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French Pages 412 [393] Year 2016
Sous la direction de
Valentin Nga Ndongo
Dynamiques sociales en Afrique noire Chantiers pour la sociologie africaine
Dynamiques sociales en Afrique noire
« Sociologie africaine » Collection dirigée par Valentin NGA NDONGO D’après Georges Gurvitch, « la sociologie est une science qui fait des bonds, ou au moins fluctue, avec chaque crise sociale de quelque envergure ». Cette assertion sied fort bien à la sociologie africaine. La conjoncture sociopolitique actuelle crée comme une sorte de « printemps de la sociologie en Afrique », pour emprunter la savoureuse formule d’Albert Bourgi. Après bien des vicissitudes, en effet, la sociologie a fini par sortir du ghetto où l’avait confinée le régime de la pensée monolithique pour acquérir ses lettres de noblesse, à la faveur d’une double et pressante demande venant d’une société civile émergente et d’une communauté internationale plus que jamais déroutée face à une Afrique noire toujours déconcertante et « ambiguë », selon le mot de Georges Balandier. Mais si le temps de la sociologie africaine s’impose, il reste que celle-ci doit encore convaincre de la crédibilité de ses paradigmes, de la solidité de ses méthodes ainsi que de la spécificité de ses problématiques, de sa vocation et de ses enjeux politiques et géopolitiques dans le monde d’aujourd’hui. La sociologie africaine doit également démontrer qu’elle n’est pas une sociologie argotique, tropicalisée, périphérisée, adossée à quelque absurde revendication raciale mais qu’elle est une sociologie tout court, une sociologie prométhéenne, c’est-à-dire une appropriation, par les Africains, d’un savoir qui, ayant longtemps servi à leur oppression, doit désormais constituer l’instrument par excellence de leur libération. La présente collection se veut donc un espace public, au sens habermassien, de réflexion et de débat pour la défense et l’illustration d’une sociologie africaine à refonder. Dernières parutions Gabriel ETOGO, Les dynamiques de la légitimité du pouvoir politique local au Cameroun. Du mirage des phénomènes répétitifs, 2012. Valentin NGA NDONGO, Jean Mfoulou, Jean-Marc Ela : deux baobabs de la sociologie camerounaise, 2010. Joseph DOMO, Le nord du Cameroun. Mythe ou réalité, 2010. Valentin NGA NDONGO et Emmanuel KAMDEM (dir.), La sociologie aujourd’hui : une perspective africaine, 2010.
Sous la direction de
Valentin NGA NDONGO
Dynamiques sociales en Afrique noire Chantiers pour la sociologie africaine
Du même auteur 1984. Les puces, Paris : Éditions ABC (roman) ; 1987. Information et démocratie camerounaise, Yaoundé : SOPECAM ;
en
Afrique,
L’expérience
1993. Les médias au Cameroun, Mythes et délires d’une société en crise, Paris : L’Harmattan ; 2003. Plaidoyer pour la sociologie africaine, Yaoundé : Presses Universitaires ; 2010a. Jean Mfoulou, Jean-Marc Ela : deux baobabs de la sociologie africaine, Paris : L’Harmattan ; 2010b. La sociologie aujourd’hui, une perspective africaine, Paris : L’Harmattan ; 2015. Leçons de sociologie africaine, Paris : L’Harmattan
Cet ouvrage est une publication de l’École Doctorale « Sciences Humaines, Sociales et Éducatives », Laboratoire de Sociologie Appliquée, Université de Yaoundé 1 - Cameroun.
© L’Harmattan, 2016 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.harmattan.fr [email protected] ISBN : 978-2-343-09738-1 EAN : 9782343097381
SOMMAIRE
PRÉFACE INTRODUCTIVE Mon testament épistémique ...................................................................................... 11 PREMIÈRE PARTIE QUESTIONS DE DÉVELOPPEMENT ET D’ENVIRONNEMENT CHAPITRE 1 Identité(s) autochtone(s) et socialisation marchande. Économie pétrolière et crise des imaginaires traditionnels dans les zones de passage du pipeline Tchad-Cameroun ................................................................................... 17 CHAPITRE 2 Les conflits fonciers dans le Moungo : entre luttes interethniques et luttes pour l’acquisition de l’hégémonie économique .......................................... 39 CHAPITRE 3 Activités de courtage : entre propagande et impulsion du développement en milieu rural au Cameroun : le cas de l’Extrême-nord .......................................... 53 CHAPITRE 4 Gestion durable des forêts du massif forestier Ndama Ndjiwe (départements de la Kadey et de la Boumba et Ngoko – Est Cameroun) : enjeux, solutions en présence et nouvelles perspectives, pour une « vertification » de la gouvernance forestière au Cameroun........................... 69 DEUXIÈME PARTIE DYNAMIQUES URBAINES ET MIGRATOIRES CHAPITRE 5 Comprendre les itinéraires et l’amplification de l’émigration internationale des Africains, au travers de la dynamique de l’émigration interne : approche de la sociologie africaine........................................................................... 89 CHAPITRE 6 Collectivités territoriales décentralisées, crise de l’urbanisme et gestion de l’environnement au Cameroun : défis et perspectives ....................... 107
CHAPITRE 7 Développement local et décentralisation dans les municipalités de Yaoundé : non-dits et enjeux conflictuels ................................................................................ 121 CHAPITRE 8 Occupation des bas-fonds marécageux à Yaoundé : logiques sociales, contraintes et marginalité urbaine.............................................. 135 TROISIÈME PARTIE DYNAMIQUES DE FAMILLE ET DE GENRE CHAPITRE 9 Les mutations familiales chez les réfugiés au Cameroun ....................................... 153 CHAPITRE 10 Sociologie africaine et rapports de genre : analyse de la capitalisation des dynamiques économiques au Cameroun .......................................................... 161 CHAPITRE 11 Le partage du pouvoir au sein des couples salariés à hypogamie féminine : conflits et compromis entre conjoints dans la prise de décision ............................. 177 CHAPITRE 12 Les facteurs profonds de la masculinisation des entreprises forestières dans le département de la Boumba et Ngoko (Est-Cameroun) ............................... 189 CHAPITRE 13 Les déterminants socioculturels de l’accès des femmes à la propriété foncière au Cameroun : impact sur la sécurité alimentaire des ménages .............................. 203 CHAPITRE 14 Quand le développement local s’intéresse aux femmes paysannes dans la Lékie : analyse des modes traditionnels ..................................................... 213 QUATRIÈME PARTIE DYNAMIQUES SUPERSTRUCTURELLES CHAPITRE 15 La sociologie africaine face à l’analyse du conflit politico-militaire en Centrafrique : socioanalyse du décollage politique ........................................... 231 CHAPITRE 16 La retraititude dans la fonction publique camerounaise : trajectoires et résiliences......................................................................................... 245 CHAPITRE 17 Dynamique de l’éducation inclusive au Cameroun : la désaffiliation sociale en question ........................................................................ 261
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CHAPITRE 18 Les déterminants sociaux de l’émergence de l’enseignement secondaire, technique et professionnel dans la ville de Yaoundé .............................................. 277 CHAPITRE 19 Mass media et représentations sociales au Cameroun : les chaînes de radio et les journaux privés comme outils reconversion populaire en milieu urbain ; le cas de la ville de Yaoundé .................................................................................. 295 CHAPITRE 20 Dynamique de visibilité des artistes musiciens contestataire au Tchad en contexte de démocratisation............................................................................... 309 CHAPITRE 21 Esquisse d’analyse sociologique des mutations socio-langagières à Yaoundé : de l’opposition de la « génération dorée » et la « génération de crise » ................. 323 CHAPITRE 22 Les dynamiques socioreligieuses en Afrique : analyse des interactions entre les églises réveillées et les églises mortes au Cameroun ............................... 343 CHAPITRE 23 La sociologie : légitimité, illustrations théorique et pratique dans le champ sanitaire en Afrique......................................................................... 359 CHAPITRE 24 La prise en charge du diabète chez les enfants et ses enjeux dans la société camerounaise .................................................................................. 377 CHAPITRE 25 La prise en charge de l’hypertension artérielle et ses incidences sur les relations avec les proches ............................................................................ 391 EN GUISE DE CONCLUSION ............................................................................. 401 LES AUTEURS ..................................................................................................... 403
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PRÉFACE INTRODUCTIVE Mon testament épistémique
Disons-le franchement et à brûle-pourpoint : c’est avec un débordant plaisir que j’accepte l’offre, spontanée, des auteurs de cet ouvrage, pour la plupart, de jeunes sociologues, de préfacer (du latin "pre", devant, "fari", parler) leur publication, consacrée aux Dynamiques sociales en Afrique noire. Il s’agit d’ouvrir des pistes de réflexion, par l’analyse, sur les mutations, les transformations, les changements, à l’œuvre dans la société africaine. Cet ouvrage tombe à point pour moi, humble défenseur de l’idée de la sociologie africaine, au crépuscule de ma modeste carrière d’enseignant-chercheur de plus de trente ans. Il me donne donc l’occasion de livrer ce que j’appellerais mon testament épistémique, avant de me retirer officiellement de mon occupation permanente de professeur de sociologie hors échelle des universités. Certains m’ont ouvertement et outrageusement critiqué, notamment dans l’agora, dans les médias, réduisant la sociologie africaine, à « une sociologie du village » ou de « grand-mère ». D’autres, moins expansifs mais tout aussi violents, se sont répandus en propos individuels, masquant leurs ambitions personnelles démesurées. De telles attitudes nocives ne m’ont pas ébranlé, (tant s’en faut !), étant donné, pour me référer à Pierre Bourdieu, que nous évoluons dans « un champ scientifique », espace de luttes acharnées, mais surtout que mes idées n’échappent pas à ce que Thomas Kuhn appelle la « structure des révolutions scientifiques », qui a souvent régi les rapports entre le maître et ses disciples. Ces rapports peuvent être marqués par la critique, voire l’opposition, comme c’est le cas entre Platon et Aristote, celui-ci ayant été l’élève de l’autre, mais considéré aujourd’hui comme l’Anti-Platon par excellence. On sait que l’un prône la sophocratie aristocratique et sélective, tandis que l’autre défend la démocratie pluraliste et relativement diversifiée. Ces rapports peuvent aussi être empreints de continuité, voire de fidélité, comme c’est le cas entre Auguste Comte et Émile Durkheim qui poursuit et approfondit l’œuvre entamée par l’auteur du Cours de philosophie positive.
Avec le présent essai, nous nous situons en plein cœur, à quelques exceptions près (je suis comme Bourdieu, contre le théoricisme et le méthodologisme aveugles, le chercheur devant toujours disposer de sa liberté d’appréciation), de la continuité de mes idées sociologiques qui, pour l’essentiel, ont toujours porté sur la nécessité et l’urgence de la construction d’une sociologie africaine, entendue non pas comme une nouvelle sociologie ou une sociologie à part, réservée à des noirs africains, comme la caricaturent mes contempteurs, mais une appropriation prométhéenne d’un savoir de tout temps utile à l’émancipation, au développement, au libre arbitre historique et à la dignité des peuples. Au commencement, il est vrai, au XIXe siècle, la sociologie a pourtant et totalement écarté l’Afrique noire de son projet scientifique, tant son contexte d’émergence, ses orientations, ainsi que son champ d’intérêt étaient européocentrés. En effet, la sociologie naissante a davantage porté sur les dynamiques suscitées par la révolution industrielle dans les sociétés européennes. Alors traité de « sociétés stables », par souci de démarcation épistémologique, le continent africain a été laissé pour contre à l’ethnologie, dont la vocation première était de « s’occuper » des sociétés dites « primitives », « immuables », évoluant en marge de « l’histoire et de la civilisation ». L’ethnologie a ainsi joué son rôle décisif dans la justification de l’entreprise colonialiste en Afrique. Face à cette division épistémologique du travail, force est de constater l’audace des sociologues africanistes, tel Balandier, et africains, à l’instar de Jean-Marc ELA et Jean MFOULOU, qui ont permis d’opérer une véritable révolution scientifique, en soutenant la thèse de la nécessaire existence d’une « sociologie de l’Afrique noire » et des « dynamiques sociales », en Afrique, au regard de l’évolution de ces sociétés, jadis conçues comme « stables » et « répétitives ». C’est donc de cette révolution et de cette attitude iconoclaste à l’égard des « dogmes » et « mensonges scientifiques » dominants, qu’a surgi l’impérieuse nécessité épistémologique de la sociologie africaine, en plein essor aujourd’hui. La présente publication qui a ainsi pour dessein de procéder à une illustration de la sociologie africaine, avec pour particularité, une orientation empirique, une analyse des faits sociaux tels qu’ils se produisent en Afrique, avec leurs spécificités, leurs diversités, leur complexité. Il ne s’agit guère d’une réinvention de la sociologie, car, ce projet a pour vocation d’opérer, sur la base des théories sociologiques existantes, un discours nouveau, une stratégie nouvelle de description et d’interprétation de la réalité, de nouvelles façons de les percevoir et, de nouvelles catégories sociologiques adaptées au contexte africain. Dans sa conception africaine, la sociologie se veut une connaissance méthodique qui a pour objectif, la description, l’explication et la compréhension des réalités qui ont cours dans les sociétés africaines, tout en tenant compte de leurs singularités. De ce fait, l’« illustration de la sociologie africaine » dont cet ouvrage fait objet, s’appuie davantage sur la tradition compréhensive de la sociologie et les théories y afférentes. Ainsi, 12
l’École de Francfort, la sociologie générative et la « galaxie constructiviste » constituent principalement le « socle théorique » sur lequel s’est fondée l’écriture des différents travaux présentés dans cet ouvrage. Il va sans dire que, ce travail cherche à créer un cadre de réflexion analytique, diversifiée et critique, un cadre d’expression pluridisciplinaire où, les sociologues et d’autres spécialistes des sciences sociales, passeront au crible de la pensée critique, les questions sociales en Afrique, celles de son actuelle historicité, ainsi que celles de son devenir. Cet ouvrage est, pour ainsi dire, une entreprise contextualisée de la sociologie, dans un environnement universitaire et académique marqué du sceau de la controverse, où le débat sur la pertinence de la sociologie africaine reste encore tenace dans les esprits de certains intellectuels, adeptes d’une pensée sociologique nostalgique et traditionnelle, version Durkheim, comme s’il fallait, partout, « considérer et traiter les faits sociaux (immuables, identiques ?) comme des choses ». Quoi qu’il en soit, la publication du présent ouvrage constitue, à n’en pas douter, un jalon essentiel dans le long et complexe processus de l’irréfutabilité, comme dirait Karl Popper, de cette « science anormale » qu’apparaît encore « la sociologie africaine », pour devenir définitivement une « science normale ». Yaoundé, le 15 juin 2016 Professeur Valentin NGA NDONGO, Chef de Département de Sociologie Coordonnateur de l’École Doctorale en Sciences Humaines, Sociales et Éducatives. Université de Yaoundé I Email : [email protected]
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PREMIÈRE PARTIE QUESTIONS DE DÉVELOPPEMENT ET D’ENVIRONNEMENT
CHAPITRE 1 Identité(s) autochtone(s) et socialisation marchande. Économie pétrolière et crise des imaginaires traditionnels dans les zones de passage du pipeline Tchad-Cameroun
Armand LEKA ESSOMBA Chargé de Cours, Département de Sociologie Université de Yaoundé 1
INTRODUCTION Le pipeline Tchad-Cameroun est un méga investissement d’extraction pétrolière au Sud du Sahara. Le projet est considéré comme le plus important investissement d’économie privée du moment en Afrique. Inauguré en octobre 2000, avec un coût global de 2 100 milliards de FCFA (3,5 milliards de dollars USA), il vise à produire du pétrole dans des champs au Sud du Tchad, et à le transporter à travers le Cameroun, jusqu’à la côte atlantique, d’où il est exporté vers les marchés internationaux. Géographiquement, les trois champs pétrolifères que comporte le projet, sont localisés à Komé, Miandoudoun et Bolobo, dans le bassin de Doba, situé à 100 km au Sud-Est de Moundou, la grande ville du Sud du Tchad. Les gisements de ces trois champs sont exploités à l’aide de 300 puits et, le transport du pétrole est assuré par un oléoduc, long de 1 070 km, dont 170 km (15 %) parcourent le Tchad et 880 km (85 %) le Cameroun. L’architecture institutionnelle du projet est composée des gouvernements tchadien et camerounais, de la Banque Mondiale et d’un consortium de multinationales (Exxon, Pétronas, Chevron). Du côté camerounais, l’oléoduc traverse cinq régions (le Nord, l’Adamaoua, l’Est, le Centre et le Sud), douze départements (le Mayo Rey, la Vina, le Mbéré, le Djerem, le Lom et Djerem, la Haute Sanaga, la Lekié, le Mfoundi, la MefouAfamba, la Mefou et Akono, le Nyong et Soo, l’Océan) et 234 villages.
La théorie sociale spécialisée a depuis longtemps documenté le rôle décisif que joue le pétrole, dans les dynamiques politiques, sociales et identitaires au sein de nos sociétés (Ikelegbe, 2006). S’il confère, d’une part, pouvoir, puissance et richesse, il constitue, d’autre part, un facteur conflictogène. Il est non seulement « un vecteur essentiel de l’intégration des États producteurs dans l’économie mondiale, une richesse déterminante pour la survie politique des gouvernements de ces pays. » (Copinschi, 2003 : 43), mais aussi « un facteur tangible de déstabilisation et de désintégration sociales, (…) d’insécurité et d’instabilité politiques… » (Kounou, 2006 : 26). À travers ce projet d’exploitation pétrolière, au cœur de la forêt équatoriale, les communautés riveraines du pipeline, firent brutalement confrontées, à la puissance marchande, ainsi qu’à ses déterminismes. La construction de l’oléoduc lui-même, se fit sur fond d’un discours public euphorique (Leka, 2009), mettant en avant les nombreuses opportunités et profits que la réalisation de ce projet extractif ouvrait, non seulement aux deux États de l’Afrique centrale, mais surtout aux populations riveraines autochtones. Ce discours euphorique eut pour conséquence sociale de faire susciter un immense espoir au sein des populations riveraines. L’oléoduc devint ainsi l’horizon de cristallisation des espérances des gens. La question à laquelle cette étude tente de répondre est la suivante : quel a été le coût social et écologique que les populations riveraines, censées être les premiers bénéficiaires directs de cet investissement ont payé ? En d’autres termes, quelles ont été les conséquences sociales et les effets sociologiques occasionnés par les modalités de pénétration sociale de cette innovation ? Notre hypothèse est que, les modalités de pénétration du pipeline, portées par la puissance du capital, se sont coulées dans une logique de socialisation marchande, qui a durablement affecté la manière dont se construisait et se percevait l’identité autochtone des populations riveraines. La crise des imaginaires traditionnels qui en a découlé s’est visualisée à travers : la désarticulation des modes de vie des riverains, la crise des structures économiques traditionnelles, l’aggravation des luttes sociales autour des enjeux fonciers notamment entre populations sédentaires (Bantous) et nomades (Pygmées), ainsi que l’émergence et la cristallisation d’une conscience identitaire autochtone et des droits qui lui sont attachés. Les données qui nous ont permis de construire cet argumentaire ont été collectées en deux phases distinctes : une collecte documentaire a été faite entre mars 2006 et octobre 2007 puis complétée et mise à jour au dernier trimestre 2015 ; ensuite, entre décembre 2007 et mars 2008, un séjour sur le site du terminal pétrolier à Kribi nous a permis de compléter nos données, grâce, d’une part, à une observation directe structurée et, d’autre part, aux entretiens non-directifs et des focus group discussion, avec les populations autochtones. D’un point de vue théorique, l’étude, tout en se situant à la croisée de la sociologie (politique) des identités, de la sociologie des mutations et de l’anthropologie des conduites économiques (Warnier, 2009 ; 18
Appadurai, 2009) s’inscrit dans le sillage de la « galaxie constructiviste » (Corcuff, 1995 ; Berger et Luckmann, 1985) tout en mettant à profit, les perspectives stimulantes de la nouvelle théorie critique, d’un point de vue cosmopolitique (Beck, 2003 ; 2006). Un tel positionnement théorique se construit ainsi en écho à une sociologie africaine qui se veut plus dialogique que polémique, instruite de réflexivité et à la fois exigeante de ses propres procédés d’intellection des réalités « ambiguës » et hérétiques des épistémologies dominantes (Ela, 2006 ; Nga Ndongo, 2015), qui reconduisent, très souvent à leur insu, des clichés et des préjugés têtus sur des sociétés durablement affectées par des expériences inédites de « paupérisation anthropologique », selon le mot d’Engelbert Mveng. Une telle sociologie africaine plaide ainsi pour un principe de lucidité, soucieux à la fois de déconstruire les absurdités qui ont été dites ou, qui sont dites sur l’Afrique, dans l’urgence de l’ignorance (Mbembe, 2000), mais aussi attentif à ne point se laisser subjuguer par les mirages de l’illusion afrocentriste. L’argumentaire vise d’abord à situer « l’invention contemporaine » de la problématique de l’identité autochtone dans le contexte des désordres identitaires consécutifs à la globalisation (I), pour ensuite analyser les modalités de pénétration locale de technologies globales désarticulatrices des modes de vie des riverains (II). La crise des structures économiques traditionnelles (III) et les fractures de socialité (IV) seront exemplifiées pour attester du désencastrement des sociétés à l’épreuve des contraintes de l’économie pétrolière.
I. Désordres identitaires et globalisation de l’autochtonie : failles d’une doxa savante Les sociétés africaines postcoloniales sont aujourd’hui le terrain de déploiement, d’expérimentation et d’émergence de rationalités sociales, politiques et identitaires inédites. Ces dynamiques qui traversent ces sociétés s’opèrent elles-mêmes à l’intérieur d’un cadre d’action et d’une temporalité historique complexe, structurés par la prégnance des concepts de marché, de liberté, de gouvernance et d’identité ; le tout sur fond d’une révolution inédite : la méta-transformation de l’économie, de la politique et de l’État (Beck, 2003). C’est le temps où simultanément, les urgences économiques (le marché, le capital) sont en conflit avec les urgences sociales (la pauvreté, la famine). Les urgences liées à l’appropriation des codes de la civilité politique (la démocratie, la stabilité, la gouvernance) sont en conflit avec les urgences éthiques et biopolitiques (la lutte contre la corruption, la protection des écosystèmes) et les urgences identitaires (la problématique autochtone, le respect des minorités etc.).
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Le terme autochtone, on le sait, émerge dans le sillage des années 1970 en Amérique du Nord, avec l’auto-identification des Amérindiens comme « peuples autochtones » (Morin, 2011). Pourtant, c’est vers la fin la fin des années 1990 qu’on va assister « à une sorte de révolution culturelle qui offre aux plus marginalisés, aux plus subalternes, la possibilité de parler pour euxmêmes et d’émerger en tant que nouveaux sujets politiques » (Morin, 2006 : 13). Il faut souligner, à cet effet, qu’une observation contemporaine du fonctionnement quotidien de nos sociétés, autorise à conclure que, l’émergence de l’appartenance ethnique comme catégorie pertinente pour l’action sociale et la tendance croissante à en faire dériver des loyautés et des droits collectifs, constitue une donnée structurante quasi incontournable du politique. Ceci constitue certainement à titre d’hypothèse, l’un des résultats paradoxaux non seulement de l’inscription récente des sociétés africaines dans le temps démocratique (Poutignat et Streiffenart, 1999), mais aussi dans le temps global. En effet, la revendication contemporaine d’autochtonie reste extraordinairement ambivalente. Sa composante ethnique est contemporaine de la globalisation financière du continent (Bayart et al, 2001 : 190). Ces faits se laissent voir au travers de l’inflation d’un ensemble de processus qui, s’opérant à l’échelle infra nationale ou infra étatique, radicalisent l’existence de ce qu’on appellerait « les nationalités périphériques », qui ne sont rien d’autre que l’identification de plus en plus ostentatoire des individus à leur groupe ethnique d’abord. De sorte que le « pacte d’inséparabilité » en tant que lieu juridique et psycho affectif d’un consensus historiquement négocié semble parfois malmené, si l’on prend le cas du contexte camerounais, où sont désormais, constitutionnellement consacrées les frontières internes entre autochtones et allogènes. Le monopole de l’allégeance et de la production des identités que l’État a prétendu exercer depuis la clôture coloniale, lui est parfois ouvertement nié. Des grammaires de l’exclusion et même de l’explosion s’élaborent. Tous ces faits, dans leur prise en charge par la théorie sociale vont nourrir des diagnostics et pronostics dramatisants, autant dans le discours commun que dans le discours savant. D’ailleurs, argumentait-on, presque partout sur le continent, « l’homme tribal » (idéal type de l’homme africain) serait en train de supplanter « l’homme citoyen », selon une schématisation chère à Mbonimpa (Leka, 2001) qui constate que l’animal qu’on nomme « citoyen » est une espèce rare dans le zoo africain, puisque selon lui, on est d’abord Zoulou, Kikouyou, Bamiléké, Peul, Mossi, etc. Le chercheur burundais achèvera même son constat par une prophétie pour le moins décourageante en affirmant qu’il n’est donné à personne de prévoir le temps où l’homme tribal deviendra simple citoyen. Ces images qui emprunte à une symbolique de la faune frappent par la suggestion dramatique selon laquelle, le champ social africain est une jungle où « l’homme tribal » (le plus fort) dominerait (mangerait) « l’homme citoyen » (le plus faible). Le génocide rwandais de 1994 a d’ailleurs fortement alimenté cette hypothèse. La prise en charge 20
théorique de l’ethnie et des problématiques relatives à l’autochtonie s’est donc abondamment faite suivant une logique à dominante pathologique. Sans être exhaustif, il est nécessaire d’indiquer quelques-uns des axes dominants qui ont jusque-là été privilégiés. D’abord les lectures étiologiques (Dobry, 1992) et pathologiques. La terminologie paramédicale invoquée ici pour nommer ces lectures se justifie par le fait qu’ici, les désordres identitaires sont analysés d’abord comme des fléaux sociaux et non comme des faits sociaux. Ces lectures ont connu une fortune particulière dans le contexte des années 1990, où les sociétés africaines, en pleine recomposition politique, ont très souvent été le théâtre de conflits sociopolitiques dramatiques qui ont souvent pris le masque de conflits ethniques. L’Afrique de ce point de vue a largement été présentée, à partir du cas rwandais, comme une jungle, où une multitude d’ethnies se battent à mort. Dans cette perspective, les ethnies et tribus en Afrique, apparaissent comme figures du mal, qui parlent partout, le langage de la menace, du désordre, de la mort (Bayart, 1996 ; Zognon, 1997 ; Socpa, 2002). Ensuite les lectures conspirationelles. Elles établissent des connivences à l’envers des approches étiologiques et pathologiques dont elles épousent parfaitement les trajectoires de lecture. Pour celles-ci, le tribalisme, l’ethnisme constituent certes des fléaux ; mais leur dramatisation bien que conjuguée au présent, entretient comme un rapport filial avec « la conspiration coloniale » inaugurée vers 1884 à Berlin. Ici, les ethnies sont d’abord le patrimoine d’une mémoire polémique : la mémoire de la colonisation (Leka, 2001). Pourtant, une observation plus nuancée permet de privilégier une perspective à la fois pragmatique (Abouna, 2011) dynamique et relationnelle, qui échappe à toute essentialisation, mais qui fait de toute identité, un construit permanent, « une forme de vie sociale capable de se transformer », mais aussi capable d’être instrumentalisée (Morin, 2006). Ces considérations aplanissent le chemin qui nous permet de visualiser les conséquences issues de la confrontation du marché et des formations sociales aux économies encastrées et aux identités « protégées » (Amselle, 2010).
II. Pénétration locale d’une technologie globale et désarticulation des modes de vie des riverains L’extraction pétrolière, surtout dans des contextes enclavés, est d’abord une activité strictement technique avant d’être une action sociale. Extraire et transporter le pétrole font appel à des technologies sophistiquées (Dikoumé, 2006) qui, elles-mêmes, lorsqu’elles sont mobilisées pour cette activité, ont des conséquences sur la morphologie et la dynamique des sociétés. Il y aurait donc un rapport de quasi-causalité entre innovation technique et innovations sociales. Dans le cas qui nous occupe ici, il faut noter que la technique au
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sens général et l’innovation technologique ou encore les technologies, constituent des media de la mondialisation, en tant qu’ils constituent des facteurs accélérateurs de transformations globales. Les technologies globales, en pénétrant dans des espaces locaux, contribuent pour ainsi dire à diffuser ce que Walter Benjamin appelait le semblable dans le monde (Zaki Laidi, 2000). Or, d’un point de vue strictement technique, la construction du pipeline se subdivisait en près de huit activités distinctes : l’amélioration des infrastructures routières nécessaires au transport des équipements et matériaux du projet ; la pose du pipeline on shore le long des 1070 km ; la construction des stations de pompage ainsi que la station de réduction de pression notamment à Kribi ; la pose du pipeline offshore de la cote camerounaise à un point situé à une douzaine de kilomètres au large de la cote ; la conversion du navire servant de terminal pétrolier du pipeline ; la construction du système d’amarrage du navire à une douzaine de kilomètres de la cote camerounaise au large de Kribi et l’ancrage de ce dernier sur le navire ; et enfin, la remise en état des sites du projet. Les travaux de construction de l’oléoduc, qui durèrent trois ans (20002003), constitueront ainsi, un temps fort de production locale d’une culture de la globalité, qui s’accompagnait simultanément par un processus structurant de socialisation marchande de la culture sociale des individus et des communautés vivant le long du corridor de l’oléoduc. L’une des premières conséquences qu’impliquèrent les travaux de construction de ce méga projet est qu’ils exercèrent une pression démographique intense sur les localités situées le long de l’itinéraire de cette canalisation. Cette pression démographique s’expliquait par une série de raisons au rang desquelles, l’on notait : la perspective de trouver un travail rémunéré sur le site provisoire du projet ; la possibilité de faire écouler une gamme de produits relatifs notamment à la restauration et à d’autres articles exotiques ; la perspective de tirer profit de toutes sortes de transaction humaines rémunératrices, comme la pratique de la prostitution pour les jeunes filles notamment. Cette intense pression démographique marquée par d’importants flux humains, transforma des univers ruraux en des localités cosmopolites. Un exemple emblématique de cette situation se trouve être la petite localité de Dompta, située dans le Département du Mayo Rey, dans la Région du Nord Cameroun. L’on sait qu’une des deux stations de pompage, y a été construite. En 1999, c’est-à-dire un an avant le début de construction du pipeline, elle comptait une dizaine de cases pour une quarantaine, voire une vingtaine de personnes résidentes. En 2001, c’est-à-dire un an après le début des travaux de construction de la station, c’est une localité qui compte près de 5000 (cinq mille) habitants venus des autres régions du Cameroun et même de plusieurs pays d’Afrique subsaharienne (CPSP, 2004). Le flot humain ainsi provoqué, composé d’individus de plusieurs nationalités et aux répertoires culturels dissemblables, associés aux importants flux monétaires qui circulaient à travers les échanges marchands, fit exploser les routines 22
sociales et culturelles des villageois, modifia le rythme de vie des gens et eut un impact significatif sur les représentations autochtones de la vie communautaire. Au rang des phénomènes de déviances qui s’observèrent dans ces localités, il y a la montée de l’alcoolisme, le développement de la prostitution, la récurrence des phénomènes de jalousie et la déstructuration des mécanismes traditionnels de solidarité. Il faut ajouter à tout ceci, la crise des loyers et la formidable montée de l’inflation affectant les prix de tous les biens, produits et services échangeables. Martin Petry et NaygotimtiBambé décrivent parfaitement les trajectoires empruntées par ces bouleversements : les conditions de vie se modifiaient de façon radicale, des masses d’hommes et de femmes à la recherche de travail traversaient (…). Ce flux migratoire provoque de manière insidieuse, une inflation locale sans précédent, la dépravation des mœurs, des tensions sociales entre les différentes communautés, la précarité économique de certaines familles (…) des campements spontanés aux conditions d’hygiènes et de vie insupportables s’installèrent. Prostitution, alcool, violence, sida se propagèrent. (…) C’était l’ivresse pétrolière avec toutes ses conséquences négatives ». (Petry et Naygotimti, 2005 : 224-225)
Quant à la ville de Bélabo, dans la Région de l’Est-Cameroun, qui abrite, après la localité de Dompta, la deuxième station de pompage prévue de cet oléoduc, elle nous fournit tout aussi des données empiriques qui attestent de cette désarticulation des modes de vie des riverains. Bélabo est un chef-lieu d’arrondissement. La ville, selon les informations recueillies auprès des autorités communales avait une population estimée à environ 33 000 habitants avant le lancement des travaux relatifs à la construction de l’oléoduc. Cette population était estimée quelques années plus tard à près de 44 000 habitants. Au milieu de l’année 2007, un reportage paru dans un hebdomadaire camerounais nous renseigne sur l’ambiance sociale et le rythme de vie nouveau des habitants d’un village de la zone : A Bélabo Village, hameau de 2000 âmes environ, (…) le passage du pipeline qui transporte le pétrole du Tchad jusqu’à Kribi au sud du pays a profondément bouleversé la vie des habitants. Ce matin, il est à peine 9 heures et déjà les villageois affluent dans les deux principales huttes où on vend le vin de palme. Par groupes de trois, ils commencent à s’enivrer. Avant 2001, année de la venue de l’oléoduc sur ces terres, pareille scène aurait été inimaginable. À cette heure de la journée, presque tous les habitants de ce village agricole auraient été fort occupés à cultiver ou à pêcher ». (Les nouvelles du pays, no 107, 3 juillet 2007).
Jusqu’à la fin du second semestre 2007, c'est-à-dire trois ans après la fin des travaux de construction de la station et de pose des tuyaux de l’oléoduc, « les loyers, les vivres, les vêtements et même certains produits agricoles, qui avaient triplé voire quadruplé pendant la pose des tuyaux », n’avaient pas encore retrouvé leur prix d’antan. Le passage de l’oléoduc semble avoir eu pour effet de brouiller complètement les repères à partir desquels les individus organisaient leurs vies, ainsi que cela peut ressortir de l’entretien 23
qui suit avec une des victimes de cette désarticulation : « Beaucoup de personnes comme moi sont venues chercher du travail et sont ensuite restées avec leur famille. (…) Depuis le passage du pipeline, les gens ont tout abandonné et continuent de croire à un second miracle. Les jeunes qui, pour la plupart, ont délaissé l’école ou les champs espèrent toujours être recrutés par l’un des sous-traitants ». (Entretien, Kribi, mars 2008). Le phénomène qui ressort de l’entretien qui précède a trait au fait que le mirage d’un emploi facile, payé parfois au bout de chaque jour, permit à de nombreux autochtones de brasser des sommes d’argent avec une relative facilité au point de faire oublier à ces derniers, la réalité temporaire du statut exceptionnel dont les travaux de construction du pipeline leur faisait jouir. Nombreux sont ceux qui tournèrent le dos à leurs activités économiques traditionnelles. Dans ladite zone, toutes les autorités déplorent la prostitution, liée à l’afflux de nouveaux travailleurs. L’argent du pétrole, « presque tombé du ciel aurait contribué à développer le vagabondage sexuel et les comportements à risques ». Parallèlement à la prostitution, au vagabondage sexuel et autres comportements à risques notés, se développa le phénomène des abandons de foyers et donc de déstructuration de familles. Ce phénomène emprunta deux visages spécifiques : d’une part il fut le fait des nouveaux fortunés, employés du pipeline qui procédaient pratiquement à des formes de rapt des femmes d’autrui qu’ils séduisaient avec des arguments sonnants et trébuchants, ainsi que cela ressort du témoignage cidessous : « Après les paies, des ouvriers exhibent des billets de banque craquants dans des débits de boissons ou aux vendeuses de denrées alimentaires qu’ils convoitent. Ces gestes conduisent certaines femmes à l’abandon de leur foyer pour rejoindre les fortunés du moment » (Petry et Naygotimti, 2005 : 228). D’autre part, certains bénéficiaires des compensations investirent leur pactole dans des projets matrimoniaux, réussissant à organiser dans une relative faste des mariages qui devaient se décomposer quelque temps après alors que l’argent du pipeline fut épuisé. C’est ce que les villageois appelaient avec ironie les mariages du pipeline : « Jean Pierre Medjo a obtenu d’importantes indemnités pour la destruction de son verger dont il commercialisait les fruits (…) Célibataire sans enfant, l’argent du pétrole lui a permis de prendre femme, mais cette dernière l’a quitté cinq mois plus tard une fois le pactole épuisé » (Les Nouvelles du pays, op. cit.). Ainsi, la forte pression démographique, avec les flux humains auquel elle donna lieu, ajoutés aux tentations provoquées par la circulation inhabituellement fluide d’importantes sommes d’argent, donnèrent lieu à une forme spécifique de promiscuité sociologique qui exerça à son tour une forte pression sur les structures familiales dans ces zones rurales ; pression qui eut pour conséquence directe l’aggravation des tensions au sein de nombreux foyers, ainsi que l’inflation sensible des instabilités conjugales. Dès lors, cette sorte de « libre circulation des femmes » en dehors de tout encadrement 24
normatif et communautaire, ajoutée à une intense circulation des sexes constitua un facteur aggravant de circulation de certaines maladies sexuellement transmissibles, dont le VIH-Sida. Des études spécifiques documentent cette réalité singulière dans certaines localités comme le cas de la zone de Nanga-Eboko dans le Département de la Haute Sanaga, dans la Région du Centre au Cameroun (Nguipal, 2004). De même, le chef service de l’hygiène et de l’assainissement de la mairie de Bélabo, sans toutefois donner ses statistiques a fait le témoignage suivant : « force est de reconnaître que depuis le passage du pipeline chez nous, beaucoup de personnes sont mortes du sida. (…) Ce fléau a été déversé dans nos villages par les activités sexuelles qui ont accompagné le passage de cet oléoduc. De nombreuses filles sont mortes après, comme si elles s’étaient passées le mot » (Entretien, mars 2008). La désarticulation des modes de vie des riverains n’emprunta pas seulement les visages qui viennent d’être décrits. Si de façon générale, la pénétration du pipeline modifia ainsi les modes de vie des individus, elle eut un impact identique sinon plus déstructurant sur certaines communautés spécifiques. Il y a sans doute lieu de signaler que dans les 3/4 de son trajet, l’oléoduc traversa une zone de forêt. Du point de vue du milieu humain, ces forêts traversées par l’oléoduc, notamment dans la partie sud, sont habitées par deux grandes communautés anthropologiques : les Pygmées Bagyeli/Bakola1 essentiellement nomades et une grande diversité de groupes ethniques Bantous, caractérisée par un mode de vie sédentaire. Ce qui va retenir notre attention ici, c’est la première communauté, c’est-à-dire les Pygmées. Ces derniers sont fortement dépendants de la forêt et de ses ressources pour assurer d’une part leur subsistance alimentaire (miel, fruits, ignames sauvages, chenilles, escargots et autres gibier…), et d’autre part leur régime sanitaire dont une part de son efficacité est essentiellement fondée sur une connaissance étendue que ces derniers ont des plantes et de la vie animale en forêt. Or, il se trouve que « la partie sud de l’oléoduc entre 1
Une confusion (controverse) entoure encore l’ethnonyme Bakola/Bagyeli. Dans la plupart des documents relatifs à ce groupe de pygmées, on évoque indistinctement les pygmées Bakola ou les pygmées Bagyeli comme étant une communauté identique. Il est pour nous ici d’un intérêt marginal de prendre position dans cette discussion ethnologique subtile. Toutefois, il semble bien qu’il y ait une nuance entre Bakola et Bagyeli. L’on sait que parmi les grands groupes de Pygmées identifiés au Cameroun, la plus forte communauté est constituée des Baka. Quant aux Bakola, ils occupent à peu près 12 000 KM2 dans la partie méridionale de la région côtière, notamment dans les arrondissements d’Akom II, Campo, Bipindi, Kribi, Lolodorf. Ainsi, on les confondrait avec les Bagyeli alors que les communautés qui sont établies dans les régions de Bipindi et d’Akom II s’identifient davantage comme étant des Bagyeli et non des Bakola. Cette confusion n’est toutefois pas susceptible d’avoir une influence sur les observations que nous ferons tout au long de ce paragraphe et nous adopterons la double appellation Bagyeli/Bakola pour les caractériser ensemble. Nous devons à BelmondTchoumba d’avoir attiré notre attention sur cet aspect (2005).
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Lolodorf et Kribi traverse plus de cent kilomètres de terres utilisées par les communautés autochtones des forêts, ainsi que celles des communautés locales Bantous » (Nelson, 2007 : 1). La pénétration du pipeline dans les espaces de vie de ces communautés exerça ainsi une énorme pression sur leur environnement naturel ainsi que sur leurs systèmes culturels. Une diversité de facteurs de nature économique, écologiques et politiques accula ces populations marquées par l’imaginaire de la mobilité et du nomadisme à intégrer la sédentarité comme variable structurelle d’un nouvel ethos de vie. La contrainte de la sédentarité cache naturellement un non-dit ethnocentrique : le préjugé qui considère la sédentarité comme une caractéristique de civilité, ou tout simplement une propriété de la civilisation. Il est pour l’instant sociologiquement vain de prendre position sur cette controverse normative. Ce qui importe est de noter que le passage d’un mode de vie nomade à un mode de vie sédentaire désarticule les individus tout en les soumettant à de nouveaux chocs. Un aspect significatif de ces chocs se trouve être le régime sanitaire de ces communautés. Historiquement, selon certains spécialistes d’histoire et d’anthropologie de la santé, le nomadisme et le maintien des petites communautés semblent avoir représenté une réaction d’adaptation efficace à la diversité élevée des maladies parasitaires et infectieuses, car, du fait du caractère transitoire de leurs installations, l’exposition aux maladies transmissibles, aux parasites aérogènes et d’origine alimentaire et à la pollution fécale était réduite » (Dounias et Froment, 2006 : 28). En échange de leur inscription dans la sédentarité, toutes sortes de promesses en termes d’accès facilité à l’éducation, aux marchés, au commerce, aux possibilités d’emploi et aux services de santé leur ont été faites. Des raisons diverses rendent pourtant difficiles voire incertaines la concrétisation de ces avantages ainsi que cela est le cas dans le cas qui nous occupe. Plusieurs rapports du GIC attestent de cet état de fait. Si l’on s’en tient au seul aspect de la protection sanitaire, le onzième rapport de cet organisme indépendant de surveillance et de suivi, daté de mars 2006, indique clairement que, « les interventions en matière de protection sanitaire dans le corridor du pipeline donnent des résultats contrastés et de manière générale paraissent insuffisants » (GIC, 2006 a : iii), tout en pointant le déficit de coopération entre la société d’exploitation COTCO et le Ministère de la Santé camerounais. Ainsi que le soulignent Dounias et Froment, en dépit du fait que certains auteurs soutiennent le fait que la sédentarisation pourrait par exemple améliorer la santé des communautés pygmées, Des indications probantes montrent que le passage de la vie nomade au mode d’existence sédentaire compromet d’une manière générale la santé et le bien-être. Aujourd’hui, les populations forestières sont pour la plupart des agriculteurs. Les populations de chasseurs-cueilleurs qui choisissent de ne pas passer à l’agriculture font l’objet à l’heure actuelle d’une transition sociologique. Elles doivent faire face à des expansions démographiques qui 26
mettent à rude épreuve la capacité de charge des ressources comestibles sauvages. (Dounias et Froment, ibid.). Un dernier facteur s’est associé à tout ce qui précède : il s’agit de la déstructuration du système foncier coutumier. Cette dernière aggrava naturellement les tensions sociales intercommunautaires dans de nombreuses zones de passage du pipeline. Nous reviendrons plus bas sur cet aspect, mais, nous nous attarderons ici sur la manière spécifique dont cette déstructuration affecta le mode de vie des communautés pygmées. En fait, le droit coutumier Bagyeli/Bakola accorde un accès collectif aux ressources forestières, « à travers des unités résidentielles au sein d’un camp de base, un village, ou par des liens de parenté, qui souvent donnent lieu à des réseaux complexes de droits mutuels s’étendant sur des distances considérables » (Nelson, op. cit : 2). Ces régimes de propriété furent tout simplement ignorés durant les évaluations des divers acteurs institutionnels du projet extractif, qui privilégièrent notamment dans les procédures de compensations individuelles un régime de propriété foncière fondé sur le droit moderne commun. Cette sorte d’incorporation brutale des communautés autochtones dans un régime foncier fondé sur le droit de propriété mis en outre en difficulté le système de subsistance de ces communautés, dans la mesure où la plupart dépendaient jusqu’alors de la chasse et de la cueillette, déplaçant périodiquement leurs campements de chasse. Or, la gestion des ressources forestières de ces communautés demande un investissement à long terme dans des réseaux sociaux qui confèrent des droits d’usage de zones et de ressources données, et servent également de base à la production et à la transmission de connaissances autochtones concernant l’utilisation et la gestion des ressources forestières » (ibid.)
La contrainte de la sédentarité obligea ces communautés à de brutales remises en cause de leur mode de vie, de leur système traditionnel de subsistance. Ce qui eut un impact brutal sur leur imaginaire foncier et serait susceptible de les inscrire dans un processus d’amnésie culturelle durable, appauvrissant irrémédiablement le formidable stock de connaissance de la forêt, emmagasiné durant de très nombreuses générations ; stock de connaissance qui fondait une large part de l’efficacité de leur système médicinal traditionnel.
III. La crise des structures économiques traditionnelles Pour l’essentiel, la traversée du pipeline a davantage emprunté une trajectoire rurale. Ainsi que nous l’avons noté plus haut, près de deux cent cinquante villages en étaient concernés. C’est dire que les travaux de construction de cette canalisation en affectant les systèmes de subsistance de nombreuses communautés villageoises, plongeaient les structures économiques traditionnelles dans une crise brutale. Dans le cas des 27
communautés pygmées, leur économie reste centrée sur la foret et ses ressources, à travers la chasse, la pêche et la cueillette. Pour le reste des populations de souche Bantou, les structures économiques traditionnelles de ces communautés rurales reposent sur des activités aussi diverses que l’agriculture, la pêche artisanale, le petit élevage ou encore le petit commerce. Il s’agit donc pour l’essentiel d’une économie rurale de subsistance qui s’encastre aussi dans les structures sociales de ces différentes communautés. La pêche artisanale, la chasse, la cueillette, le petit élevage ou encore l’agriculture en tant qu’activités économiques, ne relèvent pas en tant que telle d’une sphère autonome, qui aurait pour nom la sphère productive stricto sensu. Ces activités et les relations économiques qu’elles font naître entre les individus au sein des communautés et entre elles, s’insèrent dans un système social qui compose un tout (Bourdieu, 2000). A. La carrière marchande de la terre Si l’on met provisoirement de côté une activité comme la pêche sur laquelle nous reviendrons, on peut dire que, toute la structure économique des communautés riveraines de l’oléoduc est centrée la terre. La terre ici n’est pas un bien échangeable. Elle ne fait l’objet d’aucune transaction de nature marchande. C’est un patrimoine qui fait en général l’objet d’une exploitation communautaire notamment dans les zones méridionales de la côte où se côtoient pygmées et Bantous ; usage communautaire d’autant plus facilité par le fait que les uns, nomades et vivant essentiellement de chasse et de cueillette, les autres, essentiellement sédentaires et vivant de l’agriculture, disposaient ainsi d’un système de convergence et de complémentarité de leurs intérêts dans la dissemblance de leurs systèmes économiques respectifs. C’est pour cette raison que la presque totalité des terres utilisées par les Bantous et les Bagyeli, entre Lolodorf et Kribi, est sans titre et assujettie aux règles du système foncier coutumier en vigueur depuis des décennies. « Traditionnellement, les droits d’accès et d’utilisation étaient mutuellement reconnus par les Bantous et les Bagyeli et cette reconnaissance avait permis, avant l’arrivée du projet d’oléoduc, de maintenir un minimum d’équilibre entre les deux communautés qui dépendent de systèmes économiques différents pour assurer leur subsistance » (Nelson, Op. cit : 2). Ainsi, chaque communauté en fonction de la nature de ses activités jouissait de la terre sans y voir nécessairement un enjeu spécifique de gain individuel. Le fait même que l’essentiel des activités économiques était encastrées dans le complexe des relations sociales communes contribuait à exclure en quelque sorte la terre des circuits du commerce marchand. Le système foncier coutumier n’accordait pas à la terre une valeur économique intrinsèque bien que, par ailleurs, l’essentiel du système de subsistance des gens reposât sur les ressources provenant de la terre ou susceptible de 28
circuler dans un espace foncier identifié. La notion de valeur ici, nécessite d’être clarifiée. Elle est prise au sens où l’entendait Georg Simmel (1987). Pour ce dernier, la valeur n’est pas une propriété qui serait inhérente aux objets, elle doit en revanche être comprise comme un jugement porté sur eux, par des sujets (Appadurai, 2009). Pour que ce jugement émerge, il faut créer une situation d’échange, c’est-à-dire, abolir par le biais d’un sacrifice, la distance existante entre un sujet désirant et un objet désiré. En fait, « Simmel dérive la valeur de l’objet du fait que l’obtention de l’objet désiré exige un effort de la part du sujet pour surmonter les distances et les obstacles qui séparent le désir de sa réalisation (…) Paradoxalement, ce n’est pas la jouissance qui est constitutive de la valeur d’un objet et du désir du sujet, mais bien l’obstacle, la distance, le fait de ne pas en jouir ». (Vandenberghe, 2001 :73). Si l’on suit d’ailleurs dans un sens identique les analyses argumentées de l’anthropologue américain Arjun Appadurai, dans un récent travail sur les marchandises et les politiques de la valeur, l’on pourrait s’accorder sur le fait que, « ce que Simmel appelle des objets économiques, existe dans un espace qui s’ouvre entre le désir pur et la jouissance immédiate » (Appadurai, 2009 : 3), à la condition toutefois qu’il y ait quelque distance entre ces objets et la personne qui les désire, et que cette distance puisse être franchie « par et dans l’échange économique, dans lequel la valeur des objets est déterminée de façon réciproque. C’est-à-dire que le désir que l’on a d’un objet, est assouvi par le sacrifice d’un autre objet, qui suscite à son tour le désir d’un autre sujet » (ibid.). Ainsi, selon Appadurai, reprenant l’intuition de Simmel, c’est un tel échange de sacrifices qui constitue l’ethos de la vie économique et précisément, la valeur économique est produite par ce genre de d’échanges de sacrifices. C’est donc en fait à travers le va-et-vient entre le sacrifice et le gain que s’accomplit l’échange marchand et c’est d’ailleurs cet échange qui structure et définit les paramètres de l’utilité et de la rareté et non l’inverse. Ces brèves considérations théoriques sur la valeur des choses, nous fournissent le cadre pertinent de compréhension du statut économique de la terre dans le contexte des communautés riveraines du pipeline évoquées ici. La terre de fait, avant le passage du pipeline, ne relevait pas pour ces communautés, de la catégorie de ce que Simmel appelle les objets économiques. Dans ce sens, il s’agissait d’un bien insusceptible de faire l’objet d’un échange marchand entre individus. La terre jusqu’à l’arrivée du projet extractif ne constitua pas en tant que tel un objet désiré, distant des sujets désirants et dont le besoin de jouissance supposait que s’accomplisse la transaction sacrifice-gain. Certes, l’idée d’appartenance et de propriété individuelle n’était pas complètement absente, mais elle demeurait diffuse et dirait-on en situation de latence. Le projet extractif pétrolier pipeline TchadCameroun modifia brutalement cette économie sociale de la terre. L’on sait que la partie sud de l’oléoduc entre Lolodorf et Kribi traversait plus de 29
100 km de terres utilisées par les communautés autochtones des forêts Bagyeli, ainsi que celles des communautés agricoles bantoues, ainsi qu’on l’a précédemment noté. Ce pipeline créa donc ce qu’Appadurai nomme la « situation de marchandisation. » L’anthropologue américain considère que dans la vie sociale de toute chose, la situation de marchandisation se définit « comme la situation dans laquelle le fait d’être échangeable (au passé, au présent ou au futur) contre une autre chose constitue la caractéristique sociale la plus pertinente » (Appadurai, 2009 :14). Le pipeline avec les possibilités de compensations financières qu’il laissait entrevoir aux individus, octroya donc une valeur économique à la terre, dans la mesure où cette dernière devint un objet désiré par le consortium pétrolier2 qui souhaitait faire transiter son oléoduc. Dès lors qu’on pouvait exiger du sujet désirant un sacrifice (compensations) et obtenir un gain, la terre devint en situation de marchandisation et entra dans une autre phase de sa carrière sociale et économique : elle devint une « marchandise » dans le sens où Appadurai utilise ce terme, pour désigner « les choses qui, dans une certaine phase de leur carrière, et dans des contextes particuliers, remplissent les critères de candidature à la marchandise » (Appadurai, op cit : 17). Mais, elle devint spécifiquement une catégorie de marchandise particulière qu’il nomme, une marchandise par métamorphose ou mieux encore par détournement, c’est-à-dire un objet changé en marchandise bien qu’originellement protégé de cet état. Ce détournement, en modifiant l’imaginaire que ces communautés avaient de la terre destructura de manière singulière les fondements de leur économie traditionnelle qui désormais prit une trajectoire de désencastrement pour utiliser un terme de Polanyi. La crise des structures économiques traditionnelles n’affecta pas simplement le statut de la terre, mais aussi plongea la pêche dans un cycle de déclin dont on ne sait encore s’il est réversible. B. Le déclin de la pêche côtière L’on a observé durant la phase des travaux de construction de l’oléoduc, des phénomènes de conversion provisoire et de délaissement des activités classiques sur lesquelles reposait le système de subsistance des populations. Nous n’allons pas toutefois nous pencher sur tous ces petits secteurs. Ce qui 2
Appadurai a raison d’insister sur le fait que « les relations avec des étrangers sont susceptibles de produire des contextes propices à la marchandisation de choses qui sont par ailleurs protégées contre la marchandisation ». Et plus loin il ajoute que « le contexte marchand, en tant que fait social, est susceptible de rassembler des acteurs provenant de systèmes culturels forts différents les uns les autres, qui n’ont en commun qu’un strict minimum de conventions concernant les objets en question, et qui ne s’accordent guère que sur les termes de l’échange ». Ce qui fut exactement le cas dans le cadre du projet pipeline et ses conséquences sociologiques sur l’imaginaire des communautés autochtones (Op. cit. : 16).
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va retenir spécifiquement notre attention, est l’espace du terminal maritime de Kribi en tant qu’espace économique spécifique, structuré par la pêche et le tourisme. Le tourisme et la pêche constituent en effet les deux principales ressources économiques pour la région. Ce qui retient notre attention ici c’est la pêche dans la mesure où elle constitue une activité dont la matérialité s’exprime à travers une série d’activités susceptibles d’être localisées, mais aussi parce que c’est cette activité qui s’est trouvée le plus en difficulté à la suite du passage du pipeline Tchad-Cameroun. La principale source de revenus des populations dans la ville balnéaire de Kribi est en effet essentiellement fondée sur la pêche. Selon le douzième rapport de mission du GIC daté du 15 janvier 2007, « La pêche côtière subit un déclin généralisé depuis plusieurs années, non seulement dans la zone de Kribi mais tout le long de la côte atlantique. Cette baisse de production affecte une importante population et crée à bon droit de grandes inquiétudes pour l’avenir. Faute de données de base, on ne sait quel est l’impact du projet pipeline et des autres activités pétrolières de la zone sur la pêche » (GIC, 2007 b : 38).
La dernière phrase de cet extrait peut donner l’impression qu’il y a un doute ou tout au moins une hésitation à établir un lien causal entre le passage du pipeline et le déclin généralisé de la pêche côtière. Cette prudence méthodologique qui pointe l’absence de données de base, a quelque chose de paradoxal, dans la mesure où une documentation abondante, provenant diversement des sources institutionnelles, du consortium, des ONGs ou encore d’autres organismes indépendants, atteste que la destruction des rochers par exemple au large d’Ebome lors de la construction de la partie maritime du pipeline a provoqué un phénomène de dispersion et de relative migration des poissons, les conduisant le plus loin possible dans la mer. Cette raison a d’ailleurs conduit la société d’exploitation COTCO à construire et à installer un récif artificiel au large de la mer au courant de l’année 2007, en compensation de la destruction de ces rochers naturels. Selon les entretiens que nous avons effectués dans la zone en mars 2008 auprès des groupes de pêcheurs, ces derniers soutenaient que le meilleur poisson sur le marché et qui pour eux porte l’appellation de poisson de rocher, se nourrit essentiellement des excréments se trouvant sous le rocher et la présence de ce rocher naturel détruit par les travaux de construction du terminal, favorisait la reproduction de ces poissons (Focus group, mars 2008). En plus de cette raison, il y a la question de la pollution de l’eau dont on ne peut nier le caractère nocif à terme et l’impact probable qu’elle peut avoir sur la raréfaction du poisson. Il y a en effet le phénomène des « dégazages » (vidanges) que pratiquent les navires arrivant dans le golfe pour effectuer des chargements. Il se trouve que cette forme de pollution est certes réglementée, mais difficilement contrôlée, au point où l’on ne peut mesurer avec précision 31
le poids de l’impact que cette forme de pollution a sur la raréfaction du poisson. Il reste donc dans cette circonstance à donner la parole aux pêcheurs eux-mêmes afin de savoir comment ils vivent et perçoivent ce phénomène. L’extrait qui suit est à cet égard édifiant : « Ici à Kribi, nous avons toujours pratiqué la pêche. C’est notre activité principale, elle nous fait vivre. Certains d’entre nous sont mêmes bacheliers. Ici, si tu ne connais pas pêcher, il faut faire le gardiennage. Avant l’arrivée du pipeline ici, même à 100 mètres de la côte, on pouvait pêcher du poisson, maintenant, il faut aller même jusqu’à 100 km. Avant, il nous suffisait de 30 litres d’essence pour aller et venir en mer et ramener parfois durant les deux jours qu’on fait en mer, 200 à 300 kg de poissons. Maintenant, il nous faut nous munir du double c’est-à-dire de 60 litres, puisque nous devons aller toujours plus loin, parfois jusqu’à la côte guinéenne » (Entretien, mars 2008).
Ce que ce témoignage d’un pêcheur révèle, c’est qu’il existe désormais dans leur perception du cours de leur activité principale, un avant et un après pipeline qui permet de distinguer selon eux, le poids causal que ce projet extractif a sur le cours désormais plus ardu de cette activité. Durant nos séjours de terrain, des témoignages d’autres personnes non inscrites dans cet espace corporatif, observaient que le prix d’achat du poisson avait subi une inflation rapide. Cette situation tend à s’expliquer par le témoignage plus haut cité, dans la mesure où les pêcheurs obligés désormais d’investir chaque fois plus qu’auparavant pour ramener du poisson, ces derniers pour tirer profit de leur activité sont naturellement contraints de revoir à la hausse les prix. De plus, ces pêcheurs nous ont affirmé observer de façon désormais permanente, les fuites d’hydrocarbures en marchant simplement le long de la plage, convaincus que depuis l’arrivée du pipeline, la couleur de la mer n’est plus la même. Cette situation suscite une véritable inquiétude, une sorte d’angoisse d’avenir perceptible dans les propos qui suivent : « On nous a dit que le pipeline est pour 30 ans. Dans les années à venir c’est-à-dire d’ici 10 ans, comment allons-nous vivre ? On sera obligé de cirer les chaussures des gens ? La seule chose que les gens qui nous ont amené le pipeline ont faite, c’était de venir influencer les populations. Dites-nous, le pêcheur vivra comment demain ? » (Entretien, mars 2008). Ainsi, en écoutant les pêcheurs, on ne peut que noter le fait indubitable que le projet extractif tchadoCamerounais a eu un impact négatif sur un secteur stratégique de leur système de subsistance : la pêche. Certains avaient investi un certain capital d’espoir dans la perspective des compensations en pensant, comme le regrettait ce pêcheur que « les Américains allaient donner à tous les pêcheurs des pirogues à moteur s’ils voulaient vraiment aider les villageois » (entretien, mars 2008). Cette situation donne toute sa pertinence à la remarque qui suggère que « la perte des moyens de subsistance est profondément ancrée dans le modèle de développement macroéconomique qui est celui de la globalisation conduite par les compagnies » (Les Amis de la terre, 2002 : 5). Au rang des coûts sociaux de ce projet pétrolier, il n’eut 32
pas seulement la désarticulation des modes de vie des riverains et la crise des structures économiques traditionnelles, il s’ajouta aussi une brusque détérioration des réseaux de socialité entre individus et surtout entre communautés qui s’incarna spécifiquement à travers une plus grande stigmatisation et marginalisation des communautés pygmées ainsi qu’à travers l’aggravation des tensions nées autour de la question foncière entre les populations nomades et celles de tradition sédentaire.
IV. Les fractures de socialité Quelques facteurs essentiels se sont agrégés pour provoquer ce que nous appelons ici les fractures de socialité. Il y a d’une part l’entrée de la terre dans une phase de sa carrière marchande comme indiqué plus haut. Cette situation de marchandisation de la terre exerça comme une fonction épiphanique sur le statut culturel et l’imaginaire de l’argent, en faisant apparaître ce dernier comme l’incarnation absolue de la valeur, devenu icibas et selon le mot de Hans Sachs que cite Simmel, ce « Dieu terrestre » justifiant de reconsidérer au travers de sa médiation, le rapport aux choses et aux personnes qui nous environnent. Cette situation de marchandisation de la terre, provoquée par la pénétration du pipeline a donné naissance à ce que Simmel parlant de quelque chose de proche nomme les pathologies monétaires (Simmel, 1987). La transformation du patrimoine foncier en un objet économique déboucha sur une intense et brutale circulation des flux monétaires représentant la part de sacrifice consenti par le consortium. Ainsi que l’observe Vandenberghe, Il se trouve en effet que si « la valeur économique des objets réside dans le rapport de réciprocité qu’ils entretiennent entre eux, en tant que biens échangeables, l’argent est l’expression de ce rapport relationnel parvenu à son autonomie » (Vandenberghe, 2001 :75). C’est dire que la perspective de l’argent obtenu comme gain devint non plus le moyen, mais la finalité de cet « échange de sacrifices » entre d’une part les populations affectées par le pipeline et le consortium en tant que « sujet désirant ». Ce trop-plein d’argent dans un univers rural qui jusque-là avait entretenu un rapport mesuré à l’argent, eut pour conséquence directe de transformer l’argent en une sorte de « fin absolue » et « puisque l’argent peut tout acheter, tout est mis sur le même plan, les valeurs anciennes n’ont plus à être respectées » (De blic et Lazarus, 2003 :41). Cette brusque présence d’un trop plein d’argent eut pour conséquence de stimuler les réflexes et les processus d’individualisation en libérant les personnes des liens personnels qu’autorisent les structures sociales traditionnelles. Cette stimulation des réflexes d’individualisation donna lieu naturellement à l’affaiblissement des liens communautaires traditionnels. Aujourd’hui, ainsi que le fait observer Michel Beaud, l’argent joue un rôle majeur dans les sociétés, dans la mesure où « il tend à occuper la place 33
centrale et à devenir le principe actif prédominant dans les processus de reproduction, de déstructuration/restructuration des sociétés » (Beaud, 1997 : 99), rétrécissant ainsi de manière toujours quasiment irréversible les espaces de la reproduction non marchande, comme les espaces communautaires, collectifs, publics etc. Certes, cette sorte de réification des liens sociaux qui s’accompagne historiquement avec l’extension du règne de l’argent3 tend à faire l’objet d’une sorte de dénonciation commode au nom des présupposés moraux antichrématistiques4. Mais il faut aussi noter qu’il ne pouvait en être autrement. L’on sait que l’économie monétaire a progressivement fait pénétrer dans les rapports sociaux, une précision chaque fois plus inouïe. Elle n’a pas introduit, mais elle a renforcé une obsession devenue finalement un idéal de la connaissance moderne : c’est ce que certains philosophes appellent la mathesis universalis, c’est-à-dire le calcul du monde. Cet idéal consiste à « concevoir le monde comme un grand exemple de calcul, à saisir les processus et les qualités des choses dans un système de chiffres » (Vandenberghe, 2001 : 88-89). Mais, l’un des aspects les plus significatifs de ces fractures de socialité observées touche aux inégalités apparues sur l’accès à la terre ainsi que des luttes sociales qu’elles mirent en exergue. La brutale transformation de la terre en un objet économique stratégique doté d’une valeur monétaire eut un impact direct sur le système foncier coutumier qui jusque-là avait permis de maintenir un minimum d’équilibre entre les communautés pygmées et Bantoues. Les droits d’accès et d’utilisation qui traditionnellement faisaient l’objet d’une reconnaissance mutuelle entre les deux communautés furent remis en question par les Bantous qui mirent désormais en avant le principe de la propriété individuelle. À partir du moment où le pipeline représenté par le consortium en tant que sujet désirant, ayant en vue un objet désiré (la terre des riverains) évita la question anthropologique « à quoi sert la terre ? », pour privilégier l’interrogation à visage économique sur la propriété : « à qui appartient la terre ? », une longue tradition d’inégalités entre Bantous et Pygmées recouverte par l’accès communautaire aux ressources forestières ainsi qu’à une jouissance commune de la terre, fut réveillée. De fait donc, le 3
Michel Beaud affirme avec justesse que « de plus en plus, presque tout dans notre monde, tend à s’inscrire dans l’ordre de l’argent, de la rentabilité, du marché, de la dépense », (Beaud, 1997 : 99) 4 Le potentiel polémique de l’argent demeure toujours élevé, indépendamment des révélations qui ont accompagnés dans les sociétés occidentales hyper capitalisées, les profits tirés des fraudes en contexte de crise financière internationale. Partout ailleurs, et surtout dans nos sociétés africaines, l’argent est porteur d’une certaine ambivalence. L’avoir est socialement désiré et l’avoir en excès peut être socialement suspect. Au plan purement théorique d’ailleurs, l’argent apparaît d’abord au sociologue sous la forme d’un « objet moral » investi par des discours sociaux normatifs, visant à légitimer son usage ou à fustiger ses effets ». Une sociologie de l’argent ne saurait dès lors être tenue prisonnière du va et vient entre légitimations libérales et résistances antichrématistiques. Il s’agit d’une controverse qui a quelque chose de vain.
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pipeline exacerba les conflits fonciers, accroissant du même coup la marginalisation sociale et économique de ces communautés autochtones qui désormais firent face à l’érosion graduelle de leur droit foncier. Dans un discours public tenu en juin 2007, le sous-préfet de Bipindi reconnut que « Suite aux travaux de construction du pipeline Tchad-Cameroun, le problème de marginalisation des communautés Bagyeli a été exacerbé. Ainsi, on pouvait voir des personnes refuser que des cases en matériaux définitifs soient construites aux Bagyeli sur des espaces qu’ils occupent pourtant depuis de longues années » (Nelson, 2007 : 101).
CONCLUSION Le long de son tracé, le méga investissement du pipeline TchadCameroun provoqua une effervescence sociale inédite, auprès de larges couches sociales précaires. Non seulement cette effervescence et cette émotion étaient largement déterminées par le pétrole, en tant qu’objet social attractif, mais surtout, furent la résultante d’un travail politique ayant pour finalité, la construction d’une croyance économique (Lebaron, 2000) et son incorporation dans les systèmes de représentations sociales des acteurs affectés par le passage de l’oléoduc ; (Leka 2010) dans la mesure où, le projet fut présenté avec insistance comme étant « un cadre sans précédent pour transformer les ressources pétrolières en bénéfices directes pour les pauvres » (Banque mondiale, 2000). Cette croyance économique elle-même s’inscrivait en droite ligne de l’idéologie néolibérale. Une part de son efficacité performative s’expliquait par le fait qu’elle se dissimula derrière une rhétorique éthique de lutte contre la pauvreté et de promotion du développement. Plus profondément, cette transaction s’opéra sur fond d’un agenda latent d’institution et de pénétration d’une globalité marchande dans les zones de transit du pipeline. Ce processus d’incorporation des insignes sociaux de la globalité marchande dans des univers proto marchands, s’opéra au demeurant au travers d’une logique de désencastrement qui bouleversa de manière significative l’identité sociale de nombreuses communautés riveraines autochtones, ainsi que nous nous sommes efforcés de l’argumenter plus haut. Cette crise est celle de l’identité autochtone prise dans les serres de la pression marchande de l’âge néolibérale dans lequel nos sociétés se construisent.
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CHAPITRE 2 Les conflits fonciers dans le Moungo : entre luttes interethniques et luttes pour l’acquisition de l’hégémonie économique
Jeannette LEUMAKO, épouse NONGNI Enseignante au Département de Sociologie Université de Yaoundé I [email protected]
INTRODUCTION La question foncière se pose avec acuité au Cameroun et dans le Moungo en particulier, du fait de la dualité de la norme foncière nationale. Cette dualité de la norme foncière, dont l’origine se trouve dans la non prise en compte des pratiques foncières locale et donc des normes foncières traditionnelles dans l’élaboration des lois foncières nationales, prend ses racines dans la colonisation dont a été victime l’ensemble du continent africain. Les lois foncières coloniales ayant été reprises avec la création de l’État postcolonial, celles-ci ont entraîné la prolifération des conflits fonciers, et le Moungo-Cameroun en constitue l’un des foyers. Mais, ces conflits fonciers, dans le contexte du Moungo, cachent en arrière-plan d’autres enjeux qu’il est important de ressortir, et qui permettent de mieux comprendre la réalité en cours dans cette zone. L’objectif de ce travail est de définir les véritables enjeux qui se cachent derrière les conflits fonciers légions dans le Moungo, en fonction des acteurs en présence. Il conviendrait premièrement d’exposer les modes d’acquisition foncière dans le Moungo, du fait qu’ils apparaissent comme la principale cause des conflits récurrents dans cette zone, notamment dans les périodes coloniale et postcoloniale ; et deuxièmement de mettre en exergue les enjeux réels qui gravitent autour des conflits fonciers dans le Moungo.
I. Les conflits fonciers dans le Moungo : une conséquence des modes d’acquisitions des terres Les conflits fonciers animent la vie des populations du Moungo. Ces conflits trouvent leur origine dans les modes d’acquisition des terres perpétrés pendant la colonisation et reproduits par l’État postcolonial à l’ère des indépendances. Cette sous-section mettra en exergue les différents modes d’acquisition des terres tant dans la période coloniale qu’après l’indépendance, en ressortant la particularité de chacune de ces périodes. I.1. Les acquisitions foncières à l’époque coloniale Les acquisitions foncières dans la zone du Moungo commencent avec la construction du chemin de fer Douala-Nkongsamba par les Allemands1. Cette voie de communication expose la richesse de cette zone du pays, et suscite la convoitise des colons allemands. Cependant, la fin de la construction de ce chemin de fer marque aussi la fin de la colonisation allemande ; et ce sont les français qui vont prendre possession de la zone du Moungo. Ces derniers s’engagent dans une politique de grandes concessions qui, selon Catherine Coquery-Vidrovitch (1982 : 75) conduit à « une spoliation aveugle » des terres des indigènes. Cette spoliation a encore été dénommée accaparement des terres. C’est dans cette optique que Barbier et Al. (1983 :73), affirment, en ce qui concerne le Moungo qu’« En 1936, 128 concessions rurales avaient été accordées par l’administration dans la région du Moungo, […] Sur ces 128 concessions, 94 étaient accordées à des Européens, 28 à des Camerounais, et 6 à des missions chrétiennes. » (Barbier et al., 1983 :73) L’administration coloniale avait ainsi procédé à un accaparement foncier dont l’objectif était de produire pour l’exportation vers les métropoles ; les terres des communautés traditionnelles étaient alors exploitées non plus pour rencontrer les besoins locaux, mais pour satisfaire les besoins exprimés par l’extérieur. Ainsi, dans la zone de Manjo, une grande plantation se développe, celle de M. Arcondo, qui en 1938, possédait « 68 000 pieds de café robusta en production et livrait mensuellement 4 000 régimes de bananes. Quatre kilomètres de piste sillonnaient la plantation et Une aire de séchage de 900 m2 avait été cimentée. » (Barbier et al., 1983 : 73). Toujours dans cette même zone, un Camerounais cultivait 300 ha de bananeraie et 25 ha de caféiers robusta, situés sur le flanc du Mont Koupé, à 765 m, à lui attribués par l’administration coloniale, et dont la production était destinée à l’exportation. En outre, on compte « dans l’arrondissement de Loum, […] en 1959, à la veille de l’Indépendance, jusqu’à 21 grandes plantations, soit au total 8 844 ha. Les principales exploitations sont la S.P.N.P. de Nyombé 1
Lire à ce propos J-C Barbier et Al., 1983. Migration et développement : la région du Moungo au Cameroun, Paris : ORSTOM.
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avec 4 729 ha. à elle seule, Nassif à Loum-Chantier, la Mission Catholique de Penja avec 63 ha, etc. » (Barbier et al., 1983 : 73) Par ailleurs, on a la SCDP-CAPLAIN, d’environ 250 ha, crée en 1930 par un exploitant français, M. Caplain, qui pratiquait la culture de la banane à l’époque coloniale. La logique des concessions à la période coloniale était une logique d’accaparement de terre, du fait que ces terres étaient arrachées de force aux populations locales, au mépris de leur consentement préalable. Voilà pourquoi, Jean-Claude Barbier et al. (1983 : 73) soutiennent que « l’introduction d’unités de production capitaliste conduisit à un accaparement important de terres. » Les terres accaparées étaient en outre destinées aux besoins de l’administration et des missions chrétiennes ; besoins qui « étaient loin d’être négligeables. » (ibid.) Cet accaparement des terres pour l’introduction des unités de production capitaliste dans le Moungo a été la source de nombreux conflits, non seulement entre les colons et les populations autochtones, mais aussi, entre les populations autochtones et immigrées qui, du fait de l’ouverture de la zone, et du besoin de main-d’œuvre, exprimé par les exploitants français, s’y sont installées en grand nombre. Par ailleurs, il est nécessaire de préciser que ces terres accaparées étaient situées à proximité des voies de communication, afin de faciliter l’écoulement de la production vers le port de Douala. La conséquence a été la dépossession des populations locales, qui se sont vues repousser vers l’arrière-pays, difficile d’accès, pour la pratique des cultures vivrières, destinées à la consommation locale. I.2. La postindépendance et les acquisitions illégitimes des terres par les élites L’après indépendance est marquée par la gestion foncière par l’État postcolonial. Ce dernier, en plus de conserver et de faciliter l’extension de certaines unités de production mises sur pied par les colons, va faciliter l’accès de la terre aux élites, constituées souvent des cadres de l’administration postcoloniale, qui détiennent de l’argent (cf. Jean-Marc Ela, 1982 : 97). Dans l’arrondissement de Manjo, la plupart des concessions ont été abandonnées par les colons après les indépendances, au profit de l’État postcolonial, consacré gardien de toutes les terres. Mais dans l’arrondissement de Loum, qui sera plus tard divisé en deux arrondissements (Loum et Njombé/Penja)2, ces grandes plantations vont demeurer et perpétrer la logique de l’accaparement des terres entretenue par l’administration coloniale. Parmi ces plantations, on a la SPNP3, qui pratique la culture de la banane dessert sur plus de 4 000 ha. Le propriétaire désirant 2
L’arrondissement de Njombé/Penja sera créé en 1992 par le décret présidentiel n° 92/206 du 05 octobre 1992. 3 D’abord Société des Plantation de Njombé/Penja, puis devenue Société Nouvelle du Penja.
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retourner en France en 1987, va vendre ses plantations à la PHP, agroindustrie installée dans le Moungo par l’État postcolonial, exploitant ses terres sous un bail emphytéotique, et appartenant à la Compagnie fruitière de Marseille. C’est ainsi que va naître le groupe PHP-SPNP. En dehors de ces sociétés françaises, on a l’Organisation Camerounaise de la Banane (OCB), mise sur pied par l’État en 1964, avec pour objectif de promouvoir la culture nationale de la banane. Cette structure se charge d’encourager les petits paysans à s’engager dans cette culture et les encadre pour la production d’une banane qui réponde aux normes internationales. Mais la déprise des années quatre-vingt va avoir un impact sur cette structure qui va connaître une chute, et les terres, qui appartenaient aux petits paysans4, seront concédées par l’État à la SBM, agro-industrie qui dispose d’une filière de production de bananes à Tiko. Ces terres sont ainsi cédées, sous condition de paiement d’une indemnité foncière déterminée par l’État à ces paysans, qui s’élève à 60 000F/ha/an. Face à la vive concurrence que connait la banane camerounaise sur le marché international, en confrontation avec la banane américaine, la SBM va se joindre au groupe PHP-SPNP pour pouvoir résister. C’est ainsi que se crée en 1991 le groupe PHP-SPNP-SBM. Ce groupe deviendra en 2003 la propriété exclusive de la compagnie fruitière de Marseille, et va s’appeler PHP. La PHP est l’objet de toutes les récriminations dans le Moungo aujourd’hui. Ayant perpétré la logique de l’accaparement des terres, elle a étendu sa propriété, par la prise en possession des terres d’anciens exploitants français5, ou par des « négociations »6 avec les communautés riveraines, et parfois par la ruse ; de l’arrondissement de Njombé/Penja jusqu’à l’arrondissement de Manjo. Elle exerce aujourd’hui une hégémonie incontestable dans le Moungo, mais a une triste réputation auprès des populations riveraines. À côté de la PHP, on retrouve dans cette zone d’étude une autre exploitation agricole, la Société des plantations de Mbanga (SPM), qui s’étend de l’arrondissement de Mbanga jusqu'à l’arrondissement de Manjo. Bien qu’elle prétende avoir acquis ses 1 500 ha par négociation avec les 4
Ces paysans, du fait de la chute de l’OCB, ont été abandonnés à eux-mêmes et se sont retrouvés dans l’incapacité de poursuivre la culture de la banane. En effet, les exigences en soin de cette plante délicate étaient au-delà des capacités de ces petits paysans. 5 Nassif, qui avait une grande plantation dans la zone de Loum-Chantier, et SCDP-CAPLAIN dans l’arrondissement de Njombé/Penja ; toutes ces terres ont été concédées par l’administration coloniale à ces exploitants français qui les ont par la suite aliénées au profit de la PHP. 6 Ce sont très souvent des pressions faites aux populations locales, les obligeant à délaisser leurs terres au profit de ce « bourreau » attribut donné à la PHP par les populations locales. Les populations de Bonandam affirment que le précédent chef a fait la prison parce qu’il a refusé de signer des papiers qui l’obligeaient à concéder les terres du village à la PHP. Finalement, il a cédé pour retrouver sa liberté, ce qui explique le fait que le village soit envahi aujourd’hui par les plantations de bananes.
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communautés locales, elle est l’objet de beaucoup de plaintes dans l’arrondissement de Manjo, où les populations semblent piégées par cet exploitant, à qui elles ont laissé les terres en espérant une contrepartie qui n’arrive pas. On a aussi quelques exploitants nationaux engagés dans la production du poivre et du palmier à huile, qui ont acquis les terres soit par achat, soit aussi par ruse. Trois de ces exploitants ont été enquêtés et leur situation est brièvement présentée. La Société Camerounaise des Bananeraies et Palmeraies de Penja (SCBPP), dont le présent responsable est M. Tiani Joseph, est l’un des producteurs de banane ayant résisté pendant environ 10 ans après la fermeture de l’OCB. Il pratique aujourd’hui la culture du palmier à huile et du poivre sur environ 200 ha. Ces terres ont été achetées, selon les entretiens menés auprès de lui, à un exploitant français qui est retourné dans son pays. Mais selon sa Majesté Songa Daniel, l’État aurait attribué frauduleusement à cet exploitant un titre foncier sur des terres du village, précédemment louées à un expatrié français, M. Maurice Benis, retourné dans son pays7. M. Metomo, responsable d’AFIDI, société de production de poivre, est le 1er producteur de poivre dans le Moungo, ses plantations s’étendent sur 70 ha. Cet exploitant dit avoir hérité ses terres de son père. Mais d’après les enquêtes menées auprès des populations locales, son père, un haut cadre de l’administration installé dans le Moungo, aurait usé de sa position pour s’emparer des terres des communautés locales. Par ailleurs, M. Foyet Michel, a une exploitation de palmiers à huile de plus de 50 ha installée à Njombé. Agricola, il s’agit de cette exploitation, a acquis ses terres en abattant une forêt difficile d’accès, et en donnant une indemnité aux populations détentrices de droits coutumiers sur ces terres. À ces trois exploitants s’ajoutent de nombreux autres, qui ont acquis les terres dans des conditions presque similaires. La particularité de toutes ces situations est que, ces terres sont, très souvent acquises à presque rien, du fait que les populations locales, se retrouvant parfois dans des situations de dénuement, les donnent à qui brandit un peu d’argent, avant de le regretter plus tard. On a par exemple le cas d’Agricola, dont le responsable prétend avoir défriché une forêt difficile d’accès pour créer sa plantation. Il a affirmé avoir donné une indemnité aux populations détentrices de droits coutumiers, pour obtenir leur acte de renonciation aux droits coutumier. Seulement, l’indemnité dont il est question ici est un festin offert au village concerné et à son chef. La plupart de ces exploitants donc, disposent des terres acquises abusivement, et pratiquent des cultures qui ne sont en rien bénéfiques à ces populations dépossédées de leurs terres coutumières. Ces dépossessions de petits producteurs locaux se font avec la complicité de l’État qui autorise l’installation de ces structures, croyant pouvoir en tirer une réelle croissance économique. 7
Entretien avec sa Majesté Songa Daniel, chef du village Mpoula, le 13 août 2013 à Mpoula.
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Le Moungo est ainsi, depuis l’époque coloniale, au cœur de l’accaparement des terres. Cette situation a une cause légale, qui est l’institution dans la législation coloniale de la notion de « terres vacantes et sans maître », reconduite sous l’expression de « terres libres de toute occupation » dans les législations postcoloniales. Ceci a entrainé de vifs soulèvements de la part des populations locales, qui ont toujours réclamé la rétrocession de leurs terres coutumières. Voilà pourquoi Robinson Tchapmegni (2008 : 58) observera que, « du côté des collectivités coutumières, il y a lieu de relever que depuis la colonisation, elles n’ont jamais cessé de revendiquer la propriété des terres de leurs terroirs, désormais sous l’emprise de l’État par le biais du domaine national. » On relève ici que ces terres sont passées de l’emprise du colon à celle de l’État postcolonial, gardien du domaine national. Ce domaine national est constitué selon Jean-Marc Ela des « terres incultes » (1982 : 97) ; et ces terres dites incultes sont les propriétés de populations détentrices de droits coutumiers. Ces législations ont légitimé la prise de possession tant par les administrations coloniales que par l’État postcolonial de vastes domaines qui ont été arbitrairement attribués soit aux colons (pendant la période coloniale), soit à ceux qui détiennent de l’argent, dans le contexte de la postcolonie, comme le démontre Jean-Marc ELA (1982 : 97). Cette situation est déplorée par François Nkankeu (2008 : 311) selon qui, Depuis l’époque coloniale, les communautés rurales sont marginalisées quant à la gestion des ressources du Cameroun. Ceci d’autant plus que l’autorité y a toujours misé sur l’accaparement des terres pour asseoir sa domination sur les populations. Ce rapport de force n’a pas fondamentalement changé depuis l’indépendance.
La première conséquence est l’appauvrissement et le désœuvrement des populations autochtones, presque réduites à la mendicité, parce qu’ayant perdu l’élément essentiel à leur subsistance qui est la terre ; et la seconde est la multiplication des conflits fonciers, dont les enjeux sont multiples dans cette zone du pays.
II. Les enjeux des conflits fonciers dans le Moungo Les conflits fonciers dans le Moungo sont porteurs d’enjeux qui ne s’expriment pas toujours de prime abord, lorsqu’on observe ce phénomène. Ils cachent très souvent les relents ethnocentriques, mais aussi et souvent un besoin de conquête de terres dont l’objectif est l’acquisition du pouvoir économique. Cette sous-section servira de cadre pour aborder ces différents enjeux qui gravitent autour des conflits fonciers dans le Moungo.
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II.1. Les conflits fonciers comme forme d’expression de l’opposition entre le « nous » et le « eux » : la problématique de l’ethnicité dans les luttes foncières du Moungo Les luttes foncières dans le Moungo cachent en arrière-plan une confrontation entre différents groupes ethniques. En effet, la population du Moungo, investie dans les conflits fonciers, est constituée de deux principaux groupes qui sont les « autochtones » et les « allogènes ». Les autochtones étant ceux qui sont considérés comme les véritables ethnies originaires du Moungo, et les allogènes étant ceux qui, partant d’autres régions du pays, ont migré vers la zone du Moungo, pour une raison ou pour une autre. Ces deux groupes entretiennent, depuis plusieurs décennies déjà, une interaction difficile ou mieux conflictuelle, qui constitue une véritable entrave à la prise d’initiatives commune ; ils s’affirment en manifestant une sorte d’opposition qui implique le rejet des uns par les autres, surtout en ce qui concerne la question de la propriété foncière. Cette situation est étroitement liée à la valorisation de la vision ethnocentrique dans le contexte national camerounais. La vision ethnocentrique a pour fondements l’identité de naissance. En fait, l’ethnie semble être au cœur de la définition de l’identité des individus et des groupes sociaux. Elle est, selon Evina Akam et Honoré Minché (2010 : 132), analysée par les sociologues et les anthropologues comme « une entité socioculturelle ayant des modèles culturels qui lui sont propres et permettent de fonder son identité socioculturelle. » L’ethnie s’avère être ici un fondement des identités. Elle apparaît comme un groupe ayant un certain nombre de caractéristiques communes, caractéristiques qui font son unicité. Ces caractéristiques selon Jean-Loup Amselle (1999 : 18) sont, « la langue, un espace, des coutumes, des valeurs, un nom, une même descendance et la conscience qu’ont les acteurs sociaux d’appartenir à un même groupe. » L’ethnie, chaque fois qu’elle est invoquée, apparait comme exclusive d’autres groupes ou individus, comme établissant des séparations entre ces individus et groupes, souvent au sein d’un même territoire. La conscience ethnique est tributaire de l’identité de naissance, et est dès lors considérée comme prioritaire à tout autre système identitaire élaboré. On se retrouve ainsi dans «…des sociétés valorisant fortement les allégeances particularistes aux dépens de l’identification nationale et citoyenne. » (Otayack, : 7) Cette valorisation d’allégeances particularistes se densifie davantage et semble se cristalliser dans la notion d’autochtonie, autre manifestation assez percutante de l’ethnicité, très présente dans le Moungo. La notion d’autochtonie est usitée pour décrire un certain nombre de tensions sociales qu’ont connu nombre de pays africains8 ; tensions assimilées à des 8
Le cas de la Côte d’Ivoire est très souvent soulevé avec la défense de l’ivoirité qui semble avoir expliqué les conflits que ce pays a connus ; on a aussi la situation du Rwanda dans le conflit entre Tutsi et Hutu.
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rapports d’exclusion entre autochtones et allogènes. C’est ce que va d’ailleurs souligner Armand Cutolo (2008 : 5) quand il affirme que « la notion d’autochtonie a […] été employée pour décrire les tensions observées dans les pays comme le Cameroun, où les droits civils et politiques des « allochtones » ont été remis en question. » Les allochtones ou allogènes, constituant les populations arrivées sur le territoire après les autochtones, sont considérés comme des étrangers qui n’ont pas de droits, du fait qu’ils n’y prennent pas leurs origines ; les premiers occupant du territoire étant les autochtones qui se réclament d’une appartenance ancestrale. « Dans ces conditions, la montée en puissance de l’autochtonie apparaît bien comme une nouvelle phase de l’ethnicité, dont les termes antagonistes gardent la même capacité émotionnelle à créer une opposition entre « nous » et « eux »… » (Bayart et al., 2001 : 181). Opposition qui met en confrontation ces différents groupes ethniques en présence, et qui surtout, est fondée, selon Armando Cutolo, sur une conception selon laquelle l’allogène constituerait « une menace contre l’existence de la communauté locale » (2008 : 7), dont l’antériorité sur l’espace territorial est avérée. C’est cette réalité de fait qui est observée dans la zone du Moungo, où les populations dites autochtones, constituées principalement du groupe ethnolinguistique Mbo, sont permanemment en situation de tension avec les allogènes, constitués en grande majorité des Bamilékés. Ces tensions, qui à première vue apparaissent comme des tensions foncières, sont en fait une manifestation de l’opposition entre ces groupes ethniques, et du rejet des uns par les autres. Les allogènes, et en particulier les Bamilékés, considérés comme des envahisseurs, sont une réelle menace pour les autochtones, du fait qu’ils se seraient accaparés « toutes » les terres non occupées par les exploitations agricoles des expatriés. Ce serait la raison pour laquelle les autochtones, non seulement n’auraient plus de terres cultivables, mais en plus seraient devenus des minorités dans leur propre territoire, gagné par les étrangers. La confrontation entre autochtones et allogène dans cette zone d’étude, se focalise ainsi, et très souvent, sur la question foncière, dans la mesure où les droits fonciers sont disputés par les deux groupes. Les autochtones se réclamant l’exclusivité de la propriété foncière du fait qu’ils sont originaires de la région, et refusant par conséquent ce droit aux allogènes, parce qu’ils y sont des étrangers. Il y a alors une difficulté évidence et certaine pour les autochtones et les allogènes de cohabiter ensemble dans la zone du Moungo, du fait de ce rejet affiché des autochtones vis-à-vis des allogènes. Ainsi, l’ethnicité, en plus de se fonder sur l’identité de naissance et de créer une exclusion des autres, a ceci pour conséquence qu’elle entretient des confrontations entre les groupes ethniques. Par ailleurs, elle remet en cause la citoyenneté, ou mieux l’égalité citoyenne, pour mettre une emphase sur la « communauté naturelle et exclusive » (Cutolo, 2008 : 10). Et alors, elle justifie, selon Jean-Pierre Chrétien (2003 : XIV) 46
« Une hantise et un refus de l’autre, au nom d’une obsession de pureté, de transformer des compatriotes en étrangers dans leur propre pays ou dans une partie du pays, d’entretenir une quête éperdue de l’entre-nous, créatrice de ghettos, de chercher à la moindre difficulté des boucs émissaires extérieurs au groupe… »
La conscience ethnique constitue ainsi un support des identités naturelles ou originaires, porteuses de discriminations vis-à-vis d’autres identités, non originaires, et légitimant le rejet de la conscience nationale. Conscience nationale qui donne à chacun la légitimité partout où il peut se trouver sur le territoire national, et qui est développé et entretenu par l’État-nation. Les conflits fonciers dans la Moungo sont ainsi un rempart qui permet de faire « une analyse des relations entre ethnies conçues comme des rapports de forces » (Amselle, 1999 : 21), dans lesquels les uns (autochtones) veulent s’affirmer en créant une exclusion des autres (allogènes). II.2. Les conflits fonciers comme expression de la domination économique Les conflits fonciers dans le Moungo sont aussi sous-tendus par le désir, pour les différents groupes en présence, d’asseoir leur domination sur le plan économique. En effet, on constate que la plupart des luttes autour de la terre dans le Moungo cachent en arrière-plan, non pas le problème foncier apparent, mais, soit la colère des autochtones contre les exploitants expatriés et allogènes, du fait que ceux-ci détiennent toutes la richesse de la zone ; soit le désir pour ces derniers, d’asseoir davantage leur hégémonie sur le plan économique. En effet, les enquêtes réalisées sur le terrain révèlent qu’entre les groupes en présence, les accusations des uns contre les autres sont nombreuses. D’une part, Les autochtones et les allogènes s’unissent pour accuser les exploitants expatriés d’accaparement des terres et surtout d’accumulation du capital au profit de leurs pays d’origine. Ce, aux dépens de populations locales, dont la paupérisation est continue. D’autre part, les autochtones se plaignent des bamilékés qui exploitent les terres du Moungo depuis de nombreuses décennies, et s’enrichissent énormément, alors que les populations natives sont dans le dénuement. En fait, depuis l’époque coloniale, les exploitants blancs ont encouragé les paysans locaux à la création des caféicultures et de cacao cultures. Les migrants, et particulièrement les douala et bamilékés vont s’y mettre avec zèle, à côté de quelques autochtones, et vont exceller dans la pratique de ces cultures, aux dépens des peuples autochtones (Jean-Claude Barbier, op. cit.). Et les bamilékés, mus par les initiatives de petites plantations caféières et cacaoyères réussies, s’engagèrent dans une entreprise de colonisation agricole qui, ne tarda pas à faire d’eux une véritable classe bourgeoise, à côté des autres ethnies en présence. Cette situation va faire naître une réelle 47
aversion contre ceux-ci, du fait que le principal mode d’acquisition de ces terres est la ruse. Ils sont dès lors accusés par les autochtones de procéder à une sorte d’accaparement de leurs terres, en en prenant possession sans requérir leur consentement préalable. Pour François Nkankeu (2008 : 310), par mimétisme face aux plantations modernes des Européens, « les Bamiléké se sont mués en petits colons agricoles, jusqu’à peupler à 85 % un Moungo qui prolonge leur espace ethnique de 150 km vers Douala et la mer. » Ainsi, les Bamilékés, malgré les conflits ouverts avec les autochtones, ont imposé leur domination dans toute la région du Moungo. Sa Majesté Ekambi Ndjocke Benoit déplore cette situation, lorsqu’il fait observer que les allogènes, qui sont plus dynamiques que les populations autochtones, vont dans l’arrière-pays pour faire des plantations ; ils pénètrent dans les forêts, les abattent et s’installent sur les terres des autochtones sans demander leur avis. Et ce comportement des allogènes entretient davantage les conflits dans la localité. À l’en croire, les autorités administratives, lorsqu’elles sont interpellées sont préoccupées par la paix et la stabilité sociale et règlent ce genre de conflits en affirmant tout simplement que « la terre appartient à ceux qui l’ont mise en valeur ». Mais, la chose que déplore encore plus ce chef traditionnel est que les allogènes « exploitent ces terres pour développer l’ailleurs » (Entretien avec sa Majesté Ekambi Ndjocke Benoit, chef traditionnel du village Kolla, 5 août 2013). En effet, les Bamilékés se sont emparés de vastes espaces qu’ils mettent en valeur, tout en conservant toujours un fort ancrage à leur territoire d’origine. De ce fait, ils amassent de gros capitaux, mais n’engagent pas des investissements considérables dans la région. En fait, les autochtones estiment que les bamilékés investissent plus dans les hauts plateaux d’où ils sont originaires que dans la zone d’où ils tirent la source de leurs investissements. Ce qui pose un réel problème de justice en ce sens que le produit issu de l’exploitation des ressources naturelles d’un territoire doit d’abord profiter au territoire en question, avant de profiter à d’autres. C’est d’ailleurs la même plainte qui est élevée par rapport aux exploitants étrangers ou expatriés, et il serait injuste de faire pression sur ces derniers parce qu’ils sont étrangers, et de ne pas mettre la même pression sur les bamilékés parce qu’ils sont des nationaux. Il faut dire que les bamilékés, bien que vivant dans ces territoires depuis près de 50 ans, ont toujours un réel détachement, même si leur soif d’enrichissement via la conquête, la possession et la mise en valeur des terres de la zone ne s’est pas étanchée. Face à ces accusations, les bamiléké ne contestent pas. En termes d’illustration, on peut citer les propos recueillis de M. Momo9, à qui la question de savoir quels sont les investissements qu’il a réalisés avec la plusvalue obtenue de ses plantations de poivre a été posée. Il répond : « la plus9
M. Momo est le 1er camerounais à pratiquer la culture du poivre dans le Moungo, il a obtenu en 2011 le premier prix national des producteurs de poivres.
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value permet d’améliorer les conditions de vie, de scolariser mes enfants dont certains sont à l’étranger, d’assurer les soins de santé, la nutrition de la famille, et de faire des investissements au village. » (Entretien avec M. Momo, exploitant agricole à Loum, 23 janvier 2013). Et lorsqu’il lui a été demandé s’il ne fait pas des investissements dans le Moungo, il a dit un « non » honnête. Le seul investissement qu’il a réalisé à Loum, c’est sa maison, en matériaux provisoires dans laquelle il vit. Cette situation s’explique, selon les bamilékés, et même selon les autres ethnies allogènes (ethnies du Centre-Sud, du littoral et du Nord-Ouest) auprès de qui des enquêtes ont été menées, par le rejet dont ils sont victimes de la part des autochtones. Ainsi, à une plainte, on répond par une autre. À les en croire, les autochtones les mettent dans une situation d’insécurité permanente qui ne leur permet pas de prendre le risque d’engager des investissements durables dans le Moungo. Pour les sous-préfets des arrondissements de Manjo et de Njombé/Penja, les allogènes n’investissent pas parce qu’ils sont en insécurité. Ils sont permanemment habités par la hantise de se voir un jour déposséder de leurs biens. Par conséquent, ils préfèrent investir leurs richesses ailleurs pour protéger le capital accumulé. Lors d’un entretien avec M. Biya10, ce dernier a relevé le fait que les autochtones mettent sur pied toutes sortes de stratégies pour chasser les allogènes, du fait qu’ils veulent les empêcher de réaliser plus de profit pour s’enrichir davantage. Il a particulièrement mis en exergue les prix exorbitants auxquels ils louent les terres et les emplacements commerciaux, ce qui ne permet pas au allogènes de dégager un surplus pouvant leur permettre d’engager des investissements conséquents dans la zone. En outre, les populations allogènes s’insurgent contre cette tendance pour les autochtones à conserver les terres sans les exploiter, pourtant d’autres sont capables de les mettre en valeur et de développer ainsi l’économie locale. M. Metomo11 dira à ce sujet : « Les autochtones ne veulent pas travailler et ne s’impliquent pas dans le développement de la localité ; les autochtones n’occupent pas les terres et ne veulent pas que d’autres le fassent, or la nature a horreur du vide. » La perception des allogènes est ainsi claire : les autochtones constituent eux-mêmes un obstacle au développement de la zone, parce qu’ils ne veulent pas travailler, et empêchent aux autres de le faire. René Dumont avait lui aussi observé l’envahissement des terres du Moungo par les migrants bamiléké, mais, pour lui, ce fait est dû à l’inertie des populations originaire de cette zone. C’est dans ce sens qu’il écrira : « L’accaparement foncier des Bamilékés dans le bas Mungo, plus ou moins légal, plutôt anarchique, a cependant été un facteur puissant de développement régional, en face de l’inertie des ethnies 10
Représentant du chef des exploitations de la SPM à Kolla. M. Métomo est le plus grand producteur de poivre de la zone du Moungo ; extrait de l’entretien du 23 janvier 2013. 11
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décadentes locales (Manehas, Bakakas…). » (Dumont, 2012 : 112) Ainsi, les conflits fonciers entre les différents groupes en présence s’assimilent à des formes d’expression d’un besoin de domination et/ou d’une domination économique.
CONCLUSION Les conflits fonciers dans le Moungo tirent leur origine de la colonisation, avec la mise sur pied d’une sorte de spoliation ou d’accaparement des terres, favorisée par la législation dans laquelle a été introduite la notion de « terres vacantes et sans maître ». La législation foncière coloniale, entérinée par l’État postcolonial, a légitimé cet accaparement des terres, en transformant la notion de terres vacantes et sans maître en « terres libres de toute occupation effective ». D’où le fait que la spoliation foncière entamée pendant la colonisation se soit poursuivie après l’indépendance, maintenant le Moungo dans de permanents conflits fonciers. Cependant, il s’avère après enquête sur le terrain que, ces conflits dits fonciers, cachent d’autres enjeux qui se révèlent ethniques et économiques. Les enjeux ethniques dévoilent l’opposition entre le « nous » et le « eux », entretenue par la vision ethnocentrique clairement établie dans groupes et entre les individus, en présence dans le Moungo. L’enjeu économique se manifeste par l’instrumentalisation des conflits fonciers pour une affirmation de l’hégémonie économique. Ainsi, le Moungo se révèle comme une zone qui, du fait de la permanence des conflits fonciers, avec les enjeux dont ils sont porteurs, peut amener à s’interroger sur la possibilité de la mise sur pied d’un développement qui provienne des acteurs locaux. Ceci du fait que les enjeux réels que cachent les conflits fonciers en cours semblent tellement importants qu’ils éloignent d’eux l’idée de mettre sur pied une plateforme qui puisse leur permettre de « transformer le conflit en discussion » (Davakan, 2010 : 51) et de relever ainsi le défi du développement local qui leur est commun.
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CHAPITRE 3 Activités de courtage : entre propagande et impulsion du développement en milieu rural au Cameroun : le cas de l’Extrême-nord
Pierre BOUGOLLA MAKAÏNI
Doctorant au CRFD/SHSE, URFD/SHS1 Département de sociologie Université de Yaoundé I
INTRODUCTION Au lendemain de son indépendance, le Cameroun a été affecté par une crise économique. Le pouvoir providentiel qu’il incarnait s’est progressivement amenuisé. De profonds changements ont ainsi affecté les conditions d’octroi, de drainage et de répartition de la rente du développement et des financements internationaux : le volume de l’aide publique décline, les conditionnalités pour accéder à l’aide multilatérale sont de plus en plus fortes, les destinataires de l’aide ne sont plus seulement les services de l’État (Bierschenk, 2000 : 211).
Cette conjoncture économique a contraint l’État à libéraliser les initiatives privées. À la faveur des lois N° 90/053 du 19 décembre 1990 et N° 92/006 du 14 août 1990 autorisant la création des associations, coopératives et GIC, les organisations paysannes ont connu une prolifération sans précédent. En 1999, le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) dénombrait trente mille huit cent quarante-trois (30.883) associations et organisations non gouvernementales (ONG) confondues, dans sept des dix régions que compte le Cameroun. Par ailleurs, le Coop-GIC de l’Extrême-Nord indique dans ses archives que, de 1974 1
CRFD/SHSE signifie Centre de Recherche et de Formation Doctorale en Sciences Humaines, Sociales et Éducatives ; URFD signifie Unité de Recherche et de formation doctorale. L’usage de ces sigles, partout dans cet ouvrage renverra à la même signification.
jusqu’en décembre 2010, 898 groupements d’initiatives communes (GIC) légalement reconnus ont été recensés dans l’arrondissement de Yagoua. Hormis ceux-ci, les ONG locales encadrent des unions et des fédérations de GIC. Dans ce sillage, le Codas-Caritas coordonne 35 unions de GIC constituées de 05 GIC chacune, soit 175 GIC pour le seul secteur agropastoral. Sana-Logone, une autre ONG de cette localité encadre presque le même nombre de groupements. À celle-ci s’ajoutent l’Association des Coopératives Rurales en Afrique et en Amérique Latine (ACRA) et l’Association de promotion humaine dans la vallée du Logone (Sana Logone) el la Fédération des Organisations Rurales du Mayo Danay (FORMDY). Selon Bierschenk, les leaders de ces organisations sont des courtiers en développement. Il considère ces acteurs comme « les acteurs sociaux implantés dans une arène locale qui servent d’intermédiaires pour drainer (vers l’espace social correspondant à cette arène) des ressources extérieures relevant de ce que l’on appelle communément « l’aide au développement » (Bierschenk, op cit. : 160). Un courtier est, pour ainsi dire, un médiateur ou un acteur qui sert d’interface entre un organisme d’aide et un bénéficiaire. Il est l’intermédiaire qui facilite l’obtention de la rente destinée au développement rural auprès des donateurs internationaux. Il présente aussi les besoins de la population dont il est le porte-parole à l’État pour avoir une subvention ou un projet de développement. Ce rôle fait de lui une véritable courroie de transmission indispensable dans le processus de développement rural. Dans un contexte où « l’accès au pouvoir et aux ressources économiques dépend étroitement de l’accès aux circuits de l’aide internationale et du contrôle de sa répartition » (Bierschenk, op. cit. : 6), il devient impératif pour le courtier d’accroître sa côte de popularité au risque de tomber dans une déchéance. De Sardan (1995 : 163) dresse une typologie des courtiers. Il s’agit entre autres de : – les réseaux « confessionnels » qui appartiennent à une église ou une secte : c’est le cas des organisations caritatives ; – les « cadres » originaires d’une localité, c’est-à-dire des associations « regroupant des cadres (fonctionnaires, universitaires, immigrés, commerçants) issus d’une même région, d’un même bourg, d’un même village… » ; – les mouvements culturels/ethniques qui sont « souvent animés eux aussi par des fonctionnaires ou des intellectuels » : ils œuvrent en faveur de leurs groupes d’appartenance et les font bénéficier de nombreux projets de développement ; – les « leaders paysans » qui sont des acteurs qui dirigent une ONG ou autre agence de développement : dans ce cadre, les coopératives, les groupements paysans, les associations villageoises de développement constituent des illustrations.
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Pour Abega, l’ampleur que prend le phénomène de courtage dans ce contexte s’explique par la volonté des bailleurs de fonds de toucher directement les populations à la base, question de contourner les canaux étatiques dont les résultats ont été décevants ; ceci du fait « des détournements d’une bonne partie de l’aide ou de sa mauvaise gestion » (Abega, 1999 :180). Au cours de cette dernière décennie, l’État a procédé à une mutation des GIC en coopératives afin de limiter la distraction des fonds d’aide en instaurant un guichet unique. Cette nouvelle loi a du mal à être appliquée en raison du fait que les membres des GIC sont généralement issus de la même famille (Seh, 2015 : 16). De même, l’on note une discrimination au niveau de l’éligibilité lors de la distribution des dons ou d’une subvention gouvernementale. En plus de cette réalité, les conflits de leaderships paralysent un nombre considérable des structures de courtage. Le parrainage qu’elles obtiennent généralement des leaders politiques les amènent à dévoiler les objectifs premiers à savoir la promotion du développement pour une quête de capitaux tant sur le plan politique, économique, social, culturel ou symbolique. En retour, les fonds destinés à la rente du développement subissent une gestion privative. Il importe dès lors de se demander si les activités de courtages peuvent véritablement servir de leviers devant améliorer de manière significative les conditions de vie des populations rurales à l’Extrême-Nord. L’hypothèse qui en découle est que, compte tenu des circonstances qui favorisent l’essor des courtiers et les capitaux qui leur sont accessibles, ils s’attellent à développer des logiques qui compromettent un développement efficient et efficace. Toutefois, il nous semble impérieux de préciser les champs théoriques sous le prisme desquels nous entendons placer notre analyse. À cet effet, nous pensons que l’interactionnisme symbolique et la sociologie dynamiste et critique nous seront d’un apport considérable au cours du processus analytique. S’agissant du premier courant, les interactions apparaissent « comme des systèmes indépendants des individus qui les vivent » (Goffman, 1956 :239). Autrement dit, il y a une sorte d’interdépendance des éléments. D’après son observation, l’interaction en société implique « un mélange de ruse pour se dissimuler aux yeux de l’autre et même pour le tromper et en même temps de respect pour lui, afin de maintenir la paix, ne pas créer d’incident et taire également ce qu’on devine qu’il dissimule » (Goffman, idem). C’est dire que l’acteur qui entre en jeu porte un masque et joue un rôle qui lui permet de contrôler les impressions de son public. Ce modèle facilitera la compréhension du système de jeu et les stratégies qu’adoptent les courtiers locaux pour consolider leur position d’intermédiaires et les représentations qu’ils se font de leurs partenaires dans le processus interactionnel. Il s’inscrit dans un cadre communicationnel pour
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aider à comprendre davantage le système d’interaction qui se crée entre les courtiers et les autres acteurs du développement. La sociologie dynamiste et critique s’appréhende quant à elle comme une position de soupçon vis-à-vis des apparences et permet d’étudier la réalité sociale en prenant en considération, outre sa dimension officielle, celle officieuse. Dans cette perspective, « ce qui est caché est le plus véridique. Ce qui est montré est à expliquer par ce qui ne se montre pas » (Ziegler, 1980 :22). Et pour cause, « tout système d’auto-interprétation, tout système culturel, toute idéologie, toute religion masque, ment et révèle tout à la fois » (Ziegler, idem). Dès lors, pour cerner les blocages, les tares et les déviances qui entraînent la stagnation ou la régression du développement en milieu rural, il ne faut pas simplement se limiter à ce qui se dit ou à ce qui se voit sous la forme de textes ou d’images, mais il faut nécessairement prendre en considération ce qui est caché ou non-dit. Il s’agit, d’une part, d’analyser les capacités des intermédiaires à agir sur les différentes configurations de pouvoirs pour gagner en notoriété et d’autre part, de cerner les effets de leur action sur le développement rural.
I. Facteurs explicatifs de la prolifération des courtiers à l’Extrême-Nord Plusieurs raisons expliquent la floraison des courtiers dans la région de l’Extrême-Nord. Parmi celles-ci, l’on peut évoquer la lutte contre la pauvreté, la captation de la rente du développement et la mobilisation des capitaux, ceci en fonction de l’espace et du temps. 1. La lutte contre la pauvreté La pauvreté est un concept ambigu. C’est « une notion qui n’est ni objective, ni subjective, mais relative ; relative suivant les cultures, relative à l’intérieur de chaque culture et de multiples façons » (Latouche et Rospabe, 1995 : 17). Ce concept varie d’une approche à une autre. Ainsi, « elle ne s’analyse pas seulement en termes d’économie, elle est aussi marginalité et dépendance » (Labbens, 1978 : 75). Autrement dit, la pauvreté a plusieurs indicateurs. Le tableau suivant présente quelques problèmes que la population paysanne décrie. Ils servent aussi de prétexte pour les courtiers qui font irruption dans la localité.
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Problèmes récurrents à l’Extrême-Nord (Yagoua) Secteurs Agriculture
Élevage
Pêche Eau et énergie Santé
Éducation
Affaires foncières Affaires sociales et promotion de la femme et de la famille Transport
Problèmes Famine régulière, manque de semences améliorées, insuffisance de techniciens agricoles, infertilité des sols Manque d’eau et de pâturage, manque des techniciens d’élevage, taux élevé des pestes, faible organisation des éleveurs, faible maîtrise des techniques d’élevage, coût élevé des intrants en élevage, vol des bétails, manque de races améliorées. Techniques de pêche archaïques, Pêche anarchique. Insuffisance d’eau potable, manque d’électricité en milieu rural. Recrudescence des maladies (choléra, paludisme, rougeole…), insuffisance des centres de santé, manque des médicaments, faible sensibilisation sur les IST/MST. Taux d’échec scolaire élevé, manque d’enseignants qualifiés, infrastructures scolaires délabrées, cherté de l’école, poids de la tradition, insuffisance des matériels didactiques, insuffisance d’élèves, insuffisance des tables bancs.
Problèmes reformulés Difficulté à développer une agriculture de qualité et durable. Difficulté à pratiquer un élevage de qualité. Absence d’une pêche de qualité Insuffisance d’eau potable et sources d’énergie de qualité. Difficulté d’accès aux soins de santé de qualité.
Difficulté d’accès à une éducation de qualité.
Litiges fonciers
Conflits liés au foncier,
Manque d’aide aux orphelins et des couches en détresse, faible épanouissement de la jeune fille, faible taux des filles scolarisées.
Domination masculine et faible encadrement des couches faibles.
Routes très sablonneuses en saison sèche, inondation et impraticabilité des voies rurales en saison pluvieuse, axe central non bitumé.
Absence d’un réseau routier de qualité.
Source : Résultats de l’enquête de terrain
Selon les courtiers interrogés, l’objectif principal est de s’attaquer à ces fléaux qui que subissent les paysans. Au moment de la création d’une ONG, d’un GIC ou d’une association ethnique, la volonté affichée est d’améliorer les conditions d’existence de la population dont ils se font porte-parole auprès d’éventuels pourvoyeurs d’aides au développement. D’ailleurs, les dénominations, les slogans ou les devises de ces structures de courtage précisent leurs champs d’action. En guise d’illustration, nous avons des ONG comme Codas-Caritas qui interviennent dans les domaines agricole, sanitaire, éducatif et hydraulique ; ACRA qui soutient les petites initiatives paysannes avec des crédits, Sana Logone qui s’intéresse au développement 57
culturel ; VOKNA qui est un groupement d’élites pour favoriser le développement autocentré ; de nombreux GIC, etc. À y voir de près, la rente du développement apparaît comme facteur non négligeable pour expliquer l’ampleur que prend le phénomène de courtage. 2. La captation de la rente du développement Si le désir de développer le monde rural est présenté par les courtiers locaux comme leur priorité, cet argument ne saurait justifier de manière quasi-exhaustive leur prolifération en milieu rural. La scène qui caractérise leur descente sur le terrain est marquée par des cérémonies festives qui nécessitent des moyens matériels considérables que le courtier reçoit de ses réseaux de relations et de sa structure. Si, à première vue, ce geste se conçoit comme une marque de générosité, il est en réalité une stratégie utilisée pour amener la population à lui faire confiance et à lui apporter son soutien au moment opportun. Cette démarche accroit sa notoriété et renforce sa crédibilité auprès des pourvoyeurs d’aides. Dans cette perspective, le courtier cherche à capter la rente du développement. La condition pour obtenir un financement de l’État est le regroupement en GIC. Cette disposition vise la promotion de l’esprit de créativité et d’initiatives collectives dans la lisibilité et la transparence, gage de tout développement durable. C’est la même condition que posent les organismes d’aide internationaux. En s’y conformant, les courtiers locaux bénéficient du financement pour peaufiner ensuite le développement local. Mais, dès que les courtiers accèdent aux fonds d’aide recherchés, ils s’en servent pour satisfaire leurs besoins personnels. Quelquefois, c’est par nécessité que certains acteurs deviennent des courtiers locaux. Dans les archives de la délégation départementale du MINADER, le plus faible financement qui a été octroyé à un groupement d’initiatives communes est de l’ordre d’un million de CFA. Une somme qui varie en fonction du projet présenté et du devis prévisionnel y afférent. Les organisations paysannes donnent ainsi l’opportunité à ceux qui les ont créées, d’obtenir des liquidités. Le développement sert ainsi d’alibi aux courtiers pour tirer un bénéfice pécuniaire. C’est la raison pour laquelle, plusieurs acteurs s’orientent vers cette activité de courtage, en constituant des groupements et en entreprenant des démarches auprès des potentiels donateurs de fonds que sont entre autres l’Union Européenne (UE), la Gesellschaft für Technische Zusammenarbeit (GIZ), l’Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture (FAO), ACRA, Sana Logone, etc., pour obtenir une rente au développement. Selon les dires d’un cadre d’une ONG, ces structures accordent des financements aux GIC. Lorsqu’un financement est en cours, les courtiers ont ainsi l’engouement de faire acte de candidature pour en bénéficier. C’est ce qu’atteste cette remarque de Woumbondi, chargé des projets d’ACRA : « on observe sur le 58
terrain des personnes qui voudraient semer le matin et récolter le soir. Dans ce cas, l’appui au développement (le financement), c’est le mauvais message. » Car, pense-t-il, « les gens créent des organisations pour bénéficier des financements. Une fois obtenus, ils ne savent pas ce qu’il faut en faire d’où les détournements enregistrés ». Autrement dit, la quête du financement explique de manière substantielle la création des GIC. Cet avis concorde avec l’affirmation de Marana, coordonateur de Sana Logone qui indique que « quand on dit qu’il y a financement, les GIC se multiplient de manière exponentielle : leur objectif est ici de l’obtenir ». De la sorte, le taux des courtiers peut connaître une hausse ou une baisse suivant la disponibilité des financements. C’est ce qui fait dire à Bierschenk que l’intérêt est au fondement du courtage même si ceux qui l’exercent ne l’avouent pas. Il affirme à ce sujet : les acteurs sociaux ne sont pas seulement des porteurs de rôles, ni de simples exécutants de normes, mais ils sont à mesure de se ménager des marges de manœuvre dans les interstices des systèmes et des structures, dans des contextes où les normes ne sont pas homogènes, voire sont contradictoires (Bierschenk, op. cit. : 14).
La captation de la rente du développement est alors un facteur explicatif de la floraison des courtiers en milieu rural, mais il en est de même de la mobilisation des différents capitaux. 3. La mobilisation des capitaux Le monde rural regorge une pluralité des capitaux : social, politique, économique et symbolique. Il est selon les termes de Bourdieu (1979) d’un « champ ». Ces capitaux se complètent. Le courtier en a besoin pour avoir une influence notoire sur la population qu’il représente et gagner en même temps la confiance des organismes d’aide. Le capital social renvoie aux réseaux de relation. Cette ressource est indispensable au courtier. Elle montre qu’il a l’assentiment de la population. Le capital économique est l’avoir qu’il dispose pour persuader la masse paysanne à lui accorder sa confiance. Sans ces moyens, il lui est difficile d’organiser des festivités. Généralement, le courtier mobilise les propres fonds de l’organisation pour débuter une carrière de courtier. Les textes statutaires prévoient la contribution financière des différents membres. Ceci jusqu’au moment de gloire où les circuits des financements lui deviennent accessibles. Quoique le courtier se présente officiellement comme un acteur apolitique, cette réalité n’est que de façade. Ayant à son actif le capital social ou économique, il entreprend des activités politiques. Il tisse des liens avec les hommes politiques, puis les soutient dans leur conquête du pouvoir. En retour, ils lui manifestent leur reconnaissance en le faisant intégrer l’arène politique, ce, par l’attribution d’un poste stratégique. Ceci dénote du changement d’objectif à atteindre qui crée alors un véritable écart entre ce 59
qui est dit et ce qui est fait. Le discours du courtier remplit dès lors deux fonctions contradictoires. La première, dite officielle, est d’accéder au financement destiné au développement rural et, la seconde, dite officieuse, vise à mettre cet argent à la disposition des hommes politiques sitôt qu’il est obtenu. Dans ce contexte, l’organisation paysanne tient lieu de ressource familiale ou de source de revenus qui facilite l’atteinte des objectifs politiques. Le courtage n’est donc pas une improvisation mais la résultante d’une réflexion collective, quel que soit son apolitisme apparent. Cette stratégie permet aux acteurs politiques de mobiliser divers moyens pour la conquête du pouvoir. Sous la plume de Bayart (1981 : 81) l’on peut lire : j’appelle stratégie, le calcul (ou la manipulation) des rapports de force qui devient possible à partir du moment où un sujet de vouloir et de pouvoir (…) est isolable. Elle postule un lieu susceptible d’être circonscrit comme un propre et d’être la base d’où gérer les relations avec une extériorité de cibles ou de menaces(…).
À la lumière de cette analyse, il ressort que le courtier cherche à concilier le politique et l’apolitique. Seulement, son objectif principal étant d’engranger le maximum d’intérêts, il ne doit pas négliger une opportunité qui lui est offerte, fût-elle d’ordre politique, pour y parvenir. À cet effet, il étouffe toutes velléités susceptibles d’entraver son ascension sociale. Il ne néglige pas non plus le capital symbolique Les honneurs que le courtier reçoit de son environnement social se traduisent par des titres distinctifs. Il se fait ainsi appeler « Délégués », « Présidents » ou même « Excellences ». Ces appellations ne sont pas dénuées de sens puisqu’elles agissent sur la masse, en modifiant son comportement et ses attitudes vis-à-vis des intermédiaires. Prendre une place auprès d’une autorité administrative, recevoir d’elle des éloges au cours de son allocution, constitue un indicateur d’honneur pour le courtier. Cette marque distinctive renforce son influence sur les paysans et le rend crédible devant les organismes d’aide. Dans la même veine, il est célébré par des griots. La démarche du courtier du développement est donc rationnelle. Il arbore une double casquette : celle du promoteur du développement et celle d’un acteur qui cherche à tirer profit d’une situation. Auprès des bailleurs de fonds, il se présente comme le porte-parole de la population et inversement, il devient le mandataire de ces organismes d’aide. C’est de ce double jeu qu’il met en valeur sa réputation. Plus il est sollicité, plus sa notoriété s’accroît et plus il a de l’influence sur le public qu’il contrôle. Ainsi, devenir courtier du développement, c’est chercher à « idéaliser le rôle qu’on occupe soi-même, ou auquel on aspire, et auquel est associée une certaine considération » (Niset et Rigaux, 2005 :130). Autrement dit, le courtier est un stratège qui fait des calculs pour savoir ce qu’il gagne et ce qu’il perd. Il est donc inimaginable qu’à Yagoua, les courtiers locaux n’aient pour seul 60
objectif que de développer le monde rural du moment où ils cherchent également à intégrer l’arène politique. Pour connaître une ascension sociale, le courtier développe une stratégie spécifique.
II. Stratégie d’ascension sociale des courtiers Pour connaître une ascension sociale, le courtier doit respecter certains préalables. Au rang de ceux-ci, on peut citer l’instrumentalisation du concept « développement » et l’usage du discours. 1. L’instrumentalisation du référent « développement » Pour faire bonne figure, le courtier centre son discours sur le développement local. Sa parole a une double dimension théorique et pratique. Du point de vue théorique, elle consiste à faire un compte rendu des actions qui ont été menées antérieurement de façon directe (avec ses propres moyens) ou indirecte (contribution qui passe par la médiation d’autres acteurs). Cette stratégie atteste de son dynamisme. Quant à la dimension pratique, ce discours s’accompagne généralement des agapes qui sont considérées comme la preuve incontestable de sa générosité envers les paysans. Cette démarche accroît sa réputation. 1.1. Un discours qui rend compte des réalisations antérieures Sous l’angle théorique, le discours du courtier à rendre compte des réalisations antérieures. Il s’agit pour eux de montrer à son public à quel point il est impliqué dans le processus du développement local. Quelquefois, il indique le rôle qu’il a joué pour que s’accomplisse l’action gouvernementale bénéfique à un village. Autant dire que, n’eût été son intervention, la condition paysanne se serait dégradée considérablement. Il prouve que c’est grâce à son concours que la population bénéficie de divers projets. Bello, leader l’association VOKNA révèle : nous octroyons des tables-bancs à certaines écoles, établissons des actes de naissance aux enfants, fournissons des documents stratégiques de développement aux mairies et acheminons des aides vers les bénéficiaires. Nous avons eu à négocier des équipements auprès des partenaires français parmi lesquels : 100 tables en fer, des ordinateurs, des chaises et sommes rassurés de bénéficier d’un centre de santé intégré.
Un tel compte rendu ne peut que toucher la sensibilité de la population. De cette manière, le courtier montre que sa priorité est l’amélioration des conditions de vie des villageois qui, par conséquent, doivent lui en être reconnaissants. C’est aussi une invitation de la population paysanne à lui faire confiance. Présenté comme tel, le discours du courtier trouve auprès des paysans un écho favorable puisqu’il est centré sur le développement et 61
en même temps, rend compte des faits réels et vérifiables. Le concept de développement en lui-même est assez évocateur. Tout le monde cherche à se développer et les paysans ne sont pas en reste. Nga Ndongo (1999 : 378) met en relief l’attention que porte la couche sociale pauvre au développement en ces mots : le développement est un mot qui résonne fort agréablement aux oreilles des populations pauvres d’Afrique qui se battent quotidiennement et courageusement pour conjurer la misère. L’orateur a donc l’habileté ici de toucher la corde sensible de son auditoire. Cette analyse indique qu’aucun paysan ne peut rester indifférent au discours centré sur le développement. C’est donc un concept qui a à la fois un sens et une puissance de par son évocation. Pour convaincre davantage l’auditoire, le courtier met en exergue les différentes fonctions qu’il occupe dans la société et qui lui confèrent une personnalité statutaire particulière. Dans cette perspective, le fait qu’il joue plusieurs rôles détermine ses compétences. Par contre, il cherche à s’enquérir les informations relatives au vécu de la population et à déconstruire par le truchement de ses partisans, l’image défavorable qui s’est construite autour de sa personne dans son univers social. Au cours du processus de restitution de ses réalisations, il jette l’opprobre sur ses potentiels concurrents, les considère comme de simples opportunistes ou des « profiteurs », profère des injures à leur endroit et s’attribue des valeurs inestimables. Pour Bourdieu, il s’agit là d’un préalable lui permettant d’« habiller » son nom. D’après ses propos, (…) l’insulte comme la nomination, appartient à la classe des actes d’institution et de destitution plus ou moins fondés socialement, par lesquels un individu, agissant en son propre nom ou au nom d’un groupe plus ou moins important numériquement et socialement, signifie à quelqu’un qu’il a telle ou telle propriété, lui signifiant du même coup d’avoir à se comporter en conformité avec l’essence sociale qui lui est ainsi assignée (Bourdieu, 1982 : 100).
Cette stratégie vise à établir un rapport étroit entre l’avoir, l’être et le paraître du courtier. L’avoir renvoie au capital matériel acquis qui détermine son être social et lui permet de gagner la confiance de la population. En plus du rappel des réalisations, il accompagne son discours de présents. 1.2. Un discours qui s’accompagne des agapes Pour s’intéresser à un discours que prononce le courtier en milieu rural, les paysans tiennent compte de sa dimension pratique. Étant donné que la théorie renvoie à son contenu qui annonce des projets futurs, la population l’assimile à une dimension purement abstraite. Il leur est difficile d’y croire si la rencontre n’est pas festive. C’est dans cette optique que cet acteur prévoit des agapes. Une telle pratique est perçue en milieu rural comme un rituel. Pour s’y conformer, il s’associe à l’autorité administrative qui est par ailleurs son parrain. Car, les paysans considèrent les agapes comme un droit 62
en ceci qu’il est en contact avec les agents de l’État devant lui faciliter l’accès aux ressources financières. En plus, ces acteurs qui font partie de la bureaucratie dirigeante ont besoin de leur soutien lors des votes, d’où l‘occasion pour eux de prendre la revanche. Ils conditionnent alors leur participation aux rencontres par les dons. C’est ce que soulignent les propos de Zambo Belinga (2002 : 578) d’après lesquels : le contenu des besaces que les élites politiques trainent dans leurs grosses cylindrées à travers les villages qu’elles parcourent prioritairement en période de campagne électorale est alors fait de cartons de vin rouge, casiers de bière, sacs de riz, bouteilles d’huile, cartons de poisson et, lorsque leur « générosité » est débordante, un bœuf.
Les présents apparaissent alors comme les ingrédients de l’harmonie entre les deux camps. Ceci étant, un discours sans agapes est perçu comme vide de sens dans la mesure où les rapports entre ces deux parties sont fondés sur des intérêts réciproques. Quoi qu’il en soit, le courtier développe une communication particulière pour consolider sa position. 2. La gestion de la communication Du latin, communicare qui signifie rendre commun, le sens général de ce concept implique un rapport avec d’autres. C’est la « transmission d’une information d’un émetteur à un récepteur » (Grawitz, 2004 : 73). Pour qu’il y ait interaction entre deux individus, il faut nécessairement une communication. Elle est multiforme. Fame Ndongo (1996 : 13) relève ainsi qu’ on ne peut pas ne pas avoir de comportement. Si l’on admet que, dans une interaction, tout comportement a la valeur d’un message, c’est-à-dire qu’il est une communication ; il suit qu’on ne peut pas ne pas communiquer, qu’on le veuille ou non. Activité ou inactivité, parole ou silence, tout a valeur de message.
En examinant ces propos, il en ressort que la communication est nécessaire entre des individus. Elle est le moyen par excellence qui établit des rapports sociaux et rend possible toute forme d’interaction entre eux. Par ailleurs, il importe de mentionner que les courtiers se servent d’une double communication horizontale et verticale pour assurer l’intermédiation entre « le "haut" et le "bas" », mieux, les paysans et les organismes d’aide. 2.1. Communication horizontale Le dialogue exige une interaction directe entre l’émetteur et le récepteur. Car, la communication intermittente le rend difficile puisqu’elle passe par d’autres médiations avant d’atteindre le destinataire principal. L’usage de la communication horizontale repose donc essentiellement sur le dialogue. Elle 63
permet aux courtiers de toucher directement les cordes de la réalité vécue par les paysans tout en leur donnant la possibilité de réagir. Elle favorise la familiarité entre les courtiers et les paysans. Ainsi, la communication horizontale a la particularité de prédisposer le courtier à être à l’écoute des paysans et à prendre en compte leurs doléances. Elle est un cadre d’échange centré sur la rétroaction susceptible d’engendrer des tensions lorsque les courtiers font face à des paysans qui remettent en question leurs efforts de promotion du développement, tout comme elle peut générer un climat propice lorsque les paysans et les courtiers locaux parviennent à un consensus. Le courtier en développement ne se contente pas seulement de la communication horizontale qui consolide sa proximité avec la population, il se sert aussi de la communication verticale. 2.2. Communication verticale La verticalité communicationnelle est illustrée par le sens que prend le message lors de son émission. Il va de l’émetteur au récepteur sans donner une marge considérable de rétroaction. Il s’agit davantage d’une communication unilinéaire qui va du donateur de l’aide au bénéficiaire en passant par le courtier qui est ici l’acteur principal qui procède à l’encodage puis au décodage de l’information. Dans ce sillage, le canal de transmission du message est perceptible à deux niveaux : la voie interactive et la voie médiatique. Dans ce contexte, la communication repose essentiellement sur le pouvoir, mieux sur la hiérarchisation catégorielle. Les courtiers reçoivent alors le message de l’État et des bailleurs de fonds, le transmettent ensuite à la population villageoise. De fait, ce message subit une interprétation lorsqu’il va de l’émetteur au récepteur. Il ressort ainsi qu’en milieu rural, la communication verticale se caractérise par le sens unilinéaire de l’information, de l’absence du feedback et de la limitation de la réaction des paysans. L’intermédiation à travers cette communication obéit alors à la théorie du « two step flow of communication » (Balle, 1988 : 22-23) dont font allusion Katz et Lazarsfeld. Compte tenu de la position qu’il occupe, un courtier en développement peut se servir d’autres pour faire parvenir une information aux destinataires. Ce processus communicationnel donne lieu à une chaîne par laquelle l’information passe avant d’atteindre la population cible, à savoir les paysans. C’est aussi l’occasion pour eux de négocier des projets de développement pour le monde rural : c’est l’univers d’interaction au sommet. Ils exploitent ainsi en leur faveur la position sociale qu’ils occupent en ce sens qu’ils sont porteurs des doléances de la population auprès des organismes d’aide et de l’État. Ainsi, ne devient courtier en développement que celui qui est à mesure d’entrer en contact avec le sommet. Une fois l’information obtenue, 64
les courtiers l’acheminent vers les destinataires proprement dits que sont les paysans. Cette phase donne lieu au second niveau de la communication : c’est l’univers d’interaction à la base. C’est pourquoi avant d’arriver à destination, le financement subit plusieurs tractations susceptibles de l’orienter ailleurs que vers ce pourquoi il a été initialement destiné. Les courtiers se prêtent à de telles actions et bénéficient ensuite des dividendes. Ce jeu leur permet d’asseoir leur notoriété et de réduire la visibilité du groupe. Le mot d’ordre devient alors : « écouter d’abord avant de dire mot. » La communication verticale leur permet d’imposer à la population un point de vue et une conduite à tenir. Dès lors, l’activité de courtage a un véritable impact sur le développement en milieu rural.
III. Courtage et impact sur le développement rural Pour tirer profit de sa position d’intermédiaire, le courtier procède à la marginalisation de la population bénéficiaire des projets et assigne d’autres fins à la rente de développement obtenu des pourvoyeurs d’aides. Cela conduit à des réalisations insatisfaisantes de la masse paysanne. 1. Marginalisation de la masse paysanne La position d’interface qu’occupent les courtiers locaux leur permet de contrôler simultanément les entrées dans les deux directions que sont celle de la société paysanne et celle des pourvoyeurs d’aide. Dans ces conditions, l’intermédiaire exploite en sa faveur la confiance que les deux configurations de pouvoir, à savoir, les pourvoyeurs d’aide et les paysans, placent en lui. Le courtier s’imprègne des besoins de la population pour pouvoir les présenter aux pourvoyeurs d’aide. En ce moment, il apparaît comme les porte-parole des paysans. Dans le cas où l’aide demandée est reçue, il en fait sa propriété et la gère sans tenir compte de la population bénéficiaire. Il s’agit là d’une stratégie voilée à laquelle les intermédiaires ont tendance à s’accoutumer puisqu’elle leur est profitable. Ce qui amène les paysans à se représenter la pauvreté comme un sort ou une fatalité. Par conséquent, ils s’accommodent de cette situation tandis que les courtiers et les acteurs locaux connaissent une ascendance sociale à leurs dépens. C’est ce que remarque Ela (1982 : 63) en disant : car, s’il est bien exact qu’aujourd’hui le véritable ennemi du peuple, c’est le sous-développement et la dépendance, il faut constater que le « développement » n’apparaît, le plus souvent, que comme une idéologie sournoise de la bourgeoisie dirigeante, allié objectif de l’impérialisme et du capital international, pour masquer la défense de son hégémonie et la poursuite de ses intérêts.
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Cette analyse montre que l’usage du concept de développement est un moyen dont se servent les intermédiaires pour endormir les consciences des paysans et les maintenir dans un état d’infantilisation. Comme l’indique Ela, « ce sont, en fait, les cadres dirigeants qui se partagent les ristournes (…). Le village a perpétuellement son impôt à payer, il est donc perpétuellement dans l’obligation de travailler » (ELA, idem). Pourtant, ce travail épuisant ne génère qu’un moindre revenu, insuffisant pour la cellule familiale. Ce qui rend l’avenir des paysans incertains. Les deux extrémités de la chaîne de pouvoir qui sollicitent les services du courtier croient l’une et l’autre en ses compétences du fait du discours qu’il prononce et des réalisations diverses qu’il s’approprie. À ce sujet, Bierschenk (2000 : 20) pense que « le courtier est un manipulateur professionnel de personnes et d’informations qui produit de la communication pour le profit. » Ce qui veut dire que le profit du courtier découle de sa maîtrise de la communication. 2. Des résultats en deçà des attentes de la population Le constat sur les réalisations des courtiers laisse apparaître deux remarques : d’une part, les ONG sont plus dynamiques que les GIC en ce qui est des activités menées ; d’autre part, ces dernières sont effectuées dans certains secteurs privilégiés. S’agissant de la première remarque, elle se justifie en partie par le fait que les ONG sont plus structurées que les GIC, elles ont plus de ressources susceptibles de leur permettre d’étendre leurs projets dans plusieurs secteurs d’activité. Ce qui n’est pas le cas avec les GIC dont les moyens sont extrêmement limités. L’objectif principal des élites au sein des groupements est d’obtenir le soutien de la population pour un éventuel positionnement. Il ressort donc que, l’activité de courtage est loin de répondre aux attentes des paysans. La représentation divergente qui se fait autour de leur personne s’explique par le fait qu’ils marginalisent une couche sociale pauvre et font profiter celle qui est aisée. Il est alors logique que leurs partisans fassent d’eux des philanthropes et que la masse paysanne trouve en eux des « profiteurs de circonstance ».
CONCLUSION En somme, il ressort de l’analyse que l’affluence des courtiers en milieu rural s’explique par le désengagement de l’État, la croissance de la pauvreté et la libéralisation des activités des organisations paysannes. C’est dire que les intermédiaires affluent les localités villageoises en une période de crise économique. Dès lors, le courtage apparaît comme un gagne-pain plutôt qu’une lueur d’espoir pour la population paysanne qui croupit dans la misère. Ainsi, ceux qui se consacrent à ce métier réalisent plusieurs formes 66
de capitaux : social, économique, symbolique et politique. Le cadre dans lequel s’effectue cette activité s’apparente à un champ de lutte où divers acteurs entrent en conflit lorsque leurs logiques sont divergentes. Dans ce cas, loin d’être un facteur du développement, le courtage devient même un obstacle à celui-ci. C’est pourquoi les courtiers se servent d’un discours empreint de rhétorique, identifient un espace propice pour sa diffusion et nourrissent la population des promesses réalisables à moyen ou à long terme. Cette stratégie leur permet d’entrer en contact avec la population afin de connaître ses véritables besoins et en retour, de s’en servir pour plaider sa cause auprès des pourvoyeurs d’aides. Pour imprimer leur marque dans l’action étatique, ils créent des réseaux de relations clientélistes. À ce sujet, les courtiers font des calculs, misent pour gagner plus et tissent quelquefois des alliances s’ils ont des intérêts communs. La scène qui caractérise le courtage laisse croire que le monde rural est en plein essor. L’organisation des cérémonies festives, l’élaboration des plans de développement, les multiples réunions avec les paysans sont autant d’éléments qui amènent le paysan à espérer une vie meilleure. Mais les courtiers utilisent les fonds d’aide disponibles à des fins personnelles. Comme tel, ils se servent de ce métier pour conquérir le pouvoir politique et pour fidéliser leurs partisans et courtisans. C’est ce qui explique le caractère politique de l’activité de courtage. Au demeurant, Le développement du milieu rural par l’intermédiaire des courtiers s’avère hypothétique dans la mesure où les pratiques du développement qu’ils entreprennent ne répondent pas aux exigences du développement de l’heure. D’où la nécessité de repenser la manière dont l’activité de courtage est exercée à l’Extrême-Nord.
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CHAPITRE 4 Gestion durable des forêts du massif forestier Ndama Ndjiwe (départements de la Kadey et de la Boumba et Ngoko – Est Cameroun) : enjeux, solutions en présence et nouvelles perspectives, pour une « vertification » de la gouvernance forestière au Cameroun
Albert MIVO NDOUBE Étudiant en Master II, sociologie Université de Yaoundé 1
Philippe Ferdinand ONANA Doctorant en sociologie, CRFD/SHSE Université de Yaoundé I
INTRODUCTION « Les forêts sont essentielles à un avenir durable et doivent gagner une place de choix dans les politiques économiques et les prises de décision. » (MATTA et SCHWEITZER, 2012 : 3)
D’entrée de jeu, il convient de souligner que le principe de durabilité tire ses origines du domaine forestier. En effet, il y a 303 ans de cela, Hans Carl Von Carlowitz publiait, en 1713, l’ouvrage intitulé Sylvicultura oeconomica, lequel était un appel à ce que le bois soit conservé, augmenté et utilisé de manière continue, stable et durable. Il s’agit là de la première utilisation documentée du terme allemand Nachhaltigkeit, désignant la durabilité (SCHMITHÜSEN, 2013). L’approche scientifique de la foresterie a évolué au fil du temps et est passée de la notion de production durable du bois, à celle de gestion durable des forêts (GDF) de nos jours. Cette dernière expression est définie par l’Organisation Internationale des Bois Tropicaux (OIBT) comme : « Le processus consistant à aménager des terres forestières permanentes en vue d’un ou de plusieurs objectifs de gestion clairement définis concernant la production soutenue de produits et services forestiers
désirés sans excessivement porter atteinte à leurs valeurs intrinsèques et leurs productivités futures et sans entraîner trop d’effets préjudiciables à l’environnement physique et social » (BLASER et al., 2011 : 19). La GDF dans la Boumba et Ngoko et la Kadey au regard du potentiel que présente ce massif forestier, est d’une importance capitale pour l’équilibre écologique et, l’économie de ces deux départements en particulier, ainsi que pour le Cameroun en général. Ce massif forestier compte parmi les plus importants massifs forestiers du Cameroun. Cependant, le massif forestier Ndama Ndjiwé représente également une plaque tournante de l'exploitation illégale du bois. Cette exploitation fait partie d'un commerce national et international entraînant un manque à gagner considérable de recettes fiscales pour le gouvernement du Cameroun (KADY, 2013). Malgré les mécanismes élaborés pour une GDF, l’on continue d’observer dans la localité, des lenteurs dans leur application, une exploitation anarchique des ressources forestières1 et partant, la déforestation, ainsi qu’une vulnérabilité écologique grandissante. C’est ce qui nous conduit, de prime abord, à revisiter les enjeux de la GDF dans le Bassin du Congo en général et dans les départements de la Kadey et de la Boumba et Ngoko en particulier ; ensuite, à présenter les solutions existantes pour une GDF et une analyse des difficultés d’implémentation de ces solutions ; enfin, à présenter de nouvelles perspectives pour une GDF dans le massif forestier Ndama Ndjiwé.
I. Présentation générale du massif forestier Ndama Ndjiwe (departements de la Kadey et de la Boumba et Ngoko) Il est question ici de faire une présentation sommaire du massif Ndama. À cet effet, nous allons tour à tour parler de sa situation administrative, de sa situation géographique, de sa population et faire un état des lieux concis de l’exploitation forestière dans cette zone. A. Situation administrative Le massif forestier Ndama Ndjiwé couvre les départements de la Kadey et de la Boumba et Ngoko. Ces deux départements sont situés dans la région de l’Est Cameroun, laquelle compte au total 04 départements : le Lom et Djerem, le Haut-Nyong, la Kadey et de la Boumba et Ngoko. Le département de la Kadey a pour chef-lieu Batouri ; il est constitué de 07 arrondissements. Le département de la Boumba et Ngoko pour sa part a pour 1
Comme le relève P.F. ONANA dans son étude intitulée « La certification forestière au SudCameroun : Le cas des forêts gérées par la commune et la SFID dans la localité de Djoum. Contribution à la sociologie du développement durable », Mémoire de Master en sociologie, Université de Yaoundé 1, 2014.
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chef-lieu Yokadouma. Il compte 04 arrondissements à savoir : Gari Gombo, Yokadouma, Salapoumbe et Moloundou. B. Situation géographique Le massif Ndama Ndjiwé couvre une superficie d’environ 46273 km2 (Kadey : 15 884 km2 ; Boumba et Ngoko : 30 389 km2). Le relief de la zone géographique couverte par le massif Ndama Ndjiwé est relativement plat en moyenne, avec une altitude oscillant en moyenne entre 600 et 900 m. Les sols sont en général de type ferralitique, mais l’on peut également observer des sols hydromorphes et latéritiques dans certaines zones. Le climat dominant de cette zone est le climat équatorial de type guinéen caractérisé par l’alternance des saisons pluvieuses et sèches : la petite saison des pluies de mi-mars à juin, la petite saison sèche de juin à mi-août, la grande saison des pluies de mi-août à mi-novembre, la grande saison sèche de mi-novembre à mi-mars. Cependant, l’on peut observer certaines perturbations de ce cycle en raison du changement climatique. Les précipitations dans le massif Ndama Ndjiwé oscillent entre 1400 mm et 2000 mm, mais la moyenne des précipitations peut être estimée à 1500 mm. S’agissant de la température, l’on observe une température moyenne de 24 °C. Le massif Ndama Ndjiwé est traversé par un réseau hydrographique dense appartenant au bassin hydrographique du Congo. Il s’agit d’un réseau hydrographique de type équatorial caractérisé par un régime régulier sur toute l’année. De nombreux cours d’eau traversent ce massif et l’on peut citer à titre d’illustration, la Boumba, la Ngoko, le Mbol, la Kadey, la Mboumbé, pour ne citer que ceux-là. S’agissant de la végétation, notons que cette zone est à dominance forestière. Il s’agit en majorité d’une forêt dense humide sempervirente, avec une alternance dans certaines zones des forêts secondaire, marécageuse et semi décidue. Les familles dominantes de végétaux dans le massif sont : les combrétacées ; les sterculiacées ; les méliacées ; les cornacées. L’on y trouve des essences telles que : l’acajou, le rônier, l’iroko, le moabi, le padouck, l’ayous, l’émien, le fraké, le bossé, l’aningré, l’éyong, l’alep, l’abalé… D’autres espèces végétales non ligneuses sont également rencontrées dans cette zone à l’exemple de l’irvingia gabonensis, le cola acuminata, le gnetum africanum et le raphia. L’on retrouve aussi d’autres formations végétales telles que les galeries forestières, les raphides marécageuses (raphia), et les jachères autour des maisons. C. Situation démographique La population du massif Ndama Ndjiwé est estimée à 299 452 habitants soit 11 5354 habitants dans le département de la Boumba et Ngoko (avec 57 736 individus de sexe masculin et 57 618 individus de sexe féminin) et 18
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4098 habitants dans celui de la Kadey (avec 90 681 individus masculins et 93 417 individus féminins). Les populations autochtones dans toute cette zone sont principalement les Pygmées baka autochtones de la forêt, laquelle constitue pour ces populations l’habitat et la source de vie. À la fois milieu physique, social et symbolique, la forêt joue plusieurs rôles pour ces populations en particulier : la fourniture d’aliments et de médicaments, de vêtements, d’une protection et la majeure partie des activités locales telles que la chasse, la pêche et la récolte des produits forestiers non ligneux reposent sur la forêt. On y retrouve également d’autres groupes ethniques tels que : les bakwelé, les bangandos, les maka, les bamiléké, les bamoun, les yanghere, les mbimo, les kako, les béti, les foulbé, les bororos, les Arabes Choa… De plus, l’on peut aussi rencontrer dans cette zone des populations d’origine étrangère, principalement d’origine centrafricaine et congolaise du fait de la proximité avec les frontières limitant le Cameroun à la République centrafricaine ainsi qu’à la République du Congo. D. État des lieux de l’exploitation forestière dans le massif forestier Ndama Ndjiwé Le massif forestier Ndama Ndjiwé est constitué de plusieurs concessions forestières toutes organisées en unités forestières d’aménagement. Ces concessions sont exploitées par de nombreuses entreprises forestières entre autres la SFID, la SFIL, la GVI, STBK, TTS. Des communes comme celles de Mbang, Gari-Gombo, Yokadouma sont toutes propriétaires d’une forêt communale. L’on note tout aussi des forêts communautaires. Si pour ces sociétés et ces communes, l’exploitation se fait suivant certains principes et obligations légales en matière d’exploitation forestière, le massif connaît également une exploitation anarchique avec ce qui convient de nommer ici « sciage sauvage ». Ce type d’exploitation qui est « fortement réprimé » par le ministère en charge des forêts est pratiqué par des individus ou groupes d’individus pris isolement. Ces derniers utilisent des "lucas 1000" et des scies classiques. Le massif connaît, en plus d’une exploitation excessive du bois par des entreprises conventionnelles et non conventionnelles, la présence, sans cesse croissante, de nombreux braconniers. Il suffit de comptabiliser les quantités et qualités d’espèces protégées, et ainsi que les munitions saisis par les écogardes ou les brigades du MINFOF à chacune de leur descente dans la localité, pour se rendre compte de la gravité du phénomène. Depuis 2010, le massif connaît également une forte présence d’exploitants ou explorateurs miniers. Ces derniers, en plus d’exercer leurs activités sans véritablement tenir compte des efforts de gestion durable des forêts, des entreprises d’exploitation forestière conventionnelle, s’adonnent à des activités illégales telles que l’exploitation frauduleuse du bois. En effet, certaines sociétés 72
minières n’hésitent pas à effectuer, pour leurs besoins propres, des opérations de coupe des essences retrouvées sur et parfois en dehors des périmètres objets de leurs autorisations d’exploitation minière (Invertir au Cameroun ; 2014). À titre d’exemple, l’exploitation minière a fait perdre à la société SFIL son certificat FSC 2014. Ainsi, le massif connaît la présence de nombreux acteurs aux intérêts divergents. Et pourtant, peu importe la typologie des acteurs de la chaîne forestière ou leurs intérêts, chaque individu doit œuvrer pour une gestion optimale de la ressource forestière, c’est ce qui nous contraint à présent à analyser avec objectivité et rigueur les enjeux de la GDF dans le massif Ndama Ndjiwé.
II. Les enjeux de la gestion durable des forêts dans le Bassin du Congo et dans le massif Ndama Ndjiwe Nous entendons par enjeux de GDF, les avantages (cas de GDF) ou les inconvénients (cas de gestion non durable des forêts) pouvant résulter d’une gestion durable ou non, des ressources forestières du bassin du Congo en général et celles du massif Ndama Ndjiwé en particulier. A. Les avantages en cas de GDF2 Les forêts présentent d’importants avantages sociaux, économiques et environnementaux, lesquels peuvent aider à relever un bon nombre de défis en matière de développement durable. 1. La fourniture durable d’aliments et de l’énergie D’après un rapport de l’Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture (FAO), près de 350 millions parmi les individus les plus pauvres du monde, dont 60 millions d’autochtones, dépendent presque totalement des forêts pour leur subsistance et leur survie (2010). De plus, les forêts fournissent de nombreuses matières premières utilisées par les entreprises locales. À titre d’illustration, au Cameroun, les petites entreprises forestières axées sur le miel, l’écorce de Prunus africana, le manguier sauvage et la gomme arabique, permettent à nombre de populations locales de gagner des revenus utilisés ensuite pour l’achat de denrées alimentaires, de combustibles et d’autres biens essentiels (FAO, 2012). L’agroforesterie et l’aménagement des terres sylvopastorales tirent avantages des fonctions protectrices des forêts, de sorte que la production alimentaire puisse être accrue au fil du temps, car il importe de rappeler que l’objectif du millénaire pour le développement n° 1 est l’élimination de 2
Les informations de cette section sont en grande partie tirées de MATTA, L. SCHWEITZER MEINS (2012) et adaptées au contexte du bassin du Congo et partant à celui massif forestier Ndama Ndjiwé.
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l’extrême pauvreté et la faim. Ainsi, la gestion durable des forêts et la restauration forestière dans le massif apparaissent-elles comme des démarches cruciales pour relever les défis de la sécurité alimentaire, tels que la désertification et la dégradation des sols. Les forêts jouent également un rôle clé en produisant du combustible : pour environ 299 452 personnes de la localité (BUCREP ; 2010), la dendroénergie est fondamentale pour la cuisson des aliments, le chauffage et la préservation des denrées alimentaires (aliments fumés)3, surtout dans les villages riverains et environnants au massif, où les populations n’ont pas toujours accès à de l’électricité ou quand bien même c’est le cas, elles n’ont pas pour la majorité, assez de moyens pour se payer du butane pour la cuisson des aliments, ou des réfrigérateurs pour leur conservation. Notons, pour clore ce paragraphe, que, d’importantes recherches sont menées sur l’utilisation de la biomasse forestière, en tant que source d’énergie durable, propre et de haute technologie (FAO, 2008). 2. La création d’emplois durables et l’amélioration des moyens d’existence La forêt est un élément fondamental du développement économique en milieu rural. Le secteur forestier génère au moins 23 000 emplois formels en 2011 (ATYI et al., 2013). Si l’on considère l’emploi dans les petites entreprises locales informelles telles que les GIC de transformation du bois, il est probable que plus de 30 000 personnes, à la même période, travaillent dans des activités liées aux forêts. Grâce à un soutien financier et technique ainsi qu’au développement des capacités dans la GDF, l’utilisation et la commercialisation croissantes des produits ligneux et non ligneux peuvent permettre de créer de nouvelles entreprises dans le massif Ndama Ndjiwé, et partant, davantage d’opportunités d’emploi et, des moyens d’existence de plus en plus sûrs, notamment pour les populations locales. Ainsi, selon MATTA et SCHWEITZERMEINS : « Une réaction positive en boucle pourrait être créée de la sorte : un revenu local plus important accroît la consommation, qui en retour stimule la production et crée de nouveaux emplois » (2012 : 5). 3. La fourniture d’un large éventail de produits et de services écosystémiques essentiels Les forêts fournissent une grande variété de produits ligneux et non ligneux qui sont naturels, biodégradables et recyclables. Il existe un potentiel énorme pour une utilisation accrue de ces produits, par exemple dans les industries du bâtiment, de l’agroalimentaire, de la pharmaceutique et de la 3
À titre d’illustration on peut prendre le cas du poisson fumé commercialisé à large échelle au Cameroun et dans la sous-région.
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cosmétique. Une demande croissante de modes de consommation et d’existence durables, est susceptible de créer une demande accrue de produits issus de méthodes d’exploitation durables dans les départements de la Boumba et Ngoko et de la Kadey. Sachant que les produits forestiers peuvent satisfaire simplement et rapidement à une telle demande, la nécessité de la GDF dans le massif forestier Ndama Ndjiwé devrait de plus en plus se ressentir, tant au niveau des politiques, des producteurs que celui des populations riveraines et environnantes au massif. Par ailleurs, les forêts fournissent aussi un large éventail de services écosystémiques. Elles aident à réguler le cycle de l’eau et à réduire la menace et l’impact des inondations et de la sécheresse ; elles abritent plus de 80% de la biodiversité terrestre mondiale selon le Fonds mondial pour la nature (WWW, 2012). Pour ce qui est du massif Ndama Ndjiwé, lequel fautil le rappeler, fait partie du bassin du Congo, ce massif a de fait une biodiversité très riche : il constitue l’habitat d’espèces animales endémiques (éléphants, gorilles, chimpanzés, singes…), avec des milliers d’espèces végétales dont certaines sont endémiques (HIOL HIOL, 2010). Les forêts jouent également un rôle de premier ordre dans le cycle du carbone, notamment par le stockage d’environ 289 gigatonnes de carbone dans leur biomasse (FAO, 2010). De plus importants investissements dans la gestion durable des forêts et la restauration forestière pourraient permettre d’accroître la séquestration du carbone dans les forêts (SKUTSCH et Mc CALL, 2012). Par ailleurs, une meilleure intégration des activités forestières et agricoles apparaît comme un moyen significatif de garantir concomitamment une agriculture durable et la sécurité alimentaire dans la localité. 4. L’atténuation et l’amoindrissement de l’impact des catastrophes Dans le monde de risques actuel, un monde où la répartition équitable des richesses tant recherchée est en train de céder la place à une répartition inégale des risques4, le massif Ndama Ndjiwé, s’il est géré durablement, peut fournir un moyen pour diminuer les catastrophes et mieux faire face aux chocs qui en résultent. Ainsi, ce massif peut contribuer à la diminution de l’impact de potentiels cyclones et d’autres calamités naturelles, et ipso facto de réduire les dégâts sur les propriétés et le nombre de pertes en vies humaines, si de telles situations devaient se produire. De plus, l’on ne saurait oublier le rôle de régulation climatique que jouent les forêts, permettant ainsi, de réduire les risques de sécheresse et de pénurie en eau, les 4
En effet, la Chine et les États-Unis émettent respectivement environ 21 % et 20 % de GES ; au niveau continental les pays d’Amérique sont les premiers émetteurs de GES d’origine humaine avec 35 %, suivis de ceux de l’Europe ; l’Afrique ne produit qu’environ 4 % de GES. Or d’après certaines estimations l’Afrique sera le continent le plus touché par les effets néfastes du changement climatique.
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inondations observées dans certaines régions, eu égard aux changements climatiques. B. Les inconvénients en cas de gestion non durable des forêts Au regard des avantages précédemment présentés, que le Cameroun peut tirer d’une GDF dans le massif forestier Ndama Ndjiwé, l’on peut déduire en toute logique qu’une gestion non durable des forêts de ce massif peut produire des effets inverses : en d’autres termes, le Cameroun risque de ne pas bénéficier, en cas d’une gestion non durable de ce massif, des bénéfices que l’on peut escompter de la GDF, notamment, pour ce qui est du développement durable du couvert forestier national. Il est important ici, de mettre l’accent sur les questions de sécheresse et de désertification d’une part, et celles de la faim et de la pauvreté, d’autre part. 1. La sécheresse et la désertification La sécheresse désigne : « le phénomène naturel qui se produit lorsque les précipitations ont été sensiblement inférieures aux niveaux normalement enregistrés et qui entraîne de graves déséquilibres hydrologiques préjudiciables aux systèmes de production des ressources en terres » (Nations Unies, 1994 : 5). La désertification désigne quant à elle : « la dégradation des terres dans les zones arides, semi-arides et subhumides sèches par suite de divers facteurs, parmi lesquels les variations climatiques et les activités humaines » (Ibid. : 4-5). Il importe de noter que ces phénomènes sont le résultat d’un processus complexe dont l’origine est la dégradation de l’environnement en général, et des forêts en particulier, qui, notons-le, part d’une exploitation non durable des forêts. L’Afrique abrite deux grands déserts (le désert du Sahara et celui du Kalahari). Ceux-ci n’ont de cesse de progresser avec tout ce que cela entraîne comme conséquences. En effet, la sécheresse et la désertification compromettent le développement durable, eu égard à la corrélation existant entre ces deux phénomènes et des problèmes sociaux tels que : la pauvreté, l’insécurité alimentaire, une mauvaise situation sanitaire, les problèmes découlant des migrations des populations et des dynamiques démographiques. Or, une GDF dans le massif, étant donné la place centrale qu’il occupe dans la région de l’Est en particulier et le Cameroun en général, pourrait, par la préservation et l’accroissement de son patrimoine forestier, prévenir ces deux phénomènes. 2. La faim et la pauvreté Compte tenu de l’aspect multifonctionnel des forêts (fourniture d’aliments et d’énergie, potentialités en matière de création d’emplois et d’amélioration des moyens de subsistance, fourniture d’un large éventail de produits et services…), il est clair qu’une gestion anarchique et partant non 76
durable des forêts du massif risque de conduire à des situations de faim et de pauvreté, en particulier pour les populations avoisinantes de ces forêts, en raison de la dégradation des terres qu’entraîne cette gestion non durable. Notons en effet que la dégradation des terres désigne : la diminution ou la disparition, dans les zones arides, semi-arides et subhumides sèches, de la productivité biologique ou économique et de la complexité des terres cultivées non irriguées, des terres cultivées irriguées, des parcours, des pâturages, des forêts ou des surfaces boisées du fait de l’utilisation des terres ou d’un ou de plusieurs phénomènes, notamment de phénomènes dus à l’activité de l’homme et à ses modes de peuplement(Ibid. : 5)
Au regard des enjeux de la GDF dans le massif Ndama Ndjiwé que nous venons de présenter, il ressort que les autorités camerounaises ont tout intérêt à mettre en œuvre les solutions de GDF existantes pour le développement durable et partant, l’émergence du Cameroun à l’horizon 2035.
III. Solutions en présence Par solutions en présence, nous entendons les mécanismes qui ont déjà été élaborés en vue d’une gestion durable des forêts en général et celles du massif Ndama Ndjiwéen particulier. Ainsi, nous allons mettre l’accent sur deux solutions, notamment la REDD+ et la certification forestière. A. La REED+ La REDD+ est la forme la plus aboutie de La REDD (Réduction des Émissions causées par le Déboisement et la Dégradation des forêts). Ces deux expressions renvoient à des concepts qui n’étaient qu’en balbutiement dans les débats sur les forêts tropicales en 2005 (BLASER et al., 2011). La REDD+ fait partie d’un large programme d’action pour le développement, touchant spécifiquement le rôle des forêts tropicales dans la diminution du changement climatique et l’adaptation à celui-ci. Ce terme est défini dans les négociations relatives à la Convention cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (CCNUCC) de 2007 comme : Des démarches générales et des mesures d’incitation positive pour tout ce qui concerne la réduction des émissions résultant du déboisement et de la dégradation des forêts dans les pays en développement ; ainsi que le rôle de la préservation et de la gestion durable des forêts et du renforcement des stocks de carbone forestiers dans les pays en développement (Ibid., cité : 21)
La REDD+ est devenue depuis 2008 un nouvel outil d’élaboration des politiques en matière de forêts tropicales ; cet outil présente la possibilité d’apporter des financements supplémentaires et profitables pour la gestion durable des forêts tropicales. Ce mécanisme est axé sur l’aptitude des forêts, 77
en particulier celles des zones tropicales, à séquestrer et à stocker du carbone. De plus, selon DKAMELA : La REDD+ ne se réduit pas seulement à la réduction des émissions, mais également à l’atteinte d’autres objectifs comme le développement durable. Au moins quatre autres bénéfices sont attendus de la mise en œuvre de la REDD+ : la conservation des forêts, les bénéfices socio-économiques, l’amélioration de la gouvernance et le respect des droits des groupes vulnérables, la capacité des forêts et des sociétés à s’adapter au changement climatique (2011:3)
Cependant, il importe de noter que ce mécanisme se heurte à des écueils tant au plan international qu’au niveau national. Au niveau international il importe de dire que les contours du mécanisme de la REDD+ ne sont pas encore clairement définis, notamment pour ce qui est des activités à retenir dans ce mécanisme. Ce faisant, l’on observe des lenteurs dans la mise sur pied effective de ce mécanisme, lesquelles sont dues aux intérêts politiques et économiques divergents des nations. Au niveau national, l’on peut dire que le phénomène de corruption est l’un des écueils majeurs de la REDD+. Au Cameroun par exemple, le secteur forestier de par son importance économique est une source d’influence, de crédit politique et de récompense dans le vaste système clientéliste camerounais comme le relève DKAMELA (2011). La gestion forestière dans ce pays s’inscrit ainsi dans une dérive néopatrimoniale de l’État ; ce secteur est sujet à une répartition du « gâteau forestier », laquelle répartition respecte l’échelle des pouvoirs. Deux voies sont généralement empruntées pour accéder aux bénéfices patrimoniaux de la forêt, à savoir : la conversion d’une position de pouvoir en titre d’exploitation (légal ou de fait) et l’usage de pressions sur les dirigeants pour obtenir d’eux, des décisions favorables, qu’ils n’auraient pas pris autrement, lesquelles décisions on le comprendra ne vont pas dans le sens d’une bonne GDF au Cameroun. B. La certification forestière Suite au sommet de la terre tenu en 1972 à Stockholm, de nombreuses interrogations ont surgi concernant la pérennité des forêts et l’utilisation des bois (essentiellement tropicaux). Le constat général est celui de la diminution de la superficie des forêts. C’est en réaction à ce constat que certaines ONGs environnementalistes ont lancé vers la fin des années 1980, un boycott des bois tropicaux sur les marchés du Nord. Mais, suite à des études portant sur l’impact socio-économique de l’exploitation forestière sur les budgets des États du Sud, cet appel ne fera pas long feu ; il aura néanmoins, selon NGUENANG, le mérite d’avoir eu « l’effet d’une sonnette d’alarme ». Cependant, « on s'est rapidement rendu compte qu’il ne constituait pas une solution à long terme et pouvait même engendrer des effets pervers » (NGUENANG, 2007 : 1).
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C’est pour pallier à cet échec, que l’ONG américaine Rainforest Alliance, proposa en 1989, une solution alternative : la certification forestière. Cette alternative a été reprise lors du sommet de Rio de 1992 (TSAYEM DEMAZE, 2008). Cela étant, les ONGs ne vont pas attendre que la gestion forestière durable soit clairement définie : elles vont prescrire et ériger la certification forestière comme norme et preuve de cette gestion durable (GUENEAU, 2002). Mais qu’est-ce en son principe que la certification forestière ? La certification forestière est : un instrument politique non contraignant, qui cherche à s’appuyer sur l’évaluation de la gestion des forêts, la vérification des conditions de légalité, les chaînes de responsabilité […], l’étiquetage écologique et les marques commerciales, en vue de promouvoir de façon holistique l’aménagement, la conservation et le développement durable des forêts, sans pour autant compromettre les droits, les ressources ou les exigences des générations présentes et à venir. Elle vise à encourager des échanges et un commerce éthiques, ainsi qu’à améliorer l’accès au marché, au travers d’une gestion des arbres, des forêts et des ressources renouvelables associées qui soient économiquement viables, appropriés du point de vue environnemental et bénéfique sur le plan social (MUTHOO, 2012 : 17)
Il s’agit donc de « l’arme ultime » pour parvenir à une gestion durable et optimale des ressources forestières, et partant au développement durable, du moins dans le secteur forestier. C’est ainsi que M. VANDENHAUTE et E. HEUSE soutiennent que : « la certification forestière est une garantie indépendante de contribution de l’exploitation forestière au développement durable » (2006). L’objectif de la certification forestière est de prouver qu’il est possible de concilier le souci de préservation des forêts et la satisfaction des besoins actuels et futurs en bois (TADJUIDJE, 2009). La certification forestière permet tout aussi de : diminuer les dépenses, d’anticiper et maîtriser les risques environnementaux en intégrant les problématiques environnementales dans le système de management global des entreprises, de mobiliser des employés et un cercle vertueux, d’apporter un avantage concurrentiel en permettant à l'entreprise d'être mieux perçue par ses partenaires et de démarcher plus facilement avec les acheteurs, ce qui serait fort profitable pour les exploitants forestiers des pays du BC5. Toutefois, la mise en œuvre effective de la certification forestière dans le massif forestier Ndama Ndjiwé rencontre des écueils, lesquels relèvent tant de dynamiques « du dehors » (externes) que de dynamiques « du dedans » (internes). S’agissant des dynamiques externes, il importe de relever que nombre d’acteurs du secteur forestier dans le massif perçoivent la 5
Quelques exemples exploitants forestiers dans les pays du BC : la SFID au Cameroun, Danzerau Congo et en RDC, la SEFCA en RCA, Rimbunan Hijauau Gabon et en Guinée équatoriale.
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certification forestière comme un instrument « extérieur », discriminatoire pour la vente du bois tropical sur le marché international, comme une pression venant des pays du Nord, une sorte d’ingérence écologique exercée par ceux-ci sur les forêts des pays du Sud (TSAYEM DEMAZE, 2008). C’est ce qui justifie le climat de méfiance, de réticence et même la désinformation qui règne parmi ces acteurs. Cette idée s’est renforcée avec l’échec de la toute première expérience de certification réalisée par FSC (Forest Stewardship Council)6, au Gabon7. De plus, même si certains organismes qui se déploient dans le massif pour y effectuer des pré-audits et/ou des audits de certification ont toutes des représentations au Cameroun, les rapports et les décisions pour l’attribution ou pas du certificat viennent de la métropole. Mais encore, une autre difficulté est l’application de normes élaborées au niveau international, alors qu’elles doivent être mises en œuvre dans un contexte spécifique par les acteurs forestiers locaux devant s’approprier ces normes et s’y conformer. Cette défaillance fut corrigée avec d’une part l’élaboration en 1999 du PAFC (Pan African Forest Certification), qui est donc, un système privé de certification qui intègre les valeurs et les réalités socioculturelles et économiques dans la gestion forestière en Afrique et d’autre part avec la mise en œuvre dès 2016 du FLEGT comme certificat obligatoire pour tous les concessionnaires. Ces deux systèmes s’appuient sur les principes, critères et indicateurs de l’Organisation Africaine du Bois (OAB), ceux du Centre de Recherche Forestière Internationale (CIFOR) et ceux de l’Organisation Internationale des Bois Tropicaux (OIBT), notamment pour mesurer la durabilité de la gestion et/ou de l’exploitation forestière. Par ailleurs, la précipitation, l’improvisation, le suivisme et les contradictions entre les cadres institutionnels réglementaires et la gestion durable des forêts (accès à la ressource, fiscalité, stabilité, capacité) ; le problème de choix stratégique des systèmes crédibles ; la problématique performance # processus (niveau de gestion # niveau GDF requis) sont autant d’éléments qui freinent ou bloquent l’essor de la certification forestière dans le massif, car, comme le 6
La certification FSC a été fondée en 1993 et fut le tout premier système international de certification forestière à être mis en pratique. Selon ce système de certification, pour certifier qu’une compagnie gère durablement une forêt, celle-ci doit respecter les dix principes suivants: respecter toutes les lois du pays, disposer d’un titre d’exploitation à long terme, respecter les droits et les coutumes des populations autochtones, offrir des bonnes conditions de travail aux employés, augmenter les bénéfices tirés de la forêt et réduire les pertes, limiter la destruction de la forêt pendant les activités d’exploitation, disposer d’un plan de gestion de la forêt bien élaboré et réaliste, suivre la production et mesurer les impacts de l’exploitation, savoir identifier et sauvegarder tout ce qui est très utile dans la forêt, s’assurer que les plantations respectent les principes du FSC. Il importe toutefois de noter que la reconnaissance issue du système de certification FSC est adaptée en fonctions des régions du monde. 7 La société forestière Le Roy s’est vue retirer son certificat un an après son obtention en 1996.
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relève Axelle KABOU au sujet des décideurs et gestionnaires « africains » : « la faveur va systématiquement au bricolage, à l’improvisation et à la navigation à vue. [..] Ils détestent la cohérence, la transparence, la rigueur. » (KABOU : 1991). Alors que la certification forestière a été préconisée à l’origine comme moyen de lutte contre la déforestation en milieu tropical et comme outil de gestion durable des forêts tropicales, on observe que les forêts tropicales et notamment celle du massif forestier Ndama Ndjiwé, demeurent quasi absentes dans les registres des organismes de certification forestière. Sur un total de 282 millions d’hectares de forêts certifiées FSC et PEFC (Programme for the Endorsement of Forest Certification schemes), seuls 13,3 millions d’hectares sont des forêts tropicales, soit seulement 4,7 % de l’ensemble des forêts certifiées par ces deux organismes (TSAYEM DEMAZE, 2008). L’une des raisons de ce faible pourcentage de certification des forêts tropicales serait le coût élevé de ces certificats. En effet, dans le bassin du Congo en général, la certification a un coût jugé trop élevé par les entreprises d’exploitation forestière et autres gestionnaires des forêts. Un directeur de société nous révèle à ce sujet « la certification a un coût et aucune valeur ajoutée sur les produits ». Plusieurs autres écueils freinent le développement de la certification dans le BC à savoir : la méconnaissance des démarches de certification, les difficultés de choix entre plusieurs systèmes de certification concurrents, les moyens logistiques et techniques insuffisants pour répondre de manière satisfaisante aux exigences de la certification, l’incertitude ou les doutes sur la valeur commerciale ajoutée associée à la certification, pour ne citer que ceux-là.
IV. Perspectives pour une meilleure gestion durable des forêts dans le massif forestier Ndama Ndjiwe Il ne s’agit guère ici pour nous de remettre en cause les mécanismes de la GDF, mais il s’agit plutôt de proposer de nouvelles perspectives pour faciliter et améliorer l’application de la GDF dans le massif forestier Ndama Ndjiwé, en vue d’un développement durable du secteur forestier au Cameroun. A. L’Approche participative et intégrée de gestion durable des forêts (APIGDF) Les forêts, dans les sociétés africaines, avant d’être un patrimoine étatique, appartiennent d’abord à des populations locales qui y tirent une grande partie de leurs moyens de subsistance. À cet effet, l’APIGDF que nous proposons est une vision de gestion qui accorde une place privilégiée à l’implication, mieux encore, à l’association des populations dans la définition des problèmes relatifs à l’exploitation forestière, à l’identification 81
des solutions pour y remédier et à leur mise en œuvre, afin de donner plus d’efficacité et de durabilité à la gestion des ressources forestières. De plus, elle vise dans un but de croissance verte, tous les aspects interdépendants des forêts, de manière à ne laisser de côté aucune des conditions nécessaires à la GDF du massif, lequel pourrait, au regard de son potentiel, constituer le centre de propagation de la « vertification » (néologisme que nous définissons comme l’action de rendre vert dans une perspective écologique, l’exploitation des forêts)8 du Cameroun. Il s’agit donc, dans une APIGDF, de gérer le massif forestier Ndama Ndjiwé dans tous leurs aspects, « avec » les populations locales et non « pour » elles, de les sensibiliser, de se concerter avec elles, de les responsabiliser, bref de faire de ces populations locales, de véritables partenaires dans la GDF du massif. Notons ici que les sciences sociales en général et la sociologie et l’anthropologie en particulier peuvent aider dans cette logique d’APIGDF. En effet, la mondialisation des échanges humains, l’effet de serre, les diverses crises (alimentaire, pétrolière, environnementale…) montrent l’urgence et la nécessité de repenser les stratégies d’intervention : la résolution de ces problèmes ne peut plus être envisagée dans une logique verticale et descendante comme cela a été longtemps le cas dans le passé. De plus, comme le relève le sociologue Jean-Marc ELA, l’étude des interventions en matière de développement dans le continent africain, montre que celles-ci se heurtent très souvent à des résistances et partant à des échecs, parce que les Africains ne se reconnaissent pas dans ces projets de développement ; ces derniers ne tiennent pas compte de leur vision du monde et de leurs modes de vie (ASSOGBA, 1999 : 46). C’est dans ce sens que Jean-Marc ELA affirme : Dès que l’Africain ne se sent pas reconnu et prend conscience que ses valeurs fondamentales sont menacées, il répond par le refus. L’idée selon laquelle le développement doit s’appuyer sur des références enracinées dans les cultures du terroir me paraît essentielle. […] La raison pour laquelle tout ce qui est venu du dehors n’a pas réussi est que les gens, se sentant étrangers, n’y ont pas participé. Le modèle n’a pas fait l’objet d’une réappropriation critique et responsable. (Ibid. : 46)
Il importe donc de mobiliser par exemple l’analyse sociologique et notamment l’analyse stratégique tout au long des projets de GDF dans le massif, de leur conception à de leur mise en œuvre, car celle-ci peut aider à caractériser le contexte social des interventions, à révéler les jeux d’acteurs et les potentiels blocages ainsi qu’à évaluer la pertinence des activités 8
Dans une deuxième acception, le concept de « vertification » ici proposé, peut aussi être employé pour désigner le fait de planter des arbres dans des zones semi-arides en vue de stopper le processus de désertification. Dans une troisième acception il peut usité pour désigner l’action de rendre des politiques et des systèmes de gouvernance plus soucieux de la protection de l’environnement et partant intégrant les principes de durabilité.
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élaborées au regard des milieux sociaux d’intervention. L’enjeu, en fin de compte, est : la coopération, librement consentie, des bénéficiaires du projet scientifique à ses attendus, et leur appropriation afin de "sécuriser" leur devenir au moindre coût social. Il s’agit de mettre en place des espaces d’élaboration, de discussion et de négociation du projet réduisant, autant que faire se peut, les effets d’imposition et de violence symbolique. Cette coopération repose sur un façonnage d’un lien social dense, horizontal, permettant la communication et l’échange en minimisant les effets de la suprématie des savoirs et des discours (DARE, FOURAGE, DIOP GAYE, 2007).
B. Le renforcement de la recherche ainsi que la diffusion des connaissances et de l’information Le constat suivant tiré de l’ancien testament, notamment dans le livre d’Osée, peut également s’appliquer à la GDF dans le Massif Ndama Ndjiwé et aux populations environnantes : « Mon peuple périt faute de connaissances » (Os 4 : 6). Ainsi, la vulgarisation des connaissances sur la GDF, surtout auprès des populations, est une solution pouvant permettre d’éviter les obstacles à la mise en œuvre d’une GDF dans le massif Ndama Ndjiwé. Il importe également de renforcer les travaux de recherche appliquée, mais également les travaux de recherche fondamentale, car comme le relèvent avec pertinence GUICHAOUA et GOUSSAULT : « il n’existe pas de recherche appliquée efficiente sans recherche fondamentale rigoureuse et productive, cette dernière trouvant dans les applications dévirées le ressort nécessaire à son dynamisme » (1993 : 54). Dans la même veine, il est nécessaire de mener des recherches en foresterie dans une approche participative, d’assurer un compte rendu des résultats desdites recherches auprès des populations locales et auprès de tout autre acteur concerné : tout cela peut être assuré par les universités, les centres et les laboratoires de recherche9. En effet, la recherche occupe une place centrale dans le développement et il est donc nécessaire, dans l’optique la GDF dans le massif Ndama Ndjiwé d’y mettre un accent particulier, car comme le souligne si bien J.-M. ELA : « Le développement passe par la recherche scientifique. […] Aucun développement économique et social véritable n’est concevable sans un investissement minimum dans la recherche ». (2001 : 9) Ainsi peut-on convenir avec lui que l’avenir dans le cadre de GDF du massif qui nous concerne ici, se joue dans les milieux de recherche
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L’État du Cameroun selon l’art. 2 de la loi n° 005 du 16/04/2001 portant orientation de l’enseignement supérieur, assigne comme mission fondamentale à l’institution universitaire nationale : la production, l’organisation et la diffusion des connaissances scientifiques, culturelles, professionnelles et éthiques pour le développement de la Nation et le progrès de l’Humanité.
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universitaire et académique dans la mesure où ils sont, en un sens, « le four où cuit le pain intellectuel dont une société se nourrit » (ELA, 2001 : 11).
CONCLUSION Au total, il était question dans notre papier de parler de la GDF dans les départements de la Boumba et Ngoko et de la Kadey (massif forestier Ndama Ndjiwé). Pour ce faire, nous avons revisité, de prime abord, les enjeux de la GDF dans le massif au regard de son énorme potentiel et des problèmes auxquels ce massif fait face ; à cet effet, nous avons vu que le Cameroun, notamment la région de l’Est a tout à gagner dans le processus de GDF, tant les avantages escomptés sont nombreux. Ensuite, nous avons présenté deux solutions existantes (la REDD+ et la certification forestière) à même de contribuer à la GDF du massif forestier Ndama Ndjiwé, mais également les écueils à leur opérationnalisation. Enfin, nous nous sommes attelés à proposer des perspectives pour faciliter et améliorer la GDF du massif Ndama Ndjiwé dont la perspective phare est l’APIGDF (approche participative et intégrée de gestion durable des forêts), en vue d’une « vertification » de la gouvernance forestière au Cameroun. Ainsi, le Cameroun que nous voulons se veut un Cameroun « vert » et dans lequel la GDF, en particulier celle du massif Ndama Ndjiwé, occupe une place importante en vue de son développement durable. Pour cela, le Cameroun doit disposer d’institutions politiques et environnementales fortes, se nourrissant du « pain intellectuel » des milieux de recherches et de réflexions.
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DEUXIÈME PARTIE DYNAMIQUES URBAINES ET MIGRATOIRES
CHAPITRE 5 Comprendre les itinéraires et l’amplification de l’émigration internationale des Africains, au travers de la dynamique de l’émigration interne : approche de la sociologie africaine
Élias Perrier NGUEULIEU Enseignant-Vacataire / Département de sociologie Université de Yaoundé I, Cameroun [email protected]
Vers les grands centres en pleine expansion convergent chaque jour des courants continus de migration, drainant les ruraux dans un rayon très vaste. […] Aucun pays africain n’échappe à ce phénomène dont les conséquences, souvent drastiques, inquiètent les régimes en place. (Ela Jean-Marc, 1983 : 23)
INTRODUCTION « L’émigration est-elle un bien ou un mal ? ». Telle est la question que se pose Antonio Perotti (1997 : 61), à laquelle il répond : « les faits sociaux sont bien rarement tout bons ou tout mauvais. Tout dépend de quelle manière intervient sur ces faits la volonté humaine, qu’elle soit individuelle ou collective ». Bien qu’elle soit philosophique – puisque le sociologue n’a pas pour vocation de dire ce qui est bon ou mauvais, bien ou mal, juste ou injuste, il constate le fait, et en fait une observation critique, objective, sans préférence et préjugés personnels, sans jugement normatif (Berger, 1973 : 32) – cette interrogation porte le sens de l’orientation des études faites, et leur rapport téléologique avec le phénomène étudié, ainsi que les acteurs et agents qui sont au centre de la construction du raisonnement scientifique. Il arrive, comme le pensent Antonio Gramsci et tant d’autres, que certains sociologues commis d’État, occupent la position d’« intellectuel organique », se dédoublant ainsi en militant (Ziegler, 1981 : 28), attribuant du blanc au noir ou inversement, c’est-à-dire de la « peau noire aux masques blancs »
(Fanon, 1952, 2011) ou le contraire, reproduisant les « mythes et délires » (Nga Ndongo, 1993), faisant des uns, principalement les Africains, « les damnés de la terre » (Fanon, 1961, réd. 1968, 1991, 2002, 2011). Il s’agit là, du rôle qu’ont joué les premiers analystes occidentaux des faits sociaux, les décideurs, lors de la « division du travail scientifique » (Nga Ndongo, 2003 : 22). Rôle que continuent de jouer, plus encore, quotidiennement, dans tous les champs de production des connaissances scientifiques, surtout en rapport avec l’Afrique, ceux qu’il convient d’appeler, selon la terminologie de Nga Ngongo, les acteurs ou partisans du « nouvel africanisme politique ». Ceuxci produisent des « mensonges scientifiques » aux enjeux multiples (Nga Ndongo, (2007 ; 2015 : 81). Une « riposte à la crise » (Ela, 1990) scientifique est nécessaire, par le truchement de laquelle, le chercheur africain s’approprie de la science, pour un mode de compréhension et d’explication des faits, au travers des réalités et pratiques qui structurent « la vie quotidienne » (Javeau, 2003) de l’homme africain. Il ne s’agit pas de créer un schisme paradigmatique tropicalisant et périphérisant, par rapport à la sociologie générale dont les lunettes méthodologiques nous sont d’utilité, mais une « révolution scientifique » au sens de Thomas Kuhn (1962 ou 1982 : tr. fr.), c’est-à-dire par à-coups, par « gestalt switch » (changement de forme, basculement global de la perception). Cette révolution copernicienne et prométhéenne aboutit à la renaissance des sciences sociales en Afrique, comme le soutient vivement le Centre de Recherche et de Formation Doctorale en Sciences Humaines, Sociales et Éducatives de l’Université de Yaoundé I, au Cameroun, véritable temple de la promotion et de l’exemplification de l’interdisciplinarité. Tel est le cadre du regard de la sociologie africaine sur la lecture scientifique des dynamiques migratoires que nous présentons dans ce chapitre. En effet, au regard des statistiques1 qui pullulent sur le marché démographique des études portant sur les migrations, au « niveau international, les migrations attirent toujours plus de candidats formant une communauté de 200 millions de personnes en mouvement, ayant décidé (ou non) d'expérimenter une vie hors de leurs pays de naissance » (AFD, 2010 : 6). Dans la même lancée et, de manière prospective, l’Observatoire Régional de la Santé Nord (2012 : 5), fait observer qu’« on pourrait dénombrer 1
Nous reconnaissons que, d’après l’infatigable promoteur de la sociologie africaine, Nga Ndongo Valentin (2015 : 59) « son premier point d’appui [méthodologique] serait une attitude de soupçon, voire de réserve vis-à-vis de ce qui touche, de près ou de loin, aux méthodes quantitatives fondées sur la proposition durkheimienne selon laquelle les faits sociaux doivent être considérés et traités comme des choses, c’est-à-dire des réalités objectivables, mesurables et quantifiables ». Cependant, cette attitude de soupçon qui est une interpellation à la vigilance épistémologique (Bourdieu et al., 1983 : 14) ou méthodologique, n’exclut pas de s’y référer parfois, lorsque cela est nécessaire, sans obsession, comme observation première, précédant l’analyse compréhensive, chère à Weber, celle approfondie, chère à Gurvitch et celle critique, très redevable à l’École de Francfort, grande référence de la sociologie africaine, dont nous ne cachons pas nos intentions d’en être héritiers et disciples.
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400 millions de migrants internationaux en 2050 si l’augmentation de la migration se poursuit au même rythme ». Le Rapport EUNOMAD 2012, pourtant limité au niveau européen, fait constater qu’« au 1er janvier 2012, le total des résidents étrangers dans les 27 pays membres de l’Union Européenne (UE) était de 32 967 000 personnes (soit 6,5 % de la population totale de l’UE » (Gabrieli, 2013 : 13). Et quelle relation avec l’Afrique ? Se demande-t-on. S’il faut reconnaitre avec Fillieule Renaud (2001 : 20) que « les statistiques officielles présentent plusieurs défauts notoires »2, l’AFD néanmoins, fait la précision selon laquelle, en 2005, 37 % du volume total de migrants internationaux étaient issus des pays en développement. Et, à Gabrieli (idem : 15) de spécifier à son tour, déclarant que 24,5 % de ces émigrants étrangers sont des Africains à IDH faible. Ces statistiques ne sont pas sans signifiés. Il se pose ainsi une question centrale : comment comprendre cette incessante amplification de l’émigration africaine vers des « terres étrangères » ? Autrement dit, Alfred Wegener a-t-il ressuscité l’ère de la plaque Pangée, soudant tous les continents en un village global exigeant une solidarité mécanique durkheimienne ? Ou alors, la vague des « impurs » et « intouchables »3 du continent noir, parce que pauvres et déshérités, entreprend-elle une initiative cinétique de la contamination ou mieux de contagion des opulents blancs, détenteurs des « potions magiques » du développement, dans leurs châteaux ? Les réponses à ces questions déconstruisent ce modèle qui considère l’Afrique comme un « empire de la honte (Ziegler, 2005 : 13), la terre à la mentalité prélogique, sans organisation ni mouvements sociaux, et donc, de l’impensée sociologique. Modèle sociologique qui, malgré l’évolution du concept de développement, intégrant les aspects politique, culturel, humain, écologique, endogène et même identitaire, tend à percevoir la migration sous le prisme de l’enjolivure de l’approche économique néoclassique, la prééminence du quotidien euroaméricain et de la logique immigratoire, sans souci véritable aux forces et dynamiques qui impulsent l’abandon du pays natal ou originel.
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Fillieule émet deux arguments fondamentaux pour justifier ces défauts statistiques : elles ne permettent pas d’évaluer le « chiffre noir correspondant à l’aspect caché du phénomène étudié (la délinquance par exemple) et, il y a, dit cet auteur, une part d’arbitraire qui peut se glisser dans la procédure d’enregistrement du fait, par l’institution ou la structure, le service en charge (la procédure d’enregistrement policière notamment). 3 Ces mots expriment la division ou stratification sociale en castes, en Inde : vaste écart entre les Brahmanes (première caste de la hiérarchisation, détenteurs du pouvoir spirituel, seuls capables d’enseigner, d’administrer et exercer des professions libérales et les affaires) et les Harijan (« Enfants de Dieu », nom donné par Mahatma Gandhi aux ex-« intouchables » dernière des 5 castes, après les Shudra (exercent les fonctions politiques et guerrières), les Vaishya (faisant l’agriculture, l’élevage et le grand commerce) et les Kshatriyades (serviteurs et artisans).
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Nous posons que, pour comprendre l’expansion continue de l’émigration africaine vers l’étranger, il convient de lire l’itinéraire des émigrants au travers de la dynamique de l’émigration interne. Cette posture, partant de la loi de la poussée d’Archimède, - qu’il convient, sans être physicien, de dompter sociologiquement -, s’inscrit dans la logique des principaux fondateurs de la sociologie africaine, notamment Georges Balandier et JeanMarc Ela (Nga Ndongo, 2015 et 2016). Leurs analyses fécondantes portent sur les dynamiques de dedans et de dehors, le modèle d’analyse par le bas, qui récusent les jugements scientifiques tranchés sur l’Afrique, où ont pourtant vécu Lucy d’Éthiopie et Toumaï Tchadien.
I. L’émigration interne en Afrique : de la fille marginale de la sociologie occidentale… Il ne relève d’aucun doute que, la sociologie classique naissante – telle que la présentent Georges Balandier (1971), Alain Touraine (1984), Jean Ziegler (1981), Jean-Marc Ela (1998), Valentin Nga Ndongo (2003, 2015) et bien d’autres auteurs de la sociologie contemporaine –, ayant choisi son camp, son terrain fertile, son laboratoire social, a, par ce choix même, mis sous le boisseau, a mis à la marge, a rayé, voire, a excommunié anathématiquement la terre berceau des homo sapiens, l’Afrique, de la carte du monde sociologique. Par ce rejet, la sociologie classique, s’étant fortement inspirée et ayant pris pour argent comptant les récits « imaginaires » (puisque partant des rumeurs des voyageurs et certains mythes bibliques) produits par les partisans de la servitude et de l’hégémonisme blanc comme Lévy-Bruhl (1951), Hegel (1954), Bartolomé de Las Cassas (Abwa, In Pondi, 2007 : 20), Dudbarry (cité par Girardet, 1992), va ignorer les dynamiques sociales en Afrique, toutes ses mutations internes. Elle a pris pour laboratoire exclusif, l’occident (l’Europe et l’Amérique du Nord principalement, la France et Chicago spécifiquement) qui, tout seul, est témoin de la triple révolution qui mérite d’être regardée sociologiquement. Ce faisant, l’Afrique devient absente des premières études migratoires, lesquelles concentrent leur analyse sur la migration internationale (dimension européenne et américaine). Dès lors, cette section met en exergue deux arguments principaux – le second étant induit du premier –, lesquels aboutissent à une sorte de division du travail scientifique sur les dynamiques migratoires : à l’occident l’immigration, aux PED/Afrique l’émigration (surtout interne). 1. L’Afrique : le terrain marginal de la sociologie naissante, adopté par l’ethnologie Le premier argument qui soutient l’idée d’après laquelle les dynamiques migratoires en cours en Afrique étaient ignorées des études migratoires de la 92
sociologie classique est la division du travail scientifique entre la sociologie et l’ethnologie. En ce qui concerne ce premier argument, il faut constater, pour s’en inspirer, qu’il a déjà fait l’objet de dévoilement, de désoccultation et de démystification, tant par Balandier, par Ela que par Nga Ndongo, que nous reprenons ici. Ces auteurs épousent l’idée épistémologique zieglerienne selon laquelle, « en reconnaissant, en démasquant – derrière les idéologies de classe – l’ensemble des mécanismes de la production économique, sociale, symbolique, le sociologue […] prend toujours position » (Ziegler, 1981 : 14), « sa tâche est de révéler la société derrière les écrans déformateurs des représentations que les idéologies imposent aux hommes. Le sociologue met au monde des connaissances nouvelles » (ibidem). Sachant cela, Ela dévoile comment, partant d’un récit de voyage au Dahomey, publié en 1879, le romancier Dudbarry, vilipende et propage une représentation de l’Africain comme « le nègre sauvage et barbare, capable de toute les turpitudes et, malheureusement, Dieu sait pourquoi, il semble être condamné dans son pays d’origine à la sauvagerie, à la barbarie à perpétuité » (Ela, 1998 : 49). Pareille entreprise de dévoilement figure en bonne place dans l’ouvrage de Nga Ndongo, faisant le plaidoyer de la sociologie africaine (2003). En effet, démontrant comment ou alors « quand la sociologie marginalisait l’Afrique noire », il revisite les « carnets de voyageurs » de Lévy-Bruhl et de Hegel, qui ont conduit à écarter l’Afrique, « ce pays de l’enfance », du champ d’investigation sociologique. En fait, pour ce sociologue très connu pour son extrême rigueur dans le travail quotidien et scientifique, l’occident moderne fut l’objet singulier de cette sociologie. Reprenant Duvignaud (1966 : 9), il montre que « la sociologie est fille de la révolution », principalement la triple révolution française (politique, sociale et industrielle). Ce sont les sociétés affectées par les mutations redevables à cette révolution qui ont été éligibles à l’activité sociologique (Nga Ndongo, 2010 : 24). Dès lors, le premier labeur des « savants » a été de catégoriser les sciences ou les disciplines en fonction des types d’homme et donc, des types de société. Les œuvres de Durkheim montrent que son rôle n’a pas été des moindres pour l’assimilation des stéréotypes construits et cadencés par Gallien, Hegel, Lévy-Bruhl etc., représentant le noir comme un inapte congénital au raisonnement. Pour le médecin grec, Gallien, qui vécut au IIe siècle après J. C., « le nègre est un être hilare au sexe démesurément long » (Etounga Manguelle, 1993 : 28). Cet organe, son épithète et l’attribut du départ, ne traduisent que l’accrochage à la jouissance, à la réjouissance, à la bestialité, à l’émotion sans raison, comme le signifiait Senghor lorsqu’il soutenait que « l’émotion est nègre et la raison est Hélène ». Hegel est en réalité l’un des principaux concepteurs et amplificateurs de cette hantise de chosification de l’Africain. Pour lui, « l’Afrique est le pays 93
de l’enfance du monde, enveloppé dans la couleur noire de la nuit (…) Le nègre représente l’homme naturel dans toute sa sauvagerie et sa pétulance. On ne peut trouver dans ce caractère quelque chose qui rappelle l’homme » (1954 : 75-76, tr. fr.). Lucien Lévy-Bruhl avait déjà développé en 1951, cette thèse dans Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures. Idée qu’il renchérit 9 ans plus tard, en soulignant qu’il s’agit bien de La mentalité primitive. Ceci sera le reposoir de Claude Lévi-Strauss, qui va accentuer cette amplification, mettant également la notion de mentalité au centre de la différenciation raciale et de la distinction du supérieur de l’inférieur. Pour ces deux auteurs, le nègre est caractérisé par une mentalité prélogique et mystique, voire mythique, qualitativement différente de la logique propre à l’homme civilisé d’Europe. Il s’agit là, de la « mentalité primitive », pour une âme elle aussi primitive, déterminant la « pensée sauvage » ayant des « fonctions mentales dans les sociétés inférieures ». Cela revient à dire clairement que, pour ceux-ci, l’Africain ne pense pas, ne réfléchit pas, ne raisonne pas, s’il peut s’en dispenser. Il a une mémoire prodigieuse. Il a de grands talents d’observation et d’imitation, beaucoup de facilité de parole… mais les facultés de raisonnement et d’invention restent en sommeil. Il saisit les circonstances actuellement présentes, s’y adapte et y pourvoit ; mais élaborer un plan sérieusement, ou induire avec intelligence, c’est au-dessus de lui. (Hegel, cité par Etounga Manguelle, op. cit. : 25)
C’est sur cette représentation du noir, cette perception défigurative, cette image dégradante et aliénante, que les sociologues classiques se sont focalisés pour jeter, abandonner l’exploration scientifique du continent noir aux sciences des sociétés inférieures comme l’ethnologie, ou alors, sans adoucissement, l’ethnographie et, dans une moindre mesure, l’anthropologie. La représentation s’est fortement matérialisée (Hayat, 2002). Passée au crible de l’objectivation, elle s’est ancrée dans l’univers scientifique. Ceci se lit, au regard de la prééminence néfaste de l’évolutionnisme (Mendras et Étienne, 1996 :109) dans les études des pères fondateurs de la sociologie (Auguste Comte, principalement, avec sa loi des trois états : théologique, métaphysique et positif) et leurs héritiers les plus proches (Émile Durkheim en occurrence, qui distingue la solidarité mécanique propre aux sociétés primitives, inférieures, à-historiques, sans écriture, immuables, statiques, traditionnelles, africaines, agissant par similitude ; de la solidarité organique propre aux sociétés à forte profondeur historique, civilisées, complexes, hétérogènes, industrialisées, lettrées, modernes). C’est le même Durkheim qui, dans une société française en crise de solidarité, laquelle a conduit à perdre la première phase de la guerre contre l’Allemagne (affaire Alsace-
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Lorraine4), invite les chercheurs à considérer et à traiter les faits sociaux comme des choses (Durkheim, 1986). À cette démonstration, point besoin d’un référendum scientifique pour trancher. Dans ce contexte, l’Afrique, dite incapable d’avoir une opinion d’elle-même sur elle-même (Nga Ngongo, 1999), est condamnée à se faire épouser par l’ethnologie, en posture schismatique avec la sociologie, affectée chaleureusement à l’étude des sociétés à mobilité incessante. Ainsi, évidemment, aucun fait social, aucun phénomène social, aucune réalité, aucune action, aucun mouvement, aucune pratique sociale relevant de ce « pays de l’enfance » et des « paresseux hilares congénitaux » n’a été jugé étudiable par la sociologie, même pas la pratique esclavagiste dont l’abolition officielle a précédé la révolution de 1789. Par ce fait, les questions migratoires en terre africaine, mouvement doué de sens et de puissance dès l’ère précoloniale, tout autant que lors du commerce de traite et la période coloniale, ont été conservées dans le tiroir de l’impensée sociologique. 2. L’Afrique : le laboratoire de l’émigration, mis sous le boisseau par la sociologie classique Pensant un tantinet au raisonnement affabulateur qui a servi à la disqualification du terroir africain du raisonnement sociologique, il va sans dire que, tandis que les questions migratoires trouvaient un terrain fertile dans la sociologie du Nord (notamment privilégié par l’école de Chicago et de France) afin de comprendre l’écologie urbaine et les nouvelles formes de citadinité, l’Afrique est confiée, ou plutôt confinée dans l’étude de la statique sociale (démonstration descriptive des caractéristiques culturelles immuables, le langage en occurrence, dans La philosophie bantoue de Placide Tempels, 1949). Autrement dit, alors que l’on assiste, en occident, au foisonnement des études sur la migration internationale, avec le printemps des études immigratoires, portant très souvent sur les mêmes Africains qui se retrouvent en occident ; leurs trajectoires, leurs itinéraires sur le sol africain, 4
Alsace-Lorraine, ensemble de territoires alsaciens et lorrains annexés par l'Allemagne de 1871 à 1918 et de 1940 à 1944. Selon les clauses du traité de paix de Francfort mettant un terme à la guerre franco-allemande, les anciennes provinces d'Alsace, sauf le Territoire de Belfort, et, en Lorraine, le département de la Moselle, et les arrondissements de ChâteauSalins et de Sarrebourg du département de la Meurthe étaient cédés à l'Empire allemand. Ces territoires, 15 500 km2 pour une population qui s'élevait à 1 500 000 habitants, étaient sous autorité française, depuis le milieu du XVIIe siècle pour l'Alsace et depuis 1766 pour la Lorraine. 150 000 habitants optèrent pour la nationalité française et gagnèrent la France. Un mouvement autonomiste se développa peu à peu, la majorité des habitants restant favorable à la France, malgré les efforts allemands. En France, l'Alsace-Lorraine devint un enjeu majeur et fut un des éléments qui amenèrent les gouvernants à se diriger vers un nouveau conflit armé avec l'Allemagne. L'Alsace-Lorraine fut rendue à la France en 1919, à la fin de la Première Guerre mondiale, comme le stipulait le traité de Versailles.
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les facteurs et incidences d’abandon du lieu d’origine pour celle dite promise, ne font pas l’objet de sérieuses investigations. C’est comme si, traversant les frontières du vieux continent, le nègre devient subitement raisonnable, écoutable, possesseur d’opinion (Nga Ndongo, idem). Pourtant, Becker souligne que « la sociologie américaine renvoie immanquablement à deux faits essentiels de l’histoire des États-Unis : d’une part, l’importation des Africains comme esclaves et leur lente émancipation ultérieure de cette condition ; d’autre part, les grandes vagues successives d’immigration depuis l’Europe, l’Asie et l’Amérique du Sud au cours des XIXe et XXe siècles et encore de nos jours » (Becker, 2002 : 9). Quelle contradiction ! Alors que, Dudbarry a soutenu - et ses poltrons continuent de le faire - que l’Afrique est « condamnée dans son pays d’origine (…) à perpétuité » (Dudbarry, op. cit.). S’ils reconnaissent que le travail de l’Africain en six mois ferait développer sa patrie, ils ne manquent pas de souligner avec tonitruance son attachement à la résignation, à l’immobilisme, son assignation à résidence, faisant voir en lui, Le manque de toute idée de progrès, de toute morale, [qui] ne lui permet pas de se rendre compte de la valeur incalculable de la puissance infinie du travail et ses seules lois sont ses passions brutales, ses appétits féroces, les caprices de son imagination déréglée. […] Son goût peu délicat lui permet de s’accommoder de la nourriture que lui donne le hasard. (Dudbarry, cité par Girardet, 1992 ; repris par Ela, 1998 : 49)
Voilà ce qui a présidé, contradictoirement, par des écrans déformateurs que sont des mensonges scientifiques (Nga Ndongo 2008), à l’exclusion de l’Afrique du champ de l’analyse émigratoire, surtout en ce qui concerne sa dimension interne, lors et au lendemain de la naissance de la sociologie. Ce qui a entrainé une concentration des énergies, sur la part internationale et immigratoire, aujourd’hui, une enjolivure stimulant les Africains à une nouvelle poussée émigratoire vers les « terres promises », en faire des "babysitters", des "papy-sitters", des "mummy-sitter", des "bricoleurs" au pays des "ingénieurs" (Nga Ndongo, 1998 : 56 et 2015 : 224), des « apacheurs »5 clandestins, sans papiers, en occident, les sauveteurs dont l’existence et la présence comblent le vieillissement de leur population qu’ils ont besoin de rajeunir. Ce n’est pas une lecture minutieuse de la sociologie d’Andrea Rea et Maryse Tripier, - dont la pensée est bien organisée dans leur Sociologie de l’immigration de 2008 – qui désorientera ce constat et les arguments 5
Le mot apacheur que nous employons ici est relatif aux démarcheurs (courtiers, intermédiaires) des articles ou marchandises dans les villes africaines, Mokolo (YaoundéCameroun en occurrence), qui proposent les prix des articles aux clients avant de les amener dans la boutique, auprès du propriétaire. Les coûts sont ainsi surfacturés, afin qu’ils aient leur part, leurs dû. C’est du vol et chômage déguisés en milieu urbain. Le mot n’est donc pas éloigné des Apaches indiens, d'Amérique du Nord, avec pour connoté le voyou, le bandit.
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avancés. Rea et Tripier posent d’emblée que l’immigration et l’intégration des immigrés sont des objets de passions politiques. Depuis plus d’un siècle, de manière différente, aux États-Unis et en Europe, et particulièrement en France, la sociologie a proposé des analyses et a forgé des concepts pour rendre compte du processus d’installation des migrants et de leur inclusion dans l’espace social et national. Les deux auteurs mettent en exergue, tour à tour, la naissance de la sociologie de l'immigration à Chicago (considérant que cette sociologie est « consubstantielle de la naissance d'une véritable sociologie empirique aux États-Unis dans l'entre-deux-guerres ») ; la sociologie de l'immigration en France et en Europe (pp. 18-27) ; l’immigration, le travail et le marché (pp. 28-43) ; l'assimilation et l'ethnicité aux États-Unis (pp. 44-57) ; les catégorisations de l'altérité (pp. 58-71) ; la classe, le genre et l’ethnicité en France (pp. 72-85) ; les acteurs et modèles d'intégration en Europe (pp. 86-101). Il ressort très clairement de cette sociologie de l’immigration que, au regard, ne serait-ce que des champs lexicaux, sémantiques et thématiques, ou bref, des catégories terminologiques employées, sans doute riches d’inférence par analyse de contenu, Réa et Tripier étudient amplement les conséquences de l’émigration noire vers l’Europe et l’Amérique. Car, qui dit point d’arrivée dit, par présupposé ou sous-entendu, existence d’un point de départ. Voilà comment, la sociologie migratoire occidentale (américaine, donc de Chicago et Européenne, donc de France), bien qu’ayant remis en cause l’évolutionnisme, dans les années 1940 (Rea et Tripier, 2008 : 44), se borne à étudier les mouvements d’entrée et leurs effets, d’une catégorie de peuples qui remettent en cause ou remodèlent les mœurs, la civilité, la citadinité, l’altérité et même la citoyenneté ; posant des problèmes d’intégration, de propriété, d’intégrité, d’identité, tous ces « té » de singularité, de particularité. Ces problèmes que la venue forcée ou désirée de l’Africain et les autres noirs posent. Ces problèmes de l’inclusion ou de l’exclusion. Cette sociologie, ou mieux, cette « leucodermisation de la sociologie »6 et des mouvements migratoires s’est très souvent refusée de s’intéresser à la compréhension des dynamiques exogènes ou originelles ayant entraîné cette entrée, et les effets au « pays originel » des immigrants, que nous appelons émigrants, vus de l’Afrique. La sociologie africaine va s’en charger.
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Par « leucodermisation de la sociologie », nous voulons signifier le processus d’européanisation ou mieux de « nordification » (s’intersser aux pays du Nord, ce Nord de la cartographie du développement et non forcement le Nord géographique) des études sociologiques (y compris celles migratoires).
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II. L’émigration interne en Afrique :… à la fille nourricière de la sociologie africaine L’émigration interne est, sans aucun doute, une préoccupation des pères fondateurs et promoteur de la sociologie africaine, leur fait social de base. Deux arguments méritent d’être pris en compte dans le raisonnement suivant : la bataille des grandes figures de la sociologie africaine qui a abouti à la reconnaissance des mutations, des transformations sociales en Afrique noire (au travers de l’esclavage et la colonisation) et, l’intérêt croissant de ceux-ci aux questions migratoires. 1. La question migratoire dans la sociologie balandiérienne Considéré à juste titre comme une des grandes figures de la sociologie africaines, Balandier (1961, 1962, 1971) a instauré une double rupture : sur le plan épistémologique ou méthodologique et sur celui social. Car, l’heure des sciences closes est close et l’ère des sciences ouvertes est ouverte. Sur le plan scientifique ou épistémologique, il est l’infatigable démonstrateur des dynamiques sociales en Afrique, prouvant sans cesse que le continent bouge. Il affirme que, « la vocation actuelle des spécialistes des sciences sociales [est de] renoncer aux sociologies théologiques » pour faire de « la sociologie générative ». (1971 : 9). Ceci vient du fait que, – fait-il savoir – « l’étude comparative de plusieurs sociétés africaines – au moment où elles retrouvent l’initiative par le refus de la subordination – m’a contraint à transformer la critique exprimée par l’avènement en critique des positions scientifiques les plus communes » (idem : 6). Dans ce même mouvement, confirme-t-il, « l’histoire est restituée à des sociétés que l’erreur et l’indolence théoriques avaient définies comme a-historiques » (ibidem), puisque, « les notions de société primitive et d’archaïsme sont maintenant frappées d’obsolescence » (Balandier, 1963 : 446). Mieux dire, pour lui, l’Afrique n’est pas une société stable, figée, ce pays de l’enfance, au sens latin, « en fans » signifiant inapte à la parole, à la pensée logique. En outre, Balandier se situe loin du « darwinisme et du rostowisme migratoires »7 occidentalo-centrés, marqué par un trop plein de 7 Ces deux expressions « darwinisme migratoire » et « rostowisme migratoire » sont des alliances que nous avons créées – qu’il nous en soit autorisées – pour montrer que l’étude occidentale des migrations africaines aux Amériques donne l’impression d’avoir considéré l’apparition des esclaves comme fruits d’une sélection naturelle des espèces (ce qui est un peu vrai car, si on ôte le caractère naturel, les esclaves ont été sélectionnés par leurs maîtres, comme tout marchand sélectionne sa marchandise avant de proposer un prix); rostowisme parce que, la théorie économique néoclassique qui est fortement recommandée de nos jours, aidant à stimuler par euphémisme, à encourager les noirs à se rendre en occident industrialisé, est un regain de l’évolutionnisme unilinéaire, ne se détachant pas de la loi des cinq étapes du processus de développement selon Rostow (1962). Dans cet ordre, le calcul des fonds est le principal objet d’analyse, justifiant la mobilité spatiale et résidentielle, comme si l’argent est le mobile de tout, y compris de la conscience et de la culture. Thèse que, sans mépriser, nous
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mathématique, version activités numériques, une mouvance quantofrénique ou chiffriste lapidaire de Maillet qui pose que « connaître, c’est mesurer », « le savoir, c’est la mesure » (Cecconi, 2000 : 14-15). Mouvance qui les plonge dans une « numérisation omniprésente dans la vie sociale » (idem : 55), comme l’a souligné Kantor montrant « l’obsession américaine à tout chiffrer », qu’a d’ailleurs fait Durkheim, étudiant le suicide. Dans l’analyse migratoire à laquelle se livre implicitement Balandier, deux faits sont importants à souligner : l’esclavage et la colonisation (sur laquelle nous nous appesantissons), voire le néocolonialisme. Dans son ouvrage, Balandier accorde une partie entière à l’étude de la sociologie de la colonisation qui, pour lui, est une introduction à l’étude du contact des races (Balandier, 1971 : 169). Au cours de ses analyses, posant que « la situation coloniale a des incidences affectant toutes les instances de la société (et) les effets de la domination » (idem : 178) et affirmant avec Frankel que « toute colonie est une unité sociale en cours de transformation » (idem : 172), il montre que « la plupart des travaux envisagés retiennent, au cours de leur examen, les notions de frontière et d’extension des sociétés globales unifiées » (ibidem). L’analyse inférentielle de ces affirmations montre que, au travers de la distinction du colon et de la colonie, distinction des races et précision des frontières, à travers la reconnaissance des transformations qui s’opèrent dans le quotidien des colonisés, suite à l’entrée de la métropole, les sociétés africaines ont vécu et vivent encore l’émigration interne, comme le démontre Élias Perrier NGUEULIEU, dans une étude à partir de l’arrondissement de Banwa, à l’Ouest-Cameroun (2013). Ces déplacements que les administrations allemandes et françaises les forçaient d’effectuer (Etoga Eily, 1971 : 363 et suiv.) dans le cadre des cultures d’exportation, avaient et ont bien encore des modes et caractéristiques démographiques d’organisation, des causes sociologiques à débusquer, dont les manifestations ont sans doute des effets sur le mode de vie actuel, les dynamiques présentes. Dès lors, chez Balandier, l’esclavage et la colonisation ne sont pas des simples épisodes de la vie africaine (Nga Ndongo, 2008 : 80). Qui dit colonisation dit existence du colon (le civilisateur-conquérant-dominateur) et le colonisé (le barbare-conquis-assujetti). Le second, autrefois aliéné par le commerce de la traite parce qu’ôté de sa terre natale pour créer et développer de vastes plantations de canne à sucre en Amérique et jouer au « robot cop » en Europe, paie, pendant la période coloniale, de lourd tribut imposés par des hauts commissaires blancs et leurs successeurs à la « peau noire masque blanc ». Dans les deux cas, l’étude de l’émigration est fructueuse.
voulons dépasser car, dans notre posture, l’économique et le social ne doivent pas être en guerre de tranchée. (Cecconi, 2000).
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À l’heure de la rupture, Balandier explore donc, socioanthropologiquement, le continent noir, dans sa diversité régionale, linguistique, démographique, culturelle, traditionnelle et même coutumière, afin d’aboutir à la conclusion confirmant leur caractère indubitablement dynamique, changeant, cinétique. Dans la sociologie balandierienne sur l’Afrique, au travers de ses nombreuses publications à cet effet, il faut constater que, non seulement les Africains étaient déjà en mouvement avant leur découverte par le truchement de la « nécessité esclavagiste » pour le gourou blanc en quête capitaliste de son opulence, mais aussi, le commerce triangulaire a été une étape décisive ayant contribué au chamboulement et à la balkanisation du continent. Embrasement et ébranlement qui seront davantage tonitruants avec l’avant et l’après mise en exécution des clauses de Berlin de 1884. Après l’esclave, la colonisation. Après celle-ci, les trois guerres (les deux mondialement chaudes et la froide), suivis de leurs indépendances officielles, les tentatives de décolonisation et, le néocolonialisme actuel. Balandier les peint d’une intelligence sociologique, refusant de se soumettre à ceux qui pensent que tous ces faits ne sont que des épisodes à oublier, des pages à tourner d’un revers de la main. Ils constituent plutôt, aux yeux du sociologue africain, l’attestation des mutations sociales, de la mobilité sociale, des mouvements sociaux, qu’il convient de comprendre. 2. La question émigratoire dans la sociologie de Jean-Marc Ela et Valentin Nga Ndongo Parmi les trois principaux auteurs sur lesquels nous nous appuyons pour démontrer que l’émigration interne est l’un des champs principaux de la sociologie africaine, Jean-Marc Ela est celui qui a le plus explicitement étudié cette réalité sociale. Un bref inventaire de la sociologie élaienne nous y situe clairement. En lisant les titres suivants : L’Afrique des villages et La ville en Afrique noire, le lecteur constate, immédiatement, qu’Ela se situe dans l’émigration interne. Ceci, en ce sens que, les notions de village et de ville constituent, au-delà des aires géographiques, des ères sociologiques significatives, et de nécessaire imputation causale. Cette appréhension implicite est ce que l’auteur appelle lui-même l’exode rural et « migration urbaine » (1983 : 23) ; qui sont des aspects fondamentaux de l’émigration interne de laquelle nous parlons, définie comme la « [sortie] de personnes [restant] à l’intérieur des frontières d’un pays, généralement mesurables à partir des frontières des régions, des districts ou des municipalités, qui entraîne un changement de la résidence habituelle ». (PNUD, 2009 : 229). Ela accorde dans cet ouvrage, toute une partie à l’étude des « facteurs de la migration urbaine » qui, pour lui, marquée par la « répulsion des jeunes adultes vis-à-vis de la "brousse", remonte surtout à l’époque coloniale » (1983 : 24) comme l’a mis en exergue Balandier. Par illustration, il montre 100
comment, en Centrafrique notamment, « chacun devait livrer à la compagnie forestière Sangha-Oubangui son lot de caoutchouc quotidien » (ibidem). Il y étudie également les facteurs démographiques et socioculturels des départs massifs en pays Eton, dans la Lékié, les déterminants scolaires, professionnels (dont il en fait un diagnostic statistique), les disparités entre les ruraux et les citadins. Il aboutit à la présentation du village comme un centre répulsif, tout en constatant le développement croissant de « la vie rurale en milieu urbain » (Idem : 38-44), une ville de « mirages » (Idem : 71), de « chômage » (Idem : 127). C’est ce fil d’idée qui amène Jean-Marc Ela à s’interroger, en 1994 : « la ville, un paradis pour la femme ? » (Éla, 1994 : 80). La réponse est que, l’urbanisation a jeté les femmes dans l’informel, leur a permis « d’inventer de nouvelles façons de vivre en ville » (p. 83), d’« investir dans l’industrie du sexe » (Idem : 112) car, comme il fait parler un personnage, en ville, « notre banque à nous, ce sont nos cuisses, nos fesses et nos seins » (ibidem). L’auteur des Innovations sociales et renaissance de l’Afrique noire, relevant « les défis du monde d’en-bas », ne manque pas de s’intéresser encore à la question émigratoire. Mettant en évidence une série de crises économiques et structurelles à travers le totalitarisme du marché mondial occidental à vocation néolibérale, l’auteur montre que, ces crises « s’inscrivent dans les structures fondamentales de la vie des ruraux et des citadins d’Afrique » (Ela, 1998 : 13). Ces crises internes, entraînent la « détérioration des conditions de vie » des populations, des fonctionnaires, engendrant la démotivation au travail, les déplacements. Ainsi affirme-t-il, « leur motivation au travail a décru. Toujours plus de cadres, et parmi les meilleurs, quittent l’administration pour le secteur privé, voire pour l’étranger » (idem : 15), en direction de la « Terre Promise de l’économie de marché » (idem : 14). Au travers de ces travaux non exhaustifs que Jean-Marc Ela a accordés à l’étude de l’émigration interne (bien qu’il n’utilise pas ce concept explicitement), il se dégage une forte détermination à « restituer l’histoire aux sociétés africaines », à « penser la banalité » (Éla, 1994), en « redonnant toute la valeur aux objets d’étude boudés par la recherche technocratique » (Ela, 1998 : 25). En ce qui concerne la sociologie de Valentin Nga Ndongo, elle n’est pas une page vierge d’études sur l’émigration interne. Bien que la question migratoire ne soit pas sa spécialité première, l’inlassable promoteur de la sociologie africaine, dès sa publication, il y est 29 ans8, se préoccupait déjà du « clivage entre la ville et la campagne » (Nga Ndongo, 1987 : 27). Dans 8
Il est important de noter qu’avant cet ouvrage de 1987, NGA NDONGO avait déjà publié un roman : 1984. Les puces, Paris : Éditions ABC. Bien que l’histoire du personnage principal qu’il narre, nous fait découvrir et inférer une mise en relief de l’analyse migratoire (le retour de l’élite et changement en milieu rural), nous n’allons pas nous y atteler.
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cet ouvrage, mettant en relief le rapport entre Information et démocratie en Afrique, ainsi que la liaison avec le développement, critiquant les théories communicationnelles élaborées par les chercheurs américains parmi lesquels Luhan, Schramm, Lerner, Rao – dont il reconnaît par ailleurs la pertinence –, faisant constater « le déséquilibre national de l’information » (idem : 26), l’auteur s’intéresse implicitement à l’un des facteurs importants de l’émigration interne. Pour lui, « dans le fond, il existe une circulation unilatérale de l’information de la ville vers la campagne, les installations radiophoniques étant implantées en ville et les messages étant diffusés de cette dernière vers l’arrière-pays » (idem : 27). Il fait le même constat en ce qui concerne le journal imprimé, lequel n’atteint pas « de nombreux villageois résidant dans les zones parfois enclavées ou éloignées des centres urbains » (ibidem). Pareil pour le cinéma. Il faut reconnaitre l’originalité de ce facteur émigratoire interne, cet élément incitateur du mouvement de la zone rurale vers celle urbaine, de la tradition ver la quête de la modernité, en ce siècle de mondialisation, ce moment de gloire de la « génération androïde », pour reprendre l’expression du Chef de l’État camerounais, dans son discours adressé à la jeunesse, en février 2016. L’écrivain de Les puces, dans un article que nous avons trouvé inédit, sur le thème « violence, délinquance et insécurité à Yaoundé), partant de la chanson de TALA André Marie qu’Ela a cité, montre comment « les jeunes en échec viennent rejoindre, pour ainsi dire, dans la galère, les autres jeunes issus de l'exode rural et qui, fuyant le village, sont arrivés en ville, en quête d'une vie meilleure » (inédit : 8). Le jeune campagnard, dit-il, « s'aperçoit que Yaoundé (la capitale), vue du village, n'était qu'un rêve, un mythe » (ibidem). De ceci, il ressort, encore, les mobiles et les conséquences de l’émigration interne. Du village à la ville, une pause s’impose. L’inépuisable souteneur de la sociologie africaine devient le Blumer, le Mead (George), le Becker (Howard) de l’Afrique. Il fait de la ville camerounaise, principalement Yaoundé, tout comme l’a fait l’École de Chicago, son champ d’analyse, dont il s’agit d’en faire une étude phénoménologique (Nga Ndongo, 2015 : 295 et suiv.), empirique ; d’y analyser la criminalité, la délinquance, les relations inter-ethniques ou intertribales, sa crise (p. 302), son écologie ou « melting pot socioculturel » et « les effets pervers » qui en découlent, sa multipolarité (Idem : 300), sa complexité, sa cruauté (pour reprendre Éza Boto), ses mœurs, ses définitions (Idem : 309). Nga Ndongo le fait et le renouvelle à la 13e de ses Leçons de sociologie africaine. Au final, même si l’émigration interne chez ces deux auteurs est caractérisée par la prédominance de l’aspect rurbain sur l’aspect inverse (déplacement de la zone urbaine à celle rurale) – ce qui se comprend au travers des crises et de l’écologie sur lesquelles les auteurs s’appuient –, ils ne manquent pas de mettre au jour, sans complaisance aucune, ce champ 102
encore riche d’investigations à effectuer. Ils passent cet objet sociologique à l’épreuve de la causalité explicative, en font une étude sociologique compréhensive, non pas en se limitant à la dimension chiffriste ou économique (émigration de travail), mais en y recherchant les facteurs et incidences culturels, comme démontré ci-haut.
CONCLUSION Nous avons exposé ci-haut, bipolairement, deux sociologies, chacune ayant son laboratoire privilégié, bien que la première, occidentale, pour s’arroger le monopole de l’activité scientifique, a procédé par des « mensonges scientifiques (tels ceux) du nouvel africanisme politique », jetant un discrédit sur l’Afrique, l’éliminant du savoir rationnel, par des stéréotypes marginalisants, chosifiants, aliénants, mysticistes, la traitant, en bref, de tous les noms d’animaux et oiseaux. Ces considérations ont entraîné, évidemment, mais paradoxalement, un vide d’études émigratoires interne sur l’Afrique, dans cette sociologie de la triple révolution, pourtant intéressée à l’étude des dynamiques engendrées par la venue, l’entrée de ces Africains en Europe, aux Amériques, en Asie : l’immigration. Les deux principales grandes figures de la sociologie africaine, Balandier et Ela, dans une entreprise de démystification, posant que toutes les sociétés sont marquées par le saut de l’historicité, des changements, d’incessantes mutations non évolutionnistes, montrent que l’Afrique est le champ des dynamiques émigratoires internes. Pendant l’esclavage, la colonisation, les noirs ne sont pas tombés en Amérique et en Europe d’un coup, ils effectuaient leurs forçats de village en village, ils étaient transhumés des côtes ou campements en campements, de stocks en stocks, de forts en forts, du pays bamiléké à Bimbia, pour Goré etc. Nga Ndongo, le promoteur de la sociologie africaine, sans en faire sa spécialité, suivant le pas épistémique de ceux qu’il considère à juste titre comme ses inspirateurs, n’a non plus manqué de faire de la sociologie de l’émigration interne, sous le prisme des dynamiques urbaines et communicationnelles, nées à la faveur de la massive entrée des ruraux en ville, avec les conséquences induites. Déconstruisant la posture duvignaudienne regardant la sociologie comme « l’analyse exclusive des sociétés industrielles, occidentales, civilisées (…) et les transformations sociopolitiques conséquentes, (qui) a, d’emblée et durablement, exclu ou, tout au moins, marginalisé celles qui n’avaient pas suivi la même trajectoire économique, politique et sociale que l’Europe, à l’instar, notamment, de l’Afrique noire », (Nga Ndongo, 2010 : 24) ; il note que, partant de ce point, « il serait donc outrecuidant de concevoir que la sociologie puisse sortir de son domaine de prédilection, l’Europe, pour s’intéresser et s’appliquer à d’autres territoires tels que l’Afrique et l’Asie » (Ibidem). Au travers des analyses faites en amont, montrant que les villes africaines et les dynamiques 103
émigratoires qui les caractérisent constituent, pour ces deux Camerounais, ce que Chicago a été pour Blumer, Becker et les autres auteurs de l’École de Chicago, il s’avère que la réussite des épreuves de falsifiabilité et de réfutabilité de la sociologie africaine est loin d’être une outrecuidance au sens péjoratif, mais une audace en bonne voie. Il ressort donc, de cette sociologie qui n’est plus nouvelle que, pour comprendre l’amplification de l’émigration internationale des Africains sans chosifier ni minimiser l’approche économique et « du point d’arrivée » -, il convient d’adopter la démarche de la dynamique du « dedans » et du « dehors ». Ceci, en observant l’itinéraire via « le dedans » et « par le bas », « dialoguer avec la brousse et le quartier » (Ela, 2001 : 69), « revenir au "monde d’en-bas" qui est le lieu par excellence où l’on peut observer l’Afrique aujourd’hui » (Ela, 1998 : 10), afin de dégager les mécanismes et stratégies (l’émigration interne en est une) que les acteurs, à leurs différents niveaux, emploient pour riposter à la crise. Crise identitaire, crise de lien social, crise de citadinité, de solidarité, de parentalité, de fratrie, crise rituelle, crise foncière. Bref, crise informationnelle ou communicationnelle, démographique, culturelle, politique, économique ; crise de développement durable. Chaque crise pouvant stimuler l’émigration. Tout au long de cet exposé, nous ne nous sommes pas livrés, à tête propre, à la débuscation des mobiles ou déterminants et effets de l’émigration interne aux pays africains. Nous avons tenté de situer sa compréhension par la sociologie africaine. Un exposé scientifique ultérieur nous permettra de s’y appesantir, mettant en pratique cette approche des pères fondateurs de cette sociologie de la renaissance africaine, à laquelle Bourdieu n’est pas exclu. Il s’agira de mettre la dynamique de l’émigration interne à l’épreuve de la causalité.
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CHAPITRE 6 Collectivités territoriales décentralisées, crise de l’urbanisme et gestion de l’environnement au Cameroun : défis et perspectives
OBAME Alain Hugues Chercheur au Centre National d’Éducation, Ministère de la recherche scientifique et de l’innovation [email protected]
MBOUOMBOUO Pierre Maître de Recherche, MINRESI [email protected]
INTRODUCTION La décentralisation territoriale est désormais un mode régulier d’administration de l’État du Cameroun. C’est un instrument administratif et politique qui est censé favoriser « la promotion du développement, de la démocratie et de la gouvernance au niveau local ». De par la Loi N° 2004/017 du 22 juillet 2004 portant Loi d’Orientation de la Décentralisation au Cameroun, l’État reconnaît deux types de collectivités territoriales : les Régions et les Communes1. Mais seules les Communes, les unes urbaines et les autres rurales, sont effectivement des collectivités territoriales décentralisées actives dans le Cameroun contemporain. En leur qualité d’acteur ordinaire du système d’administration de l’État, les municipalités font face aux nombreuses difficultés que rencontre le pouvoir central. Dans ce sillage, la crise de l’urbanisme et la gestion de sa dimension environnementale est un enjeu majeur auquel sont confrontées les municipalités camerounaises. En effet, Les villes africaines connaissent de plus en plus une urbanisation sauvage et anarchique (Diaz Olvera et al., 1
Voir article 3 de la Loi N° 2004/017 du 22 juillet 2004 portant Loi d’Orientation de la Décentralisation.
2002). Les villes camerounaises n’échappent pas à cette tendance d’une urbanisation désordonnée et incontrôlée (Ngundo-Yongsi, 2008). Sous l’impulsion d’une pression démographique galopante et d’un afflux incontrôlé vers la ville, les agglomérations se caractérisent par un foisonnement de quartiers spontanés au détriment de la répartition domaniale et fonctionnelle de l’espace. Cette mutation entraîne une explosion de la pollution urbaine et augmente les risques sanitaires. Or, des compétences de participation, de législation, de contrôle et de sanction sont consacrées et reconnues aux collectivités territoriales décentralisées dans le domaine de l’urbanisme. À partir de là, il devient critique d’interroger le modèle de gestion décentralisée de l'environnement construit au Cameroun et de proposer des méthodes préventives et des procédés concrets pour une gestion communale efficiente de l'urbanisme. La présente réflexion se propose de répondre au questionnement suivant : quel est l’impact d’une urbanisation non planifiée sur l’environnement au niveau local ? Quels sont les obstacles d’une gestion décentralisée de l’environnement construit au Cameroun ? Par quels moyens, mécanismes et instruments sociojuridiques les communes peuvent-elles gérer avec efficacité l’aménagement de leurs territoires au niveau local ? Cette contribution vise à analyser le cadre légal national, et international régissant la décentralisation et l’urbanisme au Cameroun. Pour ce faire, les développements vont s’appuyer sur du droit comparé et sur le fonctionnalisme juridique. En effet, une étude comparée des politiques urbaines au Brésil, en Côte d’Ivoire, Gabon, et au Sénégal permet de déceler les bons exemples dans le domaine afin de mieux circonscrire les adaptations qui s’imposent aux spécificités du contexte camerounais. Par ailleurs, le fonctionnalisme juridique postule que l’État reste au centre de la conception et du suivi des politiques d’aménagement du territoire. L’étude s’articule autour d’un plan bipartite. Dans un premier temps, il convient de caractériser la menace environnementale conséquente des obstacles que rencontrent les municipalités dans la gestion l’environnement bâti. La seconde partie, quant à elle, égrène un éventail de mécanismes et d’instruments qui peuvent garantir l’émergence d’une conscience écologique, le renforcement de la démocratie et un développement durable au niveau local.
1. Des pesanteurs liées à la gestion décentralisée de l’urbanisme au Cameroun De nombreuses lacunes entravent la gestion décentralisée de l’urbanisme et ses rapports avec l’environnement au Cameroun. Ces difficultés tiennent pour la plupart à des obstacles juridiques (1.1) et en des pesanteurs politiques (1.2).
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1.1. Les obstacles juridiques liés à la gestion décentralisée de l’urbanisme au Cameroun Il s’agit ici de relever dans le cadre légal en vigueur et/ou dans la pratique des institutions des éléments juridiques qui ralentissent la gestion de l’urbanisme par les collectivités locales. Dans ce sillage, on relève que la gouvernance de l’environnement est un domaine assiégé par de nombreux acteurs. Par ailleurs, la loi foncière semble discriminatoire à l’égard des pauvres. 1.1.1. L’urbanisme, un domaine assiégé où prolifèrent conflits de compétence entre l’État et la commune La loi prévoit que « la délimitation du périmètre urbain, ainsi que les modifications subséquentes de celui-ci sont déterminées par arrêté du Ministre des domaines, à l’initiative de l’État ou de la commune concernée après avis des Ministres chargés de l’urbanisme ou des questions urbaines selon le cas »2. De plus, « les mesures de protection, ainsi que les périmètres de sécurité à prendre en compte dans l’élaboration des documents de planification urbaine, sont précisés par les administrations compétentes, notamment celles chargées des mines, de la défense, de l’environnement, du tourisme et des domaines »3. Il ressort clairement de ces dispositions légales que les communes ou les municipalités n’ont pas de compétence exclusive en matière d’urbanisme et d’aménagement du territoire. En d’autres termes, il y a une pluralité d’acteurs en matière d’urbanisme au Cameroun. Hormis la commune, il y a au moins six autres intervenants dans le processus qui entoure l’aménagement de l’espace ou du territoire. Seule précision, ces différents autres acteurs sont des démembrements de l’État. Au fond, il y a deux acteurs : l’État et la commune. Mais le dédoublement de personnalité et de fonction que peut opérer l’État rend la commune très dépendante et presque pas autonome dans la définition et l’exécution de la politique urbaine au Cameroun. En effet, l’État peut invoquer ses prérogatives de puissance publique pour limiter la portée des actions projetées et/ou prises par la commune en matière d’urbanisme. Ainsi se pose le problème du niveau d’autonomie du pouvoir local en matière d’aménagement du territoire et notamment de la voirie, de la salubrité et de la santé. En réalité, on remarque que le pouvoir central se contente généralement de se désengager de certaines missions pour les confier aux collectivités locales, sans leur octroyer les moyens humains, financiers et juridiques conséquents pour les accomplir efficacement (Hulbert, 2006). Dans les faits, les mairies n’ont aucune maîtrise sur le foncier non bâti. L’expérience gabonaise montre que pour réaliser des 2 3
Article 5 du code de l’urbanisme du Cameroun. Article 9, alinéa 4 du code de l’urbanisme du Cameroun
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projets d’intérêt commun comme un marché, une école ou un centre médical, le maire de Libreville est contraint de formuler une demande auprès du Ministre de l’habitat, en suivant les mêmes procédures qu’une quelconque personne physique ou morale (Hulbert, 2006). Ceci démontre que les collectivités territoriales n’ont pas l’autonomie juridique nécessaire à l’accomplissement de leur politique. La situation est presque identique au Cameroun. Les conflits de compétence sont tels que l’État et les communes se réclament tous deux investis de prérogatives identiques voire concurrentes. Mais au final, on constate que le pouvoir local est carrément placé sous tutelle de l’État et de ses administrations centrales et déconcentrées. Cette position de pseudoautonomie des communes est également de nature à alimenter des procédures administratives longues et à favoriser le développement d’une atmosphère de corruption pour faire avancer et aboutir les dossiers urgents. Le Cameroun gagnerait davantage à faire de la multiplicité des acteurs un facteur de collaboration, de cohérence administrative et de gestion efficace de l’environnement bâti et non bâti. 1.1.2. Une loi foncière discriminatoire à l’égard des pauvres et de la classe sociale moyenne Trois raisons principales nous amènent à parler d’une loi ségrégative à l’égard des pauvres et de la classe moyenne. D’abord, le prix du mètre carré d’un terrain viabilisé est élevé. Ce qui aurait poussé les travailleurs à revenus moyens de recourir à des circuits non légaux de production des terrains à bâtir. Parfois, ils se retrouvent en train d’acquérir des terrains dans des zones marécageuses jugées inconstructibles. Ensuite, pour introduire un dossier d’immatriculation foncière en vue de l’obtention d’un titre foncier, la parcelle à titrer doit avoir une superficie minimale de 400 m2. Or, on peut habiter dans un espace moins vaste. Avec un salaire minimum interprofessionnel garanti SMIG fixé à moins de 38 000 Francs CFA environ 8 euros, c’est une utopie irréversible pour certaines catégories sociales d’accéder à un logement décent ou de prétendre devenir propriétaires de parcelles de terres en l’état actuel. Enfin, la procédure de délivrance du permis de bâtir est lourde, longue et coûteuse. Toute chose qui dissuade davantage les éventuels intéressés. À partir de là, on peut penser que la logique de constitution des quartiers spontanés est commandée par l’État (Ngundo-Yongsi, 2008). C’est là une grande faiblesse car la loi doit être impersonnelle, juste et équitable. Elle ne saurait être ségrégative. L’État a le devoir de créer des conditions légales et matérielles qui garantissent le droit et l’égalité d’accès aux ressources naturelles telles que la terre. Il ne saurait en être autrement si l’on veut restreindre les obstacles politiques qui paralysent parfois la gestion décentralisée de l’urbanisme. 110
1.2. Les pesanteurs politiques liées à la gestion décentralisée de l’urbanisme au Cameroun L’aléa politique joue un rôle déterminant dans les difficultés que rencontrent les collectivités territoriales décentralisées au Cameroun. Pour mieux en apprécier la teneur, il faut distinguer selon que l’autorité municipale est ou non du parti au pouvoir. 1.2.1. Manœuvres politiques et politiciennes entre pouvoir et opposition au détriment du développement local À l’issue d’une échéance électorale au niveau local, il arrive parfois qu’un parti d’opposition gagne le droit d’administrer une mairie, et particulièrement une mairie se trouvant dans une grande ville. Dans ce cas atypique, le pouvoir central, par le biais de ses nombreuses administrations intervenant dans la mise en œuvre de la politique d’urbanisme, use alors de toutes les astuces politiques pernicieuses pour faire échouer l’action de l’exécutif communal. Les ministres contrôlent la majorité des initiatives locales. Ils opposent systématiquement leur droit de veto aux décisions du conseil municipal. À terme, toutes ces habiles manœuvres politiciennes du pouvoir central ont pour objectif de reprendre progressivement toutes les prérogatives que la loi attribue aux dirigeants locaux (Hulbert, 2006). L’enjeu ici est de garder une emprise politique sur les collectivités territoriales décentralisées et de contrôler le pouvoir politique dans son ensemble et sur toute l’étendue du territoire (Simeu Kamdem, 2006). Deux exemples, nous permettent d’illustrer ces batailles politiques entre le pouvoir central et les municipalités acquises à l’opposition au détriment des intérêts de la ville. D’abord le cas de la mairie de Libreville entre 1997 et 2002. En l’espèce, monsieur Paul Mba Abessole avait été élu à la tête de la commune sur la base du programme « Libreville, ville propre, belle, conviviale et prospère ». Sa qualité de candidat d’un parti d’opposition a valu au maire de subir une série de manœuvres politiciennes visant à anéantir la mise en œuvre de son programme de travail. Pour l’exécution du budget de la commune, les dépenses décidées par le maire étaient généralement bloquées par le comptable qui se trouve être un fonctionnaire du ministère des finances. Des querelles ont opposé la mairie au ministère de l’équipement au sujet de la subvention pour la collecte des ordures ménagères. C’est au terme de trois années d’attente, sur un mandat de cinq ans, que le chef de l’État a décidé, après Conférence Mondiale des Maires, que le gouvernement en concède la gestion à la municipalité de Libreville. Un autre cas se produit en 2001. Sur une décision arbitraire du ministère des finances, la ville a vu l’exécution de son budget être bloquée pour empêcher le conseil municipal d’être actif et de concurrencer le pouvoir central dans une année électorale (Hulbert, 2006).
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Le second exemple vient de la municipalité de Garoua au Cameroun. L’opposition a remporté les élections municipales dans la ville de Garoua en 1996. Cette victoire a été considérée comme compromettante par les pouvoirs publics. Pour y remédier, des manœuvres peu orthodoxes seront entreprises. Ainsi, « alors que le maire élu se préparait à prendre ses fonctions et à s’installer dans le bureau du maire, un texte présidentiel, se référant à une loi qui stipule que dans les communes d’une certaine importance l’État pouvait nommer des délégués du gouvernement4, désigne un délégué du gouvernement (pour la première fois) dans la commune urbaine de Garoua. Dans les brefs délais, ce dernier s’installe dans le bureau du maire, empêchant par le fait même, au maire élu, d’exercer ses fonctions. Or si la fonction de délégué du gouvernement a une certaine signification dans les agglomérations qui comptent plusieurs communes urbaines (comme Yaoundé et Douala), elle semble plutôt dépouiller le maire de ses principales prérogatives lorsque l’on a affaire à une seule commune urbaine comme c’est le cas à Garoua » (Simeu Kamdem, 2006). On le voit bien, ce bicéphalisme improvisé a refroidi et annihilé l’enthousiasme et surtout les programmes de travail que la nouvelle équipe municipale comptait entreprendre. Faut-il voir en cela les signes d’une meilleure collaboration lorsque l’autorité municipale est un militant du parti au pouvoir ? 1.2.2. Un pouvoir local sans mainmise sur la politique foncière indépendamment de la chapelle politique L’expérience camerounaise semble démontrer que les communes ne sont pas particulièrement actives en matière de gestion de la politique foncière et de contrôle de l’urbanisation anarchique. Ceci se manifeste davantage lorsque le maire est issu du parti au pouvoir. Ce constat peut s’expliquer par au moins trois raisons. D’abord, en observant le déroulement de la campagne électorale pour ce qui est des élections municipales, on a l’impression que les candidats à la mairie appartenant au parti au pouvoir présentent rarement des programmes d’action axés sur le développement de leurs circonscriptions. Par conséquent, il y a donc très peu de programmes de développement local planifié. En effet, ils semblent compter sur le poids politique et les arguments financiers solides de leur chapelle politique pour remporter le suffrage. Cette stratégie est généralement fructueuse. Or, une 4
Au Cameroun, le délégué du gouvernement est une autorité territoriale décentralisée nommée par Décret du Président de la République. Il est en charge de l’administration d’un regroupement de collectivités publiques décentralisées dénommé « communauté urbaine ». Au Cameroun, la communauté urbaine est une « super municipalité » regroupant uniquement des communes urbaines (présentes dans les grandes villes). On en dénombre une quinzaine dans tout le pays. Voir Décret N° 87-1366 du 24 septembre 1987 portant création de la communauté urbaine de Douala ; Décret N° 87-1365 du 24 septembre 1987 portant création de la communauté urbaine de Douala ; ou Décret N° 2009/054 du 06 Février 2009 portant nomination du Délégué du Gouvernement auprès de la Communauté Urbaine de Yaoundé.
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fois élu, une mairie ne peut pas mettre en œuvre un programme politique qui n’aura pas été conçu à l’avance. Ensuite, très clairement les autorités locales ne sont pas très actives en matière de promotion d’un urbanisme exemplaire garant d’une ville propre et écologique. « On assiste à un déploiement massif des migrants sur les espaces “vacants” avec pour conséquence la densification des quartiers existants, et la création de nouveaux autres en dehors de toute réglementation et parfois sous l’œil complice des autorités municipales » (Ngundo-Yongsi, 2008). Il faut croire qu’il y a un prolongement de l’inertie en matière d’aménagement du territoire au niveau des autorités en charge de la gestion des collectivités territoriales décentralisées. L’inertie des autorités locales peut également servir à expliquer le développement de constructions irrégulières en milieu urbain ; des poulaillers et porcheries industrielles prolifèrent aisément à l’intérieur des zones d’habitation et de quartiers résidentiels à Yaoundé et Douala notamment. Ceci est d’autant plus regrettable car les communes disposent d’un pouvoir de contrôle5, d’un pouvoir de police6, d’un pouvoir d’ester en justice7 et d’un pouvoir de sanction8 contre les infractions de non-respect des documents de planification urbaine. Enfin, les actions entreprises par les communes pour garantir le respect des règles sont parfois contre-productives. À titre illustratif, pour régler le problème des quartiers spontanés, le gouvernement et les délégués du gouvernement auprès des Communautés Urbaines de Yaoundé et Douala ont procédé à une politique autoritaire de démolitions des constructions anarchiques dans des quartiers populeux et des marchés. Les démolitions sont devenues un effet de mode. Très rapidement ces démolitions et ces déguerpissements massifs ont causé des tensions sociales. À l’analyse, certes, les autorités locales ont le droit d’entreprendre une politique de réhabilitation foncière. Mais en retour, il reste souhaitable que des zones de recasement soient aménagées pour accueillir les populations qui peuvent ainsi se retrouver sans abri du jour au lendemain ; pire ces « victimes » peuvent reproduire les constructions anarchiques sous d’autres lieux. En tout état de cause, sous réserve de justice sociale, les infractions aux règles générales d’urbanisme et de construction doivent systématiquement être sanctionnées et ce d’autant plus qu’elles contribuent à l’extension d’un urbanisme insalubre qui est porteur d’une menace écologique.
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Ce pouvoir de contrôle se présente sous la forme d’un droit de visite des constructions en cours et de procéder à des vérifications que les services techniques de la mairie peuvent juger utiles. Voir, article 118 du code de l’urbanisme. 6 Voir, article 132 du code de l’urbanisme. 7 Voir, article 128 du code de l’urbanisme. 8 Voir, articles 124 à 127 du code de l’urbanisme.
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1.2.3. L’empreinte écologique d’une urbanisation non maîtrisée par les collectivités locales L’environnement pâtit profondément de toute urbanisation désordonnée. Le développement proportionnel, quantitatif et qualitatif des infrastructures urbaines n’accompagne pas l’urbanisation. Les conséquences les plus significatives de la dégradation de l’environnement du fait d’une urbanisation incontrôlée sont l’absence d’électricité, la mauvaise qualité de l’eau, la pollution due aux déchets et aux ordures ménagères et les risques sanitaires. Au Cameroun, très peu de stations d’épuration d’eau sont fonctionnelles. Il n’existe pas toujours de systèmes autonomes de traitement des déchets au niveau local. Par exemple, jusqu’en 2007, seule la ville de Yaoundé disposait d’une décharge de déchets contrôlée. Aujourd’hui, l’on tente de créer une décharge contrôlée dans chacune des capitales des neuf régions restantes. C’est une initiative à encourager. Mais, l’on ne saurait s’en satisfaire. Il n’y a pas que dans les grandes villes que la production des déchets est importante. Par conséquent, l’implantation des décharges contrôlées pour le traitement des déchets devrait se généraliser. Dans le même temps, 72 % des ménages utilisent les latrines à fond perdu comme système d’assainissement (ONU-Habitat, 2007). À Garoua, une bonne partie de la ville est construite avec des habitations précaires faites de matériaux de récupération ou de proximité. En plus, certains quartiers se sont développés dans des zones relativement basses où les eaux ont du mal à s’écouler en saison pluvieuse. Or, ce type de ville en zone marécageuse ou humide et le manque d’infrastructures d’évacuation des eaux de ruissellement sont des facteurs d’augmentation de la vulnérabilité aux inondations (Wallez, 2010). De ce qui précède, il apparaît que les obstacles à l’autonomisation des communes dans la gestion de la crise de l’urbanisme relèvent de deux natures. D’un côté, il y a une série de difficultés en rapport avec le niveau de la décentralisation au Cameroun. Dans ce premier palier se retrouvent les problèmes tels que l’insuffisance des moyens financiers propres aux communes, l’exercice concurrent des compétences en matière d’urbanisme entre les municipalités et l’État, avec la prépondérance persistante des acteurs du pouvoir central. D’un autre côté, il existe des pesanteurs spécifiques à l’instar de la politique foncière qui reste ségrégative à l’égard des pauvres, l’absence de programmes politiques liés à la planification urbaine. Au demeurant, la liste des problèmes soulevés ici n’est pas exhaustive. Les citoyens par exemple prennent également une part active dans la multiplication des comportements caractéristiques d’un « incivisme écologique » au Cameroun. Ceci rend l’urbanisation incontrôlée plus nocive pour l’environnement. Notre regard a juste voulu privilégier, jusqu’ici, les obstacles à une urbanisation licite et cohérente qui sont le fait soit de l’administration centrale, soit des collectivités territoriales décentralisées. L’énoncé de ce diagnostic ouvre la voie à la recherche des solutions et des 114
perspectives de réflexion pour un système camerounais de décentralisation capable d’assurer une planification urbaine autonome en elle-même et porteuse du développement durable.
2. Solutions et perspectives pour une meilleure gestion décentralisée de l’urbanisme au Cameroun L’acteur communal, dépositaire important de la politique de la délimitation du périmètre urbain, doit être l’initiateur principal des correctifs susceptibles d’éclairer d’un meilleur jour les programmes locaux d’aménagement du territoire de la commune et la politique environnementale y afférente. Pour ce faire, les municipalités peuvent recourir à des techniques de réhabilitation du tissu urbain que sont la restructuration et la rénovation urbaine (2.1). D’un autre point de vue, une action solitaire de l’administration communale ne saurait être pérenne. Les communes gagneraient à associer les citoyens locaux et la société civile à la réflexion et à l’action en matière de bonnes pratiques sur l’urbanisation à venir. La commune doit alors susciter la culture de l’écocitoyenneté (2.2). 2.1. La restructuration et la rénovation urbaine C’est clairement impossible d’éviter systématiquement, de près ou de loin les clivages d’une ville des riches et une ville des pauvres. En revanche, les municipalités peuvent s’émanciper dans le développement de projets liés à la « viabilisation » et à l’amélioration des conditions de vie de la ville irrégulière en dépit de son illégalité. Pour cela, les communes doivent entreprendre une politique de restructuration et de rénovation urbaine. 2.1.1. La restructuration urbaine La restructuration urbaine est un ensemble d’actions d’aménagement sur des espaces bâtis de manière anarchique, dégradées ou réalisées en secteur ancien, destiné à l’intégration d’équipements déterminés ou à l’amélioration du tissu urbain9. Cette option semble opportune pour faciliter l’expansion du réseau d’électricité, l’amélioration des conditions d’approvisionnement et d’accessibilité en eau potable, en logements décents et salubres, mais aussi en un système fonctionnel de ramassage et de traitement des déchets dans les quartiers précaires. C’est un mode opératoire que ne privilégient pas pour l’instant les collectivités locales. Elles préfèrent plutôt la rénovation urbaine.
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Voir article 53, alinéa 1 du Code de l’urbanisme du Cameroun.
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2.1.2. La rénovation urbaine La rénovation urbaine quant à elle renvoie à un ensemble de mesures et opérations d’aménagement qui consiste en la démolition totale ou partielle d’un secteur urbain insalubre, défectueux ou inadapté, en vue d’y implanter des constructions nouvelles10. Comme nous l’avons souligné, depuis quelques années les Délégués du gouvernement ont choisi de démolir les zones d’habitation et les marchés jugés insalubres dans les villes de Douala et Yaoundé. À l’avenir, en dépit de l’illicéité dans laquelle se développent ces quartiers spontanés, les municipalités doivent penser à prévoir des zones de recasement, même à titre onéreux, pour les « victimes » de ces démolitions. Ceci est une mesure d’équité sociale qui prépare à une culture de l’écocitoyenneté. 2.2. L’écocitoyenneté au service de la gouvernance locale L’une des solutions pour faire face à l’incivisme écologique ambiant dans les quartiers précaires est de faire comprendre puis connaître et d’amener enfin les citoyens locaux à appliquer les règles du droit de l’urbanisme et de l’environnement. C’est la base de l’écocitoyenneté. Celle-ci désigne « le sens élevé d’un individu appartenant à un État donné vis-à-vis des exigences environnementales » (Granier, 2008). Ce processus de l’écocitoyenneté se décline en deux phases : la sensibilisation et la participation effective des citoyens à la règle environnementale. 2.2.1. La commune, acteur de sensibilisation des populations à la protection de l’environnement Les citoyens ne sont pas toujours informés des prescriptions de la loi environnementale. Si on sait comment produire des ordures, on ne sait pas toujours naturellement comment s’en débarrasser de façon appropriée sans nuire à l’environnement. Il importe alors d’informer, de former et de sensibiliser les citoyens sur la donne environnementale. Or, les communes participent très peu à l’éveil de la conscience écologique de leurs populations. Par conséquent, ce manque d’intérêt à l’information environnementale contribue à accentuer les atteintes à l’environnement avec les risques sanitaires qui en résultent. Les communes ont par conséquent intérêt à mettre l’accent sur l’éducation environnementale au moyen de la sensibilisation des citoyens sur les prescriptions légales d’une part et sur les règles de bonne conduite d’autre part. Les mairies peuvent éduquer les citoyens à la protection de l’environnement soit directement soit indirectement. De manière directe, il s’agit pour les communes de donner les bonnes informations sur 10
Voir article 53, alinéa 2 du Code de l’urbanisme du Cameroun.
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l’environnement aux citoyens. L’information sur l’environnement comprend toute information disponible sous la forme écrite, visuelle, orale ou électronique portant l’état d’éléments de l’environnement et l’interaction entre ces éléments, ainsi que sur les facteurs qui ont ou peuvent avoir des incidences sur ces derniers (Beurier, 2010). La Convention de Aarhus11 du 25 juin 1998 prévoit que la sensibilisation sur les problèmes environnementaux permet à la population cible de prendre conscience des interrelations entre population, environnement et développement socioéconomique, tant au niveau planétaire que national et local. Sur ce plan, les agents ou les responsables communaux peuvent effectuer des descentes sur le terrain, dans les ménages pour édifier les populations sur les gestes élémentaires d’hygiène, les règles d’évacuation des ordures ménagères et des eaux usées. Il peut également s’agir pour les mairies d’organiser des réunions d’information du public sur la gestion de l’environnement. Ces réunions de proximité peuvent permettre à la commune de communiquer avec les populations en des langues locales qui leur seront plus intelligibles. Tout ceci semble être facile à organiser, et pourtant ce n’est pas toujours le cas. Par exemple, une enquête menée à Abidjan a relevé que plus de 75 % des enquêtés estiment que la mairie ne les convie pas aux réunions sur l’environnement et la commune ne se préoccupe pas de leurs problèmes de salubrité (Kassoum, 2007). Dans l’optique d’une sensibilisation par voie indirecte par contre, les municipalités peuvent avoir recours aux médias audiovisuels publics et privés sur lesquels les mairies peuvent faire diffuser des spots publicitaires à des heures de grande audience. L’éducation environnementale permet de faciliter « l’émergence d’une culture citoyenne de respect de la loi environnementale » et de « créer une véritable symbiose entre les comportements des citoyens et les grands équilibres environnementaux » (Granier, 2008). Dans tous les cas, bien entreprise, la sensibilisation prépare le citoyen à une participation active dans les programmes locaux d’urbanisme et de développement durable. 2.2.2. La participation des citoyens locaux et de la société civile à la planification urbaine En Europe et en Amérique latine, la consultation des organismes de la société civile compétents en matière d’environnement a permis de faire participer les citoyens au processus décisionnel et à la conception de plans d’urbanisme « salubres ». Au Brésil par exemple, la municipalité de Curitiba est réputée pour sa longue tradition de gestion de proximité. Le plan urbain de la ville a été soumis à un vaste débat public (Jaggi, 2008). En retour, les 11
Il s’agit de la Convention sur l’information, la participation du public au processus décisionnel et l’accès à la justice en matière d’environnement.
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citoyens de la ville sont des participants actifs, conscients de l’importance de leur contribution pour le devenir de la ville (Jaggi, 2008). De telles expériences heureuses peuvent être reprises par les collectivités locales camerounaises. Au Cameroun, la loi prévoit explicitement la participation des populations et de la société civile. En effet, l’article 49 du Code de l’urbanisme dispose que cette participation doit s’organiser et nécessite d’être encouragée à travers : – le libre accès aux documents d’urbanisme ; – les mécanismes de consultation permettant de recueillir leur opinion et leur apport ; – la représentation des citoyens et de la société civile au sein des organes de consultation ; – la production de l’information relative à l’aménagement et à l’urbanisme ; – la sensibilisation, la formation, la recherche et l’éducation en matière d’aménagement et d’urbanisme. La finalité de cette participation des citoyens et de la société civile est de garantir la démocratie locale, accroître le degré de transparence et de crédibilité des études et des documents de planification urbaine élaborés par les communes, mais aussi de responsabiliser les citoyens dans la protection et le respect de la norme environnementale. L’idée de base ici est donc claire. Élargir de plus en plus la participation à de nouveaux acteurs, complémentaires aux pouvoirs publics et aux collectivités locales, est un gage d’une meilleure planification urbaine et d’une meilleure protection de l’environnement. Et pourtant, à l’épreuve des faits, l’encadrement de cette disposition par un texte réglementaire12 et la rareté des consultations font penser que d’une part, la mobilisation du public ne se décrète pas, elle n’est pas une génération spontanée ; et d’autre part, la culture de la participation des citoyens et de la société civile aux prévisions et investissements d’urbanisme n’est pas encore une réalité au Cameroun. 2.2.3. Entre prévention, dialogue et répression : quelle est la politique urbaine prééminente ? On a remarqué qu’au Cameroun, l’urbanisation accélérée s’accompagne d’un désordre urbain incontrôlé et de dommages sur l’environnement. Pour y faire face dans les agglomérations de Yaoundé et Douala, les communautés urbaines13 ont instruit « awara » de mettre en œuvre une stratégie répressive 12
Voir article 50 du code l’urbanisme. Au Cameroun, la communauté urbaine est une « super municipalité » qui est en charge de l’administration d’un regroupement de collectivités publiques décentralisées, uniquement des
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essentiellement « agressive » : confiscations, saisies, destructions et déguerpissement. « Awara » est un nom de code pour désigner les agents de la police municipale en mission « coups de poings ». Paradoxalement, cette logique de sanction censée garantir et restaurer la salubrité publique porte de plus en plus atteinte à la sécurité/stabilité globale du pays et à la tranquillité sociale. Au demeurant, on déplore déjà la faible planification en amont des villes du sud. Et dans les cas où il existe a priori des plans d’urbanisme, la défiance de la réglementation est quasiment la règle. La politique répressive dans la réalisation du développement urbain durable en contexte camerounais est donc assez pertinente car elle permet de réparer, de limiter les désagréments et de sanctionner les récidivistes. Mais l’on ne saurait encourager une politique répressive « aveugle » des atteintes aux droits humains essentiels tels que le droit à la vie. Dans ce sillage, l’opposition ou la contestation à l’égard des activités d’une police municipale barbare ne saurait être interprétée comme l’expression du refus d’une ville durable. C’est pourquoi la réflexion doit demeurer constante sur la voie de la recherche de mécanismes alternatifs de rénovation urbaine plus efficaces. Les municipalités camerounaises sont encore incapables de discriminer entre des méthodes préventives, répressives et participatives pour bâtir une ville moderne et durable. De même, il n’existe pas de consensus et de communauté d’intérêts entre les priorités des pouvoirs publics et les besoins urgents des citoyens citadins (logements, déchets, infrastructures de transport urbain). C’est une équation complexe ! À court terme, dans un processus d’écologisation des villes, la police municipale peut s’employer à planter des arbres et à aménager des espaces verts.
CONCLUSION L’urbanisation incontrôlée est la source de multiples problèmes environnementaux car, son empreinte écologique reste importante. Avec le concours de l’État et des ministères opérant dans le secteur de l’urbanisme, les collectivités territoriales décentralisées doivent exercer pleinement les compétences que leur reconnaît la loi. Le pouvoir local doit pouvoir prendre en main sa destinée (Lagarec, 2006). La planification urbaine au niveau local doit devenir incontournable en amont. Les communes gagneront également à diversifier leurs sources de financements pour pouvoir rassembler sur des moyens conséquents à l’ampleur de leurs missions de réglementation, de contrôle et de sanction en matière d’urbanisme. Des programmes locaux de réhabilitation des quartiers spontanés insalubres doivent être pensés et mis en œuvre tout en prenant en considération le sort des populations se trouvant dans les zones où l’on aura procédé à des démolitions. Le développement de communes urbaines (présentes dans les grandes villes). On en dénombre une quinzaine dans tout le pays.
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passerelles de coopération entre les municipalités, les citoyens locaux et les acteurs de la société civile est également une piste intéressante pour la diffusion de l’information environnementale aux citoyens locaux. C’est le gage d’une écocitoyenneté susceptible de se mettre au service d’une urbanisation moins désordonnée. « Les villes offrent les moyens de transformer la vie, elles ne sont pas des problèmes, elles sont des solutions », disait Jaime Lernier. Les autorités locales ont donc intérêt à concevoir et à mettre en œuvre des solutions innovantes adaptées au contexte spécifique à chaque municipalité, afin de réinventer un urbanisme écologiquement viable au Cameroun.
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CHAPITRE 7 Développement local et décentralisation dans les municipalités de Yaoundé : non-dits et enjeux conflictuels
Xavier Blaise YANA Enseignant-Vacataire / Département de sociologie Université de Yaoundé I [email protected]
INTRODUCTION Les conflits généralement observés à travers les projets de développement local issus de la décentralisation cachent un certain nombre de non-dits. Ces non-dits portent notamment sur la pertinence sociale de la rhétorique officielle de la décentralisation, les réticences et les pesanteurs de la décentralisation, la défiance des textes et des institutions en tant qu’obstacles à la décentralisation, l’inégale et l’inéquitable répartition des ressources, la défiance vis-à-vis d’un centre mythique ou réel, la corruption et la mauvaise gestion comme frein à la décentralisation, les risques de manipulation politico-ethnique dans la répartition des ressources et des postes municipaux. Le problème ici est celui des contraintes et des obstacles du développement urbain qui s'inscrivent dans le processus de décentralisation, censée rendre les municipalités plus aptes à les surmonter du fait du transfert de ressources et des moyens. Ainsi, dans la présente réflexion nous analysons les jeux des relations et la construction contrastée d'une collaboration entre communauté urbaine et commune d'arrondissements d’une part et, d’autre part, nous traitons des enjeux des conflits entre la communauté urbaine et les communes d'arrondissement en tant que principaux acteurs du développement local dans le cadre de la décentralisation urbaine à Yaoundé.
I. La pertinence sociale de la rhétorique officielle de la décentralisation : la participation des populations La rhétorique officielle et dominante de la décentralisation est un monolithe uniforme, garant du développement infaillible de toutes les collectivités territoriales décentralisées, disposant d’office de ressources matérielles et humaines pour sa mise en place effective et protectrice des intérêts des populations locales face à un centre qui a plus ou moins souvent pensé à elle au moment de la répartition du « gâteau national » quelles qu’ont été leurs contributions à l’édifice du pays. I.1. Considérations politiques de la décentralisation La pertinence sociale de la rhétorique officielle de la décentralisation est mise en cause à ce niveau, car les représentations collectives ont tendance à considérer la décentralisation comme une panacée ou un « bâton magique » pour le développement tel que souhaité par les populations locales. Il n’en est pas le cas dans la mesure où chaque municipalité a ses spécificités et ne saurait porter un uniforme visant à subsumer sa demande sociale de développement à celle des autres municipalités. En plus, il faut tenir compte de l’infinité des problèmes relatifs au cadre et aux conditions de vie des populations qui ne sont pas des automates programmés à avoir les mêmes aspirations. Dans la perspective du discours dominant actuel, la décentralisation du développement est considérée comme une panacée contre le sousdéveloppement. Elle est plus perçue sous le prisme d’un processus salutaire et intégrateur des acteurs à la base qu’un vecteur de marginalisation, source de nombreuses externalités. Pour les catégories sociales du haut, composées des idéologues de la décentralisation, cette dernière est l’idéal de configuration politique à envisager pour démocratiser le développement et permettre à toutes les catégories sociales d’en bénéficier tout en participant à son avènement. La décentralisation du développement est à certains égards, source de désillusion. Elle exerce sur les populations, l’effet d’un mirage dans le désert aride. Les prétentions de rapprochement de l’administration des administrés ainsi que celle de leur participation systématique aux projets se heurtent aux conflits et aux regroupements antagonistes qui empêchent la synergie, la collaboration et la concertation des intérêts opposés. Les paradoxes et les contradictions qui caractérisent aujourd’hui les actions menées par les municipalités au niveau local dévoilent la crise d’adhésion des populations à un processus au centre duquel elles se trouvent. Elles s’y retrouvent obligées de développer leurs stratégies de survie sur la base de leurs innovations sociales, afin de gérer, à leur manière, les effets pervers d’une nouvelle forme d’organisation sociétale.
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Les attentes du plus grand nombre seront déçues car les modalités de la participation ne sont pas maîtrisées par les populations appelées à faire face aux défis urbains relatifs aux projets vitaux, qui nécessitent l’action des ressources humaines dûment formées à jouer un rôle historique différent de celui actuellement joué par des personnels municipaux peu qualifiés, précarisés par une administration peu valorisante, minée par le règne du favoritisme et de l’arbitraire, sans statut professionnel durable face au défi du développement local. L’objectif de la décentralisation est pourtant d’amener les populations à percevoir le rôle précédemment joué par un pouvoir central et à opérer la distinction entre ce rôle et celui désormais dévolu aux collectivités territoriales décentralisées qui reçoivent le transfert des compétences et des ressources. Par ailleurs, la création des richesses à travers différentes sources doit faire l’objet d’un travail de socialisation de tous les maillons de l’action locale que sont les chefs de quartiers, de blocs, les leaders d’opinion, les comités de développement etc. tous doivent être formés au montage participatif des projets, à la recherche des financements et à la mise en exécution desdits projets. La dépendance technique vis-à-vis du pouvoir central doit être atténuée au risque de subir une marginalisation croissante face à un mécanisme de financement qui ne devra plus compter sur l’apport des subventions publiques au sens strict ainsi qu’aux procédures non maîtrisées de l’obtention desdites subventions. De plus, les ressources matérielles et humaines, essentiellement rares au sens économique du terme - ce d’autant plus que la décentralisation apporte de nouveaux concepts que des idéologues, véritables « couturiers de l’esprit pour prêt-à-penser » (P. BOURDIEU, 1984) - ne cessent d’enrichir et d’élargir le champ dont les acteurs municipaux n’ont pas une parfaite maîtrise, à moins de passer par des séminaires de renforcement de capacités ou de recyclages. Les notions telles que le développement participatif, la bonne gouvernance, le management, le budget programme, la gestion axée sur les résultats, la gestion par objectifs, le budget des moyens, etc., ne sont pas évidentes pour chacun des acteurs municipaux. Les conflits entre la communauté urbaine et les communes d’arrondissement de Yaoundé, tels qu’ils émergent, comme enjeux de développement, s’expriment à plusieurs niveaux et dans plusieurs domaines. Ces conflits qui ont une incidence sur le développement local révèlent un double enjeu, politique et culturel. I.2. Les enjeux politiques Les enjeux politiques des conflits inhérents à la décentralisation permettent de faire un bref détour historique vers l’espace politique qui lui sert de socle. Le décor politique ainsi planté au cours du processus de la décentralisation est multipartisan. Le retour à la démocratie plurielle suscite des appétits de positionnement mais aussi de nombreuses rivalités entre les 123
principaux partis pour la conquête et/ou la conservation des municipalités et le contrôle de la base politique stratégique qu’elles représentent. Contrairement à l’époque de la Commune Unique où tout se décidait au niveau central et s’appliquait à toutes les circonscriptions administratives, la brigue électorale constitue un enjeu de lutte pour la conquête et la conservation des postes de responsabilités au sein des différentes municipalités. Ceci est fonction de la popularité des candidats aux postes électifs mais aussi de leurs réalisations concrètes en matière de développement sur le terrain. Il existe donc, une compétition politique dans l’imaginaire des citadins issus de diverses origines et de diverses chapelles politiques. La tendance en milieu urbain dont la population est hétérogène est celle de l’instrumentalisation du jeu politique au profit de lobbies, de groupes de pressions, de la cooptation des individus à travers les clubs distinctifs dont les membres, tenant du pouvoir, arborent des symboles tout aussi distinctifs (P. BOURDIEU, 1984) pour les besoins de reconnaissance et de rassemblement autour des intérêts politiques. Les communes d’arrondissement ont souvent tendance à revêtir la coloration politique de la majorité de ses habitants lorsque ceux-ci participent pleinement et effectivement au jeu électoral dans le cadre du « one man, one vote ». La force démographique des municipalités a donc un enjeu politique de positionnement au sein du conseil municipal. Les promesses électoralistes relatives à l’amélioration du cadre et des conditions de vie des populations s’appuient sur cette variable démographique, mais aussi sur les logiques ethnico-identitaires. À titre illustratif certains quartiers urbains ont une population majoritairement originaire d’une même ethnie ou des ethnies affiliées. C’est le cas de Nkol-Eton, Obili, Briquetterie, MvogAda, Madagascar, Mokolo, Carrière, etc. dont l’imaginaire citadin a intégré les pratiques résidentielles des populations en majorité originaires de mêmes ethnies ou des ethnies proches (MBOUOMBOUO, 2005). L’approche des échéances électorales multipartites est souvent le moment de nombreuses bousculades auprès de l’électorat urbain pour montrer que l’exécutif communal actuel dispose de la volonté et des moyens de réaliser toutes les aspirations de la population face à des contradicteurs ou des rivaux politiques qui leur réfutent les capacités et les compétences. Ainsi, à travers les travaux engagés dans la précipitation et dans l’incertitude de leur achèvement, certains maires, par stratégie de maintien dans l’exécutif communal, s’illustrent comme des champions des actions inachevées de développement à la veille des élections. En dépit de l’existence institutionnelle des autres municipalités, la communauté urbaine se comporte comme une super-mairie qui assure la tutelle sur les communes d’arrondissement. Ce que ne prévoient pas les textes. Cette prétention à la suprématie pérennise les rapports d’allégeance que certains maires ont tendance à entretenir vis-à-vis du Délégué du 124
Gouvernement qui se considère de ce fait comme le maire des maires. Se targuant d’avoir été nommé par la plus haute autorité politique, le Délégué du Gouvernement, consciemment ou inconsciemment, entretient un rituel de cour, une mise en scène du jeu de l’autorité et de l’influence, préjudiciable à la démocratie et au pouvoir local (LEDRUT, R. 1979). Les actions de développement deviennent de ce fait, un enjeu de rapport « pouvoiriste » et honorifique, dénué de tout contenu pertinent, susceptible de répondre de manière efficience aux aspirations des populations. I.3. Enjeux sociaux et culturels Les enjeux sociaux ont un lien avec les interactions entre les élus municipaux et leur électorat constitué en majorité des populations vivant dans les arrondissements. Les enjeux portent notamment sur les questions sociales c'est-à-dire celles relatives aux services sociaux de base tels que : l’éducation, la santé, l’habitat, les infrastructures et communication, les VRD (Voiries, Réseaux, Drains divers). Les enjeux culturels quant à eux sont relatifs aux pratiques reposant sur les cultures des différentes composantes sociologiques de la municipalité. Il s’agit notamment des productions artistiques et cérémonielles de tous genres, de la préservation des sites et des monuments. Sur le plan des interactions sociales, le premier objectif d’un élu étant d’être réélu, certains maires des communes d’arrondissement sont plus enclins à réduire les frustrations et à accroître les satisfactions de leurs administrés. Véritables « sismographes sociaux », les maires enregistrent et intègrent les mouvements d’humeur de leurs électeurs ainsi que les risques de tensions sociales. Les conflits qui se dégagent des rapports entre la communauté urbaine et les communes d’arrondissement trouvent souvent leurs origines dans le manque d’harmonisation et de timing des activités à fort potentiel de menaces de la cohésion sociale. Or c’est souvent sans concertation et sans tenir compte de leurs avis que le Délégué du Gouvernement engage des actions de démolition ou des travaux d’envergure et de fortes nuisances dans les zones de compétences des communes d’arrondissement. Ce qui génère des frustrations comme dans les cas du quartier Ntaba à Yaoundé 1er et du quartier dit Lissouck à Yaoundé 3e. L’accès au foncier et à l’habitat constitue également un enjeu d’interaction sociale dans les municipalités. Le foncier urbain participe à la configuration de la dynamique des conflits urbains, tant il est vrai, selon l’expression de F.BOURDARIAS (1999) que « la ville mange la terre » dans ses nombreuses facettes de l’occupation de l’espace. La gestion foncière reste un défi que toute entreprise de développement local doit inscrire dans son agenda comme une priorité (DURAND-LASSERVE, A. et ROYSTON, L, 2004). À titre illustratif, en tant que pratique des citadins en quête de sol à tout prix, en rapport de survie avec le sol urbain (PIERMAY, J-L, 1993), 125
l’occupation des sites non aedificandi est devenue une sousculture d’appropriation de l’espace urbain pour les besoins d’habitation du grand nombre et les stratégies des promoteurs de l’auto-construction anarchique qui sont engagés dans les itinéraires d’accumulation ou d’ancrage dans l’échiquier social urbain. L’absence de prospective sociale en matière de sécurité et de constitution de réserves foncières, les carences de lutte contre la vulnérabilité résidentielle du plus grand nombre de citadins poussent les catégories sociales vulnérables à se livrer à des transactions sociales relatives au foncier, à l’immobilier d’habitation qui contribuent soit à leur paupérisation, soit à leur relégation aux marges, voire au ban de la société. Les communes d’arrondissement sont aussi exclues de la gestion du foncier et du parc immobilier qui relèvent exclusivement de la compétence de la communauté urbaine. La culture de la vulnérabilité résidentielle et du risque amène certains citadins à reproduire les modèles de constructions villageois dans la ville. Tout se passe comme si les gens vivaient dans la ville avec une âme villageoise. Comme le relève Jean Marc ELA (1983), il s’agit de la villagisation des villes, c'est-à-dire du transfert des pratiques villageoises en ville. Dans le sens des représentations citadines des notions « du dehors », « du dedans », « du derrière » ainsi que de « la chose sale », P. TITI NWEL (1985) souligne dans son article sur « l’éducation à l’environnement », la nécessité de tenir compte des cultures d’origines, des mentalités des différentes catégories de la population dans les projets de gestion et d’assainissement de l’environnement urbain. Les différentes manifestations culturelles organisées par les associations d’originaires de même village trouvent souvent un cadre idoine dans des salles de fêtes, des foyers culturels, et d’autres endroits loués dans les municipalités. Ces lieux de rencontre permettent de faire revivre les ambiances villageoises, d’échanger des nouvelles fraîches de l’arrière-pays, de se concerter pour le montage et le financement de projets des localités d’origines, mais aussi de marquer l’espace urbain d’une identité communautaire révélatrice des atouts de puissance et d’attachement à la fibre ethnique. Les projets qui ont entre autres impacts celui de disloquer les liens identitaires et affinitaires comme les déguerpissements sans sites de recasement revêtent un enjeu culturel important dans les actions de développement local. Dans une étude, NGA NDONGO (1985) montre la pérennité et la complexité de ces liens villageois qui contribuent à la configuration des relations sociales dans la ville africaine. Les « frères » du village ont un devoir d’entraide et de soutien mutuels les uns envers les autres que l’adversité de la vie urbaine contribue à renforcer. Les situations de crise urbaine révèlent l’incapacité de la majorité des citadins à s’adapter à leur environnement vital. Leur enrôlement dans les cercles communautaires allège quelque peu leur vulnérabilité à travers ce 126
que Jean Marc ELA (1983) a appelé le parasitisme urbain, c’est-à-dire la pratique qui consiste à dépendre d’une connaissance trouvée en ville pour avoir « gîte et pitance ». Ce phénomène est perçu différemment de celui de la culture de la mendicité urbaine entretenue par des personnes qui investissent systématiquement les points stratégiques de la cité comme les carrefours fortement fréquentés, les devantures des banques, des supermarchés, des hôpitaux et des pharmacies. Il s’agit là d’une sous-culture urbaine de la marginalité comme celle de la « gâchette » dont dépendent les délinquants, les criminels organisés ou non en gangs, toutes catégories sociales urbaines plus ou moins adaptées qui génèrent de nombreuses externalités négatives. Certains projets de développement local notamment ceux relatifs aux infrastructures routières, aux ouvrages collectifs et aux services sociaux de base génèrent une appréciation différenciée en fonction de leur impact mitigé, source de complaintes et de conjectures. À titre illustratif, une partie du site actuel au lieu-dit « carrefour de la préfecture » (place DJOUNGOLO) antérieurement affectée à la construction de l’hôtel de ville de la mairie d’arrondissement de Yaoundé 1er amène le projet à se déporter au lieu-dit « nouveau centre administratif » aux environs du Palais de l’Unité. En situation de non maîtrise de l’urbanisation, les projets de développement local ne sont pas l’objet d’une programmation concertée. C’est la cause des retards et du laxisme observés qui provoquent l’anticipation de l’occupation anarchique et illégale de l’espace urbain. C’est ce qui transparaît dans les propos ci-dessous d’un habitant de la commune d’arrondissement de Yaoundé 3e, à qui on a posé la question de savoir s’il existe en sa connaissance une politique de planification de projets urbains. « Est – ce que véritablement à Yaoundé on a une approche telle que celle-là ? Car je pense que c’est la communauté urbaine ou la commune d’arrondissement qui suit les populations lorsqu’elles se sont installées. Regardez par exemple, il y a quelques années Yaoundé 3e s’arrêtait aux rails d’Obobogo. Le reste était du ressort de Mbankomo. Quand la population a anticipée l’installation les communes ont suivi. Conséquence concrète il n’y a pas de voies d’accès pour le passage de véhicules, partout, à cause du gré à gré dans l’achat des parcelles. C’est pourquoi pour viabiliser, la communauté urbaine de Yaoundé est obligée de venir casser les 1ers occupants à un endroit comme Elig Belibi/Olézoa. Mais il y a la difficulté de venir là où le titre foncier est établi. Il y a néanmoins une difficulté pour la communauté urbaine de Yaoundé d’intervenir là où les titres sont présents. Cela veut dire concrètement que ce sont les populations et les autochtones qui mettent les premiers moyens financiers pour l’investissement. Ce n’est que plus tard que la communauté urbaine et la commune d’arrondissement mettent des ressources pour corriger les premières orientations ».
Ces propos sont indicateurs de la crise d’urbanisation qui caractérise les pays en voie de développement et que certains auteurs ne prévoyaient pas 127
dans leur histoire des villes africaines jusqu’à la colonisation (COQUERYVIDROVITCH C., 1993 ; HARRIES P, 2004). Les ressources et la programmation de l’urbanisme ne sont pas en phase avec les objectifs développementaux des municipalités. Les populations s’installent et semblent enclencher l’intervention des municipalités qui les suivent soit pour « casser les occupants illégaux », soit pour engager les travaux de viabilisation des zones qui semblaient oubliées. Le développement local par suivisme des populations est source de désagréments et dénote de l’opacité, du laxisme et de l’absence de planification urbaine. Certains occupants de l’espace public urbain subissent régulièrement les opérations d’éviction forcée, véritable chasse à l’homme orchestrée par les municipalités appuyées par les forces de maintien de l’ordre. Tel est le cas des commerçants de l’informel qui développent certaines stratégies de résistance aux projets d’aménagement urbain engagés dans la ville (MBOUOMBOUO et MBOUEMBOUE, 2012).
II. Les conflits latents : facteurs et incidences sur la décentralisation et le développement local De nombreux conflits latents caractérisent les rapports entre la communauté urbaine et les communes d’arrondissement de la ville de Yaoundé. Ceux-ci sont sublimés à travers les projets de développement local. Le processus de la décentralisation urbaine revêt des spécificités par rapport à ses dimensions rurales. Les notions telles que la Gouvernance urbaine qui désignent tout un programme (PGU) du système des Nations Unies, généralement associé à la décentralisation en Afrique subsaharienne (DUBRESSON A., 2004 ; DUBRESSON A., et FAURE Y.-A., 2005). L’ONU-Habitat et des projets tels que : « Villes plus sûres », « Consultations de villes », témoignent de l’ampleur de certains phénomènes sociaux auxquels doivent faire face les élus locaux des municipalités urbaines comme Yaoundé et Douala, pour ne citer que ces deux métropoles du pays, au cours de leur mandat. Dans la mesure où la sociologie critique montre que ce qui est visible est peu révélateur des réalités que cachent les structures intemporelles, il convient à ce niveau de notre réflexion, d’analyser les facteurs des différents conflits latents qu’une véritable sociologie en profondeur permet de découvrir. Dans le même sens que Peter L. BERGER (1973 : 66), nous estimons que « la sociologie est démystifiante parce qu’elle s’efforce de percer le rideau de fumée des prétentions verbales pour découvrir les mobiles profonds de nos actions que nous ne reconnaissons pas volontiers et qu’il nous est souvent désagréable de voir révélés au grand jour ». Pour G. BALANDIER (1991 : 6), « Les crises subies deviennent le révélateur de certaines relations sociales, de certaines configurations
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culturelles, et de leurs rapports respectifs. Elles conduisent à considérer la société dans son action et ses réactions, et non plus sous la forme de structures et systèmes intemporels ». Cet auteur poursuit en disant que « les sociétés ne sont jamais ce qu’elles paraissent être ou ce qu’elles prétendent être. Elles s’expriment à deux niveaux au moins : l’un, superficiel, présente les structures « officielles », si l’on peut dire, l’autre, profond, assure l’accès aux rapports réels les plus fondamentaux et aux pratiques révélatrices de la dynamique du système social ». (BALANDIER, Idem : 7) II.1. Les facteurs des conflits latents Les facteurs cachés qui sous-tendent les conflits latents liés au processus de la décentralisation sont de divers ordres. Le premier ordre est composé des facteurs politiques, de conquête et de conservation du pouvoir à travers les capitaux symbolique et relationnel. Ces derniers comprennent les sociologiques de pouvoir et de prestige. Le second ordre est constitué des facteurs socio-économiques et se rapporte aux stratégies et aux itinéraires d’accumulation du capital économique et financier qui intéressent le sociologue à plus d’un titre dans la mesure où la répartition remplit une fonction sociale de légitimation de l’ordre officiel établi et de régulation de la cohésion sociale. Les élus locaux ont partie liée avec cet ordre de fait pour jouir des prérogatives liées au statut de municipalité. Pareillement, le pouvoir central a intérêt à leur concéder cette parcelle de pouvoir légitime pour asseoir sa propre légitimité d’être considérée comme l’instance souveraine chargée de l’onction des édiles locaux. La validation sociale du processus démocratique engagé passe par cette reconnaissance du pouvoir central. Le réseau de relations constitué par l’ensemble des personnalités et des autorités influentes est également mobilisé pour garantir le prestige social dont doit nécessairement jouir le magistrat municipal. Ce réseau de relations constitue un capital social important qui renforce le rayon d’influence de certains magistrats municipaux en cas d’adversité ou de difficultés de toutes sortes. La rivalité politique entre les différents candidats aux élections municipales se nourrit de ce facteur de légitimation ou l’investiture au sein des chapelles politiques et dans les cercles affinitaires et les clubs d’appartenance qui se fondent sur les critères insoupçonnés et difficilement contrôlables. La mobilité sociale est sous-tendue ici, non seulement par le jeu des compétences dans la gestion des problèmes de développement local, mais aussi par la maîtrise des réseaux d’affiliation sociale. La contestation, les revendications et les autres mouvements sociaux visant à remettre en question l’ordre municipal établi sont contrôlés et maîtrisés dans le sens de l’orientation souhaitée par le parti au pouvoir et des forces politiques
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dominantes. Nous constatons que les projets de développement local sont utilisés comme éléments de légitimation de l’ordre municipal régnant. Les facteurs d’ordre économiques reposent sur l’idée couramment véhiculée selon laquelle celui qui possède des richesses est moins susceptibles de devenir prédateur ou prévaricateur. Il s’agit d’investir aux fonctions municipales, ceux qui disposent déjà d’une surface financière appréciable au point d’être à l’abri de toute tentation de détournement de deniers communaux. Dans la mesure où les transactions relatives aux projets de développement local mobilisent souvent de très fortes sommes d’argent notamment les transferts de compétences et de moyens financiers effectués par l’État aux communes depuis 2010, cet ordre de facteur est devenu source de rivalités latentes que les discours officiels taisent volontairement afin de ne pas « ternir l’image » d’une démocratie minée depuis quelques années par les pratiques de corruption et de détournement des deniers publics dans laquelle sont impliqués certains magistrats municipaux. Des informations récentes indexent cinq maires écroués dans la Région du Nord-Ouest pour fautes lourdes de gestion. Lorsque des élus municipaux s’illustrent ainsi comme prédateurs des ressources locales, il y a lieu de craindre pour le processus de décentralisation en général et pour le développement local en particulier. La corruption est inhérente au mode de gestion communale tels que le montrent différents auteurs, notamment BLUNDO G. et Olivier DE SARDAN J. P. (2001) ; ANDERSON D. (2002) ; OLUKOJU A. (2004). Les réseaux de cooptation aux fonctions municipales qui reposent uniquement sur la puissance économique des acteurs locaux constituent des facteurs de conflits latents qui passent souvent inaperçus, ou, que la société a le plus, tendance à valider ou à légitimer. Les risques encourus sont d’autant plus importants que le capital économique ne confère pas ou ne correspond pas nécessairement aux compétences en matière de gestion des problèmes locaux qui touchent aux conditions de vie des populations. Il en résulte une ritualisation des comportements de prestige par une pseudo-bourgeoisie qui érige une ploutocratie locale socialement distante des populations administrées et de leurs aspirations en matière de développement. Tout se passe comme si les problèmes de développement local, dans l’intérêt de la majorité, étaient relégués au second plan, après les intérêts égoïstes d’un groupuscule d’individus qui passe plus de temps dans des tournées de jouissances mondaines. La décentralisation apparaît à certains égards comme un enjeu d’enrichissement d’une minorité de privilégiés au détriment du développement de la majorité. II.2. Incidences des discours latents et déconstruction de la mission de décentralisation et de développement local Les projets de développement prennent un coup dans leur initiation sur le plan procédural et organisationnel, leur programmation et leur mise en 130
œuvre, à cause de la confusion des rôles et des conflits de compétences entre la communauté urbaine et les communes d’arrondissement. C’est entre autres, la raison pour laquelle les populations ciblées par ces projets ont du mal à distinguer les intervenants sur le terrain. Ceci a aussi un impact négatif sur la stratégie de communication qui a tendance à servir les intérêts de l’acteur dominant qu’est la communauté urbaine au détriment de ceux des communes d’arrondissement paradoxalement plus proches des populations. Les projets se caractérisent aussi par leur éloignement ou leur distance par rapport aux priorités des populations qui semblent les subir plutôt que d’y adhérer volontairement. Il y a donc absence d’une programmation et d’une gestion participative optimale desdits projets. L’échec de ces derniers est alors programmé dans la mesure où, les principaux acteurs que sont les populations, dans le processus de décentralisation, sont mis en marge dans la prise des décisions importantes, qui impactent fortement la réussite de tout projet de développement au niveau local. Les autres acteurs que sont les organisations de la société civile ont du mal devant cette disharmonie à concilier les positions rigides des municipalités. Sur le plan du rendement économique des projets, les résultats sont compromis par l’absence de compétitivité de l’économie locale, vis-à-vis de l’économie régionale et nationale. Tout se passe comme si la faillite de l’institution communale était désormais programmée. Les ressources sont ainsi dispersées entre les mains des acteurs qui n’agissent pas dans un but commun en vue des résultats consensuels. Il en résulte un émiettement des contributions attendues de chaque acteur, dans le but du réinvestissement dans des réalisations plus importantes en faveur des cibles locales. Sur la base des données en notre possession, les populations ont tendance à soupçonner des projets comme la construction et la mise en location des boutiques par la communauté urbaine à des prix prohibitifs pour le commerçant ordinaire, comme une opération d’arnaque ou d’appauvrissement des masses vulnérables. Dans les représentations collectives, ces projets relèveraient des mécanismes d’enrichissement illicite à travers des sociétés écrans ou des entreprises fictives. Leurs soupçons trouveraient une légitimité face à des besoins longtemps exprimés en aires de loisirs, en salles de promotion artistique et culturelle, etc. Les infrastructures sociales et culturelles constituent de ce fait le parent pauvre des investissements municipaux. Il en résulte une amplification des fléaux sociaux que les structures socio-éducatives ainsi que les espaces de loisirs sains pourraient contribuer à atténuer. L’alcoolisme et la toxicomanie, le désœuvrement, la délinquance juvénile, la criminalité, la déperdition scolaire, l’incivisme, la décrépitude morale, constituent quelques-uns de ces maux dont souffrent les collectivités urbaines. La proximité de certains loisirs nocifs des établissements éducatifs, les lieux du culte et de recueillement, est à la base de nombreux conflits sociaux qui ont des incidences négatives sur la cohésion sociale. La pollution acoustique et les 131
risques de corruption des mœurs ne sont pas les seuls dangers de cette coprésence des structures socialement antinomiques. De nombreux risques sociaux guettent surtout les jeunes esprits vulnérables, des enfants et des jeunes citadins dans un environnement non protecteur qui pourrait les jeter dans la déperdition sociale. Les carences en infrastructures de promotion culturelle peuvent ainsi être considérées comme un catalyseur d’une sousculture urbaine asociale. La surreprésentation des structures de loisirs inadaptées à la demande sociale et de promotion d’une culture « de la gâchette » et de la violence dans les vidéoclubs par exemple dénote de la démission des municipalités face à l’une de leurs missions primordiales de développement intégral de l’homme.
CONCLUSION Le fait urbain frappe par son actualité et se caractérise par sa rapidité, sa brutalité et sa complexité. Il met en déroute les approches institutionnalistes « omniprésente » de la ville et des sociétés, ayant surtout cours dans les villes occidentales. La sociologie de l’urbain c’est-à-dire du vécu et de la praxis urbains, ainsi que « la sociologie de la ville » entendue comme organisation sociale structurée, pour reprendre les expressions chères à CLAVEL (2004) et FIJALKOW (2004), trouvent dans l’étude de la ville de Yaoundé en particulier et la ville d’Afrique noire en général, un champ fécond pour promouvoir une lecture pertinente, une socioanalyse « par le bas » de la société urbaine. Car, si « la ville des sciences sociales » (LEPETIT et TOPALOV, 2001) est l’objet d’étude de différentes disciplines, celle d’Afrique noire provoque le regard sociologique parce qu’elle est le produit et le facteur de dynamiques souterraines ou clandestines de transformations, dont la maîtrise signifie aussi la maîtrise des sociétés jadis qualifiées de statiques, d’ahistoriques et d’iréniques. L’analyse relationnelle du phénomène urbain apporte, s’il en était encore besoin, un cinglant démenti à de tels présupposés qui relèvent du « mensonge scientifique » dont parle NGA NDONGO dans une communication présentée à l’Université de Yaoundé I en 2008, communication qui a contribué à ôter les masques scientifiques du nouvel africanisme politique (NAP). Le défi qui interpelle la sociologie de nos sociétés en général et la sociologie urbaine en particulier est exaltant, la vigilance épistémologique et la méfiance de l’illusion de la transparence qu’exige le métier de sociologue (BOURDIEU et PASSERON, 1968), n’autorisent pas l’inféodation à un formalisme scientifique. À ce sujet, BOURDIEU (1984 : 22) dit que « les esprits formels et formalistes font en général de la piètre sociologie ». Le plaidoyer en faveur de la sociologie africaine est pertinent, eu égard, entre autres mérites, à sa contribution à la maturation de la réflexion sur la pratique d’une discipline qui a longtemps marginalisé, scientifiquement, le continent noir. En effet, le continent africain a partie liée, selon l’expression de NGA NDONGO (2003 : 63), avec l’entreprise « de réappropriation, de 132
réinvention, de reconstruction et de refondation » de cette discipline, afin de lire les dynamiques qui le traversent avec la vigilance épistémologique qui s’impose face aux pluies de « gadgets scientifiques » élaborés par les « couturiers de l’esprit » et les spécialistes des industries de « prêt à penser » (BOURDIEU, 1984 : 67-78). Ces derniers se caractérisent par leurs prétentions scientifiques universalistes. Ainsi que l’affirme SINGLETON (1999 :119) : « des esprits iréniques peuvent invoquer l’existence des vérités univoques et des valeurs universelles qui devraient, en principe, produire une harmonie foncière entre les points de vue et les positionnements des êtres humains ». Il ne faut certes pas se méprendre en pensant à la « tropicalisation » de la sociologie, loin s’en faut, il convient plutôt de souligner avec force arguments, que chaque société se distingue par son historicité et que les concepts et les méthodes de l’intelligibilité du réel sont aussi marqués par les conditions historiques de leur production qui scandent le caractère inachevé du discours sur les dynamiques sociétales. Les actions de développement urbain local dans la métropole camerounaise permettent de découvrir des non-dits, des choses volontairement cachées dans le jeu social instauré autour de la décentralisation, tant en ce qui concerne les relations (cohésives et conflictuelles) entre les municipalités de Yaoundé en particulier, et les autres parties prenantes du développement local en général. En d’autres termes, les conflits sociaux latents, patents ou sublimés, relatifs au rapport de pouvoir et d’autorité, au rapport à l’État, à ses institutions et à la manipulation de ses symboles dominants, aux ressources municipales et à leur gestion, constituent autant d’enjeux du développement urbain local.
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CHAPITRE 8 Occupation des bas-fonds marécageux à Yaoundé : logiques sociales, contraintes et marginalité urbaine
Jean Roger ONAH Doctorant au CRFD/SHSE, URFD/SHS Université de Yaoundé I. [email protected]
INTRODUCTION Les bas-fonds marécageux sont généralement considérés comme des écosystèmes « impropres » à l’implantation des infrastructures sociales. Constitués de sols humides, ces fonds de vallée sont constamment investis par une franche de la population urbaine alors que ces espaces relèvent du domaine naturel de l’État. Cette pratique foncière qui outrepasse les règles générales d’urbanisme et de construction met en exergue l’écart existant entre les normes urbanistiques et la norme sociale. Pour une grande part, l’occupation des bas-fonds marécageux à Yaoundé débouche sur des affrontements parfois violents entre les résidents et les autorités municipales. Ces espaces forment des cadres de déploiement de la violence urbaine, des lieux d’expression des dynamiques spatiales, de l’indocilité et de subversion. Le chapitre veut comprendre tout d’abord, le champ de contraintes urbaines ainsi que les logiques sociales qui favorisent le choix et l’investissement de ces espaces non aedificandi comme zone résidentielle. Elle vise, en suite, à dévoiler le sens de cette pratique foncière, à analyser les enjeux de cette dynamique spatiale à Yaoundé. Les questions que nous nous posons dans ce chapitre sont les suivantes : comment les individus sont-ils amenés à investir les bas-fonds marécageux malgré leur statut juridique et leur caractère non aedificandi ? Quel sens revêt cette pratique foncière dans le processus de construction quotidienne de l’urbanité ? Des hypothèses ont été formulées à la suite de ces interrogations. La première stipule que l’investissement des bas-fonds marécageux comme zone de résidence s’inscrit dans une stratégie d’insertion
socio-urbaine suscitée par les logiques socio-économiques combinées aux crises foncières et institutionnelles qui émaillent l’accès au lotissement. La seconde hypothèse soutient que, cette pratique foncière traduit une réponse sociale à la difficulté d’accès au foncier d’une franche de la population urbaine et participe à la construction d’une urbanité de marges au sein de la ville. Au plan méthodologique, la démarche qualitative est celle qui a rendu possible cette étude. Deux techniques ont été combinées pour la collecte de données de cette étude, il s’agit de l’observation directe structurée et des entretiens semi-directifs. Ces données ont été collectées dans le cadre d’un exercice académique entre 2013-2014 et complétées pour le cadre de cet article en 2016. Les informations exploitées dans le cadre de cette étude ont été principalement collectées auprès des autorités municipales (les responsables de la communauté urbaine et des communes d’arrondissement de Yaoundé) et les personnes résidentes au sein des bas-fonds marécageux. Au plan théorique, cette réflexion s’inscrit dans le champ de la microsociologie. En s’insérant dans le modèle d’analyse constructiviste, il permet d’appréhender l’occupation des bas-fonds marécageux comme des constructions des acteurs individuels et collectifs. Elle tire profit des apports conceptuels de l’individualisme méthodologique et du structuroconstructivisme pour décrypter des logiques sociales et les rationalités, les enjeux de l’occupation des bas-fonds marécageux à Yaoundé. Après avoir analysé l’environnement foncier et identifier les logiques sociales qui président à l’occupation des bas-fonds marécageux en milieu urbain, nous tenterons de dévoiler la valeur significative de cette pratique foncière en milieu urbain et en fin, nous analyserons les enjeux liés à l’investissement de ces espaces urbains « prohibés ».
I. La crise foncière comme une caractéristique du contexte urbain 1. La crise de logement La question de logement est une préoccupation majeure en contexte urbain. Avec la croissance démographique observée en zone urbaine, le besoin en logement reste dans une large mesure insatisfait. En 1987, selon MINUH (2004 : 30) on dénombrait au Cameroun 714. 300 ménages urbains occupant 487. 000 logements. Le déficit en logements était alors de 226. 000 unités. En 2000, la population urbaine était estimée à 7,5 millions d’habitants, correspondant à 1.340.000 ménages. Le nombre d’unité d’habitation s’évaluait alors à 862. 000, ce qui équivaut à un déficit de près de 480. 000 unités d’habitations. Ce déficit est chiffré à 70 000 logements en 2002, dans la ville de Yaoundé. Ce qui met en exergue l’ampleur de la crise de logement dans les métropoles camerounaises. Un déficit qui est également engendré par la faible production immobilière. Cette demande 136
excédentaire de logement est étroitement liée à la croissance démographique observée en milieu urbain. Car, l’offre en logement n’est guère proportionnelle à la croissance démographique. Il existe un rapport entre l’offre immobilière et la croissance démographique. L’existence des lotissements irréguliers est aussi liée à une production immobilière insuffisante et inadaptée qualitativement et qualitativement à la demande. De ce fait, Contrairement à l’habitat légal, l’habitat informel est, par sa nature même, difficile à quantifier, difficulté due à l’absence de documents sur ce type d’habitat. Mais en tout état de cause, le secteur informel a été jusqu’ici le principal producteur de logements au Cameroun. La production informelle représente globalement 90 % de logements urbains. Cette production, extrêmement variée, est à l’origine de l’anarchie constatée dans nos villes. (MINUH, op. cit. : 36)
La production informelle de l’habitat favorise l’occupation des espaces non aedificandi. Dans cette logique, on constate que « l’inefficacité des stratégies de production de l’habitat en qualité et en quantité suffisante […] a poussé plus des trois quarts des citadins à bâtir des habitations sommaires sur des terrains d’occupation anarchique » (PETTANG, 1998 : 147). Par conséquent, la ville devient le théâtre d’une urbanisation spontanée, d’un étalement spatial incontrôlé. La croissance démographique dans les métropoles camerounaises, notamment à Yaoundé pose la problématique de gestion de l’espace urbain et de lotissement des populations citadines. Elle met en berne la crise de logement qui sévit dans cette métropole. Car, « s’il existe des lotissements irréguliers, c’est parce que les lotissements réguliers sont insuffisants, parce que l’offre de logement est inadaptée en quantité et en qualité ». (HAERINGER : 1982). 2. La prégnance d’un marché foncier informel et la spéculation foncière La prégnance du marché foncier informel en milieu urbain est en partie favorisée les transactions commerciales informelles. Elles se font en grande partie en marge des procédures administratives conférant au requérant l’accès légal à la propriété. Elles se font très souvent sous la forme d’un arrangement ou d’une entente entre les acheteurs et les vendeurs. Ce mode d’acquisition foncière tend à supplanter le mode d’obtention légal au sein de ces sites urbains prohibés. Ce marché foncier informel permet de ce fait, de rendre compte de la difficulté d’appliquer rigoureusement la législation foncière et de réguler le marché foncier dans un contexte de crise foncière. L’espace en tant que ressource commerciale, est davantage perçue en milieu urbain comme réalité économique. Cette activité se déploie sous le principe économique, selon lequel la rareté d’un bien entraîne inexorablement sa survalorisation, l’inflation de son prix. Dans ce contexte, la marchandisation 137
de la terre tend à s’imposer comme une activité génératrice de revenue ; l’accès à la propriété en milieu urbain étant principalement déterminé par l’achat du terrain, la prédominance d’un marché immobilier et foncier informel. En effet, selon MIMCHE (2007 : 370) « progressivement, la marchandisation s’institutionnalise au point de faire de la vente des terres une activité. ». Une activité qui donne lieu à une lecture sibylline de la régulation du marché foncier. C’est dans cette optique que peut se comprendre la nécessité de réguler le marché foncier car, Tant qu’un marché foncier autorégulé et transparent n’existe pas, la reconnaissance d’un titre de propriété enregistré est non seulement inutile mais dispendieux et contre-productif, or c’est ce qu’on fait depuis le début de l’époque coloniale, et c’est ce qui explique l’échec des politiques propriétaristes menées depuis plus d’un siècle en Afrique. (Le ROY, 1982 : 85).
La spéculation foncière tient prioritairement sur le fait que la terre soit considérée comme un bien économique. À ce titre, elle est perçue comme une ressource, un bien commercial et rentable. Dans cette logique, elle est prise comme un produit d’échange, toutefois son acquisition est régie par un mode de régulation. Ce mode de régulation de la terre n’est autre que le marché foncier. Le marché foncier permet de mettre en rapport deux variables fondamentales des échanges commerciaux à savoir l’offre et de la demande. Le marché foncier informel renvoie à un échange, à une transaction dont les termes de l’accord ou de la négociation ne se conforment pas aux exigences normative et juridique en la matière. Il s’agit d’une transaction caractérisée par l’acquisition informelle de l’espace. Le marché foncier reste dans ce contexte dominé par son aspect informel et peu structuré. À cet effet, le rapport bilan diagnostic de la stratégie du gouvernement en matière de logement au Cameroun révèle que, Le marché foncier est à plus de 80 % informel, la production foncière se faisant à partir des transformations, transactions justifiées la plupart du temps par des droits coutumiers, non enregistrés officiellement et échappant donc à tout contrôle technique, administratif ou politique, ce qui ne permet pas leur exploitation aux fins de gestions de la ville. (MINUH, 2004 : 88).
3. Le laxisme de l’État face à la recrudescence de l’occupation des bas-fonds marécageux Les stratégies d’occupation des bas-fonds marécageux par les populations urbaines mettent en relief le caractère parfois « déficient » du système de régulation foncière au sein de ces espaces. L’État, à travers ses institutions spécialisées, joue le rôle de régulation de l’espace urbain en ceci qu’il contrôle et veille à la répartition des individus sur le sol urbain. L’État n’est donc pas exempt de tout reproche dans l’émergence du phénomène d’occupation des bas-fonds marécageux à Yaoundé. Il a une part de responsabilité dans l’occupation anarchique du sol urbain. En effet, le 138
laxisme affiché par les pouvoirs publics, en ce qui concerne l’urbanisation populaire et spontanée, a favorisé l’installation des urbains au sein de ces espaces. C’est ce que déclare (J. BOUTE, 1998) : « Ces situations seraient impossibles sans le laxisme et la complicité (des pouvoirs publics) qui a laissé le bâtisseur sans être inquiété. » L’attitude souvent « passive » des pouvoirs publics face à l’occupation des bas-fonds marécageux s’appréhende ainsi comme la mise en œuvre de la politique du « laisser-faire ». Cette forme de tolérance administrative vis-à-vis de l’occupation des zones de non droit, a érigé les bas-fonds marécageux en espaces urbanisables. Ce qui a favorisé l’acceptation tacite, la normalisation sociale de l’occupation des espaces urbains. Une situation qui rend compte d’un laxisme et du caractère conciliant des pouvoirs publics face à l’investissement du domaine naturel de l’État à Yaoundé car, comme le fait remarque Fankam (Cameroon Tribune, 2012 : 14) « les maires ont en effet des difficultés à faire respecter la loi. L’entêtement des récalcitrants semble même avoir eu à l’usure « les coups butoirs » du délégué du gouvernement Timi Evouna ». Le laxisme et l’inertie des pouvoirs publics face à cette occupation informelle des basfonds marécageux a pour effet non seulement la densification de ces sites mais la normalisation de cette pratique foncière. Une situation qui trouve son explication profonde dans le dysfonctionnement des mécanismes de surveillance et l’affaiblissement des moyens de contrôle utilisés par les pouvoirs publics pour obtenir le respect des normes urbanistiques. En effet, la crise foncière et la tolérance administrative constituent des variables explicatives de la recrudescence de l’occupation des bas-fonds marécageux à Yaoundé. C’est ce que souligne ZANGA Marie-Louise, cadre au MINEPAT : Il y a un laisser-aller de la part des pouvoirs publics, en ce sens que les outils de gestion de l’espace urbain, même s’ils existent, on a l’impression que leur mise en œuvre pose problème […], l’État n’a pas veillé, l’État a laissé faire et on se retrouve avec une occupation anarchique dans la ville. (Entretien réalisé en 2016 dans la Cadre de cette recherche)
La responsabilité des autorités publiques dans ce dysfonctionnement urbain est établie à travers sa faible implication dans le processus d’urbanisation de la ville. Ce qui se traduit par la prédominance d’une urbanisation spontanée et l’émergence des bidonvilles au sein du réseau urbain. L’attitude des pouvoirs publics dans la gestion de l’espace et son rapport aux populations se déclinent également comme un pouvoir distant des populations. Le silence et la complicité des autorités publiques révèlent la faible emprise de l’État sur ces espaces. La distance affichée par ces derniers est perceptible par leur quasi-absence sur le terrain. Une absence qui est traduite comme le manque de volonté des pouvoirs publics pour améliorer les conditions de logement des populations. En revanche, les descentes sporadiques des autorités publiques sont déterminées par des 139
actions de déguerpissement des populations comme le relève MANKEU Teclaire (Entretien réalisé au quartier Mokolo) : « les autorités ne nous approchent pas, quand ils viennent c’est pour les problèmes de destructions des maisons, ils ne s’intéressent pas à comment les Camerounais sont logés » (Entretien réalisé en 2016 dans la Cadre de cette recherche). La distance existante entre les autorités publiques et les populations tend à favoriser et à accentuer le phénomène d’occupation des fonds de vallée inondables. Une situation qui contente les populations qui s’y plaisent. En effet, les autorités publiques par le truchement des agents chargés du contrôle des espaces urbains ne sont pas exemptes de tout reproche. Ceux-ci sont très souvent soumis sur le terrain aux diverses pratiques de corruption. Une pratique qui met en scène les agents de la municipalité et les populations de ces sites. Elle dénote de la connivence des autorités municipales dans l’émergence et l’implication continuelle des populations urbaines quant à l’occupation des bas-fonds inondables. Il ressort de nos entretiens que les agents municipaux se servent de façon régulière de leurs positions dominantes des institutions pour imposer aux populations installées dans les bas-fonds marécageux le paiement d’un tribut. Ce tribut étant le gage d’une factice sécurité foncière. Dans cette perspective la corruption est une action sous contrainte. Pour les populations, il s’agit d’un acte de soumission à un pouvoir par crainte de représailles. Cette attitude des agents de la municipalité promeut l’informalisation des pratiques foncières. Car, Les (nouvelles) transactions foncières (…) ainsi que toutes les figures stratégiques de sécurisation adoptées et adaptées génèrent des pratiques de corruption à tous les échelons du processus d’acquisition de la terre (…). Tous les acteurs évoluent dans un circuit de corruption. (…), Toutes les structures de l’État impliquées ont quelque chose à gagner et à prendre. (ZOUGOURI et MATHIEU, 2001 : 96)
Cette corruption a permis progressivement de normaliser cette forme de déviance foncière observée au sein des bas-fonds marécageux. La politique du « laisser-faire » appliquée par l’État s’interprète également comme une forme de démission de l’État de ses fonctions de contrôle et gestion de l’espace urbain. En effet, les pouvoirs publics dont l’une des fonctions est de réguler l’occupation de l’espace public, semblent avoir laissé cette charge aux populations autochtones qui autorégulent l’appropriation spatiale au sein des bas-fonds marécageux. Celles-ci deviennent alors, les dépositaires d’un pouvoir qui tire sa légitimité de la coutume parce que les ayant hérités de leurs ascendants. Au lieu de rendre l’occupation des sols conforme à la réglementation domaniale et urbanistique, ces représentants en quête de gratifications et de pourboires favorisent par leurs attitudes de complaisance la transgression des normes urbanistiques. C’est ce que Valérie, 35 ans, commerçante, résidente au quartier Mokolo à Yaoundé mentionne en déclarant que : « les gens de la mairie viennent souvent ici, ils laissent leur 140
travail, ils prennent l’argent, disant que c’est le Maire qui les envoie. Quand on part voir le Maire, il dit qu’il n’a envoyé personne. On comprend qu’il cherche plutôt des moyens pour trouver à manger ». Dans le même ordre d’idées, PENGTA urbaniste à la commune d’arrondissement de Yaoundé IV, déplore : « malheureusement certains de nos collègues prennent l’argent, (…) et ferment les yeux, ils laissent les gens construire comme ils veulent ». Suivant ce qui précède, l’occupation des espaces non constructibles est causée par la pratique exacerbée de la corruption, qui dans une large mesure, favorise l’implication des populations urbaines à s’installer massivement sur ces espaces de « non droit ». C’est ce qui ressort des propos de Mathurine, qui avoue, Ça fait plus de vingt ans qu’on habite ici. C’était un endroit presque vierge, il n’y avait personne. […] On a acheté ce terrain aux propriétaires autochtones qui nous ont signé un contrat de vente. C’était eux l’autorité, s’il y avait un problème de terrain on partait les voir. Ce sont eux qui te montraient les limites de ton terrain. (Entretien réalisé en 2014 dans la Cadre de cette recherche).
Ainsi, l’occupation des bas-fonds marécageux est un phénomène induit par une pluralité de facteurs et des logiques plurielles qui permettent à ces acquéreurs de développer des stratégies d’accès à ces espaces.
III. Les logiques d’occupation des bas-fonds marécageux 1. La sédentarisation comme stratégie d’insertion foncière en milieu urbain L’occupation des bas-fonds marécageux n’est pas une pratique fortuite ou dénuée de toute logique. Au contraire, elle est une action rationnelle qui s’articule sur des logiques sociales diverses. La coexistence et la combinaison de ces motivations à la fois individuelles et collectives, rendent compte de cette pratique foncière. Au premier abord, l’occupation des basfonds marécageux est motivée par une logique de sédentarisation urbaine. La sédentarisation fait ainsi référence au processus par lequel l’individu s’intègre socialement et spatialement dans un milieu d’accueil. Cette logique sédentaire est nourrie par le souci qu’a un individu de s’installer ou de s’implanter durablement dans un milieu d’asile. La logique sédentaire est au cœur des enjeux d’insertion sociospatiale des populations urbaines. Pour (MIMCHE, 2007 : 377), « l’appropriation foncière et l’accès à un logement privé, qui en est le principal corollaire, sont une tendance fondamentale des comportements résidentiels, avec pour objectif l’enracinement plus durable ». Ainsi, la volonté de se fixer foncièrement en ville devient pour nombre de migrants urbains une réponse à un besoin résidentiel et social. La logique de sédentarisation permet de rendre compte de la performance de l’univers symbolique et socioculturel sur l’action des individus. De même, l’occupation des bas-fonds marécageux est dans une large mesure tributaire 141
des représentations collectives construites autour de l’habitat. Car, « la maison détient aussi une fonction symbolique essentielle. Preuve d’un nouvel enracinement, de l’acquisition du statut de citadin, elle est signe de reconnaissance sociale » (PIERMAY, 1993 : 339). L’accès à la propriété résidentielle apparaît de ce point de vue, comme une norme socialement construite, dans la mesure où, L’arrivée massive des populations de diverses origines dont le besoin prioritaire est celui de se loger, de trouver un abri, un point de chute qui leur servira de tremplin dans cette ville où la chose la moins partagée demeure un logement décent répondant aux aspirations profondes de ceux qui arrivent en ville pour la première fois, les néocitadins. Ces derniers sont, malgré tout, obligés de se construire un statut résidentiel quoi qu’il coûtera, même si cela signifie pour eux, vivre durablement dans la marginalité, la survie ou la résistance urbaine. (MBOUOMBOUO, 1996 : 03)
En effet, l’accès à la propriété foncière en milieu urbain participe à la construction de l’identité et la personnalité sociale de l’individu. En effet, avoir accès à la propriété et se construire une Maison répond à un besoin, se loger, et à une aspiration, être propriétaire. Plus que l’acquisition d’un terrain, sa construction est la préoccupation d’une vie. Elle exige des particuliers, des dépenses les plus lourdes dont le rythme suscite un mode de production spécifique. Mais la maison détient aussi une fonction symbolique essentielle. Preuve d’un nouvel enracinement, de l’acquisition du statut de citadin, elle est signe de reconnaissance sociale. (PIERMAY, 1993 : 339)
L’enracinement social des individus en milieu urbain au plan symbolique, la sédentarisation d’un individu en milieu urbain lui confère aussi le statut de citadin. Autrement dit la sédentarisation participe à la construction de la citadinité de l’immigrant. La citadinité renvoie à un particularisme identitaire. Comme telle, elle est perçue à travers l’enracinement spatial de l’émigrant. Une appartenance à la « communauté » urbaine qui se décline par l’intégration foncière et résidentielle de l’individu en milieu urbain. De ce fait, la sédentarisation urbaine participe à la construction de l’identité sociale du migrant et aboutit à l’établissement d’une catégorisation sociale. Quel que soit le lieu d’installation ou résidentiel, ce statut structure et organise les interactions entre les individus. Elle constitue le point de repère qui influence et oriente le système d’appréciation et d’évaluation identitaire. La logique sédentaire repose également sur la symbolique de l’honneur et du prestige que procure le statut de citadin, car l’installation en ville est source de fierté, d’admiration. D’après NGONO Marcelline, 67 ans, enseignante retraitée résidant au quartier Bastos-Yaoundé, Pour être respecté et considéré comme un homme mature, un responsable, il faut avoir une maison et chercher une femme. Avoir sa maison c’est un signe de responsabilité […] quel que soit l’endroit où vous construisez, la qualité de la
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maison. Lorsque vous avez construit une maison vous êtes un responsable même si vous êtes un débrouillard.
En conséquence, la logique de sédentarisation constitue un facteur non négligeable de l’occupation des bas-fonds marécageux. Car cette pratique foncière s’inscrit dans la perspective d’enracinement au sein de l’espace urbain. 2. L’émancipation résidentielle L’occupation des bas-fonds marécageux est par ailleurs suscitée par une logique d’émancipation résidentielle. Elle est généralement liée à la trajectoire résidentielle des néocitadins qui, en général, part du statut d’hébergé, de locataire, à celui de propriétaire foncier. L’émancipation résidentielle fait référence aux différents statuts résidentiels occupés par le néocitadin depuis son installation en ville. Dans cette optique, elle est la traduction d’une mobilité résidentielle et sociale ascendante de l’individu. L’émancipation résidentielle permet à un individu de passer du statut de locataire, de squatteur, d’hébergé, à celui de propriétaire résidentiel. L’émancipation résidentielle est davantage perçue comme une « mobilité sociale verticale », qui s’accompagne du changement de la position sociale de l’individu dans la hiérarchie sociale. La possession d’une propriété et la construction d’une maison sont considérées au plan symbolique comme un critère ascension sociale. Cette situation d’ascension conduit au désir d’habiter « chez soi » ; il s’agit d’un « besoin latent (et) permanent […], caractérisé par une pression (parfois) non consciente qui exerce continuellement sur le comportement de l’individu, à cause d’intérêts puissants et latents comme la volonté de puissance, la conformité sociale » (Coulibaly Sidiki, 1978 : 217). C’est en partie dans cette perspective ascensionnelle que se situent les individus qui occupent les bas-fonds marécageux car, il s’agit pour certains citadins de se déroger aux contraintes légales et sociales liées au payement du bail. Accéder au statut de propriétaire résidentiel traduit une certaine autonomie résidentielle. Comme le note Mingue Esther, (40 ans, ménagère, résident au quartier Mokolo Yaoundé) : « Je ne pouvais plus supporter la location, c’est vraiment gênant de voir tous les jours quelqu’un devant ta porte pour le loyer. Maintenant je suis chez moi, on ne viendra plus me harceler ou me demander de payer le loyer ». Cette émancipation dite résidentielle est comprise comme le passage d’un état initial de dépendance résidentielle, à une situation de relative autonomie ou d’indépendance résidentielle. Elle n’est donc pas synonyme de régression ou de démotion sociale. L’émancipation résidentielle est le fait pour un individu de partir du statut de dépendance locative d’hébergé ou de locataire à celui de propriétaire résidentiel. Sur cette base, l’émancipation résidentielle est l’un des facteurs qui favorisent la non-légitimité de l’accès à la propriété 143
au sein des bas-fonds marécageux. De ce point de vue, l’émancipation résidentielle est une variable explicative des pratiques résidentielles opérées au sein de ces espaces non aedificandi en milieu urbain. Si l’occupation des bas-fonds marécageux est suscitée primordialement par le désir d’habiter « chez soi » et de quitter la location, cette occupation d’espaces prohibés est aussi fonction de la bourse de l’acquéreur, du contexte marqué par l’aliénation foncière, et de la prédominance d’un marché foncier informel. 3. Les logiques économique et opportuniste L’occupation des bas-fonds marécageux obéit autant à une logique économique qu’à une logique opportuniste. L’enchevêtrement de ces logiques occupe une place primordiale dans la compréhension de cette pratique foncière. L’occupation des bas-fonds marécageux est en grande partie liée à leur valeur foncière. Cette valeur est assimilable à l’aliénation foncière. L’aliénation foncière dont il est question ici « est basée sur une conception mercantile de la terre qui consacre l’individu en détenteur de biens, dans un contexte capitaliste » (H. MIMCHE, 2007 : 362-363). Elle est donc au fondement du mode d’investissement foncière individuel. Il est quasiment difficile de parler d’occupation foncière en milieu urbain, sans faire référence aux logiques économiques. Elles sont au centre des transactions humaines et foncières. La terre ou le foncier est pris comme un bien marchand au même titre qu’un bien commercial. La logique économique vient se combiner à la logique opportuniste. Par conséquent, elle oriente et explique dans une certaine mesure l’accès d’une certaine franche de la population urbaine vers ces espaces marécageux. Ils constituent des facteurs stimulants et discriminants qui rendent compte de l’occupation de ces espaces fonciers. Sous cet angle, il serait difficile d’exclure la pertinence de cette variable économique et opportuniste dans l’explication, la compréhension du phénomène d’occupation des bas-fonds marécageux en milieu urbain car, Ce phénomène est en partie expliqué par le coût du terrain. Celui-ci varie d’un lot à un autre non seulement, en fonction de la superficie, mais surtout en fonction des facilités de viabilisation. En effet, plus le terrain est difficile à viabiliser et donc dangereux, moins il est coûteux. Et comme la majorité des citadins ont de très faibles revenus, ils achètent par conséquent des « lots » à hauts risques quitte à mettre 3 à 4 ans pour les « viabiliser avant de construire. (M. TCHOTSOUA, 1995 : 20).
Toutefois, il vient se greffer à cette logique économique, la logique opportuniste. L’opportunisme est en rapport avec le comportement des individus qui profitent ou tirent profit du laxisme de certains agents de l’État et parfois de la faible régulation des espaces marécageux pour s’y installer sans se soucier des risques et conséquences de leurs actions. L’enjeu pour ces populations est de s’installer spatialement malgré les contraintes 144
environnementales et les risques qu’elles en courent. Ils constituent un élément non négligeable dans la compréhension de la ruée des individus sur ces espaces. En effet, ces individus installés au sein des bas-fonds marécageux tirent aussi profit de la situation de dérégulation foncière constatée au sein des bas-fonds marécageux pour s’y établir. L’opportunisme permet d’établir le rapport entre la valeur foncière de l’espace, son acquisition et la catégorie socioprofessionnelle des occupants.
II. Occupation des bas-fonds marécageux et construction d’une urbanité des marges 1. Occupation des bas-fonds marécageux, une pratique foncière marquée du sceau de la marginalité L’usage du concept de marginalité a l’avantage de rendre intelligible l’écart qui existe entre l’acquisition légale de la terre et l’occupation privative des bas-fonds marécageux. Le concept de marginalité permet de saisir cette forme « parallèle » de tenure foncière. Cette tenure foncière est marginale dans la mesure où, les occupants de ces espaces ont recours à un mode alternatif d’acquisition foncière. Un mode qui se situe en décalage avec ce qui est légalement prescrit et permis en matière foncière. L’occupation des bas-fonds marécageux est la traduction d’une crise foncière. Elle exprime la difficulté d’une catégorie sociale à se conformer aux normes foncières et procédures administratives. Suivant ce qui précède, les stratégies populaires d’accès à la propriété foncière au sein des bas-fonds marécageux s’inscrivent dans une perspective marginale. Une situation qui se particularise par la nature, le statut de la transaction foncière, du statut juridique de ces espaces. Ces pratiques témoignent de ce que les bas-fonds marécageux sont des lieux de rémanence des pratiques foncières marginales. 1.1. Une marginalité juridique L’appropriation de la terre et l’occupation du sol y sont codifiées de même que les interventions administratives. En effet, la loi 2004/003 du 21 avril 2004 qui régit l’urbanisme réglemente les pratiques foncières au Cameroun. L’acquisition légale de la terre se fait sur la base de l’obtention des documents juridico-administratifs (notamment le titre foncier, certificat de vente du terrain, immatriculation directe ou indirecte du lot acquis). Ainsi, le décret no 76/165 du 27 avril 1976 fixant les conditions d’obtention du titre foncier modifié et complété par le décret no 2005/481 du 16 décembre 2005, en ces articles 1er, 3 et 8, notifie les modalités d’attribution, de retrait du titre foncier et de sanction des acteurs ou complices d’actes irréguliers. La loi no 80-22 du 14 juillet 1980, portant répression des atteintes à la propriété foncière et domaniale, en ses articles 2, 145
3, 4, 5 et 7 est davantage précise sur les sanctions appliquées en cas de délit foncier constaté. À cet effet, l’article 2 fixe une amende de 50 000 à 200 000F et d’un emprisonnement de 2 à 3 ans ou d’une de ces peines seulement, (a) ceux qui exploitent ou se maintiennent sur un terrain sans autorisation préalable du propriétaire et (b) les agents de l’État convaincus de complicité dans les transactions foncières de nature à favoriser l’occupation irrégulière de la propriété d’autrui. L’article 3 précise que, dans le cas visé de l’article 2, alinéa (a) ci-dessus, la juridiction compétente ordonne le déguerpissement immédiat à ces propres frais. En outre, la mise en valeur réalisée sur ledit terrain, sous forme de plantations, de constructions, ou d’ouvrages de quelque nature que ce soit est acquise de plein droit au propriétaire, sans aucune indemnité. Si le propriétaire du fonds exige la suppression des constructions, plantations, ou d’ouvrages, celle-ci est exécutée aux frais de l’occupant et sans aucune indemnité pour ce dernier, qui peut en outre être condamné pour le préjudice éventuellement subi par le propriétaire du fonds. En l’article 4, les sanctions prévues aux articles 2 et 3 ci-dessus sont applicables aux personnes qui, en violation de la législation en vigueur exploitent ou se maintiennent sur une parcelle du domaine privé de l’État, ou sur une dépendance du domaine public ou national. Les poursuites devant les juridictions compétentes concernent les atteintes portées aux domaines privés de l’État, ou sur une dépendance du domaine public ou du domaine national, ne peuvent être engagées que par l’administration dans les conditions fixées par le décret ci-dessus énoncé. L’article 5 notifie, dans le cas visé à l’article 4 ci-dessus et après une mise en demeure restée sans effet pendant 30 jours, le préfet procède à la démolition des réalisations effectuées sur ladite dépendance. Il peut à cet effet, requérir la force publique. En fin l’article 7 stipule que, le contrôle préventif de l’occupation des terrains domaniaux est assuré par les commissions de contrôle et de surveillance dont l’organisation et le fonctionnement sont fixés par décret. Cependant, la méconnaissance de ces textes par certains usagers, le laxisme des organismes de contrôle et de surveillance, ainsi que les transactions foncières illégales occupent une part non négligeable dans le non-respect de ces normes domaniales et foncières, et renforcent l’entêtement de certains citadins à s’installer sur les bas-fonds marécageux. Suivant ce qui précède, l’acquisition de la terre dans les bas-fonds marécageux épouse les contours de la marginalité qui s’exprime sous la forme de la délinquance foncière. 1.2. De la marginalité juridique à la marginalité sociale Si la configuration urbaine pendant la période coloniale s’est essentiellement articulée sur des rapports de domination, la configuration urbaine contemporaine s’est davantage articulée sur des rapports 146
d’exclusion. L’occupation des bas-fonds marécageux à Yaoundé remet ainsi en cause la pertinence de la définition de la ville comme un espace organisé. C’est dans ce sens que : « la ville n’existe pas : les divers groupes qui s’approprient l’espace et l’aménagent selon leur pouvoir et les moyens dont ils disposent, s’en font des représentations différentes ». (J.-M. ELA, 1983 : 98). De ce point de vue, la ville se présente plus comme un espace social et concurrentiel qui met en scène des groupes sociaux rivaux. L’enjeu foncier de ces groupes est de s’approprier l’espace. Car, la terre est une ressource, un capital permettant l’accumulation des richesses et d’engranger des gratifications symboliques et matérielles. Conséquence, les acteurs et groupes sociaux développent concomitamment des stratégies de prédation foncière en milieu urbain. L’acquisition de la terre devient de ce fait, un capital social qui permet de générer au sein de la ville une distinction issue du système d’écart socialement édifié et tacitement opérante entre les catégories sociales. L’occupation foncière participe de la transposition des rapports sociaux sur l’espace. Elle permet de faire ressortir à travers l’espace occupée, la distance, voire la différentiation sociale entre les individus. Autrement dit, la distance spatiale est révélatrice de la distance sociale qui se déploie de façon plus ou moins explicite au sein de la ville. L’un des principaux éléments permettant de rendre compte de cette forme de marginalité sociale est la sous-intégration de l’habitat aux équipements et infrastructures au tissu urbain planifié. Cette marginalité s’exprime en termes d’exclusion sociale. En effet, les quartiers émergents au sein des bas-fonds marécageux se présentent très souvent comme des lieux de non-droit caractérisés par la précarité de l’habitat et la déconnexion de ces espaces colonisés des services urbains. Au sein de ces quartiers les normes de recul par rapport aux voies de circulation ne sont pas respectées, l’absence de servitude et l’absence de desserte en service de la voirie au sein de ces espaces marécageux constituent des manquements qui font parler d’une forme de marginalitéexclusion. Ces caractéristiques sont perceptibles à travers la difficulté d’accès aux équipements sociaux de base, le caractère précaire de l’habitat, l’insalubrité et l’enclavement de l’environnement social. Pour NGA NDONGO, L’exclusion et la pauvreté sont le lot quotidien de la majorité des citadins. Exclusion et pauvreté s’expriment en termes […] d’inaccessibilité aux services sociaux élémentaires : eaux potables, électricité, santé, téléphone, logement, etc. […] certains secteurs de la ville sont tellement enclavés et sous-équipés qu’ils s’apparentent à ces zones de non droit qu’on rencontre en Amérique latine. (2006 : 25).
Dans leur majorité, ces quartiers « champignons » peu structurés s’illustrent comme des endroits enclavés. Très souvent dépourvus du confort urbain dont jouissent des tissus urbains modernes et planifiés, ces espaces 147
non aedificandi comportent en grande partie des maisons construites à base de matériaux de récupération tels des tôles, des bâches, et des plastiques. Les quartiers émergents au sein des bas-fonds marécageux présentent le visage d’une ville ambivalente que ces bidonvilles mettent en scène. Ces lieux exposent un paysage urbain qui entre en contraste avec la configuration des quartiers à haut standing, abritant l’élite politico-administrative et économique. L’observation attentive de l’espace urbain yaoundéen fait ressortir un zonage sociospatial. Il est le reflet des disparités sociales. Disparités perçues au moins sur trois aspects à savoir, l’aspect normatif, socio-économique et la situation géographique du site d’habitation. Au sein des quartiers haut standing, l’accès à la propriété foncière est principalement déterminé par des critères sociaux à l’instar de la position qu’occupe l’individu dans la hiérarchie urbaine, le coût et les caractéristiques de l’espace acquis, le statut socio-économique de l’acquéreur. L’occupation de l’espace au sein de ces quartiers est fondée sur des lois urbanistiques qui définissent le mode d’occupation spatial. Ces textes indiquent en fonction des zones d’habitations concernées, le type de bâti adéquat, la ventilation naturelle, la résistance des matériaux aux charges d’élévation, la disposition des toilettes ainsi que la proportion de terrain réservée aux espaces verts. Ils répondent en grande partie à la dimension esthétique de la ville, ce qui n’est pas toujours le cas au sein des bidonvilles. La configuration des quartiers émergents au sein des bas-fonds marécageux est peu respectueuse des normes d’urbanisme et est le prototype d’une urbanisation spontanée. Elle est un mode d’expression de l’exclusion urbaine à travers le foncier. La différence entre les quartiers structurés et les quartiers spontanés et souséquipés part principalement du caractère marginal et discriminatoire, voire sélectif, de l’espace en général et des bas-fonds marécageux en particulier. Comme le note fort opportunément (J.-M. ELA, 1983 : 77), L’accès au terrain s’opère par discrimination des revenus des accédants. Les moins nanties négocient avec les autochtones en marge de la loi d’où la création des quartiers non structurés. Au contraire, ceux qui disposent de revenu suffisant ont accès à des terrains aménagés et titrés. Les populations pauvres sont poussées à la périphérie en s’éloignant des centres urbains (mais aussi vers des zones inconstructibles).
CONCLUSION Il s’est agi dans ce chapitre, de montrer comment les individus résidant au sein des bas-fonds marécageux sont amenés à construire au sein de la ville, une urbanité de marge. L’analyse faite a permis d’appréhender les logiques sociales, les contraintes et les mécanismes de production de la marginalité urbaine à partir de la manière d’habiter en ville. Avec la distribution différentielle des individus, force est d’observer que l’espace habité est porteur de signes, de symboles et de rationalités qui participent à la 148
production de la différenciation sociale. Il ressort de nos investigations que les dynamiques sociospatiales liées à l’occupation des bas-fonds marécageux en milieu urbain sont le résultat des logiques de sédentarisation, d’émancipation résidentielle et, surtout, des logiques opportunistes et économiques. Cette pratique foncière est également fonction des schèmes représentatifs des individus en ce sens qu’ils structurent et induisent les manières d’investir spatialement la ville et de conquérir l’espace. Il est de ce fait difficile de sous-estimer la fonction des représentations sociales dans le processus de conquête de ces espaces officiellement contestés mais socialement prisées par une franche de la population urbaine. Car, « l’appropriation et la production (des individus au sein) de l’espace urbain restent largement soumises à des schèmes et des modèles socioculturels » (ZOA, 1995 : 187). Le processus de conquête des espaces résidentiels ne saurait donc être isolé et dissociable de l’univers socioculturel des acteurs sociaux. C’est donc autour de ce registre symbolique, collectivement partagé que se construisent, se déconstruisent et se reconstruisent « l’habiter en ville ». Un construit social qui s’articule aussi sur des interactions, des transactions sociales plus ou moins institutionnalisées. Occuper les bas-fonds marécageux à Yaoundé loin d’être un acte banal et anodin, contribue à débusquer le sens et la puissance des pratiques sociales et foncières qui se construisent autour des zones non aedificandi. Il contribue également à comprendre que les dynamiques foncières qui s’élaborent très souvent, non de façon apparente ou flagrante, mais de façon officieuse. Un palier sousterrain où s’organise, se structure l’écart des évidences la quintessence des pratiques foncières spécifiques très souvent taxées naïvement de « banal ».
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TROISIÈME PARTIE DYNAMIQUES DE FAMILLE ET DE GENRE
CHAPITRE 9 Les mutations familiales chez les réfugiés au Cameroun
Ousmanou Diallo NTIECHE Doctorant au CRFD/SHSE, URFD/SHS Université de Yaoundé 1. [email protected]
INTRODUCTION « Les mutations familiales chez les réfugiés au Cameroun », tel est le sujet qui guide cette réflexion dont l’idée émane de l’observation des pratiques quotidiennes des réfugiés installés dans les camps, les villages et en zones urbaines1 au Cameroun. Les mutations familiales observées se trouvent au cœur d’un débat permanent, autant scientifique que public. Les transformations démographiques qu’engendre cette population en quête de sécurité bouleversent les indicateurs démographiques. Tout d’abord, il est à noter une hausse de la natalité, autant dans les camps qu’en zones urbaines. Ensuite, l’augmentation des naissances hors mariages est constatée ainsi qu’une recrudescence de la monoparentalité, du nombre de familles recomposées et le concubinage. Face à tous ces constats, cette modeste propédeutique, dans une démarche structuro-fonctionnaliste, examine la pluralité des formes et fonctions familiales chez les réfugiés au Cameroun ainsi que ses implications au niveau du système de parenté. La famille se présente donc comme le centre névralgique où s’opèrent les mutations à l’œuvre chez les réfugiés urbains. Aussi bien au niveau des formes qu’au niveau des fonctions familiales et du système de parenté, des changements profonds s’observent, preuve que cette entité sociologique qu’est la famille n’échappe pas à la dynamique sociale de la société globale.
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Parler de zones urbaines ici c’est faire référence aux 02 grandes villes du Camerounais où sont implantés des projets d’assistance aux réfugiés urbains. Il s’agit des villes de Yaoundé et Douala
I. La diversité des formes familiales chez les réfugiés La famille est en constance évolution, comme le dit Émile DURKHEIM, elle est relationnelle parce que chaque réfugié est attaché à la personne de son père, de sa mère, de sa femme et de ses enfants. Elle est dite publicprivée, parce qu’elle est sous la surveillance de l’État et du HCR qui peuvent s’y introduire avec pour justificatif la défense de l’intérêt supérieur de l’enfant. Elle prend diverses formes en plus de celles traditionnellement reconnues. Les formes familiales sont diverses et variées. Chez les réfugiés, Il y a une évolution au niveau des formes familiales. En effet, en dehors de la famille nucléaire ou groupe domestique (constituée de personnes ayant un lien de parenté, vivant ensemble et composé du père, de la mère et des enfants) de la famille élargie ou parentèle (plus répandue au Cameroun et constituée des personnes ayant un lien de parenté mais ne vivant pas ensemble comme les grands parents, les oncles/tantes, les cousins/cousines et consort). Nous avons aussi des formes nouvelles à savoir la famille monoparentale (constituée d’un seul parent non marié avec au moins un enfant), et la famille recomposée (constituée d’un couple marié ou non, de personnes de sexes différents ou non, et accompagnées ou non d’enfants ; lesquels peuvent être nés d’une précédente union). À côté de tout cela, il y a aussi une autre forme de famille qui s’est développée chez les réfugiés et même chez les Camerounais, et qui est constituée des grands parents qui recueillent les petits enfants nés surtout de leurs filles qui pratiquent le sexe de survie. Dans ce genre de famille, La vulnérabilité socio-économique des parents réfugiés pousse leurs enfants à aller chercher les moyens de survie. Les filles, parfois sans qualifications et sans diplôme, transforment leur sexe en valeur marchande et proposent à quiconque leur offrirait de quoi survivre. Dans la quête de moyens de survie, elles tombent enceintes et finissent par mettre au monde des enfants qu’elles confient à leurs parents. Les grands parents tels des « baby-sitters », s’occupent ainsi de leurs petits-enfants pendant que leurs filles repartent à la quête des moyens de survie. Ce qui fait dire de ces grands-parents qu’ils sont des « Papy et Mamy-sitters ». I.1. La famille nucléaire ou groupe domestique La famille nucléaire ou groupe domestique c’est la famille au sens étroit, elle est un groupe de personnes ayant un lien de parenté et vivant ensemble. Elle se compose du père, de la mère et des enfants. Si cette forme de famille est présente chez les réfugiés de toutes les nationalités, il faut remarquer qu’elle est plus présente chez les réfugiés congolais et rwandais ; sans doute
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parce que la situation financière de la plupart d’entre eux leur permettait de conserver l’unité de leur famille pendant la fuite2. I.2. La parentèle ou famille au sens large Elle est constituée des personnes ayant un lien de parenté, mais ne vivant pas obligatoirement ensemble. C’est l’exemple des grands parents, des oncles/tantes, des cousins/cousines. Cette forme de famille est plus répandue chez les réfugiés centrafricains et tchadiens. Il est fréquent de trouver des familles où, les parents vivent avec leurs enfants qui, eux-mêmes ont des enfants avec leurs conjoints qui logent dans le domicile familial. C'est-à-dire qu’il y a un sous-ménage dans le ménage. La maison familiale qui dans ce contexte est le plus souvent une maison en chantier ou abandonnée, accueille donc tout le monde : grands parents, fils et filles, petits fils et petites filles, oncles et tantes, cousins et cousines, belle-fille et beau-fils, se débrouillent dans une promiscuité indescriptible ; l’essentiel étant de survivre en terre d’asile. I.3. La famille recomposée : un impératif de survie C’est celle constituée d’un couple marié ou non, de personnes de sexes différents ou non, et accompagnées ou non d’enfants, lesquels peuvent être nés d’une précédente union. Cette forme de famille se retrouve dans toutes les communautés. Les femmes rendues veuves ou séparées de leurs conjoints du fait des violences et des guerres, se retrouvent en terre d’asile, seules à s’occuper des enfants nés de leurs unions d’avec leurs conjoints décédés ou perdus de vue pendant les violences. Devant cette charge familiale, une aide est la bienvenue, y compris celle d’un homme qui se propose de la soutenir et, ainsi, se recompose une famille. La femme est le plus souvent le pilier de ce genre de famille car c’est sur elle que repose l’essentiel des dépenses du ménage ; l’homme étant parfois sans emploi ou irresponsable. I.4. La monoparentalité chez les réfugiés La famille monoparentale (Castels, 1999) se compose généralement d’un seul parent non marié avec au moins un enfant. Cette monoparentalité est beaucoup plus fréquente chez les réfugiés urbains centrafricains et s’explique par divers scénarii :
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La migration refuge se fait le plus souvent dans l’impréparation totale. Dans certaines familles, c’est souvent du « chacun pour soi, Dieu pour tous », l’important étant de sauver sa vie. Avec la pression de fuir le théâtre des opérations, les familles parfois se dispersent. Les familles nantis, plus mieux avisées, ont des moyens de se prendre des avions ou d’autres moyens de transport qui leur permettent de préserver l’unité de leur famille même pendant la fuite.
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– la femme ou l’homme, suite à un divorce, à une séparation ou à un décès dans le pays d’origine, pendant la fuite ou dans le pays d’asile, se retrouve seul(e) à s’occuper d’un ou de plusieurs enfants. Ainsi le divorce, la séparation ou le décès sont des facteurs de la monoparentalité ; – la femme confrontée à la dureté de la vie dans la ville camerounaise pratique le sexe de survie. Les rapports sexuels étant souvent sans protection, expose la femme aux risques de grossesses. Ne pouvant exercer un contrôle sur le déroulement de l’acte sexuel du fait de sa vulnérabilité socio-économique, et ignorant parfois sa période féconde, la femme réfugiée finie par tomber enceinte et met au monde un enfant de père inconnu ou irresponsable. Le sexe de survie conduit dans ce cadre à la monoparentalité. I.5. Sexe de survie et naissance des Papy et Mamy-sitter La vulnérabilité socio-économique des parents réfugiés notamment ceux installés en zone urbaine pousse parfois leurs enfants à aller chercher les moyens de survie. Les filles, souvent sans qualifications et sans diplômes, transforment leur sexe en valeur marchande et le proposent à quiconque leur offrirait de quoi survivre. Dans la quête des moyens de survie, elles tombent enceintes et finissent par mettre au monde des enfants qu’elles confient à leurs parents. Les grands parents tels des « baby-sitters », s’occupent ainsi de leurs petits-enfants pendant que leurs filles repartent à la quête des moyens de survie. Ce qui fait dire de ces grands-parents qu’ils sont des « Papy et Mamy-sitters ». En s’occupant de leurs petits-enfants, ces grands parents reçoivent en échange des gratifications de leurs filles sous forme de cadeaux, d’argents, une sorte de rémunération pour leur travail. Mais il faut dire que tous les « Papy et Mamy-sitters » ne sont pas toujours payés, d’autres éprouvent un plaisir immense d’élever leurs petits-enfants, sans attendre quoi que ce soit de leurs géniteurs qui parfois sont morts ou perdus de vue. Cette forme familiale est beaucoup plus présente chez les réfugiés centrafricains et congolais (COD).
II. Les fonctions familiales et la parente à l’épreuve des mutations en terre d’asile Les mutations sociales à l’œuvre chez les réfugiés ne touchent pas uniquement les formes familiales, elles s’étendent également aux fonctions de la famille et à la parenté.
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II.1. L’assistance : un déterminant de la fonction d’accumulation des ressources financières et symboliques chez les réfugiés au Cameroun Chez les réfugiés, la plupart des familles ont tout perdu. Contraintes par la guerre et les violences, ces familles ont abandonné tous biens héritables : les terres, les maisons, les entreprises et même des comptes bancaires ont été détruits, confisqués et/ou gelés. Ne pouvant retourner dans leur pays d’origine par peur d’y être persécutées, ces familles n’ont aucun bien matériel à laisser à leurs progénitures. L’unique solution qui reste, c’est l’aide humanitaire. Chez les familles des réfugiés, on ne dit plus « à chacun selon son héritage », mais plutôt « à chacun selon son assistance ». Le HCR a développé trois solutions durables aux problèmes des réfugiés à savoir : L’intégration locale3, le rapatriement librement consenti4 et la réinstallation5. Ainsi certaines familles héritent de l’intégration locale et reçoivent une assistance dans ce sens. D’autres, optant pour le rapatriement librement consenti, reçoivent également un soutien dans ce sens. Il en est de même pour les familles des réfugiés qui héritent de la réinstallation. En effet, la réinstallation est la solution durable préférée des réfugiés. Elle consiste pour le HCR d’identifier certaines familles des réfugiés présentant un certain nombre de critères de vulnérabilité socio-économique, sanitaire ou sécuritaire, et de leur trouver un pays de second asile. Ces pays de second asile sont principalement des pays développés à l’instar des États-Unis, du Canada, de la Norvège qui acceptent d’accueillir sur leur terre ces familles qui ont tout perdu afin de leur donner de nouvelles perspectives d’avenir, surtout pour leurs enfants. Ainsi, beaucoup de familles des réfugiés, ayant tout perdu dans leur pays d’origine, et qui n’avaient aucun bien matériel à laisser en héritage à leurs enfants, se retrouvent du jour au lendemain dans des pays qui leur offre la possibilité de pouvoir se reconstruire un héritage à léguer aux générations futures. Dans ce contexte, l’assistance reçue du HCR (la réinstallation) est une sorte d’héritage pour ces familles et la fonction
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L’intégration locale selon le statut du HCR consiste en l’assimilation des réfugiés dans leurs nouvelles communautés nationales et dans la mesure du possible, faciliter leur naturalisation. Certains pays notamment ceux accueillant un grand nombre de réfugiés autorisent couramment la naturalisation des réfugiés reconnus comme tels, mais d’autres leur accordent juste un permis de séjour permanent ; surtout si les réfugiés contribuent à l’économie locale. 4 Le rapatriement librement consenti est la solution encouragée par le HCR surtout lorsque le conflit a pris fin et les menaces à la sécurité physique ont disparu. Mais le réfugié doit décider de son plein gré de regagner son pays d’origine, en toute connaissance de cause et bénéficie d’une protection et d’une assistance lui permettant de rentrer dans des conditions de sécurité et de dignité. Malheureusement, dans certaines situations, la réalité est souvent tout autre et le rapatrié est contraint de fuir à nouveau. 5 La réinstallation est une solution durable très restreinte et envisagée pour des réfugiés qui sont menacés dans le pays de premier asile ou pour lesquels il n y a pas de solution durable. Pour bénéficier de la réinstallation, les réfugiés doivent remplir à la fois les critères fixés par le HCR et ceux définis par le pays de réinstallation.
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d’accumulation des ressources chez les réfugiés se trouve déterminée par le type d’assistance reçue. II.2. Des changements opérés au niveau a fonction sociale de la famille Parler des mutations au niveau de la fonction sociale de la famille revient à débusquer les changements opérés d’une part au niveau de sa fonction de socialisation et, d’autre part, au niveau de sa fonction de reproduction sociale. II.2.1. Au niveau de la socialisation Les individus refusent de prendre des habits déjà taillés avant eux, ils veulent devenir eux-mêmes tailleurs. Ce qui entraîne une tension entre l’indépendance et la dépendance, entre l’individu et le groupe (groupe conjugal). Mais cette autonomie a des limites car elle ne doit pas menacer l’existence du groupe, ni être interprétée comme la marque de défiance vis-àvis du conjoint. Chez les réfugiés, il y a une baisse du degré de dépendance féminine ; la femme réfugiée est parfois celle sur qui dépend la famille en termes de satisfaction des besoins nutritionnels, sanitaires et même de logement. Cette situation corrobore le plus souvent avec le déclin de l’autorité du mari pour les décisions concernant la vie quotidienne du ménage, et ce dernier (le mari), dénué de pouvoir financier tente de réaffirmer son autorité par le recours à la violence conjugale. La fonction de socialisation de la famille est de moins en moins assurée parce qu’il y a une certaine autonomisation de la famille par rapport à la parenté et une autonomisation de l’individu par rapport à la famille qui a du mal à jouer son rôle traditionnel d’initiatrice de l’enfant à la sexualité, au mariage, ainsi que d’agent de contrôle social selon le genre. Il y a donc un relâchement de la socialisation familiale au profit des groupes de pairs qui inculquent à l’enfant une autre construction sociale déviante de la virilité sexuelle tout en promouvant le droit au multipartenariat ; banalisant ainsi le phénomène de la prostitution. Mais il faut dire que le relâchement observé au niveau de la famille chez les réfugiés s’inscrit dans un contexte global de mondialisation, même si à cela, il faut ajouter la précarité des conditions de vie. Qu’en est-il de la fonction de reproduction sociale de la famille ? II.2.2. Au niveau de la reproduction sociale La famille chez les réfugiés assure de moins en moins sa fonction sociale, notamment, celle de la reproduction sociale. Intrinsèquement, cette fonction n’a pas changé. Ce qui a changé, c’est les modes de transmission ou de reproduction. En effet, les modes de reproduction sociale par le biais de l’héritage ont laissé la place aux modes de reproduction sociale non 158
seulement par le mérite, mais également par le biais de l’assistance humanitaire. Dans ce sillage, Émile DURKHEIM dira que la famille contemporaine manque d’horizon intergénérationnel. Le passage d’un mode de reproduction familial à un mode de reproduction à composante scolaire et humanitaire s’explique par une dépendance de la famille des réfugiés par rapport à l’assistance du HCR et ses partenaires. Néanmoins, la famille reste avec la parenté, des fournisseurs du capital social car, l’entraide familiale est un recours permanent pour bon nombre de réfugiés. II.3. La multi dimensionnalité de la parente : des mutations au niveau du type de filiation et des alliances Le système de parenté n’est pas épargné par les évolutions de la famille, il est aujourd’hui multidimensionnel. Cette multi dimensionnalité se manifeste tant au niveau des alliances qu’au niveau des filiations. Le mariage, forme d’union qui préexistait au niveau des alliances et qui pouvait se faire selon les règles d’endogamie et d’exogamie, ou être arrangé, est aujourd’hui supplanté par le concubinage et le mariage civil. Au niveau de la filiation, les guerres et les violences diverses ont entraîné chez certains réfugiés, un raccourcissement de la mémoire généalogique qui dépasse rarement les trois générations. Trois types de filiation apparaissent à ce niveau à savoir : la filiation légitime (enfant né des parents mariés), la filiation naturelle (enfant né des parents vivant en concubinage) et une filiation adoptive (chez les réfugiés, cette adoption est rarement au sens légal du terme. Il s’agit dans la plupart de cas des parents réfugiés servant de famille d’accueil pour les enfants non accompagnés6). Contrairement aux types de filiation traditionnelle que sont : la filiation matrilinéaire, patrilinéaire, et bilinéaire. La filiation est la reconnaissance sociale de liens entre individus qui descendent les uns des autres. Mais si toute société reconnaît la filiation, certaines lui accordent plus d’importance que d’autres et toutes ne la définissent pas de la même manière. Les réfugiés lui accordent peu d’importance car la position sociale d’un réfugié dépend davantage de son métier ou de son assistance que de sa parenté.
CONCLUSION Déstructurée par les violences et les guerres et remodelée, reconstituée en terre d’asile, la famille chez les réfugiés est au cœur de la dynamique sociale. 6
Un Enfant Non Accompagné (ENA) est un enfant séparé de ses parents biologiques et qui se retrouve dans un pays d’asile sans aucun membre de sa famille ou tuteur légal. Ce genre d’enfant est le plus souvent placé dans une famille d’accueil par le HCR qui lui accorde une attention particulière.
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Son évolution au niveau de sa définition, de ses formes, ainsi que de ses fonctions, est porteuse de nombreux possibles (Balandier, 1971). Chez les réfugiés, la plupart des familles ont tout perdu. Contraintes par la guerre et les violences, ces familles ont abandonné tous biens héritables : les terres, les maisons, les entreprises et même des comptes bancaires ont été détruits, confisqués ou gelés. Ne pouvant retourner dans leur pays d’origine par peur d’y être persécutées, ces familles n’ont aucun bien matériel à laisser à leurs progénitures, l’unique solution qui reste, c’est l’aide humanitaire. Chez les familles des réfugiés, on ne dit plus « à chacun selon son héritage », mais plutôt « à chacun selon son assistance ». La famille chez les réfugiés ne se définit plus comme une institution sociale qui prend son origine dans le mariage et composée du mari, de la femme et des enfants nés de leur union et unis par des liens légaux. Aujourd’hui, l’évolution et les mutations que connaît cette notion obligent à le définir par ses fonctions car elle ne prend plus nécessairement son origine dans le mariage (union libre), elle peut réunir des gens de même sexe ou des recompositions de famille. La famille est donc devenue à la fois un groupement et une institution sociale. Au niveau de ses fonctions, la famille assure de moins en moins sa fonction sociale. Tel est le constat de François DE SINGLY (1993). Chez les réfugiés, la plupart des fonctions de la famille est prise en charge par d’autres institutions (l’État, le HCR et autres organismes internationaux et nationaux). Elle perd progressivement sa fonction de socialisation ; l’école et les groupes de pairs jouant pleinement ce rôle. En outre, la fonction de reproduction sociale de la famille n’a pas échappé à la mutation. Mais ce qui a vraiment changé au niveau de la fonction de reproduction, ce n’est pas la reproduction sociale elle-même, c’est le mode de reproduction sociale. En effet, le mode de reproduction sociale par le biais de l’héritage a laissé la place non seulement au mode de reproduction sociale par le biais du mérite scolaire comme le souligne De SINGLY, mais également au mode de reproduction sociale par le biais de l’aide humanitaire.
BIBLIOGRAPHIE BALANDIER Georges, 1971. Sens et Puissance, les dynamiques sociales, Paris : PUF. CASTELLS Manuel, 1999. Le pouvoir de l’identité. L’ère de l’information, chapitre IV : « La fin du patriarcat. Mouvements sociaux, famille et sexualité à l’ère de l’information » : 169-294. De SINGLY François, 1993. Sociologie de la famille contemporaine, Paris : Éditions Nathan. 1996. Le Soi, le couple et la famille, Paris : Éditions Nathan.
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CHAPITRE 10 Sociologie africaine et rapports de genre : analyse de la capitalisation des dynamiques économiques au Cameroun
Achille PINGHANE YONTA Enseignant-Chercheur/Département de sociologie Université de Yaoundé I [email protected]
INTRODUCTION La sociologie africaine se démarque de par sa posture d’analyse par la prise en compte des dynamiques endogènes et exogènes dans l’étude des sociétés africaines. Elle rejette les arguments développés par les chercheurs occidentaux et qui attribuaient aux Africains la mentalité prélogique, la barbarie. Elle montre que les sociétés africaines ont une histoire et ne sauraient être étudiées avec les mêmes grilles d’analyse que les sociétés occidentales. La singularité des sociétés africaines réside dans le « fait colonial » qui a constitué un événement traumatisant pour l’Afrique. La colonisation constitue la principale force exogène de changement et mérite une attention particulière dans l’étude des sociétés africaines. Les rapports de genre en Afrique en général et au Cameroun en particulier se construisent et se déconstruisent sous l’influence de ces deux facteurs de changement. Ces deux forces de changement social n’ont pas la même portée en termes d’incidences sur les rapports de genre. Les hommes et les femmes construisent eux-mêmes leur quotidien, à travers la reproduction, la transformation des formes sociales passées d’une part, tandis qu’ils innovent, inventent de nouvelles manières de penser, d’agir, d’autre part. La question de domination et de sujétion dans les relations homme femme trouve un sens dans l’analyse de ces facteurs de changement. La ressource économique étudiée dans le présent texte est d’un enjeu capital et même primordial dans la production des rapports de genre.
L’étude des relations de genre dans la société camerounaise ressort une division sexuelle du travail qui repose sur la complémentarité entre les sexes, et une division sociale du travail qui fonde non seulement les inégalités entre les sexes, mais qui est au fondement de l’opposition domination / sujétion entre les femmes et les hommes. Les dynamiques sociales offrent des possibilités de construction, de déconstruction et de reconstruction des rapports de genre par la capitalisation des ressources socio-économiques. En ce sens, la sociologie africaine trouve dans les rapports de genre un terrain d’étude fertile.
I. L’analyse genre dans une perspective de la sociologie africaine a. Les fondements de la sociologie africaine Une étude de la construction des normes et des valeurs sociales, des pratiques socioculturelles discriminatoires entre les sexes permet de relever, dans un premier temps, les fondements, les objectifs, la logique qui soustendent les rapports inégalitaires entre les sexes, et dans un second temps, les restructurations sociales engendrées par les mutations sociales, les mécanismes de déconstruction ou de maintien de l’opposition domination/sujétion entre les sexes, et surtout la manipulation du système de référence. La sociologie africaine permet de ce fait de dégager la responsabilité des facteurs endogènes et exogènes dans la construction, la déconstruction et la restructuration des rapports sociaux de sexe dans une logique inégalitaire, et montre qu’au quotidien, « ce sont les statuts tenus par chacun dans la société qui autorisent l’utilisation des représentations symboliques, afin de réactualiser les rapports de force [et que] l’ordre social passe par la quête permanente d’une domination des hommes sur les femmes que l’on trouve dans les discours qu’entretiennent entre elles l’idéologie et les pratiques symboliques et sociales (Élisabeth COPET-ROUGIER, 1985 : 153 et 179). Dans l’analyse genre, la sociologie africaine s’appuie fondamentalement sur les travaux de sociologues et d’ethnologues tels : Henri NGOA (1974, Non, la femme africaine n’était pas opprimée), de Jean-Pierre OMBOLO (1990, Sexe et société en Afrique noire) et de Jean Marc ELA. NGOA montre comment l’entreprise coloniale a imposé les modèles occidentaux des rapports de genre aux Africains. En se fondant sur les préjugés entre les races1 et entre les sexes, les colons se sont donnés pour tâche de, « dénoncer la situation de la femme négro-africaine. Situation soi-disant de totale dépendance vis-à-vis de l’homme, d’être inférieur et réduit à l’état servile. La femme noire était une personne à libérer. Aussi, les Ministères des colonies et 1 À ce sujet, lire utilement l’ouvrage d’Arthur DE GOBINEAU, Essai sur l’inégalité des races humaines, Paris, Pierre Belfond, 1967
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les différentes Églises chrétiennes se sont-ils employés, en toute quiétude, à saper nos foyers, où femmes et enfants subissaient, prétendait-on, la tyrannie de l’homme (Henri NGOA, 1974 : 5).
Cette idéologie a servi de fondement et de justificatif à la mission civilisatrice de la colonisation. Dans un contexte où, « la femme occidentale est un être totalement dépendant de l’homme, écarté des domaines politique, économique, culturel et religieux, un être sans "nom" propre », et que « la négro-africaine apparaît comme une personne libre, partageant avec l’homme tous les domaines de la vie sociale » (Henri NGOA, 1974 : 7 et 16), la colonisation a constitué le tremplin pour l’asservissement des femmes africaines, tout comme elle a déstructuré les relations de genre en imposant l’homme comme un être supérieur à la femme. Les différences entre les femmes et les hommes se fondent sur l’identité sexuelle. Le sexe est donc le levier de la différentiation sociale entre les individus. Jean-Pierre OMBOLO (1990) a étudié cette question et a constaté que les femmes ne connaissaient pas une marginalisation dans les pratiques socioculturelles originelles. Il fonde sa recherche sur le sexe et analyse « les vertus naturelles et mystiques des organes génitaux et leurs sécrétions » pour aboutir à la question du pouvoir entre les sexes. Le sexe est donc cet organe qui définirait les ressources et les marges de manœuvre des femmes et des hommes dans le champ du pouvoir naturel ou mystique. Le sexe de la femme comporte dès lors de grands pouvoirs, que les hommes ne peuvent pas totalement contrôler. À ces grands pouvoirs que comporte ainsi le sexe de la femme, celui-ci est utilisé dans les sociétés pour attirer, comme chez les Beti, les plus grands malheurs sur les hommes. (…) Le sexe de la femme est mis aussi de temps à autre à contribution dans la magie de protection et la magie de séduction. (…) L’organe génital de la femme est une réalité puissante et, à l’occasion, fort dangereuse. (…) Le sexe de l’homme comporte lui aussi des propriétés mystiques, même si du point de vue de l’intensité de ces dernières, il ne peut pas rivaliser avec celui de la femme » (Jean-Pierre OMBOLO, 1990 : 95, 96 et 97).
De cette analyse, les rapports traditionnels de genre ne pouvaient guère se décliner en opposition domination/sujétion en faveur des hommes. La lecture des sociétés africaines à la lumière des grilles occidentales a conduit plusieurs chercheurs à une mauvaise appréhension de la réalité, et par conséquent aux écrits erronés. « Ces auteurs, tout compte fait, ne font que rééditer l’erreur classique des anthropologues ethnocentristes du Xe siècle, erreur qui consiste à appréhender et à juger les phénomènes culturels d’autres sociétés, non en partant de la logique interne de ces dernières pour découvrir comment ils s’intègrent dans l’architecture d’ensemble de l’édifice social, mais de l’extérieur et par rapport à la seule culture occidentale, la culture étalon ; dans cette perspective, toute déviation par rapport aux canons culturels occidentaux était considérée comme
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une marque de primitivité destinée à disparaître à mesure que l’on s’approcherait de l’idéal occidental (Jean-Pierre OMBOLO, 1990 : 124).
Valentin NGA NDONGO s’inscrit dans cette perspective pour recommander une appropriation de la science, notamment de la sociologie, par les Africains, capables de produire de l’intérieur, et donc sans préjugé ou idéologie de comparaison, un savoir authentique sur les réalités africaines. « L’Afrique ne saurait laisser à d’autres le soin de lui fournir les éléments de cette explication et de cette compréhension d’elle-même. Ce serait une démission lourde de conséquence pour le présent et le futur des Africains en tant que sujets de leur histoire, de l’histoire tout court » (Valentin NGA NDONGO, 2003 : 35). La lecture de la société africaine par les Africains eux-mêmes permet l’évacuation des stéréotypes. Dans cette perspective, la sociologie africaine montre comment la colonisation structure encore le quotidien des Africains, et singulièrement les rapports de genre, surtout dans un contexte d’imbrication avec les forces endogènes. Maints auteurs tentent d’expliquer l’Afrique contemporaine en se passant de la colonisation, soidisant qu’elle n’était qu’un simple épisode, et que de nos jours, seuls les facteurs internes expliqueraient la société actuelle. Ce que Valentin NGA NDONGO (2008) réfute dans « Les mensonges scientifiques du nouvel africanisme politique », où il montre la permanence de l’entreprise coloniale en Afrique. Les rapports de genre ont été structurés par la colonisation et le sont encore, non seulement par la néocolonisation ou la mondialisation, mais aussi par une permanence du legs colonial qui a provoqué un réel traumatisme chez les Africains. « Il ne s’agit, évidemment pas, de tomber dans l’autre travers, pour évacuer, de l’analyse des sociétés africaines, des facteurs internes et trouver, en Occident, le bouc émissaire commode du continent noir. Les facteurs internes ne sauraient être mis sous le boisseau : leur rôle est réel mais non exclusif. (…) La sociologie africaine gagnerait, dès lors, à prendre en compte les nouvelles dynamiques sociales résultant des mutations de l’économie africaine de ces dernières décennies, en s’intéressant particulièrement aux nouvelles dynamiques paysannes, à l’émergence et à la confrontation des forces sociales engendrées par le processus de modernisation, aux représentations sociales suscitées par les nécessités du développement et de la croissance économique. Celle-ci a profondément modifié la structure sociale, en créant de nouvelles classes sociales ou en creusant des disparités et des inégalités de toutes sortes (Valentin NGA NDONGO, 2003 : 45-46).
Les inégalités entre les sexes sont aujourd’hui au cœur de grandes problématiques qui engagent non plus seulement l’interaction entre les individus, mais la cohésion sociale, la sécurité sociale, et par conséquent, le développement de la nation. S’interroger sur les éléments qui structurent les relations socialement construites entre les femmes et les hommes en Afrique en général et au Cameroun en particulier, revient inévitablement à
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questionner l’histoire dans toutes ses dimensions, et surtout les faits majeurs qui auraient une incidence quelconque sur les femmes ou sur les hommes. b. L’apport de la sociologie dynamiste dans l’analyse des rapports de genre L’étude des relations entre les sexes sous formes des dynamiques sociales tient du fait que les hommes et les femmes, dans leurs interactions quotidiennes, construisent des rapports qui ouvrent de fois sur des conflits. Geneviève FRAISSE (2004 : 73) soutient : « qui dit conflit dit rapport. Le rapport de domination entre les sexes, la permanence de la domination masculine, s’avère confirmé par l’histoire comme par l’anthropologie. La notion de conflit a l’avantage de renvoyer aussi à la résistance des dominés, en l’occurrence les femmes ». La sociologie dynamiste a pour vocation d’étudier les dynamiques sociales, le changement social sous toutes ses formes. Elle explique les mutations sociales par des facteurs internes et externes. La réalité sociale est sans cesse mouvante, et cette dynamique peutêtre impulsée du « dedans », par les forces endogènes, c’est-à-dire un processus de dynamisation interne, ou du « dehors », par les forces extérieures mises en contact avec les forces internes. Cette réalité se comprend dans un contexte où, soutient Valentin NGA NDONGO (2003 : 42-43), il n y a pas, dans la société (et surtout pas dans la société africaine) une soumission totale et une résignation sans appel des soi-disant incompétents, des illettrés, du petit peuple des villes et des campagnes, des minorités, des marginaux, etc. [Les hommes et les femmes] participent tous à la construction, au jour le jour, de la réalité sociale, à leur niveau et avec leur moyen ».
Pour Georges BALANDIER (1981 : 21-22), « l’ambition n’est plus de reconstituer les longues perspectives du changement, de déterminer dans l’immédiat les stades ou les étapes de l’évolution, mais de saisir les jeux des mécanismes internes qui provoquent du dedans, la modification ou le changement des groupes et systèmes sociaux. ». La société ne pourrait donc se lire en dehors de ce champ de rencontre entre les forces endogènes et les forces exogènes. Cette théorie dynamiste telle que développée par Georges Balandier est « une sociologie qui décortique les structures d’une société, met en évidence les conflits qui l’animent, dégage par l’analyse les zones où les individus sont opprimés, les contradictions entre les pratiques sociales et les idéologies, les procès d’enfermement ou au contraire les chances d’ouverture. C’est une sociologie résolument tournée vers la transformation des sociétés, donc vers le progrès (Jean ZIEGLER, 1980 : 22).
La sociologie dynamiste est essentiellement critique et s’inscrit dans la même posture que la « sociologie des profondeurs » développée par Georges 165
GURVITCH (1968) à travers l’analyse des différents paliers de la société. Pour ce dernier, la réalité sociale se présente en deux paliers : le palier manifeste et le palier latent, c’est-à-dire officiel et officieux. En ce sens, Peter BERGER (1973 : 53) remarque que les faits sociaux ne sont pas ce qu’ils paraissent être. « Les façades ne nous apprennent strictement rien – elles témoignent seulement d’une architecture conforme aux goûts d’un groupe ou d’une classe sociale. Les mystères sociaux se cachent derrière ces façades. Le désir de pénétrer ces mystères s’apparente de très près à la curiosité sociologique. » Jean ZIEGLER (1980 : 20) abonde dans le même sens en soutenant que, « ce qui est le plus caché est le plus véridique. Ce qui est montré est à expliquer par ce qui ne se montre pas (…), c’est ce qui n’apparaît pas dans la production de la société par elle-même que la sociologie doit débusquer, démasquer, mettre au jour (…), ce qui est caché l’est volontairement. Dans l’étude des dynamiques sociales, cette théorie permet de questionner les facteurs qui sont à la base de la restructuration des rapports de genre. De plus, les relations hommes - femmes ne peuvent pas se lire sous le seul prisme du manifeste, car, la « vérité » pourrait se situer au niveau latent, au niveau officieux. Il est question d’aller au-delà des apparences, du manifeste, pour explorer en profondeur, sur le palier officieux ou latent, les différentes mutations que connaissent les rapports socialement construits entre les sexes. Dans cette perspective, la question du pouvoir entre les femmes et les hommes est porteuse de « sens » et de « puissance » dans la mesure où, le pouvoir manifeste pourrait s’écrire sous la dictée du pouvoir latent. Quelles peuvent être les motivations profondes des actions des individus ? Dans la production de la réalité sociale, les femmes et les hommes disposent toujours des causes inavouées, difficilement déchiffrables, avec un objectif clairement défini dès le départ. En ce sens, les sociétés ne sont pas ce qu’elles paraissent être, ni ce qu’elles prétendent être. Elles s’expriment à deux niveaux au moins ; l’un superficiel, présente les structures « officielles » si l’on peut dire ; l’autre profond, assure l’accès aux rapports réels les plus fondamentaux et aux pratiques révélatrices de la dynamique du système social. Dès l’instant où les sciences sociales appréhendent ces deux niveaux d’organisation et d’expression, elles deviennent nécessairement critiques. C’est en corrigeant les illusions de l’optique sociale commune qu’elles progressent sur le terrain de la rigueur scientifique (Georges BALANDIER, 1981 : 7).
« Les dynamiques du dedans et du dehors » (Georges BALANDIER, 1981 : 11) influencent de manière permanente les rapports de genre. Rien ne pourrait se comprendre dans ce cadre en faisant abstraction d’un de ces deux facteurs. Jean Marc ELA (1990 : 12) écrit à ce sujet : « le lieu d’intelligibilité des sociétés africaines se définit autour de la confrontation entre les dynamiques du dehors et les dynamiques du dedans ». Yao 166
ASSOGBA (2007 : 45) ajoute, dans cette même logique, que « la sociologie doit se faire aussi « par le bas ». C’est en appréhendant le social « par le bas » que l’on peut comprendre les transformations et les mutations en cours dans le milieu rural et le milieu urbain en Afrique. Mais la démarche d’analyse doit être de telle sorte qu’elle permette de prendre en compte le rapport dynamique entre « le bas » et « le haut ». Le principal élément d’analyse en termes de « dynamiques du dehors » est la colonisation qui, à travers ses multiples missions, a procédé à une masculinisation de l’économie. Cette réalité continue à régir la société actuelle. La colonisation n’a pas constitué un « épiphénomène ». Valentin NGA NDONGO (2008 : 75) soutient à cet effet : pour étudier l’Afrique et la comprendre, le chercheur doit partir de la colonisation. (…) L’analyse des sociétés africaines doit tenir compte de la relation de causalité qui existe nécessairement entre la situation coloniale et la société postcoloniale qui en est l’émanation, pour expliquer les problèmes actuels de l’Afrique par les séquelles profondes et durables de la colonisation, une entreprise de dépossession, de déculturation, de domination brutale.
II. La ressource économique et les rapports de genre La division sociale du travail entre les sexes a été construite au travers des dynamiques endogènes et exogènes et a pendant longtemps institué une ségrégation du champ social entre le masculin et le féminin. De ce fait, les femmes se sont retrouvées dans l’inside, domaine de la reproduction, et les hommes dans l’outside, lieu par excellence de la production. Cette division de l’espace a eu pour principale conséquence l’institution de l’opposition domination/sujétion entre les sexes de par l’enfermement des femmes dans les secteurs non productifs. Cette ségrégation spatiale est au fondement de la domination économique, voire sociale des hommes sur les femmes. « Il s’agit plutôt de définir les relations économiques de domination et de subjugation, de privilège et de dépossession, entre hommes et femmes, dans la division du travail » (Guy MHONE, 2004 :151). a. L’enjeu de la ressource économique dans la production des rapports de genre Les rapports socialement construits entre les femmes et les hommes embrassent tous les aspects de la vie sociale et se constituent sur la base des éléments précis. Le champ économique est à plusieurs titres, le lieu idéal de construction des rapports de genre. En ce sens, Jeanne BISILLIAT et Christine VERSCHUUR (2001 : 11) écrivent : « l’économie structure l’ensemble des rapports sociaux, et en premier lieu les relations de genre ». À l’analyse, l’économie se trouve être l’un des principaux piliers de la construction des rapports de genre. De ce fait, l’accès à la ressource 167
économique et surtout son contrôle, pourraient définir le statut de chacun dans le champ social. Irène VAN STAVEREN (2001 :17) analyse le rapport entre l’économie et le genre ainsi qu’il suit : si le genre parle des relations de pouvoir entre hommes et femmes, des significations culturelles et historiques de la masculinité et de la féminité, et de l’interdépendance de ces relations et façons de penser, et si l’économie parle de la façon dont les individus gagnent leur vie en interrelation avec d’autres individus et avec l’environnement naturel, alors genre et économie sont liés par les modèles du comportement humain. Les interactions humaines naturelles, les significations de genre déterminées culturellement et les divisions économiques entre hommes et femmes sont les trois composantes d’une relation qui doit être perçue comme interdépendante. (…) Les comportements économiques et le genre sont liés "depuis Adam et Ève", et depuis aussi longtemps que les hommes et les femmes travaillent pour gagner leur vie et faire vivre les personnes qui dépendent d’eux. »
Les hommes et les femmes entretiennent des rapports ambigus avec l’argent. Autant ce dernier permet de construire, autant il peut servir à la destruction. L’argent peut être la source de la domination, de l’asservissement tout comme il pourrait constituer un levier de libération. L’argent s’avère donc être un facteur important dans la définition du type de rapport entre les individus et plus particulièrement entre les conjoints. Si les hommes et les femmes ont des rapports et une perception difficilement décryptable avec l’argent, cela tient de la pertinence de cette ressource, de son enjeu dans les rapports de genre. L’argent est une variable capitale dans l’étude des rapports de genre. Il est une ressource capitale, pertinente et pourrait être mobilisé par tous les acteurs dans les interactions sociales, et plus précisément dans le cadre de la construction de l’opposition domination/sujétion entre les sexes. Le système patriarcal dans lequel évoluent les sociétés camerounaises favorise la masculinisation de l’économie, et définit la nature des relations entre les hommes et les femmes vis-à-vis de l’argent. À partir du moment où les principes et les pratiques traditionnelles voudraient que ce soient les hommes qui prennent épouses, qui négocient, qui donnent la dot, qui soient chefs de familles, alors le rapport de chaque sexe avec l’argent pourrait s’établir de la sorte : l’homme est actif, travaille pour s’occuper de sa femme et de sa famille tandis que la femme serait passive et disposée à la consommation. Les interactions de la vie quotidienne le prouvent à suffisance. Pour Jean-Pierre WARNIER (2004 : 23), « l’argent est le plus grand destructeur des « formes » sociales et culturelles ». L’intériorisation, dans les corps et dans les cerveaux, des stéréotypes sexistes, consolide la place et la fonction de chacun vis-à-vis de l’argent. La relation asymétrique entre les sexes pourrait être assimilée à la dialectique du maître et de l’esclave où, l’argent constitue l’objet de l’asservissement. Les féministes marxistes fondent essentiellement la domination masculine sur les 168
rapports de production économique en général, et le contrôle de la ressource économique par les hommes au détriment des femmes en particulier. La monopolisation de la ressource économique par les hommes et surtout les mécanismes mis sur pieds pour en exclure les femmes témoigne de l’enjeu de l’économie dans les interactions conjugales et sociales. La division sociale du travail affecte les femmes dans les secteurs non marchands, dans les tâches reproductives alors que les hommes restent dans le champ productif afin de mieux contrôler la ressource économique. Cette division sociale du travail entre les sexes est soutenue et encouragée par les hommes car, elle satisfait leur volonté. C’est dans cette perspective que la répartition des champs d’activité en « inside » et en « outside » entre les hommes et les femmes se justifie. Andrée MICHEL (2001 : 149) montre « comment dans le modèle familial dominant, entériné par la science économique qui transforme les femmes en "femmes au foyer", le statut d’épouse permettrait de masquer un mode de production de valeurs d’usage, produit par la femme au profit du mari. Ainsi le lien de mariage permet d’occulter le lien de servage de l’épouse au mari selon "‘un mode de production domestique patriarcal" qui existe encore de nos jours parallèlement au mode de production marchand. »
Amina MAMA (1997 : 75) prolonge cette réflexion en analysant l’enjeu du travail productif et du travail reproductif entre les sexes en ces termes : les économies capitalistes ont justement divisé le travail en domaines productif et reproductif, la production étant définie en des termes économiques qui dénotent la production des biens commercialisables et d’excédents pouvant faire l’objet d’une expropriation. La plupart des calculs macroéconomiques n’ont pas tenu compte du travail relatif à la reproduction biologique et sociale, sauf lorsqu’il est effectué comme travail salarié. »
L’argent est une source d’oppression entre conjoints lorsqu’il pénètre toutes les sphères de la vie conjugale. Au sujet de la circulation de l’argent au sein des ménages, dans l’espace domestique, Damien DE BLIC et Jeanne LAZARUS (2007 :73 et 75) écrivent : « l’argent y est mêlé aux relations sociales, aux valeurs religieuses ou politiques, voire à l’intimité. » Dans ce contexte, « les acteurs procédant à des ajustements locaux destinés à concilier enjeux affectifs et économiques », se trouvent de fois, dans un dilemme qui entraîne une confusion entre les logiques affectives et les logiques d’intérêt économique. Dans ce cadre, les femmes et les hommes développent des stratégies, quoique difficile, pour discerner l’affectif de l’économique dans la mesure où, les femmes seraient très astucieuses dans la mobilisation de la ressource affective pour atteindre des intérêts économiques. Dans le cadre de la construction de la domination masculine dans le champ économique, les hommes redoutent la ressource affective dont dispose les femmes et qui ne constitue pas forcément dans une logique de soumission, mais plutôt une stratégie de négociation. 169
b. La domination des hommes par la ressource économique L’économie est une ressource très pertinente dans la construction de la soumission ou de l’asservissement des individus. Les dynamiques sociales qui ont engendré les mutations de la solidarité mécanique à la solidarité organique, sont à l’origine de la monétarisation à outrance de toutes les pratiques sociales, de la cessation de la gratuité, de la montée du capitalisme et par conséquent de l’individualisme. L’immixtion de l’argent dans toutes les sphères de la vie entraîne inévitablement une hausse de sa valeur sociale, de son importance dans les interactions quotidiennes. Dès lors, la domination des hommes sur les femmes tient aussi du rapport de dépendance économique que ces dernières entretiennent avec leurs partenaires masculins. La relation de dépendance économique qui conduit à l’asservissement des femmes résulte de la contractualisation des rapports sociaux. La possession de l’argent par les hommes leur permet de s’offrir tous les services, de répondre à tous leurs besoins. Or, les femmes sont contraintes de passer par leurs conjoints pour bénéficier de quelque chose au cas où elles seraient totalement dépendantes. Pour leurs besoins élémentaires, parfois pour répondre à leur rôle prétendument naturel de « mères nourricières », pour s’offrir des moments de détente, elles doivent recourir aux hommes. Cette réalité vise à assurer un contrôle permanent et total sur les femmes, à définir et à orienter leurs actions. La relation de soumission, d’infériorité se crée à partir du moment où les femmes se rendent compte qu’elles ne peuvent pas trouver des solutions adéquates à leurs problèmes quotidiens, et que les hommes disposent des moyens pour les satisfaire. De manière inévitable, les femmes sollicitent les hommes qui savent comment capitaliser cet instant pour affirmer leur supériorité, leur autorité et leur rôle de chef devant les femmes. De fois, quoique disposant des moyens suffisants pour répondre favorablement à la demande des femmes, certains hommes préfèrent laisser passer du temps, donner des réponses négatives afin d’exiger des femmes des supplications, des « vénérations », des courbettes, afin de vérifier l’asymétrie dans leur relation et de donner un avis, qui est fonction non pas de la pertinence du besoin exprimé, mais du degré de soumission des femmes. Les hommes construisent un sentiment d’orgueil qui annule toute notion de partenariat économique entre les conjoints. Ils s’approprient toutes les responsabilités et s’imposent comme les seuls pourvoyeurs en ressources économiques dans la famille. C’est sur cette base qu’ils élaborent des stratégies de dépendance de tous les membres de leurs familles, qu’ils développent leur supériorité et acquièrent de l’autorité et du pouvoir. De ce fait, la baisse de leur pouvoir économique, avec pour conséquence l’impossibilité de répondre aux responsabilités qu’ils se sont arrogés, entraîne des restructurations énormes dans la distribution de l’autorité et du pouvoir au sein de la famille, surtout si un autre membre de la famille et particulièrement la femme entrent dans le champ économique comme acteur. 170
La multiplication des sources de revenu chez les hommes pourrait s’expliquer par la crainte d’une quelconque chute de leur autorité ou de leur pouvoir en raison de la baisse des rentrées économiques. Les hommes développent maintes stratégies pour se surpasser et rester des maîtres, pour anéantir toute velléité de renversement de l’opposition domination/sujétion entre les sexes. La domination masculine dans le champ économique se découvre davantage dans le refus des hommes quant à l’exercice d’une fonction ou d’une activité génératrice de revenus pour leurs épouses. Quels facteurs expliqueraient cette situation assez paradoxale dans la mesure où, la course effrénée au capitalisme nécessite la mobilisation de toutes les ressources, de tous les moyens afin de pouvoir réaliser les objectifs, et que les femmes constitueraient une valeur ajoutée en ce sens qu’elles pourraient dispenser les hommes de certaines dépenses à partir de leurs propres revenus ? Cette question est d’autant plus importante qu’elle suscite une autre : quels sont les objectifs latents de cette volonté masculine d’accaparement de toutes les responsabilités sociales et particulièrement conjugales dans un contexte de pauvreté, et donc de recherche des solutions pour la satisfaction des besoins conjugaux et familiaux ? La participation des femmes à l’économie en qualité d’acteur constituerait-elle une menace pour les hommes ? En réalité, les hommes sont sensibles et même réfractaires aux initiatives économiques des femmes, en raison des différents dysfonctionnements que peuvent connaître les rapports de genre. Seulement, de nombreuses dynamiques sociales ont engendré une restructuration de la division sociale du travail et de l’espace entre les sexes, et ont conduit à « une véritable irruption des femmes dans le champ social africain » (Jean Marc ELA, 1994 : 65). Dès lors, l’entrée des femmes dans le champ économique comme des acteurs et non plus comme des agents constitue une menace à l’autorité et au pouvoir masculin. c. La libéralisation des femmes par la ressource économique L’immixtion des femmes dans le secteur économique comme des acteurs atteint non seulement les hommes dans leur fort intérieur, dans leur moi, dans leur personnalité sociale, mais aussi constitue une audace, une violation de la division sociale du travail et des représentations sociales. Le maintien ou la permanence de l’ordre inégalitaire est le souhait et l’objectif de tous ceux qui tirent profit dans une relation asymétrique. Les hommes ne pourraient pas de ce fait laisser libre cours aux femmes dans les activités économiques. Au contraire, ils se doivent de mettre sur pieds des normes et des valeurs qui les éloignent davantage de ce secteur et surtout les contrôlent au quotidien, afin d’assurer une meilleure assimilation de l’ordre social, pour empêcher toute remise en question de ce système.
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Certains hommes préfèrent vivre dans des conditions socio-économiques déplorables que d’accorder la possibilité à leurs épouses d’exercer des activités génératrices de revenus, afin de contribuer aux dépenses du couple. D’aucuns optent pour la manipulation et l’exploitation de leurs épouses à des fins personnelles. Cette dernière stratégie consiste à s’ingérer totalement dans le travail ou l’activité de son épouse, et d’en contrôler les gains ou les revenus. Nombreuses sont ces femmes qui exercent une activité génératrice de revenus, mais qui ne sont pas capables de définir à quoi servira le produit de leur effort. Sur ce point, ces mots de Damien DE BLIC et Jeanne LAZARUS (2007 : 45) se confirment : « si l’argent libère bien des relations de dépendance traditionnelles, cette libération de quelque chose ne donne pas nécessairement naissance à une liberté pour quelque chose ». À cet effet, certaines femmes exerceraient des activités qui profitent exclusivement à leurs époux. L’évitement ou l’hésitation des hommes vis-à-vis des femmes économiquement actives vient parachever cette situation. De par la pauvreté qui mine beaucoup de famille en milieu rural, un dilemme s’installe et consiste aux questionnements des règles qui consacrent l’enfermement des femmes dans les secteurs non productifs. Dans la définition des critères de choix des conjoints, les questions économiques sont très importantes. L’indépendance économique de la femme est perçue comme une menace à la stabilité du couple, du fait que cette catégorie de femme a du mal à se soumettre instinctivement à l’autorité et au pouvoir masculin. Si l’homme a construit sa domination par la ressource économique, alors il y a de quoi craindre un renversement de cet ordre par l’entrée des femmes dans ce champ. Les contraintes de la vie sociale, en l’occurrence, la montée de la pauvreté, obligent certains hommes à « prendre le risque » de rechercher exclusivement et stratégiquement des femmes économiquement actives comme partenaires ou conjointes. L’objectif visé ici serait de limiter des dépenses à l’endroit de la femme, de l’amener à contribuer aux dépenses conjugales, et même à reléguer sur elle la plupart des responsabilités familiales, question d’assurer une utilisation totale des revenus féminins et par conséquent, disposer des siens pour des fins personnelles ou encore d’asservissement des femmes. L’argent est une source de libération des femmes. Dans la société, les statuts et les privilèges accordés aux femmes sont de plus en plus fonction de leur assise financière, de leur rôle économique. Les femmes indépendantes dans le champ économique disposent par là des voies et des moyens pour intégrer la « société des hommes », c’est-à-dire participer aux activités autrefois réservées exclusivement aux hommes. L’intégration des femmes dans la prise des décisions dans les sociétés traditionnelles, fondées sur des bases phallocratiques, constitue une véritable mutation qui a une conséquence notoire dans la prise de décision au niveau macrosocial et dans la construction des rapports de genre au niveau microsocial. De même, la 172
responsabilisation des femmes à des postes de commandement territorial (sous-préfet et préfet), l’augmentation des effectifs des femmes Ministres, Députés, sont des signes qui témoignent des dynamiques en cours dans les rapports de genre. L’autonomie ou l’indépendance économique offre la possibilité aux femmes d’intégrer les autres champs sociaux et d’impulser officiellement ou en sourdine une redéfinition des statuts et des rôles entre les sexes, une redéfinition officielle ou latente des notions de chef de famille ou de ménage, dans un contexte où, les dynamiques économiques imposent des fluctuations en termes de revenus masculins et féminins. Les hommes se représentent une certaine supériorité par rapport aux femmes sur le plan financier. Difficile pour un homme d’accepter facilement l’aide d’une femme, ou encore le paiement d’une de ses factures par une femme. Au niveau des représentations sociales, c’est la logique du sexe fort et du sexe faible qui consolide la pensée des uns et des autres et qui est au cœur de la division sociale du travail. Les hommes, quel que soit leur statut, se surpassent toujours dans la plupart des cas pour rester « dignes », c’est-à-dire pour rester des « vrais hommes ». Seulement, la chute de leur pouvoir économique engendre des restructurations et des dysfonctionnements dans cet ordre. En ce sens, la domination de l’homme sur la femme, surtout celle fondée sur le pouvoir économique, n’aurait plus sa raison d’être, engendrant de ce fait, une situation paradoxale où les règles confèrent toutes les prérogatives aux hommes alors qu’ils ne disposent plus des moyens pour y répondre. Hélène GUETAT-BERNARD (2006 : 165) écrit à ce titre : « au Cameroun, aujourd’hui, alors que les hommes se doivent d’assurer l’ordre social, physique et symbolique, l’effritement de leurs assises financières met à mal leur possibilité d’imposition » et de décision dans les familles et singulièrement entre les conjoints. Dès cet instant, les femmes disposent d’importantes marges de manœuvre pour renégocier leur position sociale.
CONCLUSION Les inégalités de genre se construisent dans divers champs de la société. Dans le champ économique, l’enjeu est si grand et conduit à terme à la définition de l’autorité, du pouvoir entre les sexes. La domination sociale des hommes sur les femmes à partir de leur contrôle de l’économie ne pourrait connaître une déstructuration véritable que par une révision partielle ou totale dans ce champ. À ce titre, la chute du pouvoir économique des hommes et l’entrée des femmes dans l’économie, en qualité d’acteurs et non plus comme des agents, pourraient constituer des bases solides pour leur libéralisation du joug de la domination économique. Damien DE BLIC et Jeanne LAZARUS (2007 : 86) écrivent à ce sujet : « tous les auteurs s’accordent pour affirmer que l’indépendance financière est indispensable à la liberté des femmes. Pourtant, les représentations des rôles sociaux de sexe 173
demeurent des déterminants importants de l’organisation du couple ». Dans l’analyse genre, une différence devrait être faite entre la division sexuelle du travail et la division sociale du travail. Les féministes ont pour cheval de bataille la lutte contre toutes les structures de subordination des femmes et la recherche de l’égalité entre sexes. Seulement, ils oublient de fois que les identités biologiques imposent des différences entre les femmes et les hommes dans la société, des différences irrémédiables par nature. La capitalisation des potentialités des femmes et des hommes s’avère être le creuset de la cohésion conjugale, de l’harmonie sociale. Les sociétés camerounaises fonctionnaient sur une base d’acceptation des différences et d’admission de la complémentarité entre les sexes. Seulement, les dynamiques sociales exogènes ont provoqué une rupture épistémologique dans le cours des civilisations camerounaises en général, et dans la structuration des rapports de genre en particulier. Dès lors, rien ne peut se comprendre des rapports de genre dans les sociétés africaines en général, et camerounaises en particulier, sans une combinaison de l’analyse des dynamiques endogènes et exogènes.
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CHAPITRE 11 Le partage du pouvoir au sein des couples salariés à hypogamie féminine : conflits et compromis entre conjoints dans la prise de décision
Édith Valéry ETOLO Doctorante au CRFD/SHSE, URFD/SHS Université de Yaoundé I
INTRODUCTION Le couple salarié à hypogamie féminine désigne le type d’union conjugale où la femme détient plus de ressources en termes de revenus que son conjoint (Guichard-Claudic, 2008 : 22). Si le couple est généralement conçu comme le produit d’institutions qui conduit chaque partenaire à partager un esprit commun et une vision particulière du monde (Henchoz, 2008 : 15), les couples salariés à hypogamie féminine semblent très marqués par des envies et des besoins différents et parfois contradictoires. En effet, les dynamiques conjugales au sein de ces couples tendent à revêtir une forme atypique caractérisée par la sémantique de l’accord et du désaccord comme l’expression des rapports de force qui s’établissent entre conjoints. Aussi, mener une enquête sur les couples salariés au sein desquels le salaire de la femme est supérieur à celui de l’homme, permet de révéler une des formes contemporaines du couple africain, mais aussi d’analyser les rapports de pouvoir dans le couple dans une perspective antiféministe. Car, si selon cette perspective le modèle de la femme au foyer ou de celle qui a de faibles revenus comparés à ceux de son mari constitue la figure type de la femme victime de la domination masculine au sein de la cellule familiale, celle qui a des ressources financières plus élevés que celles de son conjoint ne subit pas forcément la même domination. Dès lors, la question de fond qui se pose est de savoir comment les rapports de pouvoir dans les couples salariés à hypogamie féminine se recomposent-ils ? À première idée, l’hypothèse que l’on peut formuler est
que les couples salariés à hypogamie féminine permettent de penser la recomposition des rôles de genre sous la pression ou l’effet du salaire supérieur de la femme. En effet, quand l’homme n’est plus le principal pourvoyeur des ressources du ménage, il devient donc possible de mettre en lumière les différentes modalités d’accès au pouvoir, par l’un ou l’autre conjoint. Il s’agit donc, non pas de considérer la domination conjugale comme s’exerçant de manière unilatérale par l’un des conjoints sur l’autre, ou, que, les possibilités de « gouverner » (De Singly, 1976 : 81) sont distribuées de façon unilatérale, c'est-à-dire tout pour l’un et rien pour l’autre, mais de montrer comment le salaire supérieur de la femme permet d’infléchir sur le partage du pouvoir au sein du couple. Ce qui fait que ce partage sera présenté comme le résultat de luttes mais aussi de compromis entre les conjoints. À partir d’entretiens semi-dirigés centrés principalement sur la prise de décision dans divers domaines de la vie domestique, il sera question de voir dans quelle mesure elle fait l’objet de disensus et de consensus au sein du couple, et si par ailleurs, elle est subie par l’un ou l’autre conjoint. En gros, il s’agira de voir qui de l’homme ou de la femme a l’ascendant sur l’autre pour le pouvoir de décider, puisque la prise de décision constitue d’une certaine manière l’enjeu crucial où se reproduisent et se réinventent les rôles sexués dans l’univers conjugal.
I. La logique conjugale du conflit Dans l’espace domestique, se développe un conflit entre les conjoints pour l’accès au pouvoir de décider. Il s’agit donc de rendre intelligible les rivalités conjugales qui peuvent éclairer l’enjeu que représente le pouvoir au sein des couples salariés à hypogamie féminine, notamment à travers le dévoilement de stratégies d’appropriation du pouvoir par chaque conjoint, ainsi qu’en étudiant les capitaux variés qu’ils utilisent pour y parvenir. I.1. Les stratégies d’appropriation du pouvoir Dans la conquête du pouvoir de décision, conjoint et conjointe adoptent des attitudes très particulières pour influencer la prise de décision. Ainsi, la domination conjugale serait exercée soit par l’homme soit par la femme dans une situation donnée et a un moment donné (Steiner, 1995 : 50). Ce qui fait que, les moyens utilisés pour parvenir à imposer son point de vue se vérifient et, du côté masculin et du côté féminin. Aussi, selon le sexe, les stratégies d’appropriation du pouvoir diffèrent.
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I.1.1. Les stratégies masculines d’accès au pouvoir Les stratégies masculines d’accès au pouvoir de décider sont de plusieurs ordres. Elles vont de la simple intimidation au préjudice physique, dernier recours par lequel la domination du mari tend à s’auto-justifier. Quelques comportements stratégiques des hommes ont donc été recensés lors des entrevues : Premièrement, le conjoint cherche à affaiblir la conjointe par le refus de négocier en revendiquant son statut de chef de famille et d’homme fort de la maison. Cette stratégie lui permet d’imprimer la pensée de sa supériorité dans le subconscient de la femme. C’est une sorte de lavage de cerveau, qui a pour but de faire de l’épouse un être passif ou béni-oui-oui, lors de la prise de décision par son adhésion totale au point de vue du mari. Deuxièmement, le conjoint procède par des menaces d’infidélité ou de divorce envers la conjointe lorsqu’elle veut franchir les limites de son insoumission. Le but de cette manœuvre est de faire taire la femme si elle ne veut pas perdre son mariage ou pousser son mari dans les bras d’une autre. Troisièmement, le conjoint hausse le ton avec un regard menaçant. Ce comportement vise à étouffer la conjointe, à l’intimider afin qu’elle ne puisse plus donner son avis sur un sujet, encore moins faire accepter son point de vue. Quatrièmement, le conjoint évoque sa frustration par rapport à ses faibles revenus. L’objectif de cette manœuvre est de faire en sorte que la femme se culpabilise ou, s’en veut, d’avoir un salaire plus élevé que son mari et compense cette situation en lui cédant le pouvoir dans la plupart des décisions à prendre. Cinquièmement, le conjoint cherche à s’imposer par son gabarit physique (taille, poids), en se tenant debout devant la conjointe. Cette stratégie a pour dessein de dissuader la femme d’intenter une action ou d’avancer une parole qui pourrait porter atteinte à son physique. Cette forme masculine d’appropriation du pouvoir aboutit donc, le plus souvent, à la violence physique, qui au demeurant, apparaît comme « le mode premier de régulation des rapports sociaux de sexe dans la société contemporaine » (Welzer-Lang, 1996 : 22). Cependant, les stratégies masculines d’appropriation du pouvoir entraînent des ripostes dans le cadre des femmes hypogames qui ne veulent pas se laisser dominer. Ces dernières ne restent donc pas passives face aux tentatives de domination masculine et développent à leur tour des stratégies pour contrecarrer le diktat masculin. I.1.2. Les stratégies féminines d’accès au pouvoir Tout comme les hommes, les femmes aussi adoptent des comportements stratégiques dans l’espace domestique pour avoir accès au pouvoir de décision. Ce qui signifie que le pouvoir du conjoint n’est donc pas toujours absolu, dans la mesure où, la conjointe veut également avoir son mot à dire. C’est dans ce sens que le conflit apparaît comme la confrontation de deux structures cognitives au moment de la prise de décision (Park, 1982 : 153), 179
car la femme finit par développer des stratégies pour dissuader l’homme d’exercer son pouvoir. Aussi, certaines épouses ont évoqué leur expérience dans un domaine précis pour influencer le résultat de la prise de décision. C’est le cas des décisions liées aux enfants et à l’organisation domestique qui sont généralement prises par elles. Cette stratégie a donc pour but, de faire reconnaître au conjoint les compétences de la conjointe, afin de les légitimer et de lui donner plus de pouvoir dans certains domaines. Par ailleurs, d’autres femmes ont révélé user de stratégies émotionnelles à travers les signes de tendresse ou d’affection exagérée et même de chantage affectif pour avoir de l’influence lors du stade final de la prise de décision. Ici, l’objectif est d’amadouer l’homme afin que la décision penche en leur faveur. D’autres encore, ont affirmé faire un certain chantage économique en mettant en avant la supériorité de leur salaire pour prétendre avoir plus de pouvoir dans les décisions. La finalité de cette stratégie est de pousser l’homme à céder le pouvoir à la femme dans les décisions dont les réalisations seront faites avec son argent. Il s’avère alors que, les stratégies féminines et masculines diffèrent en fonction des capacités physiques, mentales, psychologiques liées à chaque sexe. Aussi, sans surprise, les conjoints misent beaucoup sur leur appartenance au sexe masculin et donc sur leur virilité pour s’imposer, tandis que les conjointes jouent de leur émotivité et sensibilité pour pouvoir sortir gagnantes de la prise de décision. C’est dans ce sens que l’on dira que les comportements stratégiques que les hommes et les femmes adoptent au sein de l’espace domestique pour avoir accès au pouvoir vont de pair avec les formes légitimes de la masculinité et de la féminité. Ce qui implique que, même dans les couples salariés à hypogamie féminine, le conformisme aux identités de genre reste la posture dominante pour chaque conjoint, car les hommes ont rarement recours aux stratégies qui laissent transparaître leurs sentiments, leur émotivité ou fragilité, et les femmes n’osent pas procéder par des démonstrations de force physique. C’est dans cette perspective que la socialisation féminine refléterait l’idéologie de la soumission alors que la socialisation masculine refléterait celle de la domination (Gruen, 1991 : 23). Cependant, il n’y a pas que les stratégies qui interviennent dans les luttes conjugales pour le pouvoir de décider. Des capitaux sont également mobilisés par chaque conjoint pour y accéder. I.2. Les capitaux d’appropriation du pouvoir Dans la conquête pour le pouvoir de décision, l’apport des atouts respectifs des conjoints se manifeste également dans le partage de ce pouvoir. C’est une bataille à laquelle chaque partenaire se distingue par les capitaux dont il dispose. Ce qui fait que l’issue du conflit dépend en quelque sorte de la mise en valeur de ces capitaux qui se confrontent en intensifiant parfois la rivalité entre l’homme et la femme. De ce fait, la lutte conjugale 180
pour la prise de décision ressemble à une rivalité où chaque conjoint conscient de sa position symbolique et économique en use pour s’en approprier. I.2.1. L’apport du capital symbolique de l’homme À défaut d’avoir un salaire plus élevé que la conjointe, le conjoint a tendance à faire valoir son capital symbolique en mettant en avant la figure du mari autoritaire. L’apport de cette ressource implique l’exercice par l’homme, de la fonction de chef de famille, maître de toutes les décisions. En effet, les hommes bénéficient au sein de la cellule familiale, d’une délégation sociale du pouvoir. Pour cette raison, peu importe le montant de leurs revenus, ceux-ci usent de cette prérogative pour maintenir leur pouvoir lors de la prise de décision. Cette reconnaissance sociale du mari comme garant de l’autorité familiale a donc pour effet d’infléchir sur le partage du pouvoir entre les époux et de renforcer ainsi sa domination sur la femme. Le recours à la ressource symbolique est donc employé par le conjoint qu’au désespoir de ne pas faire entendre sa voix à cause de son infériorité économique. Ce qui lui permet de s’approprier facilement le pouvoir, souvent sans aucune contestation de la part de la conjointe qui espère dans ce cas en être toujours la digne épouse (Hoggart, 1970 : 95). On peut alors déceler sous l’apport de la représentation symbolique du mari en tant que chef de famille, les traits de l’homme despote qui dicte sa loi dans le conflit qui l’oppose à la femme. Aussi, le caractère omnipotent du pouvoir masculin, à travers la figure symbolique que représente l’époux, traduit en réalité la permanence de l’idéologie patriarcale qui tend à lui donner un plus grand pouvoir de décision qu’à l’épouse. Et cette prédominance éclaire dans ses fondements, l’autorité de l’homme sur les autres membres de la famille (Sullerot, 1969 : 60). Car, même dans le cas des femmes salariées hypogames, le partage du pouvoir tient compte du capital symbolique du conjoint comme étant nécessaire à sa prise de pouvoir. Cela constitue une résistance au transfert du pouvoir à l’épouse au vu de ses hauts revenus. Ainsi, les hommes semblent donc moins disposés à répartir le pouvoir selon une norme de l’égalité malgré leurs faibles revenus, car, en mettant avant leur ressource symbolique, ils se réservent le droit d’avoir le dernier mot en cas de mésentente. Dans cette optique, la figure symbolique que représente le mari reste le meilleur moyen pour lui de préserver son identité conjugale traditionnelle, sous-tendue par sa supériorité envers sa femme, du fait de l’intériorisation des normes dominantes Bozon, 1990 : 356). Le capital symbolique du conjoint le prédispose donc à une prise de pouvoir spontanée, qui répond à des mécanismes genrés des rapports de sexe dans l’espace domestique à telle enseigne que ses désirs priment sur ceux de la conjointe. Ce qui favorise alors son hégémonie dans le domaine de la prise de décision. Seulement, cette ressource symbolique 181
qui attribue à l’homme l’ascendant sur la femme, s’avère précaire face à la ressource économique de cette dernière, qui lui donne les possibilités de réclamer plus facilement le pouvoir. I.2.2. L’apport du capital économique de la femme Si le capital symbolique de l’homme en sa figure du pater familias qui décide tout dans la famille répond parfaitement au cadre normatif des rapports de genre, le capital économique de la femme vient bousculer ce cadre, dans la mesure où, ses revenus supérieurs peuvent être perçus comme le signe d’un manque de féminité et d’une indépendance à l’égard de l’homme, pourtant contraires à l’idée traditionnelle du couple (Birh et Pfefferkorn, 2002 : 114). En contexte d’hypogamie féminine, c’est la femme qui rapporte le salaire principal de la famille et cet apport place l’homme dans une certaine mesure en situation de dépendance. Ce qui fait que l’évocation par l’épouse de sa grande contribution financière aux charges du ménage lui permet d’influer sur les décisions. Aussi : « elle peut maintenant comme jadis l’homme, fonder sa domination sur le fait qu’elle apporte le plus et même tout au fond commun de la famille » (Engels, 1845 : 194). Cette situation a donc pour effet, de constituer une menace pour l’autorité de l’homme (Ela, 1994 : 83), puisqu’elle tend à retourner le rapport de force en faveur de la femme. Aussi, l’apport de la ressource économique de la conjointe lui permet de s’assurer que dans la plupart des situations conjugales, le rôle et la position qui lui sont traditionnellement assignés ne sont pas spontanément reproduits, et que lors de la prise de décision, il est tenu compte de sa participation considérable aux dépenses du foyer. De la sorte, lors des crises qui l’opposent à son mari, ce n’est plus forcément elle qui se plie selon la règle de la domination masculine. C’est dans ce sens que les rapports hommes dominant - femme dominée dans l’espace domestique trouvent leur condition de déconstruction dans l’hypogamie féminine. Il va sans dire que la ressource économique de la conjointe désactive sans cesse la supposée supériorité du conjoint par des processus de prise de pouvoir de celle-ci face à celui-là. De ce fait, le capital économique de l’épouse est en corrélation avec un fort pouvoir de décider, et traduit, d’un certain point de vue, un matriarcalisme qui lui accorderait la priorité dans certaines prises de décision. Aussi, si l’époux finit parfois par s’incliner devant la force économique de son épouse, c’est parce que d’une certaine manière, le pouvoir d’achat hiérarchise les rapports de pouvoir entre conjoints et conduit au pronostic selon lequel celui qui dispose d’un revenu plus important que l’autre a plus de marges de s’approprier le pouvoir de décision. Le cas de la victoire de la femme traduit alors le fait que l’écart de revenu au détriment de l’homme peut parfois l’emporter sur sa ressource symbolique.
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Sinon, le capital symbolique de l’homme et le capital économique de la femme donnent à chacun des conjoints les conditions de sa participation singulière au pouvoir décisionnel, et cela conduit le plus souvent à une influence conjointe dans la prise de décision.
II. La logique conjugale du compromis Le compromis entre les deux conjoints intervient lorsque le conflit s’intensifie au point que l’affection ou l’amour qui est le premier mécanisme de la construction conjugale (Kaufmann, 1992 : 86) s’efface au profit de la lutte. Aussi, la nécessité du compromis apparaît avec la volonté de chaque partenaire de mettre fin au conflit. La logique conjugale du consensus suppose donc une concertation entre époux et épouse, pensée sur le mode de la négociation et de la spécialisation de chaque conjoint dans des domaines précis. II.1. Le compromis lié à la négociation entre conjoints La question des arrangements éventuels entre les conjoints sous le prisme d’un partage du pouvoir négocié doit être prise en compte au sein des couples salariés à hypogamie féminine dans la mesure où, la femme gagne plus d’argent que l’homme et cela contribue à accroître son pouvoir. Aussi, la plupart des couples interrogés ont évoqué le recours à la négociation lors de la prise de décision. Cette négociation apparaît ainsi décisive pour structurer la vie en commun. Il y a donc dans l’espace domestique de ces couples, des décisions dites négociables de par leur caractère asexué, c'est-àdire qu’elles peuvent être prises par l’homme ou par la femme. Par ailleurs, s’il s’avère que la négociation n’aboutit pas toujours ou consensus (Eversston et Nyman, 2005), elle demeure néanmoins une forme particulière d’interaction dont l’issue serait d’établir l’harmonie conjugale. À cet effet, si certaines négociations peuvent être brèves, il n’en demeure pas moins que, quel que soit le résultat, cela est considéré comme une sorte d’entente conclue (Strauss, 1978 : 224). En plus, la négociation suppose une situation d’insatisfaction ou d’injustice que ressentirait l’un des conjoints par rapport à la façon dont le pouvoir est reparti. De même, le recours à la négociation suppose de faire appel à logique de « calcul » pour que les intérêts de chacun soient préservés et que les préférences individuelles soient prises en compte. Dès lors, la négociation apparaît comme un effort pour les hommes et une légitimité pour les femmes afin d’éviter tout ce qui pourrait avoir des répercussions néfastes sur la relation conjugale. Aussi, si les conjoints la ressentent comme un effort, c’est parce que traditionnellement et d’une manière générale, c’est à eux qu’incombe la tâche de décider pour la famille. Et si les conjointes la ressentent comme une pratique légitime, c’est parce que ce sont elles qui ramènent le plus de revenus au sein du couple. 183
C’est la raison pour laquelle les hommes la perçoivent comme une transgression à l’égard de leurs prérogatives de chef de famille. Négocier, signifie pour eux se rabaisser au niveau de la femme, ou l’élever à leur niveau. C’est dans ce sens que la négociation apparaît comme une pratique beaucoup plus féminine, puisque ce sont généralement les femmes qui y ont le plus souvent recours. Comme elles subissent généralement un partage inégalitaire du pouvoir, elles ont donc moins à perdre en entrant dans la négociation si celle-ci ne tourne pas en leur faveur. Dans ce contexte, la négociation devient pour la conjointe, un moyen d’imposer son choix, une sorte de ruse pour avoir l’autorité, ou même une manière de mettre le mari au pied du mur, s’il veut entrer en possession des ressources économiques de sa femme. Alors, les négociations ne conduisent pas toujours à une production rationnelle des décisions partagées, car elles prennent aussi souvent la forme de rapport de force, de décisions imposées ou arrachées (Bessin et Levilain, 2004 : 32). En effet, la mise en place de la négociation comme principe régulateur des conflits conjugaux se révèle être un indicateur de l’équilibre des rapports de force qui existe entre les conjoints, car elle est un moyen pour l’homme comme pour la femme de donner du poids à son point de vue, mais également d’inciter l’autre à y adhérer. Ce qui montre bien, que la répartition du pouvoir décisionnel au sein des couples salariés à hypogamie féminine ne peut donc être réduite à une socialisation genrée qui conduirait à des effets de sexe sur la prise de décision, puisque les rôles sexués ne sont pas toujours prégnants dans ces couples. Dès lors, peut-on dire que le recours à la négociation signale l’existence d’une certaine originalité dans le fonctionnement domestique des couples dont le salaire de la femme est supérieur à celui de l’homme. Les négociations entre les aspirations de chaque conjoint permettent de comprendre comment se fait la répartition du pouvoir en fonction des ressources de chacun. Cependant, la socialisation sexuée devient également un moyen de régler les conflits entre conjoints lorsque la décision à prendre revêt un caractère sexué, c'est-à-dire, relevant du domaine de compétences dites masculines et dites féminines. II.2. Le compromis lié à la compétence ou à la spécialisation de chaque conjoint Si le consensus lié à la spécialisation de chaque conjoint dans des domaines précis masque mal la réalité d’un couple asymétrique (Descarries et Corbeil, 1994 : 188), au sens où la contribution de plus en plus importante des femmes aux responsabilités financières du ménage n’est pas toujours compensée par un investissement comparable à celui des hommes dans le domaine du pouvoir, il permet néanmoins d’instaurer une ambiance de sérénité dans le couple. En effet, il s’avère que, le pouvoir de décider est 184
majoritairement exercé par le mari parce qu’il en aurait la compétence. Ce qui fait que la prise de ce pouvoir par l’épouse est décrite par ce dernier comme un don de sa part, une faveur qu’il lui accorde afin qu’elle puisse interférer dans son domaine de prédilection. Alors, si certaines épouses ne revendiquent pas toujours le pouvoir, c’est parce que dans une certaine mesure elles ont conscience que c’est une prérogative qui relève de la compétence de l’époux. C’est la raison pour laquelle elles s’en désinvestissent sous prétexte de leur incompétence. Le manque de compétence est donc souvent avancé pour justifier une appropriation du pouvoir de décider par l’un ou l’autre conjoint. En effet, si les compétences de l’homme sont prises pour acquises, dans le domaine du pouvoir, il n’en demeure pas moins que ce pouvoir est partagé, à partir du moment où il doit s’exercer dans des zones de spécialisation de chaque conjoint. Le poids de la socialisation spécifique à chaque sexe, contribue donc à spécialiser l’homme et la femme dans domaines bien précis. C’est pourquoi, dans la plupart des cas, les épouses obtiennent le pouvoir de décider lorsqu’il est en rapport avec les exigences liées aux tâches domestiques. Les femmes anticipent donc dans le domaine de la gestion quotidienne du foyer, parce qu’elles estiment en être les plus compétentes, et les hommes aussi le reconnaissent en leur laissant la latitude de prendre la majorité des décisions y relatives. Cette situation révèle une résistance des conjointes à renoncer à leurs prérogatives domestiques, malgré leur position d’hypogamie salariale. C’est dans cette optique que celles-ci sont rapprochées des femmes au foyer dans leur attitude face au travail domestique (Coenen-Hurther, 2004), car elles partagent toutes la même charge mentale. Ainsi, ce qui explique l’intervention d’un conjoint dans le domaine de compétence de l’autre, c’est le transfert de cette compétence, et donc de ce pouvoir à l’autre. La spécialisation des conjoints dans des tâches bien spécifiques apparaît donc comme une responsabilité domestique intériorisée, dont la prise en charge par l’homme ou par la femme, lui permet d’en assumer les pleins pouvoirs. Il est donc clair que le pouvoir de décider est exercé par les deux membres du couple en fonction de leurs capacités acquises au cours de la socialisation genrée, car l’intériorisation du sentiment de responsabilité, par rapport à certaines tâches, est bien le signe que le pouvoir de décider n’est pas l’apanage d’un seul partenaire. Aussi, si l’on compare le partage du pouvoir qui a lieu au sein des couples salariés à hypogamie féminine à celui qui a lieu dans les couples où la femme est au foyer en fonction des domaines de compétences, on verra qu’il n’y a pas réellement de différence, car l’inversion des rôles n’est pas avérée dans les premiers. D’où la continuité de la position de la femme, position de dominée, mais de manière atténuée vue que ses hauts revenus lui permettent d’acquérir du pouvoir sans toutefois altérer la structure de genre. Sinon, le compromis lié à la spécialisation de chaque conjoint dans des secteurs précis de la vie domestique reste avant tout l’expression d’une 185
division sexuée du travail qui assigne aux femmes la fonction de ménagère et aux hommes la fonction d’autorité. Ainsi, si les maris se désengagent des décisions à prendre dans le domaine ménager, c’est souvent dans le but d’adopter une identité plus conforme à la masculinité en y laissant les femmes exprimer leur féminité. Malgré l’évolution des mentalités due à l’entrée massive des femmes dans le salariat, et remettant ainsi en cause la domination masculine des hommes sur les femmes au sein du couple, les pratiques en termes de pouvoir ont pourtant peu changé dans les couples où le revenu de l’épouse est supérieur à celui de l’époux. En effet, en dépit de leurs faibles revenus, les hommes restent encore les principaux détenteurs du pouvoir au sein de la cellule familiale. Cependant, si des luttes pour le pouvoir de décider naissent, à cause de la situation d’hypogamie salariale des conjointes, le capital symbolique des conjoints impose des compromis, sur la base de la prise en compte des préférences de chacun. Aussi, la logique des négociations entre mari et femme montre bien une certaine recomposition des rôles qui n’a pourtant pas mis fin à une répartition du pouvoir favorable à l’homme.
CONCLUSION Que l’on s’en tienne à la théorie des ressources, qui stipule que, le pouvoir au sein du couple dépend des ressources comparées des époux, c'està-dire que le conjoint qui contribue le plus aux besoins de l’autre voit le pouvoir pencher en sa faveur (Blood et Wolfe, 1960 : 12), ou qu’on considère que la répartition du pouvoir est la conséquence du poids des normes sociales traditionnelles, les maris semblent toujours bénéficier du pouvoir du seul fait qu’ils soient des hommes. Ce qui explique que les rapports de force ne sont pas toujours inversés dans les couples où, la femme gagne plus que son conjoint, car il n’y a pas de retournement des rôles du point de vue de l’organisation domestique. Le conflit pour le pouvoir de décider se manifeste donc par la capacité des hommes à préserver leurs prérogatives maritales et la volonté des femmes à détenir plus de pouvoir au nom de la supériorité de leurs ressources monétaires.
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CHAPITRE 12 Les facteurs profonds de la masculinisation des entreprises forestières dans le département de la Boumba et Ngoko (Est-Cameroun)
Philippe Ferdinand ONANA Doctorant en sociologie, CRFD/SHSE, URFD/SHS [email protected]
Albert MIVO NDOUBE Étudiant en Master II, sociologie Université de Yaoundé I [email protected]
« Lorsque les femmes jouissent des droits, des chances égales dans l’éducation, la santé, l’emploi et la participation politique, elles investissent dans leur famille, elles contribuent à l’avenir de celle-ci, à celui de leur communauté et de leur pays. Quand elles sont marginalisées, maltraitées, ignorées, amoindries, alors, le progrès est impossible quels que soient la richesse et le niveau d’instruction de l’élite ». (Hillary R. CLINTON, Nations-Unies, 30 septembre 2009)
INTRODUCTION Les forêts gérées durablement apportent une contribution essentielle à la société en fournissant des avantages économiques, environnementaux et sociaux indispensables à la qualité de la vie (NKENE, 2013). C’est surement, ce qui permet de comprendre que le secteur forestier camerounais soit parmi les plus grands pourvoyeurs d’emploi au Cameroun. En 2011, il y était dénombré plus de 23 000 emplois formels créés (EBA’A ATYI et al, 2013 : xix). Mais, l’égalité des chances pour tous d’être employé, n’est véritablement pas garantie à tous les sexes dans ce secteur. Le département de la Boumba et Ngoko, compte sensiblement une dizaine de sociétés forestières parmi les départements ayant le plus grand nombre de sociétés forestières. Or, les femmes occupent moins de 5 % des emplois dans
chacune de ces sociétés. Et pourtant, le développement vise le mouvement par le haut de tout le corps social, et donc si une partie de ce corps social, en l’occurrence les femmes, est exclue du processus, ce serait ne pas satisfaire à la dimension sociale et même économique du développement durable. Ainsi donc, il convient de s’interroger sur les facteurs profonds de la masculinisation des emplois dans les entreprises forestières. Mieux, quels sont les facteurs réels qui expliquent le faible taux d’emplois féminins dans le secteur forestier au sein du département de la Boumba et Ngoko ? Pour tenter de parvenir à percer le mal profond de la réalité sociale, ce papier repose sur une analyse des inégalités basées sur le genre. Genre, entendu ici, comme un construit social et se définissant comme « l’ensemble des rôles fixés par les sociétés, et culturellement variables, que les hommes et les femmes jouent dans leur vie quotidienne tant au niveau micro (au sein de la famille) qu’au niveau macro (par exemple sur le marché du travail) » (ELLA ELLA, 2011). Les autres composantes du genre, telles que les minorités sexuelles, les handicapés, les minorités sociales, etc., sont écartées ici, par le simple fait que le sexe est transversal à toutes les autres variables sociales (on est d’abord femme ou homme avant d’être riche ou pauvre, salarié ou chômeur, handicapé ou albinos, etc.) Et, les rapports hommes/femmes (rapports sociaux de sexe), constituent la base de toute analyse sociale du genre dans la mesure où elle permet d’approfondir la question des inégalités sociales au sein des groupes sociaux. De ce fait, ce chapitre vise à évaluer et analyser le déséquilibre observé entre les sexes chez les concessionnaires forestiers. Pour réaliser cette démonstration, l’étude partira d’une présentation générale du département de la Boumba et Ngoko et des emplois féminins dans cette localité. Ensuite elle analyse les facteurs explicatifs du sous-emploi des femmes dans ce secteur d’activité. Elle fondera ses analyses sur des données issues de l’observation de terrain et des entretiens avec des acteurs clés du secteur forestier.
I. Présentation générale du département de la Boumba et Ngoko et des emplois féminins de la localité Avant d’entrer de plain-pied dans les facteurs explicatifs de la masculinisation des emplois dans le secteur forestier, il est question dans cette partie, de faire un état des lieux du département de la Boumba et Ngoko. Cet état des lieux consistera d’abord en une présentation sommaire du département en question sur les plans géographique, humain, social et économique. Ensuite, nous présenterons statistiquement les différents emplois occupés par les femmes dans les différentes entreprises forestières de la Boumba et Ngoko. Enfin, il est question de faire une interprétation de ces statistiques.
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1. Présentation sommaire du département de la Boumba et Ngoko Le département de la Boumba et Ngoko est situé dans la région de l’Est – Cameroun. Il est délimité au côté Nord par la commune de Ndélélé, côté Est par la République Centrafricaine, côté Sud par le Congo, à l’Ouest par la commune de Yola. Il est constitué de quatre (04) communes, à savoir : la commune de Gari-Gombo, de celle de Yokadouma, celle de Moloundou et celle de Salapoumbe. Sa superficie avoisine les 35 000 km2 pour une population avoisinant les 150 000 habitants (BUCREP, 2010). Il regorge d’une biodiversité et des ressources naturelles parmi les plus importantes du Cameroun. Il se situe dans une zone à climat de type équatorial guinéen caractérisé par l’alternance des saisons pluvieuses et sèches. Le tissu social est constitué des peuples autochtones et des peuples allogènes, encore appelés « les venants ». Les grands foyers de peuplement des autochtones sont constitués des Yanguré, des Mpiémo, des Mbomam, des Nvong-Nvong, des Mbimou et des Baka. Les « venants » sont constitués de tribus que l’on rencontre dans les autres localités du Cameroun, mais également d’individus d’autres nationalités : des Congolais et des Centrafricains. Le département dispose de nombreuses infrastructures sanitaires et éducationnelles. L’activité économique prédominante est l’exploitation forestière. En dehors de cette dernière l’on y pratique d’autres activités économiques telles que l’agriculture, la chasse, la pêche, la cueillette, le petit commerce, l’exploitation minière. Si l’exploitation forestière a une grande influence sur le contexte socio-économique du département de la Boumba et Ngoko, l’exploitation minière, quant à elle, est porteuse de grands espoirs pour le développement local. 2. Mosaïque des emplois féminins dans le département de la Boumba et Ngoko En observant les entreprises implantées dans la localité, l’on ne dénombre pas moins 150 ouvriers par entreprise, tous postes confondus. Au cours de cette observation, un recensement des postes occupés par des femmes a permis d’établir le tableau ci-dessous. Ce dernier permet de se rendre compte du nombre d’emploi féminin par société mais également du type de poste qu’occupent ces femmes dans chaque entreprise.
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Entreprises
Nombre de femmes
CTSC
3
CFC NGOLLA 35
6
GVI
0
SEBC LOKOMO
4
SEFAC
1
SFIL
2
STBK SENBOT
0
-
Typologie des postes Ménagère (01) Agent de sécurité1 Infirmière (01) Aide-soignante (01) Agent de sécurité (01) Agent d’entretien (02) Travailleuse domestique (01) / Infirmière (02) Gérant d’économat (01) Ménagère (01) Secrétaire de direction Aide-soignante (01) Ménagère (01) /
Source : Données collectées auprès de sources internes aux différentes entreprises au cours du mois de décembre 2015.
L’observation de ce tableau permet de dénombrer au total 16 emplois féminins. Même si les deux agents de sécurité cités en note de bas de page travaillent pour le compte d’une société de gardiennage privée, elles ne sont pas exclues dans cette étude, car malgré tout, elles sont affectées à une société forestière. Le tableau permet également le regroupement des emplois féminins compilés dans le graphique ci-dessous.
Source : les auteurs.
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Ces deux femmes ne comptent parmi le personnel de la société, elles travaillent pour le compte d’une société privée de gardiennage.
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3. Interprétation du tableau statistique représentant la mosaïque des emploi féminin dans le département de la Boumba et Ngoko Ce que l’on relève à première vue en observant ces données, c’est la sous-représentation des femmes dans ces entreprises d’exploitation forestière. En effet, le fait que pour un nombre moyen de 150 employés dans de ces entreprises, l’on ne puisse comptabiliser que 16 femmes au total, parmi tous les employés, illustre très bien le très faible taux d’emploi des femmes dans ce secteur d’activité. Elles ne représentent qu’environ 1,52 % du personnel de ces entreprises considérées dans leur ensemble. De plus, quand on observe les postes occupés par les femmes dans lesdites entreprises, l’on constate qu’elles sont dans la majorité au bas de l’échelle hiérarchique et par conséquent, aucune d’elles n’occupe un poste de cadre. En outre, les postes qu’elles occupent sont peu qualifiés : des 16 femmes recensées, 6 seulement occupent des postes nécessitant une qualification professionnelle (la secrétaire de direction, les 3 infirmières et les 2 aidessoignantes). Ainsi, en plus de la disparité criante, quant aux taux d’emplois féminins chez ces concessionnaires par rapport à celui des hommes, l’on relève également que ces femmes sont quasi-absentes de la sphère décisionnelle et sont reléguées à des tâches d’exécution, mieux encore, d’entretien, pour la moitié d’entre elles. Toutes choses qui amènent à s’interroger sur les raisons de cette quasi-absence des femmes dans les entreprises forestières. Les raisons ici sont multiples relevant entre autres de représentations liées au sexe, de la domination masculine traditionnelle observée dans ces localités, du désintérêt des femmes vis-à-vis de ce secteur d’activité et d’un déficit de formation de celles-ci, sans oublier la discrimination, dont les femmes sont victimes, sur la base de préjugés sexistes.
II. Facteurs explicatifs de la masculinisation des emplois dans le secteur forestier L’état des lieux de l’emploi féminin dans les entreprises forestières de la Boumba et Ngoko ayant été fait, il s’agit dans cette partie de traiter des éléments qui permettent d’expliquer la sous-représentation des femmes dans le secteur forestier, et partant, la masculinisation des emplois dans le secteur forestier. En d’autres termes, il s’agit de voir ce qui est à l’origine de la masculinisation des emplois relatifs au secteur forestier. Ces facteurs sont pluriels, et relèvent pour notre part, du système patriarcal, des représentations sociales du travail forestier, du caractère jugé lointain des zones d’exploitation forestière, de la discrimination à l’égard de la femme, du faible intérêt des femmes pour ce secteur ainsi qu’un faible goût pour l’aventure et enfin du laisser-faire des instances de régulation.
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1. Le système patriarcal ambiant dans les villages riverains En règle générale, en matière de recrutement, les entreprises forestières accordent la priorité du recrutement aux populations riveraines et environnantes. Lorsque la main-d’œuvre recherchée ne se trouve pas dans la population riveraine et environnante, l’entreprise prend la latitude soit à l’intérieur du Cameroun, soit à l’extérieur. De plus, lorsqu’un ouvrier doit quitter l’entreprise pour une raison ou pour une autre, s’il vient d’un village riverain ou environnant, il est, ipso facto, remplacé par quelqu’un du même village. C’est dans ce sens qu’un chef du personnel soutient : « les entreprises forestières sont tenues de par la convention collective du secteur2 à la « camerounisation » des emplois, mais aussi au développement de la localité en accordant la priorité des recrutements aux riverains ». En fonction du profil sollicité par la société, les présidents des comités paysans forêt (CPF) et les chefs de village signent au candidat, une lettre de recommandation qu’il présente au chef du personnel et au responsable social dès son arrivée sur le site. Ainsi donc, le système patriarcal est tel que les hommes exercent une « domination traditionnelle » (WEBER, 1963) sur les femmes. Dans le système patriarcal, la femme est généralement cantonnée à la sphère familiale, tandis que les autres sphères sont le domaine des hommes. De fait, pour bon nombre de ces femmes, il serait donc légitime que ce soit les hommes qui puissent exercer dans le secteur forestier, d’autant plus que, ces exploitations forestières engagent souvent le destin de la communauté tout entière, communauté où le pouvoir décisionnel est dans la majorité, si ce n’est dans la totalité, détenu par les hommes. Ce qui fait que très souvent, ce sont les hommes qui sont proposés en cas de recrutement chez les concessionnaires forestiers. Un président de CPF affirme à ce sujet : « c’est plus aisé pour nous d’envoyer nos garçons, nous sommes sûrs que non seulement qu’ils vont remplir les critères établis par la société mais en plus ils ne vont pas causer de tort majeur à la société et la communauté s’en sortira gagnante ». Un chef de village allant dans la même lancée, affirme : « si nous envoyons nos filles travailler le nombo3, qui va nous faire la cuisine au village, qui va s’occuper de nos champs, de nos enfants. De plus quand, elle va se marier, ce sont les autres qui vont bénéficier et non nous ». Il va donc sans dire qu’il s’agit ici d’une question de division traditionnelle du travail. Car pour les villages riverains, la femme doit davantage se contenter du travail domestique et champêtre, tandis que l’homme doit se vaquer au travail salarié. Mieux, la femme doit être une éternelle assistée qui ne devrait pas prétendre aux premiers rôles dans la société. Cette perception 2 Convention collective nationale des entreprises d'exploitation, de transformation, des produits forestiers et activités annexes est le document juridique qui lié toutes les exploitations des concessions forestières du Cameroun, il a subi sa dernière révision en 2013. 3 Appellation local du travail dans les sociétés forestières
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du travail féminin peut trouver son fondement dans ce célèbre verset biblique : « je ne permets pas à la femme d’enseigner ni de faire la loi à l’homme, qu’elle garde le silence » (1Th. 2 ; 11-12) 2. Les représentations sociales du travail en milieu forestier Traditionnellement, la collecte de bois de feu pour la cuisson des aliments par exemple, est très souvent dans les villages une tâche assignée aux jeunes filles et aux femmes, bien que des hommes également se livrent à cette activité. Cependant, dès qu’il s’agit de quantité de bois, plus importants et plus volumineux à l’échelle d’une exploitation forestière par exemple, les femmes ont tendance à laisser la place aux hommes. Les raisons évoquées dans ce que cas sont très souvent inhérentes à la force physique qui penche généralement en faveur des hommes : les femmes étant jugées physiquement « plus faibles » que les hommes, « ne devraient » exercer certaines activités nécessitant des efforts physiques soutenus, ou alors jugées dangereuses. Cependant, l’on peut remettre cela en cause, car la littérature française fait mention de femmes bûcheronnes (DU GARD, 1973 : 120) et l’on a même des cas concrets dans la société contemporaine, au Burkina-Faso par exemple où : « pour les femmes bûcheronnes de Bougnounou, l’argent pousse en forêt » (CTA : 2002). C’est ainsi qu’une riveraine nous explique : « nous les femmes, on ne s’intéresse pas trop à ce domaine d’activité, non seulement par ignorance, mais surtout parce qu’on nous a toujours enseignées depuis notre enfance que ce sont des travaux pour les hommes ». Ainsi, cette assertion tend plutôt à confirmer une division sexuelle des tâches dans la localité, division qui sans doute est sous l’influence du système patriciale ambiant dans la localité. En outre, les femmes sont considérées par certains comme des personnes faibles psychologiquement et par conséquent ne pouvant pas s’en sortir si les conditions de travail deviennent rudes. Le témoignage de cet ouvrier est édifiant : La quasi-totalité des travaux dans les entreprises ici n’est pas adaptée à la gent féminine et aussi les conditions ou devrais-je dire les valeurs sociales et sociétales ne sont pas vraiment des plus respectées dans ces entreprises. De ce fait, il est hors de question pour moi de laisser ma petite amie, encore moins ma propre sœur, ou même une amie qui m’est proche ou chère, postuler ou accepter un poste dans des endroits pareils, car le niveau de perversion y est splendidement horrible. Le taux de femme ne pourra augmenter qu’à condition de réorganiser le mode de vie des ouvriers en insistant sur le respect de la vie privée d’autrui et il faudrait également insister sur le niveau d’instruction minimum à l’embauche afin d’avoir un niveau de compréhension moyen des lois et règlements initiés par la société et l’entreprise.
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3. L’éloignement des zones d’exploitation forestières et l’influence des représentations collectives du système patriarcal Le département de la Boumba et Ngoko est distant de la ville de Bertoua d’au moins 250 km. Ainsi donc, la distance à parcourir ne permet pas à tous les chercheurs d’emploi de s’y rendre aisément. C’est ainsi qu’un cadre dans une société nous apprend que : « la distance est le principal facteur explicatif du faible taux des femmes dans les concessions forestières de ce département, du moins pour ce qui des ouvriers qu’on considère ici comme les "venants"». Un autre cadre de société allant dans le même sens soutient que Les sociétés forestières du département sont toutes situées en forêt et sont distantes de Yokadouma, qui peut être considéré comme le centre urbain du département. Certaines ne sont même pas couvertes par le réseau de téléphonie mobile. Je ne vois donc pas un homme prêt à laisser sa fille ou son épouse aller travailler dans ces conditions ».
Une étudiante en aménagement forestier à l’Université de Douala va encore plus loin « pour une jeune diplômée sortie fraîchement de l’école, il est impossible de quitter la « vraie civilisation » pour aller s’installer en brousse, pire encore s’il n’y a pas le réseau comme à Ouesso. Je vais gérer mon gars, mes amis et ma famille comment ? » Ainsi donc, il va sans dire que la distance a de l’influence sur le choix des candidatures féminines, notamment à cause des exigences sociales et obligations que la société fait peser sur la gent féminine. KOM Line Gaëlle, sociologue nous explique : En dehors des perceptions sociales des métiers liés à la forêt, il faut ajouter le statut de mère et d’épouse de la femme, la loi de la nuptialité veut qu’il y ait cohabitation des conjoints. Et le fait que la société africaine n’intègre pas encore dans ses habitus démographiques l’image de l’épouse absente qui voit occasionnellement sa famille, surtout que c’est au mari que revient le droit de décider où est-ce que la famille doit vivre.
4. La discrimination à l’égard des femmes par les employeurs D’après l’article premier de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDEF), cette dernière désigne : Toute distinction, exclusion ou restriction fondée sur le sexe a pour effet ou pour but de compromettre ou de détruire la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice par les femmes, quel que soit leur état matrimonial, sur la base de l’égalité de l’homme et de la femme, des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans les domaines politique, économique, social, culturel et civil ou dans tout autre domaine (CEDEF, 1979)
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Ceci dit, l’on peut également expliquer le faible taux d’emploi féminin dans les entreprises forestières en s’appuyant sur les préjugés sexistes qui perdurent dans nos sociétés4 et sur la discrimination dont sont victimes les femmes, et partant la perception des employeurs vis-à-vis de la gente féminine. En effet, à formation égale ou compétence égale, l’homme est très souvent privilégié par les entreprises, sauf pour des postes d’assistance, où le choix est majoritairement porté sur les femmes. Les responsables des entreprises forestières estiment que l’activité forestière, c’est du business, et pour que ça marche, il faut appliquer des politiques de capitalisme. Autrement dit, un système de maximisation des profits qui s’accommode moins avec des préoccupations sociales, mais plutôt avec l’adage « le temps c’est de l’argent ». Et donc, ils ne voient pas l’intérêt pour eux de prendre une femme, à qui faudra accorder et payer des congés de maternité, lui accorder et payer les heures de téter de son bébé, lui accorder tous les trois mois ou deux mois, des permissions pour aller voir son médecin, pour amener son enfant à l’hôpital. D’ailleurs le témoignage de ce directeur de société est très illustratif de cette situation. Si je recrutais des femmes comme je recrute les hommes, je ne pense pas pourvoir obtenir le même rendement. Car, ces femmes vont se faire courtiser par l’ensemble du personnel masculin, et cela peut engendrer des conflits ou une ambiance morose au sein du personnel. Par ailleurs, si elle occupe un poste sensible sans suppléant et qu’elle doit prendre des congés de maternité à chaque fois qu’elle est enceinte, ou prendre des permissions féminines (rendez-vous avec son gynéco, deuil, maladie de l’enfant etc.), je fais comment pour compenser les pertes ? Vous la prenez, elle est célibataire, un jour, elle décide de se marier et de suivre son mari, vous faites comment ?
Un responsable quant à lui estime que le travail en milieu forestier nécessite une dose d’énergie, du courage et des nerfs d’acier. Il soutient : « le nombo, c’est pour les personnes qui sont sans cœur, qui ont le sang à l’œil. Or les femmes travaillent avec le cœur et sont portées par l’instinct maternel ». Allant dans le même sens, un autre directeur de société affirme que les femmes ont des pouvoirs « surnaturels », donc, s’il recrute des femmes, elles peuvent l’amener à faire des choses qu’il ne pouvait pas faire si c’était un homme qui lui faisait ces propositions. Il affirme : « À voir seulement comment elles nous traitent dans les ménages, la manière qu’on leur obéit au doigt à et l’œil dans les maisons. Imagine donc que je les recrute en grand nombre mais ça va devenir du grand n’importe quoi. ». Les propos de ce directeur sont peut-être banals mais, ils traduisent l’état d’esprit de certains directeurs portent par l’élan capitaliste. Du reste, le témoignage ci-dessous, nous en a dit long :
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Certains parlent du « sexe des métiers », voir à ce sujet le reportage « Le sexe des métiers » disponible sur , consulté le 11/01/2016.
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J’étais en concurrence avec trois jeunes hommes pour le poste de responsable social pour une entreprise forestière dont la scierie principale est située dans la Boumba et Ngoko. Les tests écrits et oraux avaient lieu à Douala. Après les dits tests, nous étions convoqués de manière individuelle pour prendre connaissance des résultats finaux. C’est alors que les responsables m’ont avoué que j’avais la première note au test écrit comme au test oral et donc que j’étais la candidate idéale pour le poste mais comme je suis fiancée et que j’ai déjà deux enfants à charge, ils préfèrent donner le poste à quelqu’un d’autre qui est moins encombré. Ils m’ont dit que si j’étais un homme, cela ne leur aurait posé aucun problème et qu’ils me contacteraient au cas de vacance d’un poste administratif à Douala ».
5. Un faible intérêt des femmes et un faible goût pour l’aventure Le sous-emploi des femmes dans les entreprises forestières de la Boumba et Ngoko peut également être expliqué par un désintéressement des femmes, vis-à-vis des métiers de l’exploitation forestière. Ce désintéressement est le résultat des facteurs précédemment évoqués. Exercer pour elles dans le secteur forestier et plus particulièrement dans les sociétés forestières, ne figure pas aux premiers rangs de leur(s) vocation(s) professionnelle(s). De plus, l’on peut aussi relever comme corollaire à cela un manque de formation qui fait que quand bien même il y aurait des postes à pourvoir pour des femmes, ces dernières, en raison d’un déficit de formation, sont très peu compétitives sur le marché de l’emploi forestier par rapport aux hommes. En outre, il faut relever que, les femmes sont moins aventureuses que les hommes. Il est par exemple difficile pour une femme de quitter Yaoundé pour aller chercher du travail dans l’arrière-pays. Un responsable, dont l’une des missions est le traitement des dossiers de demande de stage des étudiants ou chercheurs d’emploi nous explique : Les femmes ne vont pas en aventure, je peux vous prendre un exemple récent, la société a accueilli, pour la période de juillet à septembre 2015, huit stagiaires dont une étudiante en étude d’impact environnemental. Laisse-moi vous dire que sur les huit, six dont la fille, n’avaient jamais entendu parler de notre société. Hormis, les deux candidatures de fils d’ouvriers, les garçons sont venus eux même déposer leur dossier ayant appris dans leur quête pour un stage de vacance, qu’une société existait à cet endroit. Certains ont même rédigé leur demande de stage ici sur place : ils avaient des demandes sans entête, ils disaient qu’ils remplissent l’entête en fonction des sociétés qu’ils trouvent sur leur chemin. Or pour la fille, sa candidature fut envoyée par mail par son encadreur qui connaît bien la société. Hormis cela, chaque année, la FASA de Dschang nous recommande des étudiants pour des stages ; vous verrez sur 10 dossiers, vous trouverez maximum deux candidatures féminines.
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6. Le laisser-faire de l’État et des organismes de certification L’égalité des chances pour tous est promue par l’État camerounais, de par sa constitution et depuis 2014 dans sa Politique Nationale Genre (PNG) dont le troisième axe stratégique porte sur la : « Promotion de l’égalité des chances et d’opportunités entre les femmes et les hommes dans les domaines économiques et de l’emploi » (PNG, 2014). Cependant, l’on observe un laisser-faire, un manque de régulation de la part de l’État et une absence de contraintes dans la pratique. Par ailleurs, la convention collective nationale des entreprises d'exploitation, de transformation des produits forestiers et activités annexes est également muette et inactive à ce sujet. Ce silence est également observé dans les principes et indicateurs des organismes de certification exerçant sur le territoire camerounais, et dans la localité. La prise en compte de la dimension genre n’influence en rien l’attribution ou le retrait d’une certification de gestion durable ou de légalité. Si tel avait été le cas, l’on observerait à coup sûr, un pourcentage de femme un peu plus élevé. Car en se référant à CROZIER et FRIEDBERG (1977), lorsqu’un individu est soumis à des réglementations précises, son comportement reste prévisible. Cependant, quand un individu jouit d’une autonomie, même relative, son comportement sera plus aléatoire et il aura d’avantage de pouvoir dans les faits. C’est sûrement dans ce sens que MAKOU, citée par ONANA, affirme « l’exigence d’une politique de prise en compte du genre a quelque peu échappé aux différents systèmes de certification ». Il est certes vrai, le droit d’accès à la ressource des peuples autochtones est reconnu par les différents systèmes de certification, mais, nulle part, il est véritablement question des droits des femmes en tant que groupe social distinct. Or, la certification forestière, a entre autre vocation de fournir les mêmes chances aux hommes et femmes de profiter pleinement des ressources et opportunités de l’exploitation forestière (ONANA, 2014). Et pourtant comme nous révèle un délégué départemental : Ces gens vivent sous la pression du respect des lois et règlements étatiques, même s’ils ne les respectent pas tous, ils font de leur mieux pour s’y soumettre. Mais aussi ils ont encore plus peur des organismes chargés de leur attribuer le certificat. De ce fait, selon moi, si l’État et les organismes de certification se penchent sur la question de l’emploi féminin dans le secteur, vous verrez comment en quelque seconde ça va bouger.
CONCLUSION En guise de bilan, l’objet de ce chapitre était de comprendre et d’expliquer les facteurs de la masculinisation des entreprises forestières dans la Boumba et Ngoko (Est-Cameroun). En d’autres termes, il était question pour nous de montrer les raisons pour lesquelles le travail dans le secteur forestier au sein de cette localité, est dans la quasi-totalité de « sexe 199
masculin » ce qui se manifeste par taux d’emploi féminin extrêmement faible (1.52 %). À cet effet, les idées forces que l’on a relevé pour expliquer cet état de chose sont : le système patriarcal des villages situés dans cette localité, les représentations sociales inhérentes au travail en milieu forestier, la distance des concessions forestières par rapport aux lieux d’habitation des riverains, et l’influence des représentations collectives du patriarcat, la discrimination à l’égard des femmes par les employeurs, le faible intérêt des femmes pour les métiers forestiers et un caractère moins aventureux que les hommes, le laisser-faire de l’État et des organismes de certification forestière. Compte tenu de l’importance du secteur forestier comme pourvoyeur d’emploi au Cameroun, et du rôle de premier ordre des femmes dans l’économie camerounaise, une plus grande implication des femmes et un taux d’emploi plus élevé de celles-ci dans le secteur forestier serait un levier majeur de lutte contre la pauvreté, au plan local et national. En effet, un taux d’emploi plus élevé de la gent féminine dans ce secteur peut entraîner une augmentation des revenus monétaires et non monétaires des femmes, et partant, des améliorations directes et indirectes aux conditions de vie des membres du ménage, étant donné que les enfants, les personnes du troisième âge et les handicapés ont beaucoup plus tendance à rester sous la responsabilité des femmes (VABI et al. 2001, 19). Pour ce faire, l’État, les organisations syndicales et les organismes de certification forestière peuvent instituer une politique de quotas dans l’optique d’inciter les entreprises forestières à recruter plus de femmes, mais également en encourageant celles-ci à se former dans des filières forestières.
BIBLIOGRAPHIE BUCREP, 2010. Rapport de présentation des résultats définitifs, volume III, études de monographiques régionales, tome III. CROZIER M., FRIEDBERG E., 1977. L’Acteur et le système. Les contraintes de l’action collective, Paris : Seuil. CTA, 2002. « Burkina : pour les femmes bûcheronnes de Bougnounou, l’argent pousse en forêt. », Programme de radio rurale 02/3. CTA, Wageningen : The Netherlands. DU GARD M., 1973, Les Thibault, Tome III, Folio. EBA’A ATYI R. et al., 2013. « Étude de l’importance économique et sociale du secteur forestier et faunique du Cameroun », Yaoundé : CIFOR/MINFOF, Rapport final. ELLA ELLA S.-B., 2011. « Pourquoi l’emploi domestique n’est pas encore valorisé au Cameroun ? », Communication au Colloque national sur le travail domestique au Cameroun. La Bible de Jérusalem, 2001. Rome : Les éditions du Cerf/Verbum Bible, 2001, 4e éd. NKENE C., 2013. « Introduction Normes PAFC-Cameroun », note d’information.
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ONANA P. F., 2014. « La certification forestière au Sud-Cameroun : Le cas des forêts gérées par la commune et la SFID dans la localité de Djoum. Contribution à la sociologie du développement durable », Mémoire de Master en Sociologie, Université de Yaoundé 1. ONU, 1979. Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes. RTS, « Le sexe des métiers », Reportage, disponible en ligne sur http://www.rts.ch/archives/tv/information/temps-present/4841436-le-sexe-desmétiers.html, consulté le 11 janvier 2016. VABI M. B. et al., 2001. Intégration du genre dans la mise en œuvre des projets de développement et de conservation de la diversité biologique : État actuel, Contraintes et Opportunités au Cameroun. WEBER M., 1963. Le savant et le politique, Paris : Union Générale d’Éditions.
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CHAPITRE 13 Les déterminants socioculturels de l’accès des femmes à la propriété foncière au Cameroun : impact sur la sécurité alimentaire des ménages
Protais Brice NKENGUE ABEGA Enseignant-Vacataire/Département de Sociologie Université de Yaoundé I [email protected]
INTRODUCTION La sécurité alimentaire des ménages (SAM), est décrite par le FIDA comme « la capacité des ménages à se procurer un assortiment stable et durable d’aliments adéquats ». Sur le terrain, il s’agit des mesures d’amélioration et de stabilisation des approvisionnements alimentaires des ménages en toute saison et lors des pénuries passagères ; il est également question des activités propres à assurer à long terme les approvisionnements alimentaires ; c’est aussi une attention constante à apporter à la qualité nutritionnelle des aliments, qui doivent par ailleurs respecter un certain nombre de préférences socioculturelles. Parlant de la productivité agricole, il faudrait souligner ici que cette productivité augmente énormément lorsque les femmes ont un même accès aux terres que les hommes. En Afrique subsaharienne, et au Cameroun en particulier, les femmes ont moins accès à l’éducation, à la main-d’œuvre, tout comme à la propriété et à la gestion des terres que les hommes. À accès égal leur production de maïs, de haricots, d’arachide, de manioc, de niébé et d’autres cultures augmenterait significativement. Dans notre pays, les cadets sociaux que sont les femmes et les enfants, travaillent surtout dans des parcelles contrôlées par les hommes, tandis que ces derniers travaillent surtout dans les parcelles qu’ils contrôlent et gèrent eux-mêmes. Les hommes ont un plus grand accès à la maind’œuvre extérieure et aux intrants agricoles que les femmes. Il n’est donc pas surprenant que, les parcelles des femmes aient un rendement de 20 à 40 %
inférieur à celui des hommes. Si les intrants présentement utilisés par les hommes étaient alloués aux femmes, il serait possible d’accroître la production agricole d’un ménage de 10 à 20 %. Ce chapitre s’articule autour d’une principale préoccupation, qui se décline elle aussi, en trois principaux mouvements. D’abord, la marginalisation des groupes qu’on qualifierait de sociologiquement faibles, œuvre, d’une vielle tradition socioculturelle (la terre est principalement le bien des chefs de famille). L’accès, la gestion et parfois même les bénéfices économiques de l’agriculture au Cameroun, amène à s’interroger sur les modes opératoires des catégories "vulnérables", notamment les femmes, ainsi que sur leurs stratégies de survie, lorsqu’on sait que c’est encore elles qui nourrissent pourtant nos ménages et notre pays en gros.
I. De la gestion des ressources naturelles au Cameroun Au Cameroun, le genre d’une personne influe sur ses droits de propriété ou les droits à utiliser et à gérer ses ressources foncières. S’agissant des droits de propriété, ils influencent largement la gestion foncière. Les fermiers, mieux les grands exploitants terriens, qui peuvent utiliser leur terre indéfiniment, sont plus incités à la préserver et à l’améliorer que les autres populations autochtones. Les femmes, plus que les hommes, et les autres couches sociales vulnérables, sont moins impliquées dans le processus de gestion des ressources naturelles. I.1. L’inégalité des droits de propriété entre hommes et femmes dans la gestion des ressources naturelles De toute évidence, la capacité des femmes à posséder ou cultiver des terres à long terme ne sera pas sans effet sur la gestion de leurs ressources naturelles. Au Cameroun, dans les régions productrices de cacao comme dans le département de la Lékié, la pratique des transferts de “cadeaux” pour acquérir des droits fonciers privés, reste d’actualité. En général, lorsqu’elles aident leur conjoint à développer une ferme de cacaoyers, les épouses se font payer en terre (pour lesquelles elles jouissent de droits individuels bien établis). Il faut cependant noter que, le niveau de compensation diffère ici, selon le sexe. La meilleure terre est donnée aux hommes, à partir du moment où ils plantent 20 à 25 % d’une parcelle de cacaoyers, alors que les femmes, elles, doivent en planter 40 à 50 %. La pratique des cadeaux a finalement renforcé les droits des femmes, même si à la réalité, elles n’ont véritablement accès qu’aux piètres espaces. Ces terres pour la plupart, sont destinées à la culture des produits vivriers réservés à la consommation des ménages et au petit commerce. Au vu des faits, il se peut que les titres de propriété formels empêchent les femmes d’acquérir des terres à travers
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d’anciens mécanismes qui ont leur origine dans l’histoire de nos cultures ancestrales. I.2. L’augmentation du capital humain féminin comme paradigme de réduction de la pauvreté Des études menées dans des pays tels que l’Égypte et le Mozambique ont bien montré que l’éducation des mères est cruciale pour réduire la pauvreté et l’insécurité alimentaire. En Égypte par exemple, où la majorité des femmes n’a presque reçu aucune éducation ou une éducation primaire incomplète, une augmentation du nombre de femmes qui termineraient l’éducation primaire diminuerait la part de la population vivant en-dessous de la ligne de pauvreté de 33.7 %. De la même manière, au Mozambique, une augmentation du nombre de femmes adultes qui compléteraient l’école primaire d’une unité par ménage, conduirait à une réduction de la proportion de la population vivant au-dessous de la ligne de pauvreté de 23.2 %. Dans des régions de « sous scolarisation » comme l’Est, le Nord et l’Adamaoua au Cameroun, l’augmentation du niveau d’éducation des jeunes filles permet davantage de réduire non seulement les vulnérabilités, mais bien plus d’assurer la sécurité alimentaire dans ces zones frontalières et de plus en plus exposées à l’instabilité. Un autre aspect important du capital humain est le capital social. J'appelle capital symbolique n'importe quelle espèce de capital (économique, culturel, scolaire ou social) lorsqu'elle est perçue selon des catégories de perception, des principes de vision et de division, des systèmes de classement, des schèmes classificatoires, des schèmes cognitifs, qui sont, au moins pour une part, le produit de l'incorporation des structures objectives du champ considéré, c’est-à-dire de la structure de la distribution du capital dans le champ considéré. (BOURDIEU, 1994 : 161)
C’est également le style de vie ou les liens qu’un individu entretient avec les autres individus de son groupe, la société civile et d’autres groupes. Une étude sur le capital social au Kwa Zulu dans la Province Natal en Afrique du Sud indique que la participation aux réseaux est importante pour le bien-être des ménages. Les réseaux masculins ont tendance à être plus importants pour sortir les ménages de la pauvreté, alors que les réseaux féminins empêchent la pauvreté du ménage d’empirer en cas de problème. Le cas sud-africain peut également être transposé au Cameroun où, c’est la femme qui empêche le ménage de sombrer en cas de turbulence, pire de naufrage ; c’est elle qui se débrouille comme il est vulgairement dit, pour que personne ne dorme affamé à la maison.
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II. La place des femmes dans la loi et les droits fonciers coutumiers au Cameroun Le Cameroun, par la loi N° 96-06 du 18 janvier 1996, s’est doté d’une nouvelle constitution qui se met progressivement en place. L’un des principaux objectifs de cette constitution est de réduire la centralisation excessive de l’État, dans le but bien entendu d’atteindre une meilleure gouvernance et par la une gestion équitable des ressources nationale. Dans son préambule, la nouvelle constitution déclare que l’être humain, sans distinction de race, de religion, de sexe ou de croyance possède des droits inaliénables et sacrés. Sur le plan universel, cette nouvelle constitution parle des droits de l’homme et en garantit un certain nombre, parmi lesquels le fameux droit à la propriété foncière et dont nul ne saurait en être privé, même pas les femmes.1 En plus de la constitution, le droit Camerounais reconnaît de façon explicite à tout Camerounais, sans distinction de sexe, le droit d’accéder à la propriété, quelle que soit sa forme, qu’elle soit immobilière, réelle ou surtout foncière. S’agissant tout particulièrement de la propriété foncière, les ordonnances du 6 juillet 1974 et les décrets d’application du 27 juillet 1976, portant organisation du régime foncier et domanial du Cameroun reconnaissent également, à tout Camerounais, le droit d’accéder à la propriété. II.1. Les déterminants de la propriété foncière coutumière Nous voulons souligner d’entrée de jeux que, lorsque nous parlons de la loi, nous faisons référence aux lois écrites et nationales, c’est-à-dire, aux lois et aux règlements, que le Parlement national du Cameroun promulgue, ainsi qu’aux décrets, aux arrêtés, aux circulaires et aux instructions que le Gouvernement émet sur la base d’anciennes promulgations. Ces lois, à notre avis, sont pertinentes par rapport au sujet présentement abordé, et à la réalité, ne sont pas uniquement des lois foncières. Avant de nous attarder sur l’impact de la loi sur les droits fonciers, il importe prioritairement, de formuler quelques observations sur la tenure coutumière, de même que la règle du droit en la matière. Au Cameroun, le « droit » foncier coutumier fait référence aux règles et aux procédures (généralement non écrites) par le biais desquelles une communauté rurale réglemente les relations foncières qui existent entre ses membres et les membres des autres communautés voisines ou associées. Ces règles et procédures, ainsi que leurs effets, ont marqué les communautés qui utilisent d’autres systèmes de régimes fonciers coutumiers sur l’ensemble du continent africain, et même au-delà. Cette situation n’est pas surprenante, ce d’autant plus que, les systèmes de propriété foncière développés par les communautés s’appuient toujours sur la culture et la nature pratique de 1
Chapitre 2 – La loi et les droits fonciers coutumiers
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l’usage foncier. Les systèmes d’usages fonciers similaires (tels que la chasse, la cueillette, le pastoralisme, l’agro-pastoralisme ou l’agriculture sédentaire), génèrent logiquement des règles similaires pour la propriété foncière, l’accès, l’usage, les transactions et les bénéfices. En général, les régimes fonciers coutumiers se caractérisent par un certain nombre de particularités : – les régimes fonciers coutumiers sont des systèmes antérieurs à la création de nos états ou des systèmes autochtones. Autrement dit, ils existent ou tirent leur origine dans des accords adoptés avant la création des états nationaux (et des lois nationales). Il importe de faire une distinction claire entre les systèmes autochtones et les peuples autochtones, comme cela est actuellement défini dans les déclarations internationales, les peuples autochtones ne représentent qu’un petit groupe de personnes qui réglementent leurs relations foncières sur la base de systèmes autochtones (ou bien natifs ou coutumiers) ; – la propriété foncière coutumière correspond à un régime rural, quoique les populations rurales qui migrant vers les villes apportent avec elles leurs coutumes, tout particulièrement sous la forme de villages officieux, ce phénomène reste cependant relativement limité ; – la propriété foncière coutumière se cantonne principalement aux économies agraires, c’est-à-dire, aux sociétés où l’agriculture et d’autres utilisations de la terre, plutôt que l’emploi, sont la source de subsistance de la plupart des individus qui sont le plus souvent des femmes, même si l’on observe que certaines des économies industrielles les plus avancées continuent d’appliquer et de défendre légalement des régimes coutumiers dans certaines zones rurales, plus spécifiquement les propriétés communes de forêts et de pâturages détenues par les communautés locales. Les pays comme la Suisse, le Portugal et l’Espagne en sont de bons exemples ; – les régimes fonciers coutumiers sont décrits plus précisément comme des systèmes fondés sur la communauté et ce parce qu’ils sont issus de la communauté et soutenus par cette dernière, et non par l’État ou les lois nationales, bien que ce soit ces mêmes lois qui déterminent le statut légal du système et de ses populations ; – la « Communauté », en ce qui concerne le régime foncier coutumier, repose sur une base socioculturelle et spatiale y associée. Ce concept peut faire allusion à toute une tribu ou un groupe ethnique, ainsi que son territoire, ou encore, faire référence à un seul peuplement, à un village ou à un ensemble de villages, ou encore à un groupe de chasseurs-cueilleurs. Dans la plupart des cas, l’unité opérationnelle étant au niveau le plus local qui est généralement le village. Les préoccupations territoriales et tribales n’entrent généralement en jeu que, lorsque les membres de la communauté prennent collectivement conscience des menaces qui pèsent sur leurs terres ; 207
– la précarité des droits des femmes sur la terre : tel qu’il est aujourd’hui, le régime foncier traditionnel camerounais ne reconnaît pas le droit de propriété foncière aux femmes, le droit d’usage ne donnant aucune sécurité quant à leur accès à la terre et le contrôle de celle-ci ; – les coutumes en matière de gestion des terres restent largement discriminatoires à l’égard des femmes ; – les régimes fonciers coutumiers sont globalement des systèmes compliqués, qui se caractérisent par leur capacité à répondre à un ensemble de droits complexe. Ces droits incluent une distinction entre les droits de propriété et de contrôle, les droits d’accès et d’autres droits secondaires. Les détenteurs de droits, eux-mêmes varient des individus aux familles, en passant par des clans, des groupes, des communautés de villages ou des groupes ethniques, selon la ressource et surtout, son emplacement. Bien que cela ne soit pas courant, dans certaines situations, au moins deux groupes ou individus utilisant les terres peuvent détenir des droits différents sur le même territoire. Ce constat trouve sa pertinence dans les états sahéliens où un groupe de pêcheurs, un groupe pastoral et un groupe de fermiers sédentaires peuvent détenir des droits de propriété distincts sur un même territoire à différentes périodes de l’année, ou selon les différents actifs présents sur le territoire ; – les sommets des montagnes et les fleuves peuvent, par tradition, appartenir à toute une tribu. La plupart des ressources sont détenues à un niveau communautaire plus local. Plus une terre est utilisée de façon visible et permanente, plus il y a de chances qu’elle soit reconnue comme la propriété d’un individu ou d’une famille ; – les régimes fonciers coutumiers ne sont pas toujours équitables. Des pratiques, féodales ou similaires, ont existé dans le passé et perdurent encore jusqu’à nos jours ; – les droits des groupes vulnérables, à savoir, les femmes et les familles très pauvres sont généralement fragiles et ces derniers sont faciles à exclure, même si à la réalité, c’est principalement les femmes qui fondent la sécurité alimentaire des ménages. Dans le contexte du régime foncier coutumier, la notion de tradition est souvent mal interprétée. À cet effet, les propriétaires fonciers s’appuient sur la longévité de leur possession. Toutefois, dans la pratique, la propriété foncière coutumière est toujours « courante », et est déterminée par ce que les communautés actuelles estiment acceptable, même si les femmes en sont les grandes perdantes. Le régime foncier coutumier est par conséquent un régime flexible, réactif à l’évolution des conditions. D’ailleurs, quelques évolutions communes sont actuellement observées au sein des régimes coutumiers africains. Au Cameroun par exemple, l’usufruit familial évolue 208
souvent davantage vers une propriété privée absolue, « une pleine propriété coutumière », comme, en accord avec des habitations et des champs de plus en plus permanents. Nous constatons également une diminution des sanctions, en particulier dans les zones périurbaines, à l’encontre des familles ou des individus qui vendent ou louent leurs terres et habitations, l’accès bien que timide des femmes, dans le cercle très restreint des propriétaires fonciers. II.2. Sécurité alimentaire des ménages et pratiques foncières en vigueur Dans le monde, les femmes sont les principales productrices d'aliments de base (riz, blé, maïs, etc.). Ces produits qui sont à la base de notre alimentation représentent près de 90 % des aliments consommés par les populations rurales pauvres à travers le monde (FAO 2007) ; les femmes sont également les principales utilisatrices des forêts. Contrairement aux préjugés d’ordre culturel, les femmes ont des connaissances très approfondies et précieuses sur la gestion de la forêt et des ressources forestières. Malgré ce bagage cognitif, l’accès des femmes à la terre n’est pas assuré, encore moins sécurisé ; les femmes ne contrôlent ni la terre, ni les ressources naturelles en général, ni même les bénéfices de ces ressources. Les femmes dans le monde possèdent moins de 10 % des terres (FAO, 2007). En Afrique, les femmes possèdent autour de 2 % seulement des terres agricoles (Centre de Santé Publique 2011). Les justificatifs de transaction sont courants, en particulier dans le cadre des ventes. Presque partout dans le monde et au Cameroun en particulier, les femmes ont accès à la terre, mais pas de contrôle sur elle, puisqu’elles n’ont pas un droit de propriété sur la terre qui, de toute évidence, appartient aux hommes et, ne peuvent par conséquent pas prendre de véritables décisions quant à son utilisation (Denton 2002). Dans un tel contexte, on en vient à s’interroger sur la situation actuelle de l’accès des femmes à la terre au Cameroun ? D’après le 3ème recensement général de la population et de l’habitat (RGPH, 2010), le Cameroun compte une population de 19.406.100 habitants ; avec 9.806.876 femmes, soit 50,53 % et 9.599.224 hommes, soit 49,47 %. Le pays compte 3,7 millions d’hectares de terres agricoles et voudrait augmenter cette superficie à 4,5 millions d’ici le terme de l’année 2015. Les coutumes ont été faites et sont gérées, dirigées, contrôlées, modelées et remodelées par les hommes. Dans la plupart (sinon presque toutes) les familles du Cameroun, les femmes ne sont pas coutumièrement propriétaires des terres sur lesquelles elles travaillent pour faire vivre les ménages au quotidien. Elles n’héritent pas les terres, mais jouissent plutôt d’un droit d’usage sur elles : – lorsqu’elles sont mariées, les femmes utilisent/jouissent des terres de leurs époux ; 209
– les veuves utilisent/jouissent des terres de leurs garçons ; – les femmes qui n’ont pas été mariées utilisent/jouissent des terres de leurs garçons, ou partagent celles de leur mère. Il est dès lors urgent, de reformer les systèmes coutumiers camerounais, qui constituent des entraves pour l’accès des femmes à la propriété foncière et de la sorte, réduisent la productivité agricole et menacent la sécurité alimentaire des ménages du Cameroun et de l’ensemble de la sous-région CEMAC. Seule l’organisation des femmes à tous les niveaux, pour des actions collectives en matières foncières, et le renforcement des capacités des femmes dans le but d’accéder aux instances de prises de décision, peuvent sécuriser les droits de propriété foncière pour les femmes. Il faudrait alors amener le gouvernement du Cameroun et ceux des états africains, ainsi que du reste du monde, à comprendre que les réformes sont très importantes, mais surtout, qu’elles doivent se faire avec les femmes elles-mêmes.
CONCLUSION Au demeurant, pour relever le défi de la sécurité alimentaire qui s’étend au-delà des frontières du pays, le MINADER (ministère de l’agriculture et du développement rural) s’est doté d’une stratégie de développement du secteur rural. Les objectifs majeurs de cette stratégie sont entre autre : l’accélération de l’accroissement des productions agricoles et alimentaires, en vue de satisfaire en tout temps et en tout lieu, les besoins alimentaires tant en quantité qu’en qualité des ménages. Ceci avec un objectif de doublement de la production dans une période de cinq ans. L’atteinte d’une telle ambition passe nécessairement par une mobilisation totale pour les droits de propriété foncière des femmes. Cette réforme foncière, au vu des pesanteurs socioculturelles, doit être participative et impliquer les femmes rurales et autochtones. Une participation directe et effective des femmes rurales et autochtones à la réforme foncière du Cameroun est une valeur ajoutée très importante audit processus, lorsqu’on sait bien que l’accès sécurisé à la terre est vital non seulement pour ces femmes, mais davantage pour l’ensemble des ménages. Il faudrait noter que, la sécurité alimentaire constitue le souci premier des ménages pauvres au Cameroun, puisqu’elle détermine les choix en matière de production et d’investissement. Si l’on veut comprendre les stratégies d’adaptation et de réduction du risque des ménages pauvres, il est essentiel, voire impératif, de savoir comment ils s’efforcent d’y parvenir, avec les femmes en tête. Et c’est précisément sur ces stratégies que les efforts de développement devraient faire fond, pour les renforcer, et non pour les affaiblir. Les ménages pauvres ont aussi tendance à recourir à des stratégies d’adaptation multiples, à la fois pour assurer leur sécurité alimentaire et pour atténuer les risques, les femmes à ce niveau également, sont des 210
championnes. Nous pouvons, au vu de l’observation de la situation de l’accès et de la gestion de la propriété foncière par les femmes au Cameroun, dire que les conceptions socioculturelles constituent un véritable obstacle pour les femmes. Elles ne baissent cependant pas les bras, mais continuent de soutenir les ménages, dans un pays où elles sont majoritaires.
BIBLIOGRAPHIE ABEGA (Séverin Cécile), 1999. Société civile et réduction de la pauvreté, Yaoundé : Éditions CLE. BAHUCHET (Serge), DE MARET (Pierre), 2000. Les peuples des forêts tropicales aujourd’hui, Volume III, région Afrique Centrale. BAD, février 2011. « Afrique Centrale : Document de stratégie d’intégration régionale » (2011-2015). CLAVE (Michel), 2010. Les cessions d’actifs agricoles dans les pays en développement, diagnostic et recommandation, Centre d’analyse stratégique n° 29. DOUYA (Emmanuel), HERMELIN (Bénédicte), RIBIER (Vincent), 2005. « Impact sur l’agriculture de la CEMAC et Sao Tome et Principe d’un accord de partenariat économique avec l’Union Européenne », Rapport définitif. CEMAC, 2003. « Stratégie agricole commune des états membres de la CEMAC ». FAO, 2009. « Diagnostic du système national de Recherche et de Vulgarisation agricoles dans l’espace CEMAC et Stratégie de renforcement des capacités pour la dissémination des connaissances et des technologies agricoles ». FAO, 2011. « Séminaire sous –régional sur la nouvelle flambée des prix des produits alimentaires en Afrique Centrale », Rapport général, Libreville. PAM, 2011. « Situation de la sécurité alimentaire et des marchés au Cameroun ». www.wfp.org/foodsecurity FAO, 2012. « La situation mondiale de l’alimentation et de l’agriculture », dernier rapport SOFA, « Contribution des femmes rurales à la sécurité alimentaire : quels apports du conseil à l’exploitation familiale ? » https://editorialexpress.com/
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CHAPITRE 14 Quand le développement local s’intéresse aux femmes paysannes dans la Lékie : analyse des modes traditionnels
BIOLO Joseph Tierry Dimitri Enseignant-vacataire/Département de sociologie FALSH/Université de Yaoundé I [email protected]
INTRODUCTION La sociologie africaine gagnerait, dès lors, à prendre en compte les nouvelles dynamiques sociales résultant des mutations de l’économie africaine de ces dernières décennies, en s’intéressant particulièrement aux nouvelles dynamiques paysannes. (NGA NDONGO, 2003 : 46)
À première vue, le Cameroun est entré dans le troisième millénaire avec des atouts importants, mais aussi, des défis majeurs à relever, pour diversifier son économie, approfondir la croissance, et améliorer les conditions de vie de ses populations. Les rapports entre femmes et développement local sont désormais une préoccupation fondamentale pour l’État. En effet, les modes traditionnels de participation au processus de développement local désignent, dans le cadre du présent chapitre, l’ensemble des stratégies mises en œuvre par les paysannes pour s’intégrer au processus de développement local. Il est question de cerner la représentation sociale des femmes paysannes, d’analyser par la suite le rôle prépondérant de cellesci dans le processus de développement local, à partir du cas illustratif qu’est la Lékié, afin de montrer comment les stéréotypes sur l’identité féminine, constituent une entrave au bien-être des paysannes.
I. Représentation sociale des femmes paysannes dans la société traditionnelle de la Lékié L’histoire des sociétés montre qu’au départ, le manque de force physique va pousser les hommes à exempter les femmes des travaux qui nécessitent la force physique. En effet, dans la paysannerie, la femme a une position sociale particulière qui la distingue fondamentalement de l’homme. On observe la prédominance de l’idéologie du patriarcat, qui est une forme d’organisation sociale et juridique, fondée sur la détention de l’autorité par les hommes. Ce qui fonde la supériorité masculine et l’état de dépendance de la femme. C’est dire, que la femme paysanne reste une possession dans sa famille voire chez son mari. Toutefois, cette dernière possède des droits politiques diffus et n’a pratiquement pas le pouvoir de décision devant son mari. C’est la raison pour laquelle la paysanne de la Lékié est tenue à la fidélité à un homme unique par opposition, l’homme peut épouser plus d’une femme. Pour montrer le pouvoir de la dot dans les sociétés africaines Isabelle DROY affirme : La dot permet de maintenir une répartition égale des femmes entre toutes les communautés ; les biens matrimoniaux sont, dans ce cas, improductifs et représentent une promesse de femme. Mais ces objets acquièrent une « valeur sournoise », puis, tangible quand ils cessent d’être seulement représentatifs des instruments de la vie (les femmes et les enfants) pour en devenir l’équivalent ; la dot prend les vertus de la monnaie avant d’en prendre la forme : la femme est échangée contre des services (travail réalisé dans la famille des donneurs) contre des biens courants (objets d’artisanat, produits agricoles, céréales ou bétail) ou contre la monnaie (DROY I., 1990 : 13).
Cependant, la femme est représentée comme un prestige social qui confère à l’homme un statut particulier dans la société. Femmes paysannes : source de vie dans la tradition africaine L’organisation des sociétés traditionnelles africaines atteste que, l’absence des pouvoirs politiques ne signifie nullement que les femmes n’ont aucun pouvoir. Les femmes paysannes détiennent de nombreux pouvoirs. En réalité, à part sa capacité naturelle à reproduire les acteurs sociaux, les biens et les services, elles possèdent des pouvoirs initiatiques considérables exercés à travers les sociétés secrètes. Pour Isabelle Droy, les mythologies africaines attribuent une place privilégiée au rapport hommes-femmes ; elles permettent de comprendre et justifier « l’ordre des choses », allant jusqu’aux interdits alimentaires et de travail qui sont encore en vigueur actuellement. « Partout on trouve des représentations qui opposent l’homme et la femme comme le sec et l’humide, le haut et le bas ; le pur et l’impur, etc., comme des différences non seulement complémentaires mais aussi hiérarchiques » (DROY, Idem : 17).
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Toutefois, elles initient les jeunes garçons à la vie sexuelle et peuvent les maudire. Ces paysannes sont donc, de ce fait, très respectées. Au regard des dynamiques en cours, elles possèdent un pouvoir médical très remarquable, les actions menées par les femmes paysannes constituent des opportunités pour le changement et la transformation de nos sociétés. Dans la paysannerie de la Lékié, elles sont investies des pouvoirs de guérison des maux dont souffrent la société comme la sorcellerie, l’absence de fécondité humaine et végétale. En clair, la femme paysanne occupe dans cette société une place centrale malgré son état de subordination absolue à l’autorité masculine. Elles se positionnent comme des piliers essentiels de toute l’activité sociale, tant en ce qui concerne le développement local du département de la Lékié, que de la société tout entière. C’est ce qui justifie l’élargissement de leurs structures, l’intégration des différents groupes claniques par le biais du mariage et la production des biens et des services. Pour parler comme l’un des enquêtés du présent travail, Alain Faustin Nkolo : Depuis un certain temps on parle de l’émancipation des femmes. En effet, les femmes paysannes de la Lékié occupent les premiers rangs par rapport aux hommes. Les femmes sont mieux organisées que les hommes au niveau des GIC et les ONG. Ce sont les femmes paysannes qui font le marché, elles savent gérer la vie en famille, quand on écoute les conjoints, du moins les hommes mariés, leur vie est mieux organisée que celle des célibataires. Les femmes sont les machines de production, pas seulement pour faire les enfants mais aussi dans le domaine économique parce qu’elles travaillent beaucoup dans l’agriculture. Aujourd’hui, la femme paysanne de la Lékié n’est plus tellement dépendante des ressources financières de son mari, elle est capable de s’acheter sa bière grâce à ses efforts personnels (Enquête de terrain).
Le constat qui en découle au sortir de cet entretien témoigne ou confirme que les femmes paysannes sont la source de vie qui impulse le développement local permettant l’amélioration des conditions de vie des populations. Paradoxalement, les enquêtes de terrains de ce travail révèlent que ce sont les femmes les plus occidentalisées par l’éducation ou le mode de vie qui défendent les valeurs traditionnelles. Au-delà de l’anecdote, ces contradictions entre le discours et une réalité plus complexe et ambigüe révèlent un profond malaise culturel qui n’est pas sans incidences sur les mesures mises en place en faveur des femmes. C’est d’ailleurs ce qui fait dire madame ABADA : J’ai un problème avec la politique de mes grandes sœurs ; car elles ne savent pas que nous devons travailler chacune à son niveau pour le pays. Les femmes de la Lékié attendent qu’on leur donne toujours. Quand tu entends qu’elles se lèvent en masse, c’est parce qu’elles attendent l’article deux. Nous devons montrer que nous ne sommes pas les éternelles assistées mais plutôt des femmes actives ; nous devons travailler pour la collectivité (Enquête de terrain).
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On peut dire sans exagération aucune que, les représentations actuelles sur les femmes africaines sont moins mystificatrices. En effet, le discours actuel véhiculé par certaines femmes n’est pas toujours étayé d’informations et d’analyses précises. La tradition africaine, mieux, la culture africaine, positionne la femme paysanne comme actrice de développement local d’où la source de vie. Pour Isabelle DROY, une fois de plus : Dans la société africaine traditionnelle, la femme n’est pas inférieure à l’homme, elle est son égal complémentaire. C’est la colonisation et en particulier le Christianisme (l’Islam aussi pour certains) qui dégradent l’image et la condition de la femme. La preuve de l’importance traditionnelle est cherchée dans le rôle de mère et d’épouse et dans les responsabilités économiques des femmes. La spécificité de l’oppression masculine serait à la limite un concept inventé par les blancs pour les blancs et ne peut que nuire à l’Afrique. Le développement doit mobiliser la totalité des forces de la nation et les femmes ne doivent pas gaspiller leur énergie dans la guerre des sexes. (DROY I., Idem : 38)
Pour mieux comprendre la représentation sociale de la femme paysanne dans la Lékié, il est utile d’analyser les activités socio-économiques qu’elles pratiquent pour la contribution au processus de développement local. Les activités socio-économiques des femmes paysannes de la Lékié L’économie de l’Afrique subsaharienne en général et celle du Cameroun, en particulier, sont essentiellement basées sur l’agriculture. S’il est vrai que dans le présent travail, la Lékié est considérée comme l’Afrique subsaharienne ou le Cameroun en miniature, il n’en demeure pas moins vrai que, l’agriculture constitue la principale base de l’économie du département de la Lékié. Mais l’analyse des transformations vécues dans la paysannerie de la Lékié ouvre de nouvelles perspectives à la compréhension de la contribution des femmes au processus de développement local. Ainsi, les paysannes de la Lékié se mobilisent à travers des formes élémentaires qui sont des productions agricoles et pastorales ; le stockage et la commercialisation. L’agriculture L’agriculture est considérée comme la principale activité des paysannes du département de la Lékié. Elle constitue la base de l’économie, en ce sens que c’est la principale activité génératrice de revenus à partir des cultures vivrières et maraîchères et des cultures de rente. Parlant de la production vivrière, les paysannes cultivent le manioc, le maïs, les arachides, les plantains, le macabo, le concombre, les ignames, le haricot et les courges, entre autres. Ces cultures vivrières sont destinées à la subsistance ; mais le surplus de ces cultures est souvent commercialisé dans la ville de Yaoundé,
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capitale politique du Cameroun. Il convient de signaler que, ce surplus est parfois transformé avant d’être vendu. Pour MAMA Jean-Marie, Chef Supérieur du 1er degré et Sénateur : Les femmes paysannes de la Lékié contribuent énormément au développement local. En effet, à partir de l’agriculture, elles participent non seulement au bien être des populations de la Lékié mais aussi pour tout le monde entier. Les femmes paysannes de la Lékié, grâce aux récoltes agricoles, se regroupent en tontines pour effectuer les cotisations afin d’aider leurs maris à construire les maisons, payer la scolarité de leurs enfants. Elles s’occupent de la santé des populations. En somme, les femmes de la Lékié travaillent beaucoup et leur travail se fait sentir dans tout le monde entier ; par exemple, c’est une femme de la Lékié qui est la présidente nationale, fondatrice des "buyams" à Yaoundé. (Enquête de terrain)
Concernant les productions maraîchères que sont les pastèques, les gombos, les tomates, les choux verts et rouges, le piment, les femmes paysannes assistent souvent leurs maris. Du moins, c’est pour dire que ces produits sont majoritairement cultivés par les hommes. Les activités socioéconomiques des paysannes s’observent aussi par la production de rente à travers le cacao, le palmier à huile et la banane plantain. Cependant, il convient de noter que les femmes paysannes s’orientent de plus en plus à la production du cacao. L’analyse à coup sûr des données de terrain atteste le dynamisme des paysannes, qui ont cerné que la culture du cacao n’est pas réservée qu’aux hommes. En effet, ces « pauvres » multiplient les stratégies de travail pouvant améliorer leurs conditions de vie et celles de leurs enfants. Madame ASSAGA BELIBE épouse ONGOLO affirme : Le développement local suppose l’autonomisation de chaque personne. Je me suis engagée à créer mon propre champ de cacao depuis trois ans. Cette pépinière va m’aider à élargir la superficie de ma cacaoyère. Je serai très fière de faire moi-même mes propres récoltes même s’il est vrai que je le fais surtout pour mon fils aîné. (Entretien du 27/01/2015 à Obala (Mbéle).
La paysannerie de la Lékié, malgré les conditions favorables à la pisciculture parce que couverte par le fleuve Sanaga, des ruisseaux, marigots et rivières poissonneux, la pêche n’est pas encore bien organisée par les femmes paysannes. En effet, on y rencontre des espèces comme les tilapias, les carpes, les silures et beaucoup d’espèces de poissons d’eau douce. Ainsi, la pèche est encore pratiquée de façon artisanale. En réalité, les paysannes se regroupent pour chercher collectivement du poisson pour nourrir leurs familles. Même s’il est vrai qu’on les retrouve aussi comme vendeuses dans certains marchés de la Lékié. En clair, la zone regorge d’un potentiel poissonnier non négligeable mais que les populations de la Lékié ne réussissent pas encore à valoriser.
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L’élevage La paysannerie de la Lékié, se situant en Afrique centrale, dans le SudCameroun, il n’est pas facile pour les populations de pratiquer l’élevage. C’est pourquoi, il n’existe que le petit élevage domestique. La réalité actuelle atteste que les paysannes se livrent à cette activité pour couvrir les besoins primaires de la famille. Du moins, elles se font accompagner dans cette tâche par les enfants. Il est clair qu’en tant qu’activité génératrice de revenu, l’élevage est pratiqué à très faible échelle dans la paysannerie de la Lékié. De ce fait, il existe des fermes avicoles et surtout ovines. Les paysannes pratiquent généralement l’élevage des poulets de chair et des porcs. En clair, il est attesté que les activités agricoles dans la Lékié apparaissent comme les principales sources de vie pour les populations de la Lékié qui y vivent, mais aussi un véritable creuset où s’entassent leurs manières de penser, de sentir, de faire et d’agir. Voilà comment les activités socio-économiques constituent la source de vie, qui impulse le développement local durable. La transformation et la commercialisation La transformation des produits agricoles est un processus qui permet aux femmes paysannes d’obtenir d’autres formes de produits directement consommables ou à grande capacité de consommation. Il est clair que ces transformations, dans la plupart du temps, sont faites dans le but de diversifier la consommation et les revenus. Ainsi, certains produits comme le manioc sont transformés en « bâtons » ou « gari » et sont faits à des fins commerciales. La commercialisation est une option de choix dans la gestion des productions agricoles. Elle consiste, pour une paysanne, à échanger des productions vivrières, maraîchères ou cacaoyères contre de l’argent ; ce qui nécessite l’achat d’autres biens de consommation. Dans la paysannerie de la Lékié, les populations commercialisent uniquement le surplus de la production vivrière. Il apparaît que les productions cacaoyères et maraîchères investies en majorité par les hommes sont destinées à la commercialisation. Quant aux femmes paysannes de la Lékié, on constate leurs migrations vers les nouveaux villages du département du Mbam-etKim, dans la région du Centre au Cameroun qu’elles appellent « la traversée ». En effet, ces paysannes y vont pour exploiter de vastes espaces de terre pour maximiser leurs productions afin de vendre un surplus considérable ; ce qui atteste que la commercialisation des produits est aussi pratiquée par les femmes paysannes. Pour parler comme Madame ABADA : C’est ensemble que nous pouvons contribuer au développement local, c’est pour cette raison que nous sommes de plus en plus motivées à aller vers « la traversée » ; c’est-à-dire, au Mbam-et-Kim pour améliorer nos résultats
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agricoles afin de commercialiser le surplus et aider nos maris à couvrir les besoins de la famille. (Enquête de terrain, Monatélé, 2015)
On peut comprendre que les femmes, après avoir récolté certains produits, partent commercialiser le surplus. On peut dire, sans exagération aucune, que les femmes paysannes, pour la plupart, font la commercialisation des produits vivriers. Toutefois, il apparaît que les femmes paysannes de la Lékié n’ont pas vraiment un produit agricole leur permettant de contribuer à tout moment à la commercialisation. En somme, la représentation sociale qu’on décèle des femmes paysannes du département de la Lékié est qu’elles sont des actrices économiques incontestables.
II. Dynamisme de la femme paysanne et développement local L’observation de la société Camerounaise en général, et de la paysannerie de la Lékié, en particulier, permet de cerner la place de choix et le rôle dominant de la femme dans la société traditionnelle africaine. En effet, pour le présent travail, il semble opportun de présenter la description et l’analyse de quelques domaines caractéristiques de la vie sociale qui mentionnent essentiellement ces traits saillants. Les femmes paysannes comme actrices du développement local socioculturel et économique La participation économique des femmes paysannes se lit davantage à travers l’investissement social qui désigne l’ensemble des réalisations immobilières ou la mise sur pied des projets générateurs de revenus ou autre biens matériels productifs à long terme. Se faisant, les paysannes, à travers les GIC, accumulent le capital économique qu’elles mettent ensemble pour réaliser des projets rentables comme l’achat des moulins à écraser. Selon MAMA Jean-Marie, Les femmes paysannes de la Lékié contribuent énormément au développement local. Personne ne peut mourir de faim, elles nourrissent le monde entier. En plus, elles font les cotisations dans leurs réunions ; ce qui leur permet d’aider leurs maris à construire des maisons ; elles achètent les salons ; elles paient la scolarité à leurs enfants ; elles s’occupent de la santé des populations. (Enquête de terrain)
A bien comprendre notre informateur, les paysannes de la Lékié se positionnent comme des moteurs centraux du processus de développement local. Ainsi, elles investissent dans le domaine économique pour produire en nature afin de mériter leur statut de garante de l’équilibre alimentaire de la famille.
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Les femmes paysannes animatrices des organisations sociales et politiques Une organisation est un ensemble cohérent d’actions visant à atteindre un ou plusieurs objectifs par la mobilisation de moyens dans le cadre d’une structure plus ou moins hiérarchisée. Les organisations ont d’abord été définies comme des réponses techniques et rationnelles aux contraintes extérieures. L’accent a ensuite été mis sur la composante humaine, l’organisation étant définie comme un système social répondant à un certain nombre de fonctions. Pour Michel CROZIER et Erhard FRIEDBERG, cité par Yves ALPE et al., « C’est une construction sociale fondée sur des relations de pouvoir entre les acteurs ». Les femmes paysannes, animatrices des organisations sociales, sont facteurs des grands changements, qui s’opèrent aujourd’hui dans l’organisation sociale et les systèmes de production locale imposant de nouvelles relations entre les hommes et les femmes. Dans la plupart des communautés de la paysannerie de la Lékié, les populations cherchent à améliorer leurs conditions de vie. Certaines inégalités se corrigent progressivement, les pouvoirs se démocratisent à petits pas. L’important est de préserver ces acquis et de rechercher les possibilités d’amélioration. En effet, si l’application de l’approche Genre peut permettre de développer de nouvelles stratégies susceptibles d’aboutir à de nouveaux rapports entre les hommes et les femmes et à une grande amélioration de la situation des femmes paysannes en particulier ; le développement local est compris comme « l’expression de la solidarité locale, créatrice de nouvelles relations sociales qui manifeste la volonté des habitants d’une microrégion de valoriser les richesses locales ». Il existe donc de nouveaux rôles notamment dans la société rurale, de nouvelles mentalités, de nouveaux modes de communication qui puissent favoriser l’esprit de partenariat plus que jamais essentiel pour sortir de la marginalisation et faire bloc ensemble à « l’agression extérieure ». Les femmes paysannes, « machines » motrices de l’environnement sanitaire D’une manière générale, les enquêtes de terrain du présent travail ont permis de déceler que les paysannes, en dehors du manioc qu’elles transforment en bâtons de manioc, tapioca, amidon et couscous, transforment aussi d’autres produits traditionnels qui permettent de renforcer le système sanitaire en milieu paysan. En effet, ces pauvres, dans l’optique de palier à certaines maladies dont sont victimes les populations de la Lékié, transforment des produits traditionnels comme le « Oken Cam » ou le « savon Essingang ». Concernant le « Oken » Cam, les informations reçues auprès des enquêtés montrent que le nouveau produit traditionnel « Oken » Cam, joue un rôle 220
essentiel pour la santé des acteurs sociaux. Ce faisant, les propriétés de ce « nouveau produit traditionnel » permettent d’agir contre la faiblesse sexuelle chez l’homme, l’éjaculation précoce et le mal de dos provoqué par les dermatoses (Ndziba). Le « Oken » Cam débloque et nettoie les reins détruits par les bactéries, combat la frigidité chez la femme et rajeunit les défaillants contre l’infidélité conjugale. Pour parler comme madame NGONO AYISSI Marie : Le « Oken » Cam est un produit riche en calorie, globule blanc, globule rouge, augmente la puissance sexuelle, rend virile et aide pour les soins divers tels que : visions, astrologie, numérologie, décan, sur rendez-vous. Quant au savon Essingang, sa composition faite à base des plantes et des écorces naturelles soigne les maladies telles que : envoûtements, rhumatisme, chlamydia, syphilis, la teigne sur la tête des enfants, pertes blanches, les amibes, toutes blessures intestinales, règles douloureuses, douleurs au bas-ventre.
Ces propos expliquent que, les femmes font assez d’efforts dans le domaine sanitaire pour les populations vivant dans la paysannerie lékiéienne. Le pouvoir d’intervention des femmes pour favoriser l’accessibilité des acteurs sociaux aux soins de santé reste alors un instrument favorable au processus de développement local. Allant dans le même sens, selon lequel les femmes paysannes sont des « machines » de développement local, Sabine TOUN GAKOUAGOU citée par Hélène YINDA, NYAMBURA NJOROGE, KA MANA affirme : En tant que sociologue, je sais qu’une réelle sociologie de développement de nos pays africains montrerait d’immenses failles dans l’utilisation des forces vives féminines pour transformer la réalité. Il faut une véritable rationalisation de nos politiques de développement dans ce domaine et un réel souci de rentabilisation globale de toutes les énergies sociales.
De ce point de vue, les femmes paysannes sont donc, pour la société globale, une opportunité à saisir, à ne pas laisser s’échapper en termes de développement local. Les femmes paysannes d’Afrique ont besoin d’épanouissement et de bonheur dans une société d’harmonie où les droits et les libertés de tous et de toutes sont garantis pour que ces « machines » du développement évoluent dans une société africaine nouvelle qui croit profondément en elle-même et en son génie.
III. Stéréotypes sur les femmes paysannes dans la Lékié, obstacle au développement local Les femmes paysannes forment le groupe social le plus mal connu et les idées préconçues sont donc les traits communs que l’on retrouve dans beaucoup d’interventions. En effet, le rôle productif des femmes paysannes est sous-estimé. Il est considéré comme une activité séparée de la production, le travail domestique est négligé à la fois en terme quantitatif (le 221
temps de travail) et qualitatif (rigidité des tâches imposant un emploi du temps peu souple, pénibilité du travail). D’où un pouvoir économique encore faible. La situation économique des femmes paysannes de la Lékié est généralement défavorable. En effet, la difficulté d’accès des femmes aux moyens et facteurs de production, comme la terre, le crédit et les intrants, entraîne directement une perte de leur autonomie économique. Toutefois, les femmes qui prennent conscience de cette exploitation vont parfois jusqu’à exiger une valorisation monétaire de leur travail. Il n’en demeure pas moins vrai que la séparation des budgets et des obligations familiales existent toujours. C’est ce qui justifie une distorsion importante entre le changement dans l’organisation familiale du travail et le rôle et obligations que chacun doit traditionnellement assumer. L’observation de la paysannerie atteste que la perte de revenus peut aussi venir de la suppression ou du transfert d’activités, notamment, en ce qui concerne la transformation et la commercialisation des produits, domaine de prédilection des femmes. En réalité, le faible pouvoir économique constitue un frein au processus de développement local des paysannes camerounaises. Ce qui conduit à la faible capacité de productivité. Du moins, on observe que « ces pauvres » connaissent multiples difficultés pour s’intégrer au processus de développement local. Considérant que les stéréotypes sur l’identité féminine sont à l’origine des obstacles majeurs qui empêchent les femmes paysannes à contribuer profondément au développement local. Les facteurs sociologiques Généralement, les facteurs d’ordre sociologiques constituent les obstacles au processus de développement local des femmes paysannes au Cameroun. En réalité, le processus de socialisation, en rapport aux us et coutumes, positionne les femmes comme un bien dont dispose le groupe et mérite d’être traité à l’image d’une « chose » ; c’est-à-dire, sous la domination de l’homme. L’influence de la socialisation S’il est vrai que dans son sens le plus général, la socialisation est pour Guy ROCHER : Le processus par lequel la personne humaine apprend et intériorise tout au cours de sa vie les éléments socioculturels de son milieu, les intègre à la structure de sa personnalité sous l’influence d’agents sociaux significatifs et par là, s’adapte à l’environnement social où elle doit vivre ; il apparaît alors que la socialisation est un processus continu qui concerne l’individu tout au long de sa vie. C’est pour cette raison que l’on peut mettre en évidence une socialisation primaire et une socialisation secondaire. La socialisation primaire relève d’instances spécifiques qui sont la famille, l’école. Ce sont ces deux éléments qui construisent et façonnent
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les acteurs sociaux dès leur enfance. Se faisant, l’influence de l’éducation familiale est l’instruction première où se transmettent, de génération en génération, des valeurs et des idéaux de genre. Dans la paysannerie, l’éducation primaire est basée sur les pratiques différenciées tenant compte du sexe de l’enfant. Très souvent, les parents, par le biais de cette socialisation différentielle participent à la production de la féminité et de la masculinité à travers des rôles spécifiques et la division sexuelle du travail. Voilà pourquoi depuis l’enfance, la socialisation primaire, par la cellule familiale, soumet les individus, quels que soient l’espace urbain ou rural, et les comportements qui incarnent des facteurs discriminatoires de sexe. Cette socialisation primaire est matérialisée par certains éléments très courants au sein de la famille que les parents inculquent aux enfants ; c’est ce qui justifie des phrases récurrentes dans plusieurs familles comme : « un garçon ne pleure pas », « Il faut apprendre à vivre comme une femme », « Une femme reste à la cuisine », « Un homme est toujours éveillé », « Mon grand, tu dois connaître les limites des terres cultivables, on ne sait jamais ». L’analyse de ces phrases atteste que, dès l’enfance, il existe une différence au niveau de l’éducation du jeune garçon et de la jeune fille. En effet, la jeune fille est appelée à rester aux côtés de sa mère afin d’apprendre, d’intérioriser et de reproduire les normes et les valeurs de sa société au même titre que sa mère tandis que, le jeune garçon a le pouvoir de suivre le mode de vie de son père. De ce fait, le garçon est considéré comme l’héritier de la famille, propriétaire des biens produits par ses parents. Par contre, la fille est prédisposée à assumer ses fonctions d’épouse et mère. C’est donc en ce sens que le système patriarcal continue, malgré les efforts du gouvernement camerounais à dominer la vie sociale. Quant à la socialisation secondaire, elle participe aussi au développement de la domination masculine, d’où le renforcement et la légitimation du pouvoir de l’homme sur la femme dans multiples aspects du social. En outre, par l’intermédiaire des médias, des groupes de paires, des lieux de travail et bien d’autres agents secondaires, la subordination de la femme se poursuit par des mécanismes qui conditionnent les femmes à rester au plan secondaire de l’échelle sociale. Cette situation ne permet pas à « ces pauvres » de s’intégrer véritablement au processus de développement. Or, ce sont les femmes qui détiennent la base de l’économie paysanne. En somme, l’approche économique est un facteur très influent qui participe à la différenciation des filles et des garçons car, elle socialise différemment les enfants en tenant compte de leur origine biologique. Cette approche inculque au garçon l’idée d’héritage, des biens et prédispose la fille à la procréation, mieux, à jouer son double rôle d’épouse et mère que lui confère la société traditionnelle.
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L’insuffisance de la production La gestion de la terre est placée sous la responsabilité du chef des terres, qui a un regard absolu sur cette ressource. Ainsi, dans la paysannerie, sur le plan pratique, le pouvoir de décision sur les demandes d’occupation des terres à des fins agricoles relève exclusivement du chef de famille qui est l’homme dans les sociétés traditionnelles de la Lékié. En effet, cette pratique pose déjà un problème entre les hommes et les femmes aujourd’hui en ce qu’elle constitue un obstacle au processus de développement local. C’est ce qui se lit à travers l’insuffisance des terres cultivables ; un système de production rudimentaire. Dès lors, les femmes subissent très souvent des actes discriminatoires au niveau de la répartition des biens de la communauté. Les femmes possèdent difficilement les terres dans le département de la Lékié, elles exploitent les terres de leur mari, de leur frère ou de leur père. En définitive, l’insuffisance de la production est la conséquence de l’accès difficile de la propriété foncière dans la Lékié, par les femmes paysannes. En effet, elle est basée sur l’organisation qui reconnaît que l’autorité suprême sur la forêt c’est l’État. Cependant, le village est le « gardien » de ce don légué à leurs ancêtres par Dieu. Après l’État, il y a les ancêtres ; après les ancêtres, c’est au clan de contrôler et de décider sur le mode d’accès à la terre.
IV. Les obstacles endogènes aux femmes paysannes : limites au processus de développement local Traditionnellement, les femmes paysannes jouent un rôle essentiel pour l’amélioration des conditions de vie des populations. Toutefois, les enquêtes de terrain du présent travail montrent que les paysannes du département de la Lékié connaissent des difficultés d’ordres socioculturels et politicojuridiques internes à elles-mêmes. Il s’agit de l’ensemble des facteurs internes aux femmes paysannes constituant des freins à l’épanouissement individuel ou collectif. Les obstacles socioculturels internes aux femmes paysannes De façon générale, les enquêtes de terrains sur la paysannerie de la Lékié, amènent à constater que la majorité des femmes paysannes présentent des difficultés liées à l’éducation, à cause de l’ignorance, la sous-scolarisation, le manque de formation qualifiante pour maîtriser les techniques de production, de transformation, de commercialisation, de conservation et le manque de dynamisme des organisations féminines. Voilà quelques facteurs internes aux femmes paysannes qui peuvent être classés comme étant les « clients » du sous-développement local.
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L’ignorance : « main-basse » sur le développement local des femmes paysannes L’ignorance est considérée dans le cadre de ce travail comme l’ensemble des obstacles qui résident dans les connaissances premières, dans l’illusion du donné et dans l’opinion dominante. Ainsi, lors des enquêtes de terrain, les propos de la plupart des informateurs ont retenu notre attention afin que nous puissions cerner l’obstacle majeur à l’intégration des paysannes au processus de développement local lié à l’ignorance. Il est honnête de dire qu’en milieu paysan, l’ignorance est plus accentuée chez les femmes par rapport aux hommes. Cette situation trouve son explication par le fait que les filles abandonnent l’école plus tôt que les garçons. Elles se réfugient ainsi dans l’apprentissage des métiers tels que la couture, la coiffure, dans l’optique de se marier et fonder une famille. S’il est vrai que l’ignorance peut être considérer comme l’état d’une personne qui ne sait ni lire, ni écrire on peut dire sans exagération aucune qu’elle frappe la majeure partie de la population féminine camerounaise. Dès lors, le développement local des paysannes bute à cet obstacle qui ne leur permet pas d’« accéder à des connaissances nouvelles » facilement afin de participer au bien-être des populations. Toutefois, l’ignorance comme obstacle au bien-être des populations se manifeste aussi par l’esprit de bricolage chez les femmes paysannes. Ainsi, dans le domaine agricole le manque de savoir-faire, la non-maîtrise de certaines techniques agricoles soumet ces « pauvres » à des conditions de travail très rudes et moins rentables. Parlant de l’ignorance comme principale source au frein de développement local au Cameroun, la plupart des responsables des pouvoirs publics, enquêtés dans le département de la Lékié ont déclaré qu’il n’est pas facile de faire accroître l’intégration des femmes paysannes au processus de développement local. En effet, ils expliquent que la majeure partie des populations paysannes est composée des femmes qui n’ont pas un niveau intellectuel requis, et surtout, qu’elles manquent d’engagement lorsqu’il s’agit des formations paysannes. C’est ce que souligne Madame le Délégué Départemental du Ministère de la Promotion de la Femme et de la Famille de la Lékié : Les femmes de la Lékié ne savent pas qu’elles ont le soutien du gouvernement. Elles doivent se mettre davantage en association. Et surtout elles ne savent pas que l’élite est incontournable pour le développement d’une localité. C’est surprenant qu’avec plus de 500 associations qui pratiquent les activités diverses, on constate qu’il est difficile d’initier les projets communautaires dans la Lékié. Mais ce n’est qu’à Batchenga que les femmes coopèrent aux projets. Nous voulons donc les regrouper en filière d’activités. (Enquête de terrain, Monatélé, 2015).
Ces propos témoignent que les femmes paysannes du département de la Lékié sont responsables de leur sous-développement car, la faible 225
performance scolaire fait que ces « pauvres » deviennent des handicapées intellectuelles et techniques en termes d’intégration au processus de développement local. Ainsi, la femme qui, à l’extérieur de la paysannerie, réclame à cor et à cri, l’instauration d’un nouvel ordre international de l’information ainsi qu’une répartition des biens semble oublier ou ignorer la question essentielle de la paysanne à savoir l’ignorance. En somme, la « main-basse » sur le développement local des femmes paysannes revient donc à comprendre que quand bien même les femmes paysannes disposeraient actuellement de milliards de dollars, le développement local de la paysannerie de la Lékié ne s’y amorcerait même pas car le bien-être des populations doit passer par l’émergence d’une vision nouvelle des paysannes elles-mêmes et du monde extérieur. On peut donc comprendre que le mythe de l’ignorance est si ancré dans les esprits des paysannes qu’il faudrait un travail en profondeur pour que ces « pauvres » sortent de cette ignorance afin d’accéder à minimum de bienêtre. Le manque de dynamisme des organisations féminines Généralement, les organisations féminines désignent l’ensemble cohérent d’action à atteindre un ou plusieurs objectifs par la mobilisation des moyens dans le cadre d’une structure plus ou moins hiérarchisée. Les organisations ont d’abord été définies comme des réponses techniques et rationnelles aux contraintes extérieures aux acteurs sociaux. L’accent a ensuite été mis sur la composante humaine, l’organisation étant définie comme un système social répondant à un certain nombre de fonctions. Pour Michel CROZIER et Erhard FREIDBERG, c’est une construction sociale fondée sur des relations de pouvoir entre les acteurs. Dans la paysannerie de la Lékié, il existe plusieurs organisations féminines mais la majorité de ces associations ne sont pas légalisées et leur objectif principal se résume par l’assistance sociale durant les événements heureux ou malheureux et les petites tontines. Toutefois, leur pouvoir d’action pour s’intégrer au processus de développement local reste faible. C’est en ce sens qu’elles ne parviennent pas à réaliser des œuvres utiles pour l’amélioration des conditions de vie des collectivités durables du département de la Lékié. Selon Madame EZAH Clémentine : Les femmes se battent à Okola pour contribuer au développement local. Mais la difficulté est que nous avons plusieurs femmes parmi nous qui sont des « Thomas » qui veulent d’abord voir pour croire. Au départ, j’avais inscrit plus de 25 associations des femmes d’Okola dans le Réseau des organisations de la commune d’arrondissement d’Okola qui a été créé le 22 juillet 2010 sous l’impulsion de l’Honorable député à l’Assemblée Nationale KOAH SONGO Gabriel. Mais aujourd’hui, la plupart de ces associations s’est découragée alors que nous voulons chasser la mendicité auprès des femmes paysannes.
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Ces propos montrent effectivement le manque de dynamisme de certaines organisations féminines ; ce qui constitue un véritable frein au processus de développement local. Dès lors, on peut comprendre que cette difficulté est liée à l’accès aux informations nécessaires en ce qui concerne la formation de base, c’est-à-dire, non seulement les femmes paysannes, membres actives des organisations féminines, mais aussi la qualité de formation des femmes leader chargées de conduire et orienter la base vers les voies du bien-être. S’il est vrai, comme l’affirment certains des enquêtés, que les femmes paysannes dans la plupart des cas ne s’intéressent pas vraiment aux projets de développement local dans la Lékié malgré tout ce que le gouvernement met en place. Il est donc confirmé que ces « pauvres » constituent ellesmêmes des freins au bien-être individuel et collectif de la paysannerie. Elles ne font pas assez d’efforts pour s’arrimer aux réalités du monde moderne pouvant les aider à contribuer davantage à l’émergence des sociétés actuelles. Pour montrer comment les femmes contribuent au développement de leur sous-développement, madame ETOUNDI Agnès, Délégué d’Arrondissement d’Okola du Ministère de la Promotion de la Femme et de la Famille, souligne que : Malgré tout ce que le gouvernement met en place, les femmes paysannes ne s’intéressent pas vraiment au développement local. Elles ne sont pas curieuses, ne veulent pas apprendre. Ce qui intéresse les femmes paysannes c’est la bière comment peuvent-elles alors vraiment s’intégrer au processus de développement local ?
À bien comprendre ces propos, l’alcool apparaît comme l’un des obstacles internes aux paysannes. C’est donc une activité à laquelle se livrent les femmes au nom de l’émancipation, constituant ainsi un frein au développement des sociétés traditionnelles contemporaines. Ainsi, il est temps de comprendre que l’alcoolisme est un élément qui empêche le développement dans le domaine social. C’est ce qui fait dire à René DUMONT que : « le danger d’une « explosion » d’alcoolisme est même le principal écueil de notre proposition ; il exigera un contrôle sévère de ces ateliers, difficilement réalisable comme tout le développement économique ». (DUMONT, R., 1962 : 109) De tout ce qui précède, il en ressort que l’alcoolisme est un facteur interne aux paysannes qui a pour conséquence directe le manque de dynamisme des organisations féminines.
CONCLUSION Au terme des analyses effectuées en amont, nous voyons que les femmes paysannes de la Lékié constituent des supports fondamentaux du développement local. Elles exercent l’influence sur l’agriculture, l’élevage, la pêche voire la transformation et la commercialisation, autant que les hommes. Mais, les paysannes font face aux stéréotypes sexospécifiques qui 227
se positionnent comme obstacles au processus de développement local dans la paysannerie. Il reste à savoir comment trouver les stratégies pouvant aider les paysannes à mieux s’intégrer au processus de développement local.
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QUATRIÈME PARTIE DYNAMIQUES SUPERSTRUCTURELLES
CHAPITRE 15 La sociologie africaine face à l’analyse du conflit politico-militaire en Centrafrique : socioanalyse du décollage politique
Arnold MITON BAGAIRA Faculté des Lettres et Sciences Humaines Université de Bangui, République Centrafricaine. [email protected]
INTRODUCTION Située en Afrique centrale, la République centrafricaine est un pays enclavé qui s’étend au cœur du continent africain. Le pays couvre une superficie de 623.000 km². Il est limité à l’Est par le Soudan et le Sud Soudan, au Nord par le Tchad, à l’Ouest par le Cameroun et au Sud par La République Démocratique du Congo et la République du Congo. Dans cet ensemble frontalier, seul le Cameroun semble jouir d’une stabilité relative. Sa population est estimée à plus de 4,5 millions d’habitants. La Centrafrique renferme une mosaïque d’ethnies qui se distinguent les unes des autres par des cultures, des mœurs et des langues différentes. Les divers groupes ethniques sont, par conséquent, liés par la langue nationale Sango, facteur d’unité et de communication. Par ailleurs, les grandes religions les plus pratiquées en Centrafrique sont : le Catholicisme, le protestantisme, l’animisme et l’islam. L’intercommunalité s’est imposée comme une institution majeure dans la gestion des collectivités territoriales. Pourtant, elle reste méconnue des citoyens, pour qui la commune représente toujours la composante mère de la démocratie locale et les maires ou du moins les présidents de la délégation spéciale constituent la figure politique emblématique la plus appréciée. L’échec du leadership démocratique a pour corollaire les conflits politicomilitaires à répétition en Centrafrique. À cet effet, depuis 1960, la République centrafricaine ne connaît que des déboires d’ordre social,
politique et économique, donc il faut la sortir de cette instabilité. Le conflit centrafricain qui a commencé depuis fort longtemps a puisé ses origines dans la course au clocher lancée pendant les indépendances. Barthélémy Boganda, premier clergé centrafricain épris du contexte sociopolitique et économique de son pays, n'a pas eu le temps de faire valoir ses idéologies politiques et a été prématurément assassiné pour les uns ou déporté en captivité vers les Antilles pour les autres le 29 mars 1959 soit une année avant la proclamation de l'indépendance de la RCA. D'ores et déjà, le divorce est consommé entre ses acolytes, notamment feu Abel NGOUMBA alors Ministre de Finances qui assurait la vacance du pouvoir pendant 72 heures et qui s'y voyait déjà ainsi que feu David DAKO, ministre de l'intérieur soutenu par les forces armées françaises. Le conflit en Centrafrique est complexe et multidimensionnel. Elle découle des lacunes sociopolitiques, structurelles et de gouvernance de long feu, comme la faiblesse des institutions de l'État, la fissure du tissu social, la fragilité de la cohésion sociale, les sentiments de marginalisation profondément ancrés dans certaines communautés, en particulier dans la partie Nord du pays à majorité musulmane, qui se sentent discriminées par le pouvoir central. Ces conditions ont été exacerbées par la corruption, le népotisme, les abus de pouvoir, les conflits internes et la détérioration de la capacité des forces de défense et de sécurité. L’analyse des crises centrafricaines démontre que celles-ci ont pour origine le déficit de gouvernance notamment en matière de gestion des finances publiques, l’accroissement de l’extrême pauvreté, la corruption, la mauvaise répartition des richesses, le dysfonctionnement de l’ensemble du secteur de la sécurité et de la justice, et la résurgence du climat de violences au niveau des pays frontaliers y compris la porosité des frontières vers le Tchad et le Soudan qui regorge beaucoup de guerriers. Cette analyse a permis d’identifier un certain nombre de principaux défis nécessitant des mesures primordiales et des réformes profondes pour sortir du cercle vicieux des conflits politico-militaires et de l’utilisation de la force comme moyen d’accession au pouvoir. Le constat établi par de nombreux observateurs ou associations de défense des droits humains et certains partis politiques, révèle que la question des droits civils et politiques reste une vive préoccupation en RCA, en dépit de l’existence d’un Haut-commissariat aux droits de l’homme. En effet, des accusations régulières des organisations nationales et internationales font état d’exactions commises par les forces de défense et de sécurité et par les groupes politico-militaires manœuvrant dans le Nord du pays (Alliance Populaire pour le Rassemblement Démocratique, Front Démocratique pour le Rassemblement Populaire, Front Démocratique du Peuple Centrafricain). Par ailleurs, l’absence de mise en œuvre des sanctions disciplinaires à l’égard des agents d’application des lois en particulier, est l’une des plus graves lacunes à combler. 232
La jouissance des droits économiques, sociaux et culturels, civils et politiques par tous les citoyens demeure un pieux serment pour les centrafricains. Dans le quotidien, les populations centrafricaines ne parviennent pas toujours à jouir entièrement desdits droits. Au plan socioéconomique, des disparités importantes subsistent dans la société, bon nombre des centrafricains n’arrivent pas à répondre à leurs besoins fondamentaux de base, notamment l’accès à l’éducation, aux infrastructures sanitaires de proximité pour les soins primaires, à l’alimentation, etc. Tous ces faits précités sont la résultante de la mauvaise gouvernance qui a conduit à l’instabilité sociopolitique en Centrafrique. Ainsi, la faiblesse avérée dans la promotion des droits économiques, sociaux et culturels constitue donc une dimension considérable dans la dynamique conflictuelle centrafricaine. Cependant, l’analyse du problème de la gouvernance doit être focalisée sur un certain nombre de présupposés à savoir : l’absence d’un État de droit et de la justice, la résistance face aux principes et normes démocratiques, l’instauration d’une démocratie ethnique ou tribaliste, les dérives autoritaires et crispations conservatrices de certains présidents de la République, la violation et/ou la tendance de modification de la constitution, l’instrumentalisation idéologique et la mainmise totalitaire sur la population, la suprématie de la conscience individuelle (la conscience tribale, ethnique) sur celle dite collective (conscience nationale), la politisation de l’armée ainsi que des forces de sécurité, l’émergence soudaine d’une culture de violence et le recours aux armes comme moyen de conquête, d’exercice et de conservation du pouvoir, les violations systématiques et flagrantes des droits de l’Homme, la docilité de certains leaders politiques aux intérêts étrangers au détriment des intérêts patriotiques, le bradage de l’identité et des intérêts nationaux, la mendicité de la population, l’augmentation des phénomènes d’exclusion sociale, à la perte d’un mécanisme de conciliation pacifiée, la manipulation des clivages ethniques, l’aggravation des problèmes fonciers, l’affaiblissement de la cohésion interne de l’État, le niveau de répartition des richesses et des chances, le contrôle des matières premières, le déclin économique, l’accroissement du banditisme et de la criminalité ainsi que l’impact déstabilisateur des crises de tout genre au niveau régionale. À ces traditionnels problèmes de mauvaise gouvernance, s’ajoutent deux phénomènes approximativement nouveaux ayant un effet spécifiquement négatif pour l’économie nationale. Le premier relève de l’insécurité, tant en milieux urbains que ruraux, qui empêche les populations dans l’exercice de leurs activités, empêche les investisseurs, les opérateurs économiques et les partenaires au développement à s’installer dans le pays. En second lieu, procède l’excroissance du secteur informel qui se révèle un cas sensible à résoudre pour le pouvoir. Il faut parallèlement souligner le fort taux d’analphabétisme dont le corollaire est le chômage des jeunes, la pandémie du SIDA qui constitue un drame autant individuel que social en raison de la perte des cadres et des personnes actives qu’elle entraîne. Il revient alors à 233
préciser que la faible ouverture des marchés d’emploi aussi bien dans la métropole que dans les villes secondaires et les campagnes draine les populations et plus spécifiquement les jeunes dans la débrouillardise à défaut ceux-ci s’enrôlent dans les groupes armés pour riposter aux contraintes de la vie. Le manque d’ambition politique visant à atteindre les objectifs du millénaire pour le développement soumet le centrafricain lambda à un seuil de paupérisation. Concrètement, le conflit politico-militaire avec une tournure intercommunautaire qu’a vécu la Centrafrique en 2012-2014, et dont les conséquences dramatiques se laissent voir actuellement, a répercuté énormément sur le tissu social à Bangui et dans les arrières pays. Les couches sociales les plus touchées sont les jeunes qui, représentent sur le plan démographique, une part considérable de la population mère en Centrafrique. Cette situation de faits a créé de très fortes frustrations, renforçant en même temps le potentiel d’instrumentalisation des jeunes et les divisions basées sur des lignes de fractures intercommunautaires. Entre-temps, la venue de la Séléka une coalition rebelle à majorité musulmane en mars 2013 a provoqué un exode rural massif de la jeunesse, considérant Bangui comme un "paradis" où les opportunités seraient meilleures. À cela s’ajoutent le faible niveau d’accès à l’éducation, la faible intégration des jeunes dans le marché d’emploi et les faibles opportunités dans les secteurs informels. Ces facteurs susmentionnés n’offrent pas des possibilités de choix aux jeunes de développer des ripostes de résilience socio-économique face aux crises et de se sentir valoriser en tant que membres à part entière de la société. Il s’avère que depuis trois décennies, on assiste à un État affaibli qui n’a pas un pouvoir coercitif face aux groupes armés. D’emblée, cela influence négativement le mode de vie des populations à la base. Dès cet instant, il s’agit donc dans ce travail d’interroger les pressions internes et externes du relief conflictuel centrafricain tout en analysant son impact sur la paysannerie.
I. Dynamiques socio-économique et politique internes du conflit centrafricain Ce n'est pas toujours en allant de mal en pis que l'on tombe en révolution. Il arrive le plus souvent qu'un peuple qui avait supporté sans se plaindre et comme s'il ne le sentait pas les lois les plus accablantes, les rejette violemment dès que le poids s'en allège. Le régime qu'une révolution détruit, vaut presque mieux que celui qui l'avait immédiatement précédé et l'expérience apprend que le moment le plus dangereux pour un (...) gouvernement est d'ordinaire celui où il commence à se réformer. Il n'y a qu'un grand génie qui puisse sauver un prince qui entreprend de sauver ses sujets après une oppression longue. Le mal qu'on
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souffrait patiemment comme inévitable semble insupportable dès qu'on conçoit l'idée de s'y soustraire. (Alexis de Tocqueville, 1856 : 223).
1.1. L’évolution politique de Centrafrique et son impact sur la paysannerie Depuis son accession à l’indépendance jusqu’aux premières élections législatives pluralistes du 22 août 1993, si l’on excepte la brève parenthèse de la deuxième présidence DACKO de 1979 à 1981, la république centrafricaine n’a connu qu’une suite de régimes autoritaires, de la première présidence DACKO de 1960 à 1965 au régime militaire du président André KOLINGBA de 1981 à 1993 en passant par l’ubuesque mais tragique épisode de Jean- Bedel BOKASSA de 1965 à 1979, sacré « empereur » en décembre 1977. Ses années de règne ont vu la dégradation des conditions de vie de la population. L’agitation culmina en août 1979 avec le mouvement des élèves : des centaines d’enfants furent internés à la prison de Ngaragba de Bangui où, bon nombre d’entre eux ont perdu la vie. Après qu’une Mission africaine d’information eut déclaré Bokassa personnellement responsable de ces massacres, l’opération Barracuda de l’armée française dépose Bokassa le 20 septembre et ramène au pouvoir l’ancien président David Dacko. Le Coup d’État du Général KOLINGBA du 1er septembre 1981 installe une junte militaire et un parti unique, le Rassemblement Démocratique Centrafricain (RDC). Déjà dans les années 1990 après le coup d’État manqué contre le régime du président André KOLINGBA (1981-1993) orchestré par les généraux MBAÏKOUA et BOZIZE, le pays enregistre le premier mouvement insurrectionnel. Chose certaine, si cette première expérience était précocement neutralisée, la rébellion militaire initiée en octobre 2002 par le général BOZIZE a connu un succès caractérisé par la prise du pouvoir d’État. Dans cette lutte acharnée de conquête du pouvoir manu militari, nombreux sont les acteurs qui se rencontrent mais qui, parfois sous l’équilibre de jeux d’intérêts personnels, changent de camp. Le sacrifice du consensus politique de mars 2003, aggravé par une violence militaire aveugle et démesurée du nouveau pouvoir, suscite des mécontentements : très vite, les combattants trahis vont reprendre les armes. Durant les années 2006 à 2008, un groupe de mouvements militaires naît dans la partie Nord-Est et surtout dans le Nord de la RCA. Les acteurs de ces différents mouvements à savoir : Union des Forces Démocratique pour la République (UFDR), Front Démocratique du Peuple Centrafricain (FDPC), Convention des Patriotes pour la Justice et la Paix (CPJP), Alliance Populaire pour le Rassemblement Démocratique, et autres qui sont pour la plupart des anciens alliés du président BOZIZE, et non des aventuriers coupeurs de route comme le pouvoir veut faire croire à l’opinion nationale et internationale. 235
La transition démocratique est des plus laborieuses dans un pays où, en dépit des efforts du gouvernement KOLINGBA, l’économie est dans un état de quasi-faillite et où le non-paiement des salaires entraîne des grèves de plusieurs mois dans la fonction publique. Sous la pression de l’opposition et de l’Union des Syndicats des Travailleurs centrafricains (USTC), le président KOLINGBA se prononce pour le multipartisme en avril 1991. Les prisonniers politiques sont libérés, les partis légalisés le 31 août 1991 et les libertés syndicales rétablies. Tandis que l’opposition se rassemble au sein de la Concertation des Forces Démocratiques (CFD) animé par le professeur Abel Goumba, le pouvoir ne cesse de retarder le processus de démocratisation. L’organisation des élections présidentielles et législatives pluralistes les 22 août et 19 septembre 1993 se fait sous le strict contrôle des militaires français et de la communauté internationale. Ange-Félix PATASSE, ancien premier ministre de Bokassa rentré d’exil et leader du Mouvement pour la libération du peuple centrafricain (MPLC), est élu au second tour avec 53,45 % des voix, devant Abel Goumba. Le MPLC du nouveau président obtient ensuite une confortable majorité au parlement. La nouvelle constitution est adoptée par référendum le 28 décembre 1994. Outre les enjeux majeurs des conflits politico-militaires, le pouvoir reste l’objet de convoitises et d’instrumentalisation de toutes sortes pour les divers agents politiques. Dès cet instant, cela devient un champ d’expression saillant de différents acteurs politiques exerçant leurs influences à travers des discours manipulateurs et surtout en faisant recours aux armes comme moyen d’expression d’opposition. Ce principe ne semblait pas évident pour le président PATASSE qui a multiplié les incuries en lieu et place d’une politique élaborée de gouvernement et de stratégies de pouvoir afin de mieux asseoir son régime. De fait, le régime s’est trouvé tiré de tous les côtés par des revendications à la fois biaisées et insatisfaites en vue du partage du pouvoir. Dès lors, Les différents acteurs en présence ont alors développé diverses raisons stratégiques pour le contrôle ou le partage du pouvoir. Du côté de l’opposition, ont été invoquées pour justifier le partage du pouvoir la lutte commune qui a permis de chasser l’ancien régime, mais également l’incompétence de l’équipe en poste au seul mobile, la nécessité de faire avancer le pays. Pour la majorité aux commandes de l’État, il s’agissait de jouir pleinement des retombées de la victoire post-électorale quelles qu’en soient les manifestations notamment la préférence partisane, le népotisme et le clientélisme, l’objectif essentiel étant de consolider les positions par des récompenses de toutes natures aux militants et aux parents sympathisants. Sur le plan économique et social, les excès des tenants du pouvoir dans l’affairisme et les démonstrations de force sécuritaires ont révélé des situations d’injustice sociale avec d’un côté, celui de la masse populaire, la privation par l’accumulation des arriérés de salaires. Du côté du pouvoir, c’était l’opulence avec des acquisitions de véhicules neufs luxueux, des constructions en des temps record de grandes villas, le bénéfice 236
d’exonérations d’impôts et des taxes à leur avantage. Sans que leurs objectifs soient clairement définis, les syndicats, les étudiants et les élèves, se sont solidarisés de l’opposition politique en faisant valoir que le changement intervenu était l’œuvre de tous et que la charge de la reconstruction du pays devait mobiliser sans exclusive la participation de tous. En partant de ce point de vue, la question des arriérés de bourse et des conditions d’études ont été ressorties. Les possibilités de satisfaire l’essentiel de ces attentes par des actes politiques habiles ne manquaient certainement pas. L’extension possible des structures de l’administration publique au niveau de différentes structures déconcentrées de l’État pour corriger la sous-administration au regard de l’étendue du pays ainsi que la mobilisation des ressources constituaient des pistes de solutions possibles. Tout au contraire, le régime s’est enfermé dans sa logique partisane et régionaliste. Très rapidement la situation politique s’agace, PATASSE se révélant affairiste et attisant les clivages régionalistes. Le président se coupe même d’une partie de la base de son parti, ce dernier obtenant la démission du premier ministre, Jean-Luc MANDABA, pour cause de corruption. L’opposition fustige le caractère autoritaire et ethnocentriste du pouvoir de PATASSE (d’ethnie Sara). La réorganisation des Forces Armées Centrafricaines (FACA) serait l’une des causes des troubles de 1996 et 1997. Les soldats de l’ancienne garde présidentielle de KOLINGBA, d’ethnie Yakoma, n’ont pas supporté d’être affectés aux FACA, alors que des hommes originaires de l’Ouham Pendé, la région du président PATASSE, intégraient la garde présidentielle. En avril 1996, puis de nouveau en avril, mai et novembre 1997, une partie de l’armée se mutine pour réclamer le paiement d’arriérés de salaires. De véritables combats opposent la garde présidentielle et les mutins lors des troubles de 1997. La France intervient militairement à deux reprises pour rétablir la paix (Opérations Almandin I et Almandin II) mais son rôle est mal perçu par les mutins. Tout au long des années 1996 et 1997, affrontements, accords de paix et rupture de trêve se succèdent. Paris, conformément à sa nouvelle doctrine d’intervention, préfère une médiation africaine. Avec l’appui des présidents Idriss Débi du Tchad, Omar Bongo du Gabon, Blaise CAMPAORÉ du Burkina-Faso et Amadou Touré du Mali, une commission centrafricaine de concertation parvient à trouver un accord. Les Accords de Bangui sont signés le 25 janvier 1997 et prévoient la création d’une Mission Inter africaine de Surveillance des Accords de Bangui (MISAB) et d’un Comité international de suivi (CIS) composé de représentants des quatre chefs d’État impliqués dans le règlement de la crise. La MISAB, comprenant des soldats des pays médiateurs et appuyée par la France, est déployée en février 1997. Aussitôt, un Gouvernement d’action de défense de la démocratie (GADD) est formé, auquel participe toute la classe politique. Néanmoins, les affrontements entre mutins et la MISAB se poursuivent, jusqu’au coup de
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force de la MISAB du 20 au 22 juin 1997 qui fera entre 100 et 200 morts et cela a permis le retour des soldats dans les casernes. Quant à la France, elle indique, cependant, son intention de mettre fin à l’appui logistique qu’elle a apporté à la MISAB avant la mi-avril 1998. Par une Résolution 1 159 du 27 mars 1998, l’ONU prend le relais de la MISAB et met en œuvre à partir du 15 avril 1998 une Mission des Nations Unies en République centrafricaine (MINURCA) chargée, notamment, de récupérer les armes en circulation, de former et de restructurer les forces de police. Il faut mentionner à ce moment-là que la présence de forces armées internationales a permis également la tenue d’élections législatives en 1998, à l’issue desquelles le MPLC gardera le contrôle de l’Assemblée Nationale, et de la présidentielle en septembre 1999. Malgré quelques problèmes pendant la campagne, Ange-Félix PATASSE est réélu avec 51,6 % des voix au premier tour, contre 19,4 % pour l’ancien président KOLINGBA. Le 15 février 2000, l’ONU met fin au mandat de la MINURCA et la remplace par un Bureau d’Observation des Nations Unies en Centrafrique (BONUCA) chargé de l’appui et de la consolidation des efforts de paix en République Centrafricaine. À son départ, la MINURCA a évalué la valeur de 95 % des armes lourdes et 60 % des armes légères sorties des armureries de l’État au moment des mutineries de 1996 et 1997. Mais ce n’est qu’en 2000 qu’un début de restructuration des Forces Armées Centrafricaines a vu le jour avec le redéploiement de l’armée sur l’ensemble du territoire, la réduction des tensions ethniques au sein des troupes et la réduction des effectifs de la garde présidentielle, transformée en Unité de Sécurité Présidentielle (USP). Sur le plan économique, le régime a essayé de mettre en œuvre des réformes avec l’aide du Fond Mondial International dans le but d’obtenir une aide financière, de réduire la dette et de stimuler l’investissement. Cependant la baisse des prix du coton et du café, ainsi que les perturbations des voies de communications dues au conflit en République Démocratique du Congo n’ont pas permis l’atteinte des résultats attendus. En revanche, l’opposition politique est presque inexistante pendant cette période où seules deux petites formations politiques créées récemment, le Parti de l’Unité Nationale (PUN) et le Front Démocratique pour la Modernité (FODEM) tentent d’exister. C’est dans ce contexte qu’une nouvelle tentative de coup d’État a eu lieu le 28 mai 2001. Celle-ci est alors imputée à l’ancien président André KOLINGBA. Les rebelles parviennent à prendre le contrôle du sud de Bangui pendant une dizaine de jours avant que les forces fidèles au régime ne maîtrisent de nouveau la situation au niveau de la capitale. La Libye se porte au secours de PATASSE de même que le Mouvement de Libération du Congo (MLC) de Jean Pierre BEMBA. De nombreux militaires d’origine Yakoma fuient vers la République Démocratique du Congo par peur des représailles. Même si le degré
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d’implication de l’ancien président KOLINGBA est incertain, ce dernier prend néanmoins la fuite. Cependant, en septembre 2001, plus d’une centaine de personnes ont été arrêtées en relation avec la tentative de coup d’état. Le ministre de la défense Jean-Jacques Démafouth est limogé et placé en détention. De même, le ministre de l’Intérieur, Théodore Bikoo, et le chef d’État-major, le Général François BOZIZE, sont écartés. Ce dernier, d’ethnie Gbaya, a trouvé asile au Tchad d’où il a animé un mouvement armé opérant dans le Nord de la République Centrafricaine. Ces hommes mènent des opérations contre des gendarmeries et d’autres objectifs, notamment près de Wandago et de Kabo en novembre 2001. Le procès de la tentative de coup d’état s’ouvre en février 2002. Parmi les personnalités accusées, figurait l’ancien ministre de la défense, Jean-Jacques Démafouth. À la différence des mutineries de 19961997, la tentative de coup d’État de mai 2001 était mieux organisée et visait directement le pouvoir du président PATASSE. Ce dernier, en écartant du pouvoir des personnalités populaires et respecté les a une fois de plus réduits à sa base politique nordiste. Malgré les multiples démarches menées par le gouvernement pour la reprise du dialogue politique et la normalisation, le 25 octobre 2002, des forces loyales au Général François BOZIZE font incursion en Centrafrique par le Nord. Le régime en place a repoussé ce nouvel assaut avec le soutien de l’armée Libyenne et des miliciens du Mouvement pour la Libération du Congo de Jean Pierre BEMBA. Après cinq jours de combats, les rebelles se sont retirés de la capitale, mais ont conservé le monopole d’une partie du Nord du pays où ils assumaient leur suprématie. Les conséquences de cet assaut sont lourdes tant en vie humaine qu’en matériel beaucoup plus dans les zones rurales. Le 15 mars 2003, le Général BOZIZE est finalement arrivé à renverser le régime de PATASSE par un coup d’état. François BOZIZE devint Président de la République. L’Assemblée Nationale est dissoute, la Constitution du 14 janvier 1995 est suspendue et, en avril, un Conseil National de Transition (CNT) est mis en place, organe consultatif dans lequel siègent des représentants des partis politiques, de la société civile et de l'administration. Au moment de l’installation du CNT, le Président BOZIZE, qui s’est octroyé le pouvoir de gouverner par ordonnances, annonce le retour à l’ordre constitutionnel pour janvier 2005. L’ancien opposant Abel Goumba, nommé premier ministre en mars 2003, forme un gouvernement national de transition chargé de mettre en œuvre un programme d'urgence de redressement de la nation. Un ambitieux calendrier électoral est alors fixé : un référendum constitutionnel, puis des élections législatives et présidentielles, échelonnés entre octobre 2004 et janvier 2005. C’est le gouvernement de Célestin Gaombalet, qui remplace Abel Goumba le 14 décembre 2003, qui sera chargé de mener à bien les réformes. L’année 2004 est marquée par la préparation des échéances électorales et la 239
réorganisation de la vie politique. Ainsi, seront-ils adoptés ou mis en place pendant cette période un code électoral, une ordonnance sur les partis politiques et le statut de l’opposition, une Cour Constitutionnelle de transition, un Haut Conseil de la Communication, une commission mixte électorale. La nouvelle Constitution est adoptée par référendum le 5 décembre 2004. Concernant les élections présidentielles, une crise politique éclate lorsque, le 30 décembre 2004, la Cour Constitutionnelle de transition ne valide que cinq candidatures. En définitive, après qu’un accord ait été trouvé à Libreville, au Gabon, en janvier 2005, onze candidats pourront se présenter. Seul l’ancien président PATASSE, mis en accusation pour les crimes commis pendant la tentative de coup d’état de 2001, ne pourra pas être candidat. Si d’aventure la vie politique centrafricaine s’est quelque peu pacifiée, les violations des droits de l’homme restent nombreuses et l’actuel régime doit faire face à une crise économique qui perdure et qui crée une violence importante essentiellement dans le nord du pays. Le régime BOZIZE n’a pas été lui aussi épargné des pressions internes à l’instar des grèves pour les salaires et surtout des protestations et contestations politiques. Certes, il fait office de la référence familiale ou le copinage comme mode de gestion de la République. Les ministères considérables comme la Défense, les Finances, les Mines et énergie, etc. sont sous l’égide de son fils et les plus proches parents qui, malheureusement, n’ont pas le profil approprié. On assiste partout dans le pays à une promotion de la médiocrité et les élites centrafricaines à tous les niveaux de la vie sociales sont contraintes soit à épouser cette idéologie, soit à prendre le chemin de l’exil. Les menaces sous couvert des attributs de l’État constituent le mode normal de gestion, avec l’appropriation de l’armée nationale au niveau de la famille BOZIZE. En conséquence, l’impunité s’enracine dans le pays, elle est même érigée en norme de comportement pour s’enrichir rapidement si on est au pouvoir. Les centrafricains ont assisté à la déchéance de l’État. Il s’ensuit au début de 2013, une paupérisation sociale sans précédent dans l’histoire de la République Centrafricaine. Les échéances électorales de 2 011 ont connu dans leur ensemble une fraude massive des candidats du parti au pouvoir Kwa Na Kwa. En revanche, une plateforme des partis politiques d’opposition a vu le jour sous la dénomination du Front d’Annulation et du Report des Élections (FARE) avec comme figures de proue Martin ZIGUELE, président du Mouvement de Libération du Peuple Centrafricain et de Maître Nicolas Tiangaye, président du Congrès Républicain pour le Progrès Social. Cette plateforme constitue une opposition démocratique et mène des actions citoyennes visant à asseoir les bases véritables de la démocratie. Malheureusement, cela a été très mal perçu par le régime au pouvoir qualifiant leurs actions de troubles sociaux et d’atteintes à la sûreté de l’État. Dans cette perspective, la plateforme politique d’opposition a noué 240
une alliance avec la coalition rebelle Séléka à majorité musulmane venant du Nord pour renverser le régime BOZIZE. 1.2. De la transposition du conflit politico-militaire en conflit communautaire En décembre 2012, les rebelles de la Séléka, alliance de factions dissidentes de l’UFDR (Union des Forces Démocratiques pour le Rassemblement) et du CPJP Convention des Patriotes pour la Justice et la Paix, et de plusieurs petits groupes rebelles, s’emparent de plusieurs villes stratégiques laissant des conséquences considérables sur le mode de vie des populations (destructions des biens et des maisons, tueries, déplacements internes et refuges vers les pays voisins, etc.) En janvier 2013, un accord entre le président BOZIZE et les opposants est conclu à Libreville. Au mois de mars, BOZIZE ne respectant pas ses engagements, les rebelles reprennent les armes et chassent le président. Michel DJOTODIA s’était autoproclamé alors président « pendant une période de transition consensuelle de 3 ans. Un nouveau gouvernement formé d’opposants, de membres de la rébellion et de la société civile était mis en place, et le premier ministre Nicolas Tiangaye était reconduit au pouvoir. En avril 2013, Michel DJOTODIA a accepté la mise en place d’un processus de transition prévoyant la désignation d’un président pour moins de 18 mois. Il était par la suite élu président par acclamation (sans vote). Quelques jours plus tard, des affrontements meurtriers ont eu lieu à Bangui entre habitants et combattants de la Séléka, qui désormais au pouvoir, pillent et volent la population d’obédience chrétienne. Le 31 mai 2013, un mandat d’arrêt international est émis contre BOZIZE, accusé de crimes contre l’humanité et incitation au génocide par le nouveau pouvoir. Au mois de juin, le nouveau gouvernement est nommé, les postes importants restant au pouvoir de la Séléka. Dès le départ du président de la transition Michel DJOTODIA en janvier 2014, la RCA est entrée dans un cycle de violences intercommunautaires depuis la capitale Bangui jusqu’aux arrières pays. Dès cet instant, on assiste à une esquisse d’instrumentalisation politique et d’habillage ethnique et régionaliste du conflit.
II. Les forces exogènes du relief conflictuel centrafricain Selon Jean ZIEGLER : « l’ordre actuel du monde est un ordre meurtrier, cannibale : les immenses privilèges de quelques-uns sont payés par la maladie, la malnutrition, le sang, le chômage de la multitude » (Jean ZIEGLER ; 1980 : 50). Cette conception zieglerienne est aussi bien observable dans le contexte social centrafricain où l’on perçoit que les communautés sont exposées à un seuil de vulnérabilité de tout genre. 241
L’analyse sociopolitique des conflits à répétition qu’a connus le pays témoigne combien les agents sociaux exogènes à l’occurrence l’Occident de manière latente ou manifeste s’ingère par le passé dans les conflits militaropolitique en Centrafrique. C’est donc l’État type de la Françafrique, cet ensemble dynamique de relations personnelles et de dispositifs politiques, économiques et militaires que renouait la France avec ses anciennes colonies africaines jusqu’aujourd’hui. Un système institué sous le règne de De Gaulle par Jacques Foccart. Il s’agit d’un véritable système, destiné à préserver les intérêts de la France dans son ancien domaine colonial. Mécanisme fonctionnel reposait, d’une part, sur une coopération étroite et, autant que possible, exclusive dans les domaines économiques, financier, culturel, diplomatique et militaire. D’autre part, il conduisit plusieurs fois à soutenir des dictatures, organiser, cautionner ou tolérer des coups d’États et des assassinats politiques, voire détourner des fonds et financer illégalement des partis politiques. Ainsi, en Centrafrique, Paris commença-t-il par favoriser l’accession au pouvoir de David Dacko au détriment du successeur pressenti de Boganda, Abel Goumba. Le régime dictatorial mis en place ne troubla guère Paris, puisque la politique mise en œuvre était élaborée par les conseillers qu’il avait installés à Bangui. Le rapprochement entamé par Dacko avec les Chinois poussa la France à le remplacer par Bokassa en 1966. Toujours assisté par des conseillers français et financé par le Trésor français, ce dernier exerça une dictature populiste. L’alliance avec la Libye, ennemie de la France, décida du sort de l’empereur centrafricain, renversé par l’opération militaire Barracuda en 1979 et remplacé, faute de mieux, par Dacko, peu motivé et toujours aussi incompétent. Paris trouva son homme en la personne du général KOLINGBA arrivé au pouvoir en 1981 grâce à un coup d’État avec le consentement du président Dacko. Pendant douze ans, sous le contrôle étroit du colonel français Mention, KOLINGBA a dirigé tant bien que mal le pays. La vague des démocratisations après la guerre froide et le fameux discours de la baule a conduit les autorités de Paris à exiger des élections pluralistes en République centrafricaine comme dans l’ensemble des pays africains qui demeuraient sous son influence. La veille encore aligné sur Kadhafi et affichant des positions très antifrançaises, Ange-Félix PATASSE, a remporté la consultation et se ralliait à Paris, qui lui accordait une aide économique et un soutien militaire. Chose certaine, sa politique autoritaire et discriminatoire a provoqué de nombreux mécontentements et, en 1996, le pays entra dans le cycle de violence d’où il n’est plus sorti. En 2003, avec le discret soutien de la France, le général François BOZIZE, appuyé par le Tchad, renversa PATASSE, mais cela ne mit pas fin aux agissements de factions armées. Paris envoya ses troupes à deux reprises à Birao pour sauver le président : en décembre 2006 puis en mars 2007. C’est donc les dernières interventions, comme en témoigne le célèbre accord 242
de défense excluant ce type d’action signé en avril 2010, ou la fin de nonrecevoir opposée en décembre 2012 par le président Hollande à la demande de soutien militaire formulée par le président BOZIZE aux abois. Paris ne manifeste pas davantage d’empressement pour répondre aux appels à l’aide pour la sécurisation du pays que lui lance le gouvernement de transition depuis le 16 avril 2013.
III. Conclusion : Les mécanismes locaux de résolution des conflits en Centrafrique Pour Jean Ziegler : « toute société est déchirée par les conflits structurels ou contingents multiples. Toute société doit s’inventer des mécanismes pour administrer, maîtriser, gérer ces conflits » (Jean ZIEGLER ; 1980 : 202) La transformation pacifique des conflits via la réconciliation nationale, matérialisée par l’Accord Politique Global de 2008 y compris le forum national de Bangui organisé en 2015, et les avancées récentes dans le domaine de la gouvernance politique, ont été fondamentales pour consolider le processus de paix et de réformes susceptibles de renforcer la cohésion sociale, ce qui est indispensable pour créer un climat politique et social apaisé. À ce propos, le Gouvernement a orienté ses actions en direction de l’approfondissement des réformes politiques et institutionnelles avec l’appui des différentes forces politiques et sociales ainsi que des partenaires au développement. La cohésion sociale et le consensus national impliquent aussi un niveau de gouvernance économique qui réhabilite l’État, l’administration centrale et territoriale, en vue d’une efficacité, d’une compétence, d’une efficience, d’une transparence et d’une responsabilité accrues. Une autre dimension essentielle à la réussite des objectifs du millénaire pour le développement (OMD) est la mobilisation sociale, qui passe par la promotion de la participation des citoyens dans la préparation des décisions qui les concernent en vue d’atteindre une solution durable. En raison de la place prépondérante qu’occupent aujourd’hui les confessions religieuses dans la vie sociale, culturelle et politique de la RCA, il importe que des actions soient engagées dans le sens d’une meilleure utilisation de leur apport à la paix sociale. À l’épicentre de la récente crise sociopolitique, les leaders religieux ont joué un rôle très prépondérant dans le processus de rétablissement de l’ordre et du retour à une paix durable à travers la mise en place d’une plateforme interconfessionnelle (Catholique, protestante et musulmane). Toutefois, il importe de puiser dans l’héritage culturel centrafricain les éléments sociaux permettant de résoudre pacifiquement les conflits. Selon la tradition centrafricaine, les danses folkloriques et les chants de paix constituent les éléments permettant de résoudre et de prévenir les conflits sociopolitiques et militaires. Car c’est en fait un temps fort regroupant tout le
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monde et c’est en ce moment-là que l’on peut véhiculer les idéaux et les valeurs de la paix. Ces distractions folkloriques symbolisent un temps fort d’intériorisation des normes sociales et de réintégration sociale au sein de la société. En outre, les sketches et les pièces théâtrales, organisées sur les modes de vie traditionnelles basées sur le respect de la hiérarchie intergénérationnelle et de la solidarité mécanique qu’entretenaient autrefois les grands parents où l’on partage des vivres et que l’éducation des enfants est assurée par toute personne adulte même si ce n’est pas son propre enfant, demeurent des fondements sociaux de la culture de la paix et de la cohabitation pacifique. Pour tout dire, les éléments traditionnels de résolution durable et de prévention des conflits prennent en compte le foisonnement des diverses ethnies composant le Centrafrique en général y compris la diversité des traditions forme une immense richesse à travers les fables, sculpture, le masque, la littérature orale. Ce patrimoine matériel et immatériel est une source intarissable qui peut renforcer la cohésion sociale si l’on en exploite de façon positive tant au niveau communautaire que national. In fine, « tout groupe humain doit résoudre un certain nombre de conflits qui sont constitutifs de toute vie sociale. Elle peut le faire avec beaucoup de violence, au moyen d’une contrainte permanente telle qu’elle est mise en œuvre par les multiples institutions répressives, psychiatriques, judiciaires, etc. » (Jean ZIEGLER, 1980 : 203).
BIBLIOGRAPHIE DE TOCQUEVILLE (A.), 1 938. L'Ancien Régime et la révolution. Paris : Gallimard. BACHELARD (G.), La Formation de l’Esprit Scientifique, Paris : Vrin, CROZIER (M.) et Friedberg (E.) 1 977. L’acteur et le système, les contraintes de l’action collective ; Paris : Seuil, DUMONT (R.), 1 986. Pour l’Afrique, j’accuse ; Paris, Terre Humaine, Plon. DURKHEIM (E.), 1 893. De la division du travail social, Paris. ELLA (J.-M.), 1 990. Quand l’État pénètre en brousse (les ripostes paysannes à la crise), Paris : Karthala, NGA NDONGO (V.) 2 003. Plaidoyer pour la Sociologie africaine ; Yaoundé : Presses universitaires de Yaoundé, NGA NDONGO (V.), 2 010. La Sociologie aujourd’hui : une perspective africaine, Paris : L’Harmattan. ZIEGLER (J.), 1 980. Retournez les fusils ! Manuel de sociologie d’opposition, Paris : Seuil. ZIEGLER (J.), 1 964. Sociologie de la nouvelle Afrique, Paris : Gallimard.
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CHAPITRE 16 La retraititude dans la fonction publique camerounaise : trajectoires et résiliences
Dr Pierre Vincent NGAMBO FONDJO Secrétaire Général du Ministère de la Fonction Publique et de la Réforme Administrative du Cameroun [email protected]
INTRODUCTION Le présent chapitre questionne la problématique de la retraite chez les fonctionnaires au Cameroun. La retraite est visualisée ici comme la fin de la carrière professionnelle à un âge donné, assortie d’une pension, impliquant une restructuration du parcours de vie. Les grandes interrogations y afférentes s’articulent autour des dynamiques institutionnelles, des représentations sociales et des stratégies adaptatives des acteurs sociaux. La retraite qui est une phase décisive de la vie de chaque agent public, véhicule des contradictions notoires : tantôt elle stimule l’impatience et l’envie de la vivre, tantôt elle suscite les appréhensions, les angoisses voire le rejet de ceux qui la subiront. Aux yeux des futurs retraités, des retraités, et même de tout acteur social ordinaire, la retraite apparaît dans toute sa complexité, son ambivalence et sa stigmatisation. Elle est source d’espérance et de peur drainant ainsi à la fois le souhaitable et le redoutable. Sous le bénéfice des travaux d’auteurs multiples qui ont inscrit la retraite dans le registre de l’enchantement ou du désenchantement et en revisitant la vision y afférente dans le monde, il est intéressant de comprendre la spécificité de cette question en contexte camerounais. Dans cette perspective, il convient de s’interroger sur le vécu socio-anthropologique de la personne retraitée au Cameroun. De manière précise, quel sens le fonctionnaire camerounais donne-t-il au travail et à la retraite ? Le travail comme on le sait est beaucoup plus qu’une source de revenu. Il est un instrument de réalisation et de socialisation. Quelles sont les implications du passage de l’univers du travail à celui de la retraite ? Comment établir de
nouveaux équilibres avec son entourage ? Comment gérer le regard des autres. Comment envisager les années de vie sans obligation professionnelle ? À cet égard, il importe de décliner les facteurs et logiques qui structurent les représentations plurielles, complexes et mitigées que les acteurs institutionnels, les fonctionnaires préretraités et retraités camerounais construisent autour du phénomène de la retraite.
La retraite, un phénomène social total La retraite est un véritable phénomène social total construit tant à l’échelle internationale que nationale. Que l’on se retrouve dans les pays du Nord ou dans ceux du Sud, les questions de retraite sont des préoccupations de premiers ordres. Elles suscitent désormais d’importants débats aussi bien sur les âges et les conditions de départ, que sur les rites de passage, d’acclimatation et de reconversion. Dans ces pays, et plus particulièrement en contexte camerounais, les politiques et les manières de penser ou de gérer la retraite, mobilisent une multitude d’acteurs sociaux. Elles font véritablement partie de ce que Corcuff (1995) a appelé les « constructions historiques et quotidiennes des acteurs ». En effet, les acteurs institutionnels, les préretraités, les retraités, les syndicalistes, etc., sont de véritables acteurs individuels et collectifs qui sont désormais, non seulement au centre de la production des enjeux de la retraite, mais également doués d’une grande capacité intuitive et imaginative féconde aux constructions sociales liées à la retraite. La retraite est en définitive une préoccupation constante et universelle des systèmes d’emploi dont la caractéristique majeure est de rechercher dans l’environnement des éléments de revitalisation et de refouler ceux de dégradation. Chaque système social opère cette gestion en fonction de ses propres modèles de fonctionnement et des attentes signifiées.
La retraite, une perception plurielle Les fonctionnaires camerounais construisent des perceptions plurielles et très contrastées de la retraite. Si dans les pays dits du Nord, nombre d’employés des services publics développent une vision positive de la retraite, il convient de noter qu’en contexte camerounais, la vision négative semble être prépondérante.
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La vision idyllique de la retraite Les données collectées auprès des préretraités et retraités camerounais font constater que quelques acteurs construisent une vision idyllique de la retraite. Un nombre important de préretraités et de retraités construit en effet des clichés positifs autour de la retraite. Celle-ci est présentée par les uns et les autres comme une « grâce », « un repos mérité », « un moment de liberté, un mécanisme de régulation du travail de l’État », « une retraite-loisirs ». La retraite comme une « grâce » Pour bien d’agents publics, lorsque vous avez la chance de travailler pendant 20, 30 ou 35 ans et que « la retraite vous trouve encore en vie, vous devez dire merci à Dieu ». En effet, dans un contexte de précarité où l’espérance de vie n’est pas aussi élevée comme dans les pays à fort revenu, il se trouve que plusieurs fonctionnaires, en 20 ou 30 ans ont vu mourir ou partir précocement bon nombre de collègues. Influencés par ce départ ou par cette mort des collègues encore en service, ceux qui arrivent à couvrir pleinement toutes leurs années de travail manifestent pour la plupart une grande fierté et veulent avant tout rendre grâce à leur Dieu. Ils font ainsi constater que la retraite est une « grâce ». La retraite comme « repos mérité » La problématique de la retraite comme « repos mérité » est bien ancienne aujourd’hui. Elle a été largement développée dans les pays du Nord et s’inscrit globalement dans le champ de la théorie du désengagement (Cumming et Henry, 1 961). Globalement, cette théorie postule qu’à la retraite, il faut prendre un repos bien mérité, au besoin, dans un hospice. C’est une approche qui laisse envisager un épuisement progressif du salariat qui, à la retraite, ne dispose plus de ressources physiques, psychologiques nécessaires pour entreprendre d’autres activités. Cette conception de la retraite comme désengagement ne s’applique pas véritablement dans le contexte camerounais ou africain où pendant les années de service ou d’activité, la faiblesse du salaire ne permet pas véritablement aux uns et aux autres de jouir plus tard d’une « retraite repos » comme on l’observe ailleurs. Certains fonctionnaires camerounais sont fiers d’aller à la retraite. Cette catégorie de fonctionnaires ne manque pas de souligner qu’elle a servi la nation et qu’elle va se reposer avec joie. Ils disent avoir bien préparé la relève et ne s’inquiètent pas du devenir de leur service. C’est le cas surtout des enseignants qui, pour certains, affirment avoir en 20 ou 30 ans de service formé plusieurs générations dont certaines sont devenues des collègues. Sur le plan professionnel, ces fonctionnaires enchantés affirment manifestement 247
ne pas regretter leur départ. Au contraire à bien d’autres qui dissimulent leur âge réel, ils ne cessent d’évoquer en public leur âge pour réclamer le titre d’un « doyen » qui s’apprête à tirer avec fierté sa révérence. Cette vision de retraite comme « repos mérité » s’applique cependant d’une manière différente en contexte camerounais. Ceux qui disent jouir d’une retraite méritée doivent cependant continuer de faire face aux urgences de survie parce que pendant leur séjour à la fonction publique, les coupes drastiques des salaires ne leur ont pas permis de faire une réelle épargne susceptible de garantir une meilleure qualité de vie en période de retraite. La retraite comme « un moment de liberté » La vision idyllique de la retraite se traduit aussi chez les acteurs à travers les possibilités de liberté qu’offre la vie en retraite. Il se trouve que pendant leur période d’activité, les fonctionnaires n’ont pas une réelle possibilité de jouir des libertés privées nécessaires à la réalisation de certains projets individuels. L’on se souvient qu’en dehors du corps des enseignants où ces derniers bénéficient généralement des vacances de plusieurs semaines ou mois, dans la plupart des corps professionnels de l’État, le congé annuel ne dure qu’un mois. En dehors de ces périodes de congés souvent compromises par les urgences de service, les fonctionnaires sont tenus d’être à leur lieu de service pratiquement tous les jours de la semaine. Dans certains corps spécifiques comme la médecine, le personnel a des obligations de garde ou du travail de nuit. L’on peut donc comprendre pourquoi nombre de retraités perçoivent la retraite comme « un moment de liberté », parce qu’ils ont enfin la possibilité d’organiser leur vie privée, de se libérer des contraintes professionnelles. La retraite comme « mécanisme de régulation du travail de l’État » Nombre de préretraités et retraités admettent que la retraite est un « mécanisme de régulation du travail de l’État ». Ils valorisent le fait qu’à un moment de leur parcours professionnel, les aînés doivent céder leur place aux plus jeunes qui ont eux aussi besoin de se réaliser. Dans un pays où la population démographiquement dominante est jeune comme c’est le cas au Cameroun, la retraite apparaît donc véritablement comme un mécanisme de régulation sociale. C’est elle qui permet d’opérer un renouvellement des corps socioprofessionnels et qui donne l’opportunité aux plus jeunes diplômés de bénéficier comme les aînés des avantages du travail salarial auprès de l’État. De plus, des auteurs comme Peter (1 986), ont depuis trois décennies montrées que dans toute hiérarchie, « tout employé tend à son niveau d’incompétence ». L’auteur estime que dans tout système bureaucratique, chaque employé gravit des échelons jusqu’au moment où il atteint « son point d’incompétence ». Ainsi, son rendement baisse et laisse
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observer la routine, la redondance et le manque d’innovation. Cette phase de la vie professionnelle arrive généralement avec le poids de l’âge ou à la veille de la retraite. L’employé âgé peut donc connaître des situations où son efficacité n’est plus une garantie. En s’intéressant aux conclusions de Peter (1 986) sur cette question du niveau d’incompétence, il peut être admis que la retraite devient une véritable solution, un mécanisme de régulation qui expulse les désormais « incompétents » pour admettre les plus jeunes qui apportent de nouvelles expériences, de nouvelles visions, de nouvelles compétences. Une possible « retraite-loisirs » chez les retraités camerounais ? Les spécialistes des questions de retraite ont mis en exergue dans les pays du Nord l’important concept de « retraite-loisirs ». Cette forme de retraite s’observe chez l’individu qui cesse l’activité surtout quand plusieurs conditions sont remplies. Il faudrait nécessairement que le retraité ait eu la possibilité d’accumuler des ressources et des potentialités suffisantes. En réalité, comme le souligne Guillemard (1 996), « pour pratiquer une « retraite-loisirs », il faut non seulement disposer d’un bon niveau de revenu, mais aussi être en bonne santé. Il faut de surcroît s’être constitué un large réseau de relations sociales au cours de sa vie active, et que celui-ci n’ait pas été trop amputé par l’avance en âge (…) ». Au regard de ces précisions de Guillemard, il se trouve qu’il serait d’emblée difficile d’opérationnaliser le concept de « retraite-loisirs » chez les fonctionnaires camerounais. Ceci se justifie par le fait que durant leur séjour à la fonction publique, la faiblesse des salaires donne très peu de chances aux uns et aux autres de véritablement épargner. Nombre de fonctionnaires camerounais, surtout les fonctionnaires d’exécution, vivent au jour le jour et œuvrent non pas pour une vie décente mais pour une survie quotidienne. Il demeure constant que les hauts commis de l’État mobilisent des ressources plurielles et mènent une vie active plus confortable qui leur garantit une certaine épargne mais leur effectif réduit fait d’eux une minorité face à une écrasante majorité de fonctionnaires qui doivent simplement « se débrouiller » avec leur salaire pour « rester debout » (Ela, 1 998). Les loisirs des retraités des classes populaires ne sont rien d’autres que des retrouvailles autour d’un pot, d’un jeu de damiers ou d’un écran téléviseur pour suivre un match de football.
La vision naufragée de la retraite Si quelques retraités rencontrés sur le terrain se représentent la retraite comme un « moment de repos mérité », de « grâce » ou d’« épanouissement », il convient de noter que l’effectif de cette catégorie de retraités reste très faible en contexte camerounais. La retraite pour toutes les 249
catégories professionnelles confondues, est davantage perçue comme une « dure épreuve » qui ne laisse que très peu de chances de survie aux retraités. Les acteurs perçoivent globalement la retraite à la fois comme « punition », « tragédie », « risque », « mécanisme de revendication » « source d’exclusion, de perte d’identité socioprofessionnelle », de « guillotine institutionnelle » et même comme « source de mort sociale » « et mort réelle ». La retraite comme « punition » infligée par l’État Il est notoirement connu que les fonctionnaires camerounais ont des connaissances très limitées sur le phénomène de la retraite. Les uns et les autres se contentent de connaître vaguement l’âge limite pour aller à la retraite dans leur corps professionnel. L’État lui-même, ayant fait de la retraite un « tabou institutionnel » ne prend pas toujours le temps nécessaire pour véritablement informer ou socialiser ses employés sur les enjeux de la retraite ou sur sa nécessité. Ce déficit d’informations fait en sorte que la plupart de fonctionnaires, lorsque leur âge limite s’approche, commencent très rapidement à stigmatiser l’État et à percevoir en la retraite une sorte de « punition » qui les éjecte du système d’emploi sans motifs suffisants. La retraite comme « tragédie » Une analyse profonde des représentations sociales de la retraite au Cameroun révèle plusieurs points significatifs. Pour certains fonctionnaires en phase de transition vers la retraite, celle-ci devient un cauchemar à vivre au quotidien. Ils s’abstiennent de commenter leur départ ou leur sortie du système. Ceux qui en parlent, ne le font pas avec enthousiasme mais avec dédain, mépris et colère. Pour eux, la retraite est une aventure incertaine, une nébuleuse dont les contours sont insaisissables ou non maîtrisables. Finalement, il convient de souligner ou d’admettre avec Chindji-Kouleu (2006 :19) que « la retraite, est ce mot qui fait trembler les salariés camerounais ». Selon l’auteur, les plus effrayés sont les travailleurs du service public, c’est-à-dire ceux qui émargent dans les caisses de l’État. Autant ils n’aiment pas aller en congé, autant ils détestent la retraite. Ceci peut se justifier par le fait que dans le contexte camerounais, malgré les efforts fournis par l’État, la sécurité sociale demeure une conquête. Les lourdeurs administratives ne rendent pas toujours très aisé le parcours du retraité qui doit obtenir sa pension retraite. Pour Moïse Nyemb, retraité, Secrétaire Exécutif de l’Association des Retraités de la Fonction Publique, « L’accès aux droits relatifs au départ en retraite, s’apparente à un chemin de croix (…) » (AREFOP, propos collectés par Makeda Lydie Gnotuom, 22 octobre 2009).
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L’instauration du système de pension automatique qui permet aux retraités de la nouvelle génération d’obtenir la totalité de la pension retraite dès le mois suivant le départ à la retraite, n’a pas amélioré les représentations négatives que les fonctionnaires camerounais construisent autour du phénomène retraite. Finalement, il convient d’admettre que « les fonctionnaires camerounais souhaitent prendre leur retraite le plus tard possible » (Chindji-Kouleu, 2006 : 19) pour pouvoir échapper aux multiples tracasseries administratives et quotidiennes qui jonchent la vie et le parcours d’un retraité. La retraite provoque chez les uns et les autres une grande perturbation, elle semble être une véritable transition à risque dans le passage vers la vieillesse. La retraite comme « transition à risque » Le passage à la retraite doit être présenté aussi comme une véritable période de transition délicate ou « à risque » parce que, comme le soulignent Turner et Hévin (2011 :18), « les moments de transition sont souvent des moments problématiques car ils impliquent des ruptures, des choix et des changements de repères. Pour un grand nombre de personnes, la retraite représente la transition la plus difficile de toutes celles qui se présentent au cours de la vie ». En réalité, dans le contexte camerounais, le passage à la retraite est d’autant plus une transition à risque parce que les fonctionnaires, pour bon nombre, n’ont pas eu le temps de mobiliser les ressources relationnelles, financières, matérielles, nécessaires pour assurer la continuité de leur équilibre une fois en dehors du milieu professionnel. Or, lorsqu’il n’y a pas un minimum de sécurité sociale ou financière, c’est la grande misère qui accueille le retraité qui, très rapidement, va se précipiter vers des risques imaginables (maladie, suicide, oisiveté, errance…). Dans le contexte camerounais où les salaires ou revenus mensuels de la majorité des travailleurs ne sont pas toujours à la hauteur du pouvoir d’achat ou du coût de la vie, la retraite n’est pas toujours cette période « bénie » où l’on peut, selon les mots de Turner et Hévin (2011 :19), « pleinement profiter de la vie ». Chez nombre de retraités camerounais, la retraite apparaît comme une véritable crise de croissance accompagnée des turbulences qui ne permettent pas toujours de se réaliser davantage. À quelques années de leur départ à la retraite, les agents publics camerounais font face à de multiples appréhensions. Les événements vécus, les émotions, les engagements de toute une vie prennent tout leur sens. Le préretraité ou retraité doit faire face aux « hauts » et « bas » de la vie. Il doit savoir réorganiser, classer ses désirs à la fois « naturels et nécessaires », « naturels et non nécessaires », « ni naturels, ni nécessaires » (Turner et Hévin 2011 : 33).
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De manière générale, les données de terrain permettent de constater que quel que soit le groupe d’appartenance, que l’on soit riche ou pauvre, Ministre, Directeur Général ou Secrétaire Général, de la catégorie A2 ou C, la retraite apparaît dans la majorité des cas comme une période déstabilisante. En réalité, le départ à la retraite coïncide très souvent avec des « obstacles externes » tels que la perte d’autonomie financière, la perte des capacités physiques, la maladie, la perte des réseaux relationnels, la solitude, la dépendance vis-à-vis des enfants, la perte de l’équilibre dans le couple, la garde des enfants mineurs ou en chômage, etc. Mais, à côté de ces contraintes exogènes, le retraité doit affronter les « obstacles internes » c’est-à-dire ceux liés à lui-même, fabriqués par lui-même à partir des idées préconçues, des croyances erronées (croire par exemple qu’on ne sait pas faire ci ou ça ; croire qu’on est vieux et qu’à 55, 60 ou 65 ans il est déjà trop tard d’entreprendre ceci ou cela….), de la peur de l’échec, de la crainte du poids de l’âge, etc. À la veille de leur départ à la retraite, bien de retraités développent malheureusement de multiples obstacles internes qui ne sont pas de nature à les encourager à vivre la retraite épanouissement. Ils ont « peur de tout et de rien », se sentent « démunis », « abandonnés » ou « jetés en pâture » par l’État. Ils ont ainsi une « très pauvre image de soi ». Ces idées préconçues ne sont pas de nature à créer une réelle motivation vers les nouveaux projets de vie. Ces obstacles bloquent le jeune retraité et l’empêchent d’innover ou de construire une retraite heureuse marquée par une réelle mesure de ses nouvelles capacités ou possibilités de réinvestissement. La retraite comme « lutte » et « revendication » Ces dernières années, le Cameroun a connu plusieurs mouvements de revendication orchestrés par les fonctionnaires retraités. Ces mouvements constituent un point important de l’analyse qui permet de comprendre davantage comment les retraités camerounais perçoivent et vivent leur retraite. Les mouvements de revendications ou d’humeur traduisent non seulement l’état de conflit ou de tension dans lequel vivent les retraités camerounais mais aussi ce qu’est la retraite au Cameroun. À titre indicatif, l’analyse revient ici sur un mouvement d’humeur ayant eu lieu le 3 janvier 2 011. Un collectif de retraités a adressé un mémorandum au Chef de l’État camerounais avec pour objet de « dénoncer les lenteurs administratives qui retardent parfois de 4 ans l’aboutissement de leurs dossiers ». Exprimant leur ras-le-bol, ces acteurs ont agi en prenant l’identité de l’Association des Retraités de la Fonction Publique (AREFOP). Le mémorandum, signé de Moïse Nyemb, Secrétaire Exécutif du collectif, se définissait en huit points, avec une série de sollicitations pour une meilleure prise en charge des retraités. Moïse Nyemb, acteur principal du collectif, n’a pas hésité de
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rappeler au Président de la République qu’un premier mémorandum, daté du 15 août 2010, lui avait déjà été transmis sur le même objet. Les membres de cette association des retraités ont déroulé une longue liste de revendications qui décriaient plutôt une injustice sociale de la part de l’État. Sur les pancartes, on pouvait par exemple lire des interrogations suivantes : « Où sont passées nos cotisations au Crédit Foncier pendant des décennies ? », « Pourquoi les banques ne veulent-elles pas accorder de crédit aux retraités au moins en ce qui concerne les avances scolaires ? », « Combien d’entre nous sont partis à la retraite sans bénéficier d’une seule distinction honorifique alors qu’ils ont servi la nation avec loyauté ? ». Parmi les sollicitations les plus urgentes, le collectif des retraités a souhaité auprès du Chef de l’État, la création d’un ministère particulier, chargé de gérer uniquement les questions de la retraite, afin que les retraités soient pris immédiatement en compte dès la cessation de leurs activités professionnelles. Par ailleurs, les leaders de ce mouvement ont prié le Chef de l’État d’« user de tout son pouvoir pour que cesse la marginalisation du retraité ». Ils ont dénoncé le fait que « toutes les issues sont bloquées aux retraités du fait de leur âge avancé, de leur énergie physique sacrifiée au service de la nation… ». Dans leur mouvement d’humeur de janvier 2011, les retraités, conscients de la hausse des salaires des fonctionnaires décidée par le Chef de l’État en 2008, n’ont pas manqué d’exiger une revalorisation, subséquente, de leur pension. Pour justifier ou légitimer leur action, ils ont souligné qu’ils ne vivaient pas en dehors de la société camerounaise qui connaît désormais une flambée des prix des denrées alimentaires sur le marché. Ils ont rappelé le fait que, « sur le marché, il n’y a pas de tarifs préférentiels pour les retraités ». Parmi les revendications phares, les retraités souhaitent que l’État revoie à la hausse le montant de leur pension. En réalité, dans un contexte social où des retraités doivent faire face à des problèmes de santé récurrents, à une alimentation sélective, aux charges familiales habituelles, la pension au demeurant adossée sur « un salaire de moineau » reste faible. La retraite comme « perte d’identité » ou « mort professionnelle » L’accès à la fonction publique, dans l’imaginaire social au Cameroun, confère à l’individu de nombreux privilèges. Il bénéficie non seulement d’un « Matricule » auprès de l’État mais il jouit de plusieurs autres avantages tels que les allocations familiales, indemnités de non logement, les primes de technicité, la pension retraite….Tous ces privilèges déterminent et confèrent au fonctionnaire une identité professionnelle certaine. De plus, celle-ci le rattache à une catégorie (A2, A1, B, C, D) et à un corps de fonctionnaires précis, avec ce que cela comporte comme avantages. À côté de ces éléments d’identités, certains fonctionnaires en fonction de leur profil ou de leurs atouts spécifiques, connaissent des ascensions dans l’administration qui les 253
élèvent au rang de chef de bureau, chef de service, sous-directeur, directeur, secrétaire général, ministre….Chacun de ces fonctionnaires, en fonction de sa position hiérarchique, bénéficie « de l’article 2 », c’est-à-dire des avantages prévus par la réglementation en vigueur. Certains, notamment ceux ayant le rang de Directeur, de Secrétaire Général ou de Ministre, vont voir accroître des privilèges pluriels qui leur offrent des logements gratuits ou subventionnés par l’État, des primes diverses, des véhicules de fonction, des bons de carburant, des bureaux climatisés, spacieux et équipés avec des salons d’honneur, des missions de services régulières, etc. En somme, l’État dans sa capacité distributive, leur assure un confort institutionnel qui les éloigne du besoin ou du minimum vital. Pendant ces moments de jouissance institutionnelle, les hauts fonctionnaires intériorisent ainsi le goût et les logiques du pouvoir ou de la domination. Vénérés, respectés, honorés, sacralisés ou glorifiés, certains vont exiger ouvertement ou manifestement les allégeances, se faire appeler « Excellence, Monsieur le Ministre, Monsieur le Directeur, Monsieur l’Inspecteur… ». Ces titres de notabilité institutionnelle déterminent désormais l’identité du fonctionnaire qui atteint ce niveau stratégique dans l’administration. Pourtant, il se trouve qu’avec le départ à la retraite, le fonctionnaire en question, quelle que soit sa position hiérarchique, doit abandonner tous les privilèges attachés à son statut pour reprendre son identité naturelle, ce qui crée une véritable rupture avec les logiques de notabilité institutionnelle. La perte de tous ces privilèges accordés jusqu’à la veille de la retraite par l’État entraîne inévitablement une « mort professionnelle », en ce sens que l’individu en question va subitement se retrouver dans une situation où l’État, « monstre froid », va sans état d’âme, lui retirer tous les pouvoirs et les privilèges subséquents. Au moment où l’État s’engage à « éjecter » le haut fonctionnaire de son administration publique, il ne prend donc plus en compte cette culture du pouvoir ou des privilèges qu’il lui a inculquée durant les « bons moments » de son parcours professionnel. Le vieux fonctionnaire connaît donc avec la retraite une « guillotine institutionnelle » qui survient parfois de façon brutale ou agressive dans la mesure où tous les privilèges accumulés sont souvent retirés au même instant. Étant désormais atteint par la limite d’âge et conséquemment « admis à faire valoir ses droits à la retraite », le fonctionnaire concerné perd tous les privilèges de statut ou de position. Cette perte d’identité professionnelle est tristement vécue par la plupart de fonctionnaires et impacte tout aussi sur leur vie sociale. La retraite comme source d’une « mort sociale » La perte de l’identité et la « mort » professionnelle vécues ou subies par le fonctionnaire retraité impacte nécessairement sur sa vie sociale.
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Déjà en milieu professionnel, alors qu’il était en période active, membre d’une amicale de son lieu de service ou de son ministère, ces privilèges de solidarités professionnelles vont s’estomper. L’avènement de la retraite entraîne purement et simplement son exclusion de certains espaces qui, jusqu’à la veille de la retraite, lui étaient acquis ou réservés. La mort sociale du retraité est donc constatée dans ce premier cas de figure par la perte de ses espaces de solidarités professionnelles. Par ailleurs, alors que le haut fonctionnaire, Monsieur le Directeur, Monsieur le Secrétaire Général, était jusqu’à son départ socialement respecté par des collègues qui lui étaient soumis, il va rapidement perdre cette zone d’autorité ; il devient une personnalité ordinaire qui passe inaperçue et qui parfois, s’il n’a pas été « juste et courtois » quand il avait les commandes, ne manquera pas de subir ouvertement ou de façon dissimulée des railleries ou du mépris. Dans l’hypothèse d’un passage dans ses anciens espaces de services, les collègues les plus courageux ne manqueront pas de lui « retourner la pièce » pour qu’il se rende compte des peines qu’il infligeait aux autres quand il avait le pouvoir. Ces réalités témoignent le fait que la retraite, pour les victimes, entraîne des cas de figure qui laissent admettre une véritable mort administrative, anti chambre de la mort sociale. En dehors des pertes d’identités enregistrées dans son lieu de service, il apparaît que le haut fonctionnaire retraité doit faire aussi face à une mort sociale, cette fois-ci constatée dans son environnement sociétal. Par exemple, alors que jusqu’à la retraite, il ne manquait pas de faire une affirmation de soi lorsqu’il fallait organiser des cotisations familiales ou communautaires, il doit désormais réduire ses interventions ou ses contributions aux actions de développement de sa contrée ou de sa communauté en rappelant le cas échéant à ses interlocuteurs qu’il n’est désormais un pauvre retraité. Même dans le champ politique, s’il n’a pas su suffisamment accumuler les ressources pendant son « règne » à la fonction publique, il devra désormais battre en retrait face à certaines exigences socio-politiques. Ces réalités permettent de comprendre pourquoi certains hauts fonctionnaires, après leur départ à la retraite, deviennent très peu visibles dans le champ socio-politique. En somme, il apparaît que pendant la période de vie active, le fonctionnaire développe nécessairement des ressources (économiques, sociales, relationnelles, politiques…) qui deviennent comme un acquis et structurent sa personnalité. Plus tard, avec la situation de retraite, pour certains, il devient quasi insupportable de se détacher de ces privilèges qui ont pendant 20 ou 30 ans rythmé ou déterminé leur existence. Inévitablement, l’individu va rentrer en conflit avec l’État qu’il perçoit désormais comme n’étant pas reconnaissant ou comme étant « sans mémoire ». Dans cette situation de perte de l’identité professionnelle ou de mort professionnelle, nombre de retraités connaissent ce que Guillemard (1 972 ; 1 996) appelle « retraite-retrait » qui se caractérise par une 255
paralysie progressive de toute activité sociale du sujet, à son « repli sur l’être biologique ». Cette situation de « retraite-retrait » prive l’individu et présente un « caractère traumatisant » (Caradec, 2008 : 161), elle se présente comme « une grande cassure » (Lalive d’Epinay et al. 1 983) et conduit nécessairement à une « mort sociale » comme le soulignerait Guillemard (1 972). La retraite comme source d’une « mort réelle » À côté de la mort professionnelle ou de la mort sociale, le retraité doit fatalement faire face à la mort réelle. En réalité, l’expérience de terrain et de nombreux cas observés montrent que la plupart des salariés admis à faire valoir leur droit à la retraite meurent au bout de quelques années (5 à 10 ans). Les déterminants de cette mort réelle sont pluriels. Nombre de retraités meurent parce qu’ils étaient trop vieux au départ à la retraite. Il se trouve que ceux qui ont passé du temps à procéder à des pratiques peu orthodoxes de trucage de l’âge finissent toujours par être rattrapés. Ils vont ainsi à la retraite épuisés, incapables d’initier toute stratégie de reconversion. Cette catégorie de retraités subit rapidement les angoisses liées à la perte de leur identité professionnelle ou de leur mort socio-professionnelle. Ils n’ont que très peu de chances de survie et sont envahis par la maladie et par la suite la mort réelle. Certains retraités ayant perçu cette triste réalité ne manquent pas dénoncer les pratiques déviantes et de marteler qu’« au Cameroun, la retraite est le chemin le plus court pour mourir » (Moïse Nyemb, retraité, Secrétaire Exécutif de l’Association des Retraités de la Fonction Publique, AREFOP, propos collectés par Makeda Lydie Gnotuom, 22 octobre 2009). En définitive, la retraite apparaît comme une machine à exclure. L’exclusion s’opère par le vocabulaire, le fonctionnaire est « radié ou rayé des effectifs. Ses droits sont liquidés, s’il n’est liquidé lui-même » Une exclusion par l’âge. « Coupable » de son âge légal, au détriment de l’âge idéal, le fonctionnaire est désormais dans ce brouillage des âges, au demeurant à plusieurs vitesses, disqualifié, quelques fois de manière précoce, pour séjourner dans la fonction publique. L’exclusion est également administrative. La retraite marque la fin de la carrière, moment de rupture d’identité professionnelle et d’exclusion du marché du travail. L’exclusion administrative s’accompagne de l’exclusion alimentaire par la modicité du revenu de remplacement qu’est la pension et la disparition des avantages divers, impactant le pouvoir d’achat. Il s’en suit l’exclusion sociale par la perte de son statut et des rôles sociaux attenants, préparatoire à l’oubli social et l’exclusion finale qui est la mort. L’exclusion est enfin intergénérationnelle dans un contexte où le jeunisme ambiant est sublimé au détriment du modèle gérontocratique d’une république ridée où les acteurs subissent un « racisme anti-vieux ».
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La retraite, stratégies adaptatives Il a été ainsi observé que nombre de retraités se reconvertissent dans de multiples activités dont le commerce, l’agriculture, la politique, la vie associative, etc.… Ces stratégies de reconversion sont déterminées chez les uns et les autres par une volonté d’assurer la survie, par les tentatives de maintien de connivences et des privilèges acquis en période active. En fonction de leurs catégories professionnelles, les uns et les autres adaptent leurs stratégies de reconversion. Ceux qui ont eu la possibilité d’accumuler d’importantes ressources en période d’activité entreprennent des actions de reconversion qui absorbent aussi un important capital financier (ferme, plantation, grande boutique,…). De même, bien des acteurs ont été retenus comme ayant procédé à une reconversion en politique véritable pouvoir gris, à la reconquête du contrôle social, et à une quête des notabilités traditionnelles (maires, députés, sénateurs chefs de communautés). Toutefois, dans la plupart des cas, les retraités se trouvent rattrapés par des contraintes multiples telles que le poids de l’âge, les problèmes récurrents de santé, les nombreuses charges sociales. Au total, des différents points d’analyse sus-revisités, il ressort effectivement, que la retraite, vécue sereinement par certains et péniblement par d’autres, impose à tous un recours à différentes options managériales, psychologiques, relationnelles et occupationnelles. Les fonctionnaires en préretraites ou retraités ne constituent pas un groupe homogène. Chaque acteur a sa propre trajectoire résultant de ses ressources spécifiques adossées aux menaces et opportunités selon le niveau de préparation ou selon l’espace et le temps qu’occupait le rôle de travailleur dans sa vie. La retraite au Cameroun est bel et bien un phénomène complexe et mitigé, impliquant une multitude d’acteurs aux logiques plurielles et divergentes. Le passage à la retraite est une bascule d’un monde à l’autre. Il entraîne un ensemble de conséquences identitaires, économiques et sociales, vecteur de l’inadaptation ou de l’adaptation. Malgré le caractère inéluctable de la retraite, des acteurs sociaux y arrivent peu ou mal préparés. Les représentations plurielles et contrastées construites par les acteurs ciblés attestent d’une réelle inadéquation entre les mécanismes de protection sociale au Cameroun et les aspirations des serviteurs de l’État. Face à un système de retraite asymétrique, et en l’absence d’un service après-vente, les retraités camerounais développent maintes stratégies de reconversion qui, pour certaines, restent précaires au regard des contraintes naturelles et structurelles.
L’harmonisation des âges de départ à la retraite, une conquête En guise de perspective, il convient de noter que la question de l’harmonisation des âges de départ à la retraite au Cameroun apparaît comme 257
un point de tensions chez la plupart des préretraités et retraités, surtout ceux des catégories B et C. À travers des plaintes et revendications ouvertes, nombre de retraités ont contesté le départ à plusieurs vitesses (50, 55, 60, 65 ans). Ils estiment que le fait de quitter la fonction publique « tôt » alors que certains ont « la chance » d’y séjourner jusqu’à « 60 ou 65 ans » relève d’une injustice sociale à corriger. Ces revendications autour de l’harmonisation des âges de départ à la retraite suscitent une importante interrogation. Y a-t-il un enjeu ou une nécessité véritable à relever l’âge de départ à la retraite au Cameroun ? En réalité, il se trouve que la grande disparité des âges de départ à la retraite observée aujourd’hui en contexte camerounais ne serait pas toujours un atout pour la productivité de l’État. Au contraire, elle rendrait difficile la gestion prévisionnelle des ressources humaines, et en même temps créerait des frustrations, des tensions et des conflits manifestes ou latents entre les fonctionnaires des différents corps de l’administration. Ceux qui font partie des corps tels que la Magistrature, l’Administration Pénitentiaire, l’Enseignement Supérieur ou l’Éducation nationale, et qui partent à la retraite à 60 ou à 65 ans, ne manquent pas de cultiver un complexe de supériorité vis-à-vis de leurs collègues de « basses classes professionnelles ». Aussi, la plupart des fonctionnaires à l’âge de 50 ou de 55 ans se montrent-ils encore « solides », « vigoureux », « motivés », prêts à servir l’État. Lorsque la retraite les « arrache » brutalement du milieu professionnel, cela les affecte dans leur état psychologique, moral, physique ou social. Il peut même être admis que le départ « précoce » (50 ou 55 ans) de certains cadres très expérimentés entraîne une perte d’expertise ou d’expérience, surtout dans un contexte où la fonction publique n’est pas toujours capable d’assurer régulièrement tous les renouvellements nécessaires ou adéquats. Dans la plupart des pays du monde, l’âge moyen du départ à la retraite est fixé à 60 ans. C’est dire que, sans promouvoir une fonction publique ridée, le Cameroun ne fera pas une exception négative si les catégories C et D ou A et B voyaient leur âge de départ relevé à 55 ou à 60 ans. Il s’agira d’ailleurs d’une réponse républicaine donnée à l’une des doléances formulées par de nombreux fonctionnaires camerounais rencontrés sur le terrain.
L’adéquation du ratio entre les départs à la retraite et les nouvelles recrues, une nécessité Par ailleurs, il convient de s’interroger sur l’adéquation du ratio entre les départs à la retraite et les nouvelles recrues. Il se trouve qu’en ce moment, malgré les recrutements massifs de ces dernières années, le ratio entre les départs et les entrées reste bien déséquilibré. Avec le départ permanent des retraités et le non renouvellement rapide des recrutements, le ratio actifs/pensionnés est passé de 8 actifs pour 1 pensionné en 1990 à 2 actifs
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pour 1 pensionné depuis 2008. Cette chute critique du ratio actifs/pensionnés est susceptible d’influencer négativement la solidarité intergénérationnelle. Il va s’observer inévitablement une augmentation croissante de la part contributive de l’État nécessaire pour résorber le gap financier lié au différentiel entre la masse des pensions servies chaque mois et la somme des cotisations retenues sur le salaire des actifs. Face à cette situation inquiétante, il se trouve que le relèvement de l’âge de départ à la retraite peut être une mesure alternative face aux dysfonctionnements évoqués. En effet, si les potentiels retraités de 50 ou de 55 ans voient leur âge de départ relevé de 05 ans, cela pourra permettre à l’État de réaliser d’importantes économies budgétaires découlant à la fois du gel des effets financiers liés à la liquidation des droits des personnels concernés, et de la consolidation de la force de production dès lors que les dits personnels devront continuer de travailler pour l’État et à moindre coût. Dans le cas contraire, pour faire face aux contraintes de la retraite dans les décennies à venir, l’État devra procéder à des recrutements massifs et réguliers des jeunes. En effet, les travaux des spécialistes de la retraite comme Turner et Hévin (2011 :47) montrent clairement que ce sont les jeunes qui financent la retraite des vieux. Plus la population active des jeunes est importante, plus les cotisations de pensions pour les retraités sont au rendez-vous. Si le nombre d’actifs diminue, les salaires en baisse ou minables, le chômage recrudescent, le système de financement de la retraite connaîtra certainement des problèmes.
De la retraititude La multiplicité des itinéraires, des trajectoires et des sens ci-dessus analysés fonde l’émergence du concept voire du courant désigné « retraititude », il s’agit d’un ensemble de valeurs, de comportement et d’attitude ou tout simplement le logiciel de la retraite, qui retrace dans une vision idyllique ou naufragée la fin d’un cycle et le début d’une nouvelle étape de vie. La « retraititude » est un véritable jeu de gains et de pertes, d’exclusion et d’inclusion, d’optimiste et de pessimiste où les acteurs dans un champ social remanié sur le chemin de l’après-travail, renégocient leur rapport à la spatialité et à la temporalité dans la perspective d’une reconnaissance et d’une utilité sociale au bénéfice du maillage intergénérationnel.
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CHAPITRE 17 Dynamique de l’éducation inclusive au Cameroun : la désaffiliation sociale en question
KENGNI TIOMO Daniel Doctorant au CRFD/SHSE, URFD/SHS Université de Yaoundé I [email protected]
INTRODUCTION Dans la société camerounaise et ailleurs, l’usage social de l’éducation a souvent exclu certains apprenants du système éducatif. Cette réalité a ainsi obligé les personnes en situation de déficience, à se regrouper soit en association, mais aussi dans les structures au sein desquelles des techniques et méthodes pédagogiques spécifiques sont utilisées pour leur apprentissage. Tel est l’environnement structurel et mental dans lequel ont jailli des préjugés construits notamment sur les personnes en situation de handicap ou de vulnérabilité, et qui ont ralenti le processus de leur inclusion sociale. En effet, selon le rapport sur les principes de l'éducation inclusive, « plus d’un demi-milliard de personnes présentent des déficiences d’ordre mental, physique ou sensoriel. Elles se heurtent souvent à des obstacles tant physiques que sociaux qui les excluent de la société et les empêchent de participer activement au développement de leur pays » (UNESCO, 2006). Selon la Commission de la Solidarité Internationale, au Cameroun, plus de six cent mille personnes souffrent de troubles liés à la vue, dont cent quatrevingt mille vivent dans la cécité totale. Parmi elles, 62 % sont des analphabètes primaires, qui ne savent ni lire, ni écrire, ni compter. 30 % sont des analphabètes secondaires, c'est-à-dire qu’elles ont été scolarisées, et même qu'elles ont exercé un emploi, mais, du fait de l'arrivée de la cécité, ne peuvent plus ni lire, ni écrire1. Le nouvel ordre éducatif mondial estime qu’on doit « Garantir une éducation de qualité et des possibilités 1
Bulletin d’information de la CSI n° 33, 2009 : 18.
d’apprentissage tout au long de la vie2 » pour tous. Dans cette réflexion, le concept d’inclusion » sera abordé dans le secteur de l’éducation, avec un accent sur les rapports entre les apprenants déficients visuels et valides. La Déficience étant définie comme « toute perte de substance ou altération d’une fonction ou d’une structure psychologique, physiologique ou anatomique3 ».
I. Problématique et méthodologie I.1. Problématique I.1.1. Situation du problème et objectif Depuis 19774, la formation des personnes vulnérables au Cameroun est encadrée. Des possibilités ont été données aux structures privées et spécialisées, de procéder à « l’encadrement éducatif5 » de cette catégorie de personnes. Cette approche de nos jours semble avoir peu permis à ces apprenants à besoins spéciaux d’être acceptés dans la société. À l’observation, elles ont évolué de manière autarcique dans leur processus éducatif. Ce qui leur a conféré jusqu’ici et très souvent des comportements différents vis-à-vis des autres membres de la société. Or, dans une société en harmonie où les valeurs sont partagées, cette approche a démontré ses limites car, à l’issue de cette formation spéciale, les apprenants peinent à être autonome, indépendant voire à être acceptés et interagir avec les autres. Sur un autre aspect, les parents d’enfants souffrant d’une déficience, redoute de nos jours l’envoi de leur progéniture dans les structures spécialisées. Parce que l’encadrement dans ces lieux est insatisfaisant. Pour certains les apprenants sont souvent délaissés, et pour d’autres les règles ne sont pas respectées. Les familles d’accueils sont de plus en plus sollicitées pour répondre au besoin d’hébergement. Dès lors, les enfants inadaptés à besoin éducatif spéciaux sont directement inscrits dans les établissements ordinaires. À ce niveau, la difficulté à résoudre est celle de la possible satisfaction des élèves présentant une déficience. L’adaptation à cet environnement inclusif requiert des rapports de camaraderie moins frustrants, mais aussi l’assurance de ce qu’après avoir reçu cet encadrement en ces lieux, une certaine garantie va s’offrir dans la perspective d’une inclusion sociale réussie. Car, il va falloir qu’à terme, ces 2
Il s’agit d’un nouveau programme constitué de 17 Objectifs de Développement Durable (ODD), adopté par les Nations Unies le 25 septembre 2015, dont référence est faite ici à l’objectif numéro 4 dudit programme. 3 Il s’agit de l’article 2 de la Loi N°002/2010 du 13 avril 2010 portant promotion et protection des personnes handicapées au Cameroun. 4 Il est évoqué le Décret N° 77/495 du 7 décembre 1977, portant création et fonctionnement des Œuvres Sociales Privées. 5 Référence est faite ici au Décret de 1977, en son article 2.
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élèves ne fassent l’objet d’un rejet ou d’une quelconque disqualification sociale au sens de Robert CASTEL. Ce qui passe par la disponibilité du matériel pédagogique et didactique de base. Il n’est pas exclu que cette nouvelle option éducative se heurte sur les attitudes des responsables d’établissement et des enseignants. Ces derniers n’étant pas préparés à recevoir ce type d’apprenants. Il s’agit dans cette réflexion de démontrer que l’éducation dite inclusive contribue à la résolution des difficultés d’intégration sociale des personnes souffrant d’une déficience. Bien plus, la visée de ce travail est de situer l’importance qu’il y a, à sortir des préoccupations médicales des déficiences en terme de cause de déficience, pour adopter une perspective sociologique qui débouche sur l’analyse des rapports entre les deux principales catégories d’apprenants à savoir : les élèves dits valides et ceux dit déficients. La plusvalue de cette réflexion est de mieux cerner les enjeux socio-éducatifs de l’inclusion qui fait l’éloge de l’unicité environnementale et du travail pédagogique ; tout comme l’évaluation de ce processus éducatif sera analysée en prenant en compte la dimension familiale, scolaire et socioéducative spécialisée. I.1.2. Motivation Dans la société camerounaise d’aujourd’hui, il est de plus en plus visible, les structures spécialisées dans l’encadrement des populations vulnérables notamment les personnes en situation de handicap. On semble encourager cette tendance, qui, souffrant d’un manque de spécialiste en la matière, mais encore, abandonnées à elles-mêmes, se trouvent dans une situation d’anomie, où les règles ne sont pas respectées. Par ailleurs, lorsqu’on retrouve ces individus dans la rue, en quête de quoi subvenir à leurs besoins primaires, des motivations peuvent naître, en vue de comprendre davantage le phénomène. L’expérience d’avoir écouté une génitrice d’enfant en situation de handicap auditif, pleurer à chaude larme et criant à l’abandon des pouvoirs publics face à la prise en charge éducative de son fils, il devient irrésistible d’ouvrir la réflexion sur cette question. L’intérêt que suscite cette réflexion est d’autant motivant que, les résultats de l’enquête handiV, présentés le 6 avril 2016, indiquent que le taux de prévalence du VIH/SIDA est plus élevé chez les personnes en situation de handicap que chez celles dites valides. Soit 7,8 % contre 6,7 %. Raison valable pour interroger l’accès à l’éducation chez les populations vulnérables. La notion de vulnérabilité ici utilisée, renvoie à la fragilité de l'existence humaine, les personnes vulnérables étant celles qui sont menacées dans leur autonomie et leur dignité.
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I.1.3. État de la question Le sujet abordé dans ce travail n’est pas nouveau. Des réflexions ont déjà été menées sur la question de l’éducation des personnes souffrant d’une déficience. Selon Nathalie MONNOT, l’« École pour tous » est le principal levier qui permet de sauver les enfants handicapés. Dans ses travaux, elle suggère la piste de l’éducation intégrative afin de réduire l’exclusion sociale (MONNOT : 1983). Ce type d’éducation en réalité, se limite tout simplement à la présence des personnes en situation de handicap dans les milieux ordinaires. Luzette ANKEUH, dans son étude, porte l'accent uniquement sur les handicapés moteurs. Elle défend l’idée selon laquelle « La personne handicapée dans la société camerounaise actuelle demeure un être autour duquel gravite un certain nombre de préjugés embarrassants » (1989 : 7). La question au centre de l’étude menée par Olivia DEMAIN, n’en est pas si éloignée. Elle présente le bilan de la vie avec le handicap au Cameroun, et démontre comment la personne handicapée doit se défaire quotidiennement d’une image de sorcier ou de personne maudite qui incite son entourage à la cacher et l’enfermer. C’est pourquoi, elle pense que le développement d’un ensemble d’actions publiques ainsi que de mouvements associatifs et privés, est indispensable à l’amélioration de la condition des personnes handicapées au Cameroun (DEMAIN, 2007 : 3). Ainsi, Hélène BARBRY (2010), a basé ses travaux sur la place du son chez la personne non-voyante, avec un intérêt sur une éducation précoce à l’écoute. Dans son travail, elle a ressorti le rôle essentiel de l’audition dans la représentation mentale des déficients visuels, et a étudié comment éduquer au mieux l’oreille de ces derniers. Delphine CALIN (2006 : 31) a évoqué la discontinuité de la formation scolaire du déficient visuel qui, très souvent, débouche sur la déscolarisation comme étant l'une des causes de l'analphabétisme. Pour sa part, Marion RINGOT (2010), a consacré ses travaux sur l’édition des ouvrages numériques accessibles aux déficients visuels. Pour ce dernier, la nécessité d’intégrer la déficience visuelle à l’édition courante s’impose comme une solution alternative à la pénurie documentaire actuelle. Par ailleurs, Carine NGATSI (2009), dans une approche techno pédagogique, a effectué une étude sur le rapport qui existe entre les élèves déficients visuels et la pratique de l’informatique. Elle a réalisé que le déficit de matériel adéquat était susceptible d'éloigner les apprenants de cette discipline. Comme on le voit, les travaux présentés ici se sont davantage appesantis sur les perceptions sociales du handicap et les moyens permettant l’accès à l’information parlée chez les déficients visuels. En revanche, très peu d’attention a été consacrée à l’explication de l’apport de l’éducation inclusive dans le processus de leur intégration sociale. Eu égard à ce qui précède, force est de noter que la question de la recherche des éléments pouvant formellement expliquer la situation de l’inclusion sociale des déficients visuels par le biais de la compréhension des enjeux de l’éducation 264
inclusive est restée sans abord. La présente étude, loin de nier la pertinence des travaux mentionnés précédemment, se propose plutôt de développer une perspective sociologique, consistant à comprendre les rapports sociaux entre apprenants déficients et élèves clairvoyants à l’ère de l’éducation inclusive, avec pour centre d'intérêt le questionnement de la désaffiliation sociale. I.1.4. Question centrale et hypothèses de travail La question au centre de cette réflexion s’énonce comme suit : dans le contexte de l’éducation inclusive, la dissolution du lien sociale peut-elle être la conséquence de la non prise en compte de tous les apprenants dans le système éducatif ? En second lieu, la désaffiliation sociale résulterait-elle d’un modèle éducatif qui n’admet pas les apprenants souffrant d’une déficience et excluant par le même fait les structures spécialisées dans l’encadrement des apprenants vulnérables ? Ou encore, le phénomène de l’exclusion des familles d’apprenants en situation de déficience est-il un frein à leur intégration sociale ? D’où les réponses anticipées suivantes. De manière générale, nous définissons comme hypothèse de départ, que l’absence de l’éducation inclusive prenant en compte toutes les catégories d’apprenants dans un système éducatif est susceptible d’engendrer la dissolution du lien social. Cette réponse provisoire implique aussi que le recours a un système éducatif n’admettant pas les apprenants souffrant d’une déficience et excluant les structures spécialisées dans l’encadrement des apprenants vulnérables, est source de désaffiliation sociale. Et que le phénomène de l’exclusion des familles d’apprenants en situation de déficience à un environnement éducatif donnée serait à l’origine des difficultés de leur intégration en société. I.2. Méthodologie Pour parvenir à des résultats crédibles, une enquête qualitative a été faite dans la ville de Yaoundé, du 15 au 24 avril 2016. Ainsi, au sein du Collège de la Retraite, qui est un établissement scolaire inclusif, 05 élèves ont été interviewés. Soit 02 aveugles et 03 valides. Deux guides d’entretien, en fonction des caractéristiques de chaque groupe et les besoins de l'enquête, ont été administrés pour la collecte des données. Nous avons totalisé au terme de l’enquête 05 répondants. En plus de ces données de terrain, les lectures sur le sujet nous ont permis d’enrichir ce travail. Outre cet échantillonnage, nous avons convoqué deux modèles théoriques devant servir à l’analyse. Il s’agit de la théorie interprétative de la dissolution du lien social et de l’ethnométhodologie. La première, nous a permis de comprendre les raisons de la décohésion et de la désaffiliation sociale des personnes en situation de déficience. Dans le registre sociologique, il s’exprime sous diverses formes. En se fondant sur
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les différentes approches permettant l’interprétation de la dissolution du lien social, les tenants de cette théorie, à l’instar de Carroline GUIBEY LAFAILLE, estiment que la préoccupation politique contemporaine, exprime par défaut une inquiétude quant à la préservation du lien social et à sa possible dissolution. Cette préoccupation de plus en plus croissante pour le lien social tend à suggérer que l’unité de la société est aujourd’hui problématique. Dans ce processus de décohésion et de désaffiliation, il est donc observé une absence de règles ou de leur application, et surtout un éloignement progressif par étape, des jeunes déficients, des réseaux d’activités éducatives. La seconde nous a permis de comprendre le sens pratique, le savoir commun qu’ont les individus pour résoudre leurs problèmes. La posture ethnométhodologique se donne pour préoccupation de prendre en compte le savoir de sens commun dont dispose les acteurs sociaux pour résoudre leurs problèmes. Car, ayant des besoins spéciaux, il est évident que dans le processus éducatif, que les techniques de transmission du savoir s’adaptent à une certaine catégorie d’apprenants lorsque les méthodes pédagogiques ordinaires ou traditionnelles sont limitées. En effet, comme l’indique Harold Garfinkel, dans la vie de tous les jours, les membres de tout groupe ont des « méthodes » ordinaires pour définir leurs situations, coordonner leurs activités, prendre des décisions, se servent de leur connaissance de la société ou de leur environnement pour exhiber des conduites régulières. D’une manière générale, l’ethnométhodologie cherche à fonder scientifiquement le domaine des interactions à partir du social lui-même. Elle prolonge le vieux souci durkheimien d’« expliquer le social par le social », en refusant tout en répudiant le réductionnisme physique, biologique ou psychologique. Ainsi, la terminologie dans le champ s’est beaucoup modifiée visant l’amélioration du langage utilisé et en fonction des logiques.
II. Compréhension de l’éducation inclusive et présentation des données II.1. Compréhension de l’éducation De prime abord, l’éducation est considérée comme l’action de développer les capacités morales, intellectuelles et physiques. Elle vise à « faire une personnalité autonome » (Émile DURKHEIM : 2002, 5). L’éducation en réalité vient réparer un certain nombre d’insuffisances sociales, corriger ce qui, dans un contexte précis, apparaît comme anormal. Selon DURKHEIM, « chaque société, considérée à un moment déterminé de son développement, a un système d’éducation qui s’impose aux individus avec une force généralement irrésistible » (2002 : 6). Cette institution qu’est l’éducation remplit ainsi une fonction sociale, qui vient établir une certaine harmonie, un certain contrôle, et dont l’État ne peut se désintéresser. L’éducation est très 266
souvent influencée par la politique, le développement industriel, la religion et même par les phénomènes sociaux. On admet dès lors que le travail social, dans la perspective durkheimienne, ne saurait se dissocier de l’inclusion. Cela nous amène à affirmer que l’éducation est un moyen qui permet à une société toute entière de parvenir à sa stabilité, à son redressement. C’est « un travail de normalisation qui repose sur l’acquisition de valeurs morales qui permettent à l’individu de s’adapter à sa déficience, aux contraintes qu’elle engendre. » (DEMAIN, 2007 : 103). Une société sans éducation serait pour ainsi dire vouée à l’anarchie, au désordre et au culte de l’individualisme. II.2. Ce qu’est l’éducation inclusive Quant à l’éducation inclusive, c’est une nouvelle approche de l’éducation qui accorde à toutes les catégories sociales à évoluer dans le même environnement d’apprentissage. Sans être considérée comme une question marginale, « l’éducation inclusive signifie l’adoption d’une approche holistique de la réforme de l’éducation et, partant, d’une nouvelle manière de gérer l’exclusion dans le cadre du système éducatif » (UNESCO, 2009 : 4). Elle soutient que « la scolarisation de tout élève, fut-il à besoins éducatifs particuliers, est profitable à tous » (BOOTH, 2002). L'inclusion ou l’avènement d’une école post normative, semble correspondre à une approche qui vient réduire les problèmes de désaffiliation sociale au sens de Serge PAUGAM, ou encore de décohésion sociale au sens de Caroline GUIBEY LAFAILLE. Mais, il ne s’agit pas ici d’une sorte de rupture de la double fonction du système scolaire à savoir : l’assurance de la transmission des savoirs et la continuité des valeurs sociales. La grille de lecture que nous adoptons dans cet article nous amène à cerner les conditions requises pour l’inclusion des élèves présentant une déficience. Car, « les élèves sont différents, et leurs aptitudes et leurs besoins aussi. Il importe par conséquent que le programme soit suffisamment souple pour offrir des possibilités d’adaptation aux besoins de chacun et pour inciter les enseignants à chercher des solutions correspondant aux besoins, capacités et styles d’apprentissage de chaque élève » (UNESCO, 2009, 19). À partir de cet instant, l'école inclusive se trouve dans l'obligation de remplir la totalité de sa fonction sociale. Ainsi, l’éducation est un facteur de perpétuation et de renforcement de l’homogénéité, et ne peut se transmettre de génération en génération par la voie de l’hérédité. C’est la société qui trace l’idéal qu’un individu doit suivre. Dans cette perspective, la question serait de savoir quels sont les éléments d’appréciation de l’opérationnalisation de cette nouvelle forme d’éducation dans l’environnement scolaire yaoundéen. Avant d’arriver aux rôles éducatifs des différents agents de socialisation identifiés, il est convenable de présenter les données recueillies sur le terrain de notre enquête.
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II.3. Présentation des données Pour parvenir à une analyse sérieuse de cette question d’inclusion basée sur l’éducation des personnes déficiente, des intervenants dans la communauté éducative ont été abordés. II.3.1. Données collectées auprès des apprenants clairvoyants À l’issue de la collecte de données évoquée précédemment, les répondants qui se sont prêtés à l’enquête nous ont livré leurs connaissances sur le sujet préoccupant. Il ressort de ces entretiens que les élèves dits valides n’éprouvent pas de problème à partager le même environnement éducatif que les apprenants déficients. Même si la plupart d’entre eux affirment ne pas connaître ce qu’est l’éducation inclusive. En matière d’expériences de vie dans un environnement commun avec les déficients, « C'est une bonne chose. Je les aide, en les traitant comme les personnes normales sans handicap » (WABO). Et NOUBISSI de déclarer : « J'ai remarqué que les aveugles, malgré leur déficit visuel, ils ont les sens plus développés que ceux des valides, par exemple l'ouïe et le toucher ». Par contre, pour l’apprenant LEWE, « Les malvoyants sont défavorisés pendant les cours ». Au sujet de leurs rapports, ce sont des « Bons rapports, amicaux. Je ne les traite pas comme les personnes… » (WABO). Puis, « On cause ensemble, on discute » (NOUBISSI). LEWE affirme : « Ils sont acceptés parmi nous. Il y a de l'amitié et de la pitié parce qu'ils ne peuvent pas voir les merveilles de la vie. Autour des connaissances relatives à l’éducation inclusive, les deux premiers affirment « Jamais entendu parler » (WABO et NOUBISSI). Sauf LEWE qui déclare : « J'ai déjà entendu parler ». Il renchérit d’ailleurs : « C'est une bonne éducation car on accepte tout le monde, on ne refuse personne. On prend bien soin des handicapés, pas seulement des malvoyants ». Cependant, « En classe, pendant la dictée du cours, le professeur explique au même moment. Et je ne suis pas au même rythme que les autres. Parfois il faut attendre que le professeur termine de parler avant que je dicte le cours à mon voisin. Je suis aussi en retard lorsque le cours a débuté, alors que j'étais à la recherche mon camarade aveugle. Difficile de marcher avec lui, à cause des endroits à éviter, comme de l'eau ou des cailloux » (entretien avec le handicapé visuel Josepha).
La difficulté « C'est de lui décrire ce qu'il ne peut voir » ; le problème se pose lorsqu'il y a les marches/escaliers, ils ne peuvent pas bien se déplacer6. Ceux qui ne voient pas ne se rendent pas compte des trous à éviter » (WABO, NOUBISSI, LEWE). Ces clairvoyants pensent par ailleurs que 6 Allusion est ici faite aux élèves déficients qui éprouvent des problèmes de mobilités, à l’instar des handicapés moteurs.
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« Certains professeurs peuvent aussi s'occuper d’eux ; que les responsables du Collège s'assurent qu'il n'y a pas de trou qui peut gêner le déplacement des malvoyants » ; « Il faudra que j'apprenne à mieux m'exprimer afin de réussir ma description auprès de lui. Ils ont droit à l'éducation car ils ne doivent pas dépendre d'autres personnes » ; « Qu'il y est des guides pour accompagner partout les élèves déficients (aveugles). On doit construire en bas les classes exceptionnelles (pour les moteurs) » (WABO, NOUBISSI, LEWE7).
II.3.2. Données collectés auprès des apprenants déficients Quant aux apprenants déficients, plus précisément les déficients visuels, il s'agissait d'obtenir les informations sur plusieurs aspects liés à l'éducation inclusive. Ce qui ressort des interviews est que, concernant les connaissances sur l’éducation inclusive « Elle existe. C'est celle qu'on reçoit à l'école. Elle est incomplète, ne remplit pas toutes les conditions normales, n'est pas motivée et encouragée, c'est-à-dire que les apprenants ne sont pas motivés quand ils fréquentent. Les OSP8 refusent l'éducation inclusive, même les établissements ordinaires. Exemple le Collège Vogt qui n'accepte pas les déficients » (NTSAM).
Cette éducation « est une méthode mise sur pied pour permettre aux personnes handicapées à se familiariser avec les valides dans le milieu éducatif. À mieux se connaître, discuter avec les autres, à leur apprendre à pouvoir nous aider en cas de nécessité » (NTOMB). Les rapports avec les apprenants valides/bien portant en milieu scolaire, sont « Parfois tendus, parfois simples. Avec d'autres j'ai des rapports fraternels » (NTSAM). « Pas de tension. Des bons rapports. Ça peut arriver, mais ce qui est sûr est qu'on revient aux bons sentiments. » (NTOMB). L'ambiance pendant les cours est « Bien, je ne me sens pas oublié. Je participe au cours. L'enseignant me désigne régulièrement » (NTSAM). « Je suis attentif, j'écoute le professeur comme tous les autres et je pose aussi les questions. Toujours j'ai les devoirs. Les professeurs me posent les questions comme à tous les autres camarades » (NTOMB). Concernant leur comportement hors de l’établissement, notamment « En famille je suis accepté et on m'occupe. Je participe à la vie sociale autour de moi en restant avec les autres, en débattant » (NTSAM). « En famille, ce n'est pas tout le monde qui nous maîtrise. Beaucoup ne sont pas d'accord des faveurs qui me sont accordées en famille. Parfois des regards péjoratifs. Au niveau scolaire, ma voisine ne me dicte pas le cours, et je suis obligé d'attendre. Les devoirs ne sont pas traduits en braille à temps. Les enseignants parfois ne savent pas comment travailler avec moi et me nourrissent
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Tous ces entretiens se sont déroulés le 15 avril 2016. Les noms que nous citons sont ceux des enquêtés. 8 Ce sigle signifie Œuvres Sociales Privées.
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de fausses promesses. Au foyer9, les conditions ne sont pas favorables, je suis mal à l'aise. Le repas n'est pas copieux » (NTOMB).
Par rapport aux manquements, « À l'école j'éprouve des difficultés comme tous les autres élèves en matière d'accès au savoir. Problème de composition où les épreuves ne sont pas adaptées. Au Foyer tout genre de problème notamment nutritionnel, amicaux, d'accès au matériel » (NTSAM) ». C’est ce qui souligne aussi NTOMB : En famille, ce n'est pas tout le monde qui nous maîtrise, par exemple les mots qui me sont lancés et qui sont blessants. Beaucoup ne sont pas d'accord des faveurs qui me sont accordées en famille. Parfois des regards péjoratifs. Au niveau scolaire, ma voisine ne me dicte pas le cours, et je suis obligé d'attendre. Les enseignants parfois ne savent pas comment travailler avec moi et me nourrissent de fausses promesses. Au foyer, les conditions de vie ne sont pas favorables, je suis mal à l'aise.
Pour une meilleure prise en compte de l’éducation inclusive, « que ceux qui ont décidé de faire ce travail le fassent bien et qu'on sensibilise toute la société. Que les grandes écoles adoptent les techniques spécifiques chez certains apprenants déficients » (NTSAM). « Les responsables doivent appliquer ce qui doit l'être. Mettre les moyens aux services des personnes handicapés et non dans les poches des responsables des OSP. En famille les frères et sœurs doivent comprendre que nous avons les mêmes droits, on doit se supporter. L'État doit investir dans l'éducation des personnes handicapées, et ne pas confondre tout le monde comme mendiants. L'établissement inclusif doit sensibiliser leurs employés/enseignants, organiser les séminaires pour mettre à jour leurs connaissances sur la question de la prise en compte handicapés en milieu scolaire » (NTOMB).
III. Analyse et interprétation des données L’examen de la question de l’éducation inclusive comme l’une des réponses au problème de désaffiliation sociale retient in fine trois niveaux d’analyse. III.1. Rôle des établissements scolaires dans l’éducation inclusive L’absence de l’éducation inclusive prenant en compte toutes les catégories d’apprenants dans un système éducatif est susceptible d’engendrer la dissolution du lien social. Cette dissolution réside dans le manque d’harmonie de la mise en œuvre des valeurs communes à tous les membres de la société. Les connaissances globales des enquêtés sur ce nouveau type d'éducation sont réelles. Ils savent tous ce qu’est l’éducation inclusive. Les 9
Ce terme est utilisé pour qualifier le lieu où sont hébergés les apprenants déficients pendant l’année scolaire.
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élèves déficients et valides ont tous une expérience du vécu dans un environnement mixte. Pour ces apprenants qui partagent le même environnement scolaire, les rapports sont ordinaires. La participation des déficients au cours les amène également à prendre part aux débats hors de l'établissement. Ce comportement les amène à vivre dans une société inclusive, car, du moment où ils sont acceptés à l'école, ce fait amène à réduire les exclusions et la disqualification sociale, tout en renforçant le lien social. En réalité, « ce sont des idées et des sentiments collectifs qu’elle exprime » (DURKHEIM, 1922 : 40). La généralisation d'un tel système éducatif permet d'apprendre à connaître et à vivre avec l'autre, surtout à rendre accessible la connaissance à tous les apprenants, quel que soit leur statut. Il s’agit d’un « travail de normalisation », qui tire son fondement sur « l’acquisition de valeurs morales qui permettent à l’individu de s’adapter à sa déficience » (DEMAIN, 2007 : 103). L’examen de cette approche éducative nous conduit à dire que loin d’être une simple question d’éducation ou de technique pédagogique et didactique, c’est davantage une éducation de secours, d’entraide mutuelle. Il s’agit d’un secours et d’une entraide qui proviennent du « vivre-ensemble ». Dans la mesure où, vivant dans un même environnement que les valides, il s’en suit que les apprenants verront leur prise en compte et les nécessités qui vont avec leur situation, intégrée dans les considérations à tous les niveaux de la société. Au lieu donc d’une éducation qui fait des apprenants déficients des « défavorisés pendant les cours », qui ne prend pas en considération les apprenants déficients les disqualifient, les désaffilie et les rend dépendant, il devient, comme l’ont réclamés nos répondants, « bien de la vulgariser ». Se faisant, il va sans dire que cette approche participerait du renforcement du lien social vis-à-vis des autres membres de la société. C’est dans cette perspective que GARDOU Charles et DEVELAY Michel pensent que : « l’éducation constitue l’arme la plus puissante contre le mépris et la ségrégation », « c’est bien l’accès au savoir et l’entrée dans la culture universelle qui concourent de manière déterminante à égaliser les chances et à créer du « lien social » » (GARDOU et DEVELAY, 2001 : 16-17). III.2. Rôle des OSP dans l’éducation inclusive Par contre, le recours a un système éducatif n’admettant pas les apprenants souffrant d’une déficience et excluant les structures spécialisées dans l’encadrement de vulnérables est source de désaffiliation sociale. Cette réalité est d'autant perceptible que, longtemps la formation des personnes déficientes s'est faite séparément. Ainsi, des structures spécialisées avec des techniques spécifiques, s'occupaient de l'encadrement de ces apprenants. Ces derniers ont donc évolué à part, en autarcie. Se trouvant ainsi non seulement éloigné à toutes les étapes de participation à la vie en société parce qu’absent ou pratiquement invisible dans les structures éducatives ordinaires. Or, cette 271
approche a montré ses limites. Parce que, il a été remarqué une dissolution du lien social, amplifiée par la désaffiliation sociale qui tendait à mettre de côté ces élèves de tout processus de développement. En réalité, ces structures spécialisées ne « suffisent pas à elles-mêmes ; partout où on les rencontre, elles ne divergent les unes des autres qu’à partir d’un certain point en deçà duquel elles se confondent » (DURKHEIM, 1922 : 34). Or, vivant dans une société harmonieuse, le système éducatif est tenu de ne pas opter dans la diversité de l'éducation de ses populations. Même si, nous ne militons pas pour la disparition prochaine des structures spécialisées, mais celles-ci sont appelées à devenir des centres de ressources. Car, les OSP ont « une influence sur le processus de leur inclusion sociale, de même qu’elle favorise leur auto-prise en charge » (KENGNI, 2013 : 7). On en vient à établir que l'exclusion de certains déficients du système éducatif n'est qu'une conséquence de la trajectoire conduisant à la non-existence sociale de ces derniers. Une non-existence qui, selon Robert CASTEL, est le stade élevé de la disqualification sociale. Car pour lui, il s'agit d'un problème de vulnérabilité, d'intégration et de désaffiliation. Nous fondant sur les déclarations de nos enquêtés, l’échec de l’implémentation de l’éducation inclusive peut provenir de l’attitude des responsables des OSP. Car, ils ne sont pas disposés à œuvrer pour la mise en œuvre de cette nouvelle approche éducative. On se trouve ainsi dans une sorte de gestion patrimonialiste de ces structures dont l’orientation capitaliste priorise les enjeux. Ainsi, les promoteurs desdites structures profitent de l’absence ou de l’inexistence du contrôle de leur gestion. Continuer à fonder l’espoir sur ces structures dans le contexte actuel, c’est mettre les moyens « dans les poches » des promoteurs desdites structures. Cette situation fait donc appel à une rupture de manière de faire, d’agir et de penser. Car, lorsqu’on peut bien s’étonner de voir le phénomène de déscolarisation chez les apprenants déficients aller grandissant, on peut aussi réaliser le développement du phénomène de mendicité, de sous-emploi et de dépendance chez les personnes vivant avec une déficience, même de l’élévation du taux de prévalence du VIH/SIDA chez ces personnes, c’est qu’à l’origine, nous semble-t-il, tous ces problèmes découlent d’une absence d’éducation de cette catégorie sociale. Tous ces fléaux résultent de l’éloignement quotidien et progressif des apprenants déficients de l’ensemble du système éducatif camerounais. Cet éloignement volontaire ou non, est donc source de désaffiliation, de décohésion et de possible dissolution du lien social. III.3. Rôle de la famille dans l’éducation inclusive Le phénomène de l’exclusion des familles d’apprenants en situation de déficience à un environnement éducatif donné est à l’origine des difficultés de leur intégration en société. La famille, de toute évidence est restée la toute 272
première cellule éducative de la société. Avant d'être inclus dans la société, l'inclusion en famille et à l'école est nécessaire. « L’éducation est alors conçue comme une chose essentiellement privée et domestique » DURKHEIM, 1922 : 13). Il existe par contre un phénomène ambiant qui tend à cacher les personnes en situation de déficience dans les familles. Les parents de ces enfants non seulement affirment leur ignorance sur leur encadrement, mais privilégient la scolarisation des enfants dits normaux. Or, quel que soit le type de famille (nucléaire, d'accueil, etc.), l'acceptation des enfants déficients par les parents géniteurs ou tuteurs, constitue un pas vers l'inclusion. Car, les autres membres de la famille (frères et sœurs) sont appelés à prolonger l'exemple du chef de famille. Et pour cause, c’est à eux « qu’il appartient de diriger, comme ils l’entendent, son développement intellectuel et moral » (DURKHEIM, 1922 : 13). Ainsi, la considération ou encore la prise en compte des parents d'enfants déficients devient un impératif dans le contexte de l'éducation inclusive. C'est la raison pour laquelle, très souvent, les efforts d'éducation faits dans les milieux scolaires sans la participation des parents d'élèves sont voués à l'échec. On pourra parler d’un échec scolaire, mais aussi d’un échec de l’inclusion sociale. Les préjugés longtemps forgés sur les personnes en situation de déficience ou de vulnérabilité n’ont pas œuvré pour leur bien. Ils ont construit consciemment ou inconsciemment des obstacles à leur épanouissement10. Lorsqu’on sait que l’éducation joue un rôle de régulation et de contrôle social, on peut dès lors comprendre sa place à tous les niveaux de la société. Car, ces enfants sont victimes de la désinsertion sociale qui est source d'isolement, dans la mesure où tout espoir d'intégration étant perdu par le fait de l'exclusion. Il va sans dire que l'inclusion sociale et plus tard l'autonomisation de cet apprenant va soulever des questionnements. Il convient cependant de relever un fait aggravant de la situation, celui de l’ambiance au sein des OSP. En ces lieux, si l’on admet les déclarations de nos enquêtés, au sujet de leur « malnutrition », on en vient à se demander si un géniteur sera motivé à y envoyer son enfant. Bien plus, lorsqu’un établissement refuse de recevoir un enfant parce qu’il est malentendant, que peut en ce moment précis, être la réaction du parent ? À ce propos, il ne fait l’ombre d’aucun doute qu’en partie, les OSP et les familles d’apprenants en situation de déficience, dans une certaine mesure, constituent un sérieux frein au processus de mise en œuvre de l’éducation inclusive. Dans la mesure où, si les familles de ces apprenants déficients restent fermées à l’inclusion, si les structures spécialisées dans leur encadrement s’érigent en obstacle dans son processus de mise en œuvre, si le cadre scolaire n’effectue pas des mutations profondes, la désaffiliation sociale continuera de faire parler d’elle. 10 À ce sujet, lire nos travaux de mémoire sur les difficultés d’intégration socio-économique des déficients visuels.
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De tout ce qui précède, l’analyse de l’approche inclusive dans l’éducation nous amène à aboutir au constat qu’elle requière la considération in fine de plusieurs acteurs. D’abord le rôle des établissements scolaires, ensuite le rôle des structures spécialisées, enfin le rôle de la famille. Comme on peut le constater, il s’agit en fin de compte d’une nouvelle approche éducative qui fait appel au renforcement du partenariat entre les structures étatiques et privées. Si la question d’accessibilité infrastructurelle n’a pas été abordée, on se rend tout de même compte que l’environnement scolaire inclusif aux apprenants en situation de vulnérabilité est préoccupant. Car, la mission affiliatrice réside dans le souci permanent d’efficacité et d’innovation qui relie l’inclusion à la capacité d’adaptation des établissements scolaires aux particularités des élèves.
CONCLUSION Nous venons d’examiner, sous l’angle sociologique, la question de l’éducation inclusive sous le prisme de la désaffiliation sociale. Cette nouvelle approche éducative est une réalité au Cameroun, à travers plusieurs initiatives11, où les établissements scolaires, malgré des freins ou obstacles divers, acceptent les apprenants déficients. Une acceptation qui, selon nos répondants, doit être renforcée par l’amélioration des conditions d’accueil, pédagogiques et même didactiques. Nous nous sommes intéressés aux conditions de scolarisation en milieu ordinaire des apprenants déficients visuels, et à leur participation aux activités périscolaires. À la suite des interrogations soulevées par cette problématique, les conjectures préalables à cet examen nous ont conduits à des certitudes, nous fondant à dire que l’éducation inclusive est une nécessité sociale. Ainsi, il a été démontré que l’absence de l’éducation inclusive prenant en compte toutes les catégories d’apprenants dans un système éducatif est susceptible d’engendrer la dissolution du lien social. Tout comme le recours a un système éducatif n’admettant pas les apprenants souffrant d’une déficience et excluant les structures spécialisées dans l’encadrement des apprenants vulnérables est source de désaffiliation sociale. Et que le phénomène de l’exclusion des familles d’apprenants en situation de déficience à un environnement éducatif 11
Allusion est faite à certains textes, notamment la lettre-circulaire conjointe N°8/0006/LC/MINESUP/MINAS du 09 juillet 2008 relative au renforcement de l’amélioration des conditions d’accueil et d’encadrement des étudiants handicapés ou vulnérables dans les Universités d’État du Cameroun ; création par décret N°2012/268 du 11 Juin 2012 portant organisation du Ministère de l’éducation de Base du premier service en charge de l’éducation des personnes handicapées au sein d’un ministère éducatif : le Service de l’éducation inclusive (Article 33) ; l’insertion dans les écoles de formation des enseignants d’EPS notamment à l’INJS d’un module de formation d’Éducation Physique Adaptée, notamment aux personnes handicapées ; l’octroi par le MINESEC des autorisations de création et de fonctionnement des écoles normales spécialisées.
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donnée est à l’origine des difficultés de leur intégration en société. Toutes ces hypothèses ont été confirmées. Il convient de rappeler que, pour parvenir à ces certitudes, deux modèles théoriques ont été employés à savoir le paradigme interprétatif de la dissolution du lien social et l’ethnométhodologie. Par ailleurs, une enquête qualitative a été menée auprès des apprenants clairvoyants et déficients visuels, afin de comprendre les rapports qu’ils entretiennent en milieu scolaire inclusif. Leurs déclarations nous ont permis de saisir la portée de l’éducation inclusive, qui apparaît finalement comme une éducation de secours et d’entraide mutuelle, une éducation d’ouverture, de qualité, enjeu nouveau de l’inclusion sociale. L’éducation de qualité in fine, est donc une éducation qui est inclusive, parce qu’elle vise à la pleine participation de tous les apprenants12. La question de l’accessibilité aux infrastructures dans le contexte de l’éducation inclusive n’a pas été abordée, au regard de la circonscription du champ de cette réflexion. Elle pourra faire l’objet d’une réflexion ultérieure.
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PLAISANCE Éric et GARDOU Charles, 2001. « Situations de handicaps et institution scolaire », in Revue Française de Pédagogie, 2001. Parie, France, N° 134, janvier-mars 2001, Institut National de Pédagogie, pp. 5-13. TOOTH, 2002. Index for inclusion. Developing learning and participation in schools, Bristol, Centre for Studies on Inclusive Éducation. UNESCO, 2006, Principes directeurs pour l’inclusion : Assurer l’accès à « l’Éducation Pour Tous », Paris, France. UNESCO, 2009, Rapport mondial de suivi sur l’EPT 2008. L’éducation pour tous en 2015 : un objectif accessible ? Paris, UNESCO.
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CHAPITRE 18 Les déterminants sociaux de l’émergence de l’enseignement secondaire, technique et professionnel dans la ville de Yaoundé
Alice Yolande NSONG Doctorante au CRFD/SHSE, URFD/SHS Université de Yaoundé I, Cameroun [email protected]
INTRODUCTION Le système éducatif camerounais s’est développé dans la logique d’un double héritage culturel : français et anglais. De plus, les enseignements dispensés à l’époque coloniale, pragmatiques en zone britannique et surtout théorique en zone française, ne prennent nullement en compte les problèmes et les besoins locaux, ils favorisent davantage le mimétisme poussé face aux valeurs occidentales, le déracinement total et l’assimilation. L’environnement éducationnel ambiant au sein de la société camerounaise du lendemain des indépendances a donc contribué tant bien que mal à reproduire les logiques de la colonisation. Il va sans dire que, par assimilation au système éducatif français, la tendance élitiste à cette époque au Cameroun en matière d’éducation ne sera pour autant pas stoppée. Cette tendance se traduit d’une part par un certain manque d’intérêt pour les études techniques et d’autre part par un intérêt pour les études générales du fait des avantages qui en découlent. La présente réflexion tend à mettre en exergue le contexte d’émergence de cet enseignement de type technique (ET) dans la ville de Yaoundé. Cet exercice a été rendu possible par une collecte de données qui a concilié l’observation structurée et non, celle documentaire, ainsi que des entretiens semi-directifs.
I. Famille et réussite sociale au Cameroun La réussite sociale, selon la société dans laquelle on se trouve ne revêt pas toujours le même contenu sémantique. Parler de réussite sociale dans la société africaine revient à déterminer les facteurs ou indicateurs qui rendent compte de la réussite d’un individu. De prime abord, la famille qui marque le point de départ de toute société constitue à la fois l’unité de production et de consommation dans les sociétés traditionnelles. Autant dire que la famille est le lieu de la reproduction sociale par excellence ; lieu de la formation de la personnalité de base qui fait de l’éthique communautaire la valeur par excellence. La famille en Afrique est une notion étendue, c’est-à-dire le rassemblement de plusieurs familles nucléaires. Ici, les relations sont chaleureuses, solidarité et partage sont de rigueur. Cependant, il est nécessaire de reconnaître aujourd’hui l’influence de l’éducation scolaire, du développement économique, de la mobilité spatiale etc., qui tend à remettre en cause cette conception africaine de la famille. En effet, les changements qui ont trait à la famille ont des impacts divers dans le temps, l’espace social et en fonction des acteurs sociaux en présence. La socialisation pour les filles est faite en vue de préparer ces dernières à leur futur foyer et, pour les garçons il s’agit de les former à endosser le costume et le charisme du chef de famille qu’ils deviendront sous peu. 1. Socialisation et reproduction sociale des individus Dans la culture africaine d’aujourd’hui, il est certes vrai que beaucoup de choses ont changé ; cependant, on assiste toujours à une forme d’éducation différenciée entre filles et garçons. De là, l’un et l’autre acquerront une socialisation propre à tout individu de son sexe appartenant au même groupe que lui/elle. L’histoire relative aux sociétés africaines d’antan fait savoir que les femmes ainsi que les enfants appartenaient à une même catégorie que les esclaves. Le travail de ces femmes se limite ainsi à la structure familiale. Et aussi, une femme qui ne peut procréer est traitée de tous les noms à savoir : sorcière, maudite, ayant une mauvaise vie… Bien de choses ont changé avec la modernité en cours, mais il est néanmoins établi que, certaines de ces valeurs subsistent et n’ont parfois connu que de très peu changements. Ainsi, la fille par exemple est appelée à devenir non seulement une femme mariée mais aussi une future mère d’où l’importance particulière accordée au facteur fécondité. Selon Dominique Zahan, il est notoire qu’en Afrique, le célibat ne jouit d’aucune faveur, et qu’à part les solitaires rituels ou les individus délaissés, hommes et femmes choisissent le mariage comme la formule par excellence de l’idéal humain en ce monde. Ceci est vrai et si profondément ancré dans l’esprit des africains que les célibataires, s’il en existait […] ne trouveraient aucune excuse à leurs yeux. Ils seraient traités avec mépris, voire chassés de la famille et de la société. Le célibat
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constitue, pour le Noir, un dérèglement incompréhensible de l’ordre social et religieux (1970 : 21).
La pensée de cet auteur est d’ailleurs renchérit par ce proverbe Béti « L’homme n’a de valeur que lorsqu’il est marié »; le mariage marque la promotion sociale d’un individu. Être un homme ou une femme marié c’est tirer son épingle du jeu, imposer le respect de sa personne et bénéficier de certains privilèges surtout lorsqu’on est homme. Le mariage est en soi une bonne chose ; encore faut-il que les époux soient capables de procréer car, en Afrique il est mal perçu que des personnes se marient sans en fin de compte avoir des enfants et Georges BALANDIER de le traduire dans ces paroles: « L’homme sans descendance est un être diminué » (1971 : 150). Un homme est perçu comme un vaurien, un maudit bref fait l’objet de rejet parce qu’ayant prouvé son impuissance aux yeux de tous et est ainsi jugé d’indigne pour participer à la prise de décision comme tous les autres dans les affaires de la communauté. Le mariage vient conférer à la femme une autre dimension, son caractère fécond fait d’elle un agent de reproduction. Les enfants quant à eux représentent une richesse sociale, par exemple ils peuvent constituer une main-d’œuvre abondante. Les enfants constituent également des agents de la reproduction sociale, dans la mesure où, ils assurent la pérennité des membres de la famille par le fait même de porter leurs noms. À ce titre, ils sont semblables à des miroirs, des représentations par lesquelles les défunts et les vivants y sont représentés. Un enfant est donc une sorte de relais ou de continuité d’une personne née avant lui ; de là, on comprend bien que ne pas se marier afin de procréer en est une tragédie, une trahison ; un crime. Par le passé, la polygamie était l’une des valeurs qui imposait le respect de la personnalité d’un individu. Elle était une stratégie qui consistait à étendre la famille au maximum. Ce grand nombre de personnes, par sa force de travail assurait de grandes récoltes à leur famille d’appartenance et celles-ci devenaient par là même très influentes. La polygamie est toujours une réalité de la société camerounaise. Les relations dans la société traditionnelle africaine étaient a priori hiérarchisées. Celles-ci n’étaient pas toujours basées sur les possessions matérielles ou financières. Le nombre d’années de vie d’un individu rendait suffisamment compte de sa maturité. Seuls les aînés pouvaient prendre des décisions « raisonnables », et donc « pertinentes » 2. L'âge : un indice de maturité La gérontocratie désigne dans la société traditionnelle l’attribution de la raison à l’âge par tous les membres de la société. Ces propos de Tidiane DIAKITE caractérisent les rapports que l’enfant est appelé à entretenir avec un aîné: Pendant les repas, les jeunes ne sont pas non plus autorisés à regarder les adultes, les vieux en face. Ils doivent tenir la tête courbée durant tout le repas.
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Après avoir fini de manger, ils doivent se mettre à genoux pour dire merci nominativement à tous les aînés. D’une manière générale, même en dehors du repas, pour parler aux vieux, ou simplement aux personnes plus âgées, les jeunes doivent baisser la tête ; ils n’ont pas le droit de les regarder en face, ni d’élever la voix en leur présence. Ils doivent se taire quand les aînés parlent. De tels principes et méthodes d’éducation sont hautement inhibiteurs et tendent à créer chez l’enfant une mentalité de soumis et des réflexes d’esclave. Ils préparent l’homme à vivre couché et non debout, à être intellectuellement muet et moralement infirme. (2001 :109).
C’est pour argumenter dans ce même sens que, cité par André MVESSO, Daniel ETOUNGA MANGUELLE déplore lui aussi ce caractère conservateur de l’éducation traditionnelle africaine en ces termes : œuvre collective, orientée vers la socialisation de l’enfant et qui fait de l’obéissance aux anciens, de la réserve, bref de l’effacement de l’individu au profit du groupe, les piliers d’une éducation qui perpétue l’ordre établi et désapprend à l’individu à s’adapter au changement, à la nouveauté, à la créativité. (1991, cité par André MVESSO, 1998 : 62).
Il s’agit en quelque sorte d’un déterminisme face à ces valeurs qui, malheureusement ont énormément contribué à la situation de sousdéveloppement généralisé actuel. Les logiques de telles sociétés sont basées sur l’expérience comme propriété privée des aînés donnant ainsi a priori tort à tout cadet qui est tenu de se taire et de se contenter d’écouter passivement sans mot dire les voix de la « sagesse ». D’emblée, au-delà du caractère coercitif de ces valeurs, l’hétérogénéité des comportements individuels ne fait pas pour autant l’objet d’une exclusion. Parler d’école dans la société africaine d’antan comme on peut le constater n’avait rien à voir avec toutes les commodités y afférentes (du point de vue de la modernité ; les fournitures scolaires) ; elle se limite à une transmission orale des éléments culturels qui s’accompagnent dans la plupart du temps d’un ensemble de rites qui marquent l’ascension sociale de l’individu qui devient un Homme accompli. Par ce mode de vie, de nombreuses générations se sont succédées en Afrique comme partout ailleurs selon les exigences de leurs cultures. Les dynamiques sociales qui sont l’apanage de toute société ont tendance à harmoniser en fragilisant, en déconstruisant les normes en cours. Ces nouvelles valeurs contraignent de façon progressive les acteurs sociaux, les plus vulnérables à se compromettre et on assiste à l’émergence d’une culture hybride. Les effets de la colonisation sur la société africaine d’alors ont entraîné une rigidité du contrôle social favorisant par ce fait un intérêt pour les nouveaux modèles sociaux en cours et donc, de tout comportement extraverti.
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II. L’école coloniale et son impact dans la société traditionnelle africaine Réalité étrangère à la culture africaine, l’école ou mieux les valeurs culturelles occidentales ont largement contribué à dévaloriser, à diluer la teneur de cette culture. La lutte pour le progrès était fondée sur l’éducation comme un des éléments essentiels. L’éducation en question selon les tenants du colonialisme se résumait au devoir de tirer les peuples primitifs de leur état d’ignorance et du climat de superstitions dans lequel ils vivaient. Situation dont la coercition s’est carrément traduite à des niveaux variés par une sorte de substitution ou de « mimétisme » envers ces nouvelles valeurs. En outre, les biens faits de cette école ne donnaient-ils pas la possibilité à certains, indépendamment de leur statut social de s’accomplir ? C’est par exemple le cas d’un africain qui, né dans une lignée d’esclaves était voué à garder cette position qu’il s’y plaise ou non ; peut désormais changer de statut social. L’école s’apparente de fait à un moyen de libération du pouvoir des lois traditionnelles. S’ouvrir à ce nouveau mode de pensée va bientôt se faire ressentir : les individus instruits ont une tendance à la nucléarisation de la famille comme en Occident ; ceux qui ne le sont pas restent plus attachés à leurs valeurs de départ. 1. L'école coloniale L’école coloniale était le produit de la colonisation ; c’est une institution qui était vectrice des idées nouvelles au sein de la société camerounaise. Ladite école prend corps dès l’arrivée des premiers missionnaires Joseph MERRICK et Alfred SAKER en 1844 et 1845 respectivement. Le pasteur baptiste Joseph MERRICK arriva précisément à Bimbia en 1883 et ouvrit une école l’année qui suivait. Il a bénéficié de l’aide du pasteur anglais Alfred SAKER. Les baptistes sont rejoints plus tard par d’autres congrégations missionnaires bâloises d’obédience presbytérienne. En dépit de leur âge avancé, les enfants intègrent directement les écoles ouvertes par les missionnaires ; ils apprennent en dehors de l’évangile quelques rudiments de lecture, de chant et d’écriture en anglais et en langue locales. En effet, le Cameroun devient un protectorat allemand le 12 juillet 1884 et, l’administration présente dans le territoire ne possède pas de véritable politique scolaire. Les missionnaires par contre ont le monopole de l’enseignement qui a un caractère essentiellement primaire et vise à former des auxiliaires ou cadres inférieurs de l’administration et le secteur privé naissant ainsi que les interprètes et les subalternes du pouvoir. Ces élèves des écoles coloniales pouvaient aussi constituer une nouvelle élite d’instituteurs, de journalistes, de médecins ou d’avocat. Notons qu’à la veille des hostilités qui entraînent de facto le départ des allemands en 1914, les écoles publiques et privées comptent un effectif de 36823 élèves.
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La France et l’Angleterre avaient des approches différentes en matière d’éducation dans l’administration des territoires dont la charge leur incombait. L’issue de la guerre (1914-1916) a pour effet l’éclatement du Cameroun allemand en deux territoires: l’Angleterre s’adjuge le Cameroun occidental et la France hérite du Cameroun oriental. Sous le mandat français, l’enseignement au Cameroun a été mis en œuvre par la charte du 25 juillet 1921 qui déclinait les buts à atteindre. De cette façon un enseignement primaire et élémentaire était institué et dispensé dans les écoles de brousse ou de villages ; celles-ci étant coiffées par les écoles urbaines et régionales. Les études culminent à l’école primaire supérieure où sont formés les grands commis de l’administration. Au Cameroun anglophone, dans le cadre de l’Approved Volontary Agency, l’enseignement primaire est exclusivement confié aux missions chrétiennes. On parvient finalement au développement en 1945 au Cameroun des mêmes cycles d’enseignement qu’en métropole et, le Certificat d’études primaires sanctionne le premier degré. La France quitte le territoire en 1959 et l’enseignement primaire connaît un taux de scolarisation très avancé soit 45 %. La période 1960-1972 constitue une période fondatrice ; le développement de la scolarisation s’inscrit dans la continuité de la tradition héritée de l’époque coloniale. La transmission de savoirs nouveaux a pour corollaire doter l’individu d’atouts relatifs au fonctionnement ou à la gestion de l’administration en place ; d’assurer une plus forte domination et une profonde insertion du système colonial. L’école consistait en fait à former des partenaires compétents dans le but d’assurer les intérêts de la colonisation autant que faire se peut. Les indigènes travaillant dans l’administration bénéficiaient d’avantages leur permettant de jouir des bénéfices du luxe de leurs « maîtres ». Attitude qui a contribué à accentuer les écarts entre les nouveaux administrateurs et les personnes de leur société d’origine. Peu à peu, ces comportements extravertis finissent par s’imposer à ces africains engendrant ainsi des conflits internes. 2. De la reproduction à la mobilité sociale de « tous » Le changement social qui implique un relâchement du contrôle social a conduit les Africains à céder finalement à l’idéologie occidentale. Idéologie dont le discours était développé sur la nécessité des occidentaux de sortir l’Afrique du stade « primitif » qu’elle incarnait. L’impact d’une telle intervention en terre africaine a contribué à stimuler la propension des africains à s’ouvrir aux nouvelles valeurs ; ouverture qui a permis d’éviter pour certains une attitude de fatalisme à long terme pour intégrer la notion de mobilité. On a par exemple cette éthique individualiste à travers la scission des grandes familles africaines à des entités monoparentales, extraversion en matière de consommation, relâchement du point de vue des exigences sociales selon qu’on est cadet ou non ; le passage d’une économie de 282
subsistance à une économie de marché, le moins de solidarité se traduisant par les rapports sociaux distants qui imposent en tout cas une redéfinition de la société africaine. Dès lors, ces manières de faire ont finalement déstabilisé la société africaine qui a connu des crises sociales ; dynamiques qui jusqu’ici demeurent d’actualité. L’impact de la culture occidentale dans la société africaine a imposé une redéfinition des valeurs de cette dernière. À ce propos, Jean-Marc ELA affirme : Depuis la lecture de Mamadou et Bineta, nous avons été marqués dès l’école primaire par une vision coloniale des réalités africaines. Cette vision se dissimule à travers une série de thèmes, de concepts, d’images, d’énoncés et de théories dont le caractère ethnocentriste ne peut échapper à notre attention » (1994 :73).
Dans la tradition africaine, les statuts sociaux des individus étaient plus ou moins figés a priori. L’influence des valeurs coloniales a favorisé au fil du temps une valorisation de l’ascension sociale des individus en dehors de leurs identités traditionnelles. Désormais, indépendamment de leurs statuts sociaux pré établis, les acteurs sociaux peuvent connaître une ascension ou mobilité sociale. L’on assiste ainsi à un bouleversement sans pareil dans lequel la hiérarchie traditionnelle basée sur l’âge tend plutôt à revêtir un sens péjoratif: seule la personnalité sociale d’un individu, sa capacité de s’affirmer, de s’élever par rapport aux autres va lui conférer respect et honneurs. De même, les personnes scolarisées par rapport à celles qui ne le sont pas ; peuvent bénéficier de certains privilèges. Ici, il est admis que l’individu s’impose du respect ou de l’estime par la quantité, et voire la qualité de ses possessions matérielles et financières. Pendant que le jeune africain se résignait au respect des limites que lui imposait sa société, en Occident par contre, les individus étaient motivés par la pensée de conquérir, de découvrir, d’innover. Pour ces derniers, Prométhée, cet homme légendaire qui a eu l’audace d’aller voler du feu chez les dieux en est une figure de proue. Dans ces sociétés qui étaient au départ conservatrices comme celles africaines, la prise en compte de la notion de rationalité a contribué à faciliter les conditions de vie dans tous les domaines. On est par exemple passé de cette ère où seule la force physique constituait un atout à la réalisation de tout travail ; à la conception des technologies où l’homme joue plus les rôles secondaires. Ceci dit, les écarts du taux de productivité restent très significatifs. Il est important de souligner que, l’impact des cultures traditionnelles sur les individus varie selon que l’on vit en ville ou en campagne. Il est certain que beaucoup de réalités ont changé dans la société africaine d’aujourd’hui ; tant il est vrai qu’aucune société ne peut résister au changement tout en conservant la pureté de ses valeurs. Toutes les cultures, quel que soit le degré élevé de leur coercition demeurent des entités plus ou moins vulnérables. 283
D’autre part, malgré l’introduction de nouveaux modes de vie dans une société donnée, il s’y trouve parfois des acteurs qui n’hésitent pas d’exprimer leur réticence. C’est d’ailleurs ce qui sous-entend la difficulté jusqu’ici d’une adoption ; à l’unanimité de comportements nouveaux par les membres d’une société en un temps précis. Le contrôle social développe à son niveau des mécanismes de réglementation du mode de vie, le résultat demeure hétérogène. Le changement demeure un phénomène progressif qu’on ne saurait déterminer de prime abord. Ce concept, comme on peut le constater est fonction de la personnalité individuelle de chacun. De ce qui précède, on peut affirmer que la socialisation est moins une garantie qu’une suggestion. Cela revient à dire que la socialisation ne met pas les individus à l’abri des comportements déviants. Il convient de reconnaître que les choix des acteurs sociaux, quand bien même ils sont visiblement identiques ne tiennent pas toujours aux mêmes stimuli. Il faut aussi souligner que cette définition du genre selon Samy TCHAK n’est plus très actuelle dans le contexte qui prévaut : nous sommes d'accord avec S. de Beauvoir et avec bien d'autres qu'on ne naît pas femme mais on le devient, nous pensons cependant que cela reste valable pour les hommes. Personne ne naît homme nous le devenons tous. Et nos rôles structurés par plusieurs millénaires de civilisations humaines déjà ne changent pas de façon radicale à partir de certaines idées philosophiques. Quand on est devenu homme ou femme, il est difficile de pouvoir ou même de vouloir cesser de l'être (1999 :94-95).
La question de mobilité sociale en Afrique intègre désormais l’un et l’autre sexe. L’évolution de la problématique du concept genre a permis que filles et garçons puissent se côtoyer dans différentes sphères éducatives.
III. Le contexte éducatif du lendemain des indépendances Le retour des occidentaux dans leurs territoires respectifs a placé les africains au-devant de la scène concernant la gestion politique, économique et sociale des affaires de leurs pays. Celle-ci de prime abord s’assimilait à une transposition des valeurs occidentales en Afrique. Les africains sont pour la plupart restés attachés aux modèles sociaux prônés par ces derniers. Ainsi, l’ex-colonisateur (la France), après l’indépendance du Cameroun se contentait de contrôler le pays à distance. Cette forme d’administration encore appelée néocolonialisme a fini par révéler les véritables motivations de ces occidentaux: tout se réduisant à une recherche effrénée du profit ; cette principale caractéristique du capitalisme. Du fait de cette colonisation, l’éducation, en tant que fondement de ce travail de recherche a beaucoup contribué à asseoir la reproduction des comportements extravertis. L’enseignement général pour ce faire n’avait rien à envier à l’enseignement technique du fait des nombreux avantages qu’il octroyait à ses apprenants. 284
La crise de l’enseignement général (EG) par contre a imposé une autre perception en matière de réussite sociale et le statut de l’ET s’est vu rehausser. 1. La crise économique: un malaise social Le Cameroun a connu sa première grande crise économique à partir de la fin de la décennie 1980. Au cours de l'année 1986 en effet, les signes annonciateurs de la crise économique ont été perceptibles. Cette situation va finir par entraîner l’ouverture du pays à différents programmes d’aide au développement. Face au déficit des finances publiques, l'État camerounais a adopté comme stratégie de sortie de la crise la baisse des salaires des fonctionnaires. Ainsi, en 1993, il s'est observé deux baisses de salaire, situation qui va s'accentuer avec la dévaluation du FCFA de 50 %. Du fait de cette dévaluation du 12 janvier 1994, les cadres de l'administration se retrouvent avec un salaire mensuel de moins de 50 % de cette équivalence de l'année 1992. Selon le rapport du Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD), « l'indemnité de logement sur le développement humain a chuté de 80 % » (1999 :45). De nombreux services publics sont désorganisés du fait de la démotivation des fonctionnaires dans l'exercice de leurs fonctions. Compte tenu des coupes importantes opérées sur leurs faibles revenus, mécontentement, grèves, humiliation marquent la vie de plusieurs. Au premier trimestre de l'année 1995, la Direction Nationale des Statistiques a mené une étude baptisée « enquête Éducation/Emploi » dans l'optique de déterminer le taux de chômage au sens du Bureau International du Travail (BIT). De cette étude, le taux de chômage a été estimé à 11 % en zone urbaine et 5 % en zone rurale. Cette même enquête a permis d'estimer qu'au niveau national, le secteur formel n'occupait que 22 % d'actifs. Le secteur informel agricole quant à lui occupait près de 43 % et le non agricole 35 %. Il s'est observé un gel des recrutements à la fonction publique camerounaise à un moment donné de l'évolution de la crise économique. Situation qui a amené EZO'O BIZEME et KOMON à parler de « l'aggravation du sous-emploi de 7.3 pour cent à 24.6 pour cent de la population active entre 1983 et 1993 » (1996 :72). En 1990, la fonction publique était considérée comme le moyen indiqué pour résorber le chômage. Cependant, il s’y trouvait des intrus, soit un total de 5800 démasqué par l’État. On a noté un accroissement de 7 à 25 % du taux de chômage, chômage qui concerne aussi bien ceux qui ont perdu leur emploi suite à la compression et ou à la fermeture des sociétés. Par la suite, il s'est agi de la suppression des recrutements à caractère social, l'accès à la fonction publique est de ce fait conditionné. À plus de 32 ans, il devenait impossible de présenter un concours pour y accéder. Pour qu'il y ait recrutement dans la fonction publique, il faut au préalable qu'un service en 285
exprime le besoin. Par ailleurs, les modalités de mise en retraite ont été revissées. Elle est donc devenue systématique pour tous ceux qui ont atteint l'âge de 55 ans, les fonctionnaires comptant 30 ans de service sont aussi mis en retraite. Les jeunes constituaient la catégorie sociale la plus touchée par le chômage. Si l’on s’en tient aux informations contenues dans l'annuaire statistique de 1997, le taux de chômage est plus élevé au niveau de la tranche d'âge 20 à 24 ans et celle de 25 à 29 ans. À ces deux tranches d’âges, s’associent simultanément les proportions 15,4 % et 12,6 %. Cette réalité se trouve confirmer dans le rapport du PNUD. Selon ledit rapport, les individus qui sont en quête d’un premier emploi représentent en 1990 environ 80 % de l'effectif des chômeurs. De même, on note les diplômés sortis des grandes écoles dont l'intégration à la fonction publique n'a pas été effective. Face à la dégradation sans cesse croissante des conditions de vie, les activités du secteur informel se sont considérablement multipliées dans différents domaines. On y trouve aussi bien les lettrés que les illettrés. L'économie informelle a donc constitué pour les populations une stratégie de survie en milieu urbain. Dans cette même lancée, l'enseignement secondaire technique et professionnel qui jusqu’alors était à la traîne a commencé à intéresser plusieurs. 2. Impacts de la crise sur l'institution scolaire En guise de rappel, l’école est un cadre de socialisation au même titre que la famille, les groupes de pairs, les associations etc. À partir du moment où la socialisation vise l'intégration sociale, elle constitue un facteur décisif de la mobilité sociale ; elle offre aux individus les moyens nécessaires pour leur insertion sociale. Or, en contexte de crise économique, elle a un sens tout à fait différent. On assiste alors à une baisse drastique du taux de scolarisation favorisant une augmentation du taux d'analphabétisme et de déscolarisation. Ce qui fait dire à Fabien EBOUSSI BOULAGA que: L'éducation du primaire au supérieur est malade. Depuis 1987, la déscolarisation imperceptible pendant plusieurs années est imposée massivement à l'attention en 1993 et pour l'année scolaire 1994/1995. Le déficit d'inscription est passé officiellement de 300 000 à 1 000 000. Le taux de fréquentation diminue en raison de la crise. (1997 :139).
En effet, le chômage des aînés, diplômés de l'enseignement supérieur ou non entraîne comme conséquence la démotivation chez les plus jeunes. Ces jeunes pour qui les aînés constituent des modèles à suivre, un miroir dont ils se servent pour se projeter dans l'avenir. La réussite d'un aîné, quoi qu'on puisse dire, est une source de motivation, un appel à l’ardeur au travail pour les cadets qui aimeraient à leur tour tirer leur épingle du jeu. En outre, bien de parents et d'enfants ont renoncé au projet de l'école du fait des contraintes financières. Aussi, le discours autour de l'Association des Parents d'Élèves (APE) ne faisait pas l’unanimité. De plus, avec la réforme universitaire de 286
1993, l'institution universitaire est devenue payante et le système de bourse estudiantine aboli. Face à ces nouvelles réalités, des voies de sortie ont été envisagées.
IV. Le gouvernement face à la nécessité de développer l’ET D’une manière générale, avant la période des indépendances, le système éducatif du Cameroun visait prioritairement la satisfaction des intérêts de la métropole. Le système éducatif français qui, dès lors était le plus répandu a contribué à valoriser l’assimilation, le mimétisme poussé des populations camerounaises face aux valeurs occidentales. Les dites populations ont bien intériorisé les avantages de l’EG. Tout dépendra donc de la capacité de l’État à stimuler l’intérêt de ses membres pour l’ET. Il s’agit ici de reconstruire la conception sociale de cet enseignement qui a jusque-là été l’apanage des exclus sociaux. Il est question de présenter son image actuelle, de manière simplifiée, sa crédibilité auprès des populations. Tout le travail consiste alors à défaire les préjugés et les stéréotypes associés à l’ET dans l’imaginaire et la conscience nationale. Il s’agit de réhabiliter à juste titre l’ET et à travers l’argument implacable de son potentiel utilitaire dans la société camerounaise d’aujourd’hui. L’ET jadis appréhendé comme une échappatoire, le réceptacle de ceux qui ne pourront s’en sortir autrement que par l’artisanat ou les métiers manuels est devenu la solution pour la jeunesse, une des clés pour sortir de la crise. Le gouvernement travaille à attirer l’attention du grand nombre sur les mutations en cours. 1. La création de nouveaux établissements Parler désormais d’ET dans la ville de Yaoundé et dans le Cameroun en général est devenu de plus en plus courant aujourd’hui, ce qui n’était pas le cas par le passé. Jadis, parler précisément de l’EG par exemple octroyait un certain « respect », un « honneur » contrairement à l’ET qui ne valait à ses apprenants qu’une attitude de mépris de la part des tiers. L’ET actuellement s’apparente plus à une panacée. Il est aux côtés de l’EG, non seulement une autre forme d’éducation, mais aussi une possibilité éventuelle de s’assurer un emploi. Pour abonder dans le même sens, Loth DIOUTHA, dans un article, pense que l’ET est donc tout naturellement l’ensemble des procédés et des méthodes se rapportant à un métier. Il est bien entendu que ce terme de métier prend ici son sens le plus élevé et le plus noble. Il en résulte que l’enseignement technique couvre de l’apprentissage du métier d’artisan à celui d’ingénieur en passant par les techniciens tant industriels que commerciaux (1964 : 68).
Les effectifs en matière d’infrastructures selon le type d’enseignement considéré épousent les logiques du climat social ambiant. Deux ans après le 287
recrutement de nombreux généralistes à la fonction publique, les effectifs des établissements d’EG passent de 22 à 50 entre l’intervalle 1972/1980 dans toute l’étendue Centre-Sud. Or, dans le même temps, on est passé dans l’ET de 24 établissements à 49. Il apparaît bien que ces données sont presqu’équilibrées. Cet état de chose est une traduction de la volonté du gouvernement de susciter l’intérêt de ses populations pour les études techniques. Mais, le contexte économique des années 1980 va largement contribuer à présenter le domaine éducatif sous un pan tout à fait différent du précédent. Le sixième plan quinquennal prévu pour la période 1986/1991 n’a jamais débuté à cause de la crise économique du milieu des années 1980. Les programmes d’ajustement structurels (PAS) par conséquent ont pris la relève. Les PAS poussent l’État à se désengager des secteurs économiques et sociaux tout en présentant le secteur privé comme le moteur de la croissance économique et de la régulation sociale. Ainsi, un grand nombre de pays en voie de développement, confrontés à de graves crises économiques et financières trouvent nécessaire de rallier la politique de ces PAS conçue par les institutions de Bretton Woods afin de restaurer un ensemble d’équilibres macro-économiques rompus. Face au poids des contraintes des engagements de l’État camerounais, le secteur éducatif et partant, l’ET paie le plus lourd tribut: on passe ainsi au cours des années 1980-1990 d’un effectif de 50 à 53 structures d’EG et de 47 à 8 seulement pour l’ET à la même période. L’ET connaît ainsi une suppression de 39 établissements pendant que l’EG progresse au contraire de 3. Cet état de chose concourt à renforcer l’affirmation selon laquelle l’ET ne faisait pas partie des préoccupations du gouvernement. En des situations critiques, et mieux encore face à l’EG, l’ET ne devient qu’un « contre poids ». De même, quand on est sans ignorer que, l’un des effets les plus remarquables de la crise économique que le Cameroun a traversé dès l’année 1987 a été la réduction des salaires et autres avantages des fonctionnaires et agents de l’État, on peut voir en filigrane la politique du gouvernement de tabler en faveur de l’EG. Or, presque toutes les catégories socioprofessionnelles qui émargeaient au budget de l’État ont dû subir les conséquences de la crise. Selon le Cameroun Tribune du lundi 6 décembre 1993, d’aucuns passaient de 51 000 FCFA à 27 000 FCFA ou encore de 41 000 FCFA à 22 000 FCFA (1993 : 5). S’il faut s’en tenir à l’avis des analystes comme Jean-Marc ELA, on se rend donc compte que l’éducation du Cameroun « ne prépare encore trop souvent qu’à un travail de bureau où s’abrite une bourgeoisie administrative et corrompue » (1982 :91). Et Jacques Philippe TSALA TSALA ajoute : Entre 1984 et 1991, le niveau de l’emploi a baissé de 10 % et le chômage atteint le taux de 17 % en 1995. Il frappe principalement les femmes entraînant un fort développement du secteur informel. Paradoxalement, cette nouvelle situation constitue une opportunité pour le développement de l’ESTP et les formations professionnelles courtes. Les jeunes issus de l’enseignement technique et ayant reçu une formation professionnelle sont mieux armés pour l’auto emploi par
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exemple. Non seulement ils peuvent directement exercer un métier au sortir de l’école, mais aussi, ils constituent une main-d’œuvre bon marché pour des clients déjà paupérisés. De manière informelle, ils assurent des dépannages et montent de petites structures qui leur rapportent quelques revenus. Les pouvoirs publics encouragent les élèves à s’engager dans ce secteur dont ils pensent qu’il est aujourd’hui porteur. (2004 :183-184).
Pour ce faire, une politique du gouvernement en matière de création et de transformation d’établissements d’enseignement secondaire technique voit le jour. Il est par exemple question de procéder à l’amélioration de la qualité des infrastructures existantes, de répartir de façon équitable (au fil du temps), un plus grand nombre d’établissements dans les différents départements (au moins un par département). Par ailleurs, il était question d’une part de renforcer, voire améliorer les équipements dans les établissements nouvellement créés et d’autre part, d’assurer la maintenance des anciens équipements. Face à un enseignement général qui s’avère limité en matière d’intégration de ses apprenants, les populations vont donc commencer à s’intéresser à l’enseignement technique. Les années 1990 sont dominées par la croissance de nouveaux établissements techniques tant privés que publics. Selon le document portant sur la politique du gouvernement en matière de création, de transformation, d’extension et d’ouverture d’établissements scolaires publics, parlant du facteur qualité Emmanuel B., sous-directeur des établissements publics d’ET affirme :« Il s’agit d’augmenter le nombre d’établissements d’enseignement secondaire technique pour rapprocher l’école de l’apprenant et lui donner un encadrement de proximité. Il en résulte une réduction du coût de l’éducation pour les parents et les sponsors. » (Entretien, octobre 2012). Vue sous cet angle, la création des ESTP cesse d’être une affaire de l’État seul. À côté de ce dernier, on note la présence des populations qui l’y incitent. Dans la suite de ses propos ce sous-directeur du MINESEC pense que : « Les populations sont devenues des promoteurs en matière de création d’ESTP. C’est devenu comme un partenariat entre l’État et les populations, sans oublier qu’il y a aussi le secteur privé qui peut en créer. » (Entretien, octobre 2012). Le nombre de ces établissements est davantage croissant grâce à l’organisation chaque année scolaire au mois de mars de journées portes ouvertes. Elles sont en quelque sorte un moyen de publicité par lequel le public est invité à visiter dans divers établissements d’enseignement technique les différents ateliers qui exposent les réalisations des apprenants de différentes filières. De même, des bourses d’études sont octroyées chaque année aux filles de l’enseignement technique professionnel pour les encourager et pour inciter un plus grand nombre à choisir davantage des études techniques. En 2009 par exemple, 49 filles et femmes admises sur concours dans les écoles d’ingénieurs et de techniciens supérieurs ainsi qu’à l’École Normale Supérieur de l’Enseignement Technique de Douala ont reçu des prix d’excellence au titre de cette année. On assiste à une véritable expansion des 289
structures de l’ESTP dans toutes les régions du Cameroun grâce aux effets combinés des secteurs public et privé. Après avoir cerné le facteur établissement, il s’avère nécessaire de définir le comportement des effectifs d’élèves, question de saisir les implications sociologiques y relatives. 2. La croissance des effectifs d’élèves d’ET D’une manière générale, les difficultés d’acceptation d’un enseignement de type technique n’ont pas pour autant permis sa disparition. Ce phénomène a fini par s’étendre et à s’imposer aux individus pour devenir un fait social. Du fait de son caractère dynamique, le fait social peut naître de tout ce qui est banal, anodin ou même pas. Réservé à une catégorie considérable de personnes sans faire état de leur rang social ; ce qui renvoie à un brassage des cultures de ses élèves. Même lorsqu’il faut reconnaître que la densité de ses effectifs ne traduit pas toujours une volonté personnelle de l’enfant selon nos enquêtes de terrain, force est de constater que beaucoup de choses ont changé. Le passé est révélateur dans la mesure où, cette forme d’études commence à s’écarter du facteur statut social pour laisser la place à une certaine « logique » en matière de choix. Il est certes vrai qu’il ne s’agit pas là de prétendre à un effacement des logiques répressives du passé au sujet de l’ET. À côté de cette dernière, il y a une dynamique nouvelle selon laquelle les études secondaires techniques sont de plus en plus sollicitées. La décennie 1980/1990, comparée aux années 1990-1997, présente des écarts considérables. Les détails de cette transition des années 1980 aux années 1990 constituent la manifestation au fil des ans d’un intérêt croissant en faveur de l’ET. La disponibilité des statistiques des années 2000 n’étant pas effective, nos analyses vont s’appuyer sur celles qui sont disponibles. Tableau N° 1 : Effectifs de l’Enseignement Technique entre 1980 et 1997 Années
1980/1990
1996/1997
Établissements d’enseignement public
14576-31793
36789-66620
Établissements d’enseignement privé
41731-57496
53262-41400
Source : Annuaire statistique du Cameroun de 1991 et 1997.
Ces effectifs connaissent une croissance fulgurante du fait de la vulgarisation et de la diversification des méthodes d’étude et d’enseignement. Ces facilités concourent par exemple à l’émergence de facteurs nouveaux dont celui relatif au rajeunissement des effectifs d’élèves. Surtout lorsqu’il est établi que la limite d’âge officielle pour les élèves entrant en classe de première année d’ET (16 ans) n’a pas été modifiée, alors que ce même âge est fixé à 14 ans pour l’entrée en classe de sixième. Par cette manière de faire, l’ET était ainsi plus disposé à accueillir les élèves qui pour des raisons variées avaient loupé le train de l’EG. Les entretiens passés 290
avec les élèves de quelques écoles primaires de la place, notamment ceux du cours moyen deuxième année qui nous ont permis de rassembler des informations sur les études secondaires envisagées, nous ont également aidées à mettre en exergue leurs différents âges. Leurs âges se situent dans l’intervalle 9-14 ans avec une majorité comprise dans la tranche 10 à 12 ans ayant un pourcentage de 73,52 % soit 25 élèves et de 26,47 % soit 09 élèves (âgés de 9, 13, 14 ans) pour le reste à partir d’un échantillon mère de 34 élèves. On pourrait faire la même vérification pour ce qui est des élèves de première année de l’ET. Ces derniers sont du fait de leurs âges aptes pour les deux ordres d’études: Enseignement Général et Enseignement Technique. Les élèves de première année ont encore devant eux quelques années pour rejoindre l’EG. En dehors de ces restrictions d’âges en EG, on peut affirmer que c’est à dessein que l’ET est sollicité. Tableau N° 2: Âges des élèves de première année des établissements d’enseignement technique public et privé. Indicateur
Modalités
Lycée technique Distribution Charles Atangana et des âges CETIC de Ngoa-Ékelle des élèves de première CEBER et Don Bosco année Total général
Total Pourcentage d’élèves
Effectifs
Âges
18
11-13
13
72,22 %
27,77 %
11
12-14
09
81,81 %
11,11 %
29
22
22
200 %
38,88 %
Reste
Source : Enquête de terrain, 2013.
Loin de traduire par leur densité le taux de déperdition scolaire élevé, les effectifs d’élèves d’ET expriment plutôt un changement de perception caractéristique des comportements observés. La majorité des populations, à partir des réalités de leur vie quotidienne, ont osé faire avec cette entité qui, jusqu’ici, était considérée comme étant le cadre par excellence d’exclusion en matière d’éducation. On se rend compte de la présence dans les établissements d’enseignement secondaire technique et professionnel d’effectifs de moins en moins réduit des élèves de 16 ans en classe de première année. À ce niveau, les enquêtes de terrain ont permis d’avoir, sur un total de 29 élèves de première année, un pourcentage de 3,44 % associé à l’un des répondants âgé de 16 ans. Constat qui est très révélateur quand on sait que c’était là l’âge de la majorité des élèves de l’ET. On assiste effectivement à un renversement de tendance. Le facteur redoublement de plusieurs classes à l’école primaire n’est plus pertinent. L’enseignement technique rassemble désormais des élèves relativement jeunes. Cet état des choses peut s’expliquer par la volonté des parents de scolariser très tôt leur progéniture. Pour ce faire, l’on est amené à comprendre que, même après 291
plusieurs redoublements, les chances d’aborder le cycle secondaire d’études de l’enseignement général restent considérables. Le contexte social actuel n’est pas identique à celui qui prévalait il y a plus de deux décennies. Les réalités sociales épousent à chaque époque les logiques des acteurs qui y vivent. Elles permettent de mieux comprendre le sens que ces acteurs donnent à leurs actions. L’affluence massive des élèves dans les établissements d’ET est donc fonction du climat social et économique ambiant. 3. La Contrainte matérielle L’observation des sociétés humaines laisse entrevoir des stades de développement variés. L’un des points de départ des déconvenues des peuples africains réside en ceci que, ces derniers n’ont pas été capables d’exploiter historiquement leurs propres ressources. Bien que la science qui implique le développement technologique soit à l’origine du développement des pays, il convient de souligner tout de même que le développement luimême reste tributaire de la capacité de la machine sociale à le stimuler. Parler de machine sociale renvoie simplement au dynamisme des individus d’une société donnée, de leur volonté à pouvoir susciter eux-mêmes leur développement qui est fondamentalement, au-delà de la notion d’abondance, la construction d’une société. La professionnalisation ne soustrait pas automatiquement un individu à l’exercice d’un métier dans l’administration. Bien plus, elle lui permet d’innover du point de vue de la créativité, à la limite de réaliser une œuvre bénéfique à la société à laquelle il appartient. À ce niveau, on peut comprendre la raison pour laquelle la question du matériel reste néanmoins un défi pour les établissements d’enseignement professionnel secondaires ou même supérieurs. L’émergence donc de l’enseignement technique met la société camerounaise face à de nouveaux défis.
CONCLUSION L’enseignement secondaire technique et professionnel dans son parcours s’est finalement imposé à dans la société camerounaise actuelle au-delà de toute la stigmatisation dont elle a été victime. Les familles croient de moins en moins en l’école formelle qui n’a plus les mêmes vertus que celles connues avant l’ajustement structurel. Il incombe aux acteurs sociaux en présence la tâche de redéfinir leur rapport à l’éducation afin de rendre leurs attentes plus concrètes. Le retour vers cet enseignement longtemps marginalisé par ces mêmes populations va les contraindre à lui attribuer une nouvelle image. Une image non plus péjorative mais méliorative. Le fait social comme on le constate est une entité qui se rapporte toujours au contexte. Ce fait social dans son ensemble peut fondamentalement prendre le 292
sens de signal qui finit par s’imposer dans le temps. Toute entité dans quelques sociétés humaines que ce soit est ainsi susceptible d’être érigée en valeur. L’enseignement technique sort, pour ainsi dire, de l’ombre pour s’imposer plus que jamais aux manières de penser, de sentir et d’agir des individus de cette époque. Ce phénomène qui s’assimile cycle ou construction demeure un fait permanent.
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CHAPITRE 19 Mass media et représentations sociales au Cameroun : les chaînes de radio et les journaux privés comme outils reconversion populaire en milieu urbain ; le cas de la ville de Yaoundé
NNA NTIMBAN Albert Enseignant-Chercheur/Département de Sociologie Université de Yaoundé I [email protected]
INTRODUCTION Le paysage médiatique camerounais s’est considérablement élargi au lendemain de la libéralisation intervenue en décembre 1990. Le champ de la presse contrôlé jusqu’ici par les seuls médias officiels ou médias d’État, va connaître une sérieuse concurrence du fait de la montée en puissance des organes de presse du secteur privé ; des organes de presse aux sensibilités éditoriales différentes qui viendront rompre avec les médias de la pensée unique, depuis le monolithisme. NGA NDONGO parle du « signe apparent de la réalité de la démocratie camerounaise dont la presse a pu être considérée comme porte d’entrée ». (NGA NDONGO, 1993 : 5) Cette presse qui a émergé sous le vent de la démocratie s’est ainsi imposée dans le champ médiatique avec de nouveaux acteurs ayant de nouvelles orientations dans la construction et la présentation de l’actualité. Sans toutefois éluder la mission première traditionnellement assignée et reconnue aux médias dans la société, celle d’informer et d’éduquer les masses, les organes de presse du secteur privé en activité dans la capitale politique camerounaise, bien que tenaillés par les difficultés d’ordre conjoncturel, les problèmes d’ordre structurel et économique en l’occurrence, ont jusqu’ici, la forte adhésion des masses urbaines qui les ont pratiquement adoptés comme fidèles alliés, puis légitimés.
Les grandes métropoles camerounaises sont d’ailleurs considérées aujourd’hui comme des champs d’expérimentation par excellence de l’activité médiatique au Cameroun sous le vent du libéralisme. Yaoundé, siège des institutions de la République, en est une parfaite illustration. La capitale politique camerounaise qui a connu un foisonnement d’organes de presse depuis 1990, héberge depuis plus de deux décennies des chaînes radiophoniques qui sont venues grossir les rangs du paysage médiatique investi dès les premières heures par la presse écrite. Ces organes de presse publient et diffusent des articles et programmes qui captivent au quotidien des masses d’auditeurs et de lecteurs : taximan, petits commerçants, manœuvres, tâcherons dans les entreprises et autres citadins chômeurs, issus des couches sociales de seconde zone, manifestent de vive voix leur adhésion à cette production médiatique. Qu’est-ce qui peut expliquer l’engouement des masses pour les écrits et programmes des médias privés (presse audiovisuelle et écrite) dans la ville de Yaoundé et quelle(s) représentation(s) ces populations font-elles de ces médias au quotidien ? Le contenu de la production médiatique du secteur privé n’est-il pas du goût des populations urbaines qui la consomment ? Quelle place occupent les médias privés dans la conscience populaire au Cameroun et singulièrement dans la ville de Yaoundé, près de deux décennies après la libéralisation ? La grille des programmes et les lignes éditoriales de ces organes de presse, ne sontelles pas simplement des choix orientés de la part des propriétaires ? La lecture de ce phénomène se fait à la lumière de deux grilles de pensée : le constructivisme de Peter BERGER et LUCKMANN et la théorie de la seringue hypodermique qui inclut l’approche de la communication par empathie de COSNIER L’approche constructiviste, notamment la construction sociale de la réalité, perspective des acteurs sous BERGER et LUCKMANN (1986), permet de comprendre que les médias privés qui agissent en interaction avec les populations urbaines, construisent leurs programmes et planifient leur production en fonction du goût ou de l’intérêt des masses urbaines. Pour une grande partie de ces populations, les médias privés, au-delà de l’information qu’ils procurent, constituent des outils, espaces et cadres de distraction et de défoulement dans la vie quotidienne. La théorie de la « seringue hypodermique » illustre quant à elle, les effets forts et rapides des médias sur les masses. Ces effets constituent également un indice à la fois dans l’appréciation et la lecture de l’audimat des organes de presse dans le champ de la communication sociale au Cameroun, depuis la libéralisation de ce secteur d’activité. Les médias privés pour la plupart à l’image de ceux qui font sensation dans la ville de Yaoundé réussissent à toucher un grand public, en « partageant ses émotions »1.
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Jacques COSNIER en parle dans le cadre de la communication interpersonnelle, notamment dans « empathie et communication », article publié dans la revue sciences humaines, 1995.
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Notre analyse s’articule autour de quatre points essentiels. 1- La présentation d’un paysage médiatique pluriel au Cameroun sous le libéralisme pour une actualité aux goûts variés, 2- une presse privée au cœur du social et du sensationnel, 3- le défoulement des masses, au-delà de l’information, 4- la construction sociale de l’audimat sur la rumeur et le commérage.
I. Un paysage médiatique pluriel pour une actualité aux goûts variés Le champ médiatique camerounais qui s’est enrichi (avec) de nouveaux organes de presse créés à la faveur de la libéralisation du secteur de la communication sociale connaît au fil des années qui vont suivre des mutations profondes.2 Les nouveaux acteurs qui gèrent et animent les structures de communication répertoriées dans ce paysage tiennent absolument à révolutionner ce secteur d’activité, qui des décennies durant sous le monolithisme politique, n’aura connu qu’un traitement orienté de l’actualité3 et une anesthésie de la libre pensée. Les promoteurs des organes de presse sous le libéralisme, vont donc adopter une politique éditoriale fondée sur une liberté de ton qui leur permet de croquer l’actualité dans tous les angles de leurs choix.4 Cette liberté de ton qui caractérise les médias privés dans le traitement de l’actualité, transparaît dans les différentes rubriques qui structurent la presse sous « le Renouveau communicationnel » et le menu diversement varié, servi au grand public. De fait, la presse écrite tout comme les médias du secteur de l’audiovisuel du secteur privé n’excluent aucun domaine de la vie publique dans le traitement de l’actualité. C’est le symbole vivant même de la liberté d’expression qui prévaut dans la société camerounaise, sous le Renouveau communicationnel. Comme le souligne Gabriel MBOCK : « Les camerounais ont retrouvé de l’oxygène ; ils respirent à pleins poumons, ils ont retrouvé l’usage de la parole. Dans un tel contexte, la libéralisation consiste à décrisper l’homme camerounais, en le soulageant de la peur d’être et de s’exprimer ». Lire également COSNIER et BROSSARD, La communication non verbale, Delachaux et Niestlé, 1984 2 Selon les statistiques de l’Association Médias Sans Frontières (MSF), le paysage médiatique camerounais compte en 2010 près de 700 organes de presse dont plus de 200 organes de presse du secteur de l’audiovisuel qui fonctionnent sous le régime de la tolérance administrative 3 Jean Baptiste SIPA en parle en 2007 dans le cadre de ses mémoires sur la presse camerounaise publiés dans les cahiers du SJEC. Selon lui, après l’accession du pays à l’indépendance en 1960, le président AHIDJO redoutait que la liberté de ton de la presse n’entrave le projet d’unification du Cameroun ; d’où la chape de plomb instaurée dans le champ de la presse à l’époque. 4 Lire à ce titre, ESSOUSSE, Histoire de la presse écrite au Cameroun, ombres et lumières, Paris, L’Harmattan, 2008
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La période du Renouveau communicationnel est donc porteuse d’une certaine révolution dans le champ médiatique camerounais. De fait, dans les colonnes des tabloïds (quotidiens, bihebdomadaires, mensuels, périodiques et mêmes des « irégulomadaires ») qui paraissent dans les grands centres urbains, dans les chaînes de radio ou de télévision, l’actualité touchant aussi bien à la politique, l’économie, la culture est abordée sous toutes les coupures éditoriales. Les médias privés sous le libéralisme ont de ce fait, une autre particularité qui les démarque de la presse à capitaux publics ou médias d’État5, plus scotchés à une actualité qui fait dans l’institutionnel6. En milieu urbain, les structures de communication ou organes de presse dits indépendants polarisent leur attention sur des faits divers, les problèmes de mœurs et des scandales touchant à la vie publique ou privée des citoyens camerounais, les personnalités de la République ; surtout celles impliquées dans la gestion des affaires publiques. Dans le secteur de la presse écrite et singulièrement celui de la presse privée camerounaise, NGA NDONGO (op. cit. : 31) signale l’omniprésence de ces « journaux de format tabloïd à vocation populaire et sensationnaliste ». C’est dans ce registre qu’il faut notamment classer des titres baptisés « irregulomadaires »7, encore appelés les « journaux du Hilton »8 qui font feu de tout bois dans le traitement de l’actualité nationale et internationale. Dans l’audiovisuel, singulièrement le champ radiophonique, l’on a des chaînes de radio très écoutées qui produisent des émissions interactives.
II. Une presse privée au cœur du social et du sensationnel Le menu de la presse privée sous le « Renouveau communicationnel » est un menu assez riche et varié ; à l’image de la bigarrure d’organes de presse qui animent le paysage médiatique national. En se focalisant sur la satire, la critique des mœurs, et les problèmes dont les populations font face au quotidien dans les quartiers, ces médias comptent incontestablement toucher et attirer l’attention du public, mais surtout, de l’élite dirigeante en place. C’est d’ailleurs pourquoi elle s’attaque également à la gestion des affaires 5
Il s’agit notamment de la Crtv, Cameroon Tribune, du journal officiel et des revues publiées par les Départements ministériels 6 La diffusion des textes et communiqués officiels de l’Etat, le compte rendu de l’activité gouvernementale et des meetings politiques du parti au pouvoir 7 Expression du journaliste Alain Blaise BATONGUE pour désigner les organes de presse qui publient à une fréquence irrégulière ; la « presse clignotante » en l’occurrence, composée pour la plupart des « journalistes du Hilton » 8 Des journaux de seconde zone ayant une fréquence de parution assez instable et dont les directeurs de publication et reporters écument à longueurs de journées les salons, salles de conférences allées et venus du Hilton Hôtel à Yaoundé, à l’attente des éventuelles réunions (colloques, séminaires etc) pouvant leur procurer le per-diem. Les « journalistes du Hilton » procèdent également par un harcèlement systématique (« braquage ») des personnalités de la République qu’ils peuvent rencontrer sur les lieux, pour de l’argent.
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publiques, à la vie publique et privée des personnalités de la République et glisse obligatoirement dans l’actualité politique. La presse privée (presse écrite comme audiovisuelle) confirme d’ailleurs chaque jour son intérêt et son attachement viscéral à cette rubrique ; pas forcément au même titre et avec les mêmes objectifs que les premiers journaux indépendants (indigènes), engagés dans la lutte d’indépendance « au plus fort de l’éveil du nationalisme » (NGA NDONGO, 1993 : 5) ; encore moins avec la verve tonitruante reconnue aux premiers titres qui émergent dans les kiosques au lendemain de la libéralisation du champ de la communication sociale en 19909. En réalité, la nouvelle presse privée10 s’implique dans l’actualité politique avec un style nouveau, un style rédactionnel particulier ; celui qui permet de mieux appâter et même d’embobiner les masses. Il s’agit du sensationnalisme qui n’est pas très loin de « l’information spectacle »11 basée sur des commentaires bouillants, sur fond de commérage. Le sensationnalisme qui caractérise une grande partie de la presse privée au Cameroun, reste le trait dominant par excellence dans ce champ médiatique. Dans le secteur de la presse écrite, la stratégie consiste pour les directeurs de publication à construire la grande Une du journal avec des titres bouillants qui font sensation ; des titres qui ont pour but de « traumatiser la sensibilité du public » (NGA NDONGO, op. cit : 31). Généralement, le menu qui fait la une de ces journaux touche à l’actualité politique brûlante12. Plus de deux décennies après la libéralisation du champ médiatique, cette presse privée à travers ses titres à sensation a contribué à la construction d’une nouvelle race de lecteurs qui décryptent au quotidien de manière informelle et presque clandestine, les traits d’actualité des journaux ; il s’agit des « lecteurs clandos »13. Ces lecteurs clandestins s’agglutinent au quotidien devant les kiosques à journaux, non pas forcément pour acheter la presse, mais pour se faire une idée de l’actualité et en colporter fidèlement le contenu dans les chaumières. Les « lecteurs clandos » qui se comptent par milliers sous le libéralisme médiatique au Cameroun, ont permis aux gérants de kiosques à journaux de développer une autre activité commerciale qui leur profitent et qui profitent aux lecteurs démunis : 9
Parmi les pionniers, l’on citera aux côtés du journal Le Messager, Le combattant, L’expression, Challenge Hebdo, Galaxie et bien d’autres tribunes de première heure qui traitent de l’actualité politique à l’époque. 10 En comparaison à la vieille presse privée qui prend corps dans la presse indigène ou nationaliste, avant les indépendances et quelques années plus tard. 11 L’expression est de RAMONET : « L’éclat des fausses évidences à la télévision », Dossier, « L’art de la désinformation », in Le monde diplomatique, Mai 1987. « L’information spectacle », très souvent, privilégie la mise en scène, le spectacle et la sensation, au détriment de la réalité 12 Activités des leaders des partis politiques les plus en vue dans l’arène, indélicatesses de l’élite dirigeante en place par rapport à la gestion des affaires publiques. 13 Des lecteurs ambulants qui écument les kiosques de la cité, pour se faire une idée de l’actualité nationale ou internationale.
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la location des journaux, pour lecture. La location d’un journal varie ainsi entre 50 FCFA et 100 FCFA, suivant les emplacements dans la capitale politique camerounaise. La location des journaux est une activité qui a fructifié sur le dos de la location des romans. Paulin, gérant d’un kiosque à journaux sis au carrefour Ekounou à Yaoundé, vend les journaux depuis bientôt 15 ans. Il reconnaît à l’image de son collègue de la poste centrale, que les camerounais s’intéressent de plus en plus à l’actualité depuis que la presse privée fait sensation dans les kiosques. Selon le commerçant, la location des journaux est pratiquée dans les kiosques à cause de : « L’incapacité des lecteurs à pouvoir acheter un journal au prix de 400 FCFA pour s’informer. Nous ne perdons pas grand-chose (….) L’essentiel c’est de permettre aux camerounais de s’informer ».14 déclare le commerçant de journaux.
Aux côtés de la presse écrite dont les grands titres de la une captivent les sensibilités des lecteurs et des auditeurs pendant les revues de presse, il y’a des chaînes radiophoniques de première et de seconde zone dont les émissions interactives sont pratiquement devenues l’opium des auditeurs de la capitale politique camerounaise. Parmi les chaînes de radio qui ont le vent en poupe et qui se sont progressivement et de manière significative construites un large auditoire, l’on peut citer : Magic FM, RTS, TBC (Radio Tiemeni Siantou), Satellite Fm, Royal FM, Amplitude FM, Radio Bonne Nouvelle, Dynamique FM. Ces organes de presse du secteur de l’audiovisuel ont défini des tranches d’antenne dont les principaux animateurs de par leur charisme, ont pu s’imposer à la conscience collective des auditeurs. Ces tranches d’antenne très suivies et courues par les masses, ont fait des présentateurs de véritables héros, dignes des acteurs de cinéma Hollywoodiens : quelques noms : « Magic Attitude » présenté par Jules ELOBO, « Embouteillage » animé par Martinez ZOGO, « Thermomètre » de Jean de Dieu AYISSI, pour ne citer que ceux-là. Le contenu des émissions touche à l’actualité sociopolitique, économique et culturelle, la critique des mœurs, la mal gouvernance de l’élite dirigeante en place et même des scandales qui éclaboussent la vie privée de cette élite, plus que jamais dans le collimateur du bas peuple. Les auditeurs de ces chaînes de radio se recrutent surtout dans le petit peuple. De nombreux taximen rencontrés dans la capitale camerounaise avouent régulièrement qu’il leur est désormais difficile et même impossible de suivre d’autres chaînes radiophoniques, lorsqu’ils travaillent au quotidien. Dans les grands centres commerciaux de la capitale camerounaise notamment les marchés de : Mokolo, Marché central, Mvog Mbi, Etoudi, Emombo-Mimboman et dans les différentes agences de voyage, des centaines voire des milliers d’auditeurs en phase
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Témoignage recueilli le 08 octobre 2014
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avec les ondes sont régulièrement scotchés à leur poste – transistor15, savourant le « kilavage à sec »16 . À ces programmes et émissions de « Kilavage » encore appelés sous d’autres latitudes « Grands déballages », il faut ajouter des émissions à vocation spirituelle, animées pour la plupart par des évangélistes et pasteurs des églises pentecôtistes dites églises de Réveil et qui proposent des séances de guérison et autres recettes miraculeuses aux milliers d’auditeurs qui se confient aux antennes. Ces tranches d’antenne sont surtout courues par des jeunes femmes en quête de bonheur matériel, de mariage et d’un passeport pour le paradis occidental. Dans l’ensemble, les émissions interactives radiophoniques des chaînes privées, à l’image des titres de la presse écrite relevant du même secteur sont très prisées par les masses. Ce qui démontre à plus d’un titre que l’intérêt populaire pour la presse privée s’est sensiblement accru ces dernières décennies et ce, depuis la libéralisation du champ de la communication sociale au Cameroun. Mais au-delà de l’actualité, de l’information et même du sensationnalisme que ces médias peuvent procurer aux masses, il s’agit surtout pour le public des outils de défoulement.
III. Le défoulement des masses au-delà de l’actualité Les émissions interactives produites et diffusées dans le style propre aux médias privés en activité dans la capitale ont fini par séduire les masses qui y trouvent très certainement leur intérêt. À l’image de l’écrivain dans le champ littéraire, qui selon ESCARPIT doit d’abord écrire pour conquérir et intéresser son lectorat, les acteurs des médias privés à sensation de la capitale ont construit une longueur d’avance sur les structures de communication du secteur public, parce qu’ils traitent généralement d’une actualité qui touche directement la sensibilité des masses. Clément, taximan à Yaoundé et fidèle auditeur du programme « Embouteillage » animé par Martinez ZOGO, se confie en ces termes : « cette tranche d’antenne traite des problèmes que rencontre le petit peuple au quotidien(…) je ne peux pas passer une seule journée sans suivre ce programme ; même si je suis malade ». L’on peut donc comprendre le degré d’attachement devenu tyrannique des milliers d’auditeurs à ce programme. De nombreux autres commerçants approchés dans les grands centres commerciaux de la cité 15 Dans les marchés Mokolo et Mvog Mbi deux grands marchés de la capitale camerounaise, sur une vingtaine de petits commerçants observés dans la matinée du 08 octobre, 18 étaient scotchés aux émissions radiophoniques de « kilavage à sec ». Sur dix taxis empruntés dans la ville du 03 au 10 octobre 2014, 08 au volant suivaient des émissions de « kilavage à sec » et les prédications radiophoniques des pasteurs thaumaturges. 16 Construction populaire des auditeurs qui renvoie métaphoriquement à la dénonciation ou à la mise à nu de certaines pratiques déviantes au sein de la société camerounaise. Le terme « Kilavage » provient du mot « Kilav », une marque de détergent / biodégradable produite par une entreprise chimique de la place.
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capitale (Mokolo, Mvog Mbi Etoudi, Emombo – Mimboman) sont de cet avis. De fait, comme le déclare un Instituteur retraité résident au Quartier Nkoabang à Yaoundé : « Quand le bas peuple souffre les médias d’État sont muets ; les organisations locales qui prétendent être de la société civile et qui dénoncent ne sont pas suivies par les décideurs. Mais lorsque ces organes de presse et ces chaînes de radio du privé dénoncent, les décideurs agissent dans le bon sens. (…) ces médias sont utiles pour nous le petit peuple » (Témoignage du 6 octobre, 2014 au quartier Anguissa).
À la lumière de ces différents témoignages, Il est clairement établi que la production des médias privés dans la capitale a largement contribué à la construction d’un nouveau public, d’une nouvelle communauté, fidèle consommatrice des mass media. Se faisant, ces structures de communication qui se sont imposées à la conscience populaire, ont, ainsi que nous le soulignions un peu plus haut, construit leur propre audimat. Par-delà le côté utilitariste, il y’a surtout la fonction cathartique décrite par LAZARSFELD, remplie par les organes de presse. La presse privée à sensation s’est en effet illustrée au sein des masses, en véritable soupape, en un instrument incontournable de défoulement et de refoulement des frustrations quotidiennes. Cyprien, fripier et vendeur à la sauvette au marché de Mokolo, parle de « médias libérateurs » parmi les organes de presse (presse écrite et audiovisuelle) du secteur privé qui font sensation dans la capitale. Selon le commerçant, ces médias « sont venus libérer le petit peuple en soulevant les problèmes qui le minent au quotidien » (Témoignage recueilli le 8 octobre 2014, au Marché Mokolo à Yaoundé) En effet, c’est en corrigeant de manière progressive et en déconstruisant l’apathie reconnue et reprochée aux médias d’État que les organes de presse du secteur privé ont su s’inscrire dans une communication de proximité et « partager les émotions des autres ».17 Les journaux qui construisent des Unes à sensation et les chaînes radiophoniques qui proposent avec succès des émissions « kilavage à sec » aux masses vivant dans la capitale politique camerounaise, s’investissent plus ou moins consciemment dans des séances thérapeutiques collectives. Celles-ci permettent en effet aux consommateurs de ces médias de se défouler, en assouvissant les frustrations qu’ils décrient au quotidien. C’est à travers la critique des mœurs, la dénonciation des frasques supposées ou vrais de l’élite dirigeante en place par ces chaînes radiophoniques, que ces auditeurs se défoulent et semblent trouver une certaine consolation18. Les
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Le terme est de jacques COSNIER, Op, cit. De nombreux auditeurs inconditionnels des émissions « Grand -déballage » rencontrés aux Marchés Mokolo, Mvog Mbi, Essos estiment que « L’opération Epervier » est un jugement du ciel pour l’élite dirigeante aujourd’hui en prison, qui a appauvri le petit peuple depuis des années.
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médias en activité en profitent eux, pour relever leur audimat en construisant et en perpétuant la rumeur et le commérage.
IV. Un audimat construit sur la rumeur et le commérage La production médiatique au Cameroun, surtout celle relevant du champ de la presse privée aura véritablement permis aux citoyens de rompre avec la langue de bois de la presse gouvernementale. Une grande partie de l’opinion camerounaise, consommatrice des médias de masse en l’occurrence estime que la presse privée aura beaucoup contribué à la construction d’une presse d’information. Depuis l’introduction des mass media au Cameroun sous le régime colonial Allemand, la presse officielle s’est toujours limitée à la publication d’une actualité qui fait le jeu du régime. Elle n’informe que très peu, lorsqu’il s’agit d’édifier le public à large éventail et en profondeur, sur la gestion des affaires publiques. Gouvernée par une politique éditoriale qui les réduit au compte rendu de l’activité gouvernementale, les « caisses de résonance de l’État » tel que se font appeler ces organes de presse à capitaux publics ne font que perpétuer et ce jusqu’aujourd’hui, la politique communicationnelle en vigueur depuis l’administration coloniale. Cette presse officielle dont l’héritage est aujourd’hui perpétué par les « griots par nécessité »19 est fidèle à cette même philosophie éditoriale. La production médiatique de la presse privée au Cameroun, comme nous le relevions plus haut, aura quelque peu permis aux citoyens de rompre avec un traitement unidimensionnel de l’actualité ; une actualité construite dans la langue de bois par des journalistes qui travaillent en permanence en commandite et qui ont difficilement eu dans sa plénitude, « le droit d’informer pour la presse » (NGNIMAN, Zacharie, 1993). Autant le dire, l’avènement de la presse privée aura permis au paysage médiatique de corriger progressivement, à travers un ton plus libre et poignant, cette anomalie. Sans toutefois la dédouaner des errements et dérapages dans le traitement de l’information, des faiblesses somme toute compréhensibles dans un environnement où le difficile accès aux sources publiques d’information demeure une réalité quotidienne, certains grands titres, classés parmi les organes de presse de première zone20, nonobstant les aléas d’une conjoncture qui ne leur est pas toujours favorable, participent avec zèle et dévouement à l’information du public. Par contre, une grande partie de cette presse privée, la presse à sensation notamment, à l’indépendance toujours problématique, a progressivement basculé dans une philosophie éditoriale et un style 19
Lire NGA NDONGO, Valentin, Information et démocratie en Afrique, l’expérience camerounaise, Yaoundé, Sopécam, 1987. 20 Des quotidiens dans le champ de la presse écrite et des chaînes de radio et de télévision de première catégorie dans la production, la diffusion de l’information et la prise en charge du personnel.
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rédactionnel qui font aujourd’hui le lit à la rumeur et aux commentaires les plus spectaculaires ; des commentaires qui pour la plupart, versent dans la « manipulation des consciences »21. Ce style rédactionnel lui-même adopté les médias, ne fait que répondre aux exigences et aux fantasmes collectifs des masses populaires au sein de la société camerounaise. À l’image du champ musical dont les « chansonniers de caniveaux »22 produisent et se produisent en fonction des attentes des masses, très souvent assoiffées d’assouvir quelques fantasmes, les promoteurs de journaux et chaînes de radio privés, à bien y regarder de près, semblent avoir orienté leurs productions en fonction des attentes populaires.23 Dans la presse privée camerounaise en général et la « presse clignotante »24 et les chaînes de radio de seconde zone en particulier, la rumeur reste un ingrédient très prisé par les acteurs. Depuis qu’elle bénéficie du financement occulte de l’élite dirigeante en place (NNA NTIMBAN, 2015), la « presse clignotante » est devenue au fil des années, un espace propice dont se servent ces hautes personnalités de la République, pour leurs opinions personnelles.25 Ces personnalités (Membres du gouvernement, parlementaires, opérateurs économiques et ceux qui veulent rebondir aux affaires), ont ainsi pris en otage des centaines de journaux et même des chaînes radiophoniques qu’ils financent pour des intérêts personnels. Très souvent les nouvelles véhiculées par cette presse ne participent que de la rumeur. NGA NDONGO (1999) a consacré une grande partie de sa recherche à « l’opinion Camerounaise ».26 Dans ses travaux, il analyse différents types de rumeurs (36 au total) construites dans la société camerounaise entre 1974 et 1998. Selon NGA NDONGO (1999 : 644), la rumeur est : « L’un des phénomènes les plus marquants de la société camerounaise. Comme sous diverses appellations et dans diverses langues nationales qui expriment la vitalité, tels que « Kongossa », « Radio-trottoir », « Missos », « Nkante », 21
Lire : GWETH BI BAYOI, Cameroun, cette presse qui nous manipule si souvent, Paris, L’Harmattan, 2010. 22 Ceux qui sont qualifiés de déviants par les puritains et qui tirent leur inspiration musicale du sexe. Les chansonniers de caniveaux promeuvent la mentalité sexo- festive. 23 Dans une interview accordée en 2010 au quotidien privé La Nouvelle Expression, Célestin LINGO soutient largement cette idée. Selon ce pionnier du journalisme au Cameroun, la société camerounaise a les médias qu’elle mérite ; la production médiatique n’est que le reflet de cette société 24 Le terme qui est du journaliste camerounais David ATEMKENG désigne dans le paysage médiatique national les organes de presse de seconde zone à la fréquence de parution irrégulière. Ce sont généralement des journaux sans moyens financiers et qui ne publient qu’au gré de certains grands évènements publics. 25 NNA NTIMBAN en parle de long en large dans : « la presse au Cameroun et la pratique du « braquage », essai de compréhension du phénomène chez les journalistes du Hilton dans la ville de Yaoundé », Thèse de doctorat de sociologie, 2014. 26 Lire « L’opinion camerounaise : problématique de l’opinion en Afrique noire », Thèse de Doctorat de sociologie, Tomes I et II, Paris Nanterre.
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« Messontche », « Mintwen », « Allo », « Avion », « Tam-Tam », etc., la rumeur est ambiante, omni présente, rampante, souvent omnipotente, envahissante au point d’éclipser parfois les médias institutionnels ».
Ces rumeurs ont été collectées à la fois dans la rue à travers les conversations quotidiennes des populations, mais aussi, dans certains journaux. Parlant de ses origines, le Sociologue fait allusion à « une nouvelle nocturne, c’est-à-dire une nouvelle qui n’a pas de clarté et la limpidité de l’information vérifiable » (FAME NDONGO, cité par NGA NDONGO, 1999 : 635), peut être le fruit ou le reflet de l’ignorance des populations qui s’abreuvent à la source d’une nouvelle erronée ou sans fondement. Mais la rumeur peut aussi être le fruit d’une construction des acteurs isolés, pour atteindre une fin. Sur le plan socio-politique, l’élite dirigeante d’un régime, comme nous l’avons mentionné plus haut, peut l’utiliser par le politique comme une méthode de sondage ou un thermomètre, afin d’avoir une idée de la pensée ou de l’attitude des populations à un moment donné. D’autres font recours à la rumeur comme une puissante arme dans les batailles politiques, pour détruire un adversaire ou alors, manipuler l’opinion. Il y’a de cela quelques années, deux nouvelles publiées dans les médias camerounais et singulièrement dans la presse privée locale, ont défrayé la chronique. Le vrai faux décès en juin 2004, du chef de l’État en occident, puis les pratiques homosexuelles au sein de l’élite dirigeante, en 2006. La première information (celle relative au décès du président BIYA) qui s’avère inexacte quelques semaines après les publications dans les médias, participe d’une simple rumeur que certaines bouches dans les cercles du pouvoir central, auraient volontairement distillée auprès des médias. Il est fort probable que le régime en place se soit alors servi de cette rumeur sur la mort du Chef de l’État, pour jauger le degré de popularité ou d’impopularité de ce dernier, auprès des populations camerounaises, des hommes politiques (aussi bien du parti au pouvoir que de l’opposition). Des partis politiques de l’opposition à l’instar du Mouvement pour La Nouvelle Indépendance de la Démocratie (MANIDEM), ont d’ailleurs qualifié la rumeur sur la mort du chef de l’État, de « manipulation ». Dans une conférence de presse qu’ils donnent le 10 juin 2004 à Douala, EKANI et ABANDA KPAMA, respectivement président et premier vice-président de cette formation politique, commentent la nouvelle sur la vraie fausse mort du président BIYA, en ces termes : « Conseillé par son nouveau cabinet en communication, avec la complicité de l’Élysée, le pouvoir a organisé une burlesque et grotesque mise en scène (…).. Biya a imaginé cette scabreuse affaire, pour se sortir de sa situation politique personnelle désastreuse, faire le tri et le ménage dans son camp afin de mettre en difficulté d’éventuels concurrents ; lancer une solide campagne sordide, campagne d’intoxication contre les « ennemis » de l’intérieur du Kamerun ».
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Autre nouvelle qui fait les choux gras de la presse nationale en 2006, c’est celle relative aux pratiques homosexuelles au sein de la classe dirigeante. La liste des présumés homosexuels de la République, aura également fait sensation au sein de l’opinion nationale et internationale. Des organes de presse bien connus dans le paysage des médias (TBC, Radio Venus, La Nouvelle Presse, L’anecdote, La Une, La Météo, Nouvelle Afrique, vont en faire large écho. TCHOUBET, MVIE, AMOUGOU BELINGA, MVENG, et BILOA AYISSI, directeurs de publication de ces organes de presse respectifs, sont traînés devant les tribunaux par des membres du gouvernement, indexés. Au rang de ceux-ci, Polycarpe ABAH ABAH et G. OWONA, (respectivement à l’époque, Ministre des finances et Ministre en charge des relations avec les assemblées). Autres rumeurs qui font les choux gras de ces organes de presse et qui sont distillées au sein de l’opinion : les détournements des deniers publics par certains hauts cadres de la République et l’interpellation imminente de ces derniers dans le cadre de « l’opération Épervier » Comme le souligne une fois de plus (NGA NDONGO, op. cit. : 660): « On constate au demeurant, que consciemment ou non, les journaux sont des relais importants de la rumeur. Ils le sont malgré eux, par manque de professionnalisme, lorsque, au lieu d’une recherche méthodique de l’information, ils s’abandonnent à la facilité, pour répercuter les points de la ville ou du quartier et verser ainsi dans l’information spectacle et le journalisme de racolage. Ils publient ainsi des rumeurs, des supputations des bruits sur des nominations, des disgrâces etc., comme s’il s’agissait des informations publiées sur le terrain. Mais les journaux sont aussi des diffuseurs actifs des rumeurs, lorsque celles-ci sont publiées avec pour seul objectif de nuire à un individu ou à un groupe. Ces rumeurs proviennent alors des catégories ou des groupes sociaux avec lesquels les journaux sont partis liés ou dont ils sont idéologiquement ou ethniquement proches ».
La diffusion ou publication des articles de commentaire et de rumeur dans la presse privée à Yaoundé reste donc et demeure à bien des égards dans la plupart des cas un acte prémédité, une construction sociale. Plus loin, l’on parlera même des outils d’assouvissement de fantasmes populaires conçus pour intéresser et entretenir les masses.
CONCLUSION L’engouement des populations urbaines dont celles de Yaoundé pour la production médiatique du secteur privée, la presse à sensation en particulier, reste une réalité palpable au quotidien. Des journaux privés de seconde zone et des chaînes radiophoniques émettant dans la capitale, ont à, partir de leur politique éditoriale, et leur production réussie à captiver les masses. Ces médias se sont ainsi de manière efficace, mais aussi progressive et définitive inscrit dans la conscience populaire des auditeurs. En abreuvant son public 306
d’une actualité sociale de la vie quotidienne et en mettant un point d’orgue sur la satire, la critique des mœurs et des nouvelles en rapport avec la mal gouvernance, la vie publique et privée de l’élite dirigeante, la presse à sensation participe chaque jour à la construction d’un audimat encore plus relevé. Les paradigmes mobilisés dans le cadre de cette étude à savoir : le constructivisme (construction sociale de la réalité sous BERGER et LUCKMANN) et la théorie de la seringue hypodermique ont permis de démontrer que les médias privés de la capitale sont dans une logique bien orientée, parce que acteurs et promoteurs de ces structures de communication, au-delà de l’information publiée ou diffusée, arriment leurs productions aux attentes et émotions des lecteurs et auditeurs. Cette étude permet par ailleurs de lire et d’apprécier l’intérêt des masses urbaines pour les médias privés, et les représentations que ces dernières en font, plus de deux décennies après la libéralisation du champ de la communication sociale au Cameroun.
BIBLIOGRAPHIE BALANDIER (Georges), 1963. Sociologie actuelle de l’Afrique noire, dynamique sociale en Afrique, Paris, PUF. BERGER (Peter) et LUCKMANN, 1986. La construction sociale de la réalité, Paris, Méridien Klincksieck. COSNIER (Jacques) et BROSSARD, 1984. La communication non verbale, Delachaux, Niestlé. ESSOUSSE (Erik), 2008. Histoire de la presse écrite au Cameroun : ombres et Lumières, Paris L’Harmattan. GWETH BI BAYOI, 2010. Cameroun : cette presse qui nous manipule si souvent, Paris L’Harmattan. NGA NDONGO (Valentin), 1987. Information et démocratie en Afrique, l’expérience camerounaise, Yaoundé, Sopécam. NGA NDONGO (Valentin), 1993. Les médias au Cameroun, mythes et délires d’une société en crise, Paris, L’Harmattan. NGNIMANN (Zacharie), 1993. La démocratie emballée, Yaoundé, CLE. NGA NDONGO (Valentin), 1999. « L’opinion Camerounaise : problématique de l’opinion en Afrique noire » Thèse de Doctorat de sociologie, Tomes I et II, Paris, Nanterre. NNA NTIMBAN (Albert), 2015. « La presse au Cameroun et la pratique du « braquage » : essai de compréhension du phénomène chez les « journalistes du Hilton » dans la ville de Yaoundé, Thèse de Doctorat/Ph.D en sociologie, Université de Yaoundé I.
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CHAPITRE 20 Dynamique de visibilité des artistes musiciens contestataire au Tchad en contexte de démocratisation
NADJIKPAN NGANANPOU Francis Doctorant en Sociologie Politique Université de Yaoundé I [email protected]
INTRODUCTION Durant la période qui précède la temporalité de démocratie au Tchad, les compositions musicales étaient étroitement canalisées et orientées vers la propagande politique des différents régimes autoritaires qui se sont succédés au Tchad. Il était question de promouvoir la musique encensant les pouvoirs publics. C’est ce que nous rapportent Succès MASRA et Beral MBAIKOUBOU LEGRAN : (…) pour ses louanges et celui de son parti-État, El Hadj Hissein HABRE institua les "groupes chocs", des grands orchestres musicaux dont tout le pays fut truffé et dont la tâche n’était que de scander, bêler des chants nationalistes et élogieux à la gloire du despote. Ce tremplin musical, ce n’est pas trop dire que d’en estimer le pays truffé, car, à N’Djamena la capitale par exemple, chaque arrondissement avait son orchestre, des groupes financés par l’État, c’est-à-dire le parti et toutes ses composantes. (2010 : 63).
Or, avec le processus de démocratisation qui ouvre une fenêtre d’opportunités aux entreprises de contestation, on assiste à l’irruption d’une production musicale subversive. La littérature politique à travers la musique au Tchad va désormais s’orienter également vers la contestation de l’ordre établi. Une génération de musiciens dont l’œuvre musicale s’oriente sur la dénonciation des dérives et impasses du régime politique en place se montre davantage plus visible.
I. Homologie structurale entre la pensée musicale et la pensée politique Fait social ou fait de société (selon l’acception durkheimienne), la production musicale est un « révélateur social » (Georges BALANDIER, 1986 : 73), dont il faut procéder à son archéologie (Michel FOUCAULT, 1969), c'est-à-dire l’exploration de ses « galeries » et « cavernes ». Il s’agit donc selon la démarche préconisée par Roger BASTIDE (1997) de partir d’une sociologie qui cherche le social dans l’art pour aboutir à une sociologie qui va de la connaissance de l’art à la connaissance du social. En rupture de la conception angélique de l’art chère aux parnassiens dont l’une des figures de proue est Théophile GAUTIER (les parnassiens que Valentin NGA NDONGO considère comme des « adeptes de la littérature gratuite, désintéressée, les défenseurs de l’art pour l’art », 1999 : 57), cette analyse s’inscrit dans la mouvance des études qui «…font de l’inscription de l’œuvre musicale, quel que soit le statut que lui réserva l’histoire de sa fortune critique, dans son environnement politique et social une espèce de priorité scientifique » (Christophe PROCHASSON, 2004 : 4). Il convient donc d’analyser la musique politique au Tchad en termes de structure qui lie l’œuvre aux conditions de création et de réception, c’est-à-dire qui prend en considération la relation implicite existant entre l’artiste musicien, l’œuvre musical et le consommateur de la musique. L’art, et en l’occurrence l’art musical qui a été retenu dans cette étude, est une communication, un message, qu’elle traduit ainsi une vision du monde et exprime une idéologie ou, tout au moins, des opinions. Bien plus, c’est même une forme de phénocommunication africaine au sen de Jacques FAME NDONGO (1996). Ainsi donc, le structuralisme génétique qui sert d’appui théorique dans cette recherche à toute sa pertinence d’éclairer nos discussions. Le postulat théorique de cette grille de lecture de l’art repose selon les mots de l’un de ses prometteurs (Lucien GOLDMANN, 1964) sur l’expression de la vision du monde d’un sujet transindividue. L’artiste ne vit pas au-dessus des réalités quotidiennes. Au contraire, il les connaît, il les assume. L’artiste filme la quotidienneté humaine dans son déséquilibre, sa diversité. Il se définit comme l’homme social qui partage l’histoire avec ses contemporains et qui n’est pas à l’abri des caprices de son espace, de son temps et de ses contemporains. L’art est donc enraciné dans la société. Et cet enracinement de la création artistique conduit, d’après Jean DUVIGNAUD à « l’analyse de tous ses symboles sociaux qui se cristallisent en elle et qu’elle cristallise dans sa démarche » (1967 : 52). Cette méthode analogique permet de faire le rapprochement entre musique et politique et de vérifier l’hypothèse selon laquelle la musique constitue un indicateur qui permet de comprendre le politique et singulièrement d’éclairer notre compréhension de la musique politique en contexte de démocratisation. « Mais pour constituer des facteurs explicatifs 310
de nature scientifique, ces indicateurs n’en sont pas pour autant univoques ni mécaniques. » David SMADJA, 2004 : 192). Car, « (…) interroger le statut de l’objet à partir de son déploiement dans une configuration historico-conceptuelle ou en changeant de focal atteste la dimension pérégrine du travail. L’objet n’est jamais dissocié de l’histoire de l’objet et des institutions qui le font advenir » (Jacques CHEYRONNAUD, 2002 : 11). Il n’en reste que l’artiste ne peut créer que quand il est en quelque sorte porté par l’enthousiasme et la foi collective. « D’où viennent en effet nos idées sur le beau ? » C’est une interrogation que répond Roger BASTIDE (1997 : 3334) : Elles ne peuvent être innées, puisqu’elles changent avec les lieux et les temps ; elles viennent donc du dehors. Or le dehors pour l’artiste, c’est le milieu et les moments dans lesquels il vit, c’est la civilisation à laquelle il appartient et ses idées ne pourront qu’exprimer cette civilisation. (…) Le milieu, c'est-à-dire l’état général des mœurs et des esprits, détermine l’espèce des œuvres d’art.
C’est aussi la préoccupation de Nicolas BOURRIAUD qui préconise utilisé le concept de « l’art relationnel » dont il en donne la définition suivante : « [un] ensemble de pratiques artistiques qui prennent comme point de départ théorique et pratique l’ensemble des relations humaines et leur contexte social, plutôt qu’un espace autonome et privatif » (1998 : 77).C’est dire que la prise en compte des déterminations permet donc de mettre en exergue les corrélations fonctionnelles entre la musique politique au Tchad et les cadres sociaux de leur production (sundeyanozié :). La prise en compte du contexte est particulièrement importante en ceci que: L'engagement d'une œuvre ne réside pas exclusivement dans l'œuvre comme objet plastique, mais dans sa relation affirmée et significative à un contexte particulier de même que dans son intention de communiquer. Il est donc lié à un espace et un temps précis et c'est pourquoi une œuvre peut ne plus avoir ce sens (d'engagement) selon le contexte temporel particulier de celui qui la regarde.(Rose-Marie ABOUR 1999 : 58).
De ce fait, une analyse anatomique et une analyse de contenu de la production musicale au Tchad s’impose dans cette étude.
II. Analyse anatomique de l’œuvre musicale Comme définition, Valentin NGA NDONGO avance que l’analyse anatomique «… repose sur le principe d’une étroite relation entre ce qu’il est convenu d’appeler la forme et le fond, le signifiant et le signifié, le support et le message » (1999 : 478). Et, pour en justifier son utilité, Valentin NGA NDONGO soutient que l’étude de la forme ne doit pas être négligée. « Son étude est par conséquent aussi utile que celle du message, et l’on ne saurait s’intéresser au contenu, au message, aux idées, en mettant sous le boisseau le contenant qui les porte et qui est susceptible de modifier 311
leur nature ou leur influence sur l’opinion » (1999 :480). Comme l’indique Abraham MOLES, cité par Valentin NGA NDONGO : « L’analyse du contenu, c’est l’analyse du contenant » (1999 : 480). Et l’analyse du contenant, c’est donc l’analyse anatomique, c'est-à-dire l’analyse morphologique qui est prise en compte dans cette étude porte les différents éléments formels et les parties constitutives d’un album. La musique également se présente rarement à l’état nu sans le renfort et l’accompagnement d’un certain nombre de productions, elles-mêmes verbales ou non, comme un nom d’auteur, un titre, des illustrations, dont on ne sait pas toujours si l’on doit ou non considérer qu’elles lui appartiennent, mais qui en tout l’entourent et le prolongent, précisément pour le présenter au sens habituel de ce verbe, mais aussi en son sens le plus fort pour assurer sa réception et sa consommation. Tout porte à croire que l’artiste musicien programme en grande partie la réception de son œuvre. En effet, tout album, d’une certaine manière, propose des pistes à travers une série de signaux qui facilitent l’écoute et le décodage du sens. L’ensemble de ces indications constituent ce qu’on appelle en littérature le paratexte. Il s’agit de tout ce qui entoure la musique sans être la musique proprement dite et il joue un rôle majeur dans l’horizon d’attente de l’auditeur et/ou du spectateur. Ainsi, eu égard à sa fonction de représentation, le paratexte est le lieu où se noue explicitement le « contrat d’écoute ». Il donne des indications sur la nature de l’album et aide l’auditeur à se placer dans la perspective adéquate. Ces indications sont notamment le titre de l’album, le surnom ou le pseudonyme de l’auteur, les titre de la musique, la dédicace, l’équipe de production et autres informations que l’on peut retrouver sur la pochette. Ces éléments ont une visée multiple : informer, intéresser et indiquer l’identité de l’album, de l’artiste et de la musique à écouter. C’est en quelque sorte le signal, le gyrophare d’escorte qui accompagne l’album, le présente pour le rendre présent et pour assurer sa réception. Ces indications sont notamment le nom, le surnom ou le pseudonyme de l’auteur, le titre de l’album, les titre de la musique, etc. Le nom d’artiste musicien Généralement des phrases suivantes : « On ne donne pas un nom en cadeau », « On ne se donne pas un nom en cadeau », sont utilisées pour justifier les noms ou les sobriquets des personnes. Comme le souligne Etienne SAVOIE, le nom permet « d’éclairer quelques facettes des processus par lesquels peut ou non émerger et se cristalliser une identité collective »(2001 : 5). C’est dire que les noms ont un sens et une signification profonde. Valentin NGA NDONGO nous en dit plus : Dans de nombreuses civilisations et, notamment en Afrique, le nom est chargé d’une profonde signification sociale. Celle-ci peut aussi être politique, historique ou sentimentale. En Afrique, le nom revêt, en effet, une double valeur
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fonctionnelle : insertion ou socialisation de l’individu, indication d’un modèle de personnalité (1999 : 483).
Nous rapprochant de l’artiste Le Provocateur d’Art, ce dernier nous explique amplement le choix de son nom d’artiste. Je suis Beral MBAÏKOUBOU LEGRAN, artiste musicien satirique et solitaire, mon nom de guerre est Le Provocateur d’Art. Oui, provocateur d’art, il y a plusieurs explications. La première raison et la plus facile, c’est que je fais de la musique additionnée à la poésie. Nous nous convenons tous que la musique est un art brouillant, agité et tapagé. Par contre la poésie, elle est douce, elle fait rêver, etc. Mettre ensemble ces deux arts qui ont des caractéristiques opposées relèverait de part et d’autre à inciter une provocation. La seconde raison relève du lyrisme de la poésie. C’est-à-dire qu’on en use de la poésie pour des fins plus homériques mais moi j’en use pour de la pornographie critique et provocatrice. Et puis en dernier lieu, pour ceux qui n’aiment pas le vrai, c’est-à-dire la vérité, ceux qui n’aiment pas qu’on les dise clairement les choses, dénoncer ce qu’ils font revient à les provoquer. Alors j’ai compris que ce serait couper de l’herbe sous leurs pieds ou alors leur marcher sur leurs langues ; se prononcer provocateur d’avance pour qu’ils n’aient rien à dire. (Entretien octobre 2012)
Les titres de l’album et du morceau Le titre est avant tout un indicateur à partir duquel le public qui en constitue l’audience se reconnaît, car le nom de baptême de tel ou tel album n’obéit pas aux logiques fantaisistes. Le premier élément qui attire l’attention du public est le titre de l’album. En effet, le rôle fondamental du titre de l’album dans la relation de l’auditeur au contenu n’est plus à démontrer. En l’absence d’une connaissance précise de l’artiste musicien, c’est souvent en fonction du titre qu’on choisira d’écouter ou non une musique. Celui-ci devient alors le signe majeur par lequel l’album s’ouvre au public. L’activité d’écouter, ce désir de savoir ce qui peut être perçu comme un manque et qui déclenche le désir de connaître est lancé. Les musiciens conscients de tout cela, choisissent le plus souvent les titres en vue de susciter l’intérêt, car il y a des titres qui accrochent plus que d’autres. Tout comme les noms de baptême des artistes musiciens, les titres de l’album et des morceaux d’une musique sont aussi évocateurs et renseignent également sur le contenu proprement dit de l’œuvre musical en question. Tout comme les titres d’un roman policier, d’un ouvrage ou d’un film, les titres de l’album et des morceaux d’une musique permettent d’avoir une représentation à l’esprit du contenant. Cela se vérifie par la justification du titre d’un morceau musical de NGASS David intitulé : Lamentations. « Dans cet album tous mes textes sont un cri. Un cri qui exprime une souffrance, un cri qui exprime un désastre »1 laisse entendre l’auteur.
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Entretien octobre 2012
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En effet, le mot lamentation même, renvoie à une plainte accompagnée de gémissement. Par analogie au sens biblique où, Les Lamentations déplorent le deuil de Jérusalem avec larmes, gémissements et afflictions, NGASS David présente dans cet album, son pays, le Tchad, comme un mur des lamentations. Affectionnant le style des chants funèbres, cet artiste dresse le portrait d’un Tchad en détresse (guerres, corruption, injustice, etc.). Le titre est donc un élément textuel, contextuel et paratextuel de première importance. Il joue la fonction d’identification puisqu’il sert d’abord à designer l’album, la musique. Il donne également des renseignements sur le contenu du texte de la musique. IL a aussi une fonction séductrice. Car l’un des rôles majeurs du titre est de mettre l’album en valeur, de séduire un public et l’amener à adhérer au projet créateur et aux intentions de l’auteur.
III. Le paramètre thématique de la musique politique au Tchad Pour mettre en exergue la portée des significations des contenues des musiques, l’analyse thématique à travers les techniques d’analyse de contenu reste incontournable. Cela est d’autant vrai qu’une thématique s’attache à des significations, ou contenus, tels que le message idéologique conscient ou inconscient, la vision du monde, etc. Lisons donc quelques extraits des morceaux musicaux choisis pour cette étude : N° 1 : Extrait de « Enfant du Tchad ! » de MAHAMAT ADOUM Pecos Enfant du Tchad, tu as trop souffert Peuple martyr qui vit dans l’enfer. Trente années de guerre dans la misère Tu cherches en vain un homme qui te libère. Tu as été trompé on ta utilisé Contre toi-même tu t’es massacré. Les beaux discours t’ont terrorisé Et sans pitié ton sang a coulé. Avec le vent de la démocratie Tu espérais être bien assis Mais en observant nos partis, Franchement qui ? Parmi ces opportunistes politiques au cœur endurcis De t’avoir leur suffit. Et non de te donner un souffle de vie.
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N° 2 : Extrait de « Dépotoir » de Le Provocateur d’Art Fils du Tchad, ma capitale c’est N’Djamena. Je demeure hospitalier malgré cette langue de gaulois. Des grandes richesses, il est vrai je n’en ai pas. Mais j’ai assez de poubelles, viens les partager avec moi. C’est une denrée rare dans ton pays, loin là-bas. Mais cesse de pleurer avec un bon ami comme moi. Viens chez moi j’ai un dépotoir. Il y a de la place pour toutes tes ordures. Viens je t’en prie ! Cher ami viens voir. Tu mourras d’admiration tellement c’est pur. Chez toi les analphabètes vivent le sinistre. Envoie le moi. Ici ils seront des ministres. Où les analphabètes vivent et règnent en maîtres. Ici, seuls les intellectuels vivent le sinistre. On aime les illettrés, ils ont les meilleurs titres. Tu as envie de tuer pour te distraire. Mais chez toi, la vie humaine est chère. Je t’invite en te donnant des revolvers. Tues autant que tu peux ! Chez nous, seules leurs ventes sont très chères. Mais ne t’aventure pas dans le clan de mon père. Il n’y a les gens comme moi que l’on peut tuer pour se distraire. Tu n’es pas assez riche. Tu veux faire des faux billets. Mais dans ton pays, la police fait chier. Mais, viens chez moi ! Ici c’est autorisé. Nous avons la culture de la créativité. Pour avoir l’argent, il faut bien les fabriquer. Pour les campagnes électorales Papa a fait ses propres billets. Une peste de misère, c’est ce que nous avons chaque jour. Ou pousse une mort qui ronge nos cœurs amour. Dans les ténèbres, j’ai soif de la lumière du jour. Comme ma patrie qui pleur pour un cœur d’amour. Je crie dans un désert ou tout est noir humour. Mais elle est inlassable ma gueule de troubadour.
N° 3 : Extrait de « Oh Tchad perdu » de Le Provocateur d’Art Ma guitare dans les bras, je me mets à chanter pour faire ta gaîté. Pendant si longtemps, tu as été considéré comme un pays de guerre. On investit tous tes fonds dans l’achat des armes à feu.
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Oh Tchad perdu, tu n’as jamais d’avenir. Oh mon pauvre Tchad, tu prends un vrai bain de sang. Les fonctionnaires sont alourdis d’arriérés parce qu’il n’y a pas d’argent. Les artistes chôment dans les rues, et ils n’ont point d’emploi pour eux. Mais, on a assez des millions pour acheter les armes de guerre. On a des milliards pour acheter les avions de guerre. Si jamais vous demandez pourquoi cela, on vous dira que c’est la sécurité. Où iront tous ces écoliers déjà initiés à la guerre. Oui, il lui manque de stylos, mais il dispose quand même un pistolet. Oui, il n’a pas de crayons, mais il a quand même un couteau. C’est vrai qu’il n’a pas de gomme, mais il a quand même une bomme. On ne voit pas de crayon mais on a tout de même une grenade. Je suis fonctionnaire de 12e échelon, mais je marche quand même à pieds. Simplement parce que je n’ai pas un frère là-bas au pouvoir. Et celui, sans aucun certificat, il roule quand même en Mercédès. Il vit dans une villa, toutes les conditions lui sont viables. Tant pis pour mes diplômes, je serai dans les poussières de la rue.
N° 4 : Extrait de « Chante tout ça » de Le Provocateur d’Art Oui, le buffet est ouvert. Nous sommes au banquet de la mort. Croissance et structure de mensonge que nous entretenons et nous gardons. Croissance et structure de mensonge, oui. Et moi, aveugle, roi au pays des borgnes, J’ai vu les griffes de ces cannibales nous prendre la gorge Pour nous vider de notre sang et de notre chair. Nous vider de notre sang et de notre chair. C’est le banquet de la mort. Chante tout ça ! Chante tout ça ! Chante tout ça ! Chante tout ça ! Compagnon de galère écoute ce chant Toi qui ne chantes que tes égoïstes sentiments Regarde les hommes, c’est déjà étonnant, Moi j’en fais un loisir tout à fait passionnant Je ne nous regarde tous courir vers le néant Et là, tout fou de joie parce qu’ignorant Le monde a changé, les hommes sont si méchants. Nos larmes de sang amères ont noirci les temps. Chante tout ça plutôt que de vanité Chante tout ça les malheurs de la cité.
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Les gouvernants qui musellent la jeunesse Et la conduise au pâturage de la détresse Un peuple berné par de vaines promesses De ces vieux cochons qui vident toutes nos caisses Et toi compagnons tu chantes de tendresse Contre les billets de banque, tu les caresses Combien mettent-ils de temps dans l’alcool et les fesses Pendant que des miséreux crèvent de détresses. Les retraités pleurent pour leur pension On reste sourd à toute leur lamentation Le pays a sa tête un troupeau de moutons Qui broutent herbe des billets de banque parce qu’il les confond Et toi compagnon tu fais tes chansons Pleines de bassesses pour bercer ces cons Nos trésors vidés, on n’en a pas de raison Pendant que poussent des villes comme des champions. Les abrutis douaniers ou policiers Les populations sont sans cesse menacées Il faut payer une taxe, même pour se moucher. C’est bien beau, mais où va cet argent arraché. Et toi compagnon tu n’as que des mélopées Pour ces brigands qui nous ont tant pillés Combien d’hommes la famine a-t-elle tué Pendant que des Mercedes nous marchent sur les pieds. Moi j’ai honte pour ce gouvernement dégueulasse Où des poubelles de tous ordres s’amassent Combien d’intellectuels, la misère harasse Pendant qu’au bureau, des abrutis ont leur place Et toi compagnon c’est le pain que tu chasses Avec des éloges graduait qui nous en lasse Dans leur bagnole déjà mal en place Ils couchent des mineurs sous le nez de ceux qui passent. Alors compagnon si tu tiens cette cour Si tu t’obstines dans ces faux amours Après les citoyens, ce sera ton tour Car dans la gueule du loup, à chaque chair son tour Quant à moi je me trouve assez fou de bravoure Ces loups en maillot d’agneaux, je les vaincrai un jour Regarde comme ma gueule est sans amour Gueule qui crache du feu, gueule de troubadour.
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N° 5 : Extrait de « Le règne de d’Aigle » de Audrey Linda CHEY Est-ce que ce pays est à toi ? Est-ce que ce pays est à toi ? Est-ce que ce pays est à toi ? Est-ce que ce pays est à toi pour que tu refuses à l’enfant de boire de l’eau ? Les gens, regardez-moi ça ! Sous le règne de L’Aigle, le lézard se bronze qu’à même. Mais moi, je suis resté dans la pauvreté. Moi le natif de ce pays, pourquoi je ne peux pas respirer ? Pousse ! Je reste avec toi. Occupe ta place. La pintade quitte la brousse pour venir chasser le coq dans la cité. Chacun de nous a ses héritages. Mais pour toi, le fort a toujours raison. Tu veux ma place. Je le sais d’avance. Dans la jungle, le fort a toujours raison, Et le faible court de gauche à droite. Est-ce que ce pays est à toi ? Est-ce que ce pays est à toi ? Est-ce que ce pays est à toi ? Est-ce que ce pays est à toi pour que tu refuses à l’enfant de boire de l’eau ? Est-ce que tu es l’arc-en-ciel pour empêcher la pluie de pleuvoir ? Est-ce que tu es le propriétaire de la terre et du ciel pour me traiter ainsi ?
N° 6 : Extrait de « Enfants soldats » de Sultan La place de nos enfants, C'est dans les salles des classes, Et non dans les champs des batailles. De grâce, épargnez nos enfants. Ils t’ont drogué, Entre les mains ils t’ont mis une arme, Au bout de ton canon tu arrachais des vies Et tu prenais ton treillis pour un symbole Mais regarde ta vie est fondée sur le « Haram », Ils t’ont mentis qu'un homme ne pleure pas, Qu'un homme meurt homme combat Et reste « Fahl » Mais pour qui et pourquoi tu te bats ? Cela fait 15, 20ans que tu fais la guerre. Tu as incendié des villages, empoisonnés des puits, violés et détruit, Ce qui faisait ta fierté, mais c’est toujours toi qui as faim, toujours toi qui a soif, jeune soldat. Ton avenir est devant toi, demande à ceux qui t'envoient en guerre de changer de place, tu verras qu'on te crachera la face renégat. Pendant que tu uses tes souliers ici pour eux, leurs enfants sont à l'école, dans des universités. Il n’est pas tard, soit pas bête, toi aussi tu mérites mieux, tu n'as que 12 ans,
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Ta place est dans les salles des classes Et non dans les champs de bataille. Dépose ton fusil et prend un stylo, regarde au tableau, Tu as le droit de rêver, Tu as le droit d’être éduqué, Tu as le droit de vivre libre et paisible, Et au lieu de ça, les seigneurs de la guerre t’ont appris l’art de Devenir barbare et faire du mal autour de toi : -Soldat de Tombalbaye -Soldat de Goukouni -Soldat Hissein Habre -Soldat d’Idriss Deby Écoute ceci : Le Tchad est mon pays, Ndjamena ma Capitale ! Doum et Sara sont des frères. Rendez-moi ma jeunesse Tenez vos promesses Je refuse de grandir dans un monde d’horreur et de tristesse J’ai le droit d’avoir des amis Le droit d’appartenir à une famille Ma ni doruadouass, Ma ni dora taap Il y a de cela très longtemps que le soleil s'est couché, Le jour où ils ont assassiné la poule aux œufs d'or Et que le rire de la hyène s’étale en écho sur nos malheurs, Le jour où tu as tourné ton canon contre tes frères Et on t’a dit va. -Joseph BEHIDI est tombé et on t’a dit va -Mbailom YABE est tombé et on t’a dit Va -Brahim SELGUET devenu martyr et on t’a dit : « Inti radil » Tu as fumé leur cigarette, Tu as bu leur Whisky Tu t’es senti fort Jeune Soldat, entre-temps beaucoup de soleil se sont couchés. Nos mères nues, dans les rues, à balles réelles on leur tirait dessus Laisse-moi te dire que chez moi, La bravoure se trouve avec les femmes : Dans leur ventre, elles portent la vie Dans leurs seins, elles portent l’espoir Dans leurs cœurs, elles sont des anges Et toi enfant soldat, Ton quotidien est fait de pillage, braquage, extorsion, humiliation, Dépose ton bouclier et aime ta nation Je n'ai plus de larme pour te pleurer, Je te pleure au rythme de ma chanson, Je n’ai plus de force pour te défendre
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Mais je prie pour qu'un jour leurs mains t'épargnent. Jeune soldat, Dépose ton fusil et aime ta Nation. Hey soldat ne l'écoute pas, Ce n’est pas ton père ! Soldat ! Tire ! Ce n'est pas ta mère ! Tu es un homme maintenant ! Bat toi pour ton pays ! Soldat ! Tue les tous ! Ce sont nos ennemis ! Oui, tas tiré Tu les as tués. Ta propre famille, tu l’as massacré. Ya pas si longtemps tétais leur gamin Et à 12ans tu es devenu leur assassin ! Il t’a dit va ! Mais où est son enfant ? Vous avez le même âge Mais lui étudie en France Il t’a dit va Reviens, fuis cette terre Laisse ton arme Sauve-toi et sauve tes frères.
Ces textes, dont la liste n’est pas exhaustive, permettent tout de même d’avoir une vue du contenu de la musique politique au Tchad. De ce fait, l’objectif de l’analyse des textes du corpus est de montrer comment à partir de la musique, les artistes étalent une façon de dire et posent les problèmes qui rythment le quotidien des tchadiens, tant il est vrai que nous partageons l’avis de Lucien GOLDMAN (1964) suivant lequel, tout comportement humain a un caractère de structure significative. Les textes du corpus étudié véhiculent une série de thèmes. Ces thèmes qui s’inscrivent dans la dualité du bien et du mal, de la joie et de l’amertume, ont pour nom la guerre, la paix, la corruption, le népotisme, l’injustice, l’impunité, le détournement des fonds publics, l’arbitraire, la fraude électorale, la démagogie, la démocratie, la dictature, bref des thèmes que nous considérons comme des rubriques isotopiques à cause de leur dissémination ou de leur imbrication. Loin de vouloir passer en revue tous les thèmes traités par les musiciens tchadiens, Cette étude prend en compte les thèmes qui gravitent autour du problème de la gouvernance politique. La configuration thématique du corpus musical montre que la musique est un miroir à travers lequel les artistes font montre d’engagement politique. La situation sociale a poussé beaucoup parmi eux à chanter le quotidien de l’homme tchadien. Ces artistes à travers leur musique, n’ont cessé de mettre au-devant de la scène les problèmes sociaux. Aussi qualifie-t-on certains 320
artistes comme étant des dénonciateurs, des éveilleurs de conscience qui expriment leur désolation la gouvernance politique au Tchad. À partir des textes corpus de l’étude, le panorama que les artistes donnent de la société tchadienne est mieux qu’une dénonciation, un cri de révolte, un appel d’urgence à un changement positif. Ils interpellent nos sens, notre rationalité et le caractère humaniste qui nécessite une prise de conscience. Exprimant les réalités sociales, la musique tchadienne n’est pas loin d’être une parole de postulation éthique qui véhicule un message ; un message qui n’est pas de l’art pour l’art, ni dans son contenu, ni dans sa forme. Ces artistes exposent la nudité de leur pays où la gouvernance politique est mal pilotée par les autorités politiques avides du pouvoir et qui ne pensent qu’à leur panse.
CONCLUSION Dans la même mouvance théorique que Lucien GOLDMANN (1964), il ressort après cette étude que la musique politique au Tchad est inscrite dans le contexte social et historique en amont et en aval. En énonçant les princes du structuralisme génétique, Lucien GOLDMANN postule que : tout comportement humain est un essai de donner une réponse significative à une situation particulière et entend par cela même à créer un équilibre entre le sujet de l’action et le milieu. Selon Lucien GOLDMANN, toute œuvre artistique est la résultante d’un rapport structurel entre l’auteur, le fond historique d’où il émerge et le public auquel il s’adresse. En ce sens, il existe une inter-relation, un rapport de signification, ou, selon la terminologie propre à l’auteur, une « homologie structurale » entre les structures de l’œuvre, et celui de son contexte de parution. En d’autres termes, toute œuvre artistique porte les marques et les traces de son contexte de parution. Cet appui théorique a permis dans cette étude de mettre en exergue les connexions entre les productions musicales et les composantes historiques et sociales y afférentes. En scrutant les structures sociales à travers une approche dynamiste, cette étude a permis de retrouver les germes de sécrétion de la musique politique au Tchad. Les vannes de changements ouvertes en 1990 et qui s’amplifient avec le processus de démocratisation, constituent un contexte d’ouverture politique et introduit de nouvelles modalités d’ordonnancement social, politique et économique. Tout compte fait, la libéralisation des mœurs politiques ouvre une ère de culture politique de participation qu’expérimentent les acteurs sociaux las de la République du silence.(Abel EYINGA : 1984) La lecture des rapports entre musique et politique au Tchad en contexte de démocratisation nous dévoile l’engagement politique du musicien tchadien comme une attitude dont le cadre de référence est subordonné ou inspiré par une gouvernance de confiscation des droits et des libertés, la répression politique, la quête de l’égalité des citoyens, la lutte 321
contre les profits illicites, etc. Dans sa musique, le musicien tchadien se dessine comme l’homme social qui partage l’histoire avec ses contemporains et qui n’est pas à l’abri des caprices de son espace et de son temps et où l’inscription du social et du politique dans la musique au Tchad n’est pas catapultée dans un univers de pure fiction.
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CHAPITRE 21 Esquisse d’analyse sociologique des mutations socio-langagières à Yaoundé : de l’opposition de la « génération dorée » et la « génération de crise »
Christal Thomas FOTUE SIMO Doctorant au CRFD/SHSE, URFD/SHS Université de Yaoundé I [email protected]
INTRODUCTION Une observation rapprochée de l’univers socio langagier au Cameroun depuis près de deux décennies nous fait constater que celui-ci n’est pas resté le même car ayant connu des mutations considérables et ceci avec les jeunes et en leur milieu. En effet, dans les années 1970-1980 le pidgin a gagné de l’espace de façon générale au Cameroun et donc, aussi à Yaoundé. Mais, autour de la décennie 1990, cette parlure n’a cessé de dégringoler au profit d’une autre le « camfranglais »1 qui, alors même qu’il cherchait à s’imposer dans les années 2000, va se heurter à une sorte de rivale que nous avons nommée dans le cadre de cette recherche, la « culture du on »2, culture qui, semble avoir jeté ses tentacules, et étendu son hégémonie presque dans tout ce que les jeunes produisent aujourd’hui comme expression. S’il est admissible de présenter le pidgin, le camfranglais, et ce que dans cette recherche nous appelons la « culture du on », comme des modes oratoires ayant successivement caractérisé l’activité socio langagière des jeunes de Yaoundé sinon du Cameroun tout court, remarquons jusqu’ici, que tant d’études menées, que tant de résultats publiés, que tant de perspectives 1
« Le camfranglais est un argot camerounais à base de français, d’anglais et de langues camerounaises » http://fr.wikipedia.org 2 Tout au long de ce travail, l’expression « culture du on » connaitra diverses appellations dont les plus récurrentes seront : « formules du monde d’en - bas », « culture du monde d’en – bas », « formules des gens d’en - bas ».
proposées sur les deux premières parlures, et que, dans le même temps, la troisième, la « culture du on », paradoxalement, n’ait jusqu’ici, bénéficié que d’une attention périphérique, à ne s’en tenir qu’à la presque vacuité bibliographique sur le sujet. Ainsi, dans la perspective de « sauver de l’oubli et de la négligence un objet sociologique pertinent », ce travail se charge d’analyser pour trouver les facteurs explicatifs des mutations socio langagières en milieu urbain yaoundéen ; l’essai de compréhension de l’émergence de la « culture du on », l’étude de sa prolifération et de sa persistance en milieu juvénile constituant l’échine dorsale d’une telle entreprise. Nous entendons en effet par « culture du on », l’ensemble de brèves réponses marquées d’un « ON » plaintif à leur initial, sinon, d’expressions teintées du même esprit, découlant des prologues classiques d’entrée en conversation. « Comment allez-vous ? », qui peut varier en un « c’est comment ?», « ça va ?» selon les acteurs sociaux, est le plus populaire de ces prologues conversationnels. (FOTUE SIMO ; 2014 : 2). La science étant essentiellement cumulative, nous ne prétendons du tout en abordant ce champ de recherche inventer la roue, tant il est à noter que les auteurs tels ELA (1994), ZAMBO BELINGA (2007), MANGA LEBONGO (2008-2009), Valérie KENGNE (2008), NTSOBE et al (2008), (FOTUE SIMO ; 2014). Ont pu traiter des parlures au Cameroun, l’un des axes étant celui proposé par MANGA LEBONGO qui a pu appréhender le camfranglais, notamment du point de vue musical avec les courants musicaux comme le rap, comme une parlure qu’à un moment donné, les jeunes de Yaoundé ont adopté comme moyen d’expression de leur malaise socio politique. Une autre facette est celle à la fois glissée par ZAMBO BELINGA et ELA. Le premier y voit parlant du camfranglais, un « art enfantin national », le deuxième, y va très loin pour évoquer le pidgin en tant que parlure, et par extrapolation, le camfranglais comme, moyens de désacralisation des langues des anciens maîtres. Lisons plutôt pour mieux le comprendre, ses propos ci-dessous : À Yaoundé où le pidgin est peu répandu, mettre le français entre parenthèses quand on se retrouve loin des bureaux des ministères n’est pas innocent. Il y a là un ‘’détour’’ qui trahit les aspirations profondes d’une société en crise d’identité. Pour les jeunes, il ne s’agit pas seulement de se soustraire à la censure des parents et des adultes en entretenant dans une langue que les initiés sont seuls à maîtriser. Les plus avertis font exprès de parler mal le français. En violant les règles apprises, c’est comme s’ils désacralisaient la langue des anciens maîtres. (ELA ; 1994 : 28).
Dans le cadre de ce travail, la tâche n’est pas de renforcer les portes déjà ouvertes c’est-à-dire reprendre comme centre d’intérêt heuristique les conclusions de recherches des auteurs suscités, mais, nous nous évertuerons plutôt à interroger les mutations socio langagières pour comprendre au regard de la « génération dorée » et de la « génération de crise », si celles-ci peuvent être appréhendées, notamment avec l’émergence de la « culture du 324
on », comme l’expression d’un conflit de génération. Autrement dit, Comment comprendre l’émergence de la « culture du on » en milieu urbain yaoundéen ? Nous allons à ces questionnements avec l’hypothèse que, les mutations socio langagières en milieu urbain yaoundéen sont la symbolique d’une « fracture générationnelle ». Ce faisant, l’objectif de cette recherche est de proposer une production relevant du champ de la microsociologie si tant est que les recherches locales semblent prioriser la « sociologie sociale »3 au détriment de la « sociologie expérimentale »4 ; pourtant et comme l’a su si bien dire LAHIRE est que : « tout est étudiable sociologiquement. Aucun objet n’est a priori plus digne d’intérêt qu’un autre. Aucun moralisme ni aucune hiérarchie ne doivent s’imposer en matière de choix des objets. Seule la manière de les traiter doit compter ». (LAHIRE, 2007). Bref, la visée essentielle est de susciter un pas vers la compréhension des mutations socio langagières en milieu urbain yaoundéen au cœur de deux générations à savoir la « génération dorée » et la « génération de crise ». Une telle entreprise nous guidera vers l’exploration de la sociologie de la jeunesse et des institutions emboîtant sous l’angle des auteurs comme BOUDON :« individualisme méthodologique »(1988), JAVEAU : « sociologie de la vie quotidienne » (1981 :21), « sociologie du futile » (1998), ou MAFFESOLI : sociologie des « imperceptibles anecdotiques », des « micro-événements » (1993 : 31) ; l’ensemble étant guidé par une ligne directive, les « dynamiques sociales » mises en avant par les auteurs comme BALANDIER : « sens et puissance : les dynamiques sociales »(1986), « Éloge du mouvement »(1988), « sociologie des mutations »(1970), BOUDON : « la place du désordre »(1984) ou TOURAINE : « pour la sociologie »1974 (sociologie de l’action). Nous estimons dans le cadre de ce travail que les charges sémantiques de deux expressions méritent d’être déclinées à savoir « génération dorée » et « génération de crise ». Une génération pouvant être appréhendée comme un ensemble de personnes s’identifiant par des repères et expériences historiques communes qui enseignent de leur vision du monde, nous entendons par « génération dorée », cette génération de camerounais ayant tout eu et vécu sous le règne de l’État providence, de l’État vache à lait ou pompe aspirante des années 1970-1980, période où le Cameroun connût de véritables exploits et croissances économiques, lesquels exploits et croissances ont permis l’engraissement des caisses de l’État lui permettant ipso facto d’instaurer le programme d’assistance sociale visant à assurer à tous les citoyens un standard acceptable de bonheur. Ce programme se déclinait en plusieurs actions de l’État à l’endroit des citoyens entre autre l’octroie automatique des bourses aux étudiants et chercheurs, les 3
Qui prône une hiérarchisation des faits sociaux Qui recommande au chercheur d’accorder le même degré de chance à chaque fait social, d’être objet d’investigation scientifique et donc, sociologique
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subventions dans les secteurs commerciaux agricoles industriels, les recrutements massifs à salaire garantis et consistant, bref c’est la génération ayant connu le règne d’un l’État interventionniste assurant et rassurant l’avenir de ses citoyens. La « génération de crise » quant à elle, revêtant une toute autre réalité, renvoie à cette autre génération de camerounais (un repère historico temporel les remontant des années 1980 à nos jours), qui a été témoin des dérives indésirables du double choc pétrolier 1973 (1er), 1979 (2ème), des coups de la fin du programme d’assistance sociale (1980), des « effets pervers » des programmes d’ajustement structurel des années 1990, des compressions massives de la fonction publique et baisses drastiques des salaires des fonctionnaires. Bref la « génération de crise » est cette génération de jeunes camerounais qui, croupissant sous le poids des pratiques telles que la corruption, les crimes économiques, la crise de l’emploi, la dictature de politiques de quotas, porte en silence des espoirs que demain sera mieux qu’aujourd’hui.
I. Exposé sur le pidgin, le camfranglais et la « culture du on » Avant toute autre considération, précisons d’emblée que ces trois modes oratoires sont regroupés dans le registre de ce que les chercheurs en sociolinguistiques ont pu baptiser sous le vocable générique de « parlure », et à un d’entre eux d’en donner une approche définitionnelle: une parlure est « une manière de s’exprimer particulière » (NTSOBE ; 2008 : 9). Allons y plutôt au cas par cas de ces pratiques langagières particulières pour en comprendre quelque chose. 1. Le pidgin « Langue composite issue de la cohabitation des langues, le pidgin est né au 18ème siècle du contact de l’anglais et des langues de la côte » (ESSAMA B. ; 2006 :45). Au lendemain des indépendances, le Cameroun a conscience de la responsabilité qui est désormais la sienne de s’assurer un destin louable. Pour cette raison, à tous les niveaux de la société, les lignes bougent, dans tous les circuits de l’État, il faut engager des initiatives louables dans un pays riche de plus de 200 ethnies, avec chacun ses valeurs, ses us, ses coutumes et surtout son identité linguistique valeur essentielle particulière. Tout l’engouement national est dès lors de faire de cette diversité culturelle, une force qui ferait des altérités une synergie efficace, pour le bonheur de tous les camerounais. Les interpénétrations sont alors effectives, les migrations s’accentuent et ceci de façon notoire et significative vers les grandes métropoles telles que Yaoundé, mais surtout Douala capitale économique, pôle commercial situé sur la côte et donc, lieu par excellence des échanges de l’époque. Il le reste d’ailleurs toujours de nos jours. Les résultats des enquêtes menées et traitant de l’origine du pidgin au 326
Cameroun, nous ont révélé que, cette parlure est née et a connu son épanouissement au Cameroun dans la région côtière dans un contexte où, pour les besoins surtout commerciaux, les flux migratoires qui entraînent les brassages culturels sont effectifs et accélérés. 2. Le camfranglais Une approche historique remonte le camfranglais comme mode expressif dans les situations conversationnelles des jeunes au Cameroun en général et jeunes de Yaoundé en particulier, autour des années 1980. À en croire les spécialistes camerounais de la sociolinguistique entre autre George ECHU, Edmond BILOA, NTSOBE, la dénomination « camfranglais » découle du terme « franglais » qui lui est ancestral. En effet, le « franglais » se définit par l’usage du français et de l’anglais au sein de la même phrase(…). » (ECHU ; 2008 : 15). De cette formule, il est clair qu’il existe une différence entre le « franglais » et le « camfranglais » car, alors que le premier résulte de la combinaison, de la juxtaposition, bref de l’usage lors des conversations des deux langues officielles camerounaises à savoir le Français et l’Anglais, le second c'est-à-dire le « camfranglais » se définie comme « l’usage du Français, de l’Anglais, des langues camerounaises ainsi que des langues étrangères enseignées au Cameroun, au sein d’un même texte. Il s’agit là, d’une création propre au contexte camerounais ; ce qui justifie le bien-fondé de l’affixe « Cam » signifiant « Cameroun », qui s’ajoute au mot composé « franglais » pour créer un nouveau composé « camfranglais ». (BILOA ; 2008 :15). Ainsi, en tant que « parlure » c'est-à-dire « une manière de s’exprimer particulière » à quelqu’un où à un groupe d’individu, mélange de langues nationales camerounaises, de Français et Anglais, le camfranglais s’enrichit et se revitalise de divers apports linguistiques conduisant à une véritable révolution culturelle qui n’a été ni recherchée, ni désirée, ni même souhaitée par les penseurs camerounais. (NTSOBE op.cit. ; 2008 :9). Toutefois, le reconnaissent les sociolinguistes, « le camfranglais n’est pas une langue vivante, ni une langue technique, ni une langue commerciale, mais plutôt une langue courante découlant d’une réalité locale, du vécu quotidien que parfois, aucun substitut Français ne peut exprimer avec la même vigueur » (NTSOBE ; op.cit. 2008 :9). À côté de cet exposé fait sur les propos et analyses des sociolinguistes et rapportant au pidgin et au camfranglais, il est important de faire remarquer que, ces parlures prises comme des objets d’études ne sont pas l’exclusivité des linguistes. Il existe à leur sujet, des analyses et des résultats des spécialistes d’horizon divers ; À titre illustratif, la sociologue Anne Sidonie ZOA en a fait un sujet d’investigation scientifique. En effet, en analysant les ressorts sémantiques du camfranglais, elle souligne qu’« il s’agit d’un art de parler le Français à partir d’un contexte historique et culturel qui impose (…) de se réapproprier la langue de Voltaire en tenant en compte à la fois des apports de la 327
colonisation britannique et de l’héritage des cultures du terroir » (ZOA A. ; 1999 : 239). Nous pouvons pour rendre compte de la bonne santé liée à la pratique du camfranglais (et du pidgin) et à partir des années 1980 jusque légèrement après les années 2000, avancer au moins 02 raisons, ce que nous appelons la logique de la causalité d’une part, et l’incidence de la société moderne d’autre part. La logique de la causalité comme facteur explicatif de l’apparition du camfranglais dans l’activité communicationnelle de Yaoundé, s’explique par la réalité culturelle qui est celle du Cameroun à travers, non seulement la pluralité de ses ethnies parsemées d’une pluralité de langues locales, mais plus encore, du poids de l’héritage colonial qui a doté le Cameroun de deux langues officielles appelées à cohabiter pour la vie. Pour ce qui est de l’environnement social moderne traitant des conditions de l’émergence du camfranglais en milieu juvénile camerounais en général sinon en milieu urbain yaoundéen pour être précis, soulignons que s’il est admis que la cohabitation de plusieurs langues aurait été pour quelque chose, la réalité de la société moderne camerounaise des années 2000 n’en est pas la moindre. En effet, autour des années 2000, l’univers artistique camerounais était arrosé de mentors de micro, qui n’ont pas tari d’arroser le milieu artistique de production musicale des textes teintés tous sinon presque tous du camfranglais comme support oratoire. À cette époque, les jeunes sont en proie et comme presque toujours, au phénomène de mode. Il faut être « bon jeune », être « in » en s’arrimant au nouveau mode expressif qui dicte sa loi. Ces productions musicales « camfranglophones » (ECHU ; 2008 :49) des années 2000 se remarquent chez plusieurs artistes dont la principale voix s’entend dans les albums du rappeur « camfranglophone » des années 2000, KOPPO. Du titre si tu vois ma ngo à koto show, en passant par j’en ai marre, confessions, back back, emma, Foé, la « culture camfranglophone » est essentiellement mise en exergue. « Camfranglophonie » du langage, des vers, qui n’a pas manqué de faire beaucoup d’adeptes au Cameroun en général, notamment les jeunes de Yaoundé en particulier. 3. La culture du on L’une des formules classiques interrogatoires d’entrée en conversation au Cameroun, voire dans le monde tout court est « comment allez-vous ? », elle a le privilège d’ouvrir toutes les conversations qui se veulent courtoises. Cependant au Cameroun, cette formule est très souvent teintée de couleurs locales et peut glisser pour un « ça va ? », « çà dit quoi ? », « c’est comment ?». Mais, qu’il s’agisse d’un très classique « comment allezvous ?», ou des très camerounais « ça va ? », « c’est comment ?» ou même « ça dit quoi ?», il est facilement remarquable que presque partout, ces « prologues » conversationnels, teintent les conversations sociales humaines 328
et, présentant au Cameroun sa batterie de réponses regroupée ici sous le vocable générique de la « culture du on », entendue comme « l’ensemble de brèves réponses marquées d’un « ON » plaintif à leur initial, sinon, d’expressions teintées du même esprit, découlant des prologues classiques d’entrée en conversation » ; « Comment allez-vous ? », qui peut varier en un « c’est comment ?», ou « ça va ?» selon les acteurs sociaux est le plus populaire de ces prologues conversationnels » (FOTUE ; 2014 :2). Les résultats d’une étude récente (FOTUE ; 2014) portant sur les parlures au Cameroun et donc, la « culture du on », nous ont permis de classer cette dernière en 02 grands groupes à savoir la « culture du on basique » d’un côté et les « variantes de la « culture du on » de l’autre. 3.1. La « culture du on basique » ou le « on basique » C’est l’ensemble de brèves réponses découlant des prologues classiques d’entrée en conversation, portant le « ON » à leur initial, lequel « on » est suivi généralement de deux à quatre autres mots qui lui donnent sa complétude et son sens. Les formules telles que « on fait avec », « on se bat », « on est là », « on va faire comment ? », « on voit aussi », « on se torture », « on pousse, on met la cale », « on est dedans », « on gère », « on voit faire », « on vis », « on se débrouille », « on tient », « on voit », « on n’y est encore » pour ne citer que celles-là, constituent son répertoire. 3.2. Les « variantes de la culture du on » ou les « variantes du on » Étant toutes aussi des réponses découlant des prologues classiques conversationnels, les « variantes du on » renvoient aux expressions qui, bien que dépouillées du « on initial » gardent pourtant le même élan expressif que le « on basique ». Au rang des formules expressives pouvant décliner un répertoire des « variantes de la « culture du on » que nous appelons aussi « variantes du on », figurent les expressions telles que : « comme tu vois », « quand c’est fort, c’est fort », « c’est chaud », « tu ignores quoi », « ça boude », « ça ne donne pas le lait », « ça fume », « ça brûle », « j’accuse », « comme d’habitude », « voilà moi », « me voici », « voici mes restes », « comme tu connais », « c’est là », « tu es docteur ? », « C’est…5 que tu veux voir ? », « ça sort comme ça sort ». À côté de ces deux grands groupes reconnus à la « culture du on », on a pu lui reconnaître aussi trois typologies, et même s’il faille vite souligner que du point de vue de la forme celle-ci renvoie aux deux grands groupes sus 5
Le point de suspension renferme toute éventuelle formule pouvant venir compléter l’expression de l’interlocuteur. À un « comment allez-vous » par exemple, quelqu’un pourra donner la réponse suivante : « c’est la galère que tu veux voir ? ». Il est constaté que le point de suspension est remplacé par « la galère ». Il est ainsi au quotidien pour ce qui est de l’usage de cette expression.
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mentionnés, du point de vue du fond, c’en est tout autre chose. Du point de vue du fond, nous distinguons d’abord la « culture du on » comme expression du mouvement et au rang de celle-ci, nous avons les expressions telles : « On se bat », « On se torture », « On pousse on met la cale », « C’est chaud », « ça boude », « j’accuse », « ça fume », « le feu c’est le feu ». Ensuite la « culture du on » comme expression de l’immobilisme renfermant les formules telles : « On va faire comment », « On fait avec », « On voit », « On voit aussi », « On est là », « On est dedans », « On gère », « On voit faire », « On vit », « On tient », « On y est encore », « Comme tu vois », « Comme d’habitude », « Voilà moi », « Voici les restes », « Comme tu connais », « C’est là ». Et, enfin la « culture du on » à vocation humoristique, entre autres formules la constituant nous avons les expressions telles : « Ça ne donne pas le lait », « Tu es docteur », « C’est… que tu veux voir », « ça sort comme ça sort ». Le visage rieur et sans souci apparent accompagne les utilisateurs de cette dernière typologie.
II. La « culture du on » comme mode oratoire « juvénile » : symbolique d’une « fracture générationnelle » en milieu urbain yaoundéen L’approche générale nous fait définir la « fracture générationnelle »6 comme étant la rupture des liens générationnels et la désaffection des structures de représentation et de socialisation traditionnelles tels les partis politiques, les églises, les syndicats. Il est question dans cette partie de voir en quoi l’émergence de la « culture du on » en milieu juvénile yaoundéen peut être lue comme étant une symbolique de l’opposition entre l’actuelle génération dite aussi de crise et la génération qui l’a précédée. Il s’agit de lire au double plan international et national, quels sont les facteurs qui ont permis et favorisé non seulement l’émergence, mais aussi la prolifération et même la persistance d’une telle culture, et à quels indices y desceller la dynamique conflictuelle ? 1. Quand l’environnement international met le clou… Un bond dans histoire nous permet de relever aux moins deux causes lointaines de l’émergence de la « culture du on » au Cameroun en général et en milieu urbain juvénile yaoundéen pour être précis: les doubles chocs pétroliers des années 1973 (1er) et 1979 (2ème) et les « effets pervers » des programmes d’ajustement structurels des années 1980-1990. En effet dans les années 1970-1980, l’économie camerounaise reposait essentiellement sur l’exploitation à des fins exportatrices des matières premières telles le cacao 6 Nous empruntons cette formule a CHAUVEL Louis dans son ouvrage : Le destin des générations. Structure sociale et cohortes en France au XXème siècle; Paris, PUF. 1998.
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le café et surtout le pétrole. Mais l’augmentation massive du prix du pétrole due en particulier au fait que les États-Unis aient passé leur pic de production en 1971, cet événement suivi de deux autres, celui de l’abandon de Brettons Wood et la dévaluation du dollar, ajoutant sur la pression haussière sur le baril et provoquant par ricochet l’instabilité monétaire des années 1975-1985, a énormément impacté l’économie camerounaise. Par exemple, l’économie camerounaise malgré qu’elle ait connu une croissance soutenue de 5 % en moyenne jusqu’en 1978, grâce aux exportations agricoles, est cependant entrée en crise au cours de la période de 1987-1993, sous les effets conjugués de la baisse tendancielle de la production pétrolière, de la chute des prix des principaux produits d’exportation, et, d’une appréciation d’environ 40 % du taux de change effectif réel du franc CFA7. Il en a résulté une chute du PIB8 réel par habitant de plus de 40 %, la rupture des équilibres macro-économiques et le recours à l’endettement extérieur. L’occident n’importe pas assez de cacao, de café en raison de la carence énergétique pour les transformations en usine des matières premières. L’économie boite, et est grippée. Au Cameroun, cette situation découlant de la morosité généralisée de l’économie mondiale, n’a pas tardé à montrer ses secousses à partir des années 1980. Parlant des PAS9, il faut dire que de nos jours, c’est à eux qu’on attribue (même s’ils n’ont pas l’exclusivité, ils en ont au moins, pour une part considérable), la liquidation et la fermeture de nombreuses sociétés publiques et parapubliques au Cameroun. Lesquelles fermeture et liquidation, ont à leur tour, entraîné la rupture des équilibres macroéconomiques, et donc, le recours à l’endettement. Une analyse des typologies de la « culture du on » ci-dessus présentée, nous donne de constater que la « culture du on » comme expression de l’immobilisme est bel et bien dominant. Et par là, la « génération de crise », nous révèle les résultats d’enquête auprès d’eux, entend se désolidariser, se mettre en retrait de ces événements qui quoique indirectement, engagent la génération qui l’a précédée : « on les voit faire », a pu nous souligner un de nos enquêtés (Pierre ; entretien du 10 mai 2016). Compris dans ce sens, le développement de la « culture du on » en milieu urbain yaoundéen quoique prêtant le flanc aux élans défaitistes et misérabilistes, est avant tout un message fort, une « violence symbolique », une sorte de « guerre froide » et de confrontation par l’arme des mots de la « génération de crise » contre la « génération dorée », la citation de Sartre selon laquelle « les mots sont comme des pistolets chargés » restant par-là, toujours d’actualité. En effet, l’événement des 02 chocs pétroliers conjugué plus tard avec les effets pervers des PAS ne pouvait être de nature à pacifier 7
Coopération Financière Africaine. Produit Intérieur Brut. 9 Programme d’Ajustement Structurel. 8
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les deux générations. D’un « on est là » à un « on y est encore » en passant par « c’est chaud » « j’accuse » « voici les restes » et bien d’autres, il y a là, la volonté profonde de la génération de crise, de rompre avec les pratiques anciennes de la « génération dorée » telles le pidgin, et, à défaut de ne vouloir pousser au pire, elle n’a trouvé que la « culture du on » pour exercer une violence symbolique sur la génération dorée qui, à tort ou à raison, n’a pu trouver la bonne formule pour les épargner de ce qu’ils ont retrouvé (chocs pétroliers, PAS) et plus tard, pour résoudre l’épineuse équation de ses malaises sociaux économiques, voire politiques. BOURDIEU entend par « violence symbolique », cette « capacité à perpétrer des rapports de domination en les faisant méconnaître comme tels par ceux qui les subissent », ajoute-il : « qui extorque des soumissions qui ne sont même pas perçues comme telles » (BOURDIEU ; 1994 :188) Compris dans ce sens bourdieusien, il est clair que la « violence symbolique » de la « génération de crise » sur la « génération dorée » a d’autant plus réussi à Yaoundé que, la « culture du on » est presque devenue un mode oratoire généralisé, tant la génération précédente subit l’« effet jeune » que certains d’entre eux parviennent à mettre entre parenthèses une parlure apparue avec leur génération (pidgin), pour « embrasser » et ce de plus en plus celle apparue avec la génération qui l’a suivie. Mais plus encore, l’une des causes des mutations socio langagières au Cameroun en général et en milieu urbain yaoundéen en particulier réside à la réalité qu’offre ce que nous voulons appeler la culture moderne. En effet, engagé depuis les années 1990 sur la voie de la démocratisation de son champ politique, le Cameroun depuis lors, doit désormais (du moins dans les textes), se soumettre aux exigences basiques que la démocratie suppose. Pour ainsi dire, l’égalité en droits et en devoirs, doit s’appliquer à tous les citoyens camerounais sans distinction aucune de race, de sexe, d’ethnie ou même d’obédience politique. Le régime constitutionnel avec les règles qu’il suppose, doit protéger les citoyens des menaces arbitraires et des décrets abusifs. Mais surtout, le processus de démocratisation doit permettre, au Cameroun, l’extension des libertés individuelles avec au premier rang la liberté d’expression. L’environnement international est un monde de la promotion des droits et libertés de l’Homme. Parce que promouvant une société de moins en moins « holiste » (louis DUMONT), « la culture moderne ne fait pas la négation de la différence » (FOTUE SIMO ; 2014 :115) et, parce que numérique, il est de plus en plus question du culte de l’impersonnel ce qui explique le trop de vous au prénom indéfini « ON » comme socle sur lequel s’appuie la « culture du on » pour vivre. En bref « la culture du on » vient rappeler à la « génération dorée », qu’au nom de la culture moderne construit sur une société de libertés et de droits, de libéralisation de l’espace public, une parlure telle le pidgin, « un bien » de la génération précédente peut être mise entre parenthèses par la nouvelle génération soucieuse de marquer sa différence surtout que certains 332
événements tels les chocs pétroliers les effets pervers des PAS lui ont prêté le flanc. C’est sous le couvert de la société de liberté et des droits, de libéralisation de l’« espace public », qu’on est désormais bien loin de l’époque où, la personnalité du chef de l’État inspirait respect et estime. Les formules classiques étatiques d’honneur comme « son excellence » par exemple, allant vite faire de quitter les phrases quand il s’agit de parler du chef de l’État. À titre illustratif, pour traduire de sa façon, la vocation essentiellement contestataire de l’opposition, et ce, surtout au nom de la liberté d’expression, on retiendra par exemple, d’un leader de l’opposition camerounaise, l’une des formules, restée historique dans la conscience collective nationale camerounaise : « Biya must go » aussitôt récupérée (sûrement parce qu’arrivée à point nommé) par les jeunes et enrichie de variantes toutes aussi animées que curieuses : « Biya a tout gâté », « le Cameroun de Paul Biya »10. 2. … et que l’environnement national l’enfonce L’environnement national camerounais n’a pu avec le temps, que donner à la « culture du on » un socle sur lequel reposer pour perdurer encore longtemps. Il est question à cette étape de l’article de fouiller pour ressortir en milieu urbain yaoundéen les éléments pouvant permettre de reconnaître à la « culture du on » en tant que parlure « juvénile » des indices d’un « fossé de générations » entre la « génération dorée » et celle de crise. D’abord, disons d’emblée que, par le simple acte d’adopter la « culture du on » comme mode oratoire, la « génération de crise » a symboliquement tourné le dos aux pratiques langagières antérieures à eux entre autre le pidgin et déjà de plus en plus même le camfranglais apparut avec eux. Pour la « génération de crise », le pidgin et de plus en plus le camfranglais peuvent déjà être présentés comme des pratiques langagières « anciennes » sur l’espace urbain yaoundéen, du fait de la posture d’indocilité désormais affichée à leur égard de la part de la génération de crise qui, de plus en plus reconnaît leurs limites. Beaucoup voient de ces deux parlures, des réalités discursives allant en déphasage avec les exigences de la mondialisation qui, implique « anglophonisation », l’ère du numérique et des NTIC. Lisons plutôt ces propos d’un enquêté dans une étude récente : « Le Cameroun est bilingue. Le pidgin ou le camfranglais ne sert à rien, au contraire, ça nous diminue les compétences de bien manier les langues officielles conventionnelles ». Un autre ajoute : « Mon frère, dis-moi une version en pidgin ou en camfranglais dans les NTIC11 ». À l’analyse de ces différentes 10
Certains iront à préférer d’ailleurs à la place de « Paul BIYA » le très familier et parfois incisif, ironique et provocateur mot, « popol ». Le mot est en référence au journal satirique Le popoli journal satirique en milieu médiatique au Cameroun « Le Cameroun de Paul BIYA » va souvent glisser en « Le Cameroun de popol » et vice versa. 11 NTIC nouvelles technologies de l’information et de la communication.
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assertions, il est clair que le dénominateur commun retrace le pidgin et le camfranglais comme des anti-modèles ou mieux des contre-repères, à l’égard desquels, seule l’indocilité rationnelle, assumée, consciente et donc engagée serait salvatrice : Par ce fait même, le pidgin, « bien » de la « génération dorée » est ainsi boudé par la « génération de crise » qui ne voit plus trop la portée d’une telle pratique à son ère. Écoutons plutôt ces propos d’une de nos enquêtés de la soixantaine pour desceller les ressorts de conflit avec la génération qui a suivi la sienne : « Mon fils, le pidgin c’est notre bien commun, vous les jeunes devez aussi travailler pour sa promotion laisseznous avec votre camfranglais et autre » (Madame Sangou ; entretien du 10 mai 2016) Ensuite continuons en disant que, loin de l’apparente adhésion à la « culture du on » à Yaoundé de la part de la génération précédente (vu que certains d’entre eux y ont souvent eu pour support oratoire), cette culture juvénile fait pourtant bien l’objet d’une opposition de la « génération de crise » et de la « génération dorée ». Voyons comment. « Il n y a pas deux coqs dans un poulailler » « si quelqu’un te dépasse porte son sac » « les gens se dépassent ». Bien que la scénographie du Cameroun nous mette en face d’une juvénilisation de sa société, car les textes officiels nous apprenant que la jeunesse représente près de 60 % de la population globale, la tendance de la société camerounaise reste pourtant, la valorisation de la sénilité manipulatrice. Il en ressort de cette idée que la « culture du on » vient se poser, non seulement comme une « sous culture », mais aussi comme une contre-culture, ainsi qu’a pu relever une enquêtée la trentaine sonnée : « avec mes parents déjà dans la soixantaine, lorsque je réponds à un « comment ça va ?» par une formule que vous m’apprenez, appartenant au registre de la « culture du on » : comme tu vois par exemple, le conflit s’installe ». Tant, il faut noter d’un côté la « génération de crise » qui veut se montrer différente en marquant son époque par un mode oratoire insidieusement contagieux, et une génération précédente portée à garder les privilèges des respects et d’honneurs qu’est supposé conférer l’âge biologique. « Un vieux qui meurt est une bibliothèque qui brûle ». Les formules de cette nature sont au quotidien celles de l’ensemble des personnes constituant la génération précédente à Yaoundé. En effet au cœur de l’émergence de la « culture du on » se trouve le conflit de génération et donc la déstructuration et la dégradation des rapports sociaux familiaux. Dans la famille africaine, où la famille non seulement s’étend à une échelle considérable d’où l’appellation générique de famille élargie, mais aussi se nucléarise dans certaines valeurs de respect, d’intégrité, de bienséance etc., des attitudes langagières d’une certaine nature, ont moins de chance de trouver un terrain propice à son épanouissement. Pour ainsi dire, au nom des valeurs de respect et de décence qui sont supposées être celles de la culture africaine, il est évident à titre illustratif, qu’à un « comment allez-vous »/ « comment vas-tu ? », d’un supérieur (parents, supérieur hiérarchique dans le cadre professionnel etc.) 334
une réponse du genre, « on est là » « comme tu vois » sonne plus comme, relevant de la provocation et du manque d’un respect notoire, que de tout autre chose. Ainsi, se livrant à la pratique de la « culture du on », les jeunes sont confrontés à des forces adverses, les parents notamment, qui, ne voient derrière un « tu ignores quoi », « tu es docteur », « comme tu vois » que, l’expression d’une insolence, d’une arrogance ou à la limite, d’une délinquance de la part du jeune qui la pratique. Seulement, cette description n’est que la façade d’une réalité, les réels « enjeux » étant ailleurs. Il est question en effet d’un « champ » où chaque « acteur », conscient d’où reposent ses intérêts, « lutte » et développe des « stratégies » pour les défendre. On a d’un côté la « génération dorée », luttant pour entretenir en les monopolisant, les privilèges et respects découlant de la sénilité (c’est la dictature de l’âge), et de l’autre, la « génération de crise » en quête d’identité, d’affirmation de soi et de positionnement social. Enfin nous pouvons évoquer les « effets de démonstration » et de « consommations ostentatoires » propres à la « génération dorée » comme source de conflit avec la « génération de crise ». En effet, dans un environnement national où, la crise de l’emploi est patente, avec une jeunesse en proie à des difficultés économiques de subsistance, mais où paradoxalement, les individus de la « génération antérieure » roulent carrosse, en cylindrées fumées à temps plein au milieu d’une masse majoritairement juvénile aux avenirs incertains, il y a là pour elle, une prise de risque de s’attirer haines et frustrations de la part de la « génération de crise ». Par la « culture du on », la « génération de crise » entend ouvrir une confrontation avec la génération qui l’a précédé : « Le feu c’est le feu », « je porte plainte », « quand c’est fort, c’est fort » pour ne citer que ceux-là, sont autant de conflits ouverts à la « génération dorée ». La « culture du on » dans ce contexte, étant une bombe à retardement qui, on est tenté de le penser, n’est pas encore véritablement perçue comme telle par l’ancienne génération qui semble avoir tout fait pour l’actuelle sauf, lui restituer si peu soit-il du bonheur passé qu’elle a elle-même hérité des mamelles gracieuses de l’« État social » des années 70. Les jeunes en recourant aux formules de ce type, quoique aux allures misérabilistes, sont inscrits pourtant dans la logique de l’« action » et du « mouvement » ; ce faisant, rappelant qu’entre passer de la simple arme des mots à l’offensive pratique, il n’y a plus qu’un pas à franchir. « On est là », « on voit aussi », « on accuse », « on vit », sont là pour traduire la prise de conscience de la situation indésirable qu’a pu lui transmettre la génération qui l’a précédé. Ces formules sont là pour rappeler un conflit, une opposition à une pratique de la génération gouvernante et, à défaut d’un pli vers toute autre forme de dynamique que ce soit, la « génération de crise » n’a trouvé meilleure action que celle de recourir à la « violence symbolique » pour fustiger les effets de démonstration et les consommations ostentatoires « identité » d’une génération « dé »passée.
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III. Pour la nécessité d’une justice distributive : un pas vers la « réconciliation » intergénérationnelle à Yaoundé Parti du postulat que l’émergence et la prolifération de « culture du on » à Yaoundé est la symbolique d’une « fracture générationnelle », l’objectif de cette partie consiste de jeter un regard scientifique dans les champs social et politique camerounais pour y desceller les conditions de persistances de ce mode oratoire juvénile, si tant est qu’au regard des conditions de l’émergence et de la prolifération de la « culture du on », nous posons la persistance de cette dernière pratique comme un indicateur d’une l’opposition intergénérationnelle. « La connaissance n’a pas droit d’être si elle ne participe à l’amélioration des conditions humaines de la société » (NZHIE, 2001 : 24). C’est fort de la pertinence de cette citation, qui n’occulte pas cette autre selon laquelle « si la sociologie a un rôle, ce serait plutôt donner des armes que de donner des leçons » (BOURDIEU ; 1984 : 95), que nous nous engageons dans cette partie de l’article à voler en quête d’une possible recette pour une « réconciliation » intergénérationnelle à Yaoundé. Dans notre effort heuristique nous nous appesantirons essentiellement aux champs social et politique. En effet au Cameroun, depuis plus de deux décennies, les institutions à vocation de former, d’éduquer, et de produire des citoyens responsables, semblent être trahies par le système éducatif dans son ensemble. En d’autres termes, dans l’environnement social camerounais, l’instruction et l’éducation n’ont pas pour conséquence directe jusqu’ici, l’autonomisation de son acquéreur. Et plus encore il est remarquable, que la période dite de « transition », c'est-à-dire, la période située entre le moment où les jeunes obtiennent leurs diplômes, et celui où ils décrochent un emploi permanent s’étend souvent sur plusieurs années. Tant il faut admettre, que, autant les jeunes souffriront d’insuffisance d’opportunités, d’emplois salariés, les emplois précaires et mal rémunérés étant leur quotidien, ce qui entraîne par ricochet leur marginalisation dans les sphères sociales et politiques nationales, autant la pratique de la « culture du on » ne saurait redresser. Mais comment manquer l’occasion de dire un mot, sur cette précarité qui est celle de la jeunesse camerounaise dans son ensemble, pour en trouver quelques raisons explicatives ! On évoquera dans cette veine sans prétendre être exhaustif, l’exiguïté du tissu économique face à une demande d’emplois toujours croissante, l’exploitation insuffisante des opportunités potentielles d’emplois, mais aussi et surtout, l’inadéquation entre la formation servie aux jeunes et les réalités de terrain qui exigent une main d’œuvre directement opérationnelle, formule insidieusement nommée et reconnue sous le nom de l’expérience professionnelle. Toute cette description du champ social camerounais et donc yaoundéen, avec un intérêt spécial pour le système éducatif, a pour ligne directive, la quête pour une réconciliation intergénérationnelle en milieu urbain yaoundéen. Car si inadéquation il y a 336
entre les formations servies aux jeunes et les réalités de terrain qui les contraignent aux emplois tardifs (très souvent mal rémunérés), aux sousemplois, au chômage et ses indésirables dérivés, cela serait dû en amont, à une politique scolaire et académique tout aussi mal pensée, inadaptée et moins compétitive (en contexte de mondialisation), définie (sans eux) et servie à cette génération dite de crise par la génération dorée gouvernante. Cette situation, n’engageant on pourrait le dire, pas la responsabilité de la « génération de crise » (puisque la génération dorée est encore celle gouvernante), n’a pu que constituer un terrain propice pour l’explosion de la « culture du on », avec ses haches de haines et de confrontation, ses allures de désolidarisation et de résignation ; bref sa sorte de « guerre froide » qu’elle draine sous le fonds et sous la forme contre la génération qui l’a précédée. Lisons plutôt ces expressions : « j’accuse » « je porte plainte » « ça boude » « on n’y est encore » « on voit faire » « comme d’habitude », sont autant de ressorts de conflit. Pour ce qui est du champ politique: tant que les discours sur les jeunes ne seraient pas des discours suivis des actions concrètes qui, pourraient leur assurer (si ce n’est pour tous, au moins pour les plus compétents12), des opportunités d’autonomie et de responsabilité, la « culture du on », symbolique d’une confrontation entre la « génération de crise » et la « génération dorée » ne pourra que perdurer. On est tenté en observant l’environnement politique camerounais, d’aller vite conclure que, la rhétorique officiellement politique : « jeunesse fer de lance de la nation », sonne plus comme une idéologie incantatoire et faussement vertueuse. Tant, dans les faits, il est facile de constater que, les jeunes camerounais et de Yaoundé en particulier, sont en proie à des difficultés économiques de subsistance, réalité qui fait d’eux, des éternels assistés et des « cadets sociaux » (BAYART, 1985) mais aussi et surtout, des potentiels consommateurs et créateurs de formules d’une certaine nature, (la culture du "on"). Les formes traditionnelles de socialisation des jeunes telles que la famille, l’école, étant ainsi constamment mises au défi. Ayant posé l’émergence et la prolifération de la « culture du on » comme un indicateur d’une contre-culture, d’un conflit intergénérationnel, un pas vers une « réconciliation » de la « génération dorée » et de la « génération de crise » en milieu urbain yaoundéen pourrait résider dans le fait que le champ politique camerounais subisse à côté du champ social, tout aussi des réformes courageuses. En effet, « Au Cameroun, toutes les fonctions confondues de maires, adjoints au maire, députés, ministres, secrétaires d’État, secrétaires généraux des ministères, exercées par les personnes appartenant à la tranche d’âge jeune, n’atteignent pas 5 % de tous les effectifs. Avec les femmes, les jeunes 12 L’idée de politique d’équilibre régional dont on célèbre aujourd’hui le triomphe est alors discutable.
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représentent les composantes sociales les plus marginalisées dans les différents circuits du pouvoir, de la prise des décisions et du commandement nationaux ». (CHOUNGOUI TALLA ; éco vox n°43 janvier – juin 2010 : 9). La « génération de crise », par leur tournée de dos à la pratique oratoire « ancienne » (pidgin) « propre » à la « génération dorée », et leur adoption de la « culture du on » une parlure, spécificité de leur génération, il y a là une volonté, d’exposer les déboires et les incompétences d’une opposition qui peine à imposer sa marque sur l’échiquier politique national. Mais aussi, il y a là, la volonté de trahir un environnement politique national où, l’opposition semble avoir démissionné de ses fonctions régaliennes à savoir, celles de constituer une force de propositions alternatives pour le bien-être de tous les citoyens et non, celles de jouer comme le disait le sociologue NGA NDONGO dans d’autres contextes, le jeu d’« alliés objectifs, sinon complices »13 du pouvoir. Plusieurs expressions issues du milieu médiatique camerounais ont été utilisées pour désigner cet état de chose entre autre : la « ritualisation de la contestation », « l’anarchisme politique », « l’opposition carriériste ». Les deux premières renvoient à une réalité toute camerounaise où, l’opposition, constituée de près de 300 partis politiques, des analystes y lisent une volonté du pouvoir de la fragiliser. Une opposition constamment en train d’agir, mais sans véritablement pour voir les choses changées. La dernière quant à elle fait référence à ces opposants dits classiques qui se complaisent dans leur posture pour faire carrière d’opposant. Pour la nouvelle génération dite de crise, ces opposants classiques ne sont autre chose que des « entrepreneurs politiques » ou des « personnels politiques » qui comme le dit l’un des enquêtés de la trentaine « sont non seulement aux affaires mais font souvent des affaires et sont des promoteurs d’intérêts économiques quoique indirectement » (entretien du 10 mai 2016). À la lumière de ce bref exposé de la scène politique camerounaise et donc yaoundéenne, il est évident que toutes ces situations ci-dessus décrites, n’ont jusqu’ici pu faire tourner les dés en faveur de la génération présente, une « génération de crise » soif d’intégrer aussi les circuits et pôles de décisions importantes. La réalité étant la présence d’une opposition qui semble tout connaître sauf son rôle principal dans le champ politique national. Les formules telles « on voit aussi » « on est dedans » « comme tu vois » mais aussi « ça boude » « ça fume » « on voit encore » « j’accuse » et surtout « on n’y est encore » sont encore là pour rappeler non seulement l’existence d’une confrontation intergénérationnelle « ça boude » « ça fume » « j’accuse », mais plus encore l’idée du caractère provisoire de ce qui se fait, l’intention d’élever la stratégie d’attaque et passer à la vitesse supérieure n’étant qu’en instance (« on n’y est encore », « on voit encore »).
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Lire l’article « les mensonges scientifiques du nouvel africanisme politique in ANNALES de la FALSH de UYI 2008 pp 71-90
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La « justice distributive » consisterait aussi en plus de réformer le système éducatif et l’espace politique, à travailler pour réduire à leurs moindres expressions, la corruption, les crimes économiques (détournement de fonds publics), mais surtout la politique de quota, originalité camerounaise (sous la forme dont elle se pratique) perçue par la génération actuelle comme un grand paradoxe dans un État moderne en contexte de mondialisation14. De toutes ces réalités camerounaises, la « génération de crise » n’y a pu desceller que le laxisme permissif de la génération antérieure qui, détenant le pouvoir politique depuis plusieurs décennies et, en dépit des pluies d’instruments (ANIF15, CONAC16, TCS17, Operations Éperviers18 etc.) n’a pas véritablement encore du point de vue pratique, assuré une « justice distributive » susceptible d’engranger et de garantir une « réconciliation » intergénérationnelle en milieu urbain yaoundéen sinon, camerounais tout court.
CONCLUSION La visée essentielle de cet article est de susciter un pas vers la compréhension des mutations socio langagières en milieu urbain yaoundéen au cœur de deux générations distinctes à savoir la « génération dorée » et la « génération de crise ». Le présent travail, couché sur un plan tripartite, la première partie a consisté à exposer sur trois modes oratoires ayant successivement caractérisé l’activité socio langagière au Cameroun en général et à Yaoundé tout court, à savoir le pidgin le camfranglais et celle que nous avons posé comme nouvelle et récente à savoir la « culture du on », si tant est que le terme mutation a parfois été utilisé pour désigner cet état de chose entièrement nouveau. Le deuxième temps quant à lui nous a permis d’interroger l’émergence et la prolifération de la « culture du on » pour desceller au regard du double environnement international et national, les facteurs et indicateurs de crise entre générations à Yaoundé. Le troisième axe enfin, s’est attelé à investiguer sur les conditions pour un possible « réconciliation » intergénérationnelle à Yaoundé, avec intérêt affiché pour ce qui a pu être appelé, la « justice distributive ». Ce faisant, ce travail pourrait présenter l’originalité, d’avoir investigué sur un couloir scientifique encore peu exploré par les recherches sociologiques au Cameroun ; l’effort de conceptualisation avec l’introduction d’une expression nouvelle, « culture du on », pour désigner une pratique langagière à Yaoundé, augurerait tout aussi une originalité. Tout ce travail éclairé indistinctement des grandes 14
Cf. Emission « par ici le débat » Crtv (cameroon radio television) avril 2016. Agence nationale d’Investigation Financière 16 Commission Nationale Anti-corruption 17 Tribunal Criminel Spécial 18 Instrument de lutte contre la corruption et les détournements des deniers publics au Cameroun. 15
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catégories sociologiques telles que les « dynamiques externes », les « dynamiques internes », l’« historicité », les « mouvements », chères respectivement aux auteurs tels, BALANDIER, TOURAINE, BOUDON et couplé aux résultats issus de l’observation scientifique de notre champ social, nous a aidé à confirmer la réponse provisoire qui guidait notre questionnement heuristique. Autrement dit, les mutations socio langagières en milieu urbain yaoundéen notamment avec l’émergence de la « culture du on », sont la symbolique d’un conflit entre la « génération dorée » et la « génération de crise ». Nous l’avons démontré tout au long de cette trajectoire scientifique au regard d’innombrables facteurs et données recueillis du double environnement international et national. Tant à l’observation analytique des conditions de l’émergence et de la prolifération de la « culture du on » d’une part, et des conditions de sa persistance d’autre part, on a pu desceller une « génération de crise », éprise d’éloge pour le mouvement ou mieux, plus portée pour un libéralisme culturel, et une « génération dorée » quoique sur la défensive, n’ayant pu, se tenir à l’abri de l’« effet jeune »19, de ce « mouvement générationnel massif »20 qui a caractérisé et qui continue de caractériser la génération qui l’a suivie. Toutefois, cette recherche n’a visé que la compréhension de la « fracture générationnelle » ou mieux du « fossé de générations »21 en milieu urbain yaoundéen au regard des mutations socio langagières. Ce faisant, n’a pas été exploré, l’axe des « transfuges générationnels » si chers à LAHIRE qui, supposant que les générations peuvent entrer en interconnexions, s’inter influencer, pourrait nous faire dire qu’on ne saurait parler d’une rupture intégrale intergénérationnelle, si l’on part du principe qu’« on ne donne pas à ses enfants en échange de ce qu’ils vous donnent, mais parce que la génération antérieure vous a elle-même donnée, dans une chaîne générationnelle de transferts idéalement infinie ». (GAULLIER Xavier, 1998). Ceci dit, les recherches ultérieures qui s’intéresseront par exemple aux « transfuges générationnels » en milieu urbain yaoundéen, pourraient s’offrir comme de bonnes dialectiques sur les études portant sur les questions de générations au Cameroun telles, la présente.
BIBLIOGRAPHIE BALANDIER Georges, 1970. Sociologie des mutations, Paris : Anthropos. BALANDIER Georges, 1986. Sens et puissance (les dynamiques sociales), Paris : PUF. BALANDIER Georges, 1988. Le désordre : Éloge du mouvement, Paris : Fayard.
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L’expression est de Céline BELOT in olivier GALLAND, Bernard ROUDET (dir.) p.127 L’expression est d’Olivier GALLAND in Bernard ROUDET (dir.) 21 L’expression est de l’anthropologue américain Margaret MEAD. Il parle en anglais de « generation gap » 20
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CHAPITRE 22 Les dynamiques socioreligieuses en Afrique : analyse des interactions entre les églises réveillées et les églises mortes au Cameroun
Henri TEDONGMO TEKO Enseignant-chercheur Département de sociologie Université de Yaoundé I, Cameroun [email protected]
Solange ESSOMBA EBELA Enseignante-chercheure Département de sociologie Université de Yaoundé I, Cameroun [email protected]
INTRODUCTION L’irruption en Afrique subsaharienne de nouvelles religiosités configure des formes originales de christianisme et préfigure un choc progressif des imaginaires et des pratiques entre les différentes mouvances inter et intrareligieuses. Les dynamiques sociales nouvelles, les dynamiques publicitaires conquérantes, les pratiques thérapeutiques syncrétiques et les connivences avec l’imaginaire sorcellaire qui caractérisent ces nouveaux christianismes constituent des axes de recherche de plus en plus explorés. Ceux-ci rendent surtout compte de l’intérêt de la communauté scientifique envers un christianisme africain, que plusieurs auteurs s’accordent à considérer avec Élisabeth Dorier-Apprill (2008 :1), comme étant « extraordinairement foisonnant, créatif et dynamique ». La pluralisation des formes du vécu de la foi dans le contexte subsaharien du christianisme suscite de nouvelles problématisations de la dynamique théologique. Elle suggère également la nécessité de dialectiser le regard sur l’émergence des nouveaux christianismes dans une démarche contingente et
même contextualiste d’analyse de leurs rapports avec leur environnement social. Au Cameroun et en Afrique subsaharienne, peu d’études mettent en perspective le choc des imaginaires et des pratiques qui oppose les nouveaux christianismes aux christianismes qui les ont précédés sur le terrain. Notre recherche est une contribution à la compréhension du choc des imaginaires et des pratiques, de plus en plus observable, à l’intérieur du christianisme en Afrique subsaharien. Nous nous intéressons principalement à la nature et à la dynamique des logiques qui structurent et influencent dans l’environnement camerounais, la cohabitation entre les nouveaux christianismes, constitués des églises pentecôtistes et néo-pentecôtistes dites « réveillées », avec les « églises historiques ou missionnaires issues des missions occidentales » (Zacka, 2010 : 25), considérées par les premières comme « mortes ». Il s’agit, à la suite des travaux de Lasseur Maud et Cédric Mayrargue (2011) sur le religieux dans la pluralisation contemporaine, « d’aller plus loin qu’une simple comparaison, en s’intéressant aux interactions, aux échanges qui se produisent, consciemment ou non, de manière revendiquée ou non, entre plusieurs groupes religieux ». Suivant cette démarche, nous abordons dans le cadre de notre recherche, les interactions et les échanges qui se produisent, consciemment ou non, de manière revendiquée ou non, entre différentes mouvances d’une même entité religieuse. L’intérêt porté sur le sujet est justifié par la nécessité d’aller au-delà de la traditionnelle analyse de la cohabitation inter-religieuse, pour rendre compte des logiques concurrentielles et confrontationnelles qui influencent la cohabitation des mouvances d’une même entité religieuse dans un environnement singulier ; mais, significativement représentatif de l’Afrique subsaharienne. Nous montrerons d’une part, comment à partir des logiques confrontationnelles et concurrentielles des acteurs des nouveaux christianismes créent, institutionnalisent et transforment en tradition, leur positionnement théologique et leur intégration sociale en contexte camerounais. Et, d’autre part, comment ces logiques induisent dans le paysage religieux du Cameroun, de nouvelles manières collectivement partagées de penser et de vivre la foi chrétienne. La question de recherche qui guide notre analyse est ainsi formulée : quelles sont les logiques qui animent la cohabitation des mouvances émergentes avec les mouvances anciennes du christianisme et qu’elles en sont les conséquences sur l’imaginaire et les pratiques du christianisme au Cameroun ? Pour répondre à cette préoccupation, nous nous inscrivons dans une perspective constructiviste d’analyse de la confrontation et de la concurrence entre les églises « réveillées » et les églises « mortes » en contexte camerounais. Sur une liste de 30 cas de cohabitation répertoriés pendant la réalisation de recherches antérieures et exploratoires sur l’émergence des nouvelles religiosités en contexte camerounais et considérant la pertinence 344
des informations disponibles, nous nous sommes volontairement limités à deux cas qui nous semblent les plus significatifs au regard de notre objet de recherche et des normes éditoriales de publication de l’article. Ces deux cas étudiés dans notre recherche ont suscité notre intérêt depuis novembre-décembre 2013 lors de la réalisation d’une étude sur le téléévangélisme au Cameroun (Tedongmo Teko et Nsoe Minsongui, 2014) ; puis, mars-avril-mai 2014, à l’occasion d’une recherche portant sur l’entrepreneuriat de la délivrance spirituelle (Tedongmo Teko, 2014) et enfin, août-septembre pendant la réalisation d’une recherche portant sur l’influence des nouvelles religiosités chrétiennes sur les comportements économiques et managériaux en contexte camerounais (Kamdem et Tedongmo Teko, 2014). La recherche de terrain a donc été progressivement menée et complétée en novembre-décembre 2014 et janvier-mars 2015. Nous avons à cet effet suivi de près l’évolution des deux situations de cohabitation présentées ; interrogé les principaux acteurs et consulté des personnes ayant vécu de l’intérieur comme de l’extérieur ces situations. Ces deux cas sont assez significatifs puisqu’ils présentent une situation de cohabitation durable marquée par la confrontation et une situation de cohabitation occasionnelle marquée par la concurrence entre des acteurs des mouvances émergentes et des acteurs anciens du christianisme en contexte camerounais. Le premier cas concerne un leader d’une communauté néopentecôtiste qui crée son église en face de la paroisse d’une communauté protestante dans la ville de Douala1 et engage une confrontation avec le pasteur de l’église protestante qui l’a précédée sur le terrain. Le deuxième cas est celui d’un leader d’une communauté pentecôtiste qui organise durant la période de fin d’année une campagne d’évangélisation et de délivrance dans la ville de Yaoundé2, à proximité du lieu d’une campagne d’évangélisation organisée au même moment par un prêtre de l’église catholique romaine. La discussion de ces deux cas permettra de mieux comprendre la nature et la dynamique des logiques qui structurent et influencent dans l’environnement camerounais la cohabitation des mouvances du christianisme et leurs conséquences sur l’imaginaire et les pratiques de cette religion. De cette discussion, nous dégagerons quelques implications sociologiques et théologiques de la recherche effectuée.
1. Clarification conceptuelle et présentation des cas Cette partie clarifie les éléments pertinents de la littérature sur le sujet traité et présente les différents cas discutés.
1 2
Capitale économique du Cameroun. Capitale politique du Cameroun.
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1.1. Des églises « mortes » aux d’églises réveillées » Dans la littérature dédiée aux reconfigurations chrétiennes postcoloniales en Afrique subsaharienne, trois principales tendances peuvent être identifiées. Ces reconfigurations sont considérées comme le vecteur d’un nouveau panafricanisme chrétien (Fancello et Mary, 2010 ; Maskens, 2012) ; comme la clé d’interprétation des nouvelles dynamiques sociales (Bayart, 1973 ; Banegas et Warnier, 2001 ; Fallut, 2012) ; ou enfin, comme l’élément catalyseur d’une dynamique contemporaine de pluralisation et de politisation qui inscrit les acteurs religieux dans un paysage compétitif (Bourdanne, 1999 ; Dorier-Apprill, 2008 ; Maud et Mayrargue, 2011). Notre recherche s’inscrit dans la dernière tendance dont l’un des objectifs principaux est de rendre compte des dynamiques contemporaines des laïcités africaines. Celles-ci sont essentiellement complexes et révèlent au quotidien un choc des imaginaires et des pratiques qui n’oppose pas seulement des grands blocs religieux ; mais, qui oppose aussi les mouvances d’une même entité religieuse. Les attentats perpétrés dans plusieurs mosquées durant les années 2014, 2015 et 2016 à Maiduguri au Nigéria par la secte islamiste Boko Haram, ainsi que plusieurs autres cas de confrontation plus ou moins sanglants ; mais réels, de plus en plus observés entre des acteurs religieux appartenant à l’islam ou au christianisme en contexte subsaharien sont des réalités à prendre en compte. Elles indiquent qu’à la question de la cohabitation interreligieuse, il faut désormais associer celle de la cohabitation intra-religieuse dans la compréhension de la contemporanéité religieuse et sociale. Avec l’implantation des églises pentecôtistes et néo-pentecôtistes au Cameroun, historiquement consécutive à l’arrivée des Nouveaux Mouvements Religieux (NMR) au début du 20e siècle en Afrique subsaharienne, la théologie chrétienne s’est progressivement bipolarisée en un bloc constitué des mouvances anciennes et en un autre constitué des mouvances émergentes. Les mouvances anciennes renvoient aux églises catholiques et protestantes issues des différentes campagnes de « civilisation » et de colonisation de l’Afrique subsaharienne. Celles-ci se caractérisent au Cameroun, principalement par l’enseignement d’une théologie académique et scripturaire ; par un lien plus ou moins déterminant avec leurs organisations missionnaires occidentales d’origine ; par la création des centres de santé et de formation ; par une gestion conventionnelle des problèmes spirituels des populations et par des liens très étroits avec l’administration publique (Kange Ewane, 1985). Les mouvances émergentes renvoient aux églises et divers mouvements nationaux ou transnationaux, se réclamant des pentecôtismes. Elles se caractérisent au Cameroun, par l’enseignement d’une théologie informelle et orale ; par « une nouvelle théologie de la maladie et du mal » (Kä Mana, 1999 : 115) ; par un « spiritualisme jouissif et dansant » (Kä Mana, 2006 : 204) ; par la « volonté d’avoir le plus grand nombre d’ouailles coûte que 346
vaille » (Batibonak, 2012 : 70) et par des liens plus ou moins étroits avec l’administration publique. Du fait du nombre croissant des acteurs religieux des différentes mouvances ; de la proximité spatiale de leurs activités ; de la pluralisation de la demande en secours spirituels exprimée par les populations et de la diversification de l’offre des services spirituels, la cohabitation des différents pôles du christianisme se traduit par des modes particuliers d’interaction. À travers un ajustement identitaire, les acteurs du pôle des mouvances émergentes ont dès leur implantation, exprimé leur démarcation par rapport aux mouvances anciennes. Ils ont considéré leurs mouvements comme des mouvements de réveil par opposition aux mouvances anciennes qu’ils considèrent comme « spirituellement mortes », d’où les désignations populaires d’églises « réveillées » et d’églises « mortes » (Rosny, 2004). En tant que phénomène spirituel, le Réveil en Afrique subsaharien est fondé sur une théologie « axée sur le visible et le spectaculaire » et qui « exprime un intérêt particulier pour les promesses matérielles et le bonheur immédiat, ici et maintenant » (Andria, 2008 : 87). Les organisations qui se réclament de cette théologie se présentent selon Willy Musitu Lufungula et Willy Kitoko Matumona (2007 : 7), comme « une alternative à l’hermétisme et à la torpeur des religions traditionnelles catholique, protestante et musulmane ». Pour plusieurs auteurs, ce Réveil se manifeste sous des formes assez originales. Il exprime selon Soiron Fallut (2012 : 4), une « désinstitutionalisation et une individualisation du phénomène religieux » ; une « privatisation du religieux » selon Abel Kouvouama (2014 : 2) ; une mise en pratique de « la théologie de proximité » selon Solomon Andria (2008 : 87) et surtout, une « traductibilité culturelle infinie de l’Évangile » d’après Andrew Walls (1989 : 39), fortement enracinée dans le paysage économique, religieux, social et culturel. Le dynamisme du phénomène du réveil en Afrique influence les dynamiques sociales et contribue à remodeler ce que Abel Kouvouama (2014 : 2) appelle le « pluralisme du croire » tout en créant de nouvelles modalités de rationalisation et de subjectivation des activités sociales. Ce phénomène contribue également à l’émergence d’un syncrétisme religieux dont le but est de redonner espoir à des populations meurtries par des Plans d’ajustement structurelle (P.A.S.) et par une paupérisation devenue structurelle. Selon Forbi Stephen Kizito (2013 : 405), les Nouveaux Mouvements Religieux (NMR) sont prêts à « emprunter à la religion traditionnelle, à la culture locale, au spiritisme et à la technique bioénergétique pour créer une utopie spirituelle ». Il s’agit plus précisément d’un phénomène spirituel d’évangélisation et de prise en charge spirituelle de tous les problèmes de l’Homme, à travers des doctrines et des thérapies syncrétiques inspirées des pentecôtismes américains, légitimées par l’imaginaire sorcellaire et impulsées par des 347
leaders de communautés de croyance. Évoquer la cohabitation des églises « réveillées » avec les églises « mortes » en termes de confrontation et de concurrence revient à aborder les productions chrétiennes contemporaines en questionnant les processus dialectiques qui sont à l’œuvre dans le positionnement théologique et l’intégration sociale. Ce questionnement permet de mieux comprendre comment des mécanismes confrontationnels et concurrentiels qui travaillent le paysage chrétien soumettent l’imaginaire et les pratiques de la foi à des formes originales de cohabitation. En somme, ce cadre de référence sur la conceptualisation de la cohabitation entre les églises « réveillées » et les églises « mortes » constitue une grille de lecture du choc des imaginaires et des pratiques dans le contexte d’émergence des nouveaux christianismes au Cameroun et en Afrique subsaharienne. Il fournit à ce titre une clé pour la compréhension et l’interprétation des logiques concurrentielles et confrontationnelles qui animent la cohabitation des mouvances du christianisme. Cela est encore plus intéressant puisqu’avec les nouveaux christianismes, le changement religieux actuel se caractérise par « un double mouvement de dépassement des frontières et de renouveau des interactions religieuses » (Maud et Mayrargue, 2011 : 18). 1.2. La guerre d’un prophète néo-pentecôtiste contre un pasteur protestant3 L’Église de la foi agissante des saints est une communauté d’évangélisation et de délivrance créée en 2012 par Victor Tchiyem, ancien membre actif d’une église protestante du Cameroun. Suite à sa suspension du poste d’ancien d’église par le pasteur Isidore Keyang pour motif de « corruption de la foi des fidèles avec des enseignements non bibliques et d’origine douteuse », Victor Tchiyem décide de créer la même année, une église en face de celle à laquelle il appartenait. Les motivations de la création de la nouvelle communauté sont présentées par ce dernier en ces termes : « Le Seigneur a révélé au Prophète des nations avec qui je priais régulièrement que la communauté que je fréquentais était une morgue spirituelle et que je devais créer une nouvelle communauté pour réveiller les fidèles de cette communauté. Le Pasteur Isidore Keyang était au service du diable comme tous les autres pasteurs de son église. Il m’a persécuté parce que j’enseignais à mes frères et sœurs en Christ la vraie parole de Dieu. » Grâce au soutien du « Prophète des nations » qu’il fréquentait depuis deux ans, Victor Tchiyem devenu « Prophète » après un voyage de deux semaines au Nigéria, choisit d’installer sa communauté en face de son ancienne communauté, dans un local qui servait de snack-bar-restaurant. Il 3
Cas préparé par l’auteur. Les noms ont été changés pour préserver l’anonymat des personnes et des communautés.
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recrute au sein de son ancienne communauté dix jeunes sans emploi, pour le marketing et le service du protocole. Ceux-ci sont chargés de convaincre prioritairement les fidèles qui se rendent aux activités de son ancienne communauté à les rejoindre. Il déploie également de grandes affiches et une sonorisation bruyante. Il reproduit le programme hebdomadaire de l’ancienne communauté en y ajoutant des activités de délivrance ; affirme très souvent que ceux qui continuent à fréquenter l’ancienne communauté iront en enfer parce qu’ils refusent de le suivre, lui, la lumière que Dieu a envoyée ; et, critique ouvertement pendant toutes ces interventions le Pasteur Isidore Keyang. Ce dernier de son côté réagit en critiquant son rival pendant les prédications ; en interdisant formellement à ces fidèles de fréquenter son rival ou de passer même à côté de son église ; et, en encourageant les riverains à porter plainte contre son rival pour nuisance sonore. Pour le Pasteur Isidore Keyang, Victor Tchiyem n’est rien d’autre qu’ « un charlatan qui veut s’enrichir sur le dos des fidèles ». À partir de décembre 2013, la confrontation entre les deux acteurs religieux connaît une phase de violence à travers des affrontements verbaux et même physiques entre les fidèles des deux communautés. En juin 2014, le nouveau sous-préfet de l’arrondissement dans lequel se trouvent les deux communautés met fin aux activités du prophète Victor Tchiyem en scellant les portes de son église pour motif « d’exercice d’activités religieuses sans autorisation ». Selon un habitant du quartier ayant vécu la crise entre ces deux leaders, « Le sous-préfet a bien fait de fermer cette église même si certains pensent que c’est parce qu’il est membre de l’église du Pasteur Isidore Keyang. La guerre entre les deux communautés était devenue insupportable et on se demandait pourquoi des fidèles qui se disent tous chrétiens pouvaient se détester autant ! » 1.3. L’offensive d’un pasteur pentecôtiste contre un prêtre catholique4 « Yaoundé en action » est un programme d’évangélisation, de guérison et de délivrance, organisée dans la ville de Yaoundé chaque période de fin d’année depuis 2012 par le Ministère de l’onction, communauté pentecôtiste créée par le Révérend Docteur Isaac Boteme. Pour ce dernier, l’objectif du programme est de « briser les chaînes du diable dans la vie des habitants de Yaoundé et leur donner les armes spirituelles pour affronter la nouvelle année ». Les activités de ce programme ont lieu dans un stade annexe, situé à cinquante mètres du stade principal de football. Ce stade est d’habitude, occupé chaque période de fin d’année depuis 2006 par le Père Roger, prêtre
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Cas préparé par l’auteur. Les noms ont été changés pour préserver l’anonymat des personnes, des communautés et des programmes d’évangélisation.
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de l’église catholique romaine, dans le cadre de son programme de prière et d’évangélisation dénommé « croisade ». Un des habitants du quartier qui vit cette période de double campagne depuis 2012 l’analyse ainsi : « Avant 2012, il n’y avait pas beaucoup de bruit ici parce que le programme du Père Roger était un programme sérieux. Mais, depuis que le pasteur des nouvelles églises a commencé ses activités, nous n’arrivons plus à dormir à cause des bruits. Même le père Roger a aussi commencé à faire du bruit pour ne pas être étouffé par le nouveau pasteur ». Ces deux programmes mobilisent du matériel de sonorisation très bruyant ; de grandes affiches qui présentent les activités et surtout le leader ; la vente de la littérature, des crucifix et des produits bénis ; et, la participation de plus de 6000 personnes chaque année. Les messages délivrés par le Pasteur Isaac Boteme portent sur la délivrance des démons de la pauvreté, du chômage, du célibat, de la stagnation et du lien des ancêtres. Voici l’extrait d’un message délivré par ce leader en 2013 : « Le temps de ta délivrance est arrivé ! Ne va plus perdre ton temps chez les mondains qui sont à côté. Les « je vous salue Marie » ne peuvent rien te donner. Cette semaine Dieu va te libérer de l’influence des démons. L’année qui commence c’est ton année. Je proclame la fin du célibat, du chômage, de la pauvreté, de la maladie et de la souffrance dans ta vie. Au nom de Jésus ! » Pendant ce temps, le Père Roger insiste sur la repentance et la confession : « Dieu est un Dieu d’amour. Il t’aime. Tu n’as pas besoin d’aller chez nos voisins qui disent qu’ils font les miracles. S’ils font des miracles, pourquoi ne vont-ils pas dans les hôpitaux guérir ceux qui s’y trouvent ? Ce sont des charlatans. Les vraies religions sont les religions protestantes et catholiques. Les religions de tes parents. Ici aussi tu peux obtenir une solution à tes problèmes ».
2. Discussion des cas Les deux cas présentés seront discutés sur la base de quelques catégories thématiques. Ces dernières expriment les logiques confrontationnelles et concurrentielles qui animent la cohabitation des acteurs des mouvances émergentes et des acteurs des mouvances anciennes du christianisme. Cette discussion rendra compte des formes d’interaction qui historiquement et quotidiennement structurent des modalités de gestion des espaces communs et des temporalités communes à travers des acteurs religieux. 2.1. Du positionnement théologique à l’intégration sociale Chez le Prophète Victor Tchiyem, le Pasteur Isidore Keyang, le Pasteur Isaac Boteme et le Père Roger on observe des interprétations différentes de la compétition. Cette différence induit une conception dialectique de la 350
cohabitation qui se décline en deux processus dynamiques, principalement conduits par les acteurs des mouvances émergentes : le positionnement théologique et l’intégration sociale. 2.1.1. Le positionnement théologique La présence et le déploiement des acteurs des mouvances émergentes du christianisme dans l’environnement camerounais s’inscrivent dans une posture théologique de « rupture rationalisée » d’avec les théologies existantes. La théologie développée par ces acteurs est une « théologie alternative » censée combler les limites et les insuffisances des théologies protestante et catholique. Le Prophète Victor Tchiyem par exemple est convaincu par le « prophète des nations » que la communauté protestante qu’il fréquente est « une morgue spirituelle » et qu’il doit créer une nouvelle communauté pour « réveiller » les fidèles de cette communauté. De même, le Pasteur Isaac Boteme qui organise une campagne d’évangélisation à la même période et dans un lieu très proche du lieu où se tient la campagne du Père Roger, présente son initiative comme une version améliorée de celle déjà existante. Chez ces deux leaders, on retrouve une démarche d’affirmation de soi par opposition à l’autre. L’originalité de la théologie des nouveaux christianismes repose davantage sur sa pertinence fonctionnelle et utilitaire que sur la pertinence d’un imaginaire et des pratiques rigoureusement conceptualisés et opérationnalisés. C’est une théologie qui se fait « chemin faisant » en fonction de l’adversité et dépendamment des opportunités à exploiter. Le positionnement théologique d’un leader de ces mouvances est un positionnement en situation. L’imaginaire et les pratiques qu’il nourrit et véhicule tirent leur substrat d’une volonté de « faire autrement » et même de « faire mieux » que les autres. Cette théologisation différenciée des activités sociales selon l’adversité et selon les opportunités à saisir est entretenue par des « nganga chrétiens » (Rosny, 1992 : 16) qui proposent des « traitements cosmosocio-psycho-thérapeutiques » (Rosny, 1992 : 31). La théologisation différenciée des activités sociales selon l’adversité et selon les opportunités à saisir se traduit finalement par une forme émergente de parasitage théologique qui permet d’interpréter le positionnement théologique des acteurs des mouvances émergentes du christianisme. Ils justifient leur existence par l’existence « moribonde » des mouvances anciennes ; greffent leurs activités aux activités des autres ; définissent leur originalité par leur démarcation des autres et recrutent leurs fidèles chez les autres, tout en travaillant activement pour les affaiblir, voire les détruire. En somme, si certains auteurs dans l’analyse de la dynamique des nouveaux christianismes en Afrique font le constat de l’émergence d’une « théologie nouvelle » (Masamba Ma Mpolo, 2002 ; Zacka, 2010), les cas 351
que nous étudions révèlent plus précisément que la théologie des mouvances émergentes du christianisme est moins une théologie nouvelle qu’une théologie déjà existante, réformée, actualisée et contextualisée, ceci conformément à une logique d’affirmation de soi par opposition à l’autre. Autrement dit, il s’agit, pour reprendre l’expression d’André Mary (2000 : 118), d’ « un christianisme réactivé par ses lectures africaines ». 2.1.2. L’intégration sociale Dans la cohabitation des acteurs religieux, l’intégration sociale est une condition de survie et un défi à relever au quotidien. Au Cameroun, la précarisation des conditions sociales, politiques et économiques depuis le début des années 1990 a contribué à générer une incertitude qui fragilise les structures socio-culturelles traditionnelles. Cette précarité a aussi contribué à diluer les mécanismes de promotion sociale dans une subjectivité qui emprunte de plus en plus au registre des rumeurs et de l’imagination, les fantasmes d’une conception miraculeuse de la santé, du mariage, de la réussite et de la prospérité. L’intégration des acteurs des nouveaux christianismes et de leurs activités dans la société camerounaise se traduit par une démarche de spiritualisation des activités sociales au profit d’une éthique de vie qui implique des manières spécifiques de penser et d’agir. Ces manières mobilisent le langage d’un imaginaire sorcellaire culturellement légitimé dans la société camerounaise et collectivement partagée par les acteurs de ces christianismes. Les expressions telles que « morgue spirituelle » ; « il m’a persécuté » ; « au service du diable » ; « la vraie parole de Dieu » ; « Prophète des nations » ; « briser les chaînes du diable » ; « ta délivrance » ; « les mondains » ; « libérer de l’influence des démons » ; « la fin du célibat, du chômage, de la pauvreté, de la maladie et de la souffrance dans ta vie », employés par la Prophète Victor Tchiyem et le Pasteur Isaac Boteme dans leur discours ne sont pas neutres. Ces expressions révèlent que l’intégration sociale des acteurs des nouveaux christianismes et de leurs activités passe d’une part, par une appropriation de l’univers de sens prenant dans l’environnement où ils se déploient et, d’autre part ; par une domestication spirituelle de cet univers considéré comme violent et opprimant pour l’Homme. Il y a de cela quelques années, Sandra Fancello (2008 : 164) relevait déjà que, « Dans leur guerre spirituelle et par le discours de la « recrudescence » de la sorcellerie, les Églises pentecôtistes alimentent cet imaginaire sorcellaire, voir le réactivent et l’intègrent, tout en prétendant lutter contre ». Ces processus d’appropriation et de domestication rendent compte de la vitalité de l’imaginaire sorcellaire dans la société camerounaise et de la capacité des acteurs des nouveaux christianismes à l’actualiser ; à s’y 352
intégrer ; à l’intégrer dans leur imaginaire ; à le capitaliser et surtout, à le dominer. André Mary (2000) dans le même sens expliquait qu’avec les nouveaux christianismes, on assiste au développement d’un langage religieux et d’un langage christique. Le langage religieux selon l’auteur « alimente les chasses aux sorcières du discours politique autant que ses rituels de confession et de repentance » et le langage christique quant à lui, « participe de toutes les manifestations publiques et des multiples formes de la vie associative » (Mary, 2000 : 120). En somme, à travers la théologisation différenciée des activités sociales selon l’adversité et selon les opportunités à saisir et, à travers l’appropriation et la domestication de l’imaginaire sorcellaire prégnant dans la société camerounaise, les acteurs des mouvances émergentes du christianisme élaborent une conception dialectique de la cohabitation. Cette conception dialectique est élaborée en fonction de l’imaginaire et des pratiques des acteurs des mouvances anciennes du christianisme et mise au service d’un imaginaire hybride, gage d’une légitimation théologique et d’une validation sociale.
3. Implications sociologiques et théologiques La démarche de positionnement théologique et d’intégration sociale des acteurs des mouvances émergentes du christianisme révèle une conception dialectique de la cohabitation. Celle-ci se traduit dans les faits par une réciprocité d’influence entre les acteurs religieux qui conduit à une reconfiguration de la dynamique théologique en contexte camerounais. 3.1. Implications sociologiques Dans les deux cas présentés, la cohabitation intra-religieuse se traduit par des formes d’interaction qui permet d’identifier des types singuliers de processus. Ces processus sont élaborés historiquement et quotidiennement par des acteurs religieux, en fonction des situations d’action. Ces acteurs agissent dans un secteur de la vie sociale marqué par la compétition et surtout par la contrainte d’un temps et d’un espace communs qu’ils doivent partager occasionnellement ou durablement pour l’exercice de leurs activités. La proximité spatiale et temporelle des activités des différents acteurs religieux soumet leur rationalité à un système d’influence réciproque. Chacun agit en tenant compte du comportement de l’autre et son action en est affectée. La démarche de positionnement théologique et d’intégration sociale élaborée par les acteurs des mouvances émergentes du christianisme est influencée par la démarche de positionnement théologique et d’intégration sociale des acteurs des mouvances anciennes et vice-versa. La guerre engagée par le Prophète Victor Tchiyem contre le Pasteur Isidore Keyang est une guerre d’influence et de leadership dont la violence dépend de la nature des relations entretenues par les deux protagonistes par 353
le passé. Dans ce cas précisément, on observe la sublimation d’un conflit interindividuel qui prend la forme d’une confrontation transposée dans le champ religieux. La création et l’implantation d’une communauté en face d’une autre déjà existante ; la mise en œuvre de stratégies visant à « capter » les fidèles de l’autre ; la reproduction du programme hebdomadaire du rival en y ajoutant des activités de délivrance et la dévalorisation de l’autre pendant les prédications, sont des stratégies d’affirmation de soi par opposition à l’autre. Par contre, l’offensive déployée par le Pasteur Isaac Boteme contre le Père Roger dans l’exercice des activités liées à sa campagne d’évangélisation est impersonnelle et par conséquent moins violente. Les stratégies développées ici par chaque acteur ont pour objectif de neutraliser celles de l’autre. Le Pasteur Isaac Boteme s’appuie sur des arguments objectifs et sur des outils techniques pour « capter » les fidèles du Père Roger. Il mobilise une sonorisation bruyante et en réaction à cet outil, le Père Roger mobilise aussi un outil semblable et plus sophistiqué. La cohabitation entre des acteurs des mouvances émergentes et des acteurs des mouvances anciennes du christianisme induit des actions et des réactions qui configurent un système d’interaction qui peut être confrontationnel ou concurrentiel. Lorsque le système d’interaction est confrontationnel, il amplifie des querelles interindividuelles et suscite un parasitage théologique destructeur qui instrumentalise les fidèles au-delà de la sphère religieuse. Ce type d’interaction est une menace pour l’ordre social. Par contre, lorsque le système d’interaction est concurrentiel, il inscrit chaque acteur religieux dans une dynamique d’innovation. Ce type d’interaction transforme le paysage théologique en un champ compétitif où seule la qualité des services offerts par un acteur religieux garantie sa réussite. 3.2. Implications théologiques Le choc des imaginaires et des pratiques au sein du christianisme au Cameroun et en Afrique subsaharien est un choc dialectique, diversifié ; mais, surtout complexe. Il structure de nouvelles manières de penser et de vivre la chrétienté tout en étant structuré par des acteurs qui tentent de survivre dans un contexte compétitif. La gestion de la présence de l’autre passe par l’élaboration de modalités spécifiques dans la construction d’une identité religieuse dynamique et adaptative. La complexité de cette identité créée une situation de vulnérabilité, de tâtonnement et de contradiction que les observateurs externes relèvent avec étonnement : « Même le père Roger a aussi commencé à faire du bruit pour ne pas être étouffé par le nouveau pasteur ! » ; « La guerre entre les deux communautés était devenue insupportable et on se demandait pourquoi des fidèles qui se disent tous chrétiens pouvaient se détester autant ! ». De même, l’étonnement jadis 354
formulé par André Mary (2007 : 2) trouve ici toute sa pertinence : « Comment un prédicateur peut-il, en bon chrétien, prôner l’amour de son prochain (et surtout de ses ennemis) et se laisser aller à la dénonciation agressive de l’autre proche, complice du Diable ? » Ces trois observations de témoins neutres illustrent les ressorts de divers processus de vulnérabilisation, de tâtonnement et de contradiction qui animent la dynamique théologique en contexte camerounais et même subsaharien. Ici, la cohabitation est un moment de rencontre qui provoque chez chaque acteur religieux, une remise en question de son imaginaire et de ses pratiques. La cohabitation est aussi une occasion de découverte de soi à travers une rencontre de l’autre. La cohabitation est enfin, l’indicateur majeur de la réalité d’un pluralisme religieux en mouvement et constamment travaillé par des forces endogènes et exogènes. La pluralisation des formes du vécu de la foi entraîne les acteurs religieux des mouvances émergentes et ceux des mouvances anciennes du christianisme sur les sentiers d’un ajustement de leur identité religieuse. Selon Priscille Djomhoué (2009 : 1), le cas de la pratique de délivrance comme élément d’appréciation des capacités d’un pasteur ou d’un prêtre est assez saisissant : « Bon nombre de pasteurs et de prêtres, dans les églises instituées sont beaucoup considérés de nos jours s’ils sont exorcistes ; autrement dit, le jugement qualitatif que beaucoup de chrétiens et même de non chrétiens portent sur le ministère du pasteur est fonction de son engagement ou non dans les prières de guérison miraculeuse encore appelé « prière de délivrance » ou exorcisme ». Du fait de la cohabitation, l’imaginaire et les pratiques des acteurs religieux sont quotidiennement soumis à l’épreuve de la diversité, de la différence et de la compétitivité. En s’influençant mutuellement, ces acteurs déconstruisent les modalités traditionnelles du croire et construisent les modalités d’une théologie plurielle, pluralisée et pluralisante. Plus précisément et comme l’avaient déjà constaté Lasseur Maud et Cédric Mayrargue (2011 : 8), « Le changement qui caractérise la scène religieuse africaine contemporaine ne relève ni d’une permanence, ni d’un simple retour du religieux. Plusieurs types de changements se conjuguent et contribuent à modifier l’inscription, la perception et l’impact du religieux dans et sur les sociétés africaines ». Le choc des imaginaires et des pratiques qui prévaut au sein du christianisme en contexte camerounais génère des religiosités alternatives. Ces religiosités indiquent que la volonté « d’être autrement » et de « faire autrement » dans un contexte d’acculturation, interpelle aussi la religion et les acteurs religieux. Dans un tel contexte, il s’impose de plus en plus la nécessité d’aller au-delà de l’analyse des dérives sectaires du pluralisme religieux, afin de mettre au jour les logiques qui animent ce phénomène. C’est cette nécessité méthodologique que Forbi Stephen Kizito (2013 : 412), relevait en précisant qu’« Aujourd’hui le débat sur le pluralisme religieux en 355
Afrique est mal engagé, car le phénomène est abordé uniquement à partir de ses dérives « sectaires ». Ainsi il y a un manque à comprendre en ce qui concerne sa logique propre, sa force d’attraction et sa capacité de développement de la société ».
CONCLUSION La question de la cohabitation intra-religieuse s’impose progressivement dans les dynamiques sociales du contexte camerounais et même subsaharien. Elle suscite des problématiques peu étudiées et des appréhensions qui rendent compte d’un choc des imaginaires et des pratiques dont la complexité ne peut être cernée au détour d’une recherche exploratoire. Notre recherche est allée au-delà de la traditionnelle analyse de la cohabitation inter-religieuse, pour s’intéresser aux logiques concurrentielles et confrontationnelles qui influencent la cohabitation des mouvances émergentes et des mouvances anciennes du christianisme. Nous avons à cet effet, évoqué la cohabitation des églises « réveillées » avec les églises « mortes » en termes de confrontation et de concurrence. En abordant ainsi les productions chrétiennes contemporaines à travers un questionnement de la nature et de la dynamique de leur imaginaire et de leurs pratiques, nous avons identifié et mis au jour des processus dialectiques qui sont à l’œuvre dans le positionnement théologique et l’intégration sociale des acteurs des mouvances émergentes du christianisme. Ces processus travaillent le paysage chrétien et soumettent l’imaginaire et les pratiques de la foi à des formes originales de cohabitation. L’intérêt accordé au choc des imaginaires et des pratiques observées au sein du christianisme en contexte camerounais révèle que l’éclatement du christianisme en plusieurs entités complémentaires ou antinomiques est une composante majeure de la contemporanéité religieuse et même sociale. Le dynamisme de cet éclatement est le catalyseur de formes nouvelles d’extrémisme et de fanatisme religieux. Il est aussi la clé d’interprétation des laïcités africaines dans un contexte où les dynamiques sociales sont progressivement soumises aux mouvements convulsifs du ré-enchantement d’un monde travaillé par une angoisse existentielle, par une crise du lien sociale et par une crise d’identité. En définitive, l’« inflation théâtrale » (Rosny, 1992 : 56) des pratiques chrétiennes dans le contexte camerounais et subsaharien indique qu’il y a à l’œuvre dans « le paysage croyant de la modernité » (Hervieu-Léger, 1999) de ces sociétés, des tentatives d’articulation des éléments de registres contradictoires et même antinomiques. Ces tentatives de plus en plus réussies soulignent l’actualité et la pertinence du constat fait par André Mary (2005 : 281) dans ses travaux relatifs au métissage et au bricolage dans la fabrique chrétienne des identités africaines : « Dans le ré-encastrement postmoderne des métissages, les transgressions subversives de l’hybridité ou dans l’éloge d’un bricolage qui dérive en simples collages, on peut regretter 356
la manière dont se trouvent évacuées la fécondité des malentendus inhérents à toute rencontre et surtout les ambivalences de posture qui travaillent les mondes mêlés et entretiennent leur instabilité ».
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CHAPITRE 23 La sociologie : légitimité, illustrations théorique et pratique dans le champ sanitaire en Afrique
Yves Bertrand DJOUDA FEUDJIO Enseignant-Chercheur/Département de Sociologie Université de Yaoundé I [email protected]
INTRODUCTION S’inscrivant dans une tradition scientifique très noble et privilégiée chez les grands savants, Nga Ndongo (2015), sociologue africain très prolifique, vient de poser définitivement et avec autorité les bases illustratives de la sociologie africaine. Dans son récent ouvrage Leçons de sociologie africaine, il regroupe un ensemble de textes publiés et inédits dont l’enjeu est non seulement la défense et l’illustration de la sociologie africaine, mais surtout la justification de son opportunité, de sa pertinence, de sa nécessité, de son utilité et de son urgence. À la suite des sociologues génératistes et critiques dont Balandier, Ziegler, Mfoulou et Ela, le sociologue Nga Ndongo (2003, 2010, 2013, 2015), dans sa production scientifique riche et immense, a eu le grand mérite d’ouvrir et de consolider un « débat de fond sur la nature, les paradigmes et la vocation de la sociologie dans un continent noir qui, à vrai dire, n’a jamais été sa terre d’élection (…)». Par ailleurs, l’auteur convainc et clarifie les contours épistémologiques qui doivent être celles de la sociologie en terre africaine. Pour Nga Ndongo (2015), le positionnement ou l’ancrage de cette sociologie africaine doit « éviter le piège de l’essentialisme, du différentialisme, du narcissisme, c’est-à-dire de la spécificité, de l’africanité, du repli sur soi ; elle doit tourner le dos à l’« ipséité » pour se confronter à l’altérité, à l’universalité, c’est-à-dire de l’africanité, elle doit se tourner en fait à l’autre, au monde, où domine la compétitivité (…)». Ces gardes fourre posés par l’auteur lui font dire davantage que promouvoir et défendre l’existence et l’émergence de la sociologie en terre africaine n’est donc ni un projet de déconstruction ou
d’anéantissement de la sociologie classique (d’origine occidentale) et de son riche héritable, ni un projet de construction d’une sociologie « argotique, tropicalisée, créolisée ou « périphérisée », tribalisée ou clanisée » mais il s’agit d’un projet beaucoup plus sérieux et rigoureux d’« une sociologie prométhéenne, c’est-à-dire une appropriation, par les Africains, d’un savoir qui, ayant longtemps servi à leur oppression, doit désormais aider à leur libération ». Ce positionnement et cet encadrement épistémologique rigoureusement construits par Nga Ndongo amènent non plus seulement à s’enfermer dans l’illustration de l’enracinement de la sociologie en contexte africain mais surtout à pousser la réflexion vers son appropriation stratégique dans les multiples combats de développement qui engagent aujourd’hui le devenir du continent. À la suite de Balandier et Ziegler, Nga Ndongo convainc d’ailleurs sur le fait que la sociologie est « un savoir stratégique que l’Afrique, compte tenu de son histoire particulière, a tout intérêt à aborder, théoriquement et méthodiquement, pour comprendre le monde et maîtriser son présent, et projeter son devenir, pour finalement contrôler, librement, son historicité ». À la suite de Nga Ndongo, il faut dire que cette sociologie dont l’Afrique a besoin aujourd’hui doit être une sociologie d’opposition qui, au sens de Ziegler (1980 :14), démasque, dévoile, démystifie et démythifie toutes formes d’idéologies structurant l’ensemble des mécanismes de production économique, sociale, symbolique, politique, etc. Loin de s’enfermer dans des postures théoriques aveugles d’objectivité, le sociologue africain doit, tout en privilégiant « l’honnêteté intellectuelle », consolider le devoir noble zieglerien qui est celui de débusquer le « caché », d’aider à « détruire la légitimité des dominateurs et fournir aux dominés une arme de critique, de mobilisation, de compréhension indispensable ». Le sociologue africain, conscient des logiques et enjeux propres à son « camp » de dominer, doit éviter de produire, comme le dirait Nga Ndongo (2010 :34), un « savoir éthéré, désincarné » mais, « une discipline connectée à son temps, bien enracinée dans l’humus fécondant des questionnements et inquiétudes de son environnement et de son époque ». C’est dans cette logique d’appropriation stratégique de la sociologie que la présente réflexion, en faisant un focus dans le champ de la santé, entend montrer qu’en contexte africain et camerounais, ce domaine spécifique qu’est celui de la santé ou de la maladie, constitue un champ où les applications théoriques, pratiques et stratégiques de la sociologie peuvent être les plus plausibles. L’analyse s’ouvre d’abord par une discussion centrée sur la légitimité de la sociologie dans le champ de la santé en général. Ensuite, à partir des apports théoriques spécifiques à la sociologie générale, elle propose et opérationnalise quelques approches capitalisables pour une meilleure compréhension des faits complexes de santé/maladie en contexte africain ou camerounais. L’originalité de l’étude réside dans le fait qu’elle s’appuie surtout sur des réalités de terrain, observées et vécues auprès des malades et 360
de leurs accompagnants, des professionnels de santé et des acteurs institutionnels de divers environnements. De nombreuses recherches de terrain menées au cours des dix dernières années et portant sur la symbolique de la maladie et les pratiques du « blindage » traditionnel (Djouda, 2012) ; sur le foisonnement des espaces de soins et des trajectoires thérapeutiques en milieu urbain (Djouda, 2014, 2015) ; sur l’hôpital (Socpa et Djouda, 2011) ou sur les dynamiques institutionnelles de lutte contre les maladies (Djouda, 2011), ont servi de soubassement à cette réflexion qui illustre les potentialités et les opportunités stratégiques de la sociologie dans le champ de la santé africain.
1. La légitimité de la sociologie dans le champ de la santé en général Le champ de la santé est resté pendant longtemps le domaine privilégié de la biomédecine. Celle-ci, grâce aux techniques et aux avancées notoires de la médecine, manifestait une relative maîtrise des maladies de l’Homme. Mais, ce statut privilégié de la biomédecine est devenu de plus en plus chancelant avec l’émergence des grandes pandémies (Sida surtout) et autres maladies chroniques qui ont progressivement désorganisé les stratégies et les protocoles thérapeutiques existant. L’émergence ou la réémergence des grandes pandémies et la diversité des trajectoires suivies par nombre de malades, surtout dans les pays d’Afrique, ont suscité des questionnements multiples et ont amené les chercheurs à remettre en question et à dépasser les cadres de recherche classiques qui se limitaient surtout aux aspects épidémiologiques de la maladie. Le discours médical, loin d’être un discours sur l’Homme dans son être total, est resté plus centré sur la maladie et le physiologique. La sociologie de la santé (Carricaburu et Menoret, 2005) comme l’anthropologie de la santé est donc née de l’insatisfaction et des difficultés des professionnels de santé à trouver des solutions médicales adéquates et définitives aux multiples questions de santé. Dans les pays du Nord surtout, les sciences sociales en général et la socio-anthropologie en particulier, en matière de recherches sur le sida par exemple, ont fait l’objet d’une sollicitation inédite de la part des sciences biomédicales et des autorités publiques ayant en charge de juguler l’épidémie. Cette sollicitation a été générale, traduisant pour une large part l’embarras et le dilemme des « biomédicaux », des responsables sanitaires et des pouvoirs politiques vis-àvis d’une affection qui mettait notamment en jeu les conduites humaines et les pratiques socialement construites (Beker, Dozon, Obbo et Touré, 1999 :11). Aujourd’hui, au Nord comme au Sud, il est désormais nécessaire de dépasser les considérations biomédicales classiques pour appréhender la maladie comme une « relation », comme un « processus », bref, comme « un
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fait social total » au sens maussien. En contexte africain (notamment), les processus de décision des politiques, les logiques des relations soignantssoignés, les usages clientélistes des politiques, les enjeux symboliques des politiques nationales et internationales constituent autant de centres d’intérêt ou d’espaces d’investigation où les sociologues africains doivent, avec autorité, apporter leur contribution. La lutte contre la maladie (cas des grandes pandémies) constitue par exemple un terrain politique par excellence où doivent être décryptés les processus et les mécanismes de pouvoirs, de décisions, de structurations qui dépassent le simple cadre biomédical et exigent des spécialistes des sciences sociales et des sociologues particulièrement un apport particulier. La santé est en réalité, un phénomène multidimensionnel, tout à la fois biomédical, social, culturel, économique, politique et même religieux. Elle constitue de ce fait un champ de recherche privilégié pour la sociologie africaine.
2. Apports théoriques et illustratifs de la sociologie dans la lecture des faits sanitaires en contexte africain Pour appréhender les faits sociaux liés à la santé ou à la maladie, le sociologue africain se doit de recourir au principe de la causalité multiple résultant de l’action d’une pluralité de facteurs. Il doit inscrire sa démarche d’analyse dans une approche plurielle qui lui admet de s’approprier tout élément ou modèle susceptible de lui permettre de donner un sens à son objet. Sans être exhaustif, la présente analyse expose ici quelques apports théoriques de la sociologie qui peuvent contribuer à une réelle lisibilité des faits de santé en contexte africain. 2.1. Enjeu de la sociologie critique dans l’analyse des dynamiques d’aides sanitaires internationales La contribution de la sociologie et de la sociologie critique (Balandier, 1986 ; Ziegler, 1980) dans l’analyse des dynamiques sanitaires en contexte africain peut s’illustrer à travers divers points dont quelques exemples vont être développés. Débusquer les enjeux idéologiques de la lutte contre les grandes pandémies en contexte africain L’approche sociocritique laisse la possibilité d’établir qu’aujourd’hui, avec l’émergence ou la ré-émergence des grandes pandémies, la mise en place des dispositifs et des stratégies d’intervention dans les pays du Sud a ouvert et reconfiguré un nouveau champ de coopération et de domination internationale. Les grandes pandémies par exemple à l’instar de la tuberculose, du VIH/SIDA et du paludisme, sont devenues des « objets » 362
convoités dans les politiques internationales. La lutte internationale contre ces pandémies s’organise et se construit autour des stratégies plurielles et complexes entre les pôles locaux, nationaux et internationaux. Cette dynamique des politiques sanitaires internationales révèle, suscite des alliances et des enjeux, potentialise des tensions, des résistances et des conflits entre une pluralité d’acteurs nationaux et internationaux. Les grandes pandémies, compte tenu de leur progression géographique et épidémiologique, créent de grands clivages dans le système international et dans les relations Nord-Sud. Dans les pays dits développés, c’est un ralentissement de la progression épidémiologique contrairement aux pays du Sud où l’on fait face plutôt à une recrudescence de ces pandémies. Les grandes pandémies apparaissent comme un indicateur de l’inégalité internationale, elles contribuent, à travers les politiques sanitaires internationales, au renforcement des logiques de domination et d’impérialisme sanitaire dans le champ des rapports Nord-Sud. Dans une approche sociocritique, d’importantes analyses dévoilent et décryptent les logiques et enjeux qui structurent les actions et les dynamiques de lutte contre la tuberculose au Cameroun. Les leaders du Nord parlent manifestement d’une certaine « charité planétaire » et d’une « morale de l’extrême urgence », mais cette « charité » et cette « urgence » apparaissent structurées par des conditionnalités oppressives qui ne favorisent pas toujours une appropriation efficace des aides en question (Afrique contemporaine, 1998). Face à une « urgence proclamée » du Nord, les pays du Sud indexés comme principales « victimes », ont très tôt approuvé la nécessité de se mobiliser. La mise en place des programmes et des comités nationaux de lutte contre la TB, le paludisme ou le sida a été exigée comme une condition pour bénéficier d’une assistance externe. Les Programmes Nationaux et les Comités de Lutte contre les grandes pandémies ont dès lors inscrit la pandémie dans le registre de nouveaux termes de négociations et d’échanges entre le Nord et les pays africains. Les responsables sanitaires locaux se sont ainsi attelés à une rapide divulgation des données épidémiologiques dont la livraison apparaissait nécessaire pour bénéficier auprès des organismes internationaux, des programmes d’intervention. Ce dynamisme des acteurs locaux occulte pourtant les véritables enjeux qui structurent les politiques d’aide internationale. S’adossant sur la sociologie critique, il apparaît que dans le champ sanitaire africain actuel, aux conditions de santé très précaires pour une large partie de la population, s’est ajoutée une incapacité chronique de l’État à mettre en place des politiques sanitaires réalistes, efficaces et accessibles. Face à ces crises des politiques, les experts étrangers ont très rapidement décrété la situation d’urgence et développent chaque jour des stratégies dites de substitution. Dans ces États, soi-disant incapables de mettre en œuvre une politique de santé, représentés par des dirigeants corrompus (Blundo et 363
Olivier de Sardan, 2002) et incompétents, les médecins et les urgenciers internationaux sont dans leur Clément, car, plus la représentation de la société locale est négative, plus leur vocation salvatrice est positive (Hours, 2004). Les populations locales sont des cibles pour lesquelles l’urgence est une « prothèse », une « manne tombée du ciel ». S’adressant à des hommes « abstraits », concrètement dans le besoin, mais sans voix au chapitre, les actions d’urgence trouvent leur terrain de prédilection dans les pays pauvres d’Afrique, lieux par excellence d’enfermement. Elles s’adressent à des hommes vivant dans des conditions d’une extrême précarité, qui aspirent à survivre. Ces politiques d’urgence manifestent essentiellement l’indifférence qu’elles portent aux hommes qu’elles sauvent, les acteurs locaux sont « absents » de ces actions, sauf peut-être comme salariés ou comme des « courtiers » (Berschenk et al., 2000). Obsédés par des logiques idéologiques, les urgenciers « livrent » aux pays du Sud, une vision catastrophiste d’un monde dont ils sont les pompiers, lorsqu’ils n’en sont pas les pyromanes (Hours, 2004). En réalité, le sociologue africain peut admettre que le champ de lutte contre les grandes endémies est un espace particulier de confrontations, de négociations et d’alliances entre une pluralité d’acteurs sociaux dotés de ressources inégales et mus par des enjeux, des normes et des valeurs spécifiques. Entre les acteurs du Nord et ceux du Sud, il se produit finalement un phénomène de dépendance qu’il est important d’analyser. De l’aide sanitaire internationale à une dépendance nationale « Dans toutes les situations d’aide, il y a deux types de conséquences à examiner : les conséquences de l’assistance et les conséquences de la dépendance à l’assistance ». Ces propos de John Stuart Mills repris par Lecomte et Naudet (2000 : 10), gardent encore une actualité dans le champ de la coopération sanitaire internationale. Les actions d’aide contre les grandes pandémies sont structurées par les logiques de la dépendance1. Par l’effet de leurs stratégies politico-diplomatiques et leur jeu de « coopération », les États du Nord inscrivent leurs actions d’aide avant tout dans un processus d’accumulation de la puissance. Cette puissance réelle ou symbolique accumulée est le versant contraire de l’échange. En réalité, la dépendance, telle qu’elle fonctionne, suppose un « échange de faveurs » (Badié, 1992 :37). L’organisme-patron alloue à l’« Etat-client » des biens indispensables à sa survie. En retour, l’« Etat-client » apporte les faveurs les plus diverses, les « facilités » de coopération. Les acteurs du Nord et ceux du 1
Développé par les économistes de l’école du CEPAL (Commission Économique pour l’Amérique Latine), le courant dépendantiste prend sa source dans les luttes anticolonialistes et impérialistes. Il a pour préoccupation centrale, la critique du système des échanges entre le centre (pays du Nord) et la périphérie (pays du Sud). De l’avis de ces économistes sudaméricains, les aides au développement polluent les rapports entre les riches et les pauvres.
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Sud ne sont pas dans le contexte d’une « coopérative positive », mais leurs relations sont structurées plutôt par les logiques de domination. Comme le précise davantage Badié (1992 :39), « l’Etat-patron définit les symboles dont l’Etat-client doit se parer pour rester son obligé ». Les ressources octroyées pour la lutte contre la TB ou le sida ne constituent donc pas une aide désintéressée. Pour les organismes internationaux du Nord, elle est nécessaire pour accroître leur volonté de puissance. En réalité, le sociologue africain accorde encore une réelle pertinence à ces propos de Doutreloux (1969 : 564) : « Les impérialistes, anciens ou actuels, sont des exploiteurs sans scrupule ». Croire à une assistance désintéressée de la part des techniciens du Nord, c’est manquer de vigilance. Les enveloppes budgétaires et les autres ressources qui circulent du Nord au Sud sont déterminées par une « sorte de jeu de maquignon ou de chantage » (Doutreloux, 1969 : 564), si l’on sait que les conditionnalités et les logiques d’exécution ne sont pas toujours les plus faciles. Dans une perspective zieglerienne, il peut être admis que ces multiples ressources financières octroyées aux pays du Sud par les institutions internationales constituent des « chaînes » qui étouffent les assistés, les garrottent lentement, les empêchent de penser, de marcher, de rêver ou de sentir. Cette lecture de l’aide internationale – comme stratégie de domination- transparaît en toile de fond dans ces propos d’Amin (1973 :215) : « L’aide extérieure (publique et gratuite ou semi-gratuite) (…) a pour effet de remettre la responsabilité de l’orientation du développement aux fournisseurs de fonds. Elle accentue les mécanismes de la domination économique, comme ceux de la domination politique tout court ». À côté de ces privilèges accumulés par les acteurs exogènes, sur le plan national, les principaux bénéficiaires, loin d’être les malades, sont plutôt les leaders locaux, les dirigeants. Dans un contexte sociopolitique du Sud en crise, où les dirigeants perdent progressivement leur légitimité nationale, investir sur la scène internationale ou rechercher un patronage des princes du Nord leur permet d’obtenir protections et ressources nécessaires pour renforcer ensuite leurs positions dans le champ politique national. Ceci veut dire que les responsables politiques des pays du Sud peuvent négocier un contrat d’aide sanitaire avec les organismes du Nord (Fonds mondial, OMS) quelles que soient les contraintes liées aux conditionnalités de l’aide, tout simplement parce qu’ils y trouvent un enjeu politique. Lorsque la gratuité des médicaments est déclarée (alors qu’elle est le fruit d’un contrat d’aide internationale), elle conforte en même temps le leadership des responsables politiques auprès de la population qui assimile cette gratuité à leur volonté politique. Sur le plan endogène, l’aide internationale se trouve donc instrumentalisée par les dirigeants locaux pour accumuler des privilèges politiques. Elle devient, dans certains cas, un objet de campagnes électorales, une stratégie de positionnement. Chaque acteur (national ou international) capitalise à sa manière et en fonction de ses objectifs (avoués ou inavoués), le processus ou le contrat d’aide. L’on peut donc comprendre pourquoi 365
Hours (1982 :367) pense que : « Entre le discours des organisations internationales, celui d’un ministère de la santé national, celui d’un chef de service hospitalier, celui d’un infirmier de brousse, celui d’un utilisateur du système de santé local, il n’y ait pas totale continuité, ni complète cohérence ». Sous l’angle de la sociologie critique, il convient de dire que l’aide apparaît comme un instrument de mise en dépendance. La relation entre les donateurs et les récipiendaires est toujours dissymétrique ou coercitive. Dans le système d’échanges, les marges de manœuvre accordées par les donateurs aux receveurs sont limitées et conditionnées. Le Cameroun par exemple, face au Fonds mondial ou aux autres organisations internationales (OMS, UE), est dans une véritable relation de dépendance, voire de domination (Le Comte et Naudet, 2000 :17). En effet, au fur et à mesure que les organismes internationaux définissent et changent unilatéralement les programmes et les activités qu’ils acceptent de financer ou qu’ils refusent de valider, ils entrent dans une relation de domination et inscrivent les bénéficiaires dans le cercle vicieux de la dépendance ou dans le « piège humanitaire », comme le dirait Rufin (1986). 2.2. Enjeu et illustration de l’approche interactionniste dans l’analyse des relations soignants-soignés-accompagnants La sociologie interactionniste présente cet avantage de privilégier l’étude des relations entre les acteurs, leurs intentions, leurs motivations, leurs rationalités, leurs interactions et leurs stratégies. Les comportements individuels sont compris comme des actions intentionnelles ou rationnelles que les acteurs sociaux posent en cherchant à servir au mieux leurs intérêts ou à défendre leurs valeurs ou leurs croyances. Dans une perspective simmelienne, la sociologie interactionniste met au centre des analyses une pluralité de concepts stratégiques tels que les « relations », les « conflits », la « cohésion », la « dispersion » dans les échanges entre les acteurs sociaux. En mobilisant l’approche interactionniste, il s’observe qu’au Cameroun aujourd’hui, les structures sanitaires, comme dans nombre de pays africains sont dominées par de multiples « dispersions » qui ne favorisent pas toujours une prise en charge efficace des usagers (Socpa et Djouda, 2011 ; Jaffré et Olivier de Sardan, 2003). Les rapports entre les professionnels de santé, les malades et leurs accompagnants tendent à montrer que leurs interactions sont très souvent marquées par des échanges brefs, abrégés ou impersonnels. L’environnement « inhospitalier » dans lequel se déroulent les prises en charge ne favorise pas toujours les échanges fructueux entre soignants et usagers. Les professionnels de santé, en contexte africain, sont encore fortement influencés par l’approche pasteurienne des soins qui, pourtant n’est pas toujours adaptée lorsqu’il faut prendre en charge certains types de pathologies. En mettant en avant la seule approche biomédicale, les 366
soignants ne parviennent pas toujours à cerner toutes les attitudes, attentes et représentations construites par les malades autour de leur maladie et des mécanismes de prise en charge. Il s’instaure dès lors des relations de soins conflictuelles ou mal négociées, qui limitent certainement le succès dans le suivi et la prise en charge des patients. Dans le champ médical, la sociologie interactionniste permet de comprendre la maladie comme une sorte d’événement qui implique une diversité d’acteurs en interactions. Les réponses à la prise en charge, incluent les relations soignants-soignés ; elles constituent un processus interactionnel impliquant des négociations. Les rencontres cliniques n’engagent pas une totale conformité des acteurs, il n’y a pas toujours consensus sur la nature de la maladie et de son traitement, il y a aussi des débats et des conflits manifestes ou dissimulés quant au diagnostic, au choix des protocoles thérapeutiques etc.. Les règles et les rôles joués par les différents acteurs (soignants/soignés/accompagnants) ne sont pas fixes, donnés ou figés, ils sont aussi le produit de constructions et de négociations. La satisfaction des soignants, des soignés ou de leurs accompagnants/proches est avant tout déterminée par une bonne construction des attentes interpersonnelles ou des interactions. En dépassant l’« arrogance » des professionnels de la santé qui ont tendance à se prendre pour « des dieux » ayant le monopole de la connaissance biomédicale, les analyses interactionnistes permettent de situer les malades au centre même de la prise en charge. Loin d’être de simples « jouets » ou « idiots » manipulés par les soignants, ces derniers (malades) maîtrisent des marges de manœuvre plurielles, adaptent leur comportement et sont des « acteurs tout autres », seuls capables de décrire, de « raconter » (Garfinkel), d’expliquer et de donner un sens à leurs actions (visite à l’hôpital, fréquentations des soignants parallèles, observance ou non observance des protocoles thérapeutiques…) dans le processus de prise en charge. 2.3. Enjeu et illustration de l’approche constructiviste dans l’analyse des croyances étiologiques et des trajectoires sanitaires La démarche constructiviste (Corcuff, 1995) permet bien au sociologue de la santé de comprendre à la fois l’étiologie subjective des malades et la sémiologie collective ou populaire de la maladie dans les sociétés africaines. Cette approche théorique permet de comprendre la maladie ou la prise en charge telle que imaginée, fantasmée, représentée et vécue par les malades, les soignants, leur entourage, etc.. De manière pratique, l’approche constructiviste rend possible en contexte africain/camerounais, la compréhension des croyances étiologiques2 plurielles et complexes 2
Les croyances étiologiques renvoient à toute connaissance socialement construite par les acteurs sociaux autour de la maladie. En clair, il s’agit de l’ensemble des énoncés de nature
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construites par les acteurs sociaux. Pour diagnostiquer et soigner la maladie, nombre d’africains ou de camerounais prennent encore en compte à la fois les éléments du « microcosmos », du « mésocosmos » et du « macrocosmos » (Sow 1978). La vie, la maladie comme la mort, sont au quotidien expliquées et déterminées par des considérations sociales, cosmologiques et symboliques diverses. Les acteurs sociaux inscrivent les causes de la maladie aussi bien dans le social et le culturel que dans le biologique. Les maladies attribuées aux causes surnaturelles restent le lot quotidien des acteurs ; un mal chronique est généralement interprété comme venant de l’extérieur. La catégorie causale – sorcellerie- occupe une place importante dans l’explication du malheur au Cameroun (Ela 1994 ; Hebga 1982). Les ancêtres, les sorciers, l’environnement social sont considérés comme étant de potentielles causes de la maladie. La maladie peut être ainsi un signe, le signe qu’un interdit a été violé ou une règle oubliée. Elle est un appel à l’ordre, un message qui signale que quelque chose d’anormal s’est passée dans la dynamique du groupe familial ou social, qu’une rupture s’est produite (Hountondji 1994 : 25). L’état morbide est considéré comme le symptôme de « ce qui ne va pas au village », une manifestation directe ou indirecte d’un désordre cosmique, un symptôme d’un malaise social, d’une situation conflictuelle à lire ou à déchiffrer (Tsala Tsala 1989 : 110). Ces considérations étiologiques socialement construites jouent une influence forte sur les trajectoires thérapeutiques (Akoto Eliwo, 2002) adoptées par les malades. Lorsque l’individu manifeste les signes cliniques d’un état morbide (toux, fièvre…), la maladie est généralement « banalisée » au début. Le malade ou ses proches, l’inscrivent dans un premier temps, dans le registre des maladies « naturelles » ou « passagères ». Ici, la thérapie appropriée est l’automédication (Molina, 1988). Le malade s’efforce, de sa propre initiative ou en fonction des conseils de son réseau relationnel, de prendre un médicament, sans prescription médicale, sans ordonnance. Lorsque la maladie est « rebelle » à ces pratiques thérapeutiques locales ou profanes, le malade ou son entourage familial pense à une réorientation du diagnostic et des choix thérapeutiques. Soit le malade et ses proches s’orientent vers un centre de santé ou un hôpital, soit ils pensent à une consultation des nganga (De Rosny, 1992) pour rechercher la « cause antécédente » ou le « pourquoi ultime » de la maladie. Le nganga trouvera des réponses aux préoccupations du type : Quelle est la cause réelle ou sous-jacente de la maladie ? Pourquoi telle cause au lieu de telle autre ? Pourquoi la maladie a-t-elle frappé tel individu au lieu de tel autre ? Pourquoi la maladie persiste ou est-elle rebelle ? Dans quelles circonstances (lieu, heure…) la maladie est-elle apparue ? Lorsque les réponses à cette « consultation traditionnelle » ou à culturelle, transmis par récits, rituels…et qui permettent de diagnostiquer, de traiter ou simplement de comprendre le sens de la maladie dans un milieu social donné.
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ces soupçons trouvent leur signification dans l’irrationnel ou dans la logique cosmique, le malade et son réseau relationnel se retrouvent face à des choix stratégiques qui les engagent dans des « convocations thérapeutiques du sacré » (Massé et Benoist 2002), qui leur font osciller entre le visible et l’invisible, le sens et le non-sens, le réel et l’imaginaire (Tsala Tsala 2002). Le malade peut ainsi se retrouver pris en « ballottage », dans une sorte d’ « aventures thérapeutiques » ou de « quête thérapeutique » où les soins se font « en rond » (Mbadinga 2002), où l’on peut passer du praticien au psychothérapeute, du prêtre exorciste aux « églises de guérison » ou du guérisseur aux rituels ancestraux. On a ainsi des malades « nomades » qui se soignent « au pluriel » et ne reviennent vers l’hôpital que « tardivement » (Monteillet 2005), dans la phase chronique ou terminale. 2.4. Enjeu et contribution de la sociologie fonctionnaliste dans la lecture de l’institution hospitalière Sous l’angle fonctionnaliste, les premiers sociologues de la santé ont cherché et analysé principalement les fonctions de l’hôpital. Parmi celles-ci, ils ont mis en avant une fonction première à savoir « l’assistance aux indigents ou aux personnes en détresse ». Dès 1951, période du plus grand développement des structures hospitalières, Parsons et Fox (1951) se sont attelés à analyser les fonctions de l’hôpital et ont montré que dans les sociétés industrielles, le soin des malades devait être désormais assuré par l’hôpital et non plus par la famille. Parmi les multiples fonctions que Talcott Parsons découvre en l’hôpital, il insiste sur la thérapie. Mais, il part des analyses faites sur les hôpitaux psychiatriques pour montrer que ceux-ci ont aussi pour fonctions de « mettre sous bonne garde des patients dangereux pour eux-mêmes et pour les autres », aussi de « resocialiser les patients afin qu’ils puissent un jour retourner au sein de la société pour reprendre ou accomplir leurs rôles sociaux ». En résumé, il apparaît donc que les tenants du modèle fonctionnaliste ont appréhendé l’hôpital d’une part, comme une « réponse plus ou moins efficace à des besoins thérapeutiques et, d’autre part, en termes de contrôle social ». Dans le contexte français par exemple, Herzlich (1973 :41) soulignait déjà que l’institution hospitalière, depuis l’époque médiévale, « fut d’abord l’hospice créé pour les malades mais aussi, et indistinctement, pour les vieux, les pauvres, les infirmes et les fous. Historiquement, il a donc rempli une fonction d’asile [surtout pour les catégories sociales démunies] ». Aujourd’hui encore, cette approche fonctionnaliste reste d’actualité. L’hôpital, malgré les multiples dysfonctionnements observés dans les pays du Sud, garde encore sa fonction d’encadrement et de prise en charge. Il reste un « espace public de proximité » au service de la société civile, un lieu d’accueil, d’échange, d’assistance et de traitement des souffrances tant physiques que sociales.
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2.5. Enjeu et illustration de la sociologie des réseaux dans la compréhension du rôle des réseaux de support Les apports théoriques de la sociologie des réseaux (Mercklé, 2004 ; Lin, 1995) permettent de comprendre dans le champ de la santé les mécanismes de soutien construits par les malades et leurs proches. Il est observé que nombre de malades au Cameroun ou en Afrique ne jouissent pas d’une réelle autonomie dans le choix de leur trajectoire thérapeutique. L’une des croyances encore partagées en Afrique porte sur la place insignifiante de l’individu, sur la dépendance du sujet par rapport à la conscience collective. La volonté individuelle est amoindrie par l’autorité de la communauté. L’individu est considéré comme ne pouvant se réaliser totalement ou pleinement sans la solidarité agissante de son groupe. Voilà pourquoi la maladie d’un individu, loin d’être un « fait isolé », concerne aussi ses cousines, ses tantes, ses parents, ses grands-parents, ses amis et ses voisins. Chacun manifeste sa contribution physique, morale, financière ou matérielle pour soulager le membre malade, pour l’aider à choisir une thérapeutique adéquate. La maladie d’un membre devient ainsi la maladie de la communauté entière ; entre le malade, sa famille et son entourage, il y a un « jeu des proximités » qui se traduit par de multiples formes d’assistance ou de soutien. Le débat socio-familial prend en compte à la fois les considérations économiques et socioculturelles. Lorsque la maladie est interprétée par exemple comme une rupture d’interdit, une manifestation d’un conflit, c’est la famille qui organise les thérapies sous forme de « fêtes », de « réunions familiales » qui constituent l’occasion de dissoudre les tensions individuelles et collectives à travers des confessions publiques, des purifications, des « danses » symboliques, des sacrifices et des réconciliations (Fotso Djemo 1982 :95). Comme le souligne davantage Schmitz (2006 :15), « les choix thérapeutiques s’inscrivent à la fois dans un habitus familial et dans un système de soins local. » ; « les choix thérapeutiques ne sont pas isolés mais ont une histoire, celle des corps de la famille et des recours antérieurs » (Raineau 2006 :62). Les membres des réseaux de support prennent généralement d’importantes décisions dans les choix thérapeutiques. Ceci est davantage dû au fait qu’ils sont aussi, dans la plupart des cas, les personnes qui déploient les ressources financières nécessaires pour une prise en charge durable du malade. Sans leur concours, certains malades seraient dans l’impossibilité de se rendre à l’hôpital ou de payer le coût (transport, médicament, nutrition) de leurs soins de santé. Les accompagnants sont habituellement les premiers interlocuteurs des soignants, ils assurent souvent plusieurs services à leurs proches alités (nourriture, hygiène du corps, achats des médicaments, etc.) contribuant à améliorer le confort de ces derniers pendant leur séjour à l’hôpital. Parfois les accompagnants se substituent aux paramédicaux (brancardiers) chargés de l’évacuation ou du transport des patients. Ils utilisent régulièrement leur position dans l’organisation hospitalière, sont en 370
première ligne et en contact quotidien avec les patients ; leurs pratiques agissent considérablement sur le processus du traitement. La sociologie de la santé, à partir des apports théoriques de la sociologie des réseaux, postule et soutient une capitalisation des réseaux de support par les professionnels de santé dans le processus de prise en charge des malades. Le réseau de support désigne l’ensemble des personnes qui entourent un individu et qui lui sont significatives3, peuvent lui fournir ou qui lui ont fourni du support face à une situation donnée. Autrement dit, il s’agit de l’ensemble des personnes dont un individu peut raisonnablement attendre de l’aide lorsqu’il en a besoin. Les membres du réseau de support font partie de façon large au réseau relationnel de l’individu ; ils représentent dans la plupart de cas, des personnes de confiance, sur qui il peut compter pour partager un certain nombre de choses ou de peines (Sanicola, 1994). Les membres du réseau de support d’un individu peuvent être issus de son environnement immédiat (famille parentale, famille élargie, amis, voisins, communauté…), des réseaux plus informels ou officiels/institutionnels (associations, clubs, comités de soutien…) ou des réseaux complexes. En général, les membres du réseau de support peuvent apporter de l’aide matérielle (prêt ou don d’argent, vêtement, nourriture…), de l’assistance physique/partage des tâches, des interactions intimes/soutien émotif, des informations et des conseils. Une valorisation de cette contribution multiforme des membres du réseau de support en milieu hospitalier est susceptible d’entraîner un véritable confort du malade. Ce dernier, peut s’éloigner de la stigmatisation (pour la maladie comme la TB, le VIH…), il peut se sentir socialement aimé, assisté/soutenu, encadré, encouragé, ce qui favoriserait son accessibilité aux soins et son adhésion au traitement. Cette satisfaction des malades peut ainsi limiter les échecs thérapeutiques, les abandons de traitement et partant, la mortalité. 2.6. Intérêt sociologique de la valorisation d’une approche de soins centrée sur le patient en milieu hospitalier La santé ne se réduit pas à la prise en charge des seuls aspects biomédicaux. Tous les aspects psychosociaux et autres déterminants (facteurs culturels, économiques, environnementaux, politiques…) sont à considérer. L’approche centrée sur le patient présente ce grand avantage de recentrer la qualité des soins et le fonctionnement des services de santé sur les attentes, les besoins et les caractéristiques. Autrement dit, les bénéficiaires (patients) sont directement remis au centre des préoccupations des différents professionnels de la santé. Cette approche présente aussi cet 3
Les personnes significatives renvoient ici à des personnes à qui on a un attachement, qu’on aime, pour qui on a de l’affection ou de l’admiration, et qui peuvent avoir une influence sur notre vie, nos valeurs ou nos projets.
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avantage d’insister également sur la prise en compte des caractéristiques et attentes des prestataires de soins. Adopter une approche de soins centrée sur le patient signifie comme le souligne Du Jardin (2003 :289), « mettre la personne du patient au centre de la consultation et essayer de comprendre ses pensées, sentiments et attentes, tout autant que ses symptômes ». Une approche de soins centrée sur le patient demande en réalité un véritable changement de paradigme de la part du prestataire de soins. Au lieu de penser et de répondre en termes de maladie et de pathologie, il doit chercher à comprendre et s’intéresser aux personnes et à leurs problèmes. Il doit considérer le malade dans sa personnalité totale ou multidimensionnelle. L’approche des soins centrée sur le patient met un point d’honneur sur le respect de la liberté du malade, sa dignité, son système valeurs ou de croyances. En fin de compte, la sociologie de la santé valorise l’approche centrée des soins parce qu’elle « réhumanise » la médecine en replaçant le patient au centre des préoccupations des soignants ; elle favorise une prise en charge holistique et plus efficace du malade.
CONCLUSION : De la nécessité d’une appropriation urgente de la sociologie en contexte africain L’intention de la présente réflexion était de mobiliser les observations de terrain et les approches théoriques acquises dans la littérature pour illustrer la place et la contribution de la sociologie dans le champ de la santé en Afrique. À travers divers cas de figures, il a été relevé que la sociologie rend possible une compréhension de divers faits sanitaires en contexte africain. Elle exerce une fonction critique qui consiste à rendre officiel ou visible ce qui ne l’est pas d’emblée, à soupçonner ou à remettre en question les évidences. Il faut dire que pour davantage consolider son émancipation et son combat de libération sanitaire, l’Afrique a aujourd’hui, plus que jamais, fortement besoin de la sociologie en général et de la sociologie de la santé en particulier. À propos de cet enjeu stratégique, Ziegler (1980 :14) rappelle bien que « la sociologie est un outil qui libère ou opprime ». Dans un contexte africain fortement marqué par de nombreuses crises sanitaires (grandes pandémies, mortalité maternelle et néonatale, violences hospitalières…), les sociologues ont fort à faire. Que l’on s’intéresse au champ de la santé ou à d’autres champs de recherche, il est juste de dire ou de soutenir que désormais, la sociologie, en contexte africain, doit faire progressivement son bonhomme de chemin et bénéficier d’une légitimité de plus en plus établie aussi bien sur le plan académique que pratique. Au Cameroun, on peut être heureux qu’à côté de l’immense production scientifique des « baobabs de la sociologie » comme Jean Mfoulou, JeanMarc Ela et Nga Ndongo, cette discipline soit désormais en pleine
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émergence4. Cette éruption de la sociologie sur le sol universitaire camerounais et africain, va prendre encore plus d’ampleur et, sans doute, son enracinement ou son envol définitif, surtout que des maîtres avérés et engagés à l’instar de Nga Ndongo (2003 ; 2013 ; 2015) lui donnent désormais de solides bases épistémologiques. Comme il est autorisé de parler de « sociologie américaine », de « sociologie européenne », de « sociologie allemande », de « sociologie française », le concept de « sociologie africaine » doit être tout aussi admis et consolidé « pour exprimer la volonté et la capacité de l’Afrique de s’approprier, à l’instar des autres continents, le savoir sociologique, à partir des expériences et des réalités historiques, politiques, économiques et culturelles des populations du continent noir » (Nga Ndongo, 2010). Ainsi, que l’on s’intéresse aux questions plurielles liées à la santé ou à la maladie (comme dans la présente réflexion) ou à d’autres champs comme ceux du rural, de l’urbain, du politique, de la famille, de l’économie, du genre, etc., il faut dire que les multiples crises et dynamiques qui traversent ces différents champs obligent un travail profond, rigoureux, permanent et décisif de la part du sociologue africain. Pour éviter cependant la dispersion et la légèreté dans ses résultats, il doit compter et jouer avec sa spécialisation dans un domaine précis où il devra atteindre les productions scientifiques les plus pointues ou valorisées. C’est face à ce défi de spécialisation que nous avons volontairement et librement choisi d’illustrer la sociologie africaine en privilégiant le champ sanitaire qui connaît, comme bien d’autres secteurs, des permanences et des ruptures, susceptibles d’être décryptées et démasquées dans le sillage d’une sociologie critique ou d’opposition.
BIBLIOGRAPHIE Afrique contemporaine, 1998, Les Aides à l’Afrique en question, Paris : La Documentation française. Amin S., 1970, L’accumulation à l’échelle mondiale, Paris : Anthropos. Badié B., 1992, L’État importé, Paris : Fayard. Balandier G., 1986, Sens et puissance. Les dynamiques sociales, Paris : PUF, 3éd. Berschenk T. et al., 2000, Courtiers en développement. Les villages africains en quête de projets, Paris : Karthala. Carricaburu D. et Menoret, M., 2005, Sociologie de la santé, Paris : Armand Colin. Corcuff P., 1995, Les nouvelles sociologies, Paris : Dalloz. De Rosny E., 1992, L’Afrique des guérisons, Paris : Karthala. 4
Le seul département de sociologie de l’université de Yaoundé I regroupe aujourd’hui au moins 3000 étudiants dont près de 1000 fréquentent la première année. Au sein de ce même département, près d’une quinzaine de Doctorat/Ph.D ont été soutenus au cours de cette dernière décennie, preuve d’une émulation scientifique ou sociologique admirable. Et il faut ajouter que ces consécrations académiques ont légitimé plusieurs champs de spécialisation dont la sociologie politique, la sociologie du développement, la sociologie urbaine, la sociologie rurale, la sociologie de la santé, etc.
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CHAPITRE 24 La prise en charge du diabète chez les enfants et ses enjeux dans la société camerounaise
Hervé Brice DJIOFACK KENTSOP Doctorant au CRFD/SHSE, URFD/SHS Université de Yaoundé I. [email protected]
INTRODUCTION Ces dernières années ont été réalisées des études épidémiologiques sur l’incidence du diabète. Ces études montrent une augmentation du nombre de cas d’environ 5 % par an dans le monde. Ce taux s’élève à 2 % en Afrique, tandis qu’au Cameroun il est de 6 % pour 1.200.000 personnes atteintes. (Prévalence du diabète en Afrique, 2009) « C’est dire que chacun d’entre nous connaît au moins un malade dans son entourage »1. L’observation réalisée permet de constater que « d’ici 2025, le diabète atteindra ou dépassera même le chiffre de 380.000.000, car le paradoxe de la situation est que la moitié des diabétiques ne connaissent pas leur situation » (RAMON, 2009). Dans cette mouvance, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et le Ministère de la Santé au Cameroun(MINSANTE) affirment que l’ampleur du problème du diabète est telle que les experts n’hésitent pas à la qualifier d’épidémie du 21e siècle : « il s’agit là d’une urgence de santé publique qui progresse lentement mais sûrement »2. Les scientifiques estiment que cette maladie constitue la cause directe d’environ 1 million de décès par an dans le monde entier et serait la cause indirecte de 2,2 millions de morts supplémentaires. Aussi, parce qu’étant la 6ème cause de décès en Afrique, le diabète apparaît aujourd’hui comme l’une des préoccupations majeures de santé de notre pays. 1
Propos du Pr OBONOU AKONG à l’occasion de la 18e journée mondiale du diabète (novembre 2008). Extrait du réseau des Journalistes africains contre le diabète. 2 Ban Ki-Moon, secrétaire général de l’ONU, 2009.
Le diabète est aujourd’hui une véritable pandémie aux effets particulièrement dévastateurs dans les pays à revenu faible et intermédiaire. Près d’un demi-million d’enfants de moins de 15 ans sont atteints de diabète de type 1 ; plus de la moitié d’entre eux vit dans les pays à revenu faible intermédiaire (The Diabetes Atlas, 2007). Pour le ministère de la Santé publique au Cameroun, la prévalence est estimée à 67 % en milieu urbain. Parce que le diabète peut atteindre les enfants de tous âges et malgré l’existence de traitement adéquat, un nombre trop élevé d’enfants décède faute de diagnostic ou de soins appropriés. Au Cameroun, plus de 200 enfants sont diagnostiqués souffrant d’un diabète de type 1, « ce qui correspond a plus d’un million de Camerounais atteint. C’est dire que chacun d’entre nous connaît au moins un malade dans son entourage »3. Dès lors l’on se pose la question de savoir quels sont les enjeux de la prise en charge du diabète chez les enfants dans la société camerounaise ? Quelle est l’impact de cette prise en charge des enfants diabétiques et leur incidence dans les rapports sociaux ? La présente réflexion s’articulera en deux axes principaux : la compréhension du diabète chez les enfants et sa prise en charge d’une part, et les enjeux du diabète chez les enfants dans la société camerounaise d’autre part.
I. Le diabète : sa prise en charge chez les enfants 1. La prise en charge des enfants diabétiques : une construction sociale de la maladie Le concept de prise en charge traduit l’idée de concordance entre le comportement d’un individu (en termes de prise médicamenteuse, de suivi de régime ou de changements de style de vie) et les prescriptions ou recommandations médicales. Cette notion correspond également à l’ensemble des conditions (motivation, acceptation, information) qui permettent la conformité aux prescriptions médicales et repose sur l’idée de la participation du patient dans sa prise en charge. 1.1. La place de la prise en charge dans l’univers social Le diabète constitue l’archétype de la maladie auquel se calque véritablement le concept d’adhésion thérapeutique qui constitue de ce fait un problème qui y est particulièrement important. À de nombreux points de vue, le diabète présente des spécificités majeures de part sa qualité de maladie chronique. Ces particularités constituent autant de risques pour une mauvaise prise en charge de la maladie. 3
Déclaration du Dominique OBOUNOU AKONG, inspecteur général du ministère de la santé publique au Cameroun à l’occasion de la 18e journée mondiale du diabète en 2008.
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a) Le diabète, une maladie chronique Par opposition aux maladies infectieuses qui suivent le schéma diagnostic- traitement-guérison, le diabète se caractérise par son incurabilité, l’étalement dans la durée, le maintien de l’individu dans son cadre de vie habituel (il ne reste pas en hospitalisation). « Le malade doit donc apprendre à composer entre les limitations que son état lui impose et les contraintes de la vie sociale, professionnelle et familiale. Il doit réussir à faire de sa maladie une forme de vie » (Philippe ADAM et Claudine HERZLICH, 1994 : 84). La maladie est désormais au cœur de tous les rapports sociaux que les patients entretiennent avec le monde extérieur. Comme le mentionne Isabelle BASZANGER (1994 : 3-27), ces personnes évoluent dorénavant dans « le monde de la maladie chronique ». En outre, le diabète est une maladie désorganisatrice de la vie sociale de l’enfant malade. Celui-ci vit une vie normale mais marquée d’une grande incertitude quant à l’avenir. Elle suppose donc le revêtement d’une nouvelle identité, qui passe par le deuil, l’enterrement de son « Moi antérieur ». Ainsi, la survenue du diabète constitue pour l’enfant malade un processus dramatique qui débute dès l’annonce de la maladie. b) L’annonce du statut: la naissance sociale d’une maladie Le statut d’un enfant diabétique constitue un réel « préjudice biographique ». De l’annonce de la maladie s’ensuit un processus de deuil de la santé antérieure. La maladie se présente comme un facteur désorganisateur de la vie de l’enfant dans tous les milieux sociaux dans lesquels il se trouve : dans la famille, à l’école, dans les loisirs. Il doit prendre des médicaments à vie, s’astreindre à un régime alimentaire. En un mot, l’enfant essaye à chaque fois de s’ajuster dans un monde qui lui est familier mais qui n’est plus totalement sien. Il doit vivre avec la hantise de complications graves. Il vit désormais dans un nouveau monde, en totale rupture avec sa vie ancienne. L’irruption de la maladie constitue toujours une rupture biographique dans la mesure où elle impose non seulement des modifications dans l’organisation concrète de la vie, mais elle met également en cause le sens de l’existence des individus, l’image qu’ils ont d’eux-mêmes et les explications qu’ils en donnent. (Philippe ADAM et Claudine HERZLICH, 1994 : 84)
Le diabète qui désorganise durablement les usages antérieurs de l’enfant contraint celui-ci à se forger une nouvelle identité. L’existence de la maladie apparaît comme une nouvelle façon de traiter son corps et d’interagir avec les autres. En conséquence, le statut de diabétique plonge l’enfant dans une carrière thérapeutique : prise de médicament régulier, contrôle glycémique, régime alimentaire, multiples rendez-vous avec le personnel médical.
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Dès l’annonce de la maladie, le processus d’acceptation de la maladie par l’enfant malade est enclenché. De fait, l’acceptation de la maladie est fonction de l’interprétation que l’enfant donne à la maladie. Cette interprétation de la maladie par l’enfant est un processus social qui détermine son nouveau mode de vie: fidélisation au traitement, respect du régime alimentaire et pratique de l’exercice physique. De fait, le diabète est « une maladie métier », c’est-à-dire qu’elle implique une lutte active contre les complications de la maladie et l’angoisse, mais aussi l’acceptation de la maladie et la mise en place d’un processus de guérison ou d’équilibre métabolique, relevant d’un échange et d’une coopération avec le corps médical. En effet, le diabète se présente comme une maladie dont l’existence socioculturelle au sein des sociétés africaine et camerounaise est récente ou mieux en pleine émergence. Ainsi, relevons les appellations locales du diabète, qui traduisent, décrivent quelques représentations traditionnelles et populaires de la maladie. L’analyse de ces représentations développées autour du diabète permet de définir le type de rapport de la société vis-à-vis de la pathologie. Celui-ci peut être un rapport discriminant, voire de stigmatisation ou d’acceptation. 1.2. Croyances et perceptions développées autour de l’enfant malade a) Les enfants diabétiques, porteurs de stigmate Selon Erving GOFFMAN (1975), le stigmate correspond à toute caractéristique propre à l’individu qui si elle est connue, le discrédite aux yeux des autres ou le fait passer pour une personne d’un statut moindre. Et un individu stigmatisé « se définit comme n’étant en rien différent d’un quelconque être humain, alors même qu’il se conçoit (et que les autres le définissent) comme quelqu’un à part ». Une analyse minutieuse des représentations populaires développées autour du diabète met en évidence plusieurs stigmates qui lui sont inhérents. Parmi ceux-ci nous avons le sang infecté ou le sang sale qui fait que le diabète est facilement assimilé à une Maladie Sexuellement Transmissible (MST) et au SIDA en particulier, dont la transmission se fait aussi de la mère à l’enfant. Et, le sang infecté qu’elle est susceptible de transmettre, est lu comme la conséquence d’une inconduite sexuelle. Ensuite la stérilité et l’impuissance qui fait de la femme ou de la jeune fille diabétique, un être étiqueté comme « sans-valeur », elle est donc fondamentalement discriminée dans l’espace public et privé. Et enfin la maladie des riches. b) Stratégies de gestion du stigmate Le stigmate dans le cas du diabète est invisible. L’enfant est alors « discréditable » et son problème devient celui du contrôle de l’information à 380
propos de son stigmate. Il peut agir sur le stigmate lui-même par des stratégies de « faux-semblant », c’est-à-dire en cachant l’existence du stigmate, faux-semblant, qui peut être conscient ou inconscient. Aussi, une autre stratégie usuelle des enfants diabétiques consiste à garder leur distance, refuser l’interaction sociale. De plus, dans leur souci de contrôle de l’information, ils dissimulent tout signe de la maladie en bannissant certains comportements en public susceptibles de trahir leur condition ; notamment, la prise de médicaments en public, la modification subite des habitudes alimentaires et la perte de poids. c) Représentations traditionnelles du diabète chez l’enfant Le diabète chez l’enfant est perçu dans la représentation traditionnelle comme la maladie du sucre. C’est-à-dire que c’est un excès de celui-ci dans le corps ou plus précisément dans le sang, qui est à l’origine de la pathologie. Ainsi « (…) le langage dans lequel on s’exprime à propos de la santé et de la maladie, dans lequel on en interprète les causes ; les manifestations et les conséquences, n’est pas un langage du corps, c’est un langage du rapport de l’individu à la société » (Philippe ADAM et Claudine HERZLICH, 1994 : 64). Dans les représentations populaires, c’est une surcharge ou un abus de sucre dans le sang qui est responsable du diabète. À l’ouest Cameroun, le diabète chez les enfants est traduit littéralement comme la maladie des « urines ». Cette appellation met en exergue une « lecture monosémique » de la maladie, dans le sens où son appellation populaire fait référence à un seul symptôme, en l’occurrence le plus caractéristique et le plus fréquemment évoqué par les malades. À l’extrême nord, le diabète chez les enfants se définit littéralement comme la maladie du corps. Cette appellation souligne le caractère invisible de la maladie. Elle ne se voit pas à l’œil nu, elle est imperceptible. Par cette appellation on relève aussi sa dimension quasi-asymptomatique. Les conceptions relatives au diabète chez les enfants sont multiples. Ainsi dès que la personne vient à mourir, ou à être malade, les autres membres de la famille (restreinte) le fustigent par des sermons ou dans le pire des cas le stigmatisent. Ces manières de penser et d’agir à l’endroit de l’individu malade introduisent la famille et l’entourage dans une atmosphère de tension, de conflit, de division et d’exclusion. L’individu malade se voit attribuer plusieurs noms à cause de son état de malade. 2. Le diabète chez les enfants comme fait de crise : l’impact sur la société La pandémie du diabète s’attaque directement à la société humaine. Ses effets, que l’on peut qualifier à juste titre de « perturbateurs » s’observent
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essentiellement sur l’institution familiale et affecte les relations sociales de l’enfant malade avec son entourage. 2.1. Déstructuration du tissu social de base (la famille) La famille est la cellule sociale de base. Elle est la fondation des constructions sociales et des représentations symboliques sociales. La structure familiale quant à elle établit les différents positionnements des acteurs familiaux, leurs rôles et leurs interactions. L’atteinte à la structure familiale par le diabète s’illustre lorsque l’un de ses membres vient à être diabétique ; et dans la plupart des cas décèdent. L’absence ou encore le handicap physique et moral qui entraîne un frein au niveau social de la vie de l’individu au sein de sa famille provoque une déstructuration et donne un recours à des dénominations de crise de la famille (famille monoparentale, famille recomposée entre autres). En Afrique et plus précisément au Cameroun, le système de parenté africain, profondément enraciné dans la tradition avec sa famille élargie d’oncles et de tantes, de cousins et de grands-parents a jusqu’ici résisté aux bouleversements sociaux majeurs. Ce système se fragilise à présent sous la pression du diabète, qui n’est pas la seule cause d’ailleurs car, d’autres maladies y jouent un rôle également. 2.2. L’enfant malade et son entourage : réseau et support social Une part importante de la prise en charge des malades diabétiques est réalisée en dehors du cadre médical. Le malade s’appuie sur plusieurs réseaux de sociabilités en l’occurrence la famille et les associations des malades pour pouvoir se prendre en charge. En parlant de support social, on ajoute à la notion de réseau sa qualité et par là les possibilités de soutien affectif, émotionnel, pratique, financier, etc., que ce réseau est susceptible d’apporter au malade. Ces éléments permettraient d’atténuer le stress provoqué par la gravité de la maladie sur la santé de l’individu. Le soutien social joue un rôle non négligeable dans les stratégies de prise en charge développées par la société civile à l’endroit des personnes diabétiques. Ainsi, un soutien social perçu comme satisfaisant prédit de l’équilibre métabolique, de l’observance ultérieure (Clare BRADLEY, 1994 : 11-21). A contrario, un soutien social perçu comme insatisfaisant constitue un facteur de vulnérabilité psychologique susceptible de favoriser une prise en charge approximative, pas du tout efficace.
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2.3. L’utilisation de l’insuline : une dynamique de changement de la symbolique, du mode de vie et une atteinte à l’imaginaire symbolique de l’enfant La question de changement se pose du moment où un certain type de mode de vie est appelé « à haut risque » et l’autre mode de vie « à moindre risque ». Il en découle justement ce « paradoxe » ou cette problématique du changement qui consiste à s’approprier le nouveau et à reculer devant l’ancien. En fait, en matière de prise en charge du diabète, il s’agit d’encourager le nouveau mode de vie dit « à moindre risque » ou « contrôlé » (que ce soit à travers l’alimentation) et de décourager l’ancien mode de vie dit « à haut risque » ou « non contrôlé ». Cette nouvelle pratique de vie dite « contrôlée » consiste au suivi d’une alimentation efficace ; d’une activité physique régulière. L’utilisation de cet artifice est une atteinte aux représentations et symboliques sociales, culturelles liées aux modes de vie en l’occurrence l’affirmation de soi, l’indépendance de l’enfant malade dans ses choix alimentaires entre autres. L’insuline est un obstacle à l’affirmation de l’enfant puisqu’il est condamné à le prendre tout au long de sa vie. Il est une attaque culturelle et symbolique à la conception sociale de l’enfant. En fait, dans l’imaginaire social et symbolique camerounais, l’enfant occupe une place de choix. Ceci pour plusieurs raisons : – l’enfant est un motif d’intégration sociale ; – l’enfant est un élément d’identification sociale ; – l’enfant est un moyen d’ascension sociale ; – l’enfant participe de la perpétuation du lignage ; – l’enfant est une garantie de sécurité sociale et une main d’œuvre familiale ; – l’enfant permet aussi à la femme d’être respectée et de s’imposer dans la société. L’usage de l’insuline est une perturbation avouée des représentations symboliques du mode de vie des enfants diabétiques. C’est à travers cette dynamique embarrassante que s’inscrit la difficulté de changement des comportements alimentaires et modes de vie chez les enfants. La vie à moindre risque ou encore le mode de vie à moindre risque est un obstacle à l’intégration sociale d’une part (car ne pouvant plus faire ce que les autres font), et un obstacle à l’affirmation de sa personnalité d’autre part (mode alimentaire restreint).
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II. Les enjeux du diabète chez les enfants dans la société camerounaise 1. Les enjeux politiques, économique, et sociodémographique du diabète chez les enfants Le diabète est un phénomène dont les implications sont plurielles, diverses et divergentes. Ses manifestations participent à la détérioration du capital politique et économique, et représentent un enjeu politique et financier pour les acteurs de la prévention dans le monde en général et au Cameroun en particulier. 1.1. Détérioration de la dynamique politique, économique et pédagogique de la société Il n’existe pas de société immuable. Toutes les sociétés sont perpétuellement en mouvement. Chaque société dispose d’un certain nombre de possibilités ou de ressources propres qui lui permettent d’assurer sa marche. Ce capital social stratégique est détenu par un certain nombre de personnes ressources et dont les enfants en particulier. Cette catégorie est justement menacée par le diabète. Le diabète s’attaque fatalement à la tranche de la population jeune ; c’est-à-dire celle comprise entre 5 et 20 ans. Au demeurant, le diabète est un facteur dégradant de la dynamique sociale, économique et pédagogique du Cameroun, c’est un facteur de ralentissement des efforts de plusieurs générations. Notamment à travers la perte de la main d’œuvre sociale efficace. Car celle-ci est atteinte et la conservation d’une population active fatiguée et vieillissante elle-même peut être porteuse de la maladie si elle se laisse aller. Néanmoins, si le diabète est la raison de certaines crises sociales et économiques, il n’en demeure pas moins qu’il offre des opportunités financières et politiques à certaines catégories de personnes et d’organisations opportunistes. 1.2. Les enjeux politiques, sociodémographiques et financiers du diabète chez les enfants La prise en charge du diabète chez les enfants, loin d’être une action désintéressée, est l’occasion pour certains acteurs sociaux de nourrir leurs intérêts égoïstes. Les opérateurs économiques, les pharmaciens, les laboratoires, les acteurs politiques usent de la prise en charge du diabète des enfants pour atteindre les objectifs personnels qui ne correspondent pas à ceux de la prise en charge proprement dite. Sur le plan politique, les questions de diabètes sont utilisées pour des objectifs « propagandistes ». Au moment des échéances électorales par exemple. Les acteurs politiques utilisent la prise en charge des maladies chroniques (SIDA, paludisme, tuberculose) à certaines occasions pour s’attirer la sympathie des électeurs. Ces promesses sont parfois décrites sous 384
forme très générique, ne définissant pas de façon spécifique ni les actions à mener, ni les objectifs à atteindre. Sur le plan démographique, une prise en charge inadéquate du diabète chez les enfants a une conséquence néfaste sur la qualité de la population. En effet, du fait des complications liées au diabète dans les prochaines années, on devra faire face à un nombre important d’aveugles, de personnes mises sous dialyse et de personnes amputées des membres inférieurs. Actuellement, les personnes atteintes de diabète en Afrique représentent jusqu’à un tiers des patients admis dans les services de dialyse. Sur le plan social un diabète non pris en charge avec ses complications est susceptible d’établir une rupture entre l’enfant et son entourage, favorisant subséquemment une instabilité familiale et l’abandon des rôles familiaux. La présence d’un diabétique dans une famille constitue très souvent un manque à gagner pour ceux qui doivent arrêter de travailler ou d’aller à l’école pour prendre soin de leurs enfants malades. Sur le plan économique et financier, la prise en charge du diabète chez les enfants engrange des revenus économiques et financiers autour de l’insuline et des médicaments. En fait, les prestations économiques et financières relatives à la commercialisation de l’insuline et des autres dérivés sont un marché rentable et qui prend aussi de l’ampleur. Le diabète en soi ne constitue pas un cas de force majeur important mais c’est la forte mobilisation financière, matérielle et humaine qu’elle engendre. Ces dépenses sont observables sur le plan bidimensionnel : les dépenses directes et les dépenses indirectes. Les dépenses directes sont celles qui concernent immédiatement les frais médicaux. Dans un cas de figure différent du diabète, mais restant toujours dans le cadre des maladies chroniques, Martin FOREMAN (2000 : 25-456) les décrit ainsi. « The direct cost of treatment (…) includes: doctors’ fees, test fees: Hospital fees, fees for drugs, and other form of treatment and fees for home and hospice care ». Dans certains cas, pour disposer de cet argent l’on est souvent obligé de vendre soit un terrain, soit une maison familiale, soit des objets d’équipements de la maison familiale et d’autres. Les acquis familiaux deviennent des produits marchands. Les dépenses indirectes sont encore plus lourdes, puisqu’elles sont multiformes et variées. The indirect cost of disease generally includes income from the patient and from those who take time off work to take care for the patient, attend their funeral and book after their dependents. Social cost which may lead to additional economic loss, includes such items as loss of schooling by those who take care for relatives with the disease and poorer nutrition resulting from lack of income or labour to gather food and prepare meals (Martin FOREMAN, 2000 :19)
Les coûts indirects correspondent aux conséquences liées à la maladie sur la famille, les proches et la société tout entière. 385
Le caractère fatal du diabète chez les enfants est d’autant plus révélateur que les soins administrés n’aboutissent pas directement à la guérison du malade. Certes le prix du médicament (l’accès à l’insuline) a été officiellement revu à la baisse de l’ordre de 3.000 frs CFA, mais cette baisse officielle n’est rien à côté du véritable coût financier du diabète. Lorsqu’on effectue une addition des coûts directs et des coûts indirects, ceux-ci sont plus considérables et ne s’arrêtent pas seulement avec l’achat de l’insuline. Elles entraînent encore d’autres effets non désirables chez certaines personnes qui nécessitent des traitements et des factures complémentaires. Du point de vue nutritif par exemple, l’enfant diabétique doit suivre une alimentation très sélective. Son régime alimentaire est très méticuleux puisqu’il a besoin d’aliments énergétiques riches en légumes et fruits naturels, pauvre en féculents pour soutenir son système immunitaire en destruction. Les catégories d’aliments qu’il doit éviter sont entre autres les sucres rapides4 et l’alcool. L’enfant diabétique a besoin d’un encadrement particulier. Notamment par l’information, par des tests et examens médicaux, par la prise en charge psychologique, par la prise en charge sociale et parfois par un soutien spirituel. Toutes ces nécessités exigent de la famille de disposer des ressources financières, matérielles et humaines indispensables. Cet investissement dans le désespoir parfois caractérise aussi la dynamique sociale qui prévaut en contexte de prise en charge du diabète chez les enfants. 2. Les déterminants économiques liés à la prise en charge du diabète chez les enfants 2.1. Une prise en charge des enfants à deux vitesses La prise en charge du diabète chez les enfants constitue un enjeu majeur dans l’application des mesures relatives à son traitement. Au Cameroun, cette prise en charge se fait suivant deux volets principaux à savoir : celles des pauvres et celles des riches. a) La prise en charge des enfants pauvres Le milieu urbain camerounais, à l’image des structures visitées à Yaoundé à savoir les hôpitaux et les lieux de prise en charge, apparaît comme étant des espaces où se reproduisent les rapports inégaux des classes sociales. Autrement dit, elles se chargent elles-mêmes de perpétuer la discrimination sociale existant au quotidien. La réalité voudrait à cet effet, 4
Il existe deux types de sucres : les sucres rapides (sucre de canne, en morceau ; miel, confiture, lait concentré sucré, bonbon, sucette, chocolat, biscuit, banane douce…) et les sucres lents (manioc, macabo, pâtes alimentaires, pain, riz, plantain, couscous manioc, de mil, de mais…)
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que de nos jours, si un malade n’a pas d’argent il peut difficilement recevoir des soins à l’hôpital par exemple. La prise en charge du diabète chez les enfants se fait selon les moyens des parents de ceux-ci. L’enfant malade dont les parents n’ont pas de possibilités financières pour soudoyer le personnel soignant ou pour qu’il soit traité, se voit proposé des soins au rabais. Bien que la prise en charge des enfants diabétiques soit gratuite dans les hôpitaux et services du Cameroun, celle-ci semble ne pas échapper à certains maux qui minent la société camerounaise. Si l’enfant est issu d’une famille « nantie », il est certain de recevoir à l’hôpital des soins de qualité meilleure que s’il est d’une famille pauvre. Ainsi l’argent n’est-il pas un moyen de payer non seulement pour les soins, mais aussi de s’assurer un traitement digne du rang social ? b) La prise en charge des enfants nantis La prise en charge des enfants issus des familles riches est proportionnelle à l’investissement de ceux-ci qui pour la plupart, ont séjourné à l’étranger, sont de passage ou de séjours pour les vacances au Cameroun. Ces enfants appartiennent à une classe sociale élevée. Ils vivent dans les conditions aisées et leurs « manières de penser, de sentir, et d’agir » révèlent une certaine socialisation. Aussi dans la prise en charge, ils sont souvent mieux traités parce que les parents investissent aussi beaucoup. Même les traitements qui leur sont administrés ainsi que la qualité des soins sont meilleurs ; et ces soins se fondent sur un suivi particulier et régulier par le personnel soignant 2.2. Les conséquences d’une telle prise en charge a) La perpétuation des clivages entre enfants riches et enfants pauvres La prise en charge du diabète des enfants est fonction du niveau de revenu des parents. Les familles disposant d’un revenu assez élevé peuvent être suivies dans les meilleurs hôpitaux et payer la plupart des traitements proposés ; ce qui n’est pas le cas pour les classes pauvres qui sont plus nombreuses. L’argent en tant que facteur de différenciation sociale produit dans le domaine de la santé des inégalités qui se répercutent sur l’évolution de la société aussi que sa structuration. L’on a d’un côté des personnes qui ont accès aux meilleurs soins et de l’autre, celles qui ne peuvent pas se prendre en charge. Cette inégalité financière participe à maintenir chaque classe sociale dans son espace social. En effet, si les familles des enfants riches peuvent se payer un ensemble de soins sans trop de difficultés, ceux des familles pauvres quant à eux doivent puiser dans le peu de ressources dont ils disposent pour
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payer leur traitement. Et ceci malgré la gratuité des soins et services offerts dans la prise en charge des enfants diabétiques au Cameroun. b) L’initiative de Bamako5 et la faillite du slogan « Santé pour tous en l’an 2000 » Le slogan de « Santé pour tous en l’an 2000 » a été envisagé depuis 1978 avec le sommet d’Alma Ata ayant porté sur les soins de santé primaire. L’initiative de Bamako n’intervient que plus tard en 1987 en vue de corriger les faiblesses de l’objectif fixé à Alma Ata (résoudre les problèmes de santé des populations africaines en faisant financer par ces derniers le fonctionnement du système de santé). Il s’agissait de faire payer les services de santé par les patients en vue d’améliorer l’offre de soins. Cette initiative se voulait à terme être une « plate-forme » qui allait permettre d’améliorer l’accès aux soins de toutes les couches de la population. L’objectif d’améliorer l’accès aux soins de santé s’est heurté à la question financière. Alors que l’on s’attendait à ce que toutes les composantes de la société (riches et pauvres) contribuent à la réalisation de cet objectif, il a été observé que les acteurs sociaux « riches » ont recours plutôt aux cabinets privés plutôt que publics. Même cela a eu pour effet la dégradation de l’offre de soins dans les hôpitaux publics. Dans le même temps, cette dégradation a entraîné une migration du personnel qualifié vers les hôpitaux privés. C’est ce que souligne dans son article Jean-Pierre FOIRRY (2006 : 62) « la baisse de la qualité de service a entraîné une fuite du personnel qualifié et de demande solvable vers le secteur privé » L’on note donc ici, plutôt que de favoriser la santé pour tous en améliorant l’offre de soins de santé chez les enfants en particulier, l’initiative de Bamako a plutôt créé et renforcé des clivages qui s’inscrivent dans le processus de la prise en charge chez les enfants atteints du diabète.
CONCLUSION La prise en charge des enfants diabétiques au Cameroun est sujette à des réalités diverses et nombreuses. Parce qu’elle se veut comme le construit d’une société, la prise en charge des enfants diabétiques s’inscrit dans l’univers social de l’individu et laisse place à un ensemble de croyances et représentations qui sont développées autour de la maladie et de l’enfant
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L’initiative de Bamako est un programme de réhabilitation des soins de santé primaires lancé en 1987 par James GRANT, directeur de l’UNICEF. Le principe fondateur de l’Initiative de Bamako est le suivant : la vente directe aux usagers de médicaments génériques acquis à faible prix et revendus avec une marge bénéficiaire doit assurer le réapprovisionnement en médicaments et le financement des dépenses de fonctionnement des centres de santé.
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malade. C’est à ce niveau qu’est perceptible l’impact de cette maladie au niveau micro social (la famille) et au niveau macro social (la société). La plupart des professionnels de la santé au Cameroun sont insuffisamment formés au diagnostic des symptômes du diabète si bien que de nombreux enfants atteints du diabète meurent sans que leur cas ait été diagnostiqué. Lorsque le diagnostic correct est posé, le traitement et la qualité de vie des patients peuvent varier en fonction de la disponibilité et de la formation des prestataires de la santé mais aussi de la disponibilité et de l’accessibilité de l’insuline et des autres consommables de diagnostic et de traitement. La pauvreté constitue également un enjeu majeur au Cameroun. Au niveau individuel elle limite les sommes dont dispose les familles pour acheter l’insuline, des bandelettes de contrôle glycémique et diverses autres fournitures. Au Cameroun et ce dans la majeure partie des cas, chaque famille doit payer elle-même le traitement et peut ainsi se retrouver confrontée à un choix difficile entre médicaments et nourriture. En outre les moyens de transports vers les centres de traitement peuvent être coûteux ou inexistants. Il est très difficile d’améliorer la prise en charge des enfants diabétiques au Cameroun car le gouvernement camerounais ne considère pas cette maladie comme un enjeu de santé urgent. Bien que le diabète touche de milliers d’enfants dans le monde et une grande majorité au Cameroun, d’autres maladies comme le VIH/SIDA, la tuberculose et le paludisme sont jugées toujours prioritaires. Dès lors le diabète des enfants et sa prise en charge au Cameroun se déclinent en plusieurs volets dont les enjeux tant politique, économique, socio démographique ne manquent pas d’emboîter les pas aux aléas qui sou tendent cette prise en charge. Ce qui ne permet pas toujours une prise en charge adéquate de tous les enfants diabétiques du fait des données et valeurs sociétales qui entourent cette prise en charge.
BIBLIOGRAPHIE ADAM (Philippe) ; HERZLICH, (Claudine), 1994. Sociologie de la maladie et de la médecine ; Paris : Nathan. BASZANGER (Isabelle), 1996. « Les maladies chroniques et leur ordre négocié » ; in Revue Française de Sociologie, XXVII. BRADLEY (Clare), 1994. “Contribution of psychology to diabetes management”, British Journal of Clinical Psychology, pp. 11-21. FOREMAN (Martin), 2000. “An ethical guide to reporting HIV/AID ethical” Media and HIV/AIDS in East and Southern Africa: a resource book, panoply, UNESCO, pp25-456. FOIRRY (Jean-Pierre), 2006. « Utopies en lambeaux » in la santé au risque du marché. Incertitude à l’aube du XXème siècle, Paris: PUF. GOFFMAN (Erving), 1975. Les stigmates : usages sociaux des handicaps ; Paris : Éditions Minuit.
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International Diabetes Federation, 2007.” The Diabetes Atlas”, 3ème édition. Prévalence du diabète en Afrique, (2009) dans edk.fr/réserve/print/e-ocs/oo/--&titre=Labie-diabète.pdf.(Enquête) RAMON (Claude), 2009. « Traitements scientifiques et naturels » Espagne, Vidasona.
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CHAPITRE 25 La prise en charge de l’hypertension artérielle et ses incidences sur les relations avec les proches
Luther Ivan TCHIATAGNE FOSSI Doctorant au CRFD/SHSE, URFD/SHS Université de Yaoundé I [email protected]
INTRODUCTION Maladie et santé sont des réalités auxquelles sont confrontées toutes les sociétés. Quel que soit le niveau de développement, les organisations humaines doivent y faire face. Ces questions en tant qu’objet de savoir ont intéressé premièrement les sciences dites exactes, ensuite les sciences humaines. L’intérêt qu’ont les sciences humaines, et ici la sociologie, dans l’étude de ces réalités est lié à la double particularité psychologique et sociologique qu’elles apportent. Ainsi, l’étude de la maladie en sociologie revêt une grande importance, au regard de la prise en compte de la dimension sociale de la maladie qui est négligée par la médecine. C’est le cas des maladies chroniques, et plus spécifiquement de l’hypertension. Cette maladie qui a à elle seule une journée mondiale qui lui est consacrée est considérée comme l’une des maladies les plus meurtrière et handicapante de notre époque. La sonnette d’alarme est tirée par le corps médical dans diverses communications et sensibilisations. Il se veut par ailleurs tête de proue dans la lutte contre la pathologie à travers les conseils et les prescriptions faites au public en général, et aux patients en particulier. Ce travail s’arrête sur l’incidence sociale des prescriptions faites aux patients hypertendus dans les relations sociales. En fait, les prescriptions faites aux personnes malades touchent non seulement à la prise de médicaments, mais aussi et surtout à un changement des habitudes de vie des patients. Or, ces habitudes sont souvent le résultat des pratiques qui durent depuis la naissance des personnes malades et touchent aussi bien la socialisation que la culture et les préférences qui en sont issues. En outre, la
prise en charge de l’hypertension nécessite l’implication et la participation active des proches, étant donné que les prescriptions ne concernent pas seulement le malade, mais une réorganisation des pratiques. Considérant que les pratiques déterminent le type de relations sociales qui existent entre les individus, cette étude met en évidence les incidences des contraintes prescrites par le corps médical sur les relations entre un patient hypertendu et ses proches.
I. Qu’est-ce que l’hypertension artérielle ? Avant toute chose, il convient tout d’abord de présenter l’hypertension. Cette présentation se fera sous un double aspect. D’abord, il convient de s’intéresser à ce que dit la science, et plus précisément la médecine au sujet de cette maladie. Cette partie permettra de faire la lumière sur ce qu’est objectivement en médecine l’hypertension. Ensuite nous reviendrons sur les représentations sociales que les acteurs sociaux construisent autour de cette pathologie. 1. La définition médicale de l’hypertension L’hypertension est définie par l’Organisation Mondiale de la santé comme étant une pression artérielle supérieure ou égale à 160/95mmHg, chez un jeune adulte. Cette définition telle que formulée indique clairement que pour la médecine, l’hypertension est avant tout une mesure effectuée par un appareil, qui indique un état. La détection et l’identification de cette pathologie ne font donc pas nécessairement appel au vécu et au ressenti du point de vue des acteurs sociaux profanes. La présence de symptômes ressentis par l’individu n’est certes pas exclue, mais il apparaît, au vu de cette définition, que l’absence de sensation de maladie ne détermine l’inexistence de cette maladie. La médecine moderne se pose donc ainsi par ses instruments comme le moyen par excellence de dépistage de la pathologie hypertensive. Même si l’on pourrait voir en cette posture de la médecine une attitude de domination et de monopole définitionnel de la maladie, il n’en demeure pas moins qu’elle peut dire ce qu’elle appelle hypertension selon son schéma rationnel, les acteurs sociaux ne demeurent pas en marge quant aux représentations qu’ils ont de ce qu’est cette maladie. 2. Les représentations sociales de l’hypertension artérielle Il ne s’agit pas ici de donner « définition » systématique et consensuelle de l’hypertension artérielle vue par les acteurs sociaux, mais de faire ressortir les conceptions socialement construites autour de cette maladie. Car en fait, les représentations sociales ne servent pas qu’à orienter les conduites des 392
individus, mais avant tout à définir les objets sociaux. Les différentes acceptions de l’hypertension construites dans les représentations peuvent être classées en deux ordres : la définition par ceux qui n’en ont pas d’expérience pratique d’une part, et d’autre part la définition provenant des personnes ayant eu affaire à la pathologie. a. Maladie des riches Pour le premier groupe d’acteurs, l’hypertension est définie comme une maladie qui touche les personnes riches, c’est-à-dire ayant une certaine aisance matérielle et financière. L’aisance matérielle est liée pour ce groupe à la possibilité que les personnes qui en sont dotées ont de pouvoir s’offrir divers articles, notamment les aliments qui sont jugés pollués par les engrais chimiques, mais aussi provenant d’un mode d’alimentation importé (conserves, viandes, boissons…). Cette conception a cours dans les classes sociales qui se considèrent pauvres. Mais il convient de noter qu’elle révèle un clivage, une lutte symbolique existant entre les classes « aisées » et celles « défavorisées », car en effet, à l’écoute des acteurs partageant ce point de vue, l’hypertension est une maladie qui vient comme pour rétablir une certaine justice entre les pauvres qui souffrent de leur manque et les riches qui souffrent de leur abondance. b. Hypertension et sorcellerie L’hypertension au Cameroun est assimilée par certains acteurs sociaux à une maladie liée à une intervention surnaturelle : la sorcellerie. Les drames causés par cette pathologie dont le caractère est souvent et brusque laissent les proches dépourvus d’outils explicatifs. Mort subite, paralysie soudaine ou progressive, attaques cardiaques et accidents cérébraux, marquent la mémoire collective des acteurs qui ne comprennent pas pourquoi et comment une personne apparemment bien portante peut tout à coup être emportée par la mort, ou frappée d’un handicap. L’explication à ce mode de compréhension est liée à ce que l’hypertension artérielle est une maladie dite asymptomatique, c’est-à-dire que la personne qui en est atteinte ne ressent ni ne manifeste rien de spécifique qui laisse présager, de façon indubitable, un dysfonctionnement de nature à ôter la mobilité, la vigueur et la vie. c. Maladie handicapante Le second groupe d’acteurs quant à lui a une expérience pratique de l’hypertension artérielle par le fait d’en être directement concerné, soit en tant que malade, soit en tant que proche de malade. Ici, la définition de la maladie se veut plus proche des conceptions médicales. Elle n’est plus l’affaire des riches, mais le problème auquel l’acteur fait face et qui le conditionne en même temps qu’il créé le handicap dans certains cas. Les 393
nombreuses contraintes en termes de régime alimentaires, d’activité physique et de prise de médicaments les mots le plus souvent utilisés pour définir cette maladie. L’on peut donc constater et déduire que la définition de la maladie par les acteurs sociaux est souvent étroitement liée à l’expérience qu’ils en ont. Plus une personne fréquente le corps médical moderne pour se faire suivre ou pour suivre un proche malade, plus elle harmonise son discours à celui de la médecine moderne.
II. Hypertension, habitudes et relations sociales Le recours à la médecine moderne met les hypertendus face à une nouvelle réalité. Diagnostiqués malades, plusieurs d’entre eux doivent suivre un traitement médicamenteux. Mais si cette prescription dépend de la gravité de la maladie, une seconde est moins soumise à cette variable : il s’agit des comportements à adopter et qui sont impératifs à suivre, que l’on soit gravement atteint par la pathologie ou non. 1. Modification des habitudes alimentaires Le régime alimentaire proposé par la médecine moderne est fait à la fois de prescriptions et de proscriptions. En portant un intérêt particulier sur les proscriptions, il apparaît que ce que mange le commun des personnes non hypertendues ne sied pas à une personne qui est malade. Ainsi, les huiles, les quantités de sel, les modes de cuisson de repas sont analysées et adaptées pour une personne malade. Si donc quelqu’un affectionne le repas comme le « ndolè », l’« okok », le « koki », ou le « éru »1 pour ne citer que ceux-là, il doit revoir la manière de les cuisiner en y réduisant notamment le sel le sucre, et la quantité d’huile. En fait, cette prescription touche à un élément essentiel de l’identité et de l’histoire de l’individu. Elles induisent une rupture et une réorientation de la socialisation acquise par la personne malade. Ainsi les modes de cuisson de repas hérités et transmis se trouvent devoir être modifiées, ce qui n’est pas sans incidences sur les relations que la personne hypertendue entretient avec ses proches. 2. Contraintes de prise en charge et relations sociales a. Les habitudes alimentaires avant le diagnostic La prise en charge de l’hypertension artérielle induit des transformations dans le microcosme social dans lequel se trouve la personne malade. En effet, le malade se trouve dans un univers social dans lequel des manières de faire sont antécédentes à la maladie. Les pratiques alimentaires et le mode de 1
Nom de divers plats camerounais.
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relations sociales qui prévalent avant le diagnostic de la pathologie. Avant le diagnostic, et sauf existence d’une recommandation précise, la famille a des aliments qu’elle consomme sans discrimination liée à l’état de santé. Ainsi le repas qui est préparé est consommé par toutes les personnes membres de la famille, avec seulement des honneurs et des parts attribués selon les convenances culturelles et pratiques. Comme exemple de convenance culturelle, le gésier de la volaille est réservé dans certaines familles au père. Comme exemple de convenance pratique, le fait de servir chacun en fonction de ses besoins quantitatifs notamment. Cela montre bien qu’avant le diagnostic d’une pathologie métabolique, et dans le cas qui nous concerne l’hypertension, l’alimentation n’est pas soumise à des discriminations morbides dans le partage. Les mêmes repas, sont partagés, les mêmes boissons, et les acteurs sociaux ne savent pas encore ce que cela représente d’avoir une personne qui ne peut plus consommer les mêmes repas qu’eux au sein de leur groupe. b. Les habitudes alimentaires après le diagnostic Le dépistage de la maladie vient briser la routine tant dans le microcosme social. Les prescriptions médicales en effet sont comme mentionné plus haut, de nature à changer les habitudes alimentaires des personnes malades. Or celles-ci participent à un réseau de relations interdépendantes dans lequel des habitudes sont déjà intériorisées et pratiquées de longue date. Ces relations sont fondées sur ce que Guy Rocher (1968, 21-23) a appelé « attentes réciproques ». Ces dernières s’appuient sur une répartition des rôles en vue d’harmoniser le fonctionnement du groupe et sont aiguisées par l’expérience que les acteurs ont du groupe dans lequel ils évoluent. Lorsque l’on parle d’expérience, interviennent à la fois la notion de temps et celle de la connaissance d’un objet. Or, les relations sociales se construisent et se stabilisent à mesure que chacun maîtrise et comprend son rôle au fil des interactions et du temps. Pourtant, l’hypertension vient comme un élément étranger qui redistribue les rôles au sein du microcosme familial en particulier. Elle impose premièrement que les personnes proches du malade se comportent avec lui comme une personne malade. Mais ensuite et surtout, elle demande un nouveau type de relations fondé essentiellement sur la prise en charge de cette maladie. Le diagnostic de l’hypertension induit une reconfiguration dans les modes d’ « être ensemble » sur deux aspects particuliers : l’alimentation des personnes atteintes d’une part, et d’autre part la création d’un nouveau climat social lié aux contraintes de la prise en charge de la maladie.
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c. Innovations dans les habitudes alimentaires de la famille Si avant le dépistage de l’hypertension la famille pouvait prendre un même repas, les contraintes de régime alimentaire pour l’hypertendu créent dans son environnement familial une batterie d’innovation à la fois sur la façon de cuisiner, de servir et de consommer. Une observation faite auprès de quelques personnes concernées par l’hypertension que sans être des professionnels de l’alimentation, ils ont essayé d’adapter les exigences du régime à leur contexte. Il a été possible de faire ressortir trois innovations principales. - Séparer les repas La première consiste à séparer les repas. Ici, les repas de la personne malade sont différents de ceux consommés par le reste des proches. Ce mode d’adaptation est essentiellement pratiqué dans le cas de familles comportant un hypertendu qui a fait un accident vasculaire cérébral. Il consiste à cuisiner des aliments souvent non salés et pauvres en graisse qui ne seront consommés que par la personne malade. Les proches de malade n’en consomment souvent pas parce que ces repas ne contiennent souvent pas de sel. Mais aussi la raison de cette non consommation est liée au fait que ces proches ne se considèrent pas comme étant les personnes malades, et ne voient pas l’intérêt de s’alimenter comme s’ils l’étaient. Cette conception stigmatise la personne hypertendue et la classe comme personne malade. Les relations de discrimination éventuellement inexistantes avant la maladie naissent et deviennent évidentes : la personne hypertendue subit les conséquences sociales de sa maladie. - Différencier les repas La seconde innovation consiste à différencier les repas. Il s’agit ici de faire un même repas dans une même marmite pour tous, et à servir en deux temps. Concrètement, il y a deux possibilités une fois le repas cuit : soit on procède au service de la personne hypertendue, puis on sale le reste du repas pour les autres membres de la famille ; ou alors on laisse toute la marmite non salée et chacun sale son plat après s’être servi. Dans une perspective économiste, cette innovation permet de réduire les coûts de l’alimentation dans la famille. Mais il existe une dimension plus interactionnelle qui explique cette pratique. Le fait de servir à tout le même repas répond à un besoin de donner une place socialement acceptable et intégré à la personne malade. « À ce niveau, les proches estiment que la personne hypertendue quoique différente, n’est pas encore une personne à part. Elle représente un statut intermédiaire entre les personnes en santé et les personnes très malades » Tchiatagne (2013, 91).
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- Socialisation à une nourriture peu salée La troisième innovation enfin consiste à se socialiser à une nourriture peu salée. Cela revient à manger comme la personne hypertendue. Le préalable pour cela est que l’état de santé de la personne hypertendue ne soit pas dégradé au point d’exiger un régime sans sel. Ici, le repas est cuisiné pour tous, et les proches consentent à réduire le sel pour toute la famille et à le mettre à un niveau supportable par le malade. Mais réussir à imposer cette pratique dépend des relations de pouvoir qui existent entre les acteurs. L’observation a permis de se rendre compte que plus le malade occupe une position influente, plus il y a de probabilité que cette innovation soit adoptée. Par exemple, lorsque le malade est le mari et que les enfants sont jeunes, l’imposition de cette pratique dépend souvent de la volonté de la femme. Ce faisant elle satisfait les exigences de santé de son époux, et socialise ses enfants à ce type de repas. Mais si l’on considère le même cas de figure, et cette fois avec des enfants adolescents et jeunes adultes, des comportements de contournement de l’imposition commencent à être perceptibles. On peut ainsi voir des personnes ajouter du sel ou de l’arôme après avoir été servies. L’observation de ces diverses innovations permet de noter qu’à chacune d’elle correspond un type d’interactions soutenues par la perception par les proches de malades de la gravité de la maladie. d. La bulle sociale sanitaire L’une des recommandations faites par les médecins est la quiétude et la réduction des sources de contrariétés. Il n’est en effet pas recommandé pour une personne hypertendue de se retrouver dans des situations de stress et d’émotions comme la colère, l’anxiété. Cette prescription est l’une des plus complexes à mettre en œuvre. Elle exige en effet d’abord que la personne hypertendue soit maîtresse de ses émotions. Mais ce qui est pertinent ici, est qu’elle implique que les relations sociales doivent s’adapter à la nouvelle donne. Or, les contrariétés ne manquent jamais dans des relations sociales. Il s’avère donc que pour la mise en pratique de cette exigence, l’attitude des personnes qui côtoient le malade doit être au mieux conciliante. Cette prescription vient, à titre de rappel, trouver des modes de relations dans lesquels les acteurs sont ancrés depuis des années. Elle remet en question éventuellement les relations de pouvoir existant entre les individus, en exigeant de mettre au centre des préoccupations un environnement paisible et calme, propice à stabiliser l’état de santé des personnes hypertendues. L’une des difficultés fondamentales de mise en pratique de cette bulle sanitaire est que la personne qui doit être l’objet de ces attentions ne présente pas souvent des signes visibles de maladie. Les acteurs sociaux considèrent ainsi que la médecine attribue un avantage à une personne qui semble en santé. Et c’est là que se situe une difficulté de prise en charge de la maladie. La maladie est perçue dans les représentations sociales ainsi que le notent 397
Adam et Herzlich (1994, 67) comme un état qui induit une incapacité visible chez la personne qui en est atteinte. Or, l’hypertension n’est pas toujours visible dans ses effets. Ce qui rend, dans ce cas, la pratique de cette recommandation difficile. La conséquence est que les personnes malades se retrouvent dotées d’un privilège théorique constitué d’attentions. L’observation de la réalité permet de constater que cette recommandation est diversement pratiquée. L’on aurait pu penser que cette prescription redistribuerait les rôles, mais de manière générale, les relations de pouvoir et hiérarchiques restent quasiment statiques. Concrètement, si la personne malade avait avant le diagnostic une influence prédominante, la création de cet environnement sera plus faisable. En revanche, si la personne qui a besoin de cet environnement était avant le diagnostic dotée d’une faible influence, la probabilité que cette exigence soit respectée est très faible. Ainsi, les relations de pouvoir existant avant la mise en œuvre de la bulle sanitaire se conservent dans la majorité des cas. Cela crée chez certaines personnes malades un sentiment d’injustice. Tout se passe comme si difficilement les acteurs sociaux sont prêts à céder leur privilège, à perdre de leur influence, leur pouvoir. Mais en cas de gravité et de complication de la santé de personne hypertendue, la mise en place de cet environnement s’applique plus facilement.
CONCLUSION Le diagnostic de l’hypertension artérielle chez une personne implique une reconfiguration du microcosme social. Maladie asymptomatique, elle exige une prise en soins rigoureuse, doublée d’une prise en charge. Cette dernière repose essentiellement sur l’entourage immédiat de la personne hypertendue. En l’absence de structures d’accompagnement adéquates chaque famille « invente » sa recette pour y faire face. Chaque invention, chaque innovation est un moment critique pour les relations et chaque décision de prise en charge affecte les habitudes de vie des personnes. Cette prise en charge repose essentiellement sur la famille.
BIBLIOGRAPHIE ADAM, (Philippe) et HERZLICH, (Claudine), 1994. Sociologie de la maladie et de la médecine, Paris : Nathan Université, coll. « 128 » COLLIN, (Johanne), 2007. « Relations de sens et relations de fonction : risque et médicament », in Sociologie et sociétés, vol. 39, n° 1, pp. 99-122 INSERM U558, 2007. La relation médecin-malade lors de consultations de patients hypertendus en médecine générale de ville. Analyse pour l’amélioration de la prise en charge de l’hypertension artérielle et la réduction des facteurs de risque, Rapport de recherche, INPES
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PROULX, (Michelle), 2007. « Du discours savant à l’expérience subjective de la maladie hypertensive ou lorsque le sens est mis à risque », in Sociologie et sociétés, vol. 39, n° 1, pp. 79-98 ROCHER, (Guy), 1968. Introduction à la sociologie générale. Tome 1. L’action sociale, LTEE : HMH TCHIATAGNE FOSSI, (Luther Ivan), 2013. L’hypertension artérielle au Cameroun, prise en charge et incidence sur les relations sociales : une étude dans la ville de Yaoundé, Mémoire de Master en sociologie, Université de Yaoundé I.
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EN GUISE DE CONCLUSION
Au terme de cette publication, il est possible de tirer trois conclusions, provisoires, à savoir : 1) la sociologie africaine n’est pas une lubie sortie de l’imagination fertile de diplômés africains en quête de sensationnel. Elle est récente, elle traite de quelques dynamiques sociales, certes, mais elle concerne le caractère illimité et imprévisible de toute transformation sociale. Donc, la sociologie africaine requiert une construction à poursuivre, à approfondir ; 2) la sociologie africaine connaît une sorte de « printemps d’Afrique ». Après une longue période de ghéttoisation, on peut parler aujourd’hui, du temps de la sociologie, temps marqué par la « vastitude », voire l’immensité du champ heuristique ; 3) c’est dans cette immensité, raisonnablement maîtrisée, que peuvent désormais se déployer les jeunes sociologues africains, désireux de faire de la sociologie un savoir utile à l’émancipation et au développement du continent noir, le domaine privilégié, comme l’appelle, à juste titre, Frantz FANON, des « damnés de la terre ». Pr. Valentin NGA NDONGO
LES AUTEURS
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BIOLO, Joseph Tierry Dimitri. Enseignant-vacataire au Département de Sociologie, prépare une thèse de Doctorat/Ph.D en sociologie, spécialité Population et développement, sur le dynamisme des femmes paysannes, au CRFD/SHSE1 de l’Université de Yaoundé 1. BOUGOLLA MAKAÏNI, Pierre. Prépare une thèse de Doctorat/Ph.D en Sociologie, spécialité Ruralité et Urbanité, au CRFD/SHSE de l’Université de Yaoundé 1. DJIOFACK KENTSOP, Hervé Brice. Prépare une thèse de Doctorat/Ph.D en Sociologie, spécialité Population et développement, au CRFD/SHSE de l’Université de Yaoundé 1. DJOUDA FEUDJIO, Yves Bertrand. Chargé de Cours au Département de Sociologie, à l’Université de Yaoundé 1, spécialiste des questions de santé et de maladie. ESSOMBA EBELA, Solange. Assistante de recherche au Département de Sociologie, Université de Yaoundé 1, spécialisée en questions de ruralité, s’intéresse également aux questions de genre et de développement. ETOLO, Édith Valéry. Prépare une thèse de Doctorat/Ph.D en Sociologie, spécialité Population et développement, sur les dynamiques conjugales, au CRFD/SHSE de l’Université de Yaoundé 1. FOTUE SIMO, Christal Thomas. Prépare une thèse de Doctorat/Ph.D en Sociologie, spécialité Population et développement, sur les dynamiques socio-langagières, au CRFD/SHSE de l’Université de Yaoundé 1. KENGNI TIOMO, Daniel. Malvoyant depuis l’âge de 14 ans, auteur de l’ouvrage Un chemin incertain, publié chez L’harmattan en 2015, prépare une thèse de Doctorat/Ph.D en Sociologie, spécialité Population et développement, sur l’éducation inclusive, au CRFD/SHSE de l’Université de Yaoundé 1. LEKA ESSOMBA, Armand. Chargé de Cours au Département de Sociologie, à l’Université de Yaoundé 1, spécialiste en sociologie politique.
1 CRFD/SHSE signifie Centre de Recherche et de Formation Doctorale en Sciences Humaines, Sociales et Éducatives.
10. LEUMAKO, Jeannette. Assistante de recherche au Département de Sociologie, Université de Yaoundé 1, spécialisée en questions de ruralité et d’urbanité. 11. MBOUOMBOUO, Pierre. Maître de Recherche, Chargé de la valorisation au Ministère de la recherche scientifique et de l’innovation, Cameroun. 12. MITON BAGAIRA, Arnold. Centrafricain, prépare une thèse de Doctorat/Ph.D en Sociologie, Faculté des Lettres et Sciences Humaines, Université de Bangui, République Centrafricaine ; et au CRFD/SHSE de l’Université de Yaoundé 1, Cameroun. 13. MIVO NDOUBE, Albert. En voie de soutenance d’un Master II en Sociologie, option Populations et développement, sur les questions de développement durable, à l’Université de Yaoundé 1. 14. NADJIKPAN NGANANPOU, Francis. De nationalité tchadienne, il prépare une thèse de Doctorat/Ph.D en Sociologie, spécialité Sociologie politique, au CRFD/SHSE, Université de Yaoundé 1, où il est inscrit depuis 2006. 15. NGA NDONGO Valentin, Sociologue : Docteur de 3e cycle en Sociologie (1984) et Docteur d’État ès Lettres et Sciences Humaines (1999) de Paris-10 Nanterre (France) ; centre d’intervention : méthodes en sciences sociales, sociologie politique, sociologie de la connaissance, sociologie africaine ; publications : une quarantaine d’articles scientifiques au Cameroun et dans le monde, et près de cinquante communications ; publication de huit (08) ouvrages, tels que : a) 1984. Les puces, Paris : Éditions ABC. b) 1987. Information et démocratie en Afrique. L’expérience camerounaise, Yaoundé : SOPECAM. c) 1993. Les médias au Cameroun. Mythes et délires d’une société en crise, Paris : L’Harmattan. d) 2003. Plaidoyer pour la sociologie africaine, Yaoundé : Presses Universitaires. e) 2010 a. Jean Mfoulou et Jean-Marc Éla : deux baobabs de la sociologie africaines, Paris : L’Harmattan. f) 2010 b. La sociologie aujourd’hui, une perspective africaine, Paris : L’Harmattan. g) 2015. Leçons de sociologie africaine, Paris : L’Harmattan. en préparation : Problématique de la renaissance en africaine. direction de près de quarante (40) thèses et trois cent (300) mémoires de DEA et Master, au Cameroun et en Afrique noire. 16. NGAMBO FONDJO, Pierre Vincent. Titulaire d’un Doctorat/Ph.D. en Sociologie, Secrétaire Général du Ministère de la Fonction Publique et de la Réforme Administrative du Cameroun.
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17. NGUEULIEU, Élias Perrier. Enseignant-vacataire au Département de Sociologie, prépare une thèse de Doctorat/Ph.D en Sociologie, spécialité Population et développement, sur les dynamiques de l’émigration interne, au CRFD/SHSE de l’Université de Yaoundé 1. 18. NKENGUE ABEGA, Protais Brice. Enseignant-vacataire au Département de sociologie, a soutenu une thèse de Doctorat/Ph.D en Sociologie, en juin 2016, sur l’analyse sociologique des projets structurants au Cameroun, spécialité Population et développement, au CRFD/SHSE de l’Université de Yaoundé 1. 19. NNA NTIMBAN, Albert. Assistant de recherche au Département de Sociologie, a soutenu en 2015, une thèse de Doctorat/Ph.D en Sociologie, spécialité Sociologie politique, au CRFD/SHSE, Université de Yaoundé 1. 20. NSONG, Alice Yolande. Prépare une thèse de Doctorat/Ph.D en Sociologie, spécialité Population et développement, sur les dynamiques éducatives, au CRFD/SHSE de l’Université de Yaoundé 1. 21. NTIECHE, Ousmanou Diallo. Prépare une thèse de Doctorat/Ph.D en Sociologie, spécialité Population et développement, sur les dynamiques familiales, au CRFD/SHSE de l’Université de Yaoundé 1. 22. OBAME, Alain Hugues. Chercheur au Centre National d’Éducation, Ministère de la Recherche Scientifique et de l’Innovation. 23. ONAH, Jean Roger. Prépare une thèse de Doctorat/Ph.D en Sociologie, spécialité Population et développement, sur l’émergence des nouvelles professions au Cameroun, au CRFD/SHSE de l’Université de Yaoundé 1. 24. ONANA, Philippe Ferdinand. Prépare une thèse de Doctorat/Ph.D en Sociologie, spécialité Population et développement, sur le développement durable, au CRFD/SHSE de l’Université de Yaoundé 1. 25. PINGHANE YONTA, Achille. Assistant de recherche au Département de Sociologie, a soutenu en 2015, une thèse de Doctorat/Ph.D en Sociologie, sur la question de genre et développement, au CRFD/SHSE de l’Université de Yaoundé 1. 26. TCHIATAGNE FOSSI, Luther Ivan. Prépare une thèse de Doctorat/Ph.D en Sociologie, spécialité Population et développement, au CRFD/SHSE de l’Université de Yaoundé 1. 27. TEDONGMO TEKO, Henri. Chargé de Cours au Département de Sociologie, à l’Université de Yaoundé 1, titulaire d’un Doctorat/Ph.D en Sociologie, spécialité Sociologie économique, obtenu à l’Université de Douala, s’intéresse également aux nouvelles formes de religiosité. 28. YANA, Xavier Blaise. Enseignant-vacataire au Département de Sociologie, prépare une thèse de Doctorat/Ph.D en Sociologie, spécialité Population et développement, sur les enjeux de la décentralisation, au CRFD/SHSE de l’Université de Yaoundé 1.
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L’Afrique aux éditions L’Harmattan
Dernières parutions
Ethnies, nations et développement en Afrique : quelle gouvernance ? Actes du colloque de Brazzaville (Congo), du 26 au 28 mai 2014
Sous la direction de Hugues Mouckaga, Scholastique Dianzinga, Jean-François Owaye
En 1962, quelques années seulement après que la parenthèse coloniale eut commencé à se fermer, un agronome français, René Dumont, osa ce pronostic : « l’Afrique noire est mal partie ». Que de protestations ! Pourtant, plus de 50 ans après les indépendances, le continent africain est à la peine et patine. L’explication : la mal gouvernance. Du fait de ses ethnies, l’Afrique fait face à un épouvantable écueil ! Elle n’arrive pas à se constituer en nations ! Il importait donc d’agir, de réfléchir autour de cette problématique. (Coll. Études africaines, 55.00 euros, 704 p.) ISBN : 978-2-343-05785-9, ISBN EBOOK : 978-2-336-37944-9 Élections, vote et représentation politique des Africains de l’étranger Suivi du Guide des opérations électorales en dehors des frontières nationales
Wongo Ahanda Antoine
Quels sont aujourd’hui les types d’élections, les mécanismes et les procédures du vote à l’extérieur adoptés par les pays africains ? Dans cet ouvrage, qui fait la synthèse des connaissances et des pratiques du vote à l’extérieur et de la représentation politique des Africains de l’étranger, l’auteur entend apporter une contribution pédagogique au processus d’appropriation de la citoyenneté externe par les États africains. Un ouvrage qui intéressera les leaders africains, les migrants africains et tous ceux qui sont impliqués dans le processus de vote à distance à travers l’Afrique et les pays d’immigration. (Coll. Études africaines, 21.00 euros, 202 p.) ISBN : 978-2-343-02009-9, ISBN EBOOK : 978-2-336-38129-9 Manuels scolaires, environnement informatif et numérique au service de la lecture Enjeux nouveaux pour une école émergente
Thioune Birahim - Préface de Michèle Verdelhan Bourgade
Aujourd’hui, l’environnement socioculturel s’est complexifié du fait de l’émergence de technologies nouvelles qui ont envahi l’univers des apprenants et qui se révèlent, dans les espaces d’éducation et de formation, à la fois comme des promesses d’enrichissement et des menaces. Ce livre fixe quelques contours de l’utilisation des TIC (Technologies de l’Information et de la Communication) et des limites à observer dans leur application, sous peine de mettre en péril tout un patrimoine pédagogique. (16.50 euros, 164 p.) ISBN : 978-2-343-06236-5, ISBN EBOOK : 978-2-336-37731-5
L’école, gage du développement de l’Afrique
Zénith Laurent - Préface de Mathias Eric Owona Nguini
Si plusieurs facteurs et secteurs sont à considérer pour sortir rapidement l’Afrique de son retard, le domaine scolaire revêt une importance capitale. Malheureusement, ce levier du développement qu’est l’école regorge de nombreuses tares dans la quasi-totalité des pays subsahariens. Un système académique bien pensé participerait fortement à l’essor de l’Afrique. À partir de propos, témoignages et de cas vécus, l’auteur met à nu tous les manquements qui handicapent l’émergence de ces pays. (Harmattan Cameroun, 16.50 euros, 158 p.) ISBN : 978-2-343-06203-7, ISBN EBOOK : 978-2-336-38133-6 Le Caméléon et la mort en Afrique
Eschenlohr Nicole
La question de la mort hante nos esprits rationnels. Pour mieux maîtriser cette angoisse existentielle, les civilisations traditionnelles ont détourné le problème en attribuant une origine à cette mort : pourquoi et comment est-elle apparue ? En réponse à ses interrogations, la mythologie africaine, riche de liens tissés entre les hommes et les animaux, a désigné un responsable qu’elle a placé au cœur de ses récits et légendes : le caméléon. Accusé de lenteur, sa défense repose sur l’inéluctabilité de la mort... (Coll. Ethnographiques, 14.00 euros, 132 p., ) ISBN : 978-2-343-05818-4, ISBN EBOOK : 978-2-336-37485-7 Approche critique du développement en Afrique subsaharienne
Zagre Ambroise
Le sous-développement de l’Afrique subsaharienne constitue une préoccupation majeure pour les pays concernés, la communauté internationale, les milieux intellectuels et la société civile. Cet ouvrage interroge la notion de développement et envisage l’avenir de ce sous-continent vers un nouveau paradigme de développement : l’»auto-développement humain», capacité des sociétés à se développer en comptant d’abord sur leurs forces intérieures, leur capacité de création et leurs potentialités matérielles et spirituelles. (Coll. Politique et dynamiques religieuses en Afrique, 27.00 euros, 260 p., ) ISBN : 978-2-343-05939-6, ISBN EBOOK : 978-2-336-37427-7 La précarité quotidienne en Afrique de l’Ouest Culture et développement
Ernoux Jules - Préface de Michaël Singleton
Cet ouvrage propose des tranches de vie prises sur le vif dans la population, plutôt urbaine, de Côte d’Ivoire, de Guinée et du Niger. À l’issue de 33 séjours riches de rencontres collectives et individuelles, l’auteur s’interroge : comment vivre au jour le jour dans le manque permanent, seulement soucieux de manger à sa faim, de sauvegarder une santé précaire, de confier ses enfants à des écoles surpeuplées, de vivre dans l’insécurité d’un pays où l’état de droit n’est qu’une illusion ? (Coll. Écrire l’Afrique, 15.50 euros, 154 p.) ISBN : 978-2-343-05748-4, ISBN EBOOK : 978-2-336-37417-8 Le marketing de rue en Afrique
Mouandjo Lewis Pierre
Cet ouvrage, abondamment illustré d’exemples, se veut un outil pédagogique pour faciliter la compréhension de ce «Marketing de rue» tant développé par ses acteurs en Afrique. Son but est de mettre à la disposition des étudiants et responsables d’entreprises un manuel leur permettant de saisir les opportunités qui leur sont offertes par ce nouveau marché que représente la rue et où se déroulent des pratiques commerciales «agressives» et une concurrence farouche entre les entrepreneurs individuels, les grandes sociétés et les Petites et Moyennes Industries. (Coll. Études africaines, 44.00 euros, 512 p., Illustré) ISBN : 978-2-343-05770-5, ISBN EBOOK : 978-2-336-37547-2
L’Agence Spatiale Africaine Vecteur de développement
Ouedraogo Sékou - Préface de Jean-Loup Chrétien
L’Algérie est en train de finaliser la conception de son premier satellite national ALSAT2B qui devrait être entièrement conçu par ses ingénieurs. Le Nigéria veut envoyer un astronaute dans l’espace avant la fin 2015. Qui peut le croire ? Et pourtant, l’Afrique possède des agences spatiales nationales crédibles et des organisations panafricaines qui travaillent sur le sujet. Pour utiliser efficacement ces applications spatiales au service du développement, l’auteur défend la création d’une Agence Spatiale Africaine. (Coll. Diplomatie et stratégie, 18.50 euros, 188 p.) ISBN : 978-2-343-05942-6, ISBN EBOOK : 978-2-336-37375-1 Un chef-d’œuvre des arts d’Afrique La plateau de Fa (golfe du Bénin), collection Christoph Weickmann Ulm, 1659
Biton Marlène-Michèle
Dans cet ouvrage, l’auteur a tenté de mener une enquête sur un plateau de divination provenant des côtes de Guinée, importé il y a 350 ans à destination du cabinet de curiosités d’un marchand d’Ulm, Christoph Weickmann. Il s’agit d’abord de replacer cet objet dans son contexte historique et culturel et de retrouver les conditions de son arrivée en Europe. L’auteur entreprend également une analyse plastique précise ouvrant des perspectives sur les modalités de représentations utilisées et l’accès à une mythologie foisonnante. (Coll. Ethnoesthétique, 30.00 euros, 290 p.) ISBN : 978-2-343-04282-4, ISBN EBOOK : 978-2-336-37491-8 De la CEAO à l’UEMOA Ou la genèse d’une intégration sous-régionale réussie
Sawadogo Fatimata - Préface de Cheikhe Hadjibou Soumaré
Cet ouvrage est un solide argumentaire de la trajectoire de l’intégration ouest-africaine. Cette analyse historique sur les principales organisations qui ont précédé la CEAO (Communauté économique de l’Afrique de l’Ouest), se concentre sur les acquis et les insuccès de cette dernière. L’auteur analyse le passage de la CEAO à l’UEMOA (Union économique et monétaire ouestafricaine) pour mieux démontrer les grandes avancées sur le difficile chemin de l’intégration sousrégionale. Elle insiste sur le bilan positif de l’UEMOA eu égard aux nombreuses actions concrètes dans tous les secteurs de la vie socio-économique au profit des populations. (15.50 euros, 152 p., ) ISBN : 978-2-343-05985-3, ISBN EBOOK : 978-2-336-37437-6 Cheikh Hamahoullah Homme de foi et résistant L’Islam face à la colonisation française en Afrique de l’ouest
Traoré Alioune
Cheikh Hamahoullah fut l’un des principaux propagateurs du tijânisme en Afrique occidentale. Il mena un combat inlassable pour la liberté et la dignité des peuples d’Afrique pendant la période coloniale. En s’appuyant sur des documents d’archives, la tradition orale africaine et des manuscrits conservés par les fidèles et les adversaires du Cheikh, l’auteur rejette l’image d’un Hamahoullah agitateur sans culture et sans foi, que répandaient complaisamment les rapports des administrateurs coloniaux. (34.00 euros, 404 p.) ISBN : 978-2-343-04694-5, ISBN EBOOK : 978-2-336-37070-5 Quelle Afrique pour les jeunes ? Lettre ouverte
Barry David
Ce livre est une lettre ouverte d’un panafricaniste convaincu. Il s’adresse aux jeunes, car ce sont eux qui peuvent encore nourrir de grands rêves et qui ont encore la capacité de s’indigner. Le panafricanisme est pour l’auteur la seule voie royale qui permettra aux jeunes de retrouver une
certaine cohérence, un sens et surtout de reprendre l’initiative. Cette lettre ne comporte pas de recettes mais propose une démarche en fournissant des repères. (Harmattan Burkina Faso, Coll. L’Harmattan International Burkina Faso, 16.50 euros, 166 p., ) ISBN : 978-2-343-06009-5, ISBN EBOOK : 978-2-336-37484-0 Dynamiques des guerres civiles en Afrique
Sous la direction d’Arsène Brice Bado
Cet ouvrage offre un essai de typologie des nombreuses hypothèses concurrentes dans l’analyse des causes des guerres civiles en Afrique. Il distingue 3 éléments dans la chaîne causale de leur émergence : les facteurs structurels, les éléments amplificateurs et les facteurs déclencheurs. Si les causes peuvent être similaires pour certains conflits, il restitue à chacun sa complexité selon les acteurs en présence, l’histoire sociopolitique particulière des sociétés et les conditions matérielles. (Coll. Études africaines, 21.00 euros, 212 p.) ISBN : 978-2-343-05586-2, ISBN EBOOK : 978-2-336-37590-8 Les menaces émergentes à la paix et à la sécurité en Afrique de l’Ouest et du Centre : de 1990 à nos jours
Bamba Mamadou - Préface du Pr Ismaïla Madior Fall
Cet ouvrage apporte des éléments de réponse aux questions que soulève la problématique de la paix et de la sécurité dans ces deux sous-régions du Continent, si différentes et si proches l’une de l’autre par la géographie, les similitudes socio-historiques et le caractère transnational des défis qui émergeront sur l’un des territoires communautaires et qui ne manqueraient d’atteindre l’autre. (Coll. Études africaines, 24.00 euros, 242 p.) ISBN : 978-2-343-06163-4, ISBN EBOOK : 978-2-336-37576-2 Violences et conflits en Afrique des Grands Lacs Polémologie et géo-systémisme
Mashimango Abou-Bakr Abelard - Préface de Daniel Derivois
Ce livre esquisse les diverses recompositions géopolitiques et stratégiques de la région des Grands Lacs et appréhende la problématique de la conflictualité sous l’angle de la polémologie. Il propose une réflexion transversale sur la bellicité en Afrique des Grands Lacs et analyse les facteurs qui se rapportent au «phénomène de guerre», à savoir les «complexes belligènes» et les causes du déclenchement des hostilités, de l’éclatement de la guerre, principalement en RDC et au Rwanda. (Coll. Études africaines, 20.00 euros, 198 p.) ISBN : 978-2-343-03586-4, ISBN EBOOK : 978-2-336-37473-4 Le pagne africain et sa symbolique Femmes et féminité au travers de motifs d’un objet majeur de la culture africaine
Mukundila Kembo Dieudonné - Préface de Masiala ma Solo
Ce livre explore la manière dont le signe de la femme est utilisé dans les illustrations des pagnes africains. Il montre le caractère sexué du pagne en relation avec les fonctions sociales de la femme, lesquelles contribuent à la structuration de la société. L’objet n’est pas seulement artistique, il est culturel et social et se trouve à la fondation des croyances, des institutions, des structures sociales. Il cesse d’être uniquement un vêtement et devient un lieu de savoir et de culture, un reflet de la société africaine. (illustrations en couleur) (Coll. Culture Africaine, 20.00 euros, 174 p.) ISBN : 978-2-343-04531-3, ISBN EBOOK : 978-2-336-37124-5
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Dynamiques sociales en Afrique noire Chantiers pour la sociologie africaine Dynamiques de développement et d’environnement, mutations urbaines et migratoires, questions de changements politiques, culturels, structurels, familiaux et de genre, questions de santé, etc., voilà quelques transformations sociales à l’œuvre en Afrique noire, et qui montrent bien que la sociologie africaine existe, qu’elle est en construction, et qu’elle est inexorablement engagée dans un processus d’irréfutabilité devant conduire à sa consolidation, dans un village planétaire diversifié et contrasté. Telle est la quintessence du contenu du présent ouvrage. Les observations d’ordre épistémologique seront, bien entendu, les bienvenues.
Valentin Nga Ndongo, coordonnateur du présent ouvrage, est titulaire d’un doctorat de 3e cycle en Sociologie et d’un doctorat d’État ès Lettres et Sciences humaines, option Sociologie, tous deux obtenus à l’Université de Paris-10 Nanterre, il est professeur de sociologie des universités camerounaises. Ses centres d’ intérêt académiques et heuristiques sont principalement les suivants : méthodes, sociologie politique, sociologie de la connaissance et, bien sûr, sociologie africaine. Il est auteur de huit ouvrages publiés au Cameroun et à l’ étranger, dont Plaidoyer pour la sociologie africaine (Yaoundé, Presses Universitaires, 2003), et Leçons de sociologie africaine (Paris, L’Harmattan, 2015).
ISBN : 978-2-343-09738-1
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