquête plus approfondie permettrait sans doute de découvrir des cas similaires dans d’autres librairies parisiennes. Ainsi Claude Chevallon a-t-il pu se fiancer avec la veuve Rembolt dès le mois de septembre 1519. Leur mariage est célébré en janvier ou février 1520. Le 3 mars de cette année, pour la première fois, le nom de Claude Chevallon apparaît explicitement dans une édition publiée au Soleil d’Or19. Et le 4 août 1520, la maison du Soleil d’Or est qualifiée d’« officina Chevallica » au colophon des Adagiales Flosculi de Pierre Corbelin20. Charlotte conserve en propre les biens hérités de son premier mari. En tant qu’époux, Chevallon a toutefois la responsabilité d’administrer l’atelier comme s’il lui appartenait, l’épouse étant toujours réputée mineure dans le cadre coutumier. Ainsi Chevallon peut-il apparaître comme le successeur de Berthold Rembolt. Un autre libraire, Pierre Gromors, va pourtant lui disputer ce titre.
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les mois qui suivent la mort de Rembolt, Gromors continue à s’intéresser au sort de l’atelier : en avril 1519, il imprime pour le compte de Charlotte Guillard une mince édition de Duns Scot commentée par Pierre Tartaret, seul livre portant l’adresse du Soleil d’Or publié entre janvier et septembre 1519. De toute évidence, Gromors a des vues sur l’atelier. Aussi, lorsque Charlotte Guillard prend Claude Chevallon pour époux, le beau-frère champenois a quelques raisons de se sentir lésé : il voit lui échapper une entreprise réputée, une maison dont il a corrigé les textes, un atelier où il a lui-même exercé et dont il se considère sans doute comme l’héritier légitime. Juridiquement Gromors ne peut pas prétendre à l’héritage. Rien ne l’empêche pourtant de s’approprier l’image et la réputation de l’entreprise. Il contrefait donc la marque typographique de son beau-frère, se contentant d’y remplacer le nom de Rembolt par le sien23. Dès 1520 paraissent plusieurs volumes ornés de la marque du Soleil d’or, mais portant l’adresse du Gril-deFer, nouvelle enseigne de Pierre Gromors (fig. 1). Chevallon ne peut se laisser déposséder sans réagir de l’image de son entreprise. Les 4 et 13 août 1520, il publie deux éditions qui portent au titre la marque de Berthold Rembolt. Sous la gravure, Chevallon imprime un quatrain d’avertissement à sa clientèle dont voici la traduction : Quatrain au lecteur : Celui qui lit les livres imprimés sous cette image a raison de reconnaître la marque de Rembolt. Après avoir changé son nom, quelqu’un s’approprie cette figure. Il ne faut pas se fier à sa marque24.
Claude Chevallon fait en outre graver une nouvelle marque au nom de Rembolt, reprenant sur fond blanc le motif du lion rampant, y ajoutant pour lever toute ambiguïté une représentation du Soleil d’Or, enseigne de l’atelier. La marque apparaît pour la première fois en 1521. Sans vergogne, Gromors la fait immédiatement copier, se contentant, cette fois encore, de remplacer le nom de Rembolt par le sien (fig. 2)25. Le litige qui oppose Chevallon à Gromors apparaît ainsi comme un cas très particulier d’imitation : il ne s’agit pas tant pour Gromors de contrefaire une marque dans un but strictement commercial, que de se présenter en successeur légitime de son beau-frère décédé.
La succession de Claude Chevallon Le litige qui l’oppose provisoirement à Pierre Gromors n’empêche pas Claude Chevallon de faire prospérer son entreprise. Entre 1520 et 1537, le Soleil d’Or publiera plus de cent cinquante éditions, dont un grand nombre de volumes massifs renfermant les textes des Pères de l’Église.
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Ph. Renouard, Les Marques typographiques parisiennes des xve et xvie siècles, Paris, Champion, 1926 : marques de Gromors no 402 (no2) imitant la marque de Rembolt no 957 (no3). « Tetrastichon ad lectores | Qui legis excusos ista sub imagine libros, | Verum Rembolti dixeris esse typum. | Vendicat hanc aliquis ficto sibi nomine formam | Vera typo non est huic adhibenda fides ». Ph. Renouard, Les Marques typographiques parisiennes…, op. cit., marques de Gromors no 403 (no 3) imitant la marque de Rembolt no 961 (no 7).
Fig. 1 a et b - Marque gravée en 1499 pour Berthold Rembolt (S. Augustin, In sacras Pauli Epistolas, Paris, Gering et Rembolt) et sa contrefaçon par Pierre Gromors en 1520 (Thomas d'Aquin, Libellus de modo confidendi, Paris, Gromors). [Renouard, nos 957 et 402]
Fig. 2 a et b - Marque au nom de Rembolt gravée en 1521 par Chevallon (Pierre Bersuire, Dictionarium, Paris, Chevallon), et sa contrefaçon par Pierre Gromors en 1522 ( Jean Chrysostome, Opera, t. II, Paris, Gromors). [Renouard, nos 961 et 403]
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Instruit par expérience des litiges qui peuvent survenir à l’occasion d’une succession, Claude Chevallon prépare la sienne minutieusement. Il n’a pas de descendance avec Charlotte Guillard, mais il lui reste deux fils et une fille nés d’un premier lit26. Sa fille Gillette, mariée avant le décès de l’imprimeur, est dotée en argent ou en marchandise : elle est donc théoriquement exclue de la succession. Restent les deux fils, Louis et Gervais, qui doivent y prétendre. Gervais succède à son père et s’installe à son compte à la mort de celui-ci, à la fin de l’année 1537, tandis que Louis choisit la carrière juridique et devient avocat au Parlement de Paris. Le choix de carrière des enfants traduit sans doute une volonté d’administrer la succession à venir : puisqu’un seul des deux fils poursuit une carrière de libraire, le partage des biens devient aisé. Gervais conserve pour lui tout le patrimoine professionnel (la librairie du Saint-Christophe, les stocks de livres, les matériels d’imprimerie éventuels), tandis que Louis hérite des biens meubles et immeubles non professionnels allant à succession, et notamment la maison du Rouet, rue Saint-Jacques, en face du Soleil d’Or, que Claude Chevallon possédait depuis les années 152027. Soucieux de ne pas perdre les acquis de l’entreprise familiale, Chevallon sait aussi l’intérêt que présente pour un imprimeur le statut de libraire-juré de l’Université – statut qui donne droit à des exemptions d’impôt et qui constitue en quelque sorte pour une entreprise un label de qualité. Or ce statut ne se transmet pas par voie de succession. Pour l’obtenir un candidat doit attendre la vacance d’une place ; il doit y postuler et y être élu par les quatre facultés de l’Université de Paris. La perte de ce statut contribue ainsi à affaiblir une entreprise, puisque la charge de libraire-juré risque de passer à un concurrent. Mais les libraires parisiens ont pris depuis longtemps l’habitude d’écarter ce risque en résignant, de leur vivant, leur office au profit d’un proche confrère ou d’un parent. C’est ce que fait Claude Chevallon en 1537. Plutôt que de courir le risque de mettre en vacance sa charge, il prend le parti de la céder avant sa mort à son gendre, Pierre Regnault, en dehors semble-t-il de tout processus de désignation par l’Université, dont le rôle se restreint à une simple validation28. Seule la présence d’un docteur en théologie lors de la transaction notariée semble garantir la légalité de cette cession29. Chevallon s’assure ainsi que la charge de libraire-juré demeure entre les mains de sa famille après son décès. La succession de Claude Chevallon se déroule dès lors sans encombre. Charlotte continue à jouir de l’héritage que lui a légué Berthold Rembolt. Elle doit également profiter de son douaire
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On sait désormais que la première épouse de Claude Chevallon se nomme Perrette Pauverelle. Chevallon assume par ailleurs la tutelle d’une nièce de Perrette, Claude Pauverelle, dont il négocie le contrat de mariage avec l’imprimeur Jean Yvernel (acte du 16 avril 1528 ; Arch. nat., M. C., XLIX/2 : Claude Chevallon, représentant de « Claude Pauverelle, niepce de feue Perette Pauverelle en son vivant premiere femme dud. Claude Chevallon »). 24 juillet 1537 ; Arch. nat., S 1651, 3e série, f. 86, analysé par Ph. Renouard, Documents, op. cit. S’il transmet son office à son gendre plutôt qu’à son fils, c’est parce que Gervais Chevallon bénéficie d’un office de « petit libraire » depuis 1536 (BnF, Ms. lat. 9953, f. 56). J’ai pu consulter une analyse de cet acte dans les fichiers mis à ma disposition par Geneviève Guilleminot, mais ne suis pas encore parvenu à retrouver le document original au minutier central des notaires de Paris, la cote spécifiée étant sans doute erronée.
Charlotte, organisatrice de sa propre succession Le Soleil d’Or, entreprise familiale
La veuve Chevallon n’exerce pas seule, loin de là. Elle n’a pas d’enfant, mais elle fait appel à ses neveux et nièces, montés du Maine vers Paris pour exercer à ses côtés32. Sans doute certains d’entre eux font-ils leur apprentissage au sein même de l’atelier33. Charlotte Guillard s’appuie sur eux pour contracter des alliances familiales : ainsi sa nièce Michelle Guillard épouse-t-elle Guillaume Desboys ; Pérette Bogard épouse Martin Le Jeune ; Madeleine Baudeau épouse Sébastien Nivelle. Si elle n’a pas d’enfant, Charlotte Guillard semble ainsi développer des stratégies endogamiques de substitution. Faisant venir à Paris les rejetons de sa fratrie, Charlotte Guillard défend ses intérêts. Elle confie le destin de son entreprise à des jeunes gens naturellement acquis à sa cause. C’est d’abord Jacques Bogard, présent dans l’atelier dès la mort de Claude Chevallon, qui assume le travail de correction des textes et décide de la politique éditoriale34. Installé à son compte en 1541, Bogard continue à travailler en association avec sa tante pour de nombreuses éditions. En 1548, c’est Guillaume Desboys, neveu par alliance, qui devient, par contrat, l’associé officiel de Charlotte
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Le douaire coutumier est défini par la coutume de Paris comme « la moyté des heritaiges que ledit mary tient et possede au jour des espousailles et la moytié des heritaiges qui depuis la consommation dudit mariage et pendant icelluy eschéent et adviennent en ligne directe audit mary » (art. 136). Les contrats de mariage peuvent toutefois redéfinir ce douaire (on ne parle plus alors de douaire coutumier mais de douaire préfix). Bail du 15 juillet 1541 (Arch. nat., M. C., LXXXVI/6), contracté auprès de Catherine Nicolas, veuve de Gervais Chevallon. Pour une bonne synthèse sur la transmission patrimoniale par les femmes aux xvie et xviie siècles, on consultera avec profit R. Descimon, « La Fortune des Parisiennes : l’exercice féminin de la transmission » dans La Famiglia nell’economia Europea secc. XIII-XVIII, Simonetta Cavaciocchi (dir.), Florence, Firenze University Press, 2009, p. 619-634. Sur les relations avunculaires, voir Marion Trévisi, Au cœur de la parenté. Oncles et tantes dans la France des Lumières, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2008, et notamment le chapitre VI (« Transmettre »), p. 263-319. Les données sont tardives et proviennent d’une zone géographique restreinte (La Roche-Guyon, dans le Vexin). Mais la coutume de Senlis qui s’applique dans la plupart des cas évoqués découle de la coutume parisienne, et les exemples cités fournissent d’utiles éléments de réflexion. Seul un contrat d’apprentissage a pu être retrouvé : celui de Jean Baudeau, âgé de quatorze ans, placé en apprentissage chez sa tante Charlotte Guillard le 17 avril 1554 (Arch. nat., M. C., LXXIII/48). Mais comme le fait remarquer Marion Trévisi (Au cœur de la parenté, op. cit., p. 317), « peu de contrats d’apprentissages sont passés entre parents, car les liens de parenté entre le maître et ses apprentis entraînent souvent l’absence de contrat ». En 1538, Jacques Bogard signe une épître au lecteur qui figure en postface de l’édition princeps des œuvres de Pacien de Barcelone publiées au Soleil d’Or.
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et conserver la jouissance de la moitié des biens de Claude Chevallon30. Remarquons par ailleurs que la veuve rachète la maison du Rouet à la mort de Louis Chevallon au milieu des années 1540, et que l’un de ses neveux, Jacques Bogard, s’installera comme locataire dans la librairie du SaintChristophe après le décès de Gervais Chevallon en 154131. Le patrimoine de Claude Chevallon demeure ainsi, de fait, en possession de la famille Guillard. Veuve une seconde fois, Charlotte Guillard est désormais trop âgée pour se remarier. Elle succède donc en personne à son second époux. Elle a encore devant elle vingt années de carrière personnelle.
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Guillard35. Puis, c’est au tour de Guillaume Guillard d’exercer en son nom le métier de libraire, provisoirement à l’adresse du Soleil d’Or, alors même que Charlotte est toujours en exercice36. On suppose par ailleurs que plusieurs nièces de Charlotte Guillard entrent à son service et assurent l’entretien domestique37. Charlotte est donc bien entourée.
La tante généreuse
La veuve Chevallon mourra au début de l’année 1557, entre le 15 janvier (date à laquelle elle formule son testament) et le 20 juillet (date à laquelle Guillaume Desboys devient officiellement locataire du Soleil d’or). Mais, bien avant cette date, Charlotte Guillard prépare sa succession. Puisqu’elle n’a pas d’enfants, la règle qui s’applique est celle de la succession en ligne collatérale : « Quant aucun va de vie à Trespas sans hoir en ligne directe, ses plus prochains parens et lignagiers en ligne collatéral […] luy succedent » (art. 145 de la coutume de 1510). Ce sont donc les frères et sœurs de Charlotte Guillard qui devraient légitimement hériter de sa fortune. Mais, par reconnaissance envers les neveux et les nièces qui l’accompagnent dans son grand âge et qui participent largement au fonctionnement de l’entreprise, c’est à eux que Charlotte souhaite transmettre ses biens. Son testament ne peut lui être d’aucune utilité, car il est soumis à la réserve coutumière : à Paris, le testateur ne peut disposer à son gré par testament que du « quint » de ses biens propres38. Il est tenu de laisser à ses héritiers légitimes les quatre autres cinquièmes de ses biens. Or Charlotte Guillard souhaite léguer à ses neveux et nièces, la totalité de ses possessions. Pour ce faire, elle contourne les règles successorales39. Ne pouvant disposer à son gré de sa fortune par testament, elle décide de procéder à des « donations entre vifs », non soumises à la réserve coutumière. Ainsi, dès la fin des années 1540, la libraire effectue des dons importants à quelques-uns de ses neveux ou nièces. La première marque de cette générosité intervient le 25 avril 1549 : à l’occasion du mariage de sa nièce Madeleine Baudeau avec Sébastien Nivelle, fils d’un grand papetier
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Le contrat initial, passé le 28 février 1547 (1548 n. st.) et cité dans les actes postérieurs, n’a jamais été retrouvé ; on connaît en revanche, grâce à Annie Parent[-Charon] (Les Métiers du Livre à Paris, op. cit., p. 138), les trois contrats renouvelant l’association en 1550, 1553 et 1556 (Arch. nat., M. C., LXXIII/16, 9 décembre 1550 ; M. C., LXXIII/19, 31 août 1553 ; M. C., LXXIII/50, 23 juin 1556). En 1555, avant de s’installer à l’enseigne de Sainte-Barbe (ancienne adresse de Pierre II Regnault, séparée du Soleil d’Or par un seul bâtiment), Guillaume Guillard publie en effet une édition des Problemes pleins de matieres de medecine et philosophie d’Alexandre d’Aphrodise à l’adresse du Soleil d’Or (Numérisation : Bibliothèques Virtuelles Humanistes). Ainsi en 1549, Madeleine Baudeau, nièce de Charlotte, demeure-t-elle au Soleil d’Or, comme son futur mari Sébastien Nivelle, qui a pu y faire son apprentissage (Arch. nat., Y 94, f. 334 ; 25 avril 1549) ; de même, en 1553, une autre nièce, Perrette Aubert, habite avec Charlotte Guillard (Arch. nat., Y 99, f. 148 ; 9 juin 1553) ; le contrat du 3 décembre 1551 est plus explicite : Charlotte Guillard accorde une donation à l’une de ses arrièrenièces pour demeurer quitte de « tous les services que lad. Marie Baugart pourroit avoir gagnez et desserviz depuys le temps qu’elle est demeuree avec lad. veuve » (Arch. nat., M. C., LXXIII-16). C’est pourquoi « en pays coutumiers, la capacité qu’avaient les individus et les lignages d’organiser la dévolution de leurs biens s’exprimait dans les contrats de mariage, et non dans les testaments comme en pays de droit romain qui favorisaient la liberté arbitraire des pères de famille » (R. Descimon, « La Fortune des Parisiennes », art. cit, p. 624). Pour une analyse de ces pratiques de contournement, voir M. Trévisi, Au cœur de la parenté, op. cit., p. 288 sqq : « Les successions avunculaires contractuelles ».
Le règlement de la succession
Le testament de Charlotte Guillard, prononcé le 15 janvier 1557 (n. st.), présente un contenu classique : il comprend quelques legs pieux, de modiques sommes données à des serviteurs46. Charlotte donne également des consignes pour ses obsèques – elle demande à être inhumée dans la nef de l’église Saint Benoît, « au lieu et place ou elle a accoutumee se asseoir pendant le service ». Le testament comporte en outre deux clauses par lesquelles Charlotte Guillard confirme sa stratégie : elle rappelle d’abord la validité des donations octroyées à ses neveux et nièces, avant d’en interdire toute contestation47.
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Arch. nat., Y 94, f. 334 ; 25 avril 1549. Arch. nat., M. C., LXXIII/16 ; 12 mars 1551. Arch. nat., Y 99, f. 148. Annie Charon considère que les dots supérieures à 500 livres tournois caractérisent la dizaine de familles « qui se partagent les plus grandes fortunes dans le monde du livre parisien » (Les Métiers du livre, op. cit., p. 193194). À titre de comparaison (et bien que cet exercice soit toujours risqué) indiquons que 600 livres tournois correspondent à environ 600 journées de travail pour un couvreur (payé 12 sols par jour en 1561). Les gages d’un compagnon compositeur, dans les années 1550 et 1557 ne se montaient qu’à 24 livres par an (A. Parent [-Charon], Les Métiers du Livre à Paris… , op. cit., p. 181). Arch. nat., M. C., LXXIII/16 ; 12 mars 1551. « Les heritiers d’aucun deffunct ou deffuncte en ligne collateral partissent et divisent egallement entre eulx par testes et non par lignes les biens et succession dudit deffunct ». En réalité, Charlotte Guillard anticipe ici sur une réforme à venir, preuve que ces pratiques de contournement devenaient si fréquentes qu’il fallut les officialiser : l’art. 320 de la nouvelle coutume (1580) abolira l’ancien art. 146, en prévoyant la « représentation » en ligne collatérale « quand les neveux ou nièces viennent à la succession de leur oncle ou tante, avec les frères et sœurs du décédé » : « Audit cas de représentation, les représentants succèdent par souches, et non par têtes ». Arch. nat., M. C., LXXIII/50. « Et oultre lad. testaresse a declaré qu’elle veult et expressement ordonne que tous les contractz et donnations que icelle testaresse a aussy par cy devant faictz jusques a huy, tant avec Sebastian Nyvelle et Magdaleine
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troyen, Charlotte octroie « en pur don irrevocable fait entre vifs » la « quarte partie de tous ses biens, tant meubles que cens, rentes, revenus, heritages, etc. » qui seront trouvés chez elle à son décès40. Charlotte conserve donc l’usufruit de ses biens jusqu’à sa mort, mais elle cède immédiatement 300 livres tournois (somme strictement équivalente à la dot que le père de Madeleine Baudeau octroie à sa fille). À l’occasion du mariage d’une arrière-nièce, Marie Bogard, Charlotte lui fait don d’une somme considérable de 600 livres tournois41. Puis, le 9 juin 1553, elle donne à Perrette Aubert, autre arrière-nièce, 200 écus d’or Soleil – de nouveau 600 livres42. Charlotte contribue ainsi à doter sa nièce, et les sommes octroyées sont conséquentes43. De tels dons, qui déshéritent de fait les frères et sœurs de Charlotte Guillard au profit de ses neveux et nièces, sont contraires à l’esprit de la Coutume. Cette volonté de déroger à la règle est explicitement affirmée par le contrat de mariage de Marie Bogard avec Louis Le Benard44. Charlotte y fait ajouter une clause spécifiant qu’en cas de décès de sa sœur Marguerite, mère de Marie Bogard, cette dernière viendra à succession comme « représentante » de lad. Marguerite – clause qui contredit clairement l’article 146 de la Coutume45. Une incise du notaire vient alors confirmer que ce contournement est réalisé en connaissance de cause, et que la stratégie adoptée l’est « nonobstant la coustume de ceste ville, prevosté et vicomté de Paris, a laquelle lad. Charlotte Guillard a derogé par ces presentes ».
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Charlotte décède sans doute peu après avoir formulé ses dernières volontés. Le 31 juillet 1557, Guillaume Desboys devient officiellement locataire du Soleil d’Or, « ou souloit naguaires demourer feue honorable femme Charlotte Guillard »48. Le 16 décembre 1557, les héritiers et légataires comparaissent devant notaire et s’accordent pour solder la succession49. La date tardive de cet événement peu surprendre : Charlotte est probablement morte depuis près d’un an. C’est que le partage a été retardé suite à un désaccord entre les héritiers. Guillaume Desboys, formellement associé à Charlotte Guillard depuis dix ans, exige que soit préalablement procédé au retrait des biens de l’association, et notamment des stocks de livres qui étaient demeurés en possession de la défunte et dont Desboys est désormais seul propriétaire50 : « lad. distraction faicte, consentoyt que partage feust faict, et non autrement. Et jusques ad ce que lad. distraction feust faicte et a luy delivré ce que luy appartenoyt […], il entendoyt empescher led. partaige ». Les héritiers sont « en voye de venir en proces », lorsqu’ils s’accordent enfin. Les cohéritiers de Guillaume Desboys consentent à la « distraction » des biens de l’association. Celle-ci devra être faite « sans discontinuer, et icelle parfaicte dedans huict jours prochains. Et ce faict, sur le champ et sans intermission ne discontinuation, sera proceddé en oultre a faire le partaige entre lesd. partyes du surplus des meubles, marchendises et autres choses ». Même si Charlotte Guillard a soigneusement préparé sa succession, le processus demeure assez long : pendant plus de trois ans, on verra les familiers de Charlotte Guillard procéder à des échanges et des rachats pour affiner le partage effectué. Entre temps, les presses du Soleil d’or doivent continuer à rouler pour que l’entreprise prospère. C’est sans doute la raison pour laquelle on voit les héritiers s’associer pour la publication d’une Bible, qui porte en guise d’adresse la seule mention : « apud haeredes Carolae Guillard »51.
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Baudeau sa femme, comme aussy aux enfans de deffunct son frere Jehan Guillart, sortent pareillement et entierement leur plain effect. Et tout ainsy qu’il est porté et contenu par iceulz tous lesquels contractz, tant de comptes que donnacions dessus mentionnez en tant que besoing est et seroyent, lad. testaresse a ratiffié iceulx, ratiffie, conferme et approuve par sond. present testament et ordonnance de derniere volunté. Et davantaige ladicte testaresse a aussy dict et declaré que sy ses heritiers ou aucun d’eulx vouloit eux esforcer de impugner, debattre ou autrement faire aller au contraire desd. contractz ou d’aucun d’iceulx, et de ce en intenter proces a l’encontre desd. dessus nommez ou leur donner aucun autre empeschement, qu’elle veult et ordonne que celluy ou ceulx qui y contreviendront et ne vouldront etablir iceluy soyent du tout privez et debouttez, lesquelz, des maintenant comme pour lors, lad. testaresse prive et deboutte du bien et droict dont led. contrevenant pourroyt heriter d’elle. Et que ledit droict successif qui appartiendroit audit contrevenant ou contredisant soyt donné a la boyste aux pauvres de ceste ville de Paris a laquelle oud. cas de contravention et contrediction lad. testaresse en a faict don et leg par ces presentes. Le contenu esd. contractz et oud. presens testament neanlmoings sortans leur effect et demourans en leur entier, car ainsy elle l’a voulu et ordonné. » Arch. nat., MM286, f. 219 sqq. Arch. nat., M. C., LXXIII/51. Les trois contrats d’associations (découverts par Annie Charon) du 9 décembre 1550 (Arch. nat., M. C., LXXIII/16), du 31 août 1553 (Arch. nat., M. C., LXXIII/19) et du 23 juin 1556 (Arch. nat., M. C., LXXIII/50) spécifiaient en effet « que tous et chacun les autres biens meubles etc. qui seront trouvez lors du deces de ladicte vefve apartenir audict Desboys et sa femme en la maison de ladicte vefve luy seront renduz par sesdicts heritiers ou executeurs de son testament sans leur en faire aucune retention parce que lesdicts Desboys et sa femme ont acquis lesdicts biens meubles de leurs propres deniers, desquels biens meubles elle veult, consent et accorde des a present comme pour lors et pour lors comme des a present lesdictz Desboys et sa femme en estre creuz a leurs simples sermens sans qu’ilz soient tenuz en faire aucune autre preuve ». Biblia sacra veteris & novi testamenti, juxta vulgatam (éd. Jean Benoît), Paris, 1558, 2o.
321
• passeurs d,atelier
Cette étude de cas ne permet évidemment pas de tirer des conclusions générales sur le processus de succession dans les métiers du livre parisien. Elle témoigne tout de même de ce que ce processus peut avoir de complexe et d’aléatoire. La succession fait apparaître des concurrences ; elle voit s’engager des négociations qui peuvent déboucher sur des conflits ouverts. Cette enquête permet également de constater que les imprimeurs et libraires, marchands cultivés, sans doute rompus au calcul et à la stratégie, ne se laissent pas toujours enfermer dans un cadre juridique dont, en respectant la lettre, ils savent détourner l’esprit. Au sortir de cette étude, demeure l’impression très nette que le processus de succession n’a rien d’une mécanique. Il n’est réglé de manière assurée ni par le seul cadre coutumier, ni par la seule volonté du défunt. Souhaitons que des études soient menées sur d’autres ateliers, qui permettront de mettre en évidence les constantes et les variables du processus de succession.
Le rôle de Thielman Kerver dans l,évolution de la typographie à Paris à la fin du xve siècle et au début du xvie siècle Thierry Claerr Ministère de la Culture et de la Communication, Paris
Autant le rôle de Thielman Kerver, imprimeur libraire originaire de Coblence et installé à Paris à la fin du xve siècle, dans l’évolution de l’iconographie des livres d’heures imprimés à la fin du xve siècle et au début du xvie siècle, est aujourd’hui reconnu1, autant celui joué par le même homme dans l’histoire de l’écriture typographique semble injustement passé sous silence, alors que lui-même apparaît, dans les colophons, fier, à juste titre, de son expertise en typographie et de la beauté, de l’efficacité et de l’aspect novateur de ses caractères. La présente contribution propose de rendre, dans la mesure du possible, justice à l’apport de Thielman Kerver à la romanisation de la typographie parisienne durant cette période charnière, en précisant la chronologie de l’utilisation de ses différentes polices de caractères et sa formation.
Le matériel typographique utilisé par Thielman Kerver est mieux connu Le matériel typographique de Thielman Kerver, imprimeur libraire à Paris de 1497 à 1522, est aujourd’hui bien connu, que ce soit grâce aux travaux d’Anatole Claudin2, de Robert Proctor3,
1
2
3
Thierry Claerr, Imprimerie et réussite sociale à la fin du Moyen Âge : Thielman Kerver, imprimeur libraire de 1497 à 1522, École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques, mémoire d’étude, 2000, 2 volumes ; id. « Les monographies d’imprimeurs et de libraires parisiens des xve et xvie siècles » dans Le Berceau du livre imprimé : autour des incunables, Pierre Aquilon et Thierry Claerr (dir.), Turnhout, Brepols, 2010, p. 187-196 ; id. « L’édition des Heures du 21 avril 1505, une œuvre charnière dans la production de Thielman Kerver ? » dans Books of Hours Reconsidered, Sandra Hindman et James Marrow (dir.), Harvey Miller Pub, 2013. D’après Anatole Claudin, Histoire de l’imprimerie en France au xve et au xvie siècle, Paris, 1900, t. 2, p. 285, Thielman Kerver s’est essentiellement servi de deux sortes de caractères gothiques pour ses différents livres d’heures : le plus gros est une bâtarde de 12 points ; le plus petit, de 10 points, offre une très grande ressemblance avec celui utilisé par Étienne Johannot, libraire imprimeur à Paris en 1495-1497 ou 1498, dont il ne diffère que par des nuances presque imperceptibles. Robert Proctor, An Index to the Early Printed Books in the British Museum, Londres, 1898, t. 2 : les caractères issus de Georges Wolff (p. 590-591) et les caractères de l’association Wolff/Kerver (p. 600-601). Pour la période incunable, le Catalogue of Books Printed in the XVth Century now in the British Museum, désormais abrégé BMC (Londres, 1963, t. VIII, p. 213-214) identifie : 108 G [Haebler 11] [pour les Heures] caractère liturgique large et noir, précédemment utilisé par Wolff. En usage après octobre 1498. 83 B [Haebler 12] caractère liturgique clair, utilisé par Wolff dès 1497. Utilisé pour le texte des Heures à l’usage de Rome en octobre 1498 et à quelques occasions par la suite.
324 thierry claerr
•
de David Shaw4 (pour les gothiques) ou plus récemment aux contributions essentielles de Hendrik D. L. Vervliet (pour les romains et italiques), dont on ne dira jamais assez l’importance5. En 2004, dans les Mélanges en l’honneur du professeur Frans Janssen, Hendrik D. L. Vervliet avait consacré un article à « Thielman Ier Kerver et la romanisation de la typographie française », en étudiant plus particulièrement les éditions des livres d’heures imprimés en caractères romains et italiques par Thielman Kerver, de 1503 à 15176.
Les gothiques se caractérisent chez Thielman Kerver par une certaine diversité
Dans les premières années, Thielman Kerver s’est servi de deux sortes de caractères gothiques pour ses différents livres d’heures. Le plus gros est une lettre de forme de 12 points. L’autre, plus petit, de 10 points, présente une très grande ressemblance avec celui d’Étienne Jehannot, libraire imprimeur à Paris en 1495-1497 ou 1498, si ce ne sont quelques nuances imperceptibles. Dans la suite de sa carrière, Thielman Kerver utilisa différents types de caractères gothiques, dont voici un essai de classification pour les textura (lettres de forme), notamment utilisées dans les missels7 : Nom de la police
Corps8
Textura T 12a
108 x 3,5 : 4,5
1494
Bien coupé, pas trop anguleux, le bas-de-casse a une hauteur de 4,0 mm
1501-1511
110 T
Textura T 12d
108 x 3,5 : 4,5
1495
h avec une longue queue, en tout 5,5 mm, petit d (BMC, VIII, p. 213)
1498-1501
108 G
Textura T 12b
115 x 3,8 : 4,8
1506
Grand caractère, s avec des terminaisons recourbées, h avec une boucle et une queue longues et anguleuses. A est notablement anguleux
1506, 1517
4 5 6
7 8
Origine
Caractéristiques du caractère
Utilisation
Sigle
83 G [Haebler 18] texte clair, dans le style vénitien, très proche de Wolff 83 G et de Higman-Hopyl 82 G, mais légèrement différent. En usage après octobre 1498. 52 G [Haebler 16] caractère petit, dessin très proche de Philippe Pigouchet 55 G. Le bas-de-casse pourrait être celui de Wolff 52 G, mais les capitales sont plus pleines pour la plupart et plus larges. 95 B [Haebler 14] grand caractère liturgique clair. En usage après 1499. 190 G [Haebler 17] caractère noir pour les titres, dans le style allemand, comme le 190 G de Gering-Rembolt. En usage après 1499. David J. Shaw, « Notes on some French textura gothic types of the late fifteenth and early sixteenth centuries », dans Hellinga Festschrift/Mélanges, Amsterdam, N. Israel, 1980, p. 441-444. Hendrik D. L. Vervliet, The Palaeotypography of the French Renaissance, Leiden, Brill, 2008, 2 volumes et French Renaissance printing types. A Conspectus, New Castle (DE), Oak Knoll Press, 2010. Hendrik D. L. Vervliet. « Thielman I Kerver en de romanisatie van het Franse letterbeeld » dans Boekwetenschappelijke bijdragen ter gelegenheid van het afscheid van prof. dr. Frans A. Janssen als hoogleraar in de Boek- en bibliotheekgeschiedenis aan de Universiteit van Amsterdam [Mélanges en l’honneur du professeur Frans A. Janssen], Amsterdam, De Buitenkant, 2004, p. 195-207. État à la date du colloque, juin 2011. Selon la méthode Proctor-Haebler.
Les romains
Thielman Kerver utilisa deux polices principales de caractères, stylistiquement liées et combinées dès le mois de mai 1498, y compris avec les caractères grecs, dans la première édition où Thielman Kerver apparaît comme imprimeur : Diomedes, De arte grammatica, Paris, mai 1498 (fig. 1 et 4)10. En 2008, Hendrik D. L. Vervliet a mis en évidence ces deux polices de caractères : - le « Wolff-Kerver » English-Bodied Romain [R 92] ou Saint-augustin (1494), le plus gros ; - le « Kerver » Pica Romain [R 79] ou Cicéro (1498). Cette police peut être considérée comme associée à la première, plus petite de taille. À l’exception de la capitale A, la plupart des formes de lettres sont stylistiquement semblables (fig. 2). Georges Wolff11, Jean Philippe12 et Thielman Kerver utilisèrent constamment ces deux romains [R92 et R79] : stylistiquement liés, ils peuvent avoir pour origine la même source, peut-être Georges Wolff13. Le British Museum Catalogue14 pointe la similitude de ces capitales avec celles des caractères utilisés par Ulrich Gering15, notamment le Large English. Thielman Kerver utilisa ces polices de caractères quand, en 1503, il introduisit l’usage du romain à Paris dans ses livres d’heures. Quant aux caractères grecs, ils firent leur apparition chez Thielman Kerver pour la première fois en mai 1498 dans la même édition du De arte grammatica16 de Diomedes, combinés avec les deux romains précédents (fig. 3).
Henri Stein, « Nouveaux documents sur Wolffgang Hopyl, imprimeur à Paris » dans Bibliographie moderne, 9, 1905, p. 178-193, inventaire après décès du 23 février 1524 : des poinçons et des matrices pour 200 livres parisis ; une dizaine de fontes en bon état et très complètes, estimées à 360 l. p. ; des planches de bois et de cuivre. 10 Louis-Marie Polain, Catalogue des livres imprimés au quinzième siècle des bibliothèques de Belgique, Bruxelles, Tulkens, 1932, no 1297. 11 Imprimeur à Paris de 1489 (1490 n. st.) à 1500, Georges Wolff, du diocèse de Spire, fut élu procureur de la Nation germanique à l’Université de Paris en 1490 (n. st.). Cette même année, il travaille dans la maison du Soleil d’Or et se sert du matériel de Ulrich Gering jusqu’au moment de l’association de Berthold Rembolt avec Gering ; il quitte alors cet atelier qu’il paraît avoir dirigé comme Jean Higman l’avait fait avant lui. En 1494, il fut nommé receveur de la Nation germanique. 12 Jean Philippe ou Philippi, libraire imprimeur à Paris de 1494 à 1519. En 1494, il est associé avec Georges Wolff et en 1495, il exerce seul. 13 BMC, vol. 8, p. 214. 14 Ibid., p. 144. 15 Qualifié de proto-typographe parisien, Ulrich Gering arriva à Paris en 1469 avec Michel Friburger et Martin Crantz. Libraire imprimeur à Paris de 1470 à 1508, il mourut le 23 août 1510. 16 Diomedes, De arte grammatica, Paris, Thielman Kerver pour Jean Petit, 1498. 9
325
• thielman kerver et la typographie
En ce qui concerne la dernière police mentionnée ci-dessus, Wolffgang Hopyl, libraire imprimeur à Paris de 1489 à 1522, l’utilisa de 1506 à 1520 alors que Thielman Kerver ne l’employa que très ponctuellement : elle fut visiblement mise à la disposition de certaines entreprises par son associé. Le fait qu’Hopyl possédait également des fontes de T12c, de T12a et de T12e, révèle la similitude de leurs équipements typographiques9.
Fig. 1 - Diomedes, De arte grammatica, Paris, Georges Wolff et Thielman Kerver pour Jean Petit, 26 mai 1498, 4°. Médiathèque du Grand Troyes, Inc 369. Page de titre
Fig. 2 - Diomedes, De arte grammatica, Paris, Georges Wolff et Thielman Kerver pour Jean Petit, 26 mai 1498, 4°. Médiathèque du Grand Troyes, Inc 369. Page de texte
Fig. 3 - Diomedes, De arte grammatica, Paris, Georges Wolff et
Thielman Kerver pour Jean Petit, 26 mai 1498, 4°. Médiathèque du Grand Troyes, Inc 369. Page de texte avec caractères grecs
Fig. 4 - Diomedes, De arte grammatica, Paris, Georges Wolff et Thielman Kerver pour Jean Petit, 26 mai 1498, 4°. Médiathèque du Grand Troyes, Inc 330 (même ouvrage réparti sous deux reliures). Colophon-achevé d’imprimer
Les italiques
330 thierry claerr
•
Dans le domaine de l’italique, Hendrik D. L. Vervliet a délimité une période Le Rouge17/Kerver allant de 1512 à 1521, où ces deux personnalités ont imposé leur marque. Il a identifié deux ou trois italiques pour Thielman Kerver, avec un premier test dès 1514, puis un second plus abouti, plus maîtrisé en 1516. Il les a référencés sous le nom de : - police « Kerver » Bourgeois Italic [It 62] ou Gaillarde (1514) : la plus ancienne occurrence de ce style n’est connue que par une notice et une illustration dans le catalogue de la collection Murray18. En voici le colophon : « Hore nostre domine secundum usum romanum. Opera et industria Thielmanni Kerver sub hoc recenti sculpture stilo nuperrime efformate Parisius in vico divi Iacobi ad signum cratis ferree. Et ibi venales reperiuntur 1514 »19. Elle réapparaît dans les Hore ad usum romanum de Thielman Kerver du 26 août 151720. - police « Kerver » Pica Italic [It 79] ou Cicéro (1516) : cette italique parisienne est bien dessinée, sans doute la meilleure avant Simon de Colines. Elle apparaît dans un livre d’heures de Thielman Kerver, daté de 1516 sur sa page de titre21. Le colophon mentionne 150622, date reprise par Alberto Tinto et Brigitte Moreau23, mais il s’agit bien d’une édition de 1516 comme l’a montré Hendrik D. L. Vervliet et comme le prouve la maturité de cette production. Au terme de ce rapide panorama, il apparaît que Thielman Kerver dispose d’un ensemble très complet de caractères, permettant l’impression de plus de deux cents éditions sur vingt-cinq ans, allant des Heures au Corpus juris. La disponibilité des polices de caractères ne posait aucun problème à Kerver. Il avait un stock bien assorti : gothiques, romains et, dans les années 1510, italiques. L’utilisation de ces fontes est, au moins au début de sa carrière, globalement cohérente : gothiques pour les livres liturgiques et de prières, à la fois en latin ou en langue vernaculaire, romains pour les textes qui pouvaient intéresser un lectorat humaniste.
17 18
Guillaume Le Rouge, imprimeur, fils de Pierre Le Rouge, exerce à Paris de 1493 à 1517. Hugh William Davies, Catalogue of a collection of early French books in the library of C. Fairfax Murray, Londres, 1910, vol. 1, no 268, p. 305-306. 19 « Heures de Notre Dame à l’usage de Rome, oeuvre et travail de Thielman Kerver, réalisées avec un nouveau style récemment dessiné à Paris, rue Saint-Jacques […] ». 20 Un seul exemplaire de cette édition est recensé dans les bibliographies : celui d’Oxford, Bodleian Library, Douce BB 35. 21 Cette édition se caractérise par une maturité dans le dessin des caractères, par la gravure du Redemptoris Mundi Arma, par la présence de la date explicite sur la page de titre, habitude qui apparaît en 1516, et par le colophon qui insiste sur l’attractivité de ce style, pratique que Kerver introduit vers 1514. 22 « Presentes hore pervenusto caractere exarate sunt Parisius per Thielmanum Kerver in vico divi Iacobi. Ad signum crati. Anno domini millesimo quingentesimo sexto, [...] ». 23 Alberto Tinto, Il corsivo nella tipografia del Cinquecento, dai caratteri italiani ai modelli germanici e francesi, Milano, Edizioni Il Polifilo, 1972 ; Brigitte Moreau, Inventaire chronologique des éditions parisiennes du xvie siècle, d’après les manuscrits de Philippe Renouard, Paris, Service des travaux historiques de la Ville de Paris, tome II : 1511-1520, 1977 (Histoire générale de Paris).
Une hypothèse à envisager : Thielman Kerver, typographe avant 1497
La mention dans les colophons d’éditions de Thielman Kerver de « ses caractères »
L’un des arguments de vente utilisés par Thielman Kerver fut, à juste titre, sa typographie élégante et lisible : « nuper optimis caracteribus […] impressum […] perpulchris caracteribus (re ipsa indicante) opera Thielmanni Kerver in arte impressoria solertissimi »25 et « optimis caracteribus (ut visu facillime constat) »26. Commerçant avisé, Thielman Kerver fit aussi l’éloge de ses talents de typographe : au colophon du Compendium de origine et gestis Francorum, il se qualifia de « calcographe diligent et habile » tandis qu’ailleurs il se décernait le titre d’ « ingeniosissimus ac experitissimus impressor »27. À la fin d’une édition de Virgile, il déclara : « Coimpressit peritissimus calcographorum Thielmannus Kerver Confluentinus absolvitque in inclyta Parisiorum academia »28. Un autre exemple se trouve dans la Bible latine de 1504 : « Claris litteris impressum multis elucidationibus auctum […] per Thielmannum Kerver in arte impressoria disertissimum almeque universitatis Parisiensis librarium iuratum »29. La plus grande fierté que Thielman Kerver tira de ses éditions tenait aux caractères qui servirent à leurs impressions. Dans le colophon d’une édition d’août 1504, il affirma même que les caractères romains utilisés étaient « siens », « characteribus suis »30. La spécialité dont s’enorgueillit Thielman Kerver réside donc bien dans la beauté et l’efficacité de ses caractères.
Thielman Kerver alias Heilman à la fin du xve siècle ?
À la fin du xve siècle, même si les importations de matériel typographique depuis l’Allemagne, en particulier Bâle, ont été substantielles et si nous ne connaissons pas les noms de graveurs31, il est certain que Paris joua un grand rôle dans la production et le commerce des caractères32.
On peut rappeler après Konrad Haebler (Die deutschen Buchdrucker des XV. Jahrhunderts im Auslande, Munich, Jacques Rosenthal, 1924, [n. 8], p. 183) que Thielman Kerver serait le premier imprimeur libraire allemand établi en France à n’avoir pas suivi de cursus universitaire. Bréviaire, 1502 : « imprimé récemment avec les meilleurs caractères […] avec des caractères très beaux (comme 25 on peut le constater), œuvre de Thielman Kerver, le plus adroit en imprimerie ». T. Claerr, Imprimerie et réussite sociale à la fin du Moyen Âge, op. cit., 2000, vol. 2, édition no 68. 26 Missel, 1508 : « par les meilleurs caractères (comme on peut aisément le voir) ». Ibid., édition no 145. 27 Bréviaire, 1503 : « imprimeur très ingénieux et très habile ». Ibid., édition no 73. 28 Virgile, Opera, 1500-15001 : « Thielman Kerver, de Coblence, le plus habile des imprimeurs, a imprimé ce livre et l’a achevé dans la célèbre Université de Paris ». Ibid., édition no 55. Bible, 1504 : « avec des caractères nets, rendant le texte plus intelligible et imprimé par Thielman Kerver le 29 plus doué dans l’imprimerie et libraire juré de l’université ». Ibid., édition no 82. 30 Heures, 1504 : « characteribus suis diligentius impresse ». Ibid., édition no 85. 31 David J. Shaw, « Notes on some French textura gothic types of the late fifteenth and early sixteenth centuries », dans Hellinga Festschrift/Mélanges, op. cit., p. 441-444. 32 H. D. L. Vervliet (The Palaeotypography of the French Renaissance, op. cit., vol. 1, p. 14) s’interroge : « Si des fondeurs indépendants de caractères ont été actifs [à Paris], est-ce que cela implique que des graveurs de poinçons le furent également ? ». 24
331
• thielman kerver et la typographie
La disponibilité d’un tel matériel typographique chez un seul imprimeur et l’attribution de son nom à au moins quatre polices sont autant d’encouragements à revaloriser le rôle de Thielman Kerver dans l’évolution de la typographie parisienne à la fin du xve siècle et au début du xvie siècle. Plusieurs indices nous incitent à préciser sa formation24.
332 thierry claerr
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Pour approcher le monde des graveurs et des typographes parisiens de la fin du xve siècle, le Manuel typographique de Pierre-Simon Fournier33 est une source de première importance dans la mesure où son auteur a eu accès aux archives de la famille Le Bé, notamment au Memorandum qui donne des indications biographiques précieuses sur Simon de Colines, Antoine Augereau, Claude Garamont ou Robert Granjon, tout en citant les artisans par leur prénom. Or le Manuel typographique mentionne un tailleur de poinçons rue Saint-Jean de Latran, nommé « Heilman »34, « un Allemand » expert en typographie et en fonte de caractères dans les années 1490 et auteur d’une police de caractères couramment utilisée à la fin du xve siècle et au début du xvie siècle35. Il est tentant de rapprocher le prénom « Heilman » de « Thielman ». Si nous suivons cette hypothèse de l’identification Heilman/Thielman Kerver, il y a tout lieu de penser qu’avant d’ouvrir son imprimerie, ce dernier ait pu mettre son burin et sa lime au service d’autres typographes36. Comme le métier de graveur de poinçons était fort lucratif, on comprendrait alors d’où viendrait le capital qu’il a réuni pour devenir libraire, commanditer sa première édition de livres d’heures, puis devenir en très peu de temps imprimeur et libraire à l’origine de publications parfaitement maîtrisées.
Une hypothèse déjà formulée
L’affirmation selon laquelle Thielman Kerver fut « graveur avant d’être imprimeur » se trouve déjà sous la plume de plusieurs spécialistes depuis la fin du xixe siècle : - d’après Philippe Renouard, Heilman et Thielman Kerver peuvent être la même personne À la toute fin du xixe siècle, Philippe Renouard, spécialiste de l’imprimerie à Paris au xvie siècle, proposait déjà d’identifier Thielman Kerver à la personne d’« Heilman » : « ne serait-ce pas plutôt Thielman, c’est-à-dire Thielman Kerver ? »37.
33 34 35
36
37
Simon-Pierre Fournier, Manuel typographique, utile aux gens de lettres et à ceux qui exercent les différentes parties de l’art de l’imprimerie par Fournier le jeune, Paris, J. Barbou, 1764-1766. Ibid., p. 265 : « un Allemand, nommé Heilman, demeurant a Paris, rue S. Jean de Latran, en fit les premiers poinçons vers 1490 ». Ibid., no 7. Bâtarde ancienne, f. 192 (fig. 6) : « cette sorte d’écriture était d’usage en France dans le 14e et le 15e siècle. Elle est nommée Bâtarde parce qu’elle dérive des Lettres de formes, caractère plus figuré et dont on a retranché les angles et quelques traits. On quitta pendant quelques temps en France le caractère Romain pour se servir de celui-ci dans l’impression des livres, à l’imitation des Allemands qui imprimaient leurs livres avec le caractère qui imitait leur écriture ». Même si le Memorandum, qui donne des indications biographiques importantes sur les graveurs de cette époque, y compris le mystérieux « maitre constantin » cher à Hendrik D. L. Vervliet, ne cite pas « Heilman », Simon-Pierre Fournier a pu s’appuyer sur d’autres archives de la famille Le Bé. Je tiens à remercier Rémi Jimenes pour ses conseils dans ce domaine. Philippe Renouard. Imprimeurs parisiens, libraires, fondeurs de caractères et correcteurs d’imprimerie depuis l’introduction de l’imprimerie à Paris (1470) jusqu’à la fin du xvie siècle, Paris, 1898, p. 178. Cette interrogation de Philippe Renouard n’est pas reprise dans l’édition de 1965 par Jeanne Veyrin-Forrer et Brigitte Moreau, Paris, M. J. Minard, 1965.
Fig. 5 - Thomas d’Aquin (saint), Quaternarius. Liber Quattuor Causarum. – Paris, Thielman Kerver ?, ca 1494. Besançon, Castan 94/Inc. 937. – Page de titre
Fig. 6 - Simon-Pierre Fournier, Manuel typographique, utile
aux gens de lettres et à ceux qui exercent les différentes parties de l’art de l’imprimerie par Fournier le jeune, Paris, J. Barbou, 1764-1766, p. 192. Page consacrée à la « Bâtarde ancienne »
- d’après Auguste Castan, du matériel typographique est « taillé par Thielman Kerver » pour une impression de 1494 Dans le Catalogue des incunables de la bibliothèque municipale de Besançon publié en 1893, Auguste Castan identifie le matériel typographique « taillé [d’après lui] par Thielman Kerver » dans une première édition en 1494. Il s’agit d’une édition de saint Thomas d’Aquin conservée sous la cote Castan 94/Inc. 937 (fig. 5)38. Auguste Castan rapproche le matériel typographique utilisé de celui des Heures imprimées en 1499 par Georges Wolff et Thielman Kerver, ainsi que de celui des Hore ad usum Cabillonensem (à l’usage de Chalon) imprimées également en 1499 par le seul Kerver.
38
« Thomas d’Aquin (saint). Quaternarius. Liber Quattuor Causarum. – Paris, Thielman Kerver ?, ca 1494. Besançon, Castan 94/Inc. 937. In-8o, 16 ffnc ; sign. A-b8, goth. (mêmes caractères gothiques français moyen, à une variante près dans la lettre N majuscule) ». Marie-Claire Waille, en charge du Catalogue régional des incunables de Franche-Comté, attribue à [Paris : Georg Wolff et Thielman Kerver, circa 1499] cette édition.
334 thierry claerr
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- d’après Anatole Claudin, « il est probable qu[e Thielman Kerver] était graveur avant d’être imprimeur » Dans la monumentale Histoire de l’imprimerie en France au xve et au xvie siècle, Anatole Claudin insistait particulièrement, dans la notice consacrée à l’atelier de Thielman Kerver, sur l’« habileté de Kerver » et sur la « beauté de ses caractères et de ses illustrations »39. Sur une petite fiche conservée dans un livre d’heures manuscrit illustré de gravures, conservé à la Réserve du département des estampes et de la photographie de la Bibliothèque nationale de France40, Anatole Claudin écrit : « il est probable qu[e Thielman Kerver] était graveur avant d’être imprimeur » puis reprenant un peu plus loin cette hypothèse comme un acquis, il entame une démonstration par l’affirmation « étant donné que Thielman Kerver était simplement graveur avant d’être maître imprimeur ». Au début du xxe siècle, Anatole Claudin considère donc Thielman Kerver comme un graveur de poinçons, tout comme d’autres spécialistes du sujet à la fin du xviiie siècle et au xixe siècle41. Il s’agit certes d’intuitions ou de simples mentions, mais en l’occurrence, venant d’un spécialiste comme Anatole Claudin, leur intérêt apparaît évident. On savait jusqu’à présent que Thielman Kerver était un expert en typographie. Au vu des indices rassemblés, une hypothèse prend consistance : celle du dessinateur de caractères ou graveur de poinçons qu’il aurait été avant 1497, date à laquelle il apparaît comme libraire puis comme imprimeur, lorsqu’il fut en mesure d’acquérir une puis plusieurs presses. Il ne s’agit que d’un faisceau d’indices, mais il permet d’aller à l’encontre de la présentation classique, reprise encore récemment par Hendrik D. L. Vervliet : Kerver commença sa carrière d’imprimeur [« publishing career »] en 1497 comme libraire et à partir de 1498 jusqu’à sa mort en 1522 il posséda une presse, utilisant à l’origine [« initially »] le matériel typographique de Wolff et Philippe42.
Une telle présentation a pu limiter jusqu’à présent les rapprochements et les identifications typographiques.
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Anatole Claudin, Histoire de l'imprimerie en France, op. cit., t. 2, p. 270. Bibliothèque nationale de France, département des Estampes, Rés. Ea. 10 a, Heures. Rome. 1er décembre 1502 : « Premières épreuves de planches destinées à l’illustration des livres d’heures […] Etant donné que Thielman Kerver était simplement graveur avant d’être maître imprimeur, il n’est pas surprenant qu’il ait fait l’essai d’une combinaison de planches dans un ou plusieurs livres d’heures manuscrits ». En marge d’une page d’un livre d’heures imprimé par Thielman Kerver dans le fonds Schoelcher de l’École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris (ENSBA, 13365), on peut lire une note manuscrite « Thielman Kerver étant l’éditeur et très probablement le graveur. L’abbé Zani (fin xviiie siècle) l’enregistre comme graveur ». H. D. L. Vervliet. The Palaeotypography of the French Renaissance, op. cit., vol. 1, p. 12.
Une remise en perspective du rôle de Thielman Kerver dans la romanisation de la typographie à Paris à la fin du xve siècle et au début du xvie siècle En préambule de cette partie, il est important de rappeler, à la suite d’Henri-Jean Martin, que
À la lumière de l’hypothèse selon laquelle Thielman Kerver a pu être graveur avant d’être imprimeur, il est possible de reprendre les éléments des dossiers typographiques de Thielman Kerver et de Georges Wolff, qui fut en quelque sorte son parrain dans le monde du livre à Paris à la fin du xve siècle. Dans un diptyque « senior » / « junior », il paraît en effet important de préciser le rôle de chacun : - celui de Georges Wolff comme maître (« magister Georgius Wolff ») et, pour reprendre le titre du présent colloque, comme « passeur », en rappelant brièvement son parcours : licencié en 1488, imprimeur en 1489, puis employé de Ulrich Gering à la maison du Soleil d’Or et procureur de la Nation germanique, - celui de Thielman Kerver comme successeur mais aussi comme novateur, dépassant son maître par ses réalisations.
Le rôle de Georges Wolff dans la romanisation de la typographie parisienne
Le parrainage Wolff/Kerver prend toute sa place dans le contexte de la « romanisation de la typographie parisienne », de la fin du xve siècle jusqu’au début du xvie siècle. Hendrik D. L. Vervliet a montré que cette « romanisation de la typographie parisienne » s’était effectuée en deux vagues : - une première vague qui correspond au temps des pionniers : celle de Ulrich Gering en association avec Berthold Rembolt au milieu des années 1490. Une demi-douzaine de gothiques firent leur apparition et les caractères romains produits par cette association étaient des caractères que seuls les associés de Gering ou ses assistants Guillaume Maynal44, Georges Wolff, Berthold Rembolt45 et Jean Higman46 pouvaient utiliser dans les années 1480 et 1490. D’après Hendrik D. L. Vervliet, Georges Wolff a participé à cette création typographique et pourrait même être l’auteur de la police Gering Pica datée de 1478 : il utilisa cette police pendant quelques années après avoir quitté Gering et avant qu’il ait fait ou fait faire une autre police de la même taille qu’il partagea avec Thielman Kerver. Comme les lettres des deux alphabets apportés par Wolff avaient été copiées
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Henri-Jean Martin, « Les débuts d’une révolution typographique » dans Le Livre et l’art. Études offertes en hommage à Pierre Lelièvre, Villeurbanne, ENSSIB, 2000, p. 151. Guillaume Maynal, libraire imprimeur à Paris de 1480 à 1490. Berthold Rembolt, libraire imprimeur à Paris de 1494 à 1518. Jean Higman, imprimeur à Paris de 1484 à 1500.
• thielman kerver et la typographie
l’adoption de la lettre romaine dans les textes manuscrits ou imprimés en langue française durant la première partie du xvie siècle marque une date essentielle dans l’histoire de l’écriture, du livre et des idées. À la suite de cet abandon brutal et volontariste d’une écriture traditionnelle, tous ceux qui tenaient une plume ou faisaient gémir une presse en France allaient adopter désormais un style graphique nouveau et artificiel, seulement pratiqué jusque là par une élite lettrée avant tout italienne, et largement différent de l’écriture nationale officielle - la gothique bâtarde inspirée de la cursive gothique43.
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sur cette police, les ouvrages imprimés par l’association Wolff et Kerver avec ces nouveaux types romains furent remarquables par la régularité de l’impression et la beauté du tirage. - une seconde vague intervient dans les années 1490 lorsque Georges Wolff changea les vieux caractères romains de Ulrich Gering au profit de nouvelles polices qu’il partagea avec Thielman Kerver quelques années plus tard. L’imprimerie parisienne se rapprocha du « mos italicus », où le romain prévalut. À partir de ce moment, les imprimeurs libraires parisiens commencèrent à publier des auteurs classiques et néo-classiques comme un « standard » en caractères romains jusqu’aux années 1520, quand d’autres domaines restèrent gothiques.
« Opera magistri Georgii Vvolf Thielma(n)niq(ue) Kerver »
Nous l’avons dit : le premier ouvrage portant explicitement le nom de Kerver comme imprimeur est l’édition du De arte grammatica de Diomedes, sortie des presses le 26 mai 1498 et qui marque la jonction des caractères de Georges Wolff et de Thielman Kerver. En octobre 1498 est imprimé un livre d’heures avec une série de gravures portant le nom de Wolff47 – signature qui apparaît dans les quatre bordures du haut des bois gravés. Le 14 novembre 1498, les deux hommes mettent leur nom sur une édition du De Officiis de Cicéron. En association avec Georges Wolff, Thielman Kerver imprima par la suite des textes classiques et humanistiques pour de grands libraires parisiens, tels que Jean Petit, les frères Marnef ou l’un de ses compatriotes, Jean de Coblence. D’après Hendrik D. L. Vervliet, le « Kerver » Pica Romain (1498) [R 79] ou Cicéro a été probablement gravé par le même graveur de lettres que le « Wolff-Kerver » English-Bodied Romain [R 92] ou Saint-augustin (1494). Au vu des éléments précédents, on peut se demander si ce graveur de lettres ne serait pas Thielman Kerver et donc si ce dernier ne serait pas le principal acteur de la seconde vague de romanisation. Il est en particulier à noter que ses capitales sont toutes identiques à celles de l’italique de Kerver utilisée en 1516 et que Thielman Kerver utilisa cette police dans ses Heures imprimées en caractères romains. Thielman Kerver apporta son expertise technique à l’association avec maître Georges Wolff, mais en retour, il obtint des avantages bien plus importants : - en février 1500/1501, Thielman Kerver devint « libraire juré de l’Université de Paris » dans la charge que Georges Wolff avait sûrement résignée en sa faveur ; - Jean Chappus ou Chappuis, jusqu’à présent correcteur dans l’atelier de Georges Wolff, rejoignit au début du xvie siècle l’atelier de Thielman Kerver, comme le montre une lettre imprimée à la fin d’un Décret de Gratien, où Jean Chappuis s’adresse à « l’habile Thielman Kerver qui ne cesse jamais de bien mériter de l’art d’imprimer » et de consacrer à ce travail ses « veilles » et sa « diligence »48 ;
Ferdinand Geldner (Inkunabelkunde. Eine einführung in die Welt des Frühesten Buchdrucks, Wiesbaden, 1978, p. 89) indique « der Buchdrucker, Metallschneider und Metallstecher Georg Wolff hat zahlreiche Platten signiert ». 48 [Corpus juris canonici] Gratien, Decretum, 1508 (1509, n. st.), T. Claerr, Imprimerie et réussite sociale à la fin du Moyen Âge, op. cit., 2000, vol. 2, édition no 137. Au f. 582v, Jean Chappuis fait l’éloge de la modestie et de la prudence de Thielman Kerver : « solerti viro Thielmanno Kerver qui pro virili sua nunquam bene de arte impressoria mereri desistit » et « tuis carissime Thielmanne hoc tempore sumus vigiliis et industria consecuti ». 47
- Thielman Kerver fut membre de la Nation germanique dont Georges Wolff assura la charge de procureur. À la mort de ce dernier, Thielman Kerver donna le 18 novembre 1500 dix francs, ce qui était une somme importante, à la Nation germanique en mémoire de son maître défunt49. Il est à noter que ce don est l’un des seuls mentionnés dans tout le registre.
Dès 1498, les impressions de Thielman Kerver, qui ont manifestement bénéficié du parrainage de Georges Wolff, se caractérisent par une grande maîtrise. Pour la publication des textes classiques et humanistiques, il utilisa la série de caractères romains très clairs et adopta une mise en page aérée et lisible, parfaitement adaptée à cette typographie. Soutenu financièrement par Jean Petit, il reprit également la politique éditoriale de Georges Wolff et de Jean Philippe : en 1499, il fut chargé par Jean Petit d’imprimer la Parthenice Mariana de Battista Mantuanus (1448-1516) corrigée par Josse Bade50. Le 20 février 1500/1, l’édition de la Stultifera navis, poème satirique court de Josse Bade, sortit des presses de Kerver, pour les frères de Marnef. Thielman Kerver aurait pu se contenter d’avoir recours à « ses » caractères romains pour la publication de textes classiques et humanistiques ; il prit le risque de les utiliser dans ses livres d’heures au lectorat plutôt traditionnel. Alors que le caractère gothique se maintenait au début du xvie siècle dans les missels, rituels et livres d’heures, Thielman Kerver tenta de faire succéder aux formes anguleuses de la lettre gothique les contours du caractère romain dans les livres d’heures. En 1503, il publia un livre d’heures en caractères romains. La réception de cette nouveauté au sein du lectorat parisien a dû être favorable car, dans les années qui suivirent, il poursuivit seul cette romanisation, en intensifiant même l’effort, après avoir visiblement suscité l’intérêt d’un certain lectorat pour des Heures imprimées dans cette nouvelle typographie. Il est cependant important d’indiquer que, dans le domaine de la liturgie et de la dévotion, Thielman Kerver cantonna la romanisation à ses livres d’heures et qu’il ne l’introduisit pas dans ses missels ou autres publications liturgiques. Même si les caractères romains ne s’imposèrent pas définitivement au détriment des caractères gothiques dans ses livres d’heures et évoluèrent même vers la « gothique ronde », Thielman Kerver alterna l’emploi du romain et de la gothique selon le goût de sa clientèle. Il fut cependant le seul grand libraire imprimeur, avec Gillet Hardouyn, à introduire les caractères romains dans ses Heures. Après sa disparition en 1522, sa veuve Yolande Bonhomme poursuivit l’impression des Heures, en privilégiant le gothique par rapport au romain et, dans un livre d’heures sorti de ses presses en 1525, elle reconnut avoir imprimé l’ouvrage avec le matériel que
49 « Liber receptoris nationis Alamanie » - Livre des receveurs de la Nation germanique pour les années 14951530, Bibliothèque de la Sorbonne, Archives de l’Université de Paris, registre 91, au f. 37r : « Item recepi ratione legati pie memorie magistri Georgii Wolff badensis a prouido viro Tielmanno Keruer die decima octaua nouembris 10 francos ». 50 La Parthenice Mariana de Battista Mantuanus (1448-1516) avait déjà été publiée en 1495 par Georges Wolff et Jean Philippe.
• thielman kerver et la typographie
Thielman Kerver, expérimentateur des caractères romains dans les livres d’heures
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Thielman Kerver avait déjà utilisé, « perpulchris characteribus quibus etiam pristinis temporibus eadem officia impressa fuerant »51. 338 thierry claerr
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L’utilisation modérée de l’italique, « pervenusto caractere exarate »
Si le caractère romain plaisait pour sa netteté et son élégance, c’est pour sa finesse que l’italique fut utilisé par Thielman Kerver, connu pour avoir été un des premiers à introduire en France cette police de caractères52. C’est en 1514 que Thielman Kerver utilisa pour la première fois l’italique « Kerver » Bourgeois Italic [It 62] ou Gaillarde, sans doute pour plaire à sa clientèle en substituant au gothique ou au romain ce qu’on appelait aussi la « lettre aldine ». Le colophon de cette édition « sub hoc recenti sculpture stilo nuperrime efformate »53 est le premier d’une série dans laquelle Thielman Kerver attire l’attention sur l’usage de cette nouvelle police de caractères. Dans la seconde utilisation de ces caractères en 1517, le colophon des Heures de 1517 attire également l’attention du lecteur sur cette nouveauté typographique : « sub hoc nouo sculpture stilo exarate »54 et révèle la fierté de Thielman Kerver qui était manifestement satisfait de cette innovation55. En 1516, il utilisa une autre italique, bien mieux dessinée, d’un corps plus important : la Kerver Pica Italic (It 79) ou Cicéro (1516) dont Hendrik D. L. Vervliet dit que « sa régularité et sa douceur suggèrent que ce n’était pas le travail d’un petit maître » et que ces capitales romaines ont été empruntées ou copiées de la Old Pica Roman que Kerver utilisa à partir de 149856. Pour la Kerver Bourgeois Italic comme pour la Kerver Pica Italic, Hendrik D. L. Vervliet affirme ne pas savoir qui a pu la graver57 alors qu’il nous semble, si nous poursuivons notre hypothèse, que Kerver a dû contribuer étroitement à leur conception, sinon à leur réalisation, comme le suggère indirectement le même auteur : Les deux italiques apparaissent dans l’atelier de Kerver dans les années 1514-1517, la première est dans la série des italiques de Le Rouge, mais la seconde est bien mieux dessinée et il apparaît qu’un graveur bien plus talentueux était à la disposition de Kerver. Si c’est le cas, il n’a pas eu de successeurs directs à Paris58.
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Heures, 1525, en gothique ronde : « avec de très beaux caractères avec lesquels ces mêmes offices avaient été imprimés précédemment ». Thomas Frognall Dibdin, grand bibliophile du xixe siècle, fit la louange de Kerver non tant pour la beauté supérieure de ses productions, que pour avoir été le premier à introduire le caractère italique en France. Selon lui, “this ingenious artist who in colophon, seems to claim the merit of having first introduced that type into his country” dans The bibliographical Decameron, Londres, 1817, t.1, p. 92 : “Thielman Kerver, tentatively, and Geoffroy Tory, as a matter of principle, took this decisive step”. Heures, Rome, 1514 : « dans ce style nouvellement découpé et fondu tout récemment à Paris ». T. Claerr, Imprimerie et réussite sociale à la fin du Moyen Âge, op. cit., 2000, vol. 2, édition no 209. Heures, Rome, 1517 : « sub hoc novo sculpture stilo nuperrime exarate parisius ». Ibid., édition no 239. H. D. L. Vervliet, « Thielman I Kerver en de romanisatie van het Franse letterbeeld », art. cit. p. 201-203. BMC, tome 8, p. 213, R 79. Les Heures de 1517 reprennent les initiales 5.5 de Le Rouge ; le caractère est très semblable stylistiquement aux premières italiques de Le Rouge et pourrait avoir été gravé par le même graveur de poinçons. H. D. L. Vervliet, The Palaeotypography of the French Renaissance, op. cit., vol. 1, p. 288.
Thielman Kerver continua à employer majoritairement des caractères gothiques dans ses éditions de droit civil et canon, mais aussi dans ses livres liturgiques et de piété ; ce fut surtout aux perfectionnements techniques qu’il s’attacha en expert typographe. Il ouvrit ainsi la voie à Geoffroy Tory et à Simon de Colines qui furent les premiers à s’engager résolument dans l’adoption de l’art italo-antique, comme l’ont également montré les travaux d’Hendrik D. L. Vervliet. Après sa mort, Yolande Bonhomme continua d’imprimer en lettres gothiques et ne s’essaya plus à pareille invention.
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* * Au terme de cette étude, Thielman Kerver apparaît, entre traditions et innovations, avant tout comme un artisan très qualifié et talentueux, qui produisit des ouvrages de grande qualité technique, mais aussi comme un homme d’affaires avisé. Dans le domaine particulier et lucratif du livre religieux, il joignit à la hardiesse du marchand, la conscience et le goût de l’artiste, en parfaite harmonie avec la typographie qui, entre ses mains, ne cessa de se perfectionner. Thielman Kerver fut-il Heilman, l’auteur de la police de caractères gothiques la plus utilisée à la fin du xve siècle ? Fut-il, comme nous avons essayé de le montrer, un dessinateur de caractères, voire un graveur de poinçons ? Par ses nombreuses expérimentations et la maîtrise de la plupart des procédés, Thielman Kerver apparaît très zélé (« diligentissimus »), n’épargnant ni son temps, ni ses efforts. Il est fort probable qu’il eut la volonté de se mêler de la taille et de la fonte de ses caractères, qu’il s’employa à dessiner ses lettres, à graver lui-même ses poinçons. Toute sa vie, il chercha à améliorer ses impressions. À la fin du xve siècle et au début du xvie siècle, l’imprimerie à Paris tira son renom de la qualité tant intellectuelle que technique de sa production. Thielman Kerver fut l’un des principaux artisans de ce développement, notamment en contribuant à la romanisation de la typographie parisienne.
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Jacques-Charles Brunet, Manuel du libraire et de l’amateur de livres, Paris, Firmin Didot frères, 1865, t.5, no191.
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• thielman kerver et la typographie
Il est vrai qu’un lien peut être fait avec Guillaume Le Rouge, mais la Kerver Pica Italic est bien mieux dessinée que celle que Le Rouge utilisait ordinairement sur ses propres impressions. Dès l’édition du 26 août 1517, Thielman Kerver revient cependant aux caractères romains. Ce retour en arrière qui cantonna l’utilisation de l’italique à la simple expérimentation, était-il dû au mauvais accueil de cette nouvelle typographie par une clientèle qui réclamait un caractère qui fût plus conforme à ses goûts et à ses habitudes ? Il est difficile de l’affirmer, d’autant plus que Thielman Kerver réitéra au moins par deux fois l’impression en italique, « sublimi litterarum effigie, caractere jucundissimo »59.
Le renouveau de la typographie lyonnaise, romaine et italique, pendant les années 1540 Guillaume Berthon & William Kemp* Université de Toulon & Université McGill
À Tours, la communication orale avait constitué l’occasion de proposer une vue d’ensemble de la typographie lyonnaise entre 1480 et 1560, autrement dit un panorama de l’emploi des caractères gothiques, romains et italiques à Lyon qui, au xvie siècle, constitue grâce à son puissant réseau commercial par eau et par terre la deuxième ville française en importance pour la production et le négoce de livres, et la troisième au niveau européen, après Paris et Venise1. Il s’agissait alors de comprendre comment la tentaculaire industrie du livre lyonnaise s’était accommodée des quatre grandes mutations typographiques du siècle, à savoir : 1. la stabilisation de la lettre gothique, ronde (rotunda) et bâtarde ; 2. la diffusion du caractère romain ; 3. l’invasion des italiques ; 4. le passage aux romains de style aldin. Comme il est impossible de reprendre dans la version imprimée la totalité de ce matériel, nous en présenterons seulement ici les développements les plus importants, tout particulièrement la pénétration des romains de type aldin dans les casses de certains imprimeurs lyonnais au cours des années 1540 : nous nous appuierons pour cela sur les deux grands livres récents de Hendrik D. L. Vervliet, la Palaeotypography of the French Renaissance (2008) et le Conspectus (2010)2. Mais effectuons au préalable un rapide tour d’horizon. Plusieurs facteurs expliquent la conversion assez rapide des caractères gothiques aux lettres romaines, notamment le rôle joué par l’italianisme du roi François Ier. Mais il faut également tenir compte du fait que Claude Garamont et les graveurs français ayant œuvré entre 1530 et la fin du siècle ont si bien dessiné et gravé que la lettre romaine française devient pendant cette période (et de manière définitive) la lettre typographique dominante de l’Occident.
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Nous tenons d’abord à saluer l’heureuse initiative du conservateur François Berquet de la Médiathèque du Grand Troyes qui, lors d’une demande sur une autre page, a eu l’intelligence de nous communiquer la page de titre du volume de Gessner, citée plus loin. Nous remercions également Romain Menini d’avoir corrigé une version antérieure de ce texte. Et nous voudrions enfin saluer les exceptionnels travaux de Hendrik D. L. Vervliet, sans lesquels cet article n’aurait pas été envisageable : nous espérons qu’ils auront été employés à bon escient. Chiffres pour le xvie siècle de l’Universal Short Title Catalogue (USTC) de l’Université de Saint Andrews au 8 avril 2012 : Paris 43 875 ; Venise 26 454 ; Lyon 21 085. On peut obtenir des informations sur la partie 1 de cette présentation (gothiques et bâtardes) en écrivant à l'adresse suivante: [email protected].. Hendrik D. L. Vervliet, The Palaeotypography of the French Renaissance. Selected Papers of Sixteenth-Century Typefaces, 2 volumes, Leyde et Boston, Brill, 2008 ; et French Renaissance Printing Types: A Conspectus, London, The Bibliographical Society et The Printing Historical Society, New Castle (DE), Oak Knoll Press, 2010. Sur ces deux volumes, voir le « Review Essay » par William Kemp et Henri-Paul Bronasard, « The Types of the French Renaissance », The Papers of the Bibliographical Society of America, 106, 2, 2012, p. 231-256.
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Le chemin qui conduit à cette prédominance, entre 1470 et 1560, est néanmoins complexe. En apparence, l’évolution aurait eu lieu entre les traditions gothiques, romaines et italiques3. En France, toutefois, les mutations ne sont pas linéaires et il est nécessaire de faire intervenir d’autres facteurs pour bien rendre compte de la situation : dans l’univers des gothiques, on crée assez rapidement à Venise la rotunda, ou gothique ronde, qui pénètre en France autour de 1480 ; la bâtarde par ailleurs, si importante dans le domaine proprement français, fleurit surtout à Paris et à Lyon à partir des années 1480 ; enfin, il ne faut pas oublier non plus l’importance des caractères de civilité, qui percent à Lyon à la fin des années 15504. Les romains ou les semi-romains apparaissent précocement à Paris, mais ils déclinent quelque peu vers la fin du xve siècle. Comme l’a montré Thierry Claerr, Thielmann Kerver est l’un de ceux qui penchent de bonne heure vers les romains5. Mais c’est d’abord en Italie que deux graveurs d’excellence font avancer la cause des romains : Nicolas Jenson, un Français installé à Venise, puis, Francesco Griffo, qui travaille pour Alde Manuce dans la deuxième moitié des années 1490. Les deux hommes portent le dessin de la lettre romaine à une nouvelle perfection. Certains des choix stylistiques opérés par Griffo s’imposent plus ou moins rapidement, au point qu’on les retrouve encore dans le Times New Roman, omniprésent de nos jours. Dans des fontes bien gravées et bien limées, on observe les caractéristiques suivantes : 1. Pour la première fois chez Griffo, les majuscules sont légèrement plus courtes que les lettres ascendantes « b », « d » ou « l », et la prépondérance manifeste des majuscules par rapport aux minuscules diminue. Visuellement, le changement est majeur. 2. La lettre « e », numériquement l’une des plus fréquentes, comporte une barre médiane strictement horizontale et non plus oblique. 3. Alors que chez Jenson et d’autres, le « M » majuscule a un double empattement en haut à gauche et à droite, le « M » nouveau observera deux variantes : le style classique, caractérisé par des empattements en haut, à gauche et à droite, partant vers l’extérieur seulement, et le style dit « Bembo » qui se distingue par la présence d’un seul empattement partant vers l’extérieur, en haut à gauche – mode qui rencontre un grand succès dans les années 1530 et 1540. En France, comme le souligne Hendrik D. L. Vervliet, c’est Robert I Estienne qui, pour la première fois dans l’histoire de la typographie, montre « une nouvelle conception de la lettre », celle d’une « famille de lettres, c’est-à-dire une approche totale et cohérente pour tous les corps usuels, du plus grand jusqu’au plus petit ». Dès la fin de 1530, il en donne à voir trois : un Saintaugustin (R 92), un Gros-romain (R 115) et un Gros-canon (R 280) pour les titres. Dépassant le
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Voir H. D. L. Vervliet, Palaeotypography of the French Renaissance, op. cit., t. 1, p. 11-13 et t. 2, p. 287-288. Voir Harry Carter et Hendrik D. L. Vervliet, Civilité types, Oxford, Oxford University Press, 1966 ; et Rémi Jimenes, Les caractères de civilité. Typographie & calligraphie sous l’Ancien Régime, Méolans-Rével, Atelier Perrousseaux, 2011. Thierry Claerr, « Le rôle de Thielman Kerver dans l’évolution de la typographie à Paris à la fin du xve siècle et au début du xvie siècle », ici même, p. 323-340. Voir aussi Hendrik D. L. Vervliet, « Thielman I Kerver en de Romanisatie van het Franse letterbeeld », dans Boek & letter : boekwetenschappelijke bijdragen ter gelegenheid van het afscheid van Frans A. Janssen, J. Biemans et al. (éd.), Amsterdam, De Buitenkant, 2004, p. 195-208, ainsi que H. D. L. Vervliet, Palaeotypography of the French Renaissance, t. 1, op. cit., p. 23 et 24.
L’italique, fondée sur une écriture cursive humaniste italienne, apparaît chez Alde Manuce en 15018. Elle est de taille moyenne, un Cicéro. Si les lettres minuscules penchent en avant, les majuscules restent droites. À Venise, Florence, Lyon et Bâle, on grave des fontes similaires mesurant toutes entre 80 et 85 mm pour 20 lignes. On rencontre les premières variantes avec majuscules penchées chez Ludovico degli Arrighi, dans des impressions de type calligraphique publiées à Rome pendant les années 1520, suivies à partir de 1537 par des impressions lyonnaises et bâloises, mais d’une fonte plus lourde, avant l’apparition de caractères de dessin français à Paris, Lyon et ailleurs à partir des années 1540. Certaines fontes sont de corps plus grand : la « bâloise » de 1537 mesure environ 130 mm pour 20 lignes et le Gros-romain de Robert Granjon 115 mm. Nous y reviendrons. On trouvera facilement des spécimens de l’italique aldine sur Wikipédia ou Gallica. Pour un texte entièrement composé dans l’italique dite bâloise, on consultera la numérisation de La Pratique de Pierre Bocellin (1540), disponible sur Gallica et à la BIUM parisienne9. Examinons désormais la situation à Lyon autour de 1540. Les caractères romains et italiques prédominent depuis peu dans plusieurs domaines, tant en français qu’en latin. Mais les ouvrages de droit restent majoritairement imprimés en gothiques rondes, et quelques imprimeurs spécia-
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Hendrik D. L. Vervliet, « Robert Estienne's Printing Types », The Library, 5e série, 2, 2004, p. 107-175, repris dans la Palaeotypography, op. cit., t. 1, p. 109-110, et aussi « Robert Estienne : un nouveau concept de la lettre. Entretien avec Hendrik D. L. Vervliet, 27 avril 2011 » sur le site [http://garamond.culture.fr] (choisir « Ressources » et rechercher « Vervliet ») (Lien consulté le 15/07/2013). Depuis la multiplication des reproductions numériques, la question des droits semble encore plus complexe qu’elle ne l’était auparavant. Pour simplifier, dans le cas de documents facilement disponibles sur l’internet, nous nous contenterons de renvoyer à la numérisation existante. Voir Nicolas Barker, « The Aldine Italic », dans Aldus Manutius and Renaissance Culture. Essays in Memory of Franklin D. Murphy, actes du colloque international (Venise et Florence, 14-17 juin 1994), D. S. Zeidberg et F. G. Superbi (éd.), Florence, Olschki, 1998, p. 95-107. Sur l’italique 130 avec majuscules penchées, voir Harry Carter, A view of early typography up to about 1600, Oxford, Clarendon Press, 1969 (reprint avec une introduction par James Mosley, London, Hyphen Press, 2002), p. 111 et 121-122 (et fig. 81) ; et Alberto Tinto, « Il “corsivo di Basilea” e la sua diffusione », dans Studi offerti a Roberto Ridolfi, B.M. Biagiarelli et D.E. Rhodes (éd.), Florence, Olschki, 1973, p. 427-442.
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• le renouveau de la typographie lyonnaise
modèle d’Alde Manuce, ces trois fontes révèlent « une interprétation harmonieuse et brillante tant des capitales épigraphiques que des lettres de bas-de-casse qui rappellent la meilleure écriture des manuscrits humanistes ». « La nouvelle typographie romaine d’Estienne est remarquable par sa régularité, sa lisibilité, son raffinement et sa sérénité »6. Pour l’illustration, on trouvera des échantillons des caractères romains de Jenson et du Poliphile d’Alde (1499) sur les sites Wikipédia ou Gallica7. Pour un exemple du romain germanique de corps Gros-romain (R 110), employé à Bâle par Johann Froben et à Lyon par Gryphe à partir de 1528, et par d’autres après, on pourra voir l’édition Froben de l’Utopia de Thomas More (1518), disponible sur Google Books, et l’édition Gryphe du De Aerario d’André d’Exéa (1532) sur Gallica. Le Times New Roman contient le nouveau « M » de style classique (avec empattements en haut, à gauche et à droite, partant seulement vers l’extérieur).
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lisés dans les textes en français comme Olivier Arnoullet (fl. 1517-1567) demeurent fidèles à la bâtarde de chancellerie. Contrairement à Paris, où les romains de style aldin dominent déjà, les imprimeurs lyonnais utilisent toujours leurs fontes romaines d’origine germanique, bâloise ou mayençaise. Ils ont acquis ces caractères dans la foulée des achats faits par Sébastien Gryphe en 1528, ou peu de temps auparavant, ce qui a permis à l’imprimeur au Griffon et à quelques autres de produire des livres dans le style érasmien et frobénien dès la fin des années 1520 et pendant les années 1530. Alors qu’ils s’étaient récemment équipés de nouvelles fontes germaniques fort bien vues à l’époque, pourquoi les imprimeurs lyonnais se seraient-ils si rapidement lancés dans de nouveaux achats ? D’autant qu’ils sont bien plus attirés par les caractères italiques que leurs confrères parisiens. Autre facteur majeur : la grande grève des ouvriers du livre dont Lyon est le théâtre entre 1539 (voire dès 1537) et 1542, et dont les effets sont sensibles au-delà. Plus d’une dizaine de maîtres, dont Sébastien Gryphe, Denis de Harsy, Thibault Payen, Macé Bonhomme, Jean Crespin, et d’autres, s’inscrivent contre les compagnons10. Certains imprimeurs se retirent même de Lyon pour s’établir plus au sud, à Vienne. D’autres, comme Denis de Harsy et les Frellon, diminuent radicalement le nombre de leurs impressions, tandis que quelques-uns réussissent malgré tout à augmenter la cadence : c’est le cas de Sébastien Gryphe qui produit en 1541 et 1542 près d’un tiers d’éditions supplémentaires par rapport aux années immédiatement antérieures et postérieures11. Étienne Dolet, quant à lui, s’entend comme on sait avec les compagnons, permettant ainsi à son entreprise de prendre son essor12. Au sortir des années 1530, certains imprimeurs lyonnais ont dû être conscients du retard qu’ils avaient pris dans l’acquisition ou la fabrication de romains aldins. Jean II et François Frellon, désormais possesseurs des magnifiques gravures de Holbein sur la mort (Imagines) et sur la Bible (Icones), ont dû y penser attentivement, leurs bois ayant été copiés à Paris par Denis Janot, les Regnault et Conrad Néobar, qui étaient typographiquement mieux outillés13. En outre, plusieurs jeunes imprimeurs étaient prêts à s’établir à Lyon, et il y avait de bonnes chances pour qu’ils se procurent directement des fontes aldines et non les caractères germaniques qui avaient
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Henri Hauser, « Histoire d’une grève au xvie siècle », dans Ouvriers du temps passé (xve-xvie siècles), Paris, 1899 (Genève, Slatkine, 1982), p. 182, n. 1. Voir aussi les p. 12-43 de Paul Chauvet, Les Ouvriers du livre en France des origines à la Révolution de 1789, Paris, Presses universitaires de France, 1959. La production de Gryphe : 1537 – 51 ; 1538 – 61 ; 1539 – 49 ; 1540 – 69 ; 1541 – 90 ; 1542 – 97 ; 1543 – 62 ; 1544 – 59. La production de Dolet : 1540 : 14 éditions ; 1541 : 23 éditions ; 1542 : 48 éditions. Voir à ce sujet les p. XXXVXXXVI de Claude Longeon, Bibliographie des œuvres d’Étienne Dolet : écrivain, éditeur et imprimeur, Genève, Droz, 1980, notamment le passage suivant : « Et, s’il est moins sûr qu’il ait, comme il le prétend, pris ouvertement parti pour les ouvriers imprimeurs contre leurs patrons lors de leur révolte de 1539, il est probable qu’ils tinrent Dolet en dehors de la querelle et que ce dernier trouva quelques facilités pour faire imprimer ses livres. Ce fut vraisemblablement l’analyse de cette situation qui le conduisit bientôt à estimer que le moment était propice à son installation comme imprimeur, dans un temps où ses confrères, vivant sous la menace du “tric” s’apprêtaient à quitter Lyon. » Philippe Renouard et al., Inventaire chronologique des éditions parisiennes du xvie siècle, vol. 5, Paris, Musées, 2004, no 731 (Historiarum veteris instrumenti et Apocalypsis icones, François et Pierre II Regnault, 1538) ; no 1101 (Simulachres et faces historiées de la mort, Denis Janot, vers 1538-1539) ; et nos 1605-1607 (Branteghem, Vie de nostre Seigneur Jesus Christ, Conrad Néobar, 1540).
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Voir Hans H. Wellisch, Conrad Gessner. A Bio-Bibliography, Zug (Suisse), IDC, 1984, p. 37 : A 7.1 ; et Lucien Braun, Conrad Gesner, Genève, Slatkine, 1990, p. 36. Gessner s’est arrêté à Lyon pendant quelques jours à son retour de Montpellier, où il avait étudié la médecine. Ayant logé chez Jean Frellon, Gessner lui offre ces trois petits traités sur la composition et la préparation des médicaments. Voir H. D. L. Vervliet, Conspectus, op. cit., no 137 (cité comme R 190). En modifiant légèrement la formule proposée par Hendrik D. L. Vervliet (Conspectus, op. cit., p. 54), nous obtenons la description suivante : 20 ≈ 200 x : 3,8-4,0 ; X : 6,5 ; b : 6,8 mm (« M » Bembo). Autrement dit, 20 lignes de texte mesurent environ 200 mm ; la hauteur « x » des bas-de-casse égale 3,8 à 4,0 mm ; la hauteur « X » des haut-de-casse égale 6,5 ; et la hauteur des lettres ascendantes représentées par « b » est de 6,8 mm. Il se trouve dans H. D. L. Vervliet, Conspectus, op. cit., au no 286 (voir aussi H. D. L. Vervliet, Palaeotypography, op. cit., t. II, p. 307). Cette même italique se retrouve sur la page de titre de l’édition Frellon des Precationes de 1542, reproduite par Henri et Julien Baudrier, Bibliographie lyonnaise. Recherches sur les imprimeurs, libraires, relieurs et fondeurs de lettres de Lyon au xvie siècle, vol. 5, Lyon, Brun ; Paris Picard, 1901, p. 186. Formule descriptive : 20 ≈ 114 x : 2,3 ; X : 3,2 ; b : 3,9 mm (majuscules droites ; « M » Bembo). Nous remercions Anne-France Girod-Wallace d’avoir effectué des vérifications sur l’exemplaire de la British Library (C.37.a.32). Voir Rodolphe Peter et Jean-François Gilmont, Bibliotheca Calviniana. Les œuvres de Jean Calvin publiées au xvie siècle, t. 1, Genève, Droz, 1991, 40/6 et 41/4. L’édition des textes latins de Sadolet et de Calvin se trouve sur le site e-rara.
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dominé à Lyon pendant la précédente quinzaine d’années. Dans ces circonstances, on comprend que les Frellon n’aient pas souhaité attendre davantage pour s’équiper à la nouvelle mode. Parmi leurs publications à la date de 1542, une page de titre retient tout particulièrement l’attention, celle de l’Apparatus et delectus simplicium medicamentorum, qui contient des textes de Paul d’Égine et de Galien édités et commentés par Conrad Gessner, et paraît à Lyon en 1542 muni d’une épître datée du 13 janvier 1541/4214. Cette page, qui fonctionne presque comme un échantillonnage de caractères, comprend au moins cinq fontes distinctes, dont certaines sont neuves, ou du moins inconnues à Lyon à l’époque (fig. 1). 1. Un Petit-canon (R 200) dans les mots « APPARATVS » et « Lugduni ». Il s’agit sans doute du no 137 du Conspectus de Vervliet. Dans ce cas, il faut avancer la date d’apparition du caractère d’une année. Le « M » de ce caractère est de style Bembo, comme on peut voir dans la reproduction fournie par le Conspectus15. Vervliet a attribué ce caractère avec une relative certitude à Michel Du Bois. 2. On repère également une italique Gros-romain (It 114) avec majuscules droites dans les lignes 7 et 8 (la ligne 6 comporte les capitales de la même fonte) et dans l’adresse en bas de la page. Ce caractère est employé pour imprimer les quatre pages de l’épître de Gessner et ailleurs pour les titres (fig. 2). C’est l’italique dite « proto-Garamont » avec majuscules droites, utilisée initialement à Paris en 1540. Notons le « M » droit de style Bembo, soit avec l’unique empattement en haut à gauche vers l’extérieur16. 3. Au milieu de la page, on aperçoit deux lignes d’un Cicéro romain (R 84), fonte avec laquelle les Frellon impriment les passages en prose des Simulachres et historiees faces de la mort en 154217. Cette autre fonte aldine avec un « M » Bembo ne semble pas connue, mais il pourrait s’agir d’une fonte ou d’une version d’une fonte employée par Michel Du Bois à Genève en 1540 et en 1541. Elle se retrouve dans l’Epistola de Jacques Sadolet avec la réponse de Jean Calvin (Genève, Du Bois, 1540) ainsi que dans le Petit traicte sur la saincte cene (Genève, Du Bois, 1541)18. Il s’agit donc d’un Saint-augustin
Fig. 1 - Page de titre de l’Apparatus et delectus simplicium medicamentorum de Conrad Gessner, Lyon, Jean et François Frellon, 1542. Médiathèque du Grand Troyes. Cote : Fonds ancien r.18.1282
Fig. 2 - Première page de la dédicace de Gessner, datée du 13
janvier 541/42 à Lyon (« Lugduni in peregrinatione, 1541. Idib. Ian. »), composée avec l’Italique 114 de Claude Garamont, Lyon, Jean et François Frellon, 1542. Médiathèque du Grand Troyes. Cote : Fonds ancien r.18.1282
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Description : 20 ≈ 88 x : 1,8 ; X : 2,8 ; b : 2,9 mm (« M » Bembo). Le R 84 a les mêmes dimensions, mais il faut étudier les deux fontes de plus près avant de conclure à leur identité. On peut comparer le texte de la page de titre de l’édition Frellon des Imagines de 1542 avec celle l’Epistre de Sadolet, imprimée par Du Bois à Genève en mars 1540. Ce texte est disponible sur le site e-rara. C’est ici la première édition comportant des gravures de Holbein qui est imprimée avec un romain aldin, accompagné de l’italique de Garamont. Cette édition de 1542 porte l’unique signature des Frellon. Ce caractère ressemble au Saint-Augustin (R 92), une des trois fontes gravées pour Robert Estienne en 1530 (voir H. D. L. Vervliet, Palaeotypography, op. cit., t. 1, p. 118 ou Conspectus, n˚ 85). Sur la copie du Gros-romain (R 115) d’Estienne faite par Du Bois, voir les remarques dans H. D. L. Vervliet, Palaeotypography, op. cit., t. 1, p. 116. Description : 20 ≈ 67 x : 1,4-1,5 ; X : 2,0-2,2 ; b : 2,4 mm (« M » Bembo). Dans le Conspectus, Vervliet ne cite aucun caractère de titrage (« Roman titling ») plus petit que R 2,9 mm (Conspectus, op. cit., n˚ 159). Les Frellon auraient-ils seulement acheté des majuscules d’une fonte complète (haut et bas-de-casse) ? Il faudrait scruter le reste de la production des Frellon pour le déterminer.
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de Du Bois (R 88/90)19. À Lyon, on remarque ce caractère sur la page de titre des Imagines de morte avec les bois de Holbein, imprimées par les Frellon en 1542 (fig. 3). Une comparaison de cette fonte avec celle qu’emploie Du Bois à Genève en 1540 et 1541 montre de fortes ressemblances20. Les caractères sont tout à fait dans le style de ceux que grave « Maître Constantin » pour Estienne entre 1530 et 153321. 4. Après GALENO, sur 4 lignes, on observe un caractère romain de corps Petit-romain (R 65/67). Il paraît distinct du R 65 de Granjon, qui date de 1542, mais il ne manque pas de points communs avec le R 67 de Garamont (1537). S’agit-il de la même fonte ou d’une autre copie de Du Bois ? Appelons-le le R 65/67 « Frellon »22. 5. Notons enfin la présence à trois endroits de petites majuscules de corps Mignonne (R 45 environ, majuscules de 1,5 mm) dans les mots « OMNIA », « CONRADO GESSNERO » et le segment « TORVM » à la ligne 5. Comme le fait remarquer H. D. L. Vervliet, seuls les meilleurs ateliers étaient équipés de fontes de très petite taille. Pour des caractères créés avant 1543 de taille inférieure ou égale, le Conspectus cite seulement les Nonpareille de Vidoue (1522), de Colines (1533) et du Maître d’Estienne (1533) ; les Mignonne de Colines (1526) et de François Gryphe (1537) ; les Petit-texte de Vidoue (1522), ainsi que les trois versions de François Gryphe (1532, 1533 et 1537). Seules les fontes du Maître d’Estienne et de François Gryphe ont le « M » Bembo que l’on observe ici. S’agit-il donc du Petit-texte de Gryphe, dont les majuscules mesurent également 1,5 mm ? Mais la fonte comporte-t-elle les minuscules23 ? Dans le doute, parlons d’un Petit-texte « Frellon ». Sur cette page de titre, on observe à la loupe six hauteurs différentes de majuscules romaines, sans compter celles du caractère italique d’origine germanique (It 82), soit 7,0 ; 3,4 ; 3,0 ; 2,2 ; 1,8 ; 1,5 mm. Les cinq derniers montrent au moins un « M » Bembo. Il s’agit d’un étalage remarquable, même en regard des impressions parisiennes ; à Lyon en 1542, sauf erreur, il n’existe pas d’équivalent. L’utilisation de mots ou de lignes en capitales dans les titres ou dans certains motsclés apparaît chez Alde Manuce, tandis que Froben reprend le procédé en réduisant la taille des
Fig. 3 - . Page de titre des Imagines de morte, et epigrammata, avec les gravures de Hans Holbein et de Hans Lützelburger, Lyon, Jean et François Frellon, 1542. Le texte est composé dans le Romain 84, attribuable à Michel Du Bois. Houghton Library, Harvard University. Cote : Typ 515.42.455 (A)
Fig. 4 - Colophon de l’Apparatus et delectus simplicium medicamentorum de
Gessner, Lyon, Jean et François Frellon, 1542. Ligne 1 : un caractère de titrage Gros-canon de 9,5 mm (R 280) ; lignes 2-4 : le Petit-canon (R 190-200) ; les deux caractères sont attribuables à Michel Du Bois. Médiathèque du Grand Troyes. Cote : Fonds ancien r.18.1282
Examinons maintenant le cas de Jean I de Tournes, dont la carrière d’imprimeur et marchand libraire indépendant débute en 1542. Et commençons, en nous fondant sur les travaux approfondis de Vervliet, par dresser la liste des fontes romaines et italiques gravées par Granjon (sauf exception) que De Tournes acquiert au cours des années 1540 : 1. 1542 : Petit-romain romain (R 65) de Granjon, fonte en principe neuve, peut-être empruntée à Sébastien Gryphe pour imprimer Le chevalier chrestien d’Érasme27 (Palaeotypography, p. 217) ; 2. 1543 : Lettres de deux points de Petit-texte (R 3,9) pour les titres de Granjon, fonte en principe neuve (Palaeotypography, p. 222) ; 3. 1544 : Petit-romain italique (It 67) avec majuscules penchées de Granjon, introduit à Lyon en 1544 (Palaeotypography, p. 326)28 ; 4. 1544 : Saint-augustin italique (It 98) avec majuscules penchées de Granjon, introduit à Paris en 1543 (Palaeotypography, p. 325) ; 5. 1546 : Cicéro romain (R 82 de Granjon), introduit à Lyon en 1544 chez Rouillé et Sabon et chez De Tournes en 1546, dont nous parlerons plus loin (Palaeotypography, p. 218) ; 6. 1546 : Gros-romain italique (It 114) avec majuscules droites de Garamont, introduit à Paris en 1540 (Palaeotypography, p. 307), apparu chez les Frellon en 1542 comme nous l’avons vu ; nous retrouverons par ailleurs ce caractère en 1544 chez Sulpice Sabon ;
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Voir Margaret M. Smith, « The Pre-history of “small Caps” : from All Caps to Smaller Caps to Small Caps », Journal of the Printing Historical Society, no 22, 1993, p. 79-106. Il faut simplement comparer la longueur du pied de la majuscule de ce « L » avec celui des autres fontes de même corps (H. D. L. Vervliet, Conspectus, op. cit., no 143-148). Voir Jean-François Gilmont, Jean Calvin et le livre, Genève, Droz, 1997, p. 242-245. Alfred Cartier, Marius Audin et Eugène Vial, Bibliographie des éditions des De Tournes, avec la participation d’A.F. Johnson et de Stanley Morison, Paris, Éditions des Bibliothèques nationales de France, 1937-1938, 2 volumes, t. 1, no 1. Vervliet indique que cette italique a été introduite à Paris en 1545 (Conspectus, op. cit., no 238). Mais elle figure déjà dans l’édition des Psaumes de Marot imprimée par Jean de Tournes en 1544 (exemplaire unique à Rostock).
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majuscules24. Sans parler d’innovation radicale, cette page de titre manie les petites capitales à un degré d’habileté peu commun : à Lyon, en 1542, c'est un véritable feu d'artifice typographique. Ce volume comporte encore une autre fonte aldine. Les lignes 2-4 du colophon sont composées dans le R 200 de Du Bois que nous venons d’évoquer, mais la première ligne est un Groscanon haut et bas-de-casse dans le style introduit par Estienne en 1530 (fig. 4). Une comparaison avec les autres Gros-canon des années 1530 indique qu’il s’agit d’une autre fonte gravée par Du Bois sur le modèle du Maître d’Estienne25. Que ce soit en raison d’une faillite ou suite à un appel de Jean II Frellon, Du Bois quitte Genève pendant la deuxième partie de 1541, et tout indique qu’il travaille pour ou chez les Frellon pendant quelque temps par la suite26. Une bonne partie du nouveau matériel vient de ses fonds. Si l’on accepte à la suite du professeur Vervliet que l’italique Gros-romain (It 114) est bien celle de Garamont, on voit que Du Bois est alors toujours capable de faire jouer ses contacts parisiens.
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7. 1546 : Gros-canon (R 280) de François Gryphe, introduit à Paris en 1531 (Palaeotypography, p. 176) ; 8. 1547 : Mignonne romain (R 49), peut-être de Granjon, fonte en principe neuve (Conspectus, no 7) ; 9. 1547 : Gros-romain italique (It 115) de Granjon, avec des majuscules penchées qui ne manquent pas de flamboyance (Palaeotypography, p. 332)29 ; 10. 1547 : Petit-canon (R 190 ou 200) de Granjon (Palaeotypography, p. 220), une fonte que nous avons vue chez les Frellon dès 1542 ; 11. 1549 : Gros-romain romain (R 118), peut-être de Granjon, fonte en principe neuve (Conspectus, no 120)30. Par opposition aux Frellon, qui débutent l’année 1542 avec fracas, les achats de Jean de Tournes se font progressivement à partir de 1543 (pour 1542, laissons le R 65 à Gryphe). Mais, les années 1540 voient ces imprimeurs lyonnais s’équiper de nouvelles fontes romaines et italiques, généralement d’origine parisienne. Considérons notamment le Recueil de Bonaventure Des Périers qui paraît chez Jean de Tournes en 1544. Pour le libraire et imprimeur lyonnais, si l’année 1543 correspond essentiellement à la publication d’ouvrages religieux, 1544 marque en revanche l’entrée dans le catalogue de la librairie tournésienne de la poésie en français avec la parution du Recueil de Des Périers31. L’ouvrage est précédé d’une dédicace datée du 31 août 1544 qu’Antoine Du Moulin, qui va devenir l’éditeur de textes régulier de l’officine de Jean de Tournes, adresse à Marguerite de Navarre, dont Des Périers était le valet de chambre et le protégé. Elle est couronnée par un avis de « L’Imprimeur aux Imprimeurs », attribuable à Jean de Tournes lui-même, et par une petite notice « Au lecteur » annonçant la parution prochaine d’autres ouvrages de Des Périers32. Deux dizains contigus (p. 171-172) rappellent en outre les liens amicaux entretenus entre Des Périers, Du Moulin et De Tournes. Typographiquement parlant, l’ouvrage bénéficie de l’acquisition récente de deux fontes gravées par Granjon : l’épître liminaire de Du Moulin et le texte du volume ont en effet été composés dans le Saint-augustin italique (It 98), et les marginalia de la traduction de la première satire d’Horace, intitulée « Des mal contens. A Pierre de Bourg Lyonnois », dans le Petit-romain romain (R 65) – les nos 4 et 1 de notre liste. En revanche, les avis « aux Imprimeurs » et « Au lecteur » sont imprimés dans un Cicéro romain d’origine germanique (R 82) qui a également été employé pour certains sous-titres à l’intérieur de l’ouvrage. Il faudra en effet attendre 1546 pour
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C’est le beau caractère dans lequel sont composés les sonnets de la première œuvre de Pontus de Tyard, les Erreurs amoureuses que publie Jean de Tournes en 1549. Le volume est visible sur le site Gallica. Une première tentative d’inventorier les fontes utilisées par Jean I de Tournes a été réalisée par A. F. Johnson en 1937 dans la « Notice sur les caractères d’imprimerie de Jean I de Tournes », dans Bibliographie des éditions des De Tournes, op. cit., vol. 1, p. 52-56. Sur la politique éditoriale de Jean de Tournes, voir Michel Jourde, « Intertextualité et publicité : publier selon Jean de Tournes (1542-1564) », French Studies, t. LXV, no 3, juillet 2011, p. 315-326. Un exemplaire de l’ouvrage est consultable sur le site Gallica ; un autre se trouvant dans la collection Gordon de la bibliothèque de l’Université de Virginie à Charlottesville a également été numérisé (http://search.lib.virginia. edu/, consulté le 27/07/2013). L’avis « Au lecteur » est absent de certains exemplaires comme celui de la BnF.
que Jean de Tournes dispose d’un caractère de même corps gravé par Granjon. La persistance dans cette édition du Cicéro non aldin, dans un environnement typographique relativement homogène marqué par les créations récentes de Granjon, montre bien l’équipement progressif de l’imprimerie de Jean de Tournes.
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L’hypothèse Guillaume Rouillé a été formulée par Gérard Defaux dans la préface du deuxième volume de son édition des œuvres de Marot (Œuvres poétiques complètes, Paris, Bordas, « Classiques Garnier », t. 2, 1993) : elle repose sur la reprise presque à l’identique de la préface dans l’édition Rouillé plus tardive de 15461547. L’hypothèse Jean de Tournes a été avancée par Maurice Escoffier (Autour d’une supercherie de libraire : Clément Marot, Étienne Dolet, Heluyn Dulin, s. l., s. n., s. d., tiré à 200 exemplaires hors commerce, p. 4) et étayée typographiquement par Gérard Morisse (« Dolet et son entreprise d’édition », Étienne Dolet, 15092009, Michèle Clément (éd.), Genève, Droz, 2012, p. 395-396). L’édition est intégralement disponible sur le site Gallica. Ces hypothèses seront approfondies et jointes à une analyse détaillée de l’édition dans la bibliographie à paraître : Guillaume Berthon, Bibliographie commentée des éditions de Clément Marot publiées jusqu'en 1550, Genève, Droz, à paraître.
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Intéressons-nous maintenant à l’édition des Œuvres de Clément Marot, publiée « à l’enseigne du Rocher » en 1544, alors que le poète dominant du règne de François Ier s’éteint à Turin. Comme l’ont noté les spécialistes du poète de Cahors, cette édition occupe une place importante dans l’histoire éditoriale marotique, puisqu’elle est la première à reclasser l’intégralité des œuvres du poète selon des critères essentiellement génériques, laissant de côté les anciennes divisions (L’Adolescence clementine, La Suite de l’Adolescence clementine, etc.). Bien qu’aucun nom n’apparaisse sur le livre, l’édition est attribuée, en raison de la présence de la marque au Rocher, à l’industrie de Sulpice Sabon et d’Antoine Constantin (noms auxquels ont parfois été ajoutés ceux de Guillaume Rouillé et Jean de Tournes33). Examinons-en le matériel typographique34. La première page de l’épître liminaire de « L’imprimeur au lecteur » montre l’utilisation d’une nouvelle italique aux majuscules penchées, beaucoup plus élégante, compacte et mieux conçue que la bâloise employée par Gryphe et bien d’autres, à partir de 1537-1538. Cette italique Saint-augustin (It 98) de Granjon sort à Paris en 1543 et elle est attestée à Lyon dès 1544, chez Jean de Tournes. Il s’agit du no 4 de la liste des caractères de Jean de Tournes que nous venons d’établir. C’est également dans cette fonte qu’ont été composés les vers liminaires « Marot à son livre » et « À sa Dame ». Mais tout le reste du texte est imprimé avec un ancien Petit-romain (R 66-69) d’origine sans doute germanique. À la fin du premier volume, on trouve une longue « Table des Œuvres » de 16 pages : elle est imprimée dans le romain aldin (R 65) d’abord employé en 1542 par Sébastien Gryphe et Jean de Tournes – le no 1 de notre liste. Comme pour le Des Périers, mais de manière beaucoup plus criante, nous sommes donc confrontés à un volume dont l’image typographique est mixte, mais qui témoigne d’un effort pour inclure en ses extrémités deux des nouvelles fontes tout récemment produites par Granjon et immédiatement acquises par Jean de Tournes. Comme on remarque par ailleurs la présence de quelques lettrines appartenant aux matériels de Sébastien Gryphe et de Jean de Tournes, n’est-ce pas la confirmation d’une contribution (quelle qu’en soit sa mesure) de Jean de Tournes à cette édition35 ?
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Ce volume typographiquement métissé doit être comparé à la production de Sulpice Sabon au début des années 1540. Lorsqu’on examine les éditions qu’il imprime pour le compte d’Antoine Constantin, il paraît évident qu’en 1543, Sabon ne possédait pas de fontes romaines de style aldin36. Les huit opuscules des œuvres de Sénèque et l’édition de La Contr’amye de Court de Charles Fontaine sont en effet tous imprimés avec des romains germaniques de style non-aldin37. La première édition signée par Sabon qui fait montre d’une fonte romaine de style aldin est celle la traduction française du Roland furieux de l’Arioste (1544) dont l’auteur reste inconnu – le privilège est daté du 7 mars 1543 a. s., soit 1544 n. s. . C’est Jean Des Gouttes, un cousin du libraire Jean Thellusson, qui signe la dédicace à Hippolyte d’Este, cardinal et archevêque de Lyon38 ; le texte des résumés sur le « Sens allégorique » des chapitres peut aussi lui être attribué. Or cette épître liminaire est imprimée dans une italique Gros-romain (It 110) identique ou du moins très ressemblante à l’It 114, attribuée à Garamont, que nous avons déjà pu observer dans la dédicace de l’Apparatus de Gessner, imprimé par les Frellon. Les pages sur le « Sens allégorique » sont quant à elles composées dans un romain Cicéro (R 82) de style Bembo – la même fonte qu’emploie Sabon en 1544 pour imprimer la Delie de Maurice Scève sur laquelle nous allons immédiatement revenir. En revanche, de façon à nouveau très contrastée, le privilège et la totalité du texte de la traduction sont imprimés dans un romain de corps Gros-romain d’origine germanique (R 110-112), un caractère prestigieux par sa taille, mais un peu lourd et grossier en comparaison des nouveaux romains de style aldin. Nous retrouvons donc le même dispositif que nous avons observé dans le Marot de 1544 : le texte est imprimé dans un romain germanique, mais le péritexte bénéficie de fontes plus modernes de style aldin39. Malgré tout, Sabon finit par produire en collaboration avec Constantin une édition d’une typographie homogène, et c’est la Delie de Maurice Scève, parue comme on sait en 154440. Avec 50 gravures dans le style emblématique, cette œuvre est imprimée dans un beau Cicéro aldin (R 82) avec « M » Bembo. Selon Vervliet, on rencontre un caractère romain de Granjon me-
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Nous laissons de côté les huit éditions imprimées pour Antoine Vincent la même année, soit sept volumes d’Aristote et une de Cassianus Bassus (voir Sybille von Gültlingen, Bibliographie des éditions imprimées à Lyon au xvie siècle, 12 vol. parus, Baden-Baden, Koerner, 1992 - , vol. 9, p. 59-60, no 3-10). S. von Gültlingen, Bibliographie, op. cit., p. 60-62, no 11-19. Des exemplaires de ces volumes sont disponibles sur le site Google Books. Sur le contexte culturel et éditorial de cette traduction, voir Rosanna Gorris Camos, « Traduction et illustration de la langue française. Les enjeux du Roland furieux lyonnais de 1543 », dans Lyon et l’illustration de la langue française à la Renaissance, G. Defaux (éd.), Lyon, ENS Éditions, 2003, p. 231-260. Ce métissage rappelle aussi celui de l’autre édition-jalon de l’histoire éditoriale marotique, les Œuvres imprimées par François Juste pour Étienne Dolet et Sébastien Gryphe en 1538 : si le corps du texte est composé dans une traditionnelle bâtarde de chancellerie, les titres et les poèmes liminaires se présentent tous dans des caractères romains (non aldins) ou italiques. Voir sur cette édition Guillaume Berthon, « Les débuts de Dolet comme libraire (Marot, 1538) : histoire d’un fiasco », dans Étienne Dolet, 1509-2009, op. cit., p. 325-343. Gültlingen consigne six autres éditions au compte de Sabon en 1544 (Bibliographie, op. cit., vol. 9, p. 62-63, no 20-26). Nous venons de parler de l’édition de Marot. Une édition, celle du Pentateuch, n’est pas disponible ; nous n’avons pu encore examiner La Bible en francoys, ni L’Arcardie de Sannazaro, traduite par Jean Martin. L’importante édition de la traduction française d’Appien assurée par Constantin n’est pas signée par Sabon. Voir les pages que Michèle Clément consacre à Sabon, « Scève et ses imprimeurs » dans Les arrière-boutiques de la littérature : auteurs et libraires aux xvie et xviie siècles, Edwige Keller-Rahbé (éd.), Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2010, p. 115-138.
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H. D. L. Vervliet, Palaeotypography, op. cit., t. I, p. 218, sous « Key letters » : grand blanc intérieur du P ; blanc intérieur réduit du R ; point du « i » légèrement décalé vers la gauche. L’occurrence notée par Vervliet date de décembre 1544 ; or on rencontre déjà cette fonte dans les liminaires du Roland furieux, dont quelques exemplaires sont datés de la fin de 1543 ancien style, soit avant le 25 mars 1544. Nous laissons de côté le « e » avec tréma : « ë ». Voir les figures 8 et 9 de l’article de Jacques André dans ce volume, « Les typèmes de Garamont : à propos d’un projet de codage des caractères anciens ». Nina Catach, L’Orthographe française à l’époque de la Renaissance (Auteurs – Imprimeurs – Ateliers d’imprimerie), Genève, Droz, 1968, p. 84 (qui note la tradition calligraphique, illustrée à la p. 23). Néobar a imprimé ce texte trois fois en 1540 et une autre fois en 1541 (voir Ph. Renouard et al., Imprimeurs & libraires parisiens du xvie siècle, t. V, Bocard-Bonamy, Paris, Service des Travaux historiques de la ville de Paris, 1991, no 89-91). H. D. L. Vervliet, Palaeotypography, op. cit., p. 208 ; et Conspectus, op. cit., no 39. R. Peter et J.-Fr. Gilmont, Bibliotheca Calvinana, op. cit., t. 1, 41/3. Une numérisation est disponible sur le site e-rara. Voir l’exemplaire numérisé de Delie sur le site Gallica. Les quatre formes du « e » se trouvent à la page 6. Nous remercions Anne-France Girod-Wallace de nous avoir envoyé une copie du feuillet E recto de l’exemplaire des Simulachres des Frellon de 1542 conservé à la British Library (C.37.a.32), où se trouvent plusieurs occurrences de l’accent qui nous occupe.
353
• le renouveau de la typographie lyonnaise
surant 82 mm pour 20 lignes à Lyon dans une publication de Guillaume Rouillé et Antoine Constantin achevée d’imprimer en décembre 1544, mais portant au titre la date de 1545. Tout indique qu’il s’agit de cette même fonte, car toutes les caractéristiques-clé notées par Vervliet s’y retrouvent41. Sabon serait donc le premier à employer ce caractère romain de Granjon à Lyon. Mais la fonte utilisée pour imprimer Delie a une particularité. La lettre « e » comporte en effet quatre réalisations possibles, soigneusement distinguées42 : au-delà du « e » normal, on trouve un « e » barré (« ») pour noter le « e » caduc devant voyelle, important pour la scansion du vers, et deux « e » accentués, l’un par un accent aigu réalisé de façon superposée (« é »), l’autre par une sorte de crochet montant vers la droite à partir de la barre horizontale de la lettre, évoquant davantage un ornement manuscrit, et que nous notons ainsi : « e’ »43. La plus ancienne occurrence de cet accent en crochet relevée par Nina Catch se trouve dans La Vie de nostre Seigneur Jesus Christ par Guillaume de Branteghem imprimée à Paris en trois éditions distinctes par Conrad Néobar en 154044. Selon toute vraisemblance, la fonte utilisée par l’imprimeur parisien est un Petit-romain romain (R 67) de Garamont45. Le second imprimeur à s’en servir paraît avoir été Michel Du Bois, imprimeur et graveur passé de Paris à Genève puis de Genève à Lyon, comme nous l’avons vu. On retrouve en effet l’accent caractéristique dans le Cicéro (R 78), dont Du Bois s’est servi à Genève pour imprimer le texte de l’Institution de la religion chrestienne de Jean Calvin en 154146. Contrairement au système de l’édition imprimée par Néobar, qui utilise le « e’ » dans tous les types de finales (« e’ », « e’s » « e’e », e’es »), Du Bois n’emploie le « e’ » qu’en finale absolue (soit « e’ », mais « és », « ée », « ées »), ce qui paraît plus conforme à son statut d’accent calligraphique ; (voir sur toute cette question l’annexe de l’article de Jacques André dans ce volume)47. À Lyon, enfin, cet accent nouveau apparaît dans un autre Cicéro romain (R 84) de style aldin mais un peu moins bien taillé, avec lequel les Frellon font imprimer en 1542, sans doute par Michel Du Bois, une partie des Simulachres & historiées faces de la mort qu’illustrent les gravures de Holbein48. Il n’est pas étonnant que nous le retrouvions dans la Delie, que nous présentions
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à l’instant comme un aboutissement typographique pour l’officine de Sabon. Le caractère délicat de son usage dans le long et complexe poème de Scève, en regard des trois autres formes du « e », a probablement contraint le poète à suivre de très près la composition typographique49. La présence de la nouvelle fonte romaine de style aldin gravée par Granjon munie de ses lettres spéciales fait bien de Delie un ouvrage raffiné et typographiquement innovant en comparaison des romains et italiques germaniques encore régulièrement employés à Lyon en 1544. Pour un texte en français, imprimé à Lyon, l’édition Sabon-Constantin du poème de Scève fixe un nouveau standard d’excellence et de subtilité. En somme, alors qu’à Paris la diffusion des nouveaux romains aldins pendant les années 1530 a été très rapide, comme l’a bien établi Hendrik D. L. Vervliet50, c’est à la montée des romains et des italiques d’origine bâloise et germanique que l’on assiste dans le même temps à Lyon, notamment suite à l’établissement des presses de Sébastien Gryphe en 1528. Si la grève des années 1539 à 1542 n’a rien fait pour favoriser un ré-outillage en territoire lyonnais, à partir de 1542, la supériorité des nouvelles fontes parisiennes romaines et aussi italiques devient évidente. L’aspect du livre changeait, et les caractères germaniques ne suffisaient plus. La diffusion progressive de ces nouveaux caractères que nous avons pu observer, des seuls péritextes d’abord à l’ensemble des volumes ensuite, n’est-elle pas l’indication des coûts élevés que l’acquisition ou la location de telles fontes ont dû entraîner ? Nous avons vu que même Jean de Tournes avance pas à pas dans ses acquisitions. Le cas des Frellon est quelque peu à part, car tout indique qu’ils se sont attachés un graveur de poinçon en la personne de Michel Du Bois. Au terme de ce parcours, nous pouvons donc formuler l’hypothèse suivante : aucune page ou presque n’a été imprimée à Lyon dans un caractère romain de style aldin avant 1542. Bien entendu, il faut mettre à part les quelques Gros-canon pour les titres (R 280 ou R 290) dont nous avons parlé plus haut, diffusés chez quelques imprimeurs à partir de la fin de 153551. L’avenir dira dans quelle mesure cette hypothèse est exacte. Il faudrait certes étendre cette étude à d’autres imprimeurs lyonnais des années 1540. Mais les carrières de Jean et François Frellon, de Jean I de Tournes et de Sulpice Sabon indiquent déjà clairement qu’à partir de 1542, une nouvelle tendance se dessine : les meilleurs imprimeurs lyonnais se mettent aux romains aldins et aux nouvelles italiques, celles de Michel Du Bois, de Garamont, de Granjon. L’importance de ces considérations typographiques pour la compréhension de la littérature de l’époque est réelle. On ne peut oublier que le processus de création d’un livre imprimé met en jeu des valeurs de prestige dont le rôle, hier comme aujourd’hui, est déterminant. C’est
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Sur les quelques erreurs qui s’y sont glissées, on peut consulter la grande édition procurée par Gérard Defaux (Delie, object de plus haulte vertu, 2 vol., Genève, Droz, 2004). Nicolas Barker, « The Aldine Roman in Paris 1530-1534 », The Library, 5th s., 29, 1974, p. 5-20 ; Hendrik D. L. Vervliet, « The young Garamont : roman types made in Paris from 1530 to 1540 », Typography papers, 7, 2007, p. 5-60 (reproduit dans sa Palaeotypography of the French Renaissance, op. cit., t. 1, p. 161-214). Plusieurs caractères de titrage dont les majuscules mesurent environ 9,5 mm ont été créés entre 1530 et 1539. Voir H. D. L. Vervliet, Palaeotypography, op. cit., t. 1, p. 174-180 et le Conspectus, op. cit., no 143-149 (les no 146, 147 et 148 sont d’origine lyonnaise). Comme nous l’avons vu, Jean de Tournes s’est procuré une copie du Groscanon de François Gryphe en 1546.
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Pour un petit vocabulaire du livre, voir les p. 364-378 de La Page de titre à la Renaissance, Jean-François Gilmont et Alexandre Vanaugaerden (éd.), Turnhout, Brepols & Bruxelles, Musée de la Maison d’Érasme, 2008. Harry Carter, A view of early typography up to about 1600, op. cit., p. 98-99.
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• le renouveau de la typographie lyonnaise
en termes d’« élégance », de « richesse » ou de « copie » (d’abondance) que raisonnent les hommes de la Renaissance. Il est essentiel de se présenter à la société sous son meilleur jour et la page imprimée constitue le visage de l’écrivain ou de l’imprimeur. Les concepts, dus au sociologue Erving Goffman, de face (« figure ») ou face-work (« figuration ») s’appliquent aussi bien au livre qu’à la personne – pensons au pendant typographique dont dispose l’anglais par le mot de typeface, l’« œil » du caractère, un élément-clé de la physionomie de la page imprimée. Alors qu’ont lieu d’intenses bouleversements typographiques, nombreux sont les auteurs, les imprimeurs, les libraires ou les éditeurs à s’intéresser vivement au livre et à sa « mise en livre », dont le choix des caractères typographiques constitue un élément essentiel52. La juste compréhension des choix de mise en livre effectués dans une édition nécessite donc une vue d’ensemble de l’éventail des possibilités disponibles à une époque donnée. Le témoignage tardif (1592) de Conrad Berner rappelle ces exigences : la feuille d’échantillonnage de caractères qu’il publie est en effet destinée selon lui « au bénéfice de tous ceux qui utilisent une plume, mais plus spécialement à l’avantage des auteurs de ces imprimeurs, [et] cette feuille leur permettra de choisir la fonte la plus propice à mettre en valeur leur travail »53.
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Un « passeur » particulier : Garamont
Les feuilles aldines de Claude Garamont Hendrik D. L. Vervliet University of Antwerp
Chers collègues in rebus typographicis, Le texte qui suit traite d’un ornement très en vogue dans la typographie du xvie siècle, la feuille aldine. Pour autant que l’on sache, c’est le seul genre d’ornementation dans lequel Garamont s’est engagé. Pris à la lettre, le terme « feuille aldine » est impropre, puisque dans ses propres impressions Alde Manuce n’emploie pas ce signe, qui n’apparait que des décennies après sa première apparition en typographie, sur les reliures postérieures des impressions aldines1. Dans la littérature secondaire on trouvera aussi d’autres termes, tels que « feuille de vigne », « feuille de lierre », « hedera » en latin, ou, dans la terminologie d’Unicode, « cœur floral ».
Les antécédents : de l’épigraphe classique à l’ornement typographique La feuille aldine apparaît comme glyphe dès le début de notre ère dans les inscriptions classiques, où elle fonctionnait comme point ou comme espace. Les manuscrits médiévaux l’emploient comme index ou comme flèche. Au xve siècle, la feuille aldine réapparaît en Italie dans les recueils manuscrits d’inscriptions classiques, que des humanistes tels Flavio Biondo, Ciriaco d’Ancona ou Felice Feliciano aimaient à confectionner, d’abord comme sources sûres d’une historiographie objective, mais aussi pour la qualité du lettrage. Une génération plus tard et de l’autre côté des Alpes, à Augsbourg, dans l’entourage de l’empereur Maximilien Ier, travaillent des humanistes comme Conrad Peutinger et des imprimeurs comme Erhard Ratdolt. Tous deux publièrent en 1505, l’un comme auteur, l’autre comme imprimeur, les Romanae vetustatis fragmenta in Augusta Vindelicorum, un mince infolio de 16 pages imprimées en rouge et noir (et or pour les exemplaires destinés à l’empereur2) reproduisant les inscriptions latines des environs d’Augsbourg. Pour ce recueil, Ratdolt grava une nouvelle série de capitales romaines3, qui incluait trois signes anciens de ponctuation, notamment un triangle et deux feuilles aldines. Dans les premières décennies de son existence comme signe, la feuille aldine fut principalement utilisée dans des ouvrages d’épigraphie latine, mais très vite les imprimeurs en découvrirent les possibilités comme ornement typographique, utilisable dans n’importe quelle sorte de livre
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Anthony Hobson, Renaissance book collecting: Jean Grolier and Diego Hurtado de Mendoza; their books and bindings, Cambridge, Cambridge University Press, 1999, p. 99. Exemplaires à Paris, Vienne et Chicago. 8 mm ; Robert Proctor, An index to early printed books in the British Museum: part 2, MDI-MDXX; Section 1: Germany, London, 1903 (reprint : London, 1954), fig. 2.
360 hendrik d.l. vervliet
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et, horresco referens, même en langue vulgaire ou composé en lettres gothiques4. Dans ce contexte et pour autant que je sache, des imprimeurs amateurs de la « typographie pure » comme Alde Manuce ou Robert I Estienne ne l’ont jamais employée. La feuille aldine connut un succès immédiat en Allemagne : avant 1520 on y dénombre une vingtaine de sortes, pour la plupart des copies assez maladroites des fleurons originaux de Ratdolt. Une copie, d’ailleurs bien dessinée, fut créée en 1517 par Peter Schoeffer le jeune, le fils de l’associé de Gutenberg et Fust. Comme chez Ratdolt la feuille aldine de Schoeffer apparaît en deux versions, l’une à tige courbée, l’autre à tige convolutée. Ce fut la première feuille aldine à connaître une distribution non seulement en pays rhénan, mais dans toute l’Europe, y compris la France ; dans les années 1530 et 1540 on la retrouve à Paris chez Morrhe, à Lyon chez Gryphe et De Tournes – un signe sur le commerce des matrices au début du xvie siècle. La Oxford University Press en conserve une matrice. À Paris en 1520, dix ans avant Morrhe mais trois ans après la première apparition de la feuille aldine de Schoeffer à Bale et Mainz, Pierre Vidoue en possédait une copie, pas trop réussie, que, je suppose, il avait gravée lui-même.
Les créations françaises du xvie siècle À part les signes utilisés dans les manuscrits, tels que les pieds-de-mouche, croix ou astérisques, les premiers fleurons, d’ailleurs non aldins, de la typographie française apparaissent en 1509 dans le Quincuplex Psalterium d’Henri I Estienne. Ce sont des ornements géométriques ou spiralés utilisés comme bouts de lignes. En France, Vidoue fut le premier à employer la feuille aldine, chronologiquement parlant, et non qualitativement. Sa première feuille aldine – il en grava une douzaine – apparaît dès 1520 ; c’est une copie servile de la seconde feuille aldine de Peter Schoeffer, datant de 1517.
Fig. 1 - Une feuille aldine de Peter II Schoeffer (1517) et les imitations parisiennes, respectivement par Vidoue (1520) et Colines (1522 et 1535); Vervliet, Vine leaf ornaments, nos 8, 20, 24 et 91
Nous ne savons pas avec certitude qui grava cette feuille aldine de Vidoue et, dans mon Conspectus, Vidoue ne figurait pas parmi les graveurs, mais parmi les éponymes. Aujourd’hui, après l’étude de ses huit feuilles aldines, s’étalant de 1520 à 1533, je suis enclin à l’admettre parmi les graveurs, quoique de médiocre talent. Ce fut Simon de Colines qui, après quelques essais initiaux, s’engagea dans la conception de fleurons tout à fait nouveaux et originaux – du moins en typographie. Encore plus que ses caractères, ils suggèrent un jeune dessinateur et concepteur extrêmement talentueux chez ce troisième mari de Guyonne Viart, riche veuve de Jean Higman et Henri I Estienne, mère de six enfants.
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Hendrik D. L. Vervliet, Vine leaf ornaments in Renaissance typography, Newcastle (Del.), Oak Knoll Press, 2012, p. 61-63.
Fig. 2 - Les fleurons de Colines, respectivement de 1523 et 1526 ; Vervliet, Vine leaf ornaments, nos 28 et 49
Je ne suis pas sûr que ce soient des fleurons de fonte. Je penche plutôt pour des bois faisant partie intégrante de la première ligne du titre – elle aussi gravée en bois. Les deux autres feuilles aldines de Colines sont d’importance pour Garamont, qui les a utilisées comme modèles et en a fait de nouvelles versions, que j’évoquerai plus loin. La première, la plus grande des deux, date de 15296 et accompagne d’abord la belle série de capitales de Colines – lettre de deux points de Saint-Augustin dans le jargon des typographes7 – et plus tard, dès 1536, le Gros-Canon de Finé, que très provisoirement j’ai attribué à Garamont8 puisqu’il apparaît chez des clients connus de Garamont, tels que Gaultier, Barbé, Mesvière. Vers la fin de sa vie Garamont l’utilisa comme modèle pour le fleuron de son Gros-canon9.
Fig. 3 - Les fleurons «sur le Gros-canon» de Colines de 1529 et Garamont ( c.1560) ; Vervliet, Vine leaf ornaments, nos 56 et 209
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Ibid., nos 28, 49. Ibid., no 56. Hendrik D. L. Vervliet, French Renaissance printing types: a conspectus , London, Bibliographical Society, 2010, no 192. Ibid., no 146 Ibid., no 151
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• les feuilles aldines de garamont
Estimant qu’elles ont directement influencé Garamont, j’aimerais vous présenter ici les feuilles aldines de Colines. Au nombre de six, elles s’étalent de 1522 à 1535. Comme graveur, Colines débute en 1518, sa période féconde commençant en 1525. Je passe sur sa première feuille aldine, qui date de 1522 (voir fig. 1, avant-dernier fleuron) ; c’est une copie quelque peu réduite de la feuille aldine de Schoeffer (1517) , mais elle est mieux dessinée et plus élégante que la copie de Vidoue (1520). Je passe aussi sur sa dernière création, très petite et d’une forme absolument conventionnelle et classique (voir fig. 1, dernier fleuron). En 1523 et 1526, c’est-à-dire dès le début de ce que l’on peut nommer la période féconde de Colines, apparaissent deux grands ornements5 qui sont intéressants non pour Garamont mais parce qu’ils introduisent un nouveau vocabulaire ornemental de la feuille aldine, déployant une exubérance de vrilles et sarments tout à fait inusitée et novatrice, témoignage lointain peut-être de la jeunesse paysanne du graveur. Leur dessin s’éloigne clairement des représentations austères, didactiques, épigraphiques des premières feuilles aldines.
La seconde, plus petite, apparaît dès 1534 et je ne l’ai vue que chez Colines. 362 hendrik d.l. vervliet
• Fig. 4 - Le fleuron de Colines de 1534 ; Vervliet, Vine leaf ornaments, no 87
Elle a été le modèle de deux fleurons de Garamont, sur lesquels je reviendrai après ces quelques mots pour introduire le troisième grand nom du fleuron français, c’est-à-dire Robert Granjon. Il fut un contemporain de Garamont, quoique de quelques années son cadet. Il est surtout connu pour ses combinables de 2, 4, 6, ou 12 pièces – les fleurons de rapport, dans la terminologie de Guillaume Le Bé10 – qui firent fureur dès les années 1560.
Fig. 5 - Un fleuron de quatre pièces de Granjon, gravé vers 1566, dont l’Oxford University Press conserve des matrices reproduites ici individuellement et dans des compositions, respectivement de 2 et 4 pièces
Mais il a aussi gravé des feuilles aldines, dont j’ai dénombré une quinzaine. Voici la première :
Fig. 6 - La première des feuilles aldines de Granjon apparaissant dès 1545 à Poitiers chez les frères Marnef ; Vervliet, Vine leaf ornaments, no 162
et quelques-unes des suivantes, respectivement de 1547, 1555, et de 1564 :
Fig. 7 - Les feuilles aldines de Granjon de 1547, 1555 et 1564 ; Vervliet, Vine leaf ornaments, nos 178, 195 et 208
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Stanley Morison, L'inventaire de la fonderie Le Bé selon la transcription de Jean Pierre Fournier, Paris, André Jammes, 1957, p. 26.
On y remarque une recherche novatrice de formes non classiques : plus que Garamont, Granjon est un inventeur de nouvelles formes graphiques et dans ce sens il surpassa Garamont. Cela confirme une caractérisation déjà ancienne :
Tentative d’identification des feuilles aldines de Claude Garamont Les poinçons et matrices du Musée Plantin-Moretus
Pour aller au plus près de l’œuvre d’un graveur de caractères, l’histoire de la typographie doit se fonder sur ses dessins, ébauches ou poinçons. Des esquisses et dessins de caractères, on n’en connaît pas avant Moxon (1683)12 et les Romains du Roy (1693)13. Il est douteux que l’on en ait préservé de plus anciens. Moxon14 rapporte qu’ils étaient dessinés sur la face du poinçon. Fournier affirme de même : L’acier [du poinçon] étant dressé à la hauteur & largeur que l’on destine à la Vignette, & poli sur la pierre, on dessine dessus, avec la pointe à tracer, la figure que l’on a imaginée ; [...] Le dessein étant tracé, on degrossit l’acier jusqu’aux traits marqués, puis on évide le dedans avec le burin & le ciselet, et on le perfectionne avec la pointe tranchante15.
Il est douteux que pour les alphabets courants, tels que gothiques, romains ou italiques, le graveur eût devant soi ébauches ou dessins, qu’il aurait eu à copier servilement. Bien sûr, ce pourrait être le cas pour les alphabets exotiques ou inconnus du graveur. Le contrat de gravure des Grecs du Roy (1540) décrit la procédure dans des termes généraux : « lesquelz poinssons il [Garamont] sera tenu de tailler soubz la charge, conduicte, jugement et au dyme dudict maistre Ange Vergisson grecq »16. En 1578 un témoignage plus tardif et indirect rapporte que l’helléniste Henri II Estienne, le successeur de Robert I Estienne, aurait précisé en présentant une de ses éditions grecques : « Angelus ... has litteras maiores et minores ... primo pinxerit et scalptoribus praescripserit [Ange a d’abord dessiné et prescrit ces majuscules et minuscules aux graveurs]17 ».
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Hendrik D. L. Vervliet, « Robert Granjon à Rome ; 1578-1589 », Bulletin de l’Institut historique belge à Rome, 38, 1967 (p. 177-231), p. 179. Joseph Moxon, Mechanick exercises on the whole art of printing, 1683-84 (ed. H. Davis & H. Carter), London, Oxford University Press, 1958. André Jammes, La réforme de la typographie royale sous Louis XIV: le Grandjean, Paris, Librairie Paul Jammes, 1961. J. Moxon, Mechanick exercises, op. cit., p. 116. Pierre Simon Fournier, Manuel typographique, Paris, Barbou, 1764-66 (facsimile, commentary and translation, ed. J. Mosley, Darmstadt, Lehrdruckerei Technische Hochschule, 1995), vol. 1, p. 16-17. Annie Parent-Charon, « Les Grecs du roi et l’étude du monde antique », L’art du livre à l’Imprimerie nationale, Paris, Imprimerie Nationale, 1973 (p. 55-67), p. 57-58. Wilhelm Meyer, Henricus Stephanus über die Regii Typi Graeci, Berlin, Weidmannsche Buchhandlung, 1902 (Abhandlungen der kön. Gesellschaft der Wissenschaften zu Göttingen. Philol. Histor. Kl., N.F. 6:2), note 4, p. 4.
• les feuilles aldines de garamont
Si dans l’histoire du caractère typographique les Garamonds représentent la beauté sobre, statique et inaltérable de la Renaissance, les Granjons de leur part ont l’exubérance, le faste, l’assurance magnifique et la technicité parfaite du Baroque11.
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364 hendrik d.l. vervliet
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Les poinçons des Grecs du Roy sont conservés à l’Imprimerie nationale ; quelques-uns de ses Romains le sont à Anvers, dans la collection de Christophe Plantin, lui qui en 1550 se fit inscrire à Anvers comme « natif de Tours ». Dans cette collection se trouvent deux poinçons de feuilles aldines qui sont conservés parmi les poinçons de l’Augustine romaineB de Garamont18, que Plantin racheta à Le Bé en 1562. Au surplus, leurs tiges ont la forme extérieure propre à Garamont. Les deux fleurons apparaissent dès 1551 à Paris, respectivement chez Jean de Roigny ( Joachim Perion, In Porphyrii Institutiones) et Étienne Mesvière (Les cent cinquante psalme). Fig. 8 - Les deux feuilles aldines de Garamont d’après les poinçons conservés au Musée Plantin-Moretus à Anvers ; Vervliet, Vine leaf ornaments, nos 183-184
Leur dessin rappelle la feuille aldine de Colines, datant de 1534.
Fig. 9 - La feuille aldine « sur la Philosophie » de Colines ; Vervliet, Vine leaf ornaments, no 87
Une troisième feuille aldine est conservée au Musée Plantin parmi les matrices du Gros-canon romain de Garamont19.
Fig. 10 - Le fleuron de Garamont «sur le Gros-canon» (c.1560) ; Vervliet, Vine leaf ornaments, no 209
Comme les deux fleurons précédents son dessin rappelle une feuille aldine de Colines.
Fig. 11 - Le fleuron de Colines «sur le Gros-canon» (1529) ; Vervliet, Vine leaf ornaments, no 56
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H. D. L. Vervliet, Conspectus, op. cit., no 97. Ibid., no 151.
365 Fig. 12 - Les fleurons «sur le Gros-canon» de Colines (1529)
Les occurrences bibliographiques
Contrairement aux quatre fleurons précédents, l’attribution à Garamont des feuilles aldines suivantes est hypothétique, très hypothétique. Stylistiquement, elles sont très différentes des fleurons précédents et il n’est pas impossible qu’elles soient de Granjon. Mais, provisoirement, on pourrait les mettre au compte de Garamont parce qu’elles apparaissent chez des imprimeurs parisiens qui de préférence, mais pas exclusivement, employaient les caractères de Garamont.
Fig. 13 - Feuille aldine de Garamont sur le Gros-parangon de 1545 ; Vervliet, Vine leaf ornaments, no 160
Fig. 14 - Feuille aldine de Garamont sur la Palestine de 1545 ; Vervliet, Vine leaf ornaments, no 161
La première apparaît en 1545 chez Jean Loys (François Vergara, De Graecae linguae grammatica) et Jean Barbé (Dominique Jacquinot, De l’usaige de l’astrolabe), en 1546 chez Étienne Mesvière (Philippe de Comynes, chronique et histoire), en 1551 chez Michel de Vascosan (Oronce Fine, Sphaera mundi) et Chrestien Wechel ( Jean Fernel, De abditis rerum causis libri duo), en 1559 chez André Wechel (Pierre de Ronsard, Pax). La seconde, qui est quelque peu plus large (10,5 mm contre 8,3 mm) apparaît aussi en 1545 chez Étienne Roffet dit Le Faulcheur (Boccacio, Decameron), en 1548 chez Jacques Bogard (Testamens) ; en 1551, chez Robert Masselin (Nicole Gilles, Annales et croniques), Michel de Vascosan (Oronce Fine, Sphaera mundi), Chrestien Wechel (Louis Meigret, Reponse) ; en 1554, chez André Wechel ( Jean Fernel, Medicina) et en 1556 chez Martin Le Jeune ( Jean Cinqarbres, De re grammatica Hebraeorum opus). L’argument des occurrences bibliographiques simultanées ou contemporaines est faible et il faudrait une recherche plus approfondie pour établir avec certitude à qui attribuer ces deux fleurons.
les feuilles aldines de garamont
et Garamont (1560) superposés
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Claude Garamont, tributaire de Colines ?
366 hendrik d.l. vervliet
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Sur la foi du mémoire de Guillaume II Le Bé, datant de 1643, on accepte généralement que Garamont fut apprenti-graveur chez Augereau, avant que celui-ci ne fût exécuté pour hérésie en 1534. Par ailleurs les premières fontes attribuables à Garamont datent de 1536, deux ans plus tard20. On pourrait se demander comment il a poursuivi son apprentissage. Garamont lui-même ne donne qu’une vague indication dans la préface de son édition, partagée avec Pierre Gaultier, de David Chambellan, Pia et religiosa meditatio in sanctam Iesu Christi crucem & eius vulnera, 1545 (f. a2). À part des contrats, c’est l’unique écrit qu’il nous ait laissé. S’adressant au dédicataire, Mathieu de Longuejoue, évêque de Soissons, et rappelant la protection que Jean de Gagny, grand aumônier du roi, lui offrit, Garamont précise : « Is quum iudicasset arti librariae nonnihil me ex sculptoria & fusoria cui a puero studuissem afferre ornamenti... [Celui-ci jugeant que je pourrais apporter quelque ornement à l’art de l’imprimerie par la gravure et la fonderie, auxquelles je me suis appliqué depuis mon enfance...] ». « Ex fusoria et sculptoria... a puero... » : ces quelques mots semblent impliquer une formation technique plus qu’artistique, telle celle reçue par Granjon, qui passa par l’orfèvrerie, ou une formation privée, telle celle qu’eut Guillaume Le Bé chez Robert I Estienne. L’étude des fleurons certainement attribuables à Garamont et leur analogie frappante avec ceux de Colines pourraient nous éclairer davantage sur les activités de Garamont après la mort d’Augereau : il apparaît en effet que Colines a été fortement impliqué dans la succession de l’infortuné condamné. Rappelons qu’Augereau avait des contacts avec Colines : 1. L’Eusebius de 153421 est une publication conjointe de Colines et Augereau. 2. Le Nouveau Testament grec de Colines de 153422 sort de l’atelier d’Augereau, étant composé dans le Grec d’Augereau avec des signatures en caractères romains – pratique d’atelier inhabituelle pour Colines, mais normale pour celui d’Augereau. 3. Le corps de l’ouvrage de Foresti, Supplementum, publié en 1535 par Nyverd, Colines et Du Pré23, est composé en caractères d’Augereau, mais les préliminaires utilisent les caractères de Colines24. 4. Déjà en 1531 Augereau avait eu accès – fait exceptionnel – à la fonte grecque, dite Sophocle de Colines pour imprimer le Vergilius de Bocard, 153125. Rappelons aussi les contacts de Colines et Garamont :
20 21 22 23 24 25
Hendrik D. L. Vervliet, The palaeotypography of the French Renaissance, Leiden, 2008, vol. 1, p. 168. [B. Moreau, et al.], Inventaire chronologique des éditions parisiennes du 16e siècle, Paris, 1972-, vol. 4, no 996. Ibid., vol. 4, no 880. Ibid., vol. 4, no 1306. H. D. L. Vervliet, The Palaeotypography, vol. 1, p. 87, no 19 ; vol. 1, p. 166. Ibid., vol. 1, p. 166.
Il y a donc tout lieu de penser qu’après l’exécution d’Augereau, Garamont poursuivit son apprentissage chez Colines.
26 27
H. D. L. Vervliet, Conspectus, no 146. Philippe Renouard, Imprimeurs et libraires parisiens du 16e siècle, vol. 1-5; suppl. 1-4, Paris, 1964-95, vol. 3, p. 33.
367
• les feuilles aldines de garamont
1. En 1536 le nouveau Gros-canon romain, dit de Finé, attribué provisoirement à Garamont26, débute chez Colines – le premier caractère non-colinien dans les casses de Colines. 2. Ce même Gros-canon apparaît chez Barbé et Gaultier, associés de Garamont en 1545-154627. 3. De la présente étude comparative des feuilles aldines de Colines et de Garamont se déduisent une grande similitude et un rapport ostensible de senior à junior.
Les typèmes de Garamont. À propos d'un projet de codage des caractères anciens Jacques André inria, Rennes
Parmi les « passeurs de textes » figurent, à la Renaissance, ces acteurs du livre que sont les imprimeurs-libraires mais aussi les graveurs et fondeurs qui, « passeurs de caractères », ont profondément influencé la langue française au xvie siècle tant sur le plan typo-graphique que linguistique. En français, le mot « caractère » subit une polysémie très forte et deux sens nous concernent plus particulièrement ici, celui des caractères d’imprimerie (parfois appelés types) et celui des caractères utilisés dans le contexte des langues (et qui est suffisamment vague pour que les linguistes euxmêmes aient été obligés de définir d’autres termes). Ces deux visions ont donc donné lieu à deux types de recherches historiques ; ainsi, Hendrik D. L. Vervliet1 a consacré une bonne partie de sa vie à étudier les caractères typographiques de la Renaissance française tandis que Nina Catach, il y a déjà presque cinquante ans, publiait la première grande étude sur l’histoire de l’orthographe française basée sur l’observation des caractères imprimés2. Nous nous proposons ici de définir le concept de typème pour définir ce qui nous paraît être le terrain commun à ces deux visions du mot « caractère » et de l’appliquer à l’œuvre de Claude Garamont, graveur français du xvie siècle3. « Passer des textes » est encore une activité d’aujourd’hui mais les choses ont changé. D’une part, les méthodes ont évolué (bien peu de livres échappent désormais à l’informatique) et il nous est parfois difficile d’assimiler les nouveautés techniques (toutefois il faut reconnaître que les spécialistes des sciences humaines se sont mis très vite à l’informatique comme le prouve, pour ne donner qu’un exemple, la publication précoce d’une revue comme Le Médiéviste et l’ordinateur). D’autre part, alors qu’à la Renaissance la même personne pouvait être à la fois
*
1 2 3
Nous tenons à remercier les personnes qui nous ont aidé et conseillé, en particulier Rémi Jimenes, William Kemp, Trevor Peach, Marc Smith et Hendrik D. L. Vervliet. Merci aussi aux personnes qui nous ont fourni des images et à leurs institutions qui nous ont donné le droit de les reproduire, en l’occurrence Jean-François Vincent (BIU Santé, Paris) et Pierre Meulepas (Musée Plantin-Moretus, Anvers). Hendrik D. L. Vervliet a publié la synthèse de ses travaux dans deux ouvrages récents : Hendrik D. L. Vervliet, The palaeotypography of the French Renaissance: selected papers on sixteenth-century typefaces, Boston, Brill, Leiden, 2008, 2 vol. ; et French Renaissance Printing Types: a Conspectus, London, The Bibliographical Society, 2010. Nina Catach, L’Orthographe française à l’époque de la Renaissance, Genève, Droz, 1968. Il manque toujours une synthèse récente sur la vie de Garamont, que compense toutefois le récent site du Ministère de la culture, [www.garamond.culture.fr/] (Lien consulté le 15/07/2013), très bonne approche de la vie de Garamont dans son contexte typo-graphique et de la pérennité de son œuvre. On consultera aussi Défense et illustration de la typographie française, (actes du colloque Claude Garamond tenu par les Rencontres de Lure à la Bibliothèque nationale), Cahier de Lure, 1996.
370 jacques andré
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auteur, mathématicien et exégète, grammairien et imprimeur voire graveur de poinçons, aujourd’hui les tâches sont réparties et le dialogue n’est pas toujours aisé entre gens de métiers différents. Par ailleurs, les textes de la Renaissance sont devenus des « textes anciens » et posent de nouveaux problèmes du fait justement de leur ancienneté, ne serait-ce, par exemple, que parce que leur forme extérieure, leur forme imprimée en ce qui nous concerne ici, n’est plus immédiatement accessible au lecteur d’aujourd’hui, que ce soit un humain ou un robot, qui ne (re) connaît pas toujours, par exemple, le caractère « ». Il peut donc être intéressant de voir comment on peut « passer des caractères » comme le faisait Garamont voici près de cinq siècles, mais avec les (grâce aux ou malgré les) outils informatiques d’aujourd’hui. Notre approche est celle de notre métier (chercheur en informatique) et nous nous intéressons donc beaucoup plus à la transmission de ces caractères-signifiants qu’aux caractères-signifiés eux-mêmes. Toutefois, conscient de ne pas nous adresser à nos pairs, nous essayerons de ne pas être trop abscons et de toucher un public de personnes pour qui un caractère n’est pas qu’un objet abstrait de linguiste mais existe aussi sous la forme d’un objet matériel concret4 dont la matérialité justement influence la trace écrite. Mais avant d’observer les caractères gravés par Garamont, voici quelques remarques sur le concept de caractère, qui nous permettront de définir le néologisme typème pour préciser la classe des « caractères » qui nous intéressent.
Codages, Unicode et Mufi En informatique, les caractères sont codés5, c’est-à-dire qu’ils sont remplacés par des numéros. Il n’y a qu’au moment d’une impression ou d’un affichage sur écran que ce numéro définit la forme graphique du caractère (forme dépendant de la fonte, de la taille et de la position du caractère, etc.). Divers codages ont été proposés, variant selon le nombre de numéros prévus et les attributions de ces numéros aux caractères. Les plus connus sont le codage Ascii (128 caractères mais pas de lettres accentuées) et celui appelé latin-1 (256 caractères dont des lettres accentuées). Mais on trouve aussi des codages « propriétaires », liés à une marque commerciale comme Microsoft ou Apple, loin d’être complètement compatibles entre eux. Ce concept est transparent : en utilisant un système de traitement de texte, on ne voit pas les codes (ce que l’on voit sur son écran ou son imprimante, c’est l’image graphique associée à un caractère), sauf lorsqu’on veut entrer un caractère en utilisant un menu du type Insertion/caractères spéciaux, où le système propose alors des tables de caractères avec leurs numéros.
4
5
James Mosley rappelait récemment dans son blog [http://typefoundry.blogspot.com/] (Lien consulté le 15/07/2013) la phrase célèbre de Harry Carter, Type is something that you can pick up and hold in your hand, adressée à ces bibliologues tellement occupés par l’étude des marques imprimées vues dans les livres qu’ils finissent par oublier que c’est un objet matériel qui a produit ces marques, influençant ainsi leur aspect final. On trouvera une introduction au concept de codage et l’histoire des codes informatiques dans Jacques André, « Caractères, codage et normalisation – de Chappe à Unicode », Document numérique, spécial Unicode, vol. 6, nº 3-4, 2002, p. 13-49.
Unicode
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8 9 10
La définition officielle n’existe désormais que sous forme électronique (site [www.unicode.org], lien consulté le 15/07/2013). Mais on trouve de nombreux ouvrages pédagogiques, techniques, etc. sous forme papier, dont Patrick Andries, Unicode 5.0 en pratique, Paris, Dunod, 2008. On écrit les numéros Unicode avec 4 chiffres. En fait ce sont des numéros en hexadécimal dont les « chiffres » sont dans l’ordre 0, 1, 2... 9, A, B, C, D, E et F. On a simplement besoin de savoir, par exemple en cherchant un caractère dans une table pour l’insérer dans un texte, que si son numéro est 95A0 alors il vient après 959F (car A>9). Ces définitions sont en anglais. Il en existe une version française qui, bien qu’officielle, est peu employée, hélas. Au cours des révisions successives, le nombre de caractères Unicode augmente. Tout le monde peut proposer de nouveaux caractères, le consortium statuant en dernier recours sur leur intégration. Voir à ce sujet les articles d’Olivier Randier et de Yannis Haralambous dans Unicode, écriture du monde ? s.l.d. Jacques André et Henri Hudrisier, Cachan, Lavoisier, 2012. En fait la vision d’Unicode est cohérente et (assez) précise. Mais il manque alors aux typographes un codage approprié, et nous espérons que le concept de typème défini ci-après pourra remplir ce rôle.
371
• les typèmes de garamont
Soucieuses de pouvoir manipuler par ordinateur tous les caractères du monde de façon normalisée, des sociétés commerciales ont défini le codage Unicode, géré par un consortium. Unicode a vu officiellement le jour en octobre 1991 (version 1.0) et a sans cesse évolué pour en être à la version 6.1.0 (datée de janvier 2012). Unicode6 est un codage de transmission de caractères entre ordinateurs et périphériques (ce n’est pas un logiciel, ni un outil d’édition ou d’impression). Le principe est très simple : on associe à chaque caractère un numéro qui lui est propre (par exemple pour « A » le numéro 00417) et un nom (pour « A » c’est latin capital letter a8). Tous les caractères du monde sont, ou seront9, présents dans Unicode, non seulement géographiquement (on trouve les caractères de toutes les langues, aussi bien européennes qu’orientales ou africaines), que dans le temps (par exemple les oghams celtes ou les hiéroglyphes égyptiens). Leur nombre se compte en centaines de milliers (à cause des caractères des langues orientales) et l’utilisation de tables devient indispensable ! Unicode associe à chaque caractère une série de propriétés, par exemple le sens d’écriture, l’ordre alphabétique pour les tris, etc. Nous utiliserons plus bas l’une d’entre elles : certains caractères peuvent être définis comme la composition de caractères plus élémentaires ; par exemple un « à » peut être défini comme composé d’un « a » et d’un accent grave « ` » au-dessus du « a ». Pour Unicode un « caractère » est un objet abstrait, plutôt linguistique, qu’il distingue très nettement des représentations graphiques concrètes qu’il appelle « glyphes ». Unicode connaît la majuscule latine « A » et considère que les traces imprimées (ou affichées sur écran) des « A » en Palatino ou en Times, en corps 8 ou 12, en italique ou en gras, voire en position supérieure, sont toutes des glyphes du même caractère « A ». C’est assez raisonnable, d’autant que l’on peut manipuler les propriétés graphiques (de taille, style, etc.) à un niveau supérieur (celui du logiciel de traitement de texte par exemple). Mais le problème est que ce principe est poussé à l’extrême, ce qui ne plaît pas à tous les utilisateurs, notamment aux typographes10. C’est ainsi que les ligatures ne sont pas prises en considération par Unicode pour qui les ligatures « fi » et « » ne sont que des variantes « glyphiques» des couples de caractères « f i » et « c t » respectivement. Certaines ligatures, justement comme « fi » (mais pas « »), ont toutefois été introduites dans Unicode (c’est-à-dire qu’un numéro leur est réservé, par exemple FB01 pour « fi ») pour des raisons de compatibilité
372
avec des codages plus anciens11 ; mais ce serait utopique de demander aujourd’hui à Unicode d’accepter la ligature « us » que l’on trouve pourtant parmi les caractères gravés par Garamont, voire dans certaines fontes modernes12. Il faut donc trouver un palliatif.
jacques andré
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MUFI
Des universitaires désirant échanger et éditer des textes médiévaux ont décidé d’utiliser Unicode. Mais ce codage n’offrant pas les caractères indispensables aux médiévistes, ils ont créé un projet, MUFI13, pour proposer au consortium d’ajouter ces codes. Grâce à la pugnacité du groupe Mufi, on trouve désormais dans Unicode des caractères14 tels que « ꝓ » ou « ꝗ ». Mais Mufi désirait aussi faire entrer d’autres caractères qui ne respectent pas la philosophie d’Unicode, notamment les ligatures comme « » et même « ». Ils ont alors utilisé la propriété d’Unicode qui permet de s’approprier certaines plages de numéros dites « à usage privé » : un groupe de personnes au courant peut s’en servir (à condition de disposer des fontes ad hoc) comme si c’étaient des caractères Unicode normaux. La ligature « pp » que nous venons de citer est ainsi définie dans une telle zone (avec le code EED7). Mufi est un projet ouvert ; une base de données (pipeline) contient les propositions de nouveaux caractères qui sont en attente d’inclusion dans Mufi. Aujourd’hui l’ensemble « Unicode + Mufi » permet déjà de coder non seulement des caractères manuscrits médiévaux mais aussi certains des caractères imprimés de la Renaissance (voir par exemple la figure 1 ci-dessous et la figure 8 montrant les caractères de Garamont qui font partie de cet ensemble et ceux qui mériteraient d’y être introduits).
Glyphe
11
Code
Nom officiel
ſ
U+017F
latin small letter long s
ᴁ
U+1D01
latin letter small capital ae
Ↄ
U+2183
roman numeral reversed one hundred
Cette même difficulté à traiter les digrammes se retrouvait déjà dans le codage latin-1 qui connaissait « æ » mais ignorait « œ » (voir Jacques André, « ISO Latin-1, norme de codage des caractères européens ? trois caractères français en sont absents ! », Cahiers GUTenberg no 25, novembre 1996, p. 65-77). Il en reste d’ailleurs des traces dans Unicode pour qui « æ » est la latin small letter ae tandis que « œ » s’appelle latin small ligature oe. 12 Notre souci est justement de vouloir nous servir de caractères qui ont existé naguère de façon usuelle (sans connotation de choix graphique) comme « » et de les coder « comme les autres » dans un texte saisi en Unicode. 13 MUFI : Medieval Unicode Font Initiative. Outre la définition de caractères, ce projet définit aussi des fontes supportant ces nouveaux caractères (la fonte Cardo utilisée ici pour les exemples en fait partie). Voir [www. mufi.info] (Lien consulté le 15/07/2013). 14 Rappelons qu’Unicode ne définit pas les glyphes associés à ces caractères ni même leur « sémantique » : pour Unicode il s’agit, dans les deux exemples qui suivent, respectivement de latin small letter p with stroke through descender et de latin small letter p with flourish, mais il donne toujours un « glyphe recommandé » dans les tables de caractères. Unicode est par ailleurs assez incohérent dans ses notations car il donne tantôt un « nom de caractère » (comme latin capital a) tantôt une description (e with ogonek).
M+EEC5
latin small ligature ct
ffi
U+FB03
latin small ligature ffi
M+EBA7
latin small ligature long s long s i
•
ß
U+00DF
latin small letter sharp s
ǽ
U+01FD
latin small letter ae with acute
M+E476
latin small letter c with ogonek
ę
U+0119
latin small letter e with ogonek
℟
U+211F
response
Ꝝ
U+A75C
latin capital letter rum rotunda
les typèmes de garamont
ꝗ
U+A757
latin small letter q with stroke through descender
M+E8BF
latin small letter q ligated with final et
⸗
U+2E17
double oblique hyphen
¶
U+2761
curved stem paragraph sign ornament
M+F2E6
pharmaceutical dram sign
Fig. 1- Quelques-uns des caractères définis par Unicode (U+) et par MUFI (M+)
Le projet Cassetin
À la fin des années 1990, il nous a été donné de nous occuper de la numérisation de documents anciens et de constater que nombre de caractères imprimés présents dans les livres de la Renaissance étaient absents d’Unicode et même de Mufi. Nous avions alors proposé un projet de création d’un inventaire des caractères manquants, dont la liste aurait été proposée à Unicode/ Mufi ; on espérait aussi dessiner une fonte supportant ces nouveaux caractères ; c’était le projet Cassetin15 qui, hélas, n’a pas vraiment démarré. Voyant que nombre de ces caractères de la Renaissance ne sont toujours ni dans Unicode ni dans Mufi16, il nous semble opportun de le
15
16
Le choix du nom faisait allusion aux cassetins, c’est-à-dire aux cases des casses d’imprimeur. Il y a par exemple une casse pour le Garamond Stempel romain corps~12, une pour le Garamond Stempel italique corps 12, une pour le Garamond Stempel romain corps 16, une pour la Bâtard brisée de Fournier en corps 12, etc. Tous les œils des « A » y sont différents, mais tous les types « A » sont toujours dans le même cassetin. Il y a aussi des cassetins pour des éléments qui ne sont pas des caractères au sens linguistique, comme les ligatures. On trouvera l’essentiel de ce projet dans Jacques André, « The Cassetin Project — Towards an Inventory of Ancient Types and the Related Standardised Encoding », TUGBoat – proceedings of EuroTeX’2003, volume 24, nº 3, 2003, p. 314-318 ; et « Numérisation et codage des caractères de livres anciens », Document numérique, spécial Numérisation et patrimoine, vol. 7, nº 3-4, 2003, p. 127-142. Quelques Français ont proposé, au coup par coup, des extensions à Mufi, qui les a d’ailleurs acceptées en général. Mais il manque cette approche exhaustive que nous désirons prendre.
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reprendre aujourd’hui qu’Unicode est plus répandu. Avant de présenter ce nouveau projet plus en détail, voyons quelques problèmes démontrant son intérêt. 374 jacques andré
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Le pourquoi et les limites d’Unicode et Mufi Prenons quelques exemples concrets.
Édition de textes anciens
L’édition savante de textes anciens (ou non) se fait désormais en utilisant des modèles de documents structurés, dont notamment la TEI (Text Encoding Initiative). Mais à un moment ou l’autre, le texte que l’on manipule doit être saisi dans un certain codage. Unicode semble devenir la règle. En 1568, l’éditeur-imprimeur André Wechel fait imprimer le Traité de la peste d’Ambroise Paré17 en utilisant un romain de Garamont (H. D. L. Vervliet, Conspectus nº 45). Voici plusieurs façons d’« éditer » un court extrait de cet ouvrage (on présente donc ici la vision qu’en a le lecteur, pas la façon dont le texte est codé en interne). La première solution est tout simplement d’en donner une image, comme en figure 2. C’est encore aujourd’hui la meilleure façon pour un paléotypographe18 puisqu’elle préserve l’intégrité de la typographie. Toutefois, manier une image dans un texte n’est pas toujours chose aisée.
Fig. 2 - Extrait du Traicté de la peste d’Ambroise Paré, Wechel, 1568
La seconde solution (fig. 3) est d’en fournir une transcription moderne, intéressante pour des historiens (de la médecine par exemple ici), mais qui ne préserve ni la typographie (cette solution ne convient donc pas aux bibliologues et typographes), ni l’authenticité du texte (elle ne convient donc pas aux philologues, linguistes, etc.). ne sont mortelles. Elles apparaissent communément au troisième ou au quatrième jour, quelques fois plus tard ; souvent aussi, elles ne sont perçues qu’après la mort du malade, car l’ébullition des humeurs faite par la pourriture n’est pas du tout éteinte ; alors,
17 18
Ambroise Paré, Traicté de la Peste, de la petite Verolle et Rougeolle : avec une briefve description de la Lepre, Paris, André Wechel, avec privilège du roy, 1568 [numérisé par BIU Santé]. À condition de donner aussi une mire ou tout autre moyen de mesurer les caractères imprimés : c’est indispensable pour déterminer avec précision leur taille, donnée sans laquelle on ne peut pas les identifier.
la chaleur qui reste, excitée de pourriture, jette des excréments à la peau qui fait sortir les éruptions. Fig. 3 - Transcription moderne de la figure 2
ne sont mortelles. Elles apparoissent communement au troisiesme ou quatriesme iour, & quelques-fois plus tard : aussi souuente fois ne sont apperceües qu’apres la mort du malade, à cause que l’ébullition des humeurs faite par la pourriture n’est du tout esteinte : & partant la chaleur, qui reste, excitee de pourriture iette des excrements au cuir, qui fait sortir les eruptions. Fig. 4 - Transcription de la figure 2 après résolution des ligatures, abréviations, etc.
Enfin, nous proposons (fig. 5) une présentation « imitative », on pourrait dire « plein texte », mais codée en Unicode avec quelques caractères Mufi (sur lesquels nous allons revenir). Cette présentation conserve l’authenticité des caractères19 et celle de la langue employés dans ce livre de Wechel. ne ſont mortelles. Elles apparoient communement au troieſme ou quatrieſme iour , & quelque-fois plus tard : au souuente-fois ne ſont apperceües qu’apres la mort du malade, à cauſe que l’ebulltiõ des humeurs faite par la pourriture n’eſt du tout eſteinte : & partant la chaleur,ꝗ reſte,excitee de pourriture iette des excrements au cuir,qui fait ſortir les eruptiõs.
Fig. 5 - Présentation imitative du texte de la figure 2
Cette figure 5 montre que l’on a bien conservé les s longs (par exemple le « ſ » de ſont), les ligatures « » (ss) , « » (si), « » (ssi) et « ſt » (st) ainsi que les abréviations latines « õ » (on) et « ꝗ » (qui). Ceci est possible parce que nous avons utilisé une fonte spéciale, Cardo, qui est compatible non seulement avec Unicode (qui propose par exemple « ꝗ » et « ſ ») mais aussi avec Mufi (pour les ligatures avec le s long). On voit donc l’intérêt de ces codages.
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Toutefois, puisque nous n’utilisons pas la fonte d’origine, nous ne pouvons pas prétendre conserver la mise en page (notamment la justification des lignes).
• les typèmes de garamont
Une autre solution (fig. 4) est de conserver la langue ancienne, mais dans une graphie d’aujourd’hui. Quoique fréquente, c’est une solution que nous estimons bâtarde.
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Mais si l’on compare les figures 2 et 5, nous voyons que nous n’avons pas pu reproduire correctement le travail de Wechel : il utilise en troisième ligne deux fois un hyphen20 à la place du trait d’union. Ce signe n’existe pas dans la fonte Cardo car il n’est pas défini dans Mufi. C’est donc l’un des buts du projet Cassetin que de proposer à Mufi d’intégrer ce nouveau signe21. Et d’autres bien sûr comme, par exemple, figure 6, l’enclitique que avec accent aigu « q́; ».
OCR et reconnaissance de textes anciens
Depuis quelques années, les logiciels d’OCR ont fait d’énormes progrès et ont des taux de reconnaissance très élevés pour les textes imprimés, même anciens. Le principe est de détecter et d’isoler les caractères puis de traiter chacun comme une image ; il suffit alors de trouver une image ressemblante dans une banque d’images modèles. À chaque image modèle est affectée une information, par exemple le code Unicode du caractère reconnu.
Image de départ
cujus secundum cor electio fuit. Ex utrisque enim patribus Christus. Sicque quaterdenario Transcription manuelle en latin scolastique moderne
cuius ſecundũ cor eleio fuit. Ex vtriſ enim patribꝰ Chriſtus. Sic quaRestitution après OCR fonctionnant en Unicode
Fig. 6 - Extrait de La Postilla de 1545
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Cupule entourée de deux tirets. Nina Catach, (Orthographe, op. cit., p. 33 et 39) a déjà signalé ce signe chez Priscien et Cordier. La solution qui consisterait à dessiner soi-même ce caractère pour une fonte peut bien sûr rendre localement des services, mais est inconcevable dès que l’on veut échanger des fichiers avec d’autres personnes.
Travaux sur des textes codés
L’avantage de cette représentation imitative est de pouvoir travailler sur ce texte (et des bases de données entières) en mode plein texte23 : recherches, comparaisons, etc. Il est alors possible de faire des décomptes, des analyses contextuelles (quand tel auteur ou imprimeur utilise-t-il l’abréviation « q ; » plutôt que « » ?), des études chronologiques (quand apparaît le signe « Œ » ?), etc. Mais encore faut-il que tous les textes que l’on va ainsi étudier aient le même codage pour ces caractères : on n’insistera jamais assez sur l’importance de la normalisation, et donc sur l’intérêt d’une norme la plus complète possible.
Un nouveau projet d’inventaire Le projet que nous avions appelé Cassetin va donc redémarrer, sous un autre nom et dans un contexte plus formel. Sa finalité restera toutefois de dresser un inventaire des caractères d’imprimerie des xve et xvie siècles, de proposer à Mufi ceux qui ne sont pas dans ce codage et, en cas de refus, d’utiliser une private area d’Unicode (propre à notre projet) pour y coder ce que nous appelons désormais ici des typèmes.
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Hugues de Saint-Cher, Domini Hugonis Cardinalis, Postilla seu divina expositio in altos quatuor Evangeliorum apices,... Quinta pars..., Parisiis : excudebat Petrus Galterus pro Ioanne Barbaeo et Claudio Garamentio, 1545. Beaucoup de ces recherches peuvent se faire aussi sur les textes en mode image, à condition que les requêtes soient également normalisées. Comment écrire simplement « trouvez la première occurrence de » ?
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• les typèmes de garamont
Si on fournit à un tel système OCR un extrait de La Postilla22 on obtient à peu près le texte de la figure 6-bas. Unicode connaissant les caractères s-long et l’abréviation latine 9, le texte reconnu est correct. Mais l’OCR bute normalement sur les trois caractères « » « q ; » « q ́; » qui ne font pas partie d’Unicode, et (avec l’aide d’un opérateur compétent) offre alors plusieurs possibilités : la première est de « résoudre » ces ligatures et de les remplacer par les deux caractères « ct » pour la première, et par « q ; », voire par « que », pour les deux autres. Mais cela veut dire se priver de toute étude postérieure sur l’usage des ligatures ou abréviations. On peut aussi utiliser, pour « », une fonte du commerce qui a cette ligature. Mais il faut alors utiliser un numéro de code « propriétaire », et le fichier n’est plus exploitable par des personnes n’ayant pas cette fonte. Enfin, on peut, c’est la solution employée ici, utiliser des entités spéciales, comme celles que nous avons marquées (dans l’esprit TEI) pour bien indiquer qu’il ne s’agit que d’un signe unique et qu’on laisse le choix de la représentation graphique à l’éditeur. Mais là encore, il faut bien faire attention à ne pas utiliser de code personnel, empêchant tout échange avec d’autres logiciels. Et tant qu’à définir un code normalisé, autant que ce soit par le biais d’un codage comme Mufi ! Mais, et c’est la raison pour laquelle nous avons pris cet exemple, le caractère « q ; » n’existe pas encore dans Mufi, d’où l’urgence à faire l’inventaire des signes manquants dans ce codage.
Notion de typème
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On sait qu’Unicode n’est défini que pour la transmission des textes, notamment vers un module de restitution (écran, imprimante, etc.). En revanche, on a souvent l’impression qu’Unicode ne connaît pas la problématique inverse des historiens des textes (paléotypographes, spécialistes de critique génétique, etc.) qui, eux, partent de documents écrits, c’est-à-dire de ce qu’Unicode appelle « glyphes ». Ces historiens sont intéressés prioritairement par les traces imprimées que l’on trouve dans les livres, et en-deçà par les caractères en plomb qui ont servi à imprimer ces livres ; ils préfèrent utiliser un seul codage tant que la nature des « glyphes » ne change pas (passage en italique, changement de style, de corps, de graisse, etc.). On désire donc définir un ensemble d’entités, très proche de celui d’Unicode, mais comportant des « caractères » supplémentaires. A priori le codage de Mufi correspond à nos besoins (à condition donc de compléter ses tables) mais on a l’impression que la philosophie de Mufi rejoint trop celle d’Unicode en ce qui concerne notamment les caractères composés24. Pour éviter toute confusion, il convient d’employer un terme spécifique. Le mot « caractère » est à écarter car Unicode lui donne un sens trop linguistique et, comme on l’a vu, n’inclut pas les ligatures ni les abréviations. Les mots des typographes « type », « sorte » et « œil » ne conviennent pas non plus car ils ne permettent pas de regrouper les allographes ; et ces mots ont déjà une polysémie très forte. Le mot « graphème », outre sa connotation linguistique, n’est pas plus utilisable du fait que les spécialistes l’emploient avec des visions différentes25. Nous proposons alors d’utiliser le néologisme26 typème, mot-valise formé sur « type » et « graphème ». Un typème est l’unité minimale effective entrant dans la composition d’un texte (affiché ou imprimé). On ne tient pas compte, à un premier niveau, des variations géométriques de ces typèmes (variations de taille, d’italique, de style, etc.). Un typème est un caractère Unicode ou une composition de caractères Unicode (comme les ligatures, les petites capitales, les supérieures, les abréviations, etc.). La matérialisation d’un typème est la trace imprimée (ou affichée sur écran) ou le dispositif ayant permis cette impression (ou cet affichage), par exemple l’œil du « caractère en plomb » utilisé ou encore l’algorithme OpenType de rendu de la fonte vectorielle utilisée. Par « minimale » on signifie avoir utilisé un dispositif unique c’est-à-dire, en typographie traditionnelle, un « type » unique. Par exemple dans le texte de la figure 7, le début du mot « fini » a été composé « effectivement » soit avec les deux typèmes « f » ou « F » et « i », soit avec le typème « fi ». Il existe en général de nombreux allographes du même typème ;
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25 26
Notamment donc les abréviations « composées », les ligatures, etc. Mufi dit en effet dans son dernier rapport : « Precomposed characters... should therefore be rendered by Opentype functionality. This means that each glyph must be drawn by the font designer, but that they will be accessed by substitution rules in an Opentype font (otf.), not by specific code points ». (Le point de vue est, comme pour Unicode, celui de l’impression d’un document, pas celui de sa saisie (éventuellement automatique, par OCR notamment)). Même des linguistes pourtant ouverts à l’imprimé comme Jacques Anis (Théories et descriptions, avec la coll. de J.-L. Chiss & C. Puech, Bruxelles, De Boeck, 1988) et Nina Catach (Pour une théorie de la langue écrite, Paris, Éditions du CNRS, 1988) en donnent des définitions qui diffèrent selon l’importance donnée à l’oral. En fait ce mot a déjà été utilisé il y a une cinquantaine d’années, à peu près avec le même sens, par Göram Hammarström, « Type et typème, graphe et graphème », Studia neophilologica, vol. XXXVI, nº 2, 1964, p. 332-340. Signalons que, de son côté, Janusz Bień utilise le mot « textel » : « Facilitating access to digitalized dictionaries in DjVu format », Studia Kognitywne - Études Cognitives, 9, 2009, p 161-170.
ce sont justement les types ou caractères en plomb : au même typème « fi » correspondent par exemple ses trois déclinaisons de la figure 7 (utilisant du Times romain corps 32, du Times romain corps 24 et du Times italique corps 24).
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fini
fini fini fini
Fig. 7 - Dans ce texte il y a un typème « F », un typème « f », trois typèmes « fi », sept typèmes « i » et cinq typèmes « n ». Rappel : « fi » et « fi » sont le même typème.
Domaine de l’inventaire
Dans un premier temps, on fait l’inventaire des typèmes utilisés dans les ouvrages imprimés27 en français ou en latin durant les xve et xvie siècles. Il sera toujours facile de compléter par les rares typèmes utilisés seulement à partir de 1600. L’inventaire des typèmes hébreux, grecs, etc. et l’ouverture aux autres langues européennes relèvent d’une autre compétence et pourraient se faire en collaboration avec d’autres groupes de travail. Notre analyse des caractères gravés par Garamont montre que le nombre des typèmes est « raisonnable », en tout cas fini et dénombrable (mathématiquement parlant) ; il sera possible d’atteindre, sinon l’exhaustivité absolue, du moins la très grande majorité d’entre eux. Cet inventaire restera bien sûr ouvert, comme les autres codages Unicode ou Mufi, à de nouvelles entrées.
Méthodologie
Peu d’ouvrages donnent des inventaires systématiques de « typèmes ». Mais, en ce qui concerne les xve et xvie siècles français, nous disposons heureusement de l’Histoire de l’imprimerie de Claudin28 avec ses très nombreux alphabets relevés dans les incunables, et du Conspectus de Vervliet donnant, pour la Renaissance française, des extraits de nombreuses fontes et des relevés exhaustifs de certains jeux de matrices. D’autres documents29 pourront aussi être analysés en même temps. Pour chaque typème relevé30 dans ces inventaires, il faut alors créer une entrée dans le nôtre en précisant son numéro Unicode ou Mufi, s’il existe, et dans ce cas utiliser une fonte ad hoc pour le représenter, et sinon l’indiquer (avec simplement une image scannée) parmi les typèmes nouveaux. Il sera également utile de donner pour chacun au moins un exemple illustré d’occurrence dans un imprimé, avec les références de ce dernier. Une fois terminées certaines manipulations
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Le traitement des caractères des écritures manuscrites n’est pas exclu a priori. Anatole Claudin, Histoire de l’imprimerie en France au xve et au xvie siècles, 4 tomes, Paris, Imprimerie nationale, 1914. Version numérisée sur le site de l’Enssib. Dommage qu’une troisième synthèse (Guy Bechtel, Catalogue des gothiques français, 1476-1560, Paris, chez l’auteur, 2008) ne donne pas d’inventaire des caractères gothiques effectivement utilisés alors ! Le postulat de base est : à un caractère physique – connu par une trace imprimée ou mieux par une matrice mais en ignorant les variations de style, de taille, etc. – correspond un typème. C’est le choix du compositeur qui compte.
les typèmes de garamont
Fini
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éditoriales (présentation, ordre de classement, index, etc.), cet inventaire sera proposé à la communauté scientifique pour aval et compléments. Les typèmes nouveaux seront alors suggérés aux responsables du projet Mufi et au consortium Unicode.
État du projet
Ce nouveau projet est en cours de démarrage. Ne sont notamment pas encore totalement réglés les problèmes de statut formel (rattachement du projet à une structure universitaire ou de recherche, ouverture à d’autres groupes), techniques (mise en commun de la base de données sous-jacente, dessin d’une fonte de travail ...) ni budgétaires (recherche d’un financement dans le cadre d’un appel d’offres : Communauté européenne, francophonie, etc.). Nous espérons que lorsque les présents actes paraîtront, ces divers points auront été résolus et que le lecteur intéressé pourra trouver les précisions voulues31.
Les typèmes de Garamont Nous avons procédé, à titre expérimental, à l’analyse systématique des typèmes gravés ou plutôt frappés par Garamont. Le choix de ce graveur est basé sur le fait qu’il a vécu à une période où l’on écrivait tant le latin que le français selon plusieurs systèmes (utilisant, ou non, des abréviations latines, des ligatures calligraphiques, mais aussi de nouvelles notations phonétiques comme l’accentuation des voyelles latines à la Priscien ou les nouveaux signes de La Ramée) ce qui a nécessité la taille de nombreux poinçons donnant autant de typèmes. Par ailleurs, et surtout, nous avons préféré Garamont à d’autres graveurs de la Renaissance car on dispose de « mobilier » (pour prendre une expression d’archéologue) donnant à notre étude quelque garantie de quasi-exhaustivité. Il y a en effet deux façons, au demeurant complémentaires, d’étudier les caractères d’un graveur32 : l’analyse du matériel original produit par lui et l’analyse des textes imprimés avec des caractères gravés par lui. Par « matériel », on entend essentiellement les poinçons, les matrices et les caractères fondus, mais aussi les spécimens et registres (ou polices) de caractères, surtout s’ils sont d’époque. Cette première méthode, en général inapplicable aux autres graveurs car leur matériel a été perdu, se trouve particulièrement riche dans le cas de Garamont puisqu’une bonne partie de ses matrices, voire de ses poinçons, a été préservée grâce à l’esprit de collectionneur qui animait Plantin et ses successeurs ! En effet, à la mort de Claude Garamont en 1561, un pourcentage important de son matériel passa aux fonderies de Berner et de Guillaume Ier Le Bé. Ce dernier en vendit peu après une partie à Christophe Plantin
31 Un Projet d’Inventaire des Caractères typographiques Anciens (PICA) est en cours de montage avec les Bibliothèques Virtuelles Humanistes (Tours, CESR). Des réflexions préalables sont actuellement [juin 2012] menées en partenariat avec l’Institut de Recherche sur les Archéomatériaux (Orléans) dans le cadre d’une recherche exploratoire sur la Gestion informatisée des écritures anciennes. Un pointeur vers le site propre à ce projet sera mis en place de façon pérenne dans [http://www.bvh.univ-tours.fr/BaTyr/caracteres/]. 32 Le fait que Garamont était, ou plutôt n’était que, graveur pose un autre problème : il est probable qu’il travaillait sur commande, ce n’était pas lui qui décidait des typèmes à graver. Ce qui explique sans doute que s’il a gravé plusieurs signes de pharmacologie c’est que son client, souvent Wechel, en avait besoin pour imprimer des ouvrages de médecine, comme ceux de Paré. Mais ceci n’enlève rien à notre étude.
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39
Cette collection a été inventoriée par Plantin lui-même : Index characterum: Index siue specimen characterum Christophi Plantini, Anvers, 1567 (facsimilé et introduction par Douglas McMurtrie, New York, 1924). Les inventaires successifs ont été soigneusement étudiés par Mike Parker, K. Melis, H. D. L. Vervliet, « Early inventories of punches, matrices and moulds in the Plantin-Moretus archives », Typographica Plantiniana II - De Gulden Passer, volume 38, 1960, p. 1-139. À la mort de Plantin en 1589, son officine fut reprise par son gendre Jan Moretus (1543-1610) et la firme poursuivit ses activités commerciales – tout en augmentant le fond de sa collection – jusqu’en 1867. En 1876, Edouard Moretus vendit l’imprimerie et tout son matériel à la ville d’Anvers qui en fit le Musée PlantinMoretus (inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO en 2005). Type Specimen Facsimiles, Reproductions of Fifteen Type Specimen Sheets Issued Between the Sixteenth and Eighteenth Centuries, John Dreyfus (ed.), London, Bowes & Bowes, 1963. Reproductions of Christopher Plantin’s Index sive specimen characterum 1567 & Folio specimen of c.1567, together with the Le Bé-Moretus Specimen, c.1599,
with annotations by Hendrik D. L. Vervliet and Harry Carter, London, Boodely Head, 1972. Outre trois caractères douteux, à savoir un grec, un hébreu et un romain. Voir H. D. L. Vervliet, Conspectus, op. cit. p. 452-453. Conservées au Musée Plantin, à savoir (le numéro entre parenthèses indique leur numéro de catalogue) le Gros-romain (MA20a) et le Gros-canon (MA2-3a) de 1549, le Cicéro (MA36a) de 1552, le Petit-texte (MA57) de 1553, le Petit-romain (MA48) de 1555, le Saint-Augustin (MA25a) de 1556, le Petit-parangon (Ma92) de 1557 et le Petit-romain (MA47 et MA79b) d’avant 1562. Il s’agit toujours de caractères romains (Wechel préférait, pour l’italique, ceux de Granjon) de la « seconde taille » de Garamont. Du moins parmi les matrices frappées de son vivant que nous venons de citer dans la note précédente. En effet, on trouve un W et les lettres ramistes J et U qui y ont été ajoutées par Van de Keere en 1571, soit dix ans après la mort de Garamont (voir Parker, Melis et Vervliet, 1960). Nina Catach (Orthographe, figure 14) a reproduit ce jeu de matrices complété et on retrouve cette même planche « erronée » chez Leon Voet, The Golden Compasses. The History of the House of Plantin-Moretus, Amsterdam, Vangendt & Co, 1969-1972.
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• les typèmes de garamont
à Anvers dont la collection33 est devenue le fonds du musée Plantin-Moretus34. À cette collection de matériels, il convient aussi d’ajouter des spécimens de caractères, dont le fameux Specimen de Konrad Berner35 (1592) et surtout le Spécimen de Le Bé Moretus36 (vers 1599), tous deux montrant de nombreux caractères de Garamont. Garamont a gravé37 dix-sept romains, sept italiques, huit grecs et deux hébreux. Neuf de ces caractères sont notamment connus par leurs matrices38. Ces matrices ont été utilisées par le Musée Plantin pour mouler des caractères en plomb avec lesquels a été imprimée une « épreuve » de chacun de ces jeux de caractères. Le Conspectus de Vervliet donne systématiquement une copie (grandeur nature) de ces épreuves. C’est de ces planches que nous sommes partis pour construire l’inventaire des typèmes. Nous sommes conscients des limites de notre étude : nous ne couvrons pas les années précédentes (mais des consultations d’ouvrages imprimés avec la première frappe nous montrent que les typèmes sont les mêmes, à quelques détails près) et les matrices conservées ne garantissent pas qu’on ait toutes les traces des poinçons de Garamont. Par exemple, Wechel, qui a imprimé beaucoup d’ouvrages avec les caractères de Garamont, avait besoin d’un « W » pour écrire son nom en couverture de ses éditions ; or il n’existe aucune matrice de Garamont avec un « W »39, mais il est probable selon Nina Catach, ce que nous a confirmé Hendrik D. L. Vervliet, qu’il ait effectivement demandé à Garamont de graver son « W ». Par ailleurs, certaines matrices offrent des typèmes qu’il est difficile de déterminer tant que l’on n’en a pas vu de trace imprimée dans un contexte réel. Les résultats de notre analyse dépassent nettement en volume le cadre de cet article, mais ils sont disponibles sur demande. Nous nous proposons ici de résumer notre inventaire à partir
d’un cas particulier de jeu de matrices, à savoir le MA20a du Gros-romain de 1549, commenté en tenant compte des inventaires pour les autres jeux (cités en note 38). 382 jacques andré
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Fig. 8 - Le Gros-romain de Garamont d’après les matrices MA20a du Musée Plantin (H. D. L. Vervliet, Conspectus, nº 119) [Collection Musée Plantin-Moretus/Cabinet des Estampes - Patrimoine Mondial de l’UNESCO]. Les typèmes encadrés sont ceux qui ne sont, actuellement, ni dans Unicode ni dans Mufi
La figure 8 montre l’épreuve imprimée au Musée Plantin où nous avons indiqué (en les encadrant) les typèmes de Garamont qui ne sont pas dans Mufi. On voit donc qu’à seize matrices (sur 165 matrices, soit 10 % d’entre elles) ne peut pas être assimilé, aujourd’hui, un code Mufi. Prenons les typèmes ligne par ligne (toutes les matrices suivent cet ordre « canonique »).
Alphabets
Les trois premières lignes donnent l’alphabet normal, avec s-long (« ſ », présent dans Unicode) mais sans lettres ramistes (« J » et « U ») ni « W ». Avec ces lettres, nous classons les lettres doubles « Æ », « Œ », et les minuscules « æ » et « œ ». À noter la présence du « æ » petite capitale. Garamont a gravé un « Œ » qui pourrait être la première capitale jamais gravée pour ce signe40.
Typèmes alphabétiques
C’est dans les autres lignes que se trouvent les caractères typiques du milieu du xvie siècle. Nous donnons dans le tableau de la figure 9 les typèmes de la figure 8, mais complétés par ceux des autres jeux de matrices ; par ailleurs, nous les ventilons dans les trois colonnes en fonction de l’existence de ces typèmes dans Unicode ou Mufi, et indiquons ceux qui n’y sont pas et devront donc faire l’objet d’une demande d’insertion. Dans ce tableau, les glyphes de nos typèmes sont ceux de la fonte Cardo lorsqu’ils existent, sinon ce sont des scans de typèmes de Garamont.
40
Alors que la minuscule « œ » existe depuis le xvie siècle, la présence exceptionnelle d’une matrice Œ dans le Gros-canon de 1549 montre que Garamont est sans doute un précurseur, les titres comme LES ŒUVRES se composant alors « LES OEVVRES » ou « L E S OE V V R E S ». Il faut attendre 1582 pour trouver un Œ dans un titre imprimé (édition des ŒUVRES de Tacite par L’Angelier : reproduction dans Jean Balsamo et Michel Simonin, Abel L’Angelier et Françoise de Louvain (1574-1620) : Suivi du Catalogue des ouvrages publiés par Abel L’Angelier (1574-1610) et la Veuve L’Angelier (1610-1620), Genève, Droz, 2002). Merci à Trevor Peach pour ces informations.
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Recommandées par Érasme et Priscien, ces nouvelles notations ont été utilisées par Tory (1523), Colines (1525), Estienne (1526), etc. Voir N. Catach, Orthographe, op. cit., p. 31 et 39. Mais leur usage ne semble pas très fréquent (nous ne connaissons pas non plus d’inventaire des caractères des éditions latines des années 1500-1550) et nous n’avons trouvé des fontes ayant systématiquement ces accents qu’après 1540 (Granjon, Garamont, Haultin, etc.) Il est donc intéressant que Garamont les ait gravés. C’est une autre graphie de la diphtongue latine « æ » récupérée ensuite en français (N. Catach, Orthographe, op. cit., p. 76). Ce signe restera dans les casses françaises jusqu’à celle de Fertel (1723), mais n’apparaît plus dans celle de l’Encyclopédie de Diderot quelques années plus tard. Ce caractère est dans Unicode sous le nom polonais de « e ogonek », c’est sans doute la raison pour laquelle Mufi lui donne aussi un numéro différent. On trouve par exemple des « ä » et « ë » dans le De medicamentorum d’Actuarius (1539, f. 2v et 37r), ouvrage composé avec le Petit-romain de Garamond. N. Catach, Orthographe, op. cit., p. 39. Ces deux lettres n’apparaissent que dans le jeu des matrices du Petit-romain d’avant 1562 (Conspectus, nº 45). Le e-barré (il semble d’ailleurs que la matrice ait été produite par la frappe du poinçon de la barre oblique et du poinçon du... « c ») utilisé par Marot pour le e-sourd final ; et le e à crochet « e’ » utilisé par La Ramée dans sa Grammaire, Wechel, 1572. Mais William Kemp et Guillaume Berthon (voir « Le renouveau de la typographie lyonnaise, romaine et italique, pendant les années 1540 », Gens du Livre & gens de lettres à la Renaissance – ces actes – , p. 341 dans ce volume) ont découvert que les occurrences imprimées du caractère « e’ » par Neobar pour le texte de Willem van Branteghem, La Vie de Nostre Seigneur Jesus Christ, Paris, Conrad Neobar, 1540 sont en Petit-romain de Garamont (de 1537, H. D. L. Vervliet, Conspectus, no. 39) et que c’est lui qui le premier a gravé ce caractère. Voir l’annexe à la fin de notre article. N. Catach, Orthographe, op. cit., p. 43. Ces abréviations, très en usage dans les manuscrits médiévaux notamment, ont fait l’objet de nombreux inventaires dont par exemple ceux d’Alphonse Chassant (Dictionnaire des abréviations latines et françaises..., Paris, Jules Martin, 1893), Adriano Cappelli (Lexicon abbreviaturarum : dizionario di abbreviature latine ed italiane, Milan, Hoepli, 1899) ou Marc Smith (Dictionnaire des abréviations françaises, xii-xviiie siècles, Paris, Thélème/École des Chartes, 2010 [version numérisée sur le site de Thélème]). Mais, jusque plus ample informé, on ne trouve pas d’inventaire des types d’imprimerie représentant ces abréviations. Leur nombre étant très limité, et leurs glyphes très peu variables au contraire des signes manuscrits, un tel inventaire sera bien plus court (et par là plus facile à consulter) que celui de Capelli. Nous tenons à remercier Marc Smith pour ses corrections et explications. Sous forme d’un double tilde. À cette série, il faudrait ajouter le « a » et le « g » avec a-suscrit que nous plaçons plus loin, comme dans les matrices du Musée Plantin, du fait de leur usage spécifique en médecine. On peut se demander si les autres (qui signifient respectivement infra pour « j », una/prima pour « .j. », summa pour « s » et peut-être decima pour « x ») ne seraient pas présents dans ces jeux de matrices pour imprimer des ouvrages scientifiques.
383
• les typèmes de garamont
La quatrième ligne de la figure 8 montre les ligatures de ce jeu de matrices ; Garamont en a gravé quelques autres (première ligne du tableau de la figure 9). Le nombre de ces ligatures est légèrement plus important chez Granjon et surtout chez Estienne (et bien sûr chez Arrighi). La fin de cette quatrième ligne montre les signes responsum (réponse « ℟ »), versiculus (verset « ℣ ») et la finale latine « ꝰ » pour us ; on verra ci-après le signe rum qui sert à la Renaissance pour Prenez au début des préparations en pharmacologie. Les cinquième et sixième lignes montrent, par ordre alphabétique, un mélange d’abréviations latines et de voyelles ou consonnes avec diacritiques. Globalement, on trouve les voyelles qui servaient à la nouvelle accentuation latine41, celles avec signes de cantilation, le e-cédillé (« ę ») des textes latins42 ; enfin les « nouvelles lettres françaises » : les voyelles avec tréma, utilisé parfois en latin43 puis dans les textes français depuis 1532 grâce à Sylvius44, deux « e » de la nouvelle orthographe45 et enfin la cédille d’origine espagnole introduite en français par Tory46. Nous distinguons ensuite les lettres usuelles avec tilde puis les abréviations latines alors courantes dans les textes latins imprimés47 ; nous mettons à part la série avec un « a suscrit »48.
384 jacques andré
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Nature des caractères
Existant dans Unicode
Existant dans Mufi
Digrammes ligatures
&ffffifflfifl ijßst
ſt
Signes conventionnels
℟℣ꝰꝜꝝ
Voyelles + acutus
Áéíóúǽ
grauis
Àèìòù
circumflexus
âêîôû
longa syllaba
āēīōū
breuis syllaba autres
ăĕĭŏŭ ę
Voyelles + tréma
Äëï
Nouvelles lettres fr.
Ç
Lettres avec titulus
ãẽĩñõũ
À proposer
ü
Abréviations avec a suscrit Abréviations latines
Đ ł ꝑ ꝓ
Fig. 9 - Inventaire des typèmes composés (à base de lettres) gravés par Garamont
La figure 10 montre une série de typèmes tout à fait particuliers dans les fontes de Garamont car ils apparaissent uniquement dans le Petit-parangon de 1557 (H. D. L. Vervliet, Conspectus nº 128). On y trouve en effet une série de ligatures de consonnes avec une apostrophe (la ligature s-long + apostrophe n’étant toutefois pas spécifique à cette fonte) et de voyelles ou consonnes surmontées d’une apostrophe suscrite, placée soit à gauche soit à droite de ce signe). La totalité de ces signes est complètement inconnue tant de Mufi que d’Unicode. C’est le second jeu de matrices acheté par Plantin mais qu’il n’a pas employé lui-même ; toutefois cette fonte est utilisée dans le Spécimen de Le Bé-Moretus dont nous donnons en figure 11 un extrait49. On trouve en revanche de telles apostrophes gravées par Granjon chez De Tournes50.
49 50
Nous y avons matérialisé les bords des trois types spéciaux en nous basant sur les matrices réelles du Musée Plantin (les accents sont vraiment au-dessus les lettres concernées et non entre les lettres). William Kemp a montré lors de sa communication « De Guillaume Le Roy et Mathias Huss à Robert Granjon et Claude Garamont : vers une standardisation de la typographie à Lyon, 1475-1560 » une page des Erreurs amoureuses de Pontus de Tyard (Lyon, Jean de Tournes, 1549) où se trouvaient des voyelles avec apostrophes suscrites (non reprise ici, mais voir p. 341 note 1). Depuis, nous avons repéré plus d’une centaine de livres composés (de 1548 à 1606) avec de telles apostrophes, dont une grande majorité imprimés par de Tournes avec des caractères de
Ligaturées
Suscrites
préfixées
postfixées
385
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ou suscrites de Garamont.
Fig. 11 - Extrait du Spécimen de Le Bé-Moretus (vers 1599) montrant l’usage de signes avec apostrophe suscrite. Extrait de Vervliet, Conspectus, fig. 128a.[Collection Musée Plantin-Moretus/Cabinet des Estampes - Patrimoine Mondial de l’UNESCO]
Typèmes non alphabétiques
Nous regroupons en figure 12 les typèmes des deux dernières lignes de la figure 8 auxquels nous rajoutons ceux trouvés dans d’autres jeux de matrices de Garamont. Pour l’apostrophe51, nous jugeons utile de montrer que l’on trouve parfois deux apostrophes dans le même jeu de matrices : celle normale d’aujourd’hui, et une autre plus ronde et souvent plus basse, peut-être héritée de l’apocope. Garamont propose aussi un crochet bouclé ressemblant aux crochets internes de Dolet52. Les guillemets ont une forme ancienne très arrondie. On retrouve encore la division double et l’hyphen. Les accents « flottants » jouent le même rôle que les diacritiques combinatoires d’Unicode et correspondent, chez Garamont, à des poinçons utilisés pour frapper des lettres accentuées53. Parmi les divers marqueurs (utilisés généralement pour des renvois aux notes, gloses, etc.) on trouve un obèle (premier typème « à proposer ») avec sa représentation ancienne d’arc ou flèche54. Le signe monétaire sestertius se trouve dans les matrices du Petitromain de 1555 (Conspectus, nº 43). Les sept signes de médecine (ou pharmacopée), dont ana et grana (« chacun » et « grains ») apparaissent souvent ensemble, et perdurent ainsi au moins jusqu’à la fin du xixe siècle. Enfin, on ne trouve que trois ornements chez Garamont55.
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Granjon. Nous en avons aussi noté dans des manuscrits et dans des livres calligraphiés en taille-douce. Ce système d’apostrophes relève d’une logique rigoureuse que nous décrirons dans une publication à venir. Rappelons que nous ne comprenons pas qu’Unicode ait déplacé le numéro de l’« apostrophe » dans une position très défavorisante en UTF-8 pour le français où elle est particulièrement importante ; voir Jacques André, « Funeste destinée – l’apostrophe détournée », Graphê, no 39, mars 2008, p. 2-11. Étienne Dolet, La manière de bien traduire d’une langue en aultre…, Lyon, E. Dolet, 1540, p. 21. On trouve le crochet fermant dans le jeu de matrices MA20d (N. Catach, Orthographe, op. cit., p. 213). On liait le poinçon de la lettre et celui de l’accent et on ne frappait que d’un coup les deux ensemble. Cette technique est décrite longuement dans Pierre-Simon Fournier, Manuel typographique, Paris, imprimé par l’auteur, 1764. Malcolm B. Parkes, Pause and effect: an introduction to the history of punctuation in the West, Hants, Scolar Press, 1992, p. 173. Voir H. D. L. Vervliet, « Les feuilles aldines de Claude Garamont », (p. 359 dans ce volume), 2012 et Vine Leaf Ornaments in Renaissance Typography: A Survey, New Castle (Del.), Oak Knoll/HES & De Graat, 2012. Ces ornements devraient faire partie de notre codage et aider ainsi à la constitution des bases de données de ces signes.
les typèmes de garamont
Fig. 10 - Lettres avec apostrophes ligaturées
386 jacques andré
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Nature des caractères
Existant dans Unicode
Chiffres
1234567890
Ponctuation, apostrophes
.,;:!?’
Parenthèses et guillemets
([ „
Tirets
‐–_ ⸗
Accents flottants Marqueurs
Signes monétaires et de médecine
́ ̀ ̎ ̄̆ ͝
Existant dans Mufi
À proposer
͂
* ★ ✴ ▶ ‖ § ¶☩ † ‡
℔℥℈Ꝝ
Ornements
Fig. 12 - Typèmes non alphabétiques gravés par Garamont.
Conclusion Garamont a travaillé avec environ 220 typèmes français (ce qui correspond à beaucoup plus de poinçons puisque nous ne tenons pas compte des corps, styles, etc.). Sans renier la qualité typographique indéniable de son œuvre, Nina Catach fait remarquer que Garamont ne semble pas avoir joué un rôle important dans l’histoire de l’orthographe française56. Même si elles étaient plutôt présentes pour être employées dans des textes latins, on trouve toutes les voyelles accentuées françaises d’aujourd’hui ; seules les capitales « U », « J » et « W » manquent. Sans doute aucun éditeur ne les lui avait commandées avant sa mort (mais peu après que Garamont est décédé, Wechel en fait rajouter à ses matrices). Graveur, Garamont « passait » les caractères qu’on lui commandait, et probablement lui commandait-on des choses classiques. Mais on ne peut que remarquer aussi la présence de certains signes nouveaux comme le « Œ » capital ou les voyelles expérimentales avec apostrophe suscrite ; de même on note que dans ses dernières créations, le nombre d’abréviations latines est quasi nul.
56
N. Catach, Orthographe, op. cit., p. 215.
57
Voire de plusieurs avec des styles différents (gothique, bâtarde, bembo, etc.), mais il est indispensable que ce soit une fonte de qualité ; voir notamment Marc Smith, « Du manuscrit à la typographie numérique : présent et avenir des écritures anciennes », Gazette du livre médiéval, nº 52-53, 2008, p. 51-78.
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• les typèmes de garamont
On remarque que sur les 220 typèmes recensés, environ une cinquantaine ne sont pas connus du codage Mufi (ni à plus forte raison d’Unicode). On peut certes discuter sur certains d’entre eux ; néanmoins nous pensons avoir montré non seulement l’utilité mais la nécessité de demander à ces consortiums responsables de codages de prendre en considération ces typèmes français. Et nous espérons que nos collègues historiens de l’écrit participeront à ce projet d’inventaire étendu aux xve et xvie siècles, ce qui ne peut être le fait d’une personne isolée, surtout si nous voulons accompagner cet inventaire d’une fonte57 qui propose ces typèmes.
Annexe : Garamont, auteur de la première occurrence du « e à crochet » (en collaboration avec William Kemp et Guillaume Berthon) 388 jacques andré
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Nina Catach58 signale que le premier usage dans un texte imprimé du e-à-crochet « e’ »(é-accentué final) qu’elle connaisse « semble dater de C. Neobar (1540, Vie de Nostre Seigneur I. C.) ». William Kemp et Guillaume Berthon59 ont découvert d’une part que cet ouvrage a été composé avec un caractère de Garamont et d’autre part qu’il contient une sorte d’acte de naissance de ce caractère « e’ », faisant alors de Garamont le premier graveur de ce signe. Voici quelques détails. Le livre en question est celui de Willem van Branteghem, La Vie de Nostre Seigneur Jesus Christ, Paris, Conrad Neobar, 1540. Le Renouard consacre un chapitre à Neobar et quelques pages à cet ouvrage60. Il s’agit de la première version française du livre du chartreux flamand Guillaume de Branteghem, livre qui fut condamné par la Sorbonne en 1543 à cause de certaines prières « insérées dans le texte ». Selon Renouard, Neobar choisit ce premier texte en français pour proposer une réforme du e français en « e », « e’ » et « ». Nina Catach propose pour origine au e-à-crochet l’écriture humanistique, ce qui explique l’allure calligraphique du type (fig. 14-gauche). Dans cette Vie, Neobar utilise donc systématiquement le « e’ » dans tous les types de finales (« e’ », « e’s » « e’e », « e’es »). Ainsi, dès le grand titre, voit-on « propheties de toute l’anne’e chante’es en la Mee ». Mais Neobar annonce aussi, dans le « Au lecteur » (f. aaiii), le pourquoi de son invention (fig. 13).
Fig. 13 - Extrait de La Vie de Nostre Seigneur Jesus Christ, Paris, Conrad Neobar, 1540. Présentation « imitative » en MUFI (fonte Cardo) non corrigée61
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N. Catach, L’Orthographe, op. cit., p. 84. William Kemp et Guillaume Berthon, « Le renouveau de la typographie lyonnaise, romaine et italique, pendant les années 1540 », p. 341-355 dans ce volume. Philippe Renouard et al., « Neobar (Conrad) », dans Imprimeurs & libraires parisiens du xvie siècle, t. V, Paris, Travaux historiques de la Ville de Paris, 1991, p. 82-115 (pour La vie... voir p. 102-104). William Kemp signale une erreur de composition dans le texte original : en ligne 2, il est imprimé « nostre’ » au lieu de « nostr ».
Fig. 14 - (gauche) Le e-à-crochet de Garamont, tel qu’utilisé en 1540 par Neobar. agrandi (la mire, à droite, indique 2 mm) (droite) Matrice du e-à-crochet du Gros-romain de Garamont de la frappe MA20 conservée au Musée Plantin-Moretus, Anvers
Rappelons enfin que ce caractère n’existe pas, aujourd’hui, dans MUFI.
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Il s’agit du Petit-romain de 1537 (H. D. L. Vervliet, Conspectus, nº 39). En effet, Garamont avait vendu une frappe de cette fonte pour cet Actuarius (Annie Parent-Charon, Les métiers du livre à Paris au xvie siècle, Genève, Droz, 1974, p. 70). Sur l’exemplaire à la BnF, notamment en utilisant la méthode métrique de Vervliet (Conspectus, p. 51 sqq).
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• les typèmes de garamont
Il ne fait alors plus de doute que Neobar est bien l’« inventeur » de ce signe en typographie. Mais qui a gravé les caractères correspondants ? On sait que Neobar a publié en 1539 le De medicamentorum d’Actuarius en utilisant le Petit-romain de Garamont62. Guillaume Berthon a vérifié63 : les caractères utilisés par Neobar pour la Vie de Nostre Seigneur de 1540 sont bien du Petit-Romain [R 67] de Garamont. C’est donc bien Garamont qui le premier a gravé un tel caractère, ou du moins frappé ce caractère. En effet, il est probable que, tout comme cela se faisait (et se fait encore) pour les lettres accentuées, la frappe se soit faite à l’aide de deux poinçons : l’un pour le « e », l’autre pour le crochet. L’agrandissement de la figure 14-gauche montre bien qu’il s’agit d’un type unique « e », et non de deux qui auraient été mis côte à côte à la composition. Nous avons déjà signalé, notamment en figure 8 et en note 45, que Garamont avait frappé un « e’ » dans son Gros-romain d’avant 1562 (H. D. L. Vervliet, Conspectus, nº 119). Le Musée Plantin-Moretus dispose encore de la matrice correspondante (fig. 14-droite), elle aussi sans le moindre doute frappée avec deux poinçons.
Descendances, copies, émules, ersatz, disciples, plagiaires, successeurs* Matthieu Cortat Musée de l'imprimerie, Lyon
Le nom de Garamont est l’un des rares (avec Times, Arial, Helvetica,…) à être largement connu par les lecteurs contemporains, ceux que la typographie n’intéresse pas particulièrement mais qui composent toutefois régulièrement des textes sur leurs ordinateurs. Pour beaucoup d’entre eux, c’est même un style identifiable : classique, sobre, élégant et prestigieux. Traditionaliste, aussi. Si le Times est le caractère « par défaut », le Garamond est celui des contenus sérieux, travaillés. Classique et fonctionnel, il est surtout choisi pour la valeur littéraire qu’il connote et véhicule. On n’utilise toutefois pas du Garamond dans n’importe quelle circonstance, car son autorité peut aussi passer pour de l’affectation, de la prétention. Rares sont ceux qui aujourd’hui lisent des imprimés des xvie, xviie et xviiie siècles, composés avec des types de Claude Garamont. Les « Garamond »1 que l’on trouve dans nos publications contemporaines sont des revivals2 du xixe et, surtout, du xxe siècle. Ils appartiennent à l’histoire industrielle de Garamont. Dans l’histoire de la typographie, les caractères « Garamond » sont probablement ceux qui ont été le plus copiés, imités, plagiés à travers les siècles. Rares sont les concepteurs de caractères, de quelque époque que ce soit, qui ne se sont pas intéressés à la Garalde3 à un moment ou l’autre de leur carrière. Avec la quantité de polices de caractères sans précédent que le numérique a mises à disposition du public depuis quelques décennies, les dessinateurs contemporains qui se lancent dans un revival se doivent de documenter leur travail, de citer leurs sources, de reproduire les spécimens d’époque dont ils veulent procurer des copies exactes4. Un profond respect entoure le nom de
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Cette brève présentation des différents revivals de Garamond ne montre qu’une petite parcelle de ce vaste continent. Des Garaldes majeures n’ont pas été ici présentées comme les Garamond Ludlow, Ollière, Simoncini, Berthold, Classico, Font Bureau, GLC, Tyma, les Granjon Linotype, Garaldus Nebiolo, Augereau,… Selon l’usage généralement admis de nos jours chez les graphistes et historiens, l’orthographe « Garamont » désignera dans ce texte le personnage de Claude Garamont, « Garamond » s’appliquant à son œuvre. Le terme anglais revival n’a pas de traduction vraiment satisfaisante en français. « Réinterprétation » met trop en avant la personnalité du créateur ; « renaissance » renvoie à bien d’autres connotations… Un revival est la reproduction d’un caractère par un dessinateur de caractères d’une période ultérieure. Souvent, cette opération consiste aussi à l’adapter à une nouvelle technique de composition ou d’impression. Dans tous les cas, il importe surtout d’en trouver l’essence et d’en donner une interprétation – forcément – personnelle, mais aussi juste que possible. Il serait en effet préférable de parler de Garalde, contraction des noms de Claude Garamont et Alde Manuce. Ce terme est utilisé dans la classification Vox-ATypI pour désigner le style de caractère apparu durant la Renaissance française, et qui va dominer la typographie européenne jusqu’au xviiie siècle. C’est le cas, exemplaire, du très fidèle Adobe Garamond de Robert Slimbach (1989).
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Garamont, particulièrement dans le domaine du livre, où il règne très largement dans le roman contemporain5, et dans les écoles d’art où ce type de lettres est souvent présenté comme le parangon de la typographie française (oubliant au passage l’œuvre monumentale de la dynastie Didot). Ersatz du xixe siècle ou créations numériques contemporaines, la plupart des revivals de Garamond se situent dans cette optique révérencieuse. Humbles disciples, ils couvrent le modèle original d’éloges – tout à fait mérités –, avec une modestie excessive, comme si l’on ne pouvait imaginer faire mieux que Claude Garamont (fig. 1).
Fig. 1 - Le Garamond de la Fonderie Typographique Française n’a de Garamond
que le nom. Massif, fruste, ses pleins et déliés sont peu marqués, ses empattements lourds. Il possède un grand œil (les capitales ne sont guère plus grandes que les bas de casse), ce qui plaque inélégamment les accents sur les lettres. Son tracé est robuste et peut très bien convenir à un caractère de labeur « de tous les jours », mais ne rappelle que lointainement la finesse des types de Garamont. Album d’alphabets pour la pratique du croquis-calque, Paris, Fonderie Typographique Française, s.d.
Renouveau elzévirien L’évolution de la forme des caractères typographiques romains est relativement linéaire jusqu’au début du xixe siècle, les catalogues de fonderies consistant majoritairement en caractères de labeur, pour le texte courant. Les types Didot, construits, rationnels, géométriques, sont l’aboutissement de cette évolution. Ils règnent alors sans partage sur la typographie du livre « romantique », les types plus anciens tels que ceux de Garamont étant passés de mode. En 1846, l’imprimeur lyonnais Louis Perrin fait graver, pour une édition des Inscriptions antiques de Lyon d’Alphonse de Boissieu (fig. 2), une série de capitales baptisées Augustales (ou Augustaux). Elles seront complétées par la suite d’une série de bas-de-casse (fig. 3), gravés et
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Le Garamond de la fonderie Deberny & Peignot (Georges Peignot et Henri Parmentier, 1926) est l’emblème de la « Bibliothèque de la Pléiade » des éditions Gallimard depuis sa création en 1931. Les éditions P.O.L et Allia privilégient le Plantin Monotype (Franck Hinman Pierpont, 1913). Le Garamond nº 3 (Morris Fuller Benton, American Type Founders, 1917-1936) marque la collection « Cosaques » des éditions Cent-pages, et l’on trouve du Garamond chez tous les éditeurs contemporains, sans exception.
Fig. 2 - Les capitales des Augustaux. Alphonse de Boissieu, Inscriptions antiques de Lyon reproduites d’après les monuments ou recueillies dans les auteurs, Lyon, Louis Perrin, 1846-1854
Fig. 3 - Caractères Augustaux de Louis Perrin. Dans leurs références constantes au xvie et xviie siècles, les partisans du Renouveau elzévirien n’hésitaient pas à utiliser des archaïsmes typographiques comme les s longs. Malgré tous leurs efforts, ce type de page apparaît au premier coup d’œil comme datant du xixe siècle. Édouard Delessert, Le chemin de Rome, s’il vous plait ?, Lyon, Louis Perrin, 1860
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fondus par Francisque Rey. Certains corps de bas-de-casse et la quasi-totalité des italiques de ce caractère provenaient, quant à eux, du fonds de Marquet, prédécesseur de Rey6. Vers 1856, à Paris, le libraire Pierre Jannet, suivant l’impulsion lancée par Perrin, dessine luimême des caractères romains anciens pour sa « Bibliothèque elzévirienne ». Et en 1858, Théophile Beaudoire, directeur de la Fonderie générale, propose aux imprimeurs un romain, baptisé Elzévir (en référence aux ouvrages publiés au xviie siècle par la famille néerlandaise Elzevier). Ce mouvement du « Renouveau elzévirien » va s’étendre sur la seconde moitié du xixe siècle. La création typographique se tournera désormais régulièrement vers le passé pour chercher des formes à remettre au goût du jour. La citation historiciste fait ainsi son apparition dans le domaine de la lettre d’imprimerie, parfois pour le meilleur, souvent pour le pire. Dans un premier temps, les caractères de Claude Garamont, ni assez anciens, ni « gothiques », ni exotiques, trop équilibrés pour l’exubérance typographique du xixe siècle, échappent à ce mouvement. Mais ce retour aux Anciens tend toutefois à leur donner un prestige quasi universel.
Composition manuelle Le premier revival de Garamond produit industriellement et commercialisé sur une vaste échelle est une création américaine. En 1917, les American Type Founders, un conglomérat de fonderies de caractères, présentent leur Garamond (fig. 4), œuvre de Morris Fuller Benton et Thomas Maitland Cleland. Bien que conçu initialement pour un usage dans le prestigieux domaine du livre, il rencontrera le succès dans la publicité. Le Garamond de la fonderie Deberny & Peignot (fig. 5) va devenir quant à lui la Garalde de référence, en France, pendant plusieurs décennies. Gravé à partir de 1914 par Henri Parmentier sur les indications de Georges Peignot, directeur de la fonderie éponyme, il ne sortira qu’en 1926. La volonté de ses créateurs est d’adapter la forme du Garamond aux conditions d’impression modernes, sur un papier à base de bois, bien différent du papier chiffon du xvie siècle. Ces deux Garamond se basent sur celui de l’Imprimerie nationale7, et donc sur des types originaux qui n’ont pas été gravés par Claude Garamont, mais par Jean Jannon, un siècle plus tard. Avant que le doute ne soit levé sur la paternité des modèles originaux8, ce modèle va servir à de nombreuses interprétations de « Garamond ». On a donc aujourd’hui deux « familles » de Garamond, selon qu’elles puisent à l’Imprimerie nationale ou du côté du spécimen Egenolff-
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Voir René Ponot, Louis Perrin et l’énigme des Augustaux, Paris, Éditions des Cendres, 1998, ainsi que JeanBaptiste Monfalcon, Étude sur Louis Perrin, imprimeur lyonnais, Paris, Éditions des Cendres, 1994. À l’occasion de l’Exposition universelle de 1900, l’Imprimerie nationale avait fait regraver par Jules Hénaffe un caractère retrouvé dans son fonds et qui semblait correspondre au Garamond d’origine. Il s’agissait en réalité d’interprétations tardives réalisées par Jean Jannon, à Sedan, vers 1620. L’attribution des types de l’Imprimerie nationale à Jean Jannon sera établie en 1926 par Beatrice Warde, dans un article publié sous le pseudonyme de Paul Beaujon dans la revue The Fleuron (« The Garamond Types, Sixteenth and Seventeenth Century Sources Reconsidered », The Fleuron, V, 1926, p. 136-179). La méprise de l’Imprimerie nationale avait déjà été signalée par Jean Paillard (Claude Garamont, graveur et fondeur de lettres, 1914. Rééd. La Courneuve, OFMI-Garamont, mai 1969) mais avait été ignorée par Arthur Christian, directeur de l’établissement d’État. À ce sujet, voir également Marius Audin, Le Garamont, dit à tort « caractère de l’Université », Paris, Henri Jonquières, 1931.
Fig. 4 - Garamond des American Type Founders. Le romain possède des lettres terminales ornementées et l’italique un jeu de capitales à coups de plumes audacieux. On peut remarquer en italique la ligature Th, très utile pour la langue anglaise. Mac McGrew, American Metal Typefaces of the Twentieth Century, New Castle (Delaware), Oak Knoll Press, 1993
Fig. 5 - Le Garamond de la fonderie Deberny & Peignot est
maigre, étroit, et l’on sent une influence Art Nouveau dans son dessin. Son a est légèrement sinueux. Son s semble partir vers la droite. Ses capitales sont majestueuses et graciles. L’italique au rythme léger et inconstant est tout en finesse. Spécimen général, t. II, Paris, Deberny & Peignot, s.d.
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Berner, publié à Francfort en 1592, l’un des premiers spécimens de caractères destinés aux imprimeurs pour leur faciliter « le choix du caractère avec lequel leur travail sera le mieux effectué ». Les italiques y sont attribués à Robert Granjon et les romains à Claude Garamont. C’est sur ce modèle que se base le Garamond Stempel (1925), actuellement très en vogue chez les graphistes, qui apprécient son dessin puissant, solide et noir. Son tracé relativement « standardisé » lui confère en outre une modernité qui n’est probablement pas étrangère à son succès contemporain (fig. 6).
Composition chaude À la fin du xixe siècle, deux machines vont modifier le paysage de la fonderie de caractères9. La Linotype (Ottmar Mergenthaler, 1885) fond les caractères par lignes entières, au fur et à mesure des besoins. Elle permet de multiplier par cinq la production horaire d’un compositeur, atteignant jusqu’à 5 000 mots par heure. Cette particularité sera très appréciée dans le domaine de la presse, où la Linotype s’imposera largement. Sa rivale, la Monotype (Tolbert Lanston, 1887), permet plus de nuances en fondant les caractères un par un. Comme elle offre une grande souplesse dans la configuration des polices de caractères, elle est particulièrement bien adaptée à la composition de livres. Le grand intérêt de ces deux machines (outre la rapidité de composition) est que les caractères sont fondus spécialement pour chaque tirage, donnant à toute impression la qualité de types neufs. Du point de vue du dessin des lettres, chacune a toutefois ses avantages et ses inconvénients10, que l’on retrouve dans leurs Garamond respectifs. La machine Linotype n’autorise pas les crénages11, une lettre ne pouvant déborder sur les signes voisins. Cette restriction technique est particulièrement visible dans le f bas de casse (fig. 7) du Garamond nº 312, dont la boucle supérieure, timidement recroquevillée sur elle-même, est bien éloignée de celles, amples et généreuses, des autres Garamond. Le résultat n’est guère heureux également pour le J petite capitale, précédé d’un vide très inélégant. Les matrices Linotypes sont « duplexées » : elles portent à la fois l’empreinte du romain et de l’italique, obligeant ce dernier à avoir la même largeur que son équivalent romain (fig. 7), même si traditionnellement il est plus étroit. Les italiques irréguliers de Garamont ont tout à perdre à de telles manipulations.
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Voir Pierre Cuchet, Étude sur les machines à composer et l’esthétique du livre, Grenoble, Jérôme Millon, 1986. Voir Richard Southall, Printer’s type in the twentieth century. Manufacturing and design methods, Londres, The British Library, 2005. Un crénage est une partie de lettre sortant en porte-à-faux du type en plomb et dépassant sur la lettre suivante ou précédente. Il s’agit en réalité du Garamond ATF de Morris Fuller Benton, adapté aux contraintes techniques de la machine Linotype.
Fig. 6 - Dessiné avant tout pour une clientèle allemande, le Garamond Sempel adopte certains des traits
de la typographie germanique, comme le tréma à l’intérieur du U, ou les ch très serrés (il s’agit même d’une ligature), considérés en allemand comme une seule lettre. Garamond, prospectus publicitaire, Paris, Radiguer & Cie, s.d.
Fig. 7 - Garamond Linotype. Specimen book Linotype faces, New York, Mergenthaler Linotype Company, s.d. [années 1930]
Fig. 8 - La finesse, la délicatesse des italiques incite certains auteurs à les considérer comme « féminins ». Maximilien Vox rebaptise ici « Garamonde » l’italique du Garamond Monotype Series 156. Il prend soin toutefois de conserver des guillemets à son néologisme. Maximilien Vox, Faisons le point, Paris, Union bibliophile de France, 1963
La Monotype, techniquement plus avancée, est exempte des limitations que connaît la Linotype. En revanche, les bandes perforées qu’elle utilise pour le « codage » du texte avant sa fonte n’offrent au dessinateur que dix-huit largeurs de lettres différentes, l’obligeant à standardiser son dessin. En outre, la machine réclame des approches assez grandes ; en petit corps, on a parfois l’impression que le texte flotte un peu. En 1921, Lanston Monotype (États-Unis) lance son propre Garamond (Series 248) dessiné par Frederic William Goudy et gravé par Robert Wiebking. La filiale britannique de l’entreprise sortira le sien l’année d’après (Series 156, fig. 8). C’est la version numérique de ce dernier que l’on trouve aujourd’hui par défaut sur nos ordinateurs.
Nomenclature
Fig. 9 - Elzévir Plantin de la Fonderie Typographique Française. Album d’alphabets pour la pratique du croquis-calque, Paris, Fonderie Typographique Française, s.d.
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Catalogue général, Paris, Fonderie Typographique Française, s.d.
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• descendances, copies, émules
Durant les premiers siècles de l’imprimerie, les caractères typographiques n’étaient pas nommés autrement que par leur style : on pouvait acheter du « romain » ou de l’« italique », de telle ou telle fonderie, qui ne vendait que des caractères de labeur. L’explosion de la production au xixe siècle – et une histoire de plus en plus riche dans laquelle on ne se gêne pas pour puiser – produit quantité de nouveaux types qui, pour être différenciés, vont générer un vocabulaire riche et varié. Le grand succès du nom de Garamond va pousser les fondeurs qui veulent se singulariser à baptiser leurs créations des patronymes de ses confrères : Robert Granjon, Jacques Sabon, Christophe Plantin. C’est le cas de la Fonderie Typographique Française (FTF), qui commercialisera un Elzévir Plantin (fig. 9), « fidèle reproduction de la gravure du célèbre imprimeur du xvie siècle13 » au dessinateur anonyme. Noir, bancal, il comporte certaines lettres assez étranges, comme le D qui semble fondre au soleil, les c d e comme accrochés en haut à gauche par un hameçon invisible, ou le k dont l’oblique supérieure est ridiculement petite. La Fonderie Typographique Française profite ici d’un nom prestigieux pour vendre des caractères d’une piètre qualité, tablant sur l’effet produit par un tel nom sur une clientèle qui semble moins faire confiance à son propre jugement qu’aux arguments d’autorité d’une fonderie bien établie.
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Le Plantin de la fonderie Monotype (fig. 10), au contraire, robuste et élégant, stable, fort mais jamais brutal, est une réussite qui, dans sa version numérique, reste très appréciée aujourd’hui. Dessiné par Franck Hinman Pierpont en 1913, il est le principal modèle d’une autre gloire typographique, le Times de Stanley Morison et Victor Lardent (1931).
Photographie Parallèlement à cette inflation du patronyme de Garamond, des changements techniques majeurs vont obliger les fonderies à redessiner l’intégralité de leurs caractères, ou du moins à sélectionner ceux qui survivront aux bouleversements. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, avec la photocomposition, un disque de moins de deux kilos (fig. 11) remplace une tonne de caractères en plomb14 ! Si l’on imagine aisément les conséquences économiques et pratiques pour les ateliers d’imprimerie, quel effet aura cette invention sur la forme de la lettre15 ? Il semblerait que la typographie ait alors subi une perte de nuances. Pour fabriquer les caractères en plomb, chaque corps devait être gravé séparément, le graveur adaptant son dessin à des données physiques qu’il pouvait juger directement, à l’œil. (Par exemple, en petit corps, un délié trop fin n’est pas possible : il cassera à l’impression.) La machine à graver les poinçons (Linn Boyd Benton, 1885) avait déjà réduit le nombre de dessins à trois, les corps intermédiaires étant gravés par homothétie grâce à un mécanisme basé sur le pantographe. En photocomposition, ce sera un seul et unique dessin qui sera utilisé quel que soit le corps de la lettre. Associé à l’impression Offset qui supprime le foulage, la plupart des caractères auront tendance à « maigrir » et, comme les espacements entre les lettres ne sont plus limités par des contraintes physiques, les approches seront souvent resserrées ; les textes imprimés des années soixante-dix et quatre-vingts auront un air anémique, pâle et corseté. L’un des premiers Garamond pour la photocomposition date de 1964, quand un groupe d’imprimeurs allemands commande au dessinateur Jan Tschichold un caractère, basé sur le spécimen Egenolff-Berner, qui doit être décliné pour la composition manuelle, les machines Monotype, Linotype ainsi que pour la photocomposition. Le Sabon (fig. 12), au dessin fortement standardisé, sobre, est également « économique » : il prend relativement peu de place en largeur. Sage et bien proportionné, il correspond aux préceptes établis par Stanley Morison, selon qui un caractère réussi est celui dont le dessin passe inaperçu16.
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Pour plus d’informations à ce sujet, voir Alan Marshall, Du plomb à la lumière. La Lumitype-Photon et la naissance des industries graphiques modernes, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2003. La dessinatrice de caractères Alice Savoie travaille actuellement sur ce sujet dans le cadre d’un projet de recherche entrepris au Department of Typography and Graphic Communication de l’université de Reading (Royaume-Uni) en partenariat avec le Musée de l’imprimerie de Lyon, dont l’intitulé exact est « International cross-currents in typeface design : France, Britain and the US in the phototypesetting era, 1949-1979 ». Le Sabon pâtit néanmoins des obligations formelles imposées à la fois par la Linotype, la Monotype et la photocomposition. Le Sabon Next, dessiné par Jean-François Porchez en 2002, est une version vivifiée de ce caractère, et débarrassée des impératifs techniques d’avant le numérique.
Fig. 10 - Le Plantin Monotype peut se reconnaître à son a romain dont la goutte revient fortement vers l’intérieur de la lettre. Maximilien Vox, Faisons le point, Paris, Union bibliophile de France, 1963
Fig. 11 - Disque porte-matrices de la photocomposeuse Lumitype 200, Paris, Lumitype S.A., [1960]
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Fig. 12 - Le Sabon est une « première dans l’histoire de l’écriture». Sabon Antiqua, Frankfurt am Main, Linotype GmbH, s.d.
Reprographie Cette chose lourde, encombrante et coûteuse à produire qu’était la lettre d’imprimerie, se dématérialise progressivement. Elle devient lumière puis pixels sur écrans cathodiques. Le Garamond quitte de plus en plus son statut de caractère de labeur pour s’installer dans le champ de la communication visuelle, du graphisme. Un pas fatidique (ou fatal ?) sera fait dans ce sens en 1977, quand l’International Typeface Corporation (ITC), à New York, publie son Garamond « multi-fonctions » (fig. 13). Dessiné par Tony Stan, il comprend des variantes grasses, condensées, ombrées, étirées, etc. ; des déclinaisons bien évidemment inconnues au xvie siècle, et considérées comme des hérésies par les typographes traditionalistes. Le Garamond ITC se distingue de son glorieux ancêtre par son plus grand œil (la différence entre majuscule et minuscule est moindre) et ses approches réduites (les espaces entre les lettres sont serrés). À l’opposé de ce Garamond « bas de gamme », l’ITC commercialise également le luxueux Galliard de Matthew Carter (fig. 14) dès 1978. Ce caractère revient aux sources de Granjon et des types du xvie siècle, mais en adaptant très librement et avec beaucoup de justesse leur dessin. Il combine un tracé rigoureux, des proportions classiques et une vigueur très contemporaine. Son italique très énergique est particulièrement reconnaissable. La démocratisation de la typographie, amorcée par la machine à écrire, se poursuit avec les lettres-transferts destinées, pour la plupart, aux titrages et compositions de petit volume dans des corps plutôt gros. Les catalogues de caractères de fabricants comme Letraset, Mecanorma ou Alfac regorgent de lettres de fantaisie et de réinterprétations de modèles historiques, présentées pêle-mêle dans de volumineux catalogues. Un classique Garamond, tombé de son piédestal, y voisine avec les lettrages les plus excentriques que la dernière mode graphique propose.
Fig. 13 - Garamond ITC. Peter Karow, URW TypeWorks, 3000 fonts, Hamburg, URW Verlag, 1993
Fig. 14 - Avec la photocomposition, on peut sans problème faire passer des lettres les unes sur les autres, comme c’est fréquemment le cas dans l’italique du Galliard. Compugraphic typefaces, vol. III, catalogue, Wilmington, Compugraphic corporation, 1986
Philosophie 404 matthieu cortat
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À un moment où le mot Garamond est plus que jamais synonyme de qualité, sorte de contrefort du professionnalisme face aux nouveaux usages populaires rendus possibles par la démocratisation des techniques d’impression, on peut déceler deux attitudes chez les fabricants. Les fondeurs établis, tout d’abord, doivent survivre dans un nouveau contexte technologique. Ils cherchent avant tout à adapter leurs caractères aux nouvelles technologies. Il s’agit pour eux de pérenniser leurs fonds et de mettre en avant un savoir-faire issu d’une longue pratique de la typographie, inscrite dans une vaste histoire dont ils sont l’un des acteurs principaux. Les nouveaux venus, pour beaucoup issus du monde de la bureautique, peu enclins à la recherche historique et aux classiques typographiques, partagent un état d’esprit qui peut se résumer ainsi : Vous savez, nos clients se fichent pas mal de savoir d’où est tiré le Garamond que nous leur vendons. Ce qu’ils veulent c’est un Garamond, un point c’est tout. Et ils veulent un Garamond parce que leurs propres clients leur demandent un Garamond. Ils n’y connaissent rien ; alors, si vous leur parlez de petites différences, d’italiques qui dansent… Toutes ces finesses leur échappent, ils ne les voient pas. Quant à l’origine, ils ne se préoccupent pas de savoir si le caractère a d’abord appartenu à Linotype, Monotype, et d’où nous l’avons tiré17.
Garamond a accédé (ou est descendu) au rang de produit Marketing. C’est un nom vendu comme une marque, certes de qualité.
Informatique Comme d’autres caractères connus et reconnus, Garamond est entré dans le monde numérique. Et très tôt. Dès 1984, la firme Apple l’utilise pour l’intégralité de sa communication : tous les documents de l’entreprise, du slogan aux campagnes publicitaires, catalogues, modes d’emploi, cartons d’emballages, etc., seront composés en Garamond Apple (fig. 15), en réalité un Garamond ITC condensé à 80% et corrigé pour être facilement lisible à l’écran. Premier Garamond numérisé, il incarnera la « Renaissance » que l’informatique veut offrir à la typographie. En utilisant un caractère ancien, reconnu, traditionnel, Apple privilégie la continuité plutôt que la rupture. Comme les fondeurs du xixe siècle, qui citaient sans cesse les grands noms de l’histoire de l’imprimerie dans leurs spécimens (le plus souvent par pur opportunisme commercial), la firme à la pomme cherche à s’inscrire dans une vaste chaîne dont elle serait le dernier maillon en date. Avec la PAO (publication assistée par ordinateur), l’imprimeur tout puissant d’antan se voit désormais dicter son travail par un graphiste qui, derrière son ordinateur, peut diriger seul à peu près toutes les étapes de fabrication d’un imprimé, de la conception du caractère à sa composition et son impression. Les polices de caractères informatiques, très peu gourmandes en octets, voient leur prix chuter fortement : début 1992, la typothèque Bitstream, correspondant à
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Guillaume Oriol, « Le Garamond d’Adobe », Défense & illustration de la typographie française, Cahier de Lure, 1996, p. 4 (pagination spécifique à l’article).
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• descendances, copies, émules
Fig. 15 - Garamond Apple. Apple News, nº 3, Les Ulis, Apple Computer France, 1994
1 039 polices, coûte 170 000 francs. Début 1994, la typothèque Serials d’URW (1 000 polices), est vendue 2 500 francs, soit 1,5 % de sa valeur deux ans seulement auparavant18. Les fichiers étant très légers, le piratage sévit : on modifie légèrement un dessin, et on le vend sous un nom proche de l’original : Garamond devient Garamet, Grenada, Garemond… Face à la prolifération de polices incomplètes, maladroites, de caractères sans accents, ou aux espacements mal gérés, certains s’orientent vers la recherche historique et produisent des caractères largement documentés, très finement mis au point, et offrant un registre dont l’étendue ne cesse de croître : on trouve par exemple aujourd’hui plusieurs Garamond cyrilliques, alors que Claude Garamont n’en a jamais gravé.
Post-modernisme Le post-modernisme typographique, où « tout est relatif » (et surtout relativement laid) décline Garamond sous toutes ses formes, de l’onciale irlandaise (Celtic Garamond, 2000, fig. 16), aux versions pochoirs (Becker Garamond Stencil, 2007), inclinées vers la gauche (Garamond Lefty, 2006) ou ornementées (DTC Garamond, 2002, qui propose plus de cent variantes). Il n’est pas nécessaire, je pense, de préciser que ces différents dessins sont loin d’être irréprochables.
18
Ibid., p. 5.
406 matthieu cortat
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Fig. 16 - Beaucoup de caractères numériques disposent aujourd’hui d’accents pour composer dans de nombreuses langues, afin de toucher un vaste public sur Internet. Bannière publicitaire sur le site Internet [www.fontspring.com]
Parmi les libres interprétations contemporaines de Garamond, on trouve tout de même des travaux de qualité, comme par exemple le Gararond de Pierre Di Sciullo (2000, fig. 17), calembour typographique, « hommage irrévérencieux » et pied de nez à la classification des caractères.
Avenir Aujourd’hui, la rapide obsolescence des outils informatiques ne semble pas toucher la typographie, où des classiques tels que Garamond jouissent d’une santé radieuse. Pour beaucoup de nos contemporains, ces types évoquent un certain âge d’or (largement mythique) et une typographie prestigieuse, mais aussi très traditionaliste : « The revolution won’t be set in Garamond »19. Les pionniers de l’informatique, qui voulaient jeter aux orties les accents, trop « archaïques » pour le monde cybernétique ultra-efficace auquel ils aspiraient, se sont trouvés face à des lecteurs mécontents, et ont dû prendre en compte ce simple et vieux principe de la typographie, qui veut que la mise en page du texte serve à faciliter le travail non pas de celui qui écrit, mais de celui qui lit. Ces dernières années s’est développée sur Internet la notion de textes « participatifs » (dont l’encyclopédie Wikipedia est le héraut). La typographie, elle aussi, semble être tentée par ce mode de création. « Claude Garamont’s designs go open source » nous propose Georg Duffner, initiateur du projet EB Garamond – « EB » étant l’abréviation d’Egenolff-Berner. Distribué sous licence libre, ce caractère est disponible au téléchargement et les contributions des internautes sont encouragées. Une fois de plus, l’œuvre de Garamond semble destinée à continuer sa course dans l’histoire de la typographie, irrésistiblement.
19
« La révolution ne sera pas composée en Garamond », Slanted, nº 11, Karlsruhe, Magma Brand design, 2010, 1re de couverture.
Fig. 17 - Caractère Gararond, mis en page par Muriel Paris. Affiche publicitaire, Suresnes, Agfa, s.d.
Index
A
Abraham, Noël 19 Acciaiuoli, Donato 188-190 Ackerman, James 222, 228 Acosta, Cristobal de 186, 195-198, 205 Acosta, Jose de 274, 284, 285 Acquaviva, Claudio 270, 271 Actuarius, Johannes 383, 389 Adam Schall von Bell, Johann 270 Adorni Braccesi, Simonetta 120 Agustín, Antonio 85 Al-Kalak, Matteo 126 Alamanno, Joan Maria 156 Alberti, Leon Battista 10, 23, 51-53, 133-143, 145, 148, 149 Albret, Jean d’ 28 Albrieux, Léone 266 Alde, voir Manuzio, Aldo Alexandre d'Aphrodisias 318 Alexandre le Grand 43, 48, 55, 65, 66, 71, 72, 173, 180, Alexandre V (pape) 233 Alexandre VI (pape) 218, 219 Alexandre, Barthélemy (Bartholomaeus Alexandrus) 89 Alighieri, Dante voir Dante Alighieri Altieri, Baldassarre 120 Alvarez de Toledo, Juan 221 Amadis 16, 51, 58, 221 Amboise, Georges d’ 67 Amboise, Michel d’ 61 Ambrosini, Federica 120, 126 Amomo, Antonio Caracciolo, dit 18 Amsdorff, Nikolaus von 120 Amyot, Jacques 36, 41, 47-49, 52, 53, 55, 60, 186-190 Ancona, Ciriaco d’ 359 André, Juan 57 Andrea da Barberino 26 Andreas, Valerius 78
Andrelino, Publio Fausto 237 Andretta, Elisa 209-211, 229 Androuet du Cerceau, Jacques 151 Aneau, Barthélemy 50, 60 Angelier, Julian 117 Angelo da Messina, Fra voir Manna, Ludovico Angelo, Jacopo voir D,Angelo, Jacopo Angier, Girard 300 Angier, Michel 299, 300-302, 307 Angoulême (duc d’) 21, 43 Anselmi, Giorgio 22 Antonius Musa 201 Aolst, Nicolò van 165 Apianus, Petrus (Pierre Apian) 94, 217, 218, 282 Apel, Willy 153 Appien (Alexandrinus Appianus) 43, 48, 352 Apulée 45 Arceo, Francisco 227 Aretino, Pietro (Pierre Arétin) 26 Argyropoulos, Jean 68 Arias Montano, Benito 225-229 Ariew, Roger 171 Ariosto, Lodovico (Arioste) 50, 352 Aristarque de Samos 89 Aristote 55, 64, 66, 71, 89, 91, 93, 94, 96, 124, 175178, 180-182, 227, 235, 352 Arnoulet, Olivier 25 Arrighi, Ludovico degli 343, 383 Arrivabene, Andrea 120, 125 Assy, François d’ (sieur d’Ervau) 22, 26-29, 47, 53 Athanase (évêque d’Alexandrie) 286 Athénée de Naucratis 64, 71 Atkinson, Geoffrey 21, 283 Aubert, Guillaume 46 Aubert, Perrette 318, 319 Augereau, Antoine 332, 366, 367, 391 Auguste (empereur) 84, 141 Augustin (saint) 57, 279, 315, 347, 381 Aulu-Gelle 71, 105 Autolycos de Pitane 89 Auvergne, Gaspard d’ 41, 51
410
Auzoult, Richard 306 Averroès 179, 180 Avity, Pierre d’ 281, 283-286, 290 Ayala, Juan de 150
index
•
B
Babbi, Anna Maria 26 Bade, Josse 30, 47, 48, 63, 337 Baïf, Jean-Antoine de 39, 60 Baïf, Lazare de 47 Bakhouche, Béatrice 68 Balarin de Raconis, Jean 19, 26 Bandello, Matteo 16, 54, 171 Banos, Théophile de (Theophilus Banosius) 92 Barbarino, Bartolomeo 164 Barbaro, Ermolao 64, 66 Barbé, Jean 361, 365, 367 Barbieri, Edoardo 121, 122, 162 Barthélemy, Nicolas 39 Barthes, Roland 264 Bartoli, Cosimo 123, 149 Basile de Césarée (saint) 57 Basin de Sandaucourt, Jean 213 Batenburg, Jan van 259 Baudeau, Jean 317 Baudeau, Madeleine 317-320 Baum, Wilhelm 130 Bavent, Guillaume 306 Baxter, William 75 Béatrizet, Nicolas 223, 224 Beaudoire, Théophile 394 Beaufilz, Jean 22, 23, 28, 29 Beausard, Pierre 218 Beauvais, Romain de 307 Bebel, Heinrich 212 Becerra, Gaspar 221, 223 Béchet, Denis 281 Belis, Bonaventure 298, 306, 307 Bellarmino, Roberto (Robert Bellarmin) 128, 270, 280 Belleau, Rémy 39, 61 Belleforest, François de 16, 17, 49, 53, 54, 58, 60, 279, 283-286, 289, 290 Bellovacus, Joannes 96 Belon, Pierre 185, 186, 191, 195, 198-200, 202, 206-208, 282 Ben Zaken, Avner 265 Bendinelli, Antonio 126 Benedict, Philip 120 Benoist, René 41, 60 Bentley, Richard 75, 83, 84, 86 Benton, Linn Boyd 400
Benton, Morris Fuller 392, 394, 396 Berengario da Carpi, Jacopo 210, 217 Berès, Pierre 21 Bergeron, Nicolas 93 Bergeron, Pierre 93, 286, 287 Berghes, Robert de 75, 76 Bernard, Guillaume 306, 307 Berner, Konrad 355, 380, 381, 396, 400, 406 Bernicus, Joannes (Berneus) 96 Béroalde l’Ancien 39 Berquin, Louis de 45, 50 Berriot-Salvadore, Évelyne 172 Berthault de La Grise, René 51 Berthelot, Jacques 300 Bertin, Dominique 51 Besse, Jean-Marc 211, 217, 221-223, 226, 228, 256, 265, 273, 287 Beukelszoon van Leiden, Jan ( Jean de Leyde) 259 Beys, Gilles 171, 279, 289 Bianchi, Luca 177 Bianciotto, Gabriel 18 Bierlaire, Franz 128 Bietenholz, Peter G. 124 Bignon, Jérôme 287 Billy, Jean de 60, 61 Bindoni, Bernardino 123 Bingen, Nicole 18, 37, 122 Biondi, Albano 121, 122 Biondo, Flavio 64, 359 Birckman, Arnold et ses héritiers 280 Birk, Sixt (Xystus Betuleius) 94 Blair, Ann 181 Blanquie, Christophe 171, 177 Blois, Louis de 280 Blondel, François 151 Blondel, Jacques-François 151 Blum, Hans 145, 149 Boaistuau, Pierre de 58 Bocard, André 353, 366 Boccaccio, Giovanni ( Jean Boccace) 22, 23, 43 Bock, Hieronymus 192 Bogard, Jacques 317, 365 Bogard, Jean 57 Bogard, Marie 319 Bogard, Perrette 317 Boiardo, Matteo Maria 16 Boillet, Élise 121 Bonfons, Jean 25 Bonfons, Nicolas 25 Bonhomme, Macé 344 Bonhomme, Yolande 337, 339 Bonini, Bonino de’ 18 Boninsegni, Leonardo 211, 233 Bonsignori, Giovanni 23
C
Cæsarius, Johannes 66 Calbetti, Arcangelo 124, 125 Calderini, Domizio 64 Calenzio, Eliseo (Elysius Calentius) 97, 100, 102, 104, 107, 113, 115, 117 Caligula 141, 188 Calles, Pierre 306 Calvin, Jean 42, 121, 123, 124, 126, 129, 130, 345, 349, 353 Cambis, Marguerite de 42 Campanini Catani, Magda 24 Canappe, Jean 47, 60 Candos, Guillaume 306, 307 Canguilhem, Philippe 162 Canisius, Pierre (Pedro Canisio) 128 Cant, Arent 211 Capirola, Vincenzo 153, 156-162, 164, 166 Caponetto, Salvatore 121, 122, 126 Cappel, Guillaume 51, 61 Cappelli, Adriano 383 Cappello, Sergio 19, 23 Capuano, Gianluca 153 Caracciolo, Galeazzo 123 Carafa, Antonio 76 Caravaggio, Polidoro da 113, 223 Caravale, Giorgio 121 Cardan, Jérôme (Girolamo Cardano) 94 Carle, Lancelot de 52, 60 Carletti, Francesco 287 Carpo, Mario 52, 136, 147 Carrara, Michele 165, 167, 168 Cartaro, Mario 223 Carter, Harry 342, 343, 355, 363, 370, 381 Carter Matthew 402 Cassano, Paolo 126 Cassiodore 285 Castan, Auguste 333 Castanheda, Fernão Lopes de 282 Castela, Henry 283, 285, 289 Castelan, Honoré 187 Castellion, Sébastien 41 Castelvetro, Ludovico 124-126, 128, 130 Castiglione Minischetti, Vito 16 Castiglione, Baldassarre 23, 29, 134, 160 Castro, Alonso de 286, 288 Catach, Nina 53, 106, 107, 353, 369, 376, 378, 381, 383, 385, 386, 388 Cato, Costantino 126 Cato, Girolamo 122, 126 Catulle 81 Caussin, Nicolas 281 Cavalcanti, Bartolomeo 19, 164 Cavallo, Guglielmo 264
411
• index
Bontemps, Léger 50 Boorman, Stanley 154, 156, 158, 162 Borgia, Louise (duchesse de Valentinois) 28 Bornhäuser, Christophe 257 Borromeo, Carlo 76 Borromeo, Federico 124 Bos, Jacob 223 Bossinensis, Franciscus 156 Bottari, Giovanni 125 Bottegari, Cosimo 164 Boucher, Jean 280 Boudeville, Guyon 51 Boulenc, Raulin 307 Bourbon, Louis de 283 Bourg, Pierre de 350 Bourgeois, Jacques 24, 25 Bourgouyn, Simon (Bourgoin, Simon) 40, 47, 112 Boussart, Jean 18 Bouvet, Denis 307 Bouvet, Louis 302, 306, 307 Bouza, Fernando 264 Bovelles, Charles de 31 Bozza, Tommaso 121 Braham, Allan 151 Braida, Lodovica 123, 125 Bramante, Donato 149 Brambilla, Ambrogio 165 Branteghem, William van Brasavola, Antonio 344, 353, 383, 388 Brenet, Michel 154 Brenouzet, Robert 306 Brignole Sale, Anton Giulio 125 Brignole Sale, Giovan Francesco 125 Brucioli, Antonio 121, 124 Brumen, Thomas 279 Brun, Jean 238, 345 Brunelli, Giampiero 120 Brunetto, Orazio 125 Brunfels, Otto 121 Brunschwig, Hieronymus 213, 215, 216 Bucéphale 65, 71 Bucer, Martin 121, 130 Budé, Guillaume 10, 30, 44, 55, 63-93 Budé, Jean 42 Budé, Louis 61 Bujanda, Jésus Martinez 122 Bullant, Jean 51, 148, 149, 151 Bullinger, Heinrich 121 Burges, Jean l’Aîné 307 Burges, Jean le Jeune 303, 307 Burges, Nicolas de 298, 306 Burke, Peter 264 Bustamante, Agustin 148 Buyer, Barthélemy 45
412 index
•
Cave, Terence 11, 37 Caveiller, Étienne 19, 51 Cavellat, Denise 151 Cavellat, Guillaume 51, 149, 151, 200, 218, 282 Caviceo, Jacopo 22, 24, 26, 28, 47 Cayas, Gabriel de 287 Celtis, Konrad 236 Centellas, Joachim de 282 Cepio, voir Servilius Cæpio, Quintus Cervicornus, Eucharius 110, 216-218 César (empereur) 41, 45, 56, 66, 91, 136, 140, 141 Cesariano, Cesare 147 Ceulen, Pierre van 37 Chakrabarty, Dipesh 274 Chalcondyle, Laonicus 56, 281 Chambellan, David 366 Chambrier, Pierre 38, 39 Champaignac, Jean de 172 Champier, Symphorien 219 Champlain, Samuel 284, 286 Chandon, Arnaud 48, 55 Changy, Pierre de 50 Chansonnette, Claude de 45 Chaperon, Jean 23, 27 Chappuis ou Chappus, Jean 336 Chappuys, Gabriel 16, 17, 26, 53, 54, 58, 60 Chardin, Jean 290 Charles de Lorraine 87 Charles IX (roi de France) 38 Charles Quint 19, 51, 260 Charles VIII (roi de France) 20, 43, 296 Charon, Annie 29, 36, 48, 58, 59, 87, 106, 277, 309, 310, 318-320, 363, 389 Charrier, Jean 51 Chartier, Alain 30 Chartier, Roger 35, 263, 264 Chassant, Alphonse 383 Chatelain, Jean-Marc 66 Chaudière, famille 279, 280, 283 Chaudière, Claude 150 Chaudière, Guillaume (fils de Claude) 279, 280, 283 Chaudière, Regnault 21, 150, 312 Chaussard, Barnabé 21 Chauveton, Urbain 289 Chavy, Paul 34-45, 49-51, 55, 56, 59, 60 Cherbonnier, François 30 Chesneau, Nicolas 56, 60, 279, 289 Chevallon Claude (père) 312-317 Chevallon, Gillette 316 Chevallon, Gervais 316, 317 Chevallon, Louis 317 Chevillot, Pierre 278 Chilesotti, Oscar 154
Chirino de Salazar, Hernando 279 Chollain, Jean 307 Choppin, René 281 282 Chrestien, Guillaume 47, 60 Chrysoloras, Manuel 211, 233 Ciappina, Mariastella 125 Cicéron 43, 45, 49, 55-57, 64, 65, 68, 73, 74, 80, 88, 91, 92, 95, 336 Cifarelli, Paola 25 Cinqarbres, Jean 365 Claudien 42 Claudin, Anatole 99, 309, 311, 323, 334, 379 Cleland, Thomas Maitland 394 Clément d’Alexandrie 278, 281, 286 Clément I (pape) 286 Clément, Michèle 10, 352 Cléopâtre 65 Clousier, Charles 290 Clousier, François 151, 290 Clusius, voir L’Écluse, Charles de Coblence, Jean de 336 Codina Mir, Gabriel 266 Coeck van Aelst, Pieter 37 Colbert, Jean-Baptiste 288 Coligny, Odet de (Cardinal de Châtillon) 53 Colin, Jacques 23, 27, 29, 47 Colin, Jean 48, 53, 60 Colin, Nicole (ou Nicolas) 57, 60 Colines, Simon (imprimeur-libraire à Paris) 21, 55, 110, 145, 146, 148-150, 220, 330, 332, 339, 347, 360, 361, 364-367, 383 Colombo, Cristoforo (Colomb, Christophe) 20, 97, 156, 235, 239, 244, 248, 249 Colombo, Fernando (Colón, Hernando) 156 Colonna, Francesco 145, 146 Columelle 64, 139 Comin da Trino 120, 122, 125 Commandino, Federico 229 Commynes, Philippe de 56, 282, 285 Compagnie de Jésus 38, 266, 274 Compère, Marie-Madeleine 88, 266, 294 Condé, Nicolas 281 Condorcet, Nicolas de 275 Constantin, Antoine 48, 185, 351, 352-354 Constantin (maître) voir Maître Constantin Cooper, Richard 19, 105-107, 113 Copernic, Nicolas (Nikołaj Kopernik) 51, 94 Copete, Marie-Lucie 270 Coppens van Diest, Gillis 222 Coppens, Christian 123 Corbelin, Pierre 313 Cordier, Jean 281 Cordier, Mathurin 61, 376 Corro, Antonio del 224
D
D’Alessandro, Alessandro 123 D’Angelo, Jacopo 211, 215, 220, 233, 236 Dhombres, Jean 26 Dalmas, Davide 124 Dalmonte, Rossana 153 Dalza, Joan Ambrosio 156 Danès, Pierre 55, 223 Dante Alighieri 123, 124, 133 Dany, Nicolas (Nicolas Davy) 57, 61 Daré, Thomas 306 Darnton, Robert 7 Dart, Thurston 154 Dassy, voir Assy Davies, Katherine 68 Davis, Nathalie Z. 26 De Castelnau-L’estoile, Charlotte 270 Delorme Philibert (Philibert De l’Orme) 148, 149, 151 De Moyra Angeli, Piero 64 De Rosa, Gabriele 122, 123
De Vitoria, Francisco 268 Defaux, Gérard 15, 17, 23, 29, 37, 39, 45, 105, 108, 351, 352, 354 Dekesel, Christian Edmond 63 Del Col, Andrea 121, 122, 125, 126 Delaruelle, Louis 63-67 Delaunay, Adrian 306 Della Rovere, Giulio 209 Della Valle, Battista 26 Deloynes, François 67 Demonet, Marie-Luce 10, 33, 41, 104, 288, 310 Démosthène (Demosthenes) 49, 55, 64, 73 Demoustier, Adrien 266 Denis, Jérôme 22, 30, 47 Denys le Chartreux (Dionysius Carthusianus) 57 Des Gallars, Nicolas 42 Des Gouttes, Jean 47, 352 Des Masures, Louis 40, 61 Des Périers, Bonaventure 61, 350, 351 Des Planches, Étienne 50, 189 Des Roches, Catherine 42, 289 Des Roches, Madeleine 42, 289 Desboys, Guillaume 278, 279, 317, 318, 320 Desportes, Philippe 39, 61 Desrey, Pierre 43 Deswarte-Rosa, Sylvie 51, 64, 135, 222 Di Sciullo, Pierre 406 Diaz, Hernando 22 Diaz, Pierre 283 Diderot, Denis 264, 383 Dietenberger, Johannes 212 Digeste 63, 65, 66, 70, 312 Dini, Gabriele 125 Diodore de Sicile 43 Diodote 74 Diomedes 103, 325-328 Dion Chrystostome 57 Dioscoride 186, 192, 194-196, 198, 199, 201 Disertori, Benvenuto 154, 165, 167, 168 Dobbins, Frank 164 Dobneck, Johann 212 Dodoens, Rembert 186, 191, 192, 194, 195, 205, 225 Dolce, Lodovico 125 Dolet, Étienne 29, 33, 49, 50, 53, 60, 105, 106, 344, 351, 352, 385 Domenichi, Ludovico 120, 123, 124, 126 Doni, Giuseppe Antonio 164 Donnelly, Jeffrey P. 273 Donzellini, Cornelio 122, 125-127, 129 Donzellini, Girolamo 126 Doré (au lieu de Dorat, Jean) 57 Dorothée (sainte; Tyrius Dorotheus) 57 Dotoli, Giovanni 15-17, 36
413
• index
Corrozet, Gilles 24, 53, 60, 198 Cort, Cornelis 223 Cortès, Hernán 289 Corvinus, Anton 128 Coste, Louis 306 Coste, Philippe 307 Courant, Pierre 306 Cousin, Jacques 306, 307 Cousin, Jean 46 Cousturier, Abraham 306 Couteau, Nicolas 19, 21, 22 Cramoisy, Sébastien 151, 279, 281 Cravaliz, Agostino de 289 Crenne, Hélisenne de 24, 42 Crespet, Pierre 57 Crespin, Jean 344 Crétin, Guillaume 30, 43 Crevel, Jean 298, 307 Crinito, Pietro 79 Cristoforetti, Orlando 157, 166 Cruquius, Jacobus 75, 78, 83 Cuchermoys, Jean de 26 Cuningham, William 222 Cunitz, Eduard 130 Curione, Celio Secondo 63, 122, 124, 130 Cushing, Harvey 224 Cybo, Gherardo 156 Cyprien (saint) 57, 122 Cyriaque d'Ancône voir Ancona, Ciriaco Cyrille (évêque de Jérusalem) 279, 286
414 index
•
Dou, Gérard 257 Doucet, Roger 21 Droz, Eugénie 122 Du Bartas, Guillaume de Salluste 175-179, 183, 298 Du Bellay, Guillaume 33, 41, 106 Du Bellay, Joachim 39, 41, 135, 60, 106, 173 Du Bois, Michel 345, 347-349, 353, 354 Du Bois, Simon 45 Du Boulay, César Egasse 220 Du Gort, Jean 303, 307 Du Haillan, Bernard de Girard 61, 281, 282 Du Mont, Paul 53, 54, 56, 57, 60 Du Montvert, Raoul 47 Du Moulin, Antoine 52, 60, 350 Du Petit-Val, Raphaël 298 Du Pré, Galliot 15, 17, 20-23, 26, 28-31, 45, 48, 51, 64, 366 Du Pré, Jean II 313 Du Pré, Jean III 23-25 Du Préau, Gabriel 61 Du Ron, François 121 Du Saix, Antoine 48, 52 Du Tronchoy, François 38 Du Verdier, Antoine 26, 45, 60, 279, 296 Dubois, Jacques 220 Duchesne, Léger (Leodegarius a Quercu) 95 Duffner, Georg 406 Dufour, Thomas 306 Dumoulin, Jean 307 Duns Scotus, Johannes 314 Dupérac, Étienne 223 Dupleix, Scipion 10, 171-183, 281, 282 Duprat, Pardoux 60 Dupuys, Jacques 280 Duret, Jean 282
E
Eck, Johannes 212 Eichmann, Johann 216-219 Eisenstein, Elizabeth L. 264 Élien de Préneste (Ælianus) 103 Elizabeth Ire (reine d’Angleterre) 190 Epaminondas 188, 189 Episcopius, Nicolaus 63 Érasme 7, 10, 11, 22, 45, 46, 50, 67, 82, 83, 105, 112, 113, 120, 121, 125, 128, 130, 264, 278, 312, 349, 355, 383 Ésope 43, 112, 114 Espeisses, Antoine d’ 313 Espence, Claude d’ 42, 60, 278 Esprinchard, Jacques 284
Este, famille 28, 50 Este, Hippolyte d’ (cardinal) 16, 352 Este ; Leonello d’ 137 Estienne, Antoine 61 Estienne, Charles 51-53, 60 Je ne peux les distinguer Estienne, Henri I 147, 360 Estienne, Henri II 363 Estienne, Robert 54, 60, 111, 342, 343, 347, 349, 360, 363, 366, 383 Euclide 89, 90 Euripide 49, 89 Eusèbe 43 Eusèbe de Césarée 130, 286 Eustachi, Bartolomeo 209-212, 229 Everaert, Martin 224 Exéa, André d’ 343
F
Fabre, Jacques Antoine 21, 266 Faerno, Gabriele 76 Falconieri, Andrea 164 Falk, Peter 156 Fanlo y Cortés, Teodoro 128 Farel, Guillaume 42 Farget, Pierre 41 Faure, Antistène (pseudonyme de Jean Boussart) 18 Faye, Emmanuel 171 Febvre, Lucien 212, 263, 309 Feingold, Mordechai 93 Felici, Lucia 121 Feliciano, Felice 359 Fenestella (Andrea Domenico Fiocco) 94 Fenlon, Iain 154, 156, 162 Fernel, Jean 176, 220, 224, 365 Ferrand 57 Ferrari, Silvio 27 Fertel, Martin Dominique 383 Feuardent, François 284 Fezandat, Michel 278 Ficin, Marsile (Marsilio Ficino) 29, 57, 89 Figliucci, Felice 128 Fine, Oronce (Orontius Finaeus) 90, 146, 217, 218, 361, 365, 367 Fino, Pietro da 126 Firpo, Massimo 123, 124, 126, 128, 129 Fisichella, Rino 130 Flach, Martin 212, 248 Flamand, Jean-Marie 64 Flaminio, Cesare 123 Flaminio, Marcantonio 123
G
Gachet d’Artigny, Antoine 220 Gadoffre, Gilbert 47, 63, 67 Gaguin, Robert 43 Galien, Claude 47, 52, 105, 201, 227, 345 Galien, Mathieu 57 Galilei, Vincenzo 162, 164 Gambara, Lorenzo 76 Garamont, Claude 9, 291, 332, 341, 345-347, 349, 352-354, 357, 359, 361-367, 369, 370, 372, 374, 379-386, 388, 389, 391, 392, 394, 396, 405, 406
Gardet, Jean 51 Garin, Eugenio 133, 134 Garnier, Robert 298 Gaullemier, Guillaume 299, 307 Gaultier, Pierre 361, 366, 367 Gaultier, Jean 296, 306 Gaultier, Raulin 299, 307 Gaultier, Raulin [ii] 307 Gaza, Théodore 186 Geiler von Kaysersberg, Johann 212 Gelli, Giovanni Battista 124 Gemma Frisius 217-219, 282 Gemma, Cornelius 218, 225 Génébrard, Gilbert 284 Gering, Ulrich 311, 315, 324, 325, 335, 336 Germanus, Nicolaus 235 Gersdorff, Hans von 216 Gerson, Jean de 212 Gessner, Conrad 341, 345, 346, 348, 352 Giard, Luce 266 Gigliucci, Roberto 123, 125 Gilles (Gylles) d’Albi, Pierre 103, 104, 114 Gilles, Nicole 285, 365 Gilmont, Jean-François 35, 41, 42, 44, 120-122, 345, 349, 353, 355 Ginzburg, Carlo 120 Giocondo, Giovanni (Fra ou Giovanni Giocondo de Vérone) 64, 137, 238 Giolito de’ Ferrari, Gabriele 122, 123 Giorgio, Francesco 57 Giraldi, Giglio Gregorio 94 Girault, Ambroise 19 Glareanus, Henricus voir Loriti de Glaris, Heinrich Gohory, Jacques 51, 60 Gomara (Francisco Lopez de Gomara) 283286, 288-290 Gombosi, Otto 157 Gomez-Géraud, Marie-Christine 38, 41, 277 Gómez Ortega, Casimiro 226 Gomont, Yves 307 Gonzáles Sánchez, Carlos Alberto 265 Goody, Jack 265, 275 Goropius, Becanus Johannes 225 Gosselin, Édouard 171, 295 Goudy, Frederic William 398 Goujon, Jean 51, 149, 151 Goulart, Simon 60, 189, 190 Goupil, Richard 307 Gourbin, Gilles 151, 289 Gourmont, Gilles de 100, 101, 107 Gournay, Marie de 42, 289 Gozzadini, Tommaso Fra 21 Gracq, Julien 11 Gramsci, Antonio 133
415
• index
Flaubert, Gustave 293 Flavius Josèphe 45, 282, 284, 285 Fleury, Martin 50 Flores, Juan de 22, 23, 42, 47 Foix-Candale, François de Folie, Robert 171 Fontaine, Charles 53, 60, 352 Fontanini, Benedetto 123 Fontanini, Giusto 125 Forcadel, Pierre 60 Foresti, Jacques 366 Fornari, Martino 272 Foucault, Michel 263, 264, 269 Fouquelin, Antoine 90, 95, 96 Fournier, Pierre-Simon 332, 333, 362, 363, 373, 385 Fra Giocondo 137, 238 Fracanzio da Montalboddo 20 Fragnito, Gigliola 124 Franc, Martin 31 François Ier (roi de France) 15-17, 19, 23, 25, 28, 38, 40, 44, 46-50, 52, 53, 55, 63, 67, 115, 146, 341, 351 François Xavier 266 Freedman, Joseph S. 93 Fregoso, Federico 120 Freige, Johann Thomas (Thomas Frey) 91, 95 Frellon, famille 344, 345, 347, 349, 350, 352-354 Frellon, François 344, 346, 348, 354 Frellon, Jean 121, 345, 346, 348, 354 Frellon, Jean II 344, 349 Friburger, Michael 311, 325 Fries, Laurent 213-217, 219, 242, 243, 247, 248, 252-254 Froben, Johann 264, 343, 347 Frois, Luis 272 Froissart, Jean 282, 285 Fuchs, Josef 130 Fuchs, Leonhart 195, 205, 219 Fumée, Martin 282, 288, 289 Fusco, Laura 125
416 index
•
Granjon, Robert 9, 332, 343, 347, 349-354, 362, 363, 365, 366, 381, 383, 384, 385, 391, 396, 399, 402 Grégoire de Chypre 57 Grégoire XIII (pape) 209 Grégoire le Grand (Grégoire Ier ; pape) 311 Grévin, Jacques 49, 50, 60, 219, 224, 225 Griffin, Clive 264 Griffiths, John 155, 157, 164 Griffo, Francesco 342, 344 Gringore, Pierre 21, 30, 97 Grognet, Pierre 47 Grolier, Jean 68, 359 Gromors, Marie 311, 313 Gromors, Pierre 313-315 Groulleau, Étienne 24 Gruel, Simon 306 Gruget, Claude 16, 61 Grüninger, Johann 212-16, 219, 229, 234, 237, 241, 242-256 Grynaeus, Simon 57 Gryphius, François 347, 350, 354 Gryphius, Sébastien (Sébastien Gryphe) 26, 63, 70, 102-106, 108, 110, 111, 114, 115, 343, 344, 349-352, 354, 360 Gualandini, Giovanni 63 Gualteruzzi, Carlo 123 Guangqi, Xu 272 Guanzelli, Giovanni Maria 124 Guarna, Andreas 104, 115 Guérin, Pierre 306 Guéroult, Guillaume 49 Guevara, Antoine de (Antonio de Guevara) 17, 51, 57 Guez de Balzac, Jean-Louis 281 Guidi, Guido 52 Guillard, Charlotte 9, 279, 309-321 Guillard, Guillaume 318 Guillard, Michelle 317 Guillaume de Tours 28 Guilleminot, Geneviève 87, 91, 278, 310, 316 Gullino, Giuseppe 126 Gutenberg , Johannes 154, 234, 264, 360
H
Haar, James 154, 162 Habert, François 39, 50, 52, 53, 60 Hadrien (empereur) 134 Haebler, Konrad 323, 324, 331 Hagenberg 293 Hainhofer, Philippe 165 Hakulinen, Luciane 119 Halévy, Olivier 10, 106
Halewijn, Georges d’ 45 Halkin, Léon-Ernest 128 Hamillon, Cardin [ii] 306 Hannibal 186-190 Hardouyn, Gillet 337 Harriot, Thomas 37 Harsy, Denys de 24, 344 Harvitt, Hélène 20 Haudent, Guillaume 50, 61 Hauvette, Henri 22, 43 Hayneuve, Julien 281 Heilman (alias de Thielman Kerver?) 331, 332, 339 Héliogabale 141 Henri II (roi de France) Henri III (roi de France) 17 Henri IV (roi de France) 28, 50, 55, 87, 146, 149, 293, 363 Henri VIII (roi de France) 67 Hérault, Jaspar 306 Herberay Des Essarts, Nicolas 16, 23, 51, 58, 59 Herburt de Fulsin 56 Herchsen, Thierry de 57 Hernández, Francisco 226, 227 Hérodote 64, 66, 102, 110, 111, 173, 248, 256 Héron d’Alexandrie 89 Hervet, Gentien 60, 281 Herwart, famille 156 Hésiode 94 Hesse, Henri de (Henri de Langenstein, Henricus de Hassia) 57 Higman, Geneviève 150 Higman, Jean 325, 335, 360 Hilaire (évêque de Poitiers) 286 Hippocrate 11, 47, 52, 105, 111, 227 Hochner, Nicole 67 Hock, Wendelin 216 Hoefnagel, Joris 293 Hoffmann, Melchior 259 Holbein, Hans (l’Ancien) 216 Holbein, Hans (Le Jeune) 344, 347, 348, 353 Homère 49, 100, 102, 103, 108-111, 113, 114, 117 Homère (pseudo-) 97 Hopyl, Wolffgang 324, 325 Horace 40, 49, 75-86, 212, 350 Hostingue, Laurent 300-302, 306, 307 Hoven, René 128 Hubault, Pierre 306 Huchon, Mirelle 28, 97, 103-109, 112, 114, 115 Hug de Schlestadt, Johann 212 Hupfuff, Matthias 238, 248 Hutten, Ulrich von 123 Huvin, Jean 295, 306 Huys, Frans 224 Huys, Pieter 224
I
J
Jacobson Schutte, Anne 126 Jacquinot, Dominique 365 Jacquy, François 121 Jamyn, Amadis 40 Jamyn, Benjamin 50 Jannet, Pierre 394 Jannon, Jean 394 Janot, Denys 19, 20, 21, 23-26, 58, 344 Janot, Jean 20, 21 Jardine, Lisa 264 Jean Chrysostome (saint) 49, 57, 315 Jean III (roi du Portugal) 64 Jean (III) de Lorraine 307 Jenson, Nicolas 342, 343 Jérome (saint) 57, 280, 286 Johannot, Étienne 323 Jollat, Mercure 146 Jonas, Justus 121 Jones, Malcolm 165 Jonviller, Charles de 42 Josquin des Prés, dit ( Josquin Lebloitte) 158 Jossa, Stefano 125 Jourde, Michel 10, 11, 350 Julia, Dominique 266, 294 Juste, François 9, 23, 29, 31, 97, 99, 100, 102, 104-108, 110, 111, 115, 117, 352 Justin ( Justinus historicus) 43, 45, 48 Justinien ( Justinianus ; empereur) 312 Juvénal 64, 66, 72, 81
K
Kammerer, Elsa 26 Kecskeméti, Judit 64 Kelley, Donald 63 Kemp, Robert 17, 20-23, 26, 30 Kerver, Jacques 146 Kerver, Thielman 9, 323-339, 342 Kirchmair, Thomas 124
L
L’Angelier, Abel 17, 28, 56, 285, 288, 289, 382 L'Angelier, Arnoul 173 L’Angelier, Charles 19 L’Angelier, famille 19, 25 L’Écluse, Charles de (Clusius) 10, 185-208 L’Huillier, Pierre 282, 288 L’Obel, Mathias de 191, 205 La Boullaye Le Gouz, François de 290 La Croix du Maine, François de 26-28, 279 La Forest, Jean de 19, 26 La Forge, Georges de 20 La Framboisière, Nicolas-Abraham de 281, 282, 284 La Garanderie, Marie-Madeleine de 63, 64, 66, 67 La Garde, Jean de 24, 46 La Laurencie, Lionel de 154 La Motte, Guillaume 306 La Motte, Pierre 307 La Noue, Guillaume de 280 La Popelinière, Henri Lancelot du Voisin de 284 La Ramée, Pierre de voir Ramus, Petrus La Trémoille, Louis II de 28, 47 La Vallière, duc de 21 Labbé, Charles 283 Labbé, Henri (Henricus Laberius) 100, 102, 107 Lacroix, Paul (dit le Bibliophile Jacob) 97, 117 Lafréry, Antoine 221-224, 229 Lagnier, Pierre 49 Laignel, Pierre 307 Laigue, Étienne de 41 Lallemant, Richard 307 Lambert, François 44 Lambert, Jehan 238 Lambert, Pasquier 312 Lambin, Denis 75, 79, 80, 82-86, 199 Lamprechts, Thomas 219 Lancisi, Giovanni Maria 209, 229 Landi, Agostino 125 Landino, Cristoforo 78, 79, 133 Langius, Carolus 81, 82
417
• index
Icazbalceta, Joaquin García 269 Illicino, Bernardo 20 Incardona, Janine 23 Isidore de Séville 286 Isingrin, Michael 63 Isocrate 42, 55, 73 Ivry, Jean d’ 40, 43
Knoblochtzer, Heinrich 212 Königsberg, Johannes Müller von (Regiomontanus) 215 Körte, Otto 154 Krantz, Martin 311 Kremer, Gerhard (Mercator) 219 Kuhn, Thomas 266
418 index
•
Lansac, Jacquette de 27 Lanston, Tolbert 396, 398 Lapacino, Francesco di 211, 233 Lapouge, Gilles 8, 9 Larben, Franois de 41 Lardent, Victor 400 Larivey, Pierre de 17, 60 Latini, Latino 76 Lattes, Bonet de 218 Laurentius, voir Livius Larensis Lauro, Pietro 125 Lauvergnat-Gagnières, Christiane 20, 47, 49 Lavardin, Jean de 60 Lavenia, Vincenzo 126 Le Bé, famille 332, 362, 366 Le Bé, Guillaume 362, 364, 366, 380 Le Bé, Guillaume II 366 Le Blanc, Jean 278 Le Blanc, Louis 38 Le Blanc, Richard 40, 53, 60 Le Blond, Jean 22, 50, 61 Le Bourgeois, Gaillart 296, 306 Le Breton, Guillaume 289 Le Brodeur, Pierre 46 Le Chevalier d’Agneaux, Antoine 40 Le Chevalier d’Agneaux, Robert 40 Le Deutre, Michel 306 Le Fèvre, Hémon 24 Le Fèvre, Jean 28 Le Frère, Jean 283 Le Hoy, Robert 303, 306 Le Jeune, Martin 317, 365 Le Lieur, Jacques 293, 299, 300 Le Maçon, Antoine 16, 19, 37, 41 Le Mangnier, Robert 51 Le Marchant, Jean 307 Le Mareschal, Henry 306 Le Mesgissier, Martin [i] 297, 298, 306 Le Mesgissier, Martin [ii] 306 Le Mesgissier, Martin [iii] 306 Le Noir, Michel 19-21, 30, 46 Le Noir, Philippe 21, 24 Le Nu, Jean 307 Le Prest, Jean 303, 307 Le Preux, Jean 186, 188 Le Prevost, Robert 50 Le Rouge, Guillaume 330, 338, 339 Le Roux, Nicolas 297, 307 Le Roy, Jean 38 Le Roy, Loys 44, 54, 55, 56, 60, 67, 288 Le Talleur, Guillaume 296, 306 Le Verdier, Pierre 296 Le Villain, Claude 306 Leber, Pierre 22 Lefèvre d’Étaples, Jacques 41, 42, 45, 219, 237, 299
Lefèvre de La Boderie, Antoine 57 Lefèvre de La Boderie, Guy 57, 60 Lefèvre de La Boderie, Nicolas 57 Leforestier, Jacques 299, 306, 307 Lemaire de Belges, Jean 19, 21, 30 Lempereur, Martin 44 Lenzi, Antonio 123 Léonard de Vinci 212 Leonard, Irving A. 265 Leroy, Claude 297 Léry, Jean de 37, 288 Lescarbot, Marc 285, 286 Lescuyer, Nicolas 307 Leslie, John 37, 42 Lesure, François 162 Leuze, Nicolas de 41, 61 Lewis, John 95 Leyva, Antoine de 19 Lhomme, Jean 307 Lieto, Bartolomeo 162 Lignant, Pierre 306 Lipse, Juste 85, 225 Litta, Simone 19 Livius Larensis 71 Loe, Jean 192, 225 Loget, François 91 Longis, Jean 21, 23, 24, 31 Longobardo, Niccolò 269, 271 Longueil, Christophe de 67 Longuejoue, Mathieu de 366 Loriti de Glaris, Heinrich 63, 82 Lotrian, Alain 19-21, 26, 100, 106, 117 Louis de Grenade 56, 57 Louis XI (roi de France) 237 Louis XII (roi de France) 19, 20, 24, 40, 43, 44, 47, 67 Louveau, Jean 50, 60 Loys, Jamet 302, 306 Loys, Jean 365 Loyselet, Georges 307 Loyselet, Nicolas 306 Loyselet, Pierre 306 Lucas, Jacques 67 Lucien de Samosate 20, 47, 49, 111 Lucinge, René de 284 Lucrèce 80 Lud, Gauthier 236-239, 240, 242 Lud, Jean 239 Lud, Vautrin 213, 214 Luther, Martin 37, 42, 44, 46, 120, 121, 130, 214 Luxembourg, Jean de 52 Luyken, Jan 257-260
M
419
• index
Macault, Antoine 48-50, 52, 61, 100, 115 Macé, Jean 299-301, 307 Macé, Richard 307 Machiavel, Nicolas (Niccolò Machiavelli) 16, 41, 51, 119 Macho, Julien 41, 43, 45 Mack, Peter 91, 94 Macrobe 105, 233 Maerlant, Jacob van 259 Maes, Andreas 225 Magnien, Catherine 64, 285 Maillard, Jean-François 64, 66, 67 Malassis, Adam 303, 307 Maldavsky, A. 270 Maldeghem, Philippe de 40 Malfatto, Laura 125 Mallard, Honoré 306 Mallard, Jean 306, 396 Mallard, Martin 306 Mallard, Robert 298, 306 Mallard, Thomas 298, 306 Mallard, Vve de Jean 296 Mallard, Vve de Robert 306 Mallard, Vve de Thomas 306 Manardi, Giovanni 201 Mancinelli, Antonio 79 Mandosio, Jean-Marc 88, 91, 92, 94, 95 Manfredi, Lelio 22, 28 Mangenot, Eugène 127 Manna, Ludovico 120 Mansart, François 151 Mantuanus, Baptista (Battista Spagnuoli; Battista Mantovano) 337 Manuzio, Aldo (Alde Manuce) 63, 68, 110, 342, 343, 347, 359, 360, 391 Manuzio, Paolo 123, 125 Marc Antoine 61, 77 Marc Aurèle 51 Marcatto, Dario 126 Marcellus 48, 190 Marguerite de Navarre 16, 49, 350 Marguerite de Valois 42, 171 Marías, Fernando 145, 147, 148 Marie Stuart 42 Marin de Tyr 233 Marion, Simon 282 Marliani, Giovanni Bartolomeo 103, 105 Marnef, Jean I de 51 Marnef, Enguilbert de 51 Marnef (frères), Enguilbert et Jean de 104, 117, 336, 337, 362 Marnef, Jeanne de 24 Marot, Clément 11, 15, 22, 24, 25, 28, 30, 39, 40, 45, 50, 60, 105-108, 112, 349, 351, 352, 383
Marquets, Anne de 42 Marso, Pietro 94 Martial 64, 66, 282 Martin de Vitré, François 283, 284, 287, 288 Martin, Henri-Jean 35, 36, 44, 45, 106, 263, 277-279, 281, 282, 285, 309, 335 Martin, Jean 42 Martinez-Göllner, Marie-Louise 156 Martyr d’Anghiera, Pierre (Pietro Martire d’Anghiera) 21, 285, 290 Marulle, Michel (Michael Marullus) 57 Masselin, Robert 365 Matthieu, Pierre 281, 282 Mauditier, Jean 302, 306, 307 Maximilien Ier (empereur) 247, 253, 359 Mayer Brown, Howard 155 Mayer, Georges 271 Maynal, Guillaume 335 Maynier d’Oppède, Jean 25 Médicis, Catherine de 16-17 Médicis, Marie de 171 Medici (Médicis, famille) 164 Medici, Cosimo de’ 126 Medici, Francesco de’ 126 Medici, Gian Giacomo de’ 124 Medici, Giovanni de’ ( Jean de Médicis) 126 Medici, Pierfrancesco de’ (Pierre-François de Médicis) 238, 239 Medina, José Toribio 270 Medina, Pedro de 298 Mégret, Jacques 51 Meigret, Louis 54, 60, 365 Melanchthon, Philippe 115, 121, 128 Mellot, Jean-Dominique 293, 295, 302 Mena, Fernando de 227 Mendez de Almeida, Justino 64 Mendoza ( Juan González de Mendoza) 285, 286, 359 Menot, Michel 313 Mercati, Michele 209 Mercurian, Everard 267, 268, 273 Mergenthaler, Ottmar 396 Mérian, Matthäus 293 Merula, Giorgio 64 Meschinot, Jean 30 Mesué 201 Mesvière, Étienne 361, 364, 365 Michel, Guillaume 40, 45, 46, 60 Michel, Jean 57 Milesius, Antonius 100, 102, 113 Millanges, Simon 171, 172, 289, 290 Minerve 74, 162 Mithob, Burckhard 218 Moderne, Jacques 26 Molino, Paola 269 Monardes, Nicolás 186, 195, 198, 200, 205
420 index
•
Nicolas de Lyre 43 Nicolas V (pape) 142 Nicolas, Catherine 317 Nicot, Estienne 54 Nivelle, Sébastien 279, 280, 317, 318 Noguès, Boris 88 Norman, Corrie E. 122 North, Thomas 190, 191 Norton, Glynn 27 Nourry, Claude 22, 23, 26 Nuovo, Angela 123, 265 Nyverd, Jacques 366
Mondino de’ Liuzzi 217 Mongini, Guido 126, 130 Monluc, Blaise de 285 Monstr’œil, Claude de 284 Montaigne, Michel de 42, 111, 264, 265, 284, 289, 290 Montefeltro, Federico da (duc d’Urbino) 79 Montefeltro, Guido da 79 Montmorency, Anne de 25, 49, 51, 52, 115 Morales, Ambrosio de 227 More, Thomas 67, 112, 343 Moreau d’Auteuil, Nicolas 25 Moreau, Brigitte 40, 46, 51, 294, 312, 313, 330, 332, 366 Moreau, Denys 285 Morel, Fédéric 49, 53, 55, 57, 60, 279 Moretus, Johannes ( Jean Moretus) 76, 201, 202, 381 Morin, Martin 296, 297, 302, 306 Morin, Romain 24, 26 Morisi Guerra, Anna 128 Morison, Stanley 349, 362, 400 Moro, Marino 123 Morone, Giovanni 76, 126 Morphy, Guillermo 154 Morrhe, Gérard 360 Morront, Adrien 307 Mounier, Pascale 23, 50 Mourentorf, Jean Voir Moretus, Jean Moxon, Joseph 363 Mulot, Nicolas [ii] 306 Münster, Sebastian 216, 234, 243, 256 Muratori, Lodovico Antonio 125 Muret, Marc-Antoine 61, 77 Murner, Thomas 212 Muses 49, 74, 101 Musseus, Guillelmus 96 Musso, Cornelio 122, 123
Olivétan (Pierre Robert) 41, 42, 45 Olivier, Jean 46, 294 Olivier, Pierre 302, 307 Olivieri, Domenico 38 Olschki, Leo 22, 121, 122, 136, 157, 162, 167, 168, 343 Ong, Walter J. 88-91, 94 Ongoys, Jean d’ 282 Oporinus, Johannes 126, 210 Oraison, Antoine d’ 44 Orival, Marguerin d’ 307 Orry, Marc 284 Orta, Garcia d’ 186, 195-197, 199-201 Ortelius, Abraham 217, 221, 222, 224-226, 287 Orth, Myra 27, 28 Osmont, Jean 306 Osorio, Jérôme 285 Ovide (Publius Ovidius Naso) 30, 39, 43, 102, 104 Oviedo (Gonzalo Fernández de Oviedo y Valdés) 282, 289
N
P
Nadal, Jérôme 266 Nagler, Georg Kaspar 165 Nancel, Nicolas de (Nicolaus Nancelius) 8892, 94, 95 Nannius, Petrus 78, 79 Naogeorgus voir Kirchmair, Thomas Nattiez, Jean-Jacques 153 Néobar, Conrad 344, 353, 383, 388, 389 Néron (empereur) 66, 141, 188 Ness, Arthur J. 156 Nicéphore (patriarche de Constantinople) 282, 286
O
Pacien de Barcelone 317 Pacini, Pietro 213 Pacioli, Luca 145 Pagano, Mutio 165 Paléphate 94 Palladio, Andrea 145 Palmier, Pierre 220 Pandectes, voir Digeste Pantagato, Ottavio 76 Papillon, Antoine 44 Pappus d’Alexandrie 89 Paré, Ambroise 178, 374 Parmentier, Henri 392, 394
Philonicus (Plistonicus) 71 Philostrate 56, 281 Picardo (Léon Picard) 145 Piccolomini, Alessandro 42 Piccolomini, Enea Silvio 18 Pico della Mirandola, Giovanni ( Jean-François Pic de la Mirandole) 57, 238, 241, 268 Picot, Émile 25, 30, 37, 38, 106 Pie II (pape) 57 Pie IV (pape) 124 Piéjus, Marie-Françoise 18 Pierpont, Franck Hinman 392, 400 Pigafetta, Antonio 21 Pini, Pietro Matteo 209 Pirckheimer, Willibald 215, 219, 254-256 Plantin, Christophe 76-78, 81, 83, 186, 191, 195, 198 199, 200, 203- 206, 224-229, 279, 286, 287, 289, 364, 380, 381, 384, 399 Plantin, Madeleine 279 Platin, Claude 21, 26 Platina, Battista 28, 30, 43 Platon 49, 55, 56, 64, 73, 74, 89, 90, 91, 94, 96 Plaute 64 Plaza, Juan de la 267 Pline l’Ancien 64, 136, 142, 145, 196 Plistonicus, voir Philonicus Plutarque 20, 36, 41, 43, 44, 47-49, 52, 55, 124, 186, 188-191, 208 Plutarque (pseudo-) 102, 110, 111 Polignac, Anne de 20 Politi, Ambrogio Catarino 121, 123 Poliziano, Angelo (Ange Politien) 74, 79, 81, 105, 111, 112, 134, 135 Polo, Marco 282 Polybe 64 Poncet, Maurice 278 Porchez, Jean-François 400 Porphyre 89 Portalier, Monique 64 Portuondo, Maria 265 Porzio, Leonardo 68 Posidonius d’Apamée 72 Possevino, Antonio 273, 274 Postel, Guillaume 225 Pralon-Julia, Dolorès 266 Premierfait, Laurent de 18, 19, 27, 29, 43 Prévost, Benoît 151 Priscien 376, 380, 383 Procaccioli, Paolo 124 Proclus 89 Procope de Césarée 288 Proctor, Robert 323, 324, 359 Prosperi, Adriano 120, 121, 126, 274 Ptolémée, Claude 211-216, 219, 220, 233-238, 240-243, 253-256, 263
421
• index
Parussa, Gabriella 20 Pasquier, Étienne 61, 280, 282 Passebreve, Quilery de 25 Pastore, Alessandro 123 Pater, Calvin Augustine 130 Patrizzi, Francesco (Franciscus Patricius) 22 Paul (saint) 76, 226, 260, 278, 315 Paul d’Égine 345 Paul III 19, 266 Paul IV Carafa 124 Paulis, Ioan Antoni de 165 Pauverelle, Claude 316 Pauverelle, Perrette 316 Pauwels, Yves 52, 148, 149, 151 Pavan, Franco 155, 156 Pavie, Guillaume 298, 307 Payen, Thibault 344 Peignot, Georges 392, 394, 395 Peiresc, Nicolas-Claude Fabri de 151 Pèlerin, Jean (dit Viator) 47, 213, 237, 306 Peletier, Jacques 49, 52, 61 Pellicier, Guillaume 104, 115, 187 Péna, Jean ( Joannes Pena) 89, 90, 92, 94 Périclès 65 Périer, Adrien et Jérémie 286 Périer, Charles 284 Perini, Leandro 126, 127 Perion, Joachim 364 Perna, Pietro 126, 127 Perotti, Niccolò 64, 66, 79 Perréal, Jean 45 Perrelle, Jean 220 Perrin, Louis 392-394 Peter, Rodolphe 121, 345, 353 Petersen, Rodney L. 130 Peterson, Willard P. 273 Petit, Guillaume 67 Petit, Jean 19, 21, 24, 30, 325-329, 336, 337 Petit, Jean [iii] 306 Petit, Louis 307 Petit, Oudin 19 Petit, Richard 293, 307 Petrarca Francesco (Pétrarque) 16, 20, 24, 25, 39, 40, 47, 50, 66, 124, 125, Petrucci, Ottaviano 154-156, 158, 162, 165 Peutinger, Conrad 359 Peyronel Rambaldi, Susanna 120, 122 Philandrier, Guillaume 147, 148 Philibert de Vienne 50 Philieul, Vasquin 16, 40, 51, 61 Philippe Ier de Hesse 217 Philippe II (roi d’Espagne) 57, 76, 225-227 Philippe II (roi de Macédoine) 189 Philippe, Jean 325, 337 Philon d’Alexandrie 74, 286
422
Pulci, Luigi 21 Pulmannus, Theodorus 78 Pyrard de Laval, François 287, 288 Pythagore 42, 100, 108
index
•
Q
Quintilien 73 Quondam, Amedeo 267
R
Rabelais, François 9, 11, 18, 57, 97, 99, 103-117 Raffaello Sanzio (Raphaël) 134, 149, 225, 298 Raimondi, Ezio 124 Ramus, Petrus (Pierre de La Ramée) 87-96, 380, 383 Rapine, Charles 281 Ratdolt, Erhard 359, 360 Raulin, Jean 312 Rayer, Thomas 307 Redouer, Mathurin du 20, 30 Regiomontanus, Johannes 215, 218, 219, 236, 254-256 Regnault, François 19, 294, 307 Regnault, Pierre I 306 Regnault, Pierre II 316, 318, 344 Reinsart, Théodore 306 Reisch, Gregor 214, 216 Reisner, Friedrich (Risner; Risnerus) 89 Rely, Jean 41 Rembolt, Berthold 310-316, 324, 325, 335 Rembrandt, Harmenszoon van Rijn 257 Remortier, Jaspar de 307 René II (duc de Lorraine) 213, 236, 237, 239-241 Renouard, Philippe 34, 40, 51, 146, 147, 149, 278, 282, 290, 309, 310, 313-316, 330, 332, 344, 353, 367, 388 Reuss, Eduard 130 Rey, Francisque 394 Ricardo, Antonio 269 Ricci, Matteo 269-273 Ricciardolo, Gaetano 271 Richard, Jean 296, 307 Richardson, Brian 154 Richeome, Louis 280, 289 Richer, Jean 283, 284, 286 Ridder-Symoens, Hilde 57 Rigaud, Benoît 17, 97, 117 Rigoley de Juvigny, Jean-Antoine 45, 279 Ringmann, Matthias 213, 214, 236-238, 241, 242 Robert, Pierre 121
Robortello, Francesco 126 Rochefort, Guy de 19, 67 Rodriguez, Luis 150 Roffet dit Le Faulcheur, Étienne 365 Roigny, Jean de 31, 55, 63, 67, 89, 364 Rojas, Fernando de 22 Román, Gianbattista 272 Romano, Angelo 124 Romieu, Marie de 42 Rondelet, Guillaume 187 Ronsard, Pierre de 39, 61, 111, 125, 290, 365 Rosato, Paolo 153 Rosello, Lucio Paolo 125, 126 Rother, Wolfgang 93 Rouillé, Guillaume 26, 45, 349, 351, 353 Rozzo, Ugo 122, 165 Ruberti, Ettore 165 Ruggieri, Michele 273 Ruscelli, Girolamo 125 Rusconi, Giovanni 125 Rustici, Jacopo 121
S
Sabellico, Marcantonio 64 Sabon, Jacques 399 Sabon, Sulpice 49, 351-354 Sachsenheim, Hermann von 212 Sacrobosco, Johannes de 217, 219 Sadoleto, Jacopo ( Jacques Sadolet) 345, 347 Sagard, Gabriel 281, 283-286, 288 Sagredo, Diego de 145-151 Saint-Cher, Hugues de 377 Saint-Denis, Jean de 21 Saint-Gelais, Alexandre de 27 Saint-Gelais, Mellin de 15, 23, 27, 29, 61 Saint-Gelais, Octovien de 30, 40, 43 Sainte-Marthe, Scévole de 39, 60 Salamanca, Antonio (Martínez) de 221-223, 229 Salel, Hugues 40, 102 Saliat, Pierre 50, 53, 60 Salluste 45, 66 Saluste, Guillaume de (sr du Bartas) 175-179, 183, 298 Salviani, Ippolito 224 Salvioni, Giovanni Maria 209 Sambucus, Johannes 78 San Pedro, Diego de 22, 23, 47, 58 Sánchez, Pedro 267, 268 Sannazaro, Jacopo 352 Santa Sofia, Marsilio da 219 Sauli, Teodorina 123
Sonnius, Laurent 280, 281, 283-285, 287, 288, 290 Sonnius, Michel I 280, 283, 284, 288, 289 Sonnius, Michel II 280-282, 284, 288, 289 Sordet, Yann 7, 36 Sorel, Charles 282 Sozzi, Lionello 22, 23, 43 Spandugnino (Theodore Spandounes) 19 Sparr, Kenneth 165 Spinaccino, Francesco 156, 158 Spirito, Lorenzo (Lorenzo Gualtieri, dit) 18, 128, 209 Staden, Hans 217 Standaert, Nicolas 268, 272 Stefano, Cambio di 23 Stella, Aldo 128 Steuco, Agostino 286 Stöffler, Johann 216, 217 Strabon 64, 248, 252, 256 Strambi, Antonio 165 Strozzi, Palla 233 Suétone 45, 64, 78, 81, 82, 86 Suffren, Jean 281 Sully (Maximilien de Béthune, duc de) 287 Suomela-Härmä, Elina 20, 119 Supple, James 67 Sweynheim, Conrad 235 Sylvius, Jacobus 54, 383
T
Tacite 56, 64, 382 Tagault, Jean 219, 220 Tagliadi, Giovanni Maria 126 Tahureau, Jacques 282 Taillepied, Noël 298 Taillevent, Michault 38 Tallon, Alain 120, 278 Talon, Omer (Audomarus Talaeus) 88-91, 93-96 Tamisier, Pierre 60 Tampeso 145 Tappert, Wilhelm 154 Tarasti, Eero 153 Tartaglia, Nicolas 10, 171 Tartaret, Pierre 314 Tasso, Torquato (Le Tasse) 50, 56 Tavernier, Jean-Baptiste 290 Tavernier, Melchior 283 Tectosages 72 Tedeschi, John 126 Teofilo, Massimo 121, 122, 125 Térence 40, 49, 212 Tertullien 57, 279, 286
423
• index
Saulnier, Verdun-Louis [Léon] 23, 28, 50, 51, 52, 88, 100, 146, 187, 195 Savius de Zamoscie, Jean 55 Savoie, Philippe 88 Savonarola, Girolamo ( Jérôme Savonarole) 57 Savot, Louis 151 Scaliger, Joseph-Juste 75, 80, 81, 85 Scève, Claudine 23, 26 Scève, Maurice 23, 26, 42, 47, 352, 354 Schmitt, Charles B. 95 Schoeffer, Peter II 360, 361 Schott, Andreas ou Schottus 78, 85 Schott, Johann ou Johannes 214-216, 229, 234, 238, 239, 241-243, 247, 253, 255 Schott, Martin 212 Schouten, Guillaume 283 Schrek, Johann Terrenz 270 Schulting, Cornelis 280 Scipion l’Africain 65, 188, 189 Scipion, voir Servilius Cæpio, Quintus Sebastiani, Valentina 263, 274 Sebire, Guéroult 306 Sebon, Raymond (Ramon Sibiuda) 42, 289 Sedabonis, Pietro de’ voir Perna, Pietro 124 Seidel Menchi, Silvana 120-122, 125, 126 Selve, Georges de 41, 48, 52 Sénèque 47, 66, 352 Sepúlveda, Juan Ginés de 147 Serafino da Fermo 57 Sergent, Pierre 22 Serlio, Sebastiano 37, 51, 52, 145, 148-151 Sertenas, Vincent 23, 31, 282 Servet, Miguel 219, 220, 256 Servilius Cæpio, Quintus 73, 186-190, 233 Servin, Louis 283 Servius (Maurus Servius Honoratus) 94 Sévin, Adrien 16, 41 Seyssel, Claude de 30, 37, 43, 44, 47, 48, 52, 60, 107, 284 Sforza, Ludovico 19 Sharratt, Peter 89, 90 Shaw, David 324, 331 Sichem, Christoffel van 260 Simoncelli, Paolo 123 Simonin, Michel 33, 39, 49, 56, 58, 59, 285, 290, 382 Simonis, Menno (Menno Symons) 10, 257-260 Sirleto, Guglielmo 76 Slimbach, Robert 391 Smith, Paul 151, 222, 349, 369, 383, 387 Soderini, Piero 213 Solier, François 60 Sonnius, Claude 281, 283, 285 Sonnius, famille 10, 278-289 Sonnius, Jean 280
424 index
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Thellusson, Jean 352 Théocrite 94 Théodoret (évêque de Cyr) 55, 103, 281 Théodose de Bithynie 89, 90 Théophraste 186, 194, 200 Thevet, André 21, 58, 277, 283 Thibault, Geneviève 162 Thomas a Kempis 286 Thomas d’Aquin (saint) 179, 181, 263, 315, 333 Thorer, Alban 104, 115 Thorius, John 224 Thoor, François de 224, 225 Thoor, Jean de 224 Thoor, Raphaël de 225 Thou, Jacques-Auguste de 187, 199, 200 Thucydide 30, 43, 44, 47, 64, 107 Tigeou, Jacques 60, 61 Tilley, Arthur 29 Tinctor, Jean 38 Tinto, Alberto 330, 343 Tiraboschi, Girolamo 126 Tirellius, Joannes 96 Tite-Live 56, 64, 282 Toledo, Gonzalo de 219 Tolomei, Claudio 125, 271 Topiarius (Gilles Dominique Van Den Prielle) 279 Torrentius, Laevinus 10, 75-86 Torresano, Andrea (dit Andrea Asolano) 63 Tory, Geoffroy 10, 22, 27, 30, 47, 53, 61, 106, 147, 338, 339, 383 Tournes, Jean de 349-351, 354, 360, 384 Toussaint, Jacques 55, 310 Tovar, Simón de 185, 227, 228 Trapp, Joseph B. 20 Trechsel, famille 26, 219, 220, 229 Trechsel, Gaspar 219, 256 Trechsel, Melchior 256 Trepperel, Jean 20 Treterus, Thomas 78 Trigault, Nicolas 268, 270, 271 Trissino, Giovanni Giorgio 42 Trogue Pompée 43 Tschichold, Jan 400 Turnèbe, Adrien 82, 87, 95 Turquet, Louis 50 Tyard, Pontus de 183, 350, 384 Tyron, Antoine 50, 61
V
Valdés, Francisco de 224 Valdés, Juan de 128, 130
Valentin, Florent 306 Valentin, Robert 306 Valentini, Pier Francesco 166 Valère Maxime 45, 103, 104 Valla, Giorgio 95 Valla, Lorenzo 44, 64 Vallés, Francisco 227 Valverde de Amusco, Juan 221, 223, 224, 229 van der Borcht, Peter 201 van Mallery, Karel 280 Varchi, Benedetto 123, 124 Varron 64, 65, 139 Vascosan, Michel de 36, 41, 48, 55, 63, 188, 282, 289, 365 Vautroullier, Thomas 190 Vauzelles, Jean de 26, 60 Veen, Joannes van 257, 258 Veer, Gerrit de 283 Végèce 64, 139 Vendrix, Philippe 157 Vène, Magali 10, 23, 36, 37, 53, 87 Verney, Pierre 47 Vera Cruz, Alonso de la 268 Vérard, Antoine 19, 29, 40, 43 Vérard, Bartélemy 20, 24 Vergara, François 365 Vergèce (Vergisson), Ange 363 Vergerio, Pier Paolo 126 Verrès 65 Vésale, André (Andreas Vesalius) 11, 51, 187, 210, 217, 218, 223-225 Vespucci, Amerigo 20, 213, 214, 237-240, 244, 248 Vico, Enea 223 Vidal 157, 160, 161, 166 Vidier, Alexandre 25 Vidoue, Pierre 20, 30, 31, 45, 347, 360, 361 Vigenère, Blaise de 54-56, 60 Vignole 151 Vigor, Simon 284 Villamont, Jacques de 284, 286 Villebresme, Macé de 43 Vincent, Jacques 60 Vingle, Pierre de 45 Vintimille, Jacques de 38, 51 Virgile 39, 40, 43, 45, 49, 88, 91, 94, 114, 212, 331 Virgile, Polydore 46 Virginio, Gian Francesco voir Donzellini, Cornelio Vitruve (Marc Vitruve Pollion) 10, 51, 54, 63, 64, 134, 136-139, 145-151 Vivès, Juan Luis 50
W
X Xénophon 43, 55, 64, 134
Y
Yvernel, Jean 316
Z
Zanchi, Basilio 76 Zani, Bartolomeo 20 Zhizao, Li 272, 273 Zoppino, Niccolò di Aristotile de’ Rossi 120 Zubillaga, Felix 267 Zupanov, I. G. 270
425
• index
Wächtlin, Hans 216 Waddington, Charles 88, 91, 92 Waldseemüller, Martin 213-216, 219, 236, 239, 241-244, 247, 252-254, 256 Warde, Beatrice 394 Wechel, André 82, 87, 90, 94, 219, 224, 228, 365, 374, 375, 376, 380, 381, 383, 386 Wechel, Chrestien 100, 115, 365 Wechel, héritiers 89, 91 Weeks Chapman, Catherine 156 Wesalius Voir Vésale, André Wiebking, Robert 398 Wight, John 190 Williams, George Huntston 130 Wimpfeling, Jakob 212, 237 Winn, Mary Beth 19, 41, 43 Winter, Johann 220 Wolf, Johannes 153 Wolf, Thomas 212 Wolff, Georges 323-329, 333-337 Wonecke de Kaub, Johann 213
Crédits photographiques
Romain Menini & Olivier Pédeflous - Dans l’atelier de François Juste : Rabelais passeur de la Batrachomyomachie (1534) Fig. 1, 2 : Musée Condé - Château de Chantilly
Dinko Fabris - La trasmissione dei "segreti" dell’esecuzione musicale nell'Italia del Cinquecento: le intavolature di liuto da Capirola ai fogli volanti Fig. 1, 2 : Newberry Library de Chicago. © Site “Le Corpus des Luthistes” – Programme Ricercar-cesr Marie-Élisabeth Boutroue - Charles de L’Escluse et la diffusion des modernes Fig. 3-10 : Musée Plantin-Moretus/Prentenkabinet, Anvers Alice Klein & Laurent Naas - Les éditions strasbourgeoises de la Cosmographie de Ptolémée dans le premier quart du xvie siècle : de l’appropriation au dépassement de l’héritage ptoléméen Fig. 1-7 : Bibliothèque Municipale de Colmar Pierre Aquilon - Géographie urbaine de l’édition rouennaise. Imprimeurs et libraires dans la ville. Rouen 1485-vers 1600 Fig. 1 : Alençon Médiathèque Aveline. Cliché P. Aquilon Fig. 2 : Le Lieur, Plan des Fontaines. Cliché P. Aquilon Thierry Claerr - Le rôle de Thielman Kerver dans l’évolution de la typographie à Paris à la fin du xve siècle et au début du xvie siècle Fig. 1-4 : Autorisation à titre gracieux de la Médiathèque du Grand Troyes (photographe : Pascal Jacquinot) Guillaume Berthon & William Kemp - Le renouveau de la typographie lyonnaise, romaine et italique, pendant les années 1540 Fig. 1, 2, 4 : Avec la permission de la Médiathèque du Grand Troyes Fig. 3 : Reproduction avec la permission du President and Fellows of Harvard College Jacques André - Les typèmes de Garamont. À propos d’un projet de codage des caractères anciens Fig. 2 : BIU Santé Fig. 6 : Bibliothèque de Rennes-Métropole Matthieu Cortat - Descendances, copies, émules, ersatz, disciples, plagiaires, successeurs Fig. 1, 4, 5, 7-10, 13, 14, 17 : Photo Musée de l’Imprimerie de Lyon Fig. 2 : Photo Musée de l’imprimerie de Lyon, inv 881 Fig. 3 : Photo Musée de l’imprimerie de Lyon, inv 1581 Fig. 6, 12, 15 : Photo Musée de l’imprimerie de Lyon, fonds Couty Fig. 11 : Photo Philippe Hervouet – Musée de l’imprimerie de Lyon, inv 1305
Table des matières
Christine Bénévent, Isabelle Diu & Chiara Lastraioli Introduction • 7
i - Passeurs de textes Traducteurs et philologues Jean Balsamo La première génération des traducteurs de l’italien (1500-1541) • 15 Toshinori Uetani La naissance d’un métier : traducteur • 33 Luigi-Alberto Sanchi L’enquête de Budé sur l’économie antique. Notes sur un travail en cours • 63 Marc Laureys Torrentius « passeur » d’Horace : Le commentaire d’Horace par Laevinus Torrentius et sa place dans l’exégèse horatienne du xvie siècle • 75 Marie-Dominique Couzinet La transmission des textes dans l’édition scolaire : l’atelier du collège de Presles • 87 Romain Memini & Olivier Pédeflous Dans l’atelier de François Juste : Rabelais passeur de la Batrachomyomachie (1534) • 97 Enrico Gavarelli Colporteurs d’idées. Grammairiens et vulgarisateurs entre orthodoxie et hérésie • 119 Textes et savoirs techniques Pierre Caye L’Humanisme comme art de la contrebande. Alberti, lecteur des Anciens • 133 Frédérique Lemerle « Passer les Pyrénées ». La fortune de la traduction anonyme des Medidas del Romano de Diego de Sagredo (Tolède, 1526) • 145 Dinko Fabris La trasmissione dei « segreti » dell’esecuzione musicale nell’Italia del Cinquecento: le intavolature di liuto da Capirola ai fogli volanti • 153 Passeurs de textes médicaux Violaine Giacomotto-Charra Scipion Dupleix, passeur de textes savants et poétiques • 171 Marie-Élisabeth Boutroue Charles de L’Écluse et la diffusion des modernes • 185 Rafael Mandressi Livres du corps et livres du monde : médecins, cartographes et imprimeurs au xvie siècle • 209
Textes (et) voyageurs Alice Klein & Laurent Naas Les éditions strasbourgeoises de la Géographie de Ptolémée dans le premier quart du xvie siècle : de l’appropriation au dépassement de l’héritage ptoléméen • 233 Luc Bergmans L’iconographie de Menno Simonis (1496-1561) comme passeur de textes et voyageur • 257 Antonella Romano Passeurs de texte, faiseurs de monde. Missionnaires et production de la culture écrite à la Renaissance • 263 Grégoire Holtz L’appropriation du savoir géographique : les Sonnius à la conquête du monde • 277
ii - Passeurs de livres (autour de Garamont) Imprimeurs, libraires, typographes Pierre Aquilon Géographie urbaine de l’édition rouennaise. Imprimeurs et libraires dans la ville (Rouen 1485-vers 1600) • 293 Rémi Jimenes Passeurs d’atelier. La transmission d’une librairie parisienne au xvie siècle : autour de Charlotte Guillard • 309 Thierry Claerr Le rôle de Thielman Kerver dans l’évolution de la typographie à Paris à la fin du xve siècle et au début du xvie siècle • 323 Guillaume Berthon & William Kemp Le renouveau de la typographie lyonnaise, romaine et italique, pendant les années 1540 • 341 Un « passeur » particulier : Garamont Hendrik D. L. Vervliet Les feuilles aldines de Claude Garamont • 359 Jacques André Les typèmes Garamont. À propos d'un projet de codage des caractères anciens • 369 Matthieu Cortat Descendances, copies, émules, ersatz, disciples, plagiaires, successeurs • 391
Index • 409 Crédits photographiques • 427