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French Pages 370 [348] Year 2019
Lumières postcoloniales met alors en réflexion trois sujets dont découlent trois enseignements majeurs : - l’influence de la pensée politique et littéraire africaine dans l’histoire des idées ; - la déconstruction de l’image d’Épinal de la francophonie comme instrument au service de l’égalité, de la fraternité et de la justice entre les peuples et leurs cultures ; - le Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire et les Cailloux blancs de Bernard Dadié comme illustrations des littératures d’inspiration négritudienne et panafricanistes préoccupées par les vicissitudes des relations internationales depuis la défaite du nazisme. Lumières postcoloniales ou les prolégomènes à une nouvelle histoire littéraire africaine, prompte à nuancer celle prescrite par les instances parisiennes du « champ de pouvoir » et de la « fabrique de classiques littéraires » du continent ! Jean-Fernand BÉDIA est maître de conférences à l’université Alassane Ouattara de Bouaké (Côte d’Ivoire), où il enseigne depuis 2006 la Littérature comparée. Titulaire également d’un doctorat en Science de l’information et de la communication, il est intervenant à la chaire UNESCO pour la Culture de la paix, à l’université Félix Houphouët-Boigny (Côte d’Ivoire). Il est aussi membre fondateur de la Fondation Bibliothèque-Archives Bernard Binlin Dadié, dont il est le secrétaire général adjoint. Il a déjà publié aux Éditions L’Harmattan Les écritures africaines face à la logique actuelle du comparatisme (2012), et Ahmadou Kourouma, romancier de la politique africaine de la France (2014). Il est l’auteur de nombreux articles parus dans les revues Éthiopiques (Sénégal), Francofonia (Italie), Eidôlon (France), Présence francophone (Canada), Lettres d’Ivoire (Côte d’Ivoire), etc.
Etudes africaines Série Géopolitique ISBN : 978-2-343-18593-4
37.50 €
Jean-Fernand Bédia
Ce livre tire les leçons de l’histoire de la théorie critique (la naissance de l’École de Francfort en Allemagne, la naissance de la « nouvelle critique » et du nouvel esprit scientifique en France, etc.) depuis le milieu du XXe siècle. Et il s’inscrit dans la perspective du renouvellement de ce qui se professe en Afrique francophone sous le vocable de « culture littéraire et générale », par ricochet du discours éducatif.
Pour un nouvel esprit critique littéraire en Afrique francophone
Pour un nouvel esprit critique littéraire en Afrique francophone
Lumières postcoloniales
Lumières postcoloniales
Etudes africaines
Série Géopolitique
Jean-Fernand Bédia
Lumières postcoloniales Pour un nouvel esprit critique littéraire en Afrique francophone
Préface de Zigui Koléa Paulin
Lumières postcoloniales Pour un nouvel esprit critique littéraire en Afrique francophone
Jean-Fernand BÉDIA
Lumières postcoloniales Pour un nouvel esprit critique littéraire en Afrique francophone
Préface de Zigui Koléa Paulin
Du même auteur Les écritures africaines face à la logique actuelle du comparatisme L’Harmattan, 2012 Ahmadou Kourouma, romancier de la politique africaine de la France L’Harmattan, 2014 Bernard Binlin Dadié, cent de vie littéraire et politique : quel héritage L’Harmattan, 2018
© L’Harmattan, 2019 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-343-18593-4 EAN : 9782343185934
À ma mère Achi Yadjé Victorine Femme d’honneur et d’engagement De la première et unique promotion du Service civique féminin de Côte d’Ivoire Pour que vivent tes commandements : Engagement, Force, Amour et Générosité.
À tous les historiens et intellectuels africains et afro-descendants, ces grands Esprits du XXe siècle, qui ont allumé, au lendemain de la défaite du nazisme et de la Libération, le flambeau des Lumières postcoloniales, et dont la puissance de la pensée sert consciemment ou inconsciemment de ressource idéologique à ce modeste travail de critique littéraire et historienne. Sans exhaustivité, nous pensons à Cheikh Anta Diop, Bernard Dadié, Aimé Césaire, Alioune Diop, Léopold Sédar Senghor, Léon Gontran Damas, Franz Fanon, Albert Memmi, Djibril Tamsir Niane, Joseph Ki-Zerbo, Memel Fotê, Kwame Nkrumah, Patrice Lumumba, etc. Malgré le souffle rageur des mystificateurs de l’histoire, l’incandescence de votre verbe et de votre esprit demeure la torche de la révolution africaine, hier, aujourd’hui et demain.
« Les séquelles du colonialisme sont encore plus dures que le colonialisme lui-même. Car nous ne sommes pas encore arrivés à nous libérer moralement et intellectuellement et spirituellement du colonialisme. » Émile Saint-Lot « Il est des batailles que l’on ne livre jamais trop tôt et qu’il ne faut surtout pas livrer trop tard. » Christiane Taubira « C’est le langage de la vérité, et la vérité est révolutionnaire. » Thomas Sankara « Le champ, ai-je dit, est polémique, mais nous n’allons pas adhérer à telle ou telle théorie, nous allons réfléchir de manière analytique et sceptique sur la littérature, sur l’étude littéraire, c’est-à-dire sur tout discours – critique, historique, théorique – à propos de la littérature. Nous allons essayer de nous déniaiser. La théorie de la littérature est un apprentissage du déniaisement. » Antoine Compagnon. « Toute la pensée scientifique doit changer devant une expérience nouvelle; un discours sur la méthode scientifique sera toujours un discours de circonstance, il ne décrira pas une constitution définitive de l’esprit scientifique. » Gaston Bachelard
Préface L’Afrique, par l’action politique et par la puissance des idées littéraires et philosophiques de ses intellectuels, peut-elle se prévaloir d’avoir influencé, au XXe siècle, l’histoire entendue comme ensemble d’évènements dramatiques ou tragiques capables de modifier l’évolution de l’humanité ? Quelle est la représentation littéraire que les romanciers et les hommes de culture africains francophones se font de la Francophonie, institution politique et culturelle, dont l’image d’Épinal en fait une politique de civilisation au service de la langue française, de l’État de droit et de la fraternité entre les peuples ? La critique littéraire africaine a-t-elle suffisamment conscience que la culture en général et la culture littéraire en particulier, examinée à la lumière de l’ordre mondial instauré par la Conférence de Berlin en 1885, est toujours placée aux avant-postes des guerres géostratégiques ? Voilà des questions sur lesquelles Jean-Fernand Bédia invite, non pas seulement les critiques littéraires, mais aussi les philosophes, les historiens, les sociologues, les géographes, les politologues, les juristes, etc., à se pencher, loin des discours de convenance dignes du « petit théâtre de civilité ». Mais, avant de découvrir la profondeur de ses analyses, de sa vision de chercheur, de ses réflexions qui, souvent, sont en rupture avec des habitudes de pensée que l’on peut observer chez les enseignantschercheurs de sa génération, il importe de savoir deux ou trois choses à son sujet. Lorsque Jean-Fernand Bédia soutient en 1998 son mémoire de maîtrise de Lettres modernes, intitulé « La critique du pouvoir politique dans Chronique d’une journée de répression de Moussa Konaté » – une soutenance pour laquelle je fus coopté en tant que Président de jury – il m’a laissé l’impression d’un étudiant travailleur, pointilleux et très autonome dans la pensée. C’est l’occasion pour moi de rendre un hommage à son Directeur de mémoire de l’époque, mon estimé collègue, Irié Bi Zaha Raphaël de l’École Normale Supérieure d’Abidjan. L’essentiel des conclusions paraissait aux antipodes des propres convictions politiques et partisanes de son directeur. Mais pour mon collègue, tout comme pour les autres membres du jury, les postures défendues par Jean-Fernand Bédia, dans ce premier travail de recherche, étaient le reflet des aspirations politiques, sociales et culturelles de sa génération. Le choix de son corpus atteste ce constat. En effet, Chronique d’une journée de répression (1988), 13
pour en proposer un bref résumé, est le récit de la vie d’un mouvement politique organisé par des jeunes étudiants qui essaient d’affronter le régime militaire de leur pays. Mais, puisque le rapport de force est à sa défaveur, l’on voit petit à petit ce mouvement estudiantin aller à sa perte. L’histoire de ce roman, semblable à celle que connut la jeunesse malienne dans les années 1990, se termine dans un bain de sang incroyable. Sans nul doute, comme ces « héros » broyés par la machine totalitaire du pouvoir politique de la diégèse du romancier malien, Jean-Fernand Bédia, alors étudiant de maîtrise, a fait partie de cette multitude de jeunes Africains, qu’on appellerait en Côte d’Ivoire la « génération zouglou » ou encore génération 90, qui a crié son ras-le-bol de la démocratie à l’Africaine. Une démocratie qui, non seulement, ne laissait aucune perspective à la jeunesse, mais plus impardonnable encore, a conduit à un génocide au Rwanda, et condamné l’immense nation de Patrice Lumumba, le Zaïre, dans une impasse politique. Signe des temps ou hasard du calendrier de l’histoire littéraire, cette raison juvénile africaine se trouva confortée dans son rejet du pouvoir politique africain, à travers le discours dominant de la création et de la critique littéraires, caractérisé par le procès sans rémission de la démocratie africaine. En 2006, lorsqu’il termine son Doctorat et commence sa carrière d’enseignant-chercheur de Littérature générale et Comparée dans la deuxième université de son pays, anciennement appelée Université de Bouaké, Jean-Fernand Bédia s’interroge déjà sur le rôle des études littéraires dans un pays en proie à une terrible guerre depuis presque cinq ans. Sans se faire d’illusion, l’enseignement devient un moment d’éducation à la paix et à l’amour de son pays. Comme en 1998, au moment de sa maîtrise, le choix de son corpus dénote son pragmatisme scientifique et pédagogique. Dans la foulée, il met au programme les romans Inyenzi ou les cafards (2006) de la Rwandaise Scholastique Mukasonga, Johnny Chien Méchant (2002) du Congolais Emmanuel Dongala et Quand on refuse on dit non (2004) de l’Ivoirien Ahmadou Kourouma, devenant ainsi le premier enseignant de lettres modernes en Côte d’Ivoire à faire découvrir à ses étudiants, entre 2006 et 2008, l’émergence d’un champ littéraire constitué de ce qu’il appelle « le roman des nouvelles guerres africaines », ces espèces de « bôrôs d’enjaillement politiques », dont il décrit la mystique dans les colonnes de la revue négro-africaine de littérature et de philosophie, Éthiopiques (n° 85 ; 2010) ; une tribune scientifique de prestige fondée en 1975 par Léopold Sédar Senghor. De l’étudiant à l’enseignant-chercheur qu’il est aujourd’hui, une constante se dégage chez Jean-Fernand Bédia : la critique littéraire ne peutêtre déconnectée de l’histoire des idées politiques et littéraires, au risque de condamner le « langage du langage littéraire » (Roland Barthes), à la vacuité idéologique et à l’inutilité sociologique. C’est sous cet angle qu’il convient de considérer la présente réflexion induite par les interrogations 14
exposées plus haut. C’est également sous ce prisme qu’il faut comprendre l’intitulé de son ouvrage : Lumières postcoloniales. Pour un nouvel esprit critique littéraire en Afrique francophone. Dans son discours d’ « Avant-propos », l’essai de Jean-Fernand Bédia ne prend pas le temps de l’observation, précaution stratégique propre à certains sports de combat. Pas même le temps de commander « l’entrée », afin que mijote à loisir le plat de résistance qui viendra à bout de la faim qui lui tenaille l’estomac. Le débat est tout de suite engagé :
« Le caractère obsolète, la ringardise des schèmes du comparatisme et des enseignements littéraires en général, fondés sur une catégorisation pour ne pas dire une essentialisation voire une ghettoïsation de la production de la pensée en Afrique francophone est peu encline à favoriser toute attitude d’affranchissement des idées et des sujets culturels qui les produisent et les partagent par la même occasion. Même au cours de ces dernières décennies marquées par une sorte d’apocalypse qui a pris naissance au pied des Mille collines, au Rwanda, et qui se poursuit avec le chaos généralisé en Libye, nouvelle « route de l’esclavage » ou dernier mirage pour les « naufragés de l’intelligence », la critique littéraire s’est formellement inscrite moins dans le combat de libération des idéologies du chaos ».
Pour l’auteur de Lumières postcoloniales, la dérive actuelle du continent instaure une urgence et un engagement plus concret de la pensée critique et de la critique littéraire en particulier, en faveur de la libération des peuples. Dans l’histoire des peuples, le chaos continental n’est peut-être pas spécifique à l’Afrique. Par exemple, il s’est joué, sous une autre forme, avec d’autres acteurs, en Europe, à la fin de la première moitié du XXe siècle. Mais pour que cette civilisation qui a produit les Molière, Goethe, Hugo, Schœlcher, Kafka, Damas, Césaire, Ionesco, etc., parvienne à accomplir sa résilience, et se présente comme l’une des plus brillantes en ce début de XXIe siècle, la théorie critique a pris sa part de responsabilité. En France, elle était connue sous le nom de « nouvelle critique » tandis qu’en Allemagne, elle s’imposait sous l’appellation de l’« École de Francfort ». Et cette autre révolution copernicienne, l’auteur en a conscience. En comparatiste averti, convaincu d’histoire et surtout d’histoire littéraire française, Jean-Fernand Bédia ne comprend pas exactement où va la critique littéraire africaine qu’il accuse de « dérouler le discours critique formulé à son intention par une certaine science africaniste tapie dans l’ombre disciplinaire des Études africaines en France », et par conséquent d’être comptable de la « stratégie de morcellement de la pensée à travers laquelle la critique et les théoriciens issus du Nord s’arrogent le droit exclusif d’établir les concepts et autres paradigmes qui serviraient à 15
l’analyse de la production culturelle dans son ensemble, tandis que les Autres, bon gré, mal gré, prêtent le serment de l’allégeance théorique et méthodologique à travers des travaux de recherches désincarnés de tout idéal de libération de la pensée et de leurs sociétés ». Pour se faire témoin à charge dans ce procès engagé contre la critique littéraire africaine, l’on pourrait aussi rappeler, dans le sillage de l’expérience européenne, le rôle joué par la critique en Amérique et en Inde, dans le sous-continent asiatique. À propos des États-Unis d’Amérique, nation esclavagiste et raciste durant des siècles, pour que cette puissance nationaliste et impérialiste enjoigne au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, à ses alliés encore habités par l’instinct primaire de colonialiste après leur libération du nazisme, de procéder sans condition à la décolonisation de leurs colonies ; pour que cette même Amérique fasse pleurer d’émotion le Révérend Pasteur Jessy Jackson, lors de l’élection de Barack Obama, premier Noir à la Maison-Blanche en 2008, il ne fait aucun doute que la critique a longtemps joué sa partition. Cela s’illustre à travers notamment le combat des mouvements politiques et culturels de la NégroRenaissance d’Harlem qui, par ailleurs, allaient inspirer la création de la Négritude, un autre mouvement dont la contribution à la modernité démocratique et républicaine française est au cœur de cette réflexion audacieuse, intense, polémique, polémiste parfois, et heuristique que propose Jean-Fernand Bédia.
Quant à l’Inde, un constat majeur s’impose, au regard du dynamisme et surtout l’engagement des théories critiques comme les postcolonial studies et les subaltern studies, dont la notoriété scientifique est associée indiscutablement aux travaux de ses intellectuels comme Homi Bhabha ou Gayatri Chakhravorty Spivak. Ce territoire, le plus peuplé du monde après la Chine, est en passe de réaliser l’un de ses plus grands défis civilisationnels contemporains contre les discriminations ethniques du fait du système de castes encore prégnant. Mais c’est surtout que derrière les notions d’« espace interstitiel », d’« hybridité » (Des notions chères à Homi Bhabha.), dont les anciennes colonies en sont les allégories primordiales, l’Inde, et à travers elle, le sous-continent asiatique est en passe de donner à la notion de « décentrement » des « lieux de la culture », jadis impérialement incarnés par l’Occident, sa plénitude idéologique dans ce village planétaire.
Autant d’enseignements venus de l’histoire récente des théories critiques qui démontrent la pertinence et l’opportunité de s’interroger comme le fait Jean-Fernand Bédia : où en est l’Afrique avec les théories et où va en réalité sa critique littéraire ? Pour répondre à cette question que Lumières postcoloniales n’a, à aucun moment, donné l’impression d’épuiser, cette étude propose de « rassembler, voire de constituer des savoirs et des préceptes épistémologiques qui, par la médiation de leurs discours et de leur finalité, invitent les peuples africains à prendre ou à reprendre l’initiative de leur propre histoire ». Dans le souci de donner à la critique littéraire sa nouvelle 16
feuille de mission dans cette Afrique qui se vide de sa jeunesse au grand dam des pouvoirs d’États, Il faut détruire les poncifs et les faux stéréotypes qui inhibent l’esprit. C’est un processus que l’auteur entame avec les sujets qui forment l’unité théorique et critique de son ouvrage. Il est certes compliqué en ce sens qu’il va falloir faire admettre que, contrairement au discours et à la pensée unique ambiants, l’image de la Francophonie au double sens politique et culturel, dans l’imaginaire littéraire africaine, est bien souvent aux antipodes des grandiloquentes célébrations de la solidarité, de l’État de droit, du respect mutuel des souverainetés nationales ayant en partage la langue française. En sus, il va falloir faire accepter aux prescripteurs de la critique littéraire actuelle qu’ils ont eu tort d’avoir trop vite pris acte et célébrer la mort annoncée de la Négritude et du Panafricanisme ; deux courants de pensée qui ont constitué les principaux tombeaux du colonialisme européen en Afrique, et qui ont indiscutablement joué leur partition dans la (post)modernité démocratique et républicaine post-libération de la France. Or, les raisons de l’engagement de ces deux mouvements en faveur des peuples opprimés qu’ils soient européens, africains, asiatiques, sont plus que d’actualité : terrorisme d’État, impérialisme, désastres du capitalisme en Afrique, au Proche-Orient, résurgence des « routes de l’esclavage », etc. Enfin, il va falloir faire comprendre à ces « pontes » assermentés de la critique littéraire, qu’avec le pragmatisme, la profondeur des analyses, le caractère polémique et subversif, qu’avec la nature des sujets (l’État, la géopolitique, la liberté, le destin des peuples, l’ordre, la cité, la démocratie, les modèles, l’histoire, l’action, la générosité, l’héroïsme, la barbarie de l’homme contre l’homme, etc.) en dehors desquels l’étude littéraire de la langue française et de l’esthétique générique perd tout intérêt, s’ouvre avec le livre de JeanFernand Bédia une brèche dans le vieux substrat académique formulé sous la désignation disciplinaire de « Littérature générale et Comparée » ; domaine majeur des études littéraires dans le monde et, en l’occurrence, en Afrique francophone. Inconsciemment ou en toute lucidité, le livre s’ouvre à la formulation « Littérature comparée et politique », une manière de donner plus de clarté, non pas à l’objet de la littérature comparée qui est, pour rappel, l’étude des littératures mondiales et nationales dans leur rapport à l’histoire, à la culture et à la mémoire, mais à ses objectifs et à son discours. La raison pour laquelle il faut articuler de manière explicite comparatisme et politique c’est la légitime aspiration à une compréhension neuve et dynamique d’une discipline qui, en Afrique francophone, s’est sclérosée au fil des décennies, au point de perdre de vue ses objectifs premiers et de faire penser à certains enseignants-chercheurs que son approche est variable selon que le comparatiste se situe dans une aire culturelle anglosaxonne, francophone, hispanophone ou lusophone. De ce point de vue, le 17
dernier sujet du livre mérite bien sa place dans le débat théorique et dans celui des idées littéraires et politiques. Nos félicitations, mais aussi nos encouragements à l’enseignantchercheur-critique Jean-Fernand Bédia qui, à travers Lumières postcoloniales, prend le pari de faire de la critique littéraire, un moment d’engagement en faveur de la libération intellectuelle des jeunes, principaux architectes d’une Afrique dont les nombreux talents et l’infinitésimale richesse en ressources naturelles ne demandent qu’à être exploitées dans l’intérêt premier du continent. Fait à Dabou le 1er mars 2018 Zigui Koléa Paulin Professeur des Universités
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Avant-propos En observant les théories critiques1 qui ont fait le lit de l’ouverture des littératures du continent africain au reste du monde, elles sont moins préoccupées à inscrire celles-ci dans le champ de l’histoire des idées qu’à les embastiller dans des ghettos idéologiques bâtis sur des présuppositions ethniques voire essentialistes. Suivant les contours sinueux des frontières du colonialisme, cette herméneutique de la servitude maintient à ce jour la critique littéraire derrière cette espèce de rideau de fer entre auteurs francophones, anglophones, hispanophones et lusophones. Dans ce pseudo contexte scientifique qui tient lieu de goulag de la pensée, la critique, comme le rappelle Patrice Nganang2, obsédée par les supposés mimétiques des textes, perçoit toutes les innovations possibles de la littérature dont elle en fait le principal objet d’étude comme la signature d’un continent fixé comme l’altérité de l’Occident. Pareil déterminisme des discours théoriques s’est méthodiquement construit à travers des lectures programmatiques, qu’il faut entendre en l’occurrence comme les discours de réception des littératures du continent, balisés par le paradigme de la relation de l’auteur à une langue, de l’influence des auteurs africains par les philosophies et valeurs littéraires occidentales, ou par le paradigme de l’opposition entre intelligence créative locale et écritures diasporiques, etc. Toutes lectures qui concourent plus à l’enfermement de la création littéraire dans des réalités ethniques catégorisant, et dont la conséquence est la mise sous tutelle idéologique de toute une civilisation littéraire. Ainsi, à force de répéter sur des décennies ces lectures programmatiques auprès des étudiants et des chercheurs en littérature générale et francophone en particulier, des schèmes de pensée se sont mis en place, des objets de recherche et un certain contenu de la transmission universitaire et pédagogique se sont forgés au fil des années. Avec le temps, c’est un véritable socle de connaissances et de réflexes épistémologiques qui se sont dégagés, avec à la clé une représentation de l’histoire du colonialisme comme génératrice de valeurs de la modernité, donc positives et humanisantes (sic !). Pour se faire une idée de ces théories et même des méthodologies appliquées au champ littéraire africain, il suffit de se reporter aux introductions des travaux de mémoires et de thèses en études littéraires africaines francophones. 2 Patrice Nganang, Manifeste d’une nouvelle littérature africaine, Paris, Homnisphères, 2007, p. 11. 1
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Or de convenir avec Ngugi Wa Thiong'o3, le véritable objectif du colonialisme reste le contrôle de ce que les peuples produisent, mais aussi la façon dont ils le produisent. Ce contrôle, le colonialisme l’impose d’abord par la conquête militaire et les dictatures qu’il engendre et entretient. Cependant, le champ le plus important sur lequel il jette son entreprise demeure l’univers mental du colonisé. D’où l’évidence qui conduit à affirmer que par la culture, le colonisateur opère une mainmise sur la perception que les colonisés ont d’eux-mêmes et de leur relation au monde. À ce prix, l’emprise économique et politique, selon l’écrivain kényan, ne peut être totale sans le contrôle de l’esprit. La prouesse réalisée par cette stratégie épistémologique de l’embastillement forgée à l’ombre des lectures programmatiques détaillées cidessus, est d’être parvenue à présenter toute entreprise de reprise en main de l’histoire de l’Afrique par les Africains eux-mêmes, comme un anathème, une injustice morale faite à l’Occident. En témoigne le sort réservé aux travaux de Cheikh Anta Diop dans le discours des éducations nationales d’Afrique francophone. En témoigne aussi la posture du « poète » du « Sanglot de l’homme noir », l’écrivain « multinational » aux postures fluctuantes, Alain Mabanckou. Ce n’est donc point de l’hérésie que de dénoncer la myopie d’une critique qui ne trouve rien d’autre à faire que de louvoyer les contreforts discursifs et théoriques du colonialisme ; cette idéologie qui depuis les plantations esclavagistes du capitalisme à l’enrayement total de nations comme la Somalie et la Libye a fait de l’histoire des relations internationales aujourd’hui la fille héritière du génocide. D’où l’urgence et surtout l’obligation de sens que comporte l’idée d’une lecture sous l’angle de Lumières postcoloniales. L’argumentaire de cet ouvrage qui se veut à la fois critique et théorique s’entend comme la dimension intellectuelle d’un processus d’émancipation en tirant des leçons des tragédies et des traumatismes actuels qui légitiment, près d’un siècle après, la principale clé de lecture de l’histoire des relations entre les civilisations, fournie par Aimé Césaire dans son Discours sur le colonialisme. Cette clé de lecture, qui fait du colonialisme la doctrine de base des relations internationales iniques initiées par l’Occident au lendemain du siècle des Lumières, invite au combat sans relâche toutes les générations. Mais comment cette vision historienne de la théorie dans le domaine de la critique littéraire est-elle encore possible face aux nombreuses tragédies actuelles qui semblent infirmer le postulat d’une marche émancipatrice effective de l’Afrique sortie de la nuit de la colonisation ? Comment est-elle possible, cette vision historienne de la critique que les termes de référence de l’enseignement, mais aussi de la recherche impulsée de l’extérieur, ont détournée de ce qui devrait être en réalité son sens et son déterminisme, à savoir s’attaquer systématiquement aux incuries de la société en les 3
Ngugi Wa Thiong’o, Décoloniser l’esprit, Paris, La Fabrique Éditions, 2011, p. 38. 20
considérant non comme des situations isolées, mais comme les conséquences d’une dynamique globale ? La réponse apportée par Lumières postcoloniales, qui se suggère derrière chaque aspect de ce questionnement, consiste donc à dire que les enseignements et les axes de recherches dans les études littéraires en Afrique francophone et en Afrique de façon générale doivent se définir et se déclarer véritablement comme partie prenante du mouvement historique d’émancipation et non se contenter de produire des schèmes de pensée par lesquels l’Afrique elle-même contribue à se faire prisonnière ou à s’exclure de l’histoire des idées. Ainsi, la possibilité critique de questionner la production culturelle et littéraire à l’aune de théories qui prennent pour point de départ l’idée généalogique ci-dessus est d’autant libératrice, car fondée sur l’exigence de s’affranchir d’orientations discursives prescrites, ointes de la sainte huile de l’universalisme à géométrie variable. Dans le cadre de la critique littéraire, la théorie de Lumières postcoloniales est le fruit de l’inspiration de la défaite de la pensée post-coloniale ou postAuschwitz. Cette défaite s’est originellement révélée avec la naissance avortée de la démocratie au Congo, suite à l’assassinat de Patrice Lumumba par des « démocrates » américains, belges et africains4. Mais surtout c’est avec le génocide au Rwanda, la série de tragédies nationales qui se sont toutes déroulées au lendemain de la création des « Nations unies », ou qui se déroulent encore sur fond de guerres géostratégiques, appellation policée des nouvelles guerres colonialistes, que la défaite de la pensée s’est avéré une vérité apodictique. C’est pourquoi la posture théorique de Lumières postcoloniales, historiquement, est initialement inspirée par les aspirations d’intellectuels et de dirigeants qui se sont insurgés contre l’état de servitude à la fois politique et mentale, congénital à la fumeuse mission civilisatrice dont l’Europe s’est faite le chantre au XIXe siècle. Elle reprend ensuite en écho les révolutions africaines qui s’affirmeront au début des années 1990, avec les dynamiques nationales de retour au multipartisme, acte sur lequel aura reposé de façon éphémère l’espoir d’une renaissance démocratique sur le continent. Par renaissance, il faut comprendre, en effet, l’impérieuse volonté d’affranchissement, des tentacules de la nébuleuse Françafrique, métaphore actuelle du colonialisme agissant en Afrique francophone. Ainsi l’historicité sur le continent africain depuis plus de cinquante ans demeure en réalité marquée par la succession de générations d’hommes et de femmes à la poursuite d’un idéal, celui de liberté, pas seulement d’agir, mais aussi, et surtout de penser. Cet idéal-là, en d’autres temps et en d’autres lieux, a obsédé des théoriciens de la société et de la culture, dont les postures ont rarement intégré sinon jamais les termes de références des études littéraires en Lire à ce sujet Colette Braeckman, Lumumba. Un crime d’État, Bruxelles, Éditions Arden, 2009.
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postcolonie francophone. Et pourtant leur contribution au renouvellement de la pensée universelle dans le contexte post-traumatique européen de la libération du nazisme, devrait en faire des discours intellectuels de référence quand il est question de formation d’esprit critique. En effet, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale qui, en réalité, fut plus l’expression de la déchirure traumatisante de la civilisation occidentale, plusieurs théories en sciences sociales y compris en science de la littérature ont permis de soutenir la titanesque entreprise de reconstruction de l’humanité dont un pan majeur s’est effondré sur les champs de bataille en Europe et en Asie. Sur ce rôle de la pensée scientifique pour certains, ou de la théorie critique pour d’autres, l’occasion semble indiquée pour rappeler en substance la vision de Gaston Bachelard en France, mais également celle des intellectuels allemands tels que Theodor Adorno, Max Horkeimer, fondateurs de l’Institut de recherche sociale plus connu sous le nom de l’École de Francfort, dont l’objectif à la création était d’accueillir un certain nombre de travaux théoriques d’inspiration marxiste auxquels l’université allemande fermait ses portes5. Leur influence en Europe se mesure à la virulence de la querelle entre « ancienne critique » et « nouvelle critique »6. Les répliques de Roland Barthes, intellectuel français sans doute sensible aux thèses de l’École de Francfort7, sont là pour rappeler l’ampleur du rejet que risque toute tentative d’innovation épistémologique. Sous le Second Empire, la nouvelle critique aurait eu son procès, parce qu’accusée de contrevenir aux règles élémentaires de la pensée scientifique, écrit-il en substance, pour répondre à ceux qui pensent que dans un « État littéraire » ou dans un « État culturel », « la critique doit être aussi tenue qu’une police ». En référence à cette histoire de la théorie critique au milieu du XXe siècle, et dans la perspective du renouvellement de ce qui se professe sous le vocable de culture littéraire et générale, et par ricochet de discours éducatif, les angles d’attaque de Lumières postcoloniales révèlent toute leur pertinence. L’influence de la pensée politique et littéraire africaine dans l’histoire des idées ; la déconstruction de l’image d’Épinal de la Francophonie comme Emmanuel Renault, Yves Sintomer (sous la direction de), Où en est la théorie critique ?, Paris, Éditions La Découverte, 2003, p. 8. 6 « Ce qu’on appelle ‘‘ nouvelle critique ‘’ ne date pas d’aujourd’hui. Dès la Libération (ce qui était normal), une certaine révision de notre littérature classique a été entreprise au contact de philosophies nouvelles, par des critiques fort différents et au gré des monographies diverses qui ont fini par couvrir l’ensemble de nos auteurs, de Montaigne à Proust. », cf. : Roland Barthes, Critiques et vérités, sl, Éditions du Seuil, sd, p. 9. 7 Hypothèse fort probable suggérée par l’allusion de Roland Barthes aux « philosophies nouvelles » nées à la « Libération » (Cf : Roland Barthes, Critique et vérité, sl, Éditions du Seuil, sd, p. 9), mais aussi par son influence de la philosophie allemande, notamment de Karl Marx, selon Louis-Jean Calvet. Cf : Louis-Jean Calvet, Roland Barthes. Regard politique sur le signe, Paris, Payot, 1973, pp. 27-28. 5
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instrument au service de l’égalité, de la fraternité et de la justice entre les peuples et leurs cultures ; les littératures africaines et d’afro-descendants comme réceptacles des réponses des hommes et des femmes de bonne volonté à la géopolitique liberticide et meurtrière sont des préambules à une nouvelle histoire littéraire, prompte à nuancer celle prescrite par les instances de légitimation littéraire occidentales. Le caractère obsolète, la ringardise des schèmes du comparatisme et des enseignements littéraires en général, fondés sur une catégorisation pour ne pas dire une essentialisation voire une ghettoïsation de la production de la pensée en Afrique est peu encline à favoriser toute attitude d’affranchissement des idées et des sujets culturels qui les produisent et les diffusent par la même occasion. Même au cours de ces dernières décennies marquées par une sorte d’apocalypse qui a pris naissance au pied des Mille collines, au Rwanda, et qui se poursuit avec le chaos généralisé en Libye, nouvelle « route de l’esclavage »8, ou dernier mirage pour les « naufragés de l’intelligence »9, la critique littéraire africaine francophone s’est très peu formellement inscrite dans le combat de libération des idéologies du chaos. En revanche, elle s’applique, comme le bon élève de la classe, à dérouler le discours critique formulé à son intention par une certaine science africaniste tapie dans l’ombre disciplinaire des Études africaines en France , et qui ne cesse d’exacerber les clichés et les stéréotypes entre les différents lieux de production de culture, érigés en « Nord contre le Sud », en « périphérie vs centre », en « littératures de la diaspora opposées aux littératures nationales », en « écritures francophones contre écritures anglophones », en « littératures coloniales contre littératures postcoloniales », en « littératures orales contre littératures modernes », etc. Il s’agit en clair, de se détourner d’une stratégie de morcellement de la pensée à travers laquelle la critique et les théoriciens issus du « Nord » s’arrogent le droit exclusif d’établir les concepts et autres paradigmes qui serviraient à l’analyse de la production culturelle dans son ensemble, tandis que les « Autres », bon gré, mal gré, prêtent le serment de l’allégeance théorique et méthodologique à travers des travaux de recherches désincarnés de tout idéal de libération de la pensée et de leurs sociétés. Avec Lumières postcoloniales, il s’agit donc, en prime, d’organiser sur la base d’une remise en question méthodique, la révolution contre l’état de léthargie ou de servitude intellectuelle et doctrinale actuelles qui ne dit pas son nom, à travers un horizon d’attente établi à l’avance par des paradigmes prêts à l’emploi. Il est indéniable que la pensée critique qui a accompagné le premier siècle de la production littéraire sur le continent africain notamment se réduit par expérience à ces théories héritées de l’école des Africanistes. Ce sont leurs théories qui, vraisemblablement, nourrissent en partie le morcellement de la 8 9
Fabrizio Gatti, Bilal sur la route des clandestins, sl, Éditions Liana Levi, 2008. Jean-Marie Adiaffi, Les naufragés de l’intelligence, Abidjan, CEDA, 2000. 23
pensée servant en tout lieu et en tout instant de stratégie d’approche de la production idéologique en Afrique. Pour ce qui concerne l’enjeu du choix du terme « Lumières postcoloniales », il n’est guère dans son intention de soutenir que toute pensée critique en Afrique devrait s’inscrire dans cette tradition de l’histoire des idées héritée des théories dites africanistes. C’est pour cette raison, qu’il s’agit, en sus, à travers cette dénomination, de rassembler voire de constituer des savoirs et des préceptes épistémologiques qui, par la médiation de leurs discours et de leur finalité, invitent les peuples à prendre ou à reprendre l’initiative de leur propre histoire. En effet, la constellation des théories inspirées de l’africanisme né de la pensée occidentale n’a pu répondre aux idéaux de libération d’une situation historique prise au piège des canons et du négationnisme instaurés par le nationalisme européen. Les historicités postindépendances sombres qui s’agrègent à une mémoire africaine déjà encombrée de génocides et de massacres de l’époque coloniale en sont la preuve éloquente de l’échec de cette pensée théorique face aux problématiques actuelles des différences identitaires et de la fragilisation des jeunes nations africaines, par une mondialisation des valeurs culturelles et politiques à l’aune de la civilisation américano-européenne. Pareille constatation ne peut qu’engager dans une remise en question méthodologique et théorique renouant le dialogue interrompu ou censuré entre la production littéraire continentale et l’histoire des idées ; cela, en vue de prendre le contre-pied d’une critique littéraire qui incite au cloisonnement disciplinaire rigide et sclérosé. Tel semble la condition imparable pour un regain d’intérêt en faveur du comparatisme et des études littéraires contre lequel des voix s’élèvent à raison ou à tort pour dénoncer l’inutilité dans la société. Comment accomplir un programme aussi ambitieux dans les universités francophones où non seulement les bibliothèques n’existent que de nom ; mais quand elles sont effectives, l’idéologie des ouvrages qui y sont disponibles rime avec les théories diffuses de l’afropessimisme, du modèle politique et philosophique occidental ; toute visée qui concourt à tenir insidieusement hors de l’histoire des idées l’ensemble de la production culturelle et les personnalités incontestablement accomplies qui en sont les auteurs ? Comment accomplir un programme aussi ambitieux quand les contenus des enseignements, souvent en résonance avec les axes d’enseignements et de recherches en vigueur dans les universités occidentales, s’inscrivent rarement dans une trajectoire historique et politique de libération sociale ? Voilà substantiellement formulé le questionnement qui explique en profondeur la théorie critique initiée sous le vocable de « Lumières postcoloniales ».
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Introduction générale
La critique littéraire africaine : un enjeu (géo) politique En 2007, au cours d’un colloque international organisé par le département des Lettres de l’Université Omar Bongo à Libreville, la preuve de l’existence de la critique littéraire africaine avait été apportée par l’ensemble des contributeurs présents10. L’unanimité dégagée autour de la question de départ, « La critique africaine existe-elle ? » permet aujourd’hui d’aller plus loin sur la participation effective de ce champ disciplinaire et intellectuel au « grand débat de l’histoire des idées »11, en s’interrogeant sur son enjeu politique, voire géopolitique. Mais avant de se lancer dans le vif du sujet, il est important de s’accorder, avec Josias Semujanga, sur une définition consensuelle de la critique littéraire africaine. C’est un discours du savoir dont l’argumentation, précise-t-il, vise à faire coïncider la littérarité des œuvres (leurs caractéristiques propres) et leur identité culturelle (leurs critères idéologiques) et à construire, par-là, une littérature panafricaine tout en se constituant comme un discours autonome par rapport à d’autres types de discours12. Pour Josias Semujanga, cette perception de la critique littéraire africaine repose sur un horizon d’attente qui place en priorité la promotion de la littérature africaine, et qui associe intrinsèquement dans la démarche l’image de l’Afrique : Le postulat général est que les références à la littérature – littérarité – et les références au continent – l’identité africaine – que convoque le discours critique construisent un contexte de réception des œuvres où la valorisation du continent passe par la valorisation de la littérature et inversement.13
10 « Cette réinvention dialogique fut d’autant plus riche que plusieurs générations d’acteurs s’associèrent : l’ancienne génération incarnée par des noms comme : Chevrier, Mouralis, Derive ou Papa Samba Diop, Minyoko-Nkodo et Bertoncini ; la génération intermédiaire portée par Bisanswa, Semujanga et Bernard de Meyer, Obomo et ce qui devrait tenir lieu de nouvelle génération avec entre autres, Mangeon, Nganang, Ngoran, Madébé, Mbandobari, Dolisane, Alix, Colin, Mambenga, Diandue Bi Kacou, Ndemby, Mikala, Nde, Bédia, Moukengue, Mulumba, Moupoumbou, etc. », cf. : Steeve Renombo, « Dramaturgies critiques », in Les chemins de la critique africaine, Paris, 2012, p. 19. 11 Josias Semujanga, « Vers une histoire de la critique africaine. Archéologie d’un discours », in Les chemins de la critique africaine, idem, p. 145. 12 Josias Semujanga, idem, p. 145-146. 13 Josias Semujanga, idem, p. 146.
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Si pareille définition et son postulat de base avancés par le critique d’origine rwandaise rendent davantage compte de la réalité postcoloniale de ce domaine de la spéculation intellectuelle et scientifique, la situation coloniale et notamment les conditions historiques de sa naissance ne permettent de soutenir toujours une telle approche. En effet, la représentation actuelle de la critique littéraire africaine, que corrobore la position défendue par Josias Semujanga, est l’aboutissement de longues années de lutte acharnée et légitime engagée sous la bannière de la Négritude et du Panafricanisme. De cette façon, la critique africaine au sens ci-dessus défini, est un discours contre une modernité occidentale tragiquement équivoque, encline à la déconstruction de l’Afrique dans l’imaginaire collectif dans l’optique de justifier moralement, politiquement, culturellement, économiquement et au besoin militairement sa domination. La critique littéraire africaine, appréhendée sous ce prisme, est, dès sa naissance, dans les années 1930, un contre discours à la propagande colonialiste dont le but est plus de rechercher l’appui populaire de l’entreprise coloniale que de promouvoir a création littéraire en elle-même. De Légitime défense (1932) à Présence africaine (1947) en passant par L’Étudiant noir (1934), la critique littéraire africaine qui doit sa visibilité, à l’époque, à ces revues, porte-voix incontournables des courants de pensée culturels incarnés par la Négritude, est au centre des véritables enjeux politiques et géopolitiques. Qu’elle soit l’émanation de la mouvance anthropologique négritudienne opposée au cliché de l’Afrique sans civilisations et sans histoire ; cliché qui a conduit aux conquêtes coloniales meurtrières et génocidaires du XXe siècle ; ou qu’elle traduise l’idéologie des raisons d’État engluées dans des sentiments nationalistes les plus obscures, la critique littéraire – africaine ou négro-africaine dans le premier cas et africaniste dans le second cas – a toujours requis un enjeu à caractère géopolitique. Afin d’illustrer ce qui vient d’être dit, appesantissons-nous sur le cas de la critique africaine ou négro-africaine. S’appuyant sur la plateforme idéologique qu’offre la revue Présence africaine fondée en 1947 par Alioune Diop, la critique littéraire africaine ou négro-africaine prolonge le projet, certes culturel, mais non moins géopolitique, de situer l’Afrique dans le concert des nations. Sa stratégie discursive consiste alors à prendre explicitement en charge les idées sur la révolution politique, sociale, culturelle du monde noir en général et de l’Afrique en particulier. À rebours de la critique colonialiste d’inspiration africaniste qui porte en filigrane la propagande civilisatrice, en donnant de la visibilité et du sens à une littérature coloniale envisagée dans sa fonction didactique et documentaire comme une source complémentaire d’informations ethnographiques sur l’Afrique, la critique littéraire d’obédience négro-africaine entend susciter une prise de conscience de la situation des peuples d’Afrique qui subissent le diktat colonialiste des nations occidentales. À partir de la naissance de Présence africaine, animée par un certain nombre d’étudiants d’outre-mer regroupés 26
autour d’Alioune Diop et préoccupés par la souffrance de l’Europe libérée fraîchement du nazisme, le consensus se dégage sur le fait que la promotion de l’art et de la littérature s’avère tributaire du projet de l’indépendance. Ainsi, comme le rappelle Semujanga dans sa contribution au colloque de Libreville, après la conférence de Bandoeng, la nécessité de l’indépendance politique s’affirme de plus en plus dans les colonnes de la revue. Dans son rôle avant-gardiste de naissance de la critique littéraire africaine contemporaine, la revue Présence africaine sert même à la fois d’observatoire et de tribune d’expression pour la Société africaine de culture, organisation créée après la premier Congrès des écrivains et artistes noirs de Paris en 1956, et chargée de traduire dans le concret ses décisions. Cette organisation, d’après Semujanga, recueille, sauvegarde et diffuse, notamment par la revue, le patrimoine culturel de l’Afrique et de sa diaspora, dont elle est chargée de hisser la culture au niveau de la pensée universelle. Cet engagement politique et géopolitique de la critique littéraire négroafricaine, cependant, perd de sa force idéologique au lendemain des indépendances africaines. D’abord de véritablement négro-africaine, elle devient progressivement africaine. Sans doute, les voix antillaises de cette critique négro-africaine, depuis la victoire historique des partisans de la Loi de Départementalisation, se sont détournées de l’Afrique pour consacrer leur lutte politique au respect et à l’application de cette loi qui, de l’avis de Césaire14, fut un marché de dupes contre les idéaux de liberté, de justice et de fraternité qui ont tant fasciné une grande partie des peuples des Antilles françaises. À cette hypothèse, il faut ajouter un fait majeur d’ordre littéraire qui contribuera au retour en puissance de la critique littéraire africaniste, en n’hésitant pas à remettre en scelles les thèses séculaires de l’afropessimisme. Il s’agit de la publication du premier roman d’Ahmadou Kourouma, Les soleils des indépendances. Après avoir rogné, cisaillé, censuré et édité sur mesure idéologique ce texte dénonçant et incriminant de bonne foi le nouvel ordre mondial, dans lequel colonialisme, indépendance et néocolonialisme sont sur le même pied d’égalité, les éditeurs outre-Atlantique, d’abord canadiens en 1968 puis français en 1970, se résolvent à le publier non sans souligner son « anticonformiste ». Mais au-delà des péripéties éditoriales de ce roman sur lesquels revient l’enquête de Jean-Francis Ékoungoun, sa publication aura eu le mérite de révéler comment le rapport entre « l’histoire
« Quel est le grand fait qui domine la politique martiniquaise depuis 1946 ? C’est le refus du gouvernement français de traiter la Martinique en département français et sa volonté de continuer à nous imposer un régime fondé sur les principes du colonialisme », cf. : Édouard de Lépine (Éditions présentée et établie par), Aimé Césaire. Écrits politiques. 1935-1956, Paris, Nouvelles Éditions Jean-Michel Place, 2016, p. 198. 14
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franco-africaine et le microcosme littéraire francophone »15 pouvait influencer dramatiquement et idéologiquement le discours de la critique littéraire africaine :
La situation politique en Côte d’Ivoire de 1963 à 1967 est le principal thème abordé par le manuscrit. Des facteurs déterminés par le régime ivoirien et le contexte de guerre froide sont certainement les principales raisons qui, à notre sens, expliquent les revers éditoriaux d’Ahmadou Kourouma. […] La géopolitique dictée principalement par la guerre froide a beaucoup joué dans l’édition des écrivains africains en France. Elle a instauré une nouvelle forme de surveillance éditoriale du livre africain durant les premières années des indépendances. Cette pratique pouvait aller jusqu’à la censure sournoise de certains manuscrits africains jugés diplomatiquement incorrects. Cette observation ne relève pas d’un mythe.16
Publier une œuvre littéraire africaine francophone dans les conditions que décrit Jean-Francis Ékoungoun ne se fait pas en réalité sans précaution idéologique. Ainsi, en éditant la version consensuelle entre elles et l’écrivain, les maisons d’édition occidentales, à travers leurs médias propres, n’oublient pas de se faire les procureurs des horizons d’attentes de ces textes. À travers les exemples de Les soleils des indépendances d’Ahmadou Kourouma, ou des romans comme La vie et demie de Sony Labou Tansi, les premières appréciations ont fait des créations fictionnelles des écrivains africains dits de la seconde génération en général, de puissants véhicules de la représentation négative des pouvoirs politiques africains. De sorte que, comme à l’époque de la critique colonialiste ou africaniste, où l’exotisme était suscité par les préjugés anthropologiques, la littérature sur l’Afrique vue des bords de la Seine reste aujourd’hui encore un moyen détourné de donner libre cours à une représentation de l’Afrique comme une terre hostile à l’épanouissement de toute civilisation humaine. Par son canal, et parfois au grand dam des auteurs africains francophones, l’on assiste à une reprise en main – après l’avoir perdue du fait de la prégnance des idées panafricanistes et négritudiennes après la libération de la France – du discours critique africain, en lui impulsant un accent d’afropessimisme. Pour Irele Abiola, cette orientation crée le lien indiscutable entre l’image actuelle de l’Afrique dans le discours de la critique et l’africanisme, entendu comme « discours scientifique » au service de l’impérialisme occidental : L’évolution du discours sur l’Afrique […] conduit tout droit au phénomène connu dans les milieux universitaires occidentaux sous le nom d’« afropessimisme » […]. Il est employé pour traduire de manière succincte ce qui est considéré comme un sentiment d’abattement justifié
Jean-Francis Ekoungoun, Ahmadou Kourouma par son manuscrit de travail, Paris, Connaissances et Savoirs, 2013, p. 83. 16 Jean-Francis Ekoungoun, idem, p. 101. 15
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que font naître la tournure désespérante des événements en Afrique et la situation tragique dans laquelle se trouve le continent depuis l’accession à l’indépendance. [...] le discours que les Occidentaux tiennent aujourd’hui invite plutôt à adopter un point de vue irrémédiablement sombre sur l’Afrique, à présent perçue comme continent sans avenir, écartelé, selon ces intellectuels, par les démons inséparables de l’instabilité politique et du dénuement économique.17
C’est à ce retour de l’afropessimisme comme idéologie structurante de la pensée critique littéraire africaine que la publication du roman d’Ahmadou Kourouma dans le contexte historique rappelé plus haut sert de prétexte et de texte. Ainsi, il n’est pas faux de dire que le roman d’Ahmadou Kourouma est à la critique littéraire africaniste post-coloniale ce que l’essai L’Afrique noire est mal partie (1962) de René Dumont est au milieu des sociologues africanistes. Sur l’expérience « réussie » de ce roman, nombre d’œuvres romanesques seront reproduites. C’est du moins la conclusion à laquelle l’on parvient en lisant ces mots du romancier Patrick Besson: Il y a deux œuvres de Sony Labou Tansi : celle qui arrive chez l’éditeur et celle qui en ressort. Ce sera peut-être l’un des plus grands scandales intellectuels du XXe siècle, quand l’Afrique et sa littérature seront à leur place et compteront leurs mots : comment les romans de Sony furent revus, corrigés, nettoyés et retaillés par le personnel littéraire français. […] L’auteur faisait de la couleur locale afin de plaire aux éditeurs, critiques, libraires et lecteurs de gauche racistes, leur passion pour l’Afrique n’étant qu’une nostalgie travestie des colonies. Romans où tous les Noirs et surtout leurs dirigeants sont des fous sanguinaires anthropophages et violeurs. Sa pensée ? Bougies et ancêtres.18
Ce qui précède montre que le contrôle de l’idéologie de la pensée critique littéraire donne un avantage et une avance des plus confortables dans l’histoire des idées. Le président Emmanuel Macron l’a sans doute bien compris, lui qui a tenté de recruter, avec mauvaise fortune, l’un des critiques les plus en vogue en ce début de XXIe siècle, l’essayiste et romancier Alain Mabanckou, pour son projet de réforme de la Francophonie. Face à ce jeu qui cache mal les velléités de prolongation ou la résurgence sous d’autres formes de l’impérialisme politique et culturel inauguré par la Conférence de Berlin, la critique africaine, celle qui reste foncièrement attachée à la souveraineté du continent, donne de plus en plus de voix. Comme dans un sursaut retrouvé des idées panafricanistes et négritudiennes dont 17 F. Abiola Irele, « Le royaume politique : vers la reconstruction de l’Afrique », in 50 ans après, quelle indépendance pour l’Afrique, Paris, Éditions Philippe Rey, 2010, p. 192. 18 Patrick Besson, Mais le fleuve tuera l’homme blanc, Paris, Librairie Arthème Fayard, 2009, pp. 229-231.
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certains ont vite fait, à tort, de proclamer la mort19, elle entend faire émerger l’Afrique à la lumière, afin de lui donner la place qui est sienne dans l’histoire des idées. C’est, au fond, la portée idéologique originelle de Les soleils des indépendances, un roman inaugural du discours révolutionnaire qui, s’il n’avait pas fait l’objet de censure ou de détournement de sens par la critique métropolitaine, aurait parachevé la fin du colonialisme sous les tropiques. À titre de comparaison, ce roman est la version poétisée, fictionnalisée, certes censurée, de l’essai politique et historique inédit Les faux complots d’Houphouët-Boigny de Samba Diarra20. Le point de vue de cet universitaire et historien, qui, à l’image de celui de l’auteur de Les soleils des indépendances, « aurait pu être noyé dans les eaux discrètes de la Seine »21, comme l’écrit Bernard Dadié dans la préface qu’il consacre à ce livre « audacieux »22, donne la possibilité à l’histoire politique de la Côte d’Ivoire de se raconter « à voix plurielle », loin « des réactions épidermiques »23 : L’histoire commence à Sumer ; notre histoire va commencer avec le livre de Samba Diarra. Maintenant, nous allons nous poser des questions sur notre itinéraire, notre avenir ; nous allons sortir du grand sommeil historique. L’histoire se racontera à voix plurielle. […]Voilà la raison de ma préface au livre du professeur Samba Diarra. […] On nous a donné une facette de l’histoire, d’autres restent encore dans l’ombre qu’il faut éclairer.24
L’émiettement de la pensée et de l’idéologie qui nimbent le premier roman d’Ahmadou Kourouma qui, visiblement, a pour trame romanesque les événements racontés par le livre de Samba Diarra, est symptomatique de la
« Le débat sur la Négritude, quel que soit l’intérêt des questions qu’il soulève, ne peut indéfiniment se poursuivre. D’elle-même la littérature africaine francophone évolue, pose en d’autres termes ses objectifs. Les écrivains, sans afficher nécessairement une appartenance à une école de pensée, élargissent le champ de leur discours. Redevables ou non à l’expérience de la Négritude, ils s’émancipent des centres d’intérêt que celle-ci considère comme représentatifs de l’identité noire, et posent leur regard sur le fonctionnement interne de leur communauté. », cf. : ClaireNeige Jaunet, Les écrivains de la Négritude, Paris, Éditions Ellipses, 2001, p. 92. Sensiblement dans les mêmes termes, Josias Semujanga écrit : « Certes l’histoire littéraire montre que la Négritude a été un grand mouvement dont la naissance et le rayonnement ont été facilités par les revues d’avant-garde littéraire et politique, cependant, mouvement corporatiste par principe, la Négritude comportait en ellemême les germes de sa propre contradiction. En effet, fonder une poétique à partir du seul critère racial pour une littérature négro-africaine à l’échelle de l’univers était un projet fort aléatoire pour être réalisable. » cf. : Josias Semujanga, idem, p. 150. 20 Samba Diarra, Les faux complots d’Houphouët-Boigny, Paris, Karthala, 1997. 21 Bernard B.- Dadié, Cailloux blancs, Abidjan, NEI/CEDA, 2004, p. 24. 22 Bernard B. Dadié, préface à Les faux complots d’Houphouët-Boigny, op. cit., p. 7. 23 Bernard B.- Dadié, Cailloux blancs, op. cit., p. 24. 24 Bernard B.- Dadié, idem, pp. 22-23. 19
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facilité déconcertante avec laquelle une certaine critique joue avec aisance sa partition dans la répudiation de l’Afrique dans l’histoire des idées. À ce propos, l’on est parfois amené à se demander au nom de quel droit un critique peut-il se permettre d’écrire « le débat sur la Négritude, quel que soit l’intérêt des questions qu’il soulève, ne peut indéfiniment se poursuivre », alors même que les problèmes de la soi-disant modernité (dictature du capitalisme, soutien de prétendues démocraties occidentales à certaines démocraties mortifères africaines, confiscation des souverainetés nationales, racismes, génocides, esclavage des Noirs, humiliations et assassinats de leaders politiques patriotes et souverainistes, pillage et exploitations du continent africain, inégalité nord-sud, etc.,) demeurent comme s’il n’y avait jamais eu indépendance ou décolonisation ? En vertu de quel universalisme ou de quelle uniformisation de la pensée, assiste-on à la mise aux vestiaires de l’école en postcolonie francophone notamment des thèses comme celles de l’historien sénégalais Cheikh Anta Diop, porté en réalité par les idéaux du Panafricanisme, dont l’humanisme reste incontestable ? En revanche, pourquoi continue-t-on d’enseigner des notions comme le capitalisme, idéologie, par définition, d’une politique de civilisation qui a conduit l’humanité aux plus graves dérives de son histoire : traite négrière du capitalisme pendant cinq siècles, génocide des Hereros et des Namas en Namibie (1904-1907), génocide des Juifs et extermination des démocrates européens par la social-démocratie nazie (1939-1945), génocide des Tutsis et des Hutus modérés au Rwanda (1994) ? Cette politique de civilisation, n’estce pas celle que certains historiens ou certaines raisons d’État défendent aujourd’hui encore, au nom d’un expansionnisme culturel et linguistique, qui n’est pas sans exacerber des terrorismes identitaires et religieux, répondant prétendument au terrorisme du capitalisme et du libéralisme des États impérialistes. Bref, qui a peur de la pensée africaine au point de saborder son existence dans l’histoire des idées politiques et littéraires ? En intitulant l’un de ses essais historiques et philosophiques Sortir de la grande nuit25, Achille Mbembé ne pensait pas si bien s’inscrire dans ce questionnement et plus précisément dans le paradigme des « soleils des indépendances » qui allait dominer le débat des idées politiques et littéraires depuis la seconde moitié du XXe siècle à aujourd’hui. L’écrivant, l’historien et politologue camerounais prolonge dans l’histoire des idées politiques une préoccupation des romanciers et critiques africains, obsédés par le désir de voir briller sur leur continent « les soleils » de la libération ; une obsession exprimée à travers des titres aussi ironiques que critiques. Que ce soit avec Les soleils des indépendances (1968) d’Ahmadou Kourouma ou avec Le soleil noir point (1977) de Charles Nokan, la thématique de la lumière, synonyme de rayonnement de la pensée politique, philosophique et poétique, condition sine qua non de tout progrès civilisationnel, refait son apparition dans le débat des 25
Achille Mbembe, Sortir de la grande nuit, Paris, Éditions La Découverte, 2010. 31
idées, après le « le siècle des Lumières » qui consacrera la plénitude de la raison sur le dogme religieux, l’autorité et l’intégrité de la science sur l’empirisme. En effet, c’est dans la décennie 1970 que l’histoire littéraire africaine historicise le thème du « soleil » comme paradigme critique de la décolonisation et des indépendances, une temporalité, paradoxalement maculée par les « conneries », les « crimes et assassinats », téléologie de la démocratie postmoderne26, même si une certaine critique littéraire en a davantage fait un discours de dénonciation des « saloperies » du pouvoir politique en Afrique. Récit allégorique du nouvel ordre mondial, Le(s) soleil(s), romancé(s) par Ahmadou Kourouma ou Charles Nokan, transcende en réalité la quête d’une liberté d’expression individuelle. Il synthétise aussi bien un positionnement qu’un questionnement existentiel décriant les failles de l’épistémologie historienne censée rendre compte des raisons de la léthargie politique et socioéconomique de nombre d’États africains, un demisiècle après leur indépendance. Ainsi, la décolonisation, période présumée marquer la fin du colonialisme par l’accession, dans des situations extrêmement tragiques, à la liberté des peuples africains à disposer d’eux-mêmes, voit apparaître dans son sillage la résurgence de la notion de « lumière » au sens positiviste du terme, à travers le thème du « soleil ». Mais, pour comprendre le rapport ontologique de la décolonisation ou encore des indépendances africaines à la « lumière », un clin d’œil à la définition historique et philosophique de la colonisation s’impose. À la question de savoir « […] qu’est-ce en son principe la colonisation ? », Aimé Césaire, dans son célèbre pamphlet intitulé Discours sur le colonialisme répond de façon magistrale, par la formule mémorable suivante : De convenir de ce qu’elle n’est point ; ni évangélisation, ni entreprise philanthropique, ni volonté de faire reculer les frontières de l’ignorance, de la maladie, de la tyrannie, ni élargissement de Dieu ni extension du Droit ; […] À mon tour de poser une équation : colonisation = chosification.27
Par cette définition, la preuve est donnée depuis lors que la colonisation, comme le pense à juste titre Bernard Dadié, « pour un peuple est la pire des situations »28. C’est, en un mot, l’autre nom de la « shoah », le crime suprême.
Lire à ce sujet « Donsomana pour Koyaga ou la mise à nu de la logique de la démocratie postmoderne » de Jean-Fernand Bédia, in http://ethiopiques.refer.sn/spip.php?page=imprimer-article&id_article=1757 27 Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Paris, Présence Africaine, 1955, pp. 8 & 19. 28 Bernard Dadié, Cailloux blancs, Abidjan, CEDA/NEI, 2005, p. 18. 26
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L’un des textes littéraires africains, fondateur de la relation de la colonisation à l’obscurité, aux ténèbres, reste Le crépuscule des temps anciens (1962) de l’historien et traditionaliste Nazi Boni, citoyen de l’ex-Haute-Volta, actuel Burkina Faso. Au-delà du récit romantique et épique à la fois, il faut voir dans ce livre, comme le conviait la note de l’éditeur Présence Africaine lors de la réédition en 2000, un essai de préserver de l'oubli tout une culture. Comparaison n’est certes pas raison, mais la démarche de l’écrivain burkinabé, rappelle étrangement celle d’un certain Erich Auerbach qui, après son évasion de l’Europe nazie, rédige en exil un essai intitulé Mimesis, dans lequel il tente de retracer, comme dans un dernier geste de survie, l’évolution complète de la littérature européenne dans toute sa diversité, d’Homère à Virginia Woolf29. Sans vouloir présumer d’une quelconque l’influence de l’écrivain allemand sur l’ancien citoyen de la Haute-Volta, il est toutefois possible d’affirmer que ces deux auteurs, aux époques respectives de leurs démarches, avaient conscience que leurs civilisations allaient plonger dans une ère sombre, une ère de ténèbres avec l’avènement de régimes politiques obsédés par l’annexion forcée, dans un État outrageusement et outrancièrement expansionniste, de peuples et de leurs territoires ; impliquant de la sorte la fin de leurs civilisations. Ainsi, la brutalité, l’asservissement, l’appropriation des terres, le dénigrement des cultures indigènes et la conversion forcée, caractéristiques de ces États expansionnistes30, qu’ils soient d’inspiration nazie ou d’idéologie coloniale-capitaliste à l’image des républiques et monarchies européennes du XIXe siècle, expriment de fort belle manière la métaphore de l’obscurantisme et celle de la « grande nuit ». Si le « crépuscule », comme l’écrit Nazi Boni, porte dans son reflet thématique le commencement de la « grande nuit » dans laquelle sera plongé l’ensemble des civilisations ayant émergé sur le continent africain, son rapport à la colonisation entendue au sens de temporalité terne est surtout suggéré par la volonté de préserver de l’oubli tout un pan de la civilisation humaine, pour ne pas dire la mère de toutes les civilisations. À l’instar de l’auteur de Crépuscule des temps anciens contraint à l’exil pour ses positions politiques, chaque fois que le continent africain connaît des moments semblables à la période obscurantiste de la colonisation européenne, les voix autorisées recourent à l’image de la lumière, explicitement ou implicitement, pour traduire sans ambages le sentiment général. « Lumumba assassiné, c’est la victoire des ténèbres. […] c’est bien dans une obscurité brutale et sanguinaire que Léopold II avait plongé le Congo dès le début de la
Edward Saïd, Culture et impérialisme, sl, Librairie Arthème Fayard, 2000, p. 91. Frederick Cooper, Le colonialisme en question, Paris, Éditions Payot & Rivages, 2010, p. 42. 29 30
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colonisation », écrit Gilles Martin31, dans l’« Avant-propos » à l’essai Lumumba. Crime d’État, de la journaliste et politologue belge Colette Braeckman. Y a-t-il une saison plus ténébreuse que celle que vécurent les populations d’un des plus grands pays de la planète ; une saison où « [les] rois [les] colons, n’hésitèrent pas à couper des mains, à manier le fouet, à pratiquer les répressions les plus brutales pour soumettre un peuple »32. Dans le sillage du livre de cette observatrice de la géopolitique dans la région des Grands lacs en Afrique, il y a l’essai politique de l’ancien président la commission de l’Union Africaine, intitulé Éclipse dur l’Afrique. En toile de fond de cette métaphore transparaissent les explications de Jean Ping relatives aux récents chaos en Afrique :
Telle est la question essentielle soulevée dans cet essai. […] faut-il, au nom de l’humanité, ajouter allègrement et sans discernement des bombes aux bombes, des morts aux morts, des atrocités aux atrocités, des crimes de guerre aux crimes de guerre, au risque de conduire la planète, où tout le monde se réarme, au chaos et à la guerre généralisée ? À cet égard, l’Afrique a été plus que bousculée durant les deux décennies passées, et particulièrement au cours de l’année 2011, marquée par de rudes et douloureuses épreuves, tant au plan politique que du point de vue économique. En effet, cette année-là, le vent de l’histoire s’est de nouveau levé, un mauvais vent chargé d’orages et de tempêtes avec les crises en Libye et en Côte d’Ivoire. Et, à l’occasion de ces deux conflits, beaucoup d’Africains ont eu le sentiment de devoir subir, malgré plus d’un demi-siècle d’indépendance, la vieille politique européenne de la canonnière et de la vengeance qui privilégiait l’usage systématique et exclusif de la force au détriment des moyens non militaires pour résoudre les crises africaines. Pour mieux comprendre les réactions des Africains, il convient de se rappeler, sans pour autant chercher à revenir sur les brûlures du passé, que le continent noir, colonisé par l’Europe au nom « du droit et du devoir de civiliser les races inférieures » était, il y a seulement 150 ans, sous le joug de l’esclavage et de la traite négrière, et que, il y a 50 ans à peine, c’était encore le régime colonial des travaux forcés, de l’apartheid et de l’humiliation. Selon Michel Rocard, ancien premier ministre français, tout se passe encore « comme si les anciens esclavagistes et anciens colonisateurs étaient devenus, en demi-siècle, de rigoureux donneurs de leçon morale civique publique ». Bien plus, ils ne se contentent pas seulement de donner des leçons, mais prennent l’habitude de s’engouffrer dans chaque brèche pour tenter de faire prévaloir par tous les moyens leur seul bon vouloir.33
31 Gilles Martin, « Avant-propos de l’éditeur », in Lumumba. Un crime d’État, Bruxelles, Les Éditions Aden, 2009, p. 7. 32 Ibidem. 33 Jean Ping, Éclipse sur l’Afrique, Paris, Michalon Éditeur, 2014, pp. 7-9.
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Cette situation historique tragi-dramatique connotée par l’image del’« éclipse » est poétiquement rappelée par le « rougeoiement incertain d’un soleil crépusculaire confisqué par la mer » :
[…], mais, en réalité, les superpuissances et les puissances moyennes continuent de dominer la scène diplomatique internationale, de tirer les ficelles de l’histoire pour maîtriser en leur faveur l’évolution de notre planète. Elles tiennent en respect des peuples, des nations, des gouvernements qui ont subi leur volonté, accepté leurs idéologies et adopté leur civilisation. C’est le cas notamment de l’Afrique, marginalisée et « chosifiée », objet plus qu’acteur dans l’ordre international, dont le destin demeure une énigme, et l’avenir pareil au « rougeoiement incertain d’un soleil crépusculaire confisqué par la mer.34
Qu’il s’agisse de « l’obscurité brutale et sanguinaire », « du rougeoiement incertain d’un soleil crépusculaire », de l’ « éclipse sur l’Afrique », ou des « soleils des indépendances » ou encore du « soleil noir », on le voit très bien, le symbole de la nuit ou du soleil est souvent évoqué comme l’envers des « Lumières », à défaut de reprendre la formule éponyme de l’essai philosophique de Louis Sala-Molins, Les misères des Lumières. Le rapprochement est tentant et la tentation est si grande de penser les « Lumières » en l’occurrence, à l’instar de l’ère des décolonisations et des indépendances, comme cette période de l’utopique libération de l’humain. Ce moment de désespérance ne l’est pas seulement d’un point de vue politique qui montre l’échec de la gestion de l’héritage universel de la réhabilitation de l’humanité après son anéantissement dans les camps d’extermination nazis. Les anciennes victimes du colonialisme hitlérien en complicité avec des « Koyaga »35, des « guides » préfabriqués par les puissances impérialistes, s’arrogent le droit de poursuivre la mission civilisatrice de l’Occident, en dévoyant des souverainetés nationales par des guerres géopolitiques et géostratégiques, comme celles qui sont, non seulement, à l’origine de l’essai de Jean Ping, mais qui inspirent les romanciers africains depuis les années 1970, si l’on revisite tant soit peu La vie et demie du Congolais Sony Labou Tansi, Les écailles du ciel du Guinéen Tierno Monénembo, et plus récemment Allah n’est pas obligé d’Ahmadou Kourouma, et Johnny Chien Méchant d’Emmanuel Dongala. La désespérance tient aussi à un « habitus » qui passe pour le moins inaperçu. L’exégèse de la culture, et singulièrement la critique littéraire en Afrique, s’est de plus en plus éloignée des enjeux culturels et politiques, notamment ceux poursuivis par la Négritude et le Panafricanisme, deux Edem Kodjo, … Et demain l’Afrique, Abidjan, NEI/CEDA, 2014, p. 7-8. Héros du roman En attendant le vote des bêtes sauvages d’Ahmadou Kourouma, ce personnage est l’allégorie la plus achevée du dictateur prévaricateur africain, créé de toutes pièces par les démocraties occidentales. 34 35
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principaux courants de pensée politico-culturels sans lesquels les décolonisations et les indépendances africaines n’auraient jamais été possibles, mais surtout en dehors desquels aucune historiographie de l’Afrique contemporaine et en l’occurrence de sa littérature ne peut se targuer d’être totale. Au plan littéraire, pendant que le politique s’acharnait contre les panafricanistes, soit en les censurant soit en les contraignant à l’errance et à l’exil, la critique, expirée l’heure des « Maîtres » comme Roger Fayolle, Bernard Mouralis, des Jean-Pierre Makouta-Mboukou, des Mongo Béti, des Barthélémy Kotchi, des Zadi Zaourou, etc., est passée définitivement sous le pouvoir des Roger Cailloix36 des temps nouveaux et de leurs disciples africanistes africains abonnés au « petit théâtre de civilité». Les raisons pour permettre de toucher du doigt et de juger par l’expérience cette dérivation de la critique sont empruntées à deux auteurs dont les propos tenus à environ cinq petites années de décalage entrent en résonance : il s’agit d’abord de Louis Sala-Molins et ensuite de Ngugi wa Thiong’o. Louis Sala-Molins qui, rendant compte d’une conversation avec un Haïtien dans l’avion le conduisant dans les Caraïbes pour participer à un colloque sur le sens de la Révolution française notamment à Haïti, remet en question le rôle trouble, équivoque, voire influent, d’une certaine critique occidentale : Le Haïtien me rappelait brutalement l’existence d’un droit qui, comme quelques autres, définit l’humanité de l’homme : le droit à la mémoire, même et surtout lorsque son essence, à ce droit, se manifeste par le mode du ressentiment. Ou de la révolte. […] Par miséricorde et pitié, n’aurais-je pas dû faire la part de son incapacité à mettre de la distance entre son être et son histoire, entre les siens et la leur, et profiter de la circonstance pour l’éclairer un peu et l’amener tout doucement, insensiblement au seuil d’un jugement mieux tempérer ? C’est ce qu’on fait généralement. On argumente. On pèse. On décortique. On « relativise ». On refroidit. Bref, on instruit le Noir. On lui apprend – le rudoyant, le moquant, l’encourageant, à chacun son style – à porter sur son histoire le regard rasséréné qu’elle mérite : celui du Blanc. On le conjure de ne pas aller aux généralisations hâtives, que la passion impose, mais que, grâce aux dieux, la raison corrige37.
« Or donc, M. Roger Caillois à qui mission a été donnée de toute éternité d’enseigner à un siècle lâche et débraillé la rigueur de la pensée et la tenue du style, M. Caillois donc vient d’éprouver une grande colère. Le motif ? La grande trahison de l’ethnographie occidentale, laquelle, depuis quelque temps, avec une détérioration déplorable du sens de ses responsabilités, s’ingénie à mettre en doute la supériorité omnilatérale de la civilisation occidentale sur les civilisations exotiques ». cf. : A. Césaire, idem, p. 47. 37 Louis Sala-Molins, Les misères des Lumières, Paris, Homnisphères, 2008, p. 17-18. 36
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Quant à Ngugi wa Thiong’o, son propos tourne autour de la prise en compte des enjeux politiques dans le cadre de l’activité de critique littéraire :
On ne peut pas s’interroger sur la littérature africaine ni sur la langue dans laquelle elle est écrite sans réfléchir aux enjeux politiques d’une telle question. D’un côté, il y a l’impérialisme, sous ses formes coloniales et néocoloniales, qui n’en finissent pas de vouloir remettre l’Africain aux labeurs, en lui collant des œillères pour éviter qu’il regarde hors du chemin tracé bref l’impérialisme qui continue de contrôler l’économie, la politique et la culture africaine. Et puis en face il y a le combat des Africains pour affranchir leur économie, leur politique et leur culture de la mainmise euro-américaine et ouvrir une nouvelle ère, où souveraineté et auto-détermination ne soient plus de vains mots38.
Ces deux extraits mettent en perspective le processus de la colonisation prolongée par l’instruction et l’éducation. « Qui contrôle l’enseignement d’un pays pendant une génération détermine l’avenir du pays pour au moins un siècle », pensait à juste titre Lénine, cité à l’occasion par Edem Kodjo. En revisitant ces propos de Lénine, l’écrivain togolais remet au goût du jour l’une des thèses qui constituaient le socle de la pensée de l’historien sénégalais Cheikh Anta Diop39 qui, lors d’une conférence en Guadeloupe en 1983, s’est prononcé sur l’action néfaste du colonialisme sur les civilisations africaines en prenant en otage leurs systèmes éducationnels. « À partir du moment où un peuple ne contrôle plus son système éducationnel, qu’il ne peut plus transmettre librement les connaissances et ce qu’il croit utile de savoir dans la vie, et qu’un peuple se substitue à sa place pour le faire, la cause de la régression est là », révèle-t-il au journaliste Michel Reinette dont il était l’invité. C’est ce que réussirent avec abnégation, non sans le langage de la canonnière, ceux que le propos ci-dessus qualifie de « Roger Cailloix des temps nouveaux » au service des « puissances désireuses de maîtriser l’évolution de l’Afrique par le modelage d’une personnalité africaine à leur ressemblance »40. Dans sa lancée, le poète et homme d’État togolais dont l’expérience politique est aujourd’hui au service du panel des sages de l’Union Africaine, écrit : L’éducation se fait au détriment des civilisations traditionnelles présentées et tenues pour inférieures, refusant toute historicité aux peuples colonisés, promouvant la « culture des autres », le culte affiné de l’image d’autrui. Dans ce processus d’acculturation, les sciences sociales, la philosophie et la littérature ont joué un rôle majeur par la diffusion permanente d’un modèle de civilisation présenté comme
Ngugi wa Thiong’o, Décoloniser l’esprit, Paris, La fabrique Éditions, 2011, p. 19. Cheikh Anta Diop, in Kemtiyu, un film écrit et réalisé par Ousmane William Mbaye, Les films Mame Yande & Autoproduction, 2016, DVD, 1’ 01 33 à 1’ 01 46. 40 Edem Kodjo, idem, p. 160. 38 39
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supérieur et formant les colonisés à une manière particulière de compréhension du monde.41
Moulé dans cette tradition de la domination impérialiste par l’instruction d’une part, et par l’éducation d’autre part, dans tous les cas par le système scolaire hérité de la colonisation, le discours de la critique littéraire a participé à sa manière à la fabrication des consciences africaines assimilées. Comme de longs échos entrés en correspondance, les propos ci-dessus de Louis SalaMolins et de Ngugi wa Thiong’o, complétés par ceux d’Édem Kodjo et de Cheikh Anta Diop, mettent d’accord sur le principe que la construction de la mémoire, qu’elle soit d’ordre historique ou littéraire, et qui reste par définition une prérogative de l’école, est un acte à la fois politique et culturelle. Politique, parce que cela implique la souveraineté, le libre arbitre des peuples concernés par les faits de l’histoire qui appellent la conscience mémorielle à se transmettre dans un cadre éducationnel. Culturel, parce que cet acte s’enracine dans la vision des peuples pour être en adéquation avec l’espace et la civilisation qui sont les supports philosophiques et matériellement tangibles. En un mot, si aucune loi n’interdit par exemple à la civilisation occidentale de se considérer comme la plus avancée, la plus « illuminée », au point de présenter des pages sombres de son existence, par exemple l’ère des empires coloniaux, comme l’une des plus glorieuses de son histoire en vantant les hauts faits de son nationalisme en Afrique, en Asie, en Amérique et en Australie, l’Occident se proclamant hériter des Lumières doit à son tour s’incliner devant le droit intemporel des autres civilisations de revendiquer leurs histoires écrites de leur point de vue ; d’ériger leurs « règles de l’art » en adéquation avec leur évolution. C’est ce droit naturel d’être acteur, mais aussi producteur et exégète de son histoire et de sa culture qui sont permanemment remises en question par la logique actuelle de la critique littéraire en pays dominé et, en l’occurrence, en Afrique francophone. Est-il besoin de rappeler que c’est la revendication de ce droit naturel pris dans le contexte culturel et historique français qui est, entre autres, à l’origine de la querelle entre « ancienne critique » et « nouvelle critique » que Roland Barthes expose à l’entame de son pamphlet Critique et vérité : Ce qu’on appelle « nouvelle critique ne date pas d’aujourd’hui. Dès la Libération (ce qui était normal), une certaine révision de notre littérature classique a été entreprise au contact de philosophies nouvelles, par des critiques fort différents et au gré de monographies diverses qui ont fini par couvrir l’ensemble de nos auteurs, de Montaigne à Proust. Il n’y a rien d’étonnant à ce qu’un pays reprenne ainsi périodiquement les objets de son passé et les décrive de nouveau pour savoir ce qu’il peut en faire : ce sont là, ce [que] devraient être des procédures régulières d’évaluation.42
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Edem Kodjo, idem, p. 161-162. Roland Barthes, Critique et vérité, « Points/Essais », sl, Éditions du Seuil, sd, p. 9. 38
À l’image de cette « nouvelle critique », en Afrique francophone, où la critique littéraire est fille de l’école de pensée parisienne, toute initiative visant à se défaire des évidences et des discours stéréotypés de l’« ancienne critique » est purement et simplement qualifiée de voie sans issue, menant à l’isolement. C’est à demi-mot, l’expression de la pensée profonde de JeanFrançois Bayart qui n’hésita pas à nommer de « carnavalesque »43, les postures de rupture des études postcoloniales qui, selon lui, doivent au contraire leur assise théorique aux travaux d’auteurs français44. Ce que Jean-François Bayart reproche à cette critique n’est pas tellement qu’elle n’apporte rien de plus à la philosophie ou à l’idéologie de Foucault, de Fanon, de Césaire, etc. Cette critique, pour peu que l’on l’examine de près, frappe d’obsolescence, d’évanescence, et considère comme demi-vérité la glose développée et transmise jusque-là autour de la production littéraire africaine, notamment francophone. Cette glose porte, entre autres, sur l’objectivité, le goût et la clarté, qui, d’après Roland Barthes, sont des règles surgies, respectivement, pour la première du siècle positiviste, et pour les deux dernières du siècle classique. Elles constituent, pour l’auteur de Degré zéro de l’écriture, un corps de normes diffuses, mi-esthétiques (venues du Beau classique), mi-raisonnables (venues du « bon sens »)45. Analysée sous le prisme de la littérature africaine francophone, l’objectivité est l’ensemble des évidences qu’il est possible de dégager en s’appuyant sur les « certitudes du langage, les implications de la cohérence psychologiques, les impératifs de la structure du genre »46. Sur la base de cette définition empruntée à Roland Barthe, l’objectivité, ramenée à la littérature africaine francophone mêle plusieurs modèles : le français de France, c’est-àdire celui de Victor Hugo, de Molière, Balzac ; la cohérence psychologique, règle normative qui permet de nommer les comportements humains et qui veut que la psychologie du personnage soit une mise en situation des personnages raciniens, cornéliens, balzaciens, zoliens, moliéresques, hugolien, kafkaïens, etc. Pour ce qui concerne le genre et sa structure, passent encore les modèles du roman, de la tragédie dont les canons sont connus grâce aux théoriciens français (Gérard Genette, Roland Barthes, Thomas Pavel, Jean-Marie Schaeffer, Dominique Combe, Antoine Compagnon, etc.). Au sujet de toutes ces règles qui constituent les sillons hors desquels aucune œuvre littéraire africaine n’accède à l’universel, à la légitimation, à la qualification de « belles lettres », le cas du français comme langue d’écriture est celui qui mérite que l’on s’y attarde. En effet, par elle, il ne fait aucun doute que s’introduit, comme l’écrit Roland Barthes, dans cette région de la culture 43 Jean-François Bayart, Les études postcoloniales. Un carnaval académique, Paris, Éditions Karthala, 2010. 44 Jean-François Bayart, idem, p. 20. 45 Roland Barthes, idem, p. 37. 46 Roland Barthes, idem, p. 18.
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quelque chose d’indéfectiblement politique. L’on ne peut qu’être pleinement d’accord avec ce critique, qui n’hésite pas à rappeler que :
L’idiome en question […] est une langue originairement politique, née au moment où les classes supérieures ont souhaité – selon un processus idéologiquement bien connu – renverser la particularité de leur écriture en langage universel, faisant croire que la « logique » du français était une logique absolue : c’est ce qu’on appelait le génie de la langue : […] le français n’est ni plus ni moins logique qu’une autre langue47.
Par-dessus tout, lorsqu’on observe aujourd’hui encore comment les Français « se battent avec une passion ridicule pour leur langue »48, à travers à des manières de violence symbolique que Roland Barthes qualifie de « chroniques oraculaires, de fulminations contre les invasions étrangères, condamnation à mort de certains mots »49, il ne fait aucun doute que le contrôle des « règles de l’art » et par conséquent du discours critique dans des zones géographiques historiquement sous empire colonial français revêt des enjeux autres que littéraires. Autrement exprimé, le contrôle des règles de l’art poursuit cette « guerre des civilisations » légitimée par la pensée colonialiste. Car demander à l’Autre de s’écrire en français c’est aussi lui demander de se penser en français et donc d’épouser le « génie d’une langue » qui nie sa différence. D’où le profond malaise identitaire et non moins politique qui pousse les écrivains africains francophones à rechercher dans les langages émergents des rues africaines, en réalité mutation sociolinguistique à laquelle n’échappe aucune langue colonialiste au contact avec les langues endogènes, les ressorts d’expression de leur humanité renaissant des ruines de leurs civilisations soufflées par la tempête dévastatrice de la colonisation. C’est pour cette raison que la critique littéraire africaine n’a pas le droit de trahir cette renaissance civilisationnelle qui se joue depuis au moins quatre décennies aussi bien à travers la langue d’écriture que la dénonciation de la modernité politique imposée par les « puissances qui fabriquent les guides » en Afrique. En effet, quel critique, sauf négationnisme faisandé doublé de révisionnisme rampant, peut encore nier qu’Ahmadou Kourouma, Sony Labou Tansi, Williams Sassine, Calixte Béyala, Fatou Diomé, etc., remettent en question la modernité politique, mais aussi les relations internationales prises en otage par une approche géopolitique dont les conséquences sont le plus souvent le maintien de la hiérarchie des nations historicisée par la colonisation, les flux migratoires incontrôlés qui continuent de rendre exsangue le continent africain comme au temps de la traite négrière, et l’instrumentalisation des altérités dans un « choc de civilisations » soit Roland Barthes, idem, p. 30. Roland Barthes, idem, p. 31. 49 ibidem. 47 48
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fantasmé soit entretenu aux fins de nourrir exclusivement les discours de partis extrémistes ou néo-nazis en Occident. Et si la critique n’a pas le droit de trahir cette humanité nouvelle en gestation, cela suppose qu’elle se doit de prendre courageusement et définitivement ses distances vis-à-vis de la pensée africaniste, ce qu’Achille Mbembé appelle « la raison nègre », dont le discours doctrinal, ayant servi de sève nourricière aussi bien aux sciences sociales et historiques qu’à la science littéraire, continue d’influencer dramatiquement l’intelligentsia africaine. Pour être comptable de ce système de « fabrication en vrac de consommateurs d’idées et de techniques étrangères », et qui forme, toujours selon les dires d’Edem Kodjo50, « des diplômés sans culture générale, incapables de saisir le sens véritable de l’évolution du monde », la critique littéraire africaine est plus que jamais contrainte d’opérer sa mue pour prendre sans complexe sa part dans l’accélération de l’avènement d’un nouvel esprit scientifique en Afrique. Faute de quoi, à cause de cette personnalité africaine contemporaine longuement décrite et décriée par Edem Kodjo51 ; personnalité forgée dans un monde extérieur et acquise à la vision étrangère des problèmes de son temps, l’Africain, et à travers lui son continent, demeurera l’exutoire d’autrui, c’està-dire des puissances impérialistes. Dans l’histoire de la pensée contemporaine, le concept de « nouvel esprit scientifique » qui, dans le cas du continent africain, semble être l’un des nombreux mirages du soleil caniculaire des indépendances, est une idée lumineuse de Gaston Bachelard, à qui l’on doit, entre autres, indirectement, la justification de cet ouvrage intitulé Lumières postcoloniales. Pour qui veut entendre la raison de cette influence précise, il suffit de se reporter à ce que dit ce philosophe de la science et de la poésie, qui, et cela l’on l’oublie très souvent, a été mobilisé dans les tranchées de la Première Guerre mondiale : « Toute la pensée scientifique doit changer devant une expérience nouvelle; un discours sur la méthode scientifique sera toujours un discours de circonstance, il ne décrira pas une constitution définitive de l’esprit scientifique »52. Lorsque Gaston Bachelard écrit son essai à lui, dont la première édition paraît dans les années 1934, l’on ne peut occulter l’impact de la guerre, en tant qu’« expérience nouvelle» non moins traumatisante, qui le conduit à reconnaître dans un propos empreint, d’ésotérisme, de poésie et fort anecdotique « qu’il arrive toujours une heure où l’on a plus intérêt à chercher le nouveau sur les traces de l’ancien, où l’esprit scientifique ne peut progresser qu’en créant des méthodes nouvelles [où] les concepts scientifiques eux-
Edem Kodjo, idem, p. 166. Edem Kodjo, idem, p. 169. 52 Gaston Bachelard, Le nouvel esprit scientifique, « Quadrige »/Presses Universitaires de France, 1999, p. 137. 50 51
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Paris,
6e
édition
mêmes peuvent perdre leur universalité »53. « L’heure » ou disons-le sans sourciller, le contexte auquel fait allusion Gaston Bachelard est certes celui d’un conflit majeur dont les conséquences se traduisent par la naissance et la montée en puissance d’une politique de civilisation impulsée par un certain Hitler, homme d’État sulfureux qui a conduit l’humanité à sa perte au XXe siècle. Cette évolution historique, qui sera marquée par une époque de barbarie dont le totalitarisme nazi n’est que la forme d’expression purement concurrentielle du nationalisme colonial des Européens en Afrique, inspire à quelques encablures du pays de Gaston Bachelard, l’idée d’une révolution de la philosophie sociale sous les auspices d’une théorie critique. Conçue au plus fort des convulsions de la Seconde Guerre mondiale par des intellectuels comme Max Horkheimer et Theodor Adorno, cette orientation théorique qui participe, à y voir de près, du nouvel esprit scientifique, sera approfondie dans les années de reconstruction et dans celles qui virent se développer un nouveau type de capitalisme en Europe de l’Ouest et en Amérique du Nord. Le postulat de cette théorie critique à laquelle ont adhéré des figures emblématiques des sciences sociales en Europe tel que Jürgen Habermas pose un point de vue holistique rapportant les phénomènes sociaux à la totalité sociale. La philosophie de l’histoire ébauchée par la Dialectique de la raison avait conduit Theodor Adorno et Max Horkheimer à l’idée que le monde social de l’époque était intégré à un système de domination rationalisé, aussi efficace que contraignant. D’où leur prise de position méthodologique en faveur du lien que la science, la théorie devra entretenir avec l’émancipation. La problématique et l’enjeu de la théorie critique qui vont symboliser le renouveau de la pensée en Occident trouveront, d’après Emmanuel Renault et Yves Sintomer, des échos non négligeables dans le mouvement étudiant allemand des années soixante et soixante-dix54, sensiblement dans la même période que celui des étudiants et de la jeunesse française, pour faire allusion aux événements de mai 68. L’intérêt croissant que suscitaient les études critiques à cette période cruciale de l’existence de la civilisation occidentale avait, pour faire témoigner l’ouvrage d’Emmanuel Renault et Yves Sintomer, bouleverser complètement l’agenda des sciences sociales. Cette notoriété et cette pertinence théoriques permirent de relancer un vaste programme de recherche pris en charge par l’institut Max Planck de Starnberg, créé par Jürgen Habermas. Quelles que soient les orientations que les sociologues, les psychologues, les historiens, les juristes, les économistes, les philosophes, impliqués dans ces programmes, leur donnèrent, l’on retrouve dans leurs travaux qui marquèrent les recherches en Occident, des obsessions non moins légitimes. D’abord, l’idée que la 53
ibidem. Emmanuel Renault, Yves Sintomer, Où en est la théorie critique, Paris, Éditions La Découverte, 2003, p. 19.
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théorie critique doit prendre la forme d’une philosophie sociale susceptible de s’appliquer directement aux manifestations de l’irrationalité contemporaine. Aussi, au cœur de ces travaux, s’inscrit l’idée que la science, quelle qu’elle soit, ne peut assumer sa fonction critique qu’en établissant un lien étroit avec ceux qui sont intéressés par l’idéal de l’émancipation, parce qu’étant victimes de l’ordre social. Mais en parlant de bouleversement de l’agenda des sciences sociales, l’on ne peut faire l’impasse sur l’apport de la « nouvelle critique » à la critique littéraire, alors dominée par le discours de cette démarche que l’auteur du Degré zéro de l’écriture qualifiait d’« ancienne critique ». Pour les théoriciens, comme Roland Barthes qui, directement ou indirectement, se réclamait des travaux de la théorie critique allemande, des défis nouveaux nourrissent le sens de leurs réflexions, au regard de ces interrogations de Louis-Jean Calvet : Des tâches plus urgentes n’attendent-elles pas ceux qui se veulent à la fois « scientifiques » et « militants » ceux pour qui il ne saurait y avoir de coupure entre une recherche ou enseignement et une pratique politique ? En bref, qu’est-ce que la sémiologie de Roland Barthes peut bien avoir avec la lutte des classes ?55
Le mérite de cette problématique est de mettre au grand jour l’enjeu de la nouvelle critique telle que la conçoivent ses initiateurs, dont l’influence de la pensée allemande ou de la théorie critique ne fait l’ombre d’aucun doute. Elle vidange une habitude de pensée fondée sur l’opposition courante entre science et idéologie, en ce sens que le discours le signe, qu’il soit linguistique, littéraire ou autre, ne doit pas être séparé de sa localisation politique. Les sciences à vocation sociétale qui refusent de se donner les moyens d’une analyse sociale de leur objet ne peuvent qu’occulter en lui l’ancrage social qui le constitue, écrit Louis-Jean Calvet, qui tente de clarifier le sens du regard politique que le timonier de la nouvelle critique pose sur le signe compris dans son assertion la plus étendue : La visée de Barthes est cependant plus large : c’est du signe en général qu’il s’agit et non pas seulement du signe linguistique, de l’univers sémiologique, c’est-à-dire de notre environnement quotidien, de notre culture en tant qu’elle se transmet, à la fois comme objet et instrument de communication56.
Ainsi, l’écriture, comme manifestation d’une dimension historique, est aussi et sinon avant tout la preuve d’une adhésion à une idéologie, fondement éthique de toute science sociale. Ici l’idéologie n’a pas précisément pour fonction, de dissimuler les contradictions réelles de la société, de reconstituer Louis-Jean Calvet, Roland Barthes. Un regard politique sur le signe, Paris, Payot, 1973, p. 147. 56 Louis-Jean Calvet, idem, p. 154. 55
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sur un plan imaginaire, un discours relativement cohérent qui serve d’horizon au vécu des hommes, en façonnant leurs représentations sur les rapports réels et en les insérant dans l’unité des rapports d’une formation. En revanche, en tant que conscience de la science, évacuant l’imaginaire au profit du réel, elle en révèle les contradictions. La « marxisation » de la théorie ou de la science, projet cher à Roland Barthes, se manifeste dans la fonction de son idéologie, à savoir l’inscription du discours théorique dans l’engagement politique et historique. Ces perspectives témoignent d’un principe fondateur du nouvel esprit scientifique qui, d’une part, est mû par la sensibilité aux pathologies sociales dans les démocraties dites modernes, et d’autre part, exprime le souci de penser le monde à partir d’expériences négatives, en l’occurrence l’expérience du déni de reconnaissance. Si les hommes de science, à commencer par Gaston Bachelard, imités dans leur élan de renouvellement des paradigmes de la pensée par les précurseurs et adeptes de la théorie critique, ont été interpellés par la fin de l’universalité de certains concepts scientifiques au lendemain de cette époque marquée par le colonialisme hitlérien, c’est sûrement parce que l’humanité a été mise en danger par une certaine idéologie de hiérarchisation des hommes et de leurs cultures. La médecine, le droit, l’anthropologie, la théologie, la littérature, etc., ne furent pas épargnés par cette idéologie. C’est au nom de cette idéologie que le soupçon voire la délégitimation a permis de vouer aux gémonies pendant des siècles un pan considérable de l’humanité, dont la production culturelle, prise dans le contexte postcolonial, souffre encore d’une exégèse des plus équivoques. Cette exégèse, dont le pouvoir de censure et de contrôle de la pensée a fini par être mis à nu, a contribué à construire un savoir doctrinaire, à l’abri de toute remise en question, et qui se perpétue en postcolonie par des critiques, des enseignants et des intellectuels adeptes du « petit théâtre de civilité ». Ainsi, quand ce n’est pas par les guerres à fondement colonialiste que l’humanité se trouve exposée aux risques du chaos et de la tragédie, c’est par le poids des habitudes de pensée, de la censure et des accoutumances idéologiques dont des intellectuels se font les chantres, que les peuples deviennent corvéables, dominables jusqu’à leur extermination réelle ou symbolique. En ce siècle, où les écrits des derniers et véritables humanistes de la trempe des Dadié, Césaire, Camus, Luther King, etc., risquent le drame de l’ensevelissement sous les ruines des guerres postcoloniales, l’esprit scientifique ne peut se payer le luxe du sommeillement, qui plus est, en postcolonie francophone. Devant le refus ou l’acquiescement hypocrite de la différence, devenu la norme morale de cette historicité, l’esprit scientifique ne peut se complaire dans une accoutumance de la pensée et des concepts, dont l’essence scientifique même est censée résider dans le dynamisme, selon les adeptes de la théorie critique de l’École de Francfort. Pour eux, c’est dans la capacité à fournir des outils théoriques et des analyses empiriques éclairant le 44
présent que se juge la fécondité d’une tradition de pensée, une règle à laquelle ne peut échapper le discours de la critique littéraire en Afrique francophone. En effet, eu égard à ces tragédies et autres « génocides sans importance »57 qui font penser actuellement à un « crépuscule des temps modernes » notamment en Afrique, il est de l’ordre d’un certain positivisme contemporain de faire remarquer que la critique littéraire, et la théorie critique en général, est incapable de rendre compte des fondements philosophiques et moraux des cas d’inconscience de l’histoire qui se déroulent à travers les foyers de guerres en Afrique et dans certaines contrées de l’Asie. Les conséquences de ce drame planétaire se font sentir dans le caractère suicidaire de l’immigration vers un Occident dont la responsabilité historique dans cet homicide de masse reste entière. Pour éviter que ne se multiplient les épisodes postcoloniaux d’inconscience de l’histoire auxquels il faut ajouter la re-esclavagisation des nègres qui déroule derrière le phénomène de l’immigration clandestine, la réactualisation des zones d’influence géopolitique au grand dam des génocides qualifiés de manière hypocrite de « conflits communautaires »58, il est temps qu’un nouvel esprit critique dans les études en littérature vienne porter en postcolonie et même dans les sociétés postcoloniales occidentales le projet impérieux d’« une révolution sans laquelle notre siècle sera encore le théâtre d’une cuisante défaite de l’histoire de l’intelligence et de la raison »59. Dans la situation actuelle de l’Afrique, la responsabilité première de la tragédie qui l’endeuille vient, au-delà des incuries de ses hommes politiques, de son système éducatif et universitaire, laboratoire de l’esprit scientifique et par ricochet de l’esprit critique littéraire. À propos de ce laboratoire, l’Afrique, pour paraphraser l’écrivain Sony Labou Tansi60, s’est jeté la poudre aux yeux en pensant que s’approprier l’héritage scolaire et universitaire oint du colonialisme occidental, était suffisamment révolutionnaire pour rattraper son retard de plus cinq siècles d’exclusion de l’histoire des idées politiques et scientifiques. En vérité, les fondements scientifiques sortis de ce legs permanemment sous contrôle de son généreux et non moins intéressé « donateur » historique étaient caducs, absurdes et inappropriés dès le départ. En effet, les discours et autres théories, trop souvent désincarnés des horizons des valeurs culturelles, ont contribué à la formation d’un savoir particulier élitiste enseigné à des fins de manipulation de l’histoire des sociétés, mais également de l’histoire des idées. En référence au sous-titre du documentaire « Tuez-les tous ! Rwanda : Histoire d’u génocide ‘‘sans importance’’ », de Raphaël Glucksmann, David Hazan et Pierre Mazerette (2004). 58 Élise Féron et Michel Hastings (sous la direction de), L’imaginaire des conflits communautaires, Paris, L’Harmattan, 2002. 59 Sony Labou Tansi, idem, p. 125. 60 Sony Labou Tansi, idem, p. 137. 57
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C’est pour cette raison que s’ouvre à ce moment précis de Lumières postcoloniales la lancinante et légitime question-bilan « Où en sont les théories » comme le postmodernisme, le poststructuralisme, le féminisme, etc., enseignées dans les universités francophones ? Rétrospectivement, pour ne considérer que ces trois exemples, ces termes qui ont annoncé un « nouvel esprit du temps »61 dans les sciences sociales pendant les années quatre-vingt en Europe connaissent une réelle fortune dans les études littéraires en Afrique francophone. Désignant de larges mouvements traversant divers domaines, ils renvoient, par ailleurs, à des étapes spécifiques du développement de la théorie critique notamment en France ; des étapes marquées par des paradigmes comme ceux du marxisme (le matérialisme historique ; lutte des classes, etc.) qui avaient dominé l’élaboration théorique française depuis le début des années soixante touchaient à leur fin. Paradoxalement, ces théories qui ont été à l’avant-garde des révolutions des esprits dans une Europe encore sous le choc du traumatisme de la guerre et des régimes fascistes connaissent un parcours différencié en postcolonie. Ce sont d’ailleurs les romanciers qui peignent le mieux la situation ambivalente voire de rejet du marxisme dans le système de pensée et de croyance politique instauré en colonie et postcolonie francophone, à travers un parcours global d’existence de personnages dépeints tels des « antimodèles », parce que militants ou sympathisants du communisme. Les personnages de Nkoutigui et de Pace Humba (anagramme narrative de Patrice Lumumba) dans En attendant le vote des bêtes sauvages d’Ahmadou Kourouma traduisent éloquemment cette situation diégétique du marxisme, entre autres. La particularité de ces personnages est qu’ils ont une destinée narrative qui croise, soit par leur savoir scolaire ou universitaire, soit par une influence politique en l’occurrence, les chemins de l’idéologie marxiste ou les routes de l’Union Soviétique d’alors. Face à ce qui se joue derrière le sort de cette catégorie de personnages sous les non-dits de déni de la pensée et de la critique, le postmodernisme tel qu’appliqué aux œuvres littéraires par la critique dans la sphère francophone d’Afrique s’est révélé incapable de rendre compte des facettes multiples du postcolonial. Bien plus, à l’instar de toutes ces théories exportées sous les « Tropiques », il est resté superficiel dans la description des antagonismes, des conflits ; accompagnant consciemment ou inconsciemment les forces d’intégration et d’uniformisation économique, technologique, militaire, politique, bref ce que l’on a appelé la mondialisation à partir des années 199062.
Seyla Benhaib, « Renverser la dialectique de la raison : le réenchantement du monde », in Où en est la théorie, op. cit. p. 77. 62 Seyla Benhaib, idem, p. 78. 61
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Par ailleurs, en mettant l’accent sur la désintégration culturelle et collective des nations Africaines post-indépendances, à travers les luttes armées pour la recréation des identités ethniques, nationales, religieuses, apparemment immuables, ces cadrages théoriques de la critique littéraire ont sabordé à partir des mentalités qu’ils formaient ou formataient, l’idéal d’émancipation en Afrique. Un idéal que les leaders anticolonialistes avaient pourtant placé sous le sceau de la théorie du Panafricanisme. Cette dernière, tenue à l’écart des théories d’interprétation de la création littéraire et culturelle, s’est vue substituée par un sentiment d’afropessimisme qui sert d’autojustification ou de légitimation des discours théoriques exogènes. Alors que par la médiation de ces théories exogènes, les évidences culturelles et éthiques africaines sont mises entre parenthèses, de nouveaux signifiants sont générés pour remplir les vides ainsi créés. C’est dans cette logique qu’interviennent les théories féministes calquées sur celles de l’Occident, les modèles théoriques linguistiques de Ferdinand de Saussure et les structuralismes qui ont sacré dans l’imaginaire collectif la pertinence des exégèses venues d’ailleurs. Et puisque celles-ci ont naturalisé la fragmentation ou la segmentation des œuvres de création sur la base de l’essentialisation raciale ou du sentiment ethnocentrique, l’imposition du droit des productions culturelles africaines à prendre part sans condition à l’histoire des idées d’où elles furent longtemps répudiées sera la prochaine tâche de la critique littéraire et du comparatisme en Afrique pour ce XXIe siècle. C’est le seul préalable pour faire prendre conscience que ce qui se joue actuellement à travers la recrudescence des guerres coloniales contemporaines qualifiées de guerres géostratégiques correspond aux événements qui ont conduit Gaston Bachelard, Theodor Adorno, Max Horkheimer, Jürgen Habermas à penser l’urgence et l’opportunité d’une nouvelle philosophie de la science appelée théorie critique en son temps. D’où l’importance du renouvellement des contenus de l’enseignement qui est l’un des objectifs suggérés à travers cet ouvrage. Si le rôle de l’école et de l’université en tant qu’institutions sociales et politiques incontournables dans la formation intellectuelle n’est pas à mettre en doute, en revanche, c’est plutôt la singerie scientifique qu’elles favorisent qui se révèle être un piège à l’épanouissement de l’esprit scientifique. Cette singerie est, hélas, le véritable problème de l’Afrique. Loin d’être le lieu exact de la liquidation globale et définitive des quiproquos et autres contentieux historiques, son laboratoire de la pensée scientifique à elle souffre en profondeur de son accoutumance à la science des autres, au raisonnement par procuration. La question fondamentale à laquelle le scientifique et en l’occurrence le chercheur en littérature comparée et politique doit répondre est celle-ci : peuton être épris de droits de l’humain au sens de liberté de penser et d’agir pour faire reculer les frontières de l’ignorance et de la servitude idéologique, et, à l’inverse, contribuer par ses idées à propager les paradigmes qui servent à 47
réaliser les buts inavoués du colonialisme via des méthodes d’exégèse, à l’image de celle que dénonce en substance Sony Labou Tansi :
Classiquement, on nous a dit : […] On va vous enseigner comment enfanter un développement à la gomme sans que cela ne vous coûte les yeux de l’avenir et surtout sans que cela ne devienne une catastrophe pour l’humanité normale et naturelle. C’est dans cette optique qu’on nous a fait boire des plans d’ajustement qui visaient à sauver des petits milliards gringalets et chétifs, voués apporter quelques goûtes de sueur dans les océans de la dette. Aujourd’hui tous les jeux sont clairs : le FMI [Fonds monétaire international] que les humoristes Kongos désignent par Fonds Mondial des Impunités doit regarder dans les yeux le désastre social qu’il a creusé63.
Face à ce dilemme qui n’en est pas un en réalité au regard de cette prise de position des plus légitimes et logiques de Sony Labou Tansi, le nouvel esprit critique doit avoir pour vocation l’invention ou la réinvention des concepts, des approches, des habitudes, des méthodes, des outils de pensée ; seule possibilité d’imposer dans le dialogue des civilisations la production culturelle (littérature, arts, musique, politique, économie, religion, médecine, cosmogonie, etc.) de ce continent qui souffre silencieusement le martyre de la répudiation de l’histoire des idées politiques et scientifiques. Comme Gaston Bachelard face au danger qui guettait sa civilisation au XXe siècle, Sony Labou Tansi, pour prendre en compte les enjeux de l’avènement d’un nouvel esprit critique prophétisait pour ses contemporains en arguant que le seul recours face à d’aussi sombres temps, c’est de tout repenser, de provoquer des manières d’agir neuves. Les concepts, les approches, les habitudes, les méthodes, les outils, les nations, les espaces, tout est à réinventer, écrivait-il64, comme s’il sentait l’imminence du chaos qui se préparait depuis les sommets des « Mille Collines ». C’est ce projet audacieux de révolution idéelle, sociétale et civilisationnelle que l’auteur de la pièce théâtrale La rue des mouches65 met en scène symboliquement dans l’incendie de la bibliothèque du personnage Amalfet, allégorie de la puissance néocoloniale ; ce personnage devenu « un peu le centre du monde » à cause de « son espèce de colline de livres » et « le gigotement mécanique de [ses] usines ». Cette pièce qui, pense-t-il de son vivant, est une tentative de réconciliation de l’Europe et de l’Afrique incarnant respectivement la vérité et l’avenir est une invite sans complexe à « construire l’homme », au-delà de sa race, de son village et de ses dieux. Plus de trente-cinq ans après sa mort, l’histoire de l’humanité qui s’est écrite en lettres de sang au Rwanda en 1994 et qui continue son funeste Sony Labou Tansi, idem, p. 164. Sony Labou Tansi, idem, p. 187. 65 Sony Labou Tansi, La rue des mouches, in Paroles inédites (coordination éditoriale : Bernard Magnier), Montreuil-sous-bois, Éditions Théâtrales, 2005, PP. 13-42. 63 64
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scénario en République Démocratique du Congo, en Centrafrique, en Somalie, en Libye, sans oublier le Libéria, la Côte d’Ivoire, le Mali et les nations où les terrorismes en tout genre sévissent, donne entièrement raison, non seulement à l’auteur de L’État honteux, mais également à Amadou Mathar M’Bow, dont les prescriptions n’ont pas encore trouvé la voie d’une application effective. C’est pour cette raison que les chapitres qui forment l’ossature de Lumières postcoloniales, pour un souci de pertinence historique et scientifique, ne peuvent que rappeler les convictions profondes de celui qui fut le président, dès les débuts de l’indépendance, de la première commission, créée en vue de la réforme des programmes d’enseignement de l’histoire, entre autres, dans certains pays de l’Afrique de l’Ouest et du Centre :
Ma formation personnelle, l’expérience que j’ai acquise comme enseignant […] m’ont appris combien était nécessaire pour l’éducation de la jeunesse et pour l’information du public un ouvrage d’histoire élaboré par des savants connaissant du dedans les problèmes et les espoirs de l’Afrique et capables de considérer le continent dans son ensemble. […] l’UNESCO veillera à ce que cette Histoire générale de l’Afrique soit largement diffusée, dans de nombreuses langues, et qu’elles servent de base à l’élaboration de livres d’enfants, de manuels scolaires, et d’émissions télévisées et radiodiffusées. Ainsi, jeunes, écoliers, étudiants et adultes, d’Afrique et d’ailleurs, pourront avoir une meilleure vision du passé du continent africain, des facteurs qui l’expliquent et une plus juste compréhension de son patrimoine culturel et de sa contribution au progrès général de l’humanité66.
Ainsi, va de la condition de l’émergence du nouvel esprit critique en Afrique pour une participation sans complexe à l’histoire des idées. Pour une approche concrète dans le cadre de cet ouvrage, trois grands sujets, qui en constituent les principales nervures, feront l’objet d’exposition : d’abord, « L’influence de la pensée littéraire et politique africaine dans l’histoire des idées», ensuite « La Francophonie politique et ses représentations dans la littérature africaine francophone au XXe siècle », enfin « La géopolitique en questions littéraires : de Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire à Cailloux blancs de Bernard Dadié ». Par leur orientation idéologique, ces trois sujets visent un même objectif, en finir avec, ce que l’on pourrait qualifier, en lisant l’avant-propos à la première édition au texte de Louis Sala-Molins, de complexe de la subjectivité du Noir ou de l’Africain blessé : Bref, le Noir n’est pas crédible s’il parle de lui. Nous, les Blancs, parlant de nous ou de lui, le sommes ou pouvons l’être. Lui, parlant de nous, se mêle de ce qui ne le regarde pas : son histoire par exemple. Nous parle-t-il de lui ? Il nous tient le monologue de sa subjectivité
Amadou Mathar M’Bow, « Préface » à L’Histoire générale de l’Afrique, tome 1, Paris, UNESCO, 1986, p. 9-10
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blessé. Dont il alourdit sa mémoire et son histoire. Mais sa subjectivité blessée n’intéresse personne.67
Examiné à la lumière de la critique littéraire, ce complexe reprend sans doute à son compte une certaine vulgate proche de thèses africanistes diluées dans le concept des « études africaines », et qui entretiennent paradoxalement la répudiation de la pensée africaine de l’histoire des idées politiques et littéraires. À propos des littératures africaines, une seule vérité leur ouvre les portes de l’universel. Le contraire de cette vérité les confine à l’ethnocentrisme haïssable. Cette vérité en question est celle qui proclame les littératures africaines comme fille de la civilisation littéraire occidentale ; autrement dit les littératures africaines bénéficient du statut de littérature parce que génétiquement apparentées à la littérature des puissances nationalistes du siècle précédent. Cette assimilation intentionnelle n’est pas fortuite. Au départ, le discours de légitimation ou de consécration laisse à penser qu’il existe un champ littéraire en Afrique, avant de le présenter comme le fruit de la générosité agissant d’un Occident semant la culture dans « des zones [culturellement] déshéritées du monde »68 ». Les notions de « désenchantement »69 ou encore de « nouveau roman » deviennent les paradigmes de la critique littéraire bâtie autour de la littérature africaine. Louis Sala-Molins, idem, p. 21-22. Claire Ducournau, idem, p. 13. 69 Le roman colonial français est une réponse narrative au roman réaliste du XIXe siècle qui, dans sa structure narratologique, est l’expression littéraire du désenchantement entendu comme phénomène social observable. À son sujet, voici ce qu’écrit Edward Saïd : « J’en reviens abruptement au roman réaliste, qui m’a tant occupé dans ce chapitre. Son thème central, à la fin du 19ème siècle, était le désenchantement – Lukacs dit : la désillusion ironique. Les protagonistes sont dans une impasse tragique (ou parfois comique), et l’action du roman les éveille brusquement et souvent rudement à la discordance entre leurs vains espoirs et les réalités sociales. Jude chez Hardy, Dorothea chez George Eliot, Frédéric chez Flaubert, Nana chez Zola, Ernest chez Butler, Isabel chez James, Reardon chez Gissing, Feverel chez Meredith – la liste est très longue. Dans ce tissu narratif de l’échec et de l’impuissance, une alternative est peu à peu introduite : pas seulement les romans exotiques d’un empire sûr de lui, mais les récits de voyage, les ouvrages d’exploration et d’érudition coloniale, les Mémoires, les voix de l’expérience et de l’expert. Dans les récits personnels du docteur Livingstone et dans She de Haggard, dans le Raj de Kipling, Le roman d’un Spahi de Loti et la plupart des œuvres de Jules Vernes, nous discernons un nouveau mode narratif – où l’on avance, où l’on gagne. Loin de semer le doute sur l’entreprise coloniale, ces récits et les centaines d’autres (ce n’est pas un simple formule) bâtis sur l’exaltation de l’aventure outre-mer s’attachent, presque sans exception, à confirmer et fêter son succès. Les explorateurs trouvent ce qu’ils cherchent ; les aventuriers rentrent sains et saufs (et riches) ; même Kim, assagi est recruté dans le Grand jeu ». cf. : Edward Saïd, Culture et impérialisme, sl, Librairie Arthème Fayard, Le Monde diplomatique, 2000, p. 270. 67 68
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L’histoire littéraire s’écrit et se théorise dès lors à partir de la catégorisation générationnelle, une façon subtile de recycler dans le cadre du champ littéraire africain des concepts critiques proprement occidentaux : la querelle entre « anciens » et « nouveaux », à l’origine de l’essai de Roland Barthes intitulé Critique et vérité ; le modernisme, expliqué d’ordinaire par le dynamisme proprement interne à une culture ou à une société, intègre une réaction de dénigrement des traditions africaines. Une attitude, en réalité, consécutive à des pressions venues de l’empire colonial et qui pousse à l’extrême la conscience de soi, la transgression des valeurs endogènes, l’autoréférentialité, l’ironie corrosive ; un ensemble de paradigmes explicitant théoriquement le modernisme occidental. Le procédé discursif, de ce point de vue, est on ne peut plus bien rôder. Et l’on constate que c’est cette logique doctrinale héritée de la culture occidentale que les instances de légitimation consacrent en primant ou en célébrant une œuvre ou un auteur africain. Au fond, c’est tout le discours de l’historiographie littéraire africaine qui est de cette façon placé sous influence ou sous prescription. Conçu comme une communication de guerre infaillible, le complexe de la subjectivité du Noir blessé a su ainsi se diffuser dans les milieux de la critique africaine dont le cœur, historiquement situé à Paris, est composé d’éditeurs français, de jurys de prix littéraires, de journalistes culturels, d’enseignantschercheurs chevronnés, aidés dans leur mission de légitimation et de « fabrique de classiques africains » par des Africains jouissant eux-mêmes d’une certaine notoriété. Ce complexe, que l’on peut retrouver dans des formules comme le fameux « le sanglot de l’homme noir », ironisant le droit à la mémoire, repose sur une vertu inattaquable, sanctifiée, devenue la morale du critique en postcolonie : l’essence littéraire, ce sont avant tout les lois propres au genre. Toutefois pour avoir le droit de défendre une idéologie immanente à l’œuvre, il faut résolument s’inscrire dans la philanthropie universelle dictée par les procureurs ci-dessus énumérés des règles de l’art. En somme, il importe de s’attacher uniquement à ce que la littérature, comme dans l’orthodoxie de l’ancienne critique mise à nue par Roland Barthes70, « comporte d’Art, d’Émotion, de Beauté, d’Humanité », et, dans la mesure du possible, s’abstenir d’appeler la critique à une science renouvelée qui aura l’outrecuidance de considérer l’objet littéraire comme théâtre d’affrontement idéologique ou encore comme un passeur non exclusif de civilisation occidentale. Dans ces conditions, la question légitime de fond à laquelle répond Lumières postcoloniales, avec l’intime conviction du refus de voir les études littéraires comme un moment de célébration d’une pensée unique péremptoirement donnée comme universelle est de savoir comment peut-on se passer des points de vue autres, des constructions épistémologiques venues de ces ailleurs civilisationnels, qu’une certaine raison helléniste 70
Roland Barthes, idem, p. 38. 51
nourrie aux préceptes africanistes n’hésite pas à qualifier de « désert culturel » quand elle ne les regarde pas, bien évidemment, à tort, comme des terres sans histoire ou hors de l’histoire. Le ton de la rupture épistémologique s’observe donc dans les différents sujets développés dans les trois chapitres de cet ouvrage. En effet, ce livre est une prise de conscience que la bataille des idées politiques et culturelles est indissociable du progrès humain, de la révolution des humanités quand cellesci ploient sous le faix des savoirs obscurantistes aliénants qui conduisent à la colonisation, aux génocides et autres tragédies politiquement et philosophiquement contrôlés. Loin d’être des thèses élaborées sans aucun lien, ces sujets qui n’ont pas la prétention d’épuiser le débat complexe et épineux de la culture générale ou encore du renouvellement des contenus des études littéraires et comparées en Afrique francophone se rejoignent et se complètent en de nombreux points. En effet, l’histoire des parties de la planète qui se considèrent de leurs points de vue aujourd’hui comme le « centre » de la civilisation par opposition aux contrées reléguées au statut de civilisations « périphériques » enseigne que la science et notamment les sciences sociales, philosophiques et littéraires ont toujours assumé un rôle d’avant-garde et d’éducation permanente. L’Afrique, par la culture qu’elle délivre à ses générations, peut-elle se payer le luxe d’ignorer pareille vérité de lapalissade. En répondant par la négative à cette question qui n’est peut-être pas nouvelle, Lumières postcoloniales ne méjuge pas – bien au contraire –, le rôle du politique africain, sur qui le parcours narratif de Saint Monsieur Baly, personnage éponyme du roman de Williams Sassine a ouvert, dès la fin de la première décennie des indépendances, une ère de soupçon. Une façon très métaphorique, non moins claire, de dire que Lumières postcoloniales ne jouera sa partition dans la « décolonisation de l’esprit » africain contemporain, pour prolonger la formule de Ngugi wa Thiong’o, que si la connivence entre culture et politique d’une part, et entre culture et impérialisme d’autre part, cesse d’être un sujet tabou. En réalité, si l’Afrique a entamé la première étape de sa libération avec le retentissement historique des accessions aux indépendances et aux souverainetés nationales, c’est bien parce que Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire, Léon Gontran Damas, pour ne citer que l’exemple du triumvirat de la Négritude qui a influencé l’histoire des idées politiques et littéraires au XXe siècle, avaient une conscience aiguë de cette image de vase communicant entre la culture et la libération de la servilité politique ou géopolitique imposée à l’homme par l’homme, à quelque époque ou endroit qu’il s’agisse. Du moins, c’est l’une des thèses prises en charge dans le premier chapitre de cet ouvrage, où, il est par ailleurs question des idéologies africaines qui ont infléchi le cours de la colonisation, donc de l’histoire des idées politiques et littéraires en vogue au siècle précédent. Le plus surprenant est que ces idéologies, dont celle de la Négritude fille aînée de l’idéologie panafricaniste portée sur les fonts 52
baptismaux par la diaspora africaine éparpillée aux quatre coins du globe, connaissent un recul dans les programmes d’enseignement de la littérature en postcolonie francophone. Quant au deuxième chapitre, intitulé « la Francophonie politique et ses représentations dans la littérature francophone africaine au XXe siècle », il ose le débat tabou sur le procès de la Francophonie à travers la plume des écrivains, comme Mongo Béti, Ahmadou Kourouma et autres acteurs pluriels du continent. En dénonçant non pas seulement les dictatures africaines qui, comme une « nuée de sauterelles », ont pris d’assaut le berceau de l’humanité, mais aussi le système géopolitique francophone, ces écrivains ont démontré que le salut de l’Afrique réside dans un ensemble politique unitaire tant à l’échelle des nations que du continent. Leurs positions, englouties sous le vacarme de la pensée unique instituée par les partis uniques mis à l’index dans leurs œuvres, consistent à attirer l’attention sur la nécessaire et urgente démarche des Africains sur une vision endogène de la modernité, qui intègre les ressources humaines, la culture du terroir, ainsi que la problématique des droits de l’homme. La « sortie de la grande nuit » ou du marasme qui pousse les Africains à l’immigration suicidaire médiatiquement et poétiquement cataloguée d’immigration clandestine – appellation qui consolide la position qui nie à l’Afrique toute possibilité de civilisation libératrice au détriment de l’Occident – est à ce prix, si l’on en croit Edem Kodjo71, Joseph Ki-Zerbo72, et le parterre d’intellectuels Africains73 parlant de plus en plus à l’unisson sur les vraies causes du retard contemporain de leur continent. Enfin, le dernier chapitre explore la relation entre littérature et géopolitique dans un intervalle historique symboliquement délimité par Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire et Cailloux Blancs de Bernard Dadié. En déconstruisant l’idée couramment reçue que les questions de géopolitique relèvent du domaine spécifique des sciences politiques et des relations internationales, il s’est agi de montrer comment cette problématique est fondatrice des littératures orales comme celles inspirées des sources mythologiques kabbalistes et des récits mythiques et épiques de chasse de la civilisation mandingue. Après avoir esquissé les raisons constitutives de la géopolitique comme un domaine de recherche en littérature du fait du rôle éminemment important des théories de pensée héritées de la Négritude, du Panafricanisme, de l’africanisme et de l’orientalisme dans l’histoire des idées littéraires et politiques, le propos a consisté à décrire le lien ontologique entre l’engagement littéraire et politique d’Aimé Césaire et de Bernard Dadié et l’avènement de l’ordre mondial marqué du sceau du colonialisme, idéologie dynamique dans l’espace et le dans le temps. Edem Kodjo, … Et demain l’Afrique, Abidjan, NEI/CEDA, 2014. Joseph Ki-Zerbo, À quand l’Afrique, sl, Éditions de l’Aube, 2003. 73 Makhily Gassama (sous la direction de), 50 ans après, quelle indépendance pour l’Afrique ?, Paris, Philippe Rey, 2010. 71 72
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Chapitre 1 L’influence de la pensée politique et littéraire africaine dans l’histoire des idées
Introduction Dans l’histoire des idées post-traumatiques de la Seconde Guerre mondiale qui est le vaste contexte historique contemporain dans lequel s’insère ce chapitre intitulé « L’influence de la pensée politique et littéraire dans l’histoire des idées», l’on peut dire, à la suite d’Achille Mbembé, qu’il y a trois historicités. Premièrement, il y a le moment inaugural des luttes anticoloniales, qui se sont accompagnées par la réflexion des colonisés sur eux-mêmes, sur les contradictions résultant de leur double statut d’indigène et de sujet de l’empire. Vient, ensuite, la deuxième historicité, qui se situe généralement autour des années 1980. Marquée par la publication de L’Orientalisme d’Edward Saïd, dont la réflexion se poursuit quelques années plus tard avec un autre essai intitulé Culture et impérialisme, cette période inaugure la fin du « confort idéologique » dans lequel l’Occident s’était installé depuis le siècle des Lumières ; un siècle qui lui a, par ailleurs permis de dominer le reste du monde. Enfin, il le troisième moment, celui de la mondialisation ou de la globalisation, où l’importance prise par la culture aussi bien dans le domaine économique et (géo)politique interroge sur les formes de représentation et les enjeux dont elles peuvent être l’objet. Ainsi, et peu importe l’historicité à laquelle l’on puisse s’intéresser, la place accordée à la culture par les peuples n’est pas moins influencée par l’histoire même du colonialisme qui, hier comme aujourd’hui, se meut dans la vérité suivante : la culture, dont une partie considérable du patrimoine est constituée de productions artistiques (littérature, cinéma, musique, peinture, sculpture, etc.) est toujours placée aux avant-postes des guerres géostratégiques. En conséquence, en être conscient et produire un contrediscours, c’est vouer à l’échec toutes les velléités des forces de l’impérialisme et du colonialisme sans cesse mutantes. Produire un contre-discours, suppose, en l’occurrence, que l’on sorte les problématiques inhérentes aux questions d’influence articulées autour de la création artistique et de l’identité des épistémologies stéréotypées dans lesquels les a enfermées une certaine orthodoxie de la littérature comparée. Celle-ci continue d’entretenir au sein de la « république mondiale des lettres » la ségrégation entre, d’une part, les littératures du nord encore appelées littérature du « centre », et, d’autre part, les littératures du sud ou littérature de la périphérie.
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APPROCHES DÉFINITIONNELLES DES NOTIONS La notion d’influence Au plan psychologique Désignant dès le XVIIIe siècle, d’après le Dictionnaire historique de la langue française dirigée par Alain Rey, l’action lente et continue exercée sur une personne ou une chose, le terme « influence », proprement dit, peut-être défini comme le mécanisme subtil et mystérieux par lequel une œuvre contribue à en faire naître une autre. Contestée par certains critiques qui y voient une notion vague et obscure, l’influence est perçue par Pierre Brunel, Claude Pichois et André-Michel Rousseau comme le « stimulus créateur » que reçoit un écrivain dans l’admiration qu’il éprouve pour un autre. Mieux, c’est un « sentiment de parenté profonde ou d’intimité personnelle particulière » qu’un écrivain ressent pour un écrivain. Tel que décrit par les auteurs de Qu’est-ce que la littérature comparée, ce sentiment garde des similitudes avec le « coup de foudre » qui se déclenche, en l’occurrence, à la suite d’une longue fréquentation, parfois, par la médiation d’un ouvrage ou d’une œuvre. De cette intimité inextricable naît une certitude vraie, inébranlable. À ce propos, voici le propre témoignage du poète Charles Baudelaire: On m’accuse, moi, d’imiter Edgar Poe ! Savez-vous pourquoi j’ai si patiemment traduit Poe, parce qu’il me ressemblait. La première fois que j’ai ouvert un livre de lui, j’ai vu avec épouvante et ravissement, non seulement des sujets rêvés par moi, mais des phrases pensées par moi, et écrites par lui vingt ans auparavant.74 L’exemple de Charles Baudelaire enseigne que l’influence ne concerne pas que les écrivains débutants. Par ailleurs, c’est la valeur de l’auteur influencé qui donne son prix à l’influence autant, sinon plus que celle de l’émetteur, car c’est l’œuvre produite par l’influence qui prouve la force de l’énergie littéraire. L’influence agit, dans ce cas de figure, à la manière d’un catalyseur. Elle provoque ou accélère une réaction.
Pierre Brunel, Claude Pichois, André-Michel Rousseau, Qu’est-ce que la littérature comparée, Paris, Armand Colin/Masson, 1996, p. 55. 74
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Au plan méthodologique Au plan méthodologique, l’étude de l’influence se ramène à la relation entre X et Y, l’un et l’autre pouvant désigner un continent, une civilisation, une nation, l’œuvre totale d’un auteur, l’auteur lui-même, un seul texte, un passage, une phrase, un mot. Quant au « et » copulatif, la seule liste qui précède en indique quelques nuances. Ce « et » peut vouloir dire, selon Pierre Brunel et alii : « jugé par », « vu par », « influencé par (ou influençant) », « orientant », « séjournant en », « voyageant en », « lisant », « rêvant de », « traduit par », « joué par », « imité par », « lu par », etc. Pour mieux juger l’influence de X sur Y, le discours comparatiste recourt à des termes que l’on peut appeler les éléments d’appréciation méthodique de l’influence. Ce sont la fortune, le succès et les sources. La fortune: elle se définit comme l’ensemble des témoignages qui manifestent les vertus vivantes d’une œuvre ou d’un auteur. Si la fortune est d’ordre qualitatif, le succès quant à lui est d’ordre quantitatif parce que chiffrable à partir du nombre des éditions, des traductions, des adaptations. Ainsi l’influence se mesure à l’aune aussi bien du succès qualitatif que quantitatif. Si au départ, l’étude des influences a consisté à établir des rapports de faits, à privilégier des rapports binaires, à traquer les sources, suivant la formule « X et Y » comme le fait remarquer Yves Chevrel, la réalité est que dans le contexte des relations internationales entre les anciennes puissances colonisatrices et les États satellites, cette approche a favorisé une étude de l’influence, marquée du sceau de la domination impérialiste par la culture. C’est-à-dire que dans la logique comparatiste qui s’est formée dans les aires culturelles et linguistiques constituées sur la base de l’histoire de la colonisation européenne, la démarche « X et Y » s’est insidieusement transformée en une étude de rapport de type vertical. Dans cette relation, le schéma donne à voir les littératures des pays colonisateurs, revendiquant une longue tradition accessible dans les productions littéraires écrites, comme des « modèles », dont l’esthétique, les thèmes et les idées servent de canons aux autres littératures, qualifiées de « jeunes ». Parmi ces dernières, il faut noter la présence de la littérature africaine que l’hypothèse de cette réflexion place au rang des sources qui irradient et structurent la pensée africaine contemporaine.
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À propos de la notion « histoire des idées » Selon, Pierre Brunel, Claude Pichois et André-Michel75, l’histoire des idées est devenue un domaine de prédilection de la littérature comparée depuis les années 1940. Mais Louis-Jean Calvet76 fait remonter, suivant ses écrits, la relation entre écriture littéraire et idée politique à l’instant historique où la langue a été imposée par Vaugelas et les grammairiens de Port-Royal comme norme, c’est-à-dire au XVIIe siècle. L’écriture devient, dès lors, le signe de l’adhésion à une classe, puisque ceux qui écrivent sont soit près du pouvoir soit dans la mouvance de la cour. De Fénelon à Voltaire, rappelle-t-il, l’écriture bourgeoise se développe comme l’écriture de ceux qui ont une parcelle de pouvoir, le pouvoir intellectuel, et qui vont prendre le pouvoir politique à partir de 1789. En dépit de ce lien séculaire entre littérature et visées politiques, et malgré l’importance acquise par les idées politiques dans les études littéraires comparatistes, l’histoire des idées souffre encore d’une définition rigoureuse et définitive du point de vue du comparatisme. Aussi, pour justifier l’intérêt de l’histoire des idées politiques pour les spécialistes de la science comparatiste, faut-il convenir, avec Mokhtar Lakehal77, que depuis la constitution des premières cités jusqu’aux États-nations actuels, les penseurs au service des politiciens ont eu des idées pour gouverner ou pour s’opposer entre eux. Ces idées ont reçu un accueil différent selon les circonstances historiques. Les unes ont été largement appliquées, les autres très localement et certaines n’ont jamais donné lieu à une expérience à l’échelle d’une citéÉtat ou d’un État-nation. En se fondant sur ce constat, l’histoire des idées, au-delà de sa constitution en étude de doctrines politiques, économiques, religieuses, culturelles, etc., est caractérisée par sa démarche à la fois diachronique et synchronique. Dans le premier cas, l’historiographie des idées se fait à partir d’une périodisation dont les critères de définition sont, pour la plupart du temps, subjectifs d’un pays à un autre. Dans le second cas, le critère porte exclusivement sur ce que Roman Jakobson appelle « le présent de la culture »78, c’est-à-dire l’appréciation de ce que chaque époque produit en termes d’idées ou d’idéologies et leur rayonnement au plan national, mais aussi international. Cette approche visant à définir la culture comme le rail de la pensée et des idées exprimées par un peuple, une nation, à un moment donné de son Pierre Brunel, Claude Pichois, André-Michel Rousseau, idem, p. 85. Louis-Jean Calvet, Roland Barthes. Un regard politique sur le signe, Paris, Payot, 1973, p. 27-28. 77 Mokhtar Lakehal, Le grand livre de la politique, de la géopolitique et des relations internationales, Paris, L’Harmattan, 2014, p. 383. 78 Yves Chevrel, La littérature comparée, 4e éditions corrigée, QSJ, Paris, PUF, 1997, p. 35. 75 76
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évolution, s’éclaire au prisme de la lecture qu’Edward Saïd79 fait de cette marque de présence idéelle et idéologique, sociologique et anthropologique par l’esthétique. En effet, si pour le comparatiste américain d’origine palestinienne, l’on apprend par exemple aux étudiants américains, français ou indiens à lire leurs classiques avant ceux des autres, afin d’aimer leurs pays et les traditions, c’est parce que la culture est, écrit-il, une sorte de théâtre où diverses causes politiques et idéologiques s’apostrophent. De cette essence, la culture se mue en un champ clos où ses causes s’affichent et se combattent. Pareille appréciation de la culture explique en partie que la perspective du comparatisme littéraire privilégie la circulation des textes dans le temps et dans l’espace pour apprécier au mieux le degré d’influence des idées (politiques, littéraires, philosophiques, morales, scientifiques, religieuses, etc.) dont ils sont porteurs. L’un des objectifs de cette étude n’est-il de montrer justement l’importance des idées politiques et littéraires dans la formation d’une pensée africaine au XXe siècle. Mais avant que convient-il de comprendre par l’expression « pensée africaine » ? Qu’est-ce que la pensée africaine Il est important de commencer cette approche de définition par une mise au point qui ne sera pas du goût de ceux qui pensent comme Samuel Huntington80. Pour ce sociologue américain, la civilisation africaine serait une donnée hypothétique que l’on peut considérer ou occulter suivant l’humeur des « grands spécialistes des civilisations ». Berceau de l’humanité, l’Afrique, au-delà de semblables complaisances philosophiques d’influence hégélienne81 éructées dans l’histoire des idées, est
Edward Saïd, Culture et impérialisme, sl, Librairie Arthème Fayard/Le Monde diplomatique, 2000, p. 14. 80 « À ces six civilisations, il convient pour notre propos, d’ajouter aujourd’hui l’Amérique latine et peut-être l’Afrique » ou « La civilisation africaine (si possible). À l’exception de Fernand Braudel, la plupart des grands spécialistes des civilisations ne reconnaissent pas la spécificité de la civilisation africaine », cf. : Samuel Huntington, Le choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 2000, p. 50 et p. 55. 81 « Dans son unité ramassée sur elle-même, sans distinction, l’Africain n’en est pas encore venu à cette distinction entre lui-même comme individu singulier et lui-même comme universalité essentielle : distinction par quoi le savoir d’un être absolu qui serait quelque chose d’autre, de supérieur par rapport au soi de l’individu, fait entièrement défaut. Comme cela fut déjà dit, le Noir présente l’homme naturel dans toute sa sauvagerie et sa nature indomptable. Si on veut le saisir avec rigueur, on doit faire abstraction de tout respect et de toute morale effective, de tout ce qui s’appelle sentiment : il n’est rien à trouver dans ce caractère de ce qui ait résonance humaine », 79
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la civilisation génitrice des sciences de l’homme, entendues dans leurs multiples ramifications. Avec Cheikh Anta Diop, l’occasion sera sans doute donnée de revenir sur ce postulat, mais en attendant, c’est faire montre de limitation intellectuelle que de persister dans les thèses fondamentalement et intentionnellement négationnistes comme celles rappelées à l’instant. Si la civilisation africaine, à l’instar de toutes les civilisations qui peuplent la terre, remonte à la nuit des temps, il est sans conteste qu’elle ne saurait être en dehors de toute forme de spécificité. Les véritables contours de l’humanisme africain se sont dessinés au XXe siècle, pour s’imposer dans le cénacle de l’histoire des idées, avec les réflexions des Africains sur leur condition d’hommes et de femmes voués perpétuellement aux « génocides utilitaristes », du fait du colonialisme occidental. Dans un souci de clarté pédagogique, il importe d’énoncer ce qu’il ne faut pas comprendre par pensée africaine. Avec son ouvrage Critique de la raison nègre82, Achille Mbembé offre à la science comparatiste une terminologie dont l’explicitation permet d’envisager in fine le sens inhérent à la notion « pensée africaine ». Il s’agit du vocable « la raison nègre» qui, pour lui, « consiste en une somme de voix, d’énoncés et de discours, de savoirs, de commentaires et de sottises dont l’objet est la chose ou les gens d’origine africaine et ce que l’on affirme être leur nom et leur vérité (leurs attributs et qualités, leur destin et ses significations en tant que segment empirique du monde) ». Remontant à la période de l’Antiquité, grâce aux sources arabes, grecques et égyptiennes, voire chinoises, la raison nègre a connu son âge d’or avec les récits des voyageurs, des marchands, des missionnaires, des explorateurs, des soldats et aventuriers, mais surtout avec la constitution d’une science coloniale, dont l’africanisme est l’un des avatars. L’œuvre des sociétés savantes, des expositions universelles, des musées, participe à la formation de la raison nègre et à sa transformation en sens commun ou en habitus83. Revenant à l’époque contemporaine et actuelle, les « démons » de la pensée, reconnus aujourd’hui comme les vieux discours idéologiques et les clichés éculés qui ont fait la notoriété de la raison nègre, sont de retour. Le 26 juillet 2007, dans un amphithéâtre de l’université baptisée du nom d’un des plus illustres scientifiques africains, Cheikh Anta Diop, et rempli de la crème de l’intelligentsia sénégalaise, le président français Nicolas Sarkozy délivre aux compatriotes de Léopold Sédar Senghor le discours le plus achevé de la raison nègre en ce début du XXIe siècle.
cf. : Georg Wilhem Friedrich Hegel, La raison dans l’histoire, Éditions Points, 2011, pp. 162-163. 82 Achille Mbembé, Critique de la raison nègre, Paris, Éditions La Découverte, 2013, p. 50. 83 Achille Mbembé, idem, p. 50-51. 63
Traduite aussi par l’expression « conscience occidentale du Nègre », la raison nègre voit ses prétentions savantes disqualifier par Achille Mbembe qui met fondamentalement en cause son instrumentalisation des altérités africaines ; une instrumentalisation placée au service des visées impérialistes et hégémoniques de l’Occident. Par ce qui précède, la raison nègre est, d’un point de vue épistémologique, aux antipodes, l’antithèse par excellence de la pensée africaine, en tant que système de croyances, de connaissance servant de médiation dans la révélation de l’Afrique à une civilisation universelle, où le respect de chaque humanité inspire les principes inaliénables d’égalité des peuples, leurs droits naturels à disposer d’eux-mêmes et de leurs territoires.
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LA PROBLÉMATIQUE DE L’INFLUENCE EN HISTOIRE DES IDÉES : PARADIGMES DE DÉFINITION Les limites de la critique traditionnelle des sources Traditionnellement, lorsqu’il s’agit d’étudier la notion d’influence en littérature comparée, les problématiques s’articulent autour d’enjeux esthétiques. Vue sous cet angle, l’influence en littérature permet d’évaluer l’originalité d’un écrivain en explorant de possibles ou d’éventuelles sources d’inspiration sur une partie ou l’ensemble de son œuvre. Ainsi, la critique littéraire n’hésite pas à recourir à des notions comme le plagiat, la parodie, le travestissement, la transposition, l’imitation, la citation, etc. théorisées par Gérard Genette sous le vocable de « palimpsestes »84. Mais c’est Julia Kristeva qui, dès la fin des années 1960, fait de ces pratiques littéraires appelées genres hypertextuels, un véritable bréviaire théorique, « un passage obligé »85 dans le champ de la recherche comparatiste. Pour la définir succinctement, l’étude de l’influence sous le prisme paradigmatique de l’intertextualité ou des genres l’hypertextuel est une lecture ou une interprétation d’œuvre littéraire à partir d’une variété de pratiques, pour la plupart, énumérée ci-dessus. Le critique s’interroge sur la singularité de ces formes génériques de l’hypertexte, tout en montrant comment toutes ressortissent bien à cette démarche qui consiste à écrire en se référant à un texte antérieur. Du point de vue de la signification ou de l’enjeu idéologique, c’est sur le plan de la conception du texte que l’intertexte peut faire sens. Imiter fidèlement un texte antique, multiplier les citations non démarquées, fonder une œuvre sur la reprise de fragments hétérogènes sont autant de pratiques différentes, voire antinomiques, qui traduisent une conception particulière du texte, précise Nathalie Piégay-Gros86. C’est pour cette raison que le recours à l’intertexte est avant tout une stratégie d’écriture dont les catégories narratives classiques comme le personnage, l’espace et l’histoire peuvent servir de voies médianes. Cette approche méthodologique de l’étude de l’influence, si elle a œuvré à donner du sens à nombre de créations littéraires et à les inscrire dans les catégories génériques de l’histoire littéraire héritée ou vue de l’Europe, en retour, elle n’a pas permis de mesurer, en ce qui concerne la production littéraire des territoires jadis sous empire colonialiste, leur apport idéologique dans l’histoire des idées politiques et littéraires. En d’autres termes, ces Gérard Genette, Palimpsestes, Paris, Éditions du Seuil, 1982. Nathalie Piégay-Gros, Introduction à l’intertextualité, Paris, Nathan/VUEF, 2002, p. 1. 86 Natalie Piégay-Gros, idem, p. 76. 84 85
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paradigmes classiques de la littérature comparée ont contribué implicitement ou explicitement au confinement d’une partie considérable du patrimoine culturel et littéraire de l’humanité dans les marges de la pensée. En tant que règles de la méthode comparatiste, l’intérêt littéraire de ces paradigmes classiques de l’influence s’est toujours fondé sur des contingences socioanthropologiques et historiques occidentales qui peuvent aller de la grandeur d’une tradition littéraire par l’évocation d’un auteur à l’identité culturelle ou mémorielle des lieux. Le principal témoin à charge de cette règle de la méthode comparatiste est Hans Robert Jauss. Revisitant des postures de certains précurseurs du comparatisme littéraire ; des postures qui ont donné à la discipline ce qu’il considère comme « le principe téléologique qui permet de comprendre comment l’humanité progresse à travers l’histoire du monde », il pose à son tour le postulat suivant : L’historien de la littérature ne mérite vraiment le nom d’historien que s’il a découvert l’idée fondamentale unique qui imprègne précisément cet ensemble de phénomènes qu’il a pris pour objet de sa recherche, qui se manifeste à travers eux et les relie aux événements de l’histoire universelle87.
En se fondant sur ce postulat, l’idée ici est d’examiner l’enjeu de la méthodologie classique de l’étude de l’influence dans l’histoire des idées littéraires et politiques. En effet, aucun historien ou sociologue de la littérature ne peut postuler que l’étude des parcours individuels d’écrivains africains accusés ou confessant l’influence implicite ou explicite d’un pair étranger constitue une voie d’écriture de l’histoire des idées littéraires et politiques comprise dans son éthique disciplinaire et scientifique. Hans Robert Jauss ne dit pas le contraire, lui qui pense que la description de la littérature, qui respecte une hiérarchie déjà consacrée en présentant soit les auteurs soit les genres comme des figures symboliques d’une tradition littéraire, « n’est pas une histoire [mais] à peine le squelette d’une histoire »88. Ainsi, la lecture qui a en effet permis de considérer des auteurs africains de la trempe de Camara Laye, de Léopold Sédar Senghor, de Yambo Oueleguem, de Sony Labou Tansi, de Calixte Beyala, etc. comme « épigones » pour certains ou des « plagiaires » pour d’autres de devanciers occidentaux est certes l’esquisse de quelques idées littéraires, mais ne peut prétendre à une voie inaugurale d’écriture d’une histoire des idées littéraires et politiques autonome, authentique et totale. Ainsi, la notion d’influence, considérée sous cette dimension qui, dans le cadre de cette réflexion, paraît bien ambiguë, ne permet pas de répondre avec Hans Robert Jauss, Pour une réception de la littérature, coll. « Tel », Paris, Éditions Gallimard, 1978, p. 28. 88 Hans Robert Jauss, idem, p. 26. 87
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circonspection à la question de savoir comment le champ littéraire occidental s’est imposé au-delà des frontières historiques, politiques et culturelles de l’Occident, pour devenir la norme « universelle », le modèle esthétique, la valeur littéraire par définition, sans laquelle aucune œuvre émergeant de l’« ex-empire colonial français » ne peut prétendre à l’universel. Cette remarque prolonge la préoccupation, au passage fort légitime de Nathalie Piégay-Gros qui, dès l’avant-propos de son ouvrage, souligne les limites de l’approche intertextuelle :
Faut-il considérer comme phénomène intertextuel la seule présence objective d’un texte dans un autre texte, dont la forme emblématique serait la citation ? Mais que signifie l’objectivité, lorsque la mémoire, la culture, c’est-à-dire aussi bien l’ancrage dans une histoire donnée, sont en jeu ?89
La règle de la méthode comparatiste, qui est, en réalité, l’approche contemporaine de la traditionnelle critique des sources, et qui privilégie « le rapport binaire », selon l’expression consacrée de Paul Van Tieghem90, participe inconsciemment ou consciemment, selon que l’on se trouve en « pays dominé » ou « postcolonie », d’un prosélytisme culturel. Dans le cas spécifique des postcolonies francophones, c’est le champ littéraire français qui à l’évidence récolte les dividendes de cet alibi impérialiste insoupçonné donné à la critique africaniste. Quelques extraits tirés des travaux de Sewanou Dabla et de Nimrod démontrent cette approche tendancieuse de la critique, procédant par la relation entre un hypertexte et un hypotexte, ou le lien entre deux auteurs – l’un ayant été influencé par l’autre –. Avant de développer sa thèse articulant l’avènement de « nouvelles écritures africaines », le critique béninois, dont l’essai deviendra incontournable dans le « renouvellement » épistémologique en histoire littéraire africaine, fait le constat suivant : Ainsi, hormis les œuvres de quelques auteurs, le roman africain d’expression française fut, dans son ensemble, le lieu du règne de l’habitude. Habitudes thématiques, mais stylistiques aussi. […] notons rapidement, après le réalisme balzacien, la linéarité des récits fortement inspirés de l’autobiographie, le manichéisme simpliste qui oppose l’enfer de la modernité à l’éden de l’existence traditionnelle du village et enfin l’inadéquation de l’expression qui « donne parfois l’impression d’imiter diverses tonalités de la littérature européenne », comme le remarque B. Mouralis en relevant une série d’exemples corroborant gravement cette opinion.91
Pour conforter ce propos posant les prémisses de sa thèse, Séwanou Dabla explique ce « règne de l’habitude » ou l’influence présumée du champ littéraire français sur-le-champ littéraire africain francophone, par un discours Natalie Piégay-Gros, idem, p. 1-2. Paul Van Tieghem cité par Pierre Brunel et alii, idem, p. 69. 91 Séwanou Dabla, Nouvelles écritures africaines, Paris, 1986, p. 14. 89 90
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de surenchère ressourcé de génétisme et d’évidence : « Il semble aujourd’hui que l’on ne peut aborder une bonne part du roman africain francophone sans tenir compte de ses apparentements avec le nouveau roman et il n’y a rien de surprenant au demeurant dans cette situation »92. Ou encore dira-t-il :
[…] ces rapprochements […] n’épuisent guère le problème de l’apparentement entre ces nouveaux romans contemporains […] ; leurs affinités avec Michel Butor paraissent plus justifiées dans la mesure où celui-ci, comme ses successeurs africains, semble penser que la rénovation du roman doit se fonder sur un élargissement des genres littéraires, un travail sur la forme, la participation du lecteur et l’instauration de nouvelles relations au monde.93
Plus de vingt ans après cette théorisation du « règne de l’habitude » dans le champ littéraire africain francophone, l’auteur des Nouvelles écritures africaines est rejoint partiellement dans sa thèse par un autre critique, le Tchadien Nimrod, avec son livre intitulé La nouvelle chose française. Son plaidoyer pour la célébration de la langue française comme matrice identitaire de la littérature africaine francophone prend parfois les accents d’un règlement de compte dans le microcosme des écrivains de la diaspora :
Cessons de considérer le français comme une langue étrangère. C’est se rendre complice d’une attitude qui désavoue notre vocation. Un écrivain congolais a l’habitude de dire qu’il écrit en français et non pas le français. On ne saurait se dénigrer plus. Heureusement que l’œuvre de cet auteur fait plus que d’écrire en français. Il n’y a pas d’écrivains francophones ; cette épithète devrait être bannie de notre vocabulaire. Qu’il y ait une galaxie francophone est une réalité imputable aux malentendants ; en tout cas, l’écrivain francophone est une hérésie. En tant qu’écrivain, je ne me contente ni de phonie ni de graphie francophone : je crée un monde – le Nouveau Monde francophone. C’est le cas de la galaxie africaine, une galaxie à visibilité incertaine du fait de son exil dans la galaxie française94.
Et Nimrod de poursuivre :
En 2001, Sami Tchak donnait à lire Place des fêtes (Gallimard, ‘‘Continent noir’’), un roman qui rencontra un certain succès. On ne peut dire (malgré les dénégations de l’auteur) qu’il y ait là quelque réussite formelle. Sami Tchak imite Céline sans se donner les moyens de comprendre les mécanismes qui sont à l’œuvre dans les phrases de son modèle. Voyage au bout de la nuit est composé de propositions au rythme ternaire. En dépit de l’usage de l’argot – qui les colore et les singularise –, elles sont de forme classique. L’oralité célinienne est
Séwanou Dabla, idem, p. 218. Séwanou Dabla, idem, p. 223. 94 Nimrod, La nouvelle chose française, Paris, Actes Sud, 2008, p. 27-28. 92 93
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surécrite. Place des fêtes, lui, ne parvient pas à rendre évident le régime auquel s’apparente son esthétique. Qu’à cela ne tienne95.
Chez Nimrod tout comme chez Séwanou Dabla, l’influence, étudiée sous l’angle du rapport binaire, révèle que ce type d’explication ne peut conduire qu’à des déterminismes extrinsèques, au demeurant partiels, mettant en avant un faisceau d’influences que l’on peut considérer comme purement psychologiques. De ce fait, ce choix d’interprétation est loin de prendre en compte la cohérence structurelle (idéologie, économie politique, etc.) et structurale (hybridité de la forme) des champs littéraires africains comme une somme d’aspects politiques, géopolitiques et socioculturels récurrents. Hormis ces théories critiques qui tendent à présenter le champ littéraire africain soit comme « un appendis ultramarin de la littérature occidentale »96 soit comme « la nouvelle chose française » et donc « participant finalement de la civilisation occidentale »97, il est clair que l’une des limites de ce comparatisme de type binaire est qu’il ne saurait expliquer comment et pourquoi par exemple des écrivains africains francophones subissent consciemment ou inconsciemment une influence quasi « naturelle » de modèles d’expression, de créativité ou de pensée françaises. Bref, il ne saurait aider à comprendre, sans le risque de tomber dans le prosélytisme culturel, l’histoire de certains grands ensembles littéraires, entre autres, les littératures africaines d’expression française. Or, les grands ensembles littéraires dont l’émergence est consécutive aux vastes mouvements des nationalismes européens vers la fin du XIXe siècle seraient incompréhensibles dans leurs structures et dans leurs spécificités, si l’on recourait uniquement à la pure génétique littéraire ou encore à ces théories aux forceps d’intertextualité : On peut en effet supposer que leur désir de renouveler les formes du roman traditionnel a conduit W. Sassine et les autres à s’intéresser aux initiatives transformatrices précédant les leurs ; par ailleurs, tous les auteurs que nous étudions ici sont des intellectuels de surcroît professeurs, dont nous pouvons logiquement penser qu’ils ont dû étudier et/ou enseigner le nouveau roman […], l’un des mouvements ayant suscité le plus de réactions98.
C’est pour transcender ce type de cognition fondée sur des « suppositions » et des « a priori » que les règles de la méthode comparatiste se voient élargir, dans le cadre de ces analyses, à trois paradigmes qui, en l’occurrence, n’ont pas la prétention d’épuiser l’immense et incontournable problématique de l’influence qui fait que la littérature comparée peut se targuer, entre autres, Nimrod, idem, p. 72. Séwanou Dabla, idem, p. 238. 97 Séwanou Dabla, idem, p. 236. 98 Séwanou Dabla, idem, p. 218. 95 96
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d’être une discipline scientifiquement autonome. Ce sont les paradigmes de « domination coloniale », de « zone d’influence géopolitique » et enfin de « champs littéraires ». Trois paradigmes pour une poétique autre de l’influence en histoire des idées littéraires Si l’on conçoit la question de l’influence en littérature comparée plus comme une méthode d’investigation du domaine de l’histoire des idées qu’une simple approche psychogénétique de l’esthétique d’une œuvre littéraire, cette approche pourrait niveler l’écart idéologique des histoires littéraires selon qu’elles s’écrivent respectivement de régions du monde qu’une habitude de pensée dogmatique qualifie de « centre » ou de « périphérie ». Du moins, c’est le but recherché, lorsque dans le volet précédent il s’est davantage agi de souligner, en matière d’étude de l’influence, les limites des règles de la méthode comparatiste traditionnellement inspirée par la théorie générique de l’hypertexte ou de l’intertextualité. Cet état des lieux, qui reste certes à approfondir, a le mérite d’inscrire ici et maintenant la révision des paradigmes de la problématique de l’influence à la fois comme une priorité et comme un enjeu du comparatisme, dès l’instant où l’on l’envisage dans une perspective plus vaste telle que l’histoire des idées. Car, pour peu que l’on essaie de se focaliser sur les sources littéraires comme des spécialistes l’ont maintes fois tenté en attribuant à des œuvres d’écrivains africains francophones des liens génétiques occidentaux cachés ou avérés, l’on se rend à l’évidence que cette approche met en berne ou en veilleuse toute possibilité d’esprit critique historiciste ; cette légitime tendance qui consiste à rendre compte de tout ce qui est d’ordre humain, c’est-à-dire les idées et les valeurs, par la seule considération de l’histoire. Pour approfondir, dans cette perspective, les rapports existant entre la question de l’influence et l’histoire des idées au sens précédemment convenu, l’étude ici propose trois paradigmes, ci-après nommés : « domination coloniale », « zone d’influence géopolitique » et « champs littéraires ». Dans La structure des révolutions scientifiques, Thomas Kuhn développe l’intérêt du paradigme, qu’il convient de rappeler avant d’aller plus loin dans l’explicitation de ce que propose ce cours sur l’influence : L’étude historique minutieuse d’une spécialité scientifique donnée, à un moment donné, révèle un ensemble d’illustrations répétées et presque standardisées de différentes théories, dans leurs applications conceptuelles instrumentales et dans celles qui relèvent de l’observation. Ce sont les paradigmes du groupe, exposés dans ses manuels, ses enseignements et ses exercices de laboratoire. En les étudiants et en les mettant en pratique, les membres du groupe apprennent leur spécialité. L’historien découvrira évidemment aussi 70
une zone d’ombre, occupée par des réalisations dont les statuts sont encore douteux, mais l’ensemble des problèmes résolus et des techniques est habituellement clair. Malgré certaines ambiguïtés occasionnelles, il est relativement facile de déterminer avec une aisance relative les paradigmes d’une communauté scientifique arrivée à maturité. Toutefois, déterminer les paradigmes communs n’équivaut pas à déterminer des règles communes. C’est là une seconde démarche d’un genre assez différent ; elle demande à l’historien de comparer entre eux les paradigmes du groupe, puis de les comparer aux comptes rendus des recherches habituelles du groupe, le but étant de découvrir quels éléments isolables, explicites ou implicites, les membres du groupe peuvent avoir abstrait de leurs paradigmes globaux pour en faire des règles de leurs recherches. Quiconque tente de décrire ou d’analyser une tradition scientifique particulière cherche nécessairement à reconnaître ce genre de principes et de règles acceptés99.
L’intérêt des trois paradigmes annoncés, ainsi que Thomas Kuhn le démontre dans des termes généraux dans cet extrait, s’impose pour éclairer des zones d’ombre dans le discours de la science comparatiste, censée prendre en compte l’histoire commune de zones de civilisation aux traditions littéraires éminemment importantes pour le patrimoine culturel de l’humanité. La construction d’un savoir, d’une épistémologique dynamique, au regard de l’immanence même des trois paradigmes à une approche totale et totalisante des histoires littéraires, paraît beaucoup plus opportune et primordiale. Il est question d’un réajustement voire d’un enrichissement méthodique des formes génériques de l’intertextualité, qui définissent l’orthodoxie du comparatisme en rapport avec l’un de ses objets les plus anciens : les sources ou l’influence littéraire. Par quel prisme sémantique fautil voir et comprendre ces trois paradigmes dont l’enjeu ici est la révolution épistémologique et mentale ? Leur choix peut paraître à première vue discutable parce que subjectif. Mais comme cela se produit dans les révolutions politiques, ainsi que le rappelle Thomas Kuhn, le choix des paradigmes ne peut être imposé par aucune autorité supérieure à l’assentiment de la communauté scientifique et surtout de la génération d’auditeurs à qui se prédestinent ces réflexions en premier lieu.
Thomas Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1983, pp. 71-72.
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La domination coloniale La domination coloniale est par définition l’histoire de l’influence politique et civilisationnelle par la force brutale100. Liée au phénomène de la colonisation, cette forme historique et historicisée de domination se manifeste par l’imposition aux peuples vaincus militairement, par une puissance impérialiste, du régime de gouvernement, de la langue, des pratiques économiques, culturelles et des visions du monde spécifiques à celle-ci. Euphémisée par le vocable de « modernisme », la colonisation, qu’elle soit portugaise, espagnole, française, allemande, anglaise ou italienne, pour ne citer que les plus anciennes et les plus étudiées par les historiens, a influencé, à petite, moyenne ou grande échelle, sur les continents américain, africain, asiatique et australien, la production culturelle et intellectuelle, mais également a dramatiquement contribué à l’avènement de nouvelles entités nationales. Même si dans nombre des anciennes colonies, l’héritage colonial est remis en question, il ne continue pas moins d’être la référence à partir de laquelle se fait ou défait l’approche de la modernité. Par exemple, les partis politiques ainsi que leurs dénominations et identités idéologiques sont les fruits des systèmes politiques introduits de force à l’occasion dans les territoires colonisés. Il en va de même des langues officielles dans beaucoup de pays. À propos de la langue française, le poète et homme d’État sénégalais l’a qualifiée de « trésor » trouvé dans les « décombres de la colonisation ». Sous le paradigme de la domination coloniale, il s’agit de prendre en considération, d’une part, le rapport entre l’Occident et ses territoires anciennement colonisés afin d’appréhender la nature inégale des relations entre des interlocuteurs inégaux, et d’autre part, d’instaurer une voie d’accès à l’analyse de la constitution et de la signification des pratiques culturelles elles-mêmes. Dans ce cas, et comme le suggère Edward Saïd101, l’on est tenu de prendre en compte la disparité durable du rapport de force entre l’Occident et le non-Occidental, notamment quand il est question de comprendre avec précision des formes culturelles connues comme le roman. Il est donc évident que, par ce qui précède, la création littéraire en uniforme linguistique, parfois esthétique et idéologique, procède de ce qu’il convient de reprendre ici sous l’expression d’« affinités électives » héritées d’une histoire Lire quelques ouvrages d’historiens pour se faire une idée sans ambages du caractère violent de la colonisation européenne sur tous les continents : Marc Ferro (sous la direction de), Le livre noir du colonialisme, Paris, Éditions Robert Laffont, 2003 ; Oliver Le Cour Grandmaison, Coloniser. Exterminer, Librairie Arthème Fayard, 2005 ; Denise Bouche, Histoire de la colonisation française, Librairie Arthème Fayard, 1991 ; Boris Lesueur, Les troupes coloniales d’Ancien Régime, Paris Éditions SPM, 2014 ; etc. 101 Edward Saïd, Culture et impérialisme, op. cit., p. 277. 100
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coloniale qui a tutoyé voire franchi les frontières réelles ou symboliques du génocide de certains peuples et de leurs civilisations. Les affinités électives de la production littéraire en Afrique, hormis l’usage, au départ contraint de la langue du colonisateur, se définissent, respectivement, à travers l’identité militante et engagée, l’idéologie foncièrement anticoloniale et antidespotique, et enfin la légitime aspiration post-colonialiste à la déconstruction de l’ethnocentrisme occidental qui rend utopique le rapprochement des peuples depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. En réalité, toutes ses affinités qui structurent les histoires littéraires dans les anciennes colonies trouvent ancrage dans un passé historique dont la commune mesure demeure la brutalité ou la barbarie coloniale. Sur tous les continents où la domination coloniale a été temporellement, structurellement, idéologiquement une transition obligée vers les rivages de la modernité contemporaine, des hommes et des femmes, au risque de leur vie, ont produit une littérature tantôt qualifiée de littérature de la résistance tantôt décrite comme une littérature foncièrement anticolonialiste. Ainsi l’une des raisons historiques à partir de laquelle a pu émerger une littérature universelle d’aspiration à la liberté, à l’égalité, à la non-violence entre les peuples fut la domination coloniale, entendue comme l’instauration d’un rapport d’autorité d’une nation sur une autre dont l’enjeu immédiat est le contrôle et l’exploitation des richesses, mais aussi la subjugation des hommes par des institutions politiques, économiques et culturelles. Cette littérature, par définition, est une écriture qui part en croisade contre toute politique de civilisation dont le principal référentiel est le crime, le meurtre de l’altérité. La zone d’influence géopolitique Quant aux zones ou sphères d’influence géopolitique, conséquence a posteriori du partage du monde opéré à Berlin en 1885 entre les puissances nationalistes européennes, américaines et soviétiques, elles sont l’expression d’une philosophie des relations internationales empreinte d’idéologie impérialiste ou néocolonialiste. Cette notion s’impose comme un paradigme de l’étude de l’influence dans le domaine du comparatisme parce qu’elle apporte des explications à l’économie politique de la culture en général et de la littérature en particulier dans les États-nations postcoloniaux. En favorisant le débat sur le mode de financement de la production littéraire, sur les politiques éditoriales nationales, sur la nature ou la spécificité des ouvrages autorisés à la diffusion par les bibliothèques nationales, universitaires et scolaires, la notion de sphère d’influence géopolitique permet d’évaluer le degré d’autonomie, l’effectivité du pouvoir régalien des États-nations postcoloniaux en matière de régulation des activités culturelles sur leurs territoires, mais également dans le cadre de leurs relations avec les nations reconnues pour leur impérialisme culturel. 73
L’une des clés d’accès à l’idéologie fondatrice de ces zones d’influence semble être les accords de coopération que certains critiques qualifient de « pacte colonial » entre les métropoles coloniales et les nations officiellement libérées de leur joug. Mamadou Koulibaly, économiste et homme d’État ivoirien porte une critique sans précédent sur les accords de coopération entre la France et la Côte d’Ivoire ; des accords dont le volet culturel prévoit : […] la participation du Gouvernement français au développement des institutions nationales ivoiriennes à vocation littéraire ou artistique. […] En particulier, les deux parties favoriseront sur leur territoire la création par l’autre partie de bibliothèques, instituts et centres culturels destinés à répandre la connaissance mutuelle de leur culture et de leur civilisation. Elles aideront, sous réserve des règlements en vigueur dans chaque pays, les échanges de documents, matériel et expérience dans le domaine des publications, du film et de la radiodiffusion. […] L’entrée, la circulation et la diffusion des moyens d’expression de la pensée et de l’art de chacun des deux pays sont assurées librement, et, dans toute la mesure du possible, encouragées sur le territoire de l’autre, sous réserve du respect de l’ordre public et des bonnes mœurs.102
L’idée prépondérante de ces accords demeure « la participation du Gouvernement français au développement des institutions nationales » des pays d’Afrique francophone et la « garantie de l’ordre public par la circulation et la diffusion contrôlées des œuvres de l’esprit dans ces zones d’influence géopolitique ». Mais derrière cette idée, se cache, d’un point de vue général, le « protectionnisme » établi depuis l’époque de la colonisation, et entraînant une « situation monopolistique »103 dans la zone d’influence française ou « pré carré » dénommé Afrique francophone (AOF + AEF + Madagascar). Cette « situation monopolistique », au sens weberien du terme, et dans le cas précis de ces « accords », signifie simplement la possibilité, pour la métropole, de dicter les conditions de la coopération aux pouvoirs politiques d’Afrique francophone, incarnation de l’administration docile dont parle le sociologue allemand dans sa théorie de la domination104. Mamadou Koulibaly, Les servitudes du pacte colonial, 2e édition, Abidjan, CEDA/NEI, 2005, p. 161-162. 103 Max Weber, Économie et société, tome 1, coll. « Pocket », Librairie du Plon, 1971, p. 287. 104 « Mais toute domination sur un grand nombre d’individus requiert normalement un (pas toujours cependant) un état-major d’individus (direction administrative) […] pour réaliser ses ordonnances générales et ses ordres concrets – individus déterminés et obéissants fidèlement. Cette direction administrative peut être astreinte à obéir au (ou aux) détenteur(s) du pouvoir par la seule coutume, ou par des motifs purement affectifs, ou encore par des intérêts matériels ou des mobiles idéaux (rationnels en valeur) La nature de ces motifs détermine dans une large mesure le type de domination », cf. : Max Weber, idem, p. 285-286. 102
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Loin de tout samaritanisme, ces accords, pris dans le contexte historique de leur signature, garantissent, selon l’ancien président de la représentation nationale ivoirienne, l’« hégémonie » d’une métropole affaiblie par la guerre de libération en Algérie et visiblement secouée par les résultats inattendus du référendum de 1958 en Guinée-Conakry. Le disant, il brise pour la première fois le tabou et le mythe entretenus au sujet de ces accords paraphés à l’orée de l’année 1959 entre la France et ses colonies dont la marche vers l’indépendance est irréversible. Ces accords, pour le moins que l’on puisse en dire, achèvent de donner naissance à une zone d’influence française appelée « Afrique francophone » ; prolongeant de manière géostratégique les desseins impérialistes poursuivis depuis des institutions éphémères comme l’Union Française et la Communauté française. Ainsi, le nominalisme de la zone d’influence géopolitique, comme c’est le cas ici avec la désignation « Afrique francophone », suscite une approche plus vaste de la question de l’influence en matière de comparatisme littéraire. Son statut de territoire sous influence lève le voile sur le positionnement marginal imposé à l’ensemble de sa production littéraire dans l’histoire des idées. En tant que paradigme, son évocation, tout comme celle de « domination coloniale », est en effet un préambule visant à préparer l’examen de la problématique de l’influence à la lumière de l’histoire des idées littéraires et politiques. Cependant, le pragmatisme de cette visée méthodologique passe par un autre paradigme tout aussi incontournable, la notion de « champs littéraires ». Les champs littéraires Pour soutenir cette idée, il faut rappeler que dès le début du siècle précédent, une partie du champ de pouvoir (maisons d’édition, presses, prix littéraires), notion connexe du champ littéraire des nations européennes, s’est investie pour que la littérature dite « négro-africaine » voie le jour et assume pleinement sa mission d’écriture révolutionnaire et de contre-feu idéologique. Cette « générosité française »105 qui, pour Nimrod, entraîne à plus ou moins brève échéance une « possible inféodation »106 des écrivains africains au champ de pouvoir hexagonal est le principal argumentaire qui impose d’analyser les champs littéraires français et africain en particulier comme des champs littéraires concentriques. C’est pour cette raison que la spécificité de l’annexion du vocable « champs littéraires » comme paradigme de l’étude de l’influence réside dans son emploi distingué par la marque du pluriel. Ainsi, même si « le champ littéraire », dans son énonciation inaugurale, est l’œuvre
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Nimrod, La nouvelle chose française, sl, Actes sud, sd, p. 22. Ibidem. 75
du critique et sociologue de la littérature française, Pierre Bourdieu107, son usage ici entend se spécifier dans la norme grammaticale du masculin-pluriel. Entendue dans ce sens, la notion de « champs littéraires » résiste à l’analyse sociologiquement fermée, voire politiquement autosuffisante. D’une part, le rôle des littératures occidentales dans la réalisation du projet colonial et sa pérennisation à travers des systèmes culturels contemporains, et d’autre part, la littérature anticolonialiste muée en écriture critique des politiques africaines et de la géopolitique des puissances nationales impérialistes, exhortent davantage à orienter l’analyse dans cette direction. Mais, c’est davantage l’émergence de cette littérature de combat et de dénonciation, bénéficiant du « mécénat »108 des institutions littéraires et culturelles occidentales, qui pousse à ne plus étudier le champ littéraire dans une visée autocentrée. À travers l’assertion retenue dans le cadre de cette étude sur l’influence, il s’agit de faire de l’idée de subordination géopolitique consubstantielle à ce troisième paradigme, un véritable discours de la méthode comparatiste visant à mettre à nu la relation de hiérarchie, de pouvoir, entre deux champs littéraires, en l’occurrence occidental et africain. Deux champs littéraires définis par le même centre, c’est-à-dire le même champ de pouvoir. Les champs littéraires, examinés au prisme de la concentricité, montrent que l’exégèse, le métadiscours, la réception des grands ensembles littéraires unis par une conjoncture historique marquée du sceau de l’impérialisme demeure avant tout un problème politique voire géopolitique. Sous cet angle de lecture, les champs littéraires dévoilent les dessous d’un certain rhizome de la « logique actuelle du comparatisme »109, qui veut que, par exemple pour être lu en tant qu’écrivain dans les sphères scolaires et universitaires de la France il ne faudrait pas s’appeler, selon Roger Fayolle110, Albert Memmi, Sony Labou Tansi, Mongo Béti, Calixte Béyala et consorts. Et que par ailleurs, si l’écrivain est issu d’une zone régionale sous l’influence de la géopolitique française, pour être catégorisé comme un « classique africain » il faudrait que son ouvrage ne soit pas une dénonciation de l’idéologie officielle défendue ou partagée par l’administration politique et étatique alliée des gouvernements métropolitains111. Enfin, toute production littéraire ayant, d’une manière ou Pierre Bourdieu, Les règles de l’art, coll. « Essais/Points », Paris, Éditions du Seuil, 1998. 108 Nimrod, idem, p. 22. 109 Jean-Fernand Bédia, Les écritures africaines face à la logique actuelle du comparatisme, Paris, L’Harmattan, 2012. 110 Roger Fayolle, « La sagesse des barbares : enseigner les littératures maghrébines et africaines de langue française », in Notre Librairie « La critique littéraire », n° 160, décembre 2005 - février 2006, p. 85. 111 L’exemple de Thierno Saïdou Diallo plus connu sous le pseudonyme de Tierno Monenembo est symptomatique de cette situation. Lire à ce sujet les premières lignes de l’introduction de l’essai de Claire Ducournau, La fabrique des classiques africains. 107
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d’une autre, la caution des institutions littéraires centralisées ou décentralisées, prolongement de l’appareil de domination, devient le modèle, le symbole des valeurs littéraires. C’est dans un certain dualisme idéologique apparent ou réel que se joue l’influence métropolitaine à travers la concentricité des champs littéraires. D’un côté, il y a les éditeurs dont la délégation de pouvoir consiste à faire émerger un champ littéraire au cœur des zones d’influence géopolitique, sans toutefois oublier leur fonction géopolitique de passeur ou de filtre idéologique. C’est le cas des Nouvelles éditions africaines (NEA), créées en 1972 à Dakar et qui couvre le Sénégal, la Côte d’Ivoire, le Togo. C’est aussi l’exemple de CEDA (Centre d’édition et de diffusion africaine), fondé en 1961 par l’État ivoirien à Abidjan, avec l’aide du financement de protestants hollandais et allemands112, et qui devient un éditeur à part entière en 1977. D’après Claire Ducournau, ces maisons, présentées comme nationales ou continentales, n’excluent pas la participation d’éditeurs étrangers, souvent français ou canadiens. Ainsi, dans le cadre de NEA, 40% des actions sont la propriété des éditions Hachette, Edicef, Armand Colin, Fernand Nathan, le Seuil et (Paris, CNRS Éditions, 2017). « À Lyon, en 1974 Thierno Saïdou Diallo se met à écrire. Jeune Guinéen exilé en France après avoir fui la dictature de Sékou Touré au Sénégal puis en Côte d’Ivoire, il est animé par la volonté de témoigner de la situation sociale et politique de son pays. […] Ayant achevé un manuscrit intitulé Les Crapauds, le jeune homme l’adresse aux éditions du Seuil. Ce texte retient l’attention des lecteurs de la maison, et s’y voit publié en 1979 dans la collection de littérature de langue française, moyennant quelques ajustements. Le titre devient Les Crapaudsbrousse, par un arbitrage éditorial final n’ayant reçu l’accord de Diallo qu’après le lancement de la publication […]. En 1981, le premier roman de Tierno Monenembo (pseudonyme que Diallo s’est choisi) s’est vendu à 5000 exemplaires, malgré la censure dont il a fait les frais en Guinée jusqu’à la mort de Sékou Touré en 1984. Le titre est alors inscrit au programme des enseignements à l’Université d’Abidjan en Côte d’Ivoire. Apprenant la nouvelle, Jean-Marie Borziex, directeur littéraire du Seuil, écrit au jeune écrivain dont il apprécie le talent, et avec lequel il entretient une correspondance suivie : « Je me réjouis de cette nouvelle qui confirme ce que l’on pressentait : votre roman va devenir un classique de la littérature africaine ». Outre le cas de Tierno Monénembo, les cas les plus connus sont Ahmadou Kourouma, publié au Canada, après le refus des maisons d’éditions parisiennes, qui voyaient dans son premier roman Les Soleils des indépendances une diatribe politique contre le pouvoir d’Abidjan et par ricochet celui de l’Élysée. Monnè, outrages et défis et En attendant le vote des bêtes sauvages, ses romans les plus achevés contre le colonialisme et ses avatars institutionnels contemporains sont loin d’être éligibles au statut de « classique africain » même si Ahmadou Kourouma lui-même est un auteur « classique » après plusieurs années de censure politique en Côte d’Ivoire. Les exemples peuvent se multiplier avec Jean-Marie Adiaffi, compatriote d’Ahmadou Kourouma et auteur de Silence on développe, avec Mongo Béti au Cameroun, auteur de Perpétue ou l’Habitude des malheurs, Main basse sur le Cameroun ; etc. 112 Claire Ducournau, idem, p. 98. 77
Présence africaine, tandis que CEDA est détenu à 75% par Hatier, Didier et Mame, jusqu’en 1975, date à laquelle le gouvernement ivoirien achète 15% de parts supplémentaires. De l’autre côté, il y a les éditeurs tiers-mondistes, engagés, modérés ou conservateurs qui, depuis la métropole, jouent un rôle déterminant dans l’émergence d’un champ littéraire foncièrement opposé à l’idéologie colonialiste et néocolonialiste. Dans cette catégorie, l’on peut citer à la suite des travaux de Claire Ducournau, les éditeurs comme Jean-Pierre Oswald, Maspero, Le Seuil, Julliard, Stock, Seghers, Robert Laffont, Flammarion, Albin Michel, Plon, les Nouvelles éditions latines, etc. Ce sont toutes ces institutions regroupées sous l’étiquette théorique de « champ de pouvoir », qui constituent le « centre » des champs littéraires concernés. Le processus de modélisation ou de légitimation du champ littéraire africain est donc du ressort de ce centre construit principalement autour de ce système d’industrie éditoriale, mais aussi des prix littéraires. Sur cette question, il convient de se laisser édifier par les enquêtes résultant des travaux de Claire Ducournau : L’édition, la presse, les prix et les marques de distinction participent des circuits de la publication et de la légitimation [des] écrivains [originaires de pays francophones d’Afrique subsaharienne].[…] L’ancienne métropole coloniale, où les grands éditeurs sont dotés de longue date d’un pouvoir d’attraction international, continue d’assurer un rôle central dans la valorisation de ces auteurs, qu’elle partage en partie avec des pays tels que la Belgique ou le Canada. […] À une relative expansion des structures éditoriales sur le sol africain, sous contrôle du Nord, après les indépendances, succède une crise, puis une reprise. Les évolutions institutionnelles depuis la France donnent parallèlement à voir une légitimation en deux vagues des auteurs originaires de l’Afrique subsaharienne. Au tournant des années 1980, la cooptation de Senghor à l’Académie française coïncide avec la multiplication de structures éditoriales spécialisées, qui viennent relayer Présence africaine, la maison historiquement située à Paris, en crise depuis les années 1970. Au milieu des années 1990, une deuxième vague de légitimation introduite par deux éditeurs nouveaux venus contribue à changer le regard porté sur la littérature africaine, et renforce l’importance du placement éditorial pour les écrivains : trouver un éditeur compétent sur le long terme devient un enjeu particulièrement décisif pour ces derniers113.
La particularité de ce troisième paradigme, au regard de ce propos, prend son origine dans le fait qu’il est la somme, au plan historique et culturel, des deux premiers, à savoir la domination coloniale et son corollaire de zone d’influence instaurée. Alors, que le champ littéraire, dans sa composante 113
Claire Ducournau, idem, pp. 87-90. 78
africaine, participe de l’idéologie impérialiste, il atténue, de manière paradoxale par son nominalisme, la violence réelle ou symbolique que nécessite toute velléité de domination géopolitique. De ce point de vue, la fonction de légitimation, de valorisation, ici, cache un enjeu géopolitique majeur : fabriquer et contrôler la culture savante et populaire en postcolonie sous le regard bienveillant de la puissance colonisatrice, dont l’allégorie la plus achevée se dessine à travers le champ de pouvoir. Par le biais de la culture, le champ de pouvoir, bien connu pour être dépendant de l’« État culturel »114 hexagonale, insuffle une vision du monde dont l’objectif à long terme est de noyer un système de savoir séculaire à partir duquel l’homme Africain a été façonné, et qui fait de lui un homo sapiens capable de résister dans le temps et dans l’espace à toute force destructrice. C’est le rôle inavoué de la langue française que la défense proclamée urbi et orbi par la Francophonie et à travers toutes les ressources culturelles héritées de la métropole (l’école, le système judiciaire, l’économie, le système politique, etc.) part en « croisade »115 contre les civilisations en Afrique francophone. Tel est le rôle politique et géopolitique assigné à la langue française, unique langue de culture reconnue et valorisée aussi bien par les éditeurs parisiens et leurs succursales en postcolonie. En effet, depuis leur création, qu’il s’agisse, d’une part, des maisons d’édition et des prix littéraires parisiens, ainsi que de leurs démembrements dans la francosphère africaine, si l’on prend pour référence l’historiographie des littératures dans les zones d’influence géopolitique, ils n’ont jamais édité, valorisé ou primé un texte ou un auteur pour avoir écrit en langue non européenne. La raison en est toute simple et c’est l’écrivain kényan Ngugi wa Thiong’o qui la dévoile : Chaque langue, si petite soit-elle, porte sa mémoire du monde. Étouffer et dégrader les langues des colonisés signifiait également marginaliser la mémoire qu’elles portaient et élever au rang d’universalité la mémoire portée par la langue du conquérant. Cela implique
Le prototype historique de l’État culturel est la France. En effet, « L’État culturel », au sens où l’entend Marc Fumaroli, est un État dans lequel la sphère culturelle, c’està-dire l’ensemble des loisirs de masse, des œuvres de l’esprit, etc., relève de la responsabilité de l’État, qui jouit d’un monopole de fait sur l’Éducation, sur la Télévision, et qui pratique une politique culturelle ambitieuse. Même le « mécénat » privé y est étroitement dépendant des choix opérés par l’administration culturelle. Dans l’État culturel, « la culture est un autre nom de la propagande ». Cf. Marc Fumaroli, L’État culturel, sl, Éditions de Fallois, 1992, p. 19. 115 « Cette croisade, comme toutes ses sœurs dans l’histoire, a son étendard, sa croix, son masque : la notion de francophonie », cf. : Louis-Jean Calvet, Linguistique et colonialisme, Paris, Payot, 1974, p. 204. 114
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évidemment la diffusion de la conceptualisation du monde de cette langue, y compris celle de soi et des autres.116
C’est dans un schéma pareil que ce comprend le concept de « classique africain » francophone qui, par sa définition atomique, est d’abord un auteur ou une œuvre africaine « légitimée », « valorisée » par le champ de pouvoir occidental, parce que son usage de la langue française entre dans le cahier de charge de la mission civilisatrice continue dont elle est consciemment ou inconsciemment une facilitatrice. Partant de cette réalité, le « classique africain » ne peut être que l’ingénieur et l’architecte d’une société que l’on souhaite à la remorque de la société occidentale et pas le contraire. En un mot, le « classique africain », dans la représentation systémique du champ de pouvoir hexagonal dont il est redevable, est surtout un auteur dont la notoriété est montée de toutes pièces par les médias des instances parisiennes de légitimation ou de consécration :
[…] le label a servi à caractériser, peu de temps après leurs débuts, de nouveaux entrants en littérature célébrés par les médias français, comme Calixte Béyala ou Fatou Diome. À un corpus d’auteurs africains dont les textes sont présents dans les cursus scolaires de différents pays du monde, s’est ajouté un petit nombre d’écrivains contemporains ayant acquis une visibilité assez inédite sur la scène internationale117.
Ainsi défini, le classique africain, jusqu’à ce qu’il éprouve la légitime volonté de prendre ses distances par rapport à l’horizon d’attente présumé pour ses œuvres118, joue consciemment ou inconsciemment le rôle d’instrument idéologique de la reconstitution ultramarine de la civilisation occidentale. Ce rôle passe, entre autres, par l’usage de la langue française, mais également à travers des thématiques critiques contre la colonisation, les indépendances, les Ngugi wa Thiong’o, Pour une Afrique libre, Paris, Éditions Philippe Rey, 2017, p. 84. 117 Claire Ducournau, idem, p. 10. 118 C’est le cas de Calixte Beyala, à travers son discours historique, lors du congrès du Mouvement des Africains de France, le 14 avril 2012. C’est aussi le cas de Fatou Diome, sur le plateau de télévision de France 3, au cours de l’émission « Ce soir ou jamais » du 24 avril 2015, animée par Frédéric Taddéï, et qui avait pour thème : « accueillir ou pas la misère du monde ». cf. https://www.youtube.com/watch?v=xgZ0LcMUghA, consulté le 12 mars 2018. L’on pourra évoquer également l’exemple d’Alain Mabanckou, à travers sa lettre ouverte au président Emmanuel Macron, dans laquelle il refuse de prendre part au projet de réforme de la Francophonie, prétextant l’immobilisme voire la complicité de cette organisation dans la banqueroute politique et civilisationnelle de l’Afrique francophone. Cf. https://bibliobs.nouvelobs.com/actualites/20180115.OBS0631/francophonie-languefrancaise-lettre-ouverte-a-emmanuel-macron.html, consulté le 12 mars 2018. 116
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migrations, et enfin, à travers les prises de paroles des écrivains contre les incuries des sociétés dites traditionnelles. Toute thématique qui concourt à faire du classique littéraire africain l’agent d’une modernité calquée sur le modèle occidental. Suscités par le champ de pouvoir français pour être in fine un métronome idéologique au cœur des éducations nationales sur un continent outrageusement catégorisé comme « l’une des zones les plus déshéritées du monde »119 par certains critiques qui se voilent derrières de prétendus « standards culturels et économiques internationaux »120, les classiques africains sont, pour ainsi dire, de véritables écrivains ou des chefs-d’œuvre au pouvoir de violence symbolique. Comprises dans le sens que Pierre Bourdieu donne à ce qualificatif, ces œuvres littéraires ont le pouvoir de prescrire des significations et de les imposer en dissimulant les rapports de force qui sont au fondement de leur pouvoir121. Cet axiome, pour être d’accord avec Pierre Bourdieu, énonce simultanément l’autonomie et la dépendance du champ littéraire africain francophone, dont le champ de pouvoir occidental a décidé, suivant ses desseins de passeur d’idéologie impérialiste, d’en faire l’autre face de la médaille du champ littéraire français. Autonomie, parce que quand l’écrivain prend l’initiative d’écrire, le sujet est librement choisi par lui ; le cadre spatiotemporel de la narration, de même que les personnages et leur projet global d’existence, tout relève de son libre arbitre. Là où s’estompe cette autonomie, c’est lorsque le champ du pouvoir entre en scène par le biais de l’édition. Il appartient à cette dernière d’accepter la publication du manuscrit en l’état – ce qui est très rare – ou de le retailler, comme le révèle Patrice Besson à propos de Sony Labou Tansi. Cette opération, pour le moins courante, consiste pourtant à redimensionner idéologiquement les créations littéraires africaines, en orientant la ou les significations possibles des manuscrits à la lumière des valeurs littéraires occidentales. C’est, pour reprendre la formule heureuse de Pascale Casanova, ce que l’on pourrait appeler « la fabrique de l’universel » : Mais cette activité des instances consacrantes est une opération ambiguë, à la fois positive et négative. En effet, le pouvoir d’évaluer et de transmuer un texte en littérature s’exerce aussi, de façon presque inévitable, selon les normes de celui qui « juge ». Il s’agit inséparablement d’une célébration et d’une annexion, donc d’une sorte de « parisianisation », c’est-à-dire d’une universalisation par déni de différence. Les grands consacrants réduisent en fait à leurs propres catégories de perception, constituées en normes universelles, des œuvres littéraires venues d’ailleurs, oubliant tout contexte – historique, culturel et politique, et surtout littéraire – qui permettent de les
Claire Ducournau, idem, p. 13. Ibidem. 121 Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, La reproduction, Paris, Les Éditions de Minuit, 1970, p. 18. 119 120
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comprendre sans les réduire. Les grandes nations littéraires font ainsi payer l’octroi d’un permis de circulation universelle. C’est pourquoi l’histoire des célébrations littéraires est aussi une longue suite de malentendus et de méconnaissance qui trouvent leurs racines dans l’ethnocentrisme des dominants littéraires (notamment des Parisiens) et dans le mécanisme d’annexion (aux catégories esthétiques, historiques, politiques, formelles) qui s’accomplit dans l’acte même de reconnaissance littéraire.122
Et l’auteure de La république des mondiales des lettres d’être plus incisive dans une critique sans appel :
L’universel est, en quelque sorte, l’une des inventions les plus diaboliques du centre : au nom du déni de la structure antagoniste et hiérarchique du monde, sous couvert d’égalité de tous en littérature, les détenteurs du monopole de l’universel convoquent l’humanité tout entière à se plier à leur loi. L’universel est ce qu’ils déclarent acquis et accessible à tous à condition qu’il leur ressemble. […] Pour accéder à la reconnaissance littéraire, les écrivains dominés doivent se plier aux normes décrétées universelles par ceux-là mêmes qui ont le monopole de l’universel. Et surtout trouver la « bonne distance » qui les rendra visibles. S’ils veulent être perçus, il leur faut produire et exhiber une différence, mais ne pas montrer ni revendiquer une distance trop grande qui les rendrait, elle aussi, imperceptibles. N’être ni trop près ni trop loin. Tous les écrivains dominés linguistiquement par la France ont fait cette expérience. […] Et l’on comprend que c’est précisément cet ethnocentrisme constitutif qui a produit tous les exotismes littéraires.123
Excellent passeur d’idéologies prétendument universelles, ainsi que cela ressortît à la démonstration de Pascale Casanova, le classique africain francophone sorti des fabriques littéraires du champ du pouvoir français doit sa fonction d’instrument de domination géopolitique et surtout d’impérialisme culturel à la critique littéraire chargée de l’exégèse des œuvres et des auteurs « consacrés ». Ainsi, situé aux confluents idéologiques des essais de Nimrod ou de Séwanou Dabla, le discours des exégètes des « classiques africains » a contribué à l’émergence d’une épistémologie dont l’arbitraire de l’idéologie culturelle et politique a fini par s’imposer comme dogmes littéraires. Pour avoir contribué à cette réalité, le texte de Séwanou Dabla, modèle du discours critique sur les romans africains depuis environ trois décennies, mérite d’être cité à bien des égards. Voici en substance l’orientation idéologique donnée aux œuvres littéraires africaines au lendemain de la publication de Les soleils des indépendances d’Ahmadou Kourouma : Pascale Casanova, La république mondiale des lettres, coll. « Essais/Points », Paris, Éditions du Seuil, 2008, p. 226. 123 Pascale Casanova, idem, pp. 227-230. 122
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L’élargissement de l’espace littéraire africain signalé par de nombreux critiques depuis 1970 s’est accompagné visiblement d’une variation thématique non négligeable et, chez les « romanciers de la métamorphose », la recherche formelle se joint à un nouveau modèle discursif qui s’insère dans les deux grandes directions que B. Mouralis envisageait pour la littérature africaine. Les notions de « réalisme lucide » et d’approfondissement de l’africanité véritable » conviennent aussi pour bien caractériser Le Jeune homme de sable (W. Sassine) que pour désigner les préoccupations qui se révèlent dans Le Pleurer-rire (H. Lopès). C’est au nom de ces deux principes, semble-t-il, que le nouveau discours évacuera les habitudes concernant l’objet du récit ; par une attention accordée à l’actualité africaine plutôt qu’au passé ou aux idéaux poétiques de la première heure. […] En effet, depuis Les soleils… d’A. Kourouma, rares sont les romans qui n’interrogent pas, directement ou indirectement, les nouveaux pouvoirs installés sur le continent africain à la faveur des indépendances nationales. Tous les huit auteurs qui nous intéressent s’attachent à désigner les mécanismes par lesquels se maintient cette autorité généralement décriée, lorsqu’ils ne sont pas plutôt préoccupés à traquer l’oppression jusque dans ses retranchements les plus subtils.124
Globalement, la critique littéraire, saisissant l’œuvre « retaillée » d’Ahmadou Kourouma, s’est fait le porte-voix des « valeurs universelles » prônées par les instances consacrantes parisiennes. Ainsi, telle une véritable illustration de la dépendance du champ littéraire africain à l’égard du champ du pouvoir hexagonal, la glose des « nouvelles écritures africaines » a plutôt été l’occasion, sous prétexte de mettre en exergue l’autonomie créatrice et de pensée d’auteurs comme Yambo Oueleguem, Sony Labou Tansi, d’Ahmadou Kourouma, de Charles Nokan, etc., de « ridiculiser ou [de] rejeter le thème de la Négritude [qui suscitait] encore quelques développements »125 ou de dénoncer l’« idiotie »126 politique régnant sous les tropiques. Même le clin d’œil de la critique romanesque aux relations internationales, à l’impérialisme, ne parvient pas à minimiser l’obsession de la critique littéraire pour le thème « novateur » des dictatures qui ont pullulé comme des sauterelles partout sur le continent, pour revisiter une métaphore chère au roman d’Ahmadou Kourouma. Peut-on comprendre pareille orientation générale de la critique qui accompagne l’exégèse des « classiques africains » francophones, « Tous [ces] écrivains dominés linguistiquement par la France », en faisant fi de l’analyse de Pascale Casanova qui rompt avec la langue de bois à laquelle finit par Séwanou Dabla, idem, pp. 81-86. Sewanou Dabla, Idem, p. 82. 126 Ibidem. 124 125
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habituer la logique actuelle du comparatisme ? La concentricité des champs littéraires africains francophones et français, dont le centre partagé demeure le champ du pouvoir incarné par l’industrie éditoriale et d’autres instances de légitimation comme les prix, sublime-t-elle le débat jusqu’ici éludé de l’influence de la pensée politique et littéraire africaine dans l’histoire des idées ?
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LA PENSÉE POLITIQUE ET LITTÉRAIRE AFRICAINE : SOURCES HISTORIQUES ET THÉORIQUES L’on peut réunir sous le vocable « pensée africaine », l’ensemble des discours dont la visée première est d’inscrire l’Afrique et ses peuples dans la perspective d’une destinée politique et géopolitique à l’abri des conflits armés et de l’autodestruction collective. Pris dans ce sens, le fil d’Ariane d’une pensée véritablement africaine remonte au XIIIe siècle, après la sanglante et mythique bataille de Kirina, dans l’empire mandingue, qui a opposé le souverainiste et patriote Soundjata Kéita à l’impérialiste et envahisseur Soumangourou Kanté. Sans entrer dans les péripéties de cette histoire qui inspire la production littéraire depuis le XIIIe siècle africain, il convient de faire remarquer qu’elle est à l’origine de la Charte de Kurukan Fuga, affirmation historique d’une pensée politique africaine : […] dès 1236, c’est-à-dire soixante et un ans, avant la Magna Carta, les représentants de l’Empire du Mali et leurs alliés, réunis à Kurukan Fuga, situé dans l’actuel Cercle de Kangaba, en République du Mali, avaient, au lendemain de la bataille de Kirina, adopté une charte de 44 articles, appelée communément charte du Mali, destinée à organiser la vie en commun entre membres d’une même communauté, pour conjurer la guerre, instaurer la stabilité et la paix, promouvoir la prospérité, la justice et le bien-être au profit de tous, dans le respect mutuel, la participation, la solidarité et la compréhension mutuelle127.
Si, à la suite Iba Der Thiam, les historiens situent la manifestation de la pensée africaine à plus de huit siècles auparavant, il faut attendre le XXe, époque témoin des grandes luttes de la décolonisation de l’Afrique, tombée sous la domination des Européens, pour voir s’historiciser une pensée africaine contemporaine. À partir de l’historiographie des réflexions des Africains euxmêmes, relatives à leur inconfort historique qu’ils font remonter à la traite négrière, l’on peut ramener, loin de toute prétention d’exhaustivité, les sources de la pensée africaine contemporaine à plusieurs mouvements d’idées dont la Négritude, le diopisme, la négriture ou le Panafricanisme. La Négritude : les Négro-africains répondent solennellement au recul des idées des Lumières En capitalisant l’ensemble des travaux et articles qui lui ont été consacrés dans le cadre de l’histoire littéraire africaine, ou en se référant à la notice que lui consacre le Dictionnaire mondial des littératures, il convient de souligner Iba Der Thiam, « Après la conférence de Bamako » in La Charte de Kurukan Fuga (sous la direction du CELHTO), Paris, L’Harmattan, 2008, p. 138. 127
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ici un aspect de l’idéologie négritudienne qui est souvent passée sous silence, pour des raisons que l’on ne peut deviner, en dehors d’une pudeur du discours qui frise à des moments la censure ou l’autocensure. Sous l’instigation de l’une de ses figures tutélaires, en la personne d’Aimé Césaire, la Négritude, mouvement politique et littéraire, a été une réponse, certes idéologique, mais solennelle, aux incohérences et aux « misères des Lumières » que sont l’esclavage et les colonies de plantation sucrière, pratiques déshumanisantes qui allaient donner au colonialisme son assise économique durable et consacrer par la même occasion son premier âge d’or, d’après Achille Mbembé. Cette pensée césairienne, matérialisée d’abord dans Cahier d’un retour au pays natal et devenue incontournable dans l’histoire des idées avec Discours sur le colonialisme, demeure la voûte de la pensée africaine, telle qu’elle s’exprimera par la suite avec les générations d’écrivains dont les prises de position se nourrissent de cette posture originelle de la Négritude. Évoluant dans un vaste empire colonial dont les frontières réticulaires s’étendent aux quatre coins du monde, les pères fondateurs de la littérature africaine qui entendent les voix surgies des déserts de la Négritude césairienne et du mitard de la colonisation s’engagent dans un contexte historique, politique et moral, où il n’est pas encore véritablement courant de s’interroger sur le colonialisme. En le disant, le regard se tourne inexorablement vers Bernard Dadié, Alexandre Biyidi, plus connu sous les pseudonymes de Mongo Béti ou d’Eza Boto, Ferdinand Oyono, Sembène Ousmane, etc. Pour eux, ceux qui, à l’image des Ferry, des Hitler, des Gobineau, des Renan, ont confisqué et détourné le message d’égalité, de fraternité et de justice résumant la philosophie du siècle des Lumières, ceux-là n’ont rien fait d’autre que falsifier le terme civilisation auquel ils s’associent128. L’exégète du plus vieil écrivain de métier en Afrique fait remarquer qu’avant même le Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire, Bernard Dadié n’a eu de cesse dans ses articles de sonder le vide et l’étroitesse de cette civilisation qui prise davantage le « marteau-pilon », « le crâne du musée » au détriment de la dignité humaine, et d’en mesurer les conséquences logiquement néfastes pour les pays colonisés, mais aussi pour les classes laborieuses de l’Europe129. Dans les premiers romans et chroniques anticolonialistes d’Afrique au nombre desquels figurent Ville Cruelle d’Eza Boto, Perpétue ou l’habitude des malheurs de Mongo Béti, Le Vieux nègre et la médaille, puis Chemin d’Europe et Une vie de boy de Ferdinand Oyono, Un Nègre à Paris de Bernard Dadié, Le monde s’effondre de Chinua Achebe, etc., plus que des fictions romanesques, il s’agit de « docu-fictions » contribuant à montrer, d’une part, « comment la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l’abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la Nicole Vincileoni, Comprendre l’œuvre de B. B. Dadié, Issy Les Moulineaux, Éditions Saint-Paul, 1986, p. 64. 129 Ibidem. 128
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convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral », et d’autre part, à montrer que chaque fois qu’il y a eu un Banda exploité et spolié de sa richesse par un colon véreux, un Méka humilié par une France pour qui ses fils sont morts au champ de bataille, un Toundi, personnalisation évidente de l’injustice et du racisme ; chaque fois qu’il y a eu des tirailleurs bombardés par la France parce qu’ils lui réclamaient leurs pensions d’anciens combattants contre le nazisme, et qu’en France on accepte, « il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une régression universelle qui s’opère […] »130. À travers l’enchevêtrement des historicités africaines et occidentales, traduit dans les écritures anticolonialistes du continent le recul des idées humanistes des Lumières chaque fois que le colonialisme a mis en danger un peuple, une vie, l’on retient que les littératures africaines ont fait leur entrée dans l’histoire des idées sous la forme de discours révolutionnaire inauguré par la Négritude. Pour que cela soit perçu comme tel, il aurait fallu se défaire de l’archétypique opinion distillée par les premières critiques qui balisent la réception de cette littérature comme un discours contre la colonisation, au sens d’injustice historiquement et spatialement circonscrit exercé contre des peuples africains. En réalité, la pensée littéraire africaine résonne mieux que cette tonalité essentialiste ou raciale à laquelle se restreint son exégèse, dont l’intention flagrante d’autocensure par moments ne fait pas de doute. Dans la préface qu’il consacre à la deuxième édition de son essai Portrait du colonisé. Portrait du colonisateur, Albert Memmi ne met-il pas un point d’honneur à expliquer comment les confidences de ses lecteurs à travers le monde finirent par le convaincre que le portrait qu’il avait dressé ne pouvait qu’être inclusif de tous les peuples soumis, dominés aux quatre coins de la terre : Mais tant de gens divers se reconnaissaient dans ce portrait, que je ne pouvais plus prétendre qu’il fut seulement mien, ou celui du colonisé tunisien ou nord-africain. […] Dois-je avouer que je m’en effarai-je un peu ? Après les colonisés explicites, les Algériens, les Marocains, ou les Noirs d’Afrique, il commença à être reconnu, revendiqué et utilisé par d’autres hommes dominés d’une autre manière, comme certains Américains du Sud, ou les Noirs Américains. Les derniers en date furent les Canadiens français qui m’ont fait l’honneur de croire y retrouver de nombreux schéma de leur propre aliénation131.
Par le retentissement mondial de ce livre majeur de la révolution de la pensée politique et littéraire, le fait colonial devient la version narrative, mais aussi la métaphore de tout système de domination, de négation de droits humains
130 131
Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Paris, Présence Africaine, 1955, p. 11. Albert Memmi, op. cit., pp. 13-14. 87
pouvant conduire aux massacres de masse132 ou à des situations de fragilisation tragique de cohésion nationale133. C’est pour cette raison que l’angle par lequel il faut absolument réhabiliter les littératures africaines dans leur enjeu révolutionnaire de la pensée politico-littéraire depuis le vingtième siècle où elles ont poussé leurs premiers vagissements est celui qui les présente comme une véritable mise en accusation de toute idéologie mortifère comme le capitalisme et le communisme, à l’origine des systèmes politiques iniques dans le monde. Ainsi présenté, c’est donc en toute logique que se trouve dans le viseur des écritures africaines, le colonialisme, symbole authentique du recul des idées des Lumières, et qui est, par ailleurs, la doctrine géopolitique transhistorique, capable par ses excroissances comme le nazisme de réduire même la civilisation qui a impulsé la révolution atomique et technologique à l’état de cendre et de ruine. C’est cette idéologie allégorique de la ruine des civilisations qui est au cœur de la critique narrative et poétique africaine depuis le XXe siècle. Au commencement de cette critique littéraire et politique africaine d’expression française signée Bernard Dadié, Birago Diop, Léopold Sédar Senghor, etc., tous les historiographes se sont accordés à la présenter plus comme une conséquence et un point d’aboutissement de la colonisation française sans en présenter l’influence directe de l’occupation allemande de la France. Là se trouve une insuffisance congénitale de la critique littéraire africaine majoritairement constituée d’Européens à l’époque, qui n’ignoraient pas ce contexte historique de la littérature du continent. Regroupés autour d’Alioune Diop, fondateur de la légendaire revue Présence africaine qui donnera naissance à l’emblématique maison d’édition éponyme, ces intellectuels africains n’étaient pas moins préoccupés par l’ébranlement de la culture et de la civilisation occidentale, dont la métamorphose, voire la décomposition, s’opérait sous leurs yeux134. Une situation qui, par ricochet, les conduisait à s’interroger sur leur propre sort. Traumatisée par les hauts faits hitlériens, humiliée à mort en Asie, l’Europe, comme l’explique Jacques Rabemananjara, l’une des figures importantes de cette critique africaine de l’époque, paraissait affiche moins de morgue. Olivier Le Cour Grandmaison, Coloniser. Exterminer. Sur la guerre et l’État colonial, Paris, Librairie Arthème Fayard, 2005, 365 p ; Colette Braeckman, Rwanda. Histoire d’un génocide, Librairie Arthème Fayard, 1994, 341 p ; Thomas Deltombe, Manuel Domergue, Jacob Tatsitsa, Kamerun ! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique 1948-1971, Paris, Éditions La Découverte, 2011, 741 p. 133 Charles Onana, France-Côte d’Ivoire. La rupture, Paris, Éditions Duboiris, 2013, 381 p ; Aminata Dramane Traoré, Boubacar Boris Diop, La gloire des imposteurs, Paris, Éditions Philippe Rey, 2014, 233 p. 134 Jacques Rabemananjara, « Alioune Diop, le cénobite de la culture noire », in Hommage à Alioune Diop, Rome, Éditions des amis italiens de Présence Africaine, sd, p. 17. 132
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L’Occupation de la France et du reste de l’Europe aux allures évidentes de colonisation marque donc la fin de l’idéal des Lumières et donne à toute l’histoire littéraire autant en Afrique qu’en Europe du recul et de la perspective. De cette façon, l’anticolonialisme prend forme pour ensuite croître sans jamais s’émousser dans la création littéraire africaine, consécutivement à la résistance contre la domination nazie. Autant l’on peut pénétrer la signification profonde de la littérature française du XXe, par l’occupation allemande et la politique de rectification coloniale de la France au lendemain de sa libération, autant, pour la première fois, après la Seconde Guerre mondiale, des écrivains osent sur le continent africain rappeler à ceux qui croient à la mystification du XXe siècle leur vérité implacable contre les forces de destruction de la civilisation humaine. L’importance de leurs œuvres dans l’histoire des idées vient du fait que, des rives de l’Afrique où ils sont nés pour la plupart, l’on découvre la destruction de l’humanité orchestrée par l’Europe sous le fallacieux prétexte de sa mission de civilisation. S’il n’y a pas de raison de croire que ce qui s’est passé en France sous l’occupation allemande n’est pas si est différent de la servitude et l’humiliation opérant en Afrique avec la présence européenne, c’est bien parce que le colonialisme s’est inscrit en lettres d’or dans la littérature africaine à travers des sujets ou des thèmes qui parlent aussi bien aux Français « occupés » qu’aux Africains « colonisés ». Le portrait du tirailleur sénégalais, en l’occurrence, offre un prétexte littéraire pour revisiter l’histoire coloniale commune et traumatisante des peuples des deux rives de l’Atlantique. Des écrivains comme Ahmadou Kourouma et Sembène Ousmane qui ont vécu en tant que tirailleurs le déchirement de l’humanité, mais aussi Léopold Sédar Senghor135, Ferdinand Oyono136, Emmanuel Dongala137, Jean-Luc Rahamarinana138, Blaise
Hosties noires est une œuvre poétique majeure qui rend hommage aux tirailleurs sénégalais, notamment à travers les poèmes : « Aux tirailleurs sénégalais morts pour la France » (1938), « Prière pour les tirailleurs sénégalais » (1940), « Poème Liminaire » (1940), « Thiaroye » (1944). 136 Auteur de Le vieux nègre et la médaille, roman célèbre pour son personnage emblématique Méka, dont les fils sont morts pour la libération de la France, et qui, en retour, reçoit une simple « médaille », symbole du mépris de la métropole envers le sacrifice des Africains pour que la France contemporaine puisse voir le jour. 137 Dans Le feu des origines, l’auteur congolais raconte, à travers l’expérience d’un brillant esprit incarné par le personnage de Mankunku devenu mécanicien sur le chemin de fer, la mobilisation puis la démobilisation des anciens combattants africains de la Seconde Guerre mondiale. 138 Auteur de Nour 1947, ce romancier revisite dans son œuvre la participation d’anciens combattants à l’insurrection populaire malgache contre l’ordre colonial français, au lendemain de la libération. La mise en scène de l’armée de « pacification » composée d’anciens tirailleurs est un violent réquisitoire contre la France pétainiste et au-delà de la France colonialiste pris en tenailles entre les démons de l’ambition 135
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N’Djehoya139, Bernard Dadié140, Henri Lopès141, etc., se saisissent des multiples facettes de ce personnage pour broder les traumatismes des deux guerres mondiales, conséquences des dérives nationalistes et impérialistes des puissances nationales du XXe siècle.Pour les écrivains africains, consciemment ou inconsciemment, le mythe littéraire du tirailleur sénégalais est un point névralgique de la mémoire occultée ou censurée des différents impacts du colonialisme subi aussi bien par les Africains que les Européens. Cette portée littéraire, politique et surtout idéologique, est l’un des arguments qui font dire à juste titre qu’il a permis aux écrivains africains de prendre la parole en tant que protagonistes d’une révolution sans précédent dans l’histoire des idées depuis le début de la seconde moitié du XXe siècle. Comparativement à l’histoire littéraire française, où son occurrence est quasi nulle, la figure du tirailleur sénégalais permet de mesurer à elle seule la complexité et l’immense traumatisme d’une histoire coloniale et contemporaine commune dont la France et même les pays africains éprouvent encore des difficultés à assumer la mémoire. Dans la littérature africaine de cette période, se poursuit vraisemblablement le débat sur l’aliénation par un monde dominant qui subvertit et altère aussi bien les collectivités que les sujets dans leur évolution. D’où l’idée selon laquelle la littérature africaine fait figure de domaine et d’institution sociale avant-gardiste dans la libération de la pensée politique et philosophique dans l’histoire des idées au siècle précédent. Les œuvres des écrivains de la Négritude, témoins à la fois de la tragédie des colonies françaises d’Afrique avant et après l’occupation de la France par l’Allemagne, reprennent, en les radicalisant dans le cadre du combat idéologique et politique, les données des rapports dominants/dominés et les conditions de libération, alliant au politique et à la culture la libération du sujet. C’est ainsi que les écrivains africains ont analysé et décrypté une réalité contingente au nouvel ordre international, et pour cette raison leurs œuvres impérialiste et les légitimes aspirations des patriotes malgaches à la souveraineté nationale. 139 Dans son roman Le nègre Potemkine (1988), cet écrivain organise à Paris une rencontre inédite entre tirailleurs sénégalais et étudiants, chercheurs en histoire. Le choix de la date de cet évènement, le 14 juillet 1985, jour de célébration de la première libération de la France du joug de la Monarchie, est une manière pour lui de dénoncer l’occultation de cette mémoire commune et douloureuse. 140 À travers l’histoire de Mamadou Tassouma (« Tassouma » signifie le feu en langue malinké) tirée de la nouvelle « La folie de Mamadou Tassouma », dans Les jambes du fils de Dieu, Bernard Dadié retrace l’histoire d’une « victime », le tirailleur, devenu « bourreau », au point de manifester un accès de folie parce que le droit lui interdit désormais de faire usage de la chicotte contre ses concitoyens noirs de la colonie. 141 Cf. « Anciens combattants » dans Tribaliques est une nouvelle qui met en scène le parcours narrateur, vétéran de la guerre contre les Fellagas en Algérie. Ministre de la Défense, il sera nommé en Ambassadeur en Algérie, où il est rattrapé par son passé d’ancien combattant. 90
doivent être entendues comme un appel au respect et à l’application sans condition du legs de la révolution philosophique du siècle des Lumières : « tous les hommes naissent égaux en droit ». Plus d’un demi-siècle après les premiers écrits des auteurs de la Négritude, les vérités assénées sur le racisme et le nihilisme résonnent dans un monde qui se montre indifférent à la mise à mal de tout mouvement libérateur d’aspiration démocratique, de toute accession des peuples au gouvernement d’eux-mêmes ; un mouvement pour lequel l’engagement politique d’un Albert Camus ou d’un Jean-Paul Sartre ne semble en rien différent de celui d’un Bernard Binlin Dadié ou d’un Alexandre Biyidi. Tous, autant qu’ils étaient, se réclamaient militants de la cause de l’homme terrorisé par l’impérialisme ou le colonialisme. Et si aujourd’hui l’on parle du terrorisme engendré par le fanatisme religieux, les écrivains africains depuis plus de cinquante ans maintenant n’avaient-ils pas attiré l’attention sur le terrorisme des Étatsnations européens pensé et entériné depuis la Conférence de Berlin au tournant du XIXe siècle ? Il est vrai que l’on évoque la terreur, la torture, les massacres d’innocents par des islamistes illuminés et fous de Dieu, mais la question de fond qui reste posée depuis la naissance de cette littérature au lendemain de la Seconde Guerre mondiale est la suivante : y a-t-il une différence notoire entre les méthodes de terreur appliquées aux peuples qui font l’expérience du colonialisme et du nationalisme exacerbé des États-nations occidentaux et celles inspirées par le fanatisme religieux connu le sous l’appellation générique de terrorisme islamiste ? Si cette interrogation ne vise pas à cautionner l’impensable, l’inadmissible, l’ineffable qui, en ce cours du XXIe siècle se saisit sous l’effroyable appellation de terrorisme islamiste, en revanche elle invite scientifiquement à revisiter cette analyse de Jean-Paul Sartre qui inscrit la terreur institutionnalisée comme la matrice du colonialisme : La conquête s’est faite par la violence ; la surexploitation et l’oppression exigent le maintien de la violence, donc la présence de l’Armée. Il n’y aurait pas là de contradiction si la terreur régnait partout sur la terre : mais le colon jouit là-bas, dans la Métropole, des droits démocratiques que le système colonial refuse aux colonisés. […] Le colonialisme refuse les droits de l’homme à des hommes qu’il a soumis par la violence, qu’il maintient dans l’ignorance, donc, comme dirait Marx, en état de « sous-humanité ».142
Par le colonialisme, de ce qui ressort de ce propos sartrien, le colonialiste s’est fait le concepteur du terrorisme. Il ne fait aucun doute que des auteurs africains dont l’œuvre est motivée par le contexte historique de l’occupation allemande de la France et celui de la politique de rectification coloniale à la suite de la Conférence de Berlin n’en pensent pas moins. 142
Jean-Paul Sartre, Situations, V, Paris, Éditions Gallimard, 1964, pp. 51-52. 91
Le diopisme ou l’idéologie héritée de Cheikh Anta Diop S’il y a des personnalités à immortaliser dans l’histoire de la pensée politique et culturelle de l’humanité du XXe siècle, le nom de Cheikh Anta Diop ne peut qu’être cité avec empressement. Malheureusement, dans la conscience collective, en dehors de celle de quelques érudits de l’« égyptologie de bonne foi » et de leaders politiques adeptes des idéaux panafricanistes, ce nom n’a aucune résonance. Néologisme formé à partir du suffixe « isme », qui confère au mot sa charge idéologique, le diopisme se veut un vocable qui renvoie aux idéaux du savant et homme politique sénégalais Cheikh Anta Diop. Dans le contexte-ci de son emploi, le diopisme est un paradigme fonctionnaliste, en ce sens qu’il se pose à la fois comme un discours scientifique et une vision politique, dont l’apparition dans l’histoire des idées est estimée entre la fin de la première moitié et le début de la seconde moitié du XXe siècle. Résumant les principales thèses du scientifique sénégalais, ce néologisme désigne un courant de pensée qui prône de façon réaliste et énergique une désaliénation des peuples africains par la culture et par la science. Conscient que l’usage de « l’aliénation culturelle » est un procédé imparable d’assujettissement inscrit dans la stratégie de toute puissance impérialiste, Cheikh Anta Diop formule, dès son premier ouvrage, en 1954, l’un de ses postulats majeurs :
L’usage de l’aliénation culturelle comme arme de domination est vieux comme le monde ; chaque fois qu’un peuple en a conquis un autre, il l’a utilisée. Il est édifiant de souligner que ce sont les descendants des Gaulois contre qui César s’était servi de cette arme qui, aujourd’hui, l’emploient contre nous.143
Ainsi, la méthode de domination qui a œuvré à couvrir toute assertion du « manteau de la science » pour renforcer chez le Nègre le sentiment d’« abandon, le renoncement à toute aspiration nationale […] les réflexes de subordination chez ceux qui étaient déjà aliénés », est mise à nu par Cheikh Anta Diop. De façon concrète, dans son entendement voici comment s’opère la domination par l’aliénation culturelle : Encroûter l’âme nationale d’un peuple dans un passé pittoresque et inoffensif parce suffisamment falsifié est un procédé classique de domination. Mais si l’on veut aller plus loin, si l’on veut effacer un peuple pour prendre sa place dans quelques décades, il faut arriver à désintégrer sa société, c’est-à-dire amener l’élite – ou ceux que la masse considère comme y appartenant – à participer de façon criminelle ou innocente à la désintégration de la société, à la pulvérisation de la partie vivante du passé, à laisser périr les valeurs
Cheikh Anta Diop, Nations nègres et culture, Paris, Éditions Présence Africaine, 1954, p. 14. 143
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fondamentales (histoire, langues, etc.) qui constituaient le ciment de la société.144
Instruit de ce qui précède, le diopisme se révèle un refus catégorique et décomplexé de se laisser berner par les discours scientifiques expressément placés au service du colonialisme, même si profitant de l’avantage que leur confère leur statut de nations impérialistes, les puissances occidentales qui ont profané la souveraineté et l’identité des peuples africains, continuent, par le biais de leurs scientifiques assermentés, de déverser dans les discours éducatifs officiels du continent leurs « théories scientifiques ». C’est ce refus qui fait du diopisme une prise de conscience historique et inaugurale, sous l’impulsion de Cheikh Anta Diop, « du danger que courent les Africains à s’instruire de leur passé, de leur société, de leurs pensées, et sans esprit critique, à travers les ouvrages occidentaux »145. Pour la première fois dans l’histoire des idées, un homme de sciences exactes – Cheikh Anta Diop était mathématicien, physicien et chimiste –, doublé d’une casquette d’anthropologue et d’historien, issu du continent africain, suscite dans la conscience des Africains encore sous l’emprise du colonialisme européen, « une réaction naturelle d’autodéfense », pour dit-il, enrayer le mal quotidien que leur font ces armes culturelles redoutables au service de l’occupant146. Pour cela, poursuit Cheikh Anta Diop : Il devient donc indispensable que des Africains se penchent sur leur propre histoire et leur civilisation et étudient celles-ci pour mieux se connaître : arriver ainsi, par la véritable connaissance de leur passé, à rendre périmées, grotesques et désormais inoffensives ces armes culturelles.147
C’est ce que fit avec passion et rigueur le chercheur sénégalais, qui a consacré, écrit-il, ses efforts à la période du passé africain qui va de la préhistoire jusqu’à la fin du moyen âge, date d’apparition des États modernes, parce que cette temporalité est celle qui pose le plus de problèmes pour comprendre le passé humain148. Le diopisme comme néologisme opérationnel, fonctionnel, bien que mis à l’index par la grande majorité de scientifiques occidentaux, tient dans la thèse de ce savant africain quia historicisé l’Afrique comme institutrice des « génies » de la Grèce ainsi que de la Rome antique. Allant plus loin que les postulations qui font de l’Afrique le berceau de l’humanité, c’est-à-dire, le lieu où pour le commun des mortels aujourd’hui, les traces de l’espèce humaine Cheikh Anta Diop, idem, p. 16. Ibidem. 146 Ibidem. 147 Cheikh Anta Diop, idem, p. 15. 148 Cheikh Anta Diop, Antériorité des civilisations nègres, Paris, Présence Africaine, 1993, p. 13. 144 145
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furent découvertes pour la première fois, Cheikh Anta Diop décrit l’« Égypte nègre» comme l’université la plus ancienne où tous les philosophes et penseurs érudits de l’antiquité ont été initiés à leurs sciences respectives. Ainsi, « berceau de l’humanité », l’Afrique est aussi le « berceau de la civilisation » par opposition à la barbarie :
Berceau de la civilisation pendant 10 000 ans au moment où le reste du monde est plongé dans la barbarie, l’Égypte détruite par toutes ces occupations successives ne jouera plus aucun rôle sur le plan politique, mais n’en continuera pas moins pendant longtemps encore à initier les jeunes peuples méditerranéens (Grecs et Romains, entre autres) aux lumières de la civilisation. Elle restera pendant toute l’antiquité la terre classique où les peuples méditerranéens viendront en pèlerinage pour s’abreuver aux sources des connaissances scientifiques, religieuses, morales, sociales, etc., les plus anciennes que les hommes aient acquises.149
Pour l’auteur de Civilisation ou barbarie, tout ce qui passe aux de l’Africain contemporain comme idées étrangères n’est autre que les images brouillées, renversées, modifiées, perfectionnées, des créations de ses ancêtres : judaïsme, christianisme, islam, dialectique, théorie de l’être, science exacte, arithmétique, géométrie, mécanique, astronomie, médecine, littérature (roman, poésie, drame), architecture, art, etc.150 C’est donc à raison qu’il dénonce l’imposture intellectuelle151 de tous « ces pionniers de la science et de la civilisation grecques, qui allèrent comme de simples étudiants, puiser leur savoir dans les sources devenues traditionnelles de la vallée du Nil, puis s’en retournèrent le répandre dans leur patrie »152. Dans sa « longue liste de ces élèves devenus tous des maîtres »153, Cheikh Anta Diop revient sur les cas d’Orphée qui « prit part aux mystères dionysiaques » ; d’Homère ayant visité l’Égypte d’après Diodore ; de Thalès qui, d’après « ses propres biographes, apprit la géométrie et l’astronomie des Égyptiens » ; de Pythagore qui, sur les conseils avisés de Thalès, alla chercher la science en Égypte ; de Platon et d’Eudoxe qui vécurent treize ans à Héliopolis, apprenant la géométrie, la théologie, etc.
Cheikh Anta Diop, idem, p. 49. Cheikh Anta Diop, Civilisation ou barbarie, Paris, Présence africaine, 1981, p. 12. 151 « Il est frappant que presque aucun nom de savant égyptien n’ait survécu. Par contre, la quasi-totalité de leurs disciples grecs est passée à la postérité en s’attribuant les inventions et découvertes de leurs maîtres égyptiens anonymes. C’est ce qui ressort […] des écrits d’Hérodote, faisant allusion à Pythagore qui se faisait passer pour l’inventeur des idées de ses maîtres. », Cf : Antériorité des civilisations nègres, Paris, Présence africaine, 1993, p. 101. 152 Cheikh Anta Diop, idem, p. 99. 153 Ibidem. 149 150
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La thèse de l’apport de l’Égypte nègre, terre mythique et légendaire de l’homo sapiens, à la civilisation – cette thèse fondamentale de la pensée scientifique, mais aussi politique de Cheikh Anta Diop, débouche sur une autre doctrine du diopisme tout aussi importante que les précédentes évoquées ci-dessus. Il s’agit de la philosophie de l’« unité culturelle de l’Afrique », comme il l’énonce si clairement dans l’extrait suivant : J’ai voulu dégager la profonde unité culturelle restée vivace sous les apparences trompeuses d’hétérogénéité. […] J’ai abordé la notion d’état, de royauté, la morale, la philosophie, la religion et l’art, par conséquent, la littérature et l’esthétique. Dans chacun des domaines si variés, j’ai essayé de dégager le dénominateur commun de la culture africaine par opposition à la culture nordique aryenne. […] Seule une véritable connaissance du passé peut entretenir dans la conscience le sentiment de continuité historique, indispensable à la consolidation d’un état multi-national.154
Devenue depuis lors comme prolégomènes à la création des « États unis d’Afrique » chez les adeptes du panafricanisme depuis plus d’un demi-siècle, cette thèse est l’illustration que l’Afrique ne peut prospérer dans l’état actuel de sa balkanisation en États-nations, facilement contrôlables et contrôlés par les « maîtres du jeu » du nouvel ordre mondial depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Convoquer ici, sans exhaustivité, l’ensemble de ces thèses sous l’étiquette du diopisme comme un aspect incontournable de la pensée africaine est loin d’une approche émotive encore moins hasardeuse. Au contraire, ce n’est que réhabilitation d’une certaine vérité que le principe fondateur du colonialisme a tenu à ostraciser dans le cadre de l’histoire des idées. Annexer les thèses de Cheikh Anta Diop pour expliquer, en l’occurrence, comment celles-ci symbolisent une posture de rupture révolutionnaire dans l’histoire des idées du siècle passé et de celui en cours est un exercice lourd de responsabilités. Mais le jeu n’en vaut-il pas la chandelle dans cette Afrique où depuis longtemps le débat des idées accentue la prescience d’un afropessimisme érigé en modèle de pensée, comme le constate avec une lucidité critique Philippe Lavodrama : Sujet inépuisable s’il en est, voué à une incessante métamorphose et à une actualité jamais démentie, l’affect de la haine de soi connaît ces dernières années une singulière recrudescence, sous les espèces de la sinistrose afropessimiste, que cultive complaisamment une frange de l’intelligentsia noire, désemparée par l’ampleur apparente de la crise africaine, qu’elle incline à imputer au nationalisme et à la culture négro-africaine. […] L’idée selon laquelle les Africaines ne s’aiment pas ou l’Afrique, le « continent noir », le « cœur des ténèbres », serait
Cheikh Anta Diop, L’unité culturelle de l’Afrique noire, Paris, Présence africaine, 1982, pp. 7-9. 154
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maudite revient de manière lancinante et récurrente, ces derniers temps, dans les conversations et les publications. À force de répétition, elle en a acquis valeur de poncif. Même si elle participe de l’imaginaire sinistrosoïdal et de cette thématique afropessimiste qui constitue la trame du discours sur l’Afrique depuis la fin de la guerre froide au moins, la réflexion ne laisse d’être troublante155.
Si Philippe Lavodrama, dans cette excellente contribution à la compréhension du legs d’Aimé Césaire à l’histoire de la pensée situe le « midi » de l’afropessimiste à la période récente de l’après-guerre froide, ce n’est vraisemblablement pas le cas de Cheikh Anta Diop, qui permet, mieux que n’importe lequel de ses contemporains, de comprendre que l’afropessimisme est une topique – au sens freudien du terme – du colonialisme. Et donc, par conséquent, l’afropessimisme, plus qu’un sentiment d’abattement général sur l’Afrique est une philosophie consubstantielle au colonialisme qui remonte de façon quasi certaine à l’apogée de la civilisation de l’Égypte nègre. Justifiant la « naissance du mythe du nègre », l’auteur de Nations nègres et culture écrit en substance :
L’Égypte avait déjà, depuis un siècle, perdu son indépendance au moment où Hérodote la visita. Conquise par les Perses en – 525, elle ne cessa plus dès lors d’être dominée par les étrangers : après les Perses, ce furent les Macédoniens avec Alexandre, les Romains avec Jules César (– 50), les Arabes au 7ème siècle, les Turcs au 16ème siècle, les Français, avec Napoléon, puis les Anglais à la fin du 19ème siècle156.
Pour que cette longue période de domination fût possible, il a fallu, selon Cheikh Anta Diop, que s’estompe dès le Moyen-Âge, le souvenir d’une Égypte nègre ayant civilisé la terre, par suite de l’oubli de la tradition antique cachée dans les bibliothèques ou ensevelie sous les ruines. Le destin de ce passé glorieux va être scellé définitivement avec les quatre siècles d’esclavage, durant lesquels les Occidentaux, imbus de leur récente supériorité technique, cultiveront un mépris pour tout le monde nègre dont ils ne daignaient toucher que les richesses157. L’ignorance de l’histoire antique des Nègres, les différences des mœurs et des coutumes, les préjugés ethniques entre deux races qui croient s’affronter pour la première fois, jointes aux nécessités économiques d’exploitation, sont autant de facteurs qui prédisposent hier et aujourd’hui encore l’esprit de l’Occidental à fausser complètement la personnalité morale du Nègre et ses Philippe Lavodrama « Césaire, antidote contre le syndrome afropessimiste. Actualité du Discours sur le colonialisme », in Aimé Césaire, le legs, op.cit., pp. 182183. 156 Cheikh Anta Diop, Nations nègres et culture, Paris, Présence Africaine, 1954, p. 49. 157 Cheikh Anta Diop, idem, p. 53. 155
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aptitudes intellectuelles, si l’on s’accorde grosso modo sur les travaux de l’historien sénégalais. Ces facteurs sont soutenus par une éducation occidentaliste plus soucieuse d’inoculer savamment le poison de l’aliénation culturelle que de diffuser une certaine vérité qui affranchirait les Occidentaux eux-mêmes et les intellectuels africains formatés par ces théories. Pour avoir mis à nu de cette façon l’afropessimisme comme la substantifique moelle de l’idéologie de la colonisation de l’Afrique, Cheikh Anta Diop se présente, par ailleurs, comme l’une des rares figures les plus emblématiques de l’histoire des idées qui a osé porter le procès contre l’Occident impérialiste héritier des Lumières dans le sanctuaire méditatif de l’égyptologie, en tant qu’une des plus vieilles sciences sur les civilisations : Vers les années 1820, à la veille de la naissance de l’égyptologie, le savant français Volney, esprit universel et objectif, s’il en fut, tentera de rafraîchir la mémoire de l’humanité que l’esclavage récent du nègre avait rendue amnésique à l’égard du passé de ce peuple. Depuis, la lignée des égyptologues de mauvaise foi, armée d’une érudition féroce, a accompli le crime contre la science que l’on sait, en se rendant coupable d’une falsification consciente de l’histoire de l’humanité. Soutenue par les pouvoirs publics de tous les pays occidentaux, cette idéologie à base d’escroquerie intellectuelle et morale l’emporta facilement sur le vrai courant scientifique développé par le groupe parallèle des égyptologues de bonne foi, dont on ne saurait trop souligner la probité intellectuelle et même le courage. La nouvelle idéologie égyptologique, née au moment opportun, est venue renforcer les bases théoriques de l’idéologie impérialiste. C’est pour cela qu’elle couvrit facilement la voie de la science en jetant sur la vérité historique le voile de la falsification. Elle fut renforcée à grand renfort de publicité et enseignée à l’échelle du globe, car, elle seule disposait des moyens matériels et financiers de sa propre propagation. Ainsi l’impérialisme, tel le chasseur de la préhistoire, tue d’abord spirituellement et culturellement l’être, avant de chercher à l’éliminer physiquement. La négation de l’histoire et des réalisations intellectuelles des peuples africains noirs est le meurtre culturel, mental, qui a déjà précédé et préparé le génocide ici et là dans le monde158.
La notoriété de Cheick Anta Diop, en tant qu’instigateur d’un nouvel ordre de pensée incontestable qui, modestement, a contribué à la traque de l’idéologie colonialiste au XXe siècle, s’explique par l’idée d’avoir fait de l’identité nègre des Égyptiens une motivation principielle de la conscience historique africaine et mondiale, mais surtout un concept scientifique opératoire. Un défi que n’avaient jamais pu relever ses prédécesseurs, comme il le précise luiCheikh Anta Diop, Civilisation ou barbarie, Paris, Présence africaine, 1981, pp. 910.
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même159. C’est ici que les travaux de l’historien sénégalais marquent leur spécificité contrairement aux réflexions menées par une catégorie d’africanistes européens ou africains souvent cités et considérés comme incontournables quand il s’agit des recherches sur l’Afrique. Par cette posture de révolutionnaire de la pensée post-Lumière, l’historien des nations nègres, le plus audacieux dans la disputation scientifique relative à l’Afrique, mais paradoxalement le moins étudié dans les systèmes éducatifs africains, fait remarquer la profondeur de l’incohérence de la notion d’idéologies étrangères ; une incohérence qu’il lie conséquemment à l’ignorance du passé africain ou dans une autre mesure à sa falsification. En admettant, à sa suite, qu’aucune idéologie n’est étrangère à l’Afrique qui fut la terre de leur enfantement, c’est donc en toute liberté que les Africains doivent puiser dans l’héritage intellectuel commun de l’humanité.
Le traditionalisme : entre poétique et idéologie de la révolution littéraire Aborder la pensée africaine sans ouvrir une lucarne sur le traditionalisme en tant qu’idéologie du ressourcement à la tradition ou à l’oralité, c’est prendre le parti de violer délibérément la personnalité africaine. C’est surtout prendre la responsabilité d’éluder cette dimension qui a permis aux apôtres de la Négritude de faire entrer l’oralité et les traditions africaines dans le champ de l’histoire des idées. Si le traditionalisme, en tant que philosophie de défense des valeurs ancestrales, se lit en outre comme une poétique au sens d’ensemble de règles d’analyse et de création, il n’en demeure pas moins qu’il concède une volonté d’élargissement des critères de codification et de signification de l’art en général et de la littérature en particulier. Ainsi, l’une des caractéristiques des écritures littéraires africaines qui fait l’unanimité au sein de la critique depuis plus de cinquante ans reste le recours à l’oralité, entendu comme une sorte de processus initiatique, de passage obligé de la création contemporaine. Cet environnement global qui conditionne tant la pensée et le comportement de l’artiste oral que ceux de l’écrivain est une réalité complexe qui englobe, entre autres éléments, la langue, la religion, la spiritualité et les institutions particulières d’une société donnée160, en l’occurrence africaine. En effet, pour comprendre pleinement la nature de la relation entre l’écriture littéraire africaine et l’oralité, il est important de voir dans ce paradigme, plus qu’une technique narrative et rhétorique permettant une certaine évocation thématique, ou un collage de genres oraux dans le texte écrit ou encore leur enchâssement dans ce dernier. Cheikh Anta Diop, idem, p. 10. Cheikh Chérif Kéita, Massa Makan Diabaté, un griot mandingue à la rencontre de l’écriture, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 9. 159 160
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Bien plus, contrairement aux nombreux « clichés »161, aux explications stéréotypées habilement construites par la critique et qui fondent toute l’épistémologie développée autour du paradigme de l’oralité, il devient urgent de s’interroger pour voir dans quelle mesure cette spécificité esthétique transcende les questions conjoncturelles d’identité culturelle et d’herméneutique pour propulser les écritures africaines dans l’histoire des idées politiques et littéraires. En rapport avec cette posture idéologique, l’oralité est loin d’être un simple paradigme du champ littéraire africain. Elle s’impose comme un indice d’appréciation, un véritable potentialisateur de la révolution imputable aux écritures africaines dans l’histoire de la littérature considérée sous un angle universel. Si les critiques ont l’habitude de définir l’oralité finalement comme un logiciel de créativité à la fois originelle et originale dont la fonction première est le ressourcement, le renouvellement ou la rénovation de l’esthétique romanesque, cette façon doctrinale de présenter l’évolution du genre n’est pas moins dogmatique, en ce sens qu’elle confine ou fige tout l’enjeu littéraire africain dans le culte d’une civilisation que certains, malheureusement, voudraient voir classé hors du temps. Or, en réalité, sous sa fonction de logiciel de créativité, l’oralité, élevée ici au statut de potentialisateur de révolution idéologique et esthétique, s’est imposée dès les premiers instants de son annexion par les écrivains africains comme un concept de bouleversement du logocentrisme occidental. La question imminente ici est de savoir à quoi renvoie ce logocentrisme quand il s’agit de la critique littéraire, dont les plumes les plus considérées sont celles qui sont légitimées par les universités françaises, les institutions éditoriales hexagonales, les prix littéraires d’automne, etc. Le logocentrisme, en tant que fondement de la mystique du colonialisme, implique la prééminence ou la préséance du système de connaissance et de pensée occidentale qui se méfie des philosophies et des cultures des peuples relégués à la marge de la civilisation par l’Occident impérialiste. Alors que la fin de la seconde moitié du XXe siècle est présentée comme la genèse de la présence de l’oralité, cette période coïncide avec l’émergence d’une critique dont le but inavoué est de relativiser sinon d’éteindre la flamme de la révolution littéraire initiée sous l’égide des écritures africaines. Aux antipodes du discours de cette littérature d’Afrique noire entrée dans un processus de déconstruction et de révolution de l’esthétique qui reste le lit du sens, de la signification et de la représentation du monde sorti du traumatisme de la Seconde Guerre mondiale, s’allument par le biais d’une rhétorique savamment maîtrisée, des contre-feux, qui annihilent de manière subtile et anticipée des mémoires que l’on ne souhaite pas réhabiliter. Ursula Baumgardt, Jean Derive, Littérature africaine et oralité, Paris, Karthala, 2013, p. 8. 161
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Ainsi, à rebours de la déconstruction du logocentrisme occidental par l’imposition d’une intransigeance mémorielle africaine dans l’histoire des idées du fait d’une littérature africaine engagée contre le colonialisme toujours dynamique en Afrique malgré les indépendances, le discours de l’afropessimisme inonde le champ de la critique littéraire avec un accent particulier mis sur le thème de la désillusion collective imputée aux dictatures et autres régimes liberticides ayant pullulé sur le continent comme « des sauterelles ». Tout est mis en œuvre dans le cadre de la réception des œuvres littéraires « postcoloniales » comme s’il fallait faire avorter ce qui paraît aux yeux des instances de légitimation des littératures africaines une espèce de chantage sordide à la mémoire qui pourrait aboutir in fine à une culpabilisation. Ainsi face au colonialisme ou au néocolonialisme rampant qui brouille les pistes des luttes patriotiques et du véritable progrès politique et social en Afrique, les critiques de ces instances, dont le pays encore traumatisé par sa propre histoire récente et refuse la mauvaise conscience, ont construit de toute pièce le thème de la désillusion ou de l’échec de l’indépendance. Une façon de dire, ils ont revendiqué l’indépendance, la liberté de leur peuple à se gouverner comme ils le souhaitent, mais en réalité ils sont voués aux gémonies sans la tutelle occidentale. Pour une critique affranchie de ce logocentrisme, il est temps qu’elle œuvre à redonner à cette production littéraire toute la dimension de la révolution qu’elle a initiée dans le champ des idées littéraires, mais aussi politiques. En effet, parée des atours de l’oralité africaine, l’écriture littéraire est ici par définition et par essence une expression insurrectionnelle de l’art romanesque où l’immanence des « paroles anciennes » déjoue le principe impérialiste de la domination par la culture et le modèle linguistique. Cette écriture « relooké » contribue à l’atrophie du logocentrisme occidental comme concept de domination. Elle oblige au recours d’autres systèmes de représentation du monde qui garantissent la présence de la vérité historique dans la création littéraire. Dans ce sens, le « donsomana » ou le « soundjatafasa » comme canon de la critique et de l’esthétique chez les écrivains africains francophones d’origine mandingue de la trempe d’Ahmadou Kourouma, de Massa Makan Diabaté ou de Djibril Tamsir Niane, ou encore les « contes fang-bulu-beti » qui structurent les frasques politiques de l’Afrique contemporaine chez les romanciers camerounais comme Jacques Fame Ndongo dans l’A-fric, conduisent au dépassement de la grande idée reçue qui a gouverné toute l’ambition impérialiste de l’Europe en Afrique : les peuples de ce continent étant dépourvu de civilisation, ils ne peuvent en aucune façon se prévaloir d’un savoir qui puisse instruire le progrès politique, sociale et même scientifique. Par ce jeu insurrectionnel qui prend ses distances vis-à-vis du modèle de culture incarné par le roman, symbole de la stratégie de l’impérialisme qui vise l’uniformisation des valeurs sociétales par le livre, les écrivains africains montrent que les topoi de la pensée politique et littéraire ne peuvent être 100
uniquement d’essence occidentale. C’est l’enjeu de la déconstruction de l’esthétique romanesque ; une déconstruction dont le caractère contagieux n’épargne pas un certain logocentrisme de l’histoire des idées politiques qui tire en général son caractère prétendument universel de l’héritage de la Grèce antique ou du siècle des Lumières. Ces deux sources du modèle de pensée occidental ont voyagé dans les valises du colonialisme, pour s’imposer à bon nombre d’écrivains et intellectuels africains qui ne jurent que par l’œuvre philosophique et littéraire de certains épigones de ce système de connaissance. Loin d’apparaître comme un courant de pensée rétrograde et obscurantiste, le mouvement de libération de l’esthétique romanesque initié en Afrique coïncide avec le durcissement du (néo) colonialisme, c’est-à-dire la guerre froide et son corollaire de délimitation des sphères d’influence des puissances impérialistes ; des « camps de concentration » culturels, érigés par la géopolitique, où règnent des régimes d’épouvante créés de toutes pièces et protégés par les prétendues démocraties occidentales. La révolution de l’esthétique littéraire et romanesque par la stratégie plurielle d’annexion de l’oralité n’est pas le fait du hasard. Elle intervient, rappelons-le, pour des raisons morales, psychiques et psychologiques, des raisons politiques et sociales, notamment dans un contexte où les Africains vivent très mal les conséquences de la politique de rectification coloniale de la France au sortir de l’occupation allemande ; en un mot, un contexte marqué encore du sceau du colonialisme ou du néocolonialisme. En poussant la réflexion vers des limites audacieuses, il n’est pas incongru de penser que l’esthétique romanesque telle qu’héritée de l’école occidentale était entrée dans une ère de soupçon, si tant est que comme l’écriture en général, le roman pouvait être associé à l’autorité de la culture impérialiste, donc à la divulgation d’une façon monolithique de penser le monde. En effet, les romanciers abonnés au logiciel de l’oralité ne mettent-ils en avant l’incapacité de l’écriture à exprimer la totalité de leur vision du monde ? À propos d’écritures romanesques tombées sous le coup de la légitime suspicion d’endoctrinement ou d’alignement à la pensée unique, voilà ce qu’écrit le « généticien » de l’œuvre d’Ahmadou Kourouma :
La géopolitique dictée principalement par la guerre froide a beaucoup joué dans l’édition des écrivains africains en France. Elle a instauré une forme de surveillance éditoriale du livre africain durant les premières années des indépendances. Cette pratique pouvait aller jusqu’à la censure sournoise de certains manuscrits jugés diplomatiquement incorrects. Cette observation ne relève pas d’un mythe. […] la France pouvait s’autoriser des droits régaliens pour contrôler et polariser autour de la périphérie parisienne la majeure partie des productions littéraire francophone.162
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Jean-Francis Ekoungoun, op.cit., p. 73. 101
L’on comprend, à la lumière de cette analyse, mais également de l’interrogation ci-dessus, que, par ce jeu de créativité, les écrivains entendent désormais se doter d’une stratégie discursive dont l’enjeu est d’imposer un argumentaire soulignant la pertinence des « sagesses » africaines dans la philosophie du pouvoir. Oint de cette sagesse qui, dans son cas, puise aux sources du donsomana, récit oral des chasseurs mandingues, Ahmadou Kourouma peut écrire, dans sa volonté de mettre à nu la barbarie qui sous-tend la géopolitique française en Afrique, que « le monde est comme la chasse, on entre en politique comme on entre dans l’association des chasseurs. La grande brousse où opère le chasseur est vaste, inhumaine et impitoyable comme l’espace, le monde politique »163. C’est dans ce monde « inhumain », « impitoyable » de la géopolitique que règne un certain « général de Gaulle [qui], de sa retraite de Colombey-les-Deux-Eglises, comme un vieux caïman les yeux demi-ouverts » suivait de loin les événements d’Algérie »164. La négriture : le style africain de l’écriture du monde Néologisme emprunté à Jean-Claude Blachère, la négriture est convoquée en tant que paradigme de la pensée africaine, pour mettre en exergue la singularité de l’expression poétique et littéraire dont l’objectif est de rendre compte de la totalité de la vision africaine du monde. Si la négriture est l’écriture de l’humanisme africain au sens où l’a défendu le mouvement de la Négritude, c’est parce qu’elle initie, sans faux-fuyant, et sous sa forme critique, le débat sur l’évolution des langues européennes, langues colonialistes par définition, qui servent encore, non seulement, de support à l’imaginaire littéraire des Africains, mais aussi de langue de communication dans l’administration et dans bien d’autres secteurs. Historiquement, la problématique de la langue littéraire est devenue un réel objet de débat quand des velléités de transgression se sont manifestées à l’intérieur de champs littéraires africains. Comme le cas des littératures anglophones dites encore littératures du Commonwealth, celui des littératures africaines francophones ne passera pas inaperçu dans l’histoire littéraire. Le groupe des littératures francophones auquel participe la terminologie générique de littérature africaine d’expression française désigne dans sa forme vague, un ensemble de littératures nationales unies par leur adhésion à l’organisation de la Francophonie. Cette dernière s’est constituée autour de l’idée selon laquelle les pays ayant en partage la langue française avaient le devoir de former une entité géopolitique pour la défense d’un bien présenté comme un héritage commun. Ahmadou Kourouma, En attendant le vote des bêtes sauvages, Paris, Éditions du Seuil, 1998, p. 171. 164 Ahmadou Kourouma, idem, p. 73. 163
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En soulevant ici la question de la langue littéraire comme un argument longtemps ignoré de l’expression « nationaliste » des nouvelles écritures romanesques africaines, mais surtout comme l’expression la plus achevée de la révolution des idées politiques et littéraires à partir de l’Afrique, c’est incontestablement un champ inexploré de l’enjeu politique de l’acte d’écrire qu’il convient de découvrir. Les romanciers comme Ahmadou Kourouma (Les soleils des indépendances ; Allah n’est pas obligé), Patrice Nganang (Temps de Chien), Alain Mabanckou (Verre cassé), etc., qui ont pris le parti de faire entrer les parlers « vulgaires » et les langues africaines dans l’espace esthétique du roman, posent, au-delà de la contestation et de la dénonciation des systèmes de despotisme, un acte éminemment politique voire géopolitique plein de symbole. Cette volonté des écrivains africains de « transferre », le « français rustique », de faire pénétrer les « parlers vulgaires » dans un domaine où la norme linguistique et le canon esthétique ne manquent pas de procureurs depuis des siècles, relève de la prise de conscience d’une évolution de la langue du colonisateur au sein même des États africains. Sans langue de bois, il faut avouer que cette initiative subversive, insurrectionnelle, révolutionnaire, est symptomatique d’une audace, d’un courage politique de la part de certains romanciers d’Afrique. En effet, la distinction par la critique littéraire ou par les sociolinguistes entre « français de France » et « français populaires d’Afrique » ou « français vulgaires » reflète l’opposition entre le positionnement prétentieux d’un « centre » puissant, en l’occurrence la France, et celui d’une multitude d’usages gravitant autour, désignés comme périphériques. Marginalisées, condamnées à mourir de leur propre mort par manque d’intérêt pour les pouvoirs politiques africains francophones encore liés par le serment de la défense de la langue française par leur adhésion à la Francophonie, ces langues dites périphériques, constatent Bill Ashcroft, Gareth Griffiths et Helen Tiffin, sont paradoxalement le foyer de créations littéraires parmi les plus stimulantes et les plus novatrices de l’époque moderne165. Pour ces trois théoriciens des littératures postcoloniales, elles sont la conséquence, du moins en partie, des énergies libérées par la tension politique entre la conception d’un code normatif et celle d’une diversité d’usages régionaux. Contraints par la colonisation et son héritage linguistique de s’exprimer en français classique, les romanciers africains ne résistent plus à la tentation de faire du parler populaire ou du « français vulgaire » la langue principale des personnages. Sans doute, qu’à certains égards, ils jugent la langue française incapable de rendre compte, dans sa totalité, de la mutation sociétale engendrée par le colonialisme qui, par endroits, a duré au moins un demisiècle. Mais, c’est peut-être surtout qu’ils ont besoin d’échapper aux préjugés Bill Ashcroft, Gareth Griffiths, Helen Tiffin, L’empire vous répond, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2012, p. 21.
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et aux normes esthétiques attachées au français, en tant que langue fossoyeuse d’humanités africaines, et notamment de se soustraire à l’oppression politique et culturelle qu’exerce la France par la médiation de sa langue. C’est là le point focal de l’idéologie du français romancé dont la forme et l’esthétique contrastées par rapport au français normé achèvent de convaincre combien il est important de contester l’ordre mondial imposé par le néocolonialisme et l’impérialisme culturel en se détournant de son instrument politique : la langue de colonisation. À cette fin, la langue d’écriture est soumise à un va-et-vient permissif entre le français châtié et le français local, de type national, donnant lieu à un français littéraire changeant et varié. C’est le français populaire d’Afrique que la critique littéraire décrit comme le résultat de procédés de tropicalisation de la langue française. La fonction la plus intéressante de ce dynamisme narratif de la langue française est sa capacité à remettre en question et à subvertir les formes culturelles impérialistes. Ainsi d’Ahmadou Kourouma (Les soleils des indépendances ; Allah n’est pas obligé) à Patrice Nganang (Temps de Chien ; L’esthétique du beau regard), par exemple, la langue française est diversement écrite. On ne peut donc prétendre aborder la langue littéraire de ces auteurs francophones, sans entreprendre de replacer la particularité de leurs français dans le contexte sociolinguistique de leurs pays. La différence entre le français d’Ahmadou Kourouma, de Patrice Nganang et celui de Sony Labou Tansi (La vie et demie) ou encore de celui d’Emmanuel Dongala (Johnny Chien Méchant), par exemple, instruit fortement la conviction selon laquelle la langue est un indice de distinction de l’origine des écrivains. D’où l’intérêt d’une recherche plus approfondie portant sur la variété de la langue française en Afrique à partir de la langue littéraire des auteurs francophones. À la seule condition d’accepter l’hypothèse que les parlers populaires des États francophones ont une influence sur l’esthétique de la langue de certains romanciers africains. La dimension politique de la langue littéraire renouvelle toute la problématique de l’écriture en « pays dominé »166, où « l’ethnographe devint un marqueur de parole »167 dans des contrées tracées au compas, au crayon et à la gomme du colonisateur. Le « viol »168 de la langue française, acte Image symbolique empruntée à Patrick Chamoiseau, pour désigner l’ensemble des pays africains anciennement colonisés, à qui toute politique culturelle de la langue nationale a échappé, mais surtout où les populations sont contraintes de « mâchouiller le français obligatoire et s’évertuer au bon accent », comme il l’écrit dans son roman À bout d’enfance, coll. nrf, Paris, Gallimard, 2005, p. 192. 167 Patrick Chamoiseau, Écrire en pays dominé, coll. Folio, Paris, Gallimard, 1997, p. 105. 168 Métaphore fantasmatique qui connote toute la subjectivité de la domination et de l’universalité de la langue française dans le contexte de diglossie dans les anciennes colonies de l’hexagone. Cette expression, par la notoriété qui est la sienne aujourd’hui dans le discours de la critique littéraire, a subtilement engendré un renversement des 166
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sociologiquement et historiquement légitime, est ce « crime » expiatoire qui réconcilie dans la littérature les peuples africains avec leurs humanismes et leurs humanités modernes. Les langues « traditionnelles » tombées sans voix sous l’écriture de la langue du colonisateur fécondent à présent des identités empreintes des consciences nationales, à travers un renouvellement épistémologique de ces mêmes langues, en l’occurrence française, ayant servi au glottocide169 africain sous le colonialisme. L’écrivain africain marque ainsi le terme de l’hégémonie de « la langue élue », par l’abandon de ses rigidités impérialistes, en construisant son imaginaire dans la langue qu’il pense être désormais celle de siens. Il n’est plus de ce fait le poète qui, sous domination coloniale ou impérialiste va au rituel vénérant de la langue du maître, mais celui-là même qui anime sa propre écriture de la parole neuve jaillissant de la langue libre, vivante, concrète et ouverte à tous sans le complexe du décolonisé. En « congolisant », en « ivoirisant » ou en « camerounisant » le français, Sony Labou Tansi, Emmanuel Dongala, Alain Mabanckou, Ahmadou Kourouma, Jean-Marie Adiaffi, Bandaman Maurice, Patrice Nganang, etc., dévoile une sémantique de l’histoire que seule cette déconstruction de la langue de colonisation permet d’en prendre la réelle mesure. Une sémantique de l’histoire qui consiste dans la façon dont l’histoire des couches populaires, principaux actants de ces « français populaire africains », décline la vie des démocraties africaines engluées dans l’éthique équivoque du nouvel ordre mondial depuis « les soleils des indépendances ». Le Panafricanisme Projet à la fois politique et idéologique, le Panafricanisme se définit par opposition aux desseins hégémoniques des nations occidentales, en particulier européennes, qui se manifestent à travers des institutions et organisations géopolitiques comme la Francophonie, le franc CFA, la BAD (Banque Africaine de développement), etc. Idéal jamais abandonné par les leaders patriotes et souverainistes africains, le Panafricanisme connaît un regain d’expression dans l’opinion africaine depuis les récents interventionnismes militaires franco-Otan-onusiens qui ont porté un coup sérieux à la souveraineté, à la stabilité et au progrès humains dans les pays comme la Libye, la Côte d’Ivoire, la Centrafrique et le Mali. rôles dans les rapports entre langues africaines et françaises. Les premières jouent dramatiquement dans la situation sociolinguistique africaine marquée par la diglossie, le rôle d’agresseur et la seconde celui de l’agressée, de la victime. C’est une tendance idéologique qui est sous-tendue par le pouvoir politique de la langue française. 169 Néologisme dénonçant la mise à mort intentionnelle ou symbolique des langues africaines pendant la colonisation. 105
Pour les Africains au fait de l’histoire des relations internationales, la fin de vie de Mouammar Kadhafi et la fin politique de Laurent Gbagbo rappellent celles de Patrice Lumumba, de Thomas Sankara et bien d’autres présidents africains assassinés sur l’autel de la géopolitique des Occidentaux en Afrique. Ainsi l’année 2011 est une date charnière du Panafricanisme, dont l’histoire retient qu’il a été porté sur les fonts baptismaux par le président Ghanéen Kwame Nkrumah et l’historien Cheikh Anta Diop. Sans l’avoir forcément théorisé dans des essais, des chefs d’État, ainsi que des hommes et des femmes politiques, mais aussi de lettres, ont relayé, par leurs visions de la gouvernance, les idéaux du Panafricanisme. Ce sont, pour se référer à la communication de Théophile Obenga, publiée sous le titre L’État fédéral d’Afrique noire : la seule issue170, Nelson Mandela, Aimé Césaire, Julius Nyerere, Steve Biko, Amilcar Cabral, Mongo Béti, etc. Aujourd’hui, le flambeau est repris par la jeune génération à travers les médias de la résistance et de la renaissance africaine, appelés ici médiacultures du Panafricanisme. En admettant que la vision du monde des médias ne soit qu’une forme de construction des représentations des humanités en interaction permanente, il faut reconnaître que l’image de l’Afrique dans l’imaginaire médiatique occidental est un prétexte à tous les interventionnismes allant de la légitime action humanitaire au terrorisme d’État établissant des rapports de domination d’une nation sur une autre. Mais l’une des conséquences de cette historicisation de la relation de l’Occident à l’Afrique depuis l’indépendance est la naissance des médias de combat, regroupés ici sous le vocable de médias de la résistance et de la renaissance du Panafricanisme ou simplement les médiacultures du Panafricanisme. Pourquoi l’appellation de médiacultures du Panafricanisme ? Dans une histoire lointaine qui se confond avec la modernité inspirée par le siècle des Lumières, la représentation des peuples africains a été le monopole de l’Occident, à travers ses propres institutions culturelles tels l’État et Dieu. C’est le rôle joué par la fameuse « mission civilisatrice » qui faisait de l’Occident le peuple civilisé et le reste du monde, en l’occurrence l’Afrique, une terre de « barbares ». Depuis la fin de la domination coloniale des XIXe et XXe siècles, cette représentation est aussi, et principalement le fait des industries culturelles (cinéma, expositions muséographiques et photographiques). Mais, à la fin de la première décennie de l’an 2000, les représentations courantes de l’Afrique à l’origine du sentiment de découragement global relatif au destin du continent sont l’objet de polémique pour peu que l’on fasse sienne l’hypothèse qui fonde l’idée qu’elles ne permettent pas d’accéder à la manière dont les Africains eux-mêmes se représentent aujourd’hui. Cette période coïncide, sur le continent africain, avec l’avènement d’une catégorie Théophile Obenga, L’État fédéral d’Afrique noire : la seule issue, Paris, L’Harmattan, 2012. 170
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d’usages médiatiques qui intègrent ce qu’Éric Macé171 appelle les médiacultures, c’est-à-dire l’ensemble des rapports sociaux et des expériences véhiculés par les représentations médiatiques et leurs usages. Les plus en vogue, pour ce qui concerne l’Afrique, depuis l’année 2011 sont : Le Grigri international, Télédiapora, La Voix de la résistance africaine (VRA), Cameroonvoice, pour ce qui concerne les médias d’informations disponibles par internet. Pour le reste, il y a principalement les télévisions numériques par satellite comme Afrique Média ; Télésud, Vox Africa. Les médiacultures du Panafricanisme, par définition et par idéologie mettent en place une série de pratiques culturelles dans le domaine de la production médiatique, qui annoncent leur différence avec les canons occidentaux. Ils se veulent comme une forme de réponse à la faillite constatée des médias de cette partie du monde, qui pendant longtemps se sont prévalus du qualificatif de « quatrième pouvoir », en référence aux trois autres que sont le « pouvoir législatif », le « pouvoir exécutif » et le « pouvoir judiciaire » du système de gouvernance démocratique prônée par une certaine civilisation politique dont l’Europe occidentale et l’Amérique du Nord prétendent en être l’épicentre. Parler de faillite est un euphémisme profitable aux médias occidentaux, qui sont en réalité des postes avancés de l’impérialisme en territoire construit et représenté comme ennemi. Si l’on a de tout temps cru que la colonisation est une occupation et un assujettissement territorial au terme d’une guerre sanglante, le jeu ambigu des agences de presse et des médias de la trempe de RFI, de France 24, de BBC, de Reuters, de l’AFP, Fox News, etc., a permis de penser qu’ils prolongent l’occupation territoriale par une colonisation de l’esprit. Le succès de cette opération passe par un traitement spécifique de certaines humanités, en l’occurrence l’Afrique, dans leurs discours médiatiques. Pierre Conesa, à ce stade, parle de fabrication de l’ennemi : L’ennemi répond à un besoin social, il participe d’un certain imaginaire collectif propre à chaque groupe. C’est un autre soi-même qu’il faut « altériser », noircir, et rendre menaçant, afin que l’usage de la violence puisse paraître légitime172.
L’image de l’Afrique, conformément à ce procédé de fabrication de l’ennemi qui se met en place et s’entretient dans l’imaginaire médiatique des médias occidentaux, permet de penser qu’ils ne sont pas porteurs de démocratie, de paix sur ce continent, sinon les guerres récentes comme celles de la Côte d’Ivoire et de la Libye n’auraient jamais eu lieu. Deux pays importants dans la stabilité du continent dont les régimes furent présentés par les médias Éric Macé, Les imaginaires médiatiques, Éditions Amsterdam, Paris, 2006, p. 1112. 172 Pierre Conesa, La fabrication de l’ennemi, Paris, Éditions Robert Laffont, 2011, p. 38. 171
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occidentaux comme des dictatures, des autocraties dirigées par des fanatiques, des extrémistes religieux, des xénophobes racistes primaires. Un portrait de « monstre » que ces médias de la propagande occidentale collent à la peau des dirigeants africains qui se veulent animés par un zeste de nationalisme, dans l’optique de donner forme et sens aux indépendances acquises ou octroyées selon les circonstances, il y a plus de cinq décennies173. Adeptes de la théorie du « choc de civilisations » dont les messagers les plus contemporains sont des intellectuels de la figure de Samuel Huntington aux États-Unis ou encore de Bernard Henri Levy en Europe, ces médias ont érigé l’Afrique à la fois en un « ennemi conceptuel » et « ennemi médiatique » à la mesure de l’unilatéralisme, entendu comme acte impérial de l’hyperpuissance occidentale. Cette épistémologie de l’ennemi fabriqué de toutes pièces donne aux guerres en Afrique et spécifiquement aux guerres de la France en Côte d’Ivoire et en Libye des dimensions prophylactique et psychodramatique :
Le dominant n’a pas d’ennemi à sa mesure, il ne peut se battre que contre des concepts dans une lutte globale. C’est la « guerre globale » contre la prolifération et le terrorisme. La guerre est une prophylaxie. L’ennemi médiatique, enfin, est le cas le plus récent dans le vide idéologique et stratégique de l’après-guerre froide, envahi par la médiatisation, où l’image l’emporte sur le texte. Cette menace non stratégique est définie non par les institutions stratégiques, mais essentiellement par des intellectuels médiatiques, des diasporas et/ou des humanitaires. Elles donnent lieu à des actions militaires sans ennemi, avec l’envoi de Casques bleus, seconde armée de la planète après celle des États-Unis. Vue d’Occident, la guerre est psychodrame174.
C’est contre une telle conception occidentale de l’information qui fait de la désinformation, de la propagande outrageante et de la manipulation des consciences le socle de la communication sur l’Afrique, que s’érigent les médiacultures du Panafricanisme. Par leurs lignes éditoriales et leurs slogans175 axés sur la valorisation des réalités culturelles et une diffusion de l’information sur le continent qui recherche l’équilibre en termes de traitement d’images, ces médiacultures sont, entre autres, des instruments au service de l’unité africaine. Bien que Gérard-Marie Messina, « La domination médiologique de l’Occident sur l’Afrique ou les mécanismes de déconstruction de la figure du monstre à la tête des États africains : une analyse de l’image des chefs d’État africains dans les médias occidentaux, in Médias et construction idéologique du monde par l’Occident, Paris, L’Harmattan, 2014, p. 203. 174 Pierre Conesa, idem, p. 20. 175 La télévision panafricaine Afrique Média, avec son leitmotiv « Le monde c’est nous », se révèle comme le fer-de-lance du Panafricanisme post 2011. 173
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jeunes, et même très jeunes, ils se sont imposés par la qualité et l’audace des débats, et aussi par le caractère inédit des sujets traités, révolutionnant ainsi l’information monocolore, univoque à laquelle les médias (RFI, BBC, France 24, etc.) et les agences de presse occidentales (AFP, Reuters, etc.) avaient habitué les Africains depuis plusieurs décennies. La censure puis la suppression de la télévision Afrique Média du bouquet de Canal Plus en 2014 montre que les médiacultures du Panafricanisme ne laissent pas indifférents les réseaux diplomatiques occidentaux, qui n’hésitent pas à mettre la pression sur les gouvernements africains, quand les sujets traités par ces organes de presse se révèlent attentatoires à l’image de pays démocratiques dont s’affublent les puissances impérialistes. L’avènement des médiacultures du Panafricanisme introduit en Afrique une conscience d’un genre nouveau que l’on pourrait considérer comme historique. Cette conscience historique, en passe d’égaler celle engendrée par le mouvement politique et littéraire de la Négritude, permet de réexaminer l’histoire du continent fixée par la pensée unique occidentale. Elle est surtout favorable à la remise en question des canons occidentaux en matière d’histoire, de politique, d’économie, d’environnement, esthétiques en tous genres.
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LE XXE SIÈCLE ET L’INFLUENCE DE LA PENSÉE POLITIQUE ET LITTÉRAIRE AFRICAINE Après plusieurs siècles d’aliénation, de négation et de censure qui entourent la condition historique des « nations nègres », la voie révolutionnaire ouverte par Aimé Césaire et la négritude, et par Cheikh Anta Diop, dans leurs domaines respectifs, a-t-elle permis aux écrivains des « damnés de la terre » de briser définitivement la loi du silence et d’entrer dans l’histoire de la pensée et des littératures ? En d’autres termes, et, pour souligner la possibilité d’une réponse affirmative à la célèbre interrogation de Gayatri Spivak « Les subalternes peuvent -[ils] parler ? », il s’agira de montrer comment le XXe siècle a profondément été influencé par la pensée politique et littéraire africaine. L’analyse qui va suivre conforte de toute évidence une capillarité entre histoire politique et écritures littéraires ; voie heuristique de la révolution des idées. La voie ouverte par Cheikh Anta Diop Alors qu’Aimé Césaire, le « nègre fondamental », du haut de la tribune politique offerte par l’Assemblée nationale française et par son appartenance au parti communiste, portait des coups de bélier jamais assénés par un politique et homme d’État français au colonialisme depuis Georges Clémenceau, Cheikh Anta Diop, Sénégalais et historien, s’attaque quasiment à la même période à la racine pivotante du colonialisme, à savoir le discours scientifique et éducatif bâti depuis des siècles. Là se juge toute la singularité de la voie ouverte par le savant sénégalais qui n’hésite pas à accuser la science africaniste de quitter le domaine de la démonstration pour faire glisser le débat sur le terrain idéologique et privilégier les généralités philanthropiques qui, de son point de vue, n’apportent rien, strictement rien, ni à la science ni au progrès de la conscience historique ou sociale de l’humanité176. Entre les années 1946 et 1954, intervalle historique dans laquelle il situe clairement son projet de restitution de l’histoire africaine authentique, de réconciliation des civilisations africaines avec l’histoire, il fait l’amer constat que le prisme déformant des œillères du colonialisme avait si profondément faussé les regards des intellectuels sur le passé africain que les Africains euxmêmes, malgré leur érudition, éprouvaient les plus grandes difficultés, même à l’égard de leurs compatriotes, à faire admettre les idées qui, aujourd’hui, sont en passe de devenir des lieux communs. On imagine à peine ce que pouvait être le degré d’aliénation des Africains d’alors, fait-il remarquer. Cheikh Anta Diop, Antériorité des civilisations nègres : mythe ou réalité, deuxième édition, Paris, Présence Africaine, 1993, p. 10. 176
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Pour les intellectuels africains qui partagent la conviction fort légitime de renouvellement ou de reformulation des bases de la connaissance et du savoir pour un meilleur dialogue des civilisations, la révolution des idées que l’on impute aux travaux et notamment aux thèses défendues par Cheikh Anta Diop réside moins dans le fait d’avoir soutenu dans le contexte de falsification de l’histoire que les Égyptiens étaient des noirs ; thèse défendue à la suite d’auteurs comme Hérodote, « le père de l’histoire », Aristote, « savant, philosophe, précepteur d’Alexandre le Grand », Eschyle, « Poète tragique, créateur de la tragédie grecque », Diodore de Sicile « historien grec, contemporain de César Auguste », Strabon, Diogène Laërce, etc. : Pour les écrivains grecs et latins, contemporains des Égyptiens de l’antiquité, l’anthropologie physique de ces derniers ne posait pas de problème : les Égyptiens étaient des nègres lippus, à cheveux crépus et à jambes grêles ; l’unanimité de leurs témoignages, sur un fait physique aussi saillant que la race d’un « peuple », sera difficile à minimiser ou à passer sous silence177.
En revanche, Cheikh Anta Diop s’impose comme le précurseur d’une thèse, portée par une idéologie de désaliénation culturelle, qui inscrira depuis lors l’identité nègre comme le paradigme, le concept par définition de la nouvelle méthode historienne. Un paradigme autour duquel s’affronteront tous les courants scientifiques de l’égyptologie ; un paradigme qui contraindra africanistes et orientalistes à la solde du colonialisme à sortie de leur confort idéologique et historique pour faire face aux postulations alléguées par Cheikh Anta sur l’origine de la modernité. En effet, l’immense enjeu des investigations sur l’histoire de ce continent auquel il consacre quasiment sa vie ne se contente pas de flirter avec un ethnocentrisme passif sinon de poser le postulat de l’Égypte nègre pour, non seulement parvenir à réconcilier les civilisations africaines avec l’histoire, mais au demeurant pour bâtir un corps de sciences humaines modernes afin de rénover la culture africaine. Ce qui est enjeu avec l’auteur de Nations nègres et culture, c’est moins de pouvoir se réclamer d’un passé historique grandiose que d’être habité par ce sentiment de continuité si caractéristique de la conscience historique. La connaissance du vrai passé africain, quel qu’il fût, voilà ce qui a déterminé la recherche scientifique chez ce timonier du Panafricanisme. En la matière, son ouvrage Civilisation ou barbarie s’impose comme un véritable manifeste de la conscience historique africaine. Dans cette constellation de savoirs subversifs contre les thèses du mythe du « Nègre » irresponsable, sans conscience et sans civilisation, une grande énigme de l’histoire s’éclaire d’un jour nouveau sous la prescience de l’historien sénégalais. S’instruisant à la lumière de ce qu’il appelle le second niveau de l’histoire africaine, c’est-à-dire l’histoire générale de l’Afrique plus 177
Cheikh Anta Diop, idem, p. 34. 112
lointaine dans le temps et dans l’espace178, Cheikh Anta Diop a mis en relief l’apport de ce continent aux sciences, notamment les rapports indéniables qui existent entre la mathématique égyptienne et les prétendues découvertes qui ont fait la célébrité des savants grecs, tels Archimède et Pythagore179 ; des célébrités dont il n’hésite pas à mettre en doute la probité intellectuelle :
Loin de nous l’idée qu’Archimède ou les Grecs en général, qui sont venus trois mille ans après les Égyptiens, ne sont pas allés plus loin qu’eux dans les différents domaines du savoir ; nous voulons seulement dire qu’en bons savants, ils auraient dû chaque fois faire la part des choses en indiquant nettement ce qu’ils avaient hérité de leurs maîtres égyptiens et ce qu’ils ont réellement apporté. Or, ils ont presque tous, failli à cette règle élémentaire d’honnêteté intellectuelle180.
De même que Pythagore et Archimède, Platon n’échappe pas à la critique de Cheikh Anta Diop, qui voit dans le Timée, texte philosophique du disciple de Socrate, une illustration parfaite du rapport d’influence de la cosmogonie égyptienne sur la cosmogonie platonicienne : Platon, sans les citer, utilise dans le Timée et dans ses autres dialogues, à des degrés différents, toutes ces idées égyptiennes : archétypes (ou réalité des idées ou essences), âme du monde, immortalité de l’âme et du monde et de l’âme individuelle, composition du monde et de l’âme individuelle, théorie des quatre éléments – terre, feu, air, eau –, métempsychose, âme des étoiles, sphère des étoiles fixes, équateur céleste, écliptique, théorie du mouvement des planètes, la notion du temps mathématique, la théorie du même et de l’Autre, ou des archétypes, par opposition au devenir perpétuel symbolisé par Kheper.181
En somme, dans la mesure, où selon Cheikh Anta Diop, l’Égypte nègre est la mère lointaine de la science et de la culture occidentales, la plupart des idées abusivement qualifiées d’étrangères telles que le judaïsme, le christianisme, l’islam, la dialectique, la théorie de l’être, les sciences exactes, l’arithmétique, la géométrie, la mécanique, l’astronomie, la médecine, la littérature (roman, poésie, drame), les arts, etc., ne sont que des images brouillées, renversées, modifiées perfectionnées des créations des anciens africains182. Cheikh Anta Diop, à travers ses ouvrages majeurs, dont Nations nègres et culture d’une part, et Civilisation et barbarie d’autre part, inaugure une perspective historique se référant sur cinq mille ans183 qui rend possible une Cheikh Anta Diop, idem, p. 274. Cheikh Anta Diop, idem, p. 293. 180 Cheikh Anta Diop, idem, p. 310. 181 Cheikh Anta Diop, idem, p. 428. 182 Cheikh Anta Diop, idem, p. 12. 183 « J’ai consacré mes efforts à la période du passé africain qui va de la préhistoire jusqu’à la fin du moyen âge, à l’apparition des États modernes, parce qu’elle est celle 178 179
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approche autre de toutes les disciplines scientifiques que l’on tente d’intégrer dans la pensée africaine contemporaine. L’histoire des idées, sous son éclairage, doit sa crédibilité et son objectivité à une réhabilitation de la pensée africaine, afin d’éviter l’enlisement dans le faux combat de la falsification et de la censure. Dans une période où le colonialisme post-Lumière était quasiment à son apogée, d’une part avec les colonies européennes en Afrique, et d’autre part, avec celles de l’Allemagne hitlérienne en Europe, Cheikh Anta Diop rompait déjà avec le réflexe intellectuel de subordination et les complexes d’infériorité, à travers une posture scientifique et idéologique que nombre de certains ses contemporains jugeaient sans doute prétentieuse et pour le moins exaspérante, intolérable. Parcourir avec circonspection le passage suivant fait prendre conscience de l’audace des thèses postulées dans les années 1950 par Cheikh Anta Diop : Les Éthiopiens d’abord, les Égyptiens ensuite, selon le témoignage unanime de tous les Anciens, ont créé et porté à un degré extraordinaire de développement tous les éléments de la civilisation alors que les autres peuples –en particulier les Eurasiatiques – étaient plongés dans la barbarie. […] On ne saurait trop insister sur ce que le monde – et en particulier le monde hellénique – doit au monde égyptien. Les Grecs n’ont fait que reprendre et développer dans une certaine mesure, parfois les inventions égyptiennes, tout en les dépouillant, en vertu de leurs tendances matérialistes, de la carapace religieuse « idéaliste » qui les entourait. La rudesse de la vie dans les plaines eurasiatiques semble avoir développé d’une part l’instinct matérialiste des peuples qui y vivaient, d’autre part forgé des valeurs morales à l’opposé des valeurs morales égyptiennes découlant d’une vie collective sédentaire par quelques règles sociales. Autant les Égyptiens avaient en horreur le vol, le nomadisme et la guerre, autant ces pratiques seront considérées comme des valeurs morales de premier ordre dans les plaines eurasiatiques. Ne peut entrer au Walhalla, paradis germanique, que le guerrier tombé au champ de bataille ; ne peut gagner la félicité, chez les Égyptiens, que le mort qui, au Tribunal d’Osiris aura prouvé qu’il n’a jamais commis de péché et qu’il a été charitable à l’égard des pauvres, ce qui est à l’opposé de tout esprit de razzia et de conquête en général les peuples du Nord que chassait, en quelque sorte, leur pays déshérité par la nature184.
Le vingtième siècle qui voit s’affirmer cette posture de Cheikh Anta Diop, il faut le rappeler, d’un point de vue idéologique, n’était nullement affranchi des pratiques de négationnisme et d’aliénation de la culture nègre, héritées depuis plusieurs siècles. Bien plus, la politique africaine de l’Europe, comme par les qui pose le plus de problèmes pour la compréhension du passé humain. », cf. : Cheikh Anta Diop, Antériorité des civilisations nègres : mythe ou réalité, op. cit., p. 13. 184 Cheikh Anta Diop, idem, p. 395. 114
siècles passés, s’inspire davantage des méthodes du nazisme pour continuer d’« inculquer savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme »185 à cette même civilisation dont l’apport à la science et à l’humanité tombe aujourd’hui sous le sens de l’évidence. Ainsi, l’école laissée en héritage par le colonialisme à travers des accords qualifiés de « servitude du pacte colonial »186 entre l’Occident nationaliste et impérialiste d’une part, et les pouvoirs africains d’autre part, ne permet pas, dans le prolongement de l’idéologie dénoncée par Cheikh Anta Diop, de former des consciences africaines désaliénées faute de programmes aseptisés des théories et d’épistémologies falsificatrices importées. Cette contradiction entre la vision du monde régnante et la pensée de l’historien sénégalais participe de la révolution des idées qui vont nourrir tous les projets d’émancipation politique et culturelle sur un continent où l’exploitation de millions d’« esclaves » dans les colonies continue d’être acceptée par la majorité de penseurs occidentaux comme une donnée intrinsèque du monde. Paradoxalement, en Europe, cette partie de l’Occident qui faisait l’heureuse expérience de la liberté recouvrée après le déclin du nazisme, les revendications théoriques de liberté allaient se faire crescendo avec les mouvements des jeunesses estudiantines et des organisations politiques ou syndicales contre le fascisme et autre idéologie d’essence tyrannique. Si ce paradoxe ne semblait guère plus troubler ni la conscience ni la logique des philosophes, des humanistes, des politiques dont les pays bâtissent leurs richesses sur l’asservissement et l’esclavage contemporain légitimé par le juridisme raciste du Code de l’indigénat, ce n’est point le cas des révolutionnaires des colonies d’Afrique. En l’occurrence, ceux-ci se battent pour l’indépendance, éclairés par des courants de pensée tels le Panafricanisme et la Négritude, animés par des hommes d’État, des romanciers, des poètes, des dramaturges, bref des écrivains qui mirent au service de cet idéal leurs plumes et leurs vies. Le poids politique du Panafricanisme et de la Négritude dans la défaite de la pensée colonialiste Aussi invraisemblable et paradoxale que cela puisse paraître, le Panafricanisme – l’on ne pourrait en dire autant de la Négritude – est un courant de pensée méconnu dans l’histoire des idées politiques et littéraires, en dehors du cénacle de chercheurs en études africaines et des premières générations d’Africains qui ont pris une part active à la lutte anticolonialiste. Et pourtant, il ne peut venir à l’esprit de quiconque, quel que soit le prisme 185 186
Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, op. cit., p. 20. Mamadou Koulibaly, Les servitudes du pacte colonial, Abidjan, NEI/CEDA, 2004. 115
par lequel il aborde l’histoire politique et littéraire du XXe siècle, de remettre en cause le rôle prépondérant joué par ces deux courants de pensée dans la défaite du colonialisme européen, dont l’Afrique fut, avec l’Asie, l’un des théâtres les plus importants et les plus tragiques. Au moins cinq décennies se sont écoulées depuis la vague des indépendances qui ont signé la fin du système colonialiste dans sa manifestation historiquement révélée. Depuis les années 1960 qui ont immédiatement suivi la décolonisation, l’importance de la Négritude et du Panafricanisme dans le discours programmatique universitaire et scolaire s’est rétrécie comme peau de chagrin. Une situation en totale opposition à celle du colonialisme dont le dynamisme actuel impose que l’on cultive ou entretienne dans l’esprit des générations actuelles d’Africains et des hommes de bonne volonté comment les hérauts de la Négritude et du Panafricanisme ont contribué, pour le bonheur de l’humanité, à la défaite de la pensée colonialiste. De la modernisation politique de la France colonialiste Décrétée par la Conférence de Berlin en 1884-1885, la colonisation de l’Afrique s’est manifestée par un morcellement du continent en micros entités coloniales que se partagèrent les puissances colonisatrices. Face à ce découpage préempté sous l’appellation de balkanisation, et qui obéissait au principe géopolitique du diviser pour mieux régner, les leaders politiques africains furent contraints de réfléchir à un mode de regroupement des peuples en vue de rendre efficace leur action politique contre l’ogre colonial occidental. Selon, l’historien américain Frederick Cooper187, la fondation du Rassemblement Démocratique Africain, en 1946, représentera l’effort le plus frappant réalisé par des politiciens africains pour construire un mouvement à la fois ample et profond, allant dans le sens d’organisation étatique panafricaniste. Dans un manifeste signé à Paris, et qui intervient non seulement au lendemain de la Conférence de Brazzaville en 1944 et aussi à une époque où la France entame ses discussions sur la création d’une communauté européenne, les fondateurs du Rassemblement Démocratique Africain (RDA) éprouvent le désir d’une véritable forme de fédéralisme, afin de faire aboutir leur revendication pour la reconnaissance de leur citoyenneté. Parmi ces responsables politiques, l’on remarque la présence d’HouphouëtBoigny de la Côte d’Ivoire, de Lamine Guèye du Sénégal, Jean Félix-Tchicaya du Gabon-Congo ; Sourou Migan Apithy du Dahomey-Togo ; Fily Dabo Sissoko, du Soudan-Niger, Yacine Diallo, de Guinée ; et Gabriel d’Arboussier du Soudan-Sénégal. La spécificité de ce fédéralisme est que ses partisans l’imaginent dans une relation d’interdépendance avec la France. Pour eux, la raison en est toute 187
Frederick Cooper, Français et Africains ?, op. cit., p. 180. 116
simple. Une adhésion à une Union française, qui se justifie par une vue réaliste des problèmes du monde, est la meilleure garantie à des conditions libérales, démocratiques et humaines qui permettent le libre développement des possibilités originales du génie africain188. C’est pourquoi ils n’hésitent à pas à faire des précisions du genre « nous avons bien pris soin d’éviter l’équivoque et de ne pas confondre autonomie, progressive, mais rapide, dans le cas de l’Union française, avec séparatisme, c’est-à-dire indépendance immédiate, brutale, totale »189. Cette option des fédéralistes panafricains du RDA avec le colonisateur peut susciter des réactions d’incompréhension, à la première lecture. Mais in fine, en prenant en compte le rapport des forces de l’époque, cette solution n’était pas la moins irrationnelle, d’autant plus qu’elle visait à mettre fin à l’ostracisme des Africains. Leur position anticolonialiste dénuée de nationalisme stricto sensu sera à l’origine d’un processus politique, un mouvement vers l’égalité. En effet, alors qu’en 1945, « L’Europe paraissait afficher moins de morgue [et que] malgré le traumatisme par les hauts faits hitlériens […] l’anticolonialisme s’amorçait et croissait avec la montée de la haine contre la domination nazie »190, réclamer une citoyenneté inclusive dans un empire colonial comme celui de la France n’était pas la chose la mieux partagée. Et pour autant, les Africains, par l’entremise de leurs leaders politiques, allaient pousser dans ce sens la métropole à la rédaction d’une constitution que l’historien américain qualifie à la fois de « métropolitaine et ultramarine »191. Conscients de l’affaiblissement géopolitique et même politique de la France après sa défaite face à l’Allemagne nazie en 1940 – une situation qui favorisa l’installation d’un régime collaborationniste que refusa de reconnaître une partie de l’empire, notamment l’Afrique équatoriale française, les Africains en profitent pour dénoncer un système de distinctions discriminatoires et appeler à l’avènement d’un État inclusif, diversifié et égalitaire. À sa libération par une coalition d’armées venues de la Russie, de l’Amérique, de l’Angleterre, y compris des colonies africaines, la France doit faire face, à partir de 1945, à une conjoncture géopolitique policée, marquée par la signature de la Charte des Nations ; une situation qui contraint les Européens en général à reconnaître comme légitime le droit des peuples à
Frederick Cooper, idem, p. 181. Ibidem. 190 Jacques Rabemananjara, « Alioune Diop, le Cénobite de la culture africaine », in Hommage à Alioune Diop. Fondateur de Présence africaine, Rome, Éditions des Amis italiens de Présence africaine, sd, p. 17. 191 Frederick Cooper, idem, p. 18. 188 189
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disposer d’eux-mêmes192. Tel est le contexte dans lequel le réalisme panafricain, sous la houlette du RDA, va faire trembler les assises de la colonisation française, jusqu’à l’obtention du vote de la constitution de 1946, dont les acquis majeurs, votés avec l’appui massif des Africains, sont résumés par Frederick Cooper dans l’extrait suivant de son essai : En 1946, les sujets africains de la France acquirent le droit d’avoir des droits, le droit de revendiquer. Les dirigeants africains, dont l’activisme fut décisif pour ce processus, devinrent des icônes de la libération. L’extension de la citoyenneté à l’outre-mer prit le nom de « loi Lamine Guèye », l’acte abolissant le travail forcé celui de « loi Houphouët-Boigny »193.
Ainsi, intégrés dans le cadre d’une Union Française consacrée désormais par cette constitution, les Africains, jadis nationaux et sujets français, exclus de la citoyenneté française, ont pu jouir de cette dernière qualité et faire usage du droit de vote uniquement reconnu aux citoyens français de la constitution de 1789. L’exceptionnel dans cette victoire du Panafricanisme sur l’immobilisme colonial est que ces nouveaux acquis ne tranchaient pas avec à leur identité originelle « négro-africaine », bien au contraire. Le seul article du projet de loi du député sénégalais Lamine Guèye stipulait que « Tous les ressortissants des territoires d’outre-mer (Algérie comprise) ont la qualité de citoyens au même titre que les nationaux français de la métropole ou des territoires d’outremer. Des lois particulières établiront les conditions dans lesquelles ils exerceront leurs droits citoyens »194. Outre, le code de l’indigénat qui ne survivra pas à la détermination politique et idéologique des panafricanistes du RDA, le « travail forcé », véritable symbole du juridisme colonial, n’échappera pas au débat suscité par la politique française d’après-guerre. Frederick Cooper fait remarquer qu’aucun politicien français ne tenant plus à défendre cette « pratique sordide », la loi introduite par les députés africains conduits par Houphouët-Boigny, et qui portera le nom de ce législateur ivoirien, fut votée à l’unanimité en avril 1946, peu avant le vote final de la première version de la Constitution195. Malgré la « situation coloniale » dans laquelle elle naît, la nouvelle constitution de 1946, pour l’époque, est un acte de modernité comparable, à la révolution de 1789 qui mit un terme à l’obscurantisme séculaire d’une société
Catherine Coquery-Vidrovitch, Enjeux politiques de l’histoire coloniale, Marseille, Argone, 2009, p. 19. 193 Frederick Cooper, idem, p. 21. 194 Frederick Cooper, idem, p. 103. 195 Frederick Cooper, idem, p. 82. 192
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française monarchique et esclavagiste196. Il est important de souligner que grâce à ce texte constitutionnel révolutionnaire un problème gravissime d’ordre légal et moral venait de trouver solution. Il s’agissait comme l’écrit Catherine Coquery-Vidrovitch, du fossé qui séparait le citoyen français et l’« indigène » des colonies françaises. Si ce dernier était reconnu sujet français, il ne pouvait, jusqu’en 1946, se prévaloir de la citoyenneté française. En réalité, c’est presqu’un pan entier des reliques du code noir napoléonien, ayant inspiré le « code de l’indigénat » sous l’Empire colonial français, qui s’effondre avec la constitution de 1946. Du moins, c’est ce que laisse à penser cette réflexion de l’historienne française : Jusqu’alors la colonisation signifiait que les métropoles exerçaient, seules, leur privilège de souveraineté sur des peuples dont la majorité des membres étaient soumis à des « codes de l’indigénat » qui en faisaient des « sujets ». Ces codes furent partout rédigés à la fin du XIXe siècle […]. C’était une série de règles qui permettaient à l’administrateur d’imposer des peines d’amende ou de prison sans passer par la justice, c’est-à-dire sans respecter la séparation des pouvoirs entre l’exécutif et le judiciaire. […] L’extension, avec des contenus variés, intervint au Sénégal et en Nouvelle-Calédonie en 1887, en Indochine en 1890, dans le reste de l’Afrique subsaharienne au début du XXe siècle.197
C’est la rigueur de ce juridisme datant que vient atténuer dans une certaine mesure le texte de 1946 qui rendra constitutionnelle198 la loi Lamine Guèye, du nom du socialiste sénégalais, voté le 26 avril 1946 et aussitôt promulguée le 7 mai 1946. Cette loi eut le mérite de faire de tous les colonisés des citoyens français, même si cette citoyenneté fut diversement appliquée, voire reconnue valable en définitive que par un arrêt du Conseil d’État en 1955199. Certes, avec cette application différée, la modernisation de l’action politique de la France est aussi tardive. Mais il n’est pas absurde de penser qu’avec ses nouvelles dispositions légales arrachées aux forceps par les leaders panafricanistes, le texte de 1946 ouvre la voie à la fin juridique du colonialisme200, par ce processus inédit de transformation de la quatrième République française en « Une petite minorité de députés d’outre-mer avait fait plier les ministres qui voulaient des clauses différentes sur la nationalité et les élections. Leur défense de la citoyenneté, si elle ne fut pas précisément un triomphe, conclut une phase du débat sur les droits du citoyen impérial qui avait débuté en France en 1789 et ouvrit un nouveau chapitre dans la lutte pour l’égalité des droits politiques, sociaux et économiques ». cf. : Frederick Cooper, idem, p. 139. 197 Catherine Coquery-Vidrovitch, idem, pp. 20-21. 198 Frederick Cooper, idem, p. 135. 199 Catherine Coquery-Vidrovitch, idem, p. 22. 200 « La loi du 7 mai 1946 proclame avant tout un principe d’égalité : il n’y a plus de sujets, il n’y a plus de régime colonial. ». Moutet cité par Frederick Cooper, in Africains et Français ?, op. cit., p. 103. 196
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une force de progrès économique, politique et social, sans laquelle la France risquait d’être condamnée à un colonialisme des plus inhumains201. C’est ce que confesse substantiellement le ministre des Colonies de l’époque, Moutet, lorsqu’il considère que la France se trouvait désormais avec la loi Lamine Guèye du côté progressiste de la frontière coloniale, même s’il lui était difficile d’affirmer qu’elle avait éliminé toute trace de statut colonial202. Pour sa part, l’historien américain, Frederick Copper, reconnaît que, face à la grande victoire de l’obtention d’un code de travail non discriminatoire qui, par ailleurs, exhortait à d’autres revendications de parité avec la métropole, les responsables français étaient si désemparés, qu’ils furent désormais favorables à un transfert de l’autorité budgétaire aux assemblées territoriales élues, qui seraient contraintes de voter les impôts nécessaires pour répondre aux aspirations de leurs électorats203. Car, poursuit Frederick Cooper, le gouvernement français décida que le coût d’un empire composé de citoyens revendicatifs était au-dessus de ses moyens. Dans ce débat inédit et historique, ce long combat pour la reconnaissance des droits civiques des « Français diminutojure », comme les appelaient le ministre des Colonies, parce que visés par un statut juridique restreint204, il serait immoral de passer sous silence la sagacité de certains intellectuels noirs, notamment ceux de la Négritude, non moins influencée par les idéaux du Panafricanisme. Ce mouvement, historiographiquement, n’est-il pas donné comme une conséquence idéologique du mouvement de l’afro-renaissance. Un mouvement avant-gardiste de la démocratie française post-libération Dans le contexte historique immédiat de la Libération, l’existence de la Négritude, mouvement de pensée dont le combat pour la dignité des peuples opprimés se transporta aux quatre points cardinaux (en Europe, dans les Antilles, en Afrique, en Asie et même en Amérique), fut une véritable chance pour la France contemporaine et un facteur idéologique indéniable pour la civilisation humaine qui se dit aujourd’hui universelle. À ce titre, l’histoire politique de ce mouvement dont l’historiographie s’est toujours limitée au théâtre de la culture reste à écrire. C’est faire œuvre de défrichage de ce sentier de la recherche que d’écrire que la Négritude a été une idéologie d’avant-garde Pour soutenir la comparaison, il importe de rappeler qu’à la même époque, précisément en 1947, la Grande-Bretagne, en conformité avec la Charte de l’Organisation des Nations unies, accepte l’indépendance du joyau tropical de son empire colonial, l’Inde, tandis que les Pays-Bas firent autant pour leur dominion indonésien entre 1945 et 1949. 202 Frederick Cooper, idem, p. 103. 203 Frederick Copper, Le colonialisme en question, Paris, Éditions Payot & Rivages, 2010, p. 56. 204 Frederick Cooper Africains et Français, op. cit., p. 30. 201
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à la postmodernité républicaine et démocratique française d’après-guerre. Frederick Cooper n’en pense pas moins quand il livre le fruit de sa réflexion sur la question : Dans ce contexte impérial, soutient-il, certains intellectuels noirs, notamment Senghor en Afrique et Aimé Césaire aux Antilles, affirmèrent que, dans le monde entier, les populations d’ascendance africaine se devaient de reconnaître la communauté de leur héritage culturel, leur Négritude, et les contributions que leur civilisation apportait à l’humanité. Ils développèrent ces idées dans des écrits poétiques et politiques, mais se virent très souvent objecter que la différence était en quelque sorte synonyme de moindre francité.205
À propos d’écrits politiques des auteurs de la Négritude, dont la force d’âme et la foi dans la vérité profonde ont contribué à la renaissance de la France de Blancs, de Noirs, de Jaunes, et de lien d’amitié entre tous les hommes du monde, l’historien américain revient sur la contribution de Léopold Sédar Senghor dans un ouvrage collectif, La Communauté impériale française. Cette œuvre, dans l’esprit de ses coauteurs, devait servir de bréviaire à la réflexion relative à la création de l’Union française. Si certaines parties du texte confinaient à de pieuses évocations de la loyauté de l’empire envers la France, le chapitre rédigé par Senghor avait plus d’envergure, peut-on lire en substance sous la plume de Frederick Cooper. Selon lui, le poète et homme politique sénégalais appelait à reconnaître les contributions de l’Afrique à la civilisation mondiale, sans oublier d’inviter les Africains de France à assimiler le meilleur de ce que la culture européenne avait à offrir à leur propre mode de vie : Des « citoyens d’empire », tel était ce que Senghor cherchait à créer. Il avait débuté son essai en affirmant que « depuis 1940, le mot ‘‘ empire’’ a acquis un prestige quasi magique », notamment parce que l’empire s’est révélé fidèle à l’idéal de la République française lorsque la France européenne est passée sous domination allemande. Désormais, la tâche de la France était de se renouveler et de se redéfinir. Senghor concluait en invoquant la figure iconique de la domination impériale française au Maroc, le général Lyautey […] qui voyait l’empire comme un « spectacle d’un groupement d’humanité où des hommes, si divers d’origines, d’habitudes, de professions et de races, poursuivent, sans rien n’abdiquer de leurs conceptions individuelles, les recherches d’un idéal commun, d’une commune raison de vivre ». Mais si la vision de Lyautey d’une humanité rassemblée différait de la réalité coloniale, l’article de Senghor non seulement esquissait le plan d’une structure fédérale dans laquelle les Africains géraient leurs propres affaires, mais aussi donnait une raison
205
Ibidem. 121
justifiant une telle structure : la différence et l’équivalence des civilisations africaines et européennes ».206
Dans la légitime lutte pour la conquête des droits civiques qui ouvrent la voie à l’égalité, la liberté et à la fraternité entre les peuples de l’empire, la contribution de Senghor, ici, a, au-delà de cet article, le mérite de proposer à la France post-libération un nouveau contrat politique, dans le cadre du projet de l’Union Française, devenu un idéal républicain d’après-guerre : Fin 1945, le nouveau gouvernement renonça au nom d’ « empire français » pour adopter celui d’« Union française, reconnaissant ainsi que l’avenir d’un État complexe et inégalitaire dépendait de la reconfiguration des relations entre ses composantes. Ces relations correspondaient non pas vraiment à une dichotomie colonisateur/colonisé, mais à six catégories : […] la métropole (la France européenne), […] l’Algérie […], les vieilles colonies, essentiellement situées dans les Antilles, mais aussi les Quatre communes du Sénégal, auxquelles la citoyenneté avait été étendue lors de l’abolition de l’esclavage en 1848. […] Les nouvelles colonies, comprenant la majeure partie de l’Afrique française ainsi que des îles du Pacifique […] Les protectorats – le Maroc, la Tunisie et les États indochinois. […] Les mandats – le Togo et le Cameroun.207
Mais une chose est de vouloir l’Union Française dans sa structure composite ci-dessus rappelée, et une autre est de penser les dispositions légales et les institutions capables de donner à la France post-libération le visage d’un État moderne qui tire les leçons de sa propre occupation par une puissance impérialiste. À ce jeu, la France des Lumières ne s’est jamais montrée prompte à la remise en question ou au dépassement de son confort colonialiste. Pour cette raison, la clairvoyance politique des fédéralistes africains du RDA, aidés dans leur engagement politique par les négritudiens de la trempe d’un Senghor ou d’un Aimé Césaire, comptant parmi les intellectuels noirs les plus influents du XXe siècle, ne pouvait que donner les ressorts nécessaires à la France d’après-guerre enquête de nouveaux paradigmes institutionnels pour sa renaissance et pour son universalisme terni par son ambition nationaliste et impérialiste outrancièrement violente et inhumaine. C’est aussi, comme l’a exprimé Senghor plus haut, la volonté première d’Aimé Césaire qui, prenant la parole à la deuxième séance parlementaire du 18 septembre 1946 présidée par M. Vincent Auriol, président du gouvernement provisoire de la République, dépeint le tableau chaotique des relations internationales empreintes de colonialisme européen ; une atmosphère qui, à elle seule, explique la vision césairienne du statut de l’Union française : […] À l’heure où les empires coloniaux craquent de par le monde, à l’heure où l’on se tue à Bombay, où l’on se massacre en Palestine, où
206 207
Frederick Copper, idem, p. 50. Frederick Cooper, idem, pp. 33-34. 122
l’on s’assassine en Indochine, à l’heure où les passions continuent de flamber en Indochine, à l’heure où elles s’allument en Afrique du Nord, où elles couvent secrètement en Afrique noire, il s’agit pendant qu’il est encore temps, de remplacer les règles qui ont défini les rapports de la France et des territoires qui lui sont associés par des rapports plus conformes aux nécessités du monde moderne, en même temps qu’à cet idéal démocratique pour lequel nous ne voulons pas admettre un seul instant que plusieurs millions d’hommes sont morts en vain.208
L’harmonie des vues de Césaire et de Senghor à propos de la nouvelle orientation à donner à la France contemporaine, conséquence de sa propre ambition nationaliste et coloniale, ne fait aucun doute. Condamnant l’irréalisme géopolitique de la France après 1945, le député ultramarin saisit sa tribune de l’Assemblée nationale pour attirer l’attention des autorités sur les risques politiques de l’immobilisme métropolitain : […] Je considère que pour une grande nation, il n’y a pas pire danger que d’être pris de court par l’histoire. Ce serait être pris de court pas l’histoire que de ne pas apprécier à sa juste valeur les mouvements qui agitent, à l’heure actuelle, les territoires d’outre-mer. Oui ! Qu’on le veuille ou non, le fait est là. Ce que vous appeliez hier l’Empire, et que nous voulons espérer pouvoir appeler un jour, autrement que par une figure de rhétorique, l’Union française, ce que vous appeliez hier l’Empire, dis-je, est né à la conscience politique209.
S’il pouvait subsister encore l’once d’un scepticisme sur le rôle politique des ténors de la Négritude à l’avènement de la France contemporaine née de la résistance à l’occupation nazie et des luttes anticolonialistes des peuples d’outre-mer, ce discours historique d’Aimé Césaire vient mettre les pendules à l’heure. À l’image de cette formule de Senghor, « l’empire s’est révélé fidèle à l’idéal de la République française lorsque la France européenne est passée sous domination allemande », celles-ci, d’Aimé Césaire, « l’empire est né à la conscience politique » ou encore « L’empire est né à la politique dans les convulsions de la dernière guerre », signifient que le sacrifice des hommes venus « du désert comme de la brousse, de la savane comme de la forêt, des Antilles comme de l’Afrique, des hommes qui étaient des nègres, des Arabes, des Malgaches » est le sacrifice expiatoire des péchés de l’Empire : obscurantisme, massacres, expropriations de terres, pillages, etc. C’est un sacrifice contre tout ce que représente le colonialisme : l’esprit de violence, le racisme et le despotisme. Enfin c’est un sacrifice « pour la libération certes, mais aussi pour la liberté plus belle encore que la libération »210. Édouard de Lépine et René Hénane (série dirigée par), Aimé Césaire. Écrits politiques, Paris, Nouvelles éditions Jean-Michel Place, 2013, p. 38. 209 Édouard de Lépine et René Hénane, idem, p. 39. 210 ibidem, p. 39. 208
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La création de l’Union Française est donc un moment historique sans précédent dans l’histoire de la France d’après-guerre que saisissent les pères fondateurs de la Négritude pour exprimer voire inculquer à la classe dirigeante un projet de modernisation de la vie républicaine : créer une relation de fraternité et de franche collaboration entre les peuples de la France européenne, d’Afrique, d’Asie et des Antilles, condamnés à évoluer ensemble depuis le tournant du XIXe siècle. Par cette vision de l’Union Française qui faisait, non pas de la libération, mais de la liberté des peuples sans préjugé de race et de civilisation, la matrice de la démocratie française postmoderne, Aimé Césaire inscrivait, consciemment ou inconsciemment, la Négritude comme un courant idéologique avant-gardiste, dans l’engagement en faveur de la France, nation promotrice des droits universels. N’est-ce pas au nom des sacro-saints principes de ce mouvement politico-culturel né dans la contestation de l’ordre colonial que le député d’outre-mer s’adressât à ses homologues métropolitains de la représentation française : Interrogez l’histoire de la sécession de l’Amérique du Nord ou celle de la sécession d’Haïti et vous serez amenés à constater avec moi que le peuple qui se sépare de la métropole est un peuple acculé au désespoir, un peuple qui ne voit à son malheur d’autre issue que la révolte. […] à travers vous, c’est au pays tout entier que nous nous adressons. Un grand espoir s’est levé sur les pays colonisés : l’espoir de voir naître de leurs souffrances et de leurs sacrifices un monde plus juste, où leurs devoirs seront équilibrés par un poids égal de droits.211
Quant à la vision senghorienne, à la question de savoir quelle a pu être véritablement sa portée dans l’avènement de l’Union française, à un moment où l’aspiration politique majeure de Senghor rencontrait, non seulement par moments celle d’Aimé Césaire, et, mais aussi parfois les positions de gaullistes convaincus comme l’administrateur colonial, Henri Laurentie, ou du président du Conseil de l’époque René Pleven, Frederick Cooper, sans être formel, est d’avis que le point de vue de l’auteur d’Ethiopiques fut parmi les plus déterminants. Pendant la période d’incertitude où la victoire de l’Allemagne était en vue et les institutions pour un État d’après-guerre restaient encore à écrire, le gouvernement de De Gaulle mit en place des structures officielles destinées à repenser l’organisation de l’Empire français. Relativement à ce projet, l’historien américain ne laisse pas moins planer l’idée d’une probable influence de la vision senghorienne de la France postlibération sur celle qui allait désormais cheminer dans le milieu de l’exécutif français : Senghor et les membres relativement progressistes de l’administration coloniale partaient d’hypothèses en partie communes : l’empire était un État complexe, incluant différentes civilisations différemment
211
Édouard de Lépine et René Hénane, idem, p. 46. 124
gouvernées, qu’il fallait désormais transformer en un autre État complexe, moins hiérarchisé et plus intégrateur. Henri Laurentie, […] comme Senghor, il saluait, au titre de successeur de l’empire, la « Communauté française ». Et il tira conclusion d’une importance politique immédiate : les populations d’outre-mer devaient être représentées lors de la rédaction de la « Constitution fédérative ». […] La commission Pleven, qui se réunit de mai à août 1944, eut pour tâche de donner à la France une apparence inclusive à défaut d’être égalitaire. Pleven […] était disposé à considérer l’État – sinon la République – comme une entité divisible, ou du moins non homogène. […] Il envisagea une assemblée diversifiée, dans laquelle siégeraient représentants coloniaux et représentants métropolitains, mais ni proportionnellement à leur population ni élus selon le même type de scrutin. Il envisagea également la création de nouveaux statuts « pour faire passer de ‘‘ sujets’’ à ‘‘ citoyens’’ les populations des territoires coloniaux », sans dire quels seraient ces statuts ni préciser le temps que prendrait la transition.212
Les débats houleux empreints de vérité qui témoignent des grandes interrogations des dirigeants de la République française sur la destinée de leur nation ont connu une participation active des Africains et des leaders de la Négritude. En même temps que ces derniers se préoccupaient de leur propre sort, ils n’étaient indifférents à la situation de la France sous oppression allemande. La Négritude, de ce point de vue, a permis de briser les tabous. Discours sur le colonialisme, essai politique, qui porte remarquablement les positions négritudiennes et notamment celle de son auteur, est là pour soutenir cette réalité. Pour sa part, le poète malgache Jacques Rabemananjara, dans un article hommage à Alioune Diop, l’un des artisans de la Négritude, confirme que les thèmes de discussion de la diaspora africaine en France, à cette époque, « reflétaient le plus souvent [leur] désarroi devant l’ébranlement de la culture et de la civilisation occidentale dont la métamorphose, voire la décomposition, s’opérait sous [leurs] yeux »213. Ainsi, même si les discussions tournaient autour du colonialisme, de l’exaltation des valeurs africaines et nègres, il convient aujourd’hui de reconnaître que la Négritude a inoculé à la tradition démocratique française actuelle une philosophie politique qui bannit toute différence ethnique et toute essentialisation raciale de l’espace étatique et républicain. Sous les coups de bélier de la pensée césairienne, senghorienne et autres figures de proue du mouvement comme Léon Gontran Damas, Alioune Diop, etc., l’humanisme somnolent de la France a été extirpé de sa léthargie pour admettre les destinées variables des peuples au sein de la grande et belle idée de l’Union française.
212 213
Frederick Cooper, idem, pp. 50-54. Jacques Rabemananjara, op. cit., p. 17. 125
En dehors de son éphémère existence, pour la simple raison qu’elle fera place à la « Communauté française », l’Union française demeure un moment d’histoire au cours duquel fut exhumé l’engagement politique majeur de la Révolution française, à savoir l’égalité des peuples en droit. Capitalisant plus d’un siècle de révolution politique et anticolonialiste haïtienne, de révolution culturelle et de lutte pour la dignité et la présence des Noirs au centre et à la périphérie de l’État, les romanciers, poètes, dramaturges, essayistes et autres philosophes de la Négritude ont été des acteurs incontournables de l’humanisation d’un système politique français, prompt à instrumentaliser avec arrogance le racisme, les préjugés raciaux. Conscients de ce que les descendants des civilisations africaines pouvaient apporter à l’action politique française le jour où le colonialisme ferait place à la fraternité ou à l’amitié entre les peuples, ils prirent part à la libération totale de la France. Lorsqu’ils recouraient aux mythes africains, il n’était point question, comme l’écrivait Paul-Henri Chombart de Lauwe, à propos d’Alioune Diop, ex-chef de cabinet du gouverneur de l’ancien AOF René Barthes en 1946, de retrouver un folklore ni les images les plus banales. En revanche, il s’agissait d’affirmer les sources vives d’une pensée qui, s’appuyant sur des formes classiques, étaient capables de créer de nouvelles images, de créer de nouveaux modèles et de s’imposer par rapport à des pensées européennes trop souvent emprisonnées dans une rationalité qui, à certains points de vue, les paralysaient214. Dans sa lutte pour l’avènement d’une nouvelle France sous les auspices de l’Union française, la Négritude, à travers les écrits et les actions des acteurs qui l’ont animée, a ouvert son idéal anticolonialiste à la perspective d’une conscience d’égalité entre les peuples. Le racisme comme idéologie de gouvernement politique et d’administration au quotidien des territoires d’outre-mer trouve en la personne des Césaire, Damas, Senghor, Alioune, des adversaires authentiques, mais surtout des hommes d’État « français » plus que jamais convaincus que la solution à la perdition de l’empire pris sous la menace du sectarisme racial est l’application des conquêtes civiques de la révolution de 1789. Par leur engagement politique des plus mémorables aussi bien pendant l’entre-deux guerre qu’après la fin de la Seconde Guerre mondiale, ils ont fait de la Négritude une réponde à la fois idéologique et politique à l’exclusion du Noir du domaine sacré que représente le droit. Si en métropole, la conscience populaire, longtemps influencée par près d’un siècle de dénigrement des civilisations africaines par la culture scolaire et un certain discours africaniste, semblait imperméable aux messages des militants de la Négritude, c’est surtout dans les « marges » de l’empire Paul-Henri Chombart de Lauwe, « Hommage à Alioune Diop. Un témoin de notre siècle », in Hommage à Alioune Diop. Fondateur de Présence africaine, Rome, Éditions des Amis italiens de Présence africaine, sd, p. 266. 214
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colonial français, c’est-à-dire en outre-mer, que cette semence idéologique portera véritablement ses fruits. La crise du colonialisme sur fond de protestation contre les dérives raciales et racistes prend des proportions inattendues. Rejetant les prisons tribales dans lesquelles l’administration coloniale les confine tout en les exploitant comme des bêtes de somme à la fin des années 1930 et durant la décennie qui suivit, une infime élite éduquée de soi-disant « païens », vénérant des dieux et des ancêtres locaux, fonde des mouvements religieux chrétiens et musulmans de vaste ampleur. Ces mouvements contestent les prétentions idéologiques du colonialisme215. À l’origine d’agitations urbaines à l’intérieur d’un continent extrêmement rural, cette « infime élite éduquée », ces « soi-disant païens » dont les idées politiques et culturelles entretenaient le climat d’insurrection contre les gouvernements coloniaux, n’étaient autres que les fondateurs de la Négritude et partisans historiques des idéaux du Panafricanisme. Parmi eux, le natif du Sénégal, Léopold Sédar Senghor, les écrivains antillais Aimé Césaire et Léon Gontran Damas, tous trois reconnus comme parmi les poètes francophones les influents du XXe siècle. À propos de ce dernier, son rôle dans l’émancipation des consciences est de plus en plus rappelé pour ne pas que son combat politique passe à la trappe de la mémoire de l’histoire de la France coloniale : Nous, ceux du temps de la lutte que nous espérions alors d’émancipation, nous n’oublions pas que le député et poète L. G. Damas, perdit son écharpe de député français, parce qu’il s’était entêté à relater exactement les faits des Évènements de Treichville dont il était le rapporteur de la Commission d’Enquête. Il reçut ensuite, à Paris, la visite des « plombiers » du Canard enchaîné qui lui emportèrent de nombreux documents216.
L’auteur de cet hommage au combat idéologique et politique de Léon Gontran Damas est Bernard Dadié qui réclame depuis quelques années la réédition de ce rapport, à l’époque intitulé Les Événements de Treichville, qui permettrait à chaque Ivoirien, témoin et sans doute acteur de la crise politique et armée que traverse son pays de « faire son aggiornamento, de faire corps avec son […] histoire », afin de s’épargner les marches à contretemps, souvent si dommageables, de surtout savoir sérier les ordres et les mots d’ordre soufflés d’ici et d’ailleurs, aussi mystificateurs qu’ils soient.217 Dans la conscience de cet « immortel »218 de la littérature africaine et surtout dans l’imaginaire collectif de ses contemporains des années de braise qui rimaient avec la guerre de 39-45 et une stagnation tragique de la politique Frederick Cooper, L’Afrique depuis 1940, coll. « Petite Bibliothèque Payot », Paris, Éditions Payot & Rivages, 2008, p. 43. 216 Bernard B.- Dadié, Cailloux blancs, Abidjan, NEI/CEDA, 2004, p. 65. 217 Bernard B.- Dadié, idem, p. 48. 218 Christine Binlin-Dadié, « Les immortels », in Bernard Binlin Dadié. Cent ans de vie littéraire et politique, tome 2, coll. « Ecripol », Paris, L’Harmattan, 2018, p. 267. 215
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coloniale française, le poète guyanais restera l’écrivain dont le poème « Et caetera » eut un retentissement sans précédent dans l’esprit des colonisés, au point où les jeunes de la colonie de Côte d’Ivoire refusèrent de se faire enrôler dans l’armée française pendant la Seconde Guerre mondiale.219 Même si ces hommages à Léon Gontran-Damas tranchent avec le déficit d’information sur sa carrière politique, relativement courte, il n’en demeure pas moins vrai que son nom reste associé à toutes les circonstances de la période entre 1946 et 1951 correspondant à la durée de son mandat de parlementaire, où il est question de résistance, de révolution ou encore de lutte anticolonialiste. Cofondateur en 1946 du Mouvement de la Renaissance Guyanaise d’obédience socialiste, il s’est principalement investi, dans le cadre de son action politique, dans la dénonciation du colonialisme et dans la contestation du projet de départementalisation qui allait à l’encontre de l’indépendance de la Guyane. Pour lui cette loi ne signifierait rien d’autre qu’un « jeu de dupes, une simple question de terminologie »220. L’expérience de la Négritude au service de la renaissance démocratique et républicaine française a permis de revenir à une certaine connaissance des peuples, à un certain mode de communication entre ces derniers. Cette expérience a surtout permis de sortir des impasses dans lesquelles la politique colonialiste a souvent entraîné les civilisations. Que l’on partage ou non les positions parfois tranchées de ces intellectuels noirs et hommes politiques sur le sujet brûlant de l’Union française, le plus important après plusieurs de décennies de recul, est qu’il est impossible de minimiser à cette époque la manifestation d’une volonté farouche de leur part, qui aura contribué à rassembler des résistants et patriotes français, mais aussi des anticolonialistes africains, asiatiques, antillais autour d’un projet républicain inaugural. Ils ont su porter au bout des idées exprimées dans leurs œuvres littéraires et politiques l’idéal de nouvelles représentations et de nouveaux systèmes de valeurs. Leur lutte a fait prendre conscience de la nécessité de dépasser un modernisme dont les limites se sont avérées avec la Seconde Guerre mondiale, l’extermination de juifs et d’Européens opposés au nazisme, le massacre de soldats africains à Thiaroye221, qui pourtant avaient pris part à la libération de la France. Femi Ojo-Ade, « La rapport Damas », in Léon Gontran-Damas. Cent ans en noir et blanc, Paris, CNRS Éditions, 2014, p. 291. 220 Biringanine Ndagano, « Damas était-il un homme politique ? », in Léon GontranDamas. Cent ans en noir et blanc, op. cit., p. 283. 221 « Le 1er décembre 1944, des dizaines de soldats africains appelés « tirailleurs » sont exécutés par l’armée française dans le camp de Thiaroye, au Sénégal. Ces hommes, qui ont combattu pour la France lors de la guerre et anciens prisonniers des nazis, réclamaient le paiement de leur solde. Selon la version officielle, la répression fait suite à une mutinerie. Une thèse réfutée par l’historienne Armelle Mabon, maître de conférences à l’Université Bretagne Sud. Elle dénonce un mensonge d’État et un 219
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De l’humanisation de l’arsenal juridique de la France et des relations internationales Aborder la question du rôle joué par la Négritude dans la défaite de la pensée colonialiste et par conséquent dans la modernisation de la France postLibération revient aussi à pousser la réflexion au-delà de cet héritage, pour examiner son apport à l’humanisme, en tant qu’idéologie préoccupée par le confort historique de l’humain et par la cohabitation déconflictualisée des humanités dans leurs différentes situations relationnelles. Cet élargissement des analyses, guidé par le souci de prendre aux mots à un certain historicisme qui circonscrit l’héritage de la Négritude aux frontières des « Belles lettres », conduit tout droit aux récents travaux de Clément Claude Trobo et Colette Maximin; le premier, « spécialiste du droit public et diplômé de sciences politique » tandis que la seconde, ancienne normalienne et enseignante de littérature comparée, est « chercheure en civilisation américaine et du Tiersmonde anglophone ». Certes, ce mouvement d’intellectuels afro-descendants et africains, avait, de l’avis unanime des historiens et des philosophes de l’histoire du XXe siècle, contribué à lever les digues de la pensée émancipatrice de la France contre les griffes du colonialisme du voisin nazi. Mais de là à imaginer que l’achèvement de l’humanisation de l’arsenal juridique de la France reste tributaire de l’action politique, culturelle et idéologique de la Négritude, cette hypothèse paraît bien loin du consensus historienne et philosophique évoquée à l’instant. Et pourtant, ce n’est pas une vérité hors d’atteinte si l’on prend à témoin Clément Claude Trobo et Colette Maximin222, dont l’essai brise et ruine le silence ou la condescendance à l’égard de l’idée selon laquelle l’humanisation de l’arsenal juridique de la France contemporaine ne peut s’articuler en toute cohérence dans l’histoire des idées en ignorant que : […] la Négritude, en effectuant, dans les faits, ce travail de réhabilitation, a redonné aux Noirs ce sans quoi ils seraient dans l’impossibilité de se réclamer des droits en question : leur humanité. En les amenant à la conscience de cette humanité […] elle en a fait des sujets effectifs ; elle a promu comme sujets réels de droits de l’homme. […] Ce faisant, elle a accompli autre chose : elle a ouvert consécutivement, dans le domaine des droits crime de masse prémédité. Invitée du « Monde Afrique », elle revient sur ce massacre camouflé pendant plus de soixante-dix ans. ». cf. : Coumba Kane, Émile Costard, in http://www.lemonde.fr/afrique/video/2017/12/01/massacre-de-thiaroye-en-1944-cest-un-crime-de-masse-premedite_5223408_3212.html#E3TzpRCMTyRXS63j.99, consulté le 30 janvier 2017. 222 Clément Claude Trobo, Colette Maximin, L’humanité des Noirs, Paris, L’Harmattan, 2017, p. 12. 129
de l’Homme, un ensemble de revendications propres aux Noirs.223 L’importance de cette déclaration s’explique par le fait qu’elle ouvre désormais à la Négritude les portes d’un domaine, celui du droit, où les valeurs, historiquement et sociologiquement, ont été la chasse gardée de la bourgeoisie. En effet, hormis toutes les déclamations poétiques et rituelles, mais aussi tous les écrits qui ont permis de constituer une mémoire de ce courant littéraire insidieusement répudié de l’histoire des idées politiques du XXe siècle pour ses supposées accointances avec des postures jugées tendancieusement intégristes et racistes selon ses détracteurs, la Négritude est vue par ces deux auteurs, et à juste titre, comme l’un des rares mouvements politiques et philosophiques qui ont fait entrer le Noir dans l’arsenal juridique européen et français des droits de l’homme en l’occurrence. Pour prendre toute la mesure de l’humanisme recouvré par les droits de l’homme ; des droits de l’homme dont la conception, malgré les incantations du siècle des Lumières, n’était que « partielle et partiale et, tout compte fait, sordide et raciste », pour avoir été trop longtemps « rapetissé [e] »224, un rappel s’impose : celui de la représentation juridique du Noir jusqu’à l’avènement de la Négritude dans le premier tiers du XXe siècle. D’abord, à travers le « Code noir », puis le « Code de l’indigénat », comment se représentait-on la Noir dans le droit des nations occidentales ? Le « Code noir […], le texte juridique le plus monstrueux qu’aient produit les temps modernes »225, apporte une réponse claire à une préoccupation à la fois morale, philosophique et religieuse, sur le statut des Noirs : « Des hommes ? Des bêtes ? » : « Les « nègres » esclaves ? Socialement : des bêtes, voire des objets. Individuellement : des créatures humaines, susceptibles du salut par le baptême. ».226 Pour Louis-Sala Molins, certes, le Code Noir n’invente rien. Cependant, il traduit idéalement l’analyse anthropologique de belle facture stoïcienne selon laquelle les Noirs sont éthiquement, politiquement et juridiquement peu socialisables. Le disant, ce texte rappelle pour les Noirs l’essentiel d’un passé relativement récent qui, écrit le philosophe français, les confinait assurément au rang de bêtes, à la suite de la théologie qui avait réussi, dès le XVe siècle, à penser la carte et la charte de l’humanité en fonction de celles de l’exercice du pouvoir et de la transmission des souverainetés227. Clément Claude Trobo, Colette Maximin, idem, p. 16. Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, op. cit., p. 12-13. 225 Louis Sala-Molins, Le Code Noir, p. VIII, 226 Louis Sala-Molins, idem, p. 27. 227 Louis Sala-Molins, idem, p. 26. 223 224
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Articulée en dispositions légales, la représentation du Noir à travers le Code noir est une somme d’articles qui scellent l’image des esclaves. Réduits à l’état de « bétail humain », de « meubles », ils sont, par le fait de cette institution juridique, au cœur d’une « entreprise industrielle qui aménage les fonds de cale des navires négriers de sorte à y entasser le plus grand nombre d’hommes, de femmes et d’enfants ». N’ayant aucun droit en dehors de celui qui donne droit de vie et de mort à leurs maîtres qui, pour les punir d’une fugue éventuelle, sont habiletés à les fouetter, lacérer, torturer, les pendre, les brûler ou les écarteler, les esclaves noirs, et les peuples dont les territoires ont fait l’objet de partage à la Conférence de Berlin en 1885 sont définitivement retenus en marge de tout principe juridique humaniste ou philanthropique. Et ce n’est pas le « Code l’indigénat », cet autre instrument juridique de la domination impérialiste qui démontrera le contraire. Ensemble de dispositions juridiques et de lois par lesquelles la France coloniale maintenait dans ses domaines, l’indigène à bonne distance juridique du citoyen228, le Code l’indigénat qui entre en vigueur avec la colonisation de l’Algérie jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, soit près d’un siècle de pratique, est une actualisation du Code noir à l’esprit de la mission civilisatrice de l’Occident. Il poursuit, comme l’écrit l’historien Olivier Le Cour Grandmaison, une politique d’assujettissement par la mobilisation de moyens juridiques pour la plupart dérogatoire au droit commun229. Qualifié aussi de « monstruosité juridique »230, à l’instar de tous les dispositifs juridiques fondés sur la combinaison de critères raciaux et culturels, il fait de l’exception la norme. Il édicte les infractions propres à la catégorie des personnes qu’il vise : La liste des infractions spécifiques aux colonisés est longue, baroque aussi, comme on disait au 18ème siècle pour qualifier des réalités bizarres et choquantes qui semblaient défier l’entendement. Curieuse, cette liste l’est assurément, et si la logique ayant présidé à son élaboration peut être assez facilement restituée, il n’en va pas de même des motifs précis qui ont justifié l’adoption de telle ou telle infraction231.
Ainsi, se basant sur une ingénierie juridique infamante et ethnocentriste caractérisée par les Codes noirs et de l’indigénat, l’Occident a dénié aux peuples asservis par son nationalisme outrageant pendant plusieurs siècles le droit de se définir comme membre de la civilisation humaine. Par conséquent, l’application du droit comme principe d’égalité, de fraternité et de justice arraché héroïquement par les différentes révolutions politiques et culturelles Louis Sala-Molins, idem, p. p. 118. Olivier Le Cour Grandmaison, Coloniser. Exterminer, sl, Librairie Arthème Fayard, 2005, p. 248. 230 Olivier Le Cour Grandmaison, idem, p. 249. 231 Olivier Le Cour Grandmaison, idem, p. 253. 228 229
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de la fin du XVIIIe siècle et du milieu du XIXe siècle leur est fermée, au grand dam de tout idéal républicain. Des qualifications qui leur sont accolées depuis le temps de l’esclavage par le Code noir, au traitement juridique et social qui les oblige à travailler pour le colonisateur dans le cadre des travaux forcés institués par le Code de l’indigénat, « il en résulte une représentation de [ces êtres] qui, loin d’inviter à les percevoir comme personne, en fait une chose »232. Par une sorte de legs, poursuivent Clément Claude Trobo et Colette Maximin, ce juridisme séculaire vêtira socialement le Noir d’une image des plus reléguant hors de l’humanité ou dans les plus basses strates du genre humain233. C’est cette représentation gravée dans le marbre des esprits que la Négritude va contribuer, non seulement à faire reculer patiemment et avec obstination dans l’inconscient collectif, mais in fine à en faire un objet de délit désormais pris en compte par le droit international après la Seconde Guerre mondiale. Par ses prétentions culturelles humanistes et universalistes, la Négritude fait figure de précurseur dans bien de domaines sur lesquels reviennent les réflexions de Trobo et Maximin. D’abord à propos de certaines dispositions de la Déclaration universelle des droits de l’homme adoptée le 10 décembre 1948, et dont l’esprit et la lettre rejoignent la vision des pères fondateurs de la Négritude. Ce texte majeur de l’humanité qui a survécu à la grande boucherie de 1939-1945, en son article 27, admet que toute personne a le droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté, de jouir des arts, et de participer aux progrès scientifiques aussi bien qu’aux bienfaits qui en résultent. Y a-t-il une différence entre cette disposition de la charte des Nations Unies en faveur des droits culturels, qui, faut-il le rappeler, sera intégrée à la charte culturelle de l’Afrique, adoptée par l’Organisation de l’Unité Africaine en 1976, et la légitime démarche de restauration de l’humanité des Noirs revendiquée par la Négritude dès le milieu de la décennie 1930 : Dès les années 1930, la volonté de réagir à ce discrédit s’est traduite, chez les pionniers de la Négritude, par l’énonciation d’un droit à l’identité culturelle. Elle eut son apothéose avec les deux Congrès, véritable tribune qui a donné un énorme retentissement aux demandes du monde noir. L’Afrique et sa diaspora y furent exhortées à faire entendre, au sein du concert humain, les variations produites par le génie nègre.234
Il convient, en regard de ce propos, de faire remarquer que, derrière ces revendications du droit à l’identité culturelle assumée, se cache un autre droit obtenu de hautes et sanglantes luttes panafricanistes, et pour lequel la Clément Claude Trobo, Colette Maximin, idem, p. 23. Clément Claude Trobo, Colette Maximin, idem, p. 25. 234 Clément Claude Trobo, Colette Maximin, idem, p. 345. 232 233
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Négritude fait incontestablement figure de proue, mais aussi figure de précurseur. Il s’agit de la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes, l’un des dispositifs essentiels qui justifiaient, à l’époque, la création et l’existence même de l’Organisation des Nations Unies en 1942. Versant politique du droit à l’identité culturelle, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est une revendication de la Négritude bien antérieure à l’adoption de la charte des Nations unies. Elle découle, d’après les auteurs de L’humanité des Noirs, de l’attitude consistant à poser le postulat que l’existence des civilisations et cultures nègres, mais aussi l’assujettissement des peuples noirs et la déshumanisation des individus concernés ont reposé sur l’idée de leur infériorité et de leur inaptitude à assumer des responsabilités communes235. La reconnaissance du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes dans le cadre du nouvel ordre international contraint les pays colonisateurs à faire évoluer l’esprit des lois de leur système juridique qui, pour certains États impérialistes comme la France, persistaient dans la distinction raciste et raciale entre « citoyens » et « sujets » de l’Empire ; les premiers considérés comme des personnes de droit et les seconds, des individus exclus du droit. Artisans de cette victoire historique des « Alliés » sur le nazisme, dimension du colonialisme ayant fait de l’occupation de territoire et du génocide sa méthodologie de régulation des relations entre puissances impérialistes et nations dominées, les pères fondateurs de la Négritude voient une nouvelle aube s’ouvrir à l’une de leurs plus grandes revendications ; celle qui exigeait la décolonisation et l’octroi d’indépendance politique, économique et culturelle aux peuples encore sous colonisation. Pour ceux-ci en général, et les Africains en particulier, cette nouvelle aube signifie désormais devenir individuellement ou collectivement sujet ou personne de droit international à part entière. Dans la foulée de cette personnalité juridique perdue pendant des siècles et enfin recouvrée, les panafricanistes du RDA (Rassemblement Démocratique Africain) et les poètes-hommes d’État de la Négritude obtiennent de la France la constitutionnalisation de leur droit à la citoyenneté et de leurs acquis sociaux juridiques et politiques, en 1946. Avec ces rôles inédits joués par la Négritude dans l’entrée des Noirs dans le système des relations internationales, mais aussi dans l’acquisition de personnalité juridique véritable à l’échelle des nations, c’est aussi une autre histoire de la civilisation humaine en général qui s’écrit. Mais pour être complet avec cette nouvelle histoire, il faut signaler la reconnaissance effective et historique par l’un des plus grands pays esclavagistes de ces cinq derniers siècles, de la traite des Noirs comme un crime contre l’humanité. Il a fallu, pour que cela advienne, attendre 2001 pour voir l’une des plus importantes revendications de la Négritude devenir une réalité. Ainsi que le dit Christiane Taubira, quel que soit le temps de l’aboutissement de ce noble 235
Clément Claude Trobo, Colette Maximin, idem, p. 377. 133
combat des pères de la Négritude, « Expliquer la France, la construction de son identité nationale, son histoire et son économie, sa géographie et sa sociologie, sa superficie et sa diplomatie, son avance dans les sciences tropicales, le fumet grandiloquent de sa parole lorsqu’elle s’adresse au monde sans considérer ses trois siècles de présence au monde, c’est écarter un précieux matériau et mal comprendre la présence du monde sur son territoire, l’influence du monde sur ses lois et ses débats, sa persévérante notoriété et son rayonnement dans l’imaginaire universel »236. En cela, le combat de la Négritude a parachevé dans la toute dernière année du XXe siècle l’humanisation du système juridique français et universel. Panafricanisme et Négritude : une histoire littéraire post-libération À un moment donné de son évolution, la République française était inséparable de l’idée d’empire colonial, parce qu’étendant son autorité politique, économique, culturelle et militaire sur des territoires d’outre-mer conquis à la force de l’épée, la croix et la bannière. C’est un paradoxe heuristique d’écrire que l’histoire littéraire française, cette conscience historique de la littérature en tant qu’institution sociale et dépendante du sentiment national, a connu une influence du Panafricanisme et de la Négritude, deux courants de pensée politique et littéraire majeurs du XXe siècle. Nés dans le contexte historique et politique de l’Occident nationaliste et colonialiste ; définis par Paul Gilroy dans L’Atlantique noire237 comme des contre-discours de la modernité, ces deux courants de pensée n’ont jamais été évoqués en histoire littéraire française, « discipline érudite […], sorte de la philologie appliquée à la littérature, depuis le XIXe siècle »238. Leur péché, être le produit intellectuel et philosophique d’une diaspora d’Africains et d’afrodescendants, à qui était reproché le noir ébène de leur mélanine, symbole de leur humanité douteuse. Élaborée par des membres de la diaspora africaine, dont Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor qui, eux-mêmes réclamaient une certaine affinité intellectuelle et idéologique avec des Noirs d’Amérique, la Négritude, nourrie au nectar du mouvement de la négro-renaissance d’Harlem, constitue pourtant le lien entre l’histoire littéraire française et l’histoire littéraire naissante « négro-africaine » pour embrasser l’idéal de la lutte contre le colonialisme et le racisme.
Christiane Taubira, (Introduction de), in Codes noirs. De l’esclavage aux abolitions, sl, Éditions Dalloz, 2006, p. XXXVIII 237 Paul Gilroy, L’Atlantique noir, Paris, Éditions Amsterdam, 2017. 238 Antoine Compagnon, Le démon de la théorie, coll. « Points/Essais », Paris, Éditions du Seuil, 1998, p. 237. 236
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Bien que les porte-étendards de ce nouvel ordre de la pensée dans la France fraîchement libérée du nazisme soient, entre autres des Noirs, leurs postures deviennent symboliquement la caisse de résonance des « voix qui s’affaissent dans les cachots » du colonialisme et guerres de libération en Afrique et en Asie. Si ces esprits libres, dont quelques noms apparaîtront au cours de ces réflexions, suggèrent des écrivains et des penseurs d’origine africaine, il n’est pas prétentieux d’affirmer que c’est en partie grâce à eux que l’Europe, où certains furent édités et publiés pour la première fois, peut se targuer aujourd’hui d’être une civilisation productrice de culture d’universelle. C’est, en vérité, grâce à eux que l’Europe peut faire figure de lieu de culture, d’« État culturel » ayant favorisé la promotion des droits de l’homme, puis du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Ainsi, la révolution des idées analysées ici ne doit pas être exclusivement perçue comme une révolution de « couleur » qui serait objectivée en l’occurrence à travers un prisme essentialiste, raciale ou ethnique. Reconnaître l’influence de la Négritude, mais aussi du Panafricanisme, sur les idées politiques et littéraires du XXe siècle français, c’est par ailleurs admettre leur dimension universelle, si l’on se place du point de vue moral de leur engagement politique. En effet, la raison fondamentale qui amène des Occidentaux comme Pierre Seghers, Jean-Paul Sartre, Aragon, André Gide, Albert Londre, etc., à s’engager aux côtés de cette diaspora de même que certains de leurs contemporains venus d’Afrique, d’Asie, des Antilles le firent dans les rangs des armées européennes pour la libération de l’Europe libération du nazisme, est avant tout l’humain et non la race. Mais avant de s’appesantir sur l’influence de cet épisode terne de l’Europe dans la compréhension du rôle révolutionnaire de la littérature africaine dans l’histoire de la pensée politique et littéraire, il importe de rappeler les péripéties qui font culminer l’horreur et la barbarie nazie durant l’occupation de la France. L’Europe après la Seconde Guerre mondiale est la parfaite illustration de ce point culminant. Mieux, la préface de l’ouvrage La vie à en mourir qui porte à la connaissance des citoyens français des « Lettres de fusillés 1941-1944 », éclaire la lanterne de tous ceux qui ont entendu parler de l’occupation allemande de la France sans l’avoir vécue. Relativement à cet épisode, le plus crucial de l’histoire contemporaine de la nation française qui expérimente le colonialisme en tant que philosophie des relations internationales véritablement impulsée après la Conférence de Berlin au tournant du XIXe siècle, ces lettres de fusillés n’en constituent que la photographie instantanée de la face hideuse de cette prétendue politique de civilisation, que relate ici François Marcot, dans ce long extrait rapporté avec quelques brisures : L’armée allemande ayant, en juin 1940, remporté la victoire militaire en France, Hitler choisit de traiter avec un gouvernement français plutôt que d’imposer sa domination directe. La France ne constitue que l’un des fronts de la guerre qu’il a entreprise contre l’Angleterre, puis 135
à l’Est, contre l’URSS. Pour cela Hitler a besoin d’une autorité française qui lui garantisse une occupation paisible et rentable. Le Maréchal Pétain et son gouvernement lui offrent cette opportunité. Pétain est persuadé que l’Allemagne va gagner la guerre et qu’il faut collaborer avec elle pour bénéficier des bonnes conditions de paix dans la future Europe allemande. […] Suivant les conditions de l’armistice du 22 juin 1940, le gouvernement de Vichy accepte de collaborer avec les Allemands pour lutter contre les Français qui reprendraient le combat. Dès l’été 1940, les autorités nazies sanctionnent durement les résistants isolés qui s’attaquent aux troupes d’occupation : quatorze exécutions de juin 1940 à mai 1941. […] Durant les semaines suivantes, d’autres attentats sont commis contre des officiers allemands, à Paris puis en province. La réaction de l’occupant, sur ordre direct d’Hitler, est immédiate : des otages sont exécutés. Il s’agit de venger les morts et d’intimider la population française pour la dissuader de protéger les « coupables ». Berlin réclame l’exécution de cent otages pour un Allemand tué. Très vite, les forces d’occupation découvrent que des communistes sont à l’origine de ces actions, mais elles ne parviennent pas à les identifier immédiatement. Le choix des otages en dit long sur la vision qu'ont du monde les nazis et les officiers du commandement militaire en France : ils sont choisis parmi les communistes et les juifs, eux que les affiches désignent comme responsables du « complot judéocommuniste ». Les principaux massacres ont lieu le 22 octobre 1941, à Châteaubriant, à Nantes et à Paris (quarante-huit otages), le 24 octobre, à Souges près de Bordeaux (cinquante otages), et le 15 décembre, quatre-vingt-quinze otages, dont soixante-dix au mont Valérien, près de Paris, et vingt-cinq en province. […] Cette répression s’intensifie avec la généralisation de la lutte armée sur le territoire français. D’abord entreprise par les communistes de la région parisienne, elle s’étend à tout le territoire et, progressivement, à toutes les organisations de la Résistance. Les condamnations à mort visent essentiellement les combattants jugés coupables d’avoir versé le sang allemand. […] Au moment de mourir, le héros est un fils ou une fille, un mari ou une femme, un père ou une mère. L’histoire, qui est l’histoire des hommes et des femmes, doit reconnaître et redire cette réalité première. […] À ceux qu’il aime, le condamné confie son amour, sa raison de vivre et de lutter, il raconte ses dernières heures ou fait un dernier legs. Il rappelle un passé commun, il évoque un futur qui ne sera pas sien. Il parle de lui, il parle beaucoup des autres : les Français, les chrétiens, les communistes, les gens, Nous. […] Il célèbre d’abord l’amour de la patrie qui submerge tout, amour de la patrie vécue comme respect et défense des valeurs de la communauté. Ainsi ce sentiment est-il partagé par les étrangers, juifs, internationalistes… […] Leurs idéaux sont à la fois universels et ancrés dans le temps, le milieu du XXe siècle.239
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Guy Krivopissko, La vie à en mourir, Paris, Tallandier Éditions 2003, pp. 10-20. 136
La longueur de cet extrait délibérément voulue vise à pallier un déficit d’information chez les Africains sur cet épisode rarement enseigné dans les institutions scolaires. Cette intention vient compléter cette autre qui consiste à vouloir rappeler ce que fut l’occupation à certains esprits chagrins, nostalgiques, conservateurs et iniques qui s’obstinent à voir dans la colonisation française en Afrique un moment de progrès et de gloire pour la civilisation humaine ; continuant ainsi de l’encenser pour des raisons qui défient toute décence. Enfin, cet extrait et principalement la temporalité historique dont il est témoin, fait quasiment coïncider les horreurs de l’occupation allemande avec l’historicité où la France libérée s’enlise en Afrique dans une politique de rectification coloniale à la suite de la Conférence de Brazzaville en 1944. Sur le modèle de l’occupation allemande, la France libre procède à un réaménagement de sa politique coloniale : Le général de Gaulle prononce en 1944 le célèbre discours de Brazzaville. Sans s’engager en faveur de réformes politiques égalitaires, il explique à un parterre d’élites et d’administrateurs coloniaux, que seule la réforme de l’empire, vers plus d’égalité, de justice sociale et économique, est à même de garantir sa pérennité dans le monde d’après-guerre. En outre, le devoir de solidarité s’impose pour récompenser les peuples coloniaux de leur contribution à la lutte contre la barbarie nazie. […] Mais sur le terrain, dans le Constantinois comme au Tonkin, la violence coloniale s’abat en 1945 et 1946. Et partout l’inertie reprend le dessus. La lucidité d’un Camus n’y change rien. […] outre les massacres, des scènes d’humiliation collectives ont été imposées aux tribus, et une répression judiciaire impitoyable s’est abattue […].240
À cette même période, c’est-à-dire entre 1944 et 1945, alors que l’on pense la « décolonisation » de la France comme une réalité totale, le tableau que dresse Pierre Vermeren permet de comprendre définitivement la permanence du colonialisme en Afrique et la rectification de la politique colonialiste à travers l’hypocrisie de la Conférence de Brazzaville :
En 1945, la France n’a plus de monnaie, plus de capitaux, plus d’armée indépendante. Elle est occupée par l’armée américaine et son peuple qui stagne démocratiquement depuis les années 1880, est âgé. Les infrastructures françaises sont pulvérisées (plus de ponts, de bateaux, de ports, de chemins de fer…), 4 maisons sur 10 sont détruites ou endommagées, et les ressources énergétiques sont momentanément indisponibles. De surcroît, la majeure partie des élites se sont fourvoyées dans la collaboration, et le pays est menacé par une révolution. L’appel à l’empire se révèle donc plus crucial que dans les années 1930. […] Sous contrainte britannique, la France libre reconnaît le 3 janvier 1944 la souveraineté de la Syrie et du Liban, mais elle espère faire traîner
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Pierre Vermeren, Le choc des décolonisations, Paris, Odile Jacob, 2015, p. 20. 137
les choses. Au Sénégal, la fusillade de Thiaroye, le 23 août 1944, dans laquelle sont tués 35 tirailleurs sénégalais fraîchement libérés à proximité de Dakar, souligne la nervosité des commandants locaux241.
La fin de l’occupation de la France et l’engagement de ce pays dans une politique coloniale plus ardue qui se lisent comme le contexte immédiat de l’histoire littéraire africaine moderne appellent une remarque somme toute incontournable. En effet, au moment où la France s’engage dans l’ère qui s’ouvre après la barbarie nazie, elle se détourne à nouveau de l’appel à la raison, il y a déjà plus cinquante ans, d’un certain Georges Clémenceau contre le colonialisme : Races supérieures ! Races inférieures ! C’est bien tôt dit. Pour ma part, j’en rabats beaucoup depuis que je vois des savants allemands démontrer scientifiquement que la France devrait être vaincue dans la guerre franco-allemande parce que le Français est d’une race inférieure à l’Allemand. Depuis ce temps, je l’avoue, j’y regarde à deux fois avant de me retourner vers un homme et vers une civilisation et de prononcer : homme ou civilisation inférieurs ; […] Regardez l’histoire de la conquête de la violence, tous les crimes déchaînés, l’oppression, le sang coulant à flots, le faible opprimé, tyrannisé par le vainqueur ! Voilà l’histoire de votre civilisation.242
Cet appel, par son contenu, préserve, ironie du sort, une certaine actualité superposable à celle qui prévaut à la veille de la Conférence de Brazzaville en 1944, c’est-à-dire deux ou trois petites années seulement après la libération. En s’en détournant, l’on se doute que la France entend poursuivre son ambition de puissance impérialiste, en bâtissant toute l’éthique de sa géopolitique sur ces propos de Jules Ferry, datant du tournant du XIXe siècle : La France ne veut pas être seulement un pays libre, mais un grand pays, exerçant son influence sur les destinées du monde et répandant, partout où il peut les porter, ses mœurs, sa langue, ses armes, son drapeau, son génie.243
Mais, en l’occurrence, c’est-à-dire dans le contexte de la Conférence de Brazzaville qui succède à la fin de l’occupation allemande, il s’agit de perpétuer la mainmise et le contrôle de territoires africains, sans se soucier du fait que ceux qui y vivent ont militairement, économiquement et humainement contribué à la libération et à la souveraineté recouvrée de la France et de l’Europe. Consciente que le débat sur les droits de l’homme et celui des peuples à disposer d’eux-mêmes n’est guère favorable à cette époque aux Pierre Vermeren, idem, p. 18. Georges Clémenceau cité par Gilles Manceron, Marianne et ses colonies, collection « Poche », Paris, Éditions La Découverte, 2003, pp. 105-106. 243 Jules Ferry cité par Gilles Manceron, idem, p. 104-105. 241 242
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« droit de conquête », la France se lance dans un projet de rectification de politique coloniale. Elle justifie, entre autres, sa position par la représentation que ses patriotes se font des Africains, c’est-à-dire, des peuples loin d’« être arrivés au Moyen-Âge européen […] attirés par les villes comme des moustiques par les lampes […] qui vont connaître les guerres tribales, la sorcellerie, l’anthropophagie […] qui n’ont pas fait encore l’apprentissage de la démocratie »244. Ainsi le contexte historique post-occupation, doublé de cette représentation des Africains par les partisans du projet de la Grande France, pousse le pays de Jules Ferry, de De Gaulle, portant encore les stigmates de la barbarie allemande, à extrader la haine raciale, la fourberie politique et la falsification de l’histoire dans ses colonies. La formulation de la raison que se fait de Gaulle pour poursuivre la colonisation en Afrique, par des voies détournées, suscite, en à n’en point douter, une levée de boucliers chez la plupart des leaders politiques africains qui formeront, par ailleurs, la première génération d’écrivains. Dramaturges, chroniqueurs, poètes, mais en grande majorité, romanciers organisent la riposte intellectuelle et littéraire, à travers un ensemble de productions que l’on ose rassembler ici sous le thème de critique de la raison coloniale. Il ne fait aucun doute qu’il s’agit-là du début de la grande offensive littéraire des Africains. Si la Conférence de Brazzaville s’est faite sans la présence des Africains que les idées reçues depuis 1885 présentent comme des peuples incapables de défendre leurs propres intérêts, l’écriture de l’histoire contemporaine et des idées politiques qui en découlent ne se fera pas sans eux. Peut-on ainsi dire que c’est l’hégire d’une révolution de la pensée politique et littéraire qu’une certaine critique abonnée au « petit théâtre de civilité », comme il sera démontré dans la dernière partie de ces réflexions, s’est employée à s’aborder. Aussi, pour mieux comprendre la relation entre la révolution littéraire africaine de la pensée et cette époque historique de l’enlisement occidental du fait du colonialisme, faut-il situer la véritable vague d’apparition des premières œuvres de la littérature africaine autour des années 1950, c’est-àdire six petites années seulement après la Conférence de Brazzaville, en 1944. Qu’est-ce qui explique ce dynamisme pour ne pas dire ce déchaînement historique de la pensée africaine dans l’histoire des idées ? Avec les éclairages de Pierre Vermeren ci-dessus évoqués sur le contexte historique, l’histoire de la révolution littéraire et idéologique africaine illumine son propre mystère. Existe-t-il une différence d’échelle entre les millions de victimes européennes de la colonisation allemande et les millions d’hommes, femmes et enfants africains tués par la colonisation française ? Tel semble le questionnement de départ d’une écriture littéraire africaine, à l’image de Climbié (1952) Ville cruelle (1954), de Le pauvre Christ de Bomba (1956), de De Gaulle cité par Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, sl, Éditions de Fallois/Fayard, 1997, p. 457. 244
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Le vieux nègre et la médaille (1956) et de Chemin d’Europe (1960), etc., qui place au cœur de sa critique les institutions politico-administratives (gouverneur, police, armée), sociales (école, église, etc.) et économiques (monnaie, cultures de rentes) inspirées du colonialisme sur lequel repose la gouvernance mondiale. Ainsi, elle n’hésite pas à indexer la connivence entre les nouvelles mœurs et les lois qui trahissent l’utopie de l’égalité, de la fraternité et de la justice entre les hommes. Cette vérité foncière de la pensée littéraire et politique africaine est rappelée par Jean-Paul Sartre, dans la préface qu’il rédige à l’ouvrage monumental d’Albert Memmi : Dans les faits eux-mêmes, dans les institutions, dans la nature des échanges et de la production, le racisme est inscrit ; les statuts politique et social se renforcent mutuellement puisque l’indigène est un soushomme, la Déclaration des Droits de l’Homme ne le concerne pas ; inversement, puisqu’il n’a pas de droits, il est abandonné aux forces inhumaines de la nature, aux « lois d’airain » de l’économie.245
Vus sous cet angle, et par quelque prisme que l’on lise les textes des écrivains africains que l’historiographie qualifie d’écrivains de la première génération, tous dénoncent le nihilisme des droits fondamentaux des peuples à disposer d’eux-mêmes ; un nihilisme dont se fait complice paradoxalement une France sortie fraîchement d’une situation de colonisation. Le nihilisme, ici, renvoie en effet à un système d’oppression qui illustre la vérité selon laquelle l’occupation allemande de la France préserve des similitudes avec la colonisation européenne en Afrique. Ainsi pour Jean-Paul Sartre, défendre le colonialisme, sans tirer les leçons de l’occupation allemande, c’est prendre fait et cause pour des « principes nazis que [les résistants combattaient] »246. Si la colonisation est dépeinte comme le sujet apparent qui focalise ces écritures, la défense du droit naturel de tout peuple à être maître de son évolution, la dénonciation de la trahison des idéaux de la révolution de 1789 et même de ceux de la Libération, qui suppriment les barrières d’égalité et de race entre les hommes, résument la valeur cardinale qui donne sens à l’histoire littéraire post-libération. S’il y a donc un horizon d’attente à prioriser en ce qui concerne la signification profonde de cette littérature foncièrement influencée par l’occupation allemande et la politique de rectification coloniale de la France au lendemain de sa libération, c’est celui qui transmet l’idée que pour la pour la première fois, après la Seconde Guerre mondiale, des écrivains africains francophones, mus par les idéaux de la Négritude et du Panafricanisme, osent, sur leur continent ballotté entre plusieurs situations impériales, rappeler à ceux qui croient à la mystification du XXe siècle leur 245 Jean-Paul Sartre, « Préface » à Portrait du colonisé. Portrait du colonisateur d’Albert Memmi, sl, Éditions Gallimard, 1985, p. 23. 246 Jean-Paul Sartre, « Le colonialisme est un système » in Situations, V, sl, Éditions Gallimard, 1964, p. 47.
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vérité implacable contre le colonialisme ; cette force idéologique de destruction de la civilisation humaine. L’importance de leurs œuvres dans la résonance de l’histoire des idées et singulièrement dans celle de l’histoire littéraire post-libération vient du fait qu’elles dénoncent sans complexe la destruction de l’humanité orchestrée par l’Europe et l’Occident, sous le fallacieux prétexte de sa mission de civilisation. Ainsi, s’il y a une de raison de croire que ce qui s’est passé en France sous l’occupation allemande n’est pas si est différent de la servitude et l’humiliation opérant en Afrique avec la présence européenne, c’est parce que ces écrivains ont fait de leurs créations littéraires des tribunes politiques de la résistance anticolonialiste. Ils poursuivent vraisemblablement le débat sur l’aliénation par un monde dominant qui subvertit et altère aussi bien les collectivités que les sujets dans leur évolution ; un débat relégué aux calendes grecques par la plupart des intellectuels français, tombés dans un « sommeil » ou dans un « bavardage pharisien », après la libération, écrit Albert Camus247, notamment quand il s’agit du colonialisme français en Algérie et en Afrique généralement. Pour sa part, Jean-Paul Sartre, notera, qu’au lendemain de la délivrance de 1945, et ce pendant « sept ans, la France est [restée ce] chien fou qui traîne une casserole à sa queue et s’épouvante chaque jour un peu plus de son propre tintamarre »248 ; un symbole d’une puissance évocatrice renvoyant à l’image d’une France entêtée dans la colonisation au prix de peuples « ruinés, affamés et massacrés »249. Le critère qui confère à l’œuvre des écrivains africains des années 1950 le statut de littérature révolutionnaire après la Seconde Guerre mondiale est avant tout la dénonciation de ce terrorisme d’État porté par la praxis coloniale. D’un point de vue que la critique littéraire n’a osé juger à peine théorique, la question du terrorisme d’État comme moteur du colonialisme fut au cœur de la pensée littéraire et politique africaine. La multiplication du nombre d’ouvrages qui relatent cette question à travers la violence réelle ou symbolique, la négation d’humanité, la torture, la criminalité, la guerre, etc., est le signe d’une philosophie nouvelle engagée à traquer le terrorisme après celui du nazisme en Europe qui avait influencé une bonne partie de la littérature française et européenne après la libération. Lire ou relire les écrivains africains de la première génération sous le prisme de ce qui précède aide à comprendre ce qui arrive quand des êtres humains sont expressément maintenus dans la servitude. Que cela s’appelle colonisation ou occupation, les conséquences sont identiques et immuables : négation du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, légitimation du racisme sur fond de violation des principes d’égalité, de fraternité et de justice inaliénables pour tous les hommes. À ces éléments symptomatiques de la Albert Camus, Actuelles II, sl, Éditions Gallimard, 1953, p. 17. Jean-Paul Sartre, idem, p. 161. 249 Ibidem. 247 248
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défaite de la pensée qui fait pénétrer l’humanité dans le cycle infernal de son autodestruction, il faut ajouter les violences politiques, les recours aux régressions ethniques ou identitaires ; ces nouvelles armes du colonialisme qui, dès la fin des années 1960, n’ont pas échappé à la sagacité des écrivains africains entrés déjà dans l’histoire de la pensée politique et littéraire. Être écrivain en postcolonie africaine : l’engagement panafricaniste et négritudien en héritage De même qu’il est difficile d’admettre que l’histoire littéraire française, entendue entre autres comme une histoire des œuvres littéraires dans leur rapport à l’idéologie ou à la sensibilité d’une époque, snobe le mouvement littéraire créé par des écrivains noirs et afro-descendants jouissant alors de la « citoyenneté française », de même il est impensable d’envisager une histoire littéraire africaine, hier et encore moins aujourd’hui, sans mesurer l’impact des courants de pensée qui ont contribué à donner à littérature africaine ses lettres de noblesse. Mieux, à considérer que la situation historique qui a justifié les luttes culturelles et politiques de la Négritude ou encore du Panafricanisme soit encore d’actualité, il serait incongru que ces courants d’idées restent à la porte de l’histoire littéraire africaine érigée en discours d’éducation au sentiment d’appartenance identitaire ou nationale. Qu’elle soit française ou africaine, l’histoire littéraire place au cœur de l’activité de réception et d’interprétation, donc du processus de construction épistémologique destinée à la transmission universitaire ou scolaire, la situation historique, le contexte qui, en un mot, détermine la compréhension du texte littéraire pensée à la fois comme instrument de médiation esthétique et idéologique. L’enjeu étant la constitution d’une histoire complète du ou des peuples, des nations ou des civilisations dont la littérature, institution sociale par définition, porte le témoignage. N’est-ce pas cela que Lanson appelait au début du XXe siècle, « le tableau de la vie littéraire dans la nation, l’histoire de la culture […] de la foule […] qui lisait […] des individus illustres qui écrivaient »250. Par-là, il établissait le lien naturel entre histoire littéraire et histoire sociale d’une part, et histoire littéraire et histoire des idées. Sous ce second aspect, l’œuvre littéraire prend le sens d’un document historique reflétant comme cela fut plus haut l’idéologie ou la sensibilité d’une époque. Pour en revenir à l’histoire littéraire en postcolonie africaine, plus qu’une impression, elle donne à découvrir un ensemble d’œuvres marqué par le sceau de l’engagement, non pas seulement en faveur d’une esthétique constamment ressourcée à l’oralité africaine ancestrale et moderne, mais aussi en faveur de l’engagement politique. Témoignant ainsi de la présence de l’esprit tutélaire du Panafricanisme et la Négritude, deux forces de pensée qui ont porté la 250
Lanson cité par Antoine Compagnon, Le démon de la théorie, op. cit., p. 242. 142
littérature africaine sur les fonts baptismaux dès les premières décennies du siècle écoulé. Pour comprendre, ce lien originel de la littérature africaine avec le crédo du mouvement créé par le triumvirat Senghor, Césaire et Damas, eux-mêmes nourris aux thèses du Panafricanisme charriées par l’idéologie de l’afrorenaissance des Noirs Américains, il est important de garder en mémoire l’exposé historique de l’auteur du célèbre Discours sur le colonialisme. Cette contribution prononcée au deuxième congrès international des écrivains et artistes noirs à Rome en 1959 inaugure le passage de témoin entre les pères fondateurs de la littérature africaine et ceux que la critique littéraire, obsédée d’éclectisme, distinguera arbitrairement en écrivains de la première et de la deuxième génération. L’intervention d’Aimé Césaire qui avait, par endroits, des allures de discours d’orientation générale de la culture « négro-africaine » pour les producteurs d’art et de littératures, est en partie motivée par la conjoncture du moment. « Nous sommes à une heure solennelle : l’heure où le colonialisme est non pas mort, hélas ! Mais en tout cas où déjà il se sait mortel »251, lance-t-il aux congressistes, en guise d’avertissement à tous ceux qui verraient dans les décolonisations qui pointent à l’horizon ou qui sont en cours, l’occasion de baisser la garde de la lutte :
Pour me faire comprendre, je dirai ceci qui peut déplaire, mais qu’il faut dire parce que vrai, et situant au mieux nos responsabilités : c’est que trop souvent on voit se perpétuer ou se reconstituer au sein des sociétés qui constituent des nations libérées du joug colonial, de véritables structures coloniales ou colonialistes. Ou encore, qu’au sein des nations imparfaitement décolonisées on risque de voir apparaître à n’importe quel moment des phénomènes de récurrences typiquement colonialistes, utilisées non plus par un colonisateur ou impérialiste, mais par un groupe d’hommes ou une classe d’hommes qui dès lors, dans leur Nation libérée, se situent comme les épigones du colonialisme et se servent des instruments inventés par le colonialisme.252
Face à cette situation de résurgence du colonialisme, le mot d’ordre d’Aimé Césaire, et, à travers lui, du deuxième congrès international des écrivains et artistes noirs à Rome, est sans ambages : Notre devoir d’homme de culture, notre double devoir est là : il est de hâter la décolonisation, et il est, au sein même du présent, de préparer la bonne décolonisation, une décolonisation sans séquelle. Il faut hâter la décolonisation, qu’est-ce à dire ? Cela veut dire qu’il faut, et par tous les moyens, hâter le mûrissement de la prise de conscience populaire, sans quoi il n’y aura jamais de décolonisation.253
Édouard de Lépine (édition établie par), Aimé Césaire. Écrits politiques 19571971, Paris, Nouvelles Éditions Jean-Michel Place, 2016, p. 95. 252 Édouard de Lépine (édition établie par), idem, p. 98. 253 Édouard de Lépine (édition établie par), idem, p. 96. 251
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Chercher la légitimité de l’écriture, sa valeur intrinsèque, mais aussi définir la responsabilité de l’écrivain africain en dehors de cette mission est purement une démarche de critique littéraire sans conscience historique de la spécificité de la littérature négro-africaine en général. En évoquant tour à tour « les épigones du colonialisme », « le devoir d’homme de culture », « la conscience populaire », Aimé Césaire situe le nouveau cadre de réflexion et d’écriture responsable libérée de tout sentiment de peur, de complexe d’infériorité. Dans ce discours-programme, il n’envisage pas la littérature africaine contemporaine en dehors d’une idéologie puissante, inscrite au cœur des enjeux des décolonisations et du nouvel ordre mondial qui se dessinait avec l’affaiblissement du colonialisme en Europe, en Afrique, en Asie et dans les Antilles. C’est pour cette raison que l’idéologie du Panafricanisme et de Négritude en l’occurrence, malgré les attaques diverses et variées, allant jusqu’à sa mise à mort par une certaine école critique et historienne254 qui n’assumait pas moins le rôle d’« épigone du colonialisme », garde le cap de la défense des droits de l’humain et de la souveraineté des peuples. Tel semble le principal héritage idéologique qui fait désormais le pont entre les pères fondateurs de la littérature africaine et les générations qui leur ont succédé. Ainsi, la construction épistémologique de la pensée littéraire africaine imputée aux écrivains de la seconde génération a permis de souligner leur maturité politique et donc leur attachement aux valeurs panafricanistes et négritudiennes. En effet, plusieurs auteurs, à commencer par Ahmadou Kourouma, Charles Nokan, Sony Labou Tansi, etc., dans la sphère francophone, ont de fort belles manières illustrer la situation postcoloniale, en plaçant au cœur de l’acte d’écriture le pouvoir politique africain et ses réseaux exogènes. Mais cette thématique qui, en réalité, devrait ouvrir aux écritures africaines les tribunes de l’histoire des idées politiques et des relations internationales scrutées à l’aune de la guerre froide s’est dramatiquement et définitivement nouée autour de la « désillusion des indépendances » ; consacrant à tort une fois de plus la littérature africaine comme une prise de parole exclusivement destinée à un prétendu cénacle africain. La question pertinente posée en l’occurrence est de savoir pourquoi la critique littéraire de façon quasi unanime a privilégié les voies balisées de l’échec des indépendances africaines au détriment de celle beaucoup plus ouverte et plus heuristique de la guerre froide dans sa relation ontologiquement charnelle au colonialisme, en tant qu’idéologie et philosophie des relations internationales depuis 1885. Avant de poursuivre plus loin, et pour esquisser un début de réponse à cette préoccupation, il importe de signaler que l’histoire littéraire française a toujours éludé cette question. Ce traitement elliptique qui prend plus l’allure d’une (auto) censure trouve son explication profonde dans le fait que le Claire-Neige Jaunet, Les écrivains de la Négritude, Paris, Ellipses Éditions, 2001, pp. 83-113. 254
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colonialisme ou la colonisation d’abord, ensuite la guerre froide, autre épisode du nationalisme des puissances impérialistes du XXe siècle, demeurent des thèmes qui ont peu ou pas inspiré les romanciers, les poètes, les dramaturges français au siècle passé. Résumant rapidement la pensée littéraire française au XIXe siècle par exemple, elle s’aborde en général sous le prisme des influences diverses, dont les plus étudiées sont la Révolution et le progrès des sciences. À propos de la Révolution, elle marque la fin d’un régime et d’une société, tout en donnant à toute l’histoire antérieure du recul et de la perspective ; d’où la critique des institutions politiques de la France monarchique. Ainsi les paradigmes de peuple, de bourgeoisie, de vie privée, des genres comme les mémoires, les lettres constitueront l’objet de la critique sur fond de romantisme et d’une problématique majeure : comment la révolution a été possible. Quant au progrès des sciences, c’est le prétexte thématique pour inciter l’esprit français à se détourner de plus en plus de la métaphysique et des sciences spéculatives pour embrasser les sciences positives. Histoire naturelle, physique, chimie, jurisprudence historique, exégèse religieuse, etc., sont désormais les objets de la curiosité et de l’étude. C’est ainsi que l’esprit positif triomphe dans l’État, dans la philosophie et dans la critique. Lorsque l’on parcourt l’Histoire de la Littérature française de Ch. M. des Granges qui permet de synthétiser la pensée littéraire de la France ci-dessus, aucune allusion ni référence n’est faite à la colonisation qui, en réalité nimbe toute la doctrine de politique intérieure et géopolitique des IIe, IIIe, IVe et Ve République française, pour l’avoir pratiquée, justifiée et théorisée, rappelle Gilles Manceron255. De cette façon, les exégètes de l’histoire littéraire ont occulté les théories raciologues et racistes qui conduisaient des Renan, des Gobineau, des Ferry à identifier les Africains à des « races inférieures », à des « barbares » et à conférer par la même occasion le droit de conquête de et de civilisation à la « race supérieure » que représentent les Occidentaux. Au nom de quoi l’histoire littéraire française pourrait s’autoriser à faire la critique du système colonial quand l’une de ses fonctions fut de prendre part à la construction du discours de la spécificité et de la supériorité identitaire qui donne le droit aux puissances impérialistes le droit d’apporter la civilisation à des peuples prétendument jugés inférieurs ? L’historicisation du colonialisme et de ses rebondissements à travers ses avatars telle que la guerre froide, à partir de l’imaginaire littéraire africain, peut s’interpréter, en regard de ce qui précède, comme la volonté de combler un trou de mémoire caractéristique de l’histoire littéraire française, discipline incontournable de l’histoire des idées. Ainsi vers la fin des années 1960, la critique littéraire francophone prend acte du renouvellement de la pensée littéraire avec des œuvres majeures comme Le soleil noir point de Charles Nokan et Les soleils des indépendances d’Ahmadou Kourouma. Cette période Gilles Manceron, Marianne et ses colonies, collection « Poche », Paris, Éditions La Découverte, 2003, p. 22. 255
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qui cadre avec l’histoire de la guerre froide, ses antagonismes idéologiques manifestes, ses protagonistes, ses influences sur l’unité africaine, tombe sous la critique implacable des écrivains africains. Dès la fin de la première décennie des années 1960, il faut reconnaître aux romanciers africains le mérite d’avoir été parmi les rares auteurs de « Belles lettres » à porter dans les interstices de la fiction romanesque la réalité de ce contexte historique où la relation incestueuse entre colonialisme et indépendance africaine demeure la principale marque de fabrique de la politique africaine de la France, comme en témoigne ce florilège de propos d’hommes d’État rapporté par Gilles Manceron :
Pendant huit décennies, jusqu’aux premières années de la Ve République, présidents et ministres, à quelque parti qu’ils aient appartenu, ont affirmé aux Français que le pays ne survivrait pas à la perte de ses colonies, à la manière du général de Gaulle en 1947. « Pour nous, dans le monde tel qu’il est et tel qu’il va, perdre l’Union française ce serait un abaissement qui pourrait nous coûter jusqu’à notre indépendance. La garder et la faire vivre, c’est rester grands et par conséquent, rester libres. » Ou du président du Conseil Edgar Faure, le 26 septembre 1955 : « Sans l’Algérie et sans l’Afrique française, que deviendrait notre pays ? Son économie gravement atteinte, son rayonnement mondial compromis, il ne serait plus que le reflet, chaque jour affaibli, de sa grandeur ancienne. » Ou de Michel Debré, qui, la même année, accuse la IVe République d’œuvrer au déclin de la France en bradant son empire »256.
Confrontés très tôt à ce type de discours pour avoir été pour nombre d’entre eux des militants anticolonialistes, les écrivains africains n’ont eu de cesse de dénoncer cet imbroglio géopolitique qui ne faisait que différer, voire compromettre pour longtemps encore l’effectivité des indépendances acquises au prix du sang d’innocents. Ainsi, des pans entiers de la littérature africaine post-indépendance sont pourtant inspirés par ce contexte qui prend forme dans l’œuvre des romanciers de cette époque comme une déclinaison euphémistique de la violence du colonialisme en tant qu’idéologie des relations internationales. Telle que mise en scène dans La vie et demie de Sony Labou Tansi, dans Les écailles du ciel de Tierno Monénembo, symboliquement à travers les guerres qui opposent des leaders africains partagés entre l’Est et l’Ouest, la guerre froide, dans son déroulement historique en Afrique n’a pas été si froide qu’elle a pu paraître aux yeux des historiens. La violence politique et géopolitique qu’elle a engendrée en a fait un paradigme historique indissociable de la création littéraire en Afrique au XXe siècle. La formule littéraire très célèbre de Sony Labou Tansi « la puissance qui fabrique les guides », tirée de son roman La vie et demie, est non seulement 256
Gilles Manceron, idem, p. 267-268. 146
révélatrice de la responsabilité politique assez prégnante de la critique romanesque, mais elle met en avant la volonté indiscutable des écrivains africains de contribuer à la compréhension des véritables enjeux des relations internationales depuis la fin du colonialisme nazi qui a conduit l’humanité à son autodestruction. Derrière cette phrase devenue incontournable dans la pensée littéraire de l’écrivain congolais, tout un réseau de significations concrètes se met en place dans la critique romanesque des années 1970 pour légitimer l’idée que l’échec des indépendances africaines et la guerre froide restent consubstantiels pour implémenter la littérature des écrivains de la seconde génération à l’histoire des idées politiques. Les faits narratifs majeurs récurrents en toile de fond des œuvres littéraires de cette période dénoncent une certaine forme de continuité historique depuis la Conférence de Berlin qui partage le monde entre Anglais, Allemands, Français, Néerlandais, etc. La seule différence ici est que de nouvelles nations impérialistes, à l’image de l’URSS, font leur entrée sur scène de la géopolitique africaine. Ainsi, comme en 1884-1885, le nouveau partage du monde expose l’Afrique et ses peuples à une nouvelle forme de domination dont la stratégie la plus aboutie demeure « la fabrication des guides africains » chargés de défendre les intérêts des puissances étrangères. Considérée de ce point de vue, la guerre froide dans le roman de Sony Labou Tansi tout comme dans celui d’Ahmadou Kourouma est un contexte historique de négation du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, dans la mesure où sa philosophie se détourne totalement des règles de la démocratie. Au nom de la défense de leurs privilèges dans des zones d’influence établies depuis la Conférence de Berlin, les puissances impérialistes pactisent, parfois au grand dam de leurs divergences d’intérêts, avec des nations rivales en leur laissant le champ libre d’éliminer des leaders politiques gênants. En témoigne la situation géopolitique en « République du Grand Fleuve », où la CIA, les services secrets français et belges conjuguent leurs efforts pour l’assassinat de Pace Humba, anagramme inventée par Ahmadou Kourouma pour désigner Patrice Lumumba. L’enseignement qui se dégage ici est que le dynamisme thématique des littératures africaines se déroule dans un contexte historique où tous les coups politiques, mêmes les plus infamants pour la dignité des peuples comme l’assassinat pur et simple de leaders légitimes et démocrates sont cautionnés en raison de la défense du nationalisme occidental. Avec la mort de Patrice Lumumba et celle de Sylvanus Olympio expressément narrées dans En attendant le vote des bêtes sauvages257, Ahmadou Kourouma convoque tout l’immoralisme de la guerre froide, ainsi que Sony Labou Tansi l’a réalisé au début des années 1970. Les puissances occidentales comme les États-Unis, la France, qui ont fait l’amère expérience de la colonisation et des guerres de Ahmadou Kourouma, En attendant le vote des bêtes sauvages, Paris, Éditions du Seuil, 1998. 257
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libération, s’autorisent à reproduire la destruction de nations et de civilisations, même au prix de génocides, pour que soient préservés leurs intérêts. Pendant cette historicité, où les méthodes dignes du nazisme ont été poursuivies dans les anciennes colonies en Afrique, la littérature a pris acte du fait que les principales figures de l’indépendance ont été éliminées physiquement, parce que porteuses d’un modèle africain qui, hélas, n’a pas pu s’exprimer. La clé de la psychologie criminelle de ce type relations internationales instaurées peut paraître le mépris, pour citer François-Xavier Verschave258, mais les raisons sont plus profondes qu’on ne le croit, à l’idée que ces nations qui opèrent ces crimes géopolitiques en ont été des victimes dans un passé récent ou lointain. C’est pourquoi la guerre froide peinte dans la fiction romanesque sous les travers du crime et de l’immoralisme est donc en phase avec le colonialisme, parce qu’elle a permis, sous prétexte de lutter contre le péril communiste en Afrique, de trouver des subterfuges pour escamoter les indépendances. Vu sous cet angle, c’est tout le continent et ses civilisations porteuses de modèles d’humanisme où le politique, l’économie et le culturel sont en parfaite résonance, qui sont interdits d’existence par l’Occident. Les souverainetés nationales obtenues à partir de 1958 sont, à ce titre, très éloquentes. Il s’est agi, ainsi que la création romanesque en porte le témoignage, d’une décolonisation savamment encadrée. À ce stade de l’analyse, une mise au point s’avère nécessaire quant à la notion ou à la stratégie d’encadrement des indépendances. À un premier niveau de réflexion, qui n’est d’ailleurs plus un sujet tabou dans l’historiographie des indépendances en Afrique, l’encadrement consiste à conserver dans les prérogatives des métropoles les responsabilités militaires, diplomatiques, monétaires et culturelles. Les objectifs assignés à ce colonialisme qui ne dit pas son nom sont, entre autres, pour reprendre les arguments de François Xavier-Verschave, le maintien des ex-colonies dans l’orbite occidentale, sans oublier que des métropoles comme la France s’assurent d’un rang, non des moindres, à l’ONU grâce à leur cortège d’États clientélistes, par ailleurs pourvoyeurs de matières premières stratégiques
« Le mépris est une donnée fondamentale. Et le mépris n’a pas cessé. Il y eut d’abord le mépris terrifiant de l’esclavage, ce crime contre l’humanité, non seulement à cause des vies humaines perdues, mais aussi à cause du regard porté sur l’être humain réduit à une marchandise. La colonisation fut aussi une histoire du mépris. […] Les décideurs actuels de la Françafrique continuent de se représenter l’Afrique comme une page blanche, dénuée de toute créativité politique et culturelle – une représentation qui sert d’alibi à toutes les politiques sordides qui y sont menées », cf. : François-Xavier Verschave, Philippe Hauser, Au mépris des peuples, Paris, La fabrique Éditions, 2004. 258
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comme le pétrole et l’uranium, le bois, le cacao, etc.259, mais aussi de maind’œuvre corvéable à souhait pour la compétitivité des industries occidentales. De ce qui précède, la peinture de la guerre froide comme paradigme historique et poétique des écritures romanesques de la seconde génération ne peut être totale sans l’évocation d’une catégorie de personnage que l’on n’hésiterait pas à qualifier de mythe littéraire. Il s’agit de la figure du barbouze au sens où le précise Jean-Pierre Bat :
Qu’ils soient officiers ou agents de renseignement, responsables de services de sécurité africains, envoyés spéciaux ou conseillers mandatés par Paris pour épauler un « président ami de la France », ils sont tous réunis sous la même étiquette : « barbouzes ». Le qualificatif est élastique et les frappe d’un sceau peu séduisant (sinon celui de l’infamie) […].260
Habilement campé par le personnage de Johnny Limited dans Les écailles du ciel de Tierno Monénembo ou encore par le Banquier-diplomate dans En attendant le vote des bêtes sauvages d’Ahmadou Kourouma, le barbouze, vu sous l’angle diégétique tout comme historique, a pour mission de faire de l’indépendance des pays africains francophones en l’occurrence tout le contraire de la rupture. L’esprit de sa feuille de route, explique Jean-Pierre Bat, repose sur le maintien de l’influence française dans les anciennes colonies, en pleine guerre froide261. Cependant, aucun indice narratif ne permet de les relier à la République, d’où l’idée de « république souterraine », notion chère à François-Xavier Verschave, désignant la face cachée du système néocolonial où un dans un certain nombre de domaines essentiels, les décisions de première importance se prennent de manière oligarchique, par des cercles d’initiés échappant à tout contrôle démocratique262. À travers cette figure de l’univers littéraire africain qui fait la jonction entre la guerre froide et l’utopie de l’indépendance, les écrivains projettent une lumière implacable sur plusieurs décennies de coulisses ténébreuses de l’histoire de la politique africaine de la France et par ricochet de l’Occident. Le second niveau de précision relative au contrôle des indépendances et qui conforte le postulat du refus d’exister d’un modèle de civilisation africain à côté des modèles de civilisations occidentales est l’instrumentalisation des spécificités culturelles, substrat des républiques africaines. Aux côtés des travaux263 des historiens et des politologues qui reconnaissent François-Xavier Verschave, Philippe Hauser, idem, p. 9. Jean-Pierre Bat, La fabrique des Barbouzes, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2015, p. 7. 261 Jean-Pierre Bat, idem, p. 11. 262 François-Xavier Verschave, idem, p. 43. 263 Cf : Jean-Loup Amselle, Elikia Mbokolo, Au cœur de l’ethnie, coll. « Poche », Paris, Éditions La Découverte, 1999 ; François-Xavier Verschave, Philippe Hauser, Au mépris des peuples, Paris, La fabrique Éditions, 2004 ; etc. 259 260
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l’instrumentalisation de l’ethnisme comme une arme de destruction massive comme ce fut le cas au Rwanda, la fiction littéraire consacrée aux guerres postcoloniales, en particulier le roman Johnny Chien Méchant d’Emmanuel Dongala, s’emploie à montrer que l’on ne pas continuer à réduire les tragédies nationales africaines à l’idée simpliste d’une explosion de haine tribale ou ethnique ; grille de lecture élaborée et consacrée par la vulgate journalistique occidentale fortement remise en question, d’ailleurs, dans le roman. Derrière cette vulgate dénoncée avec froideur et sans complexe par le romancier, point une vérité historique qui permet de clarifier l’enjeu à la fois géostratégique et géopolitique de l’instrumentalisation de l’ethnisme dans des contextes de guerres postcoloniales. Des conflits qui, pour certaines, se sont poursuivis au-delà de la période de la guerre froide, et pour d’autres, en sont les conséquences de la fragilisation des cohésions nationales depuis la bipolarisation du monde en blocs communiste et capitaliste, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. C’est du reste l’un des messages qui filtrent du roman posthume inachevé d’Ahmadou Kourouma qui met en scène la rébellion sanglante et meurtrière qui a endeuillé la Côte d’Ivoire. Dans cette ancienne colonie française, ainsi que le romancier le met clairement en exergue, les groupes ethniques qui participent du chaos narratif se meuvent dans une espèce de catégorisation sordide des plus confligènes, établie par le colonisateur. Cette catégorisation, au-delà de la fiction narrative, met à nu l’orchestration d’une certaine stratégie du chaos à court, moyen ou long terme, à partir d’un procédé de fabrication de « frères » ennemis : « Bétés » contre « Dioulas » dans Quand on refuse on dit non264; « Mayi Dogo » contre « Dogo Mayi » dans Johnny Chien Méchant265; « Nordistes » contre « Sudistes » dans Les Petits-fils nègres de Vercingétorix266; etc. C’est ici que les guerres postcoloniales romancées se révèlent comme moyen de contrôle reposant sur l’instrumentalisation à dessein de quelques spécificités culturelles érigées intentionnellement en stéréotypes. Mais de façon plus approfondie, à travers la narration de ces vrais-faux conflits tribaux ou ethniques, les romanciers africains, hormis le traitement différencié et parfois polémique de la question ethnique, attirent l’attention sur l’hypocrisie devenue la chose la mieux partagée dans un monde où les théories raciologiques, ayant échoué dans les années trente au moment où Hitler s’emparait de l’Europe, refont surface sous le prétexte d’une grille de lecture des guerres africaines. En effet, les colonisateurs anglais, français, belges, allemands, arrivés en Afrique dans la période du racisme théorique occidental essentiellement inspiré par les thèses de Gobineau, ont, par l’instrumentalisation des Ahmadou Kourouma, Quand on refuse on dit non, Paris, Éditions du Seuil, 2004. Emmanuel Dongala, Johnny chien méchant, Paris, Le Serpent à plumes, 2002. 266 Alain Mabanckou, Les Petits-fils nègres de Vercingétorix, coll. « Points », Paris, Éditions Le Serpent à plumes, 2002. 264 265
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spécificités culturelles, contaminé chaque continuum national, et continuent d’exposer les nations postcoloniales à des risques politiques majeurs au moment des élections présidentielles. Les germes larvés de la division séculaire refont inéluctablement surface au moment de ces joutes politiques, où le recours aux choix des communautés et des citoyens est plus que vital. C’est du moins ce qui ressort, entre autres, de la lecture de Les Petits-fils nègres de Vercingétorix d’Alain Mabanckou. Par l’entremise de ce champ littéraire africain traitant de la question ethnique au cœur des « fournaises » du continent, le débat relatif au demisiècle de pillage des matières premières de l’Afrique, de fabrication de « présidents », de soutien des « démocraties » occidentales aux dictatures les plus sanguinaires, d’orchestration de guerres géopolitiques les plus meurtrières depuis la guerre froide, bref l’histoire des idées politiques enregistre un nouveau protagoniste : le romancier, le dramaturge, le poète, l’essayiste africain. Le rapport à la langue d’écriture de ce dernier, mais également son choix d’identification littéraire par le recours intentionnel et stratégique aux oralités africaines, parachève la révolution des idées politiques et littéraires sous l’égide des écritures africaines depuis la seconde moitié du XXe siècle. Cependant les écritures africaines ne sont pas encore reçues comme ayant initié une profonde révolution de la pensée politique et littéraire dans l’histoire des idées. Le chapitre suivant tentera d’expliquer pourquoi cette réticence de la critique, mais aussi des systèmes d’enseignement à présenter la littérature africaine et les idéologies qui la portent comme l’un des discours ayant entraîné l’accession des pays africains à l’indépendance, première étape, en cours d’achèvement, de la renaissance du « berceau de l’humanité ».
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DE L’INFORTUNE DE LA PENSÉE POLITIQUE ET LITTÉRAIRE AFRICAINE DANS L’HISTOIRE DES IDÉES L’histoire des idées, en tant que domaine cognitif de la littérature comparée, enseigne que toutes les productions intellectuelles ne connaissent pas la même fortune, et même que la fortune d’une œuvre, d’un auteur, ou d’une idéologie peut s’inverser en infortune. C’est pour expliciter ce constat que la notion de répudiation est convoquée ici pour décrire la situation d’infortune qui reste caractéristique de la pensée littéraire et politique africaine de façon générale. La répudiation : une herméneutique de l’infortune de la pensée littéraire et politique africaine. En langage juridique, la répudiation désigne l’acte de renvoi légal d’une épouse par la seule volonté du mari, dans les sociétés où le système judiciaire est caractérisé par la « charia »267. C’est le cas par exemple dans l’Afghanistan raconté par la fiction romanesque Les hirondelles de Kaboul de Yasmina Khadra : Elle ne signifie pas grand-chose en dehors de ce que tu représentes pour elle. Ce n’est qu’une subalterne. De plus, aucun homme ne doit quoi que ce soit à une femme. Le malheur du monde vient justement de ce malentendu. […] Alors qu’attends-tu pour la foutre à la porte ? Répudie-la et offre-toi une pucelle saine et robuste, sachant se taire et servir son maître sans faire de bruit. Je ne veux plus te surprendre à parler seul dans la rue comme un taré. Surtout pas à cause d’une femelle. Ça offenserait Dieu et Son prophète.268
Pris dans ce sens, la répudiation est la sentence d’un procès moral voire religieux dans les sociétés où la femme est ravalée au rang de « subalterne », interdite de parole même pour se défendre. La conséquence de pareille situation est clairement mise en exergue dans la réplique du personnage de Zunaira qui explique, sur un ton des plus naturels, à son mari son état d’esprit :
Avec ce voile maudit, je ne suis ni un être humain ni une bête. Juste un affront ou une opprobre que l’on doit cacher telle une infirmité. C’est trop dur à assumer. Surtout pour une ancienne avocate, militante de la cause féministe. […] Ne me demande pas de renoncer à mon prénom, à mes traits, à la couleur de mes yeux et à la forme de mes lèvres pour une promenade à travers la misère et la désolation ; ne me demande
Yasmina Khadra, Les Hirondelles de Kaboul, in Œuvres. Tome 1, Paris, Éditions Julliard, 2011, p. 454. 268 Yasmina Khadra, idem, p. 393. 267
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pas d’être moins qu’une ombre, un froufrou anonyme lâché dans une galerie hostile.269
Le regard de cette féministe qui refuse son statut social de « subalterne », d’une part, et le regard porté sur l’épouse d’Atiq, sous la menace de la répudiation comme le prescrit la « charia », d’autre part, portent en filigranes les raisons qui justifient l’annexion de la notion de répudiation pour traduire en théorie la place des écritures africaines dans l’histoire des idées littéraires et politiques. Dans ces « regards » croisés, transparaît un sujet en situation de « précarité »270 idéologique, dans un contexte civilisationnel qui en fait l’ombre de lui-même, c’est-à-dire réduit au silence soit pour que domine la voix du « maître » soit pour qu’à travers sa propre voix s’entende celle du maître. La préemption du terme « répudiation », ici, pour décrire la place actuelle des littératures francophones d’Afrique dans l’histoire des idées, s’autorise à lui insuffler une signification plus philosophique que factuelle. Ainsi, la répudiation est employée, en l’occurrence, pour qualifier la tendance de la critique à se soumettre au discours et à l’idéologie de l’ordre préétabli par les institutions des puissances nationales impérialistes, à montrer sa capacité à reproduire et à manier l’idéologie dominante, afin d’assurer par l’épistémologie la continuité de la domination culturelle et politique. Cette critique, prise dans les vicissitudes de l’élaboration de sa propre « parole dans une sorte de marche au silence »271, inspire pour unique trait spécifique la réalité et la condition d’un « savoir subjugué », comme tente de l’expliquer Gayatri Spivak se référant à ces propos de Michel Foucault : Toute une série de savoirs qui se trouvaient être disqualifiés comme savoir conceptuels, comme savoirs insuffisamment élaborés, savoirs naïfs, savoirs hiérarchiquement inférieurs, savoirs au-dessous du niveau de la connaissance ou de la scientificité requise272.
Ce témoignage, lu en résonance avec les propos ci-dessous de Bernard Mouralis, développe davantage comment la prise de parole des auteurs africains est frappée d’ostracisme, et met, par ailleurs, à nu la « violence épistémique »273insidieusement légitimée dans les institutions universitaires, lieux par excellence de médiation des idées littéraires et politiques :
Un certain nombre d’universités françaises consacrent une part de leurs activités de recherches et d’enseignement à l’étude des littératures africaines de langue française. Mais les réalisations
Yasmina Khadra, idem, p. 423. Gayatri Chakravorty Spivak, Les subalternes peuvent-elles parler ?, Paris, Éditions Amsterdam, 2009, p. 38 271 Pierre Marcherey cité par Gayatri Chakravorty Spivak, idem, p. 51. 272 Gayatri Chakravorty Spivak, idem, p. 38. 273 Gayatri Chakravorty Spivak, idem, p. 37. 269 270
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existantes ne doivent pas dissimuler le fait que l’étude de ces littératures demeure à l’heure actuelle encore, dans le tissu universitaire français, une discipline fragile et pas encore vraiment reconnue. Cette marginalité apparaît en particulier dans le caractère d’option ou de spécialité généralement conféré à ces enseignements, quand ils existent, et dans leur introduction tardive dans le cursus universitaire, au niveau de la maîtrise et du DEA pour la préparation desquels les étudiants manquent de formation préalable qu’il aurait été souhaitable de dispenser en amont et, si possible, dès la première année de DEUG. […]. Si l’on se tourne maintenant vers les disciplines littéraires – littérature française, lettres modernes ou littérature comparée –, on constatera que l’étude et l’enseignement des littératures africaines rencontrent des obstacles d’un autre type qui s’opposent à ce que celles-ci soient effectivement reconnues comme partie intégrante des programmes et des cursus universitaires. Cette situation s’explique d’abord à mon avis par la conception à la fois implicite et restrictive que l’université se fait de la littérature et qui aboutit à retenir certains auteurs, certains corpus, certaines problématiques ou certaines orientations méthodologiques parce qu’on les estime conformes à l’idée qu’on se fait de la littérature, tandis que les autres se trouvent résolument écartés. Et cela, sans qu’on ne s’interroge clairement, c’est-à-dire dans une perspective épistémologique, sur les mécanismes qui conduisent à l’intégration des uns et au rejet des autres. […] Cette méfiance manifestée à l’égard de la littérature africaine, comme si l’on redoutait une confrontation avec celle-ci, peut cependant surprendre274.
Nul, aujourd’hui, ne songerait à nier le fait que la répudiation institutionnelle de la littérature des Sony Labou Tansi, Mongo Béti et autres, en France, a des implications politiques dont les ramifications géopolitiques se tissent au cœur de la Francophonie africaine, pour impacter les significations de compromission admises au sujet des œuvres littéraires du continent. Dans le cadre spécifique de la géopolitique dans laquelle sont pris les pays africains francophones, l’organisation de la Francophonie incarne, en effet, la réalité – pas tout à fait encore évidente pour certains citoyens – du tout-puissant champ de pouvoir qui articule le champ littéraire des anciennes colonies françaises et belges. Son magnétisme politique et culturel sur les productions littéraires s’exerce à travers, un réseau d’enseignements qui intègrent l’africanisme, en tant que champ scientifique, représentant l’un des secteurs de la recherche française les plus actifs au plan géopolitique. Mais c’est surtout l’enjeu de ces enseignements, dont le principe inavoué a toujours consisté à subordonner l’étude des littératures africaines francophones à la vision ethnocentriste franco-occidentale et à la relation Bernard Mouralis, L’illusion de l’altérité, Paris, Honoré Champion, 2007, pp. 615619. 274
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qu’elles entretiennent avec la langue française, qui rend plus légitime la suspicion de répudiation des premières citées de l’histoire des idées. Roger Fayolle, dans un article loin d’être encore démodé du point de vue de l’opinion qu’il dégage, lie cette attitude politico-scientifique toujours en vogue en France à une conception monopolistique et chauvine de la littérature nationale. La répudiation des littératures maghrébines et africaines de langue française, caricaturées sous la métaphore de « sagesse des barbares »275, est de nature à éviter une sorte de compétition ou de concurrence qui pourrait être préjudiciable à une « littérature pure » dont le modèle et l’esthétique linguistique, imposés par la colonisation est devenu un moyen d’expression d’un nombre de plus en plus grand d’hommes et de femmes qui s’en servent pour exprimer leur expérience de la vie et du monde. Au-delà de ce protectionnisme, d’un point de vue idéologique, la répudiation des littératures africaines francophones est sournoisement organisée et mise en œuvre pour faire croire qu’elles sont incapables de participer au débat actuel relatif au nouvel ordre mondial, marqué par les questions sécuritaires (terrorisme d’État, fanatisme religieux, guerres ethniques, guerres asymétriques, guerres géostratégiques, etc.), par les questions identitaires (religion, sexualité), économiques (monnaie, productivité), par les questions de droits individuels et collective (liberté d’expression, souveraineté nationale), par les questions de mœurs (homosexualité, polygamie), etc. Bien qu’au sein de la Francophonie, sphère culturelle et géopolitique dominée par la pensée occidentale et française en particulier, des écrivains aient réussi à révolutionner la civilisation littéraire postcoloniale, en brisant la nature stéréotypée du discours politique romancé et en démantelant l’essence canonique du genre romanesque, la glose de leurs œuvres les confine dans l’ornière d’un régionalisme stérile et décadent. Cette épistémologie entraîne des conséquences dont on pourrait sans doute mieux mesurer aujourd’hui les aspects équivoques, à travers le prisme voire la posture de l’institution universitaire française, d’une part, et à travers le discours d’auto-répudiation d’une certaine intelligentsia africaine, d’autre part.
Roger Fayolle, « La sagesse des barbares : enseigner les littératures maghrébines et africaines de langue française », in Notre Librairie « La critique littéraire », n° 160, décembre 2005-février 2006, p. 82.
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Les stratégies de répudiation de la pensée littéraire et politique africaine La posture répudiant de l’institution universitaire française Cette posture s’illustre à travers le brillant essai de l’anthropologue anglais Jack Goody, Le vol de l’histoire:
Le « vol de l’histoire » dont il est question dans le titre désigne la mainmise de l’Occident sur l’histoire. J’entends par là une manière de conceptualiser et de présenter le passé où l’on part des événements qui se sont produits à l’échelle provinciale de l’Europe – occidentale, le plus souvent – pour les imposer au reste du monde. Le continent européen revendique l’invention d’une série d’institutions extrêmement importantes telles que la « démocratie », le « capitalisme » de marché, la liberté, l’individualisme. Mais ce sont là des institutions que l’on retrouve dans un grand nombre de sociétés »276.
C’est par la médiation de ce réquisitoire contre l’ethnocentrisme occidental et français en l’occurrence que l’on entend démontrer l’enjeu civilisationnel de la répudiation des littératures africaines de la sphère universitaire et publique hexagonale. En tenant son peuple à l’abri des œuvres aussi engagées que subversives comme celles des auteurs de ses « ex-colonies », la France se barricade derrière un parapet idéologique. Agissant ainsi, elle se donne les moyens de diffuser dans la pensée collective qu’elle demeure, avec les autres peuples de l’Europe, l’un des rares peuples, dont la conscience historique des questions liées aux droits de l’homme, à la sécurité, à la liberté, à la démocratie, à la justice, à la philosophie reste à ce jour sans commune mesure dans aucune autre partie du monde. Ce sont là des pans entiers de l’histoire des idées que les critiques et nombres d’intellectuels occidentaux restreignent à un territoire culturel qui naturellement exclut l’Afrique, minimisant son histoire afin de perpétuer son interprétation erronée. Cet emmurement idéologique semble être d’autant plus une solution de fortune à une France craintive de la forte présence grandissante de citoyens d’origine africaine sur son territoire, modifiant de façon irréversible sa sociologie démographique et culturelle. Ce qui porte à croire que la répudiation de la pensée littéraire africaine de son institution universitaire et même scolaire s’inscrit dans l’imaginaire séculaire de la nation qui fait référence à la pureté, à l’eugénisme de la race portée par une langue : la langue française. La discrimination culturelle et idéologique contre les littératures francophones d’Afrique est donc une stratégie politique qui doit protéger la langue française de sa mort future sous les tropiques. Or, d’un point de vue historique, la narration africaine de cette langue impérialiste s’inscrit, en ce 276
Jack Goody, Le vol de l’histoire, sl Éditions Gallimard, Paris, 2010, p. 13. 157
qui concerne le continent, dans un contexte politiquement pris en otage par les turpitudes du (néo) colonialisme. L’on en déduit donc que par cette discrimination, la France entend masquer la permanence de son impérialisme dans les territoires africains sous son influence. En effet, dans ses prés carrés, il est de notoriété que la France s’auréole du titre de civilisation humaniste, universelle. Un titre qui l’érige en porteuse des valeurs dont l’humanité a besoin comme viatique pour la traversée de l’histoire tourmentée, faite de guerres mondiales, de guerres froides, de chocs de civilisations, de génocides, de pillages de richesses. Par ailleurs, l’on comprend aisément que la « réponse de l’empire » à la métropole, à travers non seulement la révolution linguistique, mais aussi la révolution culturelle et idéologique de l’esthétique romanesque, dépasse les simples interprétations critiques qui la confinent au régionalisme africain. Elle est l’expression d’une réelle volonté historique de déconstruction d’un certain conformisme de la pensée occidentale qui a pris en otage l’histoire des idées politiques. Mais puisque la France ne s’étant guère décolonisée malgré la fin de l’empire colonial, comme l’explique Achille Mbembé, elle continue de promouvoir une conception centrifuge de l’universel largement décalée par rapport aux évolutions réelles du monde et de notre temps. L’une des raisons de ce narcissisme, poursuit l’auteur de Sortir de la grande nuit, est que le français a toujours été pensé en relation avec une géographie imaginaire qui faisait de la France le « centre du monde ». En clair, le philosophe d’origine camerounaise, par son analyse du narcissisme français, fait pénétrer l’esprit de ses contemporains dans l’explication taboue de la répudiation de la littérature africaine francophone dans la sphère publique universitaire et scolaire de la France : Au cœur de cette géographie mythique [la Francophonie en tant que nation imaginaire], la langue française était supposée véhiculer, par nature et par essence, des valeurs universelles (les lumières, la raison et les droits de l’homme, une certaine sensibilité esthétique). Telle était sa tâche, mais aussi son pouvoir : celui de représenter la pensée qui, se mettant à distance d’elle-même, se réfléchit et se pense elle-même. Dans cet éclat lumineux devait se manifester une certaine démarche de l’esprit : celui qui, dans un mouvement ininterrompu, devait conduire à l’apparition de l’« homme » et au triomphe du ratio européen et universel. La République devait ainsi constituer l’éclatante manifestation de cette mission et de ses valeurs qui la sous-tendaient277.
Dans l’analyse de la posture française répudiant les idées de révolutions romancées par les littératures francophones d’Afrique, le propos d’Achille Mbembe vient renforcer la conscience de l’implémentation des études littéraires à l’esthétique normée et à la philosophie de la langue française pour Achille Mbembe, Sortir de la grande nuit, Paris, Éditions La Découverte, 2010, p. 104-105.
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le maintien du statu quo ante de civilisation supérieure en matière de science ; une position que la France et l’Occident européen se sont octroyée dans la conception et l’écriture lénifiante de leur histoire africaine, depuis le tournant du XIXe siècle. Qu’il s’agisse des universitaires œuvrant sur place en France ou de ceux en mission pour la « Grande France » en Afrique, l’enseignement de la littérature est compris comme partie prenante d’une stratégie politique et culturelle intégrant un mécanisme idéologique plus globale, capable d’étendre à tout un peuple les valeurs d’une classe, d’une nation dominante. C’est sans aucun doute, cette foi en la capacité des études littéraires à influencer les conceptions culturelles et identitaires d’une nation qui explique la marginalisation des idées politiques filles des littératures africaines dans le système éducatif français. En effet, tel qu’institué et pratiqué depuis des générations, l’enseignement littéraire en France ne fait plus mystère de sa mission de perpétuation d’un certain héritage nationale présenté comme prestigieux. De la posture africaine d’auto-répudiation : une conséquence épistémologique et psychologique de l’afropessimisme Corrélé aux travaux de Jean-François Bayart, l’afropessimisme, plus qu’un mot, est d’abord un phénomène né en France, avant d’être en vogue dans les milieux universitaires occidentaux. D’après Abiola Irele278, à qui est attribuée cette genèse, l’afropessimisme sert à désigner un sentiment général de découragement répandu dans les travaux actuels sur l’Afrique. Il est employé, précise l’universitaire nigérian, pour traduire de manière succincte ce qui est considéré comme un sentiment d’abattement justifié que font naître la tournure désespérante des événements en Afrique et la situation tragique dans laquelle se trouve le continent depuis l’accession à l’indépendance. État d’esprit aux antipodes de l’enthousiasme et de l’espérance panafricaniste, l’afropessimisme, aujourd’hui, est la marque déposée d’un discours made in Occident, qui invite, selon Abiola Irele, à adopter un point de vue irrémédiablement sombre sur l’Afrique. Pour reprendre la pensée dominante dans les milieux universitaires français et occidentaux, l’Afrique paraît plus que jamais comme un continent sans avenir, écartelé par les démons inséparables de l’instabilité politique et du dénuement économique. Par cet imaginaire, l’Afrique prend les allures tragiques d’un monde qui s’effondre, pour parodier le célèbre titre du roman de Chinua Achebe. En annexant ici le terme très répandu d’afropessimisme, il s’agit de montrer comment la critique africaine continue de fournir à la critique africaniste d’inspiration française les arguments permettant sa propre Abiola Irele, « Le royaume politique : vers la reconstruction de l’Afrique », in 50 ans après quelle indépendance pour l’Afrique ?, sous la direction de Makhily Gassama, Paris, Éditions Philippe Rey, 2010, p. 192. 278
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répudiation de l’histoire des idées. En d’autres termes, comment l’épistémologie de la glose littéraire francophone renforce la position de savoir centrifuge des idées françaises, par opposition à la situation de savoir de marge qui sert à stigmatiser les idées produites par l’Afrique, à travers sa propre littérature. Il sera question, à travers les lignes qui vont suivre, de mettre à l’index cette catégorie de penseurs africains, non moins importants dans le cénacle des universitaires et des intellectuels, qui ont inoculé, tels des reptiles, le venin de l’afropessimisme, dans la conscience critique des élites du continent. Sur le plan culturel et philosophique, mais également sur le plan politique, ils ont tenté de convaincre leurs contemporains de regarder l’Europe comme le centre de la civilisation. Pour paraître plus méthodique dans la réflexion initiée ici, l’on procédera à une typologie de cette catégorie d’intellectuels qui, pour les premiers, sont producteurs d’un discours qui explique l’état actuel de l’Afrique par son inaptitude à la philosophie et à la science, tandis que les seconds, adeptes du jeu hypocrite du « petit théâtre de civilité », mettent en cause la psychologie de « pleurnichard » congénitale aux Africains. a- Les procureurs de la pensée hellène sous les Tropiques : Marcien Towa, Axelle Kabou et consorts Situer les responsabilités académiques et scientifiques de la répudiation de l’Afrique de l’histoire des idées, c’est avant tout reconnaître le rôle négatif d’une partie des intellectuels africains, sans aucun doute, sous l’emprise des postulats de Marcien Towa, philosophe africain – si tant est que lui-même se considère comme tel, puisqu’il nie à l’Afrique l’existence d’une philosophie propre –. De quoi relèvent ses postulats ? La lecture de son Essai sur la problématique philosophique dans l’Afrique actuelle permet de disposer d’un florilège de ses postulats en question. Réagissant à « l’accueil sympathique » suscité par l’ouvrage du missionnaire belge, le P. Tempels, chez des philosophes et intellectuels européens comme Gaston Bachelard, Marcel Griaule, pour ne citer que les plus connus des Africains, Marcien Towa, à la suite de Gusdorf, « entend mettre bon ordre et évacuer du saint des saints de la civilisation occidentale les intrus barbares »279. Son « discours de la méthode » procède par une tentative de réponse à la question « Existe-t-il une philosophie africaine », en convoquant les philosophes les plus racistes de l’Europe des Lumières, mais aussi du XIXe siècle. Cette période étant perçue comme celle de la victoire de la raison sur l’obscurantisme. Ainsi de Lévy-Brühl, « devenu célèbre à grand renfort d’érudition et d’exactitude », Marcien Towa retient que « les sociétés inférieures étaient régies par une mentalité prélogique et mystique Marcien Towa Essai sur la problématique philosophique dans l’Afrique actuelle, Yaoundé, Éditions Clé, 2010, p. 13. 279
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qualitativement différente de la logique propre à l’homme civilisé d’Europe »280. Le premier indice de répudiation de l’Afrique de l’histoire des idées se résume ainsi dans cette assertion. Ce continent, explicitement, est rangé dans la catégorie des « sociétés inférieures », des « peuples primitifs ». Le paradoxe chez Marcien Towa, lorsqu’il fait l’éloge de la pensée de Levy Brühl, est qu’il reconnaît que les idéologues de l’impérialisme européen, aujourd’hui encore, restent fidèles à la thèse du philosophe allemand281, tout comme à celle de son compatriote Hegel, dont il voit dans certains propos « une absolution donnée aux brutalités et aux massacres coloniaux »282. Mais qu’importe, l’ancien recteur de l’université de Yaoundé II ne s’embarrasse pas de la langue de bois lorsqu’il part en guerre contre les discours partisans de l’existence de la philosophie africaine, qu’il qualifie de « sacrilège »283, de « témoignages hâtifs »284, et d’ « affirmations scandaleuses »285. Ces jugements péremptoires sont soutenus par un argumentaire qui considère la pensée africaine comme l’univers du mythe, un univers incapable de philosophie. Les raisons avancées sont : parce qu’il [le mythe] se fonde sur l’autorité de la tradition, ennemie de toute critique et de tout examen libre et personnel, fige les adaptations réalisées une fois pour toutes en comportements purement répétitifs et rituels et condamne à l’immobilisme l’ensemble de la communauté286.
Ces raisons font apparaître le deuxième indice qui, selon Marcien Towa, prive l’Afrique d’être citée et reconnue comme un lieu de culture philosophique. Mieux, il ne fait aucun doute que cet argument connaîtra une résurgence dans les travaux et réflexions de certains intellectuels et écrivains de la trempe d’Axelle Kabou et d’Alain Mabanckou, respectivement auteurs de Et si l’Afrique refusait le développement et Le sanglot de l’homme noir. Mais avant de revenir à ces deux têtes fortes de la « raison nègre» contemporaine, qui partagent avec Marcien Towa et d’autres écrivains encore, la responsabilité historique de la répudiation de l’Afrique de l’histoire des idées, il est important de rappeler la preuve des preuves qui, d’après le philosophe camerounais, milite en faveur du procès en inquisition du « berceau de l’humanité » devant « le tribunal de la raison pure ». Cette preuve suprême est la conséquence de la double influence de Heidegger et de Hegel, sur le raisonnement de Marcien Towa : Marcien Towa, idem, p. 9 Marcien Towa, idem, p. 10. 282 Marcien Towa, idem, p. 14. 283 Marcien Towa, idem, p. 11 284 Marcien Towa, idem, p. 12. 285 Marcien Towa, ibidem, p. 12. 286 Marcien Towa idem, p. 13-14. 280 281
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La philosophie, poursuit Heidegger, marque l’acte de naissance de l’époque de l’histoire universelle que l’on peut désigner comme l’ère atomique. L’énergie atomique, œuvre des sciences, est en effet en dernière analyse œuvre de la philosophie, « car il n’y aurait assurément jamais eu des sciences si la philosophie ne les avait précédées et devancées ». […] Hegel fait aussi de la pensée et de la philosophie le monopole de l’Occident. Mais il procède plus méthodiquement et plus rationnellement ; il déduit le monopole philosophique de l’Occident de l’essence de la philosophie, ainsi que de l’essence de la culture occidentale et de celle des cultures non occidentales qu’il s’efforce de déterminer avec sa profondeur coutumière. […] Il en résulte que la philosophie ne se rencontre que là où la pensée comme telle devient l’absolu, le fondement, la racine de tout. Mais poser la pensée comme l’absolu, l’infini, c’est du même coup la poser comme libre ; ce qui est infini et absolu ne peut rien souffrir au-dessus de soi […]. C’est là le lien profond qui unit la pensée à la liberté. […] Historiquement la philosophie ne se rencontre que là où fleurit la liberté politique, la liberté dans l’État et celle-ci commence là où le sujet se sent comme sujet dans la généralité, là où apparaît la conscience de la personnalité comme ayant en soi-même une valeur infinie et où se manifeste la pensée qui pense le général comme l’être véritable. En vertu de cette détermination, Hegel exclut du domaine de la philosophie les indigènes d’Amérique ainsi que les Nègres parce qu’ils seraient plongés dans naturalité. Pour parler de ces derniers, Hegel trouve des accents terribles : « le nègre représente l’homme naturel dans toute sa sauvagerie et sa pétulance : il faut faire abstraction de tout respect et de toute moralité, de ce que l’on nomme sentiment, si on veut bien le comprendre ; on ne peut rien trouver dans ce caractère qui rappelle l’homme »287.
Ce long extrait qui fait ressortir les trois paradigmes de la philosophie que sont la « science », la « pensée » et la « liberté » se révèle en plusieurs points d’une subjectivité appauvrissante et aliénante, de sorte que la réponse que Marcien Towa donne à sa question de savoir s’il existe une philosophie africaine ne peut être qu’un catalogue de postulations sentencieuses et péremptoires. Audelà de la liberté que l’on lui reconnaît de défendre les positions qu’il juge utiles pour ne pas que, par une gymnastique intellectuelle pernicieuse et perverse, comme il le prétend, personne ne soit tenté de « distendre le concept [de philosophie] pour y inclure nos cultures, ou de [le] caricaturer avec l’arrière-pensée de lui opposer victorieusement nos propres modes de pensée »288, Marcien Towa inaugure au XXe siècle, après les XVIIIe et XIXe siècles marqués par les discours raciologiques et racistes, la doctrine et le 287 288
Marcien Towa, idem, pp. 17-21. Marcien Towa, idem, p. 8. 162
temps de la répudiation de l’Afrique de l’histoire des idées par des Africains eux-mêmes. Pour répondre à cette figure épigonale du nihilisme de l’Afrique, et dont on peut qualifier les élucubrations d’« avatar de l’imagination raciste […] gouverné par la haine et l’exécration des Noirs »289, la sollicitude d’Achille Mbembe est une démarche fort lucide. À sa suite, il est bon de préciser qu’il ne s’agit pas de revenir sur les problématiques du continent comme invention, l’histoire de cet imaginaire étant désormais fortement établie, et ses ressorts mis à nu par V. Y Mudimbe. En revanche, en présentant la thèse de Marcien Towa comme la porte ouverte à l’éviction de l’Afrique de l’histoire, à l’ère postcoloniale, l’enjeu du débat est, d’une part, de stigmatiser et de condamner avec la dernière énergie l’arbitraire engagé dans l’acte qui consiste, d’après Achille Mbembe, à arracher au monde et à mettre à mort ce que l’on a, au préalable, décrété n’être rien, c’est-à-dire une figure vide. D’autre part, et c’est ici que s’apprécie l’importance du rôle des Africains dans la répudiation de l’Afrique de l’histoire des idées, l’intérêt du recourir à Achille Mbembe vient montrer, in fine, comment le sujet aboli et dépourvu de puissance, repoussé plus loin encore dans les marges obscurcies du monde, dans le hors-monde, prend sur soi l’acte de sa propre destruction et prolonge sa propre crucifixion290. C’est cela le sens de l’auto-répudiation de l’histoire des idées. C’est l’agissement conscient de certains intellectuels de l’Afrique, non des moindres, dont la violence symbolique des propos à l’égard du continent équivaut au geste de celui que l’on a enroulé dans la pure terreur du négatif et prédestiné à se donner la mort sans répondre au questionnement de départ : qu’est-ce que participer d’une existence humaine ? Qui est un être humain et qui ne l’est pas et quelle est l’autorité qui fonde une telle distinction291 ? En ce sens, Axelle Kabou, dont l’essai Et si l’Afrique refusait le sousdéveloppement crée un véritable tsunami dans la marée calme et consensuelle dans l’explication des échecs des indépendances, rejoint Marcien Towa pour ses positions à charge contre la culture africaine. Aux antipodes du critique qui, d’après elle, « était déterminée à maintenir le voile épais sur les véritables raisons [du] vasselage séculaire »292 de l’Afrique, Axelle Kabou pose d’emblée le postulat que le sous-développement de ce continent s’explique essentiellement par une attitude foncièrement culturelle qui relève d’un « mythe coriace »293. Mais pour Bernard Mouralis qui présente les arguments
Achille Mbembe, De la postcolonie, op.cit., p. IX. Achille Mbembe, idem, p. 218. 291 Ibidem. 292 Axelle Kabou, Et si l’Afrique refusait le développement, Paris, L’Harmattan, 1984, p. 96. 293 Axelle Kabou, idem, p. 17. 289 290
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de la sociologue camerounaise comme une sorte de « transgression »294 à la pensée africaine de l’époque, ce qu’elle dénonce comme obstacle au développement est moins la tradition qu’une espèce d’idéologie diffuse, une doxa, qui se fonde en grande partie sur le caractère unique du traumatisme subi les Africains au cours de leur histoire ; une vision qui les conduit à évacuer l’idée qu’ils auraient pu, hier, ou pourraient, aujourd’hui, être des acteurs de l’histoire et engendre une attitude faite à la fois de fatalisme et de revendication symbolique295. Ainsi, pour Bernard Mouralis, elle passe trop vite sur certaines dimensions, notamment économiques et géopolitiques, tombant inconsciemment dans les travers d’un propos spéculatif et inefficace purement symbolique296. La pesanteur morale et la responsabilité de chaque Africain devant l’histoire justifient à la fois l’esprit de controverse297 et d’ironie qui structure la brillante contribution de Makhily Gassama, sous le titre « Un demi-siècle d’aventure ambiguë298 » ; un titre qui, pour ceux qui s’en doutent, fait clairement allusion au roman de grande facture du sénégalais Cheikh Hamidou Kane, L’aventure ambiguë. Pour le compatriote du célèbre romancier sénégalais, il est grand temps, après un demi-siècle d’errance épistémologique et de discours académiques incohérents, que la recherche cesse son jeu d’asservissement des consciences avec des sujets de mémoire et thèses axés autour des thèmes de complaisance, rebattus et imposés sur le « Songeons seulement à L’Afrique noire est mal partie de René Dumont, aux Soleils des indépendances de Kourouma, ou aux romans de Mongo Béti ou de Sony Labou Tansi. Ces ouvrages, dans le cadre du genre qui était le leur, ont avancé des explications et proposé des remèdes : ils ont insisté en particulier sur le rôle négatif que continuait de jouer l’ancienne puissance coloniale, sur les effets découlant d’une mondialisation de l’économie qui creuse chaque jour un peu plus l’écart entre pays industrialisés et pays producteurs de matières premières, sur des options politiques et économiques marquées par le modèle industrialiste des pays socialistes et qui ont abouti à l’établissement d’un secteur public bureaucratique et à un affaiblissement – voire une disparition – de la production agricole ». cf. : Bernard Mouralis, L’illusion de l’altérité, Paris, Éditions Champion, 2007, p. 77-78. 295 Bernard Mouralis, idem, p. 81. 296 Bernard Mouralis, idem, p. 82. 297 « La relecture de l’œuvre de Kabou, Et si l’Afrique refusait le développement ?, m’a toujours donné le tournis pour une raison très simple, qui fait à la fois que j’aime et redoute cette étude foisonnante idées : les constats sont souvent pertinents et justes. […] Cependant, les déductions de l’auteur, ses hypothèses, me semblent fantaisistes et lamentables ; je les réfute parce qu’elles sont forcées, superficielles et s’égarent. […] Dans son œuvre qui semble indiscutable à qui recherche les causes fondamentales du sous-développement, internes et externes, de cette partie du continent qui s’étale tristement et nonchalamment, avec insouciance, au sud du Sahara, notre sœur a dit beaucoup de choses vraies, beaucoup de choses tristes, beaucoup de choses fausses », cf. : Makhily Gassama, idem, p. 141. 298 Makhily Gassama, idem, p. 137. 294
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développement de nos pays, pour embrasser les questions d’urgence en rapport direct avec nos sociétés299. Si les postulats et les postures d’intellectuels africains comme Marcien Towa ou encore Axelle Kabou et plus récemment Alain Mabanckou dans Le sanglot de l’homme noir, participent de la répudiation de l’Afrique de l’histoire des idées, c’est bien pour une raison essentielle. Le contexte historique dans lequel s’expriment ces derniers est marqué par une ambiguïté terrible qui contamine par sa nocivité l’historicité post-indépendance. Des faits patents qui font parler « de sinistre exception africaine »300 dans l’histoire de la civilisation humaine remettent en question l’idée d’indépendance de l’Afrique :
Alors surgit, en même temps que les indépendances, telles des jumelles, la ténébreuse, mais puissante Françafrique, un monstre sans tête ni queue. […] Son champ d’action ? Aussi vaste que l’Afrique… Les acteurs ? Aussi puissants que les chefs d’État de France et d’Afrique… Son mode opératoire ? Un « pillage à huis clos »… Ses victimes ? Les populations africaines… Son objectif ? S’enrichir et saborder nos indépendances en les vidant de leur « substantifique moelle », en mettant et soutenant à la tête des États africains des êtres d’un autre âge – vu leur mentalité arriérée –, venus de nulle part, manipulables, prêts à tous les crimes pour se maintenir au pouvoir. Une telle situation inédite humilie l’Afrique et ne grandit pas la France301.
Les postures de ces procureurs de la pensée hellène sous les tropiques peuvent, pour certains esprits, valoir leur pesant de vérité. Mais prises dans ce contexte décrit par Makhily Gassama, il ne fait aucun doute qu’elles constituent justement une caution au nihilisme de l’Afrique, qui sous-tend la discrimination et la répudiation de sa littérature de l’enseignement universitaire et scolaire en France. Par leurs postures, ces intellectuels reprochent à leurs pairs africains qui voguent à contre-courant de leurs thèses de poser l’histoire esclavagiste et colonialiste comme le fondement de l’état de banqueroute actuel du continent. Les traitant de « conscience trouble », de « conscience paresseuse » ou de « conscience complexée », ils veillent à ce que l’Occident judéo-chrétien en général, et la France en particulier, ne passe pas au vitriol par la critique africaine. À l’image d’Axelle Kabou dont le discours prétend s’écarter des conformismes habituels au sujet des causes du sous-développement, Alain Mabanckou, avec sa missive « Le sanglot de l’homme Noir » adressée à son « fils » Boris, siège désormais parmi cette catégorie d’intellectuels les plus emblématiques du continent, que l’on pourrait qualifier de Cerbères africains de la pensée hellène. La raison en est toute simple. L’écrivain d’origine Makhily Gassama, idem, p. 146. Makhily Gassama, idem, p. 140. 301 Makhily Gassama, idem, p. 156. 299 300
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congolaise part en croisade contre ceux qui, en prétextant les arguments de la colonisation ou du néo-colonialisme, accusent l’Europe de faire le lit des tourments de l’Afrique :
Détournant le titre du philosophe [Pascal Bruckner], je te dirai qu’il existe de nos jours ce que j’appellerai « le sanglot de l’homme noir ». Un sanglot de plus en plus bruyant que je définirai comme la tendance qui pousse certains Africains à expliquer les malheurs du continent noir – tous ses malheurs – à travers le prisme de la rencontre avec l’Europe. Ces Africains en larmes alimentent sans relâche la haine envers le Blanc, comme si la vengeance pouvait résorber les ignominies de l’histoire et nous rendre la prétendue fierté que l’Europe aurait violée. Celui qui hait aveuglément l’Europe est aussi malade que celui qui se fonde sur l’amour aveugle pour une Afrique d’autrefois, imaginaire, une Afrique qui aurait traversé les siècles paisiblement, sans heurt, jusqu’à l’arrivée de l’homme blanc venu chambouler un équilibre sans faille302.
Malgré sa notoriété de romancier qui le conduit à s’exprimer de la sorte au nom de la cause imaginaire qui serait le racisme du Noir contre L’Européen, Alain Mabanckou, visiblement, semble déconnecter du combat légitime pour l’avènement d’une Afrique autre que celle qu’il symbolise par la main gauche d’un Noir posée en plein milieu d’une carte de France, image poétique et symbolique de la toute la haine dénoncée par l’écrivain. Celui-ci étant conscient du fait que dans la culture africaine, cette main, contrairement à celle de droite, serait allégorie de toutes les tâches serviles et ignobles. Consciemment ou inconsciemment, ces prises de position que contribuent à nourrir les thèses pour lesquelles Alain Mabanckou, Axelle Kabou et les autres font figure de proue n’ont fait que prolonger dans le système éducatif africain ce qu’Olivier Le Cour Grandmaison a rappelé dans son essai historique sous le vocable d’impérialisation du savoir. Cette stratégie du nationalisme français qui a consisté à mettre la formation universitaire et scolaire au service du colonialisme et de l’épanouissement de la « plus Grande France », a trouvé à notre époque, à la lecture de ce qui précède, ses nouveaux hérauts. C’est là une des raisons pour laquelle l’attitude intellectuelle qui semble perpétuer l’école de pensée de Marcien Towa ne peut être minimisée, en ce qui concerne son impact sur le savoir-faire, le savoir-dire et le savoirpenser des Africains, aujourd’hui en proie aux vicissitudes des relations internationales.
Alain Mabanckou, Le sanglot de l’homme noir, Paris, Librairie Arthème Fayard, 2012, p. 11. 302
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b- La critique africaine abonnée à l’école du « petit théâtre de civilité » Empruntée à James C. Scott303 qui en donne les éléments d’une définition à construire, l’expression « petit théâtre de civilité » dénonce le simulacre de franchise auquel contraint le pouvoir des normes sociales telles que l’étiquette et la bienséance, afin d’entretenir des relations sereines avec autrui. La plupart des rapports sociaux dits normaux exigent de nous un échange de politesse et de sourires avec les autres, sans pour autant que l’estime que nous concevons à leur égard soit à la hauteur de ces marques de courtoisie. Cette forme de prudence peut avoir une dimension stratégique, car la personne à qui est communiquée cette fausse image pourrait être en position de nuire ou d’aider. Le « petit théâtre de civilité » renvoie donc à des situations où le pouvoir est exercé bien en deçà de l’acception usuelle du mot, de sorte qu’on le reconnaît à peine. L’enjeu de cet emprunt n’est pas seulement de disposer d’une terminologie à résonance poétique. Il est aussi méthodologique et idéologique. Le petit théâtre de civilité a pour conséquence ce que James C. Scott appelle la performance publique imposée à tous ceux qui sont pris dans les formes élaborées et systématiques de domination sociale : le travailleur face au patron, le serf face au seigneur, l’esclave face au maître, l’intouchable face au brahmane, ou le membre d’une race asservie face à celui d’une race dominante304. Mais pour paraître plus méthodique, l’anthropologue et politologue américain emploie en implémentation de la performance publique la notion de texte public pour décrire l’interaction entre les subordonnés et ceux qui les dominent. Ces deux expressions, « performance publique » et « texte public », entre lesquelles existe un lien évident de synonymie seront préemptées dans le cadre des réflexions qui vont suivre pour désigner et caractériser le discours critique africain francophone en matière d’exégèse littéraire. La raison de cette préemption vient de cette explication donnée par James C. Scott : À de rares, mais néanmoins non négligeables exceptions près, la prudence, la crainte ou le désir d’obtenir certaines faveurs vont modeler la performance publique du subordonné, afin de satisfaire les attentes du dominant305.
Le jeu induit par la situation de territoire dominé, qui est par essence le territoire de l’intellectuel africain francophone, engendre généralement, lorsque l’on pénètre l’univers de la science littéraire et politique, une glose 303 James C. Scott, La domination et les arts de la résistance, Paris, Éditions Amsterdam, 2008, p. 16. 304 ibidem, p. 16. 305 James C. Scott, idem, p. 16.
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critique conforme à l’ordre des choses, tel que les dominants voudraient le voir apparaître, au sein de la Francophonie en tant qu’institution et sphère géopolitique. Ce qui signifie que pour exister les critiques africains doivent savoir gérer d’une manière particulière leur refus de l’ordre établi. Par conséquent, leur performance critique, entendue au sens de capacité d’appréciation ou de jugement d’une œuvre littéraire et de ses possibles significations que l’on sait variables selon les contextes culturels, historiques et géopolitiques, est systématiquement biaisée en faveur de l’orientation idéologique impulsée par les discours émanant des critiques issus des métropoles occidentales de la Francophonie. Pour cette raison, toute l’analyse de l’épistémologie littéraire construite par la critique africaine conduit à ce jour à un constat : la performance discursive de la critique en territoire dominé avalise les termes de son assujettissement et donne l’impression de servir de passeur idéologique de l’hégémonie culturelle occidentale, si tant est que la culture a toujours été et restera une voie vicinale du colonialisme. De manière générale, le propos, ici, entend indiquer qu’il est possible de lire, d’interpréter et de comprendre, de façon plus innovante qu’on ne le fait, le discours critique inhibé construit en Francophonie africaine, en « postcolonie », pour reprendre la métaphore qui fait désormais autorité sur le marché linguistique avec l’essai d’Achille Mbembé306. Plutôt que de se montrer sans complexe, autoritaire dans la pensée et révolté ouvertement face à la situation de marginalisation au sein d’une organisation francophone qui le confine à la périphérie de l’histoire des idées, le critique africain en postcolonie francophone opte le plus souvent, en public, pour les voies moins compromettantes de l’acquiescement et du commensalisme idéologique. Et, en aparté, son raisonnement épistémologique contredit, infléchit son attitude de pensée publique. Son refus de la domination politique, de la stigmatisation culturelle, est supplanté par un discours de compromission qui vise à s’inscrire dans la mouvance idéologique déterminée à l’avance par les censeurs de la pensée unique agissant au sein des institutions de la Francophonie : association des professeurs de français, association des universités francophones, etc. En Côte d’Ivoire ce type de « petit théâtre de civilité » inspire bien des boutades du genre « ça donne pas à manger », « ça construit pas maison », empruntées à la perspicacité, à l’art de la dérision, bref à la philosophie populaire ivoirienne. Imprégné de cette représentation du pragmatisme d’éthique relative au service de la pensée dominante, le critique africain francophone s’est vassalisé au fil du temps, de manière à arrimer l’idéologie des arts de la résistance à la politique de signification orchestrée par les instances les plus politiques de l’organisation internationale de la Francophonie. Allusion est faite ici, entre autres, à son secrétariat exécutif et son réseau de scientifiques et d’intellectuels dont dépend l’efficacité de sa 306
Achille Mbembe, De la postcolonie, Paris, Karthala, 2000. 168
politique de signification, véritable pouvoir idéologique, celui de donner un certain sens aux événements, comme l’explique Stuart Hall :
Comme nous l’avons suggéré, plus on admet que la manière dont agissent les gens dépend en partie de celle dont sont définies les situations dans lesquelles ils agissent, et moins l’on peut supposer qu’il y a une signification universelle pour chaque chose ou qu’il existe un consensus universel sur ce que les choses signifient ; de ce fait, le processus par lequel certains événements reçoivent une signification récurrente particulière prend une importance accrue, à la fois socialement et politiquement307.
Pour être plus précis, il est important de rappeler que dès sa création qui a coïncidé avec la vague des indépendances des pays africains, la Francophonie a influencé la représentation de la nouvelle civilisation politique et sociétale, en réussissant à imposer la défense de la langue française comme projet existentiel. Pareille vision politique balise, informe les échanges économiques, culturels, la coopération en matière d’éducation et de sécurité nationales. De ce fait, elle est le critère principal d’évaluation de la continuité du système impérialiste des États-nations occidentaux. Tout en donnant une légitimité aux réseaux francophones chargés de sa mise en œuvre, ce pouvoir de signification confère le droit de stigmatiser ou de reléguer dans les marges de l’histoire des idées toute initiative politique, culturelle et scientifique pouvant interrompre les objectifs néocolonialistes. Dans le cadre de la critique littéraire, ce pouvoir de signification fonde l’hypothèse que la littérature africaine francophone est fille de la littérature française. Ainsi sa fonction a été de construire un discours épistémologique qui a régenté pendant plusieurs décennies au moins toute l’analyse postcoloniale de la production littéraire en Afrique francophone. Qu’aujourd’hui, l’ensemble de la glose littéraire dans les pays francophones du continent soit indiscutablement influencé par cette signification, cela est une constatation profondément confortée par les travaux de Séwanou Dabla308, mais de façon beaucoup plus actualisée et radicale par l’essai de Nimrod, La nouvelle chose française. L’idéologie dans cette perspective, fait remarquer à juste titre Stuart Hall, est un lieu de lutte entre des définitions concurrentes et un enjeu – un prix à payer – dans la conduite des luttes particulières. L’intérêt de ce paragraphe provient d’un long effort consacré à comprendre les raisons politiques de ce « petit théâtre de civilité » de la critique en pays dominé qui pense ainsi survivre à la domination sournoise déployée au sein de la Francophonie. Mais pendant que perdure ce « petit théâtre de civilité » Stuart Hall, Identités et cultures. Politiques des Cultural studies, Paris, Éditions Amsterdam, 2008, p. 145. 308 Séwanou Dabla, Les nouvelles écritures africaines, Paris, L’Harmattan, 1986. 307
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fait d’acquiescement, de servitude de la pensée, de rabâchement de théorie et de méthodes littéraires d’emprunt, la production littéraire africaine, et plus spécifiquement francophone, subit dans les contreforts de la critique occidentale une véritable répudiation de l’histoire des idées politiques et philosophiques. Afin d’éviter toute équivoque, le mot « idée » est à considérer dans son sens le plus large pour désigner la connaissance et la réflexion abstraite.
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En guise de conclusion Au terme des analyses présentant la situation de la pensée africaine en général et plus singulièrement la pensée politique et littéraire africaine dans l’histoire des idées politiques au XXe siècle, deux remarques fondamentales méritent d’être dégagées. La première est celle qui prend acte définitivement de l’évolution de la littérature comparée en Afrique francophone ; une évolution qui s’observe de plus en plus dans le monnayage des problématiques et orientations traditionnelles (le mythe littéraire, l’influence, la traduction, convergences et divergences, etc.), héritées de l’école française du comparatisme littéraire, en questions foncièrement politiques et géopolitiques, considérées comme les véritables matrices de l’actualité littéraire depuis le commencement de la littérature africaine écrite. La preuve la plus tangible est l’émergence, au lendemain du génocide au Rwanda, de la littérature romanesque de la guerre et de l’immigration due au chaos généralisé, comme si cette historicité horrifiante au pays des Mille collines avait fait prendre conscience des conséquences tragiques qui guettent un peuple incapable de penser sa propre civilisation et celles des autres par ses propres mots. Si le grand défi de ce chapitre a été d’essayer de planter les bases de la réflexion sur la spécificité de la pensée africaine à la lumière de l’histoire des idées politiques et littéraires du continent, il n’est pas moins vrai de dire que le propos en lui-même reste à construire, avec conviction, obstination et abnégation. Mais cela ne saurait être sans un véritable questionnement relatif à l’idéologie de la théorie et de la méthodologie qui doivent accompagner cette réflexion dont l’enjeu à la fois pédagogique, scientifique, mais non moins politique et géopolitique n’a été à aucun moment perdu de vue. C’est là le sens de la seconde remarque qui invite à prendre de la hauteur vis-à-vis des méthodes et théories comparatistes (mythocritique, psychocritique, intertextualité, sociocritique, etc.), données jusqu’ici comme des prescriptions méthodologiques et théoriques, en dehors desquelles toute logique comparatiste en Afrique a du mal à se frayer sa propre voie.
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Chapitre 2 La francophonie et ses représentations dans la littérature francophone africaine
Introduction Ce chapitre se situe dans la dynamique de deux contextes historiques posttraumatiques en Afrique et plus particulièrement en Afrique francophone. Premièrement celui des années qui ont succédé au génocide des Tutsis et des massacres de Hutus modérés au Rwanda. Deuxièmement, l’historicité 2011, marquée par des tragédies qui, à n’en point douter, constituent des cas d’école de l’histoire des relations internationales. Il s’agit, de l’assassinat du Guide Libyen Mouammar Kadhafi et la destruction de l’État libyen qui a fait suite à l’activisme militaire de la France et de l’OTAN (Organisation du traité de l’Atlantique Nord). Quasi concomitamment à cet interventionnisme qui allait ouvrir la boîte de pandore des terrorismes d’États impérialistes et des fanatismes religieux d’Al Qu’Aïda au Maghreb islamique (Aqmi), de Boko Haram, des velléités des indépendantistes touaregs, sans oublier le phénomène dramatique des migrations suicidaires des peuples africains fuyant les dérives et folies meurtrières des organisations ci-dessus énoncées, l’armée française, à travers les opérations « Licorne », « Serval » et « Barkhane » a conduit respectivement, parfois de manière unilatérale, des fronts militaires aux conséquences désastreuses et polémiques. Toutes situations qui posent avec acuité la lancinante problématique de la sécurité et de la stabilité des pays francophones d’Afrique et de leurs voisins immédiats. En effet, depuis 1994, année du génocide au Rwanda, qui s’ajoute au tableau déjà bien assombri de la géopolitique dans la région des Grands Lacs par les situations politiques et humanitaires chaotiques des deux Congo, les pays africains francophones sont projetés sous les phares inextricables de l’actualité géopolitique. La question brûlante, somme toute légitime, qui couve et qui constitue l’objet de ce cours est de savoir la conséquence immédiate de ces tragédies passées ou en cours dans la zone de l’Afrique francophone sur la création littéraire des écrivains de cette partie du continent, d’une part. Et comment cette influence contribue aux représentations postcoloniales se rapportant à la Francophonie, en tant qu’organisation internationale mue par la culture de la paix entre les pays ayant souscrit au serment postcolonial de la défense de la langue française et des valeurs civilisationnelles qu’elle charrie, d’autre part. Cette préoccupation a le mérite de suggérer les différents objectifs liés à ce chapitre : premièrement, définir les notions de « francophonie politique», de « francophonie littéraire», de « littérature africaine francophone». Deuxièmement, à la fin de cette réflexion, l’on doit pouvoir définir, en se fondant sur les exemples des œuvres de Mongo Béti, d’Ahmadou Kourouma et de Bernard Dadié, la littérature africaine francophone comme une écriture 179
de la Francophonie prise en tenailles par la politique africaine de la France et l’irresponsabilité politique des pouvoirs autocratiques que les écrivains n’ont jamais hésité à dénoncer depuis les années 1960 ; un choix idéologique qui a conduit la critique à mettre en avant la notion de roman de la désillusion. Enfin, troisièmement, ce propos entend donner des bases nouvelles pour une approche autre de l’histoire de la Francophonie. C’est le cas avec la présentation de la Communauté française de 1958 comme l’idée inspiratrice de la Francophonie. C’est aussi le cas avec le néologisme « francophonie françafricaine ». Afin de parvenir à ces objectifs, le présent chapitre sera organisé en quatre sous-thèmes articulés comme suit : « rappels définitionnels » ; « l’espace dans l’imaginaire romanesque francophone africain : une dénonciation de la francophonie politique» ; « de l’imaginaire fictionnel à la réalité historique : la francophonie politique et ses représentations postcoloniales » ; « vers une théorisation des représentations de la Francophonie ».
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RAPPELS DÉFINITIONNELS DES NOTIONS Les historiens et les spécialistes, dont les travaux, se consacrent à l’organisation francophone, sont unanimes à reconnaître la paternité d’Onésime Reclus, fervent partisan de la colonisation française, en ce qui concerne le néologisme « francophonie ». Il fut introduit dans la langue française, à travers l’usage qu’il en fait pour la première fois en 1886 dans son ouvrage France, Algérie et colonies, paru chez Hachette. L’ancien membre du régiment des zouaves en Algérie, contraint d’abandonner le métier des armes pour des raisons de santé fragile, emploie successivement, d’après Christiane Chaulet Achour, le mot « francophone » pour désigner « tous ceux qui sont ou semblent être destinés à rester ou à devenir participants de notre langue » et le terme « francophonie » pour les personnes qui, en dehors de la France, utilisent cette langue309. Le disant, le géographe et démobilisé de l’armée française garde à l’esprit le continent africain, dont il est l’un des premiers à associer le sort à l’avenir de la France, dans un contexte de concurrence coloniale :
C’est ainsi que la France, fanée en Europe, refleurira peut-être en Afrique. Nous sommes des vieillards, tout au moins des hommes flétris ; mais sans illusions pour nous-mêmes, nous rêvons des beaux destins pour notre dernier-né310.
Très peu usité jusqu’à ce qu’il entre dans le dictionnaire Larousse en 1930, le mot « francophonie » retrouve toute son importance et sa dimension géopolitique d’origine, quand, à la fin des années 1960, les présidents africains Léopold Sédar Senghor (Sénégal), Habib Bourguiba (Tunisie) et Hamani Diori (Niger) et le cambodgien Norodom Sihanouk le proposent pour signifier une alliance postcoloniale avec l’ancienne métropole311. Si à partir de cette date jusqu’à la mise en application effective de ce projet par la création de l’organisation internationale de la francophonie, nombre de travaux ont multiplié les références à la francophonie, il importe de comprendre le cheminement philosophique de cette idée jusqu’à sa matérialisation aujourd’hui. La notion de « francophonie » : de l’idée à l’avènement historique D’un point de vue philosophique, la « Francophonie », en tant qu’idée, est un sentiment « nationaliste » de promotion et d’appartenance obligée à une 309 Christiane Chaulet Achour, Les francophonies littéraires, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2016, p. 13. 310 Ibidem. 311 Ibidem.
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politique de civilisation prétendument organisée autour de la défense de la langue française. Cette approche philosophique de la Francophonie s’éclaire d’un sens historique qui la présente comme le « résultat de la confluence de plusieurs grands courants » que les auteurs de Les défis de la Francophonies312 identifient comme suit : Messianisme, universalisme et éloges de la colonisation Le messianisme et l’universalisme consistent dans la proclamation et la propagation constantes des valeurs françaises pour l’ensemble de l’humanité : la langue française, les idées de la Révolution française (liberté, égalité, fraternité), l’humanisme colonial à travers la « mission civilisatrice». Cette vision du rôle de la France est à l’origine de toutes ses stratégies en matière d’action culturelle. Cependant, messianisme et universalisme n’auraient pu suffire à fonder l’actuelle francosphère, n’eût été la colonisation. En effet, c’est le soldat français qui a tracé une partie des limites à l’intérieur desquelles on trouve des pays francophones et francisants aujourd’hui, la littérature et l’action culturelle ayant tracé celles, immatérielles, de la vaste francosphère313. Dans ce courant de pensée, se rencontrent principalement les partisans des « aspects positifs de la colonisation », à l’instar de Serge Arnaud, Michel Guillou et Albert Salon : Ce bon côté, ce fut la traduction dans la réalité du discours fameux sur « la mission civilisatrice de la France », « la France institutrice du monde ». Ce furent les missionnaires qui soignaient, guérissaient, protégeaient et, comme les instituteurs laïques, enseignaient. Ce fut aussi dans les colonies, l’aspect positif de l’assimilation. Celle-ci, outre ses aspects présomptueux, a eu au moins l’avantage de combattre les manifestations constantes de racisme et d’apartheid, et de contribuer à « élever » bien des humbles, notamment par la scolarisation. Elle a formé des cadres non seulement moyens, mais aussi supérieurs, et a fait accéder à la citoyenneté et aux responsabilités par le droit de vote et l’éligibilité en France même. Ce furent les tenants, tels Maurice Delafosse et Robert Delavignette, d’un « humanisme colonial » hélas minoritaire, mais qu’ils s’efforcèrent d’appliquer là où ils étaient affectés. Ce fut encore, dans les protectorats, particulièrement au Maroc, l’œuvre non assimilatrice, mais « associatrice » des bâtisseurs à la Lyautey. Ce fut enfin, dans la tradition des savants qui accompagnèrent Bonaparte dans sa campagne d’Égypte, l’essor des études africanistes, asiatiques, océaniennes, les recherches archéologiques, anthropologiques, linguistiques, à côté d’une part de
Serge Arnaud, Michel Guillou, Albert Salon, Les défis de la Francophonie, Paris, Alpharès, 2005. 313 Serge Arnaud, Michel Guillou, Albert Salon, idem, pp. 34-35. 312
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pillage, la mise en valeur des cultures locales, d’Angkor à Chinguetti, du pays Dogon à Carthage.314
En réalité, cet éloge de la colonisation tire son sens des positions officielles à un moment crucial de l’histoire de la République française. Justifiant l’enjeu de la création de la Communauté française, qui allait sacrer l’union quasi charnelle de la France avec ses colonies, Michel Debré, très proche collaborateur du général de Gaulle défend ce projet historique en ces termes ; un projet qui, à la vérité, jettera implicitement les bases idéologiques de l’association francophone, telle qu’elle voit le jour en 1962 : L’œuvre de la France d’outre-mer a été immense. L’empire de la 3ème République a été, quand on le considère avec quelque recul, une entreprise colossale et digne de la plus haute admiration. La France d’outre-mer, l’Union française ont tenté de maintenir cette entreprise qui n’était pas seulement notre gloire, et grâce à nous une gloire de la civilisation occidentale, mais qui était également notre sécurité et, enfin, disons-le très haut, un des fondements de l’équilibre politique du monde. C’est toujours pour notre gloire, c’est toujours pour la civilisation occidentale, c’est toujours pour notre sécurité et pour l’équilibre du monde, enfin, dernier élément, mais non le moindre, pour la santé, la paix, le développement de l’Afrique qu’il faut aujourd’hui, compte tenu de l’évolution des masses et de l’état d’esprit des élites, bâtir un ensemble nouveau et le bâtir avec l’accord des populations intéressées315.
Les mouvements d’émancipation au Sud et au Nord Cet autre courant a pour particularité de nuancer la portée du messianisme occidental développé à l’instant. Il synthétise les points de vue des historiens et des politologues qui pensent que les décolonisations, notamment celles du Sud, ont eu une influence sensible sur la constitution de l’ensemble francophone. Cette prééminence accordée à l’action des anciens leaders politiques des colonies françaises et belges en Afrique n’exclut pas le rôle historique joué par les revendications du Québec, de la Nouvelle-Angleterre, de la Louisiane, de Dominique et de Sainte Lucie, qui ont apporté leurs spécificités américaines, sans oublier les apports des îles des Caraïbes comme Haïti, la Martinique, la Guadeloupe, etc. Voici, en quelques mots, résumés les courants de pensée qui ont concouru à l’émergence de l’idée d’une francophonie, dont la réalité, en tant qu’organisation géopolitique, sera portée sur les fonts baptismaux par les Serge Arnaud, Michel Guillou, Albert Salon, idem, p. 38. Michel Debré cité par Mamadou Koulibaly, Les servitudes du pacte colonial, Abidjan, CEDA/NEI, 2005, p. 20-21. 314 315
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présidents Hamani Diori, Léopold Sédar Senghor, Bourguiba, HouphouëtBoigny. Ainsi, à son avènement, la « Francophonie » est la synthèse de l’idéal républicain à la française et du concept senghorien de « civilisation de l’universel », c’est-à-dire la synthèse des différences et non la généralisation d’un modèle unique imposé par une puissance impériale. De ce point de vue, elle réfute les intégrismes de toute nature qui conduisent au choc des civilisations et des religions, leur préférant le dialogue des cultures. C’est donc un pôle de solidarité, de diversité et de dialogue des civilisations autour de la langue française qui voit le jour au lendemain des indépendances africaines, précisément en 1962. La Francophonie politique Parler de « francophonie politique», au sens dont il sera question dans les lignes qui vont suivre, est une tautologie, mais sans doute heureuse, dans la mesure où l’expression en soi-même, permet la distinction avec les différentes formes d’activités culturelles – la francophonie littéraire par exemple – organisées autour de la francophonie en tant qu’idée, en tant que concept de politique de civilisation. Une récente convention typographique et syntaxique permet aujourd’hui de distinguer la Francophonie politique ou institutionnelle, orthographiée avec « F » majuscule, des autres formes d’activités, comme la francophonie littéraire ou linguistique, le plus souvent employée au pluriel, et désignant les usages quotidiens et créatifs de locuteurs diversifiés hors de France et souvent en opposition avec la « doctrine » officielle de l’institution316. La politique, au sens aristotélicien d’art de gouverner une cité, est consubstantielle à la Francophonie, qu’il convient de comprendre comme une sorte de politique de civilisation, à laquelle des leaders politiques africains et asiatiques ressortissants de l’ancien empire colonial français vont activement prendre part aux côtés de la France, après l’accession de leurs pays respectifs à la souveraineté nationale. Pour être plus précis sur la notion de politique de civilisation, il faut souligner qu’elle tire son sens et son historicité, non seulement du néologisme « francophonie » tel qu’il est formulé et défini par son auteur, mais aussi du contexte géopolitique de l’époque marqué par l’âge d’or des colonialismes occidentaux. D’après Christiane Chaulet Achour317, ce néologisme, qui est l’œuvre d’un géographe soucieux de la nouvelle configuration géopolitique que la France forme avec le Maghreb et l’Afrique subsaharienne à l’époque, n’était pas une formulation simplement linguistique. En effet, l’initiative de 316 317
Christiane Chaulet Achour, idem, p. 11. Christiane Chaulet Achour, idem, p. 16. 184
Léopold Sédar Senghor, d’Hamani Diori et de Bourguiba, plusieurs décennies plus tard, bien que prenant des distances vis-à-vis d’une quelconque domination culturelle à sens unique, met en avant d’une part, l’opportunité d’échange entre la France et les pays nouvellement indépendants, et d’autre part, le rayonnement dans le monde l’esprit de la culture et de civilisation française. C’est donc une vue de l’esprit que de parler de la Francophonie, sans évoquer l’idée de cette politique de civilisation qui avait fait de la langue, une arme de conquête et de domination. Comme Marie Desplechin qui reconnaît que « derrière le mot de francophonie se cache ce qui reste à la France de son emprise coloniale »318, Christiane Chaulet Achour, citant le linguiste André Martinet, démontre dans l’extrait suivant la dimension géopolitique liée à l’extension de la langue au-delà de ses frontières naturelles : La diffusion d’une langue donnée […] n’est qu’une conséquence de l’expansion militaire, politique, religieuse, culturelle, économique, ou simplement démographique de la nation dont elle est l’instrument linguistique. Une langue ne l’emporte pas sur ses rivales du fait de ses qualités intrinsèques, mais parce qu’elle est celle d’un peuple plus belliqueux, plus fanatique, plus cultivé, plus entreprenant ou plus prolifique. Rien dans la nature même du latin, de l’arabe, de l’espagnol et de l’anglais ne les prédisposait à s’étendre aussi loin de leurs frontières originelles.319
Si de notoriété historique, le vainqueur impose sa langue en lui exprimant ainsi sa suprématie, la Francophonie signifie alors, du moins dans l’esprit de son précurseur, l’extension linguistique du français au détriment des autres langues des espaces concernés. Elle devait s’imposer comme une « arme de diffusion de la langue et de la culture française ». Christiane Chaulet Achour prend soin au moins de clarifier cette intention originelle :
Ce n’est plus l’extension neutre et acceptée d’une langue, avec l’acceptation programmée qu’elle devienne propriété d’autres réalités, mais bien extension de la France par son truchement320.
En dépit des nombreuses tentatives, à travers les propositions de définitions, de neutralisation de l’origine et de la signification idéologique de la Francophonie et ses organismes satellites, l’Organisation, écrit Christiane Chaulet Achour, en tant qu’institution postcoloniale, est demeurée une institution internationale, qui a conservé son « parfum têtu de domination et d’intervention culturelle de la France, masquant des intérêts plus tangibles »321. À ce titre, la vocation politique de la Francophonie n’est guère Christiane Chaulet Achour, idem, p. 36. André Martinet cité par Christiane Chaulet Achour, idem, p. 24. 320 Christiane Chaulet Achour, idem, p. 20. 321 Christiane Chaulet Achour, idem, p. 19-20. 318 319
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inséparable de l’ambition géopolitique qu’elle est censée incarner. C’est pour cette raison, qu’il faut entendre par vocation politique, l’exhortation ou la profession de foi plutôt géopolitique de cette organisation qui n’aurait jamais atteint son degré actuel de notoriété et d’audience si elle n’avait pas été mise, au départ, au service de la puissance diplomatique de la France, même si, elle est rejointe plus tard par la Belgique, la Suisse, le Luxembourg et le Canada ; des pays occidentaux dont on ne peut douter qu’ils partagent les arguments impérialistes non moins messianiques évoqués par Michel Debré et rappelés par l’homme d’État ivoirien Mamadou Koulibaly :
C’est toujours pour notre gloire, c’est toujours pour la civilisation occidentale, c’est toujours pour notre sécurité et pour l’équilibre du monde, enfin, dernier élément, mais non le moindre, pour la santé, la paix, le développement de l’Afrique qu’il faut aujourd’hui, compte tenu de l’évolution des masses et de l’état d’esprit des élites, bâtir un ensemble nouveau et le bâtir avec l’accord des populations intéressées.
S’intéresser au contexte géopolitique et à la pensée fondatrice du néologisme de « francophonie » n’est pas une vaine méthodologie. Il s’agit de comprendre d’où la politique de civilisation qu’il a engendrée tire son essence et, surtout, de ne pas perdre de vue tous les stratagèmes politiques, comme la Communauté française qui, directement ou indirectement, a perpétué l’esprit d’Onésime Reclus. Le développement du volet qui va suivre permettra, in fine, de cerner l’imaginaire de l’alliance postcoloniale entre la France et ses anciennes colonies, à l’origine de la Francophonie. De la défunte Communauté franco-africaine à la Francophonie politique : la pérennisation d’un concept de politique de civilisation Remontant le fil d’Ariane de l’histoire du colonialisme français, il apparaît que la Communauté franco-africaine est une création de la constitution de 1958. Désignation inspirée à l’origine par le malgache Philibert Tsiranana322, la Communauté franco-africaine est la traduction en acte juridique de la vision gaulliste des nouvelles relations entre la France et ses colonies, dans un contexte historique fortement marqué par la crise de la IVe République et surtout le désir ardent des territoires colonisés d’accéder à plus d’autonomie voire d’indépendance. Cette communauté voulue par la France était, en effet, une sorte de pérennisation du fait colonial, par la confiscation de la personnalité internationale des anciennes colonies qui en feraient partie323. Par son biais, de Gaulle entend contourner la forte et légitime pression des leaders panafricanistes mus par plus d’autonomie voire de souveraineté. Une manière, Frederick Cooper, Français et Africains ? Être citoyen au temps de la décolonisation, Paris, Payot & Rivages, 2014, p. 321. 323 Frederick Cooper, idem, p. 376. 322
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sans aucun doute, pour lui, de maintenir la France au centre d’un ensemble cohérent, tout en continuant d’avoir accès de façon privilégiée aux ressources de cet ensemble324. L’une des prémisses fondamentales à ce projet à la fois géopolitique et géostratégique, qui n’est autre que la continuation de la politique de civilisation menée en Afrique et ailleurs dans son empire colonial, était que la nouvelle république hexagonale qui allait naître sur les ruines de la quatrième république et qui avait entériné l’idée d’une « Union française » ait un président plus fort que la précédente. Mais derrière cette recherche de puissance pour les institutions françaises de la cinquième république, s’exprime plus que jamais la vision excessivement étroite et exclusive qui avait nourri le nationalisme européen et français au XIXe siècle. Le plaidoyer de Michel Debré, alors Garde des Sceaux, ministre de la Justice, devant l’Assemblée générale du Conseil d’État, le 27 août 1958, en est une illustration éloquente :
Avec une rapidité inouïe, au cours des dernières années, l’unité et la force de la France se sont dégradées, nos intérêts essentiels ont été gravement menacés, notre existence en tant que nation indépendante et libre mise en cause. À cette crise politique majeure, bien des causes ont contribué. La défaillance de nos institutions est, doublement une de ces causes ; nos institutions n’étaient plus adaptées, c’est le moins qu’on puisse dire, et leur inadaptation était aggravée par de mauvaises mœurs politiques qu’elles n’arrivaient plus à corriger. L’objet de la réforme constitutionnelle est donc clair. Il est d’abord, et avant tout, d’essayer de reconstruire un pouvoir sans lequel il n’est ni État, ni démocratie, c’est-à-dire en ce qui nous concerne ni France, ni République. Il est ensuite, dans l’intérêt supérieur de notre sécurité et de l’équilibre du monde, de sauvegarder et de rénover cet ensemble que nous appelons traditionnellement la France d’outre-mer325.
La communauté Franco-africaine, tel qu’elle prend forme au lendemain du référendum de 1958, est donc en réalité la constitutionnalisation des relations asymétriques entre les États membres et la France. Il s’agit alors pour les dirigeants politiques, sous l’influence de De Gaulle, de « remettre à leur place les défenseurs de l’unité africaine »326. Cette entité, dans le prolongement de la politique de civilisation héritée du nationalisme français, prend en charge la représentation diplomatique des États membres, en l’occurrence les colonies africaines, au sein des instances internationales comme l’Organisation des Nations unies. Les États membres de la Communauté (autres que la République française) n’ayant pas de compétences
Frederick Cooper, idem, p. 316. Michel Debré cité par Mamadou Koulibaly, idem, p. 19-20. 326 Frederick Cooper, idem, p. 343. 324 325
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internationales327. Ce sera, de la plus belle façon, écrit Frederick Cooper, l’étouffement de la personnalité des États, un signe de l’étranglement de l’évolution de la Communauté vers sa forme supérieure d’États associés, forme appelée de leurs vœux par les colonies africaines par la voix de leurs leaders de l’époque : Léopold Sédar Senghor, Mamadou Dia, Modibo Kéita, Sékou Touré, etc. En effet, malgré les closes du préambule de la constitution de 1958 qui instituaient « l’égalité et la solidarité entre les peuples [d’outre-mer et ceux de la République française] qui la composent », la Communauté ressemble, dans la pratique, à une union très personnalisée des États de l’Empire autour du Président de la République française328. Dans les années 1960, renchérit, l’ancien président de l’Assemblée nationale de Côte d’Ivoire, Mamadou Koulibaly, lorsque les États africains accèdent à l’indépendance, la Communauté disparaît en tant que réalité institutionnelle, mais l’esprit et les dispositions légales seront maintenues en France alors que pour bien de gens la Communauté était devenue sans objet329. Cependant, l’histoire révèle qu’au moment où la Communauté française décline, selon les témoignages de Kwame Nkrumah, les jeunes États africains cherchent à se lier une fois de plus à une association politique européenne qui ne peut qu’accentuer leur dépendance par rapport à la France. Officiellement, ces pays sont présentés comme des vitrines de la civilisation linguistique et de la diplomatie française. Mais officieusement, ils sont pourvoyeurs de matières premières bon marché et de produits tropicaux, donc des débouchés français strictement tenus à l’écart de la pénétration et de la concurrence des autres puissances mondiales, furent-elles alliées de la France. En écrivant cela, l’auteur de L’Afrique doit s’unir fait naturellement allusions aux chefs d’État des pays francophones et à la Francophonie. Ces leaders politiques qui ne prennent pas pour principe de rompre toutes relations avec leur ancien maître demandent, dans la résolution de la rencontre du groupe de Brazzaville, tenue à Bangui les 25 et 26 mars 1962, la transformation de la Communauté française en une association de langue française modelée sur le Commonwealth330. L’on comprend aisément qu’en s’appuyant sur des réseaux de chefs d’États et de gouvernements africains, soutenus par des intellectuels et des scientifiques appâtés par les financements et les lobbys gracieusement mis à dispositions, le général de Gaulle, alors président de la République française, parvient à constituer, autour du projet de faire du français une langue à vocation universelle, un ensemble d’États-clients majoritairement du continent africain. Frederick Cooper, idem, p. 369. Mamadou Koulibaly, idem, p. 19. 329 Ibidem. 330 Kwame Nkrumah, idem, p. 216. 327 328
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Les paroles d’André Malraux331, lors de la première conférence intergouvernementale des États francophones évoquée plus haut, sont une belle illustration de cet accaparement de la Francophonie politique par la France, mais aussi par certains pays occidentaux. En effet, si la conférence de Niamey en 1969 entérine le caractère politique voire géopolitique de la Francophonie, il faut attendre 1997, au sommet d’Hanoï pour voir cette profession de foi entrer dans sa phase pratique, avec une mesure phare : la transformation officielle de l’ACCT (Agence de coopération culturelle et technique), opérateur qui gérait jusque-là les projets de coopération dans l’espace francophone, en Organisation internationale de la Francophonie, avec la création d’un poste de Secrétaire général. Sans qu’il soit écrit, un pacte, appelé le « pacte d’Hanoï », destine ce poste à un ressortissant du Sud, de l’Afrique plus précisément332. C’est ainsi que s’y succèdent Boutros Boutros-Ghali et Abdoul Diouf, respectivement ancien Secrétaire général de l’ONU et ex-président de la République du Sénégal. En 2016, l’élection de la Canadienne Michaëlle Jean, à la rencontre de Dakar, met fin à ce « pacte » non sans mettre en index la mainmise de la France sur l’organisation francophone, comme le décrit ce long témoignage de JeanClaude de l’Estrac : Quand les chefs d’État se réunissent, le dimanche 30 novembre, en séance plénière, la tension est vive. Plusieurs chefs d’État africain ont quitté Dakar : Joseph Kabila, de la RDC, Idriss Déby Itno, du Tchad, Teodoro Obiang Nguema, de la Guinée équatoriale. Il se chuchote alors dans les couloirs du centre de conférence qu’ils sont partis mécontents des « leçons » de bonne gouvernance que le président français s’est cru autorisé à administrer à ses pairs africains, lors de la cérémonie d’ouverture, la veille. Hollande avait demandé aux dirigeants africains de respecter la Constitution de leur pays, mais le propos avait été jugé peu respectueux des souverainetés nationales. La ministre des Affaires étrangères du Rwanda, Louise Mushikiwabo,
« Nous attendons tous de la France l’universalité parce que depuis deux cents ans, elle seule s’en réclame. Messieurs, en ces temps où l’héritage universel se présente entre nos mains périssables, il m’advient de penser à ce que sera peut-être notre culture dans la mémoire des hommes, lorsque la France sera morte ; […] au lieu où fut Paris […] trouvera-t-on quelque part une inscription semblable aux inscriptions antiques, qui dira ‘‘En ce lieu naquit, un jour, pour la France et pour l’Europe, puis pour la France, l’Afrique et le monde, la culture de la fraternité’’ ». cf. : Jean-Claude de l’Estrac, idem, p. 81. 332 « […] c’est l’Afrique qui constitue le bloc électoral le plus important, mais il est entendu que le prochain secrétaire général, à l’instar de Diouf, devra être un Africain, en vertu du Pacte de Hanoï. C’est la première fois que j’en entends parler. Il sera souvent au cœur des débats par la suite ». cf. : Jean-Claude de l’Estrac, idem, pp. 3132. ; « Ce fameux pacte de Hanoï, que tous mes interlocuteurs africains évoquent, trouve sa justification dans une conférence des pays francophones qui s’était déroulée à Hanoï, au Viêt-Nam en 1997 ». cf. : Jean-Claude de l’Estrac, idem, p. 80. 331
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exprime même publiquement sa colère et se dit « choquée » par cette leçon de « démocratie made in France ». Quand les représentants des 57 pays membres de l’OIF se réunissent dans l’imposante salle du centre de conférence, devenue depuis la veille « centre Abdou Diouf », pour élire leur secrétaire général, le président Sall joue l’apaisement. Il invite ses hôtes à faire taire leurs divergences et propose que l’on continue à chercher un candidat de consensus plutôt que de passer à un vote. Personne ne conteste, le tandem SallHollande prend alors les choses en main. Sous la conduite des deux « médiateurs » – avec gros guillemets –, les chefs d’État des pays qui ont aligné des candidats se retrouvent pour une réunion à huis clos. Il apparaît qu’ils n’ont qu’un objectif : faire gagner la candidate du Canada. Hollande s’adresse d’abord à Nguesso, il lui demande tout de go le retrait de Lopes. Le président du Congo refuse en arguant que l’ancien président Jacques Chirac lui avait fait la promesse qu’après Diouf, ce serait un Congolais. Hollande rétorque qu’il n’est pas tenu d’honorer une ancienne promesse de Chirac. Nguesso ne résiste pas longtemps. Le président burundais ne se fait prier non plus pour accepter le retrait de Buyoya. Seul le président de Maurice résiste. Il déclare que son pays a été « encouragé » à se présenter par un « grand » pays. Il ne nomme pas la France, mais tout le monde aura compris. […] Le président retourne au huis clos, Maurice maintient sa candidature. Purryag demande que l’on retourne en plénière pour passer au vote. Le Premier ministre canadien se dit prêt. Mais Hollande ne veut pas entendre parler d’élection. Il rudoie et accule le Mauricien, prétend que Maurice ne peut compter que sur les seules voix des pays de l’océan indien. Il suggère que Maurice postule pour le poste d’administrateur général. […] Nouvelle concertation entre les membres de la délégation mauricienne […] Nous restons sur notre position. C’est ce que le président mauricien s’apprête à communiquer à la réunion des six. Il n’aura pas l’occasion de le faire. Avant même qu’il ne regagne la salle du huis clos, le tandem Sall-Hollande lève la séance, Hollande à l’extérieur de la salle prend le président mauricien par le bras, l’entraîne vers la grande salle du premier étage en lui susurrant à l’oreille que la France soutiendra une candidature de Maurice au poste d’administrateur général. Purryag ne dit rien, il doit ignorer que les statuts de l’OIF ont été modifiés : désormais c’est le secrétaire général qui nomme l’administrateur général et non plus les chefs d’État. Toutes les autres délégations sont en attente dans la grande salle. L’annonce est faite, il y a eu consensus en faveur du Canada. Tout le monde n’a pas applaudi. C’est un coup de force !333
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Jean-Claude de l’Estrac, idem, pp. 95-97. 190
Ce témoignage de l’intérieur qui, pour reprendre les termes de Dominique Wolton, constitue un « coup de pied dans la fourmilière »334, met en lumière les intrigues politiciennes de la France, « engluée dans les petits arrangements diplomatiques », et surtout « sa capacité à influencer les positions d’un certain nombre de pays africains »335, quand il s’agit transparence dans les débats et les élections à propos de la bonne marche de la Francophonie. Par ses propos, Jean-Claude de l’Estrac explique combien l’Organisation francophonie est un marchepied de la politique étrangère de la France, qui d’ailleurs, n’hésite pas à se montrer comme « La » puissance qui fabrique les secrétaires généraux. Quid de la « bienveillante neutralité de la diplomatie française »336 serinée durant l’échéance de la succession d’Abdou Diouf en 2016. En l’occurrence, l’intrigue du « coup de force » dénoncée ci-dessus remet au goût du jour la position critique du président Kwame Nkrumah, quand il dit Dans L’Afrique doit s’unir337, qu’en vendant, par diplomatie, la Francophonie comme une trouvaille de cinq hommes d’État, dont quatre sont africains, la France s’est préparée pour longtemps encore, et de manière ingénieuse, à maintenir les jeunes nations indépendantes dans son giron politique, économique et culturel ; une relation postcoloniale qui fera directement ou indirectement de la Francophonie la vitrine diplomatique de la France à travers ses satellites africains, au nombre de trente (30) sur les cinquante-sept (57) pays que compte l’organisation. Les idéaux de l’Organisation Internationale de la Francophonie Depuis sa création en 1962 jusqu’à ce jour, en passant par l’année de son érection en Organisation Internationale en 1997, avec la création du poste de Secrétariat général, la Francophonie s’est toujours définie comme un instrument de plusieurs valeurs centrées autour de la défense de la langue française. Défense et partage de la langue française La cohésion et l’originalité de la communauté francophone reposent sur le partage d’une langue commune : le français. Consciente de l’importance décisive de ces enjeux, la Francophonie s’emploie, par des mesures incitatives ou des actions de formation, à assurer l’apprentissage de la langue française au bénéfice de certains États membres et à en garantir l’usage dans la plupart des grandes organisations internationales ou régionales africaines, ainsi que Dominique Wolton, « Préface » à Francophonie de Hanoï à Dakar, de JeanClaude de l’Estrac, idem, p. 7. 335 Jean-Claude de l’Estrac, idem, p. 36. 336 Jean-Claude de l’Estrac, idem, p. 29. 337 Kwame Nkrumah, L’Afrique doit s’unir, Paris, Présence africaine, 1994, p. 207. 334
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dans le mouvement olympique. La Francophonie encourage et favorise l’adoption puis le suivi de résolutions ayant trait au multilinguisme. En clair, la Francophonie est une forme de conscience aiguë de la promotion de la langue française, dans une interaction féconde avec les autres langues de statut international : l’espagnol, le portugais, l’arabe, l’anglais, ou à vocation plus régionale (créole, swahili, dioula…), ou nationale (kinyarwanda, kirundi, malgache, sango, etc. Afin que la solidarité autour de la langue française ne constitue pas un écran de fumée voilant un quelconque projet impérialiste de quelque puissance occidentale membre de l’organisation, la Francophonie se doit de sortir du compartiment étroit dans lequel certains persistent à vouloir l’enfermer. Pour être sans ambages, la Francophonie, fondée sans doute sur le fait de parler français, n’est pas un instrument de promotion de la langue française. Pour les 220 millions de locuteurs environ qu’elle compte à l’orée 2020, c’est une matière première destinée à être enrichie ou transformée par les parlers et langues endogènes, par les histoires collectives ou individuelles, par les altérités en cohabitation sur tout espace national francophone. Aujourd’hui, c’est aussi, parmi tant d’autres langues, un moyen de création ou de recréation d’humanités dont les peuples tentent de s’extraire des pièges sans fin des régimes colonialistes français et belge depuis le tournant du XIXe siècle, mais aussi de l’impérialisme qui ne dit pas son nom de certaines nations occidentales ; lesquelles nations ne voient pas d’un mauvais œil le fait de jouir de l’usufruit du colonialisme ambiant qui se joue sous le drame de la mondialisation actuelle dont les travers funestes et destructeurs ont fait l’objet de rejet dans l’essai de Dominique Wolton338. La démocratie et les droits de l’Homme Entendre par « démocratie et droit de l’homme » comme valeurs fondatrices de la Francophonie, le respect des identités et de la diversité culturelle. Comme le rappelle à juste titre Jean-Claude de l’Estrac339, partout dans le monde, sous toutes les latitudes, dans toutes les aires linguistiques, que l’on soit Africain, Européen ou Asiatique, quand les identités sont meurtries, elles deviennent meurtrières. La défense et l’inscription de la démocratie au frontispice de la Francophonie constituent, par ailleurs, un acte hautement politique visant à enrayer les inégalités et les injustices croissantes d’une économie mondialisée qui condamne à la désespérance les petits et les plus faibles. Aucun développement ne peut être durable, renchérit Jean-Claude de l’Estrac, tant que des hommes et des femmes seront menacés, tant que la liberté et la justice leur seront déniées, tant que l’accès à l’eau, à la santé et à l’éducation restera un vœu pieux, peu importe la langue qu’ils parlent. 338 339
Dominique Wolton, L’autre mondialisation, Paris, Flammarion, 2003. Jean-Claude de l’Estrac, idem, p. 34. 192
Les chefs d’État et de gouvernement des pays membres de la Francophonie ont imprimé un nouvel élan politique à la coopération multilatérale francophone en adoptant, au Sommet de Beyrouth, le Programme d’action annexe à la Déclaration de Bamako (2000), qui constitue le cadre global de sa mise en œuvre pour l’ensemble des opérateurs de la Francophonie. En se disant déterminés « à mettre en œuvre la Déclaration de Bamako […] qui constitue une avancée dans l’histoire de l’Organisation », ils ont, en effet, affirmé que « cet engagement démocratique doit se traduire, notamment, par des actions de coopération de la Francophonie, s’inspirant des pratiques et des expériences positives de chaque État et gouvernement membre. » C’est ainsi que l’Organisation internationale de la francophonie (OIF), sous l’impulsion de son Secrétaire général, a pu conforter, par le canal de la Délégation aux droits de l’Homme et à la démocratie (DDHD), nouvellement renforcée et redéployée en 2004, ses actions autour des quatre domaines d’intervention prioritaires du Programme d’action de Bamako, fondés euxmêmes sur les principes et les engagements consignés dans la Déclaration. Consolidation de l’État de droit Cadre nécessaire à l’affirmation d’une société démocratique comme à la jouissance des droits de l’Homme et au développement économique, par l’existence d’un environnement juridique fiable, l’État de droit constitue un domaine d’intervention majeur que la Francophonie a progressivement investi, depuis le Sommet de Dakar (1989). Elle a ainsi centré ses efforts sur le développement institutionnel : Parlements, Institutions judiciaires, collectivités locales et décentralisation et autres Institutions de l’État, comme le confirme l’aperçu ci-dessous des Réseaux institutionnels francophones qui participent de la consolidation de l’État de droit dans les pays africains francophones : - L’Assemblée des Instituts des droits de l’Homme, de la démocratie et de la paix - L’Association africaine des Hautes Juridictions francophones - L’Association des Cours constitutionnelles ayant en partage l’usage du français - L’Association des Institutions supérieures de contrôle ayant en commun l’usage du français. - L’Association des ombudsmans et médiateurs de la francophonie - L’Association francophone des Commissions nationales des droits de l’Homme - L’Association francophone des Hautes Juridictions de cassation - La Conférence des Structures gouvernementales chargées des droits de l’Homme dans l’espace francophone La Conférence internationale des Barreaux de tradition juridique commune 193
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L’Union des Conseils économiques et sociaux et Institutions similaires francophones, etc.
Toutes ces institutions certes contribuent au développement et au respect des droits de l’homme, mais en réalité, leur but inavoué est d’œuvrer à l’acceptation par tous les pays membres de la Francophonie de la conception occidentale des libertés, de la démocratie, du statut de la femme, ainsi que de l’universalité des droits de l’homme. L’organisation internationale de la Francophonie et ses réseaux Outre cet ensemble d’organisations qui donne de la visibilité à son action politique, la géopolitique de la Francophonie repose sur un réseau tissé tel une toile d’araignée qui opère dans presque tous les secteurs d’activités. Loin de toute prétention à l’exhaustivité, voici la liste des organisations les plus actives et les plus en vue de la Francophonie. - La CONFEMEN (Conférence des ministres de l’Éducation nationale), créée en 1661 - La CONFEJES (Conférence des ministres de la Jeunesse et des Sports), 1968 - CONFEMER (Conférence des ministres de l’Enseignement supérieur et de la recherche) - L’ACCT (Agence de la coopération culturelle et technique) - Le FFI (Forum Francophone International) censé représenter les sociétés civiles - TV5 Monde pour la diffusion du français et généraliser le sentiment d’appartenance - Les Jeux de la francophonie - L’AUF (Association des universités francophones), etc. À travers ces organismes qui tissent la toile de la Francophonie, celle-ci entend donner un gage de confiance à la société civile, car c’est cette dernière et son dynamisme, comme le rappelle Dominique Wolton dans sa préface à l’ouvrage de Jean-Claude de l’Estrac, qui donnent finalement sa légitimité aux institutions de l’organisation. Sans cet ancrage, avertit l’auteur de L’Autre mondialisation, la Francophonie pourrait bien devenir un charmant musée, un peu désuet et délicieusement cultivé, raffiné et élitiste. Ainsi, ces institutions, qui font de la société civile le principal enjeu de la Francophonie, certes contribuent au développement et au respect des droits de l’homme. Mais en réalité, leur but inavoué est d’œuvrer à l’acceptation par tous les pays membres de la Francophonie de la conception occidentale des libertés, de la démocratie, du statut de la femme, ainsi que de l’universalité des droits de l’homme. 194
Sensibiliser aux idéaux de la Francophonie passe, certes, par tous ces organisations et réseaux. Mais s’il existe un domaine où le sentiment d’appartenance à la « civilisation francophone » ne fait aucun doute, c’est bien celui des « Belles lettres ». Les francophonies littéraires « Francophonies littéraires » et « littératures francophones » sont deux expressions dont la marque du pluriel permet de prendre en compte la diversité manifeste et exprimée s’agissant de la production littéraire dans le monde francophone. Ces deux notions interchangeables désignent une situation très complexe, dont il n’est toujours pas évident de cerner les contours, malgré les nombreux travaux et réflexions qui s’y consacrent. Pour contourner cette difficulté et tenter par la même occasion de proposer une définition des littératures francophones ou des francophonies littéraires, deux angles d’approches seront adoptés. Ce sont respectivement l’angle linguistique, géopolitique. L’approche linguistique C’est le sens étymologique de « francophonie » proposé par le géographe français et fervent adepte de la colonisation, Onésime Reclus, qui pose la langue comme préalable à la définition de francophonies littéraires. Si la « francophonie », d’acception reclusienne, désigne les personnes qui, en dehors de la France, utilisent la langue française, les francophonies littéraires ou les littératures francophones, par définition, font d’abord référence aux créations littéraires des écrivains qui, jadis, par contrainte, font usage de la langue française. La contrainte ici doit être entendue comme la stricte réalité des auteurs à qui fut imposée la langue française du fait de la situation de territoire colonisé du pays auquel ils appartenaient. Mais cette réalité s’est perpétuée, malgré l’accession à l’indépendance, car dans ces nouveaux États de tradition coloniale française ou belge, la langue française a été adoptée de facto comme instrument de cohésion nationale, supplantant ainsi les langues locales. Cette francophonie littéraire se superpose aux frontières de la francophonie du sud, c’est-à-dire les anciennes colonies de types différents : colonie de plantation, colonie de peuplement, colonie d’exploitation. À mesure qu’on prend de la distance avec l’histoire coloniale, les littératures francophones du sud révèlent une cohabitation « conflictuelle » entre le français et les langues locales reléguées, alors par la seule volonté du colonialiste, au rang de langues subalternes ou langues dominées. Mais audelà de cette cohabitation, se dévoile une vérité historique et existentielle, la perte de terrain ou de prestige de la langue française, face à la montée en puissance des langues créoles et parlers que les sociolinguistes nomment les 195
« français populaires d’Afrique », annexés de plus en plus dans l’imaginaire littéraire et poétique. Les francophonies littéraires, vues sous ce prisme, sont révélatrices des tensions et des conflits linguistiques nés de l’histoire coloniale avec la mise sous le boisseau des langues africaines et antillaises. Cette particularité très complexe et souvent politisée en francophonie du sud contraint l’écrivain à un travail d’appropriation voire de domination de l’outil linguistique de création :
Créer sa langue de création est ce que fait chaque écrivain. Opération magique quand on y songe et un peu vertigineuse, d’autant plus, chez ces écrivains-là, qu’ils sont dans une conquête de langue insolite et inattendue. Pour les apprécier, il faut donc en passer par une connaissance de leur histoire personnelle et collective avec la langue française, de leurs apprentissages, de l’horizon linguistique dont ils viennent. Ont-ils grandi dans un espace monolingue, bilingue, plurilingue ? Leur rapport à la langue française est-il un duel ou un duo ?340
Si l’on définit les francophonies littéraires à partir des œuvres des écrivains qui ont hérité d’une langue imposée par l’histoire coloniale, pour être plus complet sur l’approche linguistique, il faut aussi évoquer le cas le ceux que l’on définit comme auteurs francophones, vivant dans des pays où le français n’a pas été importé et encore moins imposé par une quelconque colonisation341. Faisant suite de manière implicite à la revendication de ces écrivains de ne pas être confondus à des auteurs « tiers-mondistes », une certaine critique dont Dominique Combe342 se fait l’écho des préoccupations, considère qu’ils sont avant tout écrivains, quitte à rappeler leur nationalité ou leur origine. Le but inavoué est d’inhiber ou de brouiller l’appartenance francophone, si tant est qu’une tradition d’obédience africaniste, nourrie de préceptes racistes, colonialistes et d’idées reçues, continue de présenter les écrivains francophones du sud, notamment ceux de l’Afrique subsahariennes, comme des ressortissants de « l’une des zones les plus déshéritées du monde selon les standards culturels internationaux »343. Récusée aujourd’hui par les écrivains français d’une part, et par certains auteurs d’Europe occidentale parlant le français, d’autre part, la francophonie, tel qu’elle s’applique aux créateurs d’œuvres littéraires, tire son sens contemporain de l’histoire de l’expansion coloniale et des empires européens,
Christiane Chaulet Achour, idem, p. 45. Dominique Combe, Les littératures francophones, Paris, Presses universitaires françaises, 2010, p. 31. 342 Dominique Combe, ibidem. 343 Claire Ducournau, La fabrique des classiques africains, Paris, CNRS Éditions, 2017, p. 13. 340 341
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notamment depuis la seconde moitié du XIXe siècle344. Dominique Combes se fait plus précis s’agissant du contexte historique au cours duquel la langue française devient le ciment d’une politique de civilisation :
Le contexte est celui du traité de Berlin, en 1885, par lequel les puissances européennes, construisant les empires coloniaux, se répartissent les territoires de l’Afrique de l’Ouest, découpée en zones d’influence définies non plus selon les « races », mais selon les langues. Outre l’Allemagne et l’Italie, c’est surtout entre l’Angleterre et la France que doivent se répartir les territoires. Les frontières ainsi tracées ne sont pas seulement nationales, mais linguistiques et culturelles, puisque Léopold, roi des Belges, impose le français au Congo dans le même temps345.
Aussi longtemps que cela puisse remonter dans le temps, comme semble l’indiquer Dominique Combe, et en dépit du rejet dont elle fait l’objet, cette historicisation de la francophonie inscrit les origines des premières écritures littéraires francophones dans une période de forte effervescence des nationalismes européens. Par conséquent, qu’ils soient Français ou autres, les écrivains qui, dès cette heure cruciale, ont fait usage de la langue française pour écrire des œuvres au service du colonialisme sont les précurseurs de la francophonie littéraire. Celle-ci est d’abord, selon Christiane Chaulet Achour, le fait de colonisateurs convaincus, de voyageurs, de nationaux expatriés s’établissant en dehors de la France dans ces territoires et qui y font souche, de métropolitains qui, sans quitter la France, choisissent un sujet se rattachant à la colonie. Cette littérature, par moments négrophobe ou négrophile, a façonné, à bien des égards, les représentations littéraires françaises des colonies : […] qu’on pense à Mme de Duras, à Loti, par exemple […] Même si ces auteurs sont oubliés, ces œuvres ont forgé l’esprit colonial et nourri, pendant l’empire et au-delà, l’imaginaire de l’ailleurs en France et donc aussi, en partie, la réception des écrivains francophones […]346.
Mais ensuite, il faut attendre les résultats de la politique d’assimilation culturelle par l’école, et donc l’acquisition linguistique par les colonisés, pour voir émerger les premières œuvres littéraires francophones, au sens où l’entend Christiane Chaulet Achour, c’est-à-dire des œuvres d’écrivains nés dans une autre langue et un autre environnement linguistique que le français et qui, sous les coups de boutoir de l’Histoire collective et/ou personnelle, ont « choisi » cet outil « chargé » pour dire leur monde et les utopies qu’ils
Dominique Combe, idem, p. 37. Ibidem. 346 Christiane Chaulet Achour, Op. cit., p. 52. 344 345
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construisent347. C’est ainsi que la première période de l’histoire littéraire francophone qui s’écrit dans l’ancien empire colonial reste caractérisée par une génération d’écrivains, partagée entre le désir de reproduction de « la voix du maître » et l’aspiration à une « autonomie créatrice ». Succédera à cette génération, une autre, dont quelques figures de proue comme Alain Mabanckou, Abdourrahmane Waberi, Fatou Diome, Kossi Efoui, Léonora Miano, etc., se montrent très vindicatives à l’encontre de l’étiquette d’écrivains francophones, et qui y voient une classification jugée condescendante, discriminatoire, infamante voire348. C’est pour cette raison que toute définition heuristique des littératures dites francophones rime avec géopolitique. L’approche géopolitique Par leur histoire qui les lie intrinsèquement à l’ère de l’empire colonial français, les littératures francophones, dans leur immense majorité, sont fille de la géopolitique. Par ce lien génétique, elles développent intrinsèquement une acception de la géopolitique chère à Yves Lacoste. Dans le Dictionnaire de la géopolitique qu’il a rédigé, il affirme la nécessité d’intégrer les représentations géopolitiques à l’analyse de la géopolitique. Pour sa défense, rappelle Gérard Dussouy349, la confrontation des représentations des acteurs d’une situation géopolitique constitue, non seulement, un progrès méthodologique essentiel à la géopolitique moderne, mais parce qu’elle reste l’un des moyens objectifs de cerner les rivalités de pouvoir s’exerçant sur des territoires, même si la représentation géopolitique est une image du monde et une mise en scène de celui qui fixe l’image. En s’appuyant sur le paradigme de « pensée-monde », pour Achille Mbembé350, la naissance ou l’émergence des représentations qui fixent l’approche géopolitique comme critère de définition des littératures francophones correspond à trois historicités. La première est celle des luttes anticolonialistes. Ces dernières, selon l’historien et politologue auteur de Sortir de la grande nuit, sont précédées et accompagnées par la réflexion des colonisés sur eux-mêmes, sur les contradictions résultant de leur double statut d’indigènes et de sujets au sein de l’empire ; par un examen minutieux des forces qui permettent de résister à la domination coloniale ; par des débats autour des rapports entre ce qui relève des facteurs de classe et ce qui tient des facteurs de race. Ce discours de Christiane Chaulet Achour, idem, p. 44. Dominique Combe, idem, p. 29. 349 Gérard Dussouy, Les théories géopolitiques, tome 2, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 249. 350 Achille Mbembé, Sortir de la grande nuit, Paris, Paris, Éditions La Découverte, 2010, pp. 75-88. 347 348
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l’époque est construit autour des œuvres d’Aimé Césaire (Discours sur le colonialisme), Franz Fanon (Les damnés de la terre), Albert Memmi (Portrait du colonisé), Léopold Sédar Senghor (Chants d’ombre), Léon Gontran Damas, bref des ténors du mouvement politique et littéraire de la Négritude. La deuxième période qui articule la « pensée-monde », à l’origine des représentations en vigueur dans les écritures francophones semble plus récente, parce qu’elle remonte à la publication de L’orientalisme par Edward Saïd, ouvrage capital dont les thèses se prolongent dans Culture et impérialisme. Cette historicité qu’Achille Mbembé nomme le « moment de la grande théorie » est, au sens propre comme au figuré, une réponse claire à plusieurs siècles de domination occidentale de l’histoire des idées politiques et littéraires. Cette domination, pour rappel, fut favorisée d’une part, par la puissance militaire, à laquelle succéderont, d’autre part, les savoirs constitués sous l’égide des discours orientalistes et africanistes de la grande période des nationalismes occidentaux et singulièrement français. Sous l’inspiration des thèses développées par Edward Saïd qui reconnaît lui-même avoir été influencé par des auteurs français comme Aimé Césaire, Jacques Derrida, Michel Foucault, etc., la critique postcoloniale s’évertue à montrer que le projet colonial a reposé, outre le dispositif militaroéconomique, sur un appareil de savoirs dont la violence est tout aussi épistémique que physique. Dès lors, la lutte contre le colonialisme s’agrège aussi de la lutte mentale, c’est-à-dire de la déconstruction des « vérités » préalablement établies par l’Occident. Un regain d’intérêt s’organise notamment autour des représentations du monde charriées par le siècle des Lumières et qui expliquent la configuration actuelle de l’humanité, principalement à travers la relation entre les Occidentaux et le reste du monde, telle que pensée par des philosophes comme Hegel. Les représentations du monde sous-jacentes aux littératures francophones laissent donc transparaître, dans une posture critique invitant à la rupture, la vision géopolitique occidentale héritée du siècle des Lumières et qui condamne les civilisations africaines à une forclusion, au désaveu et à la dénégation351. S’inscrivent dans cette logique de la littérature francophone des essais comme À quand l’Afrique de Joseph Ki-Zerbo, Africains si vous parliez d’Odile Tobner, Manifeste pour une nouvelle littérature africaine de Patrice Nganang, Sortir de la grande nuit, La critique de la raison nègre d’Achille Mbembe, Et demain l’Afrique ! d’Edem Kodjo, etc. La dernière historicité qui féconde les représentations émergeant dans les littératures francophones est l’époque de la globalisation. Caractérisée par la rencontre des civilisations sous le prisme de la marchandisation des œuvres culturelles, cette période est aussi celle de l’érection des produits de l’esprit, en moyen de communication au service de la culture de la paix, en tant que conséquence du respect mutuel des souverainetés étatiques et du rejet de toute 351
Achille Mbembé, idem, p. 79. 199
hostilité naturelle et irréversible dans une perspective de communauté œcuménique352. La globalisation, pour reprendre le diptyque que lui attribue Gérard Dussouy353, avec sa face conviviale, c’est-à-dire celle de la communication facile, et sa face sombre qui rappelle le terrorisme ainsi que toutes les formes de trafics délictueux, inspire l’œuvre des écrivains francophones, dont certains comme Nimrod354, Alain Mabanckou355 ; quitte à remettre en question leurs identités nationales pour se prévaloir du titre de citoyen du monde. Mais, le plus urgent à retenir en ces temps de globalisation, c’est l’impact de cette historicité sur l’univers de la Francophonie, dont certains observateurs vont jusqu’à s’interroger sur sa fin prochaine356. C’est, du moins, la conséquence de la polémique ouverte par les signataires du manifeste Pour une littérature-monde. Pour Dominique Combe, cette polémique est surtout un règlement de compte avec la Francophonie officielle, avec laquelle les littératures francophones sont constamment confondues. Les initiateurs de cette « révolution copernicienne » dans la francosphère, selon lui, ne veulent certainement pas être complices d’une Francophonie « sclérosée », « sur laquelle une France, mère des arts, des armes et des lois, continue de dispenser ses lumières en bienfaitrice universelle, soucieuse d’apporter la civilisation aux peuples vivant dans les ténèbres »357. Si les littératures francophones se dévoilent comme une prise de parole dans l’histoire de la pensée, sous le sceau de l’engagement contre la fallacieuse et prétentieuse mission civilisatrice de l’Occident, il faut alors convenir de la définition qui en fait un corpus d’écrivains réprouvant, par l’écriture, les discours de stigmatisation, d’assimilation des francophonies littéraires en zone de sous-culture, en comparaison à la littérature ou à la civilisation française. C’est, en substance, le sens du manifeste présenté par les auteurs partisans du concept de « littératures-monde en français » : Les différents témoignages rassemblés dans le livre insistent ainsi sur les vexations récurrentes infligées à l’écrivain classé francophone, au nombre desquelles les classiques demandes de justification quant à l’usage de la langue française, sur le mode du « Pourquoi écrivez-vous en français ? », ou le questionnement sur la nature du public visé, sur le mode du « Pourquoi écrivez-vous ? ». Leur assignation à des cases prédécoupées réduirait ainsi ces écrivains à leur origine alors qu’ils évoquent dans leur fiction bien d’autres réalités que celles-ci, et
Gérard Dussouy, idem, p. 90. Gérard Dussouy, idem, 94. 354 Nimrod, La nouvelle chose française, Paris, Actes Sud, 2008. 355 Alain Mabanckou, Le sanglot de l’homme noir, Paris, Librairie Arthème Fayard, 2012. 356 Dominique Combe, idem, p. 217. 357 Dominique Combe, idem, p. 219. 352 353
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aimeraient être investis du droit à inventer leur propre langue d’écriture.358
Qu’elles se nomment « littérature-monde en français », « francophonies littéraires », « littératures africaines d’expression française », la vérité est qu’aucune définition des littératures francophones ne peut ignorer la situation géopolitique dans laquelle se trouvent impliqués les pays d’origine ou d’adoption des auteurs dont il est question ici :
Paru dans le Monde des livres en mars 2007, un manifeste signé par une quarantaine d’auteurs proposait de remplacer la « littérature francophone » par la « littérature-monde en français ». En érigeant la notion de « francophonie » en repoussoir, « dernier avatar du colonialisme », le « manifeste pour une littérature-monde en français » se prononçait en faveur d’une langue « libérée de son pacte exclusif avec la nation. Inaugurant un moment polémique dans le monde des lettres, cette initiative faisait surgir la question de la définition légitime de la littérature, maintenue d’ordinaire à l’état latent, et mettait au jour l’arbitraire des classements littéraires en vigueur en France.359
En filigrane de la revendication ci-dessus, la situation géopolitique qui inaugure les francophonies littéraires commence avec la colonisation française se prolonge avec l’histoire des indépendances, pour se confondre avec celle de la Francophonie, en tant qu’organisation internationale. Hier comme aujourd’hui, les littératures francophones se donnent ou s’imposent comme un corpus de créations littéraires (romans, poésies, essais, chroniques, nouvelles, pamphlets, théâtres, etc.) résolument inscrit dans une logique de révélation de toute politique d’un pays ou d’une nation visant à prendre possession d’un territoire et de ses richesses, par la force des armes ou de sa culture. La virulence des débats qui se déroulent au sein du monde francophone, et dans lesquels les points de vue des auteurs littéraires rivalisent en pertinence avec ceux des historiens, des sociologues, des politologues, démontre que malgré la fin officielle de la colonisation française ou belge, le colonialisme ou l’impérialisme en francophonie demeure une réalité prégnante. Appuyant cette thèse, Achille Mbembé360 voit dans la colonie, la néocolonie ou la postcolonie un théâtre identique, des jeux mimétiques similaires qui se jouent, à la fois et entre autres, à travers la panoplie d’institutions culturelles et politiques de la Francophonie et le bureau Afrique de l’Élysée. Dans ce vaste ensemble des littératures francophones, comment définir la littérature francophone africaine ou la francophonie littéraire africaine ? Claire Ducournau, idem, p. 38. Claire Ducournau, idem, p. 37. 360 Achille Mbembé, idem, pp. 96-97. 358 359
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La francophonie littéraire africaine Entendre par francophonie littéraire, l’extension de la politique de civilisation basée sur le partage des idéaux de paix, de démocratie, de droits de l’homme par la promotion et la défense de la langue française, au domaine de la création littéraire. Ainsi, dans ce vaste ensemble de « républiques de lettres » qui donne le sentiment d’appartenance à la « civilisation francophone », les littératures africaines francophones, autrement désignées littératures africaines d’expression française, forment « une province » dont l’identité politique et culturelle demeure une spécificité, parmi tant d’autres. L’identité politique de la littérature africaine francophone Si la littérature africaine, dans sa dimension orale, remonte à la nuit des temps et est inhérente aux langues africaines, ce n’est pas le cas de la littérature écrite d’expression française dont l’identité plonge ses racines dans l’histoire du colonialisme, idéologie de terreur qui atteint son second âge d’or avec les nationalismes européens exacerbés par leur mission prétendument messianique de civilisation des peuples africains et asiatiques ; le premier âge d’or ayant été atteint sous le système monarchique du XVIIIe siècle, avec l’économie des plantations sucrières et de tabac et la traite négrière. Ce n’est donc pas un abus de langage, encore moins une preuve de radicalisme comme l’on semble habitué à l’entendre de la part d’une certaine critique qui redoute une relecture postcoloniale du discours occidentaliste de l’histoire des idées au XXe siècle, de dire que la littérature écrite africaine d’expression française est la progéniture du viol, du massacre, du génocide de la civilisation africaine, et donc la fière descendante d’une prise de conscience de la sournoise et hypocrite entreprise de rectification coloniale à laquelle se préparait la France, fraîchement libérée de la prédation du nazisme. Ce qui précède situe, en dehors des rares romans comme Force-bonté de Bakary Diallo (1926), Doguicimi de Paul Hazoumé (1937), le souffle révolutionnaire des écritures littéraires francophones d’Afrique au lendemain de la Conférence de Brazzaville en 1944. C’est une page éminemment importante de l’histoire littéraire francophone africaine qu’il convient de rouvrir tant le discours actuel de la critique ne permet pas d’envisager la relation intrinsèque entre la littérature du continent dans sa partie francophone et les revendications révolutionnaires caractéristiques du combat anticolonialiste de leaders politiques comme Lamine Gueye, Léopold Sédar Senghor, Houphouët-Boigny, Um Niobé, etc. C’est cet engagement politique qui va nourrir et éclairer la verve incandescente et engagée des plumes comme Bernard Dadié, alors rédacteur au journal Réveil créé par Charles-Guy Etcheverry, organe de presse officiel de la France combattante dans les années
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1943-1945361, ou encore de romanciers de la trempe d’Eza Boto, pseudonyme de Mongo Béti, auteur de Ville cruelle (1954), de Sembène Ousmane avec Ô pays, mon beau peuple (1957) et Les bouts de bois de Dieu (1960).
Cette dimension engagée et révolutionnaire des premières écritures africaines qui tirent principalement leur identité aussi bien dans la dénonciation de l’occupation française que dans la tragédie coloniale devient l’identité remarquable qui ne cessera de s’affirmer avec des œuvres comme Les Soleils des indépendances (1968) d’Ahmadou Kourouma, Perpétue ou l’habitude malheurs (1974) ou Main basse sur le Cameroun (1972) de Mongo Béti, après l’indépendance ; période qui se révèlera des plus équivoques et des plus inconfortables du fait de la prise en otage du continent par des régimes autocratiques soutenus par la France et l’Occident capitaliste, socialiste et même communiste. Environ quatre-vingts ans après ses premières œuvres, la littérature africaine francophone garde toujours le cap critique, thématique et idéologique avec des textes inspirés aujourd’hui encore par les conséquences tragiques de la géopolitique française et occidentale en Afrique : émigration suicidaire ou clandestine, les guerres du Congo, du Libéria, etc. C’est le cas avec les romans des guerres géostratégiques et du génocide au Rwanda. L’identité esthétique
À quoi reconnaît-on une œuvre littéraire africaine francophone ? Au style de son auteur ou à un certain canon dont l’essence culturelle le rattache à une communauté civilisationnelle plus élargie et reconnue comme telle ? Si le style de l’écrivain relève de sa personnalité (psychologie, expériences, éducation, etc.), l’esthétique globale de sa création ne saurait échapper aux pesanteurs d’un système de représentation de type sociologique, ethnologique ou anthropologique qui manifeste son altérité ou sa différence dans le temps et dans l’espace. Pour répondre à la lancinante question de départ, tout en demeurant dans les termes de références de la critique littéraire, il est possible d’avancer au moins trois paradigmes qui servent à définir l’identité esthétique des littératures africaines francophones. Premièrement, l’oralité, au sens où le précisent Jean Derive et Cheick Chérif Kéita. Pour le premier, l’oralité apparaît comme une véritable modalité de civilisation par laquelle certaines sociétés tentent d’assurer la pérennité d’un patrimoine verbal ressentie comme un élément essentiel de ce qui fonde leur conscience identitaire et leur cohésion communautaire.362Conscient que l’oralité, ainsi que définie, n’est pas spécifique à l’Afrique, Cheick Chérif Nicole Vincileoni, Comprendre l’œuvre de B.B. Dadié, Issy les Moulineaux, Éditions Saint Paul, 1986, p. 47. 362 Jean Derive, « L’oralité, un mode de civilisation », in Littératures orales africaines, op. cit., p. 17. 361
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Kéita prend le soin de suggérer une approche beaucoup plus étayée. De cette façon, il entrevoit l’oralité africaine, certes comme une réalité complexe qui englobe, entre autres éléments, la langue, la religion, la spiritualité et les institutions particulières d’une société donnée, mais aussi et surtout comme cet environnement global qui conditionne tant la pensée et le comportement de l’artiste oral que ceux de l’écrivain formé sur les bancs de l’école européenne363. Ce système de représentation du monde et d’affirmation des humanités africaines s’articule en général à travers les genres de la littérature orale qu’une certaine doxa africaniste et colonialiste a fait apparaître longtemps dans l’histoire des idées comme une « sorte d’expression culturelle par défaut réservée à des communautés trop frustes pour se hisser d’ellesmêmes au niveau de la technique graphique »364. C’est aux ténors du mouvement politique et culturel de la Négritude, notamment Léopold Sédar Senghor, mais aussi aux écrivains panafricanistes comme Bernard Dadié, David Diop, Birago Diop, Amadou Koné, Djibril Tamsir Niane, etc., que revient le mérité historique pour avoir engagé dès le XXe siècle le combat pour la réhabilitation et la reconnaissance des littératures orales d’Afrique. Le répertoire hétéroclite de ces productions qui vont des genres profanes aux genres sacrés et qui constituent le mode d’expression premier, non pas que la pratique graphique soit absente comme l’a fait croire la science ethnocentriste occidentale, a connu une annexion dans l’esthétique narrative des genres littéraires hérités de l’impérialisme culturel des Européens. L’implication des récits oraux dans la construction ou dans la philosophie du sens ne fait plus aucun doute comme le laisse entendre cette analyse des auteurs de l’ouvrage collectif consacré au thème du « Monstrueux et l’humain » : L’esthétique du monstrueux, analysée par Jean-Fernand Bédia dans le roman En attendant le vote des bêtes sauvages d’Ahmadou Kourouma, est au service d’une analyse poétique grinçante des démocraties postcoloniales africaines, régimes autoritaires foulant aux pieds les droits humains fondamentaux. En recourant au genre oral traditionnel du donsomana, épopée qui chante les aventures glorieuses d’un chasseur aux forces magiques, surhumaines, Kourouma utilise les animaux totémiques du héros –caïman, faucon, hyène, léopard, chacal, lièvre – pour mettre à nu les traits caractéristiques de la démocratie postcoloniale : la longévité des dictateurs, la souveraineté par procuration, la personnalisation du pouvoir, la mythification et la mégalomanie. Par l’usage subversif du donsomana, l’auteur transforme les animaux monstrueux, apanages du héros sorcier, en allégories caricaturales d’un régime monstrueux et fait d’un ancien
Cheick Chérif Kéita, Massa Makan Diabaté. Un griot mandingue à la rencontre de l’écriture, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 9. 364 Jean Derive, idem, p. 28. 363
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chant de gloire une élégie moderne, dédiée aux victimes d’un pouvoir homicide.365
C’est cette annexion méthodologique réussie des genres oraux africains qui inspire l’idée d’une esthétique hybride développée comme essence identitaire des littératures africaines et en l’occurrence des littératures africaines francophones. En effet, en tant que deuxième paradigme identitaire des écritures littéraires africaines, historicisée par la critique, l’hybridité développe à travers sa connotation biologique, le métissage culturel de la littérature dans les géographies postcoloniales. De ce point de vue, l’hybridité est à la fois une notion et un concept idéologique qui célèbre des sociétés africaines francophones considérées comme des lieux de cultures plurielles au service de que ce que Homi Bhabha appelle le « cosmopolitisme global » :
Ce type de cosmopolitisme global ne manque pas de célébrer un monde de cultures plurielles et de peuples situés à la périphérie, tant ils produisent de confortables marges de profit dans les sociétés métropolitaines. Les États qui participent de ce multinationalisme culturel ne manquent pas d’affirmer leur goût pour la « diversité » chez eux et à l’étranger […]366.
L’engagement théorique de la critique en faveur du paradigme de l’hybridité se lit, à l’aune de ce propos, comme la volonté inexprimée de nuancer l’influence des caractères culturels foncièrement anthropologiques, notamment les genres oraux, longtemps considérés par la pensée colonialiste comme une « sagesse de barbare » incapable de s’insérer dans la marche de l’histoire impulsée par le siècle des Lumières. Dans ce sens, la reconnaissance de la tradition africaine, de l’oralité comme « logiciel » de création littéraire contemporaine reste même partielle, à condition que la théorisation de son influence se limite aux frontières intrinsèques des littératures africaines. C’est le sens de l’adhésion du champ de pouvoir, des instances de consécration littéraire occidentales, au troisième paradigme identitaire des écritures africaines, tel qu’historicisé par Sewanou Dabla, à travers les notions complémentaires de « novation », d’« innovation »ou de « renouvellement » esthétique. En témoignent ces différents extraits de la préface de Gérard Da Silva, à l’époque, directeur de la « collection Encres noires » aux Éditions L’Harmattan : La littérature d’Afrique noire est en passe de changer de visage et d’atteindre sa véritable plénitude. Le livre de Séwanou Dabla est le premier à établir ce constat, et ce faisant, à prendre date. […]Mais
Daniel James-Raoul, Manfred Kern et Peter Kuon, Le monstrueux et l’Humain, in Eidôlon, n° 100, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2012, p. 17. 366 Homi K. Bhabha, Les Lieux de la culture, Paris, Éditions Payot & Rivages, 2007, p. 14. 365
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avant d’aboutir à ce « Nouveau roman », cette littérature a cultivé la biographie romancée, la stylisation des contes, le roman justement engagé dans la lutte anti-colonialiste. Il est vite apparu que le premier genre comprenait les risques de la redite […] et celui d’une écriture, d’un style approximatifs. […] La voie réaliste a permis de donner à cette jeune littérature ses premières œuvres majeures avec Sembène Ousmane et Mongo Béti. Certes on pouvait reconnaître le modèle littéraire venu de Zola ou Maupassant, mais l’évidence de la réalité africaine à dénoncer, la virulence de la dénonciation parvenait à nous donner des œuvres convaincantes et perdurables. […]La novation […] il s’agit, loin de s’inspirer d’un modèle extérieur, de se ressourcer avant tout en méditant les traditions africaines purement orales et de tenter à partir d’elles le pari d’une nouvelle écriture. […]Tout un programme, dira-t-on. Mais il semble bien qu’ainsi le « Nouveau roman » africain connaîtra, outre l’essor, la reconnaissance sans allégeance à laquelle il a raison d’aspirer. […]Il se trouve que la responsabilité de la critique littéraire est de savoir aider, alors que l’élan est simplement donné, à la compréhension de cette jeune littérature, sinon à lui permettre à elle-même de mieux se connaître et s’affirmer. […] S. Dabla en cette étude initiatrice a pleinement compris l’enjeu. C’est ce qui fait la valeur d’éclaircissement de son travail pour aujourd’hui et pour demain.367
À aucun moment de sa préface, Gérard Da Silva voit dans la coprésence des genres oraux et de l’écriture, une quête méthodologie de l’autonomisation des écritures africaines dans la codification du sens de l’œuvre littéraire au sens universel du terme, par son esthétique. En revanche pour lui, cet « attachement pour chaque auteur à sa tradition particulière est le meilleur gage de l’établissement (pluriel) de littératures africaines »368. Mieux, le recours aux modèles « traditionnels » est une marque identitaire de rupture qui confère au mouvement littéraire sur le continent sa plénitude et justifie en conséquence son intérêt dans l’histoire littéraire. La littérature africaine francophone : une invention postcoloniale de l’ethnocentrisme français Sous sa désignation « francophone » ou sa caractérisation « d’expression française », la littérature africaine adossée aux anciennes frontières de l’empire colonial de la France, mais aussi de la Belgique, est une invention de l’ethnocentrisme européen dont le lit de la pensée se situe respectivement à Paris et à Bruxelles. La grande majorité des écrivains africains ayant en partage la langue française comme moyen de création voit ainsi son histoire 367 368
Gérard Da Silva, idem, pp. 7-10. Gérard Da Silva, idem, p. 9. 206
liée aux instances de consécration (maisons d’édition, prix littéraires, médias, etc.) de ces deux villes ; la première encore plus :
La consécration parisienne est un recours nécessaire pour les auteurs internationaux de tous les espaces littéraires dominés : traductions, lectures critiques, éloges et commentaires sont autant de jugements et de verdicts qui donnent valeur littéraire à un texte jusque-là tenu hors des limites de l’espace ou non perçu.369
S’agissant des auteurs de la francophonie littéraire africaine, il faut faire remarquer également, avec Claire Ducournau370, qu’un grand nombre est d’abord publié par des éditeurs généralistes en France à partir des années 1950, en raison de leur positionnement politique pour ou contre la colonisation. L’intérêt de ces instances de consécration pour les écrivains de la colonie ou de la postcolonie varie donc selon qu’elles sont engagées contre la colonisation (Seuil, Julliard, Maspero), ou qu’elles se veulent conservatrices. C’est sans doute les cas des Éditions Plon ou Robert Laffont. Quant à Gallimard qui ne publiait que des textes traitant des questions politiques que s’ils procédaient de manière distanciée ou esthétisée, sa relation éditoriale avec les auteurs africains est de date récente et s’est accentuée, au début des années 2000, avec la création de la collection « Continent noir » : une collection jugée par les auteurs du manifeste Pour une littérature-monde, plus comme un « ghetto », une marque de « discrimination », qu’une stratégie de « promotion »371. La littérature africaine francophone comme une invention de l’ethnocentrisme français, en regard de ce qui précède, est une conséquence de la volonté de ces instances de fabrication d’auteurs francophones africains de réduire les valeurs littéraires à leurs propres catégories de perception, qu’elles érigent en normes universelles372. C’est au demeurant ce que tente de rappeler Patrick Besson dans son roman, Mais le fleuve tuera l’homme blanc, qui décrit comment se réalise la métamorphose d’un manuscrit d’un auteur comme Sony Labou Tansi en « valeur littéraire absolue » :
Il y a deux œuvres de Sony Labou Tansi : celle qui arrive chez l’éditeur et celle qui en ressort. Ce sera peut-être l’un des grands scandales intellectuels du XXe siècle, quand l’Afrique et sa littérature seront à leur place et compteront leurs mots : comment les romans de Sony furent revus, corrigés, nettoyés et retaillés par le personnel littéraire français. […]373
Pascale Casanova, La république mondiale des lettres, coll. « Points/Essais », Paris, Éditions du Seuil, 2008, p. 190. 370 Claire Ducournau, idem, p. 58. 371 Claire Ducournau, idem, p. 60. 372 Pascale Casanova, idem, p. 226. 373 Patrick Besson, Mais le fleuve tuera l’homme blanc, Paris, Librairie Arthème Fayard, 2009, pp. 229-231. 369
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Pris dans un double-jeu pareil, l’écrivain africain francophone n’autre choix que de faire le jeu374 de la maison d’édition française dont, on se doute qu’elle promet de bonnes conditions matérielles et un suivi éditorial de qualité aux auteurs de manuscrits375. Qu’elle soit écrite ou traduite de l’orale à l’écrit, la littérature africaine francophone, pour qu’elle soit inscrite au panthéon de la « république mondiale des lettres », doit d’abord obtenir, pour paraphraser l’expression de Pascale Casanova, « un permis de circulation universelle »376 délivré par des instances consacrantes, toutes logées sur les bords de la Seine, quand elles ne sont pas représentées par des succursales locales, agents de l’impérialisation de la politique éditoriale française. Comme pour Sony Labou Tansi, l’accession des écrivains africains de langue française à l’universel par la médiation des maisons d’édition ou des institutions parisiennes se fait au prix d’une aliénation à l’ethnocentrisme français. Il faut comprendre par aliénation à l’ethnocentrisme français, ce que Patrick Besson appelle « faire de la couleur locale afin de plaire aux éditeurs, critiques, libraires et lecteurs de gauche racistes ; leur passion pour l’Afrique n’étant qu’une nostalgie travestie des colonies ». Ce qui suppose un horizon d’attente des romans africains « où tous les Noirs et surtout leurs dirigeants sont des fous sanguinaires anthropophages et violeurs ». Dans la même logique que cette compromission de l’écriture littéraire, les instances de consécration opèrent une « dépolitisation systématique […], une déshistoricisation de principe qui coupe court à toute revendication politique, ou politico-nationale des écrivains dominés politiquement »377. Pour Pascale Casanova, c’est précisément cet ethnocentrisme constitutif qui produit tous les exotismes littéraires, volonté quasi injonctive des instances de consécrations, comme le laissait entendre un certain Jean-Cassou en 1924 :
« L’auteur faisait de la couleur locale afin de plaire aux éditeurs, critiques, libraires et lecteurs de gauche racistes, leur passion pour l’Afrique n’étant qu’une nostalgie travestie des colonies. Romans où tous les Noirs et surtout leurs dirigeants sont des fous sanguinaires anthropophages et violeurs. Sa pensée ? Bougies et ancêtres », ibidem. « Pour accéder à la reconnaissance littéraire, les écrivains dominés doivent donc se plier aux normes décrétées universelles par ceux-là mêmes qui ont le monopole de l’universel. Et surtout trouver la bonne distance qui les rendra visibles. S’ils veulent être perçus, il leur faut produire et exhiber une différence, mais ne pas montrer ni revendiquer une distance trop grande qui les rendrait, elle aussi, imperceptibles. N’être ni trop près ni trop loin. Tous les écrivains dominés linguistiquement par la France ont fait cette expérience », cf. : Pascale Casanova, idem, p. 230. 375 Claire Ducournau, idem, p. 59. 376 Pascale Casanova, idem, p. 226. 377 Pascale Casanova, idem, p. 229. 374
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Nous demandons aux étrangers de nous étonner, mais d’une manière que nous serions presque disposés à leur indiquer, comme si leur rôle était de servir, au lieu de leur race, notre plaisir.378
Le contenu et l’orientation idéologique de la littérature africaine francophone sont ainsi donnés comme la conséquence de ce pacte « diabolique »379 avec le centre qui ne laisse aucun choix aux écrivains de la périphérie. De même que la signification du terme « Afrique » reste négativement connotée dans l’inconscient collectif occidental, les écrits francophones africains, en général, sont soumis aux pesanteurs de cette représentation qui date des temps des plantations de traite et de l’esclavage. C’est donc, dans ce sens que l’impérialisation des structures éditoriales françaises, avec une expansion très importante sur le sol africain, se veut plus active. Ainsi, les éditions CEDA (succursales de Hatier, Didier et Mame), NEA (détenues par Hachette, Edicef, Armand Colin, Fernand Nathan, Le Seuil et Présence Africaine), créées en 1972, assurent le prolongement de la mise sous contrôle de la production, dans le domaine de la littérature, des œuvres de l’esprit en Afrique francophone, depuis les indépendances jusqu’à une période que l’on situe globalement au début des années 1990. Héritage de la décolonisation, synonyme de période d’accords « opaques »380, à caractère léonin, entre les gouvernements africains et la France représentée par ses maisons d’édition dont le cahier de charge est d’assurer à la fois le maintien du système scolaire français et le caractère officiel de la langue française, ce contrôle direct ou indirect de la pensée africaine contemporaine est fort heureusement remis en question par le retour au multipartisme, occasionnant un cadre politique et institutionnel nouveau, mais également la floraison de médias contestataires de l’ordre néocolonial.
Jean Cassou, cité par Pascale Casanova, idem, p. 230. Pascale Casanova, idem, p. 227. 380 Claire Ducournau, idem, p. 101. 378 379
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L’ESPACE DANS L’IMAGINAIRE ROMANESQUE FRANCOPHONE AFRICAIN : UNE DÉNONCIATION DE LA FRANCOPHONIE POLITIQUE Sous le prisme des œuvres de Mongo Béti La décennie 1970 constitue une période charnière qui voit les écrivains phares de la littérature africaine francophone procéder à une levée de boucliers contre la France dans le cadre de ses relations avec les pays africains francophones indépendants. Parmi les premiers à poser sans complexe la problématique de l’embrigadement des « souverainetés nationales » en Afrique Francophone, se trouve le Camerounais Mongo Béti. Si le bilan qu’il dresse, dans ses romans, de l’indépendance des anciennes colonies après plusieurs années, est totalement négatif, c’est dans ses essais qu’il se montre politiquement offensif contre la politique française en Afrique et ses avatars : francophonie, françafrique, etc. Tout commence en 1972, c’est-à-dire quatorze ans après sa toute dernière publication Mission Terminée. En cette année qui marque l’entrée dans la deuxième décennie de l’indépendance de son pays, l’auteur de Ville cruelle, aussi connu sous le pseudonyme d’Eza Boto publie Main basse sur Cameroun. À l’origine de cette publication, d’après Auguste OwonoKouma381 qui retrace l’historique de cet essai, un article paru dans le quotidien parisien Le Monde, qui, au mépris du principe de la présomption d’innocence, prend fait et cause pour le président Ahidjo, dans le procès politique qui oppose ce dernier à Ernest Ouandié et Monseigneur Albert Ndongmo, arrêtés et accusés de conspiration et d’être auteurs d’activités subversives en août 1970. Désireux de réagir à cet article paru la veille du procès, Mongo Béti est impuissant devant l’attitude du journal français qui ressemble à un refus de publier son droit de réponse. Révolté par le parti pris et le comportement de la presse française à travers laquelle il suit le procès depuis son exil, Mongo Béti dénonce les velléités de désinformation érigées en stratégie de communication quand il s’agit de l’Afrique. C’est alors que germe dans l’esprit du romancier patriote l’idée de l’écriture de Main basse sur le Cameroun, à la suite d’une série d’enquêtes qui révèleront les mécanismes de pillages des indépendances africaines. La parution de Main basse sur le Cameroun en juin 1972 n’est pas sans tracasseries. En effet, comme le révèle Auguste Owono-Kouma, l’ouvrage fait l’objet d’interdiction dès sa mise en vente et est saisi chez l’éditeur François Maspero. À la suite d’un procès intenté contre le ministre français de Auguste Owono-Kouma, Les essais de Mongo Béti : développement et indépendance véritable de l’Afrique noire francophone, Paris, L’Harmattan, 2014, p. 42. 381
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l’Intérieur au moment des faits devant le tribunal de grandes instances de Rouen, Mongo Béti et son éditeur sont rétablis dans leurs droits respectifs en février 1976. D’un point de vue historique, cet essai marque le début de la critique ouverte et sans concession par les écrivains contre la France au sein de la francophonie africaine ; cette dernière soupçonnée d’être un piège à la souveraineté nationale des ex-colonies françaises. Jusqu’à la fin de sa carrière, Mongo Béti reste fidèle à cette vision très critique de la Francophonie, dénonçant son impuissance à offrir aux écrivains africains ce vertige de la créativité en toute indépendance et en toute authenticité qu’est la liberté. Et d’ailleurs, entre les intellectuels de son continent et les roitelets, écrit-il, il y a bien longtemps que Paris a fait son choix. En reprenant ces paroles fortes de l’une des figures incontournables de la littérature politique, un autre grand nom du roman contemporain effleure l’esprit. Il s’agit d’Ahmadou Kourouma, qui a fait l’amère expérience d’une francophonie politique ramant à contre-courant de la liberté d’expression. Sous le prisme de l’œuvre d’Ahmadou Kourouma Le destin éditorial de Les soleils des indépendances, tel que le rapporte Francis Ékoungoun qui a conduit une réflexion inédite sur le manuscrit du premier roman de l’écrivain ivoirien, a servi de baromètre à la liberté d’expression et de créativité en Afrique francophone : Autant d’enjeux qui se sont exprimés sous différentes variables et dont la lecture générale permet de démontrer comment se sont négociés les rapports entre une page de l’histoire franco-africaine et le microcosme littéraire francophone.382
Sous le prétexte d’une écriture anticonformiste jugée trop agressive sur le plan politique envers les régimes africains, dont la critique n’est pas encore à la mode, le « mandarinat éditorial français » entre en jeu pour censurer un roman qui ose s’attaquer à l’un des alliés historiques de la France en Afrique, un ami, un partenaire à qui l’on doit d’ailleurs le néologisme « Françafrique »383 : Félix Houphouët-Boigny :
En 1963, Ahmadou Kourouma est témoin d’une vague d’arrestations de personnalité politique ivoirienne dans l’affaire les « faux complots
Jean-Francis Ekoungoun, op. cit., p. 82. « La France dispose de très solides amitiés auprès des nouveaux chefs d’États africains, qu’il s’agisse d’Houphouët-Boigny, de Senghor, ou d’Omar Bongo au Gabon. […] ces héritages donnent naissance à la Françafrique ainsi dénommée dès 1955 par Félix Houphouët-Boigny, très enthousiaste, et soucieux de conserver une forte proximité avec la France ». cf. : Pierre Vermeren, Le choc des décolonisations, Paris, Odile Jacob, 2015, p. 68. 382 383
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d’Houphouët-Boigny ». Il en fut affecté au point de n’avoir pas pu s’empêcher de matérialiser ces événements historiques par l’écriture.384
La situation politique en Côte d’Ivoire de 1960 à 1967 est, certes, le principal thème abordé dans le premier roman d’Ahmadou Kourouma. Mais vivant sur un continent où la plupart des régimes politiques sont installés par les pays occidentaux, l’on ne peut s’empêcher de lire au-delà de la critique de ces pouvoirs aux ordres une critique de leurs « mentors ». Ainsi, en dépit de la grande activité de censure déployée par le mandarinat éditorial hexagonal, un épisode385 rappelle dans Les soleils des indépendances que la Côte des Ébènes, à l’instar des pays africains francophones, demeure une indépendance sous surveillance par l’armée française ; un pré carré dont le régime installé par la France ne peut être ébranlé par aucune colère du peuple révolté tant que l’armée française veille au grain. Cette critique à peine voilée d’une Afrique francophone muselée, interdite de démocratie par la France et ses réseaux françafricains incarnés dans les récits d’Ahmadou Kourouma par les pouvoirs politiques africains, s’amplifie dans une autre de ses fictions En attendant le vote des bêtes sauvages. Ici c’est tout le processus de spoliation de la souveraineté qui est mis à nu : coups d’État et assassinats des patriotes africains de la trempe de Fricassa Santos ou de Pace Humba, fraudes électorales cautionnées par la France et ses alliés au Conseil de Sécurité de l’ONU, fabrication de despotes au service du bloc idéologique occidental, asphyxie économies africaines par des pseudo programmes d’ajustement structurel mis à exécution par des « banquiersdiplomates » accrédités auprès du FMI. C’est pour dénoncer la tragédie que vivent silencieusement les pays africains francophones depuis plus d’un demi-siècle qu’Ahmadou Kourouma a poétisé le donsomana de Koyaga, pour dire la vérité sur sa dictature, ses saloperies, ses conneries, ses mensonges, ses nombreux crimes et assassinats ; une vérité sur les dictatures que semblent partager Boris Boubacar Diop et Aminata Dramane Traoré, dans leurs échanges épistolaires à la suite de la guerre française au Mali contre le terrorisme. L’écrivain sénégalais et l’ancienne ministre de la Culture au Mali saisissent l’opportunité de cette énième guerre de la France en Afrique pour peindre l’histoire de leur continent sous « La gloire des imposteurs » :
Jean-Francis Ekoungoun, idem, p. 263. « Alors nos étudiants et nos intellectuels nous ont dit de chasser les Français ; ça aurait apporté beaucoup plus de maisons, d’argent et des marchandises. Mais c’était difficile, il y avait les troupes françaises, […] », cf. : Ahmadou Kourouma, Les soleils des indépendances, in œuvre complète d’Ahmadou Kourouma, Paris, Éditions du Seuil, 2010, p. 74. 384 385
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L’Afrique est plus que jamais orpheline de ces dirigeants impitoyablement éliminés pour avoir voulu mettre leurs pays sur cette route-là, celle de l’autonomie et de l’autosuffisance. Depuis le début, depuis le temps du général de Gaulle, la Françafrique est une abominable histoire de coups d’État, d’assassinats politiques et de pillage des richesses de tout un continent. […] J’aimerais juste, Boris, que ceux qui estiment que nous critiquons souvent ou trop facilement les Occidentaux m’expliquent pourquoi, même aujourd’hui, nous devrions passer sous silence de tels agissements, qui ont pesé si négativement sur nos destinées.386
Les confidences d’Aminata Dramane Traoré sont révélatrices d’un état d’esprit chez les écrivains et autres intellectuels africains francophones, mais surtout, elles mettent à l’index la réalité d’une vérité longtemps censurée par la critique. Une vérité prégnante pour l’histoire littéraire, à savoir que le roman de la dictature ou des indépendances africaines est une véritable litote qui, dans sa signification profonde, se révèle comme une rhétorique qui trahit l’idée des indépendances sans décolonisation : De Gaulle parvint à octroyer l’indépendance sans décoloniser. Il y réussit en inventant des présidents de la République qui se faisait appeler les pères de la nation et de l’indépendance de leur pays, alors qu’ils n’avaient rien fait pour l’indépendance de leur République et n’étaient pas les vrais maîtres, les vrais chefs de leurs peuples387.
Les donsomanas des dictateurs qui ont pris en otage les peuples des Républiques du Golfe, des Ébènes, des Monts, des deux Fleuves, du Grand Fleuve, des Djébels, anagrammes des républiques du Togo d’Eyadema, de la Côte d’Ivoire d’Houphouët-Boigny, de la Guinée de Sékou Touré, du Zaïre de Mobutu, de la Centrafrique de Bokassa, et royaume Chérifien de Hassan II ; ces donsomanas, en vérité, convergent vers un seul qui les justifie, les explique et les historicise dans l’histoire des relations internationales. C’est le donsomana du général de Gaulle et son invention de la Communauté : La bonne trouvaille du général de Gaulle avait été cette création de la Communauté française avec ces meneurs nègres lorsqu’ils furent acclimatés aux bords de la Seine et redoutaient le retour immédiat et définitif dans leur brousse natale. Complète le répondeur. Et la communauté avait réussi partout sauf en République des Monts où régnait l’homme en blanc au totem lièvre qui ne s’était pas encore remplumé en dictateur sanguinaire. La Communauté était parvenue, dans les autres territoires, à faire plébisciter comme chef de gouvernement, par des élections législatives et des référendums qu’elle
386 Aminata Dramane Traoré, Boris Boubacar Diop, La gloire des imposteurs, Paris, Éditions Philippe Rey, 2014, p. 100. 387 Ahmadou Kourouma, En attendant le vote des bêtes sauvages, Paris, Éditions du Seuil, 1998, p. 76-77.
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avait réussi à truquer, l’élu de la colonie que le général de Gaulle avait préféré et dont les paroles ne juraient pas trop avec la thèse colonialiste de l’infériorité du Nègre voleur et paresseux. Le nouveau chef de gouvernement choisi par le général avait été forcé – parfois comme en République des Ébènes, insinue le répondeur – de proclamer l’indépendance de la colonie dans l’interdépendance et en toute amitié avec la France.388
La suite de la fabrication des présidents, de proclamation des indépendances sans décolonisation qui est au demeurant la vraie histoire des indépendances en Afrique francophone ce sont les guerres, les coups d’État, la confiscation des souverainetés, savamment romancés dans le roman politique de En attendant le vote des bêtes sauvages. Mais entre la peinture fictionnelle de la francophonie politique et la réalité, la frontière est quasi inexistante.
388
Ahmadou Kourouma, idem, p. 77. 215
DE L’IMAGINAIRE LITTÉRAIRE À LA RÉALITÉ HISTORIQUE : LA FRANCOPHONIE POLITIQUE ET SES REPRÉSENTATIONS POSTCOLONIALES L’histoire de la Francophonie que les écrivains africains donnent à découvrir est loin d’être un fleuve tranquille. Comme les « eaux saumâtres » où règne le saurien centenaire du « donsomana » d’Ahmadou Kourouma, ou à l’image des « brousses sauvages » où opère le maître chasseur, la politique de civilisation en francophonie africaine est tout simplement dangereuse, hostile à l’épanouissement de tout progrès social et humain. Deux extraits des œuvres d’Ahmadou Kourouma permettent de franchir la frontière entre la fiction et la réalité, où le vrai visage de la Francophonie se dévoile, étonnant, mais surtout horrifiant. Le premier fait allusion au parcours du chef de guerre, le « bandit de grand chemin » Charles Taylor qui a mis son pays en coupe réglée pendant des années. Son évocation est un prétexte narratif pour Ahmadou Kourouma pour dénoncer le rôle de chefs d’État francophones dans la tragédie qui se joue en Afrique de l’Ouest : Qui était le bandit de grand chemin Taylor ? On a entendu parler de Taylor la première fois au Liberia quand il a réussi le fameux coup de gangstérisme qui mit le trésor public libérien à genoux. […] Sous le verrou, il a réussi à corrompre avec l’argent volé ses geôliers. Il s’est enfui en Libye où il s’est présenté à Kadhafi [qui] l’a refilé à Compaoré, le dictateur du Burkina Faso, avec plein d’éloges comme si c’était un homme recommandable. Compaoré, le dictateur du Burkina Faso, l’a recommandé à Houphouët-Boigny, comme un enfant de chœur, un saint. […] Houphouët et Compaoré se sont vite entendus sur l’aide à apporter au bandit. Compaoré au nom du Burkina Faso s’occupait de la formation de l’encadrement. Houphouët au nom de la Côte d’Ivoire s’était chargé de payer des armes et l’acheminement de ces armes. […] Pourquoi apportent-ils des aides importantes à un fieffé menteur, à un fieffé voleur, à un bandit de grand chemin comme Taylor pour que Taylor devienne le chef d’un État ? Pourquoi ? Pourquoi ? De deux choses l’une : ou ils sont malhonnêtes comme Taylor, ou c’est ce qu’on appelle la grande politique dans l’Afrique des dictatures barbares et liberticides des pères des nations. (Liberticide, qui tue la liberté d’après mon Larousse).389
Le second extrait est un discours ésotérique sur l’éthique qui, à n’en point douter, a nourri la politique de civilisation à laquelle renvoie incontestablement la critique de la Francophonie, en tant qu’organisation géopolitique : Ahmadou Kourouma, Allah n’est pas obligé, in Œuvres complètes, Paris, Éditions du Seuil, 2010, pp. 776-777. 389
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La politique est comme la chasse, on entre en politique comme on entre dans l’association des chasseurs. La grande brousse où opère le chasseur est vaste, inhumaine et impitoyable comme l’espace, le monde politique.390
Le croisement du discours ésotérique et du discours historico-réaliste d’Ahmadou Kourouma met fin à la frontière entre l’imaginaire romanesque et le monde réel dans lequel se déroule de façon dramatique le destin des peuples africains francophones. La question à laquelle répondent les lignes qui vont suivre est de savoir pourquoi l’espace cynégétique, aussi inhumaine soit-elle, est une allégorie de la francophonie africaine. De la solidarité entre « bandits de grand chemin » politiques au terrorisme d’États Cinquante années d’historiographie consensuelle de la Francophonie ont jusqu’ici construit le mythe d’une organisation pacifique et philanthropique, rassemblant des pays ayant en partage la langue française et mus par les valeurs de solidarité culturelle et politique. Cependant, l’image qu’en donne la littérature africaine francophone qui ne s’accommode plus de brouillage de la réalité historique par des noms d’espaces et de personnages fictifs est loin de se superposer de façon harmonieuse à la représentation quasi idyllique de la Francophonie. En témoigne le symbolisme romanesque dans lequel se déploie la poétique du pouvoir politique ou même celle des relations internationales entre, d’une part, la France et ses anciennes colonies, et d’autre part, entre les pays africains eux-mêmes. C’est ce qui ressort du discours littéraire francophone africain, notamment chez Ahmadou Kourouma et Bernard Binlin Dadié, à travers le terme de « bandit » ou de « brigand » ; deux métaphores qui démontrent la dimension criminogène des relations internationales, mais surtout de la géopolitique en Afrique et singulièrement en postcolonie francophone. En effet, outre le vocable « dictateur » qui sert à mettre en procès le pouvoir politique depuis le début des années 1960, l’œuvre romanesque d’Ahmadou Kourouma, en l’occurrence, a enrichi sémantiquement et idéologiquement ce paradigme avec la périphrase de « bandit de grand chemin ». L’extrait énoncé plus haut traduit l’image d’un pouvoir politique africain devenu « hors-laloi », qui sème la mort et la désolation. Quant à Bernard Dadié, lorsqu’il emploie cette image dans « Lettre ouverte à ma grand-mère, la France », texte tiré de son recueil de chroniques intitulé Cailloux blancs, c’est pour, d’une part, interpeller la France sur les dérives de ses « enfants »:
390
Ahmadou Kourouma, idem, p. 563. 218
[…] certains de tes enfants, appelés Français, nous mènent la vie dure, et je dirai même, infernale. […] Et nous qui étions si fiers de saluer ton drapeau au son des clairons ; le drapeau qui nous couvrait de son ombre et éloignait de nous les brigands ; le drapeau que le sergent Malamine a surveillé des mois et des mois durant à Fachoda. Mais pourquoi certains de tes enfants veulentils jouer aux brigands des grands chemins ?391 Et, d’autre part, pour dénoncer les dérives des indépendances, qualifiées de « saison tragique des coups d’États, des guerres instrumentalisées en guerres tribales, religieuses, des luttes fratricides », mais surtout de « Temps d’égoïsme [et de] temps des coupeurs en tout genre, coupeurs de routes, coupeurs de gorges, coupeurs de bourses, temps des massacres inutiles, stupides ; temps de régression, temps de vandales brûleurs d’archives, effaceurs de mémoire ; temps des ‘‘maîtres’’ nouveaux, jouant la vie des autres dans les hôtels climatisés d’Europe »392. Enfin, lorsque Bernard Dadié fait usage de cette image de « brigand », c’est pour faire l’état des lieux de « quarante ans » de géopolitique dont la « philosophie » a toujours fait la « part belle aux bandits », célébrant « [par-là même] le crime comme la vertu »393. En termes plus éloquents dans l’extrait qui suit, le bilan de la géopolitique laisse sans voix :
Quarante ans où les ambitions les plus égoïstes, voire extravagantes pour la plupart, sous les dictateurs éclairés ou pas, ont détruit l’unité de nos pays. Quarante ans de querelles mesquines, d’appauvrissement continu, d’insécurité grandissante, de braquages en plein jour, d’attaques des domiciles au plus profond du sommeil. Quarante ans pour aboutir au silence des citoyens, et au seul langage entendu, reçu cinq sur cinq par les médias et nos tuteurs, celui de la poudre. Quarante ans d’indépendance gérés par des cadres sortis des Écoles et des universités occidentales pour aboutir à l’occupation de la rue par des hommes-panthères et le black-out sur la plus grande partie de notre continent.394
La poétique du pouvoir politique tant chez Ahmadou Kourouma que chez Bernard Dadié, deux ténors de la littérature africaine francophone puise ainsi dans la dimension morale et civique pour dénuer les acteurs de la géopolitique sur le continent de la moindre conscience politique qu’on puisse leur attribuer. En un mot, le dictateur africain et le dirigeant politique français, en l’occurrence, ne peuvent se prévaloir d’aucune éthique en dehors de celle qui les érige en défenseurs de leurs propres intérêts. Dès lors, entre « bandits de Bernard B.-Dadié, Cailloux blancs, Abidjan, CEDA/NEI, 2004, pp. 72-73. Bernard B.-Dadié, idem, p. 109. 393 Bernard B.-Dadié, idem, p. 122. 394 Bernard B.-Dadié, idem, p. 110. 391 392
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grand chemin » qu’ils soient africains ou français, la seule forme de solidarité qui prévaut est celle qui consiste à construire un pouvoir liberticide dans une « Afrique liberticide »395, dans laquelle les peuples sont muselés par une espèce de terrorisme d’État, mis en scène, entre autres par les « maîtres de l’absolutisme »396 de l’Afrique francophone et leurs soutiens du « monde capitaliste » : la France, l’Angleterre, les États-Unis et l’ONU397. Avant d’en fournir des illustrations ultérieurement, il faut retenir que le terrorisme d’État désigne toutes les formes de violence politique réelle ou symbolique, exercées par un État visant à maintenir un territoire ou un peuple dans les liens iniques de la domination géopolitique. L’emploi de l’expression terrorisme d’État ici répond, non seulement à une volonté de mettre en lumière l’hyperdéshumanisation de la géopolitique de la France en Afrique francophone, mais également de préserver toute la sémantique et l’idéologie de la critique du pouvoir politique charriée par le vocable « bandit de grand chemin », métaphore ingénieuse ironisant l’attitude de politiciens qui s’arrogent le droit de se « partager les hommes et les richesses d’un pays ». En conséquence, leur « gangstérisme » intérieur ou international avéré ne peut que saborder l’idéal de solidarité politique et culturelle qui a certainement inspiré l’idée même de la Francophonie ; même si l’État français, sans qui cette organisation n’aurait jamais existé, participe de ce gangstérisme et de la tragédie des pays francophones qui se détachent en toile de fond de la critique littéraire africaine postcoloniale. Le terrorisme d’État, tel que fictionnalisé, se manifeste à travers les assassinats de dirigeants insurgés contre le diktat des puissances impérialistes, les guerres géostratégiques couvertes par des grilles de lectures appliquées et applicables aux guerres dites ethniques, aux génocides planifiés, etc. En effet, la violence poétisée ou romancée, agissant au cœur de la Francophonie, et sur laquelle les membres, comme les trois singes de la célèbre sculpture, se ferment les yeux, la bouche, et se bouchent les oreilles avec les mains pour ne pas être pris comme témoin par l’histoire, peut être mise en œuvre par un État, pour le compte d’un autre État dont il est sous l’empire. Dans le cas d’espèce, les dirigeants du territoire soumis sont censés défendre les intérêts de la nation dominatrice. Comme dans le roman d’Ahmadou Kourouma En attendant le vote des bêtes sauvages, ou dans les chroniques intitulées Cailloux blancs de Bernard Binlin Dadié ou encore dans l’imaginaire romanesque de Mais le fleuve tuera l’homme blanc de Patrick Besson, les organes de déploiement de la violence se conjuguent au national et à l’international, pour réprimer les dissidences, pour écraser les soulèvements civils, pour étouffer la contestation, à l’unique 395 Ahmadou Kourouma, En attendant le vote des bêtes sauvages, Paris, Éditions du Seuil, 1998, p. 171. 396 Ahmadou Kourouma, ibidem. 397 Ahmadou Kourouma, idem, p. 78.
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fin de préserver un pouvoir assujetti ou malléable. Ainsi présenté, le terrorisme d’État n’est rien d’autre qu’une nébuleuse de complicités endogènes et exogènes défendant des privilèges économiques, politiques et militaires. En reprenant un certain propos fait de lucidité de François XavierVerschave, il faut préciser que le système se recycle dans la criminalisation et est hostile à la démocratie.398 Fanny Pigeaud, souhaitant rétablir les vérités inédites sur la crise militaropolitique de cette dernière décennie en Côte d’Ivoire, dépeint indirectement le portrait peu reluisant de la Francophonie comme une organisation taillée sur mesure plus pour les chefs d’État, caricaturés sous les traits de « bandits de grand chemin », que pour les peuples. Rapportant l’entretien de l’ancien chef d’État ivoirien avec un journaliste de la Radio France Internationale, Fanny Pigeaud ne fait aucun « mystère de l’implication de l’État français », par exemple, à travers l’attitude de ses dirigeants de l’époque, dans la tragédie de la Côte d’Ivoire, co-fondatrice avec la France, le Sénégal, le Niger, la Tunisie, de la Francophonie :
Il est évident que les autorités françaises savaient ce qui se préparait au Burkina Faso. Il est certain aussi que les futurs rebelles et leur parrain burkinabè n’ont pu tenter leur coup qu’avec l’approbation des autorités françaises : les chefs d’État et les officiers des ex-colonies françaises savent qu’un mouvement armé ne peut émerger dans leurs pays sans l’aval de la France. Le gouvernement français ne fera d’ailleurs jamais de critique ou de reproche public à Compaoré. Le fait que les soutiens des rebelles soient tous des chefs d’État inféodés à Paris.399
Avec cette révélation, c’est tout l’idéal de solidarité bâti autour de la francophonie qui s’effondre au profit du terrorisme d’État au service des intérêts d’individus agissant pour leurs propres intérêts. L’écrivain Bernard Binlin-Dadié, écrira, pour répondre à la question de savoir pourquoi certains « enfants » de la France jouent-ils au « brigands de grands chemins », que ces individus sont avides de richesses matérielles : Parce que « les affaires » leur permettent de posséder des avions personnels, d’insolentes maisons aux rideaux de soie dans lesquelles le vent n’entre que sur permission ? Parce qu’ils ont à leur solde des gens de sac et de corde recrutés dans les quartiers surpeuplés de nos villes et qui jouent pour eux les rôles de tyeddo [guerriers captifs de la couronne dans le Sénégal d’avant la conquête coloniale] et de sofas [guerriers captifs en pays malinké] bardés d’amulettes ?400
François-Xavier Verschave, La Françafrique, sl, Éditions Stock, 1999, p. 175. Fanny Pigeaud, France Côte d’Ivoire. Une histoire tronquée, Paris, Vents d’Ailleurs, 2015, p. 40. 400 Bernard B.- Dadié, idem, p. 73. 398 399
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En effet, la solidarité en francophonie demeure illusoire pour ne pas dire une perspective cavalière. Des États francophones occidentaux, au nom de leur politique de civilisation engluée dans un nationalisme exacerbé, mais aussi des nations francophones africaines, arguant la défense des intérêts de leurs compatriotes expatriés en quête de bonheur, restent muets, quand ils ne se font pas complices de crimes contre l’humanité, comme ces « vastes tueries totales » qui prennent par moments des allures de génocide, que relatent les investigations de Fanny Pigeaud ; des « massacres commis par [des] salopards échevelés qui exerçaient leur pouvoir avec une incroyable brutalité, une violence inouïe »401. Si d’après l’ouvrage de Fanny Pigeaud, « les méthodes violentes de l’armée française »402 rivalisaient en cynisme avec « l’incroyable brutalité » des hordes de mercenaires recrutés par la rébellion dans les pays limitrophes de la Côte d’Ivoire, pour donner à la notion de terrorisme d’État son sens le plus achevé ; si ces attitudes terroristes qui contribuent à dévoyer l’idéal de solidarité entre pays ayant en partage la langue française sont en passe d’être érigées en norme dans le langage diplomatique en francophonie, la conscience populaire francophone n’est pas prête d’oublier l’apocalypse qui s’est déroulée dans la région des Grands Lacs ; une région où la rivalité morbide et mortifère entre pays francophones a conduit malheureusement au dernier génocide du vingtième siècle. Prenant la relève de la Belgique dont la très longue présence d’au moins un siècle dans la région des Grands Lacs et notamment au Rwanda est fortement critiquée pour avoir semé les germes de la déstabilisation régionale et du génocide au Pays des mille collines, la France s’impose dès le début des années 1990 comme un partenaire incontournable du régime politique rwandais d’alors. Nicole Braeckman explique comment à travers un processus de transfert quasi narcissique le pouvoir français se constitue en bras séculier et en protecteur de la politique des autorités rwandaises, comptables du génocide perpétré contre la grande majorité de Tutsis et de Hutus modérés. Connaissance de longue date du président Habyarimana qui le gratifie occasionnellement de récitation de poèmes, François Mitterrand, dont le fils Jean-Christophe entretient des relations amicales avec Jean-Pierre, le fils du dirigeant rwandais, est non seulement séduit par la finesse d’esprit de son homologue, mais il est profondément « touché par la vulnérabilité de ce petit pays confronté à une invasion soutenue par un pays anglophone »403. L’origine de l’activisme politique et militaire français dans cette région, qui va revêtir la tunique horrifiante du terrorisme d’État prend naissance dans ce contexte relations politico-émotionnelles : Fanny Pigeaud, idem, p. 82. Fanny Pigeaud, idem, p. 83. 403 Nicole Braeckman, Rwanda. Histoire d’un génocide, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1994, p. 254. 401 402
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À paris, la décision est prise rapidement : il faut intervenir pour évacuer et rassurer les expatriés ; il faut soutenir un régime injustement agressé. Les excellentes relations qui sont nouées entre JeanChristophe, le fils du président français, et Jean-Pierre, le fils du président rwandais, avec la bénédiction de Mobutu, font le reste, d’autant plus que le premier dirige à l’époque la cellule africaine de l’Élysée.404
Comme dans les autres pays francophones d’Afrique où l’intervention militaire n’est soumise à aucun contrôle démocratique, le soutien inconditionnel au régime rwandais est l’affaire de l’Élysée qui mène à sa guise la politique africaine de la France. Ainsi, fermant les yeux sur les graves dérives du pouvoir politique ethniquement et racialement marqué du général Habyarimana, la France se comporte comme « un bandit de grand chemin » qui participe à l’amplification du terrorisme d’État ambiant : Les militaires français découvrent au Rwanda un ennemi comme ils les aiment : les rebelles sont au départ issus d’un groupe minoritaire, leurs chefs parlent anglais, et ils assurent qu’ils mènent une lutte de libération nationale, dont les « nationaux » ne veulent pas. […] C’est sans doute pour combattre les « subversifs » que l’armée française, dès 1990, envoie au Rwanda tant de militaires appartenant aux forces spéciales. Ils feront leurs preuves. […] En fait, depuis 1990, ce sont les militaires français qui garantissent la survie politique de Habyarimana.405
Partout où la solidarité entre les « bandits de grands chemins » a fait école, les conséquences du terrorisme d’État laissent sans voix. Au Rwanda, le génocide de près d’un million de tutsi et le massacre d’Hutus modérés resteront l’une des pages les plus sombres de l’histoire de la Francophonie. Au Congo Brazzaville, en République Démocratique du Congo, en Centrafrique, en Côte d’Ivoire, au Burundi, ce sont des politiciens, des chefs d’État francophones qui exacerbent les divisions des peuples dont ils instrumentalisent les différences. Ce sont des anciennes puissances colonialistes, devenues par le fait d’accords iniques des partenaires hyper privilégiés des pays africains francophones, qui orchestrent, à travers leurs relais locaux, le chaos. En claire, cette expérience morbide des relations internationales entre États francophones renforce l’idée d’une Francophonie, désormais inséparable de la Françafrique406, et qui déclenche dans l’inconscient collectif une forme de résistance à l’encontre du concept de Francophonie en lui-même.
Nicole Braeckman, idem, p. 255. Nicole Braeckman, idem, p. 256-257. 406 Dominique Combe, op. cit., p. 40. 404 405
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Quand la « francophonie françafricaine » part en croisade contre les idéaux de la Francophonie Une assertion de Mongo Béti dans son essai La France contre l’Afrique permet de constituer un embryon de définition du néologisme « francophonie françafricaine » :
Après la traite des Noirs, après l’esclavage, après la colonisation, l’Afrique subitement baptisée francophone accouchait de la nouvelle forme de domination voulue désormais par la France. Mais [les Africains] étaient loin d’avoir percé à jour l’énigme de cette stratégie tenue soigneusement secrète, dont seule affleuraient quelques manifestations disparates et apparemment incohérentes, comme l’installation d’hommes forts, sans assise populaire, mais doués à Paris407.
En effet, la « Francophonie françafricaine », est, comme le dira l’écrivain camerounais plus loin dans son essai, le nouveau mode de présence choisi par la France qui dissimule son ambition de puissance géopolitique dans la collaboration avec des dictateurs africains, prévaricateurs et mégalomanes. Selon l’auteur du célèbre roman Ville cruelle, cette coalition, instruite pour assurer le prestige et le relais de la pensée française, donc nécessaire au maintien des positions dans les grandes instances internationales, constitue, en réalité, le malheur de l’Afrique. C’est, dira-t-il, la racine même de sa stagnation, la paranoïa qui a ligoté et paralysé le continent noir408. Ainsi, l’histoire des cinquante années d’existence de la Francophonie révèle que les nombreuses tragédies nationales qui ont marqué la vie des États africains francophones s’expliquent par une même raison : la nébuleuse françafrique. Mise en cause par le documentaire du réalisateur Patrick Benquet409, ce système géopolitique vampirique constitué de certains États francophones africains et français assure la pérennité du colonialisme et de l’impérialisme occidental en Afrique par des actes besogneux : coups d’État, assassinats politiques et guerres ethniques ou tribales larvées. Toutes pratiquent qui démontrent que les chaos politiques en francophonie africaine n’adviennent que quand les francophones partent, de manière irrationnelle, en croisade contre les idéaux qui les ont rassemblés dès le début des années 1960 : solidarité entre pays ayant en partage la langue française, la justice et l’égalité entre les nations, création d’un espace de démocratie et d’État de Mongo Béti, La France contre l’Afrique, coll. « Poche », Paris, Éditions La Découverte, 2006, p. 10. 408 Mongo Béti, idem, p. 141. 409 Patrick Benquet (réalisateur), Françafrique. 50 années sous le sceau du secret, coproduit par la Compagnie des Phares & balises, L’INA, avec la participation de France Télévisions, de la LCP de l’Assemblée nationale, et le soutien de la région Îlede-France, 2010, DVD, durée : 2 h 39. 407
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droit, etc. Pour Claire Tréan, journaliste et spécialiste des questions internationales dans le monde francophone, la Francophonie, a été dès le départ, un projet de lutte contre la grande fracture nord-sud, contre le sousdéveloppement qui affectait ces pays410. La question est de savoir comment les États francophones mus par de telles valeurs partent-ils en croisade contre l’idéal qu’ils se sont donné ? La réponse à cette question impose que l’on se penche sur la définition de la « francophonie françafricaine », si tant est que ce néologisme traduit une singularité relationnelle entre certains États membres, qui porte sérieusement atteinte à l’image de la Francophonie et met en péril les idéaux qui l’ont fondée. À la question de savoir qu’est-ce que la « francophonie françafricaine », il convient de répondre, en complément de la définition embryonnaire cidessus : Une nébuleuse d’acteurs économiques, politiques et militaires, en France et en Afrique, organisée en réseaux et lobbies, et polarisée sur l’accaparement de deux rentes : les matières premières et l’aide au développement. La logique de cette ponction est d’interdire l’initiative hors du cercle des initiés. Le système, autodégradant, se recycle dans la criminalisation. Il est naturellement hostile à la démocratie. Le terme évoque aussi la confusion, une familiarité domestique louchant vers la privauté.411
À l’évidence, il s’agit-là de la définition de la Françafrique par XavierFrançois Verschave, préemptée, pour l’occasion, afin de proposer une approche définitionnelle du néologisme « francophonie françafricaine » ; ce « réseau » de pays francophones, essentiellement composé de la France et ses anciennes colonies africaines. Historiquement, sa naissance pourrait être située aux premières heures des indépendances africaines avec la signature d’un certain nombre d’accords de coopération, dont on peut se faire une idée du contenu, à partir de l’exemple des accords franco-ivoiriens, sur lesquels revient le livre de Mamadou Koulibaly : […] regardons le fond des relations franco-ivoiriennes depuis l’indépendance. Ces périodes ont été marquées par l’étatisme qui n’est rien d’autre qu’un totalitarisme discret qui se traduit par l’idéologie de développement économique impulsé par la coopération interétatique, la solidarité obligatoire entre les États, l’aide publique au développement et le refus de la liberté et de la démocratie pour les populations dont les pays sont supposés bénéficier des bienfaits de cet étatisme.412
Claire Tréan, La Francophonie, coll. « Idées reçues », sl, Le Cavalier Bleu Éditions, 2006, p. 25. 411 François-Xavier Verschave, idem, p. 175. 412 Mamadou Koulibaly, idem, p. 14-15. 410
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Ainsi, la Francophonie, dans sa ramification africaine, est placée sous le sceau d’une espèce de république souterraine obscurantiste, soutenue par un « totalitarisme » politico-militaro économique discret, la françafrique, dont le mode d’emploi est résumé à l’entame du film de Patrick Benquet :
Juin 2009, le Gabon enterre son président Oumar Bongo… Image idyllique. Deux présidents de la république [française], l’ancien et le nouveau, réunis pour un hommage commun et fraternel au défunt africain. Mais l’image est trompeuse. Au-delà des haines et des trahisons engendrées par les rivalités politiques, la loi du silence doit régner. Car, ici, en terre africaine, il y a plus d’un demi-siècle trop de complots partagés, trop de coups d’État sanglants organisés, de dictatures protégées. En public rien ne doit filtrer. […] Ainsi va la Françafrique. Cinquante ans d’une histoire secrète, écrite sous la tutelle de l’homme qui prit en main le destin de la France à la fin des années cinquante : le général de Gaulle.413
Dédoublement ou sœur siamoise de la francophonie africaine, la francophonie françafricaine impacte, par son état criminogène, la Francophonie politique, sous les tropiques, à cause de sa perception singulière des relations internationales aux antipodes des idéaux de démocratie, de droits de l’homme, d’égalité et de fraternité, qu’elle impulse entre les peuples. Ce qui explique sans doute que, sous l’influence de la France qui s’oppose souvent aux pays comme le Canada, partisans des sanctions contre tout membre qui enfreindrait gravement aux principes démocratiques, l’organisation francophone se voit priver de consensus visant à se doter de mécanisme de sanction414. En vérité, et c’est ici que se joue l’explication idoine à cette pratique souterraine nuisant à l’image de la Francophonie dans l’inconscient collectif des générations actuelles qui la voient encore comme « une survivance du colonialisme »415 un instrument au service de l’influence de la France : Un autre contresens largement répandu est de penser que la Francophonie est un instrument aux mains de la France, au service de sa propre stratégie d’influence. C’est confondre les sommets de la Francophonie, qui ont lieu tous les deux ans et rassemblent tous les pays membres de l’OIF, avec les sommets France-Afrique, qui relèvent de la seule politique française, en direction du continent416.
Malgré les efforts appréciables de Claire Tréan visant à redorer l’image de la Francophonie, une initiative cautionnée à l’époque par Abdou Diouf, ancien secrétaire général de l’institution qui rédige une préface élogieuse à l’essai de la journaliste française, spécialiste des questions internationales de la francosphère, Les francophones africains, c’est-à-dire les citoyens, constatent Patrick Benquet, idem. Claire Tréan, idem, p. 31. 415 Claire Tréan, idem, p. 19. 416 Claire Tréan, idem, p. 29. 413 414
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l’influence de cette « nébuleuse » au cœur de l’organisation. Ce mode de présence néocolonialiste sur le continent, qui n’est pas sans pervertir le jugement de la France quand il est question de sa politique africaine, fait écrire à Mongo Béti, qu’en Afrique francophone, les responsables français savent que rien ni personne n’a la moindre chance de s’épanouir ni de prospérer sans la caution de cette sorte de statue de commandeur qu’est l’influence de la France. En conséquence, « tout l’appareil, toute la machinerie, tous les ressorts du système sont disposés pour la sauvegarder à tout prix dans un climat de paranoïa paroxysmique »417. C’est cela la définition complète de la francophonie françafricaine : un régime politique cosmopolitique pour lequel le zoon politikon est capable, soit d’assassiner ou de faire assassiner un leader, un homme d’État idéologiquement insoumis, soit de massacrer des populations ou même de détruire un pays pour que survivent ses seuls intérêts, qu’il n’hésite pas à maquiller en raison d’État. C’est, en somme, une espèce de « paranoïa paroxysmique », imputable à la concupiscence entre pseudo-démocrates du postmodernisme. Leur terrain de jeu favori reste et demeure avant tout l’Afrique francophone, comme en témoignent ces confidences d’un ancien président de la cinquième république en France : Il y a eu de l’improvisation sur le Mali et la Centrafrique. Je ne dis pas qu’il ne fallait pas intervenir, mais je n’ai toujours pas compris ce qu’on allait y faire. Le Mali, c’est du désert, des montagnes et des grottes. Quand je vois le soin que j’ai mis à intervenir en Côte d’Ivoire […]418
Le plus ahurissant, c’est le motif de cet activisme militaro-diplomatique qui, pour leurs commanditaires, n’est jamais dénué de calcul géostratégique. Ainsi le président Sarkozy de renchérir sur l’opération Serval montée dans le cadre du Mali :
Que fait-on là-bas ? Sinon soutenir des putschistes et tenter de contrôler un territoire trois fois grand comme la France avec 4000 hommes ? La règle, c’est qu’on ne va jamais dans un pays qui n’a pas de gouvernement.419
De ce qui ressort des confidences tirées de l’ancien président français, le mode opératoire de cet activisme militaro-diplomatique est pensé comme une « tératologie symbolique », au sens où l’entend Mannoni420, c’est-à-dire cette forme de terrorisme par lequel ces pseudo-démocrates du postmodernisme, Mongo Béti, idem, p. 144. Nicolas Sarkozy cité par Nathalie Schuk et Frédéric Gerschel, in Ça reste entre nous hein, sl, Flammarion, 2014, p. 102. 419 Nicolas Sarkozy, idem, p. 101. 420 Mannoni cité par Jean-François Daguzan, in Terrorisme(s), Paris, CNRS Éditions, 2006, p. 31. 417 418
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qui ne sont en réalité que des Barbares en costume sombre ou couleur marine, assorti de col blanc, espèrent fléchir la gouvernance en Afrique dans le sens qu’ils souhaitent. Pour ce faire, ils recourent à une sorte de violence politique capable de franchir, comme l’écrit Jean-François Daguzan, les seuils de la destruction de masse421. Ainsi, minée par la francophonie françafricaine devant laquelle elle reste frappée d’une impuissance coupable, la Francophonie est loin d’être une organisation ou une institution dédiée au développement durable422. Mieux, elle apparaît aux yeux de nombreux intellectuels africains et notamment aux yeux des journalistes, comme une organisation dépassée, un outil néocolonial au service, entre autres, des intérêts français423. Face à cette façon de voir le rôle de la Francophonie, l’ouvrage de Claire Tréan fait inopportunément œuvre de propagande ; un texte foncièrement politique où l’arrogance des hommes et des femmes de média à la solde la Francophonie est poussée à l’extrême, comme il s’en dégage des propos suivants de cette militante qui passe pour une spécialiste des questions internationales dans le monde francophone :
Les événements sur lesquels s’est ouverte, pour la Francophonie, l’année 2006 auront peut-être enfin raison de la méconnaissance et des préjugés qui s’attachent encore à ce mot dans l’esprit de nombreux Français. La plupart d’entre eux seraient en effet bien incapables d’en donner une définition et, si on les interrogeait, beaucoup s’en tireraient sans doute en répondant que, de toute façon : la Francophonie c’est ringard ». […] L’enjeu, depuis plusieurs années déjà, n’est plus seulement de se convertir à la mondialisation. Elle est là, quoi qu’on veuille, et il ne s’agit ni de la nier, ni de la refuser, ni d’en donner une vision apocalyptique, mais au contraire de lutter contre ses maladies infantiles, au premier rang desquelles l’uniformisation424.
Cet argumentaire de thuriféraire qui ne manque pas aussi chez les intellectuels francophones est loin d’infléchir le jugement des partisans d’une Francophonie œuvrant uniquement pour les peuples, et non détournée pour la promotion des politiciens. Ainsi, Jean-Claude de l’Estrac fait partie de ceux qui pensent que l’OIF a un sérieux problème de cohérence, car, écrit-il, ses actions et ses projets ne sont pas toujours en phase avec son discours425. Pour dénoncer cette situation d’immobilisme et en faire le leitmotiv de sa campagne pour la succession d’Abdou Diouf au poste de secrétariat général de la Francophonie en 2016, le Mauricien brise la loi du silence qui règne autour
Jean-François Daguzan, idem, p. 27. Jean-Claude de l’Estrac, idem, p. 55. 423 Jean-Claude de l’Estrac, idem, p. 68. 424 Claire Tréan, idem, pp. 13-14. 425 Jean-Claude de l’Estrac, Idem, p. 68. 421 422
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« des problèmes graves qui ne sont traités le plus souvent que par des incantations »426. Il évoque, entre autres : Les tensions, les haines, les guerres qui nourrissent le monde [et qui] s’expliquent largement par l’intolérance, l’ignorance et la pauvreté. La stabilité démocratique, le développement économique et la cohésion sociale, fondement de nos convictions, ne peuvent éclore dans le piétinement des identités et le rejet des différences culturelles, linguistiques et religieuses. Le fait ethnique instrumentalisé à des fins politiciennes, les discriminations qui font obstacle à la réussite notamment des femmes, les droits de l’homme bafoués, le mal-être de la jeunesse, les institutions défaillantes et le rouleau compresseur de l’uniformisation des pratiques sociales et linguistiques partout dans le monde sont autant de facteurs qui corrodent la coexistence pacifique. Y répondre constitue un enjeu politique et diplomatique majeur427.
Même si Jean-Claude de l’Estrac ne l’affirme pas de manière explicite, l’on est en droit de s’interroger pour savoir quelles nations, autres que celles engluées dans les vicissitudes de l’autoritarisme discret de la Françafrique, sont concernées par le sombre tableau dépeint ci-dessus. Lorsque l’on jette un regard objectif sur l’ensemble des 57 pays qui composent la Francophonie, 30 sont africains. Mais la plupart, soit ont connu des coups d’État, soit sont en guerres ou gèrent l’héritage de récents conflits armés avec leurs lots d’exilés, de chômage au taux exponentiel, de délinquance juvénile endémique et destruction de structures éducatives, comme l’école, la famille. Le point commun de ces États africains francophones en situation de déconfiture sociale et politique c’est leur appartenance, hier à la sphère géopolitique AOF-AEF, aujourd’hui territoire de la Françafrique. En effet, dans une organisation géopolitique où les grandes décisions concernant les questions de défense, les questions économiques, monétaires et culturelles sont le seul fait d’une nation, qui plus est dominatrice par son passé d’« ancienne » puissance colonialiste, il n’y a pas à s’étonner que les foyers de crises politiques et sociales menant aux guerres, aux massacres de masse, aux phénomènes de désespérance comme l’immigration clandestine, le terrorisme, la corruption généralisée, etc., soient les mêmes depuis cinquante ans. Dans ce territoire, où l’espace francophone est présenté exclusivement comme un marché à exploiter par la France ainsi le que le préconise Jacques Attali, cité par Jean-Claude de l’Estrac428, la transformation des richesses du sous-sol et l’industrialisation demeurent encore des vœux pieux. Est-ce là la mise en application du crédo de solidarité entre pays ayant en partage la langue française, qui a inspiré la création de la Francophonie ? 426
Ibidem. Jean-Claude de l’Estrac, idem, p.69. 428 Jean-Claude de l’Estrac, idem, p.71. 427
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La question reste pendante et le sera encore pour longtemps, tant que l’expertise de l’OIF se confondra avec celle du pompier qui tente d’éteindre l’incendie quand il est propagé429. Pour l’heure, la situation en « francophonie françafricaine », néologisme critique caricaturant cette condition de néocolonialisme ou de colonialisme souterrain, montre combien des États francophones rament à contre-courant des valeurs fondatrices de leur organisation. Des valeurs que l’on retrouve dans les professions de foi de la « révolution burkinabé » d’obédience sankariste et de la « Refondation » en Côte d’Ivoire, pour ne considérer que ces exemples de notoriété historique et politique. Au grand dam des peuples africains francophones, les agents de la francophonie françafricaine n’hésitent pas à porter l’estocade à ces politiques de civilisation révolutionnaire, qui incarnent à bien des égards ce qui semble être, en réalité l’idéal, le crédo de l’Organisation internationale de la Francophonie. La francophonie françafricaine et la révolution burkinabé d’obédience sankariste Le 7 novembre 1982, un coup d’État écarte du pouvoir les putschistes du régime du général Sangoulé Lamizana. Toute l’armée, écrit François-Xavier Verschave430, est représentée dans le Comité de Salut Public qui choisit le commandant Jean-Baptiste Ouédraogo pour président, puis nomme Thomas Sankara à la tête du gouvernement. En 1983, succède à ce coup d’État une autre révolution, qui porte cette fois-ci le capitaine Thomas Sankara au pouvoir. Nourri, entre autres, dès sa jeunesse par les thèses panafricanistes de la FEANF (Fédération des Étudiants d’Afrique Noire) et les idées progressistes du PAI (Parti Africain de l’Indépendance) ; marqué par la révolution malgache et les positions tiers-mondistes, ce dernier cultive sa stratégie militaire et son humour oratoire qu’il met au service de la révolution burkinabé. Affichant sans complexe sa ligne politique anti-impérialiste, Thomas Sankara tente une large mobilisation populaire contre le sous-développement. Il mise à fond sur l’éducation, ce qui lui vaut une grande dévotion de la part de la jeunesse. D’après François-Xavier Verschave, la révolution burkinabé d’obédience sankariste a obtenu de beaux succès durables qui correspondaient à des attentes précises et des modes d’organisation compréhensibles, tout cela malgré la cessation de l’aide budgétaire française, puis les financements de la banque mondiale431. Ce constat positif des retombées de la révolution burkinabé sous Thomas Sankara est corroboré par le bilan dressé par ce dernier lui-même :
Jean-Claude de l’Estrac, idem, p.69. François-Xavier Verschave, idem, p. 179. 431 François-Xavier Verschave, idem, p. 181. 429 430
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Notre révolution n’aura de valeur que si en regardant derrière nous, en regardant à nos côtés et en regardant devant nous, nous pouvons dire que les Burkinabé sont, grâce à la révolution, un peu plus heureux, parce qu’ils ont de l’eau saine à boire, parce qu’ils ont une alimentation abondante, suffisante, parce qu’ils ont une santé resplendissante, parce qu’ils ont l’éducation, parce qu’ils ont des logements décents, parce qu’ils sont mieux vêtus, parce qu’ils ont droit aux loisirs ; parce qu’ils ont l’occasion de jouir de plus de liberté, de plus de démocratie, de plus de dignité. Notre révolution n’aura de sens que si elle peut répondre concrètement à ces questions432.
Face à l’influence grandissante en Afrique francophone de cette révolution burkinabé portée par l’image et l’intelligence politique de Thomas Sankara, la francophonie françafricaine s’organise. D’Abidjan à Paris, en passant par Lomé, les inconditionnels de l’anti-sankarisme, sur fond d’un incident diplomatique entre Thomas Sankara et son homologue français, n’ont pas de mal à s’accorder sur le sort du Burkina :
François Mitterrand […] reste ulcéré par l’apostrophe reçue fin 1986 lors d’une visite à Ouagadougou : « Nous Burkinabé, nous n’avons pas compris comment des bandits, comme Jonas Savimbi, le chef de l’Unita, des tueurs comme Pieter Botha, ont eu le droit de parcourir la France si belle et si propre. Ils l’ont tâchée de leurs mains et de leurs pieds couverts de sang. » […] loin de la France « si propre » Sankara étale le linge sale de la France à fric. Et il poursuit avec la politique de coopération, dont Mitterrand et Foccart, jadis ennemis, bloquent de concert toute évolution : « ce qui s’appelait hier aide n’était que calvaire, que supplice pour les peuples. » Brutales vérités ! Sankara le passionné donne des coups de pied dans la membrane protectrice d’un néocolonialisme dépassé, il déchire la ouate du double langage. François Mitterrand Blêmit sous la charge. Celui qui fut quarante-six ans plutôt ministre des Colonies et qui depuis n’a jamais su redescendre de sa condescendance ne fera rien pour arrêter la main des comploteurs.433
Devenu « persona non grata »434 au sein de la francophonie françafricaine, alors sous l’obscure emprise d’un certain « triumvirat françafricain Houphouët-Foccart-Penne »435, Thomas Sankara connaîtra une fin tragique, et avec lui sa révolution, dans des conditions que raconte avec force détails le sous-chapitre intitulé « Sankara, l’anti-Houphouët »436.
Thomas Sankara cité par François-Xavier Verschave, idem, p. 186. François-Xavier Verschave, idem, p. 185. 434 François-Xavier Verschave, idem, p. 180. 435 Ibidem. 436 François-Xavier Verschave, idem, p. 173. 432 433
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La francophonie françafricaine et la « Refondation » politique en Côte d’Ivoire Entre la révolution burkinabé d’obédience sankariste, qui a contribué à la notoriété de la métaphore de « pays des hommes intègres » explicitant le nom Burkina Faso, et la « Refondation » politique inspirée par les socialistes du Front Populaire Ivoirien, l’objectif semble être le même. Il s’agit de redonner aux pays africains de l’ancienne colonie française la plénitude leur souveraineté nationale. Ce qui signifie que, depuis la prétendue décolonisation que Mamadou Koulibaly compare à l’histoire d’un « vieux vin frelaté dans une nouvelle bouteille »437, la condition d’État indépendant en Afrique francophone est piégée par les vicissitudes d’un « pacte colonial » dont le sens est rappelé comme suit : Le pacte colonial, selon l’Encyclopédie universelle Larousse, est un répondant « de la conception mercantiliste de la colonisation qui visait à l’enrichissement de la métropole. Il stipulait l’interdiction totale ou partielle du marché colonial aux produits étrangers ; l’obligation d’exporter les produits coloniaux exclusivement ou principalement vers la métropole ; l’interdiction, pour la colonie, de produire des objets manufacturés, son rôle économique se bornant à celui de productrice de matières premières et de débouché commercial ; le traitement de faveur accordé par la métropole aux produits coloniaux, accompagné d’une aide publique, militaire, culturelle et souvent économique, fournie par la métropole. »438
Dans les faits, le pacte colonial ainsi défini dans sa formulation théorique est un « condensé d’accords, de protocoles, de conventions, de traités, de décrets et de règlements »439, contenus dans un document intitulé « Accords de coopération franco-ivoiriens », pour ce qui concerne la Côte d’Ivoire. Pour comprendre le sens politique de ces accords, dont le caractère officiel confirmé par leur publication au Journal Officiel de la Côte d’Ivoire leur confère un statut juridique opposable aux différentes parties signataires, une rétrospection dans les dernières années de la colonisation s’impose. Opposé clairement à une indépendance immédiate de la Côte d’Ivoire à la suite du référendum constitutionnel qui instituait la « Communauté française » en 1958, Houphouët-Boigny, qui « avait réclamé la création d’une République fédérale » réunissant la France et ses colonies africaines, avait obtenu malgré lui le « droit à l’autodétermination, même à l’indépendance »440. C’est sans doute pour éviter cette décision à lui imposée par de Gaulle, dont le risque,
Mamadou Koulibaly, idem, p. 30. Mamadou Koulibaly, idem, p. 13. 439 Mamadou Koulibaly, idem, p. 33. 440 Frederick Cooper, idem, p. 339. 437 438
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pour le futur président de la Côte d’Ivoire, « serait de sortir de l’Histoire »441, que le 30 juin 1959, à environ un an de la date de proclamation de l’indépendance de la Côte d’Ivoire »442, Houphouët-Boigny signe la « convention de contrôle direct de l’administration et du Trésor public ivoirien par le personnel français » que lui propose la France. Ses principaux arguments à l’époque sont rappelés en substance par Frederick Cooper : La Côte d’Ivoire, poursuivit-il, n’avait pas les ressources financières nécessaires à sa propre défense ; elle ne pouvait entretenir des ambassades dans 90 pays ; seules des relations de coopération avec la France et ses partenaires européens pourraient « féconder nos richesses latentes »443.
À la suite de ce premier accord, Houphouët-Boigny engagera le 11 juillet 1960 à Paris la signature de la Côte d’Ivoire dans un autre « accord particulier »444 qui, cette fois, transférera les compétences d’une partie de la constitution française du 4 octobre 1958 à la République de Côte d’Ivoire. C’est dans ce contexte d’accord de coopération et d’amitié avec la France que l’indépendance de l’ancienne colonie sera proclamée le 7 août 1960 à Abidjan. Une dernière série d’accords et de traités ratifiés par Houphouët-Boigny interviendra le 24 avril 1961, scellant définitivement le pacte colonial entre la Côte d’Ivoire et la France. Ces accords, comme l’écrit Mamadou Koulibaly, concernent, dans le fond, la quasi-totalité des domaines d’activité de la vie de l’État : l’économie, les finances, la justice, la défense, le juridique, le social et la culture. C’est en ce sens qu’ils peuvent être considérés à juste titre comme la fondation de l’idéal de développement, de progrès social et humain qui a animé la nation ivoirienne en construction et sortant du joug colonial. Mais, les fondations de la Côte d’Ivoire indépendante, très vite, ont révélé leurs faiblesses et atteint leurs limites, conduisant le pays à une crise d’endettement et de perte de souveraineté, dont les conséquences les plus dramatiques, hier et aujourd’hui encore, sont bien évidemment la dévaluation dans les années 1990 du franc CFA, la monnaie héritée du colonialisme français, mais surtout la grave crise militaro-politique commencée depuis 2002, avec ses maintes péripéties et ses répliques sismiques, à l’image des nombreuses mutineries de la seule année 2017. Pour l’auteur de Les servitudes du pacte colonial, dont l’ouvrage est le fruit de la déliquescence des fondations de la société ivoirienne, loin d’avoir obtenu son indépendance, la Côte d’Ivoire, à l’instar des pays africains francophones, est devenue depuis ces « accords particuliers » un État investi d’une simple 441
Ibidem. Mamadou Koulibaly, idem, p. 17. 443 Frederick Cooper, ibidem, p. 339. 444 Mamadou Koulibaly, ibidem. 442
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délégation de pouvoir, « un organe déconcentré de l’empire français géré directement depuis l’Élysée »445. La lecture de l’homme d’État et économiste ivoirien, Mamadou Koulibaly, place désormais ces accords sous les phares de la critique, notamment dans les domaines relevant de la souveraineté. Au plan de la défense, écrit-il, cet accord, dont les clauses ont savamment entretenu un quiproquo sur l’aide de la France à la Côte d’Ivoire en cas d’agression extérieure, semble plutôt celui d’une occupation et d’une exploitation des matières premières de la Côte d’Ivoire au profit de la métropole446. Au plan de l’enseignement, ces accords qui ont permis au système éducatif ivoirien d’être mal calqué sur le modèle français expliquent l’absence d’une politique d’éducation fiable, efficace ayant une vision à long terme de la Côte d’Ivoire447. À bien lire les analyses et réflexions de Mamadou Koulibaly, les accords de coopération franco-ivoirienne signés à l’aube de l’indépendance de la Côte d’Ivoire, en plus d’être caducs, anachroniques, inefficaces et non conformes aux réalités de ce pays ouest-africain et même à l’évolution récente des nations libres et indépendantes448, vont implicitement ou explicitement piéger l’aspiration des pays africains francophones à plus d’ouverture et de liberté, en termes de politique commerciale et diplomatique. Voilà, tel que dépeint, le contexte qui inspire à l’alternance politique que prétend incarner le Front populaire ivoirien, parti créé dans la clandestinité, le projet de « re-fondation » : Pour permettre au peuple de Côte d’Ivoire d’exercer pleinement sa souveraineté, le FPI préconise que celle-ci échappe à la confiscation pour être restituée à son titulaire, le peuple. C’est le sens de la refondation. Pour refonder la Côte d’Ivoire, le FPI propose une politique institutionnelle ayant pour fondement une nouvelle Constitution résolument démocratique et de grandes réformes concernant : la justice, la décentralisation, la défense et la sécurité, l’intégration régionale et les relations extérieures.449
À travers ce projet de société dont l’un des enjeux incontournables et inaliénables est de « donner un sens au mot indépendance »450, les socialistes ivoiriens s’attaquent en réalité aux principaux leviers de la francophonie françafricaine :
Mamadou Koulibaly, idem, p. 31. Mamadou Koulibaly, idem, p. 38 447 Mamadou Koulibaly, idem, p. 39. 448 Mamadou Koulibaly, idem, p. 40. 449 Front Populaire Ivoirien, Gouverner autrement la Côte d’Ivoire, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 21-22. 450 Laurent Gbagbo selon François Mattéi, Pour la vérité et la justice. Côte d’Ivoire : révélations sur un scandale français, Paris, Éditions du Moment, 2014, p. 27. 445 446
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Un président choisi ou du moins accepté par la France, une présence militaire sur des territoires en principe indépendants depuis cinquante ans, surtout, une monnaie gérée à Paris, pour des États qui vivent leur souveraineté à crédit, sous l’autorité de la banque de France451.
Par sa mouture idéologique, la Refondation est un paradigme de révolution politique et géopolitique jamais initiée au cœur de la Francophonie et singulièrement de la Francophonie africaine. Dans son enquête, Fanny Pigeaud parle d’établir des relations diplomatiques avec tout État selon les propres choix, intérêts et objectifs de la Côte d’Ivoire ; de perturbation du système en vigueur par la remise en question des marges exorbitantes des sociétés multinationales en recourant à des appels d’offres internationaux ; de projet AMU, ce système d’assurance maladie inédit en francophonie africaine, mal vu parce que perçu comme une menace des filiales des sociétés françaises travaillant dans ce secteur en Côte d’Ivoire et plus largement en Afrique francophone ; de remise en question du franc CFA, instrument indissociable de la Francophonie, de la coopération technique, culturelle et militaire de la France452. Si à première vue, les intentions de la « Refondation », en tant que projet de société, mais aussi en tant qu’idéologie politique, ne rament pas à contrecourant des valeurs et des idéaux de la Francophonie, un second niveau de lecture permet de dire qu’elles entrent en conjuration avec les pratiques de la francophonie françafricaine, cette nébuleuse qui avait déjà assassiné la révolution burkinabé d’obédience sankariste. Ainsi, à l’instar de cette révolution, la Refondation en marche en Côte d’Ivoire, avec l’arrivée des socialistes au pouvoir en Côte d’Ivoire en 2000, s’est avérée un « véritable choc culturel. Une rupture […] trop brutale, ingérable pour une France politique qui peinait, à l’extérieur comme à l’intérieur de ses frontières, à renouveler son rapport au monde »453. Sans doute, argumente le journaliste français, « parce qu’elle avait du mal à se changer elle-même, à cause d’une classe politique plus habituée à gérer les acquis du passé qu’à imaginer un avenir »454. C’est cette France qui, une fois de plus, prend le commandement de la coalition militaire qui, au grand dam du recomptage des bulletins électoraux d’octobre de 2010, « va lancer le rouleau compresseur » de la guerre contre Gbagbo Laurent, et à travers lui, la refondation politique de la Côte d’Ivoire initiée par son parti :
Gbagbo sera écrasé, parce qu’en face, ils vont lancer le rouleau compresseur. C’est un homme épuisé, frigorifié que ses avocats
Laurent Gbagbo selon François Mattéi, idem, p. 28. Fanny Pigeaud, idem, p. 43. 453 Laurent Gbagbo selon Jean-François Mattéi, idem, p. 24. 454 Ibidem. 451 452
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accueillent lors de son arrivée à la prison de Scheveningen. Pour éviter que l’état de santé de leur client ne s’aggrave, ils courent lui acheter les vêtements chauds, et un costume pour sa première comparution. Rien n’aura été épargné au président Gbagbo : déclenchement de la guerre, bombardement des forces françaises sur sa résidence, tentatives de meurtre, tentatives d’intimidation à l’hôtel du Golf par ses geôliers, transfert dans le Nord du pays, détention illégale dans des conditions indignes, épuisement physique peut-être programmé, farce juridique autorisant son extradition à La Haye, transfert brutal à Scheveningen alors que les recours déposés par ses avocats n’ont pas été examinés, arrivée en chemisette dans un pays où les températures sont ce jour-là inférieures à zéro…455
À travers cette guerre qui conforte la thèse du règne du terrorisme d’État en francophonie françafricaine, c’est la fin des idéaux de la francophonie qui éclate au grand jour : solidarité entre les pays ayant en partage la langue française, respect des souverainetés nationales dans un esprit d’égalité et de justice entre les nations, respect de l’État de droit et de la démocratie, etc. La spécificité de la guerre en Côte d’Ivoire qui a vu l’effondrement des valeurs de la Refondation politique amène à penser qu’il s’agit d’un message dénué de toute équivoque à l’encontre de tous les hommes d’États africains francophones qui se livrent à une critique du système. En d’autres termes, la Francophonie, en tant qu’organisation politique, s’accommodera aussi longtemps que cela sera possible de la francophonie françafricaine, cette « province » de la France où l’application des idéaux ci-dessus nommés se superpose à un étatisme criminogène qui est loin d’échapper à la littérature africaine francophone ; notamment à cette littérature dite de la désillusion.
455
Laurent Gbagbo selon Jean-François Mattéi, idem, p. 195. 236
VERS UNE THÉORISATION DES REPRÉSENTATIONS DE LA FRANCOPHONIE La naissance de la Francophonie au début des années 1960 fut un acte hautement géopolitique porteur d’espoir. Son élargissement progressif jusqu’à 80 États membres, associés et observateurs, faisant d’elle « une petite ONU », pour reprendre l’expression de Jean-Claude de l’Estrac, était une belle victoire et un bel exemple de cohabitation pacifique, à une période où l’humanité devait gérer les monstruosités générées par les idéologies en « isme », notamment celle du colonialisme. Mais quelques décennies d’existence ont suffi pour que cette alliance géopolitique révèle sa véritable face qui conduit à parler, ici, d’utopie francophone, mais aussi à souligner la nécessité d’une théorie permettant de cerner le fossé existant entre la profession de foi et les dérives observées en « postcolonie » francophone. Une nécessité d’autant plus légitime qu’en science sociale, notamment en science de la littérature, toute posture critique se moule dans une théorie. C’est donc pour initier une théorisation de ce qu’il convient désormais d’appeler l’utopie francophone que les notions de simulacre et de dissonance cognitive sont convoquées dans les propos qui vont suivre. L’utopie francophone Contrairement aux idéaux égrenés dans le premier volet de ces réflexions, plus de cinquante ans après, la « civilisation » francophone rêvée par les pères fondateurs fait face à une grande désillusion à cause de la montée en son sein de l’intolérance, de la xénophobie, de l’exclusion, de la pauvreté, du terrorisme, etc. Cette crise de la Francophonie est davantage et durement ressentie dans une certaine francosphère dont la particularité est de se limiter à l’ancien empire colonial français et belge. L’explosion du flux d’immigration clandestine en provenance de ces territoires, la contagion des guerres ou des situations de conflits militaires larvés menant à des massacres de masse ou à des génocides en font une géographie de tous les risques, accentuant par ailleurs le sentiment de désillusion ambiant qui y règne. La conséquence, les États francophones occidentaux sont accusés directement ou indirectement d’être à l’origine du chaos régnant en francophonie du sud, mais surtout d’en profiter. Toute la Francophonie se trouve ainsi engluée dans une crise de suspicion, créant une atmosphère des plus exécrables, où les relents d’odeurs de matières premières minières, minérales et minéralogiques se combinent pour créer la « nausée » francophone. L’utopie francophone, à la suite de cette présentation sommaire, mais très réaliste, est, pour tenter une définition, d’abord un sentiment légitime et 237
proprement francophone qui part d’un constat d’échec. La société de solidarité des peuples ayant en partage la langue française, synonyme de progrès politique, économique, social et culturel est une vue de l’esprit, une société imaginaire, un monde chimérique. En revanche, dans cette alliance géopolitique postcoloniale s’est creusé un véritable fossé qui donne à voir deux catégories de francophones : d’un côté les territoires pauvres (Côte d’Ivoire, Mali, Guinée, Centrafrique, Congo-Brazzaville, République démocratique du Congo, Rwanda, Burundi, etc.) en proie à toutes les formes de violences, parce que justement considérés comme le territoire de jeu et d’enjeux des nations francophones riches (France, Canada, Suisse, Belgique, Luxembourg, etc.), et d’un autre côté, les États francophones occidentaux, dont les traditions nationalistes et impérialistes en font les maîtres de jeu malicieux et impitoyables. Ensuite, de ce qui précède, l’utopie francophone, est d’un point historique et politique, la fin de la représentation apologétique de la Francophonie, dont l’image d’instrument de paix, de dialogue de cultures et de promotion de développement durable a constitué le fonds de commerce d’institutions acquises à sa cause. La discrimination et l’inégalité des peuples induisent l’importance et l’influence, par exemple, des littératures produites par les auteurs francophones dans l’histoire des idées, mais aussi dans les institutions d’enseignement. Tandis que les écrivains africains francophones sont quasiment absents des parcours de formation en France, le constat d’une place de choix des auteurs français et occidentaux dans les programmes d’éducation scolaire en Afrique francophone ne laisse aucun observateur indifférent. Parler de l’utopie francophone, c’est aussi remettre en question un modèle d’économie politique qui consacre les francophonies du sud comme pourvoyeuses de matières premières destinées aux industries qui constituent le fleuron de la politique économique des nations francophones occidentales. Le romancier congolais, prétextant le phénomène inhumain d’enfants soldats enrôlés dans les guerres géostratégiques du XXIe siècle qui se jouent en Afrique, a mis en scène les conséquences de la convoitise du pétrole congolais par les multinationales occidentales. Dans cette fournaise congolaise où la vie des grands primates est supérieure à celle des humains, la propagande des grands médias exerçant en francophonie, notamment, n’échappe guère à la sagacité de l’auteur du roman éponyme Johnny Chien Méchant. La singularité de l’utopie francophone tient à l’idée que la diversité, si elle doit constituer un paradigme de paix et de développement durable dans l’espace francophone, ne doit être pas entendue seulement au plan identitaire et linguistique. Or, la diversité, sans son implication dans l’humanisation et la démocratisation du jeu économique pour légitimer le postulat de la diversification des activités comme source de production de richesse, reste un vulgaire discours de propagande politique claironné par des chantres convaincus que la mondialisation des peuples passe par la stratification des économies nationales. Le système économique dans l’espace francophone 238
montre le monopole des Occidentaux dans le domaine de l’industrialisation. Les pays francophones du Sud qui « menacent » cet ordre séculaire datant de l’époque de la révolution industrielle en Europe se réveillent brutalement sous les bruits des bottes, des canons, pour, au soir d’un entêtement, compter leurs morts et adopter l’unique projet de gouvernement qui vaille : la réconciliation nationale. L’on réalise à quel point l’apologie de la Francophonie, présentée par ses fondateurs comme une alliance géopolitique de grande quiétude civilisationnelle, apparaît sans réel résultat escompté lié intrinsèquement à ses idéaux. Les enthousiasmes naïfs pour l’égalité des nations, la justice, la démocratie, la solidarité autour de la langue française, l’État de droit, le respect des droits de l’homme, etc., se sont effondrés progressivement pour faire place au scepticisme. L’utopie francophone, sous cette lecture, correspond à une forme de dissonance cognitive. De l’utopie francophone : une forme de dissonance cognitive La dissonance est par définition le contraire de la notion de consonance qui signifie une implication non pas strictement logique, mais subjective entre deux réalités discursives456. La dissonance s’appréhende ainsi comme une incohérence logique proprement dite, résultant de deux discours mis en relation. Elle peut être en rapport avec des normes culturelles ou des principes de pensée, des idéologies, comme c’est le cas avec la Francophonie dont il est question ici. En ce sens, elle surgit de l’incompatibilité entre une expérience individuelle ou collective et une vision historique ou même politique. L’on parle donc de dissonance cognitive lorsqu’il y a contradiction, paradoxe flagrant entre le point de vue d’une personne ou l’opinion quasi partagée par une collectivité et la réalité à laquelle elle est confrontée. Outre les exemples ci-dessus qui ont révélé les cas de la « révolution burkinabé d’obédience sankariste » et de « La refondation socialiste ivoirienne », un témoignage de l’intérieur de la Francophonie vient étayer la notion de dissonance cognitive. Jean-Claude de l’Estrac, candidat malheureux à la succession d’Abdou Diouf au poste de secrétaire général de la Francophonie en 2016 avoue : Je souligne quand même avoir pleinement conscience que la Francophonie n’est ni une organisation de développement économique ni une institution dédiée au développement durable. Mais j’ai également la conviction que si elle ne s’investit pas dans les grands débats du siècle – ceux qui lient la Francophonie de l’OCDE à celle
456
Jean-Pierre Poitou, La dissonance cognitive, Paris, Armand Colin, 1974, p. 10. 239
des pays du sud – l’Organisation risque de passer à côté de l’essentiel.457
Premièrement, Jean-Claude de l’Estrac trahit le secret de polichinelle selon lequel il existe deux Francophonies : celle des « pays riches », des pays du Nord qui rime avec démocratie, droit de l’homme, respects des altérités en tous genres (sexe, religion, identité, etc.), et celle des « pays pauvres », des pays du Sud, géographie par essence de violation des droits humains, d’absence de démocratie, de risques politiques majeurs, etc. ; une perception de la Francophonie loin d’en faire une organisation fondée sur l’égalité, la justice, la solidarité entre les peuples. Deuxièmement, pour qu’il dénonce la Francophonie comme une institution qui ne soit pas dédiée au développement durable, c’est parce que, et cela contrairement aux idées reçues colportées par une certaine vulgate médiatique travaillant au rayonnement de l’Organisation, la Francophonie d’aujourd’hui, comme le dénonce l’ancien secrétaire de la Commission de l’océan Indien, s’est détournée des questions d’éducation, de travail, de la mobilité sociale, de la dignité, de la solidarité et de l’industrialisation.458 Instruit par ses nombreuses expériences professionnelles, journaliste, entrepreneur, militant politique, ministre des Affaires et étrangères et de L’industrie du gouvernement mauricien et secrétaire général de la Commission de l’océan indien, mais aussi homme de lettres et grand amoureux des cultures francophones, Jean-Claude de l’Estrac analyse dans son ouvrage Francophonie. De Hanoï à Dakar. Le pacte brisé, le décalage entre la perception de la Francophonie et les idéaux qui l’ont portée sur les fonts baptismaux au début des années 1960 par des chefs d’État africains et asiatiques convaincus d’une alliance postcoloniale avec la France. Ses propos rejoignent ceux de Dominique Wolton, préfacier de son ouvrage, dont il souligne les réflexions, consignées dans son essai Demain la Francophonie : Il n’est pas allé de main morte, notre auteur ! Il rappelle sans ménagement comment la Francophonie est aujourd’hui mal perçue par les élites politiques françaises, il égrène les épithètes : « ringarde », « dépassée ». Il évoque ceux qui y voient la « nostalgie » d’une vision mondiale qui n’existe plus », « une forme de néocolonialisme » qui, prétendant défendre la langue française, souhaite en fait conserver une influence d’un autre temps459.
Le fossé observé par Jean-Claude de l’Estrac et Dominique Wolton entre la Francophonie, tel qu’elle s’expérimente depuis plusieurs décennies en Afrique et la Francophonie rêvée par les pères fondateurs, témoigne de l’ampleur de Jean-Claude de l’Estrac, idem, p. 55 Jean-Claude de l’Estrac, idem, p. 40. 459 Jean-Claude de l’Estrac, idem, p. 19. 457 458
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la dissonance cognitive au sein de la société civile francophone, dont on ne doute guère que les opinions sont incarnées par ces deux personnalités. Cette utopie francophone, considérée sous l’angle de la dissonance cognitive soulève des interrogations qui trouvent leurs réponses dans le paradigme du simulacre comme métaphore de la représentation postcoloniale de la Francophonie : pourquoi ce qui avait vocation de rapprocher les altérités laisse le sentiment diffus de les séparer encore plus ? Comment a-t-on pu imaginer qu’une alliance, configurée avec les mêmes jeux de rôles du « maître » et de « l’esclave », ce dernier ravalé, par nécessité synonymique, au rang d’« animal » domestique comme le chien, pouvait mettre fin de façon systématique à l’idéologie de domination qui pendant plusieurs siècles a caractérisé les relations entre l’Occident et le reste du monde ? C’est pour répondre à cette problématique qu’il faut convenir de la francophonie comme le simulacre d’un ordre géopolitique pacifique et pacifié, mais en réalité implémenté par une logique du pouvoir qui a fait la recette du colonialisme occidental. Le simulacre d’un ordre géopolitique pacifique et pacifié Pour théoriser l’utopie francophone, tel qu’elle prend forme et sens dans le contexte actuel du XXIe siècle, la notion de simulacre n’est pas une référence fortuite. Dans la littérature politique qui tente de cerner les véritables visages et enjeux du pouvoir politique en Afrique, ce mot apparaît sous la plume du politologue camerounais Achille Mbembé pour désigner la réalité de l’indépendance d’un pays francophone, son pays le Cameroun. Il s’agit de « l’indépendance que le maître, dans sa magnanimité, a bien voulu octroyer à son ex-esclave »460. Parlant de « puissance du simulacre », le professeur d’histoire et de science politique stigmatise le discours officiel qui, vraisemblablement, est aux antipodes de ce que prétend enseigner son « catéchisme » : Puissance du simulacre, nous étions donc décolonisés, mais étions nous pour autant libres ? L’indépendance sans liberté, la liberté sans cesse ajournée, l’autonomie dans la tyrannie, telle était, je le découvre plus tard, la signature propre de la postcolonie, le véritable legs de cette farce que fut la colonisation. L’on ne se rend peut être pas compte aujourd’hui, mais à tout compter, l’Afrique n’hérita pas grand-chose de toutes les années coloniales.461
Achille Mbembé, Sortir de la grande nuit, Paris, Éditions La Découverte, 2010, p. 40. 461 Achille Mbembé, idem, p. 42. 460
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Pour Achille Mbembé, le simulacre ici, fut-il une mise en scène locale, ne peut se comprendre dans sa totalité, sans tenir compte du rôle joué par le colonisateur, l’ancien maître, pour que l’idée d’indépendance soit une vaine réalité.
Chaque vieille culture – et notamment les vieilles cultures colonisatrices – cache derrière le masque de la raison et de la civilité une face nocturne. Cette face nocturne de la France, j’en avais conscience avant même d’arriver dans ce pays. […] Sa politique africaine ne montrait-elle pas suffisamment qu’il ne suffit pas de « décoloniser » ; encore faut-il véritablement s’auto-décoloniser ? Sa tradition d’universalisme abstrait ne contredisait-elle pas, paradoxalement, sa foi dans le dogme républicain d’égalité universelle ?462
L’allusion au « masque de la raison et de la civilité », puis à « la face nocturne » renforce le champ lexical de la notion de « puissance simulacre », qui inscrit l’essence du pouvoir en postcolonie francophone dans un rituel mystifiant et mystificateur que président, non pas les peuples dépositaires de la souveraineté nationale et républicaine, mais uniquement les « vieilles cultures colonisatrices » en parfaite intelligence avec leurs répondants africains, ces dictateurs installés par elles, tel dans le roman politique En attendant le vote des bêtes sauvages d’Ahmadou Kourouma. S’impose, dès lors, l’idée d’un travail historique accompli par l’impérialisme colonial, ainsi qu’il se détache avec force poésie dans cette fiction narrative, à travers l’image du général de Gaulle faisant et défaisant les « pères de la nation ». Ce travail historique, dénoncé aussi par l’auteur de Sortir de la grande nuit, a en effet, consisté à mettre en place les conditions structurelles d’un échange contraint et inégal entre les « vieilles cultures colonisatrices », métaphoriquement rebaptisées « centres » et les lieux contemporains de l’expérience colonialiste, désignés comme la « périphérie ». Ces conditions, selon Achille Mbembé, devaient être telles que toute émancipation éventuelle, non seulement, devienne, dans les faits, soit impossible, soit extrêmement difficile, mais surtout, que toute forme proprement coloniale soit diffuse, anachronique et permette de céder le pas à d’autres mécanismes d’exploitation, de domination plus efficace463. La puissance du simulacre se joue ainsi dans ces conditions structurelles. Cependant, c’est dans la définition des rôles, dans un autre ouvrage du politologue et historien camerounais, De la postcolonie, que l’on apprécie le mieux la pertinence du simulacre, entendu comme paradigme critique de la Francophonie, cette alliance intrinsèquement géopolitique, dont les maîtres du jeu acceptent uniquement à leur table tout « petit pays qui ne menace aucun 462 463
Achille Mbembé, idem, 44. Achille Mbembé, idem, p. 58. 242
grand pays »464. Achille Mbembé, reprenant la philosophie bergsonienne du colonialisme, place les « vieilles cultures colonisatrices » et les anciennes colonies dans le schéma de la relation qui régit l’animal et son maître. Son objectif, expliquer la nature du pouvoir en francophonie africaine, dont l’indépendance est sans cesse remise en question :
Comment expliquer cette inconditionnalité et cette impunité sinon en revenant à ce qui constitua, longtemps, le crédo du pouvoir en colonie. […] Il y avait, […] une tradition que l’on pourrait appeler bergsonienne. Elle reposait sur l’idée selon laquelle, tout comme avec l’animal, on peut sympathiser avec le colonisé, voire l’« aimer ». […] En retour, le colonisé doit rendre à son maître la même affection que ce dernier lui donne. Mais, au-delà des gestes, l’affection du maître pour l’animal doit surtout se donner à sentir comme une force intérieure devant régir l’animal. Dans la tradition bergsonienne du colonialisme, le rapport de familiarité et de domestication ne se substitue pas au rapport de servitude. Il en est la condition. À travers le rapport de domestication, le maître conduit la bête à une expérience telle qu’au bout du compte, l’animal, tout en restant qui il est, c’est-à-dire autre que l’homme, entre néanmoins et réellement dans le monde pour son maître.465
À travers ce rapport entre l’animal et son maître, le jeu du simulacre prend tout son sens. Dans ce théâtre de la relation fusionnelle, l’égalité entre l’homme et la bête n’est que de façade. Et pourtant, entre eux, il n’existe aucune communauté d’essence. Cette vérité, c’est le maître qui la rappelle le plus souvent à l’animal, à qui il inculque des habitudes, par la violence au besoin. De cette dialectique bergsonienne de l’animal et de son maître qui inspire une représentation de la Francophonie, où l’on peut penser que les postcolonies francophones sont le prototype de l’animal. Les violences dirigées contre leurs dirigeants qui se montrent récalcitrants aux diktats des « grands pays », rappellent le processus de dressage de l’animal considéré comme la propriété du maître. En ce sens la violence, même si elle peut avoir raison de la bonne santé de l’animal, est perçue comme légitime par le maître. C’est précisément à cause de cette approche que la Francophonie est comparée à un simulacre d’organisation pacifique et pacifiée.
464 465
45.
Jean-Claude de l’Estrac, idem, p. 22. Achille Mbembé, De la postcolonie, Paris, Paris, Éditions Karthala, 2000, pp. 44243
En guise de conclusion Du roman de la politique africaine de la France à l’écriture de l’histoire de la Francophonie La présente analyse de l’image de la francophonie africaine dans la littérature africaine francophone jette ainsi les bases d’une écriture de l’histoire de l’organisation internationale de la francophonie qui se voit télescopée par l’histoire de cette « nébuleuse » que les propos ci-dessus ont qualifiée de francophonie françafricaine. Depuis ses débuts, la littérature francophone africaine a toujours été une critique acerbe de la politique africaine de la France : colonisation, soutien aux partis uniques, guerres géostratégiques, etc. Écrite dans une langue littéraire qui met en scène le français, langue d’une politique de civilisation promue par le colonialisme, la situation des pays francophones qui se dessinent en toile de fond de l’imaginaire romanesque africain est totalement aux antipodes des idéaux qui constituent le crédo de la francophonie : démocratie, respects des droits de l’homme, égalité et solidarité entre les peuples. Une situation dans laquelle les responsabilités sont clairement partagées entre les « Koyaga », allégorie kouroumien des acteurs politiques francophones africains et la « puissance qui fournit les guides », périphrase sonyenne qui suggère dans le contexte francophone africain, la France et dans une moindre mesure la Belgique. Véritable roman de la politique africaine de la France, l’œuvre littéraire des romanciers africains postcoloniaux, une œuvre qualifiée par certains de de « roman de la dictature » ou encore de « roman du désenchantement », inscrit le principe de la révolution de la pensée politique dans l’histoire des idées littéraires. La France et sa politique de violence en Afrique sont fondatrices de la prise de parole des écrivains africains francophones une décennie après les indépendances. C’est sans doute pour cette raison que Sony Labou Tansi regrette, dans un ouvrage publié à titre posthume, l’orientation idéologique donnée à son premier roman La vie et demie : J’ai l’impression qu’à propos de ce livre tout le monde s’est foutu dedans. On s’empresse de dire : c’est un livre sur les dictatures africaines. À tous je dis : relisez ! […] Mon livre c’est la peinture de la barbarie de l’homme à l’endroit de l’homme sous toutes ses manifestations possibles. Quand Bokassa 1er bouffe ses nègres là-bas, dans l’ex-Oubangui-Chari, ici [en France] les médias se marrent et les gens se frottent les mains, comme s’il n’y avait pas eu Hitler 1er. […] 245
Mais il y a dans la vie et demie plus que la situation de l’Afrique… […] il y a « la puissance étrangère qui fournissait les guides », […] il y a aussi le problème de l’énergie que nous transformons en fric pour acheter la mort de l’humanité…466
À lire ces propos de Sony Labou Tansi, de même que ceux d’Ahmadou Kourouma, de Mongo Béti et de Boris Boubacar Diop dans ses échanges épistolaires avec Aminata Traoré, la dépossession des indépendances par les formes de violences politiques sous-traitées par les pouvoirs africains au profit des régimes occidentaux qui les installent et les protègent est le paradigme de la création littéraire en Afrique francophone depuis la fin des années 1960. Ainsi, pour Patrice Nganang467, mettre le dictateur à l’honneur au début des lettres africaines contemporaines c’est reconnaître que c’est lui qui est métonyme du capitaine du négrier. C’est bien la téléologie de la violence qu’il représente, qui trace une continuité logique entre l’histoire africaine d’après les indépendances et cette forme de violence qui aura inauguré la modernité en Afrique avec le négrier. C’est elle tout aussi qui fait de l’histoire africaine une histoire tragique. Dans le roman africain francophone, la violence des régimes africains est une thématique qui fonctionne comme un vase communiquant qui débouche nécessairement sur la violence de la géopolitique de la France en particulier et des puissances impérialistes en général. On ne saurait ainsi opposer la violence du dictateur africain omniprésent dans le roman de la désillusion à la figure tragiquement ambivalente des puissances occidentales effacée ou sousentendue. Les deux sont installées dans le même paradigme, celui de la violence politique ou géopolitique. De sorte que désormais, comme l’écrit Patrice Nganang, le dictateur ne saurait plus être regardé comme un fils bâtard d’une généalogie bancale, comme le produit raté d’une histoire devenue folle468, mais comme le motif critique d’une francophonie africaine malade de sa françafrique. L’occurrence de la dictature africaine comme métonymie de la violence (géo) politique rend plus que plausible ce postulat. Il n’est pas faux que les écrivains africains francophones perçoivent l’enjeu de leurs écrits en ces termes. Il serait bien difficile de comprendre pourquoi ils s’évertuent depuis Main basse sur le Cameroun ou depuis Les soleils des indépendances à faire du dictateur un mythe littéraire postcolonial, sinon matérialiser simplement une représentation sombre de la Francophonie, à un moment où tous les critiques s’échinent dans un élan de démagogie à la peindre comme une 466 Sony Labou Tansi, Encre, sueur, salive et sang, Paris, Éditions du Seuil, 2015, p. 31-32. 467 Patrice Nganang, Manifeste pour une nouvelle littérature africaine, Paris, Homnisphères, 2007, p. 199. 468 Patrice Nganang, idem, p. 203.
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organisation politique philanthropique devant poursuivre la mission civilisatrice de la France par la défense et la promotion son identité linguistique commune imposée comme universelle. La réponse d’Alain Mabanckou à Emmanuel Macron est là pour rappeler que l’utopie francophone est bien une réalité et non un mythe, encore moins un phantasme. « Le grand reproche qu’on adresse à la Francophonie ‘‘institutionnelle’’ est qu’elle n’a jamais pointé du doigt en Afrique les régimes autocratiques, les élections truquées, le manque de liberté d’expression, tout cela orchestré par des monarques qui s’expriment et assujettissent leurs populations en français. Ces despotes s’accrochent au pouvoir en bidouillant les constitutions (rédigées en français) sans pour autant susciter l’indignation de tous les gouvernements qui ont précédé votre arrivée à la tête de l’État », écrit-il en substance.469
469 Alain Mabanckou, « Francophonie, langue française : lettre ouverte à Emmanuel Macron », in https://bibliobs.nouvelobs.com/actualites/20180115.OBS0631/francophonie-languefrancaise-lettre-ouverte-a-emmanuel-macron.html, publié le 15 janvier 2018 à 16 h 52, consulté le 16 février 2018.
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Chapitre 3 La géopolitique en questions littéraires : Du discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire à cailloux blancs de Bernard Dadié
Introduction « La pensée est infirme quand elle se développe sur des fondations qui ne sont que des idées reçues », écrit Philippe Bénéton, dans son Introduction à la politique470. Ce chapitre intitulé « La géopolitique en questions littéraires : de Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire à Cailloux blancs de Bernard Dadié » s’inscrit dans une volonté de rompre avec les habitudes académiques qui font de la critique littéraire une science consacrée aux questions d’esthétique, de langue d’écriture, de polarisation des « lieux de la culture » en « centre » contre périphérie, même si de manière implicite, cette exégèse participe du scientisme des approches explicatives des œuvres. Une telle orientation de la critique littéraire a pour conséquence de reléguer progressivement, mais aussi intentionnellement, aux calendes grecques, les questions idéologiques qui ont nourri et continuent de nourrir les crises et autres conflits majeurs, devenus source d’inspiration des œuvres qui font la fierté des civilisations littéraires. Ce sont d’ailleurs, pour être pertinent relativement à l’importance des questions idéologiques dans l’horizon d’attente des créations littéraires, les « valeurs littéraires » de ces textes classés, tantôt patrimoine universel tantôt patrimoine national, qui font autorité, quand il s’agit de consacrer des œuvres en tant que modèle d’expression et de créativité. Malgré cette tentative habile de les aseptiser voire les délester de leurs idéologies, quand elles ne sont pas simplement censurées, pour ne pas qu’elles se transforment en instrument de révolution politique et sociale contre toute la puissance étatique, les créations littéraires sont demeurées des caisses de résonance de l’état et de la nature des relations internationales. À ce sujet, le choix du corpus qui entend s’inscrire dans un cadre temporel et historique bien défini traduit la constance de la raison critique des écrivains du XXe siècle, mais aussi du XXIe siècle qui voit ses deux premières décennies caractérisées par des guerres géostratégiques et géopolitiques. Aussi, de 1955 à 2004, dates respectives de la publication de Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire et de Cailloux blancs de Bernard Dadié, la colonisation et le colonialisme, contrairement à une certaine habitude de pensée héritée de l’enseignement de l’histoire, se sont-ils moins révélés « chose » du passé et encore moins dépassés, constituant ainsi la loi d’airain de la géopolitique telle que mise en œuvre en Afrique et dans une partie de l’Asie.
Philippe Bénéton, Introduction à la politique, deuxième édition, Paris, Presses universitaires de France, 2006, p. IX. 470
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Le sens de ce corpus réside donc dans la mise en index de cette actualité la plus ancienne, la plus vieille de l’histoire littéraire des deux derniers siècles écoulés : la géopolitique. Et ce n’est pas exagérer de dire que la permanence de cette thématique sous le prisme du colonialisme en tant que sujet de création littéraire égale, sinon dépasse les espérances de vie additionnées d’Aimé Césaire (1913-2008) et de Bernard Dadié (1915-201..). Cette actualité transhistorique, présentée comme un hégémon épistémologique des histoires littéraires africaines et occidentales, ne revêt aucun enjeu disciplinaire et théorique pour la science de la littérature, si elle n’est posée comme le paradigme par excellence de questionnement des relations internationales sous le prisme des méthodes et des théorises de la critique littéraire. En d’autres termes, il s’agit de définir le colonialisme comme une matrice idéologique de la géopolitique, au sens où l’imaginaire des productions littéraires l’impose à l’opinion critique : c’est-à-dire un expansionnisme nationaliste de puissances étatiques aux fins de contrôle des richesses et des hommes de territoires autres, en vue d’une hégémonie politique, économique, militaire et culturelle. Dès lors, cet horizon de lecture suppose qu’une annexion de la géopolitique, objet traditionnelle des sciences politiques, à la science de la littérature, passe par une prise en compte du colonialisme comme une idéologie contemporaine et dynamique, justificatrice des changements violents expérimentés par les États et les nations dans le cadre des relations internationales, mais aussi comme une idéologie fondatrice de l’influence structurelle des nations occidentales sur les nations africaines et des horreurs qui endeuillent ou meurtrissent militairement les nations. De ces tragédies nationales, l’histoire retient que les génocides des Herero et des Namas en Namibie, des Juifs en Europe, des Tutsis et des Hutus modérés au Rwanda, en furent des manifestations paroxysmiques au XXe siècle. Par ce qui précède, l’objet de ce chapitre est, par définition, toute production littéraire (roman, théâtre, poésie, essai, pamphlet, chronique, nouvelle, etc.) traduisant, au moyen d’artifices génériques propres, l’espace comme fondement de la politique. Il est question, en l’occurrence d’étudier, à travers ce type de corpus, comment les représentations liées à un territoire peuvent être source de mythes collectifs imprégnant les peuples et leurs dirigeants, et comment elles déterminent conséquemment des attitudes ou comportements politiques471. Ce sont de telles perceptions de l’espace, généralement associées à des considérations d’ordre philosophiques qui ont donné naissance à des théories politiques comme celle de « l’espace vital», chère au 3e Reich, mais également à certains pays occidentaux, qui ont été amenés à conquérir des territoires pour garantir leurs sources d’approvisionnement en matières premières. Dans cette perspective de Charles Debbasch, Jean-Marie Pontier, Introduction à la politique, 5e édition, Paris, Éditions Dalloz, 2000, p. 13.
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lecture, les textes d’Aimé Césaire et Bernard Dadié en sont des choix méthodiques non dénués d’objectifs. Placés dans le contexte singulier de l’Afrique francophone et de l’Afrique en général, où la majorité des pays a connu la guerre ou fait face encore à cette indicible ignominie, les objectifs de ce chapitre peuvent se décliner sur trois niveaux. Le premier, d’ordre général, consiste à sensibiliser sur les profonds enjeux de conflits armés majeurs du continent, présentés sous les vraiesfausses raisons d’antagonismes ethniques ou religieux, alors que les justifications sont toutes autres. Elles prennent le plus souvent racine dans une idéologie dynamique, mutante, le colonialisme qui, d’évidence, donne à la géopolitique la réputation négative dont elle jouit dans l’opinion. Ainsi, derrière les prétendues guerres ethniques d’Afrique par exemple, se déroulent effroyablement les guerres géopolitiques et géostratégiques, désignations succédanées des guerres coloniales, devenues un sujet d’inspiration de la fiction romanesque africaine depuis environ deux décennies472. Pour clarifier cette approche de la géopolitique qui explique l’état actuel et la nature réelle des relations entre les nations occidentales et africaines, un détour par les mythologies s’impose, avant de proposer une définition de la géopolitique, tel qu’elle s’historicise aujourd’hui dans le corpus littéraire. Le deuxième objectif, d’ordre spécifique, découlant du premier niveau, vise donc à montrer que la géopolitique n’est pas une thématique exclusive des sciences politiques. Depuis au moins deux siècles, avant même que les sciences politiques ne se constituent en discipline universitaire, la littérature, en tant que champ de savoir, à travers des figures de proue, a pris conscience de la spécificité des représentations de l’espace comme déterminisme politique. En témoigne le rôle joué par des écrits d’africanistes et d’orientalistes français par exemple, nuancés, voire contredits par prises de position des partisans des mouvements politiques et littéraires comme la Négritude ou le Panafricanisme. Ce deuxième objectif sera l’occasion de suggérer une poétique littéraire de la géopolitique à partir des textes d’illustration de ce cours, en l’occurrence Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire et Cailloux blancs de Bernard Dadié. Le troisième objectif de ce chapitre est d’investir la littérature comme un théâtre d’affrontements entre colonialisme et anticolonialisme, en s’imprégnant respectivement du modèle discursif des courants de pensée et d’écriture de l’africanisme d’un côté et de la Négritude d’un autre côté. Ce chapitre est donc, entre autres, une légitime occasion de relecture et de réactualisation d’ouvrages littéraires écrits par des auteurs classés par une certaine historiographie littéraire en écrivains coloniaux, anticolonialistes et postcoloniaux, par référence à une historicité, à une temporalité, alors que leurs œuvres continuent d’influencer les passions et les tensions qui Jean-Fernand Bédia, « Les romans des nouvelles guerres africaines : corpus, champs et enjeux » in Ethiopiques, n° 90, 1er semestre 2013, pp. 97-115. 472
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s’expriment dans l’histoire des idées politiques qui, en l’occurrence, font des productions culturelles et littéraires de véritables théâtres d’affrontements idéologiques.
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LA GÉOPOLITIQUE OU LA PLUS ANCIENNE ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE LITTÉRAIRE OCCIDENTALE ET AFRICAINE Bel oxymore que de présenter la géopolitique comme la plus ancienne actualité de l’histoire littéraire occidentale et africaine. Apprécier la portée heuristique de cet oxymore revient, premièrement, à remonter le temps pour rechercher dans les textes mythologiques et mythiques les représentations originelles de la géopolitique. Littératures orales et représentations symboliques de la géopolitique D’après le mythe du Léviathan Tous les manuels d’introduction à la politique ou à la géopolitique s’accordent au moins sur le nom de Thomas Hobbes, comme le philosophe qui aura permis de prendre conscience de la relation intrinsèque entre la politique et la géographie. Par le biais du Léviathan, écrit Gérard Dussouy473, il existe un lien symbolique très fort entre Hobbes et la naissance de la géopolitique au début du XXe siècle. Cela s’explique par la déterminante contribution qu’il aura apportée à ce champ de la connaissance, notamment au niveau allégorique, par la révélation du mythe du Léviathan. Remontant aux sources mythologiques kabbalistes, le Léviathan est un monstre marin qui a pour ennemi Béhémoth, le monstre terrestre par excellence. À travers leur confrontation, le juriste et philosophe allemand perçoit la symbolique de l’antique lutte entre la puissance marine et la puissance continentale. Même si, Thomas Hobbes lui-même n’a pas développé de thèse spécifique aux relations internationales, les géopoliticiens, reconnaît Gérard Dussouy, ont été les premiers à adapter cet « état de nature » dérivant de l’affrontement entre Léviathan et Béhémoth, à la lutte entre les nations. Hobbes est ainsi à l’origine du postulat qui identifie la géopolitique à l’idée de rivalité inexpiable de la mer et de la terre, et partant entre nations, pour avoir posé comme une donnée naturelle de l’Histoire, le conflit permanent de la puissance maritime et de la puissance continentale474. Aussi, l’homme étant sauvage par essence, selon lui, contrairement à la philosophie aristotélicienne de l’« animal politique », Thomas Hobbes élargit-il l’état de nature aux relations entre les États. Ces organisations politiques, toujours prêtes à s’étendre au-delà de leurs frontières naturelles, se trouvent dans une situation de comparaison 473 474
Gérard Dussouy, Les théories géopolitiques, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 44. Gérard Dussouy, idem, p. 46. 257
permanente entre elles ; situation qui n’est pas sans générer des rivalités inextinguibles475. La géopolitique, sous l’inspiration du mythe du Léviathan, réduit donc les relations internationales à un désordre causé par les velléités expansionnistes des États, soucieux de leur sécurité intérieure, mais aussi de la menace extérieure que représentent les voisins. À ce titre le mythe du Léviathan, et singulièrement l’ouvrage éponyme de Thomas Hobbes, est devenu un fondement, mais surtout un paradigme des réflexions des géopoliticiens sur l’hégémonie. C’est sans doute pour cette raison, que l’Encyclopédie libre en ligne Wikipédia présente le Léviathan comme un monstre dont la forme reste imprécise, et qui évoque un cataclysme terrifiant capable de modifier la planète, d’en bousculer l’ordre et la géographie, sinon d’anéantir le monde476. D’après les récits mythiques du donsomana Moins célèbre que le mythe du Léviathan, sans doute pour des raisons que l’historien Djibril Tamsir Niane477 résume dans l’Avant-propos à son œuvre Soundjata ou l’épopée mandingue, le mythe de « Dyifinbamba »478, l’un des plus prestigieux récits de chasse de la civilisation mandingue, livre les motifs les plus caractéristiques de la géopolitique : l’affrontement à mort, la rivalité tragique entre un espace prétendument civilisé, incarné par le chasseur, et un autre défini comme hostile, comme une menace pour le premier. C’est le monde du monstre, ici, symbolisé par le « terrible crocodile de Dyifin (l’Eau sombre) ». La version romancée de ce mythe est proposée par Ahmadou Kourouma479, à travers le duel entre Koyaga et « le caïman de Gbéglérini », que le narrateur de En attendant le vote des bêtes sauvages décrit avec force exagération : Au pied des montagnes, au nord des pays paléos, coule un fleuve. Dans une des boucles du fleuve, en amont de la cascade, existe un bief aux
Gérard Dussouy, idem, p. 45. Cf : Léviathan, https://fr.wikipedia.org/wiki/L%C3%A9viathan, consulté le 18 juillet 2017. 477 « L’Occident nous a malheureusement appris à mépriser les sources orales en matière d’Histoire ; tout ce qui n’est pas écrit noir sur blanc étant considéré comme sans fondement. Aussi même parmi les intellectuels africains il s’en trouve d’assez bornés pour regarder avec dédain les documents ‘‘ parlants’’ que sont les griots et pour croire que nous ne savons rien de notre passé, faute de documents écrits. Ceuxlà prouvent tout simplement qu’ils ne connaissent leur propre histoire que d’après les Blancs ». Cf : Soundjata ou l’épopée mandingue, Paris, Présence africaine, 1960, p. 6. 478 Jean Dérive, Gérard Dumestre, Des hommes et des bêtes, sl, Association Classiques africains, 1999, p. 159. 479 Ahmadou Kourouma, En attendant le vote des bêtes sauvages, Paris, Éditions du Seuil, 1998, pp. 69-71. 475 476
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eaux limpides. Dans le passé, dans les arbres surplombant le bief, nichaient de nombreux passereaux qui veillaient à la limpidité de l’onde, la débarrassaient de la moindre brindille ou feuille morte qui la polluait. Ces oiseaux rendaient constamment ainsi hommage au monstre des eaux, au saurien millénaire, le caïman de Gbéglérini qui vivait dans le bief. La bête mesurait de la queue au museau plus de dix pas et un bœuf entier tenait sur ses épaules. C’était un caïman sacré qui chaque année happait une lavandière si on ne lui offrait pas avant la montée des nouvelles eaux un taurillon, une chèvre et un mouton. […] C’était une terrible sujétion, un lourd tribut ; il fallait débarrasser le pays de cette bête homicide.
L’insistance du narrateur sur la monstruosité du saurien rencontre le thème de la menace de la civilisation par un animal qui, selon les conventions narratives des récits de chasseurs mandingues, bénéficie d’une « protection magique qui le rend invincible et dont il faudra percer le secret pour le vaincre ». Ainsi le courage, l’héroïsme du chasseur, d’une part, et la puissance à déployer pour la défense du territoire civilisé, d’autre part, sont à la dimension des tours de sortilège du monstre ravageur, allégorie de l’envahisseur, tapi dans l’ombre de l’histoire. Ce qui fait des donsomana, à l’image de cette confrontation épique qui se joue en permanence entre le monstre homicide et le maître-chasseur, des récits anaphoriques de la géopolitique, c’est leur spécificité à porter en perspective le thème du chaos, dans le rapport entre l’espace et le pouvoir, entre l’espace et la souveraineté dont l’effectivité dépend de la puissance d’un homme : le maître chasseur. Ce « héros civilisateur » est, par définition, le premier homme politique, l’homme d’État par excellence, en regard de la mission originelle que lui assignent les donsomana, à savoir assurer la sécurité des siens contre toute menace extérieure, être leur pourvoyeur en gibier ; leur évitant ainsi la famine. Ce n’est donc pas un effet de hasard que Koyaga, le héros du roman à travers lequel toute la géopolitique de la France en Afrique est passée au scanner de la critique littéraire, incarne à la fois l’homme politique et le chasseur. Le message est sans ambages : « La grande brousse où opère le chasseur est vaste, inhumaine et impitoyable comme l’espace, le monde politique. Le chasseur novice avant de fréquenter la brousse va à l’école des maîtres chasseurs. […] Vous ne devez, Koyaga, poser aucun acte de chef d’État sans un voyage initiatique, sans vous enquérir de l’art de la périlleuse science de la dictature auprès des maîtres de l’autocratie. »480
La géopolitique étant définie de façon ésotérique et symbolique comme une perception de l’interaction des espaces et plus précisément des mondes civilisés et sauvages sous le signe du conflit meurtrier, il importe aussi qu’elle 480
Ahmadou Kourouma, idem, p. 171. 259
soit clarifiée à l’aune des théories de la science politique, qu’elles soient écrites ou orales. Définitions de la géopolitique Là où le Léviathan symbolise la géopolitique comme une conquête, comme une entreprise offensive afin d’anticiper ou d’éradiquer le désordre ou la menace réelle ou fantasmée, le mythe du Dyifinbamba, à l’instar de tous les récits de chasse mandingues, où le maître-chasseur n’entre en scène que lorsque la quiétude communautaire est en péril, suggère la géopolitique, avant tout, comme l’art d’une action défensive d’envergure, comme un refus de sujétion, d’invasion de territoires habités par des forces exogènes étrangement occultes et mystérieuses. De la géopolitique et de la représentation occidentale des relations internationales Si la géopolitique, tel que théorisée à partir du mythe du Léviathan intéresse à plus d’un titre les chercheurs, c’est surtout sa définition en tant que discours scientifique établissant le lien viscéral entre la perception de l’espace et les décisions politiques ou économiques. C’est cette définition qui a fait de la géopolitique un sujet d’intérêt littéraire. Dans ce sens, la géopolitique est à la fois un modèle discursif et idéologique qui fait de l’importance d’un territoire le déterminisme de l’action politique. Dans Le grand livre de la politique, de la géopolitique et des relations internationales, écrit par Mokhtar Lakehal, la remarque suivante restitue le rôle de l’espace dans la stratégie diplomatique des puissances étatiques :
Parce que les régions du monde ne sont pas également dotées de ressources minérales, humaines et scientifiques, l’action des puissances diplomatiques obéit aux lois de la géopolitique. Une région du monde peut présenter un grand intérêt politique à une période déterminée, mais dans les chancelleries une révision de l’importance de cet intérêt pourra réduire les tensions sur cette région481.
L’on comprend dès lors le sens de la géopolitique ainsi défini :
La géopolitique est une interaction du rôle de l’espace géographique dans la manifestation des faits politiques majeurs, ce qui contraint les dirigeants à prendre les décisions politiques ou économiques à partir de la vision combinée des facteurs géographiques et des facteurs humains, les stratèges des grandes nations ou grandes firmes à penser leurs intérêts sur une dimension supranationale qui comporte des
Mokhtar Lakehal, Le grand livre de la politique, de la géopolitique et des relations internationales, Paris, L’Harmattan, 2014, p. 357. 481
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risques conflictuels avec d’autres nations ou firmes se comportant de la même façon (nations ou firmes à vocation impérialiste) ou résistant aux pressions et influences extérieures (nations et firmes prises comme cibles)482.
À la question de savoir qu’est-ce qui explique qu’une région puisse susciter des intérêts géopolitiques, les propos ci-dessus mettent en avant les potentialités en termes de ressources minérales, humaines et scientifiques. C’est donc en toute logique que le processus d’érection de la région convoitée en point de mire de la géopolitique convoque une certaine stratégie de représentation bien connue des officines militaires, que l’on n’hésiterait pas à qualifier, à la suite de Pierre Conesa de stratégie de fabrication de l’ennemi : L’ennemi répond à un besoin social, il participe d’un certain imaginaire collectif propre à chaque groupe. C’est un autre soi-même qu’il faut « altériser », noircir, et rendre menaçant, afin que l’usage de la violence puisse paraître légitime483.
La représentation du territoire convoité entre parfaitement dans ce schéma et, sous ce prisme, il devient une espèce de résidence sous surveillance abritant des « barbares »484 des temps nouveaux. Politiquement identifié et intentionnellement « noirci », « altérisé », ce territoire de convoitise ne peut qu’être l’allégorie de l’espace sauvage, où « l’homme est un loup pour l’homme » ; faisant de la nature des relations entre les républiques, un état de guerre et d’hostilité permanent485. Il ne fait aucun doute que la convoitise et les projections de domination, données comme des facteurs naturels au cœur des relations entre les nations, placent, au plan militaire, les plus puissantes d’entre elles en situation d’impérialisme, car, à la réalité, « aucune sagesse humaine et donc surtout pas la sagesse des rois philosophes ne saurait garder les petites républiques de la ruine plus longtemps que ne dure la jalousie de leurs puissants voisins »486. Mais pour que cette velléité inavouée d’impérialisme prenne tout son sens dans la définition de la géopolitique, en tant que science et idéologie inspirée par le système de représentation occidentale, il faut qu’intervienne la dimension culturaliste autorisant le portrait disqualifiant, qui légitime l’occupation, l’invasion par la violence. C’est ici que s’apprécie le rôle des discours scientifiques à caractère africaniste ou orientaliste, sur lesquels 482
Ibidem. Pierre Conesa, La fabrication de l’ennemi, Paris, Éditions Robert Laffont, 2011, p. 38. 484 Pierre Conesa, idem, p. 19. 485 Thomas Hobbes cité par Frédéric Ramel, Philosophie des relations internationales, Paris, Presses de la Fondation nationale des Sciences politiques, 2011, p. 139. 486 Frédéric Ramel, idem, p. 134-135. 483
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reviendra plus en détail la suite du propos. Toutefois, les récentes manifestations d’appétence et de violence impérialiste dans la sphère géopolitique de la Francophonie, méritent que l’on s’arrête sur l’importance du discours culturaliste dans la logique de l’impérialisme comme politique de civilisation d’un peuple ayant des visées inavouées sur un autre territoire dont les potentialités humaines et environnementales font l’objet de convoitise. L’exemple de tel discours qui vient immédiatement à l’esprit est le discours du 26 juillet 2007, tenu par le président de la République française, Nicolas Sarkozy, dans le grand amphithéâtre de l’université Cheikh Anta Diop de Dakar, dans le cadre d’une conférence dédiée à la jeunesse africaine. Dans la multitude d’indignations somme toute légitimes et de réactions suscitées par ce discours qui, par-delà tout, constitue une position officielle, une analyse retient l’attention et permet de comprendre la suite historique, somme toute logique, qu’appelle ce type de pensée. En effet, c’est à JeanChrétien que revient la palme de la lucidité et la raison en ce qui concerne l’exégèse de ce discours, pour avoir pris toute la mesure politique et géopolitique des élucubrations sarkozyennes sur l’Afrique : D’une manière générale, les politiques ne parlent pas du passé pour faire de l’histoire, même quand ils se réfèrent à la « mémoire » collective, mais pour asseoir leur pouvoir et légitimer leur action.487
S’il était à la recherche d’un positionnement politique et géopolitique au lendemain de son élection, Sarkozy ne pouvait s’y prendre autrement qu’en inscrivant sa prise de parole dans le contexte de célébration du cent vingtdeuxième (122) anniversaire du discours historique de Jules Ferry, chef de file des Républicains, devenu figure emblématique du colonialisme français, après son intervention le 28 juillet 1885, devant la chambre des députés. À seulement deux jours près de cet anniversaire, Nicolas Sarkozy, sur qui l’influence de Jules Ferry ne fait plus aucun doute488, prononce son fameux discours, qui accrédite, à la suite de la loi très polémique du 23 février 2005, l’idée du « retour du colonial » en France. Au plan géopolitique, le discours de Nicolas Sarkozy inaugure la nouvelle politique africaine de la France dont les moments culminants pendant son mandat furent les guerres en Libye et en Côte d’Ivoire ; une politique dont la structure idéologique est nimbée de culturalisme, comme le fait remarquer le journaliste et écrivain Charles
Jean Chrétien, « Par-delà un discours présidentiel » in L’Afrique de Sarkozy. Un déni de l’histoire, Paris, Karthala, 2008, p. 12. 488 Nicolas Sarkozy est l’un des fervents instigateurs du changement d’appellation de l’« Union pour un mouvement populaire (UMP) » par la nouvelle désignation Les Républicains, au congrès du 28 mai 2015 ; contribuant ainsi à inscrire le nouveau parti dans la continuité des grands partis conservateurs français, à l’image de celui de Jules Ferry. 487
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Onana, à travers l’extrait rapporté dans son ouvrage Côte d’Ivoire. Le coup d’État : « Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire. Le paysan africain, qui depuis des millénaires, vit avec les saisons, dont l’idéal de vie est d’être en harmonie avec la nature, ne connaît que l’éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles. Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n’y a de place ni pour l’aventure humaine ni pour l’idée du progrès. Dans cet univers où la nature commande tout, l’homme échappe à l’angoisse de l’histoire qui tenaille l’homme moderne, mais l’homme reste immobile au milieu d’un ordre immuable ou tout semble être écrit à d’avance. Jamais l’homme ne s’élance vers l’avenir. Jamais il ne lui vient à l’idée de sortir de la répétition pour s’inventer un destin. »489
Pour ce journaliste, le discours « bruyant » de Dakar trahit l’obsession géopolitique de Sarkozy, dont les relations avec les chefs d’État africains sont pour le moins difficiles. Ces derniers, certainement, découvraient en même temps que la jeunesse africaine le racisme qui allait nourrir le septennat du président français. Au-delà de ce discours dont la tonalité raciste et raciale reste inégalée dans la cinquième République française, se dégage le véritable rail mental et idéologique de l’impérialisme tel qu’il se met en scène dans le cadre de la géopolitique des occidentaux en Afrique : le racisme républicain toléré au nom du nationalisme, et qui cheville la politique africaine des États-nations occidentaux. Ce racisme-là trouve son terreau fertile dans les thèses culturalistes dont les versions les plus répandues dans l’histoire de la géopolitique sont celles qui catégorisaient les humains en « races supérieures » et en « races inférieures » ou encore définissent la colonisation comme une mission civilisatrice destinées aux peuplades – allusion faite aux peuples d’Afrique et d’Asie – qui en sont dépourvus, pour ne pas dire « qui ne sont pas assez entrés dans l’histoire ». Avec le discours de Dakar, il s’agit de l’actualisation des thèses culturalistes qui servent d’alibi dans l’impérialisation de la politique étrangère de certaines des puissances nationales. Autrement dit, la géopolitique, notion à résonance poétique, est aujourd’hui le couvre-chef parfait de l’impérialisme perçu au sens de domination politique, économique et militaire, exercée en douceur ou brutalement dans un pays. Ainsi, depuis mars 2003, rappelle Mokhtar Lakehal, pendant que les cameras montrent les atrocités du drame irakien, on apprend peu de choses sur le comportement des Russes en Tchétchénie, des Nicolas Sarkozy cité par Charles Onana, Côte d’Ivoire. Le coup d’État, Paris, Éditions Duboiris, 2011, p. 315. 489
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Américains en Afghanistan, des Français en Côte d’Ivoire, des Israéliens en Palestine.490 Au final, le sens que l’on retrouve dans l’impérialisme, selon le système de représentation des Occidentaux et de leurs puissances alliées, peut servir de définition à la géopolitique. De la sorte, en se fondant sur le point de vue Charles Debbasch et Jean-Marie Pontier, dans leur manuel d’Introduction à la politique, la géopolitique, à l’instar de l’impérialisme ne désigne pas moins : « La politique d’un État, voire d’un groupe, tendant à établir sa suprématie sur les autres, à faire entrer ces derniers dans leur dépendance politique, économique et culturelle »491. Annexant l’idéologie de l’impérialisme dans son territoire de signification, la géopolitique, ainsi qu’elle se comprend dans la pensée occidentale, est avant tout la légitimation de l’expansionnisme, de la conquête. Cet expansionnisme, en considérant le cas des guerres récentes de la France en Afrique, peut se faire en invoquant des démonstrations aussi subjectives que fallacieuses du genre « la France apporte un soutien résolu aux efforts de l’Union africaine, de la CEDEAO et du Secrétaire général des Nations Unies » pour restaurer la démocratie, sous le prétexte qu’en « Côte d’Ivoire […] tout un peuple voit bafouer le choix qu’il a librement exprimé lors d’une élection qui devait sceller le retour à la paix »492, alors qu’au fond, les véritables raisons sont « personnelles », d’après Fanny Pigeaud493. Toutes les définitions de la géopolitique déduites à partir du système de représentation des Occidentaux, qu’elles soient théoriques, mythiques ou factuelles, sont loin de présenter cette pratique ainsi que l’idéologie qui la sous-tend comme une recherche fondamentale de la relation apaisée entre les peuples et les civilisations. En témoigne l’état actuel du monde, en dépit de la création de l’ONU, organisation censée être le « gendarme de la paix » dans le monde, après les horreurs de la Seconde Guerre mondiale. Ce conflit a vu l’extermination, d’une part, de millions de Juifs et d’Européens « pestiférés » par la géopolitique allemande de l’époque, et, d’autre part, de millions d’Africains et d’asiatiques, dont le massacre à cette même période n’est jamais mis en rapport avec les horreurs de 1939-1945, alors que cette vaste tuerie et quasi totale était la conséquence de la même idéologie qui avait inspiré la politique de l’Allemagne nazie, à savoir la convoitise des richesses d’autres nations et leur domination. L’une des rares analyses de la Seconde Guerre mondiale à établir un lien insécable entre cette période terne de l’histoire et le colonialisme – et, de ce fait, à créer un séisme intellectuel et idéologique dans l’histoire de la pensée Mokhtar Lakehal, ibidem. Charles Debbasch et Jean-Marie Pontier, op. cit., p. 87. 492 Nicolas Sarkozy cité par Charles Onana, idem, p. 317. 493 Fanny Pigeaud, France Côte d’Ivoire. Une histoire tronquée, Paris, Vents d’ailleurs, 2015, p. 168. 490 491
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politique au XXe siècle – est indiscutablement le Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire. Du moins, telle est la posture que dégage cet extrait du pamphlet du poète de la Négritude, rapporté ici sans brisure ni troncation : Il faudrait d’abord étudier comment la décolonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l’abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral, et montrer que, chaque fois qu’il y a au Viêt-Nam une tête coupée et un œil crevé et qu’en France on accepte, une fillette violée et qu’en France on accepte, un Malgache supplicié et qu’en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une régression universelle qui s’opère, une gangrène qui s’installe, un foyer qui s’étend et qu’au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives tolérées, de tous ces prisonniers ficelés et « interrogés », de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de l’Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continent. Et alors, un beau jour, la bourgeoisie est réveillée par un formidable choc en retour : les Gestapos s’affairent, les prisons s’emplissent, les tortionnaires inventent, raffinent, discutent autour des chevalets. On s’étonne, on s’indigne, on dit : « comme c’est curieux ! Mais bah ! C’est le nazisme, ça passera ! » Et on attend, et on espère ; et on se tait à soi-même la vérité, que c’est une barbarie, mais la barbarie suprême, celle qui couronne, celle qui résume la quotidienneté des barbaries ; que c’est du nazisme, oui, mais qu’avant d’en être la victime, on en a été le complice ; que ce nazisme-là on l’a supporté avant de le subir, on l’a absous, on a fermé l’œil là-dessus, on l’a légitimé, parce que, jusque-là, il s’était appliqué à des peuples non européens ; que ce nazisme-là, on l’a cultivé, on en est responsable, et qu’il sourd, qu’il perce, qu’il goutte, avant de l’engloutir dans ses eaux rougies de toutes les fissures de la civilisation occidentale et chrétienne. Oui, il vaudrait la peine d’étudier, cliniquement, dans le détail, les démarches d’Hitler et de l’hitlérisme et de révéler au très distingué, très humanistes, très chrétien bourgeois du XXe siècle qu’il porte en lui un Hitler qui s’ignore, qu’Hitler l’habite, qu’Hitler est son démon, que s’il le vitupère, c’est par manque de logique, et qu’au fond, ce qu’il ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est pas l’humiliation de l’homme en soi, c’est le cri contre l’homme blanc, c’est l’humiliation de l’homme blanc, et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique.494
Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Paris, Présence africaine, 1955, pp. 11-12. 494
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Unique par la virulence de sa vérité, singulière par l’ironie grinçante, mais combien pédagogique qui le parcourt, cet extrait synthétise la perception occidentale de la géopolitique en mettant en relief les différents aspects qui la fondent : la convoitise, le mensonge, l’hypocrisie, le racisme et enfin l’irrationalisme qui le condamne à l’impossible remise en question, malgré les crimes, les massacres et les génocides qui le rendent indéfendable en dépit de l’effort de ses théoriciens de la faire accepter comme une politique philanthropique de mis en contact de peuple. Le propos césairien ci-dessus a le mérite d’avoir poétisé, dramatisé et philosophé à la fois sur la véritable psychologie de la géopolitique, tel que les Occidentaux n’osent se la décrire ou la présenter dans leurs écoles de diplomatie. Et pourtant l’histoire des peuples qui se succèdent dans l’ouvrage de Césaire, qu’ils soient européens, africains, asiatiques, apporte la preuve que cette géopolitique a toujours été la mère des misères qui ont fait courber, gémir et trembler l’humanité dans toutes ses composantes. Dans la préface qu’il consacre à l’essai de Konrad Bieber, auteur de L’Allemagne vue par les écrivains résistance française, Albert Camus, dont la réflexion sur cette question semble antérieure au Discours d’Aimé Césaire, désavoue cette perversion de la géopolitique, rappelant que si l’histoire se répète souvent, c’est bien parce que les faiblesses de la société occidentale produisent dans des circonstances différentes les mêmes symptômes de défaillance495. Chez Camus comme chez Césaire, le procès légitime intenté contre la géopolitique dans son modèle occidental permet d’aborder un dernier aspect de sa définition qui la suggère comme le discours soft de l’impérialisme. Il s’agit de l’histoire comme justification de la géopolitique. La volonté des nations occidentales de s’imposer comme les civilisations idéales passe par un croisement sciemment organisé entre l’histoire et la politique. En ce sens l’histoire n’est pas seulement l’histoire d’une nation, elle est aussi l’histoire consensuelle des nationalismes occidentaux, qui feront donc de l’histoire enseignée un discours d’accompagnement de leur politique transfrontalière. En France, l’exemple de la loi du 23 février 2005 qui faisait injonction aux enseignants d’insister sur « les aspects positifs de la colonisation » outre-mer, n’échappe pas à cette stratégie d’instrumentalisation de l’histoire au profit de la géopolitique. Lorsque l’on parle de l’histoire comme compagnonnage de la géopolitique dans sa traduction impérialiste, il est loin de s’agir exclusivement de la discipline scolaire. En revanche, le parallélisme entre ces deux domaines laisse entrevoir l’instrumentalisation de tout savoir social et scientifique, en vue de porter le témoignage de la prétendue supériorité de la civilisation occidentale. C’est pourquoi l’initiative du député conservateur Christian Albert Camus, préface à L’Allemagne vue par les écrivains de la résistance française, Paris, 1954, p. 4. 495
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Vanneste, auteur de ladite loi qui, faut-il le souligner au passage, n’a pas manqué de susciter de vives polémiques dans le milieu des universitaires et de la société civile en son temps, ne trahit pas moins la nostalgie de la réforme, de l’impérialisation du savoir qui, au tournant du XIXe siècle, avait permis à Jules Ferry de donner à coup d’éperon à la politique coloniale française :
Pour faire face aux tâches multiples engendrées par l’avènement de la « Plus Grande France », créer de nouveaux organismes étatiques ou paraétatiques est évidemment nécessaire, mais pas suffisant. Il faut disposer aussi des hommes capables de les diriger afin d’assumer ces tâches. Former ce personnel qualifié appelé à exercer des responsabilités majeures, tel est le rôle de l’École coloniale, fondée le 22 novembre 1889. Peu après, le cursus scolaire de l’École libre des sciences politiques et celui de Polytechnique sont modifiés afin d’associer les deux établissements à cette mission essentielle : fournir à la république devenue impériale les cadres administratifs, politiques et militaires indispensables aux territoires d’outre-mer. En médecine également des spécialités nouvelles sont créées, cependant que la géographie puis l’histoire coloniale complètent la liste des cours dispensés à la Sorbonne. En quelques décennies, l’ensemble du système d’enseignement supérieur, des grandes écoles aux universités, a donc été réformé pour répondre aux besoins suscités par l’expansion des possessions françaises. […] Tableau toujours partiel, qu’il faut compléter par l’essor rapide de plusieurs disciplines – l’anthropologie physique et ethnologie – et sous-disciplines importantes, comme la sociologie coloniale, la psychologie des peuples « indigènes » ou encore la science politique, le droit, l’histoire, la géographie lorsqu’ils prennent pour objet les possessions françaises. Il faut y ajouter les romans et les nouvelles consacrés à l’outre-mer. Souvent apologétiques, ils rencontrent bientôt un succès populaire et durable qui débouche sur la constitution d’un nouveau champ littéraire doté de prix multiples, animé par des figures célèbres et organisé par une société d’écrivains ainsi que de congrès ad hoc.496 Même s’il semble péremptoire, d’une part, de présenter la loi du 23 février 2005 comme l’illustration contemporaine de l’impérialisation de l’école depuis la fin du XIXe , et d’autre part, de forcer le lien entre cette législation
en question et la stratégie de conquête du pouvoir par Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, le constat indiscutable est, qu’en recourant aux institutions, aux savoirs scolaires, universitaires ou scientifiques, la géopolitique ne peut être une science exacte de la politique sans le contrôle effectif de l’imaginaire collectif ou des systèmes de représentation des peuples. Il s’agit, en l’occurrence, de faire comprendre comment les mémoires collectives « fabriquées » de toutes pièces dans ces officines de l’éducation
Olivier Le Cour Grandmaison, La république impériale, Paris, Librairie Arthème Fayard, 2009, pp. 16-17. 496
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nationale pour être des conjonctions de coordination de la stratégie de domination sont au cœur même de l’action géopolitique. Un exemple qui demeure l’un des plus grands scandales de l’histoire des idées politiques et de la pensée universitaire, et face auquel aucune solution de réparation n’est encore à ce jour envisagée, c’est la répudiation ou l’ostracisme manifeste à l’encontre des thèses de Cheikh Anta Diop, l’un des savants (philosophe, ethnologue, historien, politologue physicien, chimiste, etc.) du XXe siècle. Dialo Diop, présenté comme « l’héritier politique » de Cheikh Anta Diop, confie au réalisateur du film documentaire consacré à ce dernier « que dans le rapport de thèse de sa soutenance de 60, il est écrit en toutes lettres qu’il est hors de question évidemment que les thèses défendues par le doctorant fassent l’objet d’un enseignement dans nos colonies. C’est écrit en toutes lettres »497. Et comme pour faire suite à cette injonction, « […] À l’époque, évidemment l’université de Dakar était française. Senghor pensait que ces érudits-là, ceux qui ont formé le jury de Cheikh Anta, qu’on ne pouvait pas en somme les contredire »498. Conséquence, ce savant chevronné dont l’œuvre a avait été qualifiée en son temps par Aimé Césaire de « nouvelle voie »499 qui redonnait à « l’humanité son passé »500, sera confiné dans le Sénégal de Léopold Sédar Senghor, entre les quatre murs de l’IFAN, en tant que simple chercheur qui, « malheureusement, finira comme ça … comme ça »501, dira l’artiste sénégalais Joe Ouakam, avant de reconnaître, impuissant, dans une colère étreinte par l’émotion qu’avec répudiation de « Cheikh Anta Diop, c’est toute l’Afrique qui a perdu encore …, qui a raté le coche ». S’il y a une preuve que la géopolitique, concept euphémisme du colonialisme ou de l’impérialisme, ne peut être efficace et totale, si elle n’a pas recours à l’asservissement mental et idéologique, à la censure des idéologies capables de lui faire ombrage dans les temples de savoir, c’est bien à travers ce type d’homicide contre l’« esprit dissident […], extraordinairement rebelle […] » incarné en son temps par Cheikh Anta Diop502. L’histoire académique, contrairement aux idées reçues qui en font un domaine de savoir neutre idéologiquement, reste un instrument cognitif de la géopolitique occidentale en Afrique. Outil d’explication du présent de l’humanité, l’histoire entre dans l’inventaire des armes de l’impérialisme et du colonialisme, notamment quand il s’agit de préparer les consciences métropolitaines à accepter l’expansion territoriale, l’activisme militaire des Dialo Diop, in Kemtiyu, un film écrit et réalisé par Ousmane William Mbaye, Les films Mame Yande & Autoproduction, 2016, DVD, 27’54 à 28’17. 498 Assane Seck, in Kemtiyu, idem, 28’35 à 28’52. 499 Aimé Césaire cité par Cheikh Anta Diop, in Kemtiyu, idem, 21’53. 500 Aimé Césaire, in Kemtiyu, idem, 21’05 à 21’20. 501 Joe Ouakam, in Kemtiyu, idem, 07’06 à 07’19. 502 Boris Boubacar Diop, in Kemtiyu, idem, 18’49 à 19’14. 497
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puissances nationales occidentales sur d’autres continents. C’est le cas des discours produits sur l’Afrique, présentée hier par les explorateurs et les missionnaires, et aujourd’hui décrite par les médias503 en mission dans le cadre des politiques étrangères, « comme le théâtre de l’affrontement ultime entre la civilisation et la barbarie »504. N’est-ce pas dans ce schème que s’inscrit le traitement médiatique de l’Afrique contemporaine, notamment à travers la question de l’immigration, ou encore les récentes guerres et autres conflits armés en République démocratique du Congo (ex-Zaïre), au Rwanda, au Congo-Brazzaville, au Soudan, en Centrafrique, en Côte d’Ivoire, au Mali, en Libye, etc. Sur ce second aspect de la question, la critique romanesque de Johnny Chien Méchant de l’écrivain congolais Emmanuel Dongala montre comment les médias occidentaux font de cette « insulte primitive » la principale grille de lecture des guerres postcoloniales africaines, prolongeant ainsi le prisme déformant dont l’enjeu cynique est d’entretenir le sentiment ambiant du pessimisme relatif au continent. Telles deux facettes d’une même médaille, la conception historique et la géopolitique s’informent mutuellement, chaque fois que se pose la question des altérités non occidentales vues justement par les Occidentaux. L’érudition souscrit dès lors à un prétendu devoir moral au demeurant assez mal défini, pour s’imposer comme l’attelage idéal de la logique de la géopolitique occidentale, en dehors de laquelle aucune philosophie des relations internationales ne semble possible. C’est cette vision ethnocentrique de la géopolitique que tente de nuancer l’approche de l’histoire des civilisations héritée de la pensée africaine. Approche africaine de la géopolitique Une réalité de fond qui n’échappe pas sans doute aux chercheurs en science politique, mais qui semblent s’en accommoder, est la dimension profondément ethnocentriste des théories sur la géopolitique. En effet, les manuels d’introduction à la politique ou à la géopolitique, consciemment ou inconsciemment, font très rarement référence à des points de vue théoriques ou des représentations culturelles non occidentales sur cette question, qui est pourtant loin d’être exclusivement un champ de prédilection de l’Occident. Ce péché scientifique, par déni ou par omission des autres cultures, a contribué à répandre, par exemple, le cliché d’une Afrique « pas assez entrée dans l’histoire ». Pour n’avoir pas inventé des armes de destruction massive sans La Radio France Internationale (RFI), la chaîne de télévision France 24, l’Agence France-Presse (AFP), BBC, CNN, etc. 504 Emmanuelle Sibeud, Une science impériale pour l’Afrique, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2002, p. 11. 503
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lesquelles, pour les puissances occidentales, toute idée de paix devient chimérique, ou simplement, pour n’avoir pas développé une pensée politique, le « berceau de l’humanité » est condamné par la raison occidentale à errer hors des sentiers de l’histoire, donc de l’humanité. Or, cette vision ethnocentriste des théories de la géopolitique reste foncièrement limitée quant à pouvoir expliquer les résistances culturelles et idéologiques qui mettent en déroute toutes les politiques de civilisation occidentale, dont la plus connue fut celle initiée sous le prétexte fallacieux de la « mission civilisatrice », vers la fin du XIXe siècle. La convocation d’une approche africaine de la géopolitique ou de l’histoire des relations internationales répond donc à la préoccupation suivante, prendre le contre-pied des habitudes de pensées universitaires invitant à consommer sans modération les théories juridico-politiques d’Aristote à Jürgen Habermas, en passant par Platon, Lock, Rousseau, Hobbes, péremptoirement données comme des prescriptions universelles nécessaires et urgentes pour guérir toute civilisation malade de son système politique. Ramenant ces prescriptions politiques universelles à l’Afrique, Phambu Ngoma-Binda les qualifie de « recettes idéologiques ayant vocation d’émouvoir les consciences et de mobiliser les énergies vocifératrices des militants désirants échapper, à tout prix et de façon frénétique, au chômage, à la pauvreté, à la misère, bref, décidés à accéder aux privilèges du pouvoir »505. En d’autres termes, il s’agit de convoquer une grille de lecture décomplexée de l’état et de la nature actuelle des relations internationales, principalement celles qui placent l’Afrique et l’Occident dans une sorte d’antagonisme idéologique perpétuel. La question est de savoir quelle est cette vision africaine de la géopolitique, affranchie des idées reçues, qui fait que l’Occident est vu sans cesse comme un agresseur, comme une civilisation portée en permanence sur la belligérance, au point d’entraîner l’humanité dans un manège funeste d’autodestruction et destruction. Pareilles conséquences de la géopolitique occidentale ne s’exemplifient-elles pas dans les conflits majeurs du XXe siècle appelés « guerres mondiales » et les deux plus importants génocides (celui des juifs et des résistants européens, d’une part, celui des Tutsis et Hutus modérés), d’autre part, pour lesquels les Occidentaux sont constamment interpellés par le tribunal de la raison et de l’histoire ? Définir une vision africaine de la géopolitique suppose une démarche préalable qui consiste à décrire le contexte historique de l’un des textes fondateurs de la pensée géopolitique africaine, avant d’en dégager sa substantifique moelle comme projet de fraternisation et de pacification des relations entre les peuples.
P. Ngoma-Binda, La pensée politique africaine contemporaine, Paris, L’Harmattan, 2013, p. 13. 505
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a- L’épopée historique de Soundjata Kéita : de l’origine d’une philosophie africaine de la géopolitique Objet d’étude quasi incontournable en anthropologie sociale et culturelle, en linguistique ou en littérature depuis sa révélation par l’épopée littéraire de l’historien Djibril Tamsir Niane506, par l’œuvre ethnographique de Camara Laye507, par les versions dramatiques et poétiques successives de Massa Makan Diabaté508, écrivain, mais aussi « maître de la parole », et enfin par les travaux de l’ethnologue Youssouf Tata Cissé509, l’épopée historique de Soundjata Kéita fait figure de texte oral le plus représentatif du genre en Afrique de l’Ouest510. Longtemps justifié par la dimension épique et mythique qui focalise les préoccupations des chercheurs « africanistes » et « panafricanistes », l’intérêt de ce texte aujourd’hui est de plus en plus porté par une idéologie politique voire géopolitique, au sens où, non seulement sa portée historique, mais aussi l’actualité africaine dominée par les conflits géostratégiques et autres guerres de type asymétrique, invitent à le comprendre. D’après les versions héritées des encyclopédistes oralistes511, l’épopée de Soundjata Kéita évoque les péripéties politiques et historiques à l’origine de la naissance de l’une des plus grandes et brillantes civilisations de l’humanité, dans la première moitié du XIIIe siècle, en Afrique subsaharienne. Malgré les artifices mythiques et épiques qui caractérisent toutes les performances narratives de ce passé glorieux, le texte lui-même entre dans une plénitude historique d’où filtre l’œuvre du fondateur de l’empire du Manding. Il s’agit, pour s’inspirer de la célèbre version littéraire de Djibril Tamsir Niane, de la guerre menée par Soundjata Kéita pour la reconquête du royaume du Mali, annexé par le roi Soumaoro Kanté. Après de violentes batailles qui ont vu la participation de plusieurs armées de la région constituées de confréries de chasseurs, venues de royaumes alliés, Soundjata retrouve le pouvoir politique
Djibril Tamsir Niane, Soundjata ou l’épopée mandingue, Paris, Présence africaine, 1960. 507 Camara Laye, Le Maître de la parole, sl, Plon, 1978. 508 Massa Makan Diabaté est l’écrivain qui a le plus été inspiré par l’épopée de Soundjata Kéita : Kala Jata (Bamako, Éditions populaires du Mali, 1970) ; Janjon et autres chants populaires du Mali (Paris, Présence Africaine, 1970 – Grand Prix Littéraire d’Afrique Noire –) ; Le lion à l’arc (Paris, Hatier, 1986). 509 Youssouf Tata Cissé et Wa Kamissoko, Soundjata, la gloire du Mali, tome 2, Paris, Karthala-Arsan, 1991. 510 Jean Derive et Christiane Seydou, « Genres littéraires oraux : quelques illustrations », in Littératures orales africaines, Paris, Karthala, 2008, p. 217. 511 Terme utilisé pour désigner les griots mandingues, afin de rendre hommage à leur immense culture historique, politique et sociale. Lire à ce sujet l’ouvrage essentiel de l’anthropologue Sory Camara, Gens de la parole, Paris, Mouton, 1976. 506
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que lui avait spolié son frère Dankara Touman qui auparavant l’avait contraint à l’exil. Au-delà des alliances stratégiques et géopolitiques qui permettent au fils héritier de Sogolon Kédjou d’accéder au trône, la version littéraire de l’avènement de l’empire du Manding attribuée à Djibril Tamsir Niane fait entrer l’histoire de cette civilisation ouest-africaine dans le champ disciplinaire de la géopolitique par l’épilogue de la bataille de Krina, intitulée « Kouroukan-Fougan ou le partage du monde »512. Loin de ressembler au « partage du monde » par les Occidentaux en 1885 à Berlin, annonciateur des nombreuses guerres coloniales synonymes de massacres de populations et de « génocides culturels », l’épilogue en question annonce la naissance effective d’un « Empire ». Les idéaux d’unité et de paix de durable de cet empire transparaissent dans le pacte de Kouroukan Fougan instaurant la fraternité, l’amitié entre les peuples parmi lesquels des Malinké et des Bambara, des Soninké, des Peuls, des Ouolofs, des Sérères, des Maures. À travers l’extrait suivant, le lecteur découvre l’importance, mais surtout l’éthique politique qui présidera à l’histoire des relations internationales, si tant est que ces royaumes ne sont autres que la preuve de l’existence des « nations précoloniales », pour reprendre une expression chère à Cheikh Anta Diop. Pour comprendre l’éthique inaugurale de la philosophie africaine de la géopolitique, voici les « paroles très anciennes » de Soundjata, à forte tonalité diplomatique, telles que rapportées par le griot narrateur de l’œuvre de Djibril Tamsir Niane : » Je scelle aujourd’hui à jamais l’alliance des Kamara de Sibi et des Kéita du Mandingue. Que ces deux peuples soient désormais des frères. La terre des Kéita sera désormais la terre des Kamara, le bien des Kamara sera le bien des Kéita. » Que le mensonge n’existe plus entre un Kamara et un Kéita. Dans toute l’étendue de mon empire que partout les Kamara soient comme chez eux ». […] Fran Kamara mon ami, je te rends ton royaume. Qu’à jamais Djallonké et Maninka soient alliés […]. Un à un tous les rois reçurent leur royaume des mains mêmes de Soundjata, chacun s’inclina devant lui comme on s’incline devant un Mansas. Soundjata prononça tous les interdits qui président encore aux relations entre tribus, à chacun il assigna sa terre, il établit les droits de chaque peuple et il scella l’amitié des peuples.513
Ces « paroles très anciennes » dont la dimension philosophique et idéologique suscite un regain d’intérêt aussi bien chez les spécialistes de littérature orale
512 513
Djibril Tamsir Niane, idem, p. 133. Djibril Tamsir Niane, idem, pp. 140-141. 272
que chez les spécialistes de la politique, du droit et de l’histoire ancienne514, font remonter aux sources d’une pensée politique africaine, notamment dans le domaine des relations internationales. Pour l’originalité de cette pensée politique ainsi que pour la compréhension des thèmes abordés par ces paroles anciennes redécouvertes sous la forme générique d’une charte515, il importe de revenir au contexte historique qui préside à sa naissance. D’après l’évidence contextuelle mise en relief par l’épopée Soundjata ou l’épopée mandingue, mais que l’on retrouve également dans les travaux de recherches de l’historien guinéen516, la charte de Kouroukan Fouga a été conçue dans une situation de crise politique et géopolitique profonde. Celle-ci s’étend au moins sur un siècle et demi et correspond à la période intermédiaire entre le déclin de l’empire de Wagadou ou empire du Ghana, intervenu en 1076, et la fin de l’empire Sosso, à la suite de la guerre victorieuse de Krina, en 1235, qui inspire en partie l’œuvre littéraire de Djibril Tamsir Niane. Cette période est gravée par l’historien guinéen comme un moment d’insécurité totale, connu davantage pour ses nombreuses guerres intestines, ses troubles sociaux, les croisades meurtrières de l’islam. La conséquence de cette situation politique et géopolitique se décline en mouvements importants de populations fuyant les guerres, l’esclavage : Les sources orales montrent à suffisance une période troublée au Mandé. […] Ainsi donc la période intermédiaire est une période
Laurent Gbagbo, enseignant-chercheur d’histoire ancienne, homme d’État et ancien président ivoirien a proposé une version dramatique de l’épopée historique de Soundjata. Écrit alors que son auteur était incarcéré en tant que prisonnier politique en 1971, ce livre est le fruit d’une influence incontestable, mais aussi d’une fascination de Laurent Gbagbo pour la vision pré-panafricaniste de la politique de Soundjata, fondateur de l’empire du Manding au XIIIe siècle : « Soundjata, dont le titre n’était pas Soundjata. Ce sont les éditeurs qui m’ont en quelque sorte obligé à mettre un titre plus neutre. Le titre que je lui ai donné à ce texte, après l’avoir écrit en 71, c’était Et le lion rugira. C’était l’hymne à l’Afrique, l’hymne à l’unité. Qui plus que Soundjata a réalisé l’unité de ce sous-continent qu’on appelle l’Afrique de l’Ouest. Si cela a été possible avant, cela peut être possible aujourd’hui, et cela doit être possible pour demain ». Cf : Laurent Gbagbo, un homme, une vision, film documentaire biographique de Hanny Tchelley, 13’52 à 14’27, African Queen Productions, 2002. La réédition de ce livre en 2006 fonde sans doute certaines rumeurs qui attribuaient à cet homme d’État d’obédience socialiste et inspirateur de la refondation comme théorie politique d’indépendance totale de la Côte d’Ivoire et de gouvernement, deux livres de chevet : celui de Jules César et celui de Djibril Tamsir Niane, pendant la période de guerre qu’a connue son pays entre 2002 et 2011. 515 CELHTO (Centre d’Études Linguistiques et Historiques par la Tradition orale), La charte de Kurukan Fuga, Paris, L’Harmattan, 2008. 516 Djibril Tamsir Niane, « Entre guerre et paix. De l’empire du Ghana à l’empire du Mali. Le contexte historique de la charte du Mandé », in La charte de Kurukan Fuga, idem, pp. 25-37. 514
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obscure, cependant remplie de guerres, de troubles sociaux, avec en toile de fond l’islam qui progresse et gagne dans toutes les villes et cités marchandes ; période intermédiaire sans événements marquants, sans roi ni royaume qui s’impose ; temps de bouleversements sociaux où les esclaves se révoltent et provoquent des exodes et une recomposition de la société. Les sources orales situent à cette période de grands mouvements de populations, des migrations provoquées par les guerres et aussi par des sécheresses récurrentes qui ont entraîné la péjoration du climat dans le sahel. L’instabilité des États, des populations appelait un remodelage du paysage politique, qui va s’opérer sous le signe de l’islam avec le triomphe du camp musulman représenté par Soundjata face à Soumaoro, le grand vaincu de Krina.517
Le contexte historique dépeint ci-dessus porte le témoignage d’une époque particulièrement marquée par une succession de colonisations, qui commence par l’invasion de l’empire du Ghana par les Almoravides, et qui se poursuit avec la chute de ce dernier suite aux nombreuses révoltes intestines qui conduisent au règne de Soumaoro présenté comme un roi despote et sanguinaire par certaines traditions orales. Une précision terminologique qui s’impose dès lors qu’en décrivant ce contexte historique comme une succession de colonisations, cette dernière notion se comprend dans son sens classique qui implique l’occupation politique et l’exploitation économique d’un territoire par la force. Ainsi, la « période intermédiaire » qui se situe entre le déclin de l’empire du Ghana et la naissance de l’empire du Mali est synonyme d’une histoire des relations géopolitiques de l’époque, où un État ou un empire plus puissant exerce une influence politique décisive sur les autres. C’est le cas de l’empire Sosso, si l’on se refait à l’article de Djibril Tamsir Niane dans l’Histoire générale de l’Afrique, couvrant l’intervalle de temps du XIIe au XVIe siècle :
Après avoir soumis les provinces soninke, Sumaoro Kante attaqua le Manden, dont les rois lui opposèrent une résistance opiniâtre. Sumaoro aurait « cassé », c’est-à-dire saccagé, neuf fois le Manden. […] l’autorité de celui-ci s’étendait sur toutes les provinces jadis contrôlées par le Ghana, à l’exception du Manden. Les traditions orales mettent toutes l’accent sur la cruauté de Sumaoro Kante ; il fit régner la terreur au Manden au point que les « hommes n’osaient plus se réunir en palabres, de peur que le vent ne porte leurs paroles jusqu’au roi ». Sumaoro Kante en imposait aux populations autant par sa force militaire que par sa puissance magique.518
Pour être complet avec la dimension impérialiste des faits portés à la connaissance de ses contemporains par l’historien Djibril Tamsir Niane, il faut ajouter qu’ils ont pour théâtre une région continentale jadis très riche, réputée pour son or, son Djibril Tamsir Niane, idem, p. 35-36. Djibril Tamsir Niane (sous la direction de), Histoire générale de l’Afrique, volume IV, Paris, Éditions UNESCO, 2011, p. 150. 517 518
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agriculture, son artisanat, son trafic commercial de coton, de savate, de peaux, de soie ; une situation économique qui ne pouvait que susciter convoitise, et donc, entretenir un climat de guerres géopolitiques permanent. b- L’esprit de la charte de Kouroukan Fouga et la représentation africaine de la géopolitique La généalogie de la pensée politique africaine à l’origine d’une représentation culturelle de la géopolitique en tant que science des relations internationales rencontre ici un contexte de guerre permanent auquel la charte de Kouroukan Fouga entendait mettre fin de manière définitive. Bien qu’il soit question de « partage du monde », si l’on s’en tient à l’extrait de l’œuvre de Djibril Tamsir Niane évoqué plus haut, derrière cette métaphore, il s’agit plus de restitution de royaumes à leurs souverains qui en avaient été spoliés. Ainsi la charte de Kouroukan Fouga est avant tout une reconnaissance de souveraineté, assortie de conditions pour en garantir la pérennité. S’il y a une philosophie de cette charte à établir comme principe d’une vision africaine de la géopolitique, c’est surtout à travers les « alliances » que Soundjata instaure entre les souverains et par-delà eux, leurs territoires respectifs. Tirant sa signification et son idéologie complètes des terminologies mandingues « sanankuya » et « tamogoya » qui signifient respectivement « parenté à plaisanterie » et « pacte de sang »519, l’alliance ici est une phénoménologie de « la préservation de la paix et la volonté d’instaurer la tolérance, la compréhension entre les hommes ». Ce principe des relations entre les peuples prend en compte deux niveaux d’interprétation de la géopolitique. Au plan intérieur, il garantit la liberté individuelle, l’intégrité physique et la libre circulation, du fait que Soundjata ait aboli l’esclavage. Au plan extérieur, cette disposition de la charte est une prévention des conflits armés, car elle permet de rétablir les ponts, de renouer le dialogue en cas de crise. C’est en substance ce témoignage que livre Djibril Tamsir Niane, quand il écrit :
De nos jours, depuis que les conflits et guerres ethniques ou intestines deviennent récurrents, nous avons redécouvert les vertus cachées de la parenté à plaisanterie. Elle a, en plusieurs lieux, permis de relancer le dialogue en Casamance et au Sine au Sénégal ; le long de la Mano River entre Guinée, Sierra Leone et Libéria, etc.520
Pour les vainqueurs de la bataille de Krina, la préoccupation majeure était l’initiation d’une culture de paix dans une région meurtrie par des guerres intestines. Dans l’histoire des idées politiques, c’est l’un des tout premiers textes, fut-il oral, à inscrire la notion d’alliance, de fraternité perpétuelle entre les peuples et les nations. Le raisonnement géopolitique qui s’en dégage se trouve alors aux 519 520
Djibril Tamsir Niane, in Kouroukan Fouga, op. cit., p. 15 Djibril Tamsir Niane, idem, p. 16. 275
antipodes de la vision occidentale qui en fait un instrument de nationalisme, soit qui justifie les annexions et les revendications de territoires, soit qui reflète les luttes d’influence, en particulier les guerres géopolitiques. Théoriquement, la charte de Kouroukan Fouga, par son principe consacrant le respect des souverainetés étatiques et le rejet de toute hostilité naturelle, pose les fondations d’une Société des Nations au sens d’une organisation cosmopolitique. Ce qui signifie, en revanche, que toute velléité d’entreprise supranationale qui se méprendrait des principes établis par le fondateur de l’empire du Mali et ses alliés à Kouroukan Fouga est irréversiblement vouée à l’échec. En témoignent l’histoire de la SDN (Société des Nations) et celle actuelle de l’ONU (Organisation des Nations Unies) ; mais également outre mesure la situation présente de la Francophonie. La spécificité des enjeux de la charte de Kouroukan Fouga, pose de manière intrinsèque la problématique épistémologique d’une représentation africaine de la géopolitique, telle qu’elle devrait se distinguer de sa version occidentale. Celle de la primauté des droits et des devoirs des peuples et des civilisations, ainsi qu’ils se conjuguent dans l’idéal des « alliances ». C’est à coup sûr, en tenant compte de cette variable philosophique que l’on peut comprendre certaines théories et mouvements de pensée qui prolongent la définition de la géopolitique sous le prisme de la littérature.
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COURANTS ET THÉORIES LITTÉRAIRES DE LA GÉOPOLITIQUE Penser la géopolitique comme une branche de la science politique est l’exercice classique auquel semble avoir été habitué l’esprit rationnel du chercheur. Une habitude de pensée qui n’exclut pas que soient envisagées sous le prisme de la littérature des approches théoriques de la géopolitique qui confèrent au constat suivant d’Edward Saïd le réalisme et le pragmatisme des études postcoloniales :
[…] la culture est une sorte de théâtre où diverses causes politiques et idéologiques s’apostrophent. Loin d’être un monde apollinien d’harmonieuse sérénité, elle peut se muer en champ clos où ces causes vont s’afficher tout à fait clairement et se battre. […] La plupart des humanistes de métier sont donc incapables de faire le lien entre l’infâme cruauté de l’esclavage, de l’oppression colonialiste et raciste ou de la domination impériale, et la poésie, la littérature, la philosophie de la société qui se livre à ces ignominies pendant des siècles. C’est l’une des pénibles vérités que j’ai découvertes en écrivant ce livre […]. Moi qui ai passé toute ma vie à enseigner la littérature, mais qui ai aussi grandi dans le monde colonial avant la Seconde Guerre mondiale, j’ai eu à cœur de ne pas la voir ainsi – c’est-à-dire dans une sorte de quarantaine antiseptique, toute amarre coupée du monde réel – […].521
Si la culture, par idéologie, est un champ d’affrontement des postures qui n’échappe pas au jeu de la géopolitique, quel que soit le système de représentation à partir duquel l’on aborde la question, c’est parce que la représentation des altérités qui s’en dégage ouvre la problématique de l’histoire des peuples dans leurs relations à travers le temps. Ainsi, la culture, considérée à l’aune des œuvres littéraires, constitue une clé de voûte de la compréhension de l’état et de la véritable nature des rapports entre les nations ou les civilisations, en l’occurrence africaines et occidentales depuis plusieurs siècles. En attendant de pouvoir réaliser un ouvrage quasi exhaustif sur les théories de la géopolitique à partir de l’histoire littéraire, en tant qu’arène des idées politiques, le volet actuel de la réflexion va s’efforcer de présenter de manière synthétique le rôle de courants de pensée comme, d’une part, l’africanisme et l’orientalisme, et d’autre part, le Panafricanisme et la Négritude, dans l’illustration de la géopolitique comme science des relations internationales.
Edward Saïd, Culture et impérialisme, sl, Librairie Arthème Fayard, Le Monde diplomatique, 2000, pp. 14-15.
521
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Africanisme et orientalisme : de la science à la géopolitique L’histoire des idées politiques, littéraires et scientifiques en Occident reste marquée par l’avènement et la notoriété de l’africanisme et de l’orientalisme, deux courants de pensée qui ont permis aux chercheurs et autres passionnés occidentaux des cultures exotiques de faire connaître l’Afrique et l’Asie à leurs compatriotes. Plus que de simples notions, il s’agit de deux concepts qui prolongent au cœur de tous les champs disciplinaires universitaires le sentiment et l’idéologie ethnocentristes, qui portent à bout de bras depuis plusieurs siècles maintenant toutes les velléités nationalistes et impérialistes des nations européennes et nord-américaines. Que retenir de l’africanisme et de l’orientalisme, dont l’immense influence dans les décisions géopolitiques demeure mal connue, voire méconnue des Africains et singulièrement des étudiants africains francophones ? Comment, à travers les représentations théoriques de l’Autre que charrient ces concepts, la domination impérialiste se perpétue sans rencontrer de résistance formelle ? Il ne faudrait pas s’attendre ici à un travail détaillant les conditions historiques, politiques de ces deux courants de pensée, de même que l’œuvre bibliographique des auteurs qui en ont fait de véritables domaines de la science à la remorque des décisions géopolitiques. Ces différents aspects ayant constitué l’ossature des ouvrages remarquables et incontournables comme L’orientalisme d’Edward Saïd ou encore Une science impériale pour l’Afrique d’Emmanuelle Sibeud. Définitions et représentations conceptuelles En définissant l’« africanisme » et l’« orientalisme », respectivement, comme « tournure, expression propre au français parlé en Afrique noire » et « ensemble des disciplines qui ont pour objet l’étude des civilisations orientales », Le Petit Larousse illustré, dans son édition de 2004, propose un angle d’approche qui ne permet pas de saisir dans leur essence ces deux courants de pensée qui ont été déterminants dans l’histoire de l’impérialisme occidental. Ces deux concepts sont, certes, bien trop vastes pour que l’on s’obstine à vouloir enfermer leurs définitions complètes dans un paragraphe. Cependant, le cadre d’exposition disciplinaire qu’est la littérature comparée, et qui, par ailleurs, bouleverse les idées couramment admises que la géopolitique est un domaine consacrée de la science politique, contraint à un choix de définition intentionnellement restrictif, mais qui met en évidence le rôle joué par la littérature dans l’historicisation actuelle des relations entre les peuples ou entre les nations. De ce point de vue, un premier niveau de définition porté par le lien commun à l’africanisme et à l’orientalisme les suggère comme la constitution d’un courant de pensée contemporain de l’âge d’or du colonialisme européen, en ce sens qu’il milite pour une conception de la création culturelle en rapport 278
avec le nouvel esprit international inauguré par la Conférence de Berlin en 1884-1885. De sorte que depuis, le tournant du XIXe siècle, et jusqu’à ce jour, l’industrie culturelle occidentale, et singulièrement littéraire, continue de produire un patrimoine très riche qui prescrit le mode d’emploi de l’Afrique et de l’Orient, métaphore de l’Asie, à destination des masses populaires et des classes dirigeantes. Ainsi, ces deux concepts ne sont que le fruit du nominalisme décrivant les passions propres à des auteurs (missionnaires, administrateurs, militaires, commerçants, etc.) tombés sous le charme supposé du « mythe » ou du « mystère » soit africain soit asiatique. Historiquement, l’africanisme et l’orientalisme relèvent donc avant tout du projet d’ingénierie scientifique et culturelle de grande envergure, nimbé des nationalismes européens débridés. C’est pour cette raison qu’il faut pouvoir cerner leur fondement idéologique, avant d’en mesurer l’impact sur la production et les politiques culturelles. a- À propos de l’africanisme Dans son principe le plus général, rappelle Bernard Mouralis, « l’africanisme peut-être défini comme le savoir scientifique que les pays européens tentent d’élaborer au sujet de l’Afrique subsaharienne à partir de la mise en place, au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle, du système colonial fondé sur le contrôle administratif des territoires conquis »522. Donné de fait comme un « paradigme eurocentriste multiséculaire », l’africanisme, à l’instar de l’orientalisme, est l’expression de l’ethnocentrisme occidental, à relent raciste, dont les fondements historiques, juridiques et philosophiques se retrouvent dans les œuvres des plus puissants esprits européens, dont Montesquieu, Voltaire, Hume, Kant et Hegel523. L’Afrique, en tant qu’objet de focalisation de la science africaniste, est une construction d’images, de mots, d’énoncés, de stigmates corroborant toutes les représentations du continent qui vont justifier les thèses nihilistes et négationnistes de la fallacieuse et prétendue mission civilisatrice des Occidentaux. Ainsi, dans le discours africaniste articulant ce que l’on peut appeler, à la suite d’Achille Mbembe, « la raison nègre», l’Afrique est une « figure litigieuse de l’humain murée dans la précarité absolue et le vide de l’être »524. « Figure vivante de la dissemblance », pour emprunter à l’historien camerounais la tonalité philosophique qu’il assigne à sa « critique de la raison nègre», autrement dit au versant obscur de l’africanisme, ce continent est la Bernard Mouralis, L’illusion de l’altérité, Paris, Honoré Champion, 2007, p. 206. Théophile Obenga, « Africanismes eurocentristes : source majeure des maux en Afrique », L’Afrique répond à Sarkozy, Paris, Éditions Philippe Rey, 2008, pp. 344346. 524 Achille Mbembe, Critique de la raison nègre, Paris, Éditions de la Découverte, 2013, p. 81 522 523
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parfaite illustration du monde à part, de l’atavisme anthropologique, bref de la figuration par excellence de « l’inextricabilité de l’humain, de l’animal et de la nature, de la mort et de la vie »525. Nourrie par les « mythes qui ont complètement faussé l’entendement sain de l’histoire générale de l’Afrique »526, l’idéologie africaniste, vue, de son côté, par Théophile Obenga, est une doctrine transhistorique qui étouffe aujourd’hui les chercheurs africains, tout en travaillant à des compromis et à des révisions épistémologiques qui « favorisent l’enfermement culturel, le boycottage systématique de l’œuvre de Cheikh Anta Diop, le refus d’aborder la question de l’Égypte nègre pharaonique, les falsifications continues de l’histoire africaine, les sanctifications de la traite négrière occidentale, de l’esclavage et de la colonisation »527. A priori, pour Théophile Obenga, ainsi que pour les scientifiques africains qui s’insurgent contre l’arrogance et l’omnipotence de cette école de pensée spécialiste de l’Afrique, « sortir l’Afrique de la grande nuit » qui l’oppresse, c’est prendre conscience du lien entre les postulations historico-scientifiques occidentales relatives au continent et la longévité de l’impérialisme : […] si les images mentales, les désirs, les mentalités et les volontés des Africains sont contrôlés, au plan décisif de la culture, alors les nations nègres dépossédées, affaiblies, extraverties et infériorisées, obéiront, sans résistance, sans critique, à tout ce que l’Occident leur offrira : faux partenariats, contrats léonins, immigration choisie, codéveloppement sans développement, programmes de misère et de pauvreté dits d’ajustement structurel, bases militaires, pompage des matières premières, mirages culturels.528
Parler donc de l’africanisme comme science au service direct ou indirect du colonialisme européen et occidental en général ne peut se faire sans allusion au contexte de compétition internationale dont l’Afrique constitue un terrain de jeu macabre de prédilection. Ce contexte historique dynamique, qualifié par certains dans le passé de « situation coloniale » et, actuellement, par d’autres de « néocolonialisme », garde la particularité d’être cette temporalité témoin de « l’autorité proprement despotique » de l’Occident, « la sorte de pouvoir que l’on exerce qu’au-delà de ses frontières et sur des gens avec lesquels on estime n’avoir rien en commun »529. Ainsi suggérée dans le propos de Théophile Obenga et d’Achille Mbembe, l’idée d’un inconscient racial servant de ciment à la recherche africaniste reste de toute évidence un aspect inaliénable de cette science qui vers la fin du XIXe siècle se positionnera déjà aux avant-postes de l’impérialisme occidental, mué Achille Mbembe, idem, p. 80. Théophile Obenga, idem, p. 347. 527 Théophile Obenga, idem, p. 351-352. 528 Théophile Obenga, idem, p. 352 529 Achille Mbembe, idem, p. 87 525 526
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aujourd’hui dans l’euphémisme des « politique étrangère » ou « géopolitique ». L’inconscient racial de l’africanisme lui donne l’allure d’une science à vocation géopolitique dont l’enjeu des savoirs construits concourt à légitimer, pour les fins de la domination, l’image stéréotypée d’une Afrique miroir des sociétés jugées impotentes et incapables de produire l’universel ou d’attester de celui-ci. C’est du moins la thèse en vogue dans les travaux des africanistes qui se recrutent dans toutes les disciplines des sciences sociales : anthropologie, géographie, histoire, littérature, etc. En effet, au commencement de l’africanisme en France, se trouvent les enquêteurs coloniaux partageant leurs objets d’étude avec nombre de spécialistes aux connaissances assez incertaines. Mais avec la création de l’influente Commission des voyages et missions scientifiques et littéraires, composée à parts égales de savants, de parlementaire et de fonctionnaires du ministère de l’Instruction publique, s’est constitué, d’après Emmanuel Sibeud, un véritable réseau de recherche coloniale dont les travaux ont servi d’ossature à l’idéologie coloniale : Que la colonisation ait été le cadre de production de connaissances nouvelles sur les populations dominées est un truisme dont s’est emparée la première idéologie coloniale. Présentée au départ comme l’instrument de l’expansion et de l’exploitation coloniales, la science est apparue dans un second temps comme une légitimité de substitution.530
L’africanisme comme épine dorsale du colonialisme n’est pas une science du passé si tant est que cette idéologie dont elle tire sa raison d’être et sa légitimité demeure dynamique et contemporaine. Logées dans les universités francophones d’Europe (France, Belgique, Suisse, etc.), les études africanistes sont perçues par nombres de savants africains aujourd’hui comme les laboratoires des politiques économiques, éducatives et culturelles élaborées dans le cadre des relations internationales, qui prolongent la domination. Pour sa part, Théophile Obenga531 estime qu’il est temps voire urgent et nécessaire de ne plus faire cas d’études africaines africanistes eurocentristes qui perpétuent le racisme occidental séculaire. Car, elles inspirent, selon lui, des attitudes, des programmes et des discours à l’instar de celui, très raciste, du président de la République française ; allusion on ne peut plus claire au tristement célèbre discours de Dakar de Nicolas Sarkozy, en juillet 2007. Oscillant entre science colonialiste et science de l’homme, l’africanisme contribue à l’idéologie de l’impérialisme. En s’affirmant comme science autonome appliquant une pluridisciplinarité adaptée à l’exception africaine et en redéfinissant dans la dépendance une Afrique authentique, ainsi que le Emmanuelle Sibeud, Une science impériale pour l’Afrique ?, Paris, Éditions de l’École des Hautes études en sciences sociales, 2002, pp. 11-12. 531 Théophile Obenga, idem, p. 355. 530
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laisse entendre le thème du deuxième congrès des études africaines532 de France en 2010, l’africanisme, écrit Emmanuelle Sibeud533, ajoute à l’aliénation politique et économique une aliénation intellectuelle plus difficile à contester. C’est en ce sens qu’elle est, selon l’historienne française une science impériale, au même titre que l’orientalisme. b- À propos de l’orientalisme Pour mettre d’accord toutes les acceptions relatives à cette notion, l’orientalisme, bien qu’attaché à nombre d’enseignements et de recherches universitaires comme la philologie, l’ethnologie, la sociologie, la géographie, l’histoire, etc., est un ensemble de thèses et de doctrines principalement françaises, anglaises et accessoirement américaines, consacrées au ProcheOrient ou au Moyen-Orient. Cette région du monde voisine de l’Europe, connue comme l’un des lieux les plus vastes, mais aussi des plus riches où la France et l’Angleterre ont créé leurs plus anciennes colonies, correspond à une certaine image de contraste ou de « rival culturel » que l’Occident a fini par lui imposer historiquement et politiquement. Par son affinité à l’histoire du colonialisme des Européens depuis la fin du siècle des Lumières, l’orientalisme est défini par Edward Saïd534 comme un style de pensée fondé sur la distinction ontologique et épistémologique entre l’Orient et le plus souvent l’Occident ; comme un discours systématique de domination qui a permis de générer une vision stéréotypée de cette partie du monde au plan politique, sociologique, militaire, idéologique, scientifique. Par conséquent, écrit ce professeur de littérature comparée, parler d’orientalisme, c’est parler essentiellement d’une entreprise de civilisation anglaise et française. Le discours ou les thèses orientalistes, au sens où l’entend Edward Saïd, sont des poncifs à usage exclusif des Occidentaux et non des Orientaux. C’est pourquoi, comme le fait remarquer Christiane Chaulet Achour, les auteurs orientalistes qui veulent offrir l’Autre conquis aux leurs privilégient des descriptions narratives qui réduisent l’Orient et les Orientaux au silence et à la non-existence535. Pour sa part, Bernard Mouralis536 parle, à juste titre, d’une science où l’Autre, en l’occurrence l’Oriental et l’Africain, est réduit au statut d’objet muet, sur lequel il y aurait un discours légitime à produire. Le thème du 2e congrès des Études africaines en France « Recherches et débats : réinventer l’Afrique ? » tenu du 6 au 8 septembre 2010 à Bordeaux conforte l’enjeu impérialiste inhérent à l’africanisme. 533 Emmanuelle Sibeud, idem, p. 273. 534 Edward Saïd, L’Orientalisme, Paris, Éditions du Seuil, 2005, p. 15. 535 Christiane Chaulet Achour, Les littératures francophones, Saint Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2016, p. 61. 536 Bernard Mouralis, idem, p. 211. 532
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Pour replacer, dans son contexte historique, l’émergence de l’orientalisme à la fois comme passion exotique et discours d’accompagnement des nationalismes européens, il faut remonter de manière approximative entre 1765 et 1850, une période marquée, selon Christiane Chaulet Achour, par la naissance d’une littérature postcoloniale à la suite de la révolution des esclaves de Saint Domingue. L’intérêt pour l’Orient ainsi que pour d’autres parties du monde comme l’Afrique est donc consécutif à la fin de la suprématie occidentale dans les anciennes colonies d’Amérique. En effet, ce n’est pas un hasard si les historiens de l’orientalisme font coïncider son apparition en tant que discours impérialiste avec l’aube des nouvelles expansions coloniales qu’allait officialiser la Conférence de Berlin au tournant du XIXe siècle. Dès lors, l’orientalisme devient une des forces centrifuges du discours colonialiste contemporain qui prend la relève du discours esclavagiste condamné, non pas à s’estomper avec la révolution de Saint-Domingue, mais à s’adapter aux nouvelles ambitions des nationalismes européens en chute libre dans les colonies françaises et britanniques d’Amérique. En tant que tel, l’orientalisme prend les allures du discours « accablant sur l’autre », un discours dont le tourniquet, pour penser comme Edward Saïd537, est l’idéologie colonialiste, ce permis d’occuper, de massacrer, d’exploiter, de piller en toute légalité, conformément aux résolutions de la Conférence de Berlin. Qu’elle soit de forme passive ou active, l’orientalisme, à l’image de tout « paradigme eurocentriste multiséculaire », permet aux Occidentaux de manipuler l’Autre. Telle est la nature essentielle du rapport entre le savoir produit par l’orientalisme et le colonialisme qui n’a pas forcément disparu avec les accessions aux indépendances en Asie et en Afrique. Pour cerner l’orientalisme autant que l’africanisme comme des théories d’approche des questions géopolitiques, il est important d’apporter la preuve de leur influence sur l’organisation spécifique du champ littéraire. En l’occurrence, il s’agit de montrer pourquoi et par quels moyens l’africanisme et l’orientalisme, entendus ici comme discours, expressions et représentations théoriques des idées de domination se prolongent sous forme d’idéologie normative d’une partie importante du champ littéraire français. L’africanisme et l’orientalisme : deux écoles de pensée, une idéologie normative de la littérature française En tant qu’idéologie fondatrice des relations internationales entre les nations africaines et européennes depuis plus de cinq siècles, le colonialisme doit son dynamisme et sa vitalité à des courants d’écriture et de pensée qui dominent aussi bien l’histoire des idées politiques que littéraires. C’est le cas de l’africanisme et de l’orientalisme, qui ont permis de « normer » au sens de légitimer et graver dans le marbre des consciences, pour la cause exclusive de 537
Edward Saïd, idem, p. 8. 283
la géopolitique française, les paradigmes de représentation de l’Afrique et d’une partie de l’Asie, de leurs civilisations, de leurs territoires, de leurs hommes et femmes. Globalement, cette perception normative ethnocentriste, qui met d’accord le sens commun ainsi que le sens savant construit à propos de ces contrées, renvoie à des notions évolutionnistes non moins racistes du genre « continent sous-développé », « pays en voie de développement », « décolonisation », etc. Tant à travers les œuvres fictionnelles que les récits de voyage imprégnés d’africanisme et d’orientalisme, les auteurs s’inscrivent dans cette perception stéréotypée derrière laquelle opère en réalité l’opposition binaire du type Civilisation/Barbarie qui donne sens à la géopolitique de l’Occident au-delà des mers. L’essentiel étant d’historiciser, d’idéaliser, de sacrer un modèle d’humanité, en l’occurrence la civilisation occidentale, en oubliant, comme le fait remarquer Éric Savarese538, les populations africaines et asiatiques supposées exclusivement tributaires des politiques dites de développement ou de coopération élaborées dans les officines parisiennes de l’impérialisme. Considéré à travers un tel prisme idéologique, l’africanisme, par exemple, s’impose comme un bassin de signification utilitariste qui articule la perception afropessimiste que la littérature coloniale française d’abord, ensuite une certaine critique littéraire francophone, contribue à répandre aux côtés des autres disciplines des sciences humaines. L’appropriation de l’histoire des autres, qualifiés de barbares, de sauvages, etc., devient l’enjeu suprême d’une fiction romanesque mue par le désir de prendre sa part dans le lourd « fardeau » de la « mission civilisatrice de l’Occident ». L’un des plus connus de ce type de roman par les étudiants africains francophones pour être régulièrement cité dans l’enseignement littéraire est celui de Pierre Loti. Derrière l’organisation de l’espace exotique dans Le roman d’un Spahi, à l’instar de nombre de romans coloniaux, se met en scène une certaine vision du territoire comme la raison réelle de la colonisation : Penser à des régions lointaines, les coloniser, les peupler ou les dépeupler : tout cela se passe sur des terres, à leur sujet ou à cause d’elles. La possession concrète de la terre est, en dernière analyse, la raison d’être de l’empire. Dès l’instant où il y a coïncidence entre une vraie puissance, l’idée de ce qu’un endroit donné a été (pourrait être, pourrait devenir) et un lieu réel –dès cet instant la lutte pour l’empire est lancée. Cette coïncidence est la logique qui anime tant les Occidentaux quand ils s’emparent de la terre que les résistants indigènes quand ils la revendiquent pendant la décolonisation. L’impérialisme et la culture qui l’accompagne posent à la fois la primauté de la géographie et une idéologie de contrôle du territoire. Le « sens géographique » […] permet aussi la constitution de divers
Éric Savarese, L’ordre colonial et sa légitimation en France métropolitaine, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 10. 538
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savoirs, qui tous reflètent d’une façon ou d’une autre la vision que l’on a de la nature ou du destin d’un territoire particulier.539
Pour mieux comprendre cette vocation du roman540 qui, d’ailleurs, ne semble pas étrangère à son statut de genre littéraire dominant vers la fin du XIXe siècle et au début du XXe, il est important que ne soit pas écartée la possibilité de l’envisager, tel qu’elle ressort des réflexions d’Edward Saïd, comme une réponse politique à l’état d’esprit ambiant et fictionnalisé par les romanciers de l’époque : la désillusion, le désenchantement :
Les protagonistes sont dans une impasse tragique (ou parfois comique), et l’action du roman les éveille brusquement et souvent rudement à la discordance entre les vains espoirs et les réalités sociales. Jude chez Hardy, Dorothea chez George Eliot, Frédéric chez Flaubert, Nana chez Zola, […] Dans ce tissu narratif de l’échec de l’impuissance, une alternative est peu à peu introduite : pas seulement les romans exotiques d’un empire sûr de lui, mais les récits de voyage, les ouvrages d’exploration et d’érudition coloniale, les Mémoires, les voix de l’expérience et de l’expert.541
Ce corpus bibliographique dans lequel se distinguent des œuvres de renom comme le Roman d’un Spahi de Pierre Loti ou encore les romans de Jules Vernes, loin de semer le doute sur l’entreprise coloniale, exalte l’aventure outre-mer, s’attache presque sans exception à célébrer son succès, par des explorateurs qui trouvent ce qu’ils cherchent et des aventuriers qui rentrent sains et saufs, voire riches542. Dans cette même veine, la reprise ici de quelques titres cités par Christiane Chaulet Achour543 peut donner une idée des œuvres phares de cette littérature au style de pensée africaniste et orientaliste, et écrite par des chantres inconditionnels de la colonisation. Il s’agit de Le Roman de la conquête (1930) de Louis Bertrand ; Le Calvaire des Colons de 48 (1930) de Maxime Rasteil ; L’Agonie des Cosmopolis (1929) d’Albert Bessière ; La brousse qui mangea l’homme, images de la vie africaine (1929) et Au pays de la paresse (1933) de Charles Courtin. Cet ensemble littéraire qui marque, dans les années 1930, la célébration du centenaire de l’Algérie française, date clé de la pensée coloniale, d’après Christiane Chaulet Achour, n’hésite pas à reconduire des stéréotypes bien ancrés dans la littérature colonialiste. Celle-ci, poursuit
Edward Saïd, Culture et impérialisme, sl, Librairie Arthème Fayard/Le monde diplomatique, 2000, p. 134. 540 Passer insidieusement pour un descriptif spatial déterminant dans la décision politique. 541 Edward Saïd, idem, p. 270. 542 Ibidem. 543 Christiane Chaulet Achour, idem, p. 67. 539
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l’historienne des littératures francophones, n’oppose pas un contre discours au discours officiel qu’elle amplifie le plus souvent autour de récits exaltants. L’histoire des colonies qui s’écrit alors est ainsi pénétrée de la ténacité, de la persévérance et du courage des colons-pionniers, à l’image de Verdier, de Faidherbe, de Binger, de Treich-Laplène, de Brétignac, que l’ouvrage du Révérend Père Mouëzy544 couvre d’éloges. À travers l’histoire et les coutumes d’Assinie et du royaume de Krindjabo, perce subrepticement une tonalité hagiographique qui met en avant le « don de soi » des « pionniers » et premiers « explorateurs » de la colonie de Côte d’Ivoire. Les vocables « Pionniers » et « explorateurs » altèrent narrativement le caractère tragique et parfois génocidaire des fameuses « explorations » coloniales, qui ont inspiré des romans politiques et historiques comme Wirriyamu de William Sassine ou encore Monnè, outrages et défis d’Ahmadou Kourouma. La fièvre africaniste qui, depuis le tournant du XIXe siècle, va irradier la production littéraire française consciente de son rôle dans la concrétisation du projet politiquement incommensurable de « La plus Grande France », devient un véritable domaine de définition du champ littéraire français au sens où Pierre Bourdieu545 entend cette notion. S’il n’est pas nécessaire que l’Afrique et les Africains se reconnaissent dans ce discours normé par l’idéologie de l’orientalisme et de l’africanisme ; un discours qui, a priori , ne leur est pas destiné en premier, il n’est pas faux de faire observer qu’ils ne subissent pas moins l’influence de son dogmatisme doctrinal soutenu par des institutions sur lesquelles revient l’essai de Claire Ducournau La Fabrique des classiques africains. Relativement à l’ADELF, l’Association des écrivains de langue française, dont la création remonte à 1924, voici ce qu’elle écrit : Au-delà, deux aspects discursifs assurent sa continuité : la rhétorique qu’on y adopte, empreinte d’une adhésion au colonialisme puis d’une nostalgie de ce dernier, toutes deux impensées, et la référence à l’universalisme d’autres institutions comme l’Académie française ou l’OIF.546
L’histoire de cette Association marquée par de nombreux changements de désignations que Claire Ducournau rappelle dans son ouvrage est aussi celle d’une ligne générale qui s’étale sur quatre-vingt-dix ans, et qui propose de préserver les liens culturels entre la France, patrie des lettres et des arts, et ses anciens territoires ; des liens définis comme des attachements plus forts que les précédents politiques547. Révérend Père Mouëzy, Histoire et coutumes du pays d’Assinie et du royaume de Krindjabo, Paris, Larose, 1942. 545 Pierre Bourdieu, Les règles de l’art, sl, Éditions du Seuil, 1998. 546 Claire Ducournau, La fabrique des classiques africains, Paris, Éditions de CNRS, 2017, p. 183-184. 547 Claire Ducournau, idem, p. 185. 544
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Peut-on douter un seul instant qu’à travers sa reconnaissance d’utilité publique par la loi de 1901, l’ADELF ne soit pas un relais institutionnel de la pensée africaniste, branche de l’idéologie républicaine française dont les voies vicinales de diffusion rencontrent inéluctablement l’imaginaire littéraire des auteurs coloniaux français exilés. Ceux-ci mettent ainsi en valeur de manière tout à fait indirecte les bienfaits de l’entreprise coloniale présentée comme un vaste projet philanthropique de civilisation, même s’ils s’illustrent dans la défense des cultures étrangères exprimées en français. En évitant leurs textes clairement engagés contre le colonialisme, l’ADELF contribue, à travers ses prix littéraires, à la reconnaissance de ces écrivains qu’elle défend contre le centralisme parisien. Ainsi, en dehors de Senghor en 1949, de René Maran en 1950, de Martial Sinda en 1956 et de Tchicaya U Tam’si en 1957, les prix de l’ADELF sont décernés majoritairement à des écrivains issus de la métropole. Le Grand Prix littéraire d’Afrique noire qui prendra la relève des Grands prix littéraires de la mer et de l’outre-mer, de l’AOF et de l’AEF illustre, par ailleurs, les positions ambivalentes de l’Association à la croisée d’enjeux littéraires, mais aussi politiques et économiques, du fait de son poids géopolitique sur les représentations de l’Afrique perpétuées en métropole. En témoigne la virulente critique de Jean-Pierre Makouta-Mboukou, reprise par Claire Ducournau, qui évoque ce prix comme une tutelle française de contrôle tuant l’inspiration et l’art personnel, en appliquant des règles élaborées pour exprimer un autre monde548. Cette critique de Jean-Pierre Makouta-Mboukou délivre deux enseignements. Premièrement, il dévoile comment le champ littéraire, dans sa structuration spécifique et à dessein, sert de rouage à l’impérialisme. JeanPierre Makouta-Mboukou dénonce en effet comment cette idéologie fonctionne au-delà des niveaux des lois économiques et des décisions politiques. Par son autorité de formulation culturelle, par sa consolidation permanente au sein de l’éducation, de la littérature, des arts plastiques, l’africanisme demeure un prétexte discursif et théorique de survivance du colonialisme. Deuxièmement, cette réflexion de Jean-Pierre MakoutaMboukou démontre l’absence d’autonomie du champ littéraire français vis-àvis des positions idéologiques africanistes, voire orientalistes, érigées en valeurs créatives. Pour passer cette analyse à travers le chas de la pensée de Pierre Bourdieu, l’on dira simplement que les « règles de l’art » littéraire français échappent difficilement au pouvoir symbolique de l’africanisme, considéré comme langage scientifique qui donne forme et puissance à la doctrine politique officielle appliquée ou applicable à l’Afrique. En quelque sorte, l’africanisme, conséquence théorique et idéologique de la géopolitique française, devient une espèce de langue officielle, du moment où il s’impose à tous les acteurs directs ou indirects de la politique africaine de la France : romanciers, 548
Jean-Pierre Makouta-Mboukou cité par Claire Ducournau, idem, p. 202. 287
sociologues, historiens, géographes, politologues et même hommes d’État ou politiciens. Cela explique, au passage, pourquoi l’imagologie de l’Afrique dans le discours des présidents de la cinquième république est immuablement formatée autour de stéréotypes et des clichés dont l’idéologie raciste ne trouble nullement la conscience des auteurs eux-mêmes. Cela explique en outre pourquoi les discours d’éducation nationale en France ont du mal à rompre avec des paradigmes afropessimistes qui placent en permanence l’Afrique en situation de civilisation tragiquement aux antipodes de la civilisation occidentale, et caricaturée sous les traits du tribalisme, de la dictature, des guerres civiles, des épidémies, des criquets, de l’apartheid, du sida, famine, volcan, etc. ; tous aspects repris par la caricature africaine du dessinateur Plantu illustrant pour les élèves français l’image fataliste de l’Afrique549. Quant aux romanciers en quête de renom mondial, comme dirait Pascale Casanova550, pour accéder à la reconnaissance, ils doivent se plier à cette vision ethnocentriste décrétée « universelle ». En l’occurrence, il s’agit d’inscrire la pensée littéraire dans l’idéologie africaniste qui fige l’imaginaire fictionnel ou l’érudition dans les systèmes de représentation propres à l’Occident, quand il s’agit de l’Afrique. Ainsi, sauf à vouloir considérer des romanciers français de la trempe de Georges Conchon, de Patrick Grainville ou encore de Patrick Besson comme des africanistes qui s’ignorent, il est impossible de ne pas lire respectivement L’État sauvage (1964)551, Le tyran éternel552 (1998) ou, Mais le Fleuve tuera l’homme blanc (2009) comme des illustrations esthétiques de l’africanisme ; c’est-à-dire de véritables narrations Jean-Fernand Bédia, Risques-images, risques-pays : limites des stratégies de communication et d’information dans les manuels scolaires français et ivoiriens (1970-2005), thèse unique de doctorat en science de l’information et de la communication, Université Michel de Montaigne, 2010, p. 286. 550 Pascale Casanova, La république mondiale des lettres, Coll. « Essais/Points », Paris, Éditions du Seuil, 2008, p. 230. 551 « L’État sauvage de Georges Conchon. Un demi-siècle après Maran, un écrivain français réinventait la mission civilisatrice de la France en Afrique : Batouala/L’Étatsauvage… », cf./ Bernard B. Dadié, Cailloux Blancs, Abidjan, CEDA/NEI, 2004, p. 60. 552 « Après sa mort, Houphouët-Boigny, l'ancien président de la Côte-d'Ivoire, est devenu un esprit. Il plane au-dessus de sa capitale, Yamoussoukro, où il a fait édifier une basilique à l'image de Saint-Pierre de Rome. Du ciel, en prenant à témoin son crocodile sacré, Houphouët observe et juge ses anciens ennemis, en tête desquels complote Sylvanus Adé, un écrivain qui mène l'enquête sur un étrange Nègre blanc... Cet Albinos obsède, aussi, Thérèse et Assioussou, deux amants passionnés qui veulent préserver leur paradis des ravages du tourisme. Avec l'Albinos et son secret, c'est tout l'imaginaire de l'Afrique que l'on redécouvre alors : une invention échevelée qui se joue du pouvoir et renverse la légende bâtie par l'ancien tyran ». Cf : https://www.decitre.fr/livres/le-tyran-eternel-9782020372268.html 549
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de l’Afrique postcoloniale sur fond de clichés éculés et autres stéréotypes entretenus depuis des siècles : mythes et mystères, pouvoir et occultisme, jungle étatique et inanité sociologique en proie aux épidémies, aux pandémies, à la corruption et autres fléaux, se côtoient ainsi dans un style d’écriture nourri à l’âme de l’africanisme. Penser l’Afrique dans les chaumières, dans les mansardes ou dans les salons feutrés de l’hexagone, c’est laisser libre-court à cette espèce de communisme représentationnel à travers lequel toute création littéraire ou tout discours scientifique tire sa légitimité politique et sociétale. Ce communisme idéologique consiste à annexer dans le champ de l’imagination créatrice un monde préconstruit dont l’intelligentsia n’ignore pas pourtant les conditions historiques d’existence : traite négrière ou « génocide utilitariste », colonisation, confiscation de politique économique, éducationnelle, culturelle, etc. Face au nationalisme offensif et mortifère qui se voile derrière le rideau opaque de l’africanisme, mais aussi de l’orientalisme comme l’a démontré le célèbre essai Culture et impérialisme d’Edward Saïd, se dresse un nationalisme légitimement défensif, dont les théories et les courants de pensée invitent à la liberté, à l’unité et surtout à la fraternité entre les peuples, furentils ennemis dans un passé colonial récent. Panafricanisme et Négritude : entre géopolitique et littérature S’il y a une indécence feignant l’absence de probité intellectuelle à dénoncer dans l’histoire des idées politiques et littéraires, c’est cette tendance à faire croire que l’évolution du continent, hormis l’influence des idéologies nées dans le berceau culturel de l’Occident, ne repose sur aucune idéologie fondamentalement africaine. Et d’aventure, si celle-ci avait existé, son impact n’aurait été qu’éphémère, un feu de paille, un épiphénomène historique qui justifie qu’elle n’entre guère dans les termes de référence de formation en vigueur dans les institutions de sciences politiques, dans les départements d’enseignement d’histoire politique ou anthropologie politique, etc., en dehors des départements d’études littéraires africaines. La mort injustement proclamée des idéologies africaines, en l’occurrence le Panafricanisme et subséquemment la Négritude, comme le fait remarquer Pambu NgomaBinda553, est une fausse prophétie. Ces deux courants de pensée, quoique remontant à la fin du XIXe siècle, ne cessent d’être jeunes et pleins d’avenir comme problème de politique et de culture. Pour donner à cette postulation toute sa pertinence, et avant de poursuivre plus loin l’analyse du Panafricanisme et de la Négritude comme deux Pambu Ngoma-Binda, La pensée politique africaine contemporaine, Paris, L’Harmattan, 2013, p. 119. 553
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rhétoriques politiques et idéologiques complémentaires prolongeant le débat sur la géopolitique à l’intérieur des études littéraires, il est important d’adopter une approche théorique qui fait de leur complétude le point de départ d’un engagement politique à la fois historique et contemporaine. La Négritude : fille aînée du Panafricanisme et le contexte du génocide culturel africain Paradigme historique depuis que le néologisme anglais, formé du radical grec genos signifiant naissance, race et du suffixe cide, fut employé en 1944 à propos des nazis et de leur « solution finale » du problème juif, le génocide se dit de la destruction méthodique d’un groupe ethnique et par extension, dès 1970, de l’extermination d’un groupe en peu de temps554. Le grand livre de la politique, de la géopolitique et des relations internationales555, qui consacre une entrée lexicale à cette notion, distingue deux types de génocides. Le premier, s’éclairant de la signification étymologique, relève de l’extermination d’un groupe qualifié d’ethnie, de tribu, de clan, de race, par une puissance étrangère, une puissance coloniale ou une dictature. Quant au second, qui est une conséquence de l’enrichissement sémantique du terme, il renvoie à l’idée de s’attaquer méthodiquement à la culture, aux croyances, aux mythes, aux valeurs, bref à tout ce qui permet à une population d’exprimer sa différence, sans forcément chercher à l’exterminer. Pour la première fois dans l’histoire, ce type de génocide, dit génocide culturel, a fait l’objet d’un procès fortement médiatisé à la Cour Pénale Internationale qui, l’on s’en doute, a pris le relais du Tribunal international de Nuremberg où se déroula le procès des Nazi pour crime contre l’humanité envers le peuple juif. Même s’il s’agit à travers ce rappel de définition du terme génocide de sacrifier à une certaine tradition pédagogique, le but ici est d’introduire au passage comment des crimes de masse perpétrés contre les peuples africains, après avoir été prémédités, planifiée et orchestrés dans le cadre de politique nationale ou étatique, ne bénéficient pas de la même considération morale, politique et judiciaire. D’abord, la traite négrière, qualifiée par le philosophe français Louis Sala-Molins de « génocide utilitariste »556, de « crime contre l’humanité »557, de « crime imprescriptible »558, d’« entreprise 559 indiscutablement génocidaire » , de « lente extermination génocidaire »560, Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Dictionnaire Le Robert, 1998, p. 1575. 555 Mokhtar Lakehal, op. cit., p. 356. 556 Louis Sala-Molins, idem, p. VII. 557 Louis Sala-Molins, idem, p. X. 558 Louis Sala-Molins, Idem, p. XII. 559 Louis Sala-Molins, Idem, p. XI. 560 Louis Sala-Molins, Idem, p. XII 554
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ensuite les colonisations européennes et leurs corollaires de « massacres et d’exterminations » qui inspirent les ouvrages les critiques et les plus détaillés sur l’histoire du colonialisme561, enfin les guerres géopolitiques et géostratégiques, qualificatifs succédanés des guerres coloniales, sont autant de contextes où des génocides, des massacres de populations tombent dans l’indifférence quand ils ne sont pas définis comme des « génocides sans importance »562. Ces contextes placés dans un ordre chronologique sans discontinuité courent depuis le XVIe siècle jusqu’à aujourd’hui. Sur la base de ces indices historiques, le contexte de la naissance de la Négritude, en tant que doctrine nationaliste défensive, s’annonce des plus tragiques :
Le contexte indicateur de cette prise de position est de grande clarté. C’est celui qu’en résumé Lilyan Kesteloot dénomme « situation coloniale » : la colonisation, avec toutes ses discriminations, humiliations, réductions et négations. Réduction du Noir à un niveau d’humanité inférieur ; négation en lui de toute valeur spirituelle et matérielle, de toute civilisation. C’est ce discours négatif confectionné autour du Noir par le fait colonial qui a donné lieu à ces deux définitions intimement liées dans un même projet.563
Un premier niveau de lecture de cet extrait rassemble uniquement des arguments qui font prévaloir un contexte dominé essentiellement par le génocide, entendu dans sa symbolique culturelle. Or, lorsque Pambu NgomaBinda emprunte à Kesteloot l’expression « réduction du Noir à un niveau d’humanité inférieur », il n’est pas à exclure que l’imaginaire éthique et sémantique de cette formule rencontre celui de « bétail humain » qu’emploie Christiane Taubira564, combattante émérite pour la reconnaissance de l’esclavage comme un « crime contre l’humanité » sans velléité de comparatisme opportuniste avec le génocide juif. À ce titre, « la réduction du Noir à un niveau d’humanité inférieur » est à la fois un rail lexical et méthodologique qui conduit à faire le lien entre les raisons historiques d’émergence de la Négritude et le contexte de naissance d’un autre mouvement de pensée beaucoup plus important qui, à l’orée des longs siècles de servitude en esclavage du Noir, va permettre à ce dernier une prise de conscience historique à l’origine de toutes ses luttes pour sa dignité bafouée. Cf : Marc Ferro (sous la direction de), Le livre noir du colonialisme, Paris, Robert Laffont, 2003 ; Olivier Le Cour Grandmaison, Coloniser. Exterminer, Paris, Librairie Arthème Fayard, 2005 ; Thomas Deltombe, Manuel Domergue, Jacob Tatsitsa, Kamerun, Paris, Éditions La Découverte, 2011. 562 Cf : Tuez-les tous ! Histoire d’un génocide ‘‘sans importance’’, documentaire de Raphaël Glucksmann, David Hazan et Pierre Mezerette, 2004. 563 Pambu Ngoma-Binda, idem, p. 121. 564 Christiane Taubira (Introduction de), in Codes noirs. De l’esclavage aux abolitions, sl, Éditions Dalloz, 2006, p. XI. 561
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Ce mouvement de pensée devancier de la Négritude, qui lui fournit ses premières références intellectuelles, n’est autre que le Panafricanisme, idéologie et vision politique culturelle, sociale et économique, portée par des valeurs philosophiques visant la renaissance, l’unité et le progrès du continent africain. Ayant pour précurseurs des intellectuels noirs d’Amérique, le lien naturel entre le Panafricanisme et la traite transatlantique des Africains, ce « génocide utilitariste » sans précédent dans l’histoire de l’humanité, se dégage d’abord des prises de position de Marcus Aurelius Garvey (1887-1940), Jamaïcain d’origine. Son combat et ses thèses empreintes de messianisme prônent la violence pour sortir la race noire de l’oppression, de l’esclavage et de l’exil en terre américaine. Replacée dans le contexte infernal et génocidaire de la traite négrière, la violence idéologique de Marcus Garvey paraissait l’unique voie de réplique à la mesure de la barbarie, de l’inhumanité imposée au Noir ravalé au rang de meuble et d’animal de somme, et dont l’insoumission prédestinait parfois aux fournaises du Klu Klux Klan, groupe de bandits racistes puissamment supportés et financés par l’Amérique blanche565. Mais, la méthode du Dr William Edward Burghardt Du Bois (18681963), plus connu sous le sigle de WEB du Bois, permet d’affronter pacifiquement et notamment par le savoir et la science le monstre politique, ineffable et vampirique qu’est l’esclavage des Noirs, moteur économique du système capitaliste. Avec cet autre noir américain, le difficile, émouvant et passionnant combat pour la liberté s’ouvre à la connaissance, au jeu du contrôle de la raison intellectuelle et scientifique. C’est donc à travers l’organisation des congrès internationaux566 sous l’instigation de ce docteur en sociologie de l’Université de Harvard, né d’un Blanc et d’une mère esclave, que se joue désormais la lutte pour la réhabilitation de la civilisation négro-africaine. Une civilisation dont les femmes, les hommes et les enfants, enchaînés, affamés, tragiquement et factuellement triés au moyen des épidémies dues à l’inanition, étaient condamnés à survivre au passage forcément traumatique de l’Atlantique, avant de finir leur existence dans les champs de concentration européens et américains au service de la révolution industrielle et économique en Occident. L’enracinement des idées panafricanistes aux États-Unis s’explique certainement par le fait que l’Amérique, et précisément les territoires insulaires comme Saint-Domingue rebaptisée Haïti, a été le théâtre des premières révolutions contre le système capitaliste, dont l’économie des plantations de sucre, de tabac et de coton s’est avérée vorace en êtres humains. Toussaint Louverture, figure emblématique de cette révolution dont l’œuvre majeure reste ses mémoires rédigés alors qu’il purge une peine de condamnation à mort dans la prison du Jura en France, semble avoir inspiré Pambu Ngoma-Binda, idem, p. 64. Voir la liste des congrès organisés par WEB Du Bois dans l’essai de Pambu Ngoma-Binda, idem, p. 51. 565 566
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les précurseurs noirs américains du Panafricanisme, auquel le Dr Kwame Nkrumah, premier président du Ghana, Cheikh Anta Diop, scientifique et philosophe égyptologue, homme politique victime de l’ostracisme des dirigeants sénégalais de l’époque, contribueront à donner l’âme influente dans le débat actuel de l’histoire des idées. Nul doute aussi que les congrès organisés sous la houlette de ces premiers intellectuels noirs américains, notamment celui de Manchester organisé par WEB Du Bois en 1945, favorisèrent les rencontres des leaders panafricanistes, dont certains, à l’image d’Aimé Césaire, de Léopold Sédar Senghor et Léon Gontran Damas s’investiront dans la création du mouvement politique et littéraire de la Négritude. En tant que courant de pensée inauguré et animé principalement par des « acteurs pluriels » du fait de leur double statut d’homme politique et d’homme de culture, la Négritude est avant tout un mouvement politique qui doit sa naissance à l’émergence des idées panafricanistes. Mais la commune mesure, sans laquelle l’historiographie de ces deux mouvements serait dépourvue de signification et d’enjeu historique, géopolitique et moral, est bien le contexte de génocide entendu au sens propre comme au sens figuré. Ainsi, tout discours sur la Négritude, ne peut se défaire du fait qu’elle demeure certes, une conséquence idéologique du Panafricanisme, mais qu’elle est, au même titre que ce dernier, ontologiquement un rempart idéologique de l’humanité contre la menace fort malheureusement existentielle de génocide, fût-il anthropologique, politique et culturel, auquel l’exposent des ethnocentrismes décadents accrochés à des idéologies politiques et économiques mortifères. Panafricanisme et Négritude : de la production culturelle africaine et son idéologie Le contexte inaugural de l’histoire des idées littéraires africaines a la particularité d’être immuablement défini du sceau du génocide : génocide humain ou anthropologique, génocide politique, génocide culturel. D’ailleurs, lors du dixième anniversaire du génocide rwandais, une tragédie à nulle autre pareille sur le continent africain, le général Roméo Dallaire a mis en garde les Africains contre la menace existentielle des génocides, donnés en l’occurrence comme mode de régulation des relations internationales entre l’Occident et l’Afrique. Prenant la parole pour dénoncer la défection de la communauté internationale, voici l’adresse de l’ancien commandant de la MINUAR, la force militaire des Nations unies au Rwanda, aux survivants du génocide de 1994 : Mesdames, messieurs, le monde est géré par un concept qui va permettre d’autres génocides. Vous n’étiez aucunement dans l’intérêt national ou personnel des grandes puissances. Ils (sic) étaient intéressés par la Yougoslavie. Et le principe était qu’au Rwanda, c’est du tribalisme, c’est de l’histoire qui se répète. En Yougoslavie… Ah en 293
Yougoslavie, c’est quatre cents ans d’histoire entre les grandes religions du monde. C’est du nettoyage ethnique. C’est la sécurité de l’Europe. C’est des Blancs. Le Rwanda, c’est des Noirs, c’est en plein cœur de l’Afrique, y a aucune valeur stratégique. […] c’est des humains et il y en a trop de toute façon567.
Ces paroles qui, l’on se doute, n’ont pas manqué de susciter l’émoi du public réuni pour la circonstance dans le stade de Kigali, renvoient à ce que les historiens appellent le dernier génocide du XXe siècle. Les premières phrases de l’auteur sont cinglantes de vérités que l’on retrouve en d’autres termes dans la brillante et inédite réflexion que Patrice Nganang engage dans son Manifeste pour une nouvelle littérature africaine. Certes, d’un point de vue de l’histoire africaine d’après les indépendances, comme l’écrit ce professeur de théories littéraires, ce génocide marque le moment le plus achevé d’un régime de la mort qui a inscrit sa signature dans la longue série de tragédies nationales qui aura inauguré l’acquisition des souverainetés nationales. Mais à la réalité, et c’est ici que Patrice Nganang568 rejoint et développe la pensée de l’officier canadien, ce génocide est le sommet inimaginable d’un temps de tragédie dont il fait remonter le fil d’Ariane plus loin dans le régime colonial et même dans les caves du commerce triangulaire. Il est impossible de dire, pour adhérer à la légitime intransigeance de sa posture, aujourd’hui comme hier, que cette boucherie-là n’était pas annoncée par la logique même de l’histoire africaine contemporaine. Par ce qui précède, penser la culture en général et la littérature écrite africaine singulièrement en dehors du paradigme génocidaire qui articule poétiquement et méthodiquement la relation entre la culture et la géopolitique devient une effraction à la pensée génésique qui a vu naître le Panafricanisme et sa progéniture idéologique qu’est la Négritude ; c’est contribuer volontairement à véhiculer la sordide habitude de pensée qui enterre ces deux idéologies significatives de la révolution qui ont marqué l’histoire des idées politiques et littéraires au siècle passé dans les décombres des décolonisations ou des indépendances des pays africains. Il s’agit là d’un luxe méthodologique dans lequel ne peut se complaire la critique des œuvres culturelles sur le continent ; et ce d’autant plus qu’une certaine historicité post-2011, dominée par deux événements majeurs, rappelle l’immanence du Panafricanisme à la culture entendue comme arme de libération politique. Pour évoquer rapidement ces deux événements, il faut retenir l’assassinat de Mouammar Kadhafi, Guide de la Jamahiriya libyenne, le 20 octobre 2011, Roméo Dallaire, “ J’ai serré la main du diable. Dixième anniversaire du génocide.” in Hôtel Rwanda. Au-delà du film, DVD-Documentaire, Édition Collector 2 DVD Metropilitan, 2006. 568 Patrice Nganang, Manifeste pour une nouvelle littérature africaine, Paris, Homnisphères, 2007, pp. 29-30. 567
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par l’OTAN et la France dans une sale et incongrue guerre géostratégique, comme les Occidentaux en l’habitude en Afrique. L’autre fait est celui qui se déroule quelques mois auparavant et qui ramène aux conditions humiliantes et tragiques du renversement du président ivoirien Laurent Gbagbo par l’armée française le 11 avril 2011, puis sa déportation et sa détention dans les liens de la prison hollandaise de Scheveningen, au mépris des règles élémentaires de la justice internationale. Pour les Africains au fait de l’histoire des relations internationales, la fin de vie de Mouammar Kadhafi et la fin politique de Laurent Gbagbo rappellent celles de Patrice Lumumba, de Thomas Sankara et bien d’autres présidents africains assassinés sur l’autel de la géopolitique des Occidentaux en Afrique. Ces deux événements de l’année 2011 ont pour conséquence la résurgence des idées du Panafricanisme. La singularité de ce retour est qu’il s’opère à travers les canaux de médias africains qui inspirent opportunément la qualification de médiacultures du Panafricanisme. Les plus en vogue, pour ce qui concerne l’Afrique, depuis l’année 2011 sont : Le Grigri international, Télédiapora, La Voix de la résistance africaine (VRA), Cameroonvoice, pour ce qui concerne les médias d’informations disponibles par internet. Pour le reste, il y a principalement les télévisions numériques par satellite comme Afrique Média ; Télésud, Vox Africa. Pour comprendre le sens de leur appellation, comme cela a été rappelé dans le chapitre précédent, il faut remonter à la science africaniste, dont le discours influencé fortement par la modernité inspirée par le siècle des Lumières s’est construit comme objet la représentation des peuples africains dans le cadre de la fameuse « mission civilisatrice» ; une mission qui faisait de l’Occident le peuple civilisé et le reste du monde, en l’occurrence l’Afrique, une terre de « barbares ». Pareille représentation est devenue le fonds de commerce des industries culturelles (cinéma, expositions muséographiques et photographiques). Très subjective, voire très éloignée de la manière dont les Africains euxmêmes se représentent, cette représentation, à une période qui coïncide sur le continent africain et au sein de sa diaspora avec les tragédies ivoirienne et libyenne, donne lieu à des réponses, à travers une catégorie de pratiques médiatiques qui intègrent ce qu’Éric Macé569 appelle les médiacultures. C’est l’ensemble des rapports sociaux et des expériences véhiculées par les représentations médiatiques et leurs usages. Les médiacultures du Panafricanisme, appelons-les ainsi, par définition et par idéologie, mettent en place une série de pratiques culturelles et de conceptions dans le domaine de la production médiatique, qui annoncent leur différence avec les canons occidentaux. 569
12.
Éric Macé, Les imaginaires médiatiques, Éditions Amsterdam, Paris, 2006, p. 11295
Pour que le sentiment panafricaniste renaisse par les canaux médiatiques, c’est parce qu’en réalité, la voix du politique africain censé le porter en écho s’est révélée aphone, du fait des dissensions entre, non seulement les leaders qui ont conduit les anciennes colonies aux souverainetés nationales, mais aussi entre ceux qui ont eu la charge de les gérer pendant ces cinquante dernières années. Ces derniers ont fait la preuve de leur incapacité à unifier les peuples du continent, ce qui a fortement contribué à mettre en berne les idéaux du Panafricanisme, faisant penser que cette idéologie était mort-née. Mais, la société civile, instruite par l’échec des hommes politiques à réaliser l’unité de l’Afrique a, semble-t-il, pris le relais, des décennies plus tard après les indépendances. Et, pour la circonstance, l’historicité post-2011 s’est avérée un moment idéal. L’acte du retour annoncé du Panafricanisme est aussi manifeste dans la tenue du colloque internationale « La renaissance africaine et les leçons de la crise ivoirienne », du 28 novembre au 2 décembre 2011. Véritable opportunité historique, que les communicateurs, notamment Théophile Obenga, reconnu comme le disciple de Cheikh Anta Diop, ont saisie pour réaffirmer le crédo du Panafricanisme. Ils venaient de ressemer en territoire ivoirien, jadis éloigné des postulations panafricanistes du fait des positions fondamentalement francophiles et francophonistes de son premier président, les idéaux du mouvement cher à Kwame Nkrumah. L’essentiel, plus que jamais d’actualité, à travers ce sommet scientifique organisé dans un pays, encore fumant des bombardements des armées française et onusienne, est l’avènement d’une « nouvelle conscience africaine » : Cette nouvelle conscience africaine, devant les nouvelles exigences de la vie et de survie, est l’œuvre de toutes les forces vives africaines : écrivains, romanciers, hommes et femmes de théâtre, poètes, qui doivent quitter la description des faits coloniaux et postcoloniaux pour aborder désormais les thèmes majeurs de l’Afrique nouvelle ; Musiciens, artistes, athlètes, cinématographiques, couturiers, modélistes, qui doivent percer les mystères, mobiliser les forces, les énergies, les mentalités collectives en fonction du présent et de l’avenir ; Intellectuels, universitaires, penseurs, cadres, libraires, bibliothécaires, documentalistes, archivistes, muséologues, hommes et femmes des églises, qui doivent chasser l’ignorance, répandre les connaissances, innover et inventer d’autres discours dont les dynamiques transcendent le convenu pour ouvrir de nouvelles perspectives africaines plus solidaires570.
Cette « nouvelle conscience », qui porte en écho l’instinct de survie panafricaniste, achève de planter le décor à la fois historique et scientifique, Théophile Obenga, L’État fédéral d’Afrique noire : la seule issue, Paris, L’Harmattan, 2012, p. 53. 570
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qui place la culture africaine au cœur des enjeux géopolitiques, notamment en ce qui concerne la « renaissance de l’Afrique ». C’est pourquoi, l’appel de Théophile Obenga s’entend comme une définition des responsabilités incombant à chacun dans la prise de conscience et la matérialisation du rôle politique de la culture, entendue dans son assertion la plus large, c’est-à-dire ce qui fait la singularité identitaire d’un peuple dans la diversité mondiale des civilisations : sa littérature, sa philosophie, sa cosmogonie, sa mémoire, son histoire, sa géographie, ses danses, ses musiques, sa peinture, sa sculpture, son journalisme, sa médecine, auxquelles il faut ajouter ses principes militaires, économiques et éducationnels, qui concourent à l’expression authentique de sa souveraineté. Or, la culture à la source de laquelle est forgée l’humanité africaine depuis que celle-ci est tombée en servitude, d’abord durant les longs siècles de la traite négrière transatlantique, et ensuite lors de la ténébreuse et effroyable du nuit de la colonisation pendant laquelle s’est poursuivi le génocide des civilisations africaines, est une culture d’emprunt saupoudrée d’universalisme, qui flatte tellement le palais des intellectuels africains qu’ils deviennent étrangers à leur propre société. Dans son essai intitulé Le consciencisme, Kwame Nkrumah retrace la genèse de cette culture en « mission civilisatrice », échafaudée par la pensée africaniste, consciente du pouvoir d’asservissement inhérent à la culture, celle-ci étant pensée comme la base de personnalité d’un peuple : L’individu n’est pas un élément anarchique ; il vit dans un entourage ordonné et, pour créer cet entourage, il faut des méthodes à la fois explicites et subtiles. L’une de ces méthodes subtiles est enseignée par l’histoire. L’histoire de l’Afrique, tel que l’exposent les universitaires européens, a été encombrée de mythes pervers. On a même nié que nous fussions historiquement un peuple. On a dit que, tandis que les autres continents avaient une histoire ordonnée, dont ils dirigeaient le cours, l’Afrique n’avait jamais évolué, écrasée qu’elle était par son inertie, et qu’il avait fallu le contact des Européens pour la faire entrer dans le courant de l’histoire. Ainsi, l’histoire de l’Afrique était présentée comme une annexe de l’histoire européenne. On invoqua l’autorité de Hegel pour appuyer son hypothèse anti-historique qu’il avait malheureusement contribué à lancer. Les apologètes du colonialisme se hâtèrent de s’en emparer et de la prendre pour thème d’écrits féroces. En présentant l’histoire de l’Afrique comme celle de l’effondrement de nos sociétés traditionnelles lors de l’arrivée des Européens, le colonialisme et l’impérialisme utilisèrent leur propre récit de l’histoire et l’anthropologie africaines comme instruments de leur idéologie d’oppression571.
571
Kwame Nkrumah, Le consciencisme, Paris, Présence africaine, 1976, p. 79. 297
À travers ces propos, le pape du Panafricanisme ne fait pas que dévoiler le subterfuge idéologique de la culture dans laquelle s’est faite et continue de se faire l’éducation des peuples africains. De façon très explicite, il met en mission, de même que Théophile Obenga l’a osé plus haut, tous les artisans de la culture, notamment à travers le rejet de cette idéologie dogmatique qui tend à faire de l’histoire de l’Afrique une expansion de l’histoire générale de l’Occident. En d’autres termes, toute culture qui prétendra être au service de la « renaissance » de l’Afrique doit s’affranchir des thèses africanistes persistantes et qui nimbent les arcanes des discours scolaires ou médiatiques structurant l’idéologie de l’éducation de l’Africain moderne. Cela consiste, pour Kwame Nkrumah à interpréter la culture ou à la façonner, non pas sous le prisme des intérêts des Occidentaux dont le nationalisme cache un penchant colonialiste ou néocolonialiste latent. De ce point de vue, la culture doit être un miroir, un reflet réaliste de l’humanité africaine, et non le discours complaisamment consensuel qui n’hésite pas à qualifier les pouvoirs africains quand il le faut de « dictature de la pire espèce », et qui déploie l’ironie ou l’euphémisme, au moment de rappeler aux Occidentaux leur responsabilité politique, morale et surtout transhistorique dans le contexte de génocide qui définit la situation postcoloniale de l’Africain. Pour illustrer le discours idéologique habilité à contribuer à la renaissance de l’Afrique, deux œuvres deux auteurs reconnus comme artisans du Panafricanisme et de la Négritude méritent d’être étudiées dans le cadre de cet enseignement. Il s’agit de Discours sur colonialisme d’Aimé Césaire et Cailloux Blancs de Bernard Dadié.
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LA GÉOPOLITIQUE AU MIROIR DES DISCOURS CÉSAIRIEN ET DADIÉEN Introduisant l’étude du XXe siècle par la condition de l’écrivain marquée par des événements historiques d’une ampleur terrifiante, Xavier Darcos572 fait une omission grave. Citant « les guerres mondiales, la bombe atomique, les camps d’extermination, les chutes idéologiques », l’historien de la littérature française oublie d’insérer dans cette liste, les colonisations européennes, dont l’idéologie centrale, le colonialisme ou l’impérialisme est en amont de ces dérives honteuses et traumatisantes de l’histoire de l’humanité. Le sujet de cette omission est pourtant la raison fondamentale qui explique l’entrée d’Aimé Césaire et de Bernard Dadié en littérature, et qui les consacre justement comme des écrivains incontournables dans l’histoire des idées politiques et littéraires des XXe et XXIe siècles. En effet, l’impérialisation de la politique étrangère des Occidentaux, dissimulée aujourd’hui derrière l’appellation plus aseptisée de « géopolitique », est demeurée constamment « l’horizon d’attente » ou le « degré zéro » de la pensée littéraire du poète français et du dramaturge ivoirien, deux écrivains contemporains par la naissance573, mais aussi par la longévité de la carrière littéraire574. Ayant expérimenté l’écriture littéraire par tous ses artifices génériques, ce n’est donc pas de deux « exclus des grands genres » qu’il s’agit. Et pourtant, il sera question dans cette partie du chapitre de deux écrits, certes distants dans le temps, mais dont la commune appartenance générique à l’essai en fait des textes qui privilégient la réalité historique, la réflexion, les idées, la pensée discursive à l’imagination exaltée par la fiction575. L’historiographie littéraire de la géopolitique à l’épreuve des genres C’est à tort que l’on a toujours présenté la géopolitique comme un objet exclusif de la science politique. La thèse constante de ce chapitre détruit cette habitude pensée et inscrit cette thématique comme une inspiration classique Xavier Darcos, Histoire de la littérature française, Paris, Éditions Hachette, 1992, p. 362. 573 Césaire (1913) et Dadié (1916) 574 Dadié depuis 1933, avec sa chronique Les villes et jusqu’en 2016 où l’on enregistre dans la presse écrite ivoirienne des contributions sur la situation politique de la Côte d’Ivoire. Officiellement la dernière publication de Dadié est Cailloux Blancs, en 2004 aux Éditions NEI/CEDA. Césaire depuis 1939, avec Cahier d’un retour au pays natal, jusqu’à au moins de 2005, avec la publication de ses entretiens avec Françoise Vergès, sous le titre Nègre je suis, Nègre je resterai, chez Albin Michel. 575 Dominique Combe, Les genres littéraires, Paris, Éditions Hachettes, 1992, p. 16. 572
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des formes d’écriture de l’histoire par les genres littéraires. La narrativité littéraire de la géopolitique, de ce point de vue, ne se limite pas, pour annexer ici et maintenant une réflexion de Paul Ricœur576, à un mouvement de bascule par lequel une dérive esthétisante se substituerait à l’ambition de rigueur épistémologique. En revanche, il s’agit de comprendre, en l’occurrence, la pertinence du choix générique de l’essai dans l’opération d’écriture du colonialisme ou de l’histoire des relations internationales, notamment sous le prisme terminologique de la géopolitique. Ni fictions narratives, c’est-à-dire roman, nouvelle, conte, récit ; ni poésies, encore moins théâtres, les textes d’Aimé Césaire et Bernard Dadié retenus comme corpus d’illustration de la géopolitique en questions littéraires sont à première vue des essais. Défini dans le dictionnaire historique de la langue française comme un ouvrage littéraire en prose qui traite d’un sujet sans viser l’exhaustivité, l’essai est un genre qu’intègrent le discours philosophique ou théorique, l’autobiographie, les mémoires, le journal intime, les carnets, les correspondances, le compte rendu, le récit de voyage, etc.577. Discours sur le colonialisme : le pamphlet, un choix de raison contre l’inertie de la pensée post-libération C’est sous le prisme du genre pamphlétaire, forme d’expression dérivée de l’essai que Discours sur le colonialisme est le plus souvent abordé, sans doute pour s’inscrire dans la pensée de l’auteur qui n’a pas hésité dès la publication à le définir comme tel. Ainsi, ce « petit ouvrage de circonstance d’esprit satirique ou polémique », pour l’indexer sous la définition attestée par le Dictionnaire historique de la langue française, prend sa place – et cela l’histoire littéraire le souligne rarement – dans la lignée des textes pamphlétaires de densité historique produits par des orateurs et écrivains politiques depuis la Restauration (1815-1830) jusqu’à nos jours. À la suite des hommes d’État et représentants du peuple français comme Martignac, Benjamin Constant, Chateaubriand, Guizot, Thiers, Lamartine, Gambetta, pour ne citer que les plus célèbres dont l’éloquence parlementaire et pamphlétaire est mentionnée dans l’Histoire de la littérature française578, Aimé Césaire entre par la grande porte dans l’histoire de la pensée politique et littéraire du XXe siècle avec ce qu’il appelle « un cri de circonstance » : C’est un cri de circonstance, le « Discours sur le colonialisme ». Ce que j’ai dit, je le pensais depuis très longtemps. Contrairement à ce que l’on croit, ce n’est pas un discours que j’ai prononcé. Un jour une revue
Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire et l’oubli, Paris, Éditions du Seuil, 2000, p. 303. 577 Dominique Combe, idem, p. 14. 578 Ch. M. Des Granges, Histoire de la Littérature française, Paris, Librairie Hatier, 1917, pp. 887-897. 576
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de droite me demande un article sur la colonisation – une revue qui croyait que j’allais faire l’apologie de l’entreprise coloniale. Comme on insistait, j’ai répondu d’accord, mais à condition de me laisser la liberté de dire ce que je pensais. Réponse affirmative. Alors j’ai mis le paquet et j’ai dit tout ce que j’avais sur le cœur. C’était fait comme un pamphlet et comme un article de provocation. C’était un peu pour moi l’occasion de dire ce que je ne parvenais pas à dire à la tribune de l’Assemblée nationale.579
Le problème fondamental du choix du genre, à la lecture de cet extrait, est, premièrement, le refus du conformisme : « me laisser la liberté de dire ce que je pensais ». Dans ce refus du conformisme, l’expérience politique de l’homme d’État vient, comme une lumière jaillissant de l’horizon d’un océan de vie plongé dans les ténèbres, éclairer les voies à emprunter par un combat qu’éclipse la singularité du contexte : « C’était un peu pour moi l’occasion de dire ce que je ne parvenais pas à dire à la tribune de l’Assemblée nationale ». Au moment où la Revue Réclame sollicite l’intervention de Césaire, ce dernier est député de la Martinique, colonie d’outre-mer, sous la domination de la France, nation colonisatrice qui venait elle-même de faire l’expérience tragique de l’occupation coloniale par l’Allemagne. N’eut été l’intervention de la coalition américano-russo-britannique, soutenue par des armées venues des quatre points cardinaux de son empire, cette nation, sans supputer sur ce qu’elle serait advenue, resterait prise dans le piège dramatique de la destinée hypothétique qui caractérise tout peuple soumis. Face à cette situation coloniale que la France venait de traverser et qu’elle s’obstinait à faire vivre à des peuples qui ont pris une part active à sa libération, Césaire devait trouver le moyen d’exprimer sa légitime colère que ne cessait d’enflammer le conformisme de la pensée politique. Cette attitude d’inertie idéologique, au regard du contexte post-libération, était devenue la loi, l’éthique ou la morale dans un pays qui n’avait pas manqué d’écrivains politiquement engagés580 quand il s’était agi de résister contre l’occupation coloniale de la France par l’Allemagne ; une situation qui avait contraint les dirigeants de la quatrième république à participer à la déportation de leurs compatriotes vers les fourneaux d’extermination de Juifs, mais aussi des opposants à la politique coloniale nazie. Discours sur le colonialisme était, pour l’époque, une réponse retentissante au conformisme ambiant, en raison de la véracité troublante des faits énoncés ; un refus d’emboucher la trompette des discours idéologiquement monolithiques et triomphalistes de la libération. N’est-ce pas ce conformisme 579 Aimé Césaire cité par M. a M. Ngal et par René Hénane, « Aimé Césaire, une parole incandescente » in Aimé Césaire. Écrits politiques. Discours à l’Assemblée nationale 1945-1983, Paris, Nouvelles éditions Jean-Michel Place, 2013, p. 9. 580 Konrad F. Bieber, L’Allemagne vue par les Écrivains de la résistance française, Genève, Librairie E. Droz, 1954.
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qui pousse les responsables de la revue Réclame à croire que Césaire « ferait l’apologie de l’entreprise coloniale ». C’est donc dans le pamphlet que le tribun de la Négritude trouve les ressorts tant recherchés de la liberté de pensée, de la liberté d’expression sans risquer de travestir son ressentiment et son engagement politique. À travers ce genre qui permet à l’écrivain de garder son propre contrôle sur sa vision du monde, le grand poète révélé par Cahier d’un retour au pays natal (plusieurs fois réédité en 1939 et 1956), Les armes miraculeuses (1946), Soleil cou coupé (1947), a su s’arracher, comme l’écrit Ernest Pépin581, à la pesanteur de son temps, pour forcer des rapprochements contextuels (colonisation allemande et colonisation française) que nul avant lui n’a eu le courage, mais aussi le génie de théoriser. Ainsi, le pamphlet, après la poésie, s’est imposé comme un genre littéraire de secours contre « les édits coloniaux, les certitudes difformes de la pensée occidentale »582, contre l’incurie et l’abomination d’un « monde figé dans l’imposture des vainqueurs omniscients et naïfs »583. Le choix du style pamphlétaire est donc avant tout un choix de raison contre la défection et le mutisme des philanthropes de la Libération devant le crime contre l’humanité qui se jouait toujours à théâtre ouvert en Afrique et en Asie. C’est également un choix de raison contre les turpitudes morales d’une humanité occidentale qui avait bâti sa modernité civilisationnelle sur une caricature mortifère et meurtrière de l’Autre, dont la domination et la mise à mort par un système politique et économique entraient dans les stratégies de sa prétendue mission de civilisation. Aimé Césaire devait recourir ainsi à ce choix de raison qui n’enferme pas les mots dans la prison des sens convenus, chaque fois que l’histoire l’y obligera, comme ce fut le cas quand il voulait exprimer son désaccord face au silence du Parti communiste français ; silence assimilé à un crime, devant les graves dérives de Staline prétextant servir on ne sait quel but historique : Quand on apprend que sous Staline, des Juifs, exactement comme sous Hitler, ont péri victimes de leur race et que vingt-quatre écrivains et poètes juifs ont été massacrés en tant que Juifs, on se demande en vérité à quel dessein pouvaient servir de tels crimes… Eh bien camarades, je vous le demande, est-ce que vous saviez tout cela ? Non, vous ne le saviez pas. Moi non plus, je ne le savais pas. Mais les dirigeants du Parti communiste français le savaient et, à l’heure actuelle, tous les communistes de France le savent parce qu’ils ont lu le rapport Khrouchtchev.
Comme dans son Discours sur le colonialisme, Aimé Césaire délaissera dans sa Lettre à Maurice Thorez, secrétaire du Parti communiste français, les convenances narratives des genres normés, codés, pour la liberté des genres
Ernest Pépin, « Cet immense amour de l’avenir », in Aimé Césaire, le legs, Paris, Argol Éditions, 2009, p. 267. 582 Ibidem. 583 Ibidem. 581
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plus malléables, moins rigoristes en termes de règles esthétiques, en l’occurrence le genre épistolaire, qu’il n’hésite pas à « mettre sens dessus dessous », pour reprendre l’analyse d’Ernstpeter Ruhe584. La pédagogie de ce choix de raison, c’est-à-dire l’option du langage pamphlétaire dans un contexte historique où la critique du colonialisme semble lissée par une sorte de conformisme de la pensée Française postlibération, se situe à ce niveau-ci. La vérité philosophique et morale autour du colonialisme ne peut faire abstraction de la situation de traumatisme collectif lié aux événements horribles de cette moitié du siècle en cours. La prise de parole du poète-parlementaire répond ainsi à une volonté de plaidoyer de la mémoire en tant qu’impératif de justice, comme l’écrit Paul Ricœur585. Entre le silence du conformisme de la pensée et l’alternative de l’écriture décomplexée qui brise cette espèce de tabou louvoyant le parallèle entre les colonialismes allemand et français, Aimé Césaire donne la possibilité critique de faire de son texte un véritable bréviaire de l’histoire de la pensée politique et littéraire contemporaine, dans la mesure où son « cri de circonstance » devient désormais une référence épistémologique de la narration universelle de l’histoire de l’humanité. Cailloux Blancs : des chroniques dadiéennes sur les traces de « la mémoire amputée » en postcolonie francophone Sous-titré « Chroniques », comme pour ne pas laisser de doute sur son identité générique, Cailloux blancs est un recueil de textes politiques qui portent le témoignage de faits historiques sur l’Afrique en général et la Côte d’Ivoire en particulier. Rapportés dans l’ordre chronologique de leur succession, ces faits, à l’instar de l’avènement de la démocratie en Afrique du Sud et du génocide au Rwanda qui sonne le glas du sommeillement de la pensée africaine en dehors des chemins tracés par la Négritude et le Panafricanisme, posent l’épineuse et lancinante question d’une mémoire véritablement africaine ; une mémoire telle qu’elle devrait s’enseigner dans le cadre des éducations nationales. Pour traduire cette préoccupation, c’est dans la philosophie africaine que Bernard Dadié, en tant qu’unique ancêtre encore vivant des lettres africaines contemporaines, trouve les ressorts de sa pensée :
L’homme en marchant laisse des traces, et à un carrefour indique quelle voie il a prise, de même les peuples laissent des traces, leur Histoire. Il suffit bien de l’interroger pour savoir où aller.586
Ernstpeter Ruhe, « Une révolution copernicienne : texte et pré-texte de la Lettre à Maurice Thorez », document pdf, p. 191. 585 Paul Ricœur, idem, p. 107. 586 Bernard Dadié, Cailloux blancs, Abidjan, NEI/CEDA, 2004, p. 84. 584
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Donnant l’explication à ces paroles de Bernard Dadié prononcées à l’occasion d’une conférence de l’association ÉLAN (Éthique et Légalité pour l’Avenir de la Nation) le 14 juillet 2003, et qui montrent les conséquences d’un « défaut de références fortes, concrètes aux cultures et à l’histoire » des nations et du continent africains587, Nicole Vincileoni s’emploie à préciser, dans l’introduction qu’elle consacre à l’œuvre, que « cailloux blanc marque, dans beaucoup de cultures africaines, les traces qu’il était bon de suivre »588. Cailloux blancs est donc né de la volonté de Bernard Dadié, au soir de sa vie, « en écrivain conscient de sa responsabilité [de] tracer, patiemment, difficilement, une piste, à travers la forêt obscure et les pièges de la savane, afin de guider ceux qui voudront bien l’écouter vers les territoires infiniment ouverts à tous de l’Idéal »589. Derrière ce symbolisme culturel, s’affiche non seulement l’importance sociale du repère collectif dans le temps et dans l’espace, mais surtout la responsabilité éthique, morale voire politique au sens aristotélicien du terme des personnes à qui incombe la constitution de ces repères conduisant à la notion de mémoire. Pour ce qui le concerne, écrivain depuis les années 1930 jusqu’au lendemain du 11 avril 2011, où il a continué d’occuper l’espace médiatique par ses articles, le sacerdoce de l’engagement littéraire ne doit pas trahir l’idéal de construction de la mémoire collective, seul gage de l’avènement d’une conscience citoyenne contre les tragédies nationales. Pour Bernard Dadié, dont la longue carrière d’écrivain a côtoyé ses moments de responsabilités politiques en tant que directeur de cabinet de l’un des tout Premiers ministres ivoiriens en charge de l’éducation nationale, Boka Erneste, mais aussi en tant que ministre de la culture et ambassadeur de la Côte d’Ivoire à l’UNESCO, « l’histoire tronquée, falsifiée, méprisée, manipulée, travestie à tous les échelons ne peut porter que des fruits amers »590. Allusion clairement faite à la situation d’instabilité et de guerre que vit son pays depuis le 19 septembre 2002 ; une tragédie nationale qui a révélé, pendant les dix longues années qu’elle a duré, des acteurs nationaux, mais aussi internationaux, parmi lesquels l’ancienne puissance coloniale, la France. Dans le prolongement idéologique de son appel à rééditer certains documents, dont le rapport Léon Gontran Damas sur les événements de 19491950, les Actes du procès de Grand-Bassam (1950), d’Assabou (1963), l’ensemble des chroniques de Cailloux blancs vise à permettre à chaque Ivoirien de faire ce que l’auteur lui-même appelle son aggiornamento, de faire corps avec l’Histoire, afin de s’épargner les marches à contretemps591. L’indépendance, écrit-il, est à ce prix, c’est-à-dire savoir se situer pour ne pas Idem, p. 83. Nicole Vincileoni, in Introduction à Cailloux blancs, op. cit., p. 10. 589 Ibidem. 590 Bernard Dadié, idem, p. 43. 591 Bernard Dadié, Idem, p. 48. 587 588
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tomber dans le piège sans fin des mots d’ordre des fossoyeurs de la paix, qu’ils soient endogènes ou exogènes. Pour faire adhérer le symbolisme de Cailloux Blanc aux enjeux idéologiques de la représentation littéraire de la géopolitique, Bernard Dadié met en relation la « formation de la conscience nationale [ou africaine] »592 et l’historiographie, entendue au sens d’écriture de l’histoire. Ainsi, des articles ou des contributions parues dans les quotidiens ivoiriens depuis les années 1990 au début de la décennie 2000, aux appels à l’endroit des « consciences africaines »593 ; des conférences prononcées594 au cours de cette même période aux préfaces de livres d’histoire595, sans oublier ses discours politiques596, chaque chronique de Cailloux Blancs est le fruit d’une sélection consciente d’événements historiques dont la conscience africaine et ivoirienne ne peut se payer le luxe d’ignorer. C’est donc le sens de leur insertion dans cet essai politique désigné sous l’étiquette de chroniques. En y sélectionnant des textes qui croisent dans une même narration l’histoire de la Côte d’Ivoire et de la France597 ; une manière de se prononcer sur la mémoire de la présence occidentale en Afrique, le chroniqueur Bernard Dadié a réussi à faire de la géopolitique un objet de critique littéraire. Ainsi, l’historiographie de la géopolitique au XXe siècle, sous la forme générique des chroniques, c’est-à-dire de textes de longueurs variables, écrits dans un souci de profondeur poétique et de recherche littéraire, et destinés à la postérité, est un procédé authentique de construction mémorielle, notamment dans un pays où la commémoration historique est réduite comme peau de chagrin à la date du 7 août qui marque l’anniversaire de l’accession à l’indépendance de la Côte d’Ivoire. En effet, à l’image des pays africains de la postcolonie francophone, la Côte d’Ivoire est une nation où la mémoire demeure amputée quand elle n’est pas soumise à la manipulation. Parce que dans cet État ouest-africain, seulement « une facette de l’histoire a été donnée »598, Bernard Dadié prend le parti de révéler « les autres facettes encore cachées dans l’ombre »599, afin d’éclairer ses compatriotes qui paient depuis deux décennies au moins le lourd tribut de la falsification ou de l’instrumentalisation mémorielle : Bernard Dadié, Idem, p. 84 Bernard Dadié, Idem, p. 11. 594 Bernard Dadié, Idem, p. 82. 595 Bernard Dadié, Idem, p. 21. 596 Bernard Dadié, Idem, p. 16. 597 Cf : « Attacher vos ceintures », « Dieu sauve l’Afrique », « Entre tumeur et gangrène », « Enfin, une nation », « Seigneur Dieu, sauve-nous », « Lettre ouverte à ma grand-mère, la France », « L’Europe et nous », « Faut-il le dire ? », « Les racines du mal », « une marche de trop », in Cailloux blancs, idem. 598 Bernard Dadié, idem, p. 23. 599 Ibidem. 592 593
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Le sort d’un pays ne saurait se jouer au « quitte ou double » comme on voudrait nous le faire croire. […] Au reste, ne serait-il pas temps pour notre éducation politique de briser toutes digues et remparts mentaux, de faire en ce domaine aussi, de l’honnêteté notre vertu cardinale en mettant enfin, entre autres [sic !] à la disposition du grand public dans des éditions de poche facilement accessibles par le prix, le format et le caractère, l’entière relation des faits qui jalonnent notre 20ème siècle ivoirien et singulièrement ces cinquante dernières années.600
La force de Cailloux blancs dans un contexte historique et national où les principaux médias d’État, y compris les manuels scolaires qui ne sont jamais soupçonnés comme tels et, pour autant, assument pareille fonction politique, c’est de poser avec justesse le rôle de l’œuvre de l’écrivain littéraire dans la prévention des crises majeures qui menacent le destin des sociétés. Son œuvre doit-elle s’inscrire dans ce qu’Alexandre Gefen601 appelle la nouvelle forme d’engagement qui consiste pour l’écrivain dans l’enquête rédemptrice sur le passé et dans l’exhumation des oubliés de l’histoire ? Ou bien, doit-il exercer ou poursuivre son art dans l’acception traditionnelle de l’engagement littéraire, c’est-à-dire porter exclusivement témoignage sur le présent même si cela participe de la manipulation de la mémoire au sens où l’entend Paul Ricœur ? Relativement à cette question, Efim Etkind602, dans la préface à l’essai de Griogori Svirski, ne fait-il pas remarquer à juste titre que l’écrivain, entraîné dans le mensonge, se voit obligé de dire le contraire de la vérité, de mentir selon une discipline supérieure. Si la résonance des dernières chroniques dadiéennes incline à penser que le créateur de Climbié, de Monsieur Thôgô-gnini, de Mon Dieu je vous remercie de m’avoir créé Noir s’inscrit dans la première partie du questionnement, c’est parce que des extraits s’expriment en ce sens. D’abord pour Bernard Dadié603, « rappeler l’histoire, ce n’est point chercher à ensemencer la haine, mais au contraire orienter vers un apprentissage, en toute connaissance, à l’Union sacrer d’un peuple pour la construction de sa nation dans le dépassement des griefs et des conflits du passé ». Aussi, soutient-il, « seules les demi-vérités, les connaissances tronquées sont dommageables à la construction d’une conscience nationale authentique ». Pour preuve, Bernard Dadié revient sur l’enseignement de l’histoire en Côte d’Ivoire et ses conséquences dans l’impossible écriture d’un roman national consensuel. En substance, voici qu’il dit : Bernard Dadié, idem, pp. 47-48. Alexandre Gefen, « Responsabilités de la forme. Voies et détours de l’engagement littéraire contemporain », in L’engagement littéraire (sous la direction d’Emmanuel Bouju), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005, p. 80. 602 Efim Etkind, « L’art de la résistance », in Écrivains de la Liberté de Griogori Svirski, Paris, Éditions Gallimard, 1979, p. 11. 603 Bernard Dadié, Idem, p. 114. 600 601
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Mais pour rendre les Ivoiriens aussi apatrides au point de les amener à tirer sur leur propre patrie, quelle histoire leur a-t-on enseignée ? Un manuel d’histoire de la Côte d’Ivoire écrit par les professeurs André Clérici et Assoi Adiko, ne sera-t-il pas brûlé sur ordre présidentiel (fin 1962) parce que les praticiens de l’Histoire osaient y parler de « la marche de l’indépendance » avec, autour du chef du mouvement, des photos de certains des artisans de l’action libératrice604.
Pour avoir su parcourir le passé afin de proposer aux nouvelles générations d’Ivoiriens et d’Africains les pans de leur histoire à comprendre pour bâtir une civilisation qui les mette à l’abri des tragédies nationales, Bernard Dadié, à travers les chroniques de Cailloux blancs esquisse le profil idéal de l’écrivain au service de la libération du continent : ne pas être un homme de ressentiment campé seulement sur des valeurs obsolètes, ne pas être un consommateur, encore moins un promoteur éternel de culture remâchée et de produits préfabriqués à l’intention des Africains605. En cela Cailloux blancs est une écriture qui recentre les perspectives historiographiques de la géopolitique à travers les œuvres à vocation littéraire et politique. La question qui se pose pour la suite de ce chapitre est de savoir comment ces chroniques dadiéennes, à l’instar de Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire, posent les questions brûlantes et actuelles de la géopolitique ? Deux « livres noirs » de cinquante ans de géopolitique déraisonnée L’étude de la géopolitique à partir de la production littéraire francophone est quasiment caractérisée par un quasi vide historiographique, en dépit de l’intérêt indéniable des écrivains pour cette problématique qui s’est imposée dès le début du vingtième siècle, à la fois, comme un sujet d’inspiration et une déontologie de création. En témoignent par exemple les prises de position des auteurs de la Négritude, mais aussi tout le débat autour de la Francophonie, dans sa relation aux écritures sollicitant la langue française comme matériau d’invention littéraire ou poétique. La question de la géopolitique sous le prisme des « Belles lettres », en l’état actuel de la recherche, souffre de l’omnipotence du point de vue occidental, à qui il convient d’attribuer l’essentielle de l’épistémologie qui s’y rapporte. L’on rappellera, juste pour les besoins de l’illustration, des ouvrages La fabrique des classiques africains de Claire Ducournau et La république des lettres de Pascale Casanova, qui démontrent le poids de la pensée occidentaliste en véritable censeur dans le champ littéraire francophone. La relation établie sur le modèle féodal avec un suzerain et son vassal explique 604 605
Bernard Dadié, Idem, p. 118. Bernard Dadié, Idem, p. 66. 307
notamment que la production de savoir relativement à cette problématique en postcolonie francophonie soit une « chasse-gardée » du champ littéraire français ; la France depuis la fin du XIXe siècle veillant à ce qu’il n’y ait pas de contre habitude de pensée au cœur de son empire, et ce, grâce entre autres aux accords culturels et éducatifs qui le lient aux pays d’Afrique francophone. Or, la fin de la pensée unique, une évidence à laquelle il faudra de plus en plus se faire au sein du champ du fait de l’émergence des études postcoloniales déroulées dans le sens de l’ouvrage L’empire vous répond, se donne comme un contexte historique et théorique pour porter au grand jour les positions négritudiennes et panafricanistes se rapportant à la géopolitique ; des positions longtemps aseptisées et parfois censurées pour ne pas dire tenues à l’écart dans la formation initiée dans les systèmes éducatifs en Afrique francophone. En cela, les lignes qui suivent montrent l’importance de ne plus lire l’historiographie de la géopolitique dans la littérature comme une prédilection ethnocentriste occidentale. Une sorte d’obligation de recherche historienne et philosophique, se voit en partie imposée par les prises de position qui se dégagent des corpus convoqués ici. Discours sur le colonialisme et Cailloux blancs mettent en partitions littéraires les vicissitudes idéologiques qui ont rabaissé la géopolitique au rang des notions et des pratiques politiques les plus exécrables dans l’opinion publique, notamment africaine, exacerbée par les nombreuses guerres intestines aux implications endogènes et exogènes. De l’éthique corrompue du nouvel ordre mondial Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, qui correspond au contexte historique de l’écriture du pamphlet d’Aimé Césaire, au début du XXIe siècle, marqué par la publication de Cailloux blancs, ultime œuvre de Bernard Dadié, la guerre traditionnelle qui oppose deux pays, deux nations, à travers leurs armées respectives, a progressivement disparu. En revanche succède à cette sorte forme de belligérance une nouvelle configuration de conflit tout aussi meurtrier et dévastateur que l’on retrouve dans Cailloux Blancs, à travers le cas de la Côte d’Ivoire, mais aussi dans l’évocation du génocide au Rwanda. Entre ce type de guerres, que l’on peut appeler les conflits du nouvel ordre mondial ou les guerres postcoloniales, et les guerres traditionnelles qui opposaient des nations ennemies et leurs alliées, il y a incontestablement la pratique de la géopolitique inspirée des traditions de pensée occidentales. Sur cette observation, les reproches d’Aimé Césaire qui datent de 1955, année officielle de la publication de Discours sur le colonialisme aux Éditions Présence africaine, sont encore d’actualité et, à ce propos, méritent d’être rappelées : C’est là le grand reproche que j’adresse au pseudo-humaniste : d’avoir trop longtemps rapetissé les droits de l’homme, d’en avoir eu, d’en
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avoir encore une conception étroite et parcellaire, partielle et partiale et tout compte fait, sordidement raciste.606
Ainsi, pour saisir la portée de la géopolitique, à propos des relations internationales entre les États dits occidentaux et ceux qui, par les mouvements de libération et d’indépendance se sont libérés du nationalisme grandiloquent des empires européens du XXe siècle, il importe de considérer ce reproche césairien. En effet, l’art occidental de la géopolitique demeure ancré dans la manipulation, l’instrumentalisation intentionnelle, et à des fins stratégiques de la question universelle des droits de l’homme. Pour qui connaît le combat politique du poète-parlementaire français, les droits de l’homme, le respect de la dignité de l’homme quel qu’il soit constituent une véritable obsession. Ce n’est donc pas un hasard si cette question demeure la matrice de son inspiration littéraire ; plus encore de ce pamphlet qui naît dans un contexte historique dominé par le préambule607 à suivre de l’Organisation des Nations Unies : Nous, peuples des Nations unies, Résolus • à préserver les générations futures du fléau de la guerre qui deux fois en l'espace d'une vie humaine a infligé à l'humanité d'indicibles souffrances, • à proclamer à nouveau notre foi dans les droits fondamentaux de l'homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l'égalité de droits des hommes et des femmes, ainsi que des nations, grandes et petites, • à créer les conditions nécessaires au maintien de la justice et du respect des obligations nées des traités et autres sources du droit international, • à favoriser le progrès social et instaurer de meilleures conditions de vie dans une liberté plus grande, Et à ces fins, • à pratiquer la tolérance, à vivre en paix l'un avec l'autre dans un esprit de bon voisinage, • à unir nos forces pour maintenir la paix et la sécurité internationales, • à accepter des principes et instituer des méthodes garantissant qu'il ne sera pas fait usage de la force des armes, sauf dans l'intérêt commun, • à recourir aux institutions internationales pour favoriser le progrès économique et social de tous les peuples, avons décidé d’associer nos efforts pour réaliser ces desseins,
Aimé Césaire, idem, p. 12-13. http://www.un.org/fr/sections/un-charter/preamble/index.html, consulté le 19 octobre 2017. 606 607
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En conséquence, nos gouvernements respectifs, par l'intermédiaire de leurs représentants, réunis en la ville de San Francisco, et munis de pleins pouvoirs reconnus en bonne et due forme, ont adopté la présente Charte des Nations Unies et établissent par les présentes une organisation internationale qui prendra le nom de Nations Unies.
Comme le dévoile son préambule, en effet, depuis la création de l’Organisation des Nations Unies sur l’inspiration des idéaux de paix de la défunte Société des Nations, les droits de l’homme connaissent un nouvel âge d’or, après avoir basculé du piédestal bringuebalant sur lequel les avait placés le juridisme du Code noir élaboré dans un siècle prétendument qualifié de siècle des Lumières. Censés organiser le nouvel ordre mondial épris de « tolérance » et déterminé « à vivre en paix dans un esprit de bon voisinage », les droits de l’homme comme au siècle des Lumières se limitent une fois de plus aux frontières de l’Occident. En témoigne le prolongement de la colonisation européenne en Afrique et en Asie. Lorsqu’Aimé Césaire entreprend le projet d’écriture de son retentissant discours, il y a déjà environ une décennie qui le sépare de la proclamation de la charte des Nations Unies. Or, le constat qu’il fait est que l’application des droits de l’homme, déclinés en termes de liberté des peuples à disposer d’euxmêmes, se meut dans une espèce de statu-quo ante funeste, qui le conduit à rappeler les crimes, les massacres et les génocides au nom de la prétendue mission de civilisation toujours en cours en Afrique, en Asie et en Australie. Et d’écrire en sus : Voilà où en est arrivée la bourgeoisie française, cinq ans après la défaite d’Hitler ! Et c’est en cela que réside son châtiment historique : d’être condamnée, y revenant comme par vice, à remâcher le vomi d’Hitler608.
Mais la bourgeoisie française, au fond, est une figure de rhétorique qui révèle l’implicite de la pensée du tribun de la Négritude. Aimé Césaire n’écrit pas seulement son Discours pour fustiger l’inertie de la pensée française devant le triomphalisme de la libération de la France des griffes de l’aigle nazi. Son texte se destine à prendre aux mots un nouvel ordre mondial qui ne fera que se revêtir du « relativisme moral »609, dont la conséquence est de plonger l’humanité dans un autre processus d’« ensauvagement »610 nullement différent de celui qui l’a conduit aux hécatombes honteuses hitlériennes du XXe siècle :
J’ai beaucoup parlé d’Hitler. C’est qu’il le mérite : il permet de voir gros et de saisir que la société capitaliste, à son stade actuel, est incapable de fonder un droit des gens, comme elle s’avère impuissante
Aimé Césaire, idem, p. 43. Aimé Césaire, Idem, p. 11. 610 Ibidem. 608 609
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à fonder une morale individuelle. Qu’on le veuille ou non : au bout du cul-de-sac Europe, je veux dire l’Europe d’Adenauer, de Schuman, Bidault et quelques autres, il y a Hitler. Au bout du capitalisme, désireux de se survivre, il y a Hitler. Au bout de l’humanisme formel et du renoncement philosophique, il y a Hitler. Et dès lors, une de ses phrases s’impose à moi : « Nous aspirons, non à l’égalité, mais à la domination. Le pays de race étrangère devra redevenir un pays de serfs, de journaliers agricoles ou de travailleurs industriels. Il ne s’agit pas de supprimer les inégalités parmi les hommes, mais de les amplifier et d’en faire une loi. »611
La critique césairienne du nouvel ordre mondial, toujours sous l’emprise des griffes acérées de la doctrine capitaliste, est sans appel. Comme principes moraux de cette temporalité, il ne « peut y avoir que la violence, la corruption et la barbarie », sans oublier la « haine, le mensonge et la suffisance », sur lesquels repose tout le discours de « supériorité omnilatérale de la civilisation occidentale sur les civilisations exotiques »612. En un mot, les temps ont certes changé, mais l’éthique des relations internationales n’a guère connu d’évolution. C’est le sens de la métaphore du « rude animal anémié », mais qui, viscéralement, n’a jamais perdu de sa férocité :
Un rude animal qui, par l’élémentaire exercice de sa vitalité, répand le sang et sème la mort, on se souvient qu’historiquement, c’est sous cette forme d’archétype féroce que se manifesta, à la conscience et à l’esprit des meilleurs, la révélation de la société capitaliste. L’animal s’est anémié depuis ; son poil s’est fait rare, son cuir décati, mais la férocité est restée, tout juste mêlée de sadisme. Hitler a bon dos. Rosenberg a bon dos. Bon dos, Junger et les autres. Le S.S. a bon dos.613
En un certain sens, l’idée que développe cette métaphore de l’ « animal anémié » qui n’a rien perdu de sa férocité est celle d’un constat qu’Aimé Césaire avait déjà énoncé dans la revue La nouvelle critique : « Le colonialisme n’est pas mort. […] C’est là un des grands faits de l’après-guerre, qui marque une étape de la désillusion des peuples : la survie du colonialisme »614. L’enseignement majeur du discours césairien est que la fin du colonialisme, malgré le traumatisme historique qu’il a engendré dans l’histoire de l’humanité, est une véritable utopie. La survivance du colonialisme ne fait pas seulement courir le risque d’un effondrement des Aimé Césaire, Idem, p. 13. Aimé Césaire, Idem, p. 47. 613 Aimé Césaire, idem, p. 44. 614 Édouard de Lépine (Édition établie et présentée par), Aimé Césaire. Écrits politiques. 1935-1956, Paris, Nouvelles Éditions Jean-Michel Place, Paris, 2016, p. 281. 611 612
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souverainetés nationales avec le danger d’un « impérialisme yankee » et ses avatars. Aimé Césaire ne met-il pas en garde contre les menaces du nouvel ordre mondial qui n’aura rien renié au capitalisme et ses réincarnations ou autres transmutations. Ainsi, lire ou relire Discours sur le colonialisme en prenant en compte cette utopie caractéristique de l’ordre mondial censé succédé aux siècles de massacres, de génocides, d’exterminations programmées, c’est comprendre comment ce texte entre en résonance idéologique avec celui de Bernard Dadié, écrit à près de cinquante années d’intervalle, pour former un véritable diptyque critique de la géopolitique. Cailloux blanc, en effet, est un ensemble de chroniques qui invitent à découvrir, la guerre en Côte d’Ivoire, comme une expression « des pathologies occidentalo-centristes », qui font de la géopolitique un prolongement irrationnel du colonialisme dans un monde proclamé vers la fin du XXe siècle, village planétaire. Cailloux Blancs ou les chroniques politiques de la mystique de l’histoire des peuples globalisés « Si je détourne les yeux de l’homme pour regarder les nations, je constate qu’ici encore, le péril est grand ; que l’entreprise coloniale est au monde moderne ce que l’impérialisme romain fut au monde antique : préparateur du Désastre et fourrier de la Catastrophe […] »615. Ces paroles d’Aimé Césaire, analysées au prisme de la géopolitique des conflits aux quatre points cardinaux, cinquante ans plus tard, sont d’une grande actualité. Et, c’est à travers le cas de la Côte d’Ivoire dont l’épilogue de la profonde crise postélectorale de l’année 2011 en fait un cas d’école dans l’histoire de la géopolitique frappée d’aveuglement, que Bernard Dadié, non seulement prend la mesure de cette actualité, mais aussi dévoile ce qui apparaît au bon sens comme une mystique de l’histoire des peuples globalisés : c’est-à-dire l’immanence et l’inhérence au principe de gouvernement des relations internationales d’une idéologie du crime, d’une idéologie du meurtre et de dévastation peuples et des nations ; une idéologie qui n’est ni plus ni moins une survivance du colonialisme. L’idée de mystique connote, pour ainsi dire, une dimension irrationnelle de la gouvernance mondiale. Les lignes suivantes de Bernard Dadié, sur l’état de la Côte d’Ivoire pendant ces deux dernières décennies, en disent long sur cette déficience de la gouvernance mondiale. Petit florilège d’extraits des chroniques de Cailloux blancs, pour éclairer les plus sceptiques sur la mystique de l’histoire des peuples globalisés que la Côte d’Ivoire expérimente depuis 2002 : Je nous croyais libérés enfin de toutes les chaînes et voilà que l’on nous en remet de plus solides encore, avec le concours de courtiers indigènes
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Aimé Césaire, idem, p. 55. 312
avides de fortunes et d’honneur, ne songeant à faire de nous qu’un peuple de griot à leur solde616. Seigneur, mon Dieu, la Côte d’Ivoire a été ballottée d’escale en escale, de forum en forum, de foire en foire, de cirque en cirque, de salle de théâtre en salle de théâtre où des souffleurs menaient le débat à leur guise, pour aboutir enfin à destination : l’étal de Marcoussis. Débitée et vendue aux enchères. […] Seigneur mon Dieu, des hommes et des femmes tombent, des enfants aussi, pauvres innocents – nombre d’entre eux handicapés pour la vie – blessés, tués, à coups de machettes, et de fusils, hachés par les obus… et à Marcoussis, on s’est disputé des fauteuils distribués en bons points à des élèves soucieux seulement de briller aux yeux du maître. […] Pour nous conduire à Kleber, pour consommer notre avilissement, le Français, habile diplomate, disciple de Talleyrand et de Monsieur Thiers, exécuta avec brio les pas les plus subtils de tcha-tcha et de tango argentin auxquels les naïfs applaudirent. Nous le peuple, interdit de parole, berné, soumis aux fantaisies des maîtres associés dans la « paix retrouvée », observons. Reliefs ? Que nenni ! Dignité !617 Un pays aux enchères ? Même pas. Nous voici au temps des corsaires s’emparant des îles, des terres peuplées de sauvages qu’on décime d’abord et qu’on exploitera ensuite à loisir, selon les caprices de l’occupant.618
Derrière cet « ordre nouveau aux portes »619 de la Côte d’Ivoire, c’est toute l’évolution postcoloniale des pays africains qui sert de présentoir à la mystique de l’histoire post-traumatique depuis la fin du nazisme. Second florilège à lire avec attention : René Dumont me parlant de son livre, dont je contestais le contenu, L’Afrique est mal partie, me disait : « Attendez avec le temps vous verrez ». Oui, Maître, je vois… avec une frayeur toujours grandissante. Depuis 1960, coups d’État, guerres tribales, claniques, guerres de religion, pillage de deniers publics, mépris de toute justice, transformation des villages des maîtres du jour en capitales, sont notre lot620.
Précaire, l’équilibre économique de ces États dépend des humeurs des bourses de Londres et de Paris. Les États en perpétuelle difficulté vivent de la charité internationale. Pour la sauvegarde de leurs intérêts, les donateurs ont toujours imposé les politiques économiques, les régimes Bernard Dadié, Cailloux Blancs, op. cit., p.58. Bernard Dadié, idem, pp. 62-63. 618 Bernard Dadié, idem, p. 56. 619 Bernard Dadié, idem, p.59. 620 Bernard Dadié, idem, p. 66. 616 617
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et les hommes. Ce qui a eu pour conséquences désastreuses les dictatures, les élections peu transparentes, la famine, les guerres dites tribales, les oppositions religieuses rampantes, l’exode massif des populations et des intellectuels en particulier.621
Le portrait au vitriol, par Bernard Dadié, du système mondial hérité non seulement de l’universalisme des Lumières, mais aussi de la théorie des « zones d’influence », des « prés carrés », en somme de la théorie de l’« espace vital» qui a donné à la géopolitique son contour impérialiste, met d’accord sur une vérité : au lendemain de « la grande dégueulasserie »622européenne, le risque d’une nouvelle forme d’impérialisation de la géopolitique ou des relations internationales n’a jamais été aussi « immense ». En témoignent ces propos d’Aimé Césaire : Et puisque vous parlez d’usines et d’industries, ne voyez-vous pas, hystériques, en plein cœur de nos forêts ou de nos brousses, crachant ses escarbilles, la formidable usine, mais à larbins, la prodigieuse mécanisation, mais de l’homme, le gigantesque viol de ce que notre humanité de spoliés a su encore préserver d’intime, d’intact, de non souillé, la machine, oui, jamais vue, la machine, mais à écraser, à broyer, à abrutir les peuples ? En sorte que le danger est immense.623
En clair, le colonialisme n’a jamais aussi été immanent au système mondial et à l’exercice du pouvoir au-delà des frontières territoriales. C’est ce qu’il conviendra d’appeler ici la mystique de l’histoire des peuples globalisés. La préemption du passage suivant d’Aimé Césaire permettra une explication plus nette de ce paradigme caractérisant ontologiquement la géopolitique contemporaine ; cette géopolitique qui édicte et dicte les règles du village planétaire. La mystique, est, pour ainsi dire : […] une loi de déshumanisation progressive en vertu de quoi désormais, à l’ordre du jour de la bourgeoisie, il n’y a, il ne peut y avoir que la violence, la corruption et la barbarie. J’allais oublier la haine, le mensonge, la suffisance.624
Entendre la mystique de l’histoire des peuples globalisés comme une « loi de déshumanisation » induit nécessairement une interrogation sur ces potentiels concepteurs ou auteurs, d’une part, et sur sa mise en œuvre, d’autre part. En conséquence, partir de cette assertion césairienne pour l’ébauche d’une définition impose donc de répondre à la question fort naturelle portant sur ce que l’on entend ici successivement sous les vocables « précepteurs » et « rituel » de la mystique de l’histoire, dénoncée aussi bien dans Discours sur Bernard Dadié, idem, p. 12. Aimé Césaire, idem, p. 58. 623 Aimé Césaire, Idem, p. 58-59. 624 Aimé Césaire, idem, p. 47. 621 622
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le colonialisme que dans Cailloux blancs. Qui sont les précepteurs de la mystique de l’histoire des peuples globalisés et quel est le rituel insidieusement associé à cette mystique qui saborde l’initiative de « nations unies », un concept vendu à sa création comme gage de paix et respect de toutes les souverainetés nationales, au lendemain de ce que le poète français d’origine martiniquaise a appelé la « grande dégueulasserie » occidentale ? a- Les précepteurs de la mystique de l’histoire : portrait de la nouvelle génération des commandeurs de l’ordre mondial Le choix terminologique de « précepteur », bien qu’il ne soit pas une suggestion explicite des textes du corpus, n’est pas moins justifié par l’apport de son sens étymologique à la compréhension de la situation à laquelle il sera fait référence. En effet, désignant étymologiquement, d’après le Dictionnaire historique de la langue française édité par Alain Rey, « le commandeur, le dignitaire d’un ordre militaire ou d’une Cour », la notion est préemptée ici pour souligner à la fois la fonction politique et militaire de la nouvelle « bourgeoisie » du village global. Jadis, comme l’écrit Aimé Césaire, la « bourgeoisie », après avoir « inventé » des « valeurs » comme l’humanisme et la nation, les « lança à travers le monde »625, au prix fort d’Indiens massacrés, du monde musulman vidé de lui-même, du monde chinois, pendant un bon siècle souillé et dénaturé, du monde nègre disqualifié, d’immenses voix à tout jamais éteintes, des foyers dispersés au vent, l’humanité réduite au monologue, voire de la perte de l’Europe elle-même626. À la lumière de cette critique, l’on retient qu’à l’origine, « la bourgeoisie » d’essence chrétienne, a joué hier le rôle de précepteur de l’ordre mondial qui a conduit d’abord à la conquête coloniale de l’Amérique, puis au tournant du XIXe siècle, à l’invasion de l’Afrique et de l’Asie, après la grande révolution des esclaves dans les colonies de plantations sucrières, cotonnières et de tabac. Les valeurs mises en avant à l’époque se résumaient à la prétendue « mission civilisatrice », au « fardeau de l’homme blanc », en réalité de savants principes de domination, de massacre, de spoliation, qui allaient se retourner contre leurs auteurs quand un dirigeant politique comme Hitler s’arrogea le droit de faire de l’Allemagne, une nation de race supérieure, dont la destinée était de servir de phare à l’humanité. De sorte que, concomitamment à la mission civilisatrice déclarée par la bourgeoisie chrétienne, l’obsession allemande de l’ « espace vital» et de la « race aryenne » va plonger l’humanité dans une série d’effroyables guerres mondiales marquées par les tristement célèbres camps d’extermination nazis, d’inoubliables et impardonnables guerres de 625 626
Aimé Césaire, Idem, p. 55. ibidem 315
colonisation et leurs cortèges de pillages, d’exploitation et de mise en hypothèque de souverainetés nationales. Le constat implacable aujourd’hui est que l’identité de la bourgeoise de « vertus chrétiennes », qui s’attribua l’« honneur d’administrer outre-mer, selon les procédés des faussaires et des tortionnaires », les leçons de messianisme, d’universalisme, de fraternité, d’égalité, etc., est devenue idéologiquement et culturellement hétéroclite. Jusqu’à la fin du XXe siècle, cette bourgeoisie mutante et tentaculaire est devenue un réseau mondial, comprenant, pour faire suite à cette longue diatribe césairienne, où la métaphore filée s’exemplifie dans le néologisme et l’ironie : Non seulement des gouverneurs sadiques et préfets tortionnaires, non seulement colons flagellants et banquiers goulus, non seulement macrotteurs politiciens lèche-chèques et magistrats aux ordres, mais pareillement, et au même titre, journalistes fielleux, académiciens goîtreux endollardés de sottises, ethnographes métaphysiciens et dogonneux, théologiens farfelus et belges, intellectuels jaspineux, sortis tout puants de la cuisse de Nietzsche ou chutés calenders-fils-de-Roi d’on ne sait quelle Pléiade, les paternalistes, les embrasseurs, les corrupteurs, les donneurs de tapes dans le dos, les amateurs d’exotisme, les diviseurs, les sociologues agrairiens, les endormeurs, les mystificateurs, les baveurs, les matagraboliseurs, et d’une manière générale, tous ceux qui jouant leur rôle dans la sordide division du travail pour la défense de la société occidentale et bourgeoise […] tous suppôts du capitalisme, tous tenants déclarés ou honteux du colonialisme pillard, tous responsables […]627
Pour faire plus simple, il convient de recycler ce tableau singulier par son éclectisme à la lumière de la thèse de Naomi Klein, qui résume cette bourgeoise mutante et tentaculaire à quelques « présidents des États-Unis, des Premiers ministres britanniques, des oligarques russes, des ministres des Finances polonais, des dictateurs du tiers-monde, des secrétaires du Parti communiste chinois, des administrateurs du Fonds Monétaire international et les trois derniers chefs de la Réserve fédérale des États-Unis »628. Hier, ce sont les idéologies religieuses et raciales comme le christianisme, la supériorité de l’homme blanc, redorées du blason du capitalisme et investies par la bourgeoisie européenne, qui servaient d’étendard à la mondialisation des peuples. Aujourd’hui, débarrassée des oripeaux de la religion, manipulant sournoisement le racisme, et s’affichant comme adepte du capitalisme et héritière du libéralisme, cette élite de la gouvernance mondiale se cache, tantôt, chez Aimé Césaire, sous le masque de « la grande finance
Aimé Césaire, Idem, pp. 31-32. Naomi Klein, La stratégie du choc, sl, LEMEAC Éditeur/Actes du Sud, 2008, p. 14-15. 627 628
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américaine »629, prompte à proclamer « Aide aux pays déshérités »630 et, « l’heure venue, [à] rafler toutes les colonies du monde »631. Tantôt, chez Bernard Dadié, elle s’identifie aux « humeurs des bourses de Londres et de Paris », sorte de bons samaritains de la « charité internationale […] qui imposent toujours [leurs] politiques économiques, les régimes et les hommes »632. Si le nazisme a cassé la bourgeoisie chrétienne, préceptrice de valeurs qui gouvernèrent le monde occidental pendant plusieurs siècles, la défaite de cette idéologie au XXe siècle ne s’accompagna pas moins de l’émergence d’une élite nouvelle, qualifiable de bourgeoisie oligarque et cosmopolitique, en ce sens que l’idéologie chez elle est un caméléon qui change sans cesse de nom et d’identité633. Dans la majeure partie du monde, ainsi que le précise Naomi Klein, leur orthodoxie est connue sous le nom de néolibéralisme, même si très souvent leur cheval de bataille est l’imposition de la démocratie, d’élections libres et transparentes, la protection des droits de l’homme, préceptes qui justifient un activisme militaire commandité parfois depuis les bureaux des Nations unies par la bourgeoisie oligarque cosmopolitique. « Professeur de démocratie autoproclamé » selon Robert Charvin634, « maître-donneur-de-leçon [qui] se fait peuple à la place du peuple en opérant le choix d’un candidat préféré, un gagnant d’avance », d’après Calixte Baniafouna635, la bourgeoisie oligarque cosmopolitique, en réalité, n’a que faire de la démocratie, entendue, dans la pensée de Soundjata Kéita comme respect des souverainetés nationales et des alliances de non-agression qui en découlent, ou comme restitution d’intégrités territoriales quand celles-ci font l’objet de confiscation par des puissances impérialistes tombées amoureuses de leur propre mythe de grandeur nationale. En revanche, cette oligarchie cosmopolitique ne met-elle pas tout en œuvre pour que les démocraties naissantes soient simplement et purement assassinées ? Ahmadou Kourouma l’a clairement mis en scène dans son roman politique En attendant le vote des bêtes sauvages. Au tour de Bernard Dadié de poétiser, à travers les accords de Marcoussis636 signés sous la médiation de la France, « les saloperies », « les conneries », les « crimes et assassinats », véritables téléologies de la Aimé Césaire, idem, p. 58. Ibidem. 631 Ibidem. 632 Bernard Dadié, idem, p. 12. 633 Naomi Klein, idem, p. 25. 634 Robert Charvin, Côte d’Ivoire 2011, Paris, L’Harmattan, 2011, p. 79. 635 Calixte Baniafouna, La démocratie néocoloniale de la France, Paris, L’Harmattan, 2011, p. 19-20. 636 Marcoussis est une banlieue de Paris, où le pouvoir politique français, sous les bons hospices de Pierre Mazeaud, ancien président du Conseil constitutionnel, convoqua, non pas l’État de Côte d’Ivoire, mais les partis politiques et la rébellion armée du 19 septembre 2002, afin de signer un accord de paix. 629 630
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démocratie vue de l’orthodoxie de la bourgeoisie oligarque cosmopolitique, procureure de la diplomatie des puissances impérialistes tombées amoureuses de leur propre mythe.
« Hors de Marcoussis », clament-il presque tous, en levant leur verre de champagne ou de Coca-Cola, « pas de salut ». Mais Marcoussis, la ville du salut, leur grande référence, n’a-t-elle pas été surtout un lieu de partage du butin –notre pays – entre des « chefs de guerre » assoiffés de prébendes et des caciques avides de jouer sans fin les premiers rôles ? […] « Marcoussis », clament certains, « sinon », assurent-ils, « les armes ne cesseront pas de tonner ». Qui ne comprend que ce Marcoussis-là n’est encore qu’un de leurs multiples masques : Masques blancs ! Masques noirs ! Masques toutes-couleurs ………………………. Masques sans entrailles et sans rêves ! Oh ! Ronde des masques sur la route Dans les palais argentés de larmes Masques à la lisière du temps Je vous somme de montrer votre visage pour que se délivre la joie de vivre. […] Au cri de « Marcoussis ! », tout serait-il donc permis ? La gestion de la politique de notre pays peut-elle se faire dans et par la rue et la démocratie serait-elle cette caricature que nous en donnons tous les jours ? Devrons-nous longtemps encore subir ces turbulences mortifères qui ruinent l’économie de notre pays et font de notre peuple dans sa grande mesure un peuple de mendiants ? Faut-il désespérer des politiques ivoiriens ?... Après avoir été des « sujets », des médecinsauxiliaires, des instituteurs-auxiliaires, des auxiliaires-auxiliaires, faut-il que nous devenions des politiques-auxiliaires ?637
Cet extrait oint de poésie et de narration pamphlétaire montre comment la conception de la démocratie postmoderniste se ramène à celle des puissances impérialistes, elles-mêmes prises en otages par la bourgeoisie oligarque cosmopolitique. Hier, définie comme « mission civilisatrice », – sémantique de la démocratie rappelée en substance par l’époque où les nations africaines étaient des nations-auxiliaires – aujourd’hui, il est question de démocratie, et plus précisément de « démocratie néocoloniale », selon la vulgate de la géopolitique de la France en Afrique : Démocratie néocoloniale ? C’est quoi ? De Gaulle appelait cela « colonisation » ; Sarkozy l’appelle « démocratie ». Les temps ont changé. Les règles demeurent les mêmes. Les procédés, les mêmes. Les discours, les mêmes. En 1960, de Gaulle « tourne » la page de l’histoire coloniale, du moins en théorie. Hommage appuyé aux bâtisseurs de l’Empire, mais primat de l’intérêt national. Recentrage économique,
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Bernard Dadié, Cailloux blancs, op. cit., pp. 119-120. 318
force de frappe et coopération bien compris prenant le relais de la France impériale.638
Il en va ainsi de la mystique de l’histoire des peuples globalisés ; une mystique dont le rituel confirme de la thèse d’Aimé Césaire, selon laquelle le colonialisme est un rude animal anémié, dont le poil se fait rare, le cuir décati, mais dont la férocité reste tout juste mêlée de sadisme. b- Le rituel de la mystique de l’histoire : de la représentation ou de l’altérisation de l’autre comme poétique de la géopolitique Par le progrès séculaire de la communication repoussant sans cesse les limites de la performance, le monde est devenu un village planétaire, un village global. Dans sa trilogie des villes639 qui marque le tournant de sa carrière d’écrivain des grandes métropoles urbaines, annonciatrices des villes du postmodernisme640, Bernard Dadié, dès 1933, esquisse les premières frontières occidentales de cette cité mondialisée. Ainsi, à travers le regard de l’Africain, Paris, New-York et Rome se dévoilent à la conscience du colonisé, faisant, par ailleurs de l’écriture du natif d’Assinie, l’écriture fondatrice de la poétique des « démographies du postmoderne », d’après une idée chère à Arjun Appaduraï. La construction de ce village, qui remonte donc à une époque où le rapprochement des civilisations et des terres continentales a été possible grâce aux révolutions scientifiques, paradoxalement, reste ponctuée par les massacres, les exterminations de l’homme par l’homme. En témoigne, outre, le sinistre et durable commerce transatlantique d’Africains pour combler l’insuffisance de la main-d’œuvre indienne dont la population a été littéralement exterminée par les empires européens soucieux de s’étendre et de s’enrichir, le premier génocide de notre contemporanéité, le génocide des Hereros en Namibie, par l’Allemagne, alors puissance colonisatrice. Ce temps d’extermination, longtemps recouvert du manteau de la censure, en vérité, augure en même temps qu’il consacre le crime de masse et le terrorisme d’État dans l’idéologie des relations internationales. De ce nazisme-là, précurseur par la méthode, Aimé Césaire641 dira que les Occidentaux, notamment les Européens, l’ont supporté avant de le subir, l’ont absous, ont fermé l’œil làdessus, l’ont légitimé, parce que, jusque-là, il ne s’était appliqué qu’à des peuples non européens ; par conséquent, ils en sont responsables, pour l’avoir cultivé. Calixte Banianfouna, idem, p. 18. Un nègre à Paris, Paris, Présence Africaine, 1959 ; Patron de New-York, Paris, Présence Africaine, 1964; La ville où nul ne meurt, Paris, Présence Africaine, 1968. 640 Les Villes, Première chronique de Bernard Dadié écrite en 1933. 641 Aimé Césaire, idem, p. 12. 638 639
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Ainsi, l’histoire, loin d’être finie, comme l’a proclamé Francis Fukuyama dans une formule qui sert à légitimer autant les thèses et que les antithèses des relations internationales ne fait que commencer, pour ne pas dire qu’elle se poursuit. Et, lorsque l’on cherche à savoir si le XXIe siècle sera moins catastrophique que le XXe siècle ou le XIXe siècle, l’on finit par se convaincre que la formulation de la question doit être autre : par exemple pourquoi le XXIe siècle sera tout aussi désastreux que les précédents ? Rien à voir ici avec une vision pessimiste qui proclamerait la fin du monde à l’instar des certains récits bibliques. En revanche, la démarche est plutôt rationnelle, en raison même de la nature du questionnement qui, in fine, conduit à reconstituer, au-delà de l’idéologie ou des idéologies qui rendent possible la concurrence ou la similitude des époques en chaos pour l’espèce humaine, les règles qui font de la géopolitique, une espèce de mystique de l’histoire des peuples globalisés. De ce qui précède en effet, il faut entendre par le rituel de la mystique de l’histoire, tel que convenu dans le cadre de cette analyse, l’ensemble des pratiques qui tendent à s’imposer comme des lois, bien entendu non écrites, auxquelles consentent les nations impérialistes sous l’emprise de la bourgeoisie oligarque cosmopolitique, et qui induisent toutes leurs entreprises géopolitiques menées dans le cadre des relations internationales. Le rituel de la mystique de l’histoire, dans le prolongement de cette idée, résume ce processus, qui selon Frederick Cooper, découle d’opérations extrêmement brutales d’assimilation forcée ou d’extermination, ce processus de métissage plus graduel, dont la conséquence immédiate est la naissance d’État relativement homogène ressemblant à une nation et moins à un empire642. Pour éclairer, à la lumière du corpus césairien et dadiéen, la psychologie primaire qui sous-tend ce processus, le terme « topique », entendu dans son acception freudienne est préempté en l’occurrence. L’objectif est de parvenir à mettre en lumière le caractère conscient et même préconscient, sorte de dispositif psychique propre à la géopolitique dénoncée dans Discours sur le colonialisme et dans Cailloux blancs. C’est ce caractère à la fois préconscient et conscient qui est étudié ici sous le vocable de poétique littéraire de la géopolitique. L’altérisation ou la première topique de la poétique de la géopolitique, telle qu’elle s’écrit sous la plume de Césaire et de Dadié, est l’invention de l’autre comme une antithèse de la civilisation occidentale. Ce processus de représentation des peuples ou des nations dont les territoires tombent sous le coup de la convoitise géopolitique s’opère par une certaine rhétorique qui, du temps des empires européens, correspondait à ce qu’Aimé Césaire nomme « pédantisme chrétien ». C’est ce pédantisme qui inspire l’étrange et irrationnelle « équation christianisme = civilisation ; paganisme = sauvagerie, d’où ne pouvaient que s’ensuivre d’abominables conséquences colonialistes Frederick Cooper, Le colonialisme en question. Théorie, connaissance, histoire, Éditions Payot & Rivages, 2010, p. 41. 642
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et racistes, dont les victimes devaient être les Indiens, les Jaunes, les Nègres »643. N’est-ce pas ce pédantisme qui est ironiquement revisité par Bernard Dadié, écrivant : Notre Afrique des invasions de criquets puants, de paludisme chronique, auxquels sont venus s’ajouter guerres, sida, déplacés, réfugiés… lauriers que nous exhibons fièrement à la face du monde […].644
La particularité de ce pédantisme réside dans sa capacité à s’inscrire dans l’air du temps, en recyclant ses paradigmes éculés comme « barbarie », « sauvagerie », que l’auteur de Cailloux blancs n’hésite pas à qualifier de « mots malheureux »645. Dans le catalogue de ces « mots malheureux » à travers lesquels se réalise l’altérisation des peuples « mis au banc des accusés » par la vulgate politique occidentale, et donc l’actualisation des stéréotypes infâmant, figure en bonne place l’accusatif « pays xénophobe »646 accolé à la Côte d’Ivoire dès la fin des années 1990, et qui a été repris par les relais politiques locaux des puissances impérialistes. En mettant de cette façon en procès cette « terre d’espérance » et ce « pays d’hospitalité » comme le chante si fièrement son hymne, l’enjeu était de préparer les consciences à une « correction » géopolitique de la Côte d’Ivoire ; une correction dont le cynique but inavoué serait de troubler la marche du pays vers son unité. Ainsi, comprend-on à présent l’intérêt idéologique du film documentaire « Côte d’Ivoire poudrière identitaire » du sociologue belge Benoît Schauer, en 2001, une année avant la sanglante guerre en Côte d’Ivoire dont l’épilogue en 2011 mettrait en scène la coalition de l’armée de la rébellion ivoirienne et des armées française et onusienne contre les Forces armées nationales de Côte d’Ivoire. Côte d’Ivoire, poudrière identitaire restera en effet un film dont l’impact dans l’implosion du pays ne fait l’ombre d’aucun doute. Par ce qui précède et pour s’inscrire dans la théorie de Pierre Conesa, cette propension à inventer l’autre sous les traits d’une figure antagoniste à la limite « menaçant » pour l’ordre et le système établis relève du procédé dit de « fabrication de l’ennemi ». Ce qui veut dire simplement que pour légitimer la violence que l’on baptise « mission civilisatrice», soit « fardeau de l’homme blanc », l’autre, c’est-à-dire le peuple dont le territoire est convoité pour ses ressources naturelles, subit le processus de l’altérisation, du noircissement dramatique. C’est cette psychologie primaire de la géopolitique que met en miroir le critique césairienne et dadiéenne. Le poète-parlementaire, tout comme le dramaturge-diplomate, met en réalité l’accent, dans la poétisation de la géopolitique, sur cette première Aimé Césaire, idem, p. 9. Bernard Dadié, idem, p. 67. 645 Bernard Dadié, idem, p. 27 646 Ibidem. 643 644
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topique révélée comme « une loi instituée » de façon séculaire, et qui nie explicitement « l’égalité » des peuples tout en faisant expressément la promotion de la « domination » des « pays de races étrangères » qui, pour respecter les termes de la « loi » telle que mise en œuvre par Hitler, doit « redevenir un pays de serfs, de journaliers agricoles ou de travailleurs industriels »647. Dans un emploi anaphorique très heuristique du mot « auxiliaire », Bernard Dadié traduit ironique comment cette loi s’est appliquée à la colonie de Côte d’Ivoire :
Les Ivoiriens, ceux que l’histoire a confinés dans la partie de l’Afrique nommée Côte d’Ivoire par les Français, ne savaient plus quel avenir leur était réservé. N’étaient-ils pas les sujets de la République, habitant d’une colonie d’exploitation […] ? La mise en valeur du territoire exigeait des Auxiliaires. Et nous étions les médecins-auxiliaires, les instituteurs-auxiliaires, les commissaires-auxiliaires. Auxiliaires du Blanc. Une classe spéciale.648
Derrière l’idée de cette « classe spéciale » dont l’essence même est d’être l’« auxiliaire du Blanc » en tout temps et en tout lieu, transpire le postulat que dans le cadre de la géopolitique, la différenciation des peuples par la pensée raciale n’a jamais été employée avec une aussi profonde cohérence et déterminisme, faisant dire à Hannah Arendt649 que le racisme n’est ni une arme nouvelle ni une arme secrète. En revanche, écrit-elle, il a fait la force idéologique des politiques impérialistes, pour avoir indéniablement absorbé et régénéré tous les vieux types d’opinions raciales650. Si jusqu’au jour fatidique de la mêlée pour l’Afrique, comme le dit Hannah Arendt, la pensée raciale était une des choses les mieux partagées en termes de libre opinion, elle ne semble pas pour autant avoir disparu aujourd’hui dans le cadre de la géopolitique qui ne demeure pas moins une nouvelle version de la politique de puissance des nations. Ayant retenu la leçon de l’extermination du Blanc par le Blanc lors des guerres de colonisation hitlérienne en Europe, les Occidentaux ont circonscrit les excroissances meurtrières de la géopolitique aux territoires jadis considérés comme des « colonies », mais dont les appellations contemporaines en font des « zones d’influences », des « prés carrés », etc. ; des ingéniosités terminologiques qui dénotent d’impérialisation des relations internationales, encore à l’ordre du jour. L’on arrive donc à la deuxième topique de la géopolitique : la libido de la guerre, pour développer l’éthique de la belligérance ou l’ontologie belliqueuse des puissances colonialistes. Cette topique explique l’obsession des puissances nationalistes à préserver par tous les moyens leurs privilèges Aimé Césaire, idem, p. 13. Bernard Dadié, idem, p. 51. 649 Hannah Arendt, Impérialisme, coll. « Points/essais », Librairie Arthème Fayard, sl, 2002, p. 75. 650 Hannah Arendt, idem, p. 76. 647 648
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acquis au moment des conquêtes coloniales après la Conférence de Berlin de 1884-1885. Officiellement, exit les mots « conquête », « empire », des vocables en voie d’archaïsme et de désuétude dans le lexique de la géopolitique ; mais à la réalité place à la « guerre juste », à la « guerre préventive », à la « guerre asymétrique », à la « guerre géostratégique » qui rend acceptable l’idée, qu’à après et en dépit du traumatisme du colonialisme et de la colonisation portés à un seuil paroxysmique pour les peuples occidentaux, asiatiques et africains, dans les années 1940 du fait de la guerre hitlérienne, des États peuvent encore, pour des intérêts nationaux et nationalistes, occuper d’autres États :
La civilisation que l’Occident avait exportée, celle qui apprend à gagner sans avoir raison, comme l’écrivit l’un des nôtres, allait à grands pas : Dunkerque, Rotterdam, Caen, Coventry, Londres, Stalingrad, Hambourg, Dresde, Berlin, Hiroshima, pour n’en citer que quelques étapes… pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? Conquête, expansion, marché, prestige, pillage : lexique familier de L’Occident, vocabulaire de poche, bagage obligé de tous ses aventuriers.651
Qui l’a bien compris, en lisant Bernard Dadié, sait que l’absence de guerre dans l’historicité contemporaine signifie la fin de la politique de civilisation des vainqueurs du nazisme ; ceci est d’autant plus incontestable que la géopolitique dont ils sont les « maîtres du jeu » n’est autre que la perpétuation du colonialisme, comme cela peut transparaître dans cet autre passage des chroniques de Cailloux blancs : La conquête ? « Nous lâchons quelques centaines de Sénégalais et deux ou trois officiers à travers l’Afrique, et puis… qu’ils se débrouillent. En ce sens le mot impossible continue à ne pas être français (Pierre Mille). » Si le conquérant rencontre des chefs récalcitrants à son autorité, il lui suffira de les remplacer par quelques hommes plus dociles (ça ne manque pas en Afrique), si possible d’ailleurs frères ou cousins de ces chefs. Les résistants impénitents ? Il les reléguera au Gabon. Ainsi pourront naître les colonies : pays conquis, soumis, dominés, producteurs de matières premières et consommateurs de produits finis. La « collaboration » de Noirs zélés ne fera jamais défaut au conquérant blanc652.
Cette tendance à la perpétuation du colonialisme valide l’essence de la deuxième topique de la mystique de l’histoire des peuples globalisés qui fait de la guerre l’expression de la raison d’États incapables, comme le dit Aimé Césaire653, de résoudre les problèmes que suscite leur fonctionnement. Ainsi, ayant gardé, souvent par la présence militaire, la mainmise sur leurs anciennes Bernard Dadié, idem, p. 74. Bernard Dadié, idem, p. 105-106. 653 Aimé Césaire, idem, p. 7. 651 652
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colonies devenues des prés carrés ou des zones d’influences, des États à forte tradition colonialiste peuvent, comme l’explique Bernard Dadié, continuer de régner en territoire conquis :
Nous voici au temps des corsaires s’emparant des îles, des terres peuplées de sauvages qu’on décime d’abord et qu’on exploitera ensuite à loisir, selon les caprices de l’occupant. […] C’est là notre drame, le drame de l’Afrique, et depuis 1945, fin de la Seconde Guerre mondiale, l’histoire est très éloquente en ce qui nous concerne. Sujet dans une colonie d’exploitation. « Guinée, Gabon, Côte d’Ivoire. Colonies à ne jamais libérer », disaient les experts en politique coloniale de l’époque.654
Ou mieux encore, écrit l’auteur de Cailloux blancs,
Quarante ans sous la garde vigilante du 43ème BIMA, qui de temps en temps exposait quelque tank à l’entrée de son camp pour nous rassurer, avaient fini par nous faire croire que nous parlions la même langue…655
La question lancinante que pose le dynamisme contemporain du colonialisme, malgré la fin de la colonisation, est la suivante : comment continuer de conquérir des « zones d’influence », ou de s’approprier « des prés carrés », désignations succédanées de « colonies » ou des « empires » ; comment les États-nations colonisateurs ou impérialistes, sans bien évidemment se reconnaître comme tels, peuvent-ils continuer à régner en territoires conquis au cours de ce siècle, en violation du droit fondamental des relations internationales basé sur le respect inconditionnel des souverainetés nationales ? Cette question conduit inexorablement à la définition de la dernière topique, qui consiste à montrer comment la géopolitique actuelle des puissances nationales engendre chez les nations dominées le syndrome de la servitude par la politique culturelle et éducative. Ramené dans les interstices du Discours sur le colonialisme, ce syndrome s’origine dans le messianisme scientifique de l’Occident, dont hériteront les sociétés asservies par la diplomatie de la canonnière. À propos de ce messianisme, voici ce qu’en dit Aimé Césaire : Sa doctrine ? Elle a le mérite d’être simple. Que l’Occident a inventé la science. Que seul l’Occident sait penser ; qu’aux limites du monde occidental commence le ténébreux royaume de la pensée primitive, laquelle, dominée par la notion de participation, incapable de logique, est le type même de la fausse pensée.656
Aimé Césaire, idem, p. 56-57. Bernard Dadié, idem, p. 67. 656 Aimé Césaire, idem, p. 49. 654 655
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Derrière ce messianisme, se dévoile en réalité un fondamentalisme scientifique qui ne dit pas son nom et qui consiste comme le révèle « sa doctrine » à affirmer qu’il y a une manière de penser le monde. C’est cette vision radicale qui conceptualise l’école des « républiques impériales » comme système d’éducation par laquelle la « mission civilisatrice » peut se perpétuer. Ainsi, l’école africaine, née du système colonialiste, et dont la vocation impérialiste s’explicite dans les analyses à suivre, sera à la fois la sphère publique et politique de mise en œuvre de ce fondamentalisme scientifique. En d’autres termes, les États impérialistes ne laissent aucun choix aux nations situées dans leurs zones d’influence respectives ou dans leurs prés carrés historiques, dans l’orientation de leur politique culturelle et éducative. Ces terrains de jeu géopolitique des puissances occidentales en général, « condamnés à terme »657 et dans lesquels fut introduit le colonialisme comme « principe de ruine »658, sont contraints, à la lumière de la stratégie fallacieuse des « accords de coopération culturelle », d’être des instruments de leur propre condition de servitude coloniale ou néocoloniale. Longtemps considéré comme « un mythe »659, jusqu’à ce qu’il fasse l’objet d’une publication inédite par l’homme d’État ivoirien Mamadou Koulibaly, au moment où les relations entre son pays et la France étaient des plus exécrables, ce « pacte colonial », permet à la puissance coloniale « d’asseoir plus longtemps son influence et sa civilisation »660. Albert Ouédraogo, explique qu’en réalité ledit accord a été imposé au nouvel État, mais l’équipe politique qui a pris les rênes du pouvoir n’éprouvait aucune réticence à reproduire les structures scolaires introduites par l’ex-colonisateur, d’autant plus qu’elle n’avait pas envisagé une école de rechange. Cependant, pour nuancer la pensée de ce scientifique burkinabé, ce n’est pas que l’équipe dirigeante n’avait pas prévu une école de rechange. Mais la vérité qu’enseigne l’histoire politique de l’Afrique postcoloniale est que tous les dirigeants qui ont essayé de faire prendre à leurs pays une autre destinée en dehors du modèle de l’ancien colonisateur ont connu un sort identique : soit l’élimination physique soit la déportation ou l’exil après éloignement de toute responsabilité politique. Les historiens et spécialistes de la politique africaine de l’Occident rappellent souvent les exemples de Kwame Nkrumah, Patrice Lumumba, d’Um Niobe, de Juluis Nyerere, Jomo Kenyatta, etc. Mais l’auteur de Cailloux blancs se veut plus précis : On parle aujourd’hui, de plus de trente chefs d’États africains tués. En quarante ans d’indépendance, puisque nous aimons les records, en
Aimé Césaire, idem, p. 19. Ibidem. 659 Mamadou Koulibaly, Les servitudes du pacte colonial, Abidjan, CEDA/NEI, 2005, p. 32. 660 Albert Ouédraogo, Éducation et indépendance pour l’Afrique du XXIe siècle, coll. « SIRCA », sl, PUO, 1999, p. 95. 657 658
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voilà un qui nous sera difficilement arraché. Oui, « l’Afrique était bien mal partie ».661
S’il y a des esprits sceptiques à l’existence de cette troisième topique qui démontre le syndrome de la servitude par la politique en général et plus précisément par la politique culturelle, ce triste record, auquel s’ajoutent la déportation de l’ancien président ivoirien Laurent Gbagbo à la prison hollandaise de Scheveningen et l’assassinat du Guide libyen Muhammad Kadhafi en 2011 et en 2012, lève l’équivoque sur les velléités impérialistes des puissances occidentales. Le syndrome de la servitude idéologique par l’action culturelle prend naissance dans le cas où l’école joue un rôle fondamental en servant d’espace public où transite, soit sous sa version originelle soit sous sa version actualisée, le savoir scientifique et scolaire tel que pensé dans les laboratoires des courants africaniste et orientaliste ; bref, de « la culture remâchée et préfabriquée »662 qui rend non seulement difficiles voire impossibles, le débat des idées sur l’Afrique et l’enseignement des idéaux du Panafricanisme comme une antithèse à ceux de la Francophonie, mais aussi « qui fait que le plus grand continent du monde fuit ses propres langues en espérant être pris au sérieux »663. Il est évident que par cette impossibilité de débat et par cette fuite en avant, la mémoire européenne, comme le fait remarquer avec circonspection l’auteur de Décoloniser l’esprit, devient l’unique source de production de savoirs, pesant ainsi d’un poids important sur l’autoreprésentation de l’Afrique664. C’est ce qui s’appelle une « absurdité intellectuelle »665 à corriger, au risque pour l’Afrique, de s’éterniser dans cette situation de servitude idéologique qui dure depuis maintenant plusieurs décennies après les indépendances. Artisane postcoloniale et passeuse de ce savoir destiné à la formation et au modelage intellectuel des citoyens, l’école en territoire sous domination politique et culturelle n’a pas vocation à libérer les nations. En revanche, son but inavoué, qui fait penser qu’elle cache une part de sadisme, est de faire du citoyen de ces zones gouvernées par procuration « un peuple de consommateurs et non de réflexion, barbouillé et non pétri de culture »666. Une classe d’intellectuelles, hélas majoritaire, déconnectée des réalités socioanthropologiques continentales, et qui fragilise même les projets les plus
Bernard Dadié, idem, p. 119. Bernard Dadié, idem, p. 66. 663 Ngugi Wa Thiong’o, Pour une Afrique libre, Paris, Éditions Philippe Rey, 2017, p. 11. 664 Ngugi Wa Thiong’o, idem, p. 61. 665 Ngugi Wa Thiong’o, idem, p. 11. 666 Bernard Dadié, idem, p. 45. 661 662
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susceptibles de relever ce que l’universitaire kényan Ngugi Wa Thiong’o traduit par l’idée du défi scientifique social panafricain :
Malgré ses vastes ressources naturelles et humaines, malgré le fait qu’elle ait toujours fourni, quoiqu’involontairement, des ressources qui ont alimenté la modernité capitaliste pour la porter à son stade actuel de mondialisation, l’Afrique reste la grande perdante. […] cet état de fait […] se reflète aussi dans la production et la consommation de l’information et du savoir. […] la constellation de penseurs et de chercheurs qui gravite autour du Conseil pour le développement de la recherche en science sociale en Afrique (Codesria) en témoigne. […] Un simple regard sur la situation montre clairement qu’il existe un fossé entre la qualité et la quantité du savoir produit par le Codesria et la qualité et la quantité de sa consommation par la population dans son ensemble.667
Si l’on s’interroge, au terme de la présentation de ces trois topiques, sur les raisons qui définissent la géopolitique comme une continuation du colonialisme par d’autres moyens à la fois éthiques, épistémologiques, politiques et humaines, par conséquent comme une véritable mystique de l’histoire des peuples globalisés, les réponses convergent vers ces deux contributions ; la première césairienne, la seconde, dadiéenne. Que dit l’assertion césairienne : Au bout du capitalisme, désireux de se survivre, il y a Hitler. Au bout de l’humanisme formel et du renoncement philosophique, il y a Hitler668.
Tandis que le postulat dadiéen vient en implémentation de l’assertion césairienne, avertissant :
Et c’est lorsque le droit positif reste muet ou partisan pendant des années que les situations de crise débouchent sur un holocauste. L’actualité en Afrique de l’Est, et particulièrement le Rwanda, le confirme malheureusement.669
En somme, la poétique de la géopolitique selon la critique historique de Césaire et de Dadié met en avant deux paradigmes : d’une part, le système impérialiste, porté autant par l’idéologie raciste que le dogme capitaliste, et dont les crimes contre l’humanité depuis le génocide utilitariste de la traite négrière rendent encore utopique l’idéal démocratique. La critique, par l’écrivain kényan Ngugi wa Thiong’o, de la Cour pénale internationale, symbole le plus achevé de la justice mondiale, se veut symptomatique de la levée générale de boucliers contre la corruption et l’instrumentalisation de la notion de droit de l’homme, pilier principal de la politique de civilisation globale mue par l’idéal démocratique :
Ngugi Wa Thiong’o, idem, p. 81-82. Aimé Césaire, idem, p. 13. 669 Bernard Dadié, idem, p. 12. 667 668
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Nous avons déjà vu comment une idée noble telle que la création de la Cour pénale internationale a été transformée en un instrument aveugle aux crimes contre l’humanité ouvertement perpétrés par les nations puissantes, tout en se montrant particulièrement sévères face à ceux de l’Afrique. Ces crimes ne valent ni plus ni moins selon qu’ils sont commis par des gouvernements africains ou occidentaux670.
D’autre part, la fin de l’humanisme, second paradigme de la poétique de la géopolitique, s’entend, en l’occurrence, non seulement comme le mutisme du droit positif, mais aussi et peut-être même davantage comme le militantisme, le double langage et l’achat de conscience auxquels sont de plus en plus convertis les hommes politiques, les écrivains et philosophes, dont les écrits et les pensées avaient par le passé permis d’endiguer le commerce le plus honteux de l’histoire de l’humanité, la traite des Noirs d’Afrique aux quatre points cardinaux du monde, et fait reculer les velléités du colonialisme hitlérien et européen en général. Mais où sont donc passés les écrivains de la résistance qui, chaque fois que l’humanité était menacée dans son existence, ont, au péril de leur vie, érigé leurs plumes en remparts contre les idéologies liberticides et génocidaires ? Où sont donc passés les disciples et les philosophes de l’humanisme, dans cette temporalité en proie à la déshumanisation, du fait de la persistance du colonialisme et de ses guerres d’extermination à grande échelle de la gente humaine ? Pour ne pas répondre par la défection à ce questionnement qui fait intrinsèquement de l’engagement littéraire une réponse claire, morale et sans calcul à la géopolitique, entendue comme une philosophie cruelle des relations internationales, Aimé Césaire et Bernard Dadié ont légué à l’histoire des idées littéraires et politiques contemporaines deux textes de grandes factures, qui laissent à penser que l’humanité a plus que jamais besoin d’écrivains humanistes. En témoigne l’appel671 de Bernard Dadié à ses compatriotes, à un moment où son pays est en proie à une guerre dont les vrais enjeux trahissent les velléités d’une « expédition coloniale »672 qui ne dit pas son nom. Au regard de l’état délétère de l’humanité, Aimé Césaire, en son temps, n’avait-il pas raison de mettre en garde contre « l’humanisme formel », au bout duquel « il y a Hitler »673.
Ngugi wa Thiong’o, idem, p. 12. « Écrivains, à vos plumes ! Rapportez-nous ce que vous avez vu, entendu et vécu. Patriotes ivoiriens, vous qui nous promettez une Côte d’Ivoire nouvelle où les privilèges de Président, de Ministre, n’auront plus le pas sur l’homme du peuple, je vous salue. Je vous salue, vous qui gardez la foi, quelle nous sauve tous », cf. : Bernard Dadié, idem, p. 57. 672 Anicet Maxime Djehoury, La guerre en Côte d’Ivoire. La dernière expédition coloniale, Paris, L’Harmattan, 2007. 673 Aimé Césaire, idem, p. 13. 670 671
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En guise de conclusion La géopolitique chez Aimé Césaire et Bernard Dadié en 84 citations Autant l’écrire d’emblée, cette partie n’a pas la prétention de conclure un sujet aussi profond et sensible comme la critique de la géopolitique à l’aune des écritures littéraires. Mais puisqu’il faut absolument conclure pour échapper à la flagellation des censeurs de la pédagogie, le propos final se veut, certes des plus inhabituels, mais non moins méthodologique, en proposant une sorte d’index heuristique de la géopolitique, à partir de Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire et Cailloux Blanc de Bernard Dadié. Espérant que la liste suivante, malgré sa subjectivité et sa non-exhaustivité concoure à donner une approche synthétisée des points de vue césairien et dadiéen de l’évangile de la géopolitique, mais surtout la vraie nature des relations internationales historicisées au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Afrique : « […] savoir que le grand drame historique de l’Afrique a moins été sa mise en contact trop tardive avec le reste du monde, que la manière dont ce contact a été opéré ; […] ». (A. Césaire, idem, p. 22.) ; « En Afrique, le chasseur devient gibier. Nos chefs d’État, interdits de parole, le sont aussi de mouvement, sauf à perdre leur siège ». (B. B. Dadié, idem, p. 60.) Afrique des caprices : « Dans notre Afrique des caprices où les soutiens inconditionnels, les référendums sur commande, les chants des artistes, les tam-tams incessants des griots, les articles louangeurs des journalistes, les danses frénétiques des femmes permettent toutes les faussent sorties, la révision permanente des constitutions et la présidence à vie ; dans ce vieux continent où le maître du jour, à la bonne gouvernance autoproclamée, joue avec l’avenir du peuple selon ses fantaisies, ses sautes d’humeur, sa suffisance […] ». (B. B. Dadié, idem, p. 45.) Afrique du Sud : « Les hommes de culture […] sont heureux de saluer l’avènement de la démocratie et de la réconciliation des races en Afrique du Sud ». (B. B. Dadié, idem, p. 11) Afrique francophone (pays d’) : « Zone libre, zone occupée. Ligne de démarcation, tout comme en 1940 pendant la guerre. Comme il est beau le chant des partisans et très actuel dans moult pays d’Afrique francophone où la force brutale et ses instruments de mort veut asseoir son règne ». (B. B. Dadié, idem, p. 53.)
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Américaine : « L’Américaine, la seule domination dont on ne réchappe pas. Je veux dire dont on ne réchappe pas tout à fait indemne ». (A. Césaire, idem, p. 58.) Angoulvant (gouverneur) : « La pacification inaugurée en 1908 par le gouverneur Angoulvant se poursuivait avec ses restrictions, ses pillages, ses incendies, ses colonnes de prisonniers, d’exilés, d’interdits de séjour : […] ». (B. B. Dadié, idem, p. 55.) Barbare : « L’heure est arrivée du Barbare. Du Barbare moderne. L’heure américaine. Violence, démesure, gaspillage, mercantilisme, bluff, grégarisme, la bêtise, la vulgarité, le désordre ». (A. Césaire, idem, p. 57.) Batouala : « Oubangui-Chari ? Batouala/RCA. Aujourd’hui encore les multiples problèmes présidentiels du Territoire – avec en intermède un Empereur généralement adoubé par la France – ne cesseront qu’autant que la puissance tutélaire en aura décidé ». (B. B. Dadié, idem, p. 60.) Berlin : « Berlin 1885. Les conquêtes officielles commencent. Derechef, des tatas qui sautent, des files de femmes et d’enfants sur les routes, ‘‘déplacés’’, des colonnes de prisonniers, des esclaves qu’on vend, qu’on se partage entre tirailleurs noirs. […] Ne procède-t-on pas partout ainsi en temps de guerre ? » (B. B. Dadié, idem, p. 105.) BIMA (43e) : « Quarante ans sous la garde vigilante du 43eBIMA, qui de temps
en temps exposait quelque tank à l’entrée de son camp pour nous ‘‘rassurer’’, avait fini par nous faire croire que nous parlions la même langue… ». (B. B. Dadié, idem, p. 67.)
Bourgeoisie : « la bourgeoisie, en tant que classe, est condamnée, qu’on le veuille ou non, à prendre en charge toute la barbarie de l’histoire, les tortures du Moyen Âge comme l’inquisition, la raison d’État comme le bellicisme, bref, tout ce contre quoi elle a protesté et en termes inoubliables, du temps que, classe à l’attaque, elle incarnait le progrès humain ». (A. Césaire, idem, p. 46-47.) Bourse : « Précaire, l’équilibre économique de ces États [africains] dépend des humeurs des Bourses de Londres et de Paris. Les États en perpétuelle difficulté vivent de la charité internationale. Pour la sauvegarde de leurs intérêts, les donateurs ont toujours imposé les politiques économiques, les régimes et hommes. Ce qui a pour conséquences désastreuses les dictatures, les élections peu transparentes, la famine, les guerres dites tribales, les oppressions religieuses rampantes, l’exode massif des populations en général et des intellectuels en particulier ». (B. B. Dadié, idem, p. 12) Caillois (Roger) : « Or donc, M. Roger Caillois à qui mission a été donnée de toute éternité d’enseigner à un siècle lâche et débraillé la rigueur de la pensée et la tenue du style, M. Caillois donc vient d’éprouver une grande colère. Le 330
motif ? La grande trahison de l’ethnographie occidentale, laquelle, depuis quelque temps, avec une détérioration déplorable du sens de ses responsabilités, s’ingénie à mettre en doute la supériorité omnilatérale de la civilisation occidentale sur les civilisations exotiques ». (A. Césaire, idem, p. 47.) Capitalisme : « Au bout du capitalisme, désireux de se survivre, il y a Hitler ». (A. Césaire, idem, p. 13.) Charte de l’Atlantique : « L’euphorie de la fin de la guerre, la lente application de la Charte de l’Atlantique, qui, soit dit en passant, autorisait les pays colonisés, sous le regard vigilant des maîtres, à se penser sur leur destin, débouchera pour nous, « sujets de la République française » - une antinomie acceptable, n’est-ce pas ? – sur des tragédies : Sétif, Constantine, Haiphong et l’Indochine, Madagascar ». (B. B. Dadié, idem, p. 28.) Chinois (les) : « Seigneur, mon Dieu, où trouver une bouée de sauvetage, quelle voie emprunter qui ne soit pas une impasse, sur laquelle rebondir, si ce n’est sur notre culture ? Les Chinois viennent de nous offrir un beau palais pour la vivifier, dont la gestion a été confiée à des hommes et des femmes de métier : c’est grâce à elle, c’est là que les jeunes ivoiriens vont pouvoir retrouver leurs racines ». (B. B. Dadié, idem, p. 68.) Christianisme : « […] ; que le grand responsable dans ce domaine est le pédantisme chrétien, pour avoir posé les équations malhonnêtes : christianisme = civilisation ; paganisme = sauvagerie, […]. » (A. Césaire, idem, p. 9.) Civilisation : « […] ; que nul ne colonise plus impunément ; qu’une nation qui colonise, qu’une civilisation qui justifie la colonisation – donc la force – est déjà une civilisation malade, une civilisation moralement atteinte, qui, irrésistiblement, de conséquence en conséquence, de reniement en reniement, appelle son Hitler, je veux dire son châtiment ». (A. Césaire, idem, p. 16.) Colonie : « Guinée, Gabon, Côte d’Ivoire. Colonies à ne jamais libérer, disaient les experts en politique coloniale de l’époque ». (B. B. Dadié, idem, p. 57.) Colonisation : « […] qu’est-ce en son principe la colonisation ? De convenir de ce qu’elle n’est point ; ni évangélisation, ni entreprise philanthropique, ni volonté de faire reculer les frontières de l’ignorance, de la maladie, de la tyrannie, ni élargissement de Dieu ni extension du Droit ; […] À mon tour de poser une équation : colonisation = chosification ». (A. Césaire, idem, pp. 819.) ; « Et la preuve est faite que la colonisation pour un peuple est la pire des situations ». (B. B. Dadié, idem, p. 18)
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Colonisé : « Les colonisés savent désormais qu’ils ont sur les colonialistes un avantage. Ils savent que leurs ‘‘maîtres’’ provisoires mentent ». (A. Césaire, idem, p. 8.) Communauté (française) : « C’est le député Sékou Touré qui ouvre le feu : ‘‘Certes, il faut la Communauté avec la France, mais pas celle du cheval et du cavalier. […] Ce n’est pas un mariage d’amour que nous faisons avec elle, mais un mariage d’intérêt et de raison’’ ». (B. B. Dadié, idem, p. 108.) Conchon (Georges) : « L’État sauvage de Georges Conchon. Un demi-siècle après l’œuvre de Maran, un écrivain français réinventait la mission ‘‘civilisatrice’’ de la France en Afrique : Batouala/État sauvage… ». (B. B. Dadié, idem, p. 60.) Côte d’Ivoire : « Les Ivoiriens, ceux que l’histoire a confinés dans la partie de l’Afrique nommée Côte d’Ivoire par les Français, ne savaient plus quel avenir leur était réservé. N’Etaient-ils pas les sujets de la République, habitant d’une colonie d’exploitation, tout comme l’Afrique du Nord était pays d’immigration ? ». (B. B. Dadié, idem, p. 51.) Damas (Léon Gontran) : « […] le député et poète L.G. Damas, perdit son écharpe de député français, parce qu’il s’était entêté à relater exactement les faits des événements de Treichville dont il était le rapporteur de la Commission d’Enquête ». (B. B. Dadié, idem, p. 65.) Démocratie : « Pour sortir de ce cycle infernal, la démocratie a été une solution d’urgence commandée par les événements et le déchaînement des forces populaires. Très peu de dirigeants africains l’ont acceptée de bon cœur et les gouvernements réfractaires lui ont donné l’allure d’une guerre privée qui a souvent dégénéré en guerre civile ». (B. B. Dadié, idem, p. 12) Dictature : « La dictature appelle la violence et une démocratie ne peut s’épanouir sans le respect du droit à la différence et le respect des minorités ». (B. B. Dadié, idem, p. 12) Diop (Cheikh Anta) : « Je ne m’étendrai pas sur le cas des historiens, ni celui des historiens de la colonisation, ni celui des égyptologues, le cas des premiers étant trop évident, dans le cas des seconds, le mécanisme de leur mystification ayant été définitivement démonté par Cheikh Anta Diop, dans son livre : Nations nègres et culture – le plus audacieux qu’un nègre ait jusqu’ici écrit et qui comptera, à n’en point douter, dans le réveil de l’Afrique ». (A. Césaire, idem, p. 33-34.) 19 septembre : « Le 19 septembre, le vide ». (B. B. Dadié, idem, p. 79.) Droits (de l’homme) : « Et c’est là le grand reproche que j’adresse au pseudohumanisme : d’avoir trop souvent rapetissé les droits de l’homme, d’en avoir
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eu, d’en avoir encore une conception étroite et parcellaire, partielle et partiale et, tout compte fait, sordidement raciste ». (A. Césaire, idem, p. 12-13.) Égalité : « Pour moi, la question de l’égalité des races, des peuples, ou des cultures, n’a de sens que s’il s’agit d’une égalité de droit, non d’une égalité de fait. De la même manière, un aveugle, un mutilé, un malade, un idiot, un ignorant, un pauvre on ne saurait être plus gentil pour les non-occidentaux), ne sont pas respectivement égaux, au sens matériel du mot, à un homme fort, clairvoyant, complet, bien portant, intelligent, cultivé ou riche. Ceux-ci ont des capacités qui leur donnent pas plus de droits, mais plus de devoirs ». (Roger Cailloix, cité par A. Césaire, idem, p. 53-54.) Ennemi : « alors, n’est-il pas vrai, on comprendra que l’ennemi dont Lautréamont a fait l’ennemi, le ‘‘créateur’’ anthropophage et décerveleur, le sadique ‘‘juché sur un trône d’excréments humains et d’or’’, l’hypocrite, le débauché, le fainéant qui ‘‘mange le pain des autres’’ et que l’on retrouve de temps en temps ivre-mort ‘‘comme une punaise qui a mâché pendant la nuit trois tonneaux de sang’’, on comprendra que ce créateur-là, ce n’est pas derrière les nuages qu’il faut aller le chercher, mais que nous avons plus de chance de le trouver dans l’annuaire Desfossés et dans quelque confortable conseil d’administration ! ». (A. Césaire, idem, p. 46.) Europe : « […] ; que, déférée à la barre de la ‘‘raison’’ comme à la barre de la ‘‘conscience’’, cette Europe-là est impuissante à se justifier ; et que de plus en plus, elle se réfugie dans une hypocrisie d’autant plus odieuse qu’elle a de moins en moins de chance de tromper. […] Le grave est que ‘‘l’Europe’’ est moralement, spirituellement indéfendable ». (A. Césaire, idem, pp. 7-8.) Festivals : « Qui ne se souvient de ce qu’ont apporté à l’Afrique les festivals des Arts Nègres de Paris, Rome, Lagos ? De la Biennale de Dakar qui réunit 36 pays ? » (B. B. Dadié, idem, p. 68-69.) Français : « […] certains de tes enfants, appelés Français, nous mènent la vie dure, et je dirai même, infernale ». (B. B. Dadié, idem, p. 71.) Franc CFA : « Oui, Monsieur le Président […] votre rôle est difficile dans un monde où le franc, on dit encore CFA, ne pèse pas lourd ». (B. B. Dadié, idem, p. 17-18) France : « L’Histoire de la France a-t-elle cessé d’être un réservoir d’exemples pour l’édification de la jeunesse ? » (B. B. Dadié, idem, p. 60.) Francophonie : « Les années passent les hommes aussi. Saint-Domingue Haïti, Union française, Loi-cadre, Communauté, Indépendances, Francophonie… ». (B. B. Dadié, idem, p. 51.) Guerre froide : « La guerre froide en Europe était brûlante en Afrique ». (B. B. Dadié, idem, p. 108.) ; « La guerre froide enfin terminée, les gens comme 333
Mobutu sont des espèces qui sont appelées à disparaître par la force des choses ». (B. B. Dadié, idem, p. 98.) Guinée : « Cependant dans le clan francophone, on pose des conditions et l’on prétend trancher la question de l’indépendance avec un référendum qui demandait l’adhésion des Etats à la communauté française. La Guinée répond Non ! et les foudres du Maître, qui s’était au préalable voulu bon joueur, s’abattent sur l’insolent pays et son guide ». (B. B. Dadié, idem, p. 97.) Gourou : « De Gourou, son livre : Les pays tropicaux, où, parmi des vues justes, la thèse fondamentale s’exprime partiale, irrecevable, qu’il n’y a jamais eu de grande civilisation tropicale, qu’il n’y a eu de civilisation grande que de climats tempérés, que dans tout pays tropical, le germe de la civilisation vient et ne peut venir que d’un ailleurs extratropical et que sur les pays tropicaux pèse, à défaut de la malédiction biologique des racistes, du moins, et avec les mêmes conséquences, une non moins efficace malédiction géographique ». (A. Césaire, idem, p. 32.) Hérisson (comte d’) : « convenait-il de refuser la parole au comte d’Hérisson : ‘‘Il est vrai que nous rapportons un plein baril d’oreilles récoltées, paire à paire, sur les prisonniers, les amis ou ennemis’’ ». (A. Césaire, idem, p. 16.) Hitler : « Oui, il vaudrait la peine d’étudier, cliniquement, dans le détail, les démarches d’Hitler et de l’hitlérisme et de révéler au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXe siècle qu’il porte en lui un Hitler qui s’ignore, qu’un Hitler l’habite, qu’Hitler est son démon, que s’il le vitupère, c’est par manque de logique, et qu’au fond, ce qu’il ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est pas l’humiliation de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc, et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique ». (A. Césaire, idem, p. 12.) Houphouët-Boigny : « Le président Houphouët-Boigny n’oubliera jamais avoir été ministre du général de Gaulle, aussi son cabinet sera-t-il peuplé de conseillers sous la surveillance desquels notre indépendance fera ses premiers pas ». (B. B. Dadié, idem, p. 30.) Humanisme : « Au bout de l’humanisme formel et du renoncement philosophique, il y a Hitler. […] De ceci que jamais l’Occident, dans le temps même où il se gargarise le plus du mot, n’a été plus éloigné de pouvoir assumer les exigences d’un humanisme vrai, de pouvoir vivre l’humanisme vrai – l’humanisme à la mesure du monde ». (A. Césaire, idem, pp. 13 & 54.) Indépendance : « L’indépendance, proclamée en […] 60, cherchait sa route, étouffée par le poids des intérêts privés et étrangers ». (B. B. Dadié, idem, p. 88.) ; « Enfin l’indépendance tant souhaitée et pour laquelle tant de personnes 334
ont perdu la vie, devenue, hélas, cette interminable saison tragique des coups d’États, des guerres instrumentalisées en guerres tribales, religieuses, des luttes fratricides. Temps d’égoïsme, temps de coupeurs en tout genre, coupeurs de routes, coupeurs de gorges, coupeurs de bourses ; temps de massacres inutiles, stupides ; temps de régression, temps de vandales brûleurs d’archives, effaceurs de mémoire ; temps des ‘‘maîtres’’ nouveaux, jouant la vie des autres dans les hôtels climatisés d’Europe ». (B. B. Dadié, idem, p. 109.) Indochine : « L’Indochine piétinée, broyée, assassinée, des tortures ramenées du fond du Moyen-Âge ! » (A. Césaire, idem, p. 25.) Lumumba : « La lutte de Mobutu/CIA contre Lumumba/patriote qui, dans sa juvénile audace, espérait sortir son Congo des griffes des panthères et hyènes qui longtemps y avaient régné. Lumumba arrêté, torturé, assassiné, la voie était libre pour la politique du bluff et le pillage avec la bénédiction des Financiers descendants des négriers de naguère ». (B. B. Dadié, idem, p. 26.) Lumumba et Mobutu : « le parallèle ? Je voudrais l’établir entre Lumumba et Mobutu. Le premier, Lumumba, la première grande victime d’une indépendance donnée du bout des lèvres, figure notre avenir ; le deuxième, Mobutu, dont les radios annonçaient le 6septembre 1997, le décès, ne peut que figurer notre passé honni ». (B. B. Dadié, idem, p. 98.) Madagascar : « Pensez donc ! Quatre-vingt-dix mille morts à Madagascar ! » (A. Césaire, idem, p. 25.) Marcoussis : « ‘‘Marcoussis’’, clament certains, ‘‘sinon’’, assurent-ils, ‘‘les armes ne cesseront pas de tonner’’. Qui ne comprend que ce Marcoussis-là n’est encore qu’un de leurs multiples masques : masques blancs ! Masques noirs ! Masques toutes-couleurs… Masques sans entrailles et sans rêves ! » (B. B. Dadié, idem, p. 128.) ; Marcoussis ! Marcoussis ! : « ‘‘Marcoussis ! Marcoussis !’’ Criez-vous à l’envi, sans même vous rendre compte que vous y avez donné le bois pour y dresser la croix où crucifier votre pays et le coton pour ourdir sa tunique que des joueurs accourus de toute part ne cessent de se partager aux dés ». (B. B. Dadié, idem, p. 131.) Marianne : « […] sur les bords de la Seine, […] on n’entend pas l’appel angoissé de ceux qui crèvent, excepté le rire tonitruant des nouveaux Coriolans habillés et logés aux frais de Marianne ». (B. B. Dadié, idem, p. 61.) 1802 : « En 1802, Napoléon avait rétabli l’esclavage pour le malheur des Nègres ». (B. B. Dadié, idem, p. 50.) 1885 : « 1885, partage de l’Afrique chez les Allemands […] ». (B. B. Dadié, idem, p. 50.) 335
1939 : « En 1939, voilà la guerre et l’expansion de l’Allemagne ». (B. B. Dadié, idem, p. 50.) 1945 (8 mai) : « Et le 8 mai 1945, la fin du cauchemar et la libération des peuples ». (B. B. Dadié, idem, p. 50.) 1946 : « Nous nous interrogions sur notre devenir, quand en 1946 naquit le
grand mouvement anticolonialiste du Rassemblement Démocratique Africain (RDA), que l’on qualifia, c’était commode, de communiste… Ne portait-il pas nos rêves d’indépendance, d’envol vers d’autres rives que celles de la sujétion ». (B. B. Dadié, idem, p. 28-29.)
1960 : « Depuis 1960, coups d’États, guerres tribales, claniques, guerres de
religion, pillage de deniers publics, mépris de toute justice, transformation des villages des maitres du jour en capitales, sont notre lot ». (B. B. Dadié, idem, p. 66.) Mobutu : « Chaque fois que quelqu’un meurt, on fait le bilan. Dans le cas spécifique de Mobutu, c’est une page qui se ferme. C’est la fin physique d’un des gardiens de l’ordre occidental en Afrique Centrale. Parce qu’il a été essentiellement cela ». (B. B. Dadié, idem, p. 98.) Montagnac (de) : « Était-il inutile de citer le colonel de Montagnac, un des conquérants de l’Algérie : ‘‘Pour chasser les idées qui m’assiègent quelquefois, je fais couper des têtes, non pas des têtes d’artichaut, mais bien des têtes d’hommes’’ ». (A. Césaire, idem, p. 16.) Moralistes : « Les moralistes n’y peuvent rien ». (A. Césaire, idem, p. 46.) Nation : « C’est un fait : la nation est un phénomène bourgeois ». (A. Césaire, idem, p. 55.) Nazisme : « […] on se tait à soi-même la vérité, que c’est une barbarie, mais la barbarie suprême, celle qui couronne, celle qui résume la quotidienneté des barbaries ; que c’est du nazisme, oui, mais qu’avant d’en être la victime, on en a été complice ; que ce nazisme-là, on l’a supporté avant de le subir, on l’a absous, on a fermé l’œil là-dessus, on l’a légitimé, parce que, jusque-là, il ne s’était appliqué qu’à des peuples non-européens ; que ce nazisme-là, on l’a cultivé, on n’en est responsable, et qu’il sourd, qu’il perce, qu’il goutte, avant de l’engloutir dans ses eaux rougies de toutes les fissures de la civilisation occidentale et chrétienne ». (A. Césaire, idem, p. 12.) Nègres naïfs : « Nègres naïfs ! Sortirons-nous jamais du monde occidental où gober, avaler, absorber, ingurgiter, happer, est la règle ? Ou nous laisseronsnous avaler par ce boa patient et têtu qui nous fascine, puis nous enveloppe de sa bave et saura prendre tout le temps qu’il faut pour nous digérer ». (B. B. Dadié, idem, p. 77.)
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Occident : « Sa doctrine a le mérite d’être simple. Que l’Occident a inventé la science. Que seul l’Occident sait penser ; qu’aux limites du monde occidental commence le ténébreux royaume de la pensée primitive, laquelle, dominée par la notion de participation, incapable de logique, est le type même de la fausse pensée ». (A. Césaire, idem, p. 49.) Oppression : « L’oppression coloniale était une violence d’occupation ». (B.
B. Dadié, idem, p. 11.)
ONU : « Viols de femmes et d’enfants, déplacements de populations
auxquelles tout a été arraché, réduites à un état infrahumain, pays partagés, divisés, occupés, enfants soldats, jeunes filles en armes, lunettes noires, perruques et grigris ; manches courtes, manches longues et … j’en passe. Pourquoi ? Pour servir quoi ? Trop souvent pour rien, pour des choses sans réelle importance ; des rivalités de personnes, un tapis rouge à fouler… L’Ego de quelques individus, ‘‘Moi Seul’’, les intérêts de quelques compagnies, qui croient que l’on peut encore vivre en conquérants sur un pays comme cela se pratiquait, il y a des siècles. Parfois la rancœur qui s’est emparée d’un homme parce qu’il a été ou qu’il se croit offensé. Il suffit de cela, oui, pour qu’avec l’appui très intéressé d’amis, un homme mette en péril, et pour longtemps, l’équilibre et l’existence même d’un pays. Nous en sommes témoins. C’est cela qui se passe en Afrique et que l’ONU couvre de son drapeau, pardon, de son manteau, en acceptant des justifications a posteriori d’actions que nous devons avoir le courage de dénoncer, en tout temps, en tout lieu, même et surtout quand nous en avons été les acteurs ». (B. B. Dadié, idem, p. 85-86.) Paris : « […] à Paris, c’est la Côte d’Ivoire qui brûle. Fâcheuse coïncidence (!) ou signe précurseur d’autres actions contre la patrie ? » (B. B. Dadié, idem, p. 28.) Paris des droits de l’homme : « S.O. S S.O.S… Sans réponse. Paris des droits de l’homme, la ville qui pour nous demeure celle de 1789, celle de la prise de la Bastille, aurait-elle fondamentalement changé ? », (B. B. Dadié, idem, p. 60.) PDCI-RDA : « Non ! L’histoire du PDCI-RDA des origines est celle de la lutte
pour nous faire reconnaître les droits humains les plus élémentaires que la puissance coloniale nous refusait ». (B. B. Dadié, idem, p. 130.)
Présidents à vie : « Et nous eûmes les indépendances… Et l’on parlait du sort qu’est celui des peuples dans nombre d’États africains dirigés par ceux que l’Europe nomma ‘‘les rois nègres’’ : ces hommes à son service. Les maîtres occidentaux nous donnèrent des ‘‘présidents à vie’’, des ‘‘maréchaux’’, des ‘‘empereurs’’. RDA : « Le RDA a été un rassemblement d’hommes, de peuples décidés à briser toutes les barrières, à combler tous les fossés, à unir toutes les couleurs, 337
et c’est pourquoi les anciens que nous sommes, saluent et remercient tous ceux qui nous ont aidés à redevenir nous-mêmes ». (B. B. Dadié, idem, p. 20.) Renan : « Qui parle ? J’ai honte de le dire : c’est l’humaniste occidental, le philosophe ‘ ‘idéaliste’’. Qu’il s’appelle Renan, c’est un hasard ». (A. Césaire, idem, p. 13.) Rwanda : « Et c’est lorsque le droit positif reste muet ou partisan pendant des années que les situations de crise débouchent sur un holocauste ». (B. B. Dadié, idem, p. 12.) Sarraut (Albert) : « qui proteste ? Personne, que je sache, lorsque M. Albert Sarraut, tenant discours aux élèves de l’École coloniale, leur enseigne qu’il serait puéril d’opposer aux entreprises européennes de colonisation ‘‘un prétendu droit d’occupation et je ne sais autre droit de farouche isolement qui pérenniseraient en des mains incapables la vaine possession de richesse sansemploi’’ ». (A. Césaire, idem, p. 15.) Tempels (R.P.) : « Missionnaire et belge, sa philosophie bantoue vaseuse et méphitique à souhait, mais découverte de manière très opportune comme par d’autres l’hindouisme, pour faire pièce au ‘‘matérialisme communisme’’, qui menace, paraît-il, de faire des nègres des ‘‘vagabonds moraux’’ ». (A. Césaire, idem, pp. 32-33.) Thiaroye : « Le 8 mai 45, la paix était revenue en Europe et dans le monde, mais la tragédie de Thiaroye survenait : une éloquente mise en garde pour les indigènes sujets de la République ». (B. B. Dadié, idem, p. 64.) Touré (Sékou) : Pendant seize ans, Sékou Touré fut en butte à tous les complots, parce qu’il avait relevé un défi, contesté la néo-colonisation, dit non à la Communauté qui n’était que la nouvelle vêture de notre soumission ». (B. B. Dadié, idem, p. 64.) Traite : « Puis vint l’autre, la traite océanique sur une vaste échelle. Nous fûmes échangés contre des barres de fer, du tabac, des coffrets de pipes, de la verroterie, de l’eau-de-vie, des parasols… Propriétés, nous fumes marqués au fer, étampés au nom du maître ! ». (B. B. Dadié, idem, p. 102.) Tribalisme : « Le tribalisme n’est qu’un effet de l’État antidémocratique. Tribalisme et clientélisme procèdent du même système de répartition inégale des biens sociaux, du même système d’injustice ». (B. B. Dadié, idem, p. 12) Unité africaine : « Unité africaine, le plus beau de nos rêves, après Bandoeng ! » (B. B. Dadié, idem, p. 38.)
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Conclusion générale
Décoloniser la critique littéraire africaine francophone Depuis l’émergence des premières œuvres de littérature francophone d’Afrique au début du XXe siècle, l’histoire littéraire axée sur cette production née dans la géhenne du colonialisme européen a toujours revêtu un enjeu politique. Au départ, ce sont des générations d’hommes de culture en France et en Europe, en l’occurrence, qui ont témoigné d’un intérêt inédit vis-à-vis de ce patrimoine. Ses précurseurs, pour rappel, ont été reconnus « citoyens français » qu’en1946, par la constitution qui a donné naissance à l’Union française. Des préfaces, des études de parcours individuels, des prix littéraires, ont permis de révéler au monde tant occidental qu’africain cette littérature africaine, sans pourtant théoriser, d’une part, sa place dans l’histoire des idées politiques et littéraires du XXe siècle, et d’autre part, son influence dans la modernisation, l’humanisation de notre civilisation, où les nations, tel dans le règne animal, « tuent » d’autres nations pour leurs idéologies et leur survie. Cette critique littéraire, à l’origine africaniste, mais qui, au fil des décennies, est devenue « afropolitaine », est demeurée implicitement ou explicitement dépendante du champ de pouvoir métropolitain, créant une pensée critique africaine qui, même si l’on ne conteste pas sa valeur scientifique et sa bonne foi, n’a pas la totale maîtrise des paradigmes, des théories et des méthodes de lecture qu’elle applique à la production littéraire dite africaine. Son horizon d’attente des œuvres étant en quelque sorte prescrite par des instances de légitimation, en réalité des relais idéologiques des institutions étatiques impérialistes. En rapport justement avec cet horizon d’attente, l’intérêt pour la domination politique et spatiale perpétuelle des Africains et d’autres peuples non occidentaux est relégué aux calendes grecques dans le débat contemporain sur la spécificité idéologique et culturelle de la mondialisation ; un débat qui anime les sciences sociales et les théories critiques naissant dans l’Europe d’après-guerre. Dans ces conditions, rien d’étonnant que la riche et abondante littérature africaine soit appréhendée à la lumière de toutes sortes de théories, à l’exception de celles qui, naturellement, mettraient en exergue son pouvoir de proposition de modèle de politique de civilisation alternatif à celui qui exacerbe la domination voire le massacre d’autres peuples par les guerres à caractère géopolitique. Si la critique africaine compte de nombreux exégètes de différentes nationalités et dont l’érudition n’est nullement remise en cause, il arrive 343
parfois des moments où sa lecture des textes laisse une légitime impression de tourner en rond, tant le bilan du premier siècle d’exercice a essentiellement contribué à affirmer autour des littératures africaines l’idée d’une tradition littéraire perçue comme le prolongement linguistique et esthétique de l’art littéraire occidental. Dans cette perspective, la problématique de la langue et particulièrement de la langue française a focalisé la critique qui, au-delà de l’avoir consacré comme un trait spécifique d’une littérature aspirant à l’« universalité », en a fait le potentialisateur présumé d’une appartenance à une Francophonie idéologiquement, culturellement captive et ambiguë pour les territoires anciennement colonisés par la France et la Belgique en Afrique. Par le fait de ce critère d’universalisme opposé à la production littéraire africaine, une idéologie géopolitique ou impérialiste prend dès lors possession du discours de la critique littéraire francophone qui distille implicitement dans l’inconscient collectif que la Francophonie et son idéal historique demeurent la norme idéologique de tout jugement de valeur idéologique et esthétique. N’est-ce pas cette norme qui autorise des analyses faisant des formes littéraires du français émergeant dans les littératures africaines francophones des « français africains », des « créoles » africains, des pidgins ; toutes stratégies discursives qui n’autorisent guère ou voient d’un mauvais œil une histoire décomplexée de la langue française en situation coloniale et postcoloniale. C’est pour se pencher sur les limites d’une telle norme idéologique que les premiers chapitres de Lumières postcoloniales ont mis en débat d’une part, la notion d’influence en histoire des idées politiques et littéraires, et d’autre part, le concept et paradigme de Francophonie sous le prisme des littératures africaines francophones. Il s’est agi de ramener dans les interstices de la critique littéraire l’apport de la pensée africaine dans la construction de la modernité du monde ; une pensée notamment politique et culturelle dont les résistances actuelles à l’impérialisme de toute nation économiquement, politiquement et culturellement puissante, ne peuvent se passer. Relativement donc au premier volet de ce débat, il est à retenir, comme dans l’anecdote biblique, que la pierre rejetée par les bâtisseurs est devenue la pierre angulaire. En d’autres termes, pour résumer l’essentiel du premier chapitre consacré à l’influence de la pensée politique et littéraire africaine, cette allusion biblique revient à dire que les mouvements de pensée et les idéologies typiquement africains, « répudiés » dans l’histoire des idées et enseignés en postcolonie sous le regard censeur des défenseurs de la « raison nègre», ont joué un rôle majeur dans la défaite du colonialisme européen. Incarnée par les idéaux du Panafricanisme et de la Négritude, la pensée africaine, au sens philosophique du terme, a été déterminante quand il s’est agi de faire reculer au sein des nations impérialistes et colonialistes européennes fraîchement libérées des griffes du colonialisme nazi, les idées de racisme et de mise en servitude d’autres peuples. 344
Dans la France impériale de l’après-guerre, cette influence de la pensée politique et littéraire africaine se manifeste dans la lutte pour la reconnaissance de la citoyenneté française et des droits civiques inhérents à ce nouveau statut des populations considérées pendant au moins un siècle comme des sujets de l’empire français. Ainsi, alors que l’histoire des idées et plus précisément des idées politiques et littéraires des nations colonialistes a été purgée de toute trace des peuples colonisés qu’elles qualifiaient de sans histoire, au printemps 1946, des intellectuels noirs ressortissants de l’empire français, Léopold Sédar Senghor, Lamine Guèye, Félix Houphouët-Boigny, Aimé Césaire et bien d’autres députés, ont soulevé des questions remettant en question le modèle de l’humanisme occidental. C’est le sens de la « Loi Houphouët-Boigny » et de la « loi Lamine Guèye », qui contribueront à faire entrer la France de la Libération dans une ère de modernité politique illustrée par le vote de la première constitution de 1946, à l’origine de la création de l’Union française. La première loi, à peine discutées tel que le rappelle Frederick Cooper dans un autre essai intitulé L’Afrique depuis 1940, mit définitivement fin au travail forcé dans toutes les colonies françaises ; une pratique coloniale qui à elle seule, à en croire l’historien américain674, ramène aux yeux des alliés venus de tous les continents la France post-libération aux siècles sombres et morbides de l’esclavage. Cette modernisation, dont l’instauration fut imposée par des députés panafricanistes et des hommes de culture portant aussi la casquette d’homme d’État, ne se déroula pas uniquement dans l’enceinte de l’Assemblée nationale à Paris. En Afrique, outre les sillons des indépendances tracés par les hérauts de la pensée politique africaine, le discours politiquement engagé de la Négritude et du mouvement panafricaniste va, au plan social et culturel, structurer la doctrine idéologique et esthétique de la littérature africaine qui s’érigera depuis lors, en observatrice de la démocratie africaine prise au jeu pervers et pernicieux du nouvel ordre mondial instauré après la seconde guerre mondiale. Aujourd’hui, la considération de la pensée politique africaine, injustement et honteusement répudiée de l’espace public éducationnel en postcolonie francophone, conduit à prendre du recul face à l’histoire littéraire française qui snobe le rôle les idées du Panafricanisme et de la Négritude. Celles-ci étaient portées par des intellectuels, dont le combat a consisté à rappeler à la France son engagement envers le respect des droits de l’homme depuis la révolution de 1789, mais aussi envers le respect des droits des peuples à l’autodétermination après sa libération par les alliés insurgés contre le nazisme et venus de tous les continents. À propos du deuxième chapitre de Lumières postcoloniales, qui a mis en débat le concept de Francophonie, signifiant (géo) politique et culturel en dehors duquel aucune critique esthétique et institutionnelle de la littérature 674
Frederick Cooper, L’Afrique depuis 1940, op. cit., p. 86. 345
africaine ne semble objective pour s’imposer dans l’espace public éducationnel, il s’est agi de remédier à une insuffisance théorique des plus élémentaires : si la production littéraire africaine est une représentation des destinées nationales pendant et après la colonisation, pourquoi ne serait-elle pas une poétisation de la Francophonie, entendue comme une institution géopolitique et un univers civilisationnel linguistiquement unifié par le français, langue colonisatrice, mais aussi langue de communication. À cette Francophonie adepte du double jeu, les textes de romanciers comme Ahmadou Kourouma, de Mongo Béti, mais de Bernard Dadié (Cailloux blancs), de Boris Boubacar Diop (La gloire des imposteurs), apportent une réponse claire. Les critiques historiques et politiques nourrissent à juste titre les essais de théorisation des représentations littéraires de la Francophonie, à travers des postulats comme « l’utopie francophone » ou « le simulacre d’un ordre mondial pacifique et pacifié » ; suggérant ainsi à la critique et aux historiens des littératures francophones la nécessité d’une écriture de l’histoire de la Francophonie en adéquation avec ses représentations littéraires. En effet, jusqu’ici, l’histoire de cette organisation a servi d’instrument de propagande pour une vérité officielle, entre autres, celle de la France impérialiste, d’où les instances culturelles de légitimation et de fabrication de « classiques africains » produisent et émettent des messages d’interprétation et de signification repris par les « procureurs » de la pensée hellène en Afrique ou par la critique africaine adepte du « petit théâtre de civilité» ; cette classe singulière d’exégètes que Cheikh Anta Diop nommait, non sans dénoncer leur mode de raisonnement il y a déjà plus de cinquante ans, « Les cosmopolites-scientistes-modernisants », : Cette catégorie groupe tous les Africains qui raisonnent de la manière suivante : fouiller dans les décombres du passé pour y trouver une civilisation africaine est une perte de temps devant l’urgence des problèmes de l’heure, une attitude pour le moins périmée. Nous devons nous couper de tout ce passé chaotique et barbare et rejoindre le monde moderne technique à la vitesse de l’électron. La planète va s’unifier : il faut se mettre à l’avant-garde du progrès. La science va bientôt résoudre tous les ces grands problèmes et rendra caduques ces préoccupations locales et accessoires. On ne saurait avoir d’autres langues de culture que celles de l’Europe qui ont déjà fait leurs preuves : on entend, par-là, qu’elles supportent la pensée scientifique moderne et qu’elles sont déjà universelles675.
Le colonialisme sans effort de guerre géostratégique, mais somme toute prolongement de la domination par la culture trouve inéluctablement dans ce mode de raisonnement son foyer idéologique. Insidieusement, mais inconsciemment ou consciemment, des critiques littéraires en postcolonie s’emploient à donner pendant plus de cinquante ans 675
Cheikh Anta Diop, Nations nègres et culture, op. cit, p. 15. 346
une image navrante, stéréotypée des nations africaines postcoloniales prises en otages par les « pères des indépendances », à dresser un tableau pathétiquement tragique des indépendances. Une stratégie de lecture qui conforte le messianisme de la France particulièrement et des pays occidentaux, anciens ou nouveaux impérialistes et maîtres du nouvel ordre mondial, en général. C’est ainsi qu’il faut comprendre les prétendus idéaux de solidarité, de défense des droits de l’homme, de respects des souverainetés nationales et enfin d’égalité dont la nature utopique éclate paradoxalement à travers l’imaginaire fictionnel africain francophone. C’est ainsi que se comprend aussi le fameux et tristement célèbre discours de Dakar prononcé par Nicolas Sarkozy qui, après avoir proclamé que l’Afrique n’est pas assez entrée dans l’histoire, donnait le point de départ à une politique africaine de la France qui allait s’illustrer dans des conflits majeurs en francophonie africaine ces dix dernières années ; des conflits masqués par l’instrumentalisation des altérités ethniques comme en Côte d’Ivoire, en Centrafrique, au Mali et en Libye. L’horizon d’attente de la littérature en postcolonie francophone africaine cache difficilement son allégeance idéologique au champ de pouvoir hexagonal qui multiplie les ressources (maisons d’éditions, prix littéraires, médias culturels) pour faire du champ littéraire africain, un champ dépendant par prédestination. Les discours les plus significatifs de cet horizon d’attente pourraient sans difficulté se reconnaître à travers ceux de Séwanou Dabla (Les nouvelles écritures africaines), Nimrod (La nouvelle chose française), Alain Mabanckou (Le sanglot de l’homme noir), Axelle Kabou (Et si l’Afrique refusait le développement), pour ne citer que ces auteurs qui montrent que la colonisation de la critique littéraire est aussi l’œuvre d’écrivains et d’intellectuels africains qui, par leurs prises de position théorique ou idéologique exprimée dans les ouvrages ci-dessus mentionnés, assument idéalement la fonction de passeur d’idéologie impérialiste ou colonialiste. Cette allégeance s’éclaire théoriquement dans les trois paradigmes introduits dans le premier chapitre, à savoir la « domination coloniale », la « zone d’influence géopolitique » et enfin de « champs littéraires » ; Trois paradigmes pour une poétique autre de l’influence en histoire des idées politiques et culturelles. L’enjeu méthodologique ici étant de sortir la question de l’influence en littérature, de la stratégie de lecture qui la confine dans une démarche critique des sources, pour l’envisager, sinon la conforter comme une méthode d’investigation du domaine de l’histoire des idées. Point d’orgue des deux premiers, le troisième chapitre est la preuve que le champ littéraire, qu’il soit français ou « négro-africain » ou encore africain d’expression française n’échappe pas aux théories de la géopolitique, au sens où, par les artifices génériques propres, l’univers fictionnel, dramaturgique ou poétique est un discours, une relation de l’espace comme fondement de l’action politique. Véritables théâtres d’affrontements idéologiques, les productions littéraires française et africaine caractéristiques de l’époque des 347
empires coloniaux et des luttes anticolonialistes sont nimbées d’idéologies ou de courants de pensée comme l’orientalisme, l’africanisme, d’une part, et le Panafricanisme ou la Négritude, d’autre part ; un constat suggérant la thèse de la géopolitique comme l’actualité la plus ancienne de la littérature. Tout l’intérêt du dernier chapitre de Lumières postcoloniales se dévoile dès lors. Ce qu’il faut retenir d’essentiel dans l’objectivation de la géopolitique comme problématique séculaire et inhérent à la littérature est qu’à travers les champs littéraires les idéologies majeures de l’histoire des idées politiques et culturelles du XXe se sont constamment donné la réplique, à l’image des factions armées qui s’affrontent jusqu’à la victoire ou à la reddition. C’est du moins l’enseignement majeur de la réflexion menée à partir de Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire ou de Cailloux blancs de Bernard Dadié, qui montrent que quels que soient les barrières culturelles, politiques ou idéologiques érigées par les courants de pensée politico-scientifiques comme l’orientalisme et l’africanisme, en vue de garantir ou assurer la domination impérialisme historicisée par les nations occidentales, les écrivains africains ou d’ascendance africaine, inspirés par les thèses négritudiennes et panafricanistes ont toujours eu à cœur d’éclairer les temporalités ternes, obscures et obscurantistes de leurs contemporains. Cette volonté de projeter la lumière sur la destinée des peuples, notamment africains, dont la révolution contre le colonialisme et l’impérialisme occidentale est dynamique dans le temps et dans l’espace, ne doit pas laisser la critique littéraire indifférente. Bien au contraire, elle doit s’en approprier, comme le montre la posture de Lumière postcoloniales, résolument tournée vers une démarche d’éducation à la libération de la pensée. À ce titre, en tant qu’ouvrage critique, il se conçoit comme un manuel de la pensée dissidente voire déconstructionniste, mais surtout reconstructionniste, composant ou décrivant ses propres paradigmes (utopie francophone, zone d’influence géopolitique, pensée africaine comme parangon de la postmodernité occidentale, etc.) nécessaires à la compréhension de l’ordre mondial actuel qui a succédé à celui inauguré par la Conférence de Berlin en 1884 jusqu’à la fin de la deuxième guerre mondiale. L’on comprend évidemment que la « cohorte des experts qui, par la loi du découpage conceptuel en fonctionnalisme, poétique, sémantique, sémiologie, rhétorique, stylistique, etc. »676, se partagent depuis plus d’un siècle le champ théorique de la critique africaine, ne soit pas d’entrain à embrasser cette posture ; une posture qui, par moments semble converger, entre autres, vers la posture rhétorico-politique de l’Atlantique noir de Paul Gilroy. Avant d’expliciter les conséquences de Lumières postcoloniales sur le discours de la critique littéraire africaine, trois observations essentielles relatives à l’essai du britannique s’imposent ; un essai dont les termes concourent à l’approche Pius Ngandu Nkashama, « Les enjeux d’une théorie de la critique littéraire », in Les chemins de la critique africaine, Paris, L’Harmattan, 2012, p. 11. 676
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théorique de la spécificité des productions culturelles (films, musiques, littératures, etc.) dans l’épistémologie relative à la modernité occidentale. Premièrement, c’est en 1993 que paraît pour la première The Black Atlantic, traduction anglaise de L’Atlantique noir. La traduction française et sa publication en France dix ans est de nature à soulever quelques réflexions. L’on note d’emblée que la chute du mur de Berlin n’est pas seulement symbolique de la fin des régimes et des idéologies totalitaires et dictatoriaux en Europe. Elle est également suggestive du déclin des fondamentalismes théoriques qui ont modélisé pendant plusieurs siècles les systèmes de représentations occidentales dans l’analyse, l’interprétation et le jugement de valeurs en ce qui concerne la production culturelle. Ainsi, de même que l’œuvre Culture et identité de son compatriote et maître Stuart Hall, l’essai de Paul Gilroy inaugure une nouvelle ère qui s’enrichit d’une discursivité inédite dont les paradigmes clés sont entre autres l’hybridité, la diaspora et la double conscience ; proposant de facto une redéfinition de la modernité. C’est peu dire, si ce n’est une révolution de style copernicienne, que d’affirmer que L’Atlantique noir marque un tournant dans l’anthropologie des sociétés occidentales, mais également dans l’herméneutique de la culture et de la pensée universelle moderne. S’appuyant sur les mutations anthropologiques et politiques de l’idée de culture qui sont à l’origine de l’émergence des cultural studies en GrandeBretagne, et en déliant la notion de culture de l’idée de nationalité, il s’agit désormais, comme le fait remarquer Nadia Yala Kisukidi, d’analyser les productions culturelles des groupes sociaux en tant que manifestations de la conflictualité sociale. L’archétype de l’herméneutique, le paradigme de la théorie critique devient d’après Kisukidi « le modèle diasporique enté sur l’histoire de la déportation transatlantique des noirs et les figures du sujet qui se déploie au cœur des reconfigurations politiques et culturelles de cette histoire et de ses mémoires »677. C’est pour cette raison que Paul Gilroy inscrit principalement l’enjeu de son livre dans un combat pour obtenir que les Noirs soient considérés comme des agents doués de capacités cognitives et d’une véritable histoire intellectuelle ; attributs que leur dénie le racisme moderne.678 Deuxièmement, l’on s’étonne que malgré la notoriété et la pertinence de cette théorie de la modernité, il faut attendre plus d’une décennie pour la voir pénétrer l’espace public français, secouée par la résurgence brutale de la question coloniale ; une résurgence d’autant plus « violente que ce débat mal informé reste mal posé : sur les ‘‘ abus’’, voire les atrocités coloniales ; sur les ‘‘ bienfaits’’ de la colonisation ; sur la légitimité ou non de reconnaître l’esclavage comme crime contre l’humanité ; sur le droit aux ‘‘lois
Nadia Yala Kisukidi, « Préface à l’édition française de L’Atlantique noir » de Paul Gilroy, Paris, Éditions Amsterdam, 2017, p. 11. 678 Paul Gilroy, L’Atlantique noir, Paris, Éditions Amsterdam, 2017, p. 38. 677
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mémorielles’’ »679. De deux choses l’une : soit dans cette France rattrapée par les démons de l’irrédentisme identitaire avec la création d’un grand ministère de l’identité nationale et obsédée par l’idée que l’échec de l’intégration d’une grande partie de sa jeunesse issue de l’immigration est un legs de la colonisation, l’initiation à la théorie de l’Atlantique Noir permet de dépassionner les débats ; soit la France a pris la mesure du fait que son universalisme, en d’autres termes sa modernité, passe désormais par la reconnaissance du droit à la mémoire de sa diaspora et surtout par la prise en compte de cette mémoire pour la consolidation de la république, idéal sans laquelle elle perdrait sa quintessence identitaire. Dans ce cas de figure, elle se déliterait ad vitam dans le racisme et le nationalisme démentiel, deux « bêtes noires que Paul Gilroy démêle »680. L’auteur de l’Atlantique noir n’écrit-il pas lui-même que « l’illusion du nationalisme et du particularisme ethnique constitue un danger permanent »681. Troisièmement, le positionnement idéologique de Paul Gilroy suscite une levée de boucliers en France, alors que seulement quelques kilomètres couverts par un tunnel sous la Manche la séparent de l’Angleterre. L’attitude de méfiance voire rétive de la France face à ce discours de la contre-modernité, qui est, certes, « le fruit de la compréhension approfondie de la complicité entre la raison racialisée et la terreur exercée par la suprématie blanche »682 en Amérique et en Grande Bretagne, mais aussi qui est articulée sur fond de « réexamen du fascisme européen et de construction d’Etats-nations postcoloniaux en Afrique et ailleurs »683, permet de souligner une préoccupation révélatrice de la censure ou de l’autocensure sur ce type de posture théorique dans les systèmes d’enseignement universitaires situés dans sa « zone d’influence géopolitique ». Cette nouvelle discursivité qui émerge en outre-Manche après la seconde guerre mondiale « déroute la police des disciplines »684 parce qu’elle ouvre la « voie à une critique ethno-historique qui montre comment dans l’Europe moderne, le signifiant ‘‘culture’’ articulé sur les idées de beauté, de goût, de jugement esthétique, repose sur une axiologie fondamentalement racialisée » ; aussi parce que les idées qu’elle développe la « rattache [nt] au champ des cultural studies et [l’] engage [nt] dans [un] dialogue avec les postcolonial
Catherine Coquery-Vidrovitch, op. cit., p. 10. Carlos Agudel, Capucine Boidin, Livio Sansone, « Introduction. Atlantique noir : une multiplication de points de vue », in http://books.openedition.org/iheal/2755?lang=fr#ftn1, Éditions de l’IHEAL, 2009, consulté le 10 février 2018. 681 Paul Gilroy, idem, p. 35. 682 Paul Gilroy, idem, p. 26. 683 Paul Gilroy, idem, p. 27. 684 Nadia Yala Kisukidi, idem, p. 11-12. 679 680
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studies »685. Ces deux disciplines exigent, selon les mots de Catherine Coquery-Vidrovitch, « un regard consciemment dégagé des lieux communs, des croyances et des poncifs inculqués sans que nous en prenions garde par des années, voire des siècles de bonne conscience occidentale »686. Plus qu’une préoccupation, le constat ci-dessus, qui lève clairement le voile sur l’enjeu scientifique et politique de L’Atlantique noir, constitue par ailleurs le point de jointure avec Les lumières postcoloniales. Cet essai théorique a le mérite de bâtir ses postulats autour de paradigmes critiques comme l’« utopie francophone », « l’influence de la pensée africaine sur l’histoire des idées politiques et littéraires au XXe siècle », des postulats qui s’inscrivent idéologiquement dans le sillage de la « critique ethno-historique » ouvert par Paul Gilroy. Mais d’un point de vue méthodologique la présente étude se distingue de l’ouvrage du britannique, qui prend légitimement pour centre d’intérêt la mémoire et l’apport à l’universalisme de la pensée politique et culturelle de la diaspora entendue comme l’allégorie de l’immanence historique de l’Afrique délocalisée et relocalisée dans les interstices civilisationnelles occidentales, à la suite des nombreuses traversées de l’Atlantique, dans les cales des naviresprisons des négriers. En effet, Lumières postcoloniales, à la différence de l’Atlantique noir, ouvre dans ses pages la lancinante problématique du droit à la mémoire de cette autre immanence africaine, qui n’a peut-être pas connu physiquement les effets de la tragique épreuve de déshumanisation et de décivilisation méthodique liée au passage transatlantique. Cette immanence africaine, toutefois, ne demeure pas moins hybride du fait de l’extraction anthropologique opérée dans ses rangs par le système mercantiliste de la traite négrière, du fait aussi de l’interaction dramatique de ses cultures avec celles transportées dans les mallettes diplomatiques du colonialisme, et qui ont façonné dramatiquement son organisation politique, sa conception de l’art, ses humanités culturelles et linguistiques, sa philosophie et ses religions. L’immanence africaine qui structure l’axiologie du discours de Lumières postcoloniales est celle dont le processus d’hybridation a été qualifié de façon « présomptueuse »687 par les historiens, les anthropologues et les sociologues occidentaux d’acculturation ; c’est cette immanence africaine dont la soumission s’est faite au besoin par les armes à feu ou par la force de persuasion d’une religion extrêmement exclusive qui dénonçait les autres Dieux et requérait un code de conduite strict relativement à l’habillement, à l’éducation, et aux coutumes ; enfin, c’est cette immanence africaine dont la Conférence de Berlin dès 1884 a scellé le destin, après que les révolutions des esclaves des camps de concentration agricoles à Saint-Domingue aient sonné Nadia Yala Kisukidi, idem, p. 12. Catherine Coquery-Vidrovitch, idem, p. 14. 687 Steve Biko, Conscience noire, Paris Éditions Amsterdam, 2014, p. 74. 685 686
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le glas du capitalisme primitif. Cette immanence africaine est l’alpha et l’oméga de l’immanence diasporique. Par le fait que la conscience noire de cette immanence africaine s’est produite sur place en Afrique, contrairement à la conscience noire qui est le fruit du déplacement, il s’établit inéluctablement une différence profonde avec les conclusions de l’Atlantique noire. Pour preuve, tandis que l’immanence africaine diasporique, par son intégration, par l’exercice des droits et devoirs civiques reconnus constitutionnellement à ses membres, concourt à l’épanouissement des nations et des républiques qui font office de terres d’accueil, l’immanence africaine – que l’on appellera ici originelle – est loin d’avoir achevé sa lutte pour la possession pleine et entière de son droit à l’auto-détermination, du droit de ses territoires à disposer de leurs souverainetés nationales. L’ironie du sort, c’est souvent contre les nations d’accueil des diasporas africaines, réduites à l’impuissance, que les Africains en Afrique doivent se battre pour leur avenir politique, économique, culturel, pourtant reconnu par la charte des Nations Unies depuis 1942. Bien que l’immanence africaine originelle ait supporté et continue de supporter les affres du colonialisme et du nouvel ordre mondial non moins impérialiste, bien qu’elle souffre encore de la diplomatie belliqueuse de certaines nations – le Rwanda (1994) et les exemples récents de la Côte d’Ivoire en 2011 et de la Libye 2012 sont encore vivaces dans les esprits – elle se définit toujours par les aspects primordiaux de la culture africaine authentique chez la grande majorité d’Africains qui ont retrouvé, juste après ces trois historicités, la foi demeurée latente du combat panafricaniste, du combat pour l’unité politique, économique du continent. Cette particularité de l’immanence africaine originelle plaide naturellement pour une véritable décolonisation de la critique littéraire, si tant est que nul hasard ne préside au fait que les Africains soient sous l’empire de la domination culturelle, politique et économique de l’Occident. En souhaitant profondément la décolonisation de la critique littéraire, à la suite du mot d’ordre de l’écrivain kényan Ngugi wa Thiong’o « décoloniser l’esprit », il ne s’agit pas d’élaboration de théorie raciste à rebours, encore moins de projet d’arrangement avec l’orientation idéologique de l’histoire littéraire impulsée depuis les instances extérieures de légitimation du discours et des valeurs littéraires africaines. Il ne s’agit pas non plus de compromis avec les théories d’emprunt aux accents africanistes et ethnocentristes et dont l’impensé est de maintenir à un rang subalterne ou d’inexistence toute pensée africaine dans l’histoire des idées. En revanche, il faut entendre par ce mot d’ordre d’envergure épistémologique non dénuée d’enjeu politique une invitation à adopter, comme le conseille Antoine Compagnon688, une attitude analytique et aporétique, un apprentissage sceptique, un point de vue métacritique visant à interroger, questionner les présupposés de toutes les pratiques au sens large, 688
Antoine Compagnon, idem, p. 22. 352
un « Que sais-je ? » perpétuel. Décoloniser donc la critique littéraire au sens où ce travail l’emprunte à l’auteur du Démon de la théorie, c’est primordialement réfléchir de manière sceptique sur la littérature, sur tout discours, qu’il soit critique, historique ou théorique à propos de la littérature. C’est en résumer se « déniaiser », car écrit-il, la théorie de la littérature est un apprentissage du déniaisement689. L’apprentissage du déniaisement, l’analyse, aporétique, en l’état actuel des théories critiques, arpente les sentiers des théories postcoloniales caractéristiques pour leur opposition au logocentrisme occidental ou pour leur volonté de reconstruction des textes et des concepts canoniques littéraires ou culturels. Ces théories dont les textes précurseurs relèvent du legs patrimonial littéraire de la french theory (Michel Foucault, Aimé Césaire, Jacques Derrida, Franz Fanon, etc.) et l’african theory (Cheikh Anta Diop, Albert Memmi, Valentin Yves Mudimbe, Achille Mbembe, Kwame Nkrumah, Steve Biko, etc.) doivent leur notoriété à Edward Saïd, à Homi Bhabha, à Gayatri Spivak, mais également à un certain triumvirat australien composé de Bill Ashcroft, Gareth Griffiths et Helen Tiffin. Alors que ces théories critiques ont, depuis plus de cinquante ans, fondamentalement changé la manière dont la littérature en général doit être pensée et enseignée ; alors qu’elles ont permis aux enseignants et aux étudiants de réexaminer l’interaction entre la littérature et l’histoire, et de redéfinir les notions de culture générale et de culture littéraire ; alors qu’elles permettent de se pencher de plus en plus sur la manière dont par exemple le roman subsaharien, le roman maghrébin sont devenus des éléments d’un canon inédit et enrichi, des formes esthétiques participant de la crise du roman au XXe siècle690, l’on constate avec interrogation et stupéfaction méthodologique qu’officiellement les portes des institutions universitaires francophones leur sont quasiment fermées. Tel semble la condition préalable de la décolonisation de la critique littéraire, démonter l’attitude de méfiance et rétive de l’institution universitaire africaine francophone, en analysant les représentations impérialistes et institutionnelles qui commandent cette posture africaine francophone défensive contre les théories postcoloniales ; une posture qui, par son silence, ressemble curieusement à la posture de répudiation, à un « grave déni d’instruction »691 dont sont encore victimes ces théories en France.
Antoine Compagnon, idem, p. 23 Jean-Fernand Bédia, Les écritures africaines face à la logique actuelle du comparatisme, Paris, L’Harmattan, 2012, p. 34. 691 Catherine Coquery-Vidrovitch, idem, p. 15. 689 690
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TABLE DES MATIÈRES
Préface .......................................................................................................... 13 Avant-propos ................................................................................................ 19 INTRODUCTION GÉNÉRALE : ................................................................ 25 Chapitre 1 L’INFLUENCE DE LA PENSÉE POLITIQUE ET LITTÉRAIRE AFRICAINE DANS L’HISTOIRE DES IDÉES ......................................... 55 Introduction ................................................................................................... 57 La notion d’influence .................................................................................... 59 Au plan psychologique ................................................................................. 59 Au plan méthodologique............................................................................... 60 À propos de la notion « histoire des idées » ................................................. 61 Qu’est-ce que la pensée africaine ................................................................. 62 LA PROBLÉMATIQUE DE L’INFLUENCE EN HISTOIRE DES IDÉES : PARADIGMES DE DÉFINITION .............................................................. 65 Les limites de la critique traditionnelle des sources ..................................... 65 Trois paradigmes pour une poétique autre de l’influence en histoire des idées littéraires ........................................................................................ 70 La domination coloniale ............................................................................... 72 La zone d’influence géopolitique ................................................................. 73 Les champs littéraires ................................................................................... 75 LA PENSÉE POLITIQUE ET LITTÉRAIRE AFRICAINE : SOURCES HISTORIQUES ET THÉORIQUES ............................................................ 85 La Négritude : les Négro-africains répondent solennellement au recul des idées des Lumières ........................................................................................ 85 Le diopisme ou l’idéologie héritée de Cheikh Anta Diop ............................ 92
363
Le traditionalisme : entre poétique et idéologie de la révolution littéraire ... 98 La négriture : le style africain de l’écriture du monde ............................... 102 Le Panafricanisme....................................................................................... 105 LE XXE SIÈCLE ET L’INFLUENCE DE LA PENSÉE POLITIQUE ET LITTÉRAIRE AFRICAINE ....................................................................... 111 La voie ouverte par Cheikh Anta Diop ....................................................... 111 Le poids politique du Panafricanisme et de la Négritude dans la défaite de la pensée colonialiste ............................................................................. 115 De la modernisation politique de la France colonialiste ............................. 116 Un mouvement avant-gardiste de la démocratie française post-libération . 120 De l’humanisation de l’arsenal juridique de la France et des relations internationales ............................................................................................. 129 Panafricanisme et Négritude : une histoire littéraire post-libération .......... 134 Être écrivain en postcolonie africaine : l’engagement panafricaniste et négritudien en héritage................................................................................ 142 DE L’INFORTUNE DE LA PENSÉE POLITIQUE ET LITTÉRAIRE AFRICAINE DANS L’HISTOIRE DES IDÉES ....................................... 153 La répudiation : une herméneutique de l’infortune de la pensée littéraire et politique africaine. ...................................................................................... 153 Les stratégies de répudiation de la pensée littéraire et politique africaine . 157 La posture répudiant de l’institution universitaire française ...................... 157 De la posture africaine d’auto-répudiation : une conséquence épistémologique et psychologique de l’afropessimisme ............................ 159 En guise de conclusion ............................................................................... 171 Sélection bibliographique ........................................................................... 173 Chapitre 2 LA FRANCOPHONIE ET SES REPRÉSENTATIONS DANS LA LITTÉRATURE FRANCOPHONE AFRICAINE .................................... 177 Introduction ................................................................................................. 179 RAPPELS DÉFINITIONNELS DES NOTIONS....................................... 181
364
La notion de « francophonie » : de l’idée à l’avènement historique........... 181 Messianisme, universalisme et éloges de la colonisation ........................... 182 Les mouvements d’émancipation au Sud et au Nord ................................. 183 La Francophonie politique .......................................................................... 184 De la défunte Communauté franco-africaine à la Francophonie politique : la pérennisation d’un concept de politique de civilisation .......................... 186 Les idéaux de l’Organisation Internationale de la Francophonie ............... 191 L’organisation internationale de la Francophonie et ses réseaux ............... 194 Les francophonies littéraires ....................................................................... 195 L’approche linguistique .............................................................................. 195 L’approche géopolitique ............................................................................. 198 La francophonie littéraire africaine............................................................. 202 L’identité politique de la littérature africaine francophone ........................ 202 L’identité esthétique ................................................................................... 203 La littérature africaine francophone : une invention postcoloniale de l’ethnocentrisme français ............................................................................ 206 L’ESPACE DANS L’IMAGINAIRE ROMANESQUE FRANCOPHONE AFRICAIN : UNE DÉNONCIATION DE LA FRANCOPHONIE POLITIQUE................................................................................................ 211 Sous le prisme des œuvres de Mongo Béti ................................................. 211 Sous le prisme de l’œuvre d’Ahmadou Kourouma .................................... 212 DE L’IMAGINAIRE LITTÉRAIRE À LA RÉALITÉ HISTORIQUE : LA FRANCOPHONIE POLITIQUE ET SES REPRÉSENTATIONS POSTCOLONIALES.................................................................................. 217 De la solidarité entre « bandits de grand chemin » politiques au terrorisme d’États ......................................................................................................... 218 Quand la « francophonie françafricaine » part en croisade contre les idéaux de la Francophonie ...................................................................................... 224 La francophonie françafricaine et la révolution burkinabé d’obédience sankariste .................................................................................................... 230
365
La francophonie françafricaine et la « Refondation » politique en Côte d’Ivoire .......................................................................................... 232 VERS UNE THÉORISATION DES REPRÉSENTATIONS DE LA FRANCOPHONIE...................................................................................... 237 L’utopie francophone.................................................................................. 237 De l’utopie francophone : une forme de dissonance cognitive ................... 239 Le simulacre d’un ordre géopolitique pacifique et pacifié ......................... 241 En guise de conclusion : ............................................................................. 245 Sélection bibliographie ............................................................................... 249 Chapitre 3 LA GÉOPOLITIQUE EN QUESTIONS LITTÉRAIRES: DE DISCOURS SUR LE COLONIALISME D’AIMÉ CÉSAIRE À CAILLOUX BLANCS DE BERNARD DADIÉ .......................................... 251 Introduction ................................................................................................. 253 LA GÉOPOLITIQUE OU LA PLUS ANCIENNE ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE LITTÉRAIRE OCCIDENTALE ET AFRICAINE ............. 257 Littératures orales et représentations symboliques de la géopolitique ....... 257 D’après le mythe du Léviathan ................................................................... 257 D’après les récits mythiques du donsomana............................................... 258 Définitions de la géopolitique ..................................................................... 260 De la géopolitique et de la représentation occidentale des relations internationales ............................................................................................. 260 Approche africaine de la géopolitique ........................................................ 269 COURANTS ET THÉORIES LITTÉRAIRES DE LA GÉOPOLITIQUE ........................................................................... 277 Africanisme et orientalisme : de la science à la géopolitique ..................... 278 Définitions et représentations conceptuelles............................................... 278 L’africanisme et l’orientalisme : deux écoles de pensée, une idéologie normative de la littérature française............................................................ 283 Panafricanisme et Négritude : entre géopolitique et littérature .................. 289 366
La Négritude : fille aînée du Panafricanisme et le contexte du génocide culturel africain ........................................................................................... 290 Panafricanisme et Négritude : de la production culturelle africaine et son idéologie...................................................................................................... 293 LA GÉOPOLITIQUE AU MIROIR DES DISCOURS CÉSAIRIEN ET DADIÉEN ................................................................................................... 299 L’historiographie littéraire de la géopolitique à l’épreuve des genres........ 299 Discours sur le colonialisme : le pamphlet, un choix de raison contre l’inertie de la pensée post-libération ........................................................... 300 Cailloux Blancs : des chroniques dadiéennes sur les traces de « la mémoire amputée » en postcolonie francophone ....................................................... 303 Deux « livres noirs » de cinquante ans de géopolitique déraisonnée ......... 307 De l’éthique corrompue du nouvel ordre mondial ...................................... 308 Cailloux Blancs ou les chroniques politiques de la mystique de l’histoire des peuples globalisés ....................................................................................... 312 En guise de conclusion : ............................................................................. 329 Sélection bibliographique ........................................................................... 339 CONCLUSION GÉNÉRALE : .................................................................. 343 Synthèse bibliographique ............................................................................ 355
367
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Lumières postcoloniales met alors en réflexion trois sujets dont découlent trois enseignements majeurs : - l’influence de la pensée politique et littéraire africaine dans l’histoire des idées ; - la déconstruction de l’image d’Épinal de la francophonie comme instrument au service de l’égalité, de la fraternité et de la justice entre les peuples et leurs cultures ; - le Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire et les Cailloux blancs de Bernard Dadié comme illustrations des littératures d’inspiration négritudienne et panafricanistes préoccupées par les vicissitudes des relations internationales depuis la défaite du nazisme. Lumières postcoloniales ou les prolégomènes à une nouvelle histoire littéraire africaine, prompte à nuancer celle prescrite par les instances parisiennes du « champ de pouvoir » et de la « fabrique de classiques littéraires » du continent ! Jean-Fernand BÉDIA est maître de conférences à l’université Alassane Ouattara de Bouaké (Côte d’Ivoire), où il enseigne depuis 2006 la Littérature comparée. Titulaire également d’un doctorat en Science de l’information et de la communication, il est intervenant à la chaire UNESCO pour la Culture de la paix, à l’université Félix Houphouët-Boigny (Côte d’Ivoire). Il est aussi membre fondateur de la Fondation Bibliothèque-Archives Bernard Binlin Dadié, dont il est le secrétaire général adjoint. Il a déjà publié aux Éditions L’Harmattan Les écritures africaines face à la logique actuelle du comparatisme (2012), et Ahmadou Kourouma, romancier de la politique africaine de la France (2014). Il est l’auteur de nombreux articles parus dans les revues Éthiopiques (Sénégal), Francofonia (Italie), Eidôlon (France), Présence francophone (Canada), Lettres d’Ivoire (Côte d’Ivoire), etc.
Etudes africaines Série Géopolitique ISBN : 978-2-343-18593-4
37.50 €
Jean-Fernand Bédia
Ce livre tire les leçons de l’histoire de la théorie critique (la naissance de l’École de Francfort en Allemagne, la naissance de la « nouvelle critique » et du nouvel esprit scientifique en France, etc.) depuis le milieu du XXe siècle. Et il s’inscrit dans la perspective du renouvellement de ce qui se professe en Afrique francophone sous le vocable de « culture littéraire et générale », par ricochet du discours éducatif.
Pour un nouvel esprit critique littéraire en Afrique francophone
Pour un nouvel esprit critique littéraire en Afrique francophone
Lumières postcoloniales
Lumières postcoloniales
Etudes africaines
Série Géopolitique
Jean-Fernand Bédia
Lumières postcoloniales Pour un nouvel esprit critique littéraire en Afrique francophone
Préface de Zigui Koléa Paulin