Nachgelassene Schriften des Grafen Gobineau: Teil 2, II.1 Prosaschriften, II: Kleinere anthropologisch-histororische und politische Schriften, 1 [Reprint 2019 ed.] 9783111567297, 9783111195773


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German Pages 224 [236] Year 1918

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Vorwort
Inhaltsverzeichnis
La Fleur d'Or
La Fleur D'or (La Renaissance). Expositions
Ce Qui Est Arrive Ä La France En 1870
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Nachgelassene Schriften des Grafen Gobineau: Teil 2, II.1 Prosaschriften, II: Kleinere anthropologisch-histororische und politische  Schriften, 1 [Reprint 2019 ed.]
 9783111567297, 9783111195773

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Nachgelassene Schriften des Grafen Gobineau herausgegeben von

Ludwig Schemann

Prosaschriften Ii. Kleinere anthropologisch-historische und politische Schriften I.

Straßburg. V e r l a g v o n K a r l J. T r ü b n e r .

1918.

Kleinere anthropologisch-historische und politische Schriften des Grafen Gobineau herausgegeben von

Ludwig Schemann

Band I.

Straßburg. V e r l a g v o n K a r l J. T r ü b n e r

I918.

Alle Rechte, insbesondere das der Übersetzung, vorbehalten.

Hof- und Universitätsbuchdruckerei C. A. Wagner, Freiburg i. Br

Vorwort

E

s bestand bis vor kurzem die Absicht, die sämtlichen in Gobineaus Nachlasse vorgefundenen kleineren anthropologisch-historischen und politischen Schriften in einem Bande vereinigt herauszugeben, der dann natürlich eine systematische Anordnung erhalten haben würde. Allein die Kriegsverhältnisse haben die Verwirklichung dieses Planes unmöglich gemacht. Der Papiermangel, welcher mit der Zeit den meisten Büchern die Erscheinensmöglichkeit abschneidet, hat auch dem unsrigen zum Mindesten eine außerordentlich starke Einschränkung des Umfanges auferlegt; und da es völlig zweifelhaft ist, wann uns wieder Papier zur Verfügung stehen wird, so blieb, um nur überhaupt irgend etwas zu bringen, keine andere Wahl, als für jetzt die beiden als die wichtigsten sich darstellenden Schriften, ohne Rücksicht auf Zusammengehörigkeit, in einem ersten kleineren Bande vorauszunehmen und das Übrige der fürs erste so ungewissen Zukunft vorzubehalten. W a s die Gestaltung des Textes betrifft, so hat dem Herausgeber diesmal die Möglichkeit einer Besprechung zweifelhafter Stellen mit französischen Freunden, wie er sie früher geübt, gefehlt. So hat er namentlich einzelne Gobineausche Willkürlichkeiten, die er auf eigene Hand

nicht zu ändern wagte*), auf die Gefahr einer leichten Unklarheit

hin,' doch vorgezogen stehen zu lassen, im

Übrigen aber sich bemüht, die mancherlei Ungleichmäßigkeiten in Interpunktion, Großschreibungen und anderem tunlichst zu beseitigen. Mehr denn je fühlt sich der Unterzeichnete diesmal seinem Freunde und Mitarbeiter, Herrn Geheimrat Prof. Oskar Meyer, zu Dank verpflichtet, der nicht nur die Abschriften der beiden Arbeiten

besorgt

und an

der

Durchsicht derselben vor dem Drucke sich beteiligt, sondern auch die erste Korrektur des größten Teiles der Druckbogen gelesen hat. Freiburg, 18. Februar

1918.

L. Schemann. *) M i t Sicherheit liegt ein Schreibfehler Gobineaus vor S. 187 Zeile 16, für den ich aber keine Verbesserung wüßte. Auch Seite 176 Zeile 15, 16 ist wohl kaum in Ordnung. Vielleicht ist es auch nicht überflüssig, darauf hinzuweisen, daß das S. 29 unten gebrauchte mesnie, das der Leser in keinem W ö r t e r buch finden dürfte, ein altfranzösisches W o r t für ménage ist.

Inhaltsverzeichnis Seite

Vorwort L a Fleur d'Or (La Renaissance).

V Expositions

Ce qui est arrive ä la France en 1870

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LA FLEUR D'OR.

D

er Zufall hat es gefügt, daß im Vorstehenden zwei Schriften vereinigt erscheinen, welche beide vor ihrer nunmehr erfolgenden Veröffentlichung im Urtext bereits in deutscher Ubersetzung bei uns vorlagen. In beiden Fällen war es aber nicht möglich gewesen, die der Ubersetzung zugrunde gelegte Abschrift so sorgfaltig mit dem Urtext nachzuvergleichen, wie dies jetzt gelegentlich dessen eigener Behandlung und Veröffentlichung erfolgen konnte. S o haben sich eine Reihe von Versehen herausgestellt, welche in die betreffenden Verdeutschungen (Einleitungen zur Renaisance, vom Herausgeber, vor dessen verschiedenen Ausgaben des Werkes, und „Frankreichs Schicksale im Jahre 1870", von Professor Schlösser, in Reklams Universal-Bibliothek), mit übergegangen sind, und deren wichtigste wir hier zu Nutz und Frommen des einen oder andern Lesers nachträglich noch aufführen möchten. Die richtige Lesart lautet also: S. 11 Z. 4: sinon statt secouru. S. S. S. S. S. S. S. S. S. S. S.

16 Z. 7 v. u. : de leurs deux dynasties. 21 u. letzte Zeile: traîne d'attache. 32 u. letzte Zeile: compris. Dès lors, quand . . . 89 Z. 6 v. u.: dans les airs statt dans les avis. 102 Z. 4 v. u.: aime statt ainsi. 133 Z. 9: sur bien d'autres statt un bois d'antres. 138 Z. 3 v. u.: lien statt bien. 148 Z. 17: rabaisser statt réclamer. 156 Z. 10 v. u. : qui en avait pour . . . 187 Z. 8: rien statt soin. 190 Z. 8 v. u. : passible statt possible.

I. P A R T I E . SAVONAROLE.

EXPOSITION.

L a terre habitée par l'homme, l'homme au début ne l'a pas bien comprise. Il a contemplé les vastes mers, tantôt barrières, tantôt grands chemins; il les a vues séparer ou réunir les nations répandues sur les plages des continents. D'abord ces vastes mers, il les a nommées stériles; il s'est effrayé de leurs tempêtes, de ces montagnes d'eaux ruisselantes que les vents élèvent, fouettent et font écrouler dans une terrifiante agitation; le plus grand des poètes, frappé d'une terreur sacrée n'a pas raconté que rien de favorable pût sortir de cette farouche turbulence. Mais, après Homère d'autres lyres sont devenues mieux instruites; sous la colère de Neptune, les caprices d'Amphitrite, les cruelles fantaisies des Néréides et les brusques transformations de Protée, elles ont chanté les opulences de l'Océan, ses cavernes de cristal incrustées de perles, le corail végétant autour de ses rochers, l'ambre flottant au milieu de ses glaces et, surtout, surtout, du sein de ses courants bleuâtres, de ses vagues transparentes, de son écume blanche, scintillante, épaisse, floconneuse, les sages ont vu s'élever l'apparition sans G o b i n e a u , K l e i n e r e NachlaBschriften. I .

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pareille de la triomphante Aphrodite. Plus tard, quand l'imagination se trouva trop flétrie, trop vieille pour continuer le culte de ces jeunes images, ce qu'on appelle la science a reconnu pourtant que de si éblouissants symboles manifestaient la vérité et, qu'en effet la mer salée, la mer saumâtre, la mer au liquide épais, chargé de substances multiples était la dépositaire des germes de la vie et, tout au contraire de mériter l'antique reproche de stérilité, dépassait grandement en activité féconde la surface verte de la planète. Le monde moral dans le sein duquel naît et se développe un autre genre de mouvements présente un spectacle pareil à celui de la terre et de l'océan enveloppant. Il émet les mêmes apparences, il aboutit aux mêmes contradictions entre ce qui semble et ce qui est. A ne le considérer qu'en somme, il offre, audessus des ondes accumulées des temps, un certain nombre d'époques pareilles à des continents. Les parties hautes, apparentes, découvertes, éclairées par le soleil et que l'on a déclarées de tous temps particulièrement dignes d'intérêt, y sont en petit nombre; elles occupent le moins d'espace dans l'étendue des âges. A en faire l'énumération, on a bientôt fini sa tâche. C'est l'époque où gouvernait Périclès; c'est l'opulente période des Séleucides et des Ptolémées. Puis se montre la splendeur romaine sous Auguste; celle-ci finit avec les Antonins, et une large discontinuité la sépare de cette période où la théologie chrétienne inspirant la hiérarchie féodale produisit le génie des X I I e et X I I I e siècles de notre ère. A ce point l'ascension s'arrêt de nouveau; comme une lampe fumeuse, l'histoire laisse graduellement baisser ses clartés, elle s'entoure de té-

nèbres; elle semble prête à s'éteindre, elle ne se ranime qu'à la seconde moitié du X V e siècle. Pendant les durées intermédiaires de ces moments lumineux les jours, les flots des jours, les flots des faits se succèdent, troublés, indistincts; c'est la mer stérile, aurait dit encore l'Homéride. Mais, point; c'est la mer féconde, remuant dans ses profondeurs, promenant sur ses surfaces les germes des choses futures et laissant flotter humblement, sur la face de ses eaux, cette végétation entrelacée, sans éclat, mais constante, qui soulève, au milieu des feuillages touffus plaqués sur la nappe sombre, les fleurs d'or, les grandes merveilles de la vitalité humaine. Ce sont des fleurs d'or, ces époques splendides où l'on bâtit le Parthénon, le Capitole, les dômes de Beauvais et d'Amiens, et où l'Italie entière éclate de vie, de couleurs bigarrées, d'esprit, d'intelligence, de génie et de beauté. Ce sont des fleurs d'or; elles nagent et s'étalent étincelantes sur la profondeur murmurante des jours qui les ont produites et de la masse de substance animée d'où elles sont issues. Ce sont des fleurs d'or semblables à ce lotus mystique de la sagesse indienne, qui, épanoui tout palpitant sur la mer barattée par les génies célestes, porte au centre de ses pétales un dieu assis, majestueux, contemplant le monde illuminé par la clarté jaillissant de son front. Mais tandis que de la sorte la fleur d'or est née des humidités sombres, des cohérences visqueuses de la fécondité latente, bien d'autres existences en sont sorties de même; celles-ci se tiennent à son côté; se collent contre elle; rampent sur elles; s'amassent, s'accumulent, travaillent contre elle et parviennent à

la détruire, absolument de la même façon que dans l'organisme matériel les vents, les tempêtes, les glaces, les volcans, les courants, les animaux voraces, insectes, vers, monstres minuscules attaquent aux continents, les mordent, les déchirent et finissent par les éparpiller. Les immenses fleurs sur le souvenir desquelles flottent encore comme des dieux brahmaniques, les fantômes de Périclès, de Virgile, de Dante, de Raphaël, se sont fanées après avoir embaumé les airs, de leurs parfums; elles ont disparu dans la dissolution de leurs éléments ; et, cependant: au sein de ce qui nous entoure, comme en nous-mêmes, se maintient une continuelle antithèse entre ce qui semble et ce qui est; c'est pourquoi la mort de toute chose, au lieu d'être la fin de cette chose, n'est rien que le commencement de son appropriation à de nouveaux états. C'est une loi inévitable. Il en résulte la permanence de l'essence intelligente dans ce monde et la nature du rôle que cette essence y est venu jouer; c'est par elle que ce qui apparaît, tient de ce qui f u t et que le présent renferme à la fois des parties appréciables du passé et de l'avenir. Qu'on se transporte en imagination à la fin de cette époque à laquelle on a donné le nom de siècle de Périclès. Euripide meurt; Phidias est mort; ses élèves les plus chers sont morts, la grande période est absolument terminée. Rien n'est détruit pourtant, tous les moyens existent pour amener de nouvelles créations, sauf un seul; élément capital, il est vrai; avec la valeur, avec la saveur, le parfum, la marque particulière de l'époque éteinte, avec la structure qui lui était propre et l'âme spéciale qui l'animait a disparu pour toujours, ce qu'on pourrait appeler le germe viril qu'elle a contenu et qui lui



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conférait l'individualité de son être; ce germe s'est dissous; il ne compte plus dans la somme des richesses du monde; il ne reparaîtra jamais plus. Mais après lui demeure la masse flottante de ce qu'on pourrait appeler les éléments féminins, doués d'une réceptivité propre à montrer un jour de nouvelles existences, quand une nouvelle cause plastique, fournie par une nouvelle race, aura réveillé la fécondité amortie. Ainsi, des détritus grecs, en suspension dans les profondeurs des esprits et que l'intelligence romaine vient toucher, émerge le siècle d'Auguste. Au sein de cette profusion énervée de l'antique beauté hellénique, la verdeur sauvage du sentiment italiote introduit des combinaisons et l'on voit surgir sous des formes et avec des tendances jusqu'alors inconnues, l'Enéide, les Epodes, le livre de Lucrèce, les comédies de Plaute, les élégies de Catulle, les temples, les riches constructions répandues sur les flancs du Palatin. Était-ce mieux? Etait-ce aussi bien que les splendeurs regrettées? C'était différent. La beauté parfaite n'était plus; mais la solidité s'y trouvait avec le faste dominateur. Une impression de force toute particulière s'y rencontrait. Une ténacité dans les idées, une correction dans les pensées, une largeur dans les doctrines, une disposition à généraliser la conception du devoir, quelque chose de plus humain, mais de raide, de dur, de ferme, de despotique, de prosaïque apprenait aux générations d'alors et la réalité et la précision ; on ne sentait plus cette joie enfantine de la vie, cette gaîté satisfaite du mouvement ne cherchant rien audelà de ce qui brillait; ce n'était plus ce culte heureux de l'existence couronnée des premières roses; on ne



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retrouvait pas, on avait perdu pour jamais quelque chose de divin, de céleste, d'olympien qui, jadis! mouillait de son nectar les lèvres souriantes d'Anacréon et d'Alcée; désormais l'oreille endurcie entendait retentir l'altier commandement de Rome; l'air ému en vibrait; une correction rigoureuse voulait tout recouvrir d'un filet d'airain. Ce monde croyait pourtant imiter les Grecs. Il se trompait, mais il poussait et grandissait à son tour et s'élevait, fleur superbe, comme l'autre fleur s'était jadis éleveé sur la surface des siècles. Il était rongé, comme elle l'avait été par les ennemis irréconciliables de la durée; il tomba et quittant les atomes immortels dont il avait été composé, il perdit son âme et resta dissous jusqu'au jour où la fécondation germanique fit pointer un nouveau bouton. De même que les Romains s'étaient cru des Grecs, de même les moines lettrés, les évêques savants, les professeurs de Taris, de Cologne, de Padoue, les architectes et les sculpteurs de Corbie, de Strasbourg, d'Assise se prirent pour des Romains. Le bénédictin d'Alsace, Gunther, en écrivant pour Frédéric I I de Souabe son Ligurinus, s'estimait virgilien! On en était bien éloigné. Ce que les gens délicats de Rome avaient appelé la vénusté, n'eût alors été compris de personne. En revanche, jamais on ne contempla une plus vaste accumulation d'idées. L'esprit à la recherche de faits indifférents aux temps anciens n'avait pas le pouvoir d'exprimer avec élégance ni même avec netteté ce qu'il tirait de lui-même, ce qu'il ramassait d'ailleurs; il était trop actif, trop pressé; il voulait trop; il donnait,



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il prenait, il demandait; il ne se reposait pas; à la fois, en même temps, tout d'un coup, il aspirait à trop de conquêtes et se perdait dans la poursuite des innombrables rêves sortis de tous les coins de la plus prodigieuse imagination qui fut jamais. L'antiquité, l'avidité romaine s'étaient contentées d'agiter leurs destins dans un cercle géographique assez étroit. Le moyenâge aspira à connaître le globe entier comme à scruter la nature de l'âme et Dieu dans leurs secrets les plus fermés. Ses veines saturées de sang burgonde, gothique, frank, normand, lombard palpitaient de tous les genres de convoitise, d'ambition, d'activité. Il remuait, il allait, il venait, il voyageait, il fouillait, il écoutait, il exprimait et se trouvait jeté aux antipodes de la majestueuse placidité du monde grec, comme de l'orgueilleuse sécurité des Césars. Il se croyait romain, ai-je dit; je le répète; il se croyait romain! Il s'imaginait être rempli des inspirations de la muse latine et s'en donnait pour preuve son attache persistante à l'ancien langage. Il se vantait aussi d'être l'élève de la décadence byzantine; quant aux savants, aux écrivains, aux artistes, aux politiques de Byzance, eux, ils se déclaraient grecs, parce que de leur côté ils reproduisaient tels sujets de la glyptique alexandrine; mais sans le vouloir et trop absorbés dans leurs idées pour s'apercevoir de leur impuissance à imiter, ils faisaient passer le sujet charmant sous les formes sèches, anatomiques dont les figurations austères de leurs saints étaient revêtues. L e moyen-âge fut un grand inventeur. En politique, il imagina le droit personnel et l'établit en face des prérogatives du souverain. Il le voulut inviolable



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et nia, en principe, que le salut de l'État fut la mesures de la sécurité des sujets. Dans les arts, moins soucieux de l'ensemble que du détail, il chercha un idéal raffiné; il voulut empreindre, dans le marbre, dans la pierre, sur le parchemin des missels, l'expression des figures avec une précision, avec une sorte d'exaltation de réalité dont ni Rome ni la Grèce n'avaient jamais, le moins du monde, éprouvé le besoin. Ce qu'il atteignit est si merveilleux, si accompli que telle statue de cathédrale peut être placée justement aussi haut que toute création de l'art antique dans son plus parfait développement. Ce qui surtout fit époque, ce fut la diffusion dans l'Europe entière d'une égale soif de voir, de créer, de pénétrer, de transfigurer les choses suivant un mode supérieur à la condition terrestre. Cette préoccupation ne fut pas celle d'un homme, d'une école, d'une ville, d'un lieu restreint; elle s'empara 'du continent. Quelquefois on s'aventura dans des voies différentes, mais on y chercha les mêmes choses; en politique, les guildes et la Hanse germanique ne furent pas semblables aux communes de la Flandre, aux cités de la Provence et du Languedoc, aux bourgs des royaumes de l'Espagne ; mais, partout, on voulut également des; droits, des franchises, des moyens de liberté et, pardessus le marché, avide, comme l'était chacun de mettre en relief son individualité, partout, on voulut des privilèges, cette notion si absolument étrangère au monde antique et, en effet, partout les privilèges existèrent pour tout le monde et même pour les lépreux. Dans l'architecture, les styles se distinguèrent les uns des autres parce que l'originalité débordait; une



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cathédrale italienne n'emprunta guères à là sœur d'audelà du Rhin ; mais le même cachet s'imprima pourtant sur toutes les variantes, parce que, nulle part, on ne resta étranger à la passion de l'infini. Quant à la littérature, armée, casquée, la lance au poing, imprégnée de l'esprit d'aventure, elle promena de Constantinople à l'Islande les héros des poèmes chevaleresques, leur bravour folle, leur passion d'indépendance, leur besoin de mouvement et ce tempérament immodéré qui composait ses personnages de tout ce que l'on concevait alors de plus brillant, de plus éloquent, de plus intrépide. Ce qu'il y eut encore de particulier dans cette floraison du moyen-âge, c'est qu'aucune période n'y absorbe une telle part de forces que l'on puisse affirmer: à telle date fut le beau moment et s'épanouit la fleur par excellence. On doit faire cette observation pour les Grecs; il y eut chez eux soixante années incomparables; on le peut chez les Romains; le grand éclat dura un siècle et quelque chose au delà; quant au moyen-âge, dès le début, il s'empara de ce qu'il avait à faire et, plus fort sur un point, plus faible sur l'autre, il ne cessa plus, jusqu'à sa fin, de se mouvoir, de toucher à tout, d'interroger, de questionner, de vouloir et de ne vouloir pas. Il y eut pour cela deux raisons. L'élément germanique actif, viril, était partout; ici plus abondant, là moins, marié, pondéré, dirigé de manières différentes; en somme, toujours le même; de plus, la religion prêtait aux différents centres d'activité des maximes, des habitudes identiques. En face de chaque atelier intellectuel, à Burgos comme à Hambourg, à



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Londres, à Dublin comme à Venise, comme à Florence s'imposait le même cadre et une identité absolue de sujets à traiter. Ce qui fut spécial dans cette série de tableaux, ce furent les couleurs. Les objets se placèrent au midi et au nord sous des jours très différents. Ce mouvement de vitalité atteignit son point culminant au X I I e et au X I I I e siècle. Il en descendit ensuite jusqu'au X I V . Alors se manifesta avec une évidence de plus en plus nette la cause de transformation existant au sein de cette société. Cette cause se trouvait intimement liée à l'état de la religion. Il appartient aux âmes d'élite de ne considérer le bien qui unit les créatures au Créateur qu'à ce point d'élévation où il n'est ni touché ni flétri par les mains humaines. Les âmes de cette valeur se préoccupent peu d'observer si les pieds divins des vérités célestes, en se posant sur la terre, s'y tachent ou non d'un peu de boue; elles ne s'en inquiètent pas; elles ne contemplent que la face des immortelles voyageuses et le regard attaché sur leurs fronts, elles les entourent de toutes leurs pensées, de toutes leurs affections, à travers les espaces immaculés où celles-ci les mènent. C'est admirable, sans doute ; mais une si noble absorption dans l'infini n'appartient jamais au gros des peuples; ceux-ci s'attachent moins à la sublimité transcendentale qu'à ce qui tombe sous la grossièreté de leurs sens. La religion avait commencé par assouplir l'esprit germanique et lui fournir des raisons de sociabilité. Elle lui avait donné un modèle d'organisation en lui proposant les formes du Saint Empire; dans le droit



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canonique, elle lui avait présenté une législation admise par tous les vaincus; en faisant accepter le patronage des évêques, défenseurs de leurs cités, elle avait sauvé les classes moyennes, sinon de tous les attentats, du moins de la légalité du servage ; elle avait conservé dans les couvents et multiplié sous la plume des moines les copies des ouvrages classiques, en même temps que les in-folios de sa théologie; elle avait bâti les villes de l'Allemagne, de la Suisse, d'une partie de l'Angleterre, d'une partie de la France, d'une partie de l'Espagne et, même en Italie, elle avait, soit fondé, soit rétabli plus d'une enceinte. Les plus florissants villages s'étaient élevés autour de ses monastères et, sans son intervention, de même que le XI e siècle n'aurait pas eu d'écoles, ni encore moins les universités alors florissantes dans tous les royaumes chrétiens, de même et non moins certainement, sans les moines il n'y aurait pas eu d'agriculture, pas de défrichements; les contrées n'eussent pas été assainies ni les marais desséchés et les moulins, les forges, les usines les plus nécessaires n'auraient jamais été établies. Les moines étaient actifs parce qu'ils étaient disciplinés et, seuls, ils l'étaient alors dans le monde ! occidental; actifs ils devenaient riches et disposaient de plus de ressources que les seigneurs et les rois; eux seuls pouvaient accomplir cette grande oeuvre, la création de l'Europe moderne. Ce fut donc justice et raison que la reconnaissance des peuples entourât les autels; on ne pouvait moins. Chacun sentait ce dont il était redevable à l'organisation catholique et la conscience commune en était si profondément convaincue que lorsqu'il arriva, en con-

séquence des études et des controverses, qu'au sein même de ces couvents si utiles, l'hérésie montra sa tète, le sentiment public s'indigna et écrasa les novateurs. Chacun prit part à la répression: les rois, les nobles, les bourgeois, les paysans. C'est ce qu'éprouvèrent Roscelin de Compiègne, Abélard, Wiclef, les Albigeois, les Pastoureaux [et] tant d'autres. Les contempteurs de l'église contredisaient à la conviction et aux intérêts de leur temps. Ainsi, la hiérarchie ecclésiastique si bien protégée se trouva au-dessus de tout péril. Elle se réjouit dans sa sécurité. Néanmoins ses bienfaits ayant porté leurs fruits, les temps changeaient peu à peu; les laïques commencèrent à ne plus laisser agir les moines sans critiquer ce qu'ils faisaient. Ils avaient appris ce qu'il leur appartenait de savoir; ils voulurent se charger eux-mêmes de la poursuite de leurs intérêts. Les paysans réunis sous la protection des abbayes et des châteaux, instruits et guidés par les uns, gardés par les autres, s'étaient enrichis dans le travail rural; ils étaient devenus assez puissants pour méditer des jacqueries. Il ne faut pas s'y méprendre et l'histoire en donne, à chaque occasion, les preuves. L e paysan réellement misérable, maltraité, rabaissé, ne s'insurge jamais. Si l'oppression va trop loin, il s'enfuit; alors il habite les bois, les cavernes, et s'il possède des armes, s'en sert contre les bêtes fauves; mais le tempérament héréditairement lâche et cauteleux de l'homme de la glèbe ne lui permet de relever la tête que sous l'influence de la convoitise et de l'envie. Il ne s'est jamais battu pour la liberté. Les paysans des X I I e , X I I I e , X I V e siècles, sous une forme ou sous une autre,



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ici plus, là-bas moins, commençaient à sentir poindre une volonté, en même temps qu'ils se voyaient plus ménagés. En Angleterre, le yeoman était devenu une puissance, une partie respectée de la force commune. Il fournissait aux camps ces redoutés archers qui dans les guerres des Edouards jouèrent un si grand rôle. Les paysans espagnols habitués à combattre les Maures, comme s'ils eussent été des chevaliers, ne s'estimèrent guères à un moindre prix; les communes rurales du midi de la France sous la conduite de leurs souldics prouvaient autant de fierté que les villageois des Appenins et de la Romagne. L e manant de la France centrale, de la France du nord était moins à l'aise; et les multitudes agricoles de l'Allemagne, Slaves soumis à des dominateurs germaniques, ne dressaient pas non plus la tête bien haut. Cependant là, aussi, le labeur avait porté ses fruits; on possédait, on y tenait; on avait beaucoup appris des moines; et on commençait à regarder autour de soi. La bourgeoisie faisait davantage. Quoi qu'on en ait pu dire, dans les moments les plus sombres et les plus difficiles de la transformation générale, la bourgeoisie n'avait jamais perdu ses franchises. Elle souffrait; qui ne souffrait pas? Elle souffrait, mais elle vivait et, un jour, il se trouva qu'elle en savait aussi long que les moines; elle était capable de se diriger, en ne prenant conseil que de sa propre sagesse. Alors elle laissa inécoutés les avis de ses conducteurs; elle devint une classe opulente, arrogante, avisée, ambitieuse, turbulente, rapace, intelligente et capable d'autant de bien que de mal; elle peupla et grandit Londres et Edimbourg, Saragosse et Valladolid, les cités



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impériales de l'Allemagne et de la Suisse, les bonnes villes de la France et les communes ou républiques de Gênes, de Florence, de Milan, de Venise, de Pise, de Sienne, pour ne compter que les plus apparents de ces innombrables foyers qui alors couvrirent l'Europe entière. Les citadins de ces générations en arrivaient à ne plus se sentir tenus à rien envers les moines. Ils cultivaient la terre sans eux; ils manufacturaient leurs lainages et leurs soieries sans eux; ils se gouvernaient sans eux et' les compagnons et les maîtres ouvriers des Flandres ne demandaient à aucun prêtre la théorie de l'insubordination. Néanmoins, le siècle, bourgeois, paysans, nobles, restait catholique; personne ne songeait à émanciper l'esprit de ce que l'on avait cru et espéré jusqu'alors. Déjà pourtant germaient des idées de nature bien offensive. L'ancien paganisme avait laissé plus de traces et de plus profondes qu'on ne le soupçonnait; les croisades avaient éveillé l'imagination sur bien des points et le commerce avec les pays du Levant colportait lentement, obscurément des notions, des dispositions morales fort hétérodoxes. Les dogmes dissidents si terriblement réprimés à leurs premières apparitions, n'avaient nullement été abrogés; ils circulaient à l'état d'inconséquences. Ce n'est pas là une cause de faiblesse pour des idées quelconques. Les barons ne se faisaient pas faute de résister au clergé et même de le spolier; ce que chacun savait à merveille, depuis le dernier et le plus sordide vilain jusqu'au monarque le plus fier, c'était se moquer des vices comme des faiblesses de la cléricature. On en arriva à trouver un agrément particulier aux chansons accusatrices, aux sculptures, aux peintures caricaturales.

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Le Dante a plongé publiquement des papes dans les flammes outrageuses de l'enfer. Il y avait sujet. Si la foi du Christ ne saurait jamais donner lieu à la moindre dépréciation, la milice humaine de l'église avait subi la loi des choses mortelles; le ver de la corruption s'était développé dans la chair trop grasse. Les clercs, longtemps considérés comme les meilleurs des conseillers et les plus sûrs des guides, ne se voyant contredits par personne, avaient cessé de donner de sages avis, encore bien plus de fournir d'utiles exemples; ce qu'il existait de plus réprouvé au monde, ils se le permettaient Couramment. Si les ménestrels et les jongleurs de France, si les maîtres chanteurs des villes hanséatiques leur reprochaient la fainéantise, l'impiété, la débauche, tous les genres de débauche, la simonie et l'oubli complet des plus simples devoirs, ce n'était que vrai. MichelAnge, l'homme essentiellement pieux, devait s'écrier un jour: „un moine dans un tableau! Comment l'œuvre n'en serait-elle pas gâtée, puisque les moines ont gâté le monde?" Ce que Michel-Ange dit au X V I e siècle, on en était venu à le penser universellement au X I V e et c'est ainsi que la société du moyen-âge se vit dans cette situation singulière de croire et de mépriser, d'accepter et de repousser, de soutenir et de honnir. Une société peut durer longtemps avec des tiraillements de cette sorte. Ce qui se passa alors en Europe en est la preuve. On respectait par habitude et on dénigrait par évidence. En réalité, le monde ne savait quel parti prendre ; ce qu'il possédait lui semblait flétri ; mais il n'avait rien à mettre à la place: Pour cette double raison, tout boitait. On se disait avec Boccace :



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si, malgré les mœurs des souverains pontifes, des cardinaux, des évêques, des moines, la religion subsiste, c'est évidemment qu'elle est divine. On aima longtemps ce paradoxe qui ne suffisait guères à tranquilliser les consciences. Peu à peu, les nations lasses, cependant, d'avoir sous les yeux les extravagances du clergé, se nourrirent d'une sorte d'athéisme pratique, poivré de superstitions nauséabondes. On peut l'affirmer: le X V e siècle ne croyait plus à rien, n'admettait plus rien, et, seulement par lassitude, par prudence, par ignorance, ne renversait rien. A la fin, il s'éleva, pourtant, en différents lieux, des docteurs qui s'indignèrent et dénoncèrent le mal. Ils ne se firent pas scrupule d'en montrer la profondeur et les périls. Le chancelier de l'université de Paris, Gerson, personnage dont l'orthodoxie et la vertu sont restées au-dessus de tous les doutes, fit entendre les paroles les plus sévères; il ne fut pas le seul. On demanda la fin du scandale; on stigmatisa la torpeur morbide où le clergé s'endormait; on dit que si un remède prompt, radical n'était pas apporté à ces insurrections charnelles, l'église de Dieu s'exposait à la mort. Un schisme, en ce moment, couronnait l'œuvre; deux papes, deux partis de cardinaux, ne voulant pas démordre de leurs deux dynasties, donnaient raison à tous les reproches; alors la mesure fut débordée et des hérésies flagrantes entrèrent en scène: Jérôme de Prague et Jean Huss avaient levé l'étendard du calice. Si jamais un homme atteint d'une maladie chronique parvenait à se guérir par cela seul qu'il reconnaît son danger, peu de patients succomberaient. Les cor-



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porations jouiraient du même avantage. Mais il n'en va jamais ainsi. Une fois introduit par la dent d'une corruption séculaire, le poison chemine dans les veines; l'évidence qu'on en donne, la certitude des conséquences ne fournit pas les moyens de le supprimer. Le nombre des sages reste toujours infiniment inférieur à celui des fous : les esprits tournés au bien sont des unités, ceux qui vivent dans le mal, comme la salamandre dans le feu, sont des légions; ainsi le fait court à ses conséquences. Ce qu'on allègue d'excellent et d'incontestable, que devient-il? Lieu commun; les gens les moins disposés à l'appliquer le proclament et le mauvais est paisiblement suivi par le pire. Pour sortir de ses embarras, le X V e siècle réunit le concile de Constance. Les plaintes étaient si générales, si fortes, si bien appuyées, qu'il fallait témoigner du désir de mieux faire; mais on n'aboutit à rien. On brûla deux hérétiques, on appliqua des expédients; au fond les choses demeurèrent ce qu'elles étaient devenues. Dès lors, avec le désespoir de rien changer, l'indifférence augmenta et de celle-ci naquit l'idée de se passer d'honnêteté religieuse. On se tranquillisa d'autant plus sur l'avenir de l'église que le monde paraissait se soucier de moins en moins des problèmes du dogme et de la morale. Pourquoi se révolter contre ce qui n'intéresse pas? L a masse du clergé, les évêques qui ne visitaient jamais leurs diocèses, les chanoines qui ne paraissaient aux chapitres, les curés qui ne résidaient pas dans leurs paroisses, les abbés qui laissaient tomber en ruines leurs monastères et changeaient leurs manses en élégants hôtels, les moines qui passaient au cabaret ou ailleurs tout le temps que G o b i n e a u , K l e i n e r e NachlaQschriften.

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l'insouciance de leurs supérieurs leur laissait, le clergé enfin, dans son ensemble et les exceptions mises à part, s'enfonçant dans les voies de traverse, en arriva de plus en plus à ne plus être un clergé. L e s v œ u x conventuels ou séculiers semblaient n'avoir jamais existé. C'était peu; les règles les plus nécessaires de la conduite et du bon sens n'étaient pas moins oubliées. Les pasteurs des âmes ne s'adressaient plus à leurs ouailles; on ne savait ce que c'était qu'instruction religieuse; les araignées travaillaient sur les autels et moi qui écris cela, n'ai-je pas lu dans le registre de maître Corfeuilhe, notaire à Bordeaux, à la date du 17 juin 1568, une protestation signée de mon huitième aïeul, Étienne, contre les prêtres bénéficiaires de sa paroisse de Sainte Colombe qui, le jour même de la Fête-Dieu, s'étaient absentés de telle sorte que les fidèles dussent aller chercher des pères de Saint Augustin pour avoir l'office? E t Étienne n'était pas un malveillant, mais bien un zélé qui mit la main à l'œuvre de la Saint-Barthélémy. Ainsi le clergé ne faisant plus son état, à quoi revenait son action? A toucher le revenu des bénéfices, à l'augmenter par des prétensions, par des demandes, par des institutions, par des inventions, par des combinaisons, et de cette sorte la religion chrétienne toute entière, ses mystères, ses dogmes, sa morale, son enseignement, sa mystique et les savants ressorts de son immense et splendide établissement tendaient à n'être rien d'autre que les différents rouages d'une machine de fiscalité travaillant au profit d'une classe dont les fondateurs avaient, à la vérité, créé l'Europe, mais dont les représentants, désormais, servaient surtout à la pervertir.



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Et, alors, ces éléments non chrétiens, signalés tout à l'heure, commencèrent à prendre de l'importance en se condensant sous la pression d'un fait qui dès le début du X I V e siècle prit une place considérable dans l'attention des peuples. L e monde féodal se considérait sincèrement comme n'étant que la continuation pure et simple de ce qui l'avait précédé.. Thémistocle et Pompée n'avaient été, à son sens, que des barons; il ne faisait nulle difficulté de compter Alexandre et César au nombre des preux. Il habillait les hommes du passé à sa mode; peu d'esprits furent exempts de cette erreur, Pétrarque par exemple; mais ceux-là, lentement, firent des disciples qui en produisirent d'autres et un jour vint où à force de mal lire, mais, pourtant, de lire toujours, Virgile, Horace, Lucain, Cicéron, Tite-Live, on arriva à les comprendre autrement que par le passé. Alors, on fut étonné, énivré, exalté de cette découverte; on s'aperçut de choses auxquelles on n'avait jamais pensé. L'Europe cessa de retrouver son esprit dans ce qu'elle lisait; son image ne fut plus réfléchi dans ce qu'elle contemplait. Elle se trouva dégoûtée de la scolastique, et parce qu'elle en avait abusé et parce que, d'ailleurs, la scolastique lui avait dit son dernier mot et ne trouvait plus qu'à se répéter; elle voulut que Platon et même Aristote lui parlassent autrement qu'ils n'avaient fait jusqu'à ce jour. Bref, tout ce qui pensait un peu et réfléchissait bien ou mal, commença à entrer dans une préoccupation singulière dont le résultat fut de communiquer aux anciens livres une saveur si forte et si attrayante que le nombre de ceux qui voulaient s'instruire augmenta démesurément, et 2*

20 dans la même proportion où l'enthousiasme allait croissant, le dégoût, l'ennui, le mépris, l'indignation contre le clergé prenait corps. On se supposait déjà en possession d'un ordre d'idées capable de remplacer celui dont on médisait depuis si longtemps. Pourtant, c'était une erreur. On n'était maître de rien du tout ou plutôt la diversité des points de vue ouverts par les études était telle que l'anarchie des opinions s'en augmentait démesurément. Chacun, en Espagne, en Allemagne, en Flandres, en France, en Italie, voyait à sa manière préférant un livre à un autre et cette opinion-ci à celle-là. Tel avait puisé le matérialisme le plus audacieux dans l'apostrophe de Lucrèce à la nature; tel cherchait dans le Phédon un spiritualisme éthéré et raffinait par cette voie sur la pureté chrétienne; mais plusieurs, complètement étourdis par l'enthousiasme capiteux que leur versait l'antiquité retrouvée, se laissaient glisser en souriant vers le plus brutal paganisme parce qu'ils l'entendaient parler le langage harmonieux d'Horace et le voyaient beau comme l'amour antique et, comme lui, couronné de roses. Les myriades d'idées qui s'agitaient, qui, s'éveillant, volaient de toutes parts, ressemblaient à des essaims d'abeilles, excitées dans leur ruche par les premières lueurs, la fraîcheur naissante et les parfums de l'aurore. Sortant en masse, animées, curieuses, avides, agitées, turbulentes, bourdonnantes, elles se jetaient sur toutes les fleurs, tàtant de toutes les plantes et remplissant toutes les directions, se risquaient dans toutes les hauteurs en s'abandonnant aux poussées de tous les courants d'air. Jamais curiosité plus ardente n'avait agité l'esprit

21 humain et n'eut à sa disposition des moyens d'action si divers et des aptitudes si puissantes. L'habitant de l'Allemagne apportait à ce travail sa force de réflexion, sa ténacité, sa tendance à la rêverie mystique et son inépuisable goût du détail; l'Anglais sa violence de résolution; le Flamand sa disposition à ne se rien laisser imposer; le Français fournissait peu de chose; il avait déjà pris l'habitude du régime administratif et l'esprit militaire ne cultivait chez lui que la vanité soldatesque. Quant aux Espagnols, vainqueurs de la bravoure mauresque, infatués de leurs triomphes, conquérants stupéfaits d'un monde inéspéré dont les richesses semblaient incalculables et se considérant partout comme les maîtres, l'intrépidité de leur orgeuil n'avait de bornes en aucun sens et ils étaient aussi dangereux en religion qu'en politique. Toutes ces foules s'avançaient bon pas pour renverser l'ordre ancien. Sans nul doute, les hommes d'alors, s'éloignant des coteaux du passé, étaient dominés par leur curiosité violente. C'était le sentiment principal. Ils semblaient se reveiller d'un sommeil entrecoupé de songes qui ne leur avait pas montré les réalités. A l'égard des Grecs, les Romains n'avaient nullement été ces disciples étonnés que les hommes du moyen-âge furent à l'égard des Romains. Il sembla à cette dernière époque que le grand intérêt, le grand but de l'existence fût surtout de lire et d'admirer les œuvres perdues. On ne se croyait pas pourvu d'un sentiment original et si on l'eût pensé, on ne s'en fût nullement glorifié; au contraire; on eût pris une telle notion pour une traîne d'attache au temps dont on prétendait se dé-



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barrasser. On se montrait absolu comme la jeunesse. Si la destinée qui mène les hommes n'était pas toujours plus sage que leurs visées, ce bouillonnement n'eût jamais créé les magnificences qu'on en vit sortir; il n'eût produit que purement de la pédanterie et des pédants dont le débordement, pour commencer, fût incommensurable. Ce qui apparaissait de la manière la plus évidente c'est qu'on voulait sortir des voies dans lesquelles on avait marché et chacun se montrait l'étoile qui éclairait une autre direction; mais tandis que le plus grand nombre des novateurs cherchait en dehors de la foi chrétienne, à côté, plus ou moins loin, un chemin qui devait mener à un florissant inconnu, un noyau d'esprits, plus conscients des véritables conditions du développement humain, continua à subsister et ne voulut pas une minute se plier aux prétentions des Platoniciens, des Stoïciens, des Péripatéticiens, des Eléates, ni des sceptiques; il maintint de rester fidèle à la tradition et partant à la doctrine des ancêtres, à l'élément essentiel de la vie sociale, tout en tirant de la boue et des pierres le char embourbé, souillé et à demi pourri de l'église. A u X V e siècle, comme à toutes les époques climatériques, les adversaires du présent se rangèrent sous trois enseignes : les uns, les plus ardents, notèrent crûment d'infamie tout ce qui s'était produit depuis les X I I Césars. L e monde leur apparut comme honteusement mésusé, avili; ils relevèrent leurs manches et hardis à ruiner ce qui leur déplaisait, ils s'instituèrent bourreaux. Ils ne réussirent à rien. L e radicalisme en quoi que ce soit ne saurait prendre pied sur le monde.



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Les farouches adversaires que les déportements cléricaux avaient suscité au christianisme, voulurent franchement tuer celui-ci et ils y parvinrent si peu qu'il n'y eut pas même besoin de les réprimer. Leur délire ne fut qu'un dilettantisme impuissant. A côté de ces révolutionnaires ardents vinrent se placer des hommes curieux de trouver un moyen terme entre l'antiquité payenne et ce qui lui avait succédé. Ces hommes dirigèrent leurs regards vers la primitive église. Les deux Testaments à la main, les écrits des Pères sous les yeux, ils eurent la prétention de ramener le dogme à sa simplicité primitive et d'extirper les corruptions interpolées. Aucun ne songeait qu'il n'est pas plus possible d'arrêter une institution dans sa croissance qu'un être organique quelconque et que tout ce qui a vie sort de l'enfance pour subir successivement les autres phases de l'existence. Si l'on est mécontent des dispositions morales ou de la structure physique d'une créature adulte, c'est se moquer que de chercher un procédé capable de la réduire à tel moment de sa vie antérieure où elle plaisait davantage. Ce fut pourtant le rêve qui à la fin du X V e siècle préoccupa les judiciaires de grand nombre de personnages bien intentionnés. En vain les hérétiques bohémiens avaient été mis à mort; leurs inclinations scrutatrices s'étaient conservées et on s'évertua plus que jamais à retrouver dans le dogme et à en dégager ce qu'il avait de primitif pour l'opposer à ce qu'on supposait être amputable à volonté sans que le sujet en dût mourir. L'esprit qui dirigea cette dangereuse étude était, naturellement, défavorable à la hiérarchie ecclésiastique; il ne la jugeait ni légitime ni utile.



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Cette disposition extra-catholique était observée avec une juste terreur par d'autres gens pieux et honnêtes qui, fermement attachés à l'église, auraient souhaité la purifier sans lui imposer aucun changement essentiel. Ces bons serviteurs ne voulaient ni renversements ni mutilations; plus ou moins hardis, plus ou moins sagaces, ils comprenaient que le clergé ne pouvait cependant rester tel qu'il était. Malheureusement les efforts de ce groupe le plus digne d'intérêt, parce qu'il était le plus sage, manquaient d'énergie, comme il arrive le plus souvent à la droite raison, privilège impopulaire des minorités. Un système de modération n'acquiert jamais l'appui d'aucune des passions intéressées soit à l'attaque soit à la résistance. Mais, tandis que de tous côtés on augurait que les changements religieux allaient fournir la grande caractéristique du «iècle, l'esprit humain, suivant sa voie, en dehors des prévisions de l'homme, allait mettre en lumière toute autre chose. Les âges du monde, comme les individus, s'aperçoivent peu de ce qui constitue leur principale originalité. Le X V e siècle ne discernait pas dans sa physionomie un trait, bien petit sans doute, bien peu distinct, mais qui grandissant bientôt, allait devenir sa marque particulièrement glorieuse. On aspirait à la science; on réussissait à la saisir; on cherchait à réunir les éléments d'une théologie armée en guerre contre l'église; d'autre part, on eût voulu ramener la cléricature au sentiment de ses devoirs, au sentiment de ses dangers; en politique, le pouvoir cherchait à se consolider, à s'étendre et un besoin de sécurité généralement senti lui venait en aide malgré le goût non moins



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répandu des libertés turbulentes. En admettant que le succès eut couronné quelqu une de ces dispositions au détriment des autres, on n'eût acquis rien de très neuf; un peu plus de droiture, un peu plus de vérité, un peu plus de bon sens, un peu plus de calme; mais tout pour un temps plus ou moins court, puisque d'ailleurs rien ne dure. Cependant le X V e siècle avait reçu de ses devanciers une préoccupation d'un mérite plus rare à" laquelle j'ai déjà touché en passant. A la façon dont la Grèce avait compris la représentation de l'être humain, la beauté était le but suprême et pour y atteindre, le reste était sacrifié. C'était le système des grandes écoles, ce fut le motif de leur haute perfection. L'idéalisation du corps, l'équilibre complet de ses parties, certains raffinements que la nature donne à peine, si elle les donne, tels que la simplification des plans du thorax, la petitesse un peu marquée de la tête, et dans les modèles les plus voisins de l'archaïsme, la précision presqu'excessive de certains muscles, telle avait été l'étude de la plus belle antiquité. Plus tard, l'époque alexandrine se mit à la recherche de la grâce; elle la trouva et n'évita pas le maniéré, mais pas plus que les écoles précédentes elle n'attacha une importance capitale à l'expression morale de ses sujets. Si quelquefois elle l'a rencontrée sous le ciseau, ce fut par exception, fugitivement; elle n'en fit pas un système. La Niobé évoque peut-être l'idée de la douleur; elle ne la montre pas; on peut admettre encore que le Laocoon comporte une réflexion de l'âme sur la face et dans les membres ; on peut aussi en douter; en tous cas la valeur principale de ce groupe



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est dans l'observation de certaines règles, l'harmonie des proportions et la noblesse de l'attitude. L e s Romains ne craignirent pas de reproduire la laideur, car ils se mirent à chercher la réalité. Ils aimèrent à figurer des nègres et même des personnages difformes ou contrefaits. Leur tempérament goûtait le trivial; ils furent grossiers, ils prirent grand goût aux carricatures et de cette disposition à ne reculer devant aucune déviation des règles du beau, ils conclurent que quand un empereur était laid, il fallait le représenter tel et ils n'y manquèrent pas. Ce fut ce côté de l'art qui sauva le reste à l'époque de la décadence. L e s Byzantins devinrent interprètes moroses et exacts de ces pères de l'église qui voulaient pour représenter notre seigneur un type repoussant, qui louaient les vierges d'un aspect vulgaire et les saints hideux, le tout afin de ne rien accorder à la sensualité; ils inventèrent la maigreur, les faces et les corps décharnés, les membres ossifiés, et sur les diptyques consulaires du I V e et du V e siècles, ils rencontrèrent précisément les modèles d'anatomie qu'il leur fallait. L a mode s'en continua pendant longues années. Mais vers le X I I e siècle une transformation s'annonça. On pensa à exprimer aussi exactement que possible les sentiments des personnages par le choix des attitudes et des physionomies: ce fut une révolution. Une nouveauté inconnue aux Grecs et aux Romains se produisait dans le monde. L e s artistes de la Basse Saxe et de la Flandre, ceux de la France, les artistes italiens découvrirent le secret. Ils cessèrent de considérer avec les Byzantins la laideur sèche, froide, morte comme d'institution divine;



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ils conçurent la pensée de rendre compréhensible au spectateur la sainte joie de la Vierge contemplant l'Enfant divin, l'exultation respectueuse de Saint Joseph devant les jeux du Sauveur; la prodigieuse méditation de Saint Jean écrivant à Pathmos et surtout et constamment et avec des raffinements de plus en plus délicats la figure juvénile, virginale, toute pure, toute céleste de la Reine des Anges. On se servait de la tradition romaine en ce sens qu'on ne reculait nullement devant la reproduction des physionomies basses et même repoussantes; on était fidèle encore aux leçons byzantines, car on conservait en général les attitudes et les vêtements consacrés, mais on étudiait, avec un soin qui n'avait jamais eu lieu, les ressources plastiques de la physionomie humaine; ce n'étaient pas les grandes et simples expressions qui étaient les plus recherchés, mais plutôt les expressions combinées, l'attendrissement, l'extase, la joie contenue, la douleur étouffée. Les imagiers, on doit leur reconnaître cette gloire, poussèrent à la perfection ce système; mais quand ils en avaient atteint le point culminant, ce qui arriva à peu près vers le milieu du XV e siècle, il se trouva que des têtes si animées, si parlantes, si vivantes, ne pouvaient plus être superposées à des corps fantastiques et faux et, que de plus, il fallait absolument poser des types accomplis au milieu d'une nature digne d'eux. En conséquence, on était asservi â l'étude de quoi? Du Beau et la grande inspiratrice de ce temps, l'antiquité, se présenta aux artistes et leur imposa ses leçons. L'antiquité qui déjà tournait la tète des politiques, des théologiens, des érudits, des philosophes, des poètes devint encore bien davantage la souveraine des



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sculpteurs et des peintres. Elle leur montra la créature de Dieu et Dieu lui-même, et les arbres, et les monuments, et la terre et les herbes, et l'horizon étendu et la mer moutonnante et l'azur profond de l'Empyrée, comme jamais ils n'avaient vu ni rêvé tout cela. L a grande originalité, le grand instrument de gloire que l'âge nouveau portait dans son sein, devint alors manifeste : c'était le don de rendre plastiquement l'âme humaine, l'âme de la nature et de représenter aux yeux, et à la réflexion, toute cette richesse encore intouchée. Cela suffit pour que l'univers soit à jamais contraint de proclamer d'une voix unanime que sur les eaux bleues des temps jamais fleur s'épanouit dont les pétales d'or, dont le feuillage somptueux puisse être vanté au-dessus de la miraculeuse floraison du X V e siècle. J e ne m'emporterai pas jusqu'à dire qu'il n'y eut jamais rien d'égal; ce ne serait pas vrai; l'époque qui s'est appelé : la Renaissance n'est au-dessous d'aucune autre. A l'aurore du mouvement dont il s'agit, vers le milieu du X V e siècle, si solennel, les regards de tous les peuples se tournaient vers l'Italie et on le concevait pour cette raison que l'Italie brillait plus que tout le reste du monde. C'était instinctif. Les yeux cherchent l'éclat et l'éclatante Italie les attirait. L à s'ouvrait la source la plus abondante de la civilisation qui allait s'épancher. On eût trouvé assurément ailleurs certaines dispositions fort importantes que cctte terre ne présentait pas ou n'avait qu'à un degré très inférieur et qui, plus tard, devaient jouer leur rôle. Mais à ce moment donné, l'Italie répondait à tous les appels.



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Jadis, aussi bien que le reste de l'Europe, elle avait éprouvé les effets heureux et les chocs lamentables amenés par la dissolution de l'ancien monde et l'impatronisation des septentrionaux. Ceux-ci avaient modifié noblement le sang de ces misérables colons, de ces descendants d'esclaves, de ces enfants d'affranchis dont l'administration impériale avait peuplé la Toscane, le Milanais, la Vénétie, l'Émilie. Ce fut surtout dans le nord et dans le centre que le mélange eut lieu; il était donc naturel que la vitalité principale de l'Italie s'agitât de préférence dans cette région. On en vit les marques quand le temps fut venu. Alors le marchand de la péninsule, en partie burgonde, goth, longobarde et romain, marcha fièrement en face du seigneur militaire et, lui aussi, l'épée au flanc, la targe à l'épaule, se dit libre, souverain, tyran et prouva la vérité de ses paroles. Ce qui sortit de ce conflit très court, terminé par la victoire de la classe industrieuse, ce ne furent nullement des bourgeoisies, comme on l'entend de nos jours, mais bien des patriciats et Venise, Gênes, Florence, Sienne, Lucques, Alexandrie, Pise, toutes les villes, toutes les bourgades, les villages même eurent beau se reclamer du nom démocratique, proclamer les droits, les victoires des Popolani sur les Nobili; le populus romanus était vivant dans leurs imaginations, mais non la plebs. Quand de gentilhomme on devenait citoyen, si on renonçait à ses armoiries, c'était pour en prendre d'autres; alors, on se construisait un palais, et on s'habillait de beau drap fin, de velours et de soie et on traînait à sa suite la même mesnie de serviteurs armés qu'antérieurement on avait eue. D'ailleurs on maintenait avec soin une orgueilleuse inégalité entre



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les corps des métiers; celui qui fabriquait le damas ne touchait pas dans la main à celui qui vendait le lainage. On portait l'armure, on montait à cheval, on faisait la guerre, on régissait l'État. C'était trop. Le gouvernement devenait impossible. Venise seule le comprit et par le plus nécessaire et le meilleur coup d'État ayant su repousser au rang des subordonnés l'immense majorité de ses habitants, elle eut l'honneur de fonder la puissance la plus légitime qui fut jamais, par cela seul qu'elle assura à son peuple la gloire et le repos et dura plus que toutes les constitutions d'État qu'on a jamais connues. Partout ailleurs s'établit un état fiévreux dont les accès répétés mettaient à chaque instant en péril la vie du malade^ On ne soutenait ce malade que par des expédients et quels expédients? De même que la médecine recourt en certains cas à l'usage des substances vénéneuses, les États italiens existèrent par des mesures meurtrières. Inhabile à rien fonder de stable, on chercha des ressources dans l'instabilité; les magistrats furent temporaires et d'un temporaire très limité; pendant l'exercice de leur charge, on les garrottait au moyen de l'autorité rivale de plusieurs conseils; mais, comme il restait pourtant dangereux de se mettre sous la tutelle d'un compatriote, on inventa d'appeler un étranger pour qu'il n'eût pas de crédit, pour qu'il n'eût pas de considération et ne s'imaginât pas avoir de l'avenir. Malgré des précautions si étroites, on ne vit partout que pouvoirs usurpés, tyrannies ouvertes, soupçonneuses, partant cruelles et sanglantes; le poignard, le poison montraient constamment leurs traces dans les combinaisons



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politiques et des bandes interminables d'exilés erraient d'une ville à l'autre, attendant le jour de mettre, à leur tour, dehors ceux de leurs rivaux exécrés qu'ils n'égorgeraient pas. On se figure les habitudes de ces citadins sans cesse harcelés par un meurtre accompli, à craindre ou à commettre. Dans les rues étroites, sombres et tortueuses, les portes des maisons étaient basses afin que l'entrée fût difficile et aisée à défendre. Sur les murailles s'espaçaient des créneaux afin de pouvoir tirer à l'abri la flèche ou le vireton, plus tard l'arquebusade sur le voisin détesté. Fallait-il circuler dans tels moments où les querelles étaient plus flagrantes, on n'eût pas commis la folie de marcher au milieu de la voie; on se glissait le long des murs et tout en cheminant on avait l'œil aux aguets et la main près de la dague. Même chez soi, portes closes, dans sa maison avec sa femme, avec ses enfants, on prenait garde; on éprouvait ce qu'on mangeait et ce qu'on buvait; surtout on ne se couchait pas sans avoir fait la visite du logis et exactement verrouillé les portes. Les esprits étaient durs; en outre les tempéraments singulièrement passionnés. De même que l'on tâchait de devenir le maître de sa ville et de poignarder les gens du parti adverse, de même on se rendait amoureux jusqu'à la fureur et jaloux par delà toute rage. Les précautions florentines allaient à la démesure. Les femmes vivaient enfermées dans leurs demeures bien autrement closes que des harems. Le Dante, en racontant les histoires de la Pia et de Françoise de Rimini, a montré comment pouvaient finir les tendresses, et, cependant, Boccace a révélé aussi, dans son langage

ravissant, en présentant à l'imagination les plus délicieux paysages, les scènes les plus enchanteresses, comment elles pouvaient réussir. Ce pays singulier, si agité, si tourmenté, si révolutionné, si cruel, si féroce, si criminel, aurait dû avoir l'humeur sombre; nullement. Il était aussi gai, aussi vivant, aussi brillant que sociable; il était sociable surtout; c'était par là qu'il se distinguait des autres contrées plus ou moins brutales, plus ou moins hargneuses. Il avait toutes les ambitions et les plus contrastantes; il aimait la liberté avec 1« même emportement qu'il recherchait le despotisme. Quand on ne s'égorgeait pas, on s'embrassait avec l'affection la plus véhémente et au sortir d'une conspiration compliquée des perfidies les plus inouïes, on construisait avec recherche le plus délicat des sonnets. La littérature fut de très bonne heure une grande affaire; tandis que tout le reste de l'Europe n'estimait encore que la métaphysique, là, on mettait au premier rang des travaux de l'esprit le bien dire. Ces riches marchands, ces usuriers sans pitié qui pesaient l'or et rédigeaient leurs cédules dans les boutiques de Venise, de Florence, de Pérouse, ces spéculateurs fapaces qui étendaient les filets de leur avarice jusqu'à Londres, jusqu'à Anvers et faisaient naviguer leurs flottes plus loin que la Hollande, étaient d'exigeants amateurs de poésie. C'est parce que les muses latines n'avaient jamais tout à fait cessé de vivre sur le sol qui leur avait donné jadis la naissance. Les collections de manuscrits anciens ne manquaient pas. On les consultait plus que dans le nord; à tous les moments, on les avait mieux compris. Dès lors, quand les esprits se réveillèrent, si l'Italie ne fut



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pas la seule à se mettre sur pied, elle s'y mit plus vite et plus solidement; elle prit la tête de la procession qui tournait et remontait vers l'antiquité. Chez elle l'art avait surtout connu les styles byzantins et romans; il avait ignoré les différentes variétés du gothique; il était donc toujours resté plus près des méthodes antiques; puis nombre de chefs-d'œuvre étaient demeurés là sous les yeux de chacun; dès le X I I I S siècle, quand, par hasard, on avait tiré de la terre quelque statue, on l'avait assez tenu en estime, pour la mettre en sûreté dans une sacristie. L'esprit italien ne comprit jamais que la statue de Vénus ou celle de Jupiter fussent indignes de la protection d'une église. Quand on commença sérieusement à réfléchir à la beauté, on y attacha un prix bien plus grand encore. Les objets antiques jusqu'alors trouvés, exhumés sans qu'on les cherchât, on voulait désormais en augmenter le nombre. Il n'y eut qu'à fouiller le sol et devant les regards ravis les tombeaux s'ouvrirent, les chefs-d'œuvre ressuscitèrent; et ces glorieux morts, retrouvant la parole, commencèrent leurs leçons devant une foule enivrée. Mais le goût, le besoin de l'expression idéale et en même temps vraie et vivante existait en Italie comme ailleurs; le sentiment germanique et chrétien ne se contentait pas de l'ancienne beauté, il voulait la nouvelle; il tenait comme le goût flamand à ce que l'âme se révélât dans les physionomies et sût parler, de sorte que les Byzantins se trouvèrent avoir formé des élèves bien supérieurs à eux-mêmes. Les écoles d'où étaient sortis le Giotto, l'Orcagna, le Masaccio étaient pourvues de ce que la conception moderne avait su produire de plus complet. On n'aurait pas pu reG o b i n e a u , K l e i n e r e NachlaBschriften.

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noncer aux conquêtes acquises. On ne retournait donc pas à l'art antique. Ce fut le plus grand des bonheurs, mais ce ne fut pas le seul. L'Italie se voyait plus opulente qu'aucune autre région. Son immense commerce avait, sans doute, accumulé bien des richesses dans ses comptoirs; mais ce n'était peut-être pas encore la moitié seulement de sa fortune. La constitution fiscale de la catholicité faisait arriver à Rome les contributions abondantes des différents États. Ces tributs qui, sous mille formes, étaient absorbés incessamment par la chancellerie pontificale, créaient des ressources dont les loisirs des grands répandaient la rosée sur la culture des arts en même temps que sur la. propagation de tous les vices. La cour romaine payait surtout des cuisiniers, des veneurs, des parfumeurs, des baladins, des bravi; elle soutenait peu les littérateurs; elle n'avait ni peintres, ni sculpteurs, ni architectes, ni ciseleurs, ni orfèvres avant le règne de Jules I I . Cependant, comme son argent ne lui restait pas, il allait dans le reste de la péninsule favoriser ce qui se faisait alors tant aimer. Le magnifique Laurent de Médicis et avec lui, les souverains de Ferrare, de Mantoue et d'Urbin donnaient l'exemple d'une passion immodérée pour le culte de l'intelligence. Les Bentivoglio, seigneurs de Bologne, les Pico à la Mirándole, suivaient de près de tels exemples et il n'était si petit feudataire dans les Romagnes, si petit despote dans les Républiques qui ne se fît un point d'honneur de sacrifier aux Muses. L'Italie n'était guère chrétienne et ne l'avait jamais beaucoup été. De bonne heure la Vierge avait pris dans son imagination l'attitude d'une Déesse; les



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Saints s'étaient changés en Génies topiques. Les scandales ecclésiastiques, se déployant sans nulle mesure dans la ville de Saint Pierre, n'avaient pas inspiré aux peuples le respect des choses saintes. Cependant, comme ailleurs, on sentait là et quelquefois vivement, que le clergé n'écoutait pas sa vocation, que les doctrines apostoliques étaient flétries sans justice ni raison par des pratiques odieuses et que le monde eût gagné à ce que le trône pontifical étincelât de vertues au lieu de s'entourer de tant de vapeurs méphitiques. Peu s'en était fallu qu'une des hérésies les plus familières aux esprits chrétiens dévoyés ne triomphât dans la Toscane, au temps où les disciples de Saint François d'Assise, vrais Ébionites, vrais pastoureaux, avaient voulu implanter la religion des pauvres. Le danger fut si grand alors et la crainte si vive que le Saint Siège commença par pactiser avec les novateurs. Il les désarma ensuite; mais leur théorie persista en face de l'opulence cléricale; on continua à penser que les successeurs du pêcheur de Génésareth étaient faits pour la modestie, l'humilité, l'indigence; qu'un clergé arrogant et amolli était une anomalie insultante à la croix et que la communauté des fidèles ne pourrait être ramenée dans le bercail dont il n'était que trop évident qu'elle avait perdu la route que par des pasteurs marchant nu-pieds, vêtus de bure et porteurs de houlettes de bois. C'était ce que pensaient les Italiens du X V e siècle, quand ils pensaient à la religion. Mais il faut le répéter, ils y pensaient moins qu'on ne faisait ailleurs; ils avaient trop d'affaires, ils aimaient trop le plaisir, ils ressentaient trop d'ambitions et de trop diverses, ils vivaient trop de la vie mondaine et, sur3*

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tout, ils recherchaient trop et voulaient par-dessus tout ce qui faisait spectacle. Les populations de la péninsule vivaient donc dans ces dispositions, Alexandre VI, Borgia, occupant la chaire de St. Pierre, les Aragonais régnant à Naples, les Vénitiens se querellant avec les ducs Sforza de Milan, les Français, appelés par Ludovic le Maure, se préparant à entrer dans les provinces piémontais, les Florentins, sous Pierre de Médicis, se réveillant de l'ivresse que leur avait versé l'administration habile et captieuse du Magnifique Laurent, le reste du pays étant fractionné à l'extrême entre des Républiques et des seigneuries, et les bandes voyageuses des condottieres cherchant la solde de qui voulait d'eux, quand il se manifesta dans plusieurs cités du nord une sympathie singulière pour un certain moine dominicain dont les prédications faisaient accourir les foules. Ce religieux que sa bonne naissance et l'état de sa fortune semblaient réserver à un sort brillant, était entré dans l'ordre par une vocation d'autant plus solide qu'elle avait été fort combattue. C'était un homme savant, méditatif, songeur ; on ne le vit jamais sourire ; il était d'un tempérament faible et, souventes fois, abattu par la débilité de son corps. S'il se relevait, s'il se maintenait, c'était sous les coups d'éperon de la volonté. Une foi ardente le remplissait. Prédicateur cher aux populations, il ne discutait pas, il affirmait, il imposait, le ciel lui avait donné le don de l'autorité. En l'écoutant, on se sentait ravi et dans sa main. Ce moine s'appelait Jérôme Savonarole. La taille de ce héros, car ce fut un héros, était petite et frêle; la poitrine était un peu enfoncée; l'atti-



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tude semblait celle d'un corps chargé d'une âme trop lourde. Mais la figure jaunie, maigre, allongée étincelait du feu de deux yeux noirs et profonds allumés sous d'épais sourcils. Les mains fines et pâles s'agitaient nerveusement, mais non sans noblesse, pour accompagner et frapper des paroles pénétrantes, sortant de lèvres minces et légèrement colorées; le front plus blanc que le visage, haut, bombé, dénonçant la prédominance de l'imagination et de l'enthousiasme sur la raison froide . . . Mais quoi? Pourquoi faire le portrait de cet homme? Le voilà lui-même! Le voilà . . . il marche au long du cloître du couvent de Bologne . . . Le poids de la réflexion le courbe . . . il n'est pas seul . . . il parle . . . et on va entendre ce qu'il dit. II. P A R T I E . CÉSAR BORGIA.

EXPOSITION.

L'idée de relever l'Italie en relevant les mœurs venait d'échouer. Savonarole avait voulu par les moyens purement catholiques et sans toucher ni à l'unité de l'église ni à la tradition de la foi, cicatriser les plaies trop vives. Ce ne devait être que longtemps après lui et par contrecoup du triomphe de l'hérésie et du schisme, que les projets du reformateur pouvaient recevoir une sorte d'application. Encore l'Italie n'avait-elle pas à profiter de cette combinaison exclusivement gallicane. Pour le moment, quand s'éteignirent les flammes du bûcher où s'abîma le dominicain, toute notion d'amener l'unité, la liberté et l'ordre par la puissance de la vertu fut abandonnée comme la plus

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folle des chimères. Ce qui resta dans l'imagination des Italiens, ce fut seulement la préoccupation de fermer le territoire de la patrie aux intrus, d'exclure ceux-ci de la participation aux richesses, aux splendeurs, aux arts, aux jouissances d'une terre considérée par ses habitants comme sacrée, et de chercher à mettre fin au morcellement de cette terre en créant soit une souveraineté unique, soit un nombre restreint de souverainetés dont le premier mérite serait de réaliser une force redoutable aux gens du dehors, et indomptable pour leurs ambitions. Les Espagnols tenaient l'extrémité méridionale de la péninsule. Il s'en fallait que la malveillance les atteignît de la même force que les autres étrangers. D'abord, ils étaient depuis longtemps maîtres de la contrée. On s'était accoutumé à les y voir. Ensuite cette contrée elle-même n'était presque pas considérée comme italienne ou l'était du moins à un degré inférieur. On l'appelait «le Royaume»; c'était un fief du Saint Siège, mais, depuis la chute de l'Empire d'Occident les destinées de ces provinces avaient été spéciales. Des Byzantins y avaient régné; puis des Arabes, puis les Allemands des Hohenstauffen après les Normands; puis, un instant, les Français et, quand les Aragonais avaient hérité de ces restes tant maniés, on ne les avait pas jugés spoliateurs; ils n'avaient pris que ce qui appartenait au premier occupant. En outre, les Napolitains n'avaient pas les mœurs des autres populations. La féodalité se montrait chez eux remuante, mais peu vigoureuse; les grands seigneurs sans cesse en rebellion fuyaient sans cesse devant quelques lances envoyées de Castille. C'était un pays peu estimé de



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ses voisins, encore moins de ses maîtres, peuplé de paysans brutaux, sauvages, citadins avares et bassement corrompus. Les arts y étaient médiocrement cultivés. L a littérature brillait davantage, mais sans exciter assez de sympathie, car elle était surtout inspirée par le panégyrisme. Pour ces différents motifs, aussi longtemps qu'on avait à s'occuper en Italie d'autres intrus, on n'en voulait que faiblement aux Espagnols. Les Allemands déplaisaient davantage, sans cependant être trop détestés. Sujets et représentants du Saint Empire Romain, on leur reconnaissait une sorte de droit à intervenir dans les affaires de la péninsule. Les Gibelins s'appuyaient sur eux. Les Guelfes ne voulaient pas une rupture absolue. Ensuite, les rapports commerciaux étaient constants avec les villes hanséatiques ; enfin, dans les deux pays la science était grandement honorée, et, bien que d'après des systèmes différents, on s'y occupait beaucoup des arts. Ce qui gênait et rebutait, c'était la rudesse de la soldatesque germaine. Mais, on savait, alors, supporter de pareils inconvénients. La malveillance s'attachait principalement aux Français. On ne se rendait pas compte de leurs droits à troubler l'Italie. E u x , ils ass.uraient que «le Royaume» leur devait être dévolu parce qu'ils avaient hérité de la maison d'Anjou. Mais sans compter que cette prétention n'avait sa source que dans une boutade pontificale, et encore notablement ancienne, l'exercice n'en avait été ni heureux, ni brillant. D'autre part, c'était, sous le règne de Louis X I , les Génois qui d'eux-mêmes s'étaient jeté dans les bras de la France;



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et au temps du feu roi Charles V I I I , c'était le duc Ludovic de Milan qui avait organisé l'expédition de Naples et opposé au pape comme aux Aragonais cet envahisseur qu'il devait abandonner bientôt et précipiter dans la bagarre de Fornoue. De leur côté les gens de Florence avaient coutume d'affecter un certain goût pour les rois français; ils les déclaraient volontiers protecteurs de leurs franchises et à travers les tromperies, les perfidies, les violences des deux parts, le train ordinaire de la politique, cette sorte de fiction durait. Pourtant, en fin de compte, les Florentins comme les Génois, les Milanais comme le pape, ne consentaient pas à laisser leurs alliés du dehors, quels qu'ils fussent, Français, Allemands, Espagnols, sortir d'un rôle subalterne; les étrangers étaient des massues; ils s'en servaient pour s'entrefrapper et comptaient les brûler après la victoire. Désormais, Ludovic le Maure ne pouvait plus utiliser l'intervention française; il l'avait trop vilainement trahie. Il demeura donc son adversaire. Mais le roi, successeur du jeune Charles V I I I , Louis X I I s'accommodait fort d'une telle hostilité. Comme duc d'Orléans et représentant des droits de Valentine, il réclama le duché ; il le prit avec une facilité incomparable, trait de physionomie de toutes les conquêtes des Français pendant ces guerres, et Ludovic, mal servi, battu, fait prisonnier, alla mourir au château de Loches après une captivité de dix ans. Pendant ce temps, beaucoup de choses se passaient dans le monde saisi de cette fièvre d'action qui devait le secouer pendant la première moitié de ce siècle. Les Turcs, sous la main de princes d'une énergie puissante, d'une volonté barbare, d'une



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grandeur d'idées égale à leur mépris pour la foi chrétienne, servis par des troupes supérieures à ce que les royaumes d'occident leur opposaient, les Turcs faisaient sentir leur poids et inspiraient une terreur immense qui, toutefois, ne distrayait pas les princes de l'Europe du souci plus pressant de s'entredétruire. On parlait sans cesse de croisades à Rome, à Venise, à Valladolid, à Paris, même à Londres; surtout à Vienne. Au fond, chacun savait, pour peu qu'il fût initié aux passions du temps, à quel point ces propos étaient chimériques ou mensongers. Le seul effet qu'ils pussent avoir, était de justifier les vastes collectes d'argent organisées par les moines franciscains, fortement suspects de se montrer dépositaires peu fidèles ; néanmoins les populations donnaient toujours, parce qu'elles avaient l'effroi du Turc. La cour de Rome tirait à elle ce qui de ces profits ne se perdait pas en route. En même temps, les Espagnols continuaient leurs découvertes dans les régions atlantiques. La curiosité et l'intérêt général en étaient passionnément excités et la gloire castillane s'augmentait de cette émotion universelle. Tout ce qui arrivait des contrées étranges dont on exagérait les singularités, était fait pour ébranler les imaginations si éveillées déjà : des hommes d'une couleur et d'un aspect nouveaux, des oiseaux verts, des singes, des ouvrages délicats et bizarres travaillés avec des plumes teintes des couleurs et des nuances les plus inattendues et surtout beaucoup d'or, beaucoup d'argent, des pierreries. On se disait que là bas les métaux précieux jonchaient la terre. Les esprits hardis et portés au décousu s'enivraient de pareils récits. Dans chaque pays on organisait des expéditions; il en



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partait d'Angleterre comme de France; mais après les Espagnols, les Portugais se montraient les plus chanceux. Pour s'enrichir, pour vaincre, pour dominer, pour aller chercher ce qu'on n'avait encore observé jamais, les marins de Lisbonne se lançaient sans hésiter au hasard des flots à travers les espaces incalculés des mers inconnues; dans la première année du siècle, Alvarez Cabrai, en route pour les Indes Orientales, avait été jeté par la tempête en face d'une immense étendue de côtes resplendissantes de verdure. C'était le Brésil qui se donnait à lui. Cette excitation transformant en aventuriers les hommes hardis de la péninsule ibérique ne les envoyait, cependant, pas tous dans les parages lointains; ils trouvaient du butin et des romans plus près d'eux; ces Valenciens, les Borgia, dont le chef actuel occupait la chaire de Saint Pierre, traitaient l'Italie comme leurs compatriotes avaient fait Hispaniola et Don César Borgia, le fils d'Alexandre, naguère cardinal, maintenant capitaine, se promenait dans le centre de l'Italie absolument comme Cortez le fit quelques années plus tard au travers du Mexique. Il s'était acquis l'amitié de Louis X I I , après avoir vainement cherché un point d'appui chez les Aragonais. Il semblerait que ceux-ci, experts en ambition et en rapacité, aient frissonné devant ce qu'ils devinèrent de ce cœur de bronze. Le roi de France fut moins perspicace. Don César l'avait aidé à se délivrer de sa femme, la Sainte Madame Jeanne de France. II lui avait rendu également possible d'épouser la veuve de son prédécesseur, l'héritière de Bretagne. Pour ce double service, il devint Duc de Valentinois, capitaine



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d'une des compagnies de l'Ordonnance et mari de la sœur du roi de Navarre. Cet ambitieux de grande portée possédait tous les dons de nature. Beau, fort, rusé, féroce, il était d'une intelligence immodérée. L a politique ne l'absorbait pas; il s'entendait en peinture, en sculpture, en architecture, en musique; il le disputait au duc Alphonse de Ferrare comme ingénieur et artilleur excellent. Il savait non pas tout, mais de tout, sauf le scrupule. Quand il se vit aussi grand seigneur que sa naissance, l'appui du pape, l'appui du roi, son mariage, son duché, sa compagnie de gendarmes français pouvaient le faire, il n'hésita pas; il chercha quel bien d'autrui lui convenait et d'un coup mit la main sur la Romagne, dépouillant, chassant, épouvantant les possesseurs des villes et des seigneuries; ceux qu'il saisit, il les tua et comme ce n'était encore rien pour lui que la Romagne, il prit le duché d'Urbin dont le maître, Guidobaldo, eut le bonheur de s'enfuir à temps. Déjà il se demandait ce qu'il allait enlever encore, lorsque les princes d'Italie remontrèrent à Louis X I I le danger d'un tel favori. Louis X I I fut étonné. Il examina ce qu'on lui disait; il prit souci. Mais il était en puissance du premier ministre; le Cardinal d'Amboise, infatué de la passion de devenir pape après Alexandre, avait besoin de Don César; il pallia les choses, nia ce qu'il put, fut obligé de reconnaître pour avérés nombre de méfaits, de cruautés, de perfidies, de menées captieuses, inquiétantes, car Don César, tout français qu'il était, négociait cependant avec l'ennemi et avait la main à des plats bien divers servis sur toutes sortes de tables; mais, en somme, le Cardinal conclut en faveur de son



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confident; il ébranla son maître et le ramena; averti de ce qui se passait, le duc de Romagne accourut à Milan, où se trouvait le roi. Il rit de ce qu'on lui reprochait, plaida, protesta, jura, s'emporta . . . peut-être pleurat-il; il caressa, il s'insinua, il remontra, il attendrit, il toucha . . . ses mille replis tortueux, onctueux, doux, saisissants, ses couleurs brillantes, il les fit miroiter dans tous les sens; elles ahurirent l'esprit peu délié et peu d'aplomb du roi français; il rétablit ses affaires dans le plus bel ordre du monde et prouva que, puisqu'il était l'ami indispensable du Monarque Très-Chrétien, on devait se fier à lui; mais tandis que, de la sorte, le roi et le cardinal-ministre le tiraient de leur mieux dans le ciel du succès, tout à coup le sol s'effondra sous ses pieds. Il lui arrivait presque pis que d'être abandonné par Louis X I I : ses troupes se révoltaient. Leurs capitaines, gens aussi avides que Don César, moins doués pour le commandement sans doute, mais aveugles sur leurs propres incapacités et clairvoyants sur ses convoitises, étaient las de jouer dans ses mains froides comme des instruments que l'on va casser après s'en être servi. Ils prétendaient reprendre pour eux-mêmes ce qu'ils avaient pris pour lui et dont il ne leur faisait pas une part assez large. E u x seuls conduisaient sa force militaire; ils ne prenaient pas garde qu'ils n'avaient de force politique que par lui, par ses inventions, par ses machinations, par sa volonté supérieures à ce qu'ensemble ils pouvaient réunir de génie. Ils prirent ainsi la résolution de mettre leur chef à bas et de s'emparer de sa place vide. Assailli par les siens, que pouvait César? Il se trouvait en face de populations usurpées et tout nouvellement



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réunies sous son sceptre qui n'en était pas un. Que pouvait-il réclamer? A quel principe de droit prendre son refuge? Il tombait du choc. Probablement, le roi Louis X I I , après lui avoir rendu ses bonnes grâces comme au duc de Romagne, allait trouver plus commode de l'avoir pour serviteur. Dans cette position si critique, Monsieur de Valentinois ne s'arrêta pas longtemps à calculer. Il se précipita dans l'abîme grand ouvert. C'est au fond qu'il faut aller le chercher et le voir agir. III. P A R T I E . JULES II.

EXPOSITION.

Pendant que Don César Borgia se ruinait en Italie, les Français, portant le loyer de leurs fautes, perdaient Gaète, leur dernier asyle du côté de Naples. Ils se prirent à désespérer de leur ambition si malheureuse. Quittant le royaume à l'Espagne, ils conclurent avec Ferdinand d'Aragon une paix qui devait finir avec leur lassitude. Cependant ils sentaient leur popularité bien faible. Gênes, occupée depuis l'année 1499, dégoûtée d'eux et abondant en conspirations, s'insurgea et les mit dehors. A Florence, le gouvernement, demi populaire, demi aristocratique, sous les successeurs hésitants de Savonarole, ne leur voulait aucun bien. On ne le disait pas trop haut, mais depuis les affaires de Pise, où le discernement de Charles V I I I n'avait pas joué un beau rôle, les Florentins ne se souciaient guères d'un allié qui soutenait contre eux leurs sujets rebelles et leur parlait le plus volontiers de contributions d'argent. Dans ces temps de grands em-

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barras, on n'aimait pas les amis besogneux. C'était avoir assez à faire déjà que de concilier les grands et le peuple; avec une secrète épouvante, on tenait les yeux sur la muraille où passait et repassait l'ombre des Médicis, tout prêts à reprendre leur pouvoir; personne ne l'ignorait, beaucoup de gens le souhaitaient, et Pier Soderini, le gonfalonier perpétuel, doctrinaire impuissant, avait peu de moments pour servir Louis X I I , quand, du soir au matin, il lui fallait compter avec les velléités et les prétentions d'un peuple vieilli, amoureux, disait-il, de l'agitation politique, mais entraîné par l'état de ses mœurs vers un repos sans noblesse, celui précisément que les Médicis promettaient. Cependant, le Roi très Chrétien, dépouillé de ses prétentions sur Naples, n'en tenait que plus fortement à ses idées milanaises. Afin d'y donner carrière, il négocia, il appela à lui les forces qu'il put gagner et à sa grande joie, parvint à conclure le 10 décembre 1508 cette ligue de Cambrai dirigée contre les Vénitiens et dans laquelle s'unirent le pape Jules II, Ferdinand d'Aragon, l'empereur Maximilien, les ducs de Savoie et de Ferrare et le marquis de Mantoue. Il fut stipulé que le Saint Père reprendrait les villes de la Romagne, enlevées par Saint Marc dans les dépouilles de César Borgia; l'empereur devait avoir Vérone, Vicence, Padoue et d'autres places moindres avec le Frioul; le Roi Catholique s'emparait de Trani, de Brindisi, d'Otrante, de Monopoli et, quant à la France, elle gagnait Bergame, Brescia, Crème, Crémone et la Chieradadda, anciens démembrements du territoire milanais. L e résultat de ces revendications devait être d'arracher à



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la République ces domaines de terre ferme qu'avec tant d'efforts, tant de dépenses, tant d'habileté, elle avait réussi à grouper autour de ses lagunes. Louis X I I , au comble de la joie, commença la campagne avec l'impétuosité ordinaire aux Français. Il se jeta sur les provinces convoitées, fondit sur l'armée vénitienne et la battit à plate couture à Agnadel. Ce fut un beau triomphe. Il fut remporté sur un des plus grands hommes de guerre de ce temps, l'Orsini, Barthélémy Alviane, soldat plein de bravoure et de génie. Mais tandis que les armées royales faisaient ainsi des miracles, les impériaux se comportaient mal. L a présence de Maximilien ne les animait pas. Ils traînaient leurs mouvements en longueur et les Vénitiens excités au lieu d'être abattus par leur désastre reprirent Padoue bravement, mirent l'empereur dans la nécessité de reculer et chassèrent ses troupes de Vicence. Leur adversaire qui entretenait de sa grandeur les idées les plus exaltées avait pour coutume de vivre dans un héroïsme théorique et une nonchalance pratique constamment parallèles; pour s'entourer de l'éclat dont son imagination aimait les splendeurs, il lui fallait de l'argent; il n'en avait pas; ce fut la grande plaie de sa vie et la cause de bien des actes peu proportionnés à ses prétentions sublimées. Cette fois, au milieu de ses défaites et pressé de ça et de là par les Vénitiens jusqu'en dehors de l'Italie, il eut cette consolation de remplir son trésor. Pour une somme de 150,000 ducats que lui compta Louis X I I , il accorda à cet allié l'investiture impériale du duché de Milan et s'en alla. Ce fut fini de son secours.

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D'un autre côté le pape, tenant désormais la Romagne, ne voyait plus d'utilité à l'alliance française: il y renonça brusquement et s'unissant aux Vénitiens attaqua avec eux les Français; à son tour le Roi Catholique, satisfait comme l'était Jules II, imita l'exemple du St. Père. Sauf les ducs de Ferrare et de Savoie, l'Italie entière se trouva debout contre Louis X I I . La Ligue de Cambrai était retournée. Mais ce ne fut pas encore assez pour le pape d'avoir mis son allié de la veille dans un pareil danger. Il voulait lui porter un coup si rude que les Français fussent définitivement chassés et mis dans l'impossibilité de revenir jamais. Il attira Henry V I I I d'Angleterre dans la nouvelle Ligue qu'il appelait Sainte. Henry devait servir la cause commune en menaçant les côtes de Bretagne, de Normandie, de Gascogne et en lançant hors des murs de Calais des bandes de pillards sur les campagnes picardes. C'était une conception hardie et qui élargissait singulièrement l'horizon de l'action politique. Dans le même esprit, Jules II, par l'intermédiaire du Cardinal de Sion, son favori, homme de grand courage, de grande obstination, de grande brutalité, Jules I I avait éveillé l'activité des cantons suisses; il promettait aux montagnards une solde énorme et le pillage du Milanais. Aussitôt ces braves enthousiasmés descendirent de chez eux en bandes épaisses et les hallebardes sur l'épaule, la grande épée à deux mains au dos, infanterie irrésistible, ils débouchèrent par les défilés de la Valteline et proclamèrent leur sainte volonté de ne pas laisser péricliter la cause de l'église. Aux premiers souffles de cette tempête, Louis X I I



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se raidit avec une vaillance admirable. Il jeta des troupes en Romagne; il annonça que Jules II, pontife indigne de la tiare, allait en être dépouillé et pour procéder au jugement, d'accord avec l'empereur, il fit réunir un concile à Pise. La déposition de Julien de la Rovère était assurée, pensait-on. En même temps, le neveu du roi, Gaston de Foix, Duc de Nemours, tout jeune, vingt quatre ans, promenait de lieux en lieux ses drapeaux triomphants et par son audace réfléchie, ses conceptions vives et sûres, son activité incomparable étonnait l'Europe et la frappait d'admiration pour un génie guerrier si précoce. C'était l'un de ces Dioscures qui ont brillé dans le ciel de la maison de France et dont l'autre fut le grand Condé. La comparaison n'est que trop exacte, pour Nemours du moins; il disparut comme une étoile filante; il mourut jeune ainsi que le frère de Pollux; la victoire de Ravenne l'engloutit. A dater de ce moment, tout alla mal pour Louis X I I . Avec un héros de moins de son côté, il se trouvait en face de cet infatigable et implacable pontife, l'homme qui ne s'arrêtait ni dans la bonne, ni dans la mauvaise fortune, tenant, constamment, les yeux, les mains, l'esprit, où il fallait pour l'exécution de ses dessins. Tules I I réussit à travailler l'empereur de si près qu'il le saisit et le retourna. Maximilien abandonna Louis X I I , le déclara forfait du Milanais et rendit le duché aux Sforzes. Alors les Français durent s'en aller. Ce fut une déroute. Gênes reprise se souleva; Parme et Plaisance se donnèrent au pape; le triste concile de Pise dont quelques pauvres cardinaux fugitifs avaient essayé vainement d'asseoir la ridicule G o b i n e a u , K l e i n e r e NachlaBschriften.

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autorité, ce misérable conciliabule qu'il avait fallu ramener sous bonne protection jusqu'à Milan pour fuir les lazzis, les injures et les projectiles de la populace pisane, ce groupe fâcheux de théologiens se mit en déroute avec les troupes de Louis X I I à travers les plaines de la Haute Italie. Parmi les fuyards s'en allait, tenant une attitude bien différente de la leur, captif, mais très vénéré, le légat de Jules II, prisonnier de Ravenne, ce Jean de Médicis qui devait être un jour Léon X. Les Français n'avaient été nullement les derniers à se moquer des pères de leur concile; en ce temps-là ils étaient portés de nature à se faire à euxmêmes opposition; en conséquence, tout en courant vers leurs frontières, ils s'amusaient à porter aux nues ce cardinal que leur roi comptait tenir en France dans une étroite prison. Cette espérance fut trompée, car au travers des péripéties d'une fuite désordonnée le prisonnier s'échappa. Il revint auprès du pape qui frappait à coups redoublés sur les derniers partisans de la France. Le duc de Ferrare avait eu beau se tourner contre les soutiens de sa maison; Jules II voulait l'exterminer; il prétendait d'ailleurs réunir les domaines de la maison d'Esté au patrimoine déjà sensiblement élargi dé Saint Pierre. Quant aux Florentins, ils avaient mal usé de leur fortune qui leur avait rendu Pise, en permettant au concile français de s'y former. L e pape leur pardonna d'autant moins qu'il avait hérité des espérances de César Borgia sur la Toscane. Il dirigea en conséquence Don Raymond de Cardone et l'armée espagnole contre les bandes à la solde des Florentins et, cependant, Maximilien Sforze, fils de Ludovic le Maure, rentré à Milan, s'y était

installé, et serré dans l'étau de la protection des Suisses, il avait donné aux petits cantons Lugano, Mendrisio et d'autres lieux situés sur le cours supérieur du Tessin, tandis qu'aux Ligues Grises il abandonnait les pays de Bormio et de Chiavenna. Les Suisses satisfaits lâchèrent enfin leur pupille. Des Français, il en restait ça et là quelques poignées abandonnées dans des places fortes. Si l'on considère quel était alors l'état de leur propre pays rien ne semble leur avoir été plus funeste que la passion pour les descentes en Italie. L a Guyenne acquise seulement depuis 1453 n'était pas encore très affectionnée. Pendant des siècles cette province s'était administrée elle-même sous le protectorat anglais; elle avait vécu sans beaucoup de contraintes, payé peu d'impôts, et le nouveau régime lui semblait onéreux. Il lui apprenait à donner beauoup, à se voir en mille manières gourmandée et menée haut la bride par les gens du roi. Aussi les Aquitains étaient-ils séditieux. Puis le royaume ne possédait pas le Roussillon; il avait gagné la Provence, mais le Dauphiné n'était qu'annexé et non fondu; le comté de Bourgogne, l'Artois, la Flandre ne faisaient pas partie de la monarchie, non plus que la Lorraine, non plus que les trois évêchés de Metz, Toul et Verdun. Calais et son territoire restaient dans les mains de l'Angleterre et gênaient les mouvements et la respiration de la région du nordouest. L a Bretagne en état séparé et indépendant, rattachée à la couronne par mariage, jalousait la puissance conjointe. Qu'on regarde la carte et on ne mettra pas beaucoup de temps à rester convaincu de cette vérité: la France avait mieux à faire qu'à s'an-



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nexer le Milanais, si l'on ne veut juger des choses qu'au point de vue étroitement pratique des intérêts du moment. Cette vérité a tellement frappé les historiens que la plupart d'entre eux cherchent dans des causes minimes la raison déterminante de ce qui leur semble folie. On s'est dit que, sous Charles V I I I , l'esprit aventoureux du roi avait seul jeté la France en avant. Sous Louis X I I , on a vu, dans la même action, les préoccupations personnelles du cardinal d'Amboise employant à servir ses fantaisies d'ambition papale l'excès d'autorité dont la faiblesse du monarque le faisait dépositaire. E n analysant ainsi les choses, on explique, en effet, comment les ressources encore si faibles du royaume allaient se perdre dans des entreprises mal combinées qui n'amenaient les bandes françaises dans la péninsule que pour les faire bientôt sortir d'une manière plus ou moins malencontreuse. On explique également par des intrigues de cour, comment les chefs militaires et les administrateurs des pays si précairement conquis étaient le plus souvent impropres aux fonctions confiées à leurs mains; on explique enfin les violences, les exactions, les malversations, les maladresses d'où résultaient les désastres. Mais ce qu'on n'explique pas, c'est le goût général pour les expéditions d'Italie répandu alors, non seulement en France, mais en Allemagne, en Espagne. Dans tous ces pays les intérêts directs et journaliers eussent également réclamé contre la disposition universelle à se distraire des questions locales pour s'en aller dans la péninsule. T o u t le monde y courait, en effet, Picards et Saxons, Castillans et Suisses. E t , cependant,



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on avait beaucoup d'autres choses à faire et on les faisait. Le cardinal Ximenès employait les revenus de son archevêché de Tolède, le plus riche du monde, à louer des troupes qu'il conduisait lui-même au siège d'Oran; Alphonse d'Albuquerque promenait les quines portugaises sur les mers de l'Inde orientale, et fondait à Goa un empire étendu de la mer d'Arabie aux côtes de la Chine. L'Allemagne riche, savante, habile aux libertés locales, gravitait de son côté vers l'Italie, tout comme la France, le Portugal, l'Espagne. Il est bien vrai que les souverains de ces pays ne songeaient qu'à des satisfactions ambitieuses et les courtisans à des occasions de fortune, mais au-dessus de ces mobiles particuliers, un mobile bien autrement fort était celui qui mettait en branle l'esprit du siècle. Il n'y a pas de doute: on allait d'instinct chercher la lumière intellectuelle là où elle était. On sentait vaguement, mais on sentait cet intérêt de premier ordre et on travaillait de façon à y satisfaire. On ne s'expliquait pas bien ce que l'on voulait de l'Italie; on se trompait le plus généralement sur ce qu'on allait lui demander; elle-même se trompait beaucoup plus que ses assaillants en se supposant le pouvoir de les attirer et de les repousser à son gré; mais il n'est pas moins vrai que l'avenir du développement intellectuel dans le monde exigeait qu'un rapprochement général eût lieu et il eut lieu, en effet, non parce que l'Italie fût contrainte de donner quelqu'un de ses membres à tous ces étrangers qui la voulaient mettre en pièces, mais, parce qu'à tous elle inocula quelque chose de son génie. Tout ce travail de gravitation inconscient, la manière dont les in-



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fluences, les émanations intellectuelles se répandirent est assurément une des démonstrations les plus fortes de l'existence de ces lois mystérieuses qui, à certains moments, agissent sur le développement de l'humanité, tout à fait de même que, dans une application organique, ces mêmes lois, ces mêmes causes opèrent sur la croissance et la coloration des corps. L e héros de cette période renfermée entre les dates de 1503 à 1 5 1 3 , c'est Jules II. Dans cet ensemble si complexe, si rempli de fibres vivaces et excitées Jules II, ce Julien de la Rovère, représente le plus complètement et avec le plus de force, la fibre énergique. Dans le bouillonnement général, il bouillonne plus que tout. Sa vie entière avait été une appétence irritée vers l'action et la création. En ce temps où chacun voyait grand, il voyait aussi grand que quiconque et portait ses mains actives à produire les plus vastes réalités. Scrupuleux, il ne l'était pas; mais qui l'était? 11 avait passé les années de sa jeunesse et de son âge mûr à chercher les moyens de l'omnipotence, afin de mettre en oeuvre les idées qui remplissaient sa tête et gonflaient son cœur. En même temps qu'il avait défendu sa vie contre Alexandre V I , il s'était sans cesse enfoncé et enfoncé de nouveau dans les mines et contremines nécessaires pour se frayer un chemin vers le trône pontifical. Il avait trompé, dupé, joué le cardinal d'Amboise et bien d'autres. Malheur à ceux qui lui barraient la route et, néanmoins, par comparaison, on ne l'estimait pas vicieux; il était trop imposant; on ne se fiait pas à lui et on aurait eu tort de s'y abandonner; pourtant, on le reconnaissait: l'élévation de ses idées qui, en bien des points, le faisaient toucher



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au sublime, remplissait cette âme singulière d'une sauvage générosité. La gloire du Saint Siège passant, dans son cœur, avant la gloire de sa famille, le rendait plus utile que ses prédécesseurs et la gloire de l'Italie, étroitement unie dans sa pensée au triomphe de l'église, doit éternellement recommander sa mémoire à ceux qui prennent le patriotisme pour la première des vertus. Du moment qu'un fait lui apparaissait comme élevé, il lui plaisait, il le comprenait et c'est ainsi que ce pontife orgueilleux et turbulent fut assurément le plus effectif parmi les protecteurs des arts, de même que le temps où il régna fut la véritable période d'expansion du génie de la Renaissance.

IV. P A R T I E .

LÉON X.

EXPOSITION-

Le cardinal Jean de Médicis, le futur pape Léon X, apparaît comme une des premières physionomies qui ne ressemblent plus aux figures du moyen âge. Bientôt, se mettent à ses côtés François I e r et Charles Quint; ils ne diffèrent pas moins des hommes de la génération précédente; mais lui est le héraut, il annonce l'époque moderne. On lui voit des mœurs élégantes et non plus passionnées; il y joint le charme d'une simplicité et d'une modération relatives; ses scrupules sont médiocres; pourtant il sent le prix de la mansuétude apparente; il était peu croyant, mais il ne s'écarte guères d'une décence approximative; il ne se préoccupe jamais de grandes œuvres, de grandes institutions destinées à produire le bien, et il aime pour-

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tant, dans de petites mesures, la volupté de la bienfaisance; il prend plaisir à doter des enfants pauvres. Il n'est nullement beau; il a de nobles manières et des habitudes délicates; ses yeux gros et saillants ne lui permettent pas de reconnaître les objets avec facilité; ce lui est un motif pour apprécier les avantages du lorgnon et montrer comme on s'en sert avec bonne grâce. Il est gros, sujet à des transpirations violentes qui le gênent excessivement. Il ressent même plus gravement les inconvénients de son tempérament lymphatique et, pendant le conclave d'où il sortit pape, il fut obligé de subir des opérations chirurgicales; mais il a les mains blanches, longues, potelées, admirables et par la convenance de ses gestes il sait les faire valoir. Cent ans auparavant et même cinquante, on 11e se fût pas avisé de tous ces diminutifs. Sa naissance en était déjà un. Il se donnait pour prince et, communément, on n'y contredisait pas. Cependant", c'était une fiction. Son père, Laurent, n'avait d'autre position que celle d'un citoyen opulent dont les vertus politiques et le goût exquis en toutes choses servaient bien l'ambition. Rien de plus. L e sang de la famille était du sang de comptoir; le plus mince gentilhomme d'origine féodale n'eût pas admis l'égalité avec cette race marchande et néanmoins, après la révolution de Savonarole, ces fils de négociants exilés florentins, avec tant d'autres, se firent accepter comme du sang supérieur uniquement parce qu'ils prétendirent l'être; on pensa qu'ils étaient aptes à régner un jour, parce qu'on sentait vaguement que Florence tendait à la monarchie. Un tel aveu de la part de l'opinion générale n'était pas moins nouveau que la personnalité du



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cardinal Jean. Il en résulta d'abord que, de même qu'un fruit mûr se détache de la branche sans laquelle il n'aurait pu devenir un fruit, de même les Médicis se détachèrent de leur richesse qui les avait fait ce qu'ils étaient" et, pauvres, ils purent demeurer importants. Pierre de Médicis, chassé de sa ville, se trouva avec ses frères et ses parents, allant, errant, vagant, sollicitant et recevant des affronts de Bologne à Venise, de Venise en Allemagne, d'Allemagne en France. On se moqua de lui et des siens quelquefois, on refusa de les appuyer, on refusa de les aider; ils manquèrent souvent du plus nécessaire et durent quitter des auberges où on ne leur accordait pas crédit. Pourtant, on ne mettait pas en question qu'ils fussent princes et ce point suffisait à leur réserver l'avenir. Pierre, le chef de la famille après Laurent, avait été, à tous les points de vue, un homme médiocre. Ce n'était, cependant, pas ce qui l'avait mis à bas. C'était la réaction naturelle soulevée contre le mode d'administration introduit par sa famille. L e tempérament florentin, comme celui de chaque peuple, était complexe. L e s instincts hostiles aux Médicis, comprimés sous la main de Laurent, firent détente sous celle de son fils maladroit; mais, on l'a observé avec raison: un gouvernement qui existe uniquement à la condition de ne pas commettre de fautes, prouve par cela seul peu de vitalité. L e pouvoir de Pierre se brisa parce qu'il rencontrait un certain fond d'énergies anciennes à dépenser et d'illusions à épuiser. Chacun le sentait; le zèle de Savonarole, les théories historiques et spéculatives de Machiavel et de ses savants amis, épris d'un idéal à la romaine, les prétentions d'influence des gran-

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des familles, les habiletés balancées et contrebalancées des Soderini, des Valori et de leurs pareils, plus sages que perspicaces et plus modérés que forts, ne pouvaient mener loin, ni durer longtemps. Le fait seul que le moindre des inconvénients de ce régime libéral faisait à chaque fois qu'il se montrait, éclater le nom de Médicis, invoqué comme le remède suprême à tous les maux, cette circonstance seule donnait du relief aux exilés. Néanmoins avant qu'ils pussent ressaisir leurs avantages, il fallait que la veine contraire s'épuisât. Pierre mourut. Jean devint le mentor de sa famille. Il laissa la branche cadette rentrer obscurément à Florence, changer de nom, s'humilier et continua lentement et sans mouvements désordonnés le rôle de prétendant; chaque jour écoulé, chaque misère sentie dans la République fatiguée entourait, appuyait son nom d'un éclat dangereux. Le cardinal était patient, il était, au fond, satisfait de son sort; il ne s'endormait pas sans doute; mais il n'était pas non plus trop éveillé. Ses amis devenaient chaque jour plus nombreux. Tolérablement bien vu par Alexandre VI, mais se gardant de résider à Rome, sous la main de ce terrible personnage, il entretenait des relations avec l'ennemi déclaré du pape, le fougueux Julien de la Rovère. Celui-ci s'était fortifié dans sa ville épiscopale d'Ostie et remuait ciel et terre, pour amener la déposition de Borgia. L'élégant Jean de Médicis se rencontra avec lui à Savone, dans une entrevue préméditée. Ils s'entretinrent longtemps. Julien proposa, sans doute, bien des combinaisons, car rien ne fut jamais plus mouvant et plus fertile que son génie; il présenta bien des ouvertures, il étala la possibilité de



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bien des violences pour précipiter à terre le pontife abhorré. Jean de Médicis n'était pas l'homme de pareilles tentations et de la rencontre de Savone, il ne sortit quoi que ce soit dont Alexandre V I eût à se plaindre. Toutefois, les deux interlocuteurs se séparèrent amis. Il est assez difficile de deviner quelle sorte de sympathie le témperament un peu froid, la raison courte, le raffinement intellectuel du Médicis pouvait exciter chez le plus impétueux des hommes en même temps que le plus rusé; cette sympathie, pourtant, exista et alla même se développant dans une proportion assez grande, lorsque Jules eut pris la tiare. A ce moment, le cardinal, revenu une fois pour toutes de ses voyages ultramontains, après avoir beaucoup vu, beaucoup connu, causé avec nombre de savants, admiré une foule d'objets d'art, s'adonnait à un dilettantisme devenu, depuis les jours du magnifique Laurent, la prétention obligée et d'ailleurs justifiée de sa famille. Secondé par son cousin, le cardinal Jules, depuis Clément V I I , il avait fait de sa maison un musée. On y conversait avec les plus beaux et les plus aimables génies du siècle; on y rencontrait les gens qui prenaient la part la plus grande aux plus sérieuses affaires. Parmi des jouissances si désintéressées, Jean de Médicis gardait toujours une part de son attention fixée sur les fluctuations politiques, au travers desquelles se laissait entrevoir comme chose probable la réintégration de sa famille à Florence et la reprise de ce que cette famille appelait ses droits. Sur ce point Jean ne s'entendait pas avec Jules I I . Celui-ci consentait à ce que les Médicis pussent récupérer leurs domaines confisqués et un certain rang;



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mais non pas qu'ils devinssent des princes régnants. Lui-même, comme on l'a vu, convoitait la Toscane et visitait à englober cette région dans la grande Italie pontificale dont il poursuivait la création, et eût-il eu pour Jean encore plus de bon vouloir, il ne se fût départi de ses projets. Il constitua donc volontiers le cardinal son commissaire auprès des Vénitiens et des Espagnols marchant avec ses troupes et les Suisses contre les Français; il l'initia à ses menées; et, quand il le vit prisonnier à Milan après Ravenne, il l'employa pour instituer à Latran le concile destiné à réagir contre Louis X I I et l'empereur, devenus théologiens à Pise; mais, lorsqu'il fit assaillir Florence, si, de nouveau, il se servit de lui, ce fut en le plaçant, ainsi qu'on l'a vu, sous la double tutelle du duc d'Arbois et de Don Raymond de Cardone. Alors, le Médicis comprit fort bien que l'extrême limite de sa faveur était atteinte; que le Saint Père ouvrait désormais sur lui les yeux de sa méfiance; qu'il fallait ou se soumettre absolument, abandonner la Toscane à la volonté du représentant de Saint Pierre et se garder de faire mauvaise mine, ou bien commencer une lutte; et en vérité, il n'existait aucun moyen de tenir pied contre un adversaire tel que Jules II. Rarement l'homme prévoit juste. Sa raison n'est qu'une déraison constamment renversée par le cours des faits auquel elle ne peut rien. Jules I I meurt tout à coup et le cardinal Jean, le confident suspecté, l'homme tenu en échec, le prétendant, à la veille de tout perdre, même l'espérance, se trouve souverain pontife, possesseur des forces tournées contre lui. A ce moment, Léon X entra en pleine possession de son



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tempérament; il fut, librement, le grand seigneur fastueux qu'il était, le prince, l'homme à passions plus colorées que fortes. Il réalisa l'idéal d'une existence parfaitement ornée. Ses sentiments politiques étaient peu italiens et ce qu'il chercha, ce fut non pas l'élévation subite de sa famille, à la façon des Borgia, mais, suivant lui, le droit de sa maison à la principauté de la ville natale. Il imagina encore de créer un semblant d'État pour son frère Julien, en réunissant à Parme et à Plaisance, dépouilles de la maison d'Esté, Modène, acheté de l'empereur pour 40 mille ducats d'or (l'empereur ne demandait qu'à vendre). François I e r étant monté sur le trône de France, le pape lui transporta l'espèce de haine qu'il avait vouée a Louis X I I . Cependant, quand il vit ce jeune vainqueur rentrer dans le Milanais, à travers l'exploit de Marignan, mettre dehors le Sforze avec une pension viagère et lui enlever à lui-même l'apanage désigné de son frère, Parme et Plaisance, il se soumit; il s'allia à celui qu'il détestait et souffrant du même vide d'argent qui travaillait Maximilien, il consentit, pour garder les annates de France, à conclure ce fameux concordat, cette prérogative plus rapprochée de nous que la Pragmatique de 1438, source officielle des libertés gallicanes. Une telle négociation aurait dû servir de règle à tous les gouvernements européens; elle démontrait l'inutilité des schismes et des hérésies. Cette indifférence religieuse que Jules I I n'eût jamais admise, bien que prêtre peu régulier, devait marquer d'un trait profond la physionomie de Léon X . Il l'afficha encore et d'une manière plus frappante, aux débuts de l'insurrection soulevée par Martin



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Luther; mais, là, se dressa en face de lui un contradicteur passionné; ce ne fut pas l'hérétique avec lequel d'ailleurs il demandait s'entendre; ce fut le successeur de Maximilien sur le trône impérial, le jeune Charles Quint, le souverain placé par la fortune en tête des États les plus vastes que l'Europe eût connus depuis le temps de Charlemagne. L e pape voulait à mesure égale la gloire de la maison de Médicis, l'éclat du trône pontifical et un train d'existence propre à l'illustre et délicat amateur des lettres, des arts et des plaisirs qu'il était lui-même. Le nouvel empereur, de son côté, nourrissait et professait d'autres doctrines. Il jetait sur le monde un coup d'œil bien autrement sérieux. L e pape avait besoin d'argent pour soutenir son système. L'empereur avait besoin de pouvoir pour garder ferme dans les serres de son aigle les Espagnes, les Flandres, la Bourgogne, l'Artois, l'Allemagne, les Nouvelles Indes; aussi considérait-il d'un regard soupçonneux toutes volontés surgissant à côté de la sienne. Il était pénétré de cette maxime que le maintien des grands États exige le calme politique; aussi, comme Auguste, voulut-il la stagnation avec sévérité. L e pape abandonnait, peutêtre sans le sentir nettement, l'idée de l'unité, de la prépondérance de l'Italie; il préférait bien des choses à la grandeur de l'église; l'empereur consentait volontiers à l'élévation de quelques princes de plus, fussentils des Médicis, si à ce prix il devenait le maître dans la péninsule et en chassait les Français. Ni chez le pape, ni chez l'empereur, rien ne ressemblait plus à ce qu'on avait connu quelques années en ça; d'ailleurs, l'Italie riche, admirée, savante, inspirée, habile, était

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lasse; la fatigue l'envahissait; la passion tombait; la mollesse s'étendait; on riait en désespérant, et, riant, on désespérait. Chacun faisait comme le pape, on croyait de moins en moins à la religion et à tout le reste. Les enthousiasmes du passé se transformaient lentement, mais sûrement en dilettantisme. Les étrangers aussi, les anciens pillards, se faisaient artistes. Par toute l'Europe, désormais, la valeur des belles choses était appréciée bien ou mal. Les princes tenaient à honneur de les rechercher. François I e r commande d'immenses achats d'oeuvres d'art; Henry V I I I , l'ami dévoué, le serviteur du Saint Siège, se pique d'en faire autant: Charles Quint les imite. Et, cependant, le monde s'ingénie, se débat, se remue. En Allemagne s'élèvent des novateurs de tous genres; ils font courir activement leurs plumes et déjà mettent leurs épées au vent; les imprimeurs vont de ville en ville avec leurs apprentis et leurs presses, semant les pamphlets, les libelles, les traités, les discours, les avertissements et les exhortations, tantôt catholiques, tantôt hérétiques, en somme boutant le feu partout; les populations prennent goût à cette première forme du journalisme ; Erasme et Reuchlin, dans leurs cabinets de savants, spéculent sur les notions du jour et entretiennent des correspondances avec les rois, flattés de recevoir leurs lettres qu'on imprime, et demandant des conseils qu'ils se réservent de ne pas suivre. La conflagration intellectuelle est générale. Elle a pénétré en France; ses résultats se font sentir sur le globe entier; Magellan découvre son détroit et meurt aux Philippines; Fernand Cortez, le grand marquis, achève en trente mois la conquête du Mexique. Tout

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flambe dans les esprits, pour lesquels, cependant, te combustible va bientôt manquer. C'est à l'apogée des choses que l'ôn peut, avec quelqu'effort de recherche, trouver l'éclosion du germe de leur décadence. Alors, justement, les esprits superficiels sont moins disposés à en rien soupçonner. Ils s'endorment dans une sécurité complète; ils ne sont pas loin d'estimer que cette loi éternelle en vertu de laquelle toutes choses sont vouées à la transformation, à travers la1 mort, â cessé d'agir. Devant eux, les années sont comptées, peu nombreuses; eux, ils calculent sur l'indéfini des siècles. Tout les excuse; l'air est doux, tiède, parfumé; le ciel d'une pureté incomparable, débarrassé des brumes du matin et le char du soleil monte avec calme au sommet de sa course; les roues dorées illuminent l'azur; seulement, le guide des coursiers sublimes a changé; ce n'est plus Phoebus; c'est Phaéton.

V. P A R T I E . MICHEL-ANGE.

EXPOSITION.

Venant après Léon X, Adrien d'Utrecht était donc résolu à exercer la puissance ecclésiastique suivant l'esprit du dogme chrétien; il ne voulait ni la belle antiquité, ni les arts, ni le luxe; il ne voulait pas les mauvaises moeurs; la corruption cléricale eut senti la cuisson des verges dont il était armé. Les débordements allaient-ils rentrer dans le lit régulier? On en peut douter; rien ne revient; mais, de toute évidence, les intentions du pontife étaient aussi droites que sé-

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vères. Il monta sur le trône en janvier de 1522 et le 24. décembre de 1523 il était mort. Pendant cette courte période, la cour pontificale, violentée dans ses habitudes, n'avait pas respiré. Une fois libre, elle ne voulut plus accepter de pareilles épreuves, et les cardinaux réunis en conclave, portèrent au suprême pontificat Jules de Médicis, l'image pâlie de Léon X, son frère bâtard et bâtard en toutes choses. Il avait le même genre d'esprit avec moins d'esprit, le même goût du plaisir avec moins de délicatesse, le même goût pour les arts, le même goût pour les lettres . . . mais c'était du goût. La décadence italienne a, désormais, commencée; les pétales de la fleur d'or tombent les uns après les autres. Pour être devenu trop énivrant, le parfum perd sa fraîcheur. C'est dans une atmosphère où s'avance le crépuscule que tout arrive désormais. Les événements d'importance sont rares et funestes à l'Italie. Un tableau de cette période doit resserrer les temps; on n'en est plus aux moments féconds où deux et trois années voyaient se produire les mouvements les plus grandioses. Clément V I I régna au milieu des plus horribles et stériles agitations; après lui vint Alexandre Farnèse, Paul III, grand amateur du népotisme; mais tout devenait mesquin, même les fautes; dans les dons abusifs des papes, le patrimoine de l'église était assurément spolié et appauvri, mais les Pierre-Louis Farnèse, mais les Ottavio Farnèse, ne recevaient que terres, argent, titres; ils ne demandaient pas davantage; les ambitions vigoureuses, en passe de devenir utiles, n'existaient plus; les combinaisons contemporaines ne les rendaient plus possibles. Jules III succéda à G o b i n e a u , K l e i n e r e Nachlafischriften. I .

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Paul I I I ; Marcel I I précéda Paul I V , suivi de Pie I V . Sous ces règnes, on essaya quelquefois de résister à César, de s'allier à la France, de persécuter les amis de César, de ruiner les Colonna, partisans de César; en somme, l'autorité de César alla grandissant et bien que Paul I V , en 1556, ait commis la hardiesse de prononcer la déchéance de Philippe I I d'Espagne, l'expulsant du trône de Sicile, il fallut bientôt se démentir, se soumettre, rentrer dans l'obéissance. Tout pliait sous la double volonté de l'Espagne et de l'Empire. Ces puissances dirigées par les mêmes maximes, par la claire vision des mêmes intérêts, pesaient d'un poids écrasant sur leurs propres domaines et autant que possible sur ceux des autres princes. Charles Quint avait légué aux deux branches de sa maison une politique meurtrière qui devait ou ruiner ceux qui la pratiquaient ou écraser le reste du monde. Deux génies ardents s'affrontaient: celui du temps mourant qui, à la suite du schisme, de l'hérésie, de l'autorité immodérée des princes sur un point, de la liberté indéfinie des sujets sur un autre, de l'imprévu, de l'incohérent, de l'inconsistant, du désir inexpliqué et du rêve courait on ne savait où; et celui qui, inspirant les princes de la maison de Bourgogne, était résolu à arrêter, à supprimer, à annuler n'importe quoi, et n'imaginait rien d'autre; méfiant, tracassier, questionneur, gênant, né de la peur de perdre une parcelle quelconque de son avoir, de son pouvoir, de son droit ou de ses prétentions, il en voulait implacablement aux prétentions, aux droits, au pouvoir, à l'avoir, à la vie, à l'âme même de tout le monde et de chacun dans le pourtour entier de l'univers. C'était pour jouir chez

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lui de cette paix morne que seule il reconnaissait pour être la paix, que Philippe I I entretenait le tumulte en Italie et en France; et ses parents impériaux faisaient absolument de même en Allemagne, en Bohème, en Hongrie. On vit alors se relever la passion de propagande dont on n'avait guères entendu parler depuis les anciennes prédications du christianisme. Cette fois, deux terribles convertisseurs surgirent, se mirent à l'œuvre et jusqu'à nos jours ni l'un ni l'autre n'a pris de relâche et ils s'acharnent à poursuivre les recrues. Tandis que l'un, démon de révolte, prêche l'avenir, l'autre, au contraire, prêche le passé, mais quel passé? Un passé qui ne fut jamais. Philippe II, après son père, se montra un inexorable missionnaire de l'oppression qu'il donnait pour avoir été la règle antique et dont le moine de Yuste et lui étaient les inventeurs. Il lança dans les directions les plus diverses et les plus lointaines les collaborateurs de choix: Inquisiteurs pour la foi et pères de Jésus, milices nouvelles quelquefois d'accord, souvent contrastantes; ici, favorables au St. Siège, là ses surveillantes, quelquefois ses ennemies, mais, à cette époque et pour longtemps les uns et les autres étaient résolument impériaux, résolument espagnols. Il ne faudrait pas les qualifier de persécuteurs; ce serait revendiquer pour eux le monopole des cruautés et leurs adversaires s'y montraient tout aussi habiles. Il était non moins périlleux d'avoir affaire aux juges ecclésiastiques d'Henry V I I I , ou des Calvinistes de Genève qu'aux Dominicains de Cordoue. T o u s les partis ont été, sont et seront persécuteurs; tous les partis ont appelé justice ce qu'ils imposent et 5*

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cruauté ce qu'on leur fait subir; mais Philippe II avait des passions plus nobles qu'Henry VIII. Le point remarquable c'est que la religion chrétienne fournissant des enseignes à tous les camps et prêtant son nom en Saxe, en Suède, en Angleterre, comme à Madrid, à Vienne, à Naples, à Bruxelles, cette religion chrétienne dont on parlait si bien, était en définitive peu écoutée. Au temps de l'ancienne Grèce une guerre éclata, source de beaucoup de malheurs; elle est connue dans l'histoire sous le nom de «guerre sacrée» et eut lieu à propos du sanctuaire de Delphes. Quelqu'un parmi les Hellènes avait-il méconnu la divinité d'Apollon-Phoebus? Avait-on osé altérer un rite, omettre une cérémonie? Avait-on mis en doute la véracité de la Sibylle? Rien moins! On avait pillé des pèlerins et, peut-être, un peu le temple; c'est ce qui rendait sacrée cette guerre. Les dissensions religieuses de l'Europe moderne sont du même genre. A travers la foi, elles visent aux intérêts les plus positifs, à ceux dans lesquels l'âme immortelle ne revendique pas la moindre part. De là, les mille contradictions, les bizarreries, les inconséquences de la politique religieuse; de là, des papes rejetant l'inquisition espagnole; et, pourtant, cette inquisition était, à l'entendre, le bouclier de l'orthodoxie; de là, les papes offensés, insultés, persécutés, chassés de Rome, réduits à la misère, à la famine, et par qui? Par Charles Quint, puis vilipendés de nouveau par Philippe II, par ces monarques catholiques indignés de ne pas trouver dans les volontés du Saint Père la mesure, ni la nuance, ni la forme de catholicisme utile à leurs propres affaires, je dis affaires temporelles; il

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en fut de même lorsqu'un peu plus tard, en France, la maison de Guise et la Ligue accusèrent la papauté de tiédeur, et quand, dans le même pays, Louis X I V , le fléau de l'hérésie, humilia de son mieux le souverain pontife et réduisit dans ses États le clergé à tomber sous la dépendance absolue de son administration. Au rebours de la rigidité dogmatique des potentats la cour de Rome, à partir du X V I e siècle, se montra douce en matière de foi. Elle fit à l'occasion ses réserves; elle détermina théoriquement ses doctrines et définit l'étendue de ses droits; mais sur la pratique elle insista beaucoup moins et sembla même, en bien de cas, vouloir vivre sans collision en face de l'hétérodoxie. De la sorte, il se trouva que les puissances protestantes imitant avec suite la rigueur des gouvernements catholiques, les persécutions religieuses dépouillèrent de plus en plus le caractère d'un fanatisme croyant, pour revêtir plus positivement celui de la convenance d'État. Ces déguisements confessionnels ont continué jusqu'à l'époque présente à masquer les buts les plus absolument temporels. Charles Quint fit de sa façon d'envisager la religion sa grande affaire, son grand moyen. Armé d'une constance inflexible, il mena la guerre contre tout ce qui s'opposait à la perpétration de ses volontés. Son principal adversaire étant François I e r , il prit à tâche de lui fermer l'Italie. Il y parvint. Ce ne fut pas l'affaire d'un jour. E n 1523, il le chassa du Milanais et le poursuivit jusqu'en Provence; mais il fut repoussé et obligé de rebrousser chemin, devant une nouvelle invasion conduite par le roi en personne. E n 1524, à Pavie, il battit son adversaire, le fit prisonnier et l'em-



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mena à Madrid. En 1526, contraint de le relâcher, il dut se contenter d'un traité inexécutable. En 1527, les Français ligués avec le pape, Florence, les Vénitiens, les Suisses et l'Angleterre, reparaissent dans la péninsule et n'y profitent rien; cependant ils pénètrent jusqu'à Naples, reperdent ce royaume en 1528 et consentent encore à s'en aller. En 1529, se signe à Cambrai la paix des Dames, négociée par Marguerite d'Autriche, gouvernante des Pays-Bas, et Louise de Savoie. Les Français renoncent solennellement à rien posséder en Italie et à s'y mêler de quoi que ce soit et comme corollaire et confirmation de cette défaite absolue, les États de la péninsule forment une ligue perpétuelle sous la protection et la conduite de l'empereur. Alors, celui-ci arrange tout selon ses vues. En 1530, il se fait donner la couronne de fer et la couronne impériale par Clément V I I , sa victime. Il est le maître; le pape n'est rien qu'un assistant passif et le diacre de l'empereur officiant. César ensuite s'achète des amis. Du marquisat de Mantoue il fait un duché. Au duc de Ferrare il donne Carpi et assure Modène et Reggio. Il assiégeait Florence depuis dix mois; il prend la ville, malgré les travaux de défense exécutés par MichelAnge et termine les hésitations indéfinies des habitants en leur assignant un chef héréditaire dans la personne d'Alexandre de Médicis; c'était une gracieuseté pour le pape dont l'empereur ne voulait pas non plus trop abuser. A Beatrice de Savoie, sa cousine, Charles fait don du marquisat de Ceva et du comté d'Asti. Le Montferrat est donné au Mantouan. Bientôt à Florence une révolution éclate, Alexandre est assassiné; peu importe; César élit parmi les Médicis Cosme, fils



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de Jean des Bandes Noires, garçon de dix huit ans, et le fait duc. Sienne s'insurge et chasse la garnison espagnole. Charles prend la ville, modifie le gouvernement, met les Siennois sous la tutelle d'une forte citadelle; ils cherchent encore à bouger; ils sont de nouveau pris et cette fois donnés à Cosme, duc de Florence, et comme Francesco Burlamacchi, gonfalonier de Lucques, conspirait contre celui-ci, César le saisit et le décapite. En même temps qu'il donnait, il recevait. En 1535, François Sforza avait été rétabli dans son duché, par les Français eux-mêmes, alors dégoûtés de Milan, et convoitant Naples. L'empereur l'avait laissé régner tout en le surveillant. A sa mort, il déclara César son héritier. Ainsi s'établit définitivement la nouvelle constitution de l'Italie. Ce fut la suprématie espagnole et impériale. Les Français, à la vérité, ne devaient jamais cesser leurs efforts pour y porter le trouble. Pourtant, ils ne purent ni rien détruire, ni rien fonder. Ils continuèrent leur vieux système. Entrer dans la péninsule leur resta facile; s'y maintenir impossible et l'Italie piétinée à perpétuité par les combinateurs politiques perdit jusqu'au sentiment de l'indépendance. L e tempérament de ses princes, comme les habitudes de ses peuples, devinrent également serviles. L e trait caractéristique de cette situation est que la maison d'Autriche se rendait compte de sa volonté; la France n'avait pas l'air de se douter de la sienne et courait aux quatre vents. Elle inventait l'alliance avec le Turc et on a vu là un trait de génie. Venise, auparavant, avait vécu en paix avec cette puissance; elle l'avait même tacitement soutenue, servie à l'occa-



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sion; elle ne s'était jamais avisée de s'en faire l'amie déclarée; la France l'imagina et s'en vanta, ce qui devait naturellement exciter de l'horreur dans un temps où le nom de T u r c se rattachait aux cruautés folles exercées sur les populations de la Hongrie, de l'Italie même par les janissaires d'une part et les pirates barbaresques de l'autre. E n même temps, les conseillers de François I e r et, ensuite, ceux d'Henri I I s'associèrent aux protestants parce que l'empereur persécutait ceux-ci. Comme, un peu plus tard, on ne les tourmenta pas moins, on imagina d'être l'ami de ceux du dehors en même temps qu'on brûlait ceux du dedans. Cette vacillation a passé également pour un chef d'oeuvre de sagesse; en somme, on s'apercevait sans peine en y regardant d'un peu près, qu'elle a produit beaucoup de mal, fort peu de bien, et il aurait mieux valu pratiquer un système plus respectable au point de vue de la logique, comme à celui de la morale. Malheureusement, ce fut impossible. On vécut de hasards sous les Valois et on ne s'occupa que de pêcher dans la mer des expédients des proies de rencontre. L e s enfants de François I e r rêvaient le pouvoir absolu et la déstruction des grands; les grands n'étaient plus les feudataires d'autrefois, mais des produits de fortune, les Guise, les Châtillon, les St. André; ceux-là, Dieu sait ce qu'ils voulaient! tout! et ils attendaient le reste. Comme antithèse aux vœux des rois, ils songeaient même à instituer la République. On n'osait tout confesser de ce qui se tramait obscurément au fond des pensées, on se réduisait donc, ce qui a été signalé plus haut: on mettait la religion en avant et on restait tapi derrière.



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Cette méthode parut également fort bonne à Henry V I I I d'Angleterre. On avait connu ce prince dévoué corps et âme à la cour de Rome et de sa plume auguste s'escrimant si bien contre Luther et les novateurs, qu'il fallait lui donner le titre de «Défenseur de la Foi ». Il eût probablement continué dans les mêmes errements, car la foi, comprise, surtout, à la manière de Charles Quint, ne devait rien avoir que de fort séduisant pour lui, si, par malheur, il n'avait connu Anne de Boleyn. L e premier pas essayé, Catherine d'Aragon renvoyée, le roi déclaré par le clergé catholique de son État chef suprême de la religion, les idées au théologien de Windsor tournèrent sens dessus dessous. Il aurait pu, restant catholique, surveiller l'orthodoxie de son peuple et la régler haut la main; mais la produire était plus agréable encore et les massacres et les autodafés et les décapitations de femmes, d'hommes, d'enfants, de grands seigneurs, de pauvres hères commencèrent pour durer longtemps; catholiques, luthériens, calvinistes se passaient la hache et montaient sur les mêmes bûchers; l'important et le difficile était de deviner la foi du roi, incertain luimême. Il avait trop à faire déjà à organiser le défilé d'Anne de Boleyn, décapitée, à Jeanne Seymour, morte en couches, à Anne de Clèves renvoyée, à Catherine Howard, suppliciée, à Catherine Parr qui l'aurait été, si la mort ingrate n'était venu prendre son pourvoyeur à la gorge. L e meurtre pour cause théologique florissait partout, dans tous les camps. Chacun se piquait de bien brûler, de bien torturer; il ne semblait pas qu'une doctrine fût complète, tant qu'elle n'avait érigé son



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bûcher particulier. Les anabaptistes travaillèrent en grand; on le leur rendit bien. De sorte que le siècle où l'érudition et les arts auraient dû régler ou au moins détourner vers eux les activités de l'esprit, où, suivant l'opinion généralement admise, la culture plus grande de l'intelligence devait adoucir les mœurs, on fut plus particulièrement cruel, brutal, aveuglément fanatique et on vit, par exemple, dans les pays protestants, en Allemagne, en Angleterre, les procès pour sorcellerie se multiplier d'une façon inconnue jusqu'alors et continuer leurs atrocités jusque bien avant dans le X V I I e siècle. Voilà ce que sut opérer ou ce que ne sut pas empêcher la grande culture intellectuelle. L'imagination humaine possède une pharmacopée d'où elle tire de temps à autre des recettes. Elle a même des panacées qui reparaissent périodiquement. En 1536, on estima le désordre à son comble et on pensa n'en pouvoir supporter une plus forte dose: on eut recours alors au spécifique des spécifiques et le pape Paul I I I convoqua un concile général. L'action d'une assemblée est toujours supposée faire ressource pour les cas désespérés; généralement le remède tue le malade. L e concile de Trente ne faillit pas à son naturel d'assemblées. Il tua l'unité religieuse de l'Europe, constitua hors de sa communion tous les novateurs vivants et donna des raisons de se produire à ceux qui n'existaient pas encore. Mais il ne se borna pas à cette faute immense. Il discrédita l'autorité qu'il gaspillait. Parmi les princes qui y furent représentés, il y en eut peu, s'il y en eut, qui ne se repentirent de l'avoir soit demandé soit consenti. Livré à autant d'agitation qu'un concile pouvait l'être, il traîna pen-



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dant dix-huit ans et souvent le pape tout le premier s'en trouva embarrassé au point de ne savoir qu'en faire. Suspendu en 1547, transféré à Bologne pour être soustrait à l'influence de l'empereur, interrompu, repris en 1 5 5 1 , abandonné l'année suivante, on n'y revint qu'en 1562. On voit sur quel fonds de misère se détachent les derniers tableaux de la Renaissance italienne : plus rien de brillant, plus rien de pur.

CE QUI EST ARRIVÉ À LA FRANCE EN 1870.

[I. PARTIE.] [ C H A P I T R E I.] Ce que je veux écrire, c'est ce qui est arrivé à la France en 1870. Cet ancien royaume devenu successivement une république, puis un empire, pour s'appeler de nouveau de son ancien nom, et reprendre ensuite tous les nouveaux, était qualifié et s'en faisait gloire et plaisir comme l'ancien État des Césars romains, lorsqu'il lui arriva la catastrophe la plus prodigieuse, je ne dirai pas que son histoire eût jamais connue, mais dont les annales du monde pourraient même faire mention. Qu'on ne cherche pas dans les histoires des nations européennes; on n'y retrouverait rien d'analogue. L e s plus insignes désastres sont au-dessous de ce que nos y e u x ont vu et, pour le dire tout franc, les malheurs mêmes des antiques monarchies de l'Asie qui dans une nuit voyaient périr une dynastie et se transformer un État, ne prêtent en réalité que des apparences conformes à l'effondrement complet auquel le monde effaré vient d'assister dans l'année dont je viens de donner la date.



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Si Babylone et Ninive ont vu en quelques jours, mettons : en quelques heures, pour complaire aux esprits excessifs, des dynasties sombrer, des souverainetés changer de mains, elles n'ont jamais vu, ces cités géantes, l'idée qu'on se faisait de la puissance non du prince, mais du peuple, non du gouvernement, mais de la civilisation locale s'éteindre tout à coup comme une lampe soufflée et assaillir clairement tous les yeux par les ténèbres inattendues d'une ruine qui précipitait les sommets, les pignons, les campaniles du plus majestueux édifice dans les ténèbres opaques de ses fondements renversés eux-mêmes et remués jusque dans les abîmes de la terre par les convulsions étranges d'une telle catastrophe. Ce que la France a subi ce n'est pas une série de défaites, ce n'est pas uniquement les effets désastreux d'une conquête: l'occupation de vingt-cinq de ses provinces, la prise de sa capitale, une brèche énorme faite dans son trésor. Tous les peuples ont connu de pareilles misères; aucun n'en est mort et, assurément, surtout, aucun n'a même risqué d'y perdre son honneur. Ce n'est pas seulement cela que la France a souffert. Elle a vu que l'habileté préconisée de ses généraux n'était que de l'ignorance et de la forfanterie, elle a vu que l'apparence brillantée de ses armées couvrait du vernis le plus mince l'indiscipline la plus éhontée, où l'insouciance de l'officier le disputait publiquement à l'insolence du soldat; elle a vu que son administration militaire était un prodige d'ineptie et d'improbité; elle a vu que son administration civile cessait de fonctionner et devenait impuissante aussitôt que les cir-



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constances forçaient à demander un peu au delà des sollicitudes de la routine; elle a vu que la masse de la nation, que tout le peuple des campagnes non seulement refusait son aide à la patrie frappée, mais s'en faisait même un mérite de prudence domestique et que ce peuple jadis vanté pour ses prédispositions guerrières, se montrait le plus paresseusement pacifique et le plus sottement résigné de tous les peuples; elle a vu, enfin, que les habitants des villes, pour la plupart convertis à ces doctrines rassurantes, n'en sortaient que pour produire des bandes de turbulents sans honneur et sans conscience, comme sans talents et sans vigueur qui, mettant à profit l'intensité du mal causé par la victoire de l'étranger, pour satisfaire des ambitions absurdes, marchaient sur le gouvernement, d'accord avec l'ennemi marchant sur la capitale, et déchaînaient, victorieux comme lui, sur le pays affolé ces associations de malfaiteurs intitulés patriotes qui ont réduit la terre française à ne montrer plus que cet inconcevable piétinement de pierres tombées, de plâtras écrasés, de murs écroulés les uns sur les autres, le tout sans formes, dont on ne sait ni qui le relèvera, ni si jamais on le balayera et au milieu duquel s'entrecroisent dans la boue ces troupeaux misérables de gens hurlants, criants, attendants, espérants, pleurants qui trouvent, cependant, encore le moyen, le temps et le goût, de faire les fanfarons et surtout les tapageurs. Voilà ce qu'est la France, voilà ce qu'est devenu le patrimoine de Philippe Auguste, de Saint Louis, de Louis X I V . Il est clair que ce ne sont pas les combinaisons de quelques Prussiens de mérite qui peuvent avoir amené G o b i n e a u , K l e i n e r e Naehlaflschriften.

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les choses à ce point; et je ne m'arrêterai pas à le discuter. Pour qu'un pays se décompose de la sorte, il faut que le mal le travaille et le perfore par l'intérieur ; les blessures infligées par l'assaillant extérieur produisent des entailles, mais non jamais cette liquéfaction purulente de la moelle et du sang. Un fait est certain: la France a atteint son année climatérique. En 1870, elle a vu et subi ce que jamais elle n'aurait dû connaître. Elle se figurait et toute l'Europe répétait après les sages de ces temps-ci que l'année du Christ 1789 était une date rénovatrice; qu'alors un nouvel ordre avait commencé dans le monde; c'est une erreur: 1789 n'a fait que continuer, avec plus de violence peut-être et plus d'incorrections de conduite ce que les grands ministres et les grands monarques de l'ancien régime avaient uniformément pratiqué depuis Philippe le Bel. Beaucoup était fait, peu restait à faire. Dix-sept cent quatre-vingt-neuf a cru devoir faire sauter au moyen d'une mine énorme ce que quelques coups de pioche allaient suffir à abattre. L'exagération du moyen ne prouve pas la grandeur de l'œuvre qui était presque terminée. L a Convention a étendu, terminé, consacré ce que l'on appelle l'unité française. L e but poursuivi par les rois, elle l'a cherché et non pas un autre; elle n'a pas eu une idée sérieuse au delà; tout faire dépendre de l'État et fonder ce qu'elle désirait sur une centralisation absolue du pouvoir, elle n'a rien conçu de différent. J e ne parlerai même pas de sa conception de la liberté et du droit, situation qu'elle prétendait faire résulter assez ridiculement de la domination illimitée des majorités. Plus heureux que les souverains

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du passé, elle a trouvé le terrain presqu'entièrement déblayé par leurs efforts. Là, où ils avaient eu des remparts imposants à saper elle n'a plus abordé que des débris de bastions et les a foulés aux pieds sans la moindre peine; là, où leur qualité de chefs héréditaires de gouvernements réguliers avait astreint les princes à conserver de certaines mesures, à respecter de certaines formes, à n'attaquer que de biais de certains droits pas trop clairs, pas trop sacrés, l'essence insurrectionnelle et désordonnée de la révolution non seulement a permis à celle-ci, mais lui a imposé hautement et non sans de bruyantes louanges l'usage immodéré d'une omnipotence impudente; enfin, là, où les ministres audacieux des règnes les plus violents, Olivier le Dain, si l'on veut, Laubardemont, si on le préfère, et qu'on tienne absolument à invoquer des noms souvent jetés comme des injures au visage de la royauté, n'ont dû procéder que cauteleusement et en s'abritant du moins mal possible sous le prétexte italien de la raison d'État, prétexte qui loin de nier l'iniquité de certains actes l'avouait, au contraire, en les excusant par la grandeur supposée de l'intérêt, là, même cette révolution a proclamé comme un principe certain qu'il n'y avait pas de honte à servir les visées de l'État, que tout ce que l'État voulait était, par ce seul fait, bon et avouable, que l'État pouvait, devait, en toute légitimité, en toute sécurité de conscience, se permettre ce qui lui agréait, sans avoir à s'en cacher, n'ayant pas à en rougir et il prouva, en effet, sur l'échafaud de la Place Louis XV et ailleurs, comme dans la salle des séances de la Convention, qu'il était maître absolu et impitoyable de la vie, de la fortune, 6*

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de l'honneur de ceux qu'il qualifia de citoyens au moment précis où leur esclavage en train de se river depuis des siècles, s'attachait véritablement aux membres des sujets par l'application vigoureuse du dernier clou. Depuis lors, l'État, en effet, a été sans conteste un dominateur et un maître. Louis X I V subissait encore ça et là l'échec de quelques constitutions de villes et de provinces; la Convention et les pouvoirs qui lui ont succédé n'ont plus connu cette offense. Louis X I V avait considéré l'État comme identifié avec lui-même et prononcé la formule de cette victoire. Mais les formules politiques s'inventent toujours avant que le fait soit accompli. L a Convention fut l'État beaucoup plus que Louis X I V n'y parvint jamais. Après elle, l'Empire fortifia les grands rouages, la Restauration et la Monarchie de Juillet polirent les détails; l'établissement de 1852 jouit du résultat de tant d'efforts séculaires et assura la perpétuité de l'œuvre par l'invention du suffrage universel. Tous ces différents gouvernements, les partis qui les ont combattus, les séditieux qui les ont renversés ont agi sous la direction commune de l'idée fondamentale des politiques français: l'omnipotence, l'omniscience de l'État. On ne s'est pas entendu sur le fait de savoir qui serait le directeur, le possesseur de cette omnipotence, de cette omniscience; qui posséderait l'État. Tel a voulu un roi et rien de plus; tel autre un roi et deux chambres; celui-ci deux chambres et un président; celui-là une seule chambre et des comités; quelques-uns préféreraient un dictateur soutenu par une armée d'ouvriers affranchis du travail. Ce sont là des différences de formes, différences très graves assurément dans la pra-

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tique de l'administration et de la conduite des intérêts; mais ce ne sont pas des différences essentielles puisque toutes ces combinaisons admettent également le point capital d'où dérivent entr'elles un grand nombre de points d'accord: absolutisme de l'État, anéantissement des droits provinciaux, communaux, individuels; niveau d'égalité passé partout et anéantissement de la possibilité même des résistances et comme conséquence nécessaire, une grande capitale absorbant toutes les forces, attirant à elle toutes les ressources, concentrant toute la volonté, ordonnant tout, opérant tout et en dehors de laquelle rien n'a le droit d'être. Puisque la révolution de 1789 n'a fait que hâter le triomphe complet du système et que ce système, elle ne l'a ni inventé, ni pratiqué la première, qu'elle l'a seulement continué comme Charles V a continué Philippe le Bel et Charles V I I a continué son ayeul pour transmettre les mêmes maximes et les mêmes tendances à tous les gouvernements qui l'ont suivi, la Convention ne peut faire date dans l'histoire de France et la Constituante de 1789 encore bien moins. Cependant, on prête à celle-ci un certain éclat au moyen d'une phrase mystique rappelée bien souvent dans les discours parlementaires, dans les proclamations des partis et dans les articles des journaux et qui sonne ainsi: «les principes de 89». On paraît entendre, par cette expression vague et qui n'a jamais été bien expliquée, qu'en 1789 on proclama l'égalité devant la loi, une juste répartition des charges publiques, la sécurité des personnes et des propriétés et tels autres avantages essentiels que toutes les formes de gouvernement se portent fort d'assurer aux citoyens



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ou aux sujets, y réussissant toutes dans une certaine mesure, aucune assurément, d'une manière parfaite. Il est absolument incontestable que dans l'effroyable chaos d'institutions décrépites, de privilèges dès longtemps privés de raisons d'être, de lois, de décrets, d'ordonnances contradictoires, de fonctions qui ne fonctionnaient pas et sous lesquelles se traînaient des expédients qui fonctionnaient trop, un nombre considérable d'inconvénients graves avaient pris naissance, prospéré, grossi et, comme des champignons vénéneux, viciaient considérablement l'air de la région administrative. Dans ce triste état de choses où personne ne savait plus quels étaient ses droits ni même s'il en avait, le caprice des gouvernants et plus encore l'incapacité des pouvoirs subalternes donnaient chaque jour naissance à des maux très véritables et développaient surtout un malaise chronique plus démoralisant que l'oppression effective n'aurait pu l'être. L'ancien régime était si condamnable qu'il était condamné par ceux-là même dont on supposa plus tard qu'il était l'idéal; le roi, la haute noblesse, la noblesse de province, le clergé n'en voulaient pas plus que le tiersétat et tout le monde désirait d'en sortir. Il fallut plus tard les horreurs de la Convention et les turpitudes du Directoire pour que les émigrés eux-mêmes se fissent une religion du passé. Ce n'était pas aux hommes de cour de 1777, ce n'était pas aux parlementaires de cette époque, aux économistes, aux écrivains qu'il eût fallu exposer ce qu'on nomme aujourd'hui «les principes de 1789» en les leur présentant comme une révélation.

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Ces principes-là sont de tous les temps, de tous les régimes, de tous les peuples et de tous les climats. Personne ne les a inventés, tout le mond les invoque et les pires tyrans, en les violant quand ils le peuvent, se gardent bien de les nier jamais. Ce qu'ont fait les législateurs de 1789, c'est ce que tous les jurisconsultes de droit écrit et de droit coutumier avaient fait avant eux, mieux qu'eux, plus complètement et sans alliage d'esprit de sédition ou d'intrigue, par un pur amour de la vérité et du droit. C'est donc se moquer que de décerner à tel ou tel constituant un brevet d'inventeur pour avoir étalé sur le marbre de la tribune telle maxime convertie en loi et que les magistrats, les publicistes, souvent même les hommes de guerre et les politiques du X V I I e siècle comme ceux du X V I e avaient connu et invoqué et réclamé tout aussi bien que lui. Si, du moins, ces principes observés et défigurés, rejetés souvent aussi par les passions de la puissance avaient été non pas découverts, non pas exposés pour la première fois; mais, enfin, fermement dressés et scellés sur un piédestal haut et solide par les hommes de la révolution? L'ont-ils fait? Ce n'est pas matière à débattre. Ils ne l'ont pas fait et n'ont pas pu le faire. Ce n'était pas avec la doctrine du droit absolu et dominateur de l'État qu'ils pouvaient réaliser une pareille tâche et fonder le droit. En même temps qu'ils augmentaient au moyen de phrases vertueuses la sonorité de leurs discours, ils étendaient, ils propageaient l'emploi des moyens révolutionnaires, c'est-à-dire des moyens qui prennent la mesure de l'équité dans la mesure des besoins présumés de l'État et fondaient une police qui, agrandie par les comités



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conventionnels, agrandie encore par le Directoire, encore plus agrandie par les consuls, devenue monstrueuse sous le premier empire, se permettant tout, osant tout, pouvant tout et laissant de bien loin derrière elle les vivacités des anciens lieutenants de police, se chargea suffisamment de démontrer la valeur des prétendus principes de 89. Non, il ne faut pas croire à ces principes; ce sont là les illusions dont il était question tout à l'heure. L a révolution n'a inventé ni une politique, ni une législation, ni une administration, ni quoi que ce soit; elle a seulement développé tout ce qui se faisait avant elle, elle a été un des fruits de l'arbre planté par les rois; soit qu'on s'arrête à ce qu'elle a eu de mal, soit qu'on insiste sur ce qu'elle a eu de bon, l'originalité lui manque absolument. Elle a continué et non créé l'œuvre à laquelle on voudrait attacher son nom et il faut, au contraire, pour être vrai et juste, ne pas trop l'accuser uniquement du mal qu'elle a fait, ce qui entraîne naturellement pour corollaire qu'il ne faut pas la louer d'un bien qu'elle n'a ni imaginé la première, ni, en définitive, réussi à produire. A tous les points de vue essentiels qui viennent d'être examinés, la révolution n'a pas été autre chose qu'un développement pur et simple. On s'est souvent demandé, si elle avait été nécessaire, si, véritablement, il n'eût pas été possible de l'empêcher, de la paralyser à l'avance, de conserver ce qui était avant elle. Sur ce dernier point, non, assurément. Il n'eût pas été plus possible de prolonger l'existence des caducités poudreuses qui s'écroulaient d'elles-mêmes, qu'il ne saurait l'être de faire vivre,

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encore moins de rajeunir un vieillard tombé en enfance; mais il est manifeste que rien n'eût été plus possible que d'amener les mêmes faits sociaux, c'està-dire la transformation des magistratures anciennes, l'avènement d'une législation nouvelle, l'extension de la prérogative de l'État, l'extinction des libertés provinciales et communales qui subsistaient encore, enfin de produire tout l'essentiel de ce que la société française voulait assurément, rien n'eut été plus possible que de le produire sans les violences épouvantables et les renversements inutiles et les intronisations funestes qui n'ont rien fait sur le fond de la question. L'Allemagne toute entière, l'Italie, l'Espagne, les royaumes Scandinaves, l'Angleterre, enfin, en un mot, toute l'Europe nous démontre par ses exemples que, pour transformer ce qui pouvait nous rester de débris féodaux nuisibles à nos vues, il n'y avait nul besoin de nous entregorger; que nous pouvions modifier notre code administratif sans nous conduire les uns les autres à l'échafaud et que les journées de septembre et les autres scènes du même genre n'ont eu, en somme, aucune espèce de résultat sur la chute ou le maintien des institutions que nous avons rejetées ou voulues. Ainsi donc, il n'est pas exact, il n'est en aucune façon conforme à la vérité des faits de transformer la révolution de 1789 en une sorte de piton majestueux s'élevant dans les airs sur un certain point de la chaîne des temps et devant servir de phare et de guide aux générations dans leur marche vers l'avenir. L a révolution a voulu ce que Louis X I V voulait et celui-ci, à son tour, agissait d'après les testaments des cardinaux de Mazarin et de Richelieu, lesquels avaient



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puisé leurs inspirations dans l'aspect des malheurs produits par les guerres religieuses et les causes politiques d'où elles étaient dérivées, se rattachant par là aux fondateurs de la monarchie administrative. Si la révolution a bien fait, si elle a mal fait, ce n'est pas la question; au point de vue des grands intérêts, elle ne mérite ni éloge ni blâme, elle a suivi la route et obéi à l'impulsion des siècles; elle n'a rien imaginé, ni rêvé d'autre chose que ce qui avait occupé avant elle les labeurs et les veilles des hommes d'État français. Pas un principe, pas une idée n'ont été présentés par elle qui ne fussent connus et ressassés avant elle. Si on veut la traiter équitablement, on la laissera passer comme une date parmi d'autres dates; mais si l'on prétend l'envisager avec une certaine somme de partialité, il est assez difficile de voir en elle autre chose qu'une moralité nulle, une férocité grande, une rapacité remarquable et une logique de conduite qui va de l'assassinat d'un pauvre homme, Louis X V I , à la prosternation devant un officier. [ C H A P I T R E II.] Il est, peut-être, extraordinaire et assez digne de remarque que l'on n'ait jamais relevé un fait de l'ordre moral qui n'est pas né avec la révolution, assurément, mais qui ne l'a guères précédé que d'une trentaine d'années. Comme ce fait est particulièrement important et tellement important qu'il joue un des premiers rôles dans les catastrophes auxquelles l'année 1870 a fait assister les Français, il est à propos de l'examiner de très près, de voir comment il a commencé, de quelles causes il est sorti, quelles sources l'ont alimenté. Mais,



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avant d'aller plus loin, il faut aussi donner son nom : c'est la vanité nationale. On ne s'aperçoit pas du tout que ce sentiment tel qu'il existe à l'époque actuelle se soit montré au moyen-âge. Les écrivains du X I I e siècle, comme les auteurs du X V e et du X e , connaissent parfaitement et éprouvent l'amour de la patrie; ils en parlent, ils s'attendrissent à ce sujet. La Chanson de Roland, Berte aux Grands Pieds et tous les poètes de ces temps reculés ne parlent de la patrie qu'avec attendrissement et affection. C'est un sentiment filial; c'est un besoin de vivre et de mourir sur le sol où l'on est né.. Mais, à côté de cette préférence, on ne voit nul mépris pour les terres étrangères et les nations chrétiennes. Au contraire, on les suppose volontiers pleines de merveilles, on ne met aucune hésitation à célébrer la beauté de leurs villes, la magnificence de leurs rois, la belle ordonnance de leurs polices. On voyage volontiers; on recherche les récits des voyageurs et ceux-ci ne sont jamais dénigrants. Dans le X I V e siècle, la chevalerie française ne croit pas se faire tort en vantant en toutes rencontres la solidité des hommes d'armes du Hainaut et, au X V e , les Bourguignons, eux-mêmes, proclament leur estime pour la gendarmerie milanaise et lombarde. Au X V I e , l'Italie est, en France, l'objet d'une admiration sans bornes; les politiques italiens, les astrologues italiens, les artistes italiens trouvent à Paris, à Lyon, à Bordeaux, à Toulouse des admirateurs aussi convaincus, plus convaincus, peut-être, que dans leur propre pays et, cependant, il faut le répéter encore, l'affection vive, vraie, sentie, constante pour la terre natale est un



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sentiment général auquel il ne semble pas que personne essaye de se soustraire, ni qui même donne lieu à aucune contestation, tant il paraît naturel et nécessaire; on ne le recommande pas, on ne le vante pas, on n'en fait pas une vertu; il est; on l'éprouve et cela suffit. Dans la première partie du X V I I e siècle, rien n'annonce un changement dans cette façon universelle de sentir. A l'admiration éprouvée pour les Italiens, dans le siècle précédent, vient se joindre une vraie sympathie pour les Espagnols. On les a beaucoup combattus; on les estime en proportion. Les types d'après lesquels se forme l'idéal sont en grande partie pris chez eux. Les héros de la Fronde aspirent de leur mieux à des sentiments, à une attitude castillanes et ce qui est plus significatif encore, parce que c'est d'un usage général, le complément d'une bonne éducation, même au sein de la bourgeoisie éclairée, se trouve dans la nécessité des voyages. On ne s'enferme nullement à Paris, ni en France. Il faut avoir été au moins en Italie et beaucoup plus de gens qu'on ne saurait l'imaginer aujourd'hui, visitent l'Allemagne, Constantinople, les échelles du Levant, sans autre but que de voir et de chercher l'expérience et l'instruction. Les Français se rencontrent alors dans toute l'Europe; on pourrait dire dans l'univers entier. Il y en a des centaines, des milliers même au service de la République de Venise, des princes de la péninsule, du St. Siège. On en rencontre un grand nombre en Pologne. Le comte de Bonneval n'est pas le seul qui va chercher et rencontrer la fortune sous les drapeaux ottomans. Le Saint Empire Germanique en emploie beaucoup;



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il n'est pas d'électeur qui n'en compte dans ses troupes; protestants ou catholiques ils abondent dans les villes d'Allemagne, négociants, négociateurs, artistes aussi bien que militaires, et si différentes contrées d'Amérique et principalement les îles les voient arriver par bandes nombreuses d'aventuriers, le Canada, la Nouvelle-Ecosse, appelée alors Acadie, et d'autres contrées du nord et du sud au nouveau continent saluent en eux des colons honnêtes, laborieux, patients et qui ont fait souche de générations aujourd'hui florissantes. Ainsi, il n'était nullement question alors de ce dégoût, de cet effroi, si constaté depuis le commencement du siècle chez les Français pour l'expatriation. Ils savaient sortir de chez eux, y rentrer ou n'y plus revenir, suivant les circonstances où se trouvait chacun des voyageurs et le résultat de cette faculté perdue était assurément qu'ils se maintenaient en communion constante et étroite avec les autres peuples, apprenaient à les connaître et à s'en faire connaître, frottaient à leurs défauts et à leurs qualités leurs vices et leurs vertus propres et, tantôt repoussés, tantôt admis, tantôt séduits, tantôt dégoûtés, n'étaient du moins pas antipathiques, n'éprouvaient pas à leur tour de répulsion absolue et se trouvaient certainement faire partie intégrante de la république européenne, à tous les points de vue. Cette situation commença à se modifier sous Louis X I V et ce fut un des effets principaux de la personnalité même du grand roi. Celui-ci, plein de sa gloire, ne voulant que sa gloire, ne rêvant que sa gloire, imposant sa gloire à tout ce qu'il pouvait atteindre, n'admettant pas que, dans l'univers entier,



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aucune puissance pût se comparer à la sienne, ni aucune créature à lui-même, flatta singulièrement par cela seul un secret instinct qui s'éveillait chez la nation. On a souvent remarqué que tout ce qu'il pensait de lui-même, elle l'accepta; que, sauf pendant les dernières années du règne de ce potentat, elle resta docilement prosternée devant son omnipotence et accueillit même avec déférence tous les écarts de sa vie privée, n'apercevant en lui rien que d'auguste; mais ce qu'on n'a jamais dit c'est que la cause véritable de ce dévouement aveugle se trouva en ceci que la nation se divinisait elle-même dans son roi et de même que les désordres du monarque et ses défaillances de toute nature furent déclarées dignes de respect parce que c'était le roi qui était défaillant et désordonné, de même ne s'inquiétant plus en aucune façon des moyens de valoir l'estime, la considération, l'admiration, faisant aussi bon marché de la valeur intrinsèque des actes que de la droiture des motifs, la France commença à s'appliquer à elle-même avec une confiance imperturbable le dogme renfermé dans la fastueuse devise : nec pluribus impar. La France devint à ses propres yeux la nationsoleil. L'univers fut un système planétaire où elle occupait la première place, sans contestation, à son avis; avec les autres peuples, elle voulut n'avoir plus rien de commun que dé leur dispenser à son gré la lumière; elle convint avec elle-même qu'ils nageaient tous dans une atmosphère de ténèbres assez opaques; elle fut la France et le reste du monde s'enfonçant chaque jour davantage à ses yeux dans un lointain antipathique, elle s'imprégna, de plus en plus, sans



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s'en apercevoir, d'idées véritablement chinoises; sa vanité fut sa grande muraille. Tout a une cause, assurément, et plus souvent une cause assez raisonnable au début. L a prospérité avait énivré le tempérament naturellement assez présomptueux de Louis X I V ; mais cette prospérité était très réelle et ses résultats avaient atteint au grandiose dans tous les genres. S'il n'y avait pas là de quoi se préférer à tous et s'isoler, il y avait sujet de s'enorgueillir; mais il fallait ne pas aller dans l'orgueil jusqu'à l'insanité. De sévères leçons finirent, peut-être, par faire pénétrer cette vérité dans l'âme du petit-fils d'Henry I V , quand la vieillesse lui apporta ses misères de tous les genres; mais la nation, en renversant, avec assez de facilité, le temple du monarque, quitte à le reconstruire plus tard, ne s'en hissa que plus haut sur l'autel qu'à l'exemple de son maître, elle s'était élevé à elle-même et ce qui aida principalement à la soutenir et à l'exalter dans ce rôle, ce fut la philosophie, comme on se plut alors à nommer la façon nouvelle de considérer l'homme, la société, la littérature, la science et le devoir. Sans vouloir entrer ici le moins du monde dans une appréciation de l'état des esprits au X V I I I e siècle, on peut dire pourtant, sans risquer aucune contradiction, que ce fut une mise en question de tout ce qu'on avait reconnu pour absolument vrai ou nécessaire ou utile jusqu'à l'époque qui commençait. Rien ne fut décidément vrai, rien ne fut absolument nécessaire, rien ne fut incontestablement utile et, le sarcasme aidant, aucun amusement ne fut comparable à l'occupation de raisonner. Parler théologie devint une con-

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versation friande pour les jeunes femmes et l'astronomie elle-même délassa les gens du monde et il se trouva, par une conjonction de faits la plus favorable du monde, que l'étoffe de l'imagination française était éminemment propre à servir de trame à un dénigrement le plus complet, le plus hardi, le plus joyeux, le plus amusant, le plus destructif, le plus incendiaire, en deux mots, le plus effectif et le plus complet qu'on pût s'imaginer. Toute l'Europe le pensa ainsi et toute l'Europe applaudit. L'Angleterre comme la Russie, la Prusse comme l'Italie; les souverains comme les suj e t s ; les prélats comme les gens de lettres. On ne fut plus de bonne compagnie qu'à condition expresse de parler français, de penser à la française, de raisonner à la française, de rire comme ce peuple-là et, comme ce peuple-là de se signaler joyeusement au jeu d'un bilboquet dont ce qu'il y avait de plus sacré était la boule sautillant au bout d'une corde. Il résulta encore de cet état de choses que la France regardée par tous les yeux, se confirma, de plus en plus, dans la conviction de la divinité de sa substance. Plusieurs incidents fâcheux auraient pu, cependant, la mettre en garde contre la satisfaction de plus en plus intense qu'elle éprouvait d'elle-même. Son organisation intérieure était en lambeaux; lois et mœurs s'écroulaient chaque jour davantage; mais c'était là, précisément, ce qui lui fournissait ses meilleures railleries ; ses finances étaient au pillage et le trésor public devenait un coffre vide; mais les plaisanteries contre les traitants, les financiers, les gens de cour, ne naissaient que de là; l'empire colonial s'écroulait; mais c'était là précisément de quoi animer la verve des



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petits soupers et Voltaire et ses amis burent au désastre de Québec; on était battu partout sur le continent et la Pologne disparaissait; oui, mais Frédéric de Prusse et Catherine la Grande n'en restant pas moins exacts à payer un juste tribut d'admiration aux beaux esprits parisiens, il se trouva que, suivant ces juges, nous avions plus gagné que perdu à tout ce qui arrivait, puisque de toutes parts on s'extasiait sur notre verve et l'excellence de notre esprit. Ainsi pendant une période de plus d'un siècle, ia France ne travailla pas à autre chose qu'à se dégager de toute communauté réelle, de toute fraternité, oserait on dire, si ce pauvre mot n'avait pas été si cruellement souillé par les formules où on l'a intercalé de force; elle voulut être seule, elle voulut s'admirer exclusivement; elle se déclara, de sa seule autorité, la tête, l'âme, l'essence même du génie, du goût, du savoir, le guide unique de toute civilisation et, sans se soucier autrement d'examiner si cette façon de parler était admise et si elle planait réellement aussi haut qu'elle le croyait, elle tourna le dos aux autres peuples, et, à elle toute seule, se persuada qu'elle faisait bande à part. C'est sur ces entrefaites qu'arriva la révolution. On ne remarqua pas du tout en France et on ne le voit pas davantage même aujourd'hui, que le besoin de se débarrasser des décombres, . des gravats, des mauvaises végétations d'un ordre politique en réalité disparu depuis bien longtemps déjà n'était pas particulier à la région qui s'étend du Rhin aux Pyrénées. Partout on y songeait, partout on y aspirait. Des esprits éminents s'occupaient d'une si grande œuvre et qui embrassait tant de détails. Non seulement des écriG o b i n e a u , K î e i n e r e Nachlaflschriften.

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vains, penseurs par état, cherchaient à déblayer le sol pour faciliter la pousse des moissons nouvelles, des souverains eux-mêmes, comprenant la nécessité de la tâche, cherchaient de leur mieux à la favoriser. On a cité souvent Joseph I I d'Autriche et Léopold de Toscane; à leur manière, le roi de Prusse et l'impératrice de Russie étaient aussi des novateurs dont les théories ressemblaient fort à celles de Filangieri et de Beccaria sur les points spéciaux qui occupèrent ces publicistes. D'ailleurs ce qu'écrivaient Lessing, Mendelssohn et tant d'autres en Allemagne, beaucoup d'hommes le pensaient dans ce pays; beaucoup encore le professaient en Angleterre. Par cela-même que les Français furent convaincus et voulurent l'être que ce qu'ils appelèrent les principes de 1789 constituait un évangile nouveau sorti de leur cervelle comme une Minerve jusqu'alors inconnue, ils s'imaginèrent de bonne foi que l'apostolat de la déesse leur était exclusivement conféré. A eux de prêcher la raison, la liberté, le bon droit; aux autres peuples de s'agenouiller, d'écouter, d'apprendre et d'obéir et c'est ainsi que la nation se trouva de plus en plus confirmée dans la solide conviction de sa supériorité incomparable et elle professa plus haut que jamais cette maxime : c'est de moi que tout émane et rien ne revient à moi. Par conséquent elle ne regarda que de moins en moins ce qui n'était pas elle et d'elle seule, d'elle uniquement elle s'occupa. De même que pendant le X V I I I e siècle, ce qu'on appelait l'esprit l'avait aveuglé sur tout ce qui lui manquait, de mcme pendant la période de la République et de l'Empire, les tueries révolutionnaires, la



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dépopulation militaire, la peur, l'esclavage le plus abaissé, tout disparut devant ce qu'on appelait la gloire et, à l'opinion déjà acquise par les soins du siècle précédent que le peuple français était le plus spirituel du monde s'ajouta cette autre qu'il était absolument invincible. Peut-être de 90 à 93 avait il été battu très souvent; peut-être encore de nombreux échecs en Italie avaient-ils puissamment servi à rehausser l'éclat des victoires du général Bonaparte; peut-être cette prestigieuse conquête de l'Égypte à laquelle il est toujours resté fort difficile d'assigner une utilité pratique et nationale, avait-elle abouti tout simplement à faire prendre une armée française par les Anglais et à mettre à néant la marine; peut-être les affaires de Portugal et d'Espagne, sinistres avant-coureurs n'avaient-elles que trop annoncé les désastres de 1 8 1 3 , la chute de 1814, les funérailles de 1 8 1 5 ; il se trouva vers 1820, que personne ne se rappelait plus d'autre chose en France que d'Austerlitz et de Jéna et tout le reste n'avait jamais existé, ce qui laissa la croyance à l'invincibilité absolument entière et comme depuis lors jusqu'à la campagne de Crimée il n'y eut pas d'épreuve militaire sérieuse, cette notion alla se confirmant de plus en plus, pétrie et repétrie par la vanité nationale et jumelée avec celle de la supériorité intellectuelle devint une colonne inébranlable du sanctuaire. Sous la Restauration il y eut, il faut l'avouer, comme un doute, comme une hésitation au fond de la conscience publique au sujet de cette suprématie si absolue que l'on s'arrogeait ainsi sur les autres peuples du monde. Ce que l'on appelait les Romantiques montrèrent du goût pour les littératures étrangères et mi-

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rent même de la passion à les préconiser. Au début, ces novateurs littéraires étaient pour la plupart royalistes et ils subissaient l'influence non seulement du livre fameux de Madame de Staël sur l'Allemagne, mais plutôt encore de beaucoup d'impressions et d'idées que les émigrés avaient nécessairement recueilli dans leur fréquentation des salons de Berlin, de Vienne et de Londres. Certains hommes d'État de cette époque, comme M. le Duc de Richelieu, par exemple, avaient pris trop de part aux événements accomplis dans (les pays différents du leur et éprouvé trop de frottements avec des intérêts, des habitudes, des esprits de trempes toutes particulières pour partager l'opinion absolue qu'ils voyaient régner autour d'eux au sujet de la supériorité prétendue de la France. C'est ce qui donna le plus fortement à la politique étrangère de la Restauration l'empreinte d'une communication rationelle de gouvernement à gouvernement. Il n'y eut plus alors de ces prétentions a priori parfaitement inadmissibles ailleurs que sur un champ de bataille le soir d'une victoire; toute la diplomatie de l'Empire avait consisté à traîner un sabre au travers des chancelleries; celle de Louis X V I I I , de Charles X et, après le bouleversement de Juillet 1830, de Louis-Philippe, fut vraiment une œuvre intellectuelle, s'efforçant par les moyens que le bon sens et la modération, l'esprit d'équité et le sentiment du possible peuvent également avouer d'atteindre à un résultat produisant la plus grande somme d'avantages et la plus petite somme d'inconvénients. Mais, ce fut précisément parce que la Restauration et le gouvernement de Louis-Philippe s'efforcèrent de suivre vis-à-vis des cours européennes une ligne



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de conduite qui ne supposait pas absolument publiquement la préexcellence de la nation française et toutes les prérogatives qui en découlent à l'infini, que la nation française, à son tour, ne put prendre goût à leurs façons de procéder et les accusa sans hésitation, de vouloir l'abaisser, de tendre à l'humilier, de prosterner sa dignité aux pieds des puissances qu'elle était habituée, croyait-elle, à dominer et à vaincre. Bref la branche aînée, la branche cadette de la maison de Bourbon et leurs serviteurs ne furent pas plus heureux en politique que le Romantisme ne l'avait été en littérature; il fallut, tour à tour, tomber et des bras de la République de 1848, la France passant avec empressement dans ceux de l'Empire restauré, se déclara, se proclama, se crut plus que jamais l'arbitre du monde, la nation incomparable et se trouva de plus en plus isolée. Voilà les choses prises et jugées du point de vue français. Mais pour ne pas les laisser incomplètement éclairées, il faut aussi se placer au point de vue de l'étranger. E n Angleterre, la France fut longtemps la nation qu'on avait battue à Poitiers, à Crecy, à Azincourt et cruellement humiliée à Ramillies et à Malplaquet; que les protestants détestaient pour son intervention catholique dans leurs affaires, pour les secours donnés aux Irlandais et aux Jacobites, pour les pensions payées aux Stuarts; les politiques ne pardonnaient pas les secours envoyés aux insurgés d'Amérique ni la compétition dans l'Inde. L a révolution de 1789 et la politique suivie par les Torys ajoutèrent à ce fâcheux bilan un épais vernis d'animadversion générale qui des rangs du parti ministériel s'étendit bientôt à l'universalité des Anglais, révoltés ou devant l'être



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ou voulant l'être du débordement de cruauté, d'immoralité, de violences dans tous les genres auquel la République donna le branle et que l'Empire continua. Waterloo après les victoires remportées dans la Péninsule vint consacrer l'aversion pour la France comme une des causes vénérables des triomphes britanniques. En Allemagne, on avait profondément imprimé dans tous les cœurs, le souvenir odieux des ravages et des ruines accumulées par Louvois dans le Palatinat. Cette guerre sauvage poussée aux derniers excès sans autre raison que de soutenir un ministère en rendant la paix impossible a produit sur les imaginations germaniques une impression qui ne s'est jamais effacée. A l'heure actuelle, les enfants eux-mêmes savent parfaitement dans toute la longue contrée qui suit le cours du Rhin pourquoi les montagnes sont à chacun de leurs sommets et sur chacune de leurs arêtes marquées d'une ruine branlante. Ce sont les Français qui ont fait cela. Les ravages des guerres de l'Empire, les déprédations des généraux, l'insolence de la soldatesque, l'oppression hideuse de la police sont venus encore envenimer la plaie, l'ancienne blessure, et finalement l'écrasement complet commencé en 1813, achevé en 1815, en exaltant par le succès le sentiment hostile que l'Allemagne portait à la France, y a fait ajouter une forte dose de ce mépris auquel l'oppresseur vaincu doit s'attendre. E n Espagne, l'aversion était native, par cela seul que le sentiment espagnol assez analogue au sentiment français sur ce point, aime l'isolement, repousse l'étranger et, si celui-ci s'approche, se recule. Mais quels outrages gratuits le gouvernement impérial avait prodigué à cette nation, c'est ce que chacun sait et les



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apologistes du régime napoléonien n'ont jamais pu, ont même faiblement voulu en excuser l'inspiration. De ce côté, antipathie complète. E n Italie, même résultat, bien que les motifs n'en soient pas les mêmes. Ce pays ne s'est jamais trouvé depuis le commencement du siècle dans une situation où les Français pussent espérer de lui plaire. Quand ils l'ont dominé, ils ont été repoussés en tant qu'étrangers et oppresseurs; quand ils en ont été dehors, les cabinets italiens et les partis gouvernementaux n'ont voulu voir en eux que des utopistes ou des révolutionnaires dont les doctrines et les allures étaient pleines de périls; ou bien les cabinets ont-ils été renversés, les partisans de l'unité n'ont plus trouvé en France qu'une nation, à leur gré, vacillante, incertaine, inconséquente, variable, qui voulait et ne voulait pas leur émancipation, qui leur accordait un peu pour leur refuser beaucoup, qui promettait et ne tenait pas, qui les injuriait après les avoir mis en avant. Dans tous ces reproches il y avait une part de vérité; mais ce qui était et est la vérité même c'est que l'Italie comme l'Espagne, comme l'Allemagne, comme l'Angleterre ne voient pas du tout la France des mêmes yeux que celle-ci se contemple et ne professent à aucun degré l'estime qu'elle s'accorde. Il vient d'être dit tout à l'heure un mot qui v? servir à compléter le tableau. Ce n'est pas seulement l'Italie qui reproche à la France des intermittences dans ses sentiments. L'Europe ennuyée, irritée, fatiguée, agacée voit depuis quatre-vingt ans ce pays danser d'une révolution dans une autre. L e pays le plus spirituel du monde, le plus héroïque et qui sert



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de modèle au monde tout entier, que chacun regarde et qui ne se soucie de regarder personne, encore bien moins d'apprendre quoi que ce soit, par l'excellente raison qu'il sait tout, a fait la révolution modérée de 1789, brutale de 1792, peureuse de 1794, ignoble de 1795, effrontée de 1796, et l'Empire et la première Restauration et les Cent jours et la seconde Restauration et la Révolution de juillet et la République de 1848 et le second Empire, et la République du 4 septembre 1870, de sorte qu'à mesurer approximativement les années, elle aurait eu une moyenne de six ans à peu près pour jouir de chacune de ses inventions gouvernementales et, à chaque fois, elle n'a pas manqué d'ébranler l'Europe par ses agitations et à tout le moins de l'inquiéter. L a conséquence de ceci est facile à tirer, la partie de chaque nation qui veut le repos a eu la France en haine par ce que la France troublait incessamment l'état qui lui semblait le plus désirable et dont la conservation était jugée par elle un devoir sacré; et quant à l'autre partie qui cherchait le bouleversement et le tumulte, son aversion pour la France n'a pas été moins forte, puisque ce pays jeté si facilement dans des convulsions spasmodiques incessantes et pareil à un épileptique, se calme presqu'aussitôt et après avoir poussé ceux qui l'écoutent dans une voie quelconque ne manque jamais de les y laisser, parce que lui-même ne persiste jamais longtemps dans une direction. C'est pour toutes ces causes que depuis le règne de Louis X I V la France a toujours été s'isolant de plus en plus en Europe, se faisant étrangère à tous les intérêts qui se tissent autour d'elle, ne voulant pas



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y être ramenée, fortement imbue de la notion d'une supériorité fantastique, méprisant et renversant ses gouvernements pour tous les motifs et même sans motifs, mais avec un plaisir plus particulier quand le pouvoir mis à bas peut être accusé par elle d'avoir perdu, dans une certaine mesure, le respect abstrus de son génie unique. En général, elle pense que non seulement l'univers l'admire avec passion, mais encore que l'univers l'aime; elle est d'avis que toutes ses lois sont copiées les unes après les autres par des peuples avides d'écouter ses leçons: «Cette institution que l'Europe nous envie»est devenu un des lieux communs les plus usités dans les actes du gouvernement et dans les colonnes des journaux. Quelquefois elle apprend, par hasard, par mégarde, que tel pays a fait l'emprunt de quelqu'invention à tel autre qui n'est pas la France, elle s'en indigne de bonne foi et lorsque la Belgique a adopté, l'année dernière, le canon prussien au lieu du canon français, on a prononcé gravement à Paris que c'était une impertinence et le sentiment général s'en est blessé. Mais, le plus ordinairement, personne ne sait ces choses-là; on en reste sur l'idée vague exprimée tout à l'heure d'une adoration universelle expliquée par l'amabilité sans bornes de tout ce qui est français et ce qui manifestement s'éloigne de cette adoration est attribué à la plus basse et à la plus impuissante jalousie. C H A P I T R E III. C'est un des points essentiels de ce livre que de démontrer l'erreur où l'on est en attribuant à la révolution de 1789 une importance sociale qu'elle n'a



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pas; ce que la France est devenue, elle ne doit ni en remercier, ni en accuser cette catastrophe qui n'a pas infusé un seul sentiment nouveau dans son organisme et qui n'a rien changé à son tempérament. Le cours du temps a amené des conditions de plus en plus favorables pour l'incubation des miasmes qu'une plèbe gallo-romaine portait nécessairement dans son sein; les transformations sociales ou politiques que l'Angleterre et l'Allemagne ont su traverser depuis cent années et plus sans tomber dans des convulsions frénétiques n'ont pu s'accomplir dans les villes de la Seine qu'avec de honteux désordres; il n'en résulte rien de particulièrement essentiel pour le fond de la question. Il importe peu qu'un char roule sur une route aplanie ou sur un chemin caillouteux et rompu lorsque l'on ne veut que considérer d'où il vient et où il va. La France partie, comme les autres États de l'Europe, de la situation féodale s'est mis en marche, a roulé vers la situation administrative. C'est le seul fait à envisager ici. Elle y est arrivée comme les autres, seulement en se déchirant, en se tourmentant plus que les autres et en perdant en route beaucoup d'avantages que les autres ont su conserver. En outre les autres n'ont pris de cette situation qu'une partie; elles l'ont abordé avec quelque mesure, avec une précaution justement méfiante; la France lancée à force de bras par les rois, à force de bras par les Jacobins et par tous leurs successeurs s'est enfoncée en plein dans le plus excessif du système et c'est là que l'on va la trouver tout à l'heure avec son inconstance politique, sa vanité sans bornes et l'isolement qui en est le résultat.



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Depuis longtemps, on s'est très généralement aperçu de cette triste situation et de la façon étourdie avec laquelle la France y a couru. Beaucoup d'historiens, beaucoup de politiques lui faisant à cet égard son procès lui ont reproché avec amertume de n'avoir imité ni la sagesse pratique de l'Angleterre, ni la longanimité de l'Allemagne à l'encontre des situations blessantes et d'avoir toujours agi trop légèrement et trop vite. On a surtout multiplié contre la noblesse française les accusations les plus passionnées, pour n'avoir pas su jouer son rôle intermédiaire entre la royauté et le peuple, pour n'avoir pas eu le sentiment des libertés locales dont par conséquent elle n'a jamais pu retarder, encore moins empêcher le naufrage, pour n'avoir été ni whig ni tory comme à Londres, n'avoir pas appuyé la réformation comme Ulrich de Hutten, ni même défendu l'indépendance féodale comme les seigneurs du Rhin. C'est à la bourgeoisie française qu'il faudrait adresser ces reproches et non pas à la noblesse. La noblesse n'a jamais été un corps réel dans la monarchie française et un corps politique encore bien moins. De province à province son état variait, sa constitution n'était pas la même. En Bourgogne, elle était surtout agricole, dans le nord-ouest essentiellement et presque uniquement militaire, dans les provinces du sud, Provence, Languedoc, Aquitaine, essentiellement marchande et vendant de tout, depuis les draperies jusqu'aux vins. Par une fiction d'origine germanique et continuée jusqu'à nos jours, on faisait résulter tous les droits de ces gentilshommes de la prérogative de la naissance; mais rien n'était plus faux, rien n'est moins



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justifié par les faits. De la possession du sol, de la propriété territoriale résultaient seulement les avantages et les droits inhérents à la qualité de noble et fût-on issu d'origine mérovingienne, si l'on ne tenait pas dans son coffre les titres qui vous faisaient maître et seigneur d'un domaine, on n'était rien dans sa province et on n'y pouvait absolument rien. Or, de très bonne heure, longtemps avant le X e siècle, avant le I X e , avant le V I I I e , c'est-à-dire à toutes les époques, la bourgeoisie, l'homme enrichi de façon quèlconque, sans acception d'origine, pouvait posséder le sol tout comme le Frank-Salien, tout comme le gentilhomme et quand il y eut des fiefs, il se passa fort peu de temps avant que les bourgeois des villes notables n'aient acquis le droit de les acquérir. Au X I I e siècle c'était fait et comme la noblesse avait, le plus ordinairement, moins de moyens d'acquérir la richesse et surtout de l'accumuler, à la faveur d'une obscurité modeste, que les familles du tiers-état, les terres féodales eurent une tendance à glisser dans les mains de cette dernière; non seulement les rois, mais les grands vassaux de la couronne, ducs de Bourgogne, ducs de Bretagne, comtes de Provence trouvaient le même avantage à favoriser ce mouvement et n'y manquèrent jamais. Tous envoyèrent le plus qu'ils purent leurs gentilshommes se faire tuer sur les champs de batailles ou s'abrutir dans les camps et leur soutinrent qu'aucun genre d'existence ne convenait comme celui-là aux descendants des croisés; quant aux bourgeois, notaires, gens de justice, médecins, professeurs, négociants, comme dès avant Philippe le Bel, ils avaient la main dans les plus importantes affaires de l'État et étaient les conseillers



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perpétuels des rois; c'est à eux qu'il faudrait surtout demander pourquoi la France bien loin de tendre pendant la période des âges moyens vers un idéal de liberté politique, a toujours et uniquement gravité vers la centralisation. Ils répondraient assurément qu'ils n'ont eu d'autre souci, qu'ils ne se sont sérieusement préoccupé que d'un seul fait: établir l'ordre, régulariser la vie publique dans un milieu aussi tranquille, paisible, uniforme que possible, par conséquent combiner tous les rouages, établir tous les engrenages, faire fonctionner tous les cylindres d'une administration omnipotente. Avec un tel idéal en perspective, il est évident que les bourgeois français, issus comme l'a dit excellemment un grave historien, des esclaves gallo-romains du V e siècle, bien loin de songer à ménager des libertés et, par conséquent, à admettre des résistances, n'ont pas eu d'effort plus soutenu, que d'écraser, de pulvériser aussi fin que possible tout caillou assez résistant pour faire obstacle, dans un degré si faible qu'il fût, à l'autorité de l'État. Ce travail soutenu, continué avec l'obstination et la logique de l'esprit de race pendant une période de cinq ou six cents ans, a présenté un spectacle qui ne manque pas de grandeur, qui a toute la beauté des oeuvres logiques et nécessaires. Une suite de grands hommes, des générations d'hommes à talents y ont successivement ajouté leurs intuitions et leurs labeurs. Il n'est pas indispensable pour qu'une conception politique soit grandiose et magnifique de la trouver pourvue d'une vérité absolue et d'une utilité incontestable. Chaque race cherche son bien dans le cercle de ses instincts et ne peut pas le chercher ailleurs. Du mo-



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ment que de Suger à Louvois et de Louvois à Robespierre et de Robespierre aux politiques d'aujourd'hui un même souffle passe et pousse le vaisseau français dans une même, unique et constante direction, quelques graves que puissent être les objections dont l'observateur se préoccupe à ce spectacle, quelques certains que soient à son sens, les pronostics de naufrage et de ruine finales, il n'en reste pas moins manifeste qu'une telle obstination à se tourner toujours vers un même pôle, à obéir à une influence magnétique permanente constitue une fatalité ethnique devant laquelle tous les reproches doivent tomber et se taire. La France ne s'est formée, elle n'a rattaché péniblement et à l'aide des plus sanglants sacrifices toutes ses provinces à son centre, elle n'a soutenu avec une énergie incomparable l'unité de la foi catholique, elle n'a eu longtemps la haine des dissidents en toute chose, et n'a professé pour la routine une faveur qui lui dure encore, que pour devenir l'État le plus administratif du monde, ce qui ne pouvait se réaliser qu'à la condition d'en être le plus centralisé et tel qu'on le voit de nos jours. Il n'est pas difficile de le définir: c'est un pays où la noblesse n'existe pas, où la bourgeoisie n'est pas davantage, comme classe politique, où le peuple veut ce que veut l'administration, où la religion est administrative, comme le reste, où les fonctionnaires de tous les rangs, de toutes les espèces, de toutes les catégories imaginables pullulent et vont se multipliant à l'infini, étant à la fois tout et rien, car d'une force anonyme et irresponsable les membres n'ayant pas d'existence propre ne valent rien par eux-mêmes; ce

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sont les tentacules d'un polype et ses suçoirs; malheur à qui les a sur soi; mais, du reste, on peut les couper sans inconvénient pour le monstre; il lui en repoussera assez d'autres. Ce qui est certain c'est que cette multitude de personnes payées par l'État pour manutentionner les populations dont il a charge ne forment pas une classe et n'en ont ni les inconvénients ni les avantages; ce sont des gens pris partout, dans toutes les situations sociales et qui, d'espèce à espèce, ont, au contraire, les plus vives tentations de se tenir à mépris; ils pèsent l'un sur l'autre de leur mieux, dans le cercle respectif de leurs attributions, se traitant là, avec prédilection, comme peuple et corvéable; dans le sein d'une même catégorie la hiérarchie est faible et c'est assurément un grand mal; on en verra la cause tout à l'heure; pour le moment il suffit de dire qu'un si vaste amas de personnalités de tous genres exerçant du matin au soir une puissance irresponsable qui n'est pas la leur serait un bien grand appui pour un gouvernement, si l'administration appuyait un gouvernement quelconque; mais c'est précisément ce qu'elle ne fait pas. L e gouvernement légitime l'existence de l'administration; il lui donne son nom; c'est par lui qu'elle est royale, impériale, ou nationale. Mais, ce point acquis, elle ne s'intéresse pas plus à lui, ne prend pas plus ses intérêts, ne se soucie pas plus de son maintien qu'une femme légère ne se soucie de l'homme qui la paye. Il se peut que l'administration soit mariée au gouvernement; mais c'est assurément sous le régime du divorce facile. Il peut passer, elle reste et l'État c'est elle. Il est à regretter que par une loi naturelle dont



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le caractère a été jusqu'ici inexorable, toute puissance s'énerve du moment qu'elle devient incontestée. Tant qu'elle rencontre des contradictions, aussi longtemps qu'elle a des positions ennemies à emporter, ou des adversaires à poursuivre, à atteindre, à anéantir ou à enchaîner, elle a grand soin de compter avec ses propres ressources, de surveiller ses forces, de parer à ses énervements, elle se maintient sur le pied de guerre, elle vit pleinement. Mais aussitôt que la soumission générale lui a fait une couche large, unie et molle, elle s'y étend et, à dater de cette heure, commence pour elle une transformation, l'amollissement s'empare de toutes ses fibres, le bien qu'elle avait à faire et qui a justifié son existence est plus que fait et se rancit et s'aigrit et s'oblitère et quant à elle-même, elle perd graduellement sa virtualité. C'est ce qui est arrivé pour l'administration française. Du bien, elle en a beaucoup fait et non seulement un bien analogue à celui que les autres nations ont dû également à la façon spéciale dont les intérêts de chacune ont été conduits, mais encore d'autres avantages en grand nombre qui forment, pour ainsi dire, en Europe, la véritable caractéristique de la France. Il n'était que juste, à la vérité, puisque l'administration voulait être tout dans ce pays, qu'elle y employât d'une manière tout à fait exceptionnelle, les forces exceptionnelles qu'on lui avait laissé prendre. Elle ne s'est pas borné à doter le territoire d'institutions matérielles utiles à toutes les classes, à intervenir dans un nombre infini d'intérêts pour y équilibrer le plus possible et les droits et les profits, à réglementer les rapports mutuels dans une étendue incomparable et à les sou-



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mettre aux surveillances les plus attentives afin de les contenir dans des bornes rationnelles, à ordonner la foi, l'espérance et la charité, à mesurer ce qu'on devait croire et la façon d'y croire, le sentiment religieux et sa dose de manifestation extérieure, l'éducation et ses formes, l'instruction et son étendue; elle a fait tout cela et à l'aide de la résultante de tant de travaux qui, naturellement, ont singulièrement modifié l'homme français et en ont fait, au milieu des autres nations civilisées, un être à part, elle a atteint jusqu'à un tel degré de perfectionnements pour tout ce qu'elle touche, qu'il suffit de prononcer un mot sur toute l'étendue du territoire où elle règne pour faire à son gré la lumière ou les ténèbres, la vertu ou le mal, l'agitation la plus active ou la torpeur la plus absolue. Jusqu'à il y a très peu d'années, si l'administration française et la centralisation qui en est à la fois l'émanation et la forme indispensable ont trouvé ça et là des détracteurs, il faut avouer pourtant que les panégyristes ont été beaucoup plus nombreux et que les faits et les raisonnements solides ne manquaient pas à leur thèse. J e ne veux citer qu'un grand point particulièrement lumineux au dire de tous les étrangers : c'est la création de cette ville de Paris, de ses plaisirs, de sa liberté extrême au point de vue des mœurs, de son brillant, de son éclat, de toutes les qualités, en un mot, de tous les brillants qui en ont fait, dans le monde, une sorte de cité aimantée où accourent toutes les foules. C'est là le point culminant, le dernier mot de l'administration française et on l'en a trop complimenté, pour que ce sujet d'éloges puisse être passé sous silence. Cependant, et en tenant compte, comme je viens G o b i n e a u , Kleinere NachlaBschriften. I.

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de le faire, des mérites vrais et des mérites supposés, de l'or pur et du clinquant, il n'en est pas moins indécis depuis bien des années déjà que l'administration française est en décadence parce qu'elle n'a plus aucune espèce de motif pour veiller sur elle-même. Les cadres se remplissent de sujets ignorants et inhabiles; la routine pure et simple tient partout la place d'une direction intelligente; cette routine elle-même dans ce qu'elle devrait emprunter d'utile, d'indispensable même à la tradition faiblit et s'égare tous les jours et le fonctionnaire devient de plus en plus un homme qui porte des insignes distinctifs ou n'en porte pas, mais qui, dans tous les cas, touche une solde et n'a guères d'autre mérite et ne se préoccupe réellement d'aucun autre travail. 11 en résulte naturellement que l'administration s'affaiblit et s'étiole. Le fait provient d'une erreur capitale du gouvernement. Le gouvernement croit qu'en donnant des salaires à un nombre considérable de solliciteurs, il s'attache, à la fois, et les stipendiés et leurs familles. Sur ce point l'expérience lui donne tort absolument. L'administration ne se donne jamais à lui et il n'y a pas mémoire d'une seule révolution où les fonctionnaires pris en masse n'aient pas aidé plutôt que nui à la chute du pouvoir. On serait, au contraire, en droit de poser comme axiome que plus le nombre des fonctionnaires est grand plus les bouleversements politiques sont faciles. 11 est vrai de dire toutefois, que dans le cours ordinaire des choses et aussi longtemps que le régime régnant n'est pas menacé, les fonctionnaires agissent assez communément dans son sens; ce n'est pas une règle sans exception, ce n'est pas une



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vérité absolument irréfragable; c'est un à peu près et quel qu'il soit, les avantages n'en sont pas proportionnés au mal que le gouvernement a fait à l'État en passant de plus en plus condamnation sur toutes les conditions de valeur personnelle, de mérite acquis, de travail, de bonne tenue, quoi-même, de bonnes mœurs, dans la collation des fonctions politiques. L'établissement impérial a montré, a même affiché dans ce sens le plus absolu désintéressement. On n'a plus même joué la comédie à cet égard. Il a été avoué et proclamé, reconnu et admis tout haut que chacun entrerait, passerait, monterait, avancerait dans la mesure de la faveur dont il pourrait jouir auprès des dispensateurs des grâces. On a nommé à des magistratures des gens interdits; on a fait exercer les fonctions les plus importantes et les plus délicates par tels qui n'avaient ni délicatesse ni importance. On ne saurait trop le redire : le mal a été poussé, sous ce rapport, jusqu'aux derniers extrêmes; l'administration française est arrivée dans ces dernières années aux limites extrêmes de l'incapacité et de l'inconsistance. La façon dégagée dont elle traite ses devoirs, devoirs qu'elle n'est pas apte à remplir a quelque chose de naïf à force d'être effrontée. Des hommes chargés de responsabilités graves et ne sachant absolument rien, n'ayant rien appris, étant incapables d'apprendre, ne songeant même pas à un effort qui serait de fait insensé, puisqu'il serait impuissant, parlent du pouvoir qui leur est remis avec les lazzis du vaudeville et ne craignent en réalité qu'une seule chose, c'est qu'on puisse les croire assez dénués d'esprit pour se prendre au sérieux eux-mêmes. Ils ont garde de le faire et en 8*



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font dériver le droit de traiter autrui avec une légèreté égale. Dans toutes les affaires publiques que l'on a traitées depuis vingt ans, la légèreté, l'ignorance absolue, la phraséologie joviale ont été les caractères de l'administration française, pour l'intérieur et surtout pour l'extérieur. Tous ces personnages, les mains pleines des plus graves intérêts se sont avancés vers la ruine en dansottant sur la pointe des pieds, un sourir gracieux sur les lèvres; malheureusement ils traînaient la France après eux; malheureusement encore ils sont si nombreux, ils ont fait école d'une manière si étendue et si fâcheuse, grâce à leur exemple et à leurs joyeux prédications et plus encore à leurs évidents succès, il est devenu tellement notoire que l'ignorance absolue et la moralité modeste sont d'excellents véhicules pour l'ascension des emplois que bien difficilement trouvera-t-on dans les générations actuelles de quoi composer un meilleur personnel pour un gouvernement et pour une administration futures qui voudraient marcher sur de nouveaux errements. On le trouvera d'autant plus difficilement que cette ignorance sur laquelle il faut insister, n'est pas seulement le vice des gens en place, c'est le chancre attaché au flanc de toute la nation. A aucune époque, dans aucun temps, en faisant la part des circonstances et des nécessités spéciales, la France n'a été dévorée par cette lèpre comme elle l'est actuellement et ce n'est, par malheur, que trop facile à montrer. Prenons d'abord les plus basses classes et remontons ensuite d'étage en étage jusqu'au sommet de la société. On n'aura que trop de facilité à se convaincre de la vérité que j'avance.



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L e paysan d'autrefois ne savait pas lire et n'y prétendait pas. Mais il devait à son curé une instruction religieuse bien supérieure à celle de son congénère d'aujourd'hui par cela seul que l'ecclésiastique d'alors était lui-même plus théologien que son remplaçant actuel; il devait à la vie commune beaucoup plus développée des connaissances traditionnelles sur le pays, sur le village, sur le passé, même sur les superstitions du terroir; le tout lui composait un bagage intellectuel d'une valeur plus ou moins considérable. Quant à la conduite de ses intérêts, il en savait aussi long que ses descendants et, en ce qui concerne la culture, j'entends journellement répéter que tels procédés présentés comme les résultats de la science moderne, étaient connus et pratiqués par les bonnes gens d'autrefois. L'homme de la campagne ou, comme il préfère s'appeler, le cultivateur moderne, ne sait pas un mot de religion. Ce n'est pas un impie, ce n'est pas un indifférent, ce n'est rien du tout. Au premier abord on est disposé à croire que la régularité avec laquelle il recourt au baptême, à la première communion, à l'extrême onction prouve un fond de croyances latentes qui n'ont besoin que d'une occasion pour se montrer; mais si l'on examine la question de plus près, on est promptement désillusionné; le paysan se soumet volontiers à ce qu'il trouve établi, en matière religieuse, comme en toute autre, parce qu'il craint de faire parler de lui. Ce point garanti, il n'éprouve, par aucune sensation appréciable, qu'il ait une âme ou n'en ait pas; il en a peut-être une, mais cette hypothèse lui est parfaitement indifférente et il vit sans y appliquer le moindre degré de curiosité.



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Lire, il ne sait pas lire, ou du moins, il lit si obscurément et avec une telle peine que l'essayer lui cause beaucoup de répugnance et c'est ce qu'il fait rarement. Rien de plus simple. Il a fréquenté l'école depuis l'âge de six à sept ans jusqu'à douze, fort peu encouragé à ce faire par ses parents qui considéraient cela comme du temps perdu; les anciens du village, les hommes graves, les paysans riches, d'accord sur ce point, prononcent aujourd'hui, en 1 8 7 1 , qu'apprendre à lire et à écrire a u x enfants des villages est un véritable malheur; du reste, pendant le temps consacré à des études si disputées, si contestées, il va sans dire que les élèves ne paraissent jamais en classe lorsqu'il y a la moisson à faire, de l'herbe à couper pour les lapins, des pommes de terre à arracher, du bois mort à ramasser etc., etc., etc. A la fin de cinq à six années, d'études aussi agitées, il n'y a rien d'extraordinaire à ce que l'enfant, désormais réclamé absolument par les t r a v a u x des champs et dont les études intellectuelles sont terminées pour jamais, ne possède au bout de ses doigts qu'une écriture aux formes fantastiques appli>quées à une orthographe des plus extravagantes et un talent de lecture analogue. Ceux qui deviennent soldats ont, à la vérité, à leur disposition les écoles régimentaires; mais il va de soi que moins on sait et plus on boit d'absinthe, plus on est brave. L e paysan ne sait donc en réalité ni lire, ni écrire. Sans doute les statistiques officielles ont démontré que le nombre des enfants fréquentant les écoles a doublé, triplé, quadruplé dans une période donnée. On peut n'y pas contredire; mais il ne s'agit pas de savoir combien d'êtres sont alignés sur les bancs des classes en vertu des



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propulsions préfectorales et municipales; il s'agit de connaître en fait ce qui en résulte d'instruction sérieuse dans les classes agricoles; je parle ici comme ayant été pendant quinze ans honoré des fonctions de maire et je sais pertinemment que les classes agricoles ne savent rien et n'ont envie de rien apprendre. Autrefois, les veillées et d'autres occasions encore réunissaient presque journellement les familles d'un même voisinage. De longues heures passaient dans un travail commun qui n'avait rien de l'aspect disciplinaire des emplois de fabrique et des entretiens où chacun apportait sa quote-part d'expérience et de savoir en toutes choses, ses réflexions, ses idées, voire même sa poésie, ne contribuaient pas peu au développement des natures incultes sans doute, mais dans lesquelles la religion ainsi que je l'ai fait remarquer tout à l'heure, avait implanté dès l'enfance, une sorte d'aptitude à s'élever au-dessus du pur besoin matériel. Aujourd'hui, le paysan même le plus rangé, cherche avec prédilection pour passer ses heures de repos le cabaret et surtout le café. Autrefois il se grisait souvent, mais avec du cidre ou du vin et pouvait continuer ce régime jusqu'à un âge fort avancé, sans en éprouver des conséquences bien funestes quant à sa santé; aujourd'hui, l'usage des alcools se répand de plus en plus; l'ivresse n'est plus gaie, bavarde, expansive; elle est féroce et l'abrutissement, la mort hâtive atteignent partout les habitants des villages, non pas avant qu'ils aient transmis aux enfants qui leur succèdent le goût de ce qui les a tué et une longue série de maladies héréditaires. De là cet abâtardissement rapide des populations de la campagne dont la nécessité d'abaisser constamment



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la taille exigée par le recrutement est la triste constatation, et ce que l'abâtardissement, à son tour, ne peut manquer de produire, la diminution graduelle du chiffre total de la population de la France. Pendant longtemps, ce résultat déplorable a été plutôt soupçonné que connu. L e s uns le signalaient, les autres le contestaient. Lorsque deux départements ont dû renoncer à envoyer à la chambre le même nombre de députés que par le passé, et, obéissant à la loi, retrancher, chacun, un membre de leur représentation, on a cherché à établir que, par le fait si hautement révélé, le pays ne faisait pas précisément l'aveu d'un appauvrissement de sa fécondité. On a voulu soutenir qu'il s'agissait d'un déplacement et rien de plus et que les habitants émigrés des campagnes se retrouvaient comme surcroît de contingents au milieu des grandes villes. Malheureusement un examen attentif ne donne pas raison à cette allégation rassurante. Les villes dont la population s'augmente comme Paris, L y o n , Lille et un très petit nombre d'autres voient arriver dans leurs murs plus d'étrangers que de Français. Ce sont surtout des Allemands, des Italiens, des Belgiques, quelques Anglais; pour ce qui est de la nation française elle-même, les épaves qu'on en voit échouer annuellement dans les quartiers industriels des cités ne correspondaient point en importance à ce qui s'efface des petites villes et des bourgs de l'intérieur du pays qui, chaque année, montrent un aspect plus abandonné et plus désert et avant de quitter ce point si remarquable et si funeste, ajoutons encore un mot à cette digression: quand il a été assez généralement admis que la population française diminuait, on a cru pouvoir et

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même devoir en imposer la responsabilité aux classes sociales les plus élevés. On a prétendu que dans des intérêts d'économie domestique, ces classes se faisaient un système de renoncer au mariage, en grande partie, et quand elles s'y laissaient engager, d'en limiter considérablement, sinon absolument, la fécondité. L a renonciation au mariage n'est pas uniquement le fait des classes supérieures. On la voit surtout pratiquée par la petite bourgeoisie et par les ouvriers. Mais comme c'est surtout dans les villes qu'elle a lieu et non pas dans les campagnes et que la population provinciale compte plus de trente millions d'habitants sur quarante et qu'ainsi, dix millions seulement sont affectés par le fléau et encore dans une limite assez restreinte, il est évident que cette mauvaise tendance ne suffit pas à elle seule, pour expliquer la conséquence considérable dont on voudrait lui imposer toute la responsabilité. Elle y contribue; mais pour peu de chose. J'en dirai autant et, avec bien plus de raison encore, de l'autre désordre. L'esprit de parti en a singulièrement exagéré la valeur. Ce n'est pas la France, qui est surtout à accuser de cette perversion et il s'en faut de beaucoup qu'elle y fasse autant de mal et autant de progrès surtout qu'aux États-Unis. Les ménages entièrement ou relativement stériles par esprit de système n'appartiennent ni aux classes tout à fait supérieures, ni aux ouvriers, ni aux paysans; c'est donc une minorité très faible; au contraire, les ménages stériles de nature et parce que le tempérament des conjoints ne se prête pas à la fécondité, remplissent la France presqu'entière. Chez les hommes, la débilité native, les maladies nerveuses, les affections du sang,



les

déviations

pauvre,

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des organes,

mesquin,

la



l'aspect général

maigreur,

la

laideur,

chétif,

chez

les

femmes, les maladies de l'utérus de plus en plus répandues, sur les deux sexes le poids des maladies héréditaires, en voilà plus qu'il n'en faut pour

expliquer

la diminution croissante du chiffre des naissances. 11 i m p o r t e assez peu que les habitudes plus douces, la v i e plus casanière, l'augmentation extraordinaire et bienfaisante de la richesse et du bien-être aient augmenté la l o n g é v i t é des êtres s o u f f r e t e u x ; ce n'est pas là un accroissement vrai et utile de la puissance vitale dans la nation et on pourrait au contraire se demander si ce n'est pas une bien grande cause de ruine et de mort que d'avoir si bien réussi à conserver tant d'étalons rachitiques pour la production des générations futures. C o m m e la classe des paysans, de beaucoup la plus nombreuse, forme le véritable substrat, la couche sur laquelle

repose

l'édifice français,

il est naturel

que

l'examen de sa valeur morale ait amené une digression qui

m'a

noyau

entraîné si

loin.

du s u j e t : j'ai

Je reviens

maintenant

ce paysan, débile, faible,

au laid,

ignorant, sans religion, altéré par l'alcool et je le considère dans le café de bas étage, dans le cabaret où sa poursuite m'a conduit.

C'est là qu'il se plaît et non

seulement, il faut le dire, parce qu'il y trouve l'eau de v i e ; mais aussi parce qu'il y rencontre l'ouvrier et ce qu'il est disposé à prendre pour des idées, c'est l'ouvrier qui le lui donne. C'est de l'ouvrier qu'il a appris à se considérer comme l'arbitre souverain, comme le maître de tout ce qui doit se faire et se défaire dans l'ancien patrimoine des Fleurs de L y s .

L'ouvrier lit mieux que lui,



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lui lit et lui paraphrase le journal. Il n'en tire pas tout à fait la même mouture que son éducateur. Le propre du paysan est la défiance et il ne se défait pas plus de cette qualité native avec l'ouvrier qu'il ne le voudrait faire avec le bourgeois. Il prend donc de ce qu'il entend ce qui lui convient, sur les sujets dont il se préoccupe; sur tous les autres, il accepte sans choix les allégations les plus absurdes et se compose un fond d'erreurs dont il n'a jamais occasion de revenir. En quoi il diffère essentiellement de l'ouvrier, c'est qu'il est conservateur par essence et par excellence. Depuis que son suffrage est le mobile de l'État tout entier, depuis qu'il sait que le peuple est tout et le reste rien, ce que l'on a suffisamment répété en France depuis bien des années, pour que nul écho n'en ignore; depuis qu'il a admis et facilement admis cette théorie de l'égalité en vertu de laquelle un homme en vaut un autre, doctrine qui dispense de toute vertu, de toute science, de tout mérite et de tout dévouement, depuis surtout que par les applications bienfaisantes de la sollicitude administrative, il se sent de toutes parts entouré, caressé, choyé, garanti, couvert, protégé, porté dans les bras, depuis enfin qu'il est bien persuadé de son droit absolu à ne s'occuper que de lui-même et à voir l'État favoriser en toutes façons l'augmentation de sa richesse et de son bien-être, à tout le moins, le paysan veut qu'on se tienne en repos et n'admet pas volontiers les révolutions. Il n'entre pas, il ne peut pas entrer dans le détail du gouvernement et de l'administration et en fait n'a aucune espèce de disposition à le souhaiter. Que l'on gouverne mal, que l'on administre plus mal encore, que le pays, en



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tant que pays, soit sur le penchant de sa ruine, trente millions d'hommes en France ne s'en soucient en aucune manière et si on les consulte pour savoir ce qu'ils en pensent, ils déclareront comme au 8 mai 1870, qu'ils sont enchantés et qu'il faut continuer avec zèle dans la voie où l'on est engagé. Les trente millions de paysans portent leurs visées tout à fait ailleurs et si l'on veut savoir ce qui les absorbe c'est ceci : l'augmentation de leur pécune et le droit de ne pas penser à autre chose. J'ai dit que l'administration était pour eux d'une douceur et d'une sollicitude extrêmes; ils le savent, le sentent journellement et en usent dans une extension qui ne saurait s'imaginer. Toutes les manières possibles de frauder toutes les préscriptions existantes du moment qu'un profit peut résulter pour eux, ils les mettent en pratique avec une tenue, avec une précision, avec un enchaînement de volontés admirables: droits de douane, droits d'octrois, droits d'enregistrements, respect des propriétés de l'État, coupe de bois domaniaux ou particuliers, tout est pour eux matière à exercer leur acutesse d'esprit d'un bout de l'année à l'autre. Ils se croient tout permis au monde et ils n'ont peut-être pas tout à fait tort, puisqu'ils sont le souverain; on leur doit tout et ils ne doivent absolument rien. J e remarque que, comme première et frappante application de ce principe, ils savent si bien éluder la loi du recrutement que dans bien des contrées le nombre des hommes trouvés bons pour le service étant presqu'insignifiant, il se passe quelquefois deux, trois et même quatre ans sans qu'un village fournisse un seul conscrit. Mais ce n'est pas à cela que se borne le dégagement absolu des paysans à l'en-

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contre des droits qu'on pourrait se supposer sur eux. Tant qu'un gouvernement existe, ils l'applaudiront bien volontiers, boiront à sa santé, lui donneront les députés qu'il voudra, se montreront fort loyaux dans leurs paroles; mais là tout s'arrête: si le gouvernement choit, ils le laissent par terre; si on l'attaque, ils ne le défendront pas; s'il en vient un autre, ils le recevront à merveille. Sous ce rapport, les paysans ressemblent beaucoup à l'administration et ils ont exactement le même esprit que les fonctionnaires. E n 1793 ils allaient volontiers avec les gendarmes, mettre le feu aux châteaux; en 1804 ils aidaient les mêmes gendarmes à poursuivre les refractaires ; en 1 8 1 8 ils ne trinquaient pas si volontiers avec les gendarmes à la prospérité de la famille royale, parce qu'ils avaient peur qu'on ne leur enlevât les biens nationaux et cette terreur les poursuivit jusqu'en juillet 1830; mais dès le lendemain de la révolution le gendarme n'eut jamais besoin de stimuler leur zèle pour célébrer les vertus de la famille royale, ce qui n'empêcha pas la République de 1848 de réunir le maire et le brigadier dans un même enthousiasme pour proclamer l'avènement de Napoléon I I I . De sorte qu'il demeure bien évident que le paysan et le fonctionnaire n'attachent pas la plus petite importance à ce que la France prospère, à ce que la France souffre, à ce qu'elle vive, à ce qu'elle meure. L'un veut sa place et l'autre son engrais. Ces deux points obtenus tout est gagné. Ceci bien entendu, qu'on mette à part ce qui n'est en France ni fonctionnaire ni paysan, ou du moins ce qui fait bande à part et sent et pense d'une autre manière, quel chiffre y trouvera-t-on ? J e



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ferai ce calcul tout à l'heure, mais pour le moment je voudrais savoir ce qu'un homme réfléchi, à intentions droites, imbu d'idées arrêtées sur le juste et l'injuste, le dû et l'indu, je voudrais savoir ce que cet homme pense d'un état social suivant lequel le souverain, le suprême conseiller auquel on demande tous les pouvoirs, est un paysan, qui ne veut pas être soldat, qui ne veut pas payer l'impôt que le moins possible, qui ne veut pas être garde national, parceque c'est un dérangement, qui veut frauder, tromper, dévoyer l'administration en tout ce qui lui est possible, qui prétend n'avoir d'autre but à atteindre, ni d'autre devoir à remplir que de devenir le plus riche possible. Quand il est riche, il vit absolument de la même manière que lorsqu'il était pauvre; son argent s'accumule dans les banques; il est beaucoup trop ignorant pour l'appliquer à quoi que ce soit d'utile. Somme totale, à quoi le paysan divinisé peut-il servir? Il n'est que trop évident, si l'on veut être sincère, que c'est une bête de somme détournée de son véritable emploi et qui ne peut qu'amener la perte de la misérable société où l'on ne sait pas le tenir à sa place. C H A P I T R E IV. Tel qu'il est le paysan n'est pas capable de produire du bien; l'ouvrier l'est de faire beaucoup de mal. Nous l'avons vu tout à l'heure dans le rôle d'éducateur moral de l'homme de la glèbe; on doit se demander maintenant où lui-même a puisé l'instruction et ce que les puissances administratives ont fait et fondé pour la lui distribuer aussi large, aussi pure, aussi efficace que possible.



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Elles ont fait des statistiques où l'on a démontré que les classes laborieuses suivaient avec un redoublement d'ardeur, avec un enthousiasme véritable les cours de toute nature ouverts dans les villes à leur désir de cultiver leur esprit. E t en effet partout où des institutions semblables ont été fondées, les premières semaines ont vu affluer en grand nombre les auditeurs des deux sexes et de tous les âges. U n e vive dévotion à la science a constamment paru circuler parmi les assistants; on a apprécié, on a discuté avec vivacité les faits et les idées offertes par le professeur; puis, au bout de peu de jours, la tiédeur a commencé, la désertion s'en est suivie, le désert s'est fait et il n'est plus resté autour de la docte chaire que ce petit nombre d'esprits d'élite qui, pour l'honneur de l'humanité, vivent dans tous les temps, dans tous les lieux, dans tous les milieux et qui devant à leur excellence même d'échapper à toute classification, n'appartenant par le fait à aucun ordre qu'à celui des natures d'élite quelle que soit l'humilité de leur origine, ne peuvent non plus passer pour représenter l'espèce ouvrière. Cette espèce a en F r a n c e la même horreur de l'instruction réelle que le peut avoir l'espèce agricole; seulement, par sa situation même, il lui arrive, bon gré mal gré, au moins dans quelques corps d'état, d'être forcée d'acquérir quelques moyens d'entrer dans le domaine des idées; beaucoup d'ouvriers savent lire et écrire, il faut voir ce qu'ils font de cette double clef. Ils se prennent a u x journaux. Ceux qui discuteraient avec quelque maturité, avec connaissance de cause, avec sérieux, avec profondeur les intérêts effectifs du pays, ne peuvent, dans



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aucun cas, les attirer. Ils ne les comprendraient pas. L e s idées pratiques, surtout dans une société vieille où les rouages de toutes choses sont extrêmement compliquées, se montrent très compliquées elles-mêmes et plus elles sont pratiques, plus elles s'appliquent avec exactitude aux nécessités de la machine laborieuse à laquelle on les adresse, moins elles sont simples, moins elles ont de prise sur des imaginations incultes. Ce qu'il faut à celles-ci, ce sont des déclamations à grand effet, des panacées pour tous les maux, avec la promesse formelle d'une action prompte, rapide, décisive, instantanée. Toutes les questions se résolvent par un mot; s'il est sonore, tant mieux; il faut surtout qu'il soit unique; l'esprit s'en imprègne, la conviction s'en empare et le cristallise; i] y a, tout de suite, au moyen d'un imbécille, un fanatique déformé. L a recette est d'une extrême facilité: l'État souffre . . . que lui faut-il? L a république. — Qui l'a perdu? L a trahison. — Quels sont les traîtres? — L e s riches. — Sur cette excellente base on amoncelle pêle-mêle la fraternité universelle, la solidarité, le droit au travail, la jouissance pour tout le monde, la liberté de la femme, la liberté de l'enfant, la liberté du travailleur; la science libre, l'État libre, l'église libre, la mère libre, la fille libre, la boulangerie, la boucherie, les théâtres libres. Pourvu que le mot libre ou le substantif liberté sonnent dans la conjonction des syllabes, tout est pour le mieux et quand sous la lueur de toutes ces vessies qu'il appelle des lumières, l'ouvrier a compendieusement parcouru un nombre suffisant d'articles de journaux, je dis de ces journaux qui débitent pareille marchandise, il est mûr pour entrer dans une société se-



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crête quelconque et il devient l'homme de quelque Vieux de la Montagne ou plus ordinairement et plus simplement l'agent subalterne de cet homme-là, souvent même beaucoup moins, le pauvre diable que cet agent pousse et fait aller en un jour de tapage là où lui-même, à l'exemple de ses supérieurs, se garde de mettre les pieds. En tout cas, voilà ce que sait l'ouvrier et comme il le sait. Il m'a été donné d'en rencontrer des plus érudits dans ce genre; ils citaient Confucius et Mahomet et connaissaient le nom de Jérémie Bentham; mais ce qu'ils étalaient au suprême degré c'était une sécurité dans leur jugement, une foi dans leur opinion, une témérité de suffisance inqualifiables. Ne procédant que par axiomes et ignorant, d'une manière absolue, toutes les formules dubitatives, les plus lourdes bourdes sortaient de leurs bouches sous les espèces et apparences d'oracles sybillins. Il faut convenir que c'est une force et qu'elle agit comme telle avec la plus grande vigueur et des résultats surprenants dans les jours de troubles où les masses populaires n'ont aucun moyen de défendre leur pauvre raison contre les coups de masse de ces argumentateurs de mitrailles. Il est clair que lorsqu'un énergumène se jette au milieu d'une foule en hurlant: arrêtez la princesse une telle qui se sauve avec dix millions volés à l'État, toute la foule se lève, s'enflamme, suit le misérable, et arrête et mahraite et quelquefois tue une femme afin de lui arracher son sac, où l'on trouve un mouchoir de poche et un morceau de pain. C'est ce qu'on appelle un accident, mais celui qui l'a causé reste, pour son parti, un grand citoyen, une G o b i n e a u , Kleinere NachlaBschriften.

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âme ardente, un homme naturellement désigné pour les plus hautes situations, le cas échéant, et c'est ce qui alimente constamment l'énergie voulue et pourpensée d'une classe très considérable de fanatiques à froid qui remplissent les boutiques et les ateliers, ne rêvent que révolutions, n'aspirent qu'à des violences, mesurent le mérite sur le degré relatif de férocité et se proposent comme idéal de pourvoir un jour de sujets la guillotine, oh! mon Dieu!, non pas par amour pour la guillotine elle-même, mais, tout simplement, parce qu'à ce métier-là, on a vu des gens devenir Ducs d'Otrante. Il résulte de tout ceci que le milieu intellectuel dans lequel vivent les ouvriers est pis et plus dangereux de beaucoup que celui des paysans. L'administration l'a toujours vu et comme il est de sa nature et de son essence de chercher avant tout la régularité, la paix, la direction facile des multitudes, elle a constamment considéré la classe ouvrière avec une très légitime méfiance. Elle l'aurait bien volontiers instruite mieux qu'elle ne l'a fait; elle n'eût assurément demandé qu'à la guider vers un bercail où la religion eût pu lui répondre des sentiments, des instincts, de la conduite de ces êtres dangereux et, pour elle-même, elle eût été fort heureuse de fournir ainsi tous les dérivatifs qu'on eût pu lui demander. Mais, malheureusement l'ouvrier n'a voulu ni se laisser élever, ni se laisser instruire et surtout il ne veut pas de religion. Il est, sur ce point, un peu différent du paysan. Son séjour dans les villes lui a promptement inculqué le goût de jouissances assez diverses, et pourquoi ne pas trancher le mot?, le goût de la débauche et l'appétition



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de l'orgie. Il aime le bruit et le tapage. Ce sont de bonnes initiations à l'impiété. Assurément quand on a passé le dimanche et le lundi, sous les clartés rouges et fumeuses des quinquets, au milieu des filles peintes, au travers des brocs vineux et de la grosse viande et que tout fatigué qu'on en est sorti, on n'aspire qu'à retrouver de telles délices, l'intérieur sombre des églises et le calme muet de leurs arcades surbaissées n'a rien pour attirer ni le corps, ni le cœur, ni l'esprit. Ainsi un des rêves favoris de l'ouvrier politique a-t-il toujours été et sera-t-il toujours de sortir les mains des ouvertures de sa blouse et de jeter là sa casquette avachie pour se ruer à la destruction des cathédrales. Une administration sage et décente a beau restaurer périodiquement les statues décoratives alignées et échafaudées au long des portails gothiques, ces statues se voient mutiler de la tête et des bras au moins quatre fois par siècle. C'est ce que l'ouvrier considère avec orgueil comme un sûr moyen d'assurer l'émancipation intellectuelle des générations futures. Sous tous les gouvernements successifs de la France jusqu'en 1850, l'ouvrier a été considéré avec inquiétude et défaveur, toutes les fois que sortant de l'atelier ou de la boutique il a prétendu se faire compter dans l'État. Ses exploits à la suite de Capeluche et de Marcel ont fini par des pendaisons qui pendant des siècles l'ont tenu dans le calme. L a sédition parmi le même peuple des cités était considérée, dans l'ancienne monarchie, comme un fait qui n'admettait pas le plus faible degré de tolérance. On ne pensait pas qu'il fût loisible le moins du monde à un ouvrier tailleur ou au plus zélé des maçons de commettre des 9*



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erreurs généreuses et de se livrer lui-même avec de plus honnêtes gens que lui à la turbulence avide des intrigants politiques. Aussi, M. de Mayenne lui-même, qui était pourtant un séditieux, trouva-t-il les Seize et leur bande démocratique si intolérable, si absolument inadmissible qu'il ne différa pas leur châtiment et ne songea pas à s'en décharger sur Henri I V . Ce qui est remarquable c'est qu'il n'eut qu'à vouloir et le fantôme sanglant, hurlant, épouvantable qui avait assassiné le président Brisson, pillé tant de maisons, houspillé tant de protestants et de politiques, aussitôt qu'il le toucha, il le fit évanouir. L a Convention nationale eut la même puissance au 13 vendémiaire. Ensuite, on ne sait comment ni pourquoi, la tradition de la répression se perdit et resta ignorée jusqu'en 1851 où elle reparut tout à coup. Pendant plusieurs années la folie de l'ouvrier politique, de l'homme de bas étage, illettré, ignare, s'attribuant un droit supérieur à gouverner l'État, uniquement parce qu'il fabrique des cotonnades ou des ressorts de montres, cette ineptie qui étonnera les siècles futurs, s'ils sont assez favorisés pour avoir à s'étonner de quelque chose, cette monstruosité, dis-je, cessa de hanter la pensée publique. L a raison de ce soulagement est très simple à découvrir. On était convaincu, absolument persuadé et parmi les ouvriers surtout, qu'essayer une démonstration quelconque c'était courir au devant d'une répression et d'un châtiment aussi prompts qu'énergiques. On était convaincu que l'empereur ne ferait nulle grâce et on se tenait aussi tranquille que sous Louis X I V . Mais ce qui est assez étrange assurément, si les ouvriers ne se croyaient plus



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autorisés à donner le moindre embarras au gouvernement, celui-ci ne se croyait pas fondé en droit à imposer le joug sous lequel il contenait les velléités politiques des classes laborieuses et, par conséquent, les dispositions à la révolte qu'il ne trouvait plus devant lui, il en rencontrait le spectre dans les méandres de ses propres méditations. Le gouvernement impérial porta, sur ce point comme sur bien d'autres, la tache originelle de sa conception. Issu de tout ce que l'art des conspirations peut combiner de plus patient et de plus adroit, il avait tiré son succès avec les éléments les plus multipliés, les plus divers, les plus disparates. Si d'une part il avait acquis le concours du clergé et de l'épiscopat, assurés de trouver en lui un protecteur aveuglément acquis à la défense du Saint-Siège, si de l'autre il avait attiré à lui la classe presque complète des grands propriétaires ruraux par des dehors assez fastueux et un goût avoué de l'étiquette qui faisait supposer des instincts beaucoup plus conservateurs que cela n'était en réalité, l'Empire ne s'en adressait pas moins, avec une secrète prédilection, aux sociétés secrètes, aux anciennes agences de Jacobinisme, aux associations ouvrières et qui plus est, il croyait en lui-même au droit de ces gens-là. Aussitôt donc qu'il s'en vit le maître, il se préoccupa de ne pas étouffer une flamme à laquelle il accordait dans sa conscience de véritables vertus et il imposa à l'administration un système de conduite extrêmement remarquable et qui a produit les fruits principaux et probablement les seuls résultats dont les temps à venir auront l'idée de lui faire compliment. Il voulut non seulement comprimer les classes



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ouvrières en leur assurant la paix, la prospérité sous des règlements équitables et protecteurs; ce ne fut pas assez pour lui; il prétendit gagner les classes ouvrières en multipliant dans une proportion inouïe jusqu'alors les moyens de travail, les moyens de profit; il voulut leur donner l'accession facile à une vie de jouissances et de plaisirs telle qu'elles ne l'avaient jamais connu jusqu'alors et laissa entrevoir très clairement à mesure qu'il se fit l'illusion d'avoir réussi dans ses vues séductrices, le projet de constituer les ouvriers dans la plénitude d'une action politique aussitôt sans doute qu'ils n'auraient pas l'intention de faire tourner leur autorité à autre chose qu'à son gain et à sa gloire. Au fond, l'Empire voulait, et en cela il était grandement et sincèrement démocratique, faire résulter toute la force morale du gouvernement de l'assentiment enthousiaste des paysans et des ouvriers gagnés par ses bienfaits. De Paris, capitale de la France, il s'ingénia à faire Paris capitale de l'Europe et comme on l'a dit avec assez d'exactitude, on démolit la ville par tous les bouts, afin de donner aux maçons, aux charpentiers, aux forgerons, aux serruriers, aux couvreurs, aux peintres, aux ménuisiers, aux tapissiers, aux ébénistes, en un mot à toutes les professions imaginables la satisfaction de la reconstruire. On attira les étrangers par l'appât de tous les plaisirs permis et non permis, afin de glorifier les aubergistes, les teneurs de logements garnis, les cafetiers, les limonadiers et la foule des professions ambiantes dont il serait peu séant de chercher les noms. On invita tout le monde à dépenser le plus d'argent possible, le plus vite possible, afin que la circulation fût la plus rapide possible. Fêtes de toutes



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espèces, occasions de dépenses de toutes natures, on ne marchanda rien et naturellement pendant que les ouvriers gagnaient par en bas, beaucoup plus qu'ils n'avaient jamais fait, il faut le reconnaître, par en haut il en était à peu près de même en ce sens que tous ceux qui de près ou de loin avaient part à ces prodigieuses démolitions, à ces extraordinaires constructions, aux manîments d'argent qui en résultaient et à la manutention des plaisirs qui en étaient l'accompagnement, tous ces gens-là, en effet, gagnaient énormément, jouissaient énormément, et s'amusaient sans mesure aucune. Cependant, le gouvernement n'atteignait pas son but et il s'en fallait de tout. De même qu'il n'avait pas autrement lié le paysan à sa cause et que celui-ci était tout disposé à l'abandonner, au premier embarras, ce qu'il a fait sans nulle hésitation, de même l'ouvrier, gorgé, repu, n'était bas devenu impérialiste le moins du monde et loin de là, il se considérait comme une victime et ses conseillers lui démontraient aisément que loin d'être enrichi, il était spolié. Ses profits étaient beaucoup plus grands qu'autrefois sans doute, l'ouvrage ne lui manquait pas et ne pouvait lui manquer; mais il avait augmenté considérablement la liste de ses dépenses et élargi le cercle de ses besoins et on lui montrait avec indignation et on lui prouvait sans peine que ses patrons, que les entrepreneurs de tous les genres, que les spéculateurs de toutes les espèces gagnaient encore et de beaucoup plus gros qu'il ne pouvait faire. L'envie est essentiellement la maladie des races latines. L'ouvrier fut révolté par son infériorité d'avantages, le gouvernement pensa peut-être



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un peu comme lui et pour favoriser cette convoitise imposa dans les dernières années à l'administration cette conduite vacillante et singulière qui dans les conflits entre maîtres et ouvriers, dans les affaires de grèves et autres occasions semblables montrait l'État.; de connivence avec l'insurgé, flattant des passions dangereuses, encourageant des instincts dont l'ensemble de la société ne saurait tirer que du mal. C'était un essai pour gagner une bienveillance dont tous les bienfaits du monde n'avaient pu faire naître le moindre espoir jusqu'alors; cet essai fut aussi infructueux que tout le reste l'avait été et l'ouvrier resta dans les dispositions hostiles où il sera toujours vis-à-vis de tout gouvernement qui s'inquiétera de savoir son avis. La raison en est très facile à saisir et se trouve dans ce qui a été dit précédemment de l'impossibilité où sont ces intelligences incultes et ces imaginations emportées de saisir quoi que ce soit de complexe. L'homme vulgaire n'a jamais conçu que le gouvernement des hommes soumis à des milliers de nécessités contradictoires et toujours commis, quoi qu'on en ait [dit], à des mains infirmes ne pouvait jamais être que relativement bon et n'atteignait le bien que par à peu près. Il voit ce qui devrait être, c'est-à-dire la perfection dans son absolu et non ce qui peut être. En conséquence toute œuvre gouvernementale et administrative sera nécessairement détestable à ses yeux et l'auteur de ce mal ne pourra être qu'un incapable, ou un scélérat. Généralement il passe pour être l'un et l'autre. Ainsi l'Empire avec toutes ses flatteries, avec toutes ses manœuvres dirigées pour amener à lui la conscience et la faveur des classes ouvrières n'y réussit pas le moins



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du monde. Il n'inspira pas plus de reconnaissance à celle-ci pour le bien-être incontestable dont il l'entourait qu'il n'en faisait naître chez les fonctionnaires et chez les paysans pour des mérites tout semblables et au contraire ce que les fonctionnaires et les paysans lui épargnaient du moins, il le rencontra ici: on l'accusa avec emportement, avec indignation, avec haine de vouloir corrompre le sentiment moral de la nation et de prétendre acheter au prix des jouissances matérielles et en dégradant les instincts plus élevés du peuple, ce qu'il ne se sentait pas digne d'acquérir par des mérites réels et des efforts généreux en faveur du bien public noblement entendu. En thèse générale, on peut observer que l'idée de se faire aimer, adopter par une nation, de gagner sur elle la puissance d'un prestige souverain, au point qu'elle considère le gouvernement qui la mène comme tenant à ses entrailles mêmes et nécessaire à sa vie, est une de celles où la faculté de se créer des illusions s'accuse le mieux chez les hommes politiques. Tous les pouvoirs qui ont régné en France depuis 1791 ont nourri la même fantaisie. L a République s'est crue adorable et adorée comme le premier Napoléon, comme la Restauration, comme les successeurs; tout est tombé, l'un après l'autre et sur le tas, en criant à l'ingratitude. C'est un tort grave; l'ingratitude n'existe pas ici et les détenteurs de l'autorité que la France a connu, admis, laissé choir ont tous sur ce point rêvé le pur impossible. En soi, aucun gouvernant n'est aimable ni digne d'être aimé de l'immense majorité de ceux qu'il mène. A personne il ne rend un service direct; les masses ne

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le peuvent entrevoir qu'à travers le jeu de la machine gouvernementale et des pistons administratifs. Certaines voix crient dans la foule qu'il est admirable et fait tout à merveille; mais d'autres voix aussi hurlent tout le contraire. Il reste contesté. Ce qu'il fait de bien, ce qu'il fait de mal, ce qu'il laisse faire de l'un et de l'autre sans le savoir, tout cela cherche à s'équilibrer sous ses mains plus ou moins adroites; c'est un labeur dont la postérité lui tiendra compte, peut-être avec moins d'équité qu'on ne se plaît à le supposer; mais dans tous les cas à coup sûr, les contemporains n'y voient pas sujet à concevoir de l'affection; ils se laissent faire peut-être; mais convaincre, jamais, et, en définitive, ils n'aiment pas celui qui les mène, fussent ils même disposés à le considérer comme adroit, habile, nécessaire au maintien de leur tranquillité ou même de leur gloire. Pour qu'il y ait modification sensible dans cet état négatif, pour qu'un peuple s'échauffe à l'endroit de son gouvernement, le prenne vraiment en gré, croie en lui, s'attache à lui, en aime positivement et directement le représentant, roi ou empereur, sans avoir pour cela le moindre besoin de voir la personne même, pour se fanatiser enfin au sujet du principe figuré souvent par un homme nul, un enfant, voire même un insensé, comme le fait est arrivé pour Charles V I de France, idolâtré de son peuple, malgré les effroyables malheurs auxquels sa maladie et son long règne livrèrent la nation, il faut uniquement l'action d'une longue série d'années éprouvant, resserrant, cimentant, unifiant le lien par lequel les sujets et le gouvernant se trouvent joints. Il faut que des générations passent l'une après l'autre sous ce même con-



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t r a t ; il faut que les enfants apprennent de leurs grandspères à le considérer comme immuable; il faut qu'au sentiment de la foule l'établissement qu'on a sous les yeux ayant toujours été, il y ait nécessité à ce qu'il continue, impiété à ce qu'on l'attaque, inviolabilité dans le descendant ou le successeur d'une longue suite de rois ou de magistrats; alors les imaginations, les consciences émues, frappées, dominées par l'autorité immense d'un fait séculaire peuvent concevoir un sentiment d'amour et de dévouement aveugle pour le souverain quel qu'il soit. Que dis-je, quel qu'il soit? 11 est toujours ce que cet amour, ce que ce dévouement demandent: il est le fils de la maison de Brunswick, il est le descendant d'Osman, il est le sang de PhilippeAuguste et de St. Louis, il est le successeur régulier de la série des doges; on n'exige pas de lui autre chose et ce qu'il donne là, rien de moins étonnant à ce que tous les pouvoirs nouveaux l'ambitionnent avec passion, c'est la seule et unique garantie de durée, de tranquillité, de vie normale que la science politique ait encore jamais réussi à découvrir dans un pays et sous une latitude quelconques. Parmi les manies les plus désastreuses que l'âge actuel ait tirées des désordres nerveux de son organisme on peut mettre en première ligne celle de changer les chefs réguliers des États et de renverser les dynasties. On a prétendu à ne plus être gouverné que par des hommes de génie, et pour un, peut-être, qu'on aura rencontré en cent ans et dont on se fût fort bien passé, car le génie traite rudement les bêtes de somme qu'il emploie à le porter lui «t ses œuvres, combien ne fait-on pas de méprises, combien n'arrête-t-on pas sur les grandes routes, dans



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les casernes, dans les tripots politiques, pour leur confier le sceptre et la couronne, de pauvres gens dont tout le mérite découvert un beau matin consiste à ne descendre d'aucune race historique. Assurément Louis X V I n'était pas un grand homme; mais on ne peut nier qu'il représentât une grande chose, un grand moyen de gouvernement; et M. de Barras que représentait-il? E t que signifie M. Glais-Bizoin? On peut répondre qu'il signifie, comme M. de Barras, la grande facilité avec laquelle les classes ouvrières se laissent persuader l'improbable et abandonnent la voie directe pour se jeter dans les chemins de travers, sans se douter des difficultés de passage qui les y attendent. De ce qui existe, elles ne voient volontiers que les inconvénients; mais de l'inconnu, du fait à naître, de la combinaison à créer, leurs meneurs n'ont jamais une difficulté grande à ne leur faire pronostiquer que les mérites et les avantages les plus extravagants. C'est à l'essai qu'elles se montrent ensuite incapables de patience, de résignation, de sagesse et de raison. Je sens moi-même que l'observation, l'appréciation de ce qui sont les ouvriers en France m'amenant à toucher beaucoup de questions sur lesquelles ils n'auraient pas une influence bien appréciable, s'ils ne jouaient pas dans la nation un rôle de premier ordre, me conduit à faire l'aveu que ce rôle, après tout ce que j'ai dit et tout ce que j'ai, je pense, réussi à faire admettre, comme je l'admets, sur l'incapacité politique des classes ouvrières, que ce rôle, dis-je, je le leur reconnais. E n effet, il n'est pas à nier que, dans l'ensemble de la nation, la classe ouvrière n'occupe une



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situation très proéminente : elle est telle, à mon sens, que je ne verrais pas un paradoxe bien extravagant dans une opinion qui consisterait à définir la France comme étant par excellence un pays d'ouvriers. En effet le travail manuel y est excellent et dans la plupart des branches de l'industrie humaine la perfection de ce travail s'accroît dans la mesure où une certaine proportion d'intelligence et de goût doit s'y mélanger. Il n'est nullement besoin d'être un sage politique, ni même un homme instruit dans les choses les plus nécessaires à savoir pour devenir et être un parfait ébéniste, un tapissier plein de goût, un cordonnier, un bottier, un tailleur ou quelque chose de semblable. Il faut avoir juste assez le sentiment de la correction, de l'élégance, du convenant, du beau même, si l'on veut, pour ne pas être un artiste et alors on est ce qu'est l'ouvrier français, un producteur tellement adroit, tellement raffiné d'objets d'usage aussi bien faits qu'on les peut faire, qu'aucun autre ouvrier en Europe ne saurait se comparer à ce parangon de l'atelier. Faut-il dire la raison de cette incontestable supériorité? La voici: le Français excelle dans le médiocre et ce qu'on appelle l'art industriel, sa création la plus vantée de nos jours et ce qui, en effet, a ébloui l'Europe et la tient dans une sorte de vasselage vis-àvis de l'industrie française, n'est pas autre chose que l'expression la plus franche du besoin de choses rétrécies, petites, mesquines, brillantées qui constitue le génie particulier de cette époque. L'argent de tous les pays et de tous les climats afflue dans les boutiques et dans les magasins français attiré par cet appât. Tout le monde comprend, aime et recherche la valeur



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d'une pendule, d'un bronze de petites dimensions, copie de grandes choses, réduction mesquine de chefsd'œuvre. D u chef-d'œuvre en lui-même personne n'en voudrait, mais en le réduisant de toutes manières, en lui enlevant cette fierté, cette audace qui caractérise ce qui s'appelle chef-d'œuvre, en le découronnant de ce qui constitue la grandeur et la beauté même, on obtient le travail de l'ouvrier et non plus celui de l'artiste; c'est aujourd'hui ce que chacun veut et voilà comment et pourquoi l'ouvrier étant ce qu'il est, avec ses défauts énormes et ses qualités réelles d'ouvrier est devenu, en France, un personnage si considérable. Mais on voit assez que son œuvre propre à attirer les capitaux, à enrichir le pays, à y rendre la vie de plus en plus facile et élégante, n'est nullement de nature à la tranquilliser, à la pacifier, à la diriger sagement, à l'ennoblir et aussi longtemps que l'homme de métier ne retournera. pas à l'exemple de ses pères, en se confinant au travail, il n'y aura ni sécurité ni dignité possible pour un peuple qui a tant besoin de l'un et de l'autre. CHAPITRE

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E n somme l'administration française souveraine, réelle, effective, toute-puissante, absolument dominatrice dans les contrées qui s'étendent entre la Belgique et l'Espagne n'a pas réussi à éclairer les paysans, à élever les ouvriers et elle a cessé de songer même à donner le moindre développement à l'intelligence de ses agents. Ce qu'elle a fait que l'on puisse constater et que l'on doive même constater avec insistance, pour être vrai et juste, c'est qu'elle a énormément adouci, embelli, amélioré la situation matérielle des trois caté-



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gories de personnes dont il vient d'être question; elle les a, sur beauoup de points, débarrassés de toute nécessité d'intervenir en leur propre faveur, elle le leur a même sévèrement interdit dans la juste confiance de réussir beaucoup mieux à ce qu'ils ont à souhaiter qu'ils ne le pourraient faire eux-mêmes; elle les a fait vivre mieux, fait vivre plus longtemps, elle a assuré la perpétuité aux malades, aux infirmes, aux estropiés, aux difformes et dans toute cette multitude, caressant avec complaisance tous les instincts communs et grossiers, l'amour du boire et du manger, de l'appartement bien chaud, du plaisir des yeux et des oreilles, elle a répandu, sans y songer assurément, sans le vouloir en aucune manière, on ne saurait l'en accuser en restant équitable, elle a répandu le désintéressement le plus complet, le plus naïf, le plus absolu de tout ce qui s'appelle vertu morale, et cela. si bien que toute appétition d'une idée élevée, si elle venait à se produire dans les trois catégories de gens dont il a été question jusqu'ici, fonctionnaires, paysans, ouvriers, ne représenterait jamais qu'une manifestation romanesque qui étant isolée ne pourrait jamais que compromettre la réputation de bon sens et d'esprit pratique de celui qui l'aurait eue, sans avoir la moindre chance d'atteindre à une réalisation utile. J e voudrais pouvoir dire que ce régime doux, énervant, mais placide a du moins produit un sérieux et définitif apaisement des passions haineuses et que toute cette masse vouée au culte des dieux de la matière et désaccoutumée de tout ce qui ressemble à de la chaleur, à de l'enthousiasme est à jamais devenue bonne et douce et réellement humaine. C'est du reste une



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des principales prétentions du X I X e siècle que d'en avoir fini avec les explosions de brutalités des âges de barbarie. Malheureusement cette compensation assez utile, fort appréciable et qui vaudrait la peine d'être estimée, il n'est pas tout à fait sûr qu'on la possède. Si l'on voulait additionner la somme de toutes les violences commises depuis le commencement du siècle jusqu'au jour actuel, on trouverait sans nul doute de quoi s'inquiéter au sujet de cette prétendue réforme des moeurs; on a beaucoup fait la guerre, on a beaucoup massacré; on a tué des rois comme au Bas-Empire et il est évident que la plus grande part de ce qu'on nomme aujourd'hui la science s'applique à chercher des moyens nouveaux de destruction. On a eu l'honneur d'en découvrir dont l'atrocité ne fut égalée jamais et cela ne satisfait pas encore ; on espère mieux. Quant aux boucheries militaires, il doit rester désormais peu de chose à ajouter à leur amplitude et à leurs horreurs. Ainsi, pour rester aussi près que possible de la vérité, le mieux est de passer sous silence cette douceur des moeurs modernes et de ne pas en admettre la prétention avant plus ample informé. On ne trouvera pas assurément singulier ni excessif, que l'administration étant tout en France, et beaucoup plus que le gouvernement, il lui soit ici imputé beaucoup et demandé compte de tout. Elle a pétri la nation, elle en a fait ce qu'elle a voulu; elle lui a donné; elle lui a ôté; elle est donc responsable de ce que la nation est devenue, même et surtout peutêtre dans ce qu'elle-même ne prévoyait pas, ne désirait pas et serait portée à regretter tout comme nous. Quoi qu'il en soit, les choses sont ce qu'elles sont et puisque



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l'administration s'étant chargée d'instruire, d'éleyer, de diriger, de mener, de conduire, de faire tourner, retourner, et lever et asseoir l'homme français, la femme française et l'enfant français, il n'est que juste de louer l'administration pour ce qui est bien et de la blâmer pour ce qui se présente comme funeste. Continuant donc dans cet examen légitime, j e remarque ici que nous n'avons pas encore vu le pire. Il est assurément fâcheux que les basses classes d'une nation soient énervées et n'aient plus devant les yeux la considération d'aucun devoir, mais il est bien plus déplorable encore de voir les classes supérieures de la société devenues complètement incapables de tenir leur rang et de servir au peuple de directrices et de guides. Ne mentionnons même pas cette allégation incongrue de la démagogie qu'une société quelconque pourrait jamais être gouvernée par en bas. C'est d'en haut que descendent fatalement les inspirations et les directions et quand, dans ces sphères natives de l'autorité, il n'est plus ni croyance, ni confiance, ni volonté, ni entente du bien et du mieux, on peut affirmer avec certitude et soutenir avec toute la foi due à une proposition mathématique que le pouvoir appartient désormais au premier caporal qui passe, le saisit et ne manque jamais d'en faire un mauvais usage. Que les basses classes aient des droits, qu'il leur soit donné et maintenu des garanties sérieuses et solides, qu'une influence paternelle veille avec soin autour de leurs intérêts, que rien n'empêche, que rien n'arrête, que tout favorise, au contraire, l'éclosion dans leur sein, des individualités capables de s'élever aux sphères supérieures, c'est incontestablement ce que les gouverneG o b i n e a u , K l e i n e r e NachlaOschriften.

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ments doivent faire et ce que tous les esprits politiques doivent préconiser. Mais rien de plus honteux pour un état social que d'en voir monter ces épais nuages d'encens brûlés de nos jours avec tant de faux enthousiasme au bon sens du peuple, au génie incomparable du peuple, à la sublimité du peuple, à la souveraineté du peuple; rien de plus énervant, de plus démoralisant pour les masses elles-mêmes que cette flagornerie nauséabonde jetée à la tête de leurs infirmités morales et qui finissant par détruire la valeur de la langue ellemême, en est venue à qualifier d'existence glorieuse celle d'un menuisier et à prétendre qu'un tailleur qui sert sa pratique fait œuvre de vertu. Tout ceci bien posé, il en résulte, avec un surcroît d'évidence, cette nécessité absolue pour une nation d'avoir, quelles que soient nativement ou quelles que soient devenues ses basses classes, des classes supérieures en état moralement et physiquement de la faire vivre dans les conditions que sa grandeur historique, son état territorial, le chiffre de sa population, sa richesse, lui donnent le devoir d'exiger. Les classes supérieures de la société française se sont-elles montrées, depuis quarante ans surtout, à la hauteur de cette tâche? Il n'est malheureusement que trop facile de répondre, car personne, personne absolument ne le prétend et ne songe à le prétendre et le mal est tel qu'il faut bien l'avouer encore, la grande majorité n'en fait que rire. On trouve charmant d'être des Français de la Décadence. Il s'est créé toute une littérature sur cette théorie et le roman de Pétrone est devenu la source bourbeuse d'où se distillent en petits ruisseaux les courants d'une inspiration qui se



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croit nouvelle. On peut remarquer, que, dans ces dernières années, puisque nous parlons littérature, le nombre des livres chaque jour plus restreint, chaque jour plus stérile, se limite à des espèces de procès verbaux ambrés des petites turpitudes que peuvent présenter les mœurs. On s'imagine que l'on a des vices inconnus aux autres âges; on se flatte; tous les vices, sans aucune exception, sont de tous les temps et de tous les lieux; mais ce qui est particulier à certains lieux et à certains temps, c'est de ne plus s'intéresser qu'à de petites infamies, de ne plus savoir rire que des caricatures, de ne prendre plaisir qu'aux vulgarités et si par hasard on se sent ému, de ne subir cette impression peu habituelle que devant des monstruosités. De bonne foi, quand on a donné pour capitale à une nation une ville immense où, devant l'affluence inouïe des étrangers venus de tous les coins du ciel, les indigènes sont à peine en majorité et certainement ne le sont pas, si on retranche tous les provinciaux; quand cette ville, qualifiée pompeusement de métropole de l'univers, n'est en réalité que le caravansérail énorme des désœuvrements, des avidités et des bombances de toute l'Europe; quand on a professé tout haut, répété, écrit, fait imprimer afin que nul n'en ignore, cette maxime que Paris n'existait que pour pomper l'or et l'argent des autres peuples par tous les moyens que l'accumulation des plaisirs faciles peut fournir, on n'est vraiment pas en droit d'exiger que la nation à laquelle l'administration triomphante a fait une telle condition d'existence qu'elle n'existe que dans Paris seule, reste honnête et que ses hautes classes alimentées, nourries, enrichies, amusées par le carnaval 10*



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universel voient rien de mieux à faire en ce monde que de perfectionner de plus en plus et d'étendre ce carnaval. C'est en effet aussi ce qu'elles ont fait pendant vingt ans et elles n'ont pas fait autre chose; à ce régime la littérature est devenue ce que l'on a vu tout à l'heure, une petite fabrication de petits livres pestilentiels, associés à une petite efflorescence journalière de gazettes à l'eau de rose empoisonnée; les jeunes gens riches n'ont plus voulu prendre aucune espèce de profession afin de se consacrer tout entiers aux clubs, aux filles et aux parés ; ceux qui, par des considérations quelconques, ont choisi une détermination plus mâle et se sont résignés à prendre l'apparence de gens occupés ont trouvé facilement dans l'administration des carrières qui ne leur imposaient pas de réalités; il a fallu réellement n'avoir pas de quoi vivre pour se soumettre à rabaisser sa considération en s'occupant d'un travail quelconque et encore, du moment que l'on a travaillé, quelle que fût la carrière que l'on suivait, on y a beaucoup moins réussi que ceux qui ne faisaient rien et ce sont là les conditions dans lesquelles ont vécu les hautes classes de la société française depuis vingt ans surtout. L'éducation première donnée par les soins de l'administration a du reste singulièrement facilité l'éclosion de toute cette misère. Ce n'est pas ici le lieu de discuter la valeur des méthodes d'enseignement appliquées par le ministère de l'instruction publique. L a preuve qu'elles ne sont pas excellentes, c'est que presque tous les chefs de cette branche d'administration font les efforts les plus constants et les plus soutenus pour changer ce qu'ils trouvent établi et se



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signaler par des innovations; cela seul montre leur inquiétude, leur peu de confiance, leur bon vouloir pour que le futur ne ressemble pas au présent; réussirontils? Leurs partisans l'affirment, mais il n'y a qu'un point certain et incontestable et un fait au-dessus de toute discussion, quelle que soit la cause véritable qu'on veuille y trouver, c'est que la jeunesse française sort du collège sans jeunesse de cœur, sans fraîcheur d'idées, usée d'esprit, sceptique et profondément ignare. Il n'est que de voir passer dans les rues de Paris des bandes ^d'écoliers pour se sentir saisi des plus tristes et des plus répugnantes impressions. Ces misérables enfants, la plupart dépareillés, sans maintien, sans tenue, portant sur leurs visages livides, plombés, malsains ou maladifs la plus agressive expression d'impudence, n'annoncent rien de bon pour leur avenir. Heureusement les premières années qu'ils passent hors du collège les reforment quelque peu quant à l'extérieur; mais l'intérieur reste ce qu'il est. Toute cette enfance, génération des classes bourgeoises, n'est pas également riche, mais toute n'a qu'une seule pensée, c'est de le devenir ou de le rester; toute est bien pénétrée de cette opinion que jouir et ne rien faire constitue le seul bonheur, le seul honneur moderne; mais toute ne tient pas la possibilité de se faire de prime abord une telle vie.

[II. PARTIE.] [CHAPITRE I.] Aucune guerre ne fut jamais résolue avec un pareil gonflement d'orgueil, une joie de nuire si intense, une certitude plus absolue de prépondérance guerrière, une jubilation de sarcasme plus expansive de ce qu'on était prêt à tout, tandis que l'ennemi n'était prêt à rien. On expliquera plus tard ce qu'on voudra et comme on le voudra; tout mauvais cas est niable; celui-ci, détestable, est nié, sera nié par les coupables du haut de leur tête; mais la vérité accusatrice dominera tout. Jamais l'aveuglement ne fut poussé à un degré pareil. Les chefs du gouvernement, ceux qui les entouraient et les soutenaient, parlaient avec la plus entière candeur et dans leur intimité, comme dans le public, devant leur glace, tête à tête avec leur seul image, comme devant la figure de leur plus affidé partisan, ils répétaient toujours la même chose: faisons la guerre, nous sommes prêts, les Prussiens ne le sont pas. On avait des mitrailleuses; les Prussiens savaient tout au plus le nom de cet engin mystérieux et formidable, suffisant à lui seul pour les anéantir et dont on racontait les effets les plus épouvantables. Nous avions le fusil-chassepot et les Prussiens, devenus honteux de leur fusil à aiguilles, étaient occupés à s'en débarrasser,



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d'où il résultait qu'ils n'avaient pas même d'armement régimentaire et cette situation d'impuissance ne pouvait pas durer moins d'un an pour ces malheureux; nous avions nos généraux d'Afrique et ceux de la Crimée et ceux d'Italie et ceux du Mexique et d'autres encore; pour eux, ils étaient réduits à quelques théoriciens, assez capables de battre nos vaincus de Solférino, mais sans moyen de tenir devant notre science pratique si souvent éprouvée. Enfin nous possédions sans conteste la plus belle armée composée des premiers soldats du monde. Voilà quelle était notre situation au point de vue militaire. Au point de vue politique elle n'était pas moins assurée et moins brillante. L'Autriche allait se prononcer pour nous. L'Allemagne du sud, trop heureuse d'échapper définitivement à la menace de l'hégémonie prussienne n'attendrait pas que Vienne eût parlé pour prendre à tout le moins l'attitude de la neutralité. Le Hanovre allait se soulever, Francfort, le Slesvig feraient de même et le Danemarck prenant feu sur toute sa frontière, allait immobiliser dans le nord une partie considérable de l'armée prussienne réduite à une défensive d'autant plus laborieuse que nous allions immédiatement diriger un corps auxiliaire considérable pour aider nos alliés de la Baltique; c'en était fait des ports de la Confédération du Nord, de leur marine militaire et de leur commerce. C'est ainsi que calculaient les partisans de la guerre, c'est-à-dire tout ce qui croyait trouver dans un pareil incident un dérivatif pour les dangers de la situation intérieure et ceux, plus nombreux encore, dans les couches non politiques de la société parisienne, qui voyaient là une aventure de plus, des émo-



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tions bruyantes, des bulletins, une représentation de cirque, la passion dominante des foules gallo-romaines qui au fond ne se sont jamais dégoûtées du gladiateur et du cocher de l'hippodrome. On a affirmé d'un côté, nié de l'autre la propension du peuple vers cette guerre. Il est certain que le gouvernement impérial la voulant faire pour se rétablir en bonne estime auprès de la nation, le parti républicain ipso facto ne la voulait pas. Il est certain encore que les classes commerçantes désidéraient vivement la continuation de la paix; c'est leur vœu ordinaire; quant aux habitants des campagnes, ils étaient encore bien plus de cet avis-là; ils n'avaient voté au plébiscite du 8 mai que pour obtenir le repos, ils craignaient extrêmement toute dépense nouvelle, toute conscription surtout et n'ayant pas la plus légère notion de ce qu'était ou n'était pas l'état de l'Allemagne, se souciant fort peu de ce que les politiques en pensaient, ils ne voulaient pas être troublés dans leur quiétude pas plus pour cette cause-là que pour toute autre. Le gouvernement a donc avancé un fait complètement inexact lorsqu'il a prétendu qu'on lui forçait la main et que le sentiment public le poussait au combat. Le sentiment public, au contraire, l'eût retenu et empêché d'agir, si ce qu'on nomme sentiment public voulait dire l'opinion des majorités; mais les majorités n'ont jamais eu et n'auront jamais voix au chapitre, ce qui, en thèse générale, n'est d'ailleurs pas à regretter. Je viens de dire tout à l'heure quels étaient ceux qui voulaient la guerre; il me reste encore à ajouter à ce dénombrement la mention de ceux, qui, ne la voulant pas précisément, étaient entraînés non seulement à la



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laisser faire, mais à la faire faire, par des conditions de différents genres. La veille du jour où la détermination fut prise à la chambre et le vote acquis à l'opinion du ministère, une réunion du centre avait eu lieu dans la soirée. On avait été d'avis qu'il ne fallait pas de guerre; on s'était décidé à se prononcer contre les vues du gouvernement; on avait promis d'appuyer la résistance de M. Thiersj On s'était compté, on n'était guère que quatre-vingttrois ou à peu près et on s'était séparé, indécis, intimidé, cependant avec l'intention déclarée de tenir bon. A l'entrée en séance cette intention alla rejoindre celles qui pavent l'enfer et chacun vota pour la guerre, sous la pression de ce triste défaut national que je rencontre si souvent à l'œuvre dans la déplorable histoire de ces derniers mois: chacun eut peur d'avoir l'air d'avoir peur d'un fait militaire et surtout peur d'avoir l'air de douter de la suprématie militaire de la France à l'égard d'un antagoniste quelconque. Dieu sait si la nation ne s'en fût pas blessée et alors que devenaient le prestige, l'influence, les espérances et les combinaisons futures des individus et des partis? Moyennant cette considération qui ne fut pas appréciée seulement dans l'enceinte de la chambre, mais qui émut encore beaucoup de gens au fond du cœur peu belliqueux, il est certain que, pendant les jours qui suivirent la déclaration de guerre, le ton général de Paris fut celui d'un peuple qui veut se battre. Tout au plus les gens sensés se disaient-ils à l'oreille ce qu'ils eussent désiré qu'on ne fît pas. Quant au ton des journaux, surtout de ceux de ce qu'on appelait alors et qu'on appelle peut-être encore aujourd'hui la petite presse, les plus recherchés, les plus



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répandus, les plus influents, rien ne saurait en dépeindre le honteux caractère. La rodomontade la plus répugnante s'y mariait à des effusions de sauvage. Il n'était que trop facile d'aller à Berlin; on y marchait, on y courait, on y était déjà et c'était regrettable d'avoir devant soi une tâche si facile à laquelle la gloire manquait. Les femmes allemandes attendaient nos soldats et s'en cachaient peu. Les Prussiens devaient prendre bien garde de ne pas s'avancer sur notre territoire, car alors ils devaient savoir qu'on les traiterait sans pitié; on ferait la chasse aux Prussiens, (ce fut l'expression consacrée et les journaux la trouvèrent si belle qu'ils la répétèrent à satiété), on les traquerait comme des bêtes fauves, on ne leur ferait aucune grâce et ils n'en mériteraient pas, car ils auraient envahi la terre sainte, le territoire sacré etc. A l'effet d'assurer cette destruction éventuelle, on recommandait l'organisation de compagnies de francstireurs. Ce devaient être des braves à toute épreuve, capables de s'embusquer au fond d'un bois, de faire feu sur une sentinelle et de disparaître sans laisser de trace. Idée sublime, très militaire et évidemment inspirée par quelques pièces de l'Ambigu et les romans américains de M . Gustave Aimard. Il est assez naturel que dans un moment de triomphe enivrant comme celui où on se trouvait, on n'eut pas le temps de réfléchir qu'en proclamant si haut de faire la guerre en insultant les femmes et en assassinant les hommes, on risquait de faire croire à l'Europe que l'armée française recrutait ses bandes parmi les Nouveaux-Zélandais. Du reste ce scrupule se fût-il présenté à l'esprit des journalistes et de leurs lecteurs, personne n'en eût été fort scandalisé, car on comptait extrêmement sur les Spahis, sur



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les Turcos, sur toutes les variétés de mercenaires arabes ou noirs que nous pouvions avoir à notre solde. Il ne faut donc pas nier que dans la pensée des partisans dé la guerre les hostilités allaient être conduites par tous les moyens permis et non permis et que, sans méchanceté peut-être, mais bien certainement avec la légèreté la plus déshonorante, on se promettait de se tout permettre contre l'ennemi. Je ne dis pas, mais je n'oublie pas que l'on comptait bien aussi se faire appuyer à l'intérieur de l'Allemagne par tous les éléments révolutionnaires qui voudraient se laisser employer. Le manque absolu d'honneur était si flagrant dans cette malheureuse situation que l'on débuta par aller de nuit insulter l'ambassadeur de Prusse. On voulait lui enfoncer les portes de l'hôtel et ce n'étaient pas des gens de la populace qui se livraient à cette monstruosité; c'étaient des jeunes gens des écoles et des ouvriers aisés. Rien ne leur paraissait plus simple. Ils ne savaient pas même la gravité de l'acte auquel ils s'abandonnaient. Violer la résidence d'un ambassadeur, s'emparer de sa personne, lui dire des injures, le maltraiter, rien ne leur semblait plus naturel, puisque l'on était en guerre. Cela allait de pair avec l'assassinat érigé en droit et il se trouvait manifeste que l'homme de la bourgeoisie parisienne au XIX e siècle en savait moins long en fait de droit des gens que n'en aurait su le dernier sauvage. C'est qu'une population n'est pas maintenue impunément pendant de longues années au régime des idées fausses en matière politique, de l'ignorance en matière universelle, tandis qu'une presse obscène se charge à elle seule de son éducation. La guerre commença . . c'est-à-dire que, de notre

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côté, elle ne commença pas. Nous étions prêts, avionsnous dit et les Prussiens ne pouvaient l'être. Cependant les jours passaient et l'attente continuait. Dès le début nous prenions des mesures qui semblaient étranges de la part d'une puissance si sûre de sa force. On faisait venir en grande hâte l'armée d'Afrique sur le Rhin; on faisait acheter dans les départements des quantités considérables de chevaux et on redemandait même les juments saillies, ce qui semblait indiquer la nécessité urgente d'un effort considérable et, pourtant, on n'avait assurément rien perdu puisqu'on n'avait encore rien commencé. On rappelait de toutes parts les soldats en congé, ce qui prouvait assez qu'on ne l'avait pas fait en temps utile et on ordonnait la mise sur pied de la garde nationale mobile qui dans la plupart des départements n'existait que de nom, n'ayant encore ni armement, ni équipement, ni même des cadres. Dans toute la région formant la circonscription de la première armée les gardes mobiles brusquement appelés sous les drapeaux quittaient leurs villages, couraient aux chefslieux, étaient dirigés sur un des points de ralliement, renvoyés de ces points où on n'avait pas d'ordre pour les recevoir, poursuivis par la gendarmerie qui en avait pour les mener ailleurs, et erraient par bandes de place en place, ne sachant où aller. On voyait de ces jeunes gens ainsi par groupes sous l'abri des portes, mourant de faim et de fatigue et les intendances ne les logeaient pas et ne les nourrissaient pas. L a charité publique vint au secours d'un grand nombre; beaucoup rentrèrent chez eux. Il n'y avait plus de service dans les divisions militaires et encore moins dans les subdivisions. Tous les



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généraux commandants aspiraient, et rien n'était plus naturel, à prendre part à la guerre active; tous les uns après les autres étaient appelés, s'attendaient à l'être de moment en moment, ne songeaient à autre chose et leurs états-majors partageaient cette fièvre. Ce dont ils s'occupaient le moins, c'était du lieu où ils étaient. De là, un désordre, un trouble, un tourbillonnement d'ordres et de contre-ordres. L'un venait, l'autre s'en allait; celui qui arrivait, allait partir. Les préfets devenant les seuls généraux, les seuls intendants, perdaient la tête à leur tour et remplaçaient tout service par des proclamations fulminantes. On continuait, tout en étant prêt, à ne tirer un coup de fusil, à ne pas faire un mouvement offensif que déjà les préfets faisaient afficher dans toutes les communes les déclarations, les adjurations, les objurgations les plus furibondes. Il fallait combattre, il fallait se battre, la victoire était assurée, les populations si patriotiques du département de *** avaient à organiser des ambulances dans leurs mairies, dans leurs écoles, dans leurs fabriques, dans les maisons particulières: combien prenez vous de blessés? E t vous? E t vous! J'offre trois matelas . . J'en donne deux! Je donne une chaise! — E t les journaux reprenaient en chœur: l'honorable M. Tel, l'intrépide M. Tel, le respectable M. Tel a offert, présenté, organisé, livré, proposé de la charpie, du vieux linge, un instrument de chirurgie. — On ne perd pas de vue que pas un coup de fusil n'avait encore été tiré. — Ah! mon Dieu! s'écriaient les paysans, tout le monde est mort! Tout le monde n'était pas mort, mais comme les conversations roulaient principalement sur les effets horrifiques des mitrailleuses, des canons rayés, des fusils-

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chassepots et des fusils à aiguilles, on s'attendait à des hécatombes et malheureusement c'est une des rares choses auxquelles on se soit attendu et qui se soient réalisées. Les gens du peuple commençaient à avoir l'horreur de cette guerre qu'ils avaient commencé par ne pas désirer. De toutes parts les parents couraient pour faire dispenser du service les soldats en congé renouvelable, les soldats de la réserve, les gardes mobiles et tous ces jeunes gens non seulement partageaient le désir de leurs mères, mais en avaient encore tout le désespoir quand il leur devenait évident qu'il fallait partir. J'ai souvent entendu dire par des militaires qu'en effet les conscrits arrivaient le plus souvent assez tristes à leur dépôts; mais qu'en peu de temps ils prenaient le dessus et devenaient d'excellents soldats. Je crois qu'il y a à distinguer ici comme dans toutes les choses humaines. Cela a pu être vrai et ne l'est plus, du moins pour le moment. Il est fort peu de familles de paysans ou d'ouvriers aisés qui permettent à leurs enfants de servir. Si le numéro tiré n'affranchit pas ceux-ci, on leur fournit un remplaçant. Il en résulte que dans la plupart des villages il n'y a même pas d'anciens soldats et ceux qui y sont, appartiennent à la catégorie la plus misérable de la population, à celle qui est la moins estimée, puisque, ne rachetant pas ses enfants, elle démontre par là qu'elle ne possède rien, le stigmate le plus fâcheux aux yeux du paysan. En conséquence, le malheureux qui devient soldat se considère désormais comme une victime; il n'est plus sur un pied d'égalité avec ses voisins, avec ses amis d'enfance; il n'est soldat que parce qu'il est pauvre et cette pauvreté le déconsidère.



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Ainsi, le jour de la libération n'est-il plus que très rarement celui du retour au pays. La plupart des anciens soldats restent dans les grandes villes et les campagnes se trouvant ainsi privées de l'élément militaire et ne l'estimant pas, l'estimant d'autant moins que le peu de paysans ayant servi que l'on rencontre dans les villages sont au sentiment général, et presque sans exception, des fainéants et des piliers de cabarets, il est fort difficile que le conscrit porte jamais beaucoup de bon vouloir à apprendre son métier et à s'en bien acquitter. Je n'hésite pas à considérer cette défaveur énorme jetée dans les campagnes sur le métier des armes comme une des causes principales des échecs subis par nos armes. Ce qui est certain c'est que la très grande majorité des soldats appelés sous les drapeaux au commencement de la guerre avaient fait l'impossible, avaient recouru aux moyens les plus extrêmes, avaient passé par toutes les phases de l'espérance la plus aiguë, des intrigues les plus soutenues, des supplications les plus véhémentes avant de se résigner à partir et ne s'étaient soumis qu'avec la repugnance la plus vive. En somme, en face de l'assurance tant de fois et si solennellement répétée que nous étions prêts et que les Prussiens ne l'étaient pas, se dressaient, se traînaient, s'agitaient en ce moment autour de nos étendards la confusion des ordres, l'inconsistance des mesures, l'exagération des procédés, la distraction passionnée des esprits, le dégoût universel du service, une épouvante générale de l'étendue des désastres que l'on allait provoquer. 11 est plus qu'inutile d'insister ici sur le fait le plus reproché au gouvernement impérial: il avait dit qu'il



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était prêt et il ne l'était en aucune façon; non seulement il n'avait pas le personnel d'une armée telle qu'il l'eût fallu avoir pour faire la guerre à la Prusse, il n'avait pas le matériel non plus et c'était gratuitement qu'il avait donné des assurances absolument dénuées de fondement. J e dis qu'il n'est pas nécessaire d'insister ici sur ce point d'ailleurs si considérable, parce que d'une part on l'a déjà beaucoup relevé, ensuite parce que les histoires de ces tristes événements ne manqueront pas de se remplir abondamment des preuves et des démonstrations surprenantes relatives à cette étrange préparation de la catastrophe. Ce que je souhaite dans l'intérêt de la vérité, c'est que les narrateurs plus équitables que haineux ne s'amusent pas à prétendre établir la mauvaise foi au-delà d'un certain dégré et surtout en dehors de ce qui provenait d'une incurable et native légèreté. Qu'on prenne aussi bien soin de dire, si l'on veut rester juste, que la nation elle-même voulait être dupe, car les listes électorales du plébiscite ne lui permettaient pas d'ignorer qu'elle ne possédait pas une armée suffisante pour faire la guerre à la Prusse. Si donc le gouvernement impérial commettait la plus insigne folie, la nation était aussi folle que lui, car à ma connaissance, personne ne lui a crié, non personne, pas même les hommes de la république, qu'on ne fait pas la guerre sans soldats et chacun savait pertinemment qu'il n'en avait pas. Mais ce n'est pas là ce que je veux dire; je laisse tout ceci aux historiens futurs; ils auront de quoi débrouiller. Ce que je prétends présenter ici c'est une sorte d'apologie du gouvernement impérial à laquelle je ne suis pas assez sûr qu'on aille songer pour la laisser à l'écart. Je dirai donc que la guerre de 1870 à la pré-



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paration de laquelle on reproche tant de défauts, ne fut ni mieux ni plus mal décidée, combinée et outillée que ne le furent les campagnes de Crimée, d'Italie, de Chine et du Mexique. L a première a donné au monde le spectacle étrange des deux plus grandes nations occidentales combinant leurs efforts, accumulant les cadavres de leurs soldats, mettant leurs trésors à sec, pour se morfondre dix-huit mois devant une place à peine fermée lorsqu'elles l'abordèrent et qui se fortifia sous le feu de leurs batteries. L a seconde donna une assez juste idée de ce que peuvent des troupes qui ne sont pas commandées du tout contre des troupes qu'on ne mène pas et de la nécessité de finir une étourderie par une conclusion qui ne terminait rien que notre malheureuse action; la troisième, sans la révolte bien opportune de l'armée tatare, nous eût démontré que trois mille hommes ne peuvent être engagés contre soixante-quinze-mille sans qu'il en résulte leur destruction; la quatrième, un chef-d'œuvre d'impéritie depuis le premier jour jusqu'au dernier, fut cependant la moins folle, car elle finit très mal et ne donna pas lieu de douter comme ses devancières que le bon sens, que la raison, que ce qui s'appelle droiture, sagesse, mesure, vérité, prudence fussent et dussent demeurer nécessaires dans une bonne et heureuse gestion des affaires de ce monde, conclusion impie et immorale au premier chef, à laquelle cependant semblait nécessairement aboutir le succès de ce qui se passait en France dans toutes ces dernières années. E t qu'y a-t-il donc de si étonnant, lorsque l'on voyait partout réussir des coups de tête imaginés par des fous, acceptés par des indifférents ou des distraits, exécutés par des aventureux, qu'y a-t-il donc de si étrange, dis-je, G o b i n e a u , K l e i n e r e NachlaBschriften.

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à ce que cette façon d'agir ait fait école et qu'on ait fini par considérer, qu'une chose pensée était par cela seul une chose suffisamment préparée? Est-ce que le premier des Napoléon ne remplaça pas à un certain moment des facultés fléchissantes par une étoile? Et, quand il y a une fois une étoile en jeu, est-ce que les généraux, les administrateurs, les politiques ne sont pas du coup dispensés de s'occuper d'autre chose que de leurs intérêts personnels et de leurs visées propres et de leurs combinaisons à eux-mêmes? C'est ce qui arriva, quand la guerre fut déclarée à la Prusse; on était tout aussi prêt que dans les occasions précédentes; celles-ci avaient réussi, pourquoi ne réussirait-on pas? L'étoile aidant, on vient bien jusqu'à Mayence; arrivé à Mayence, de quoi avait-on besoin? D'une victoire, d'une conquête, d'un effet sérieux? En aucune manière, il fallait seulement un « effet moral » ; on eût été par trop maladroit, si, en fouillant convenablement les environs, on n'y eût pas trouvé un lieu semblable à Villafranca et, de ce moment, la campagne était terminée. Comment s'imaginer qu'une politique qui avait réussi pendant vingt et un ans, allait échouer tout d'un coup? N'avait-on pas les précédents pour soi? La conscience devait être en repos, puisqu'on ne faisait que tourner cette même manivelle qui avait déjà produit de si beaux résultats. Il n'y a donc, peut-être, qu'une justice incomplète à aller tout à coup faire un procès au système impérial de ce qu'il a dit en 1870 qu'il était prêt, quand il ne l'était pas. C'est méconnaître que ce système lui avait toujours réussi, d'après l'avis commun, jusqu'à cette conclusion fatale. Il est certain que, malgré les efforts de l'adminis-

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tration de la guerre et des préfets, plus on se donnait de peines pour concentrer les moyens d'attaque, plus on s'apercevait qu'ils faisaient défaut. La guerre était déclarée, depuis bien des jours, on était sur le Rhin, on était prêt, hurlaient en chœur tous les journaux, et pourtant on ne voyait avancer que les masses prussiennes qui n'étaient pas prêtes. On sentit alors l'impérieuse nécessité de satisfaire l'impatience générale en produisant non pas un fait, les Français n'y tiennent pas, mais un « effet moral » et on fit avancer quelques troupes et, sans aucune espèce de nécessité stratégique, simplement pour essayer les mitrailleuses en produisant « l'effet moral » désiré, on se jeta en force sur Sarrebruck et on couvrit d'obus les fabriques et les promenades de cette petite ville manufacturière. Il y a longtemps que ce triste et misérable exploit a été mis à fin. Il y a six mois et depuis lors, il s'est passé tant de choses que le temps s'est gonflé à la proportion d'un demi-siècle; les idées, les notions, les espérances, les tendances ont pris des directions nouvelles; les mots ont changé de sens, le bien est devenu le mal et ce qu'on adorait on l'a brûlé en dansant à l'alentour. Bombarder sans même avoir le prétexte de briser une résistance ni de préparer une occupation, une pauvre ville, un amas de maisons inoffensives, raconter avec une joie naïve et une admiration alarmante que les mitrailleuses fauchaient les pelotons de soldats comme des gerbées, et s'en aller dîner ensuite, toute la France, je dis toute la France, sauf de bien rares exceptions a, dans son temps, trouvé cette victoire admirable et n'a pas eu l'ombre d'une objection à ce qui venait de se faire Personne n'a demandé si c'était permis, si c'était utile, II*



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si les gens coupés en deux par les admirables mitrailleuses en éprouvaient quelque sensation désagréable; une seule chose était manifeste, c'est que les Allemands avaient été fort malmenés par les troupes françaises et rien n'était plus légitime et, à la fois, plus rationnel. Il est évident que les étrangers, aux yeux de la divine providence qui a daigné les mettre en ce monde, n'ont pas d'autre raison d'être. Nul doute, d'après le début de Sarrebruck, que si la fortune s'était déclarée en notre faveur, nous aurions été parcourant l'Allemagne avec nos mitrailleuses et nos obusiers, dispensant la mitraille de droite et de gauche sans l'ombre d'un scrupule et nous aurions trouvé souverainement ridicule et déplacée toute prétention des Allemands à nous empêcher de faire à cet égard suivant notre fantaisie, sous prétexte de villes ouvertes à respecter ou de monuments anciens ou nouveaux à ne pas atteindre. Nos idées ont considérablement varié à cet égard. Nous professons, désormais, pour le droit des populations civiles à tous les ménagements imaginables des doctrines dont la mansuétude est plutôt exagérée; je suis convaincu que nous avons raison dans cette conviction nouvelle et il est fort à souhaiter de la voir se répandre et persister dans la conscience de tous les peuples. Seulement, et comme Français, je ne trouve pas plaisir aujourd'hui à une pareille prédication. Quand on a été dur et méchant dans ce qu'on prenait pour de la prospérité, l'honneur veut qu'on persiste au moins dans l'orgueil du silence, en en recevant le châtiment. L e dernier peau-rouge de l'Amérique peut tenir école à cet égard et il a raison: c'est l'honneur. Nous avons bombardé Sarrebruck, ville ouverte et sans défense et nous

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avons bombardé Kehl placée dans les mêmes conditions; il n'était ni digne, ni noble de pousser au ciel des vociférations indignées parce que l'ennemi bombardait Strasbourg. On n'avait à cela qu'une réponse à faire: jeter l'ennemi dans le Rhin; on ne l'a pas pu: reste le silence et tant pis pour celui qui n'en comprend pas la noblesse, mais, en général, et on n'en verra que trop de preuves, la noblesse de cœur et la générosité d'esprit n'ont été, dans toutes ces affaires que le partage d'un bien petit nombre d'élus; les gouvernements, les journalistes et les masses n'en ont plus soupçonné l'existence. CHAPITRE

II.

Ce qu'on s'empressa d'appeler «la Bataille de Sarrebruck» répondit assez bien aux espérances de ses inventeurs; l'impression produite sur les esprits fut bonne; mais, cependant, peu profonde. On était si universellement convaincu dans toutes les classes de la société française d'un mariage indissoluble de la victoire avec notre drapeau, qu'un premier succès ne pouvait passer pour quelque chose de bien précieux. Ce fut un acompte et peu davantage. Néanmoins les amis du gouvernement s'efforçaient d'en tirer le plus grand parti possible en attendant mieux, quand soudain éclata dans cette atmosphère paisible, au milieu de ce ciel bleu et rose, l'épouvantable craquement de la bataille de Reichshoffen. On ne compendra pas bien plus tard l'horrible sensation éveillée à ce bruit dans les os, dans la moëlle, dans le cerveau, dans la chair de toute la nation française, sans distinction de parti. Une épouvante étrange saisit toutes les imaginations; un étonnement sans



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bornes fît béer toutes les bouches; une stupeur glaçante tomba sur toutes les têtes; tous les regards étaient attachés sur les lieux où venait de se passer un fait aussi énorme et on ne pouvait pas croire que ce qu'on voyait fut réel. Nous étions battus! Battus dès le début de la campagne et non pas battus, mais anéantis! Qu'on se rappelle bien ici de la façon dont nous savons tous notre propre histoire et du dogme d'invincibilité qui forme l'essentiel de notre opinion de nous-mêmes et, en mesurant l'écart entre la réalité vivante qui se dressait là contre nous et la fiction toute puissante encore sur nos convictions, on se rendra quelque compte de l'ahurissement général. Les républicains, eux-mêmes, ravis, au fond, du désastre que le ciel leur envoyait, furent épouvantés comme les autres; mais quand on éprouva que la première défaite n'était que le premier anneau d'une chaîne de destructions et que malgré le courage effrayant de nos troupes, le dévouement de nos officiers, l'énergie superbe du maréchal Mac Mahon, il fallait tomber, il fallait périr sous les coups d'un adversaire dont il était impossible de nier la supériorité, la supériorité malheureusement trop prouvée avant qu'on n'eût le temps d'en rechercher, d'en examiner, d'en reconnaître et d'en constater les causes, quand on vit que nos mitrailleuses ne nous couvraient pas, que nos canons rayés ne nous défendaient pas, que nos fusils-chassepots ne nous sauvaient pas, que notre artillerie était brisée, notre cavalerie dispersée, notre infanterie mise en pièces, les hurlements de rage se tournèrent en vociférations contre les traîtres. Les Français sont toujours trahis; ils ne sont jamais ni insuffisants, ni malhabiles; ils sont trahis; ce mot-là



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était déjà en usage au X I V e siècle et quand Froissart raconte ou la surprise d'une de nos villes ou la déroute d'une de nos armées, il a toujours soin de remarquer que les Français en s'enfuyant criaient: trahis! trahis! E t , naturellement, ce qui trahit c'est tout ce qui commande et de là, d'une part, cette facilité déplorable de démoralisation qui existe dans nos troupes et, de l'autre, ce goût passionné qui nous tient pour compliquer les malheurs et les périls de toute défaite au moyen des embarras d'une révolution. Si nous avions eu un gouvernement sérieux, c'està-dire, traditionnel et tenant aux entrailles de la nation, un de ces gouvernements dont on peut déplorer et dénoncer les fautes, mais dont on ne cherche pas à se débarrasser à tous propos, si, surtout, nous avions été une nation sensée, pratique et politique, nous eussions fait la paix immédiatement et sans laisser à l'ennemi le temps de s'en venir jusqu'à Metz et quelque sacrifice que cette paix nous eût coûté, il n'eût été que temporaire. L'Europe eût parfaitement vu et compris que l'honneur de la nation ni même sa force réelle n'étaient compromis par une action étourdie; la brillante, l'héroïque tenue de nos pauvres bataillons submergés au milieu des forces disproportionnées avec les leurs eût sauvé la considération de nos armes; des enquêtes justement rigoureuses eussent fait justice de l'impéritie de quelques uns, une abdication n'eût ébranlé l'édifice gouvernemental et eût donné satisfaction plénière à l'équité, et si les concessions faites pour arrêter les suites de la faute énorme qu'on venait de commettre avaient été trop lourdes pour être à jamais consenties, en peu d'années on les pouvait reprendre, aussitôt que le malheur arrivé aurait eu donné



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ses fruits fortifiants d'expérience et de réforme. En tout cas, je le répète, l'honneur de la France fût resté intact et le pays n'eût rien souffert. Une solution de ce genre ne pouvait pas même être proposée. Un gouvernement qui n'existait qu'à la condition de danser sur la corde raide ou de faire croire à perpétuité qu'il y dansait, un gouvernement qui était obligé de faire passer et briller devant tous les yeux un clinquant éblouissant d'adresse et de savoir-faire, de bonne chance et de prospérité fatales ne pouvait songer à se tirer d'affaire et la nation avec lui par une voie modeste. Il venait de se laisser choir du haut de son trapèze; y remonter, en niant autant que possible qu'il se fût fait mal, était de première nécessité et ,malheureusement, cela ne put pas trop se faire. Il eût fallu que quelqu'un lui donnât la main et, malheureusement, tout le monde s'y refusa, pressé à outrance de jouir d'une vengeance qu'on eût mieux fait de retarder. Parmi toutes les agonies, celle des pouvoirs est des plus tristes. Le souverain qui, pendant tant d'années, avait mené à sa fantaisie les affaires de l'empire dut renoncer publiquement à exercer l'autorité militaire et, pour un César gallo-romain, quelle chute! Alors commença, sur la plus grande échelle, la décomposition des apparences d'ordre qui avaient caché si longtemps le désordre foncier de cette malheureuse société administrative qu'eut la France. L'indiscipline vivace au sein de tous les corps éclata dans toute sa laideur; tandis que les officiers se mirent à déblatérer publiquement contre les généraux acharnés les uns après les autres, les soldats accusaient partout leurs officiers de les abandonner devant l'ennemi et cette



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indigne fable circulant d'un régiment à l'autre, d'une caserne à un camp, d'une ambulance aux hôpitaux de l'intérieur était arrivée jusque dans des départements lointains dès avant l'époque de la bataille de Sedan. L a basse méchanceté des politiques des clubs s'empara tout d'abord d'une imputation aussi propre à cadrer avec leurs doctrines et dans tous les ateliers et bientôt même dans les cabarets de village on commença à répéter à satiété et sous toutes les formes que tout ce qui avait les mains propres trahissait le pays et le vendait à l'étranger. On ne s'arrêta pas seulement à multiplier les formes variées de ce thème en y cousant des anecdotes soi-disant authentiques, on prétendit savoir aussi que, de toutes parts les nobles, les bourgeois, les riches, celuici, celui-là, tel que l'on n'aimait pas, tel autre auquel un porte-haillons voulait nuire, envoyait de l'argent en Prusse et payait les ennemis et cette monstrueuse fourberie, à moitié crue, à moitié feinte, chemina si bien dans les imaginations des gens de campagne que vers la région des Pyrénées, assez peu menacée pourtant à ce moment-là, on brûla tout vif un malheureux gentilhomme après l'avoir torturé. On le brûla, en plein champ de foire, un jour de marché, au milieu du concours de la population du pays qui le connaissait parfaitement pour un homme doux, bienveillant et dont on n'avait en rien à se plaindre. On le brûla, en y mettant le temps, sans se presser, en apportant les fagots les uns après les autres, et devant l'indifférence absolue et inerte du plus grand nombre, qui, pendant l'opération, vendait sa vache et ne regardait que d'un œil, devant les calembours et les joyeusetés de quelques autres qui trouvaient le spectacle assez neuf et réjouissant, les cannibales pu-



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rent faire leur office sans que les efforts d'un groupe très minime d'assistants moins abrutis pussent prévaloir contre leur ivresse sanguinaire. Il faut ici faire remarquer un point très important, pour peu qu'on tienne à la justice. L'assassinat de M. de Moneires n'a pas eu lieu au nom de la république; les gens qui l'ont commis étaient très disposés à crier: vive l'Empereur! Peutêtre avaient-ils voté oui pour le plébiscite du 8 mai; ce qui agissait en eux c'était la barbarie inepte du paysan; c'était sa sauvagerie de bête des bois; ils se montraient les congénères authentiques de ces hommes des campagnes de la Charente soulevés en Jacquerie contre les prêtres et contre les nobles, il y a deux ans à peine et voulant tout égorger et brûler pour faire acte d'attachement au souverain; ils étaient encore les frères de ces bons villageois de l'Ardèche qui, en 1848, auraient aussi égorgé les propriétaires ordinairement les plus aimés et les mieux connus, si on n'avait eu l'adresse de leur persuader que sous le seuil des châteaux désignés à l'envahissement et à l'incendie, des barils de poudre étaient cachés qui allaient sauter aussitôt qu'ils entreraient. En réalité ces misérables sont tous les émules des Nègres de la Jamaïque. On les a comblés de toutes manières; de toutes manières on les a, les uns et les autres, affranchis, nourris, caressés, instruits autant qu'ils s'y sont prêtés. L a brute est restée telle que la nature l'avait faite et on aura beau lui donner toutes les huiles et les chrêmes du couronnement, et la proclamer souveraine, on n'en fera jamais qu'un monstre privé d'honneur, de bon sens et de raison, et un animal de l'Apocalypse. Enfin le mal était fait. L a France était battue, ren-



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versée, la porte de sa maison ouverte et elle se tenait là, affolée, tombée sur le dos, hurlant contre elle-même. Que fit-on à Paris dans les conseils du gouvernement, dans les chambres? Exactement ce qu'on faisait à l'armée et dans les départements. Les uns perdirent absolument la tête, les autres pensèrent que s'il était urgent d'aviser au salut commun, certaines autres considérations n'étaient pas moins impérieuses; ceux qui étaient au pouvoir pensèrent à se diriger de façon à le garder; ceux qui n'y étaient pas de façon à le prendre et l'armée allemande continua à marcher en avant. Elle marchait. Cependant les détenteurs actuels de l'autorité n'étaient plus visiblement ni maîtres d'euxmêmes, ni maîtres des autres. La guerre dépassait leur génie et leur force et les embarras intérieurs qui les assaillaient de toutes parts avec une furie croissante ne leur inspiraient pas d'autres résolutions que de reculer et de se garer et comme le temps les gagnait, que tout se rétrécissait autour d'eux, il était bien évident qu'ils allaient succomber. Un triomphe, eût-il été complet, éclatant, bruyant, orné de toutes les grâces et de toutes les splendeurs que l'imagination appelle et que la réalité ne donne guères, l'Empire n'en fût pas moins tombé. L'aveu public d'impuissance sinon d'incapacité proclamé par le souverain au moment où il s'était démis du commandement militaire à la vue de ses soldats et de ses peuples n'était pas de ces fautes effaçables sur lesquelles un succès inespéré passe joyeusement l'éponge; le ministère, de son côté, était moralement impliqué dans la démission du chef de l'État; il fallait d'autres hommes. Lesquels? Des hommes qui ne fussent pas ceux du passé, qui ne fussent pas, à coup sûr, ceux du présent;



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mais non plus, assurément, ceux de l'avenir; il fallait des personnages neutres qui n'eussent pas l'air de l'être tous et, si, par hasard, il s'en devait trouver parmi eux qui ne le fussent pas du tout, il était indispensable de les couvrir, de les dissimuler assez pour qu'on ne pût pas se trop attacher à leur valeur. Ainsi sauver la France, tout de suite et plus tôt aujourd'hui que demain du plus effroyable péril, d'un péril inconnu dans ses annales, sauver de suite et très vite la dynastie, qui s'avouait impuissante à se sauver elle-même, voilà ce qu'on prétendit essayer avec des forces dont la condition constitutive était de ne rien pouvoir, pour ne rien offusquer et afin d'accomplir un tel chef-d'œuvre, on s'appuya lourdement sur deux chambres dont le caractère essentiel était de n'emprunter leur virtualité qu'au gouvernement. Maintenant qu'on s'amuse à demander comment et pourquoi vingt-huit personnes qui n'appartenaient à ces combinaisons législatives que dans la forme, mais qui en étaient absolument séparées quant à l'esprit ont pu et ont dû, sous l'action de la ruine de toutes les espérances et devant une catastrophe inévitable se trouver seules debout au milieu des débris d'un régime impuissant à se soutenir lui-même et qui, depuis si longtemps déjà, s'arrangeait pour tomber. Les républicains de la chambre ont été ou n'ont pas été dans la légalité; il importe fort peu chez un peuple qui se bâtit une légalité avec des illégalités tous les cinq ou six ans en moyenne; mais il est certain que s'il n'avait pas pris le pouvoir, il est difficile de dire qui l'aurait exercé après la bataille de Sedan, puisque les malheureux dépositaires d'une autorité devenue par trop fictive ne savaient plus même comment expliquer pourquoi ils



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n'avaient pas fait ce qu'il était impossible de faire. Toute leur tâche s'était concentrée dans des efforts inouis pour nier ce qu'ils savaient être, pour pallier un mal qu'ils n'avaient pas fait, pour donner des espérances qu'ils n'avaient pas, pour gagner du temps en un mot; mais au bout de ce temps gagné que devait-il advenir? On ne peut supposer qu'aucun d'entre eux eût de grandes illusions. Cependant toute la nation en avait; en avait des plus vastes, des plus sérieuses; il faut dire des plus désespérées. L'aspect des peuples de la France, à ce terrible moment, donnait l'impression d'une anxiété poignante et grande comme la masse qui l'éprouvait. Il y avait quelque chose de si nouveau, de si anormal, de si monstrueux dans ce qui se passait que personne ne voulait croire, ne pouvait croire que les menaces de la destinée pussent arriver à leur exécution. Les passages des Vosges franchis sans avoir été défendus, Metz investi, Nancy occupé, tant de villes prises, tant de forteresses entourées, les armées de l'Allemagne, parcourant, franchissant toutes les distances dans ces provinces d'Alsace, de Lorraine, de Champagne dont elles paraissaient dévorer le terrain, et ces armées nous montrant les étendards de la Bavière et du Wurtemberg mêlés à ceux de la Saxe et de Bade malgré les assurances contraires qui nous avaient été prodiguées et les bandes prussiennes menant tout et les généraux et les princes prussiens dirigeant tout, portant la main sur nos possessions que rien ne venait leur disputer et l'Europe muette du même étonnement que le nôtre et presqu'aussi consternée assistant sans mot dire, sans essayer même d'une conciliation, à ce spectacle tel que les temps passés, que les 800 années



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d'existence de l'État français ne l'avaient, heureusement pour elles, jamais contemplé! On espérait pourtant; on voulait espérer; on vantait, on rehaussait, on exagérait la force, la toute-puissance de l'armée de Châlons et on se persuadait à soimême que jamais plus vaillantes troupes, mieux préparées, mieux armées, mieux équipées, mieux organisées n'avaient honoré le drapeau du pays, au moment même où M. le maréchal Mac Mahon s'écriait avec douleur qu'il ne commandait pas à une armée, mais à des bandes. A Paris, les hommes mêlés aux affaires, mieux instruits de l'état des choses que la masse, étaient assaillis par des terreurs plus vraies que les espérances; cependant, ils s'abandonnaient aussi à des illusions, car ils croyaient, sinon à un soulèvement spontané des populations provinciales, du moins aux plus grandes et patriotiques dispositions à entraver la marche des colonnes envahissantes. Il est singulier à quel point les personnes accoutumées à voir fonctionner les innombrables rouages administratifs qui mettent la France en mouvement, oublient en même temps de considérer combien la France est inerte par elle-même quand tout cet engrenage ne la meut pas. On supposait donc et on supposait avec passion que ce malheureux pays dont [on] a fait avec tant de soin un automate, devait avoir conservé après tant de siècles passés dans des ligatures de fer de plus en plus perfectionnées, la faculté impossible d'agir par lui-même. On ne voulait pas absolument comprendre qu'il était, comme il devait l'être, atrophié. C'est pourtant ce qui se manifesta tout d'abord. Déjà, depuis le commencement même de la campagne, les paysans, les populations des villes, la popula-



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tion même des places fortes et de Strasbourg en particulier s'étaient montrées fort peu belliqueuses et peu disposées à concourir activement à la défense du territoire. Non pas, le moins du monde, qu'une sympathie quelconque ou même un manque d'antipathie se fît sentir pour les Allemands au moindre degré; tout ce peuple était aussi antipathique que possible aux armées envahissantes; mais il était né et avait été élevé avec l'idée exacte que les affaires publiques ne concernaient que l'administration; il tenait pour certain qu'elle était en état de faire face à tout au monde et qu'agir en dehors d'elle constituait le plus grand des crimes, en conséquence il était parfaitement décidé à ne rien faire que l'administration, en le commandant, ne l'eût rendu légitime et tant qu'il ne recevait pas des ordres précis, détaillés, hiérarchiquement transmis et timbrés comme il convenait, il ne s'occupait que de ses affaires personnelles. C'est ce qui explique comment il n'y eut après les funestes défaites qui marquèrent le début de la guerre aucune explosion d'indignation, ni de désespoir, ni de résistance dans les pays d'Alsace, de Lorraine, de Champagne; au contraire; on plia le dos sous l'orage et s'arrangea de façon à en souffrir le moins possible.: Tout ce qui put se soumettre, se soumit avec empressement et on remarque même que, dans un système conciliant qui dépassait de beaucoup le but, les habitants des villages refusaient à manger à nos soldats et donnaient tout aux troupes allemandes; la raison en était qu'ils craignaient beaucoup plus les secondes que les premières et cherchaient à les adoucir. Tout cela n'est pas beau; mais on aurait tort d'en tirer des conclusions trop rigoureuses contre les coupables; ils agissaient sui-



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vant les principes qu'on leur avait inculqués. Le malheur c'est d'avoir méconnu les conséquences fatales de notre vie administrative, de les avoir absolument oubliées, d'avoir vécu sur des phrases, sur une idée abstraite de prétendue supériorité, de patriotisme actif, de courage et d'énergie universels et indomptables. Rien de tout cela n'était vrai; les Français sont des hommes comme les autres hommes et quand ils sont mal élevés, les qualités natives qu'ils peuvent avoir s'oblitèrent. Si le désordre des premiers jours avait été grand, alors que tout le monde croyait à des succès certains, il se trouva petit en comparaison de ce que les premières défaites amenèrent. La chambre rendait décret sur décret, accumulait loi sur loi; les préfets recevaient tout et quelquefois transmettaient aux sous-préfets, quelquefois oubliaient; les sous-préfets à leur tour informaient ou n'informaient pas les communes. Une formalité manquant, on se croyait non seulement autorisé à ne rien faire, mais en obligation stricte d'attendre. Les maires tremblaient de se compromettre. Pendant qu'ils se tenaient ainsi en suspens, de nouveaux décrets, de nouvelles lois venaient s'accumuler jour par jour sur l'ancien tas et ainsi ce qui avait été retardé, avortait. Personne n'avait le temps ni l'envie de s'en apercevoir. Il fallait tout d'abord mettre sur pied la garde mobile; or, cette institution n'était guères connue que de nom dans la plupart des départements. Je l'ai déjà dit. La première impression fut de soulever partout des réclamations de la part des gens qui ne voulaient pas partir ou que leurs familles voulaient garder. Cependant, tant bien [que] mal, on mit en route, on réunit au chef-lieu les jeunes gens atteints par la loi. Presque



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partout il fallut improviser les cadres et les officiers, comme les sous-officiers, à bien peu d'exceptions près, 6e trouvèrent aussi absolument étrangers à toute notion militaire, même la moindre, que l'étaient leurs soldats. Beaucoup, sans la moindre envie de servir, n'avaient même sollicité leurs grades, que pour se procurer, pendant la campagne inévitable, une existence adoucie et moins de fatigues. J'ai entendu plusieurs de ces jeunes gens tenir et même devant leurs soldats les propos les plus fâcheux, se vanter de n'être nullement militaires et n'avoir aucune envie de le devenir et provoquer la signature de pétitions tendant à ce que l'on renvoyât les gardes mobiles dans leurs foyers. Soit par la faute de ces tristes subalternes, soit par celle de chefs supérieurs qui ne valaient pas mieux, les efforts des braves gens pleins de bon vouloir et de réelle énergie qui se trouvaient encore mêlés à cette foule en plus grand nombre qu'on n'eût été en droit de l'espérer, se trouvaient paralysés de la façon la plus déplorable et au lieu de se presser d'apprendre le métier aux officiers et aux soldats, à tout moment on leur donnait des permissions pour quitter la caserne et s'en retourner dans leurs familles, de sorte qu'eût-on voulu les rendre impropres à tout service, on ne s'y fût pas pris autrement. On les équipa, d'ailleurs, fort mal; ce qui est étrange, car ni le temps ni l'argent devaient manquer et de cette incurie devaient résulter et résultèrent les plus tristes conséquences, quand la saison froide commença. Outre les gardes mobiles, on pressa à l'enrôlement des volontaires destinés à rejoindre les corps de la ligne. D'après des rapports probablement assez exacts, cette mesure aurait fourni dans un délai assez bref plus de G o b i n e a u , Kleinere NachlaBschriften.

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100,000 hommes dont l'armée de M. le maréchal de Mac Mahon aurait eu une très grande part. Les recrues fournies presque exclusivement par les ouvriers des villes, car les campagnes en donnèrent fort peu, se trouvaient, en général, imbues du plus détestable esprit.; Vicieuses, turbulentes, indisciplinées, incapables de supporter les fatigues et les devoirs, elles se croyaient les émules des volontaires de 1792, et elles l'étaient, en effet, à beaucoup d'égards de ceux de ces volontaires qui, laissant les anciens régiments blancs gagner les batailles de Valmy, de Jemappes, de Fleurus, préféraient se débander devant le canon ennemi pour aller à quelques lieues de là, piller les villages français et fusiller leurs généraux, en les appelant traîtres. Ces misérables volontaires ne furent pas pour peu de chose dans le désastre de Sedan et des soldats de l'armée de Metz m'ont raconté que dans plus d'un corps, on avait exigé que ces hommes fussent toujours placés aux premiers rangs, dans les affaires, en partie parce qu'ils lâchaient pied honteusement, en partie parce qu'émus ou maladroits ils fusillaient leurs camarades. Une troisième ressource et qui donna les plus belles espérances, ce fut l'invitation à tous les départements de fournir des compagnies de francs-tireurs en aussi grand nombre que possible. Cette idée qui n'appartenait pas au gouvernement, que dès le début des choses, les journaux les plus répandus avaient semée profusément dans le public et qu'ils ne tenaient pas davantage de leur imaginative, possédait, on peut le dire, l'esprit de la nation depuis de longues années et n'attendait qu'une occasion de monter du fond à la surface. Son apparition f u t saluée par un véritable enthousiasme. Les francs-



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tireurs, être franc-tireur, la vie, les vertus, les exploits futurs des francs-tireurs, tout ce que cette misérable guerre a fait naître en France d'excitation s'est porté là; cette idée fut comme l'idéal poétique de la résistance. A envisager les choses au point de vue positif, tous les organisateurs militaires reconnaissent sans difficulté le mérite de ces soldats armés à la légère qui, libres de la sujétion des mouvements tactiques, comptant pour leur valeur individuelle et non comme éléments d'une forte agglomération, sont jetés ça et là sur le front, sur les flancs, sur l'arrière de l'ennemi, le harcèlent, le fatiguent, l'inquiètent, gênent ses communications, interceptent ses courriers et ses convois, le forcent à une constante garde et assurent la sécurité de leur propre armée par le service d'éclaireurs confié à leur adresse, à leur intrépidité, à leur vigilance. Les Grecs et les Romains avaient pour remplir ces emplois si utiles une infanterie composée d'archers crétois, de frondeurs baleares, de vélites italiens, le moyen-âge a connu ces coureurs qui, les premiers, ont porté le nom de brigands; les armées allemandes et françaises des derniers siècles faisaient grand cas des Croates, des Pandours, des partisans et, en effet, ce furent pour le but qu'on se proposait d'atteindre, des instruments merveilleux. Cependant tous les services qu'ils rendaient se trouvaient contrebalancés par leur indiscipline et les désordres auxquels on les vit s'abandonner et qui, de siècle en siècle, déshonorèrent leurs noms successifs. Il se trouva, à la longue et tout comparé, que cet élément inorganique introduit dans l'économie d'un corps où le bon ordre est si indispensable que [dans] le corps militaire, faisait à l'armée qui le possédait un tort incalcu12*



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lable et, dès lors, aucun général ne voulut plus avoir des partisans proprement dits. Partout, dis-je, on y renonça et à ces malfaiteurs autorisés on substitua des régiments légers, des bataillons de chasseurs à pied, des tirailleurs, des éclaireurs réguliers, bref, au fond, des soldats comme les autres soldats.

On y perdit peut-être quelque chose

au point de vue du courage aventureux, des inspirations soudaines, des coups de tête merveilleux et stupéfiants dont les Enfants Perdus s'étaient quelquefois fait honneur; mais, on y gagna de ne pas étaler sous les y e u x et offrir à l'imitation des autres troupes les plus scandaleux, les plus coupables spectacles d'insubordination, de pillage, de débauche et de crime, de ne plus dépendre en mille circonstances des inspirations plus ou moins heureuses de gens dont on ne répondait pas et qui ne répondaient de rien. Voilà pourquoi les armées régulières de l'Europe, depuis fort longtemps déjà, n'entretiennent plus de corps francs et n'en veulent pas avoir. Cependant, dans le cas présenté par l'invasion v i c torieuse qui inondant le pays au loin paraissait d é j à ne pouvoir

être suffisamment combattue par les troupes

organisées, il pouvait être admis que le système des compagnies franches était à pratiquer, des hommes inhabiles, pour une raison ou pour une autre, à faire partie de l'armée régulière et même ne le voulant pas, des propriétaires, des paysans, des bourgeois, mariés, pères de famille, des gens attachés au sol, prenaient leurs fusils, s'organisaient entre voisins,

faisaient le coup de feu

contre les Allemands.

L e s services ainsi rendus pou-

vaient être immenses.

Moins ces gens-là étaient mili-

tairement équipés, plus ils avaient

d'avantages.

Pré-

sents partout, pouvant agir partout, dans les bois, dans



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les champs, dans les maisons, sur les routes, de jour, de nuit, à toute heur, ils leur suffisait de jeter ou de cacher leurs fusils pour devenir, à la minute, des habitants inoffensifs et réclamer hautement les privilèges de neutralité. On faisait feu sur un soldat étranger qui passait sans défiance et, si l'ayant manqué, il se jetait sur vous l'arme haute, on se présentait hardiment, en se déclarant sans armes et, un enfant sur les bras, on criait au père de famille. Si, au contraire, on l'avait atteint et tué, il le restait. Cette donnée qui fut admise par les théoriciens avait pour elle tout le romanesque du système. Elle s'appuyait sur les exemples vantés de la Pologne, mais surtout des guerilleros espagnols des guerres du premier Empire On y mêla aussi, au besoin, des légendes calabraises. Le bandit vertueux, l'honnête homme farouche, le héros mal débarbouillé, le tout embelli, pour les natures d'élite, de chapeaux pointus, avec une plume, de vestes de velours à revers bleudeciel, comme j'en ai vu à Beauvais, de ceintures chargés de revolvers et de poignards, avec des guêtres à boutons nombreux, tout cela devait nécessairement faire tourner beaucoup de têtes et dans un pays où nombre d'honnêtes gens ont toujours considéré comme le dernier mot du souverain bien de faire de l'ordre avec du désordre, il est clair que les francs-tireurs devaient avoir le succès le plus théatral et le plus complet. On se hâta donc d'en prescrire l'organisation. Mais les choses tournèrent autrement qu'on ne l'avait prévu. Il y eut fort peu de francs-tireurs recrutés dans les campagnes et surtout les villages restèrent complètement en dehors de cette organisation, ce qui était précisément le contraire de ce qui avait eu lieu en Calabre, en Espa-



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gne et en Pologne. Dans tous ces pays-là, le paysan croit ou croyait à quelque chose et n'a pas de chemise, encore bien moins de mobilier; en France, le paysan ne croit à rien du tout et il a des chemises, en nombre multiple, un mobilier qu'il chérit, une maison adorée, un champ idolâtré, des bestiaux et souvent quelques actions ou coupons de rentes. Avec tout cela on ne se fait pas franctireur. Les Espagnols de 1809 étaient convaincus que les Français voulaient leur imposer un roi et détruire leur religion; les Calabrais tenaient les mêmes Français pour des damnés sanguinaires; les Polonais ont bien quelques raisons analogues à faire valoir contre les Russes. Les paysans français n'avaient l'idée de rien de semblable vis-à-vis des Allemands et de plus étaient portés à croire par mollesse, par un certain instinct que de tirer des coups de fusil à l'ennemi était un plus mauvais moyen de garantir tant d'objets si chers et susceptibles d'être pillés et brûlés que de se montrer doux, faciles et maniables, ce qu'à la presque unanimité, ils se résolurent de faire et firent, en effet. Cependant, comme il est indispensable à l'esprit de l'homme d'être inconséquent, il se trouva que ces mêmes paysans qui ne voulant pas être soldats, ne voulant pas davantage être francs-tireurs, aimaient à se vanter dans les cabarets d'être disposés à accomplir les actes de la plus héroïque témérité, c'est de faire feu sur un Prussien, « pourvu que l'on vînt avec eux ». Cet accompagnement obligé est toujours la condition sine quâ non des actes de dévouement que le paysan se vante d'être prêt à accomplir. Quand à la suite d'énergiques libations deux ou trois hommes, au plus, se montraient enfin réellement et sérieusement disposés à passer de la menace à l'exécution,

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on pouvait observer avec certitude que l'on avait sous les yeux les ivrognes émérites, les braconniers, les repris de justice de la commune et, bien certainement, ceux qui ne possédaient rien, se trouvaient, pour ce motif, exactement dans la position des Espagnols, Calabrais ou Polonais, modèles classiques. En conséquence, la grande majorité de la population agricole, tous les notables, les maires, les adjoints, les conseillers municipaux, les cultivateurs riches et aisés, les pères de famille, les garçons laborieux et rangés, se trouvèrent tout d'abord pris d'un préjugé unanime contre les francs-tireurs qu'ils déclarèrent être ou devoir être des vauriens. A défaut des paysans qui ne voulaient pas s'armer ou du moins qui ne voulaient pas faire œuvre de défense, les gens des villes se chargèrent de former et de recruter les corps francs. On vit d'abord s'enrôler les gens d'imagination: des écrivains, des journalistes, des médecins, des étudiants; tous les engagés de cette espèce, braves, honnêtes, essentiellement disposés à bien faire pour la plupart, étaient innocemment sensibles à la forme plastique de leur dévouement et à ses apparences extérieures; ils montaient réellement sur le théâtre de la guerre. Avec eux, s'engageaient des ouvriers et j'en ai vu également de fort dignes d'intérêt. Plusieurs d'entre eux n'avaient même aucune idée que l'on pût taxer de romanesque: ils me dirent simplement qu'ils s'étaient fait francs-tireurs, parce que l'ouvrage n'allant pas, une solde plus forte dans ce corps que dans la ligne leur permettait de soutenir plus avantageusement leurs familles. Ces ouvriers faisaient, il faut de dire, de dignes et honnêtes soldats. Malheureusement, et comme on devait s'y attendre, les éléments véreux abondaient. Un



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grand nombre d'hommes ne se faisaient francs-tireurs que dans l'espérance d'avoir de discipline fort peu et de licence beaucoup. On était assez disposé à tuer (les Prussiens, si l'occasion s'en présentait belle; mais on était beaucoup plus résolu à faire naître les occasions de vivre aux dépens du paysan et de le piller. Certains braves croyaient même trouver dans l'allure du corps auquel ils appartenaient, plus et de meilleurs moyens de se soustraire aux inconvénients de la guerre. Ils entraient dans un bois, sous prétexte d'y chercher des uhlans et se couchant au pied d'un arbre se contentaient d'y rêver jusqu'au moment de rejoindre leurs camarades à une distance honnête de tout péril. Bref, il y eut de tout dans les francs-tireurs; du très bon, sans doute, mais en fort petite quantité, et du détestable, en abondance. On ne s'en aperçut que trop à l'usage; les vols, lés crimes de toute espèce furent commis par ces pandours ressuscités; il est fort douteux, malgré les rodomontades des journaux protecteurs enthousiastes de ces irréguliers, qu'ils aient rendu une grande somme de services réels; ce qui est certain, c'est que le gouvernement de Paris et celui de Tours jugèrent indispensable de sévir contre leurs écarts; on forma, à leur intention, des cours martiales fort sévères, on rendit des décrets, entre autres celui du 5 janvier* qui ne dissimule nulle* Bordeaux, 5 janvier 1871.

Guerre à Généraux

d a n t d i v i s i o n s et s u b d i v i s i o n s t e r r i t o r i a l e s :

comman-

Des hommes

Ou en g r o u p e s r e v ê t u s d ' i n s i g n e s et d ' u n i f o r m e s m i l i t a i r e s ,

isolés quel-

q u e f o i s a r m é s et se d i s a n t f r a n c s - t i r e u r s ou c o r p s - f r a n c s , r ô d e n t loin des a r m é e s

dans

les villes

et les v i l l a g e s

et s c a n d a l i s e n t

les populations p a r leur v a g a b o n d a g e , leur f a i n é a n t i s e et s o u v e n t leur

inconduite.

Résolu

de

mettre

un

terme

choses, le M i n i s t r e de la G u e r r e p r e s c r i t etc.

à

cet

état

de

-

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S

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ment la profondeur du mal et bref, pour dire les choses nettement, on en fusilla beaucoup et il en resta trop encore, car on peut se demander ce que ces bandes vont devenir quand, la paix survenant, et n'ayant plus de Prussiens à tuer, elles seront placées entre l'obligation du travail et la tentation de mal faire. Le gouvernement de la Défense Nationale ne s'est certainement pas décidé sans les plus puissantes raisons à discréditer un de ses éléments de force sur lesquels se portait la faveur générale d'une manière si marquée. Mais, dès le mois de septembre, l'attitude des campagnes vis-à-vis des francs-tireurs passait déjà de la malveillance à l'antipathie ouverte et les faits les plus lamentables en donnèrent la preuve. C'était de deux manières que les villages se trouvaient exposés par l'action de ces soldats, d'abord, comme je l'ai dit tout à l'heure, ils avaient à en subir les exactions et, peut-être, même simplement les réquisitions, ensuite, en faisant feu sur les patrouilles ou les reconnaissances allemandes dans les environs d'un lieu habité, ils appelaient les représailles sur les maisons des paysans. Pour éviter les deux inconvénients, il est arrivé en plus d'un lieu que les gens du pays ont dénoncé à l'ennemi la présence des francs-tireurs. Certains d'entre eux ont conduit les patrouilles allemandes jusque dans les bois où ceux-ci étaient embusqués; d'autres les ont arrêtés eux-mêmes et livrés à l'ennemi. En somme, on aurait mieux fait, à tous les points de vue, d'augmenter la force des corps réguliers et de se passer d'auxiliaires de ce genre, puisque la nation ne pouvait ni ne voulait donner aux hostilités le caractère d'un soulèvement spontané et général.



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L e gouvernement de la régence fit cependant tous ses efforts pour obtenir ce grand résultat et il ne manqua pas de décréter la mise sur pied et l'armement de la garde nationale sédentaire, comprenant tous les hommes non appelés sous les drapeaux jusqu'à l'âge de cinquante ans. C'était de quoi mettre en branle plusieurs millions de combattants. J e raconterai, comme je le fais pour tous les détails que je présente, ce à quoi j'ai pris part moi-même, comme Conseiller Général du Département de l'Oise et maire d'une commune, ce que j'ai vu se faire sous mes yeux, ce qui s'est accompli dans les limites où mes moyens directs d'information ont pu atteindre aisément et de façon à me donner toute certitude de bien savoir. Les décrets pour la levée de la garde nationale sédentaire furent publiés et affichés dans les villes et villages du Beauvoisis, mais comme les arrêtés préfectoraux, accompagnement obligé de pareilles communications, ne furent pas faits, la presque totalité des communes s'abstinrent absolument et restèrent dans leur repos. Les villes montrèrent plus de zèle. Beauvais, Clermont, Compiègne, Méru eurent leurs milices; mais partout ailleurs, je le répète, ce fut néant sauf dans les cantons de Méru et de Chaumont dont les Conseillers Généraux prirent sur eux, au défaut des préscriptions préfectoriales, de hâter l'organisation de la défense. L e résultat fut de mettre sur pied environ quatre mille hommes, de sorte que si la mesure commandée par les chambres avait eu son effet, le Beauvoisis aurait eu au moins 30,000 hommes de garde nationale sédentaire pour appuyer la défense des passages de l'Oise, au cas où on eût voulu l'effectuer.

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J e dois, cependant, déclarer, pour ce qui me concerne, que je n'ai jamais pu réunir, même au jour de la première revue, l'effectif d'un des quatre bataillons, très faibles, dont se compose la milice de mon canton; que je ne suis jamais parvenu à mettre au complet le corps d'officiers, nécessairement recruté parmi les paysans notables et aussi ignorants du fait des armes que leurs soldats, que ces officiers élus n'avaient rien de plus pressé que de donner, au premier embarras, leur démission de fonctions devenues compromettantes; que le nombre des instructeurs, anciens soldats, était tout à fait insuffisant par ce motif que j'ai déjà fait connaître de la rareté de ces éléments dans les populations rurales; que, dans mon propre village, sous mes yeux, malgré mes constantes exhortations, et bien que je me fisse un devoir d'être tous les jours précédents, je n'ai jamais pu obtenir des cent gardes nationaux inscrits la présence de plus de trente à quarante cinq (toujours les mêmes) pour assister aux exercices et, enfin, que de toutes les communes, au nombre de trente cinq sur lesquelles s'est étendue mon action, j'ai reçu des déclarations péremptoires, précises, positives que, dans aucun cas, on n'irait se battre contre les Prussiens. Voyant les choses prendre cette tournure, il restait au moins possible de faire servir la garde nationale sédentaire à la garde de police des localités. Les brigades de gendarmerie appelées à former des corps de cavalerie allaient laisser les campagnes sans protection; des coureurs de la pire espèce se répandaient partout, pillant les propriétés, menaçant les personnes. Il n'était que naturel de confier aux habitants du pays leur propre préservation et de compter sur eux pour se bien acquitter



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d'un devoir dont ils ne pouvaient manquer d'apprécier hautement et aisément l'utilité. Ils ne l'apprécièrent pas du tout. C'était, suivant eux, le devoir de l'autorité de les tenir en paix et à l'abri de tout mal; ils n'avaient pas à considérer si des événements hors de la règle absorbaient, en dehors d'eux, tous les efforts et l'attention du pouvoir administratif; ils entendaient ne pas se fatiguer à monter la garde, ni à faire des patrouilles de nuit. Je réussis dans très peu de villages à établir une surveillance régulière et, dans le mien, après avoir lutté pendant un mois contre l'indifférence et la mauvaise humeur générales et avoir répété toutes les nuits les mêmes raisonnements sans produire le moindre effet, je me résignais à lâcher prise. On avait promis des armes à cette garde nationale. On lui donna des fusils à percussion et des cartouches. Ce fut un sujet de plaintes générales et un prétexte de plus pour refuser le service. On aurait voulu des chassepots; on se fût peut-être contenté d'armes transformées à tabatières . . . mais des fusils à percussion? C'était une insulte. Quant aux cartouches quelques maires imbécilles les distribuèrent à leurs hommes qui, sous prétexte d'apprendre à tirer à la cible, en consommèrent la plus grande partie à faire du tapage dans les rues au sortir des cabarets. Une autre partie fut malheureusement conservée et je dirai tout à l'heure ce qu'on en fit. Les magistrats sensés se refusèrent absolument à délivrer aucune cartouche à leurs administrés et plusieurs fnême ne donnèrent pas les fusils, ce dont je ne saurais les blâmer. Je ne doute pas un seul instant, que la formation première de la garde nationale sédentaire n'ait donné



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partout les mêmes résultats que j'ai eu sous les yeux, c'est-à-dire les plus nuls. Des francs-tireurs j'ai dit mon opinion; la garde mobile restait seule comme un instrument des moins façonnés, des moins maniables dont on ne se pressait pas de faire grand'chose, mais qui, peutêtre et dans certaines conditions, devait se trouver susceptible de remplir un but quelconque. Je dois citer pour mémoire certaines compagnies de volontaires qui, suivant un arrêté préfectoral devaient être mises immédiatement sur pied. Je fis à ce sujet des propositions qui furent suivies de l'enrôlement de quinze hommes, lesquels vinrent, ensuite, me déclarer un à un qu'ils n'avaient signé leurs noms que parce qu'on les regardait et nullement dans une intention réelle d'abandonner leurs intérêts. C H A P I T R E III. En même temps que les populations se montraient si peu empressées de contribuer activement à leur propre défense, elles étaient extrêmement préoccupées d'une crainte que tout d'abord les journaux leur avaient mise en tête et sur laquelle ils revenaient journellement au moyen des anecdotes les plus extraordinaires. C'était l'existence d'espions prussiens répandus partout, parcourant les campagnes aussi bien que les villes, hantant les salons et les cabarets, appartenant à toutes les classes de la société, occupant à Paris des appartements de grande élégance, voyageant dans les provinces à pied et le sac sur le dos. Bref, l'air, la terre et l'eau étaient remplis d'espions prussiens et la vigilance la plus constante, la plus soutenue, la méfiance la plus universelle n'étaient pas de trop pour se défendre d'un pareil danger.



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Quel danger? L'espion de l'ennemi était assurément fort redoutable et méritait la plus rigoureuse attention partout où s'organisait une résistance, mais, là, où on était obstinément résolu à l'avance de n'en faire aucune, le coup d'oeil de l'espion n'avait certainement rien qui pût inquiéter. L e traître ne pouvait que constater les dispositions les plus propres à calmer la rage de l'ennemi le plus farouche. Mais les populations n'entendaient pas les choses ainsi. Cette idée d'espion leur faisait suspecter, à leur endroit, les projets les plus sinistres; les plus vagues, certainement, pourtant les plus faits pour les exaspérer; en réalité on ne se rendait pas bien compte de ce que c'était qu'un espion; tout ce qu'on en connaissait de certain c'est que c'était un général, à tout le moins un colonel prussien et qu'aussitôt que le gouvernement pouvait en saisir un, il le fusillait sans pitié, ce qui garantissait assurément chez ce monstre des mœurs, des habitudes, des intentions dont il n'était pas nécessaire de connaître la nature pour savoir qu'il n'y avait rien de pire. Toutes les populations hors d'elles-mêmes d'épouvante se mirent donc à faire la chasse aux espions. Dans les villes, dans les villages, sur les routes, partout, on était suspect du moment qu'on n'était pas connu et très souvent on était maltraité. A deux lieues de chez soi, on était un espion prussien et passible d'être traité comme tel sommairement. Un mobile qui rejoignait son corps, un officier de passage, un médecin dans sa voiture devaient expliquer à chaque pas ce qu'ils étaient, d'où ils venaient, où ils allaient et, autant que possible, montrer leurs papiers, ce qui servait de peu car les espions possédaient de f a u x papiers. On m'amena, une fois, deux sourds-muets. J'eus peine à faire ouvrir



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passage à des gens aussi suspects et, aujourd'hui encore, il est bien entendu que j'ai été trompé. J'ai, du reste, pris soin de faire arrêter tout le monde, en ajoutant de ne maltraiter personne, résolu que j'étais à user de la plus grande rigueur, lorsqu'une fois l'espion cherché aurait été découvert. De cette façon j'ai réussi à empêcher chez moi toute violence. Malheureusement, il n'en a pas été de même partout. Au travers de cette vie d'agitation stérile, d'efforts sans portée, de tentations avortées, de mauvaises volontés pullulant comme l'ivraie, de fantaisies ridicules aboutissant à des folies brutales, les jours passaient lourdement et on entendait vaguement marcher ces armées envahissantes en écrasant tous les obstacles que le gouvernement effaré cherchait à accumuler devant leurs pas. Il sentait la vie échapper à ce malheureux Empire agonisant entre ses bras et l'accablant; il cherchait des ressources pour agir; il n'en trouvait pas et n'osait pas le proclamer de peur d'augmenter le mal; on lui demandait de l'espérance, il n'en avait pas et en fabriquait, au jour le jour, pour ne pas exaspérer des passions qui l'inquiétaient plus encore que les progrès de l'ennemi. On lui reprochait de tout cacher et il lui fallait tapisser d'encouragements les deux côtés d'une route dont la perspective ne lui présentait rien de beau, ni, surtout, rien de rassurant. Il allait ainsi, passant une heure après l'autre et menant le pays à sa suite pour voir si l'armée de Châlons rejoindrait celle du maréchal Bazaine et ce qui allait arriver de cette jonction ardemment, passionnément désirée. Elle n'eut pas lieu; la bataille de Sedan, cet épouvantable désastre, la remplaça. L'État français, ébranlé



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jusqu'au fond de ses entrailles, vit ce qu'il n'avait encore jamais vu, souffrit ce qu'il n'avait jamais cru possible. Ni les malheurs de la guerre de cent ans, ni les calamités accumulées à la fin du règne de Louis X I V , ni les deux invasions déterminées par le premier Empire ne se trouvaient être comparables en rien à la profondeur de la chute où la France se trouva plongée. Le chef de la nation se rendant prisonnier, et avec lui l'élite des chefs militaires, une armée immense prise au collet et ne pouvant plus s'en défendre! Quand avait-on jamais rien vu, rien rêvé de pareil! Dans quelle époque s'était-il trouvé une armée française, qui, abusant de l'héroïsme de quelques régiments, avait vu ses soldats se débander par milliers et pendant que le canon ennemi décimait •quelques poignées de braves gens enchaînés à leur devoir, avait semé ces misérables sur toutes les pentes de terrain à l'abri de la mitraille, dans les ravins, sur les rebords des fossés et les avait laissés assis, le fusil entre les jambes, la cartouchière pleine et décidés à ne se battre, insultant leurs officiers et les affrontant de menaces? Où, quand avait-on vu cela? Ni à Malplaquet, ni à Ramillies, pas même à Rossbach. Quel temps que le nôtre et de quelque part que provienne la dépravation, à quelque date qu'elle remonte, est-il possible de l'imaginer plus intense! L'armée allemande reçut sa victoire avec autant d etonnement que de joie. Elle eut peine, au premier abord, à la reconnaître pour aussi complète. On peut avoir de soi, de sa science, de son intrépidité, de son bonheur une opinion aussi exaltée que possible; il est de tels coups de fortune que, malgré vous, ils vous font apercevoir votre humilité, en vous trouvant incrédules.



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De pareils succès ne sont jamais dûs qu'au degré de faiblesse morale ou physique d'un ennemi que l'on ne soupçonnait pas si désarmé. A ce moment, toutefois, où les vainqueurs comprirent quelle était l'étendue de leur triomphe, ils y rattachèrent immédiatement la conviction que la paix allait s'en suivre et ils en saluèrent l'espérance avec la joie la plus vive. Il est bien à remarquer, dès ce moment, combien les troupes ennemies ont apporté peu de haine, peu d'hostilité systématique, peu de passion dans toute cette affaire. En laissant de côté leurs conducteurs animés de résolutions, conduits par des projets, inspirés par des passions autres, les officiers et les soldats, l'armée, en un mot, a tout d'abord désiré finir ce grand effort et n'a trouvé la satisfaction d'aucun instinct à la longue campagne qu'il lui a fallu poursuivre, c'est ce qui fit à Sedan que lorsque les régiments allemands apprirent la capture de l'empereur, la reddition de l'armée et tout ce qui s'en suivait, les cris d'une joie tumultueuse s'élevèrent de tous côtés pour saluer la fin de la guerre et l'avènement de la paix jugé unanimement certain. Les musiques jouaient de toutes parts, soldats et officiers s'embrassaient et se serraient les mains; on se voyait déjà revenu dans sa ville et dans sa ferme, dans sa garnison et dans son château. C'était une erreur. Il n'en pouvait pas être ainsi. La France, à la nouvelle de sa défaite, s'était dégagée du gouvernement impérial et pourvue d'une autre forme de pouvoir. Et avec quelle facilité! Absolument comme les femmes malsaines mettent au monde leurs enfants. Il est à remarquer, en passant, que chaque nouvelle révolution qui arrive nous est plus aisée; désormais ce n'est pas même une opération douloureuse. Aucun étaG o b i n e a u , Kleinere NachlaBschriften.

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blissement politique ne tenant plus au pays par un lien véritable et n'étant soutenu, tant qu'il dure, que par une raison d'équilibre, au moment où il tombe il ne déchire rien. On en viendrait, sans doute, à ne plus même s'apercevoir de la chute de l'État. Bref avec plus ou moins de réserve chez les uns, de jactance chez les autres, on venait de passer à la République qui avait, désormais, à se prononcer sur les futurs errements à suivre. Avec la meilleure volonté du monde, il n'était pas dans ses traditions de faire la paix. Elle était pourtant bien nécessaire. E n la retardant jusque là, nous n'avions réussi qu'à étaler aux yeux stupéfaits de l'Europe une plus large place de nos plaies et nous avions révélé de nous mêmes beaucoup de misères qu'il eût mieux valu tenir cachées ou du moins dissimuler assez pour en pouvoir nier l'existence jusqu'à ce que la guérison en fût effectuée. Poursuivre plus loin le débat, c'était risquer ce qui est arrivé. Il est évident que cette triste prévision hanta l'esprit des nouveaux détenteurs de l'autorité. Metz tenait encore et avait une armée nombreuse autour de ses banlieues; il est, pourtant, permis de croire que les gens spéciaux, les militaires se faisaient peu d'illusions sur la valeur de ce qui restait de ressources pour tenir tête aux armées ennemies, bien menées, bien approvisionnées, bien recrutées et abreuvées de triomphes. Mais pour avoir la paix il fallait l'acheter, et un gouvernement nouveau, la République surtout, ne pouvait payer le prix que le cabinet prussien était disposé à en demander. Hormis ce point, la position prise par les chefs de la Défense Nationale était parfaitement choisie: ils avaient blâmé la déclaration de la guerre, ils en rejetaient les



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conséquences sur le pouvoir tombé, ils se disaient amis de l'Allemagne, de la paix et de l'accord entre tous les peuples; ils allaient jusqu'à consentir à des indemnités pécuniaires; mais ils ne pouvaient rien céder au delà, parce qu'ils étaient la République; parce que dans la donnée française, la République est une forme de gouvernement qui prend et ne donne rien, qui inspire des volontés et n'en subit pas, qui sauve ce qui est perdu, remet debout ce qui est par terre, de rien fait quelque chose, improvise des armées, inspire des généraux, marche de miracle en miracle et ne peut pas sortir de ce rôle magique sans cesser d'être elle-même. De sorte que le danger de pousser jusqu'à la dernière extrémité la ruine, la honte, l'abaissement de la France étant là imminent et conseillant de se résoudre à de douloureux et lamentables sacrifices pour n'avoir pas pis, il n'était nullement possible aux maîtres du pouvoir de se résigner à donner pour se tenir en état de ressaisir un jour, il fallut se jecer à corps perdu dahs l'absurde parce que l'on était la République et qu'en telle qualité, le premier des devoirs était de ne douter de rien, suite naturelle de la façon fantasque dont on a jugé à propos d'écrire l'histoire de la Convention et de ses faits et gestes. On insista donc plus que jamais sur la grande fiction mise en avant par le gouvernement impérial, au début même de toutes ces affaires et qui consistait à représenter la guerre comme une question de passion nationale. Seulement, on était mieux placé au point de vue de tous les sentiments honorables qui peuvent toucher le cœur de l'homme en affirmant que le peuple entier voulait se lever pour repousser l'envahisseur du territoire; malheureusement, ce n'était pourtant pas 13*



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vrai. Les masses persistaient à considérer que ce n'était pas leur affaire, que le gouvernement né et créé pour se mêler de tout et les laisser vivre en elles-mêmes avait seul qualité pour faire face à l'ennemi. Tout ce qu'on pouvait légitimement leur demander était d'obéir aux ordres reçus dans la limite d'un zèle ordinaire. Ce point elles ne le contestèrent jamais ni dans les faits ni dans les propos. Mais elles ne donnèrent rien de plus, rien au delà. Ce n'était pas assez. Il ne pouvait en résulter aucun effort assez sérieux, assez passionné pour briser le joug qu'un ennemi dont la vigueur était énorme venait de soulever sur la tête de la nation et qu'il était si près d'y appesantir. Surtout l'effet produit par l'aspect de cette nonchalance ne pouvait être que déplorable aux yeux de l'Europe. Ici se présentait une question d'effet moral. On se résolut, pour couvrir cette situation, d'avoir recours aux deux grands moyens qu'une grande civilisation fournit pour masquer la vérité: parler et écrire. Les orateurs de clubs avaient beaucoup menti jusque là et les journaux de même; le gouvernement et les chambres ne leur avaient pas refusé leur concours, bien loin de là ; mais tout ce qui avait été fait et dit dans ce genre, fut dépassé par les agents, les clubs et les journaux de la République. Le dernier degré d'impudence fut rapidement franchi et au pas de course. On se fit un devoir, on se fit un mérite, on se créa une supériorité de rodomontades, de hâbleries, d'inventions de toute espèce, de toute nature et de toute portée qui n'a jamais été atteint dans aucun temps. L'Italie et l'Espagne n'ont jamais rien produit d'égal et toute la fantasmagorie que savent faire mouvoir les Grecs lorsqu'il s'agit de quel-



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que tour à jouer aux Turcs n'approche pas de ce que j'ai vu développer d'inventions pendant toute la durée de cette triste guerre, plus triste encore pour ce motif que pour tous les autres. Il s'agissait, d'abord, je viens de le dire, de faire prendre le change à l'ennemi, à l'Europe entière, et autant que possible à la nation elle-même sur les véritables dispositions de cette dernière, sur sa conduite effective, sur sa somnolence. Mais un autre but était encore en vue: puisqu'elle restait froide à toutes les raisons nobles, sérieuses, élevées qui eussent dû non pas seulement l'échauffer, l'émouvoir, mais la jeter toute entière hors de son calme et la mettre debout, irritée, animée, trépignante et le fusil au poing, il restait encore à chercher si en l'effrayant beaucoup, il n'y aurait pas moyen de lui insuffler au moins la folie de la peur. Le moyen était triste, malheureux, immoral au premier chef; mais s'il avait atteint un tel résultat? . , < Ce sont là les questions difficiles. On commença par établir en principe que l'ennemi était une bête féroce. Jamais ravages, jamais cruautés n'avaient dépassé ce que les hordes allemandes (je me sers ici du terme employé couramment par les journaux et les proclamations officielles) ce que les hordes allemandes, dis-je, étalaient à la face du soleil. Dans les temps les plus mauvais, les plus décriés des bas siècles, alors que les Huns promenaient leurs férocités à travers les plaines du Danube, on n'avait jamais rien vu de plus hideux. Tous les villages où ils passaient étaient mis à sac; les églises mutilées devenaient des écuries et les soldats renversaient avec dérision les statues consacrées sur les débris dispersés des autels. Les hommes étaient chassés de leurs



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demeures, battus, tués souvent, les enfants écrasés, les femmes et les filles servaient de jouets aux patrouilles; les religieuses étaient déshonorées. On en citait une qui, en Alsace, avait été saisie par ces farouches routiers et avait eu les deux poings coupés. Cette histoire fit une impression assez profonde pour être transportée de lieux en lieux; elle f u t reproduite en Champagne; on la raconta encore à quelques lieues de chez moi; seulement au lieu d'une religieuse, ce fut une aubergiste bien connue qui perdit les deux bras; heureusement elle les a retrouvés et j'ajoute, seulement en passant, que dans la triste et terrible occasion où elle fut mutilée, il s'agissait de deux ou trois soldats saxons qui étant entrés dans son auberge, avaient demandé de l'eau de vie et étaient partis en payant ce qu'ils avaient bu. Il fut aussi porté à la connaissance du public que les Allemands enlevaient tous les meubles, les matelas et jusqu'aux bois de lits des maisons où ils pénétraient. Du linge ils ne laissaient rien, cela va sans dire et ils envoyaient tout ce butin sur les bords du Rhin. Là, une foule de femmes et d'enfants attendaient ces fruits de rapines et les transportaient au bonheur dans les différentes contrées de l'Allemagne où jamais on n'avait rien vu de pareil. De sorte qu'il devenait notoire que la Prusse et ses alliés ne faisaient la guerre à la France absolument que pour l'amour du pillage. Un journal des plus répandus publia un long article intitulé les Loups, où il était démontré que l'Allemagne était une terre stérile où toute culture sociale était inconnue; que les habitants ayant soif de sortir de leur misère avaient pris le parti de se jeter en furieux sur la malheureuse France et que tout ce qu'ils en pouvaient dépecer et



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emporter était autant de gagné pour leur profonde barbarie. Que, du reste, ces peuples étrangers aux plus simples notions des métiers et des arts tombaient dans de véritables, sincères mais dangereux étonnements à la vue de nos richesses et de notre industrie. Pour mieux exécuter leurs brigandages, les armées allemandes s'étaient assuré les services d'une certaine peuplade asiatique, appelée Uhlan; vrais sauvages, plus sauvages encore que les Prussiens, les Saxons, les Bavarois, les Wurtembergeois, et même les Badois. Ces Uhlans, armés de longues lances et montés sur des chevaux rapides étaient si indisciplinés et si farouches que les Allemands eux-mêmes en avaient peur et, en temps de paix, ne savaient comment se défendre de leurs violences. Qui disait Uhlan disait un scélérat sans pitié et capable de tout. Les journaux se racontèrent tant et de tant de façons sur les Uhlans, ils leur consacrèrent tant de place dans leurs colonnes et peignirent leurs exploits de couleurs tellement criantes que l'imagination du peuple arriva à dépasser même tout ce qu'on pouvait attendre d'elle. Beaucoup de personnes restèrent persuadés que les Uhlans et peut-être un peu tous les Prussiens étaient des nègres et on m'a demandé à moimême, sur la place de Chaumont-en-Vexin, au milieu d'une foule ivre d'épouvante, s'il était vrai que les Uhlans mangeassent la chair des enfants qu'ils égorgeaient et l'homme qui m'a fait cette question est un bourgeois et nullement un homme de campagne. — Voilà ce que l'éducation administrative a fait de la France. A cette partie destinée à répandre l'effroi on ajouta deux autres dans le concert infernal exécuté par les proclamations et les journaux. Par l'une, les Français, après



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Sedan, étaient partout victorieux. On eût juré qu'ils n'avaient attendu qu'à être débarrassés du régime impérial pour reprendre toute leur vigueur et leur bonheur militaire entre les bras de la République; c'était aussi ce qu'il fallait admettre. Les francs-tireurs, ces favoris de la fiction régnante, accomplissaient des exploits démésurés; la France entière était mise en demeure de s'intéresser à une voiture couverte en drap d'or qui avait traversé villes et campagnes, emportant les cadavres du roi Guillaume, du Prince Royal et de M. de Bismarck immolés par les carabines infaillibles des intrépides partisans. Tous les jours, c'étaient des détachements ennemis anéantis, des Uhlans prenant la fuite devant quelques mobiles, des villages à moitié pillés dont les déprédateurs avaient été vaillamment chassés par une population indignée et qui s'en était délivrée pour toujours. On maudissait, on flétrissait, on couvrait d'opprobres la honte de ces villes qui s'étaient rendues à cinq Uhlans, à dix Uhlans, à trente Uhlans et, en effet, il eût été absolument inexplicable que les armées allemandes eussent fait la conquête de tout le nord-ouest de la France, au moyen de quelques éclaireurs; maïs on oubliait d'ajouter que derrière les cinq, les dix, les trente Uhlans, il y avait un nombre suffisant pour appuyer ces reconnaissances et on l'oublia si bien qu'il devint tout à fait public que les villes se rendaient aussitôt qu'un gros de Uhlans paraissait, conduite révoltante que tout le monde se promettait de ne pas imiter et que tout le monde imita pourtant, ce qui resta inexpliqué. Mais, de tous côtés, on entendit répéter ces mots: nous ne nous rendrons pas à cinq Uhlans e» il en résulta tout un ordre de faits assez particulier. Quoi qu'il en soit, je le répète, les Français



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restèrent et furent toujours et partout victorieux depuis Sedan; il est vrai que les forteresses se rendirent, que les villes ouvertes ne résistèrent jamais, que les armées, ou plutôt les rassemblements que l'on appela de ce nom, se fondirent dans des défaites déplorables; il n'en reste pas moins certain que la collection des journaux et des documents émanant de Tours et de Bordeaux atteste des succès constants, des victoires perpétuelles et, chez la nation, un enthousiasme guerrier qui doit nécessairement avoir commencé à quelques lieues de l'endroit où se trouvait le lecteur, car, jamais, ce lecteur quel qu'il soit, n'a pu en découvrir la moindre trace dans son voisinage. Mais ce qu'on a observé et ressenti partout c'est ce que le gouvernement républicain venait de produire directement, c'est-à-dire l'ébullition des gens prétendant se rattacher particulièrement à lui par leurs opinions de tous les temps et leurs prétensions présentes. Ce fut là ce qui constitua la troisième partie du concert. Toutes les villes grandes et petites, tous les villages même possèdent, partout en minorité, mais, cependant possèdent un nombre plus ou moins considérable de turbulents, d'ivrognes, de mauvaises têtes et de méchants drôles. Cette élite ne manque nulle part de se targuer de sentiments démocratiques et patriotiques et tout aussitôt que le désordre d'une révolution vient les soustraire à l'action des gensdarmes, ils n'ont rien de plus pressé que de se mettre en évidence, de faire le plus de bruit possible dans les rues et sur les places et de se répandre en menaces contre les auteurs ou fauteurs de tout ce qu'ils déclarent ne pas leur convenir. Le malheur le plus grand de la République à toujours été en France de se servir beaucoup de ces misérables-là

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et de la foule peureuse qui leur sert d'escorte. On s'en sert comme d'un épouvantail, comme d'un moyen d'action énergique sur toutes les classes de la société, on en a peur soi-même, on subit leurs folies et on tombe les pieds et les mains embarrassés dans leurs haillons. Dans les circonstances présentées par la guerre et l'invasion, les gens de la tourbe suscités par la révolution du 4 septembre furent employés comme un puissant révulsif appliqué sur la mollesse et la torpeur publiques. Ils s'armèrent à grand bruit, ou annoncèrent qu'ils allaient s'armer; ils vociférèrent avec éclat contre tout ce qui ne se jetait pas sur l'étranger; ils promirent les plus éclatantes victoires et en roulant, du matin au soir et du soir au matin, de clubs en cabarets et de cabarets en manifestations, processions et fédérations quelconques, ils s'engagèrent à aller tous d'un pas proclamer la République à Berlin et anéantir par ce coup d'éclat immanquable toute la puissance des agresseurs. Ce tapage déplut considérablement à tout le monde. Il effraya comme il se le proposait, cela est vrai, mais glaça les cœurs davantage et les contracta. L'effet qu'il produisit fut tel que l'on entendit prononcer sérieusement. et naïvement des paroles monstrueuses comme celle-ci: « cet homme est un méchant sujet; il prêche la défense. » Ce à quoi tout cela réussit à plein ce fut d'augmenter dans une mesure inouïe les dispositions générales au mensonge: personne n'osa, personne ne voulut plus sortir de cette triple donnée que les Prussiens massacraient et pillaient partout, qu'ils étaient foncièrement lâches et que les Français les mettaient en déroute en toutes les occasions où ils les pouvaient aborder. Sortir de ce thème, c'était, au sentiment commun, man-



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quer de patriotisme et se compromettre de la façon la plus grave. On opéra si bien dans ce sens que l'on finit par arriver à des résultats qui parurent excessifs et qui gênèrent. Déjà, une fois, quand l'Empire tenait encore, le sentiment public s'était irrité de l'excès de folie où les optimistes en arrivaient dans leurs nouvelles et le gouvernement avait consenti à promettre une enquête sur ce qui avait paru reposer au fond sur une manœuvre de bourse. Mais il n'y avait rien de semblable au 9 décembre lorsque toutes les communes de l'Eure et de la Seine Inférieure déjà occupées à grande partie par les troupes allemandes et les différents cantons de l'Oise qui l'étaient depuis longtemps furent inondés des nouvelles suivantes, affichées sur les murs, soit imprimées, soit manuscrites, remises chez beaucoup de personnes par des mains fort actives ou distribuées à profusion sous le manteau. 9 décembre. i r e dépêche. Paris. — 100,000 hommes sortis avec 600 pièces de canon. 10 heures. 2 e dépêche. L'armée de la Loire a fait 20,000 prisonniers; 10,000 Bavarois tués ou blessés. 3 e dépêche. Guillaume et Bismarck, cernés dans la forêt de Bondy par 15,000 hommes de l'armée de la Loire et 90,000 de l'armée de Trochu. Rapport du Maire de Pontoise. Le Général Vinoy à la tête de 70,000 hommes et 100 pièces de canon a battu les 6, 7 et 8 et poursuivi



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jusqu'à Luzarches et Pontoise l'armée du prince de Saxe. Celui-ci a été fait prisonnier. Dans le Calvados on publia ces deux autres documents qui arrivèrent aussi, en grandes quantités d'exemplaires, dans les départements occupés: Tours, 16 décembre 1870. 160,000 Allemands tués ou blessés. — 60,000 noyés dans la Marne. — 270 pièces de canon prises. — 180 enclouées. — 67,000 prisonniers. — Frédéric Charles tué. — Bourbaki tué. — Bismarck blessé et fait prisonnier avec son état-major. — Toute l'armée prussienne en retraite sur l'est. Guillaume à Metz. — Vinoy et Ducrot poursuivent l'ennemi et font beaucoup de prisonniers. — Trochu marche sur la Normandie; les avant-postes seraient à Mantes; Briand au Havre avec 70,000 hommes. — Gambetta seul à ^°UrS'

signé Gambetta.

Combat aux environs d'Orgères durant 16 heures. — Les généraux Trochu et Garibaldi se sont donné la main sous Paris. — Les forts Mont-Valérien ont été attaqués par l'ennemi. — Français victorieux. — 25,000 tués ou blessés. — 10 à 15,000 Français mis hors de combat. — L'ennemi a demandé 2 heures pour enlever ses morts. — Refus. — 1 2 à 15,000 bœufs entrés dans Paris avec d'autres vivres. — Demande de paix par Guillaume. — Refus. — Quantité de canons et de caissons pris à l'ennemi. signé Gambetta. L e gouvernement blâma hautement ce feu d'artifice de bonnes nouvelles et mit même de la colère dans sa



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désapprobation. On ne comprend pas très bien ce qui pouvait le fâcher si fort. Sans doute un peu d'excès se remarquait cette fois dans la quotité et la qualité des renseignements heureux; cependant ce n'étaient jamais que des fruits de l'arbre si soigneusement cultivé depuis le commencement de la guerre et que le soleil de'la République avait fait grossir au delà de ce que la serre chaude de l'Empire avait obtenu. L'invention était exagérée, mais le sentiment était bon, on le trouvait louable jusqu'alors, on continua à l'encourager et il n'a jamais faibli. Quant à l'effet produit on ne peut nier qu'il a été considérable; il n'a pas sans doute consisté à entraîner les populations provinciales sur les champs de bataille; il ne leur a pas inspiré autre chose que la soumission déjà remarquée à la direction administrative: ni lui, ni la peur des sauvages Teutons, ni la peur des démocrates, ni aucune peur quelconque, ni aucun sentiment, ni la confiance dans les francs-tireurs, rien n'a pu opérer ce prodige. Les populations provinciales se sont blotties, tapies dans leur rôle inerte, bien résolues à n'en jamais sortir et traitant de misérables et de malfaiteurs tous ceux qui, en dehors des ordres émanés des préfets et sous-préfets, avaient la prétention de les en tirer. Tout ce qu'on inventa de plus propre à les griser de leur courage, échoua contre le parti pris. Mais, en revanche, on augmenta considérablement le désordre déjà existant dans ces pauvres esprits et, bourgeois et villageois, on les rendit tous imbéciles. On atteignit même et on lésa les qualités cérébrales de beaucoup de gens qui, dans la vie ordinaire, n'avaient pas manqué jusqu'alors de senscommun et même d'esprit. Toutes les notions furent absolument brouillées et l'on s'accorda à croire possibles



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les propositions de la démence la mieux caractérisée. Oubliant que l'on venait d'assister à la perte de la majeure partie des armées françaises et que cette perte ne pouvant s'expliquer évidemment par le manque natif de courage et de tenue dans la race, il fallait bien l'attribuer forcément, à l'incapacité des généraux, à l'ignorance des officiers, à l'indiscipline des soldats et qu'avant de songer à des succès réparateurs du mal sous lequel on succombait, il était de première urgence de former de nouvelles troupes où les généraux seraient savants, les officiers appliqués, les soldats rigoureusement soumis, on convint unanimement que l'on allait battre et repousser les armées désormais les plus aguerries, les plus solides et les mieux menées de l'Europe, au moyen de bandes que l'on déclarait devoir être innombrables, qui pouvaient l'être en effet, mais qui démoralisées à l'avance par l'ennui de servir, composées d'hommes regrettant leurs métiers et leurs familles, n'avaient pas de chefs meilleurs que les soldats, et mal vêtues, mal chaussées, mal armées, plus mal approvisionnées encore, n'ont jamais cessé de présenter à la vue le plus attristant spectacle. C'est avec cette tourbe sous les yeux que l'on croyait possibles les triomphes les plus extravagants et que chaque jour, on se répétait, l'un à l'autre, en y croyant, les bruits de journaux d'après lesquels on était victorieux partout, bien que le territoire nous fût arraché partout sans la moindre peine, sans la moindre résistance et devant cet ahurissement général, cet égarement de la conscience publique, cette frénésie de crédulité, cette joie maladive pour des succès qui n'existaient pas, cette épouvante folle devant des excès constamment racontés, constamment colportés et que, sous peine d'être



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accusé de connivence avec l'ennemi et d'espionnage, il était imprudent de contredire, devant les appels aux armes non suivis d'effets, les cris des préfets de la République, hurlant du haut de tous les balcons avec accompagnement de drapaux tricolores, devant les allées et venues des agents de toutes les espèces gourmandant le peuple souverain et les affiches de toutes les couleurs étalées sur toutes les murailles, à la plus grande gloire de leurs signataires, les armées allemandes s'avancèrent jusqu'aux bords de l'Oise sans avoir rencontré une résistance. C H A P I T R E IV. Un des plus horribles fléaux parmi tous ceux que cette épouvantable année déchaîna sur la malheureuse France ce fut l'affolement de tous et de chacun. Le gouvernement impérial avait perdu la tête à Wissembourg, la République ne la retrouva pas et cela seul peut expliquer et aider à comprendre l'effroyable désordre dans lequel on se trouva plongé et dont on ne put jamais sortir. Tous les vices d'une administration vieillie s'accusèrent avec une crudité dont il fut impossible de ne pas reconnaître publiquement l'impudence et, cependant, on ne parvint pas à en sortir. On vit, j'ai vu des engagés volontaires empressés de rallier un régiment de Zouaves sur le théâtre des hostilités être envoyés, préalablement, en Afrique pour s'habiller et s'armer et les mêmes folies ou de toutes pareilles réussirent à faire que les troupes destinées à défendre la Normandie, cette province si riche en toutes façons et si surabondante en ressources de toutes espèces, ne purent jamais être équipés, habillés ni chaussés et on vit les malheureux sol-



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dats, en guénilles au sein de villes et de bourgs manufacturiers, qui possédaient tous les moyens de leur venir en aide et qui ne demandaient pas mieux que de le faire, mais auxquels on ne songea pas à le demander. C'est, enfin, par le même phénomène que le génie militaire ou le génie civil firent des retranchements énormes, des abatis d'arbres qui occupaient de grandes distances et en rendaient le parcours des plus difficiles, crénelèrent des gares de chemins de fer, établirent enfin des redoutes, pour qu'au moment de tirer profit de tous ces travaux, on découvrît qu'ils étaient inutiles; les troupes ne cherchaient même pas à les occuper et les reconnaissances allemandes se demandaient à quoi bon tant de peines et tant de dépenses puisqu'on n'en voulait tirer aucun parti. Je ne sais si l'on peut reconnaître un plan de conduite dans ce qui s'exécuta. Beaucoup d'incidents furent déterminés par l'ensemble des actes du gouvernement; d'autres furent directement produits par les chefs militaires. A mesure que les Allemands avançaient leur réputation de férocité et surtout la terreur inspirée par les Uhlans faisait lever les populations et aller des environs de Soissons et de Laon, passant la rivière d'Oise avec leurs charettes chargées de fourrages et de meubles, de femmes et d'enfants et accompagnées de troupeaux de vaches et de moutons commencèrent à paraître sur toutes les routes conduisant du Vexin français vers la Normandie. De ces gens éperdus, semant sur leur route les récits les plus étranges, aucun n'avait vu les Prussiens et ils se félicitaient hautement de ne pas les avoir atten-



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dus, et de s'être ainsi soustrait aux violences dont tous les journaux faisaient le récit. Quelques-uns, cependant, avaient des doutes sur l'opportunité de ce qu'ils faisaient et le justifiaient, surtout, par cette observation que les maires et les adjoints de leurs communes ayant pris la fuite, ainsi que tous les gens riches, ils n'avaient eu qu'à partir aussi, faute de moyens de subsister. Dans tous les villages on avait pratiqué des cachettes et enterré dans les jardins, muré dans les caves les papiers des municipalités et ce que chaque famille ne pouvait emporter, mais tenait surtout à sauver et à retrouver un jour. L'arrivée de ces fugitifs produisit une impression profonde et augmenta considérablement les anxiétés générales. L a plus grande partie ne savait ni où on allait ni où elle était et l'esprit casanier et étroit du paysan français est tel que ceux qui venaient de plus loin, n'étant encore que d'une trentaine de lieues du pays où ils arrivaient, se considéraient comme des gens transplantés dans une contrée lointaine, au milieu des étrangers et, en effet, on les prenait aussi à peu près de la même manière. Les plus érudits avaient quelque idée de se sauver jusqu'en Bretagne; l'imagination des autres retournait le nom de Normandie et n'avait pas une idée bien nette de ce qu'était ce pays sur la frontière duquel ils étaient parvenus. E n général, on fut très humain pour eux. Ils ne demandaient d'ailleurs que le logement pour leur bétail, leurs chevaux et eux-mêmes, ayant apporté paille, foin, avoine, du pain, et un peu d'argent. On les établit dans les granges vides et dans les étables et ils attendirent ce que l'avenir allait leur apporter. G o b i n e a u , K l e i n e r e Nachlaflschriften.

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Si les organes et les agents du gouvernement ne furent pas les premiers instigateurs de cette fuite, ils ne la virent pas avec déplaisir. C'était une sorte de preuve à l'appui des accusations de violence sauvage portée devant l'Europe contre les envahisseurs; c'était une manière sûre d'intéresser et de passionner l'opinion que de lui montrer en plein X I X e siècle des troupeaux de femmes et d'enfants s'échappant à l'aventure pour éviter les mains furieuses de hordes armées. En outre, des villages abandonnés, des moissons restant sur les champs déserts, des ruines, la solitude, tout cela rentrait dans le plan de conduite que le gouvernement appliquait aux préparatifs de la défense de Paris. Il rêva d'étendre sous les yeux de l'adversaire un vaste panorame de destruction et le néant. Les routes coupées, les ponts sautés, les châteaux détruits, les meules incendiées, et pas une âme aux alentours, voilà ce qu'il entreprit de faire dans un large rayon autour de Paris. Il n'était donc que logique de le voir approuver la vaste dispersion des populations provinciales. De même que les francs-tireurs étaient ou, plutôt, auraient dû être la reproduction du soulèvement espagnol ou calabrais, de même la dévastation des contrées menacées par l'ennemi, la dévastation exécutée par les habitants eux-mêmes, rappelait parfaitement, ou plutôt eût rappelé la conduite des Russes en 1812. Les idées de théâtre poursuivant la race latine sont le grand écueil de toutes ses conceptions sérieuses. Dans l'intérêt même de l'effet moral le plus judicieusement combiné, il n'est pas possible de transformer en steppes les campagnes de France. Tous les émigrés



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n'étaient pas absents depuis plus de quinze jours qu'ils regrettaient hautement d'être partis et leur présence qui avait d'abord prédisposé singulièrement à la fuite les populations sur lesquelles ils s'étaient rejetés en arriva à produire un effet tout contraire. Tout le monde n'avait pas fui. Non seulement des lettres de ceux qui avaient tenu bon arrivèrent, mais des hommes ayant mis leurs familles en sûreté avaient eu le courage de retourner sur leurs pas et d'aller voir ce qui se passait. Les rapports étaient assez uniformes. Sur plusieurs points les Allemands avaient déj à passé et on n'éprouvait pas à leur contact les terribles commotions auxquelles on s'attendait. Ils étaient, au contraire, fort paisibles. Dans toutes les maisons habitées où ils se logeaient, ils se conduisaient avec beaucoup de modération et d'égards; quand ils entraient dans une auberge, ils payaient ce qu'ils y achetaient; à la vérité, ils étaient moins exemplaires dans leur façon de se comporter vis-à-vis des Habitations abandonnées. Là, ils défonçaient les portes, brisaient les fenêtres, cassaient les meubles et ils avaient soin de faire remarquer cette différence, en ajoutant qu'ils ne voulaient pas que les populations s'en allassent. Quant aux cachettes, elles étaient presque toutes découvertes et toutes pillées; la raison en était que les Allemands recevaient des révélations de tous les mauvais sujets restés dans le pays et, dans la plupart des cas même, ceux-ci n'avaient pas attendu d'auxiliaires pour s'emparer du bien de leurs compatriotes. Il est certain que la plus grande partie des cachettes fut violée et pillée par des Français. Cette révélation apportée de toutes parts servit puissamment à retenir chez eux les gens du Beauvoisis les 14*



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plus disposés à prendre la fuite. Pëndant plus d'un mois, la préoccupation principale de chacun fut de trouver un Heu quelconque pour y déposer son vin, son linge, ses bijoux, ses papiers, son argent et quand on avait imaginé un endroit introuvable, il se présentait une difficulté: c'était d'y transporter le trésor à l'insu des voisins dont, naturellement, on se défiait à outrance. Il y a eu des nuits, dans chaque village, où personne ne dormait, les uns parce qu'ils travaillaient, avec des précautions infinies de silence et de méfiance, à enfuir leur bien; les autres, parce que le bien enfoui, ils faisaient la garde pour voir si leur secret n'avait pas été découvert et n'attirait pas les voleurs; ceux-ci parce qu'une crainte leur avait prise, qu'ils ne croyaient plus à l'excellence de leur asyle et qu'en ayant imaginé un meilleur, le mari, la femme et les enfants employaient les ténèbres à opérer le transfert; enfin, les bons vivants du pays rôdaient, l'oreille au guet et l'œil ouvert pour se mettre en mesure de donner raison à toutes les craintes. Fort peu de gens étaient discrets; beaucoup me vinrent raconter où ils avaient mis leurs réserves afin que je leur dise mon opinion sur la sûreté du lieu. Plusieurs finirent, en désespoir de rien trouver d'assez tranquillisant, par déterrer tout et le garder chez eux. En somme, la méfiance réciproque fut telle qu'à part un petit nombre de femmes et très peu d'hommes, tout le monde peu à peu se décida à rester. Et, de même, peu à peu, les émigrants, après s'être beaucoup consultés, après avoir hésité, après s'être renseigné, se trouvèrent en grand nombre d'avis que le mieux était de rester au logis et d'aller affronter en face ces Prussiens moins impitoyables, à ce qu'il semblait,



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que ne le disaient les journaux. Quelques hommes, plus hardis que les autres, furent comme le corbeau de l'arche; ils se détachèrent, partirent et ne revinrent plus; en outre, on apprit des choses sur lesquelles on ne comptait nullement. Du côté de la Normandie, on vit arriver, en nombre assez considérable, des charettes et des voitures, des troupeaux et des chevaux, avec nombre d'émigrants qui avaient passé par le département de Seine et Oise et pénétré beaucoup plus loin dans le haut du pays. Tout cela retournait chez soi, parce que, disaient-ils, la contrée était encombrée, les vivres commençaient à y devenir très chers et qu'en outre les troupes françaises qui s'y trouvaient, se composant presqu'uniquement de francstireurs et de mobiles étaient tellement turbulentes et peu sûres qu'il y avait profit à ne pas rester dans leur voisinage. Toutes ces raisons, tous ces spectacles qui venaient à l'appui, agirent encore dans le sens du rapatriement et l'on vit ce singulier spectacle que le jour même et le lendemain de l'occupation de Beauvais par les Saxons, tous les émigrants des environs de Dammartin et du pays au-dessus et au-dessous qui se trouvaient dans le sud du Beauvoisis, partirent en masse pour se confier à l'invasion allemande. J ' a i vu les délégués de plusieurs communes, représentant 300 âmes, aller demander des laissez-passer et sur l'assurance qu'ils pouvaient circuler sans inconvénients avec leurs voitures et leurs bestiaux s'en retourner chez eux paisiblement. C'est ainsi que prit fin au bout de quelques semaines ce spasme de peur qui aurait produit bien des maux et, sans les compenser par le moindre avantage, s'il avait dû se propager et se maintenir au milieu des populations.. Il est incontestable et, en ce cas, il est très naturel que



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plusieurs localités, théâtres de faits de guerre, aient été dévastées et aient perdu leurs habitants pour un temps beaucoup plus long. C'est ce qui est arrivé, surtout, dans les environs immédiats de Paris où le Gouvernement de la Défense Nationale, par des ordres exprès et précis, a commandé l'abandon des propriétés, le transfert et, à ce défaut, l'incendie des récoltes et où il a assuré l'exécution stricte de ses injonctions par des bandes de mobiles qui, au besoin, ont expulsé de force les propriétaires récalcitrants et dévasté les propriétés dont on voulait le sacrifice. Mais ce sont là des faits exceptionnels et encore, depuis que les Allemands ont seuls occupé les environs de Paris, tout ce qui a pu revenir chez soi y est revenu et même, sous le feu des batteries, nombre de gens se sont retirés dans leurs maisons toutes menacées qu'elles étaient. J'ai vu des habitants d'Asnières qui étaient rentrés chez eux. Ils se plaignaient à la vérité d'être dérangés quelquefois par des boulets arrivant jusque dans leur jardin; mais ils déclaraient s'y faire. D'ailleurs ils logeaient des soldats allemands et ne se plaignaient pas de leurs hôtes qui les aidaient dans leurs occupations domestiques. Pendant les allées et venues des émigrants, pendant les hésitations cruelles des habitants du Beauvoisis qui ne savaient s'ils devaient, à leur tour, rester ou s'en aller, les Allemands avaient franchi la rivière d'Oise, et de Compiègne leurs reconnaissances et leurs patrouilles s'étendant vers Beaumont, Chambly et L'Ile Adam gagnaient chaque jour plus de terrain. Le nouveau préfet de la République avait trouvé peu de ressources pour faciliter les mesures énergiques; une compagnie de francs-tireurs organisée par lui à Beauvais n'avait pu



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dépasser le chiffre maximum de vingt-cinq hommes, parmi lesquels figuraient quelques petits jeunes gens pleins de bon vouloir et soignés dans leurs costumes, mais aussi certains physionomies très suspectes et qui rappelaient la geôle plus que le Panthéon. Il avait trouve utile de laisser planter un arbre de la liberté, devant la statue de Jeanne Hachette; mais les premiers rôles, dans cette cérémonie, avaient été remplis, à son insu, par des repris de justice. Le reste de la population était absorbé dans ses terreurs. L a garde nationale, il est vrai, montait à 800 hommes pour la ville de Beauvais; on avait des gardes mobiles, il existait un général; on ne demandait pas mieux de tenter quelque chose de hardi; pourtant, le fait est que l'on ne savait comment s'y prendre. Tout à coup, voici ce qui arriva. Une nouvelle se répandit avec la rapidité de la foudre. Les Prussiens, surpris près de Paris, par l'armée française, avaient été mis en complète déroute. Leur désastre était absolu, irréparable; soixante mille hommes, fuyards égarés, cherchant une frontière quelconque pour la passer au plus vite, avaient jeté leurs armes et se trouvaient dans les bois de Hénonville, errant, épuisés par la faim et le désespoir et démoralisés comme des bêtes fauves qui ne trouvent pas d'issue. Pour les exterminer jusqu'au dernier et sans péril aucun, il suffirait de le vouloir. Voilà tous les villages sur pied, depuis la Houssaye jusqu'à Monnerville et les cloches sonnant le tocsin dans tous les clochers. Les paysans couraient, celui-ci avec son fusil de garde nationale, celui-là avec sa fourche, un autre, les mains dans les poches, pour aller voir. Il y avait, certainement, dans la masse plus de curiosité



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que de férocité. Arrivée à Hénonville, la foule apprit que les fuyards prussiens ne s'étaient pas du tout dirigés de ce côté-là, attendu qu'on n'en avait pas vu l'ombre d'un; mais que, suivant toutes les probabilités, ils étaient du côté de Chambly f du reste, renseignement assez intéressant, on avait tort de croire qu'ils fussent absolument sans armes; d'après un renseignement précieux, deux mille, au moins, avaient conservé leurs fusils. L a plus grande partie des paysans réfléchit que son intention avait été, seulement, dès le principe, d'aller jusqu'à la forêt d'Hénonville. Ce dessein ayant été glorieusement accompli que servait-il d'en faire plus? On retourna chez soi; mais la garde nationale de Méru, composée d'environ 1800 hommes, ne crut pas en avoir fait assez et se résolut à achever la défaite de l'armée allemande. Dans cette généreuse pensée, elle se mit en marche et arriva, au nombre de cent-cinquante hommes environ, à une lieue et demie de Chambly. Là, un rapport nouveau, fidèle et qui changeait beaucoup l'aspect des choses arriva aux gardes nationaux. L a grande défaite des Prussiens sous Paris ne paraissait pas se confirmer; dans tous les cas, on n'avait pas connaissance aux environs de la venue d'aucun fuyard; en revanche, il se trouvait du côté de Beaumont une quarantaine de fantassins saxons escortant des voitures. Il y eut là une délibération tumultueuse. L a plus grande partie des hommes opina qu'après avoir poursuivi un but très important, il n'était guères à propos de se rabattre sur une entreprise insignifiante. Quelquesuns furent d'avis, au contraire, d'aller se battre quand même. L a majorité s'en tenant à son avis, regagna Méru; le reste courut à Beaumont.



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Ce fut là, je pense, que fut mis en pratique une des premières fois un système qui eut beaucoup de succès dans l'esprit de nos hommes de guerre et qui resta pratiqué tout le temps que l'on se battit sur un point quelconque des départements de l'Oise, de la Somme, de l'Eure et de la Seine Inférieure. Voici en quoi consista â Beaumont comme partout l'application du système. Une troupe de mobiles de 2 à 300 hommes à peu près avait fait son entrée dans la petite ville. Les officiers s'étaient rendu à la municipalité, les gens zélés avaient harangué la population, on avait juré de vaincre ou de mourir et les cabarets grand' ouverts jusqu'à l'aurore pour empêcher la nuit de porter conseil, on avait entraîné la garde nationale et échauffé tous les gens venus du dehors, pour tirer sur les Prussiens. Le matin, tout le monde étant en bonnes dispositions, l'ordre arriva à la garde mobile de quitter la ville et de se replier. Naturellement les bourgeois étant laissés à eux-mêmes, ne pouvaient, en aucune façon, espérer de garantir leur bourg de l'occupation, mais ils pouvaient se faire assommer et c'est, évidemment, ce qu'on s'est toujours proposé d'obtenir en pareille affaire« L'effet moral ne saurait jamais en être qu'excellent. Les Prussiens ont égorgé nos frères; avec cette phrase on peut beaucoup. En cette occasion, les gardes nationaux allèrent s'attaquer aux fantassins saxons et comme les fusils de ceux-ci portaient à sept, à huit cents mètres, tandis que les armes à percussion des paysans n'allaient tout au plus qu'à cent ou cent-cinquante, il ne fut pas question d'un combat et quatre morts et un plus grand nombre de blessés eurent bientôt amorti l'ardeur des assaillants qui prirent la fuite.



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Le lendemain de toute cette affaire ainsi menée et accomplie, une proclamation préfectorale imprimée dans toutes les communes, reproduite dans les journaux, apprit à la France entière que le département avait secoué sa torpeur et qu'une phase nouvelle allait s'ouvrir. Ce document officiel commençait par ces mots imprimés en grosses lettres: « Reveil énorme dans l'Oise! » L'Oise se rendormit et les Saxons continuèrent à cheminer de Beaumont sur Clermont et de Clermont sur Mouy. Pendant leur marche, ils se virent harcelés ça et là par le même procédé qui avait déjà été mis en pratique une fois. La veille ou l'avant-veille de leur apparition, un parti de mobiles se présentait. On excitait la population à prendre les armes, on mettait en avant tout ce qui s'appelait républicain et les menaces de courir et d'éclater contre les lâches, contre les fauteurs de l'étranger, contre les suppôts de la corruption impériale, etc. On s'armait donc; le lendemain les mobiles se repliaient; les paysans tiraient quelques coups de feu et s'enfuyaient. Les Saxons se mirent à fusiller ces tristes guerilleros et ils annoncèrent qu'ils brûleraient les villages où toute autre résistance que celle provenant de troupes régulières serait rencontrée par eux. Il faut dire à leur honneur qu'ils ont beaucoup plus menacé qu'agi; encore ont-ils agi quelquefois et un certain nombre de localités ont été mises en cendre, quelquefois à la légère. Naturellement les journaux ont considérablement grossi le mal et tout compté, il n'y a pas eu dans le département de l'Oise tout entier trente maisons de paysans de brûlées, ce qui a dégoûté, il faut l'avouer aussi, les campagnards de courir les aventures guerrières, leur a inspiré une profonde indignation pour les francs-



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tireurs et les a amenés jusqu'à les trahir et les livrer a u x étrangers. Quoi qu'il en soit, pendant près de deux mois, au moins, des détachements de mobiles, quelquefois soutenus par quelques partis de hussards et de chasseurs à cheval, se tinrent sur les limites extrêmes du département à Grandvilliers, à Formerie, à Gournay, escarmouchant, très rarement, avec les patrouilles saxonnes et s'occupant surtout à exciter les paysans, avec un succès de plus en plus nul, puis se repliant quand ils avaient cru avoir réussi au point d'en mettre quelquesuns en état d'être fusillés. L à se bornèrent tous les efforts stratégiques imaginés pour la défense du Beauvoisis par les autorités militaires. Pendant que les Saxons entraient sur son territoire, le préfet avait donné en toute hâte les ordres nécessaires pour former et faire fonctionner les conseils destinés à l'appel des conscrits de 1870. On se hâta et on avait déjà opéré le tirage et la révision dans une partie notable du département quand, tout à coup, le général, le capitaine de recrutement, les sergents et tout le personnel prit la fuite et se retira en Normandie. Rien n'eût été plus simple que de finir l'opération commencée et les Saxons n'auraient pu en aucune manière y mettre obstacle. Il eût été plus simple encore, si l'on n'osait pas aller jusqu'au bout dans une crainte exagérée d'être pris, de laisser en partant un ordre général à tous les conscrits déjà revisés de se rendre immédiatement dans un des départements non occupés; ils l'eussent f a i t sans nul doute. Mais on n'y songea pas; ils furent complètement oubliés, ils le restèrent pendant toute la durée de la guerre et je n'ai pas entendu dire qu'un seul d'entre eux ait même essayé de rejoindre un corps français.



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Les officiers allemands témoignèrent souvent leur surprise de voir les villages remplis de très jeunes hommes, parfaitement propres au service et qui ne s'occupèrent pendant tout le temps de l'invasion qu'à trinquer avec leurs soldats. L a liste des efforts tentés pour repousser l'ennemi du département de l'Oise se trouve ici épuisée. Les Saxons étant arrivés à Mouy, Beauvais devait se décider à la résistance ou à la soumission. Les ressources pour résister consistaient en 800 bourgeois et ouvriers de la ville, gardes nationaux armés de fusils à percussion, et dont, certainement, il n'y a pas d'exagération à affirmer que 600 n'avaient jamais manié une arme de leur vie; plus 25 francs-tireurs dont j'ai déjà donné la description; pas un soldat, pas un officier sérieux et j'ajoute, pour mémoire, pas le plus petit canon. D'ailleurs, une ville ouverte de tous les côtés. A u x yeux du sens commun, il n'y avait pas même lieu de poser une question. Mais le sens commun n'a qu'une place très modeste dans les affaires françaises. L a canaille de Beauvais se déclarait résolue à tirer sur l'ennemi. Par un accident incompréhensible elle avait beaucoup de cartouches et on n'avait pas osé la désarmer. Les bourgeois se disaient en gémissant que si ces misérables faisaient feu sur les Saxons, ne fût ce qu'au nombre de trois ou quatre, ils s'enfuiraient aussitôt à travers champs et que la ville serait brûlée ou pour le moins rançonnée. J'avoue que je ne comprends pas que le fait n'ait pas eu lieu; car un vagabond n'avait absolument rien à perdre, ni rien à risquer dans un pareil coup et il était certain d'être reçu à bras ouverts, porté sur le pavois et traité de grand homme par tous les journaux et les autorités de la République. Heureusement rien de sem-



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blable n'eut lieu. Mais les habitants, la municipalité surtout en avait une crainte mortelle et on était cruellement tourmenté. Ce qui ne troublait pas moins c'était la façon, la mesure de la reddition de la ville. Il fallait faire l'indispensable, on y était résolu, mais, autant que possible, on tenait et avec raison, à ne pas s'exposer aux insultes, aux calomnies, aux indignations calculées des spéculateurs en toutes choses et entr'autres en patriotisme. L a Commission municipale, chargée du sort de la ville et seule restée debout au milieu des ruines administratives avait, dans son propre sein, de grands embarras. Le préfet avait cru devoir y introduire six républicains zélés qui, en de tout autres temps, n'eussent assurément pas été en position de régler le sort de leurs concitoyens. Ces gens, tous aussi persuadés de la nécessité de se soumettre que leurs collègues, se fiaient sur les très bonnes intentions qu'ils leur voyaient à cet égard, pour faire les pointilleux, soulever des scrupules, faire miroiter leur patriotisme, leur haine de l'étranger, leur mépris de la mort, se faire, en un mot, une réputation de braves à leurs dépens et ne rien risquer à tout ce manège. En réalité et comme ils se prenaient au sérieux, ils avaient beaucoup plus d'appréhensions que les autres, se considérant comme plus exposés à cause de la pureté plus grande de leurs doctrines. C'était le matin; il était onze heures; la Commission municipale était réunie à l'hôtel de ville. Un des membres républicains venait de donner communication d'une lettre de Mouy où les Saxons étaient depuis la veille et d'où il résultait qu'un homme avait été fusillé avec des circonstances atroces et la femme de cet homme



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violée. On sut une heure après que l'homme se portait parfaitement, n'avait rien fait qui pût l'exposer à un risque quelconque et que la malheureuse femme, ni jeune ni jolie, n'avait été l'objet d'aucun degré d'attention de la part des farouches envahisseurs. Le digne républicain avait lu sa lettre avec une émotion sentie et plusieurs membres de la Commission, persuadés que ce qu'exposait le papier se passait tous les jours et couramment partageaient visiblement un trouble si bien justifié; on tâchait de s'entendre sur ce qu'il fallait faire. De temps en temps, un des sénateurs se levait pour regarder le haut de la cathédrale où des guetteurs étaient placés qui devaient avertir de l'approche de l'ennemi. Sur la place, des groupes assez nombreux se formaient, se défaisaient, se reformaient plus loin. On commentait des nouvelles ou on en échangeait. Il y avait beaucoup de menaces sourdes; aucune apparence d'action. Trois francs-tireurs passaient bon pas, leurs carabines sur l'épaule, gagnant le faubourg S. Quentin et la route de Gournay. A u moment où ils passèrent devant la statue de Jeanne Hachette, celui qui marchait en tête et avait fort bonne mine et grand air de résolution, ôta son képi par un geste très noble et salua l'héroïne de Beauvais, reproche évident adressé à la population dégénérée. A peine une demi heure après, les signaux de la cathédrale, des drapeaux agités par les guetteurs apprirent à toute la ville l'approche de l'ennemi; la place se vida presque toute entière. Sur beaucoup de physionomies se peignait une anxiété bien naturelle; tout ce qu'avaient raconté les journaux, tous les on-dits les plus lugubres revenaient dans les imaginations et tandis que la Commission munici-



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pale descendue devant les portes de la mairie s'entendait, en dernier lieu, sur ce qu'elle avait résolu de faire, des cris partirent à sa gauche où aboutissait une des rues tortueuses de la ville, les groupes reculèrent et l'on vit déboucher sur la place, au galop, d'abord un, puis deux, puis trois, environ une dizaine de Uhlans saxons, la lance attachée au bras gauche et le pistolet dans la main droite. Le saisissement ne dura pas trop, parce que la curiosité y mit fin. Le sous-officier commandant les Uhlans, un petit jeune homme blond et frais de vingt à vingt-etun an, s'avança vers les membres de la Commission municipale et demanda la remise des armes. Tout ce qui était sur la place accourut autour des Uhlans pour écouter la conversation. Ici se présenta la difficulté majeure. On ne voulait pas se rendre à une dizaine de Uhlans; on voulait être pris en règle et par des troupes présentes en personne et non par représentants. On fut satisfait, car, en une minute et par tous les côtés à la fois, les Saxons pénétrèrent sur la place, infanterie, lanciers, dragons, artillerie, fourgons, caissons, ambulances, charettes, bœufs, vaches et moutons et tout cela se massa devant la mairie, attendant les billets de logement. Quant à la population, elle sortit par toutes les issues, portes et fenêtres, s'accumula autour des soldats, vint les regarder sous le nez et dans les yeux et il ne s'était passé une demie heure que l'on riait de tous les côtés, les Saxons plaisantaient avec les femmes et les hommes leur donnaient des cigarres et leur offraient à boire. Ce fut un cri général d'indignation, quand on apprit la soumission de Beauvais. A Gisors, à Gournay, à Amiens, à Rouen, à Evreux on ne put assez se récrier contre le manque d'énergie des gens de Beauvais qui,



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dans une ville toute grande ouverte, ne s'étaient servi des ressources qu'ils n'avaient pas, sous le commandement de personne, pour se couvrir d'une gloire militaire à laquelle les occupations pacifiques de ses bourgeois ne les avaient jamais fait prétendre. Il est de fait que Beauvais n'imita pas Numance et Sagonte. Mais, probablement, ces villes fameuses par leur résistance obstinée et qui leur tourna si mal et servit à si peu de chose, n'avaient eu que l'alternative d'être détruites en résistant ou détruites en ne résistant pas. Malgré tout ce qu'on imprimait et récitait sur la férocité allemande, Beauvais ne se jugea pas enfermée dans un pareil dilemme et l'expérience sembla prouver qu'elle avait eu raison. Du reste, Gisors, Gournay, Amiens, Rouen et Evreux, après avoir fait de loin beaucoup de bruit n'ont pas plus résisté que Beauvais et ont eu, pour cela, la même et excellente raison qu'elles ne le pouvaient essayer. Presqu'en même temps que les Saxons s établissaient à Beauvais, des corps de cavalerie et bientôt d'infanterie prussiennes pénétraient dans le pays par Pontoise, de sorte qu'ils occupèrent bientôt le sud du département, comme le nord l'était déjà. Ils ne rencontrèrent nulle part la moindre résistance; à Liancourt-St.-Pierre deux braconniers tirèrent de loin sur une patrouille et s'enfuirent; à Delincourt, il y eut une tentative semblable, puis ce fut tout. Les Prussiens menacèrent de brûler les vilages où ces faits avaient eu lieu; mais ils s'en tinrent à la menace de sorte que la tranquillité resta complète et le devint de plus en plus à mesure que l'occupation dura. Il n'en fut pas d'abord ainsi sur la limite de l'Eure, le long de la rivière d'Epte.