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French Pages 242 [243] Year 2020
Cet ouvrage pose le fondement d’une anthropologie philosophique africaine à la lumière de la philosophie de Paul Ricœur. Il s’agit de penser une nouvelle grille d’intelligibilité permettant à l’Africain de se saisir comme sujet de capabilités, doté de multiples pouvoirs, capable de transcender la négativité, de se réconcilier avec soimême, avec sa propre histoire dans la dynamique de nouveaux rapports au monde aux fins de restaurer la vie éthico-politique africaine.
Vincent Davy Kacou est Maître Assistant CAMES, Directeur des études au Grand Séminaire Saint Paul d’Abadjin-Kouté, missionnaire à l’UCAO-UUBa (Mali), membre du comité de lecture des Cahiers de l’IREA (L’Harmattan Paris) et membre du Centre International d’Etudes et de Recherches en Sciences de la Communication Politique (CIRESCOP) de l’Université Hassan II de Casablanca.
ISBN : 978-2-343-20296-9
25,50 €
Vincent Davy Kacou
Ce livre se présente à la conception et à la réalisation comme un travail d’anthropologie philosophique à consonance éthicopolitique. La philosophie de Paul Ricœur n’est pas coupée du réel. Elle a plutôt un rapport avec l’existence. C’est une philosophie qui prend l’homme comme centre d’intérêt.
DÉBATS
Vincent Davy Kacou
PAUL RICŒUR Pour une poétique d’éthique politique en Afrique
Pour une poétique d’éthique politique en Afrique
Pour une poétique d’éthique politique en Afrique
PAUL RICŒUR
PAUL RICŒUR
OUVERTURE
PHILOSOPHIQUE DÉBATS
Paul Ricœur Pour une poétique d’éthique politique en Afrique
Collection « Ouverture philosophique » Série « Débats » dirigée par Dominique Chateau, Jean-Marc Lachaud et Bruno Péquignot Une collection d’ouvrages qui se propose d’accueillir des travaux originaux sans exclusive d’écoles ou de thématiques. Il s’agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions, qu’elles soient le fait de philosophes « professionnels » ou non. On n’y confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique ; elle est réputée être le fait de tous ceux qu’habite la passion de penser, qu’ils soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou… polisseurs de verres de lunettes astronomiques. La série « Débats » réunit des ouvrages dont le questionnement et les thématiques participent des discussions actuelles au sujet de problèmes éthiques, politiques ou épistémologiques. Déjà parus Samuel MONTPLAISIR, La croyance et ses horizons normatifs, 2020. Jean-Marc ROUVIERE, Au-devant de soi. Esquisses vers une philosophie de l’anticipation, 2019. Henri DE MONVALLIER, Nicolas ROUSSEAU, La phénoménologie des professeurs. L’avenir d’une illusion scolastique, 2020. Béatrice CANEL-DEPITRE, Homme/animal, Destins liés, 2019. Benoît BOHY-BUNEL, Symptômes contemporains du capitalisme spectaculaire, 2019. Gérard GOUESBET, Violences des Dieux, 2019.
Vincent Davy KACOU
PAUL RICŒUR Pour une poétique d’éthique politique en Afrique
© L’Harmattan, 2020 5-7, rue de l’École-Polytechnique ; 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-343-20296-9 EAN : 9782343202969
Sous l’histoire, la mémoire et l’oubli. Sous la mémoire et l’oubli, la vie. Mais écrire la vie est une autre histoire. Inachèvement. (Paul Ricœur, La Mémoire, L’histoire et l’Oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 657.)
PROLOGOMENES Pour une poétique d’éthique politique en Afrique à partir de l’herméneutique du soi de Paul Ricœur entend poser les jalons d’une anthropologie philosophique africaine à la lumière de la philosophie de Paul Ricœur. Mais avant toute aventure, il importe de savoir qui est Paul Ricœur, d’une part, et d’autre part, de faire une archéologie de sa pensée. Jean Paul Ricœur est né le 27 février 1913 à Valence (Drôme) de Jules Ricœur et de Florentine Favre et rappelé à Dieu dans la nuit du 20 au 21 Mai 2005 à Châtenay-Malabry. Il est issu d’une famille protestante, orphelin très jeune, car il perd sa mère peu après sa naissance, puis son père qui disparaît au cours de la bataille de la Marne en septembre 1915. Plus tard, il perdra encore son unique sœur, victime d’une tuberculose. Très vite, sa passion du livre et de la lecture prend la place des affections manquantes, et donne sa forme à un chemin de soi qui passe inexorablement par les autres. La tension entre la foi dans laquelle il a été élevé (il en parlera comme d’« un hasard transformé en destin par un choix continu ») et la philosophie critique laissera pour toujours chez lui un style de tension plutôt que de synthèse ou de conciliation. En 1933, licencié en philosophie de 20 ans, Ricœur prend un poste de professeur au lycée de Saint-Brieuc, tout en préparant sa maîtrise de philosophie sur le problème de Dieu chez Lachelier et Lagneau. L’année suivante il arrive à Paris pour préparer l’agrégation, où il sera reçu second en 1935. Cet été-là il se marie à Rennes avec Simone Lejas, une amie d’enfance. Ils auront cinq enfants, trois avant la guerre, deux après. C’est surtout la revue Esprit, créé en 1932, qui suscite son enthousiasme. Il écrit ses tout premiers articles en 1935 dans la revue détonante qu’est Terre Nouvelle, organe des chrétiens révolutionnaires par l’union du Christ et des travailleurs pour la Révolution sociale. On trouvera des traces de cette hésitation fondamentale dans son texte « Etat et violence ». Jusqu’à la déclaration de guerre, il enseigne la philosophie au lycée, à Colmar puis à Lorient, tout en apprenant l’allemand pour lire Husserl et Être et Temps de Martin Heidegger. Mobilisé en 1939 en tant qu’officier de réserve, Paul Ricœur est très vite pris dans l’étau de l’armée nazie. Il travaille l’œuvre de Karl Jaspers dont il retiendra entre autres le style de « combat amoureux ». Cette lecture commune de Jaspers donnera lieu à sa première publication en 1947, Karl Jaspers et la philosophie de l’existence, co-écrit avec Dufrenne. Il traduit Husserl, auteur mis à l’index par les nazis, à l’abri des regards de ses geôliers. Il se voit donc contraint d’utiliser les marges d’Ideen I pour en faire clandestinement une traduction qui paraîtra en 1950. Au sortir de cette période de captivité, Paul Ricœur s’installe pour un temps en un haut lieu de la résistance passive à l’occupant, à Chambon-surLignon, Ricœur enseigne la philosophie au Collège cévenol et prépare sa thèse sur La volonté. Paul Ricœur effectue lui aussi la traversée de l’existentialisme,
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mais d’un existentialisme essentiellement nourri par la pensée de Gabriel Marcel, Jaspers et Kierkegaard. C’est dire l’orientation d’emblée éthique de la phénoménologie de Ricœur, de sa philosophie de la volonté. La carrière universitaire conduit Paul Ricœur à quitter le Chambon pour Strasbourg où il s’installe en 1948, succédant à Jean Hyppolite. Par-delà des prises de positions politiques, Paul Ricœur est surtout dans ces années l’introducteur de Husserl en France avec Levinas et Merleau-Ponty. En 1950, il soutient sa thèse sur la volonté. C’est d’abord l’idée qu’on ne peut penser le volontaire sans l’involontaire, que tout n’est pas choisi, et que, contrairement à ce que dit Nietzsche, « vouloir n’est pas créer ». C’est aussi que l’humain est un mixte de finitude et d’infinitude, qui porte, dès la dialectique de l’agir et du pâtir, une disproportion entre une face de responsabilité, de capacité, et une face de vulnérabilité, de fragilité. Dans cette disproportion se loge la faillibilité humaine, la possibilité d’être coupable, de faire le mal que l’on ne voulait pas. Le mal est donc l’une de ces grandes apories de la pensée, qui oblige la philosophie à faire le détour des symboles, des mythes, du tragique, de toutes les sources non philosophiques qui déplacent l’intelligence même de la question. Ces années de bonheur d’enseigner sont marquées par l’approfondissement, chaque année, d’un grand auteur classique : de Platon et Aristote à Spinoza, Kant ou Hegel. Paul Ricœur, devenu alors professeur en titre, se présente à la Sorbonne en 1955 : battu par Jean Guitton, il est élu l’année suivante. A partir de 1960, après son article-tournant « Le symbole donne à penser », publié dans Esprit en 1959, Paul Ricœur se trouve dans son parcours philosophique à un moment majeur qu’il qualifiera plus tard de « greffe herméneutique » sur son programme phénoménologique. L’idée centrale est qu’une philosophie sans présupposition, sans pré-compréhension est impossible, et que toute naïveté est en quelque sorte « seconde », comme reconquise par-delà la critique. C’est d’ailleurs le moment où Ricœur découvre et publie dans la collection qu’il dirige au Seuil, le livre du philosophe de l’herméneutique post-heideggérienne Hans-Georg Gadamer, Vérité et Méthode. Ricœur reprend certains des grands thèmes de cette herméneutique, mais en les soumettant à un déplacement. En 1965 de son ouvrage De l’interprétation, essai sur Freud, lequel prolonge sa réflexion sur les symboles de la culpabilité mais aussi de la souffrance absurde. Dans cette série, on trouve aussi un dialogue au sommet avec Claude Lévi-Strauss publié dans Esprit en 1963. Ricœur maintient le cap d’une herméneutique du sujet, mais d’un sujet qui ne se déchiffre qu’indirectement dans ses œuvres et ses signes. Le conflit des interprétations, fondé sur la polysémie et les doubles sens, reprend la dialectique des interprétations réductrices (les « herméneutiques du soupçon ») et des interprétations amplifiantes, déjà à l’œuvre dans le livre sur Freud. Il montre le caractère irréductible du différend entre les grandes herméneutiques rivales.
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En 1964, lorsqu’il est question de participer à la création d’une nouvelle université dans la banlieue parisienne, à Nanterre, Paul Ricœur est partant et fonde le département de philosophie, avec, entre autres, son camarade de captivité Dufrenne. Un peu plus tard, il y fera appeler des amis de longue date comme Emmanuel Levinas. Les événements de 68, il figure aux côtés d’Alain Touraine et d’Henri Lefebvre au nom des « avocats » de Cohn-Bendit devant la commission disciplinaire qui doit statuer sur son renvoi de l’université. Il y perçoit l’avènement d’une révolution culturelle propre aux sociétés industrielles avancées en proie à une perte de sens. En 1969, il devient doyen. La tension monte à Nanterre et Ricœur, de peur d’un enchaînement violent, décide avec le Conseil de l’université, la banalisation du campus comme mesure plus préventive que répressive. Le doyen Ricœur donne sa démission le 9 mars 1970 avec le sentiment amer d’avoir été manipulé. L’échec de la gestion de Nanterre, conduit Paul Ricœur, tout en continuant à enseigner en France, à s'investir davantage ailleurs. A l'Université de Louvain, où il enseigne pendant trois ans dans ce haut lieu de la phénoménologie qui abrite les Archives Husserl. Et surtout aux Etats-Unis où il en profite pour apporter des réponses philosophiques aux impasses propres au paradigme structuraliste qui domine encore le paysage intellectuel français. Il prend la succession de Paul Tillich à la Divinity School de Chicago et entre à partir de 1970 au département de philosophie de l’Université de Chicago, poste qu’il occupera jusqu’en 1992. Il partage simplement son temps entre la France et les Etats-Unis où il se lie d’amitié avec Mircea Eliade. Durant ces années « américaines », paraissent en 1975, puis en 1983 et 1985, deux sommes qui sont les véritables réponses au structuralisme, mais aussi à la philosophie analytique et pragmatique, permettant de s’en approprier les avancées, tout en poursuivant la réflexion au travers de leurs apories. Avec la publication de La Métaphore vive en 1975, Paul Ricœur montre que la métaphore ne réside pas dans le mot d’une dénomination déviante, mais dans la tension introduite dans la phrase entre des aires sémantiques brutalement rapprochées par une « prédication impertinente ». Le sens métaphorique comporte ainsi un travail de la ressemblance au travers de la différence. Puis, dans Du texte à l’action, il montre qu’il y a un monde ouvert par le texte, devant lui. On ne passe du texte à l’action que par le détour de l’imagination poétique, et des possibilités neuves d’exister, de sentir et d’agir, dont le texte fraye la voie en refigurant le monde de l’action. Dans la trilogie Temps et Récit, Ricœur fait correspondre à une aporétique de la temporalité une poétique de la narrativité : on ne peut penser le temps directement, mais le temps humain peut être raconté, tant sous les diverses modalités de la fiction que sous celles de l’histoire. Il répond ainsi aux historiens qui croyaient avoir relégué le récit dans les poubelles de l’histoire au nom d’une histoire-problème et d’un scientisme quantitativiste qui considérait que la vérité historique était au bout de l’ordinateur. Au contraire, Paul Ricœur démontre que la seule manière de penser la temporalité
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est d’en faire le récit. Il souligne par ailleurs les limites d’une identité seulement narrative, là notamment où elle rencontre l’impératif éthique. En 1981, Ricœur en France. En 1988 sonne l’heure de la consécration, lorsque toute une jeune génération intellectuelle découvre avec ravissement la force et la cohérence d’une pensée qui s’est constamment enrichie sans cesser de forer dans la même direction. Ricœur devient alors pour beaucoup le modèle même de l’intellectuel toujours interpellé par l’événement et essayant d’y répondre simplement en penseur, et non en maître penseur. A la confluence de ces courants, Paul Ricœur peut reprendre à nouveaux frais la question du sujet et publie en 1990 aux Editions du Seuil, Soi-même comme un autre, véritable somme synthétique riche de ces cercles successifs de lectures. Donné initialement sous la forme de conférences à Edinburgh (les Gifford lectures), ce livre fraye une voie entre un ‘cogito exalté’ en dehors de ses dires et faits, et un ‘cogito qui s’y dissoudrait entièrement’, en liquidant la question « qui ». Car la question interdit à l’identité d’être même qu’ellemême : elle la fait varier sous divers profils et divers appels qui structurent finalement une éthique déployée sous trois modalités (visée éthique, norme morale, sagesse pratique). On trouve un écho de cette pluralité de régimes dans son magnifique livre de commentaires philosophiques du texte biblique, Penser la Bible (1998), prolongeant ce qui était déjà en germe dans le superbe petit, Amour et justice (1990), Le Juste (1995). Ricœur cherche une parole juste qui ne refuse pas l’engagement. Plaçant le juste entre le légal et le bon, il tente d’équilibrer l’univers souvent purement procédural des juristes ou purement catégorique de la morale kantienne, par la visée téléologique de la vie bonne, plus proche de l’éthique d’Aristote mais aussi de la pensée politique de Hannah Arendt. Le recours au bon rappelle les intentions du vivre ensemble, que la loi ne saurait éliminer dans son souci exclusif d’éviter le malheur. Paul Ricœur revient sur l’idée d’identité narrative qui, en ces temps de « tyrannie de la mémoire », risquait d’être confondue avec le ressassement d’un repli identitaire, excluant la dimension de l’altérité ainsi que la faculté d’inventer ensemble. Ce souci citoyen le conduit à intervenir dans le champ de l’écriture historienne avec sa publication de La mémoire, l’histoire, l’oubli, somme qu’il livre en septembre 2000 aux lecteurs en général et aux historiens en particulier comme un défi : « Je reste troublé par l’inquiétant spectacle que donnent le trop de mémoire ici, le trop d’oubli ailleurs, pour ne rien dire de l’influence des commémorations et des abus de mémoire et d’oubli. L’idée d’une politique de la juste mémoire est à cet égard un de mes thèmes civiques avoués ». Il s’y interroge sur la question de la crédibilité du témoignage et de la représentation du passé. Très préoccupé, de manière kantienne, d’éviter la démesure et les divers modes de chevauchement qu’elle implique, Ricœur s’est attaché à réfléchir aux rapports entre histoire et mémoire qui constituent un point sensible et parfois obsessionnel de notre fin de siècle, moment bilan des désastres d’un tragique XXe siècle. Sous la question de la mémoire et de
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l’oubli, cependant, se tient le thème de la vie, et de son inachèvement. Le difficile travail du pardon, où Ricœur renoue amicalement son débat avec Derrida, cède la place à une simple gratitude, qui accepte d’être sans travail. En publiant La Critique et la conviction, Ricœur était déjà revenu sur son propre parcours. En 1997, Simone Ricœur s’était éteinte, après 63 ans de vie partagée avec Paul, et endeuillée par la mort tragique de leur fils Olivier en 1986. Dans le Parcours de la reconnaissance, paru en 2004, Ricœur reprend une nouvelle fois sa question philosophique, recroisée ici en diagonale au travers des divers niveaux significations du mot « reconnaissance » dans le dictionnaire. Cette démarche de variations sémantiques, qui permet de pointer les limites de chacune d’elle, avant d’approfondir les paradoxes qui permettent de faire tenir ce faisceau polysémique sous le même vocable, permet de penser ce que simplement nous disons tous les jours : réciprocité, jusqu’à la gratitude (« l’un l’autre »). Mais la surprise, c’est l’absence dans l’histoire des idées philosophiques d’une grande théorie de la reconnaissance comparable à celle de la connaissance. Comme si l’ombre du solipsisme planait sur cette question, interdisant toute vue de surplomb entre le soi et l’autre. Le passage de l’asymétrie à la réciprocité mutuelle ne peut se faire qu’en mesurant une juste et irréductible distance : « nous avons vu dans le recevoir le terme charnière entre le donner et le rendre ; dans le recevoir, lieu de gratitude, la dissymétrie entre le donateur et le donataire est deux fois affirmée ; autre est celui qui donne et celui qui reçoit ; autre celui qui reçoit et celui qui rend. C’est dans l’acte de recevoir et la gratitude qu’il suscite que cette double altérité est préservée. » Cet éloge de l’amitié marque l’horizon de sa pensée. Jean Paul Gustave Ricœur est un philosophe français du vingtième siècle qui se situe à la croisée de trois grandes traditions philosophiques : la philosophie réflexive française, la philosophie dite continentale européenne et la philosophie analytique anglo-saxonne. Paul Ricœur s’exprime en ces termes : « J'aimerais caractériser la tradition philosophique dont je me réclame par trois traits : elle est dans la ligne d'une philosophie réflexive ; elle demeure dans la mouvance de la phénoménologie husserlienne ; elle veut être une variante herméneutique de cette phénoménologie »1. Ne voulant rien ignorer de ce qui fut l’horizon philosophique de son temps, Ricœur ne cesse de confronter son travail aux défis venus du dehors : psychanalyse, linguistique et anthropologie structurales, philosophie analytique, analyse littéraire, épistémologie des sciences humaines. Ricœur est un auteur multidimensionnel à tel point qu’on ne sait vraiment pas, par quelle porte il faut entrer pour l’aborder. Il est l’un des rares philosophes contemporains à ouvrir diverses portes, à savoir : la phénoménologie, la philosophie herméneutique, l’éthique, la politique, la 1
Paul Ricœur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Paris, Seuil, 1998, p.25.
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philosophie de la religion, la philosophie du langage, la philosophie du droit, la philosophie de l’histoire, etc. Ricœur touche à tout. Touchant à tout, il s’est aussi et depuis toujours proposé de suivre de long détour ou comme le dit luimême « la voie longue » de la réflexion. Ricœur à en horreur les raccourcis de la pensée. Fort de cela, le lecteur qui le suit est invité à la patience. Ainsi affirme-t-il : « Je demande au lecteur une longue patience »2. L’entrée dans le champ ricœurien présuppose une ascèse, un temps métaphysique, un temps psychologique et un temps matériel. Tous ces facteurs pourront alors permettre de percevoir le point nodal de la pensée de Ricœur qui n’est pas une réalité donnée, mais à retrouver, à détecter par la pensée pure. La philosophie de Ricœur est une pensée à multiple facettes qui présenterait apparemment une réalité disparate. C’est vrai, Ricœur utilise diverses méthodes et aborde des termes très variés qui semblent déconcerter le lecteur qui l’aborde pour la première fois. Malgré cette flopée de termes et de méthodes, il existe chez Paul Ricœur un point nodal de sa pensée. Il n’est pas, en effet, vrai comme on le lui a parfois reproché que sa pensée soit dépourvue d’unité. Au fond, la question du sujet constitue la problématique centrale de la philosophie de Ricœur. Toutes les autres questions convergent vers elle afin de la saisir selon des déterminations de plus en plus concrètes. Les multiples interventions de Ricœur pour éclairer les questions majeures de la cité sont le prolongement direct de son œuvre philosophique, une exemplification du primat de l’action et de la fonction du philosophe tel qu’il l’entend, qui se doit être contemporain de son temps. Son ontologie est une ontologie de l’agir, non comme assise de certitude mais comme construction toujours ouverte sur le futur et contribution à la formulation de notre horizon d’attente. Fonder sur l’agir humain, la pensée de Ricœur vise à faciliter le dialogue entre les différences et à trouver la juste distance dans la relation entre les différences et à trouver la juste distance dans la relation entre le même et l’autre, le proche et le lointain, contribuant ainsi au partage d’un fond commun de l’être divisé en rupture multiple. Ricœur ne prône à cet égard ni l’effusion émotionnelle, ni la posture de surplomb qui prétend tout englober. Au contraire, il s’approprie l’œuvre des philosophes les plus anciens comme autant de réserve de sens, et fait d’eux nos contemporains, appelés à nous aider dans la nécessaire clarification des concepts : « La philosophie grecque est avec nous dans une proximité que n’ont pas l’économie ou la politique grecque devenue obsolète »3. Renonçant à la figure du philosophe comme intellectuel militant, dénonciateur au nom de la seule indignation portée par l’éthique de conviction, telle qu’elle a été incarnée par Sartre, Ricœur n’adopte pas pour autant le modèle anglo-saxon dans lequel l’intellectuel est un savant, un expert confiné dans son cercle et animé par l’unique éthique de la 2 3
Paul Ricœur, Temps et récit, Paris, Seuil, 1985, p. 68. « France culture » émission d’Alain Veinstein avec Paul Ricœur, 17 mai 1994
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responsabilité. Paul Ricœur reste pour beaucoup le modèle même de l’intellectuel toujours interpellé par l’évènement et essayant d’y répondre simplement en penseur et non en maître penseur. Dès lors, à la fois phénoménologue et historien des sciences humaines, Paul Ricœur est le philosophe de la condition humaine. De toute évidence, si pour Kant, le respect est d’abord respect de la loi, pour Ricœur, il est d’emblée respect de la personne. La personne est toujours à venir. Autrement dit, elle est un projet d’humanité. La personne, c’est l’humanité même de l’homme. Carte de tous les détours, la pensée de Ricœur montre que le soi ne se connaît pas lui-même directement, mais seulement à travers les signes déposés dans sa mémoire et son imagination par les grandes cultures. Ainsi, l’identité d’une personne est une dynamique en marche, tendue par une intrigue qui la mêle à l’intrigue des autres. Ce n’est pas la même chose d’exister dans le regard d’autrui et d’exister dans la capacité. L’idée directrice de Paul Ricœur est l’accueil de l’autre qui devint chez lui une conduite intellectuelle sans bord et sans limite. Pour le philosophe des dialogues, la reconnaissance de l’autre reste une tâche et un mystère. En somme, la philosophie de Paul Ricœur n’est pas coupée du réel. Elle a plutôt un rapport avec l’existence. C’est une philosophie qui prend l’homme comme centre d’intérêt. Philosophe français du XXe siècle, Paul Ricœur se reconnaît lui-même comme étant débiteur de plusieurs philosophes et penseurs. A son premier maître, le professeur Roland Dalbiez, il doit, comme il l’écrit lui-même plus tard dans son autobiographie intellectuelle4, sa détermination à ne jamais fuir les obstacles, mais à les affronter. Il lui doit aussi le souci constant de la pédagogie, le goût pour l’argumentation, sans oublier sa résistance à la prétention, à l’immédiateté, à l’adéquation et à l’apodicticité du cogito de Descartes d’une part, et du ‘‘Ich bin’’, c’est-à-dire du « Je suis » kantien. Gabriel Marcel l’initia « personnellement » à la méthode socratique, l’éveillant ainsi à la création personnelle « où la précision conceptuelle n’était jamais sacrifiée à l’impression ou à l’intuition »5. De cette vigilance critique, naît le plaidoyer pour la méthode dite de « réflexion seconde ». Il s’agit d’une méthode, différente de la « réflexion primaire » réputée réductrice et objectivante. Elle est une reprise au second degré d’expériences vives. Ceci, en retour, l’a beaucoup aidé à accueillir les principaux thèmes marceliens. A l’école de ce maître, philosophe du concret, Ricœur développe le souci du concret, la quête d’aller vers les choses elles-mêmes, ainsi que la quête de la justice, le sens de la promesse et la fidélité à celle-ci, sans oublier l’ouverture à l’étranger, une philosophie de l’acte le portant à participer activement à son temps1. Tout en étant élève de Gabriel Marcel, Ricœur ne renie pas cependant les orientations majeures d’une philosophie réflexive. Au contact de ce maître, 4 5
Paul Ricœur, Autobiographie faite, Paris, Seuil, 1995, p. 12-13. Ibid, p. 16.
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Ricœur prit aussi connaissance des thèmes voisins de Karl Jaspers, qu’il appelle son « interlocuteur muet », et qui accentue son pouvoir d’exister par invention de liberté et par choix. Notons aussi que dans les années d’avant la deuxième guerre mondiale, en France, la phénoménologie de Husserl fut connue, mais de façon très partielle et très sélective6. C’est grâce à son ami Maxime Chastaing que Ricœur connut la traduction anglaise des Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures (1913) de Husserl, ouvrage connu sous sa forme abrégée d’Ideen I, et dont il entreprit la traduction en français. Durant les cinq années de sa captivité (1940-1945), Ricœur lut non seulement les trois tomes de la Philosophie de Karl Jaspers, mais reprit avec grand soin sa lecture de Heidegger et commença la traduction de Ideen I de Husserl, où il est question de redynamiser l’esprit en lui donnant une nouvelle vision du monde et de la conscience. C’est aussi entre 1940 et 1945 qu’il va jeter les bases de sa thèse sur la philosophie de la volonté, thèse qu’il soutient en 1950. Il fait connaître, à l’instar d’Emmanuel Levinas, de Maurice Merleau-Ponty et de Jean-Paul Sartre, la phénoménologie husserlienne dont il devient particulièrement l’introducteur. Cette phénoménologie, selon Ricœur, est un idéalisme transcendantal et cet idéalisme, si rudimentaire qu’il soit, si l’on reste au niveau de départ, c’est-à-dire au niveau de la psychologie intentionnelle, paraît n’être qu’un idéalisme subjectif. En effet, la phénoménologie, pour la définir sommairement, consacre le primat de la conscience de quelque chose sur la conscience de soi. La découverte fondamentale de la phénoménologie est sans doute l'intentionnalité, qui signifie que l’acte de viser quelque chose ne s'atteint lui-même qu'à travers l'unité identifiable et ré-identifiable du sens visé. Par ce travail concret se constitue la « chose ». La phénoménologie permet alors d'appréhender le sujet, l'objet et l'opération intellectuelle, psychique, sensible dans un même mouvement. La phénoménologie est ainsi l'élément essentiel de la philosophie de Paul Ricœur. Elle poursuit la philosophie réflexive du « je pense », la réalise et la transforme dans le « je pense quelque chose ». Sur cette phénoménologie se greffe l'analyse herméneutique dans le travail de Paul Ricœur. Si l'une et l'autre sont étrangères par leur origine et dans leur démarche première, la réflexion du philosophe les réconcilie par un subtil mouvement. L'herméneutique se structure en effet autour de la question « qu'est-ce que comprendre ? ». C’est dire que le postulat fondamental de cette conception de l’herméneutique est que « se comprendre, c’est dire que le postulat fondamental de cette conception de l’herméneutique est que « se comprendre, c’est se comprendre devant le texte et recevoir de lui les conditions d’un soi autre que le moi qui vient à la lecture »7. La phénoménologie herméneutique dont Ricœur est le principal représentant en 6 7
Ibid, p. 13 Paul Ricœur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, p. 31.
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France se nourrit de méthodes et de démarches qui lui viennent d’autres sites que le sien propre, et l’incitent à privilégier le dialogue et le conflit des interprétations. En dehors de Roland Dalbiez, Gabriel Marcel, Karl Jaspers et Husserl, bien d’autres penseurs ont influencé Ricœur, cet historien de la philosophie dont la fécondité intellectuelle si dense est indéniable. Sans prétendre donner une liste exhaustive de ces penseurs, on peut notamment citer entre autres, Emmanuel Mounier, auprès de qui il apprit à articuler ses convictions spirituelles avec ses prises de positions politiques au lieu de les juxtaposer simplement. A l’école de Mounier, Ricœur apprit donc à faire la distinction nette entre pensée et action. Il lit et découvre aussi Hegel et sa philosophie dialectique à travers Kierkegaard : « Retenant la signification profonde de la philosophie hégélienne, Ricœur jette les bases d’un sentier éthique dont l’ambition discrète est de tisser de nouveaux liens entre ‘‘téléologie’’ et ‘‘déontologie’’, mais aussi de réfléchir sur les conditions de l’expérience historique »8. A Hegel, Ricœur doit l’exigence politique et son sens de l’Etat qui ne le quittera point. Dans les années soixante, il étudie Freud et dialogue avec Claude Lévi-Strauss. Ricœur est aussi débiteur de la philosophie de la réflexion de Jean Nabert dont la référence est un des meilleurs fils conducteurs de sa pensée, surtout dans Soi-même comme un autre. Lecteur de Jean Nabert, Ricœur montre que c’est par l’interprétation en tant que travail de pensée que l’on déchiffre le sens caché dans le sens apparent des phénomènes pour une compréhension de soi. C’est par l’appropriation du sens à travers les phénomènes que le soi s’appréhende comme tel. C’est dans une existence interprétée que le soi se construit. De toute évidence, l’existence ne devient un soi humain et adulte qu’en s’appropriant ce sens qui réside d’abord « dehors » dans des œuvres, des institutions, des moments de culture où la vie de l’esprit est objectivée. L’existence ne devient existence que si le soi prend connaissance de soi médiatement, s’il accepte le long détour par l’interprétation des signes, des symboles et des mythes qui forgent une culture. C’est dans une existence interprétée que le soi se fait, se construit. Partant, avec Ricœur, il s’agira de penser l’autrement qu’être de l’imaginaire social africain. La volonté de penser l’autrement qu’être de l’Afrique avec Paul Ricœur9 n’est-elle pas la preuve incontestable que ce qui est déterminant, dans le déploiement historial de tout peuple, n’en demeure pas moins l’Universel, la splendeur étincelante, qui rend possible le simplement là ? 8
Cf. Olivier Mongin, Paul Ricœur, Paris, Seuil, 1998, p. 23. Pour nous, la philosophie est une réappropriation de la pensée pour soi et chez soi et non une pure exposition d’un auteur et de sa pensée. A la suite de Ricœur, nous dirons qu’il faut faire la philosophie et non simplement la répéter. La philosophie est investissement de la pensée. C’est ce qui lui donnera une chance de survie. Pour survivre, la philosophie doit être à l’écoute des voix passées et attentive aux voies nouvelles qui émergent.
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INTRODUCTION GENERALE 0.1. LA PROBLEMATIQUE ET SA JUSTIFICATION La question du statut ontologique du sujet est comme le fil d’Ariane qui sous-tend de part en part la pensée ricœurienne. Pour Ricœur, la question de l’identité du sujet qui transparaît à partir de la réflexion sur le cogito apparaît, non seulement comme une mise en question radicale du sujet, mais aussi comme l’exploration des formes multiples du soi à travers ce qu’il désigne par « une phénoménologie herméneutique du soi ». Ainsi, pour le philosophe de l’altérité du soi « la connaissance de moi-même est toujours à quelque degré un guide dans le chiffrement d’autrui, bien qu’autrui soit d’abord et principalement une révélation originale de l’intropathie10 »11. La connaissance de la subjectivité ne se réduisant pas à l’introspection, Ricœur va réagir contre les philosophies qui exaltent le cogito en le posant comme auto-aperception et celles qui destituent le cogito en laissant transparaître que ce dernier est illusoire12. Pour lui, il s’agit de savoir la nature de la chose qui pense, qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui sent, qui imagine, etc. De toute évidence, Ricœur entend définir les conditions d’une juste connaissance de soi. C’est pourquoi, il se fera l’avocat du « Cogito brisé »13. De ce fait, le cogito ne sera plus transparent à lui-même, encore moins un pur phénoménisme. Il sera plutôt un être décentré qui vit essentiellement de ce qui le dépasse de sorte qu’au cœur même de son initiative, il expérimente combien il fait défaut à soi-même. Cet état de fait est bien illustré dans Réflexion faite. Autobiographie intellectuelle : « Le sujet, affirmais-je, ne se connaît pas lui-même directement, mais seulement à travers les signes déposés dans sa mémoire et son imagination par les grandes cultures »14. Cependant, à la question de savoir si la connaissance de soi est un acte qui s’élabore par rapport à la stricte individualité du sujet pensant ou par relation à autrui, Descartes laisse entendre que ma connaissance est la seule dont j’ai directement conscience. Pour Descartes, le cogito est l’instance suprêmement claire de la connaissance et de l’être. Le cogito, en effet, est le résultat d’une méthode de 10 « L’intropathie (Einfühlung) est précisément la lecture du corps d’autrui comme signifiant des actes qui ont une visée et une origine subjective ». Cf. Paul Ricœur, Philosophie de la volonté. Le volontaire et l’Involontaire. I, Paris, Aubier, (première édition en 1950) 1988, p. 13. 11 Paul Ricœur, Philosophie de la volonté. I, p. 13. 12 Nietzsche est celui chez qui l’humiliation du cogito est allée le plus loin possible. 13 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 22. 14 Paul Ricœur, Réflexion faite. Autobiographie intellectuelle, Paris, Esprit, 1995, p. 30.
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réflexion basée sur le doute. C’est la première connaissance claire et assurée que le sujet a de lui-même car si nous doutons de tout, nous ne pouvons douter de notre propre existence pendant que nous doutons. Le doute est alors ce par quoi le sujet se comprend. Il est la volonté de trouver la vérité de la chose même. En conséquence, le doute témoigne d’une volonté de certitude et de vérité. Descartes tient dès lors le cogito, le « Je pense » pour une certitude inébranlable. Ainsi, la connaissance ou encore la connaissance de soi se fonde sur la certitude du « Je ». Autrement dit, pour Descartes, toute vérité part du sujet : « Je pense donc je suis, donc j’existe »15. Mais qui suis-je ? A cette interrogation, Descartes répond que « Je » est une « substance pensante »16 ou plus explicitement « une chose qui pense, c’est-à-dire un esprit, un entendement ou une raison »17. Cette définition laisse poindre qu’en tant que chose pensante, le sujet est fondement de la vérité non seulement parce qu’il révèle la certitude de son existence mais aussi la vérité sur son essence. En d’autres termes, par un retour réflexif sur sa propre opération de douter, le cogito prend conscience de son existence comme être pensant : « Je suis une chose qui pense, c’est-à-dire qui doute, qui affirme, qui nie, qui connaît peu de choses, qui en ignore beaucoup, qui aime, qui hait, qui veut et qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent »18. La pensée est la plus grande chose en l’homme qui peut l’assurer de son existence. Ce qui atteste vraiment que je suis quelque chose, et non pas un songe, c’est le fait que je pense. Aussi abstraite soit-elle, la pensée est ce dont je suis le plus sûr, même comparée à mon corps : la pensée est plus aisée à connaître que le corps19. Le sujet pensant qui emprunte le chemin du doute cartésien est ici amené à découvrir en lui-même, par ses propres forces et non à la faveur d'une révélation venue du dehors, le fondement de toute vérité. La subjectivité est alors comprise comme le fondement de la connaissance. Par conséquent, le cogito est transparent ; il est une connaissance intuitive. La connaissance intuitive est la perception immédiate de la convenance ou de la disconvenance des idées entre elles, sans idées intermédiaires. Ce faisant, la connaissance intuitive est une entité différente du monde extérieur, irréductible à celui-ci, et doué d’un pouvoir spécial concernant l’accès à soi-même. C’est dans cette optique que Husserl dira : « Moi en tant qu’ego transcendantal, je peux m’appréhender moi-même
15 René Descartes, Méditations métaphysiques, Paris, Garnier Flammarion, « Méditation seconde », 1979, p. 79. 16 Ibidem, « Méditation troisième », p. 115. 17 Ibidem, p. 115. 18 Ibidem, p. 97. 19 C’est le titre que Descartes a donné à la deuxième méditation des Méditations métaphysiques, qui s’intitule comme : « De la nature de l’esprit humain ; et qu’il est plus aisé à connaître que le corps ». Cf. Méditations métaphysiques, « Méditation seconde », p. 77.
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comme ego […]; je veux prendre conscience de mon être réel et vrai »20. Pour Descartes, tout comme pour Husserl, le « je » est le fondement ultime de toute pensée. La conscience ou la pensée est le fondement de toute certitude. Elle est ce qu’il y a de certain au monde. Le cogito cartésien n’a ainsi aucun rapport avec l’extérieur, y compris avec les autres consciences, parce qu’il est « certain de lui-même et se saisit "pensant" et "étant" »21. Replié sur lui-même et se découvrant comme un être seul au monde, le cogito est en conséquence une pure conscience de soi. Il est pure conscience de soi parce qu’il ne passe pas par l’autre dont l’existence est d’ailleurs provisoire, mise en doute. Il va sans dire que chez Descartes chaque individu est considéré comme un « moi » isolé de tout autre, une sorte de citadelle qui devrait trouver les moyens d’expression de son intériorité sans qu’elle ne puisse jamais parfaitement s’extérioriser. Ricœur dira du sujet cartésien qu’« il n’est à vrai dire personne »22 parce qu’il est désancré ; il est un sujet hors monde ; un être centré sur lui-même. La critique la plus virulente du cogito comme conscience de soi nous est donnée par Hume. Pour lui, « il est des philosophes qui imaginent que nous sommes à chaque instant intimement conscients de ce que nous appelons MOI, que nous en sentons l’existence et la continuité d’existence, et que nous sommes certains, avec une évidence qui dépasse celle d’une démonstration, de son identité et de sa simplicité parfaites »23. Par cette objection, Hume s’oppose aux philosophies introspectives prétendant qu’on puisse avoir l’intuition d’un moi. La saisie intuitive du moi, et du moi comme entité substantielle est illusoire. Pour le philosophe empiriste, la conscience de soi ne nous donne pas accès à nous-mêmes car toute connaissance commence par l’expérience : « Puisqu’il apparaît que nos impressions simples précèdent les idées qui leur correspondent et que les exceptions sont très rares, la méthode semble demander que nous examinions nos impressions avant de considérer nos idées »24. Hume montre ici que nos idées sont issues des impressions qui sont, soit les impressions de « SENSATION »25, soit les impressions de « REFLEXION »26. Par conséquent, nous ne pouvons rien connaître de manière innée, avant d’avoir eu un contact avec l’expérience. L’empirisme cherche à voir comment est le monde véritablement, avant que notre esprit se soit formé à la conception de la réalité, au fil des expériences. 20 Edmund Husserl, Méditations cartésiennes et les conférences de Paris, trad. Marc de Launey, Paris, PUF, 1994, p. 27. 21 Jeanne Hersch, L’étonnement philosophique. Une histoire de la philosophie, Paris, Gallimard, 1993, p. 139. 22 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 16. 23 David Hume, L’entendement. Traité de la nature humaine, I, IV, VI, trad., Philippe Baranger et Philippe Saltel, Paris, Garnier Flammarion, 1995, p. 342. 24 Ibidem, I, I, II, p. 48. 25 Les mots « sensation et réflexion » sont en caractère d’imprimerie dans le texte. 26 David Hume, L’entendement. I, I, II, p. 48.
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Nietzsche abonde dans le même sens que Hume en montrant que « notre monde intérieur lui-même est une "apparence" »27. Pour Nietzsche, le fait que l’esprit ne voit que son propre reflet est une erreur. Il argue que "l’observation de soi" est pur "phénoménisme"28. Selon le philosophe de la transmutation des valeurs, le « Je pense, donc je suis » de Descartes est fictif, le cogito n’étant pas une conscience de soi mais plutôt volonté de puissance. C’est pourquoi, il nous exhorte à nous méfier de l’observation de soi29. La pensée ou la conscience de soi n’est pas, selon Nietzsche, ce qui détermine l’homme : « Il ne faut pas chercher le phénoménisme où il n’est pas ; rien n’est plus "phénoménal", ou pour parler plus clair, rien n’est plus illusoire que ce "monde intérieur" que nous observons à l’aide de ce fameux "sens interne" »30. Le monde intérieur dont parle Nietzsche, c’est le cogito. Le cogito est alors gouverné par la loi de la phénoménalité pareille à celle qui régit le monde extérieur. Grand fossoyeur de l’idée de vérité en tant que réalité idéale, Nietzsche montre que la phénoménalité, même celle du monde extérieur, ne signifie en aucun cas objectivité car tout ce qui devient conscient est préalablement arrangé, simplifié, schématisé, interprété. Dans Vérité et mensonge au sens extra-moral, il affirme ceci : Qu’est-ce que la vérité ? Une armée mobile de métaphores, de métonymies, d’anthropomorphismes, bref une somme de corrélations humaines qui ont été poétiquement et rhétoriquement amplifiées, transposées, enjolivées, et qui après un long usage, semblent à un peuple stables, canoniques et obligatoires : les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont, des métaphores qui ont été usées et vidées de leur force sensible, des pièces de monnaie dont l’effigie s’est effacé et qui ne comptent plus comme monnaie mais comme métal31.
Nietzsche insinue que tout langage est interprétatif, donc douteux, y compris celui par lequel le cogito prétend se saisir immédiatement. Partant, la certitude du cogito est une forme d’illusion, un rêve voire un mensonge car tout ce qui nous devient conscient est d’un bout à l’autre arrangé. En effet, la vérité et le mensonge, ne sachant pas se distinguer l’un de l’autre, qu’est-ce qui garantit que le « Je pense, je suis » n’est pas mensonger ? La certitude du cogito est une vaine vérité dans la mesure où le menteur, comme le souligne Nietzsche, utilise les désignations valables, les mots, pour faire apparaître l’irréel comme réel32. Le « Je pense » est une vaine vérité parce qu’aucun 27 Nietzsche, La volonté de puissance, Tome I, trad. G. Bianquis, Paris, Gallimard, 1995, § 90, p. 40. 28 Ibidem, § 88, p. 40. 29 Ibidem, § 91, p. 40. 30 Ibidem, § 95, p. 41. 31 Nietzsche, Vérité et mensonge au sens extra-moral, trad. Nils Gascuel, Paris, Actes Sud, 1997, pp. 16-17. 32 Ibidem, p. 11.
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sujet, jamais ne s’atteint dans l’immédiateté. Par ailleurs, dans Nietzsche et la philosophie, Gilles Deleuze argue que « tout le monde sait bien que l’homme, en fait, cherche rarement la vérité : nos intérêts et aussi notre stupidité nous séparent du vrai plus encore que nos erreurs »33. A cet égard, la vérité dépend de notre interprétation de la réalité. Ce langage dans lequel se dit « Je pense » est illusoire parce qu’il est une interprétation subjective. Dire de la vérité qu’elle est une interprétation subjective, c’est montrer que la vérité est l’effet du propre effet du « Je pense ». C’est sans doute ce qui fera dire à Nietzsche qu’« "il n’y a pas de faits, il n’y a que des interprétations"34 »35. En fait, Nietzsche s’attaque ici au positivisme. En effet, là où le positivisme voit des faits, le philosophe au marteau voit des interprétations36. Pour lui, il n’y a point de faits. S’il n’y a point de faits, réduire la causalité à un fait unique explicatif des événements dans le monde phénoménal est une illusion. Dans ce cas, on ne peut pas prétendre que le cogito soit le fondement ultime de la connaissance. La prétention du sujet à se connaître lui-même par intuition immédiate est une illusion. Nietzsche destitue ainsi le cogito. Il fait de lui un cogito humilié, déchu. Contrairement à Descartes pour qui le cogito est auto-fondation et à Nietzsche pour qui le cogito est illusoire, Kant et Husserl le présentent comme un être solidaire du monde et des choses. Pour Kant, le « Je pense » est aperception transcendantale ou aperception pure, c’est-à-dire la conscience qui demeure une et identique à elle-même malgré la diversité des représentations. Le « Je » accompagne toutes nos représentations, du moins « Le je pense doit (muss) pouvoir accompagner toutes mes représentations ; car autrement serait représenté en moi quelque chose qui ne pourrait pas du tout être pensé, ce qui revient à dire ou que la représentation serait impossible, ou que du moins, elle ne serait rien pour moi »37. Le « Je » est la condition de possibilité de toute représentation. La représentation suppose la conscience car il n’y a de représentation que pour un sujet qui en est conscient. Toute conscience de soi suppose une conscience pure à la différence de chez Descartes où le cogito est isolé de tout contenu, c’est-à-dire coupé du monde extérieur. Ainsi, le « Je » kantien est à la fois transcendant et transcendantal. Il est transcendant parce qu’il est supérieur aux choses. Il est aussi transcendantal car étant indépendant de l’expérience, c’està-dire qu’il se distingue radicalement du « Je » empirique. Le « Je » kantien, se constitue comme pouvoir d’unification et de synthèse des expériences, ce que je perçois. Ainsi pour Kant « la conscience de soi-même (l’aperception) 33
Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, Quadrige/PUF, 4e édition, 2003, p. 108. La phrase est en italique dans le texte. 35 Nietzsche, Vérité et mensonge au sens extra-moral, p. 51. C’est la critique que Nietzsche a adressée au positivisme. 36 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 26. 37 Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, trad., A. Tremesaygues et B. Pacaud, Paris, PUF, 1944, p. 110. 34
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est la représentation simple du moi, et si, par elle seule, tout le divers qui est dans le sujet nous était spontanément donné, l’intuition interne serait alors intellectuelle »38. Si le cogito dans la perspective kantienne est transcendant et transcendantal, chez Husserl, il est subjectivité transcendantale. En d’autres termes, le sujet ou l’ego cogito dans la philosophie de Husserl est à la fois repli sur soi et ouverture au monde. Ainsi, dit-il : « Tout ce qui est mondain, tout être spatio-temporel existe pour moi, c’est-à-dire vaut pour moi, par cela même que j’en fais l’expérience, que je le perçois, que je m’en souviens, que j’y pense en quelque manière, que je porte un jugement sur lui, l’évalue, le désire, etc. »39. Au demeurant, la conscience que j’ai de moi-même est immédiatement conscience des choses hors de moi ou l’expérience extérieure est une composante de l’expérience intérieure. La conscience de soi n’est pas possible à part des choses hors de moi. Il n’y a pas d’intériorité sans extériorité. A la suite de Husserl qui a essayé de rendre une place prépondérante au cogito, Paul Ricœur, dans Soi-même comme un autre, se propose de montrer que le « Je pense, donc je suis » n’est pas immédiat, et ne peut se considérer comme ultime fondement. Nous en voulons pour preuve ce qui suit : « On conclura […] en soulignant encore deux traits qui s’opposent diamétralement, non plus seulement à l’immédiateté du je suis, mais à l’ambition de le placer dans la position du fondement dernier »40. Pour Ricœur, il y a une distance entre ma conscience immédiate et mon propre être effectif ou réel. Il n’y est plus question d’une saisie immédiate du « Je » ou d’une exaltation du cogito, encore moins d’une déposition du cogito, mais plutôt d’une reconstitution de la personne par des détours où le « Je » s’implique à titre réfléchi pour se saisir. De toute évidence, Ricœur met en exergue la primauté de la médiation réflexive sur la position immédiate du sujet telle qu’exprimée à la première personne du singulier : « Je pense », « Je suis ». En effet, pour Ricœur « dire soi, ce n’est pas dire je. Le je se pose – ou est déposé. Le soi est impliqué à titre réfléchi dans des opérations dont l’analyse précède le retour vers luimême »41. Ricœur oppose ainsi « soi » à « je ». Il préfère parler du « soi » plutôt que du « je » des philosophies du cogito parce que le « soi » en tant que pronom réfléchi de la troisième personne désigne, non seulement le pronom, mais aussi la personne à qui l’action est rapportée. Le soi est un être incarné. Être doté de corps, le soi est le locuteur du discours, l’agent de l’action, le personnage du récit, et le sujet de l’acte moral, c’est-à-dire qui agit et répond de ses actes. Ainsi, aux questions « Qui parle ? », « Qui est l´auteur 38
Ibidem, p. 73. Edmund Husserl, Méditations cartésiennes et les conférences de Paris, « Première méditation », § 8, p. 64. 40 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 30. 41 Ibidem, p. 30. 39
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de telle action ou de tel récit ? », il répond non pas : «Je suis», mais : «Me voici». Dire donc « soi » au lieu de « je » c’est montrer la capacité du sujet à se désigner comme l’auteur véritable de ses propres actes : « ainsi seront portées au jour les dimensions elles-mêmes éthiques et morales d’un sujet à qui l’action, bonne ou non, faite par devoir ou non, peut être imputée »42. Dire « soi » c’est reconnaître l’engagement du soi dans l’existence historique. En outre, Ricœur opte pour l’usage du « soi » pour décentrer le sujet afin de ne pas se laisser prendre par le piège de l’égoïsme. Le « soi » fait sortir le « moi », le « je » de lui-même pour aller à la rencontre des autres afin de venir à soi. Dire « soi », c’est se mettre à l’écoute des autres et du monde pour une éventuelle compréhension de soi. Dire « soi » au lieu de « je », c’est frayer la véritable voie d’une connaissance de soi dans la mesure où c’est par l’interprétation de ses actions et des œuvres de la culture, que le sujet recueille un sens de son existence. Dans De l’interprétation, Ricœur montre que « je ne peux saisir cet acte d’exister ailleurs que dans des signes épars dans le monde »43. Le sujet, dans la perspective ricœurienne, n’est jamais accessible dans une intuition directe et la position du soi n’est pas donnée. Elle est une tâche que la philosophie ne peut reconstituer qu’en passant par les médiations au travers desquelles une conscience se dit et se manifeste. Ricœur dira en ce sens qu’à « la première vérité – je suis, je pense il lui faut être « médiatisée » par les représentations, les actions, les œuvres, les institutions, les monuments qui l’objectivent ; c’est dans ces objets, au sens le plus large du mot, que l’Ego doit se perdre et se trouver »44. Dans la pensée ricœurienne, le soi est un être de médiation ; un être voué à l’altérité. Toutefois, cette altérité n’est pas seulement celle de la personne d’autrui. Elle est aussi celle des signes, du langage, des symboles et des mythes : (…) il faut dire que nous ne nous comprenons que par le grand détour des signes d'humanité déposés dans les œuvres de la culture. Que saurions-nous de l'amour et de la haine, des sentiments éthiques et, en général, de tout ce que nous appelons le soi, si cela n´avait pas été porté au langage et articulé par la littérature ? Dès lors, comprendre, c´est se comprendre devant le texte, (…) et recevoir de lui un soi plus vaste qui serait la proposition d’existence répondant de la manière la plus appropriée à la proposition de monde45.
Aucun accès à soi n’est possible sans la médiation des signes, des symboles et des textes. Ces œuvres de la culture déposées dans le monde constituent le canal d’une juste compréhension de soi. Je ne me comprends que par l’autre, par le texte. Pour se comprendre, le soi est condamné à emprunter la voie longue de l´interprétation car la connaissance intuitive de 42
Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 30. Paul Ricœur, De l’interprétation. Essai sur Freud, Paris, Seuil, 1995, p. 57. 44 Ibidem, p. 53-54. 45 Paul Ricœur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Paris, Seuil, 1986, p. 130. 43
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nous-mêmes est une illusion. Dans le même ordre d’idées, Pierre Aubenque souligne qu’il n’y a de condition humaine que par l’altérité : « La condition humaine, en effet, est telle que la connaissance de soi est illusoire, et devient complaisance à soi, si elle ne passe pas par la médiation de l’autre »46. On dira d’une certaine manière que l’humanité de l’homme ne s’appréhende que dans l’altérité. Cette quête d’humanité de l’homme dans l’altérité fera du cogito exalté de Descartes et du cogito humilié de Nietzsche un cogito brisé parce qu’étant désormais conscient de sa force, mais aussi et en même temps des limites de sa force. D’où le concept de l’herméneutique du soi. L’herméneutique du soi, qui fait l’objet de notre étude, est, en effet, la mise en œuvre d’un projet dont l’ambition est d’élaborer une philosophie du sujet non prisonnière du cogito intégral de Descartes puis du cogito déchu de Nietzsche. Paul Ricœur jette ainsi les fondations de l’herméneutique du soi entre l’idéalisme du cogito et sa destitution. Située à égale distance du cogito exalté et du cogito humilié, l’herméneutique du soi est par ailleurs l’opération par laquelle un sujet s’approprie son existence et son désir d’être. En effet, c’est par l’appropriation du sens à travers les phénomènes que le soi s’appréhende comme tel. C’est ce que Ricœur laisse entendre par « l’existence ne devient un soi – humain et adulte – qu’en s’appropriant ce sens qui réside d’abord « dehors » dans des œuvres, des institutions, des moments de culture où la vie de l’esprit est objectivée »47. Déduisons que l’existence ne devient existence que si le soi prend connaissance de soi médiatement, s’il accepte le long détour par l’interprétation des signes, des symboles et des mythes qui forgent une culture. Dans ce sillage, Philippe Capelle affirme ceci : « La réflexion sur soi ne peut opérer que dans l’interprétation des signes produits dans l’histoire. Traduisons : le plus court chemin qu’emprunte le soi réflexif passe par le plus autre »48. Il n’y a pas d’identité réfléchie sans détour par l’altérité. En somme, l’herméneutique du soi est la compréhension de soi par le détour de la compréhension de l’autre. Cette compréhension de soi permet de s’approprier le sens de l’existence comme le souligne si bien Ricœur dans Le conflit des interprétations : « […] par la compréhension de nous-même, nous nous approprions le sens de notre désir d’être ou de notre effort pour exister »49. Etant donné que notre existence est toujours interprétée, nous pouvons dire que c’est dans une existence interprétée que le soi se fait, se construit. En d’autres termes, pour s’approprier le sens de son existence et manifester son désir d’être, l’homme est obligé de passer par les œuvres qui témoignent de cet effort et de ce désir d’être. 46
Pierre Aubenque, La prudence chez Aristote, 4e édition, Paris, PUF, 2004, p. 182. Paul Ricœur, Le conflit des interprétations. Essais d’herméneutique, Paris, Seuil, 1969, p. 26. 48 Philippe Capelle (sous la dir.), « Les médiations du divin dans la pensée de Jean Nabert », Jean Nabert et la question du divin, Paris, Cerf, 2003, p. 42. 49 Ibidem, p. 24. 47
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Dans la pensée ricœurienne, ce désir et cet effort d’être de l’homme par l’entremise des œuvres de la culture déposées dans le monde engendrent une dépossession de soi. En « se comprenant lui-même dans et par les signes du sacré, l’homme opère le plus radical dessaisissement de lui-même »50. Chemin de soi à soi par autrui, l’herméneutique du soi met au premier plan la catégorie d’attestation en tant que confiance dans le pouvoir de dire, d’agir, de raconter et de promettre. A cet égard, l’herméneutique du soi ne serait-elle pas un mode d’être, de vie ? une philosophie par-delà le nihilisme auquel est en proie le monde en général et l’Afrique en particulier ? En effet, aujourd’hui, tout se vaut et rien ne vaut. Il n’y a plus de valeurs car les valeurs existantes sont jugées caduques et sont par ricochet foulées aux pieds. Il y a alors une déroute des repères de notre société. Tout est privé de sens et dépourvu de solidité et de l’assurance d’un fondement. N’ayant aucun repère, l’homme contemporain, singulièrement l’Africain, a perdu confiance en lui-même à telle enseigne qu’il subit la vie plutôt que de lui donner sens. Ainsi, il est comme « égaré en pleine forêt, au lieu de marquer un temps d’arrêt pour essayer de se réorienter, se met à courir à gauche, à droite, devant, derrière […] Il n’a pas de moi, il est tout entier, il n’a rien en propre, il jouit de la lumière comme de l’ombre, il savoure la vie, que celle-ci soit belle ou ignoble, noble ou vile, parce qu’il n’a pas d’identité »51. Abondant dans le même sens, Cheikh Yérim Seck souligne qu’en manque de repères positifs, les Africains ont développé des réflexes de facilité et des habitudes négatives incompatibles avec toute dynamique d’avancement. Ces mauvais comportements ont instauré et cultivé une culture tenace de régression52. Cette régression de l’homme est, certes, due au manque d’identité, c’est-à-dire à la mésestime de soi, au pessimisme mais aussi au fait qu’à longueur de journées, la volonté du mal, la haine, la méfiance et l’égoïsme, ne font que triompher de l’amour, de la paix, de la confiance, de la sollicitude, de la gratuité, de la solidarité, etc. Face à cette réalité existentielle, il n’est pas de problème plus vital et plus urgent que de penser de nouveaux rapports de l’homme au monde, de réconcilier l’homme avec lui-même, de restaurer la vie éthique. C’est en cela que l’idée de l’herméneutique du soi de Paul Ricœur, en tant que philosophie de l’attestation et de l’intersubjectivité, ne nous laisse pas indifférent. Philosophie de l’homme capable, l’herméneutique du soi est une invite aux conditions permettant d’avoir encore confiance dans la possibilité d’une action, avoir confiance en soi, en l’autre et en l’histoire au sein d’un monde en proie au nivellement des valeurs car « je me comprends d’abord comme 50
Ibidem, p. 26. Njoh-Mouelle, De la médiocrité à l’excellence. Essai sur la signification humaine du développement, Yaoundé, Editions CLE, 1970, p. 24. 52 Cheikh Yérim Seck, Afrique : le spectre de l’échec, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 249. 51
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celui qui dit « je veux ». […] Dire « je veux » signifie je décide, je meus mon corps, je consens »53. Avec Ricœur nous voulons penser l’autrement qu’être de l’imaginaire social africain en incitant nos contemporains à aimer leurs semblables comme eux-mêmes et à s’estimer capables d’actions intentionnelles. Ricœur dira à ce propos qu’« il n’y aurait pas de sujet responsable si celui-ci ne pouvait s’estimer soi-même en tant que capable d’agir intentionnellement c’est-à-dire selon des raisons réfléchies, et en outre capable d’inscrire ses intentions dans le cours des choses par des initiatives qui entrelacent l’ordre des intentions à celui des événements du monde »54. C’est, justement, dans ce sens d’une philosophie de l’homme capable, du « je peux », du « je veux » et du « j’espère » mais aussi dans celui d’une démarche de reconstruction de certains repères et d’un désir de vivre bien avec et pour autrui dans des institutions justes que s’inscrivent les soucis qui motivent l’orientation de notre recherche dans son libellé : « Pour une poétique d’éthique politique en Afrique à partir de l’herméneutique du soi de Paul Ricœur ». C’est au cœur de la pensée de Ricœur que nous trouvons le fondement de notre thème. En effet, l’herméneutique du soi, titre que Ricœur donne à son propre projet qui est d’exposer une philosophie pratique dans laquelle une place centrale est prévue pour le sujet d’action et de passion qu’il nomme « l’homme agissant et souffrant »55, pour nous, est l’appropriation du désir d’être, la quête du sens dans la crise du sens. Il y a comme une crise originelle du sens du fait de l’homme scindé entre la conscience de soi et la conscience d’objet, le jugement empirique. A cette crise originelle répond une quête, l’appropriation du désir d’être qui se caractérise par l’unité du jugement thétique et du jugement empirique. Il s’agit, en quelque sorte, pour Ricœur de montrer qu’à la crise de sens que chaque homme peut sentir de par son existence même, doit répondre la quête d’une seconde naïveté dans laquelle l’individu remplit la simple conscience de soi par un monde et une histoire qui sont les siens et qui finalement l’identifient. Avec Ricœur, nous voulons penser notre existence, car la philosophie est interprétation de soi et vise à l’appropriation du désir d’être. En effet, si pour l’homme ordinaire, la philosophie se résume dans sa fonction spéculative, philosopher, pour nous, c’est penser pour panser, penser pour agir, penser pour exister et pour assumer une existence authentique, consciente d’elle-même, de ses valeurs et de sa raison d’être.
53 Paul
Ricœur, Philosophie de la volonté. I. Le volontaire et l’involontaire, Paris, Aubier, 1988, p. 9-10. 54 Paul Ricœur, Lectures 2. La contrée des philosophes, Paris, Seuil, 1999, p. 205. 55 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 29.
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D’où la portée africaine de notre étude sur Ricœur. Le thème de notre recherche n’est rien moins que l’appropriation du sens de notre désir d’être ou de l’effort pour exister. Dans cet effort pour exister, j’ai ontologiquement besoin d’autrui pour être moi car mon être ne vient en moi que par la réponse d’autrui. C’est en cela que réside toute la sémantique du concept de « poétique » dans la formulation du thème : « Pour une poétique d’éthique politique en Afrique à partir de l’herméneutique du soi de Paul Ricœur ». La poétique, en effet, est la possibilité de passer par l’altérité. Elle est la non-contradiction des contraires ou des différences. Grâce à elle, le « moi » devient un « soi » en passant par l’autre. Agencement des faits avec la mise en représentation des actions, la poétique est en somme l’ensemble des possibilités permettant de donner sens à l’existence, de penser l’imaginaire social : « La conversion de l’imaginaire, voilà la visée centrale de la poétique »56. Elle est une volonté créatrice de nouvelles valeurs parce que permettant de prendre en main sa propre destinée. Aussi désigne-t-elle une brèche de nouveauté que l’imagination créatrice ouvre57. A cet effet, dans le cadre de notre étude, nous l’appréhendons comme la quête d’une éthique en vue de la conversion de l’imaginaire social africain. Dès lors, nous pouvons reformuler notre sujet comme suit : « De la quête d’une éthique de la Reconstruction de l’Afrique à partir de l’herméneutique du soi de Ricœur ». A partir des considérations précédentes, notre problématique générale se précise et se formule de la manière suivante : quelle serait l’identité du soi, si pour Descartes et la tradition du cogito la conscience fait cercle avec ellemême alors que pour Ricœur la conscience de soi n’est conscience de soi que dans un mouvement de retour à soi-même ? Autrement dit, le détour obligé par l’autre ouvre-t-il accès à la véritable identité ? Si l’identité du soi se dessine et se façonne dans sa relation à l’autre, en quel sens est-il possible d’être soi-même sans rester le même ? Par ailleurs, le soi ne doit-il pas d’abord être un corps, c’est-à-dire avoir une identité-idem pour pouvoir se réclamer de l’identité-ipse ? Avoir un corps, pour le soi, ne signifie-t-il pas se prêter à être identifié et ré-identifié dans sa singularité ? Dans quelle mesure l’homme capable, c’est l’homme capable de mouvoir son corps ou de faire mouvant son corps si passivité et initiative cohabitent au cœur de l’humanité de l’homme ? Si le corps décentre le sujet ne serait-il pas alors la condition de possibilité transcendantale de l’herméneutique du soi ? De plus, mon désir d’être et mon effort pour exister et celui d’autrui pourraient-ils se trouver au fondement même de mon être si le soi se pense soi-même en tant qu’autre et ne se comprend que par le détour de l’autre ? S’il se trouve que mon désir d’être et mon effort pour exister et celui d’autrui sont 56 57
Paul Ricœur, Lectures 2. La contrée des philosophes, p. 489. Ibidem, p. 488.
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au fondement même de mon être, puis-je vouloir voir l’humanité en moi s’épanouir, sans en même temps et par le même mouvement, la vouloir voir s’épanouir dans l’autre, dans tout autre que moi, si éloigné de moi qu’il soit ? En outre, appréhendée comme altérité constitutive de soi, réappropriation du sens de l’existence, quête du sens dans la crise du sens ou quête des raisons d’être et de vivre, l’herméneutique du soi ne serait-elle pas alors une sorte de prolégomènes à une éthique du retour à soi de l’Afrique, victoire sur la décadence ? Suffit-il, cependant, d’accueillir l’autre en tant qu’un autre soimême et de s’affirmer comme un être capable de dire, d’agir, de raconter et de promettre pour un retour à soi de l’Afrique ? Le retour à soi de l’Afrique n’exige-t-il pas par conséquent une conjugaison de l’éthique ricœurienne et des valeurs morales de la sagesse africaine ? N’est-ce pas par l’utopie que l’imaginaire réussit la transcendance temporelle ? La reconstruction de l’Afrique n’a-t-elle pas besoin d’une herméneutique de la grande politique ?
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0.2. LA METHODOLOGIE UTILISEE Le soi ne se comprend que par une interprétation de soi à travers les choses posées hors de lui. Le soi se saisit à partir des autres. Pour s’affirmer comme tel, le soi sort de lui pour aller à la rencontre de l’autre, des autres, des phénomènes. C’est dire que c’est à partir de l’interprétation des phénomènes que le soi prend connaissance de soi. Prendre connaissance de soi revient à s’interpréter. Et s’interpréter, c’est inlassablement s’interpréter en interprétant les œuvres du monde. Interpréter les œuvres du monde, c’est déchiffrer les documents de sa vie, se réapproprier son désir d’être, le sens de son existence. L’existence, pour parler comme Ricœur, ne s’atteste que dans les documents de la vie58. Si l’existence est toujours interprétée et que le soi saisit l’acte d’exister à travers les signes épars dans le monde, une réflexion sur l’herméneutique du soi en tant que philosophie du sens, n’a pas meilleure méthode que la méthode phénoménologico-herméneutique. Dès lors, notre approche privilégie une option phénoménologico-herméneutique. Qu’entendons-nous par méthode phénoménologico-herméneutique ? En quoi consiste-t-elle ? La méthode phénoménologico-herméneutique est une méthode descriptive et interprétative. Pour mieux cerner ce qu’est la méthode phénoménologico-herméneutique, il ne serait pas fortuit que nous appréhendions les concepts de phénoménologie et d’herméneutique. La phénoménologie est cette discipline philosophique dont le postulat ontologique est de revenir aux choses mêmes, c’est-à-dire aux phénomènes. Elle est une discipline qui se rend d’abord attentive à l’apparaître des choses et du monde en prenant ses distances avec tous les discours, en particulier scientifiques, qui prétendent détenir la norme intangible du vrai. Elle est aussi en rupture avec les philosophies qui cherchent l’essence derrière les phénomènes. On peut dès lors dire de la philosophie phénoménologique qu’elle est une doctrine de la réhabilitation du sensible. Cependant, pour Ricœur, elle n’est pas qu’une simple doctrine mais une méthode offrant diverses possibilités : « En outre, la phénoménologie est un vaste projet qui ne se renferme pas sur une œuvre ou un groupe d’œuvres ; elle est en effet moins une doctrine qu’une méthode capable d’incarnations multiples dont Husserl n’a exploité qu’un petit nombre de possibilités »59. En effet, l’inspiration première de Paul Ricœur, celle à laquelle il faut toujours revenir, est phénoménologique. Ainsi, dans son œuvre A l’école de la phénoménologie, il fait remarquer que « la première question de la phénoménologie est : que signifie signifier ? »60. Demander que signifie « signifier », c’est s’interroger en direction du signifier, du sens, du vouloir dire. A l’évidence, que signifie signifier consiste à distinguer le vouloir dire, 58
Cf. Paul Ricœur, Le conflit des interprétations, p. 22. Paul Ricœur, A l’école de la phénoménologie, Paris, Vrin, 2004, p. 8. 60 Ibidem, p. 9. 59
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c’est-à-dire la signification parmi les autres signes. Il en découle que la phénoménologie a pour propriété remarquable l’intentionnalité. Par intentionnalité, entendons que le propre de la conscience est d’être une visée, une activité qui vise un objet et se dirige vers le monde. Au sujet de l’intentionnalité, Ricœur affirme ceci : « l’intentionnalité signifie seulement que la conscience est à titre premier hors de soi et qu’elle l’est de multiples façons dont l’objectivité logique n’est qu’une modalité de second degré et la perception la modalité la plus fondamentale »61. L’intentionnalité est la caractéristique de la conscience d’être conscience de quelque chose, de s’échapper à soi-même vers un autre. Toute conscience étant intentionnelle, la phénoménologie rend compte des modalités par lesquelles un sujet opère un acte de volonté. Mais parce que « vouloir » signifie toujours vouloir « quelque chose », la volonté n’est pas un pouvoir qui renvoie l’homme à son intériorité, mais une faculté qui le renvoie aux choses. De plus, discipline descriptive, la phénoménologie « part non de ce qu’il y a de plus muet dans l’opération de conscience, mais de sa relation aux choses par les signes, tels que les élabore une culture parlée »62. Elle se caractérise avant tout par son attention aux « choses mêmes », à savoir la manière dont elles apparaissent à une conscience qui est toujours « conscience de quelque chose » et non pas connaissance de soi. En somme, la phénoménologie, est le signe d’un véritable engagement éthique qui autorise le soi à interroger l’expérience dans toute sa plénitude. La philosophie de Ricœur s’inscrit aussi dans un horizon herméneutique parce que privilégiant la voie longue de la compréhension de soi à travers signes et œuvres déposés dans le monde de la vie. Selon ses propres termes, « C’est pourquoi la philosophie reste une herméneutique, c’est-à-dire une lecture du sens caché dans le texte du sens apparent »63. La philosophie appréhendée comme herméneutique déchiffre le sens caché ou travesti des choses. Elle est à la fois une récollection du sens et une démystification des illusions du sens : […] L’herméneutique me paraît mue par cette double motivation : volonté de soupçon, volonté d’écoute, vœu de rigueur, vœu d’obéissance ; nous sommes aujourd’hui ces hommes qui n’ont pas fini de faire mourir les idoles et qui commencent à peine à entendre les symboles64. 61
Ibidem, p. 12. Ibidem, p. 10. 63 Paul Ricœur, Le conflit des interprétations, p. 26. 64 Paul Ricœur, De l’interprétation. Essai sur Freud, p. 36. Ricœur se reconnaît trois maîtres : 1 - Nietzsche, l'homme du soupçon qui interroge les formations de sens, les formations de la morale pour en débusquer les forces secrètes à l'œuvre. Débusquer ces forces, c'est accroître la puissance de l'homme. 2 - Marx, pour qui la société est l'œuvre d'une infrastructure secrète, d'un matérialisme sous-jacent qui ordonne la répartition des biens, la domination d'une classe sur une autre. 3 - Freud, qui débusque les forces inconscientes, les éléments secrets du sujet qui dominent et organisent la perception consciente. Ces trois hommes ont tous en commun ce refus 62
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L’herméneutique procède à une exégèse continuelle de toutes les significations qui viennent au jour dans le monde de la culture. Elle se caractérise d’abord comme science de l’interprétation, c’est-à-dire comme une discipline qui privilégie le thème du sens sur celui de la vérité. Elle est par conséquent une méthode qui permet d’obtenir un sens plus cohérent et plus rationnel. Elle consiste à donner sens à tout ce qui est, ou du moins à comprendre l’existence à travers de multiples détours que sont, entre autres les symboles, les textes, les récits, les proverbes, les mythes. Interpréter, c’est comprendre à travers une variété d’actes, un sens unique. Ricœur dira qu’« interpréter, désormais, c’est traduire une signification d’un contexte culturel à l’autre selon une règle présumée d’équivalence de sens »65. Interpréter, c’est se réapproprier son existence en se découvrant comme existant. Pouvons-nous déduire qu’interpréter est propre à l’existence humaine parce que l’existence est toujours une existence interprétée et que c’est dans une existence interprétée que l’homme se fait. Ainsi, le sujet qui s’interprète en interprétant les signes n’est plus le cogito mais un existant qui découvre par l’exégèse de sa vie qu’il est posé dans l’être avant même qu’il se pose et se possède66. L’interprétation est le passage obligé pour le cogito blessé qui ne se suffit plus à lui-même. Finalement, l'interprétation est une entreprise réflexive. Mais à la différence de Husserl, qui conçoit dans l'activité réflexive la saisie d'un pur ego à lui-même, qui pense la découverte de l'ego cogito comme une saisie immédiate, Ricœur, lui, insiste sur la découverte médiate. L'ego ne se saisit pas de manière pure. L'homme est incarné dans le tissu du monde, il est en situation, comme dirait Sartre, et il ne peut se saisir que par rapport à cette situation, que par rapport à son incarnation. La saisie immédiate est un leurre. La saisie de soi ne peut qu'être médiate, médiatisée par la langue, par les concepts, par les représentations. Par ces traits, l’herméneutique apparaît comme « une philosophie du détour »67 parce qu’elle est la traduction d’un texte vers un autre. C’est dans ce sens que l’herméneutique est le lieu où s’articulent trois problématiques, à savoir l’approche indirecte de la réflexion par le détour de l’analyse, la détermination de l’ipséité opposée à la mêmeté et la détermination de l’ipséité dans sa dialectique avec l’altérité68. Autrement dit, l’herméneutique pose un sujet, mais indirectement, en passant par les faits du langage, de l’action, du récit et de l’éthique. En ce sens, l’herméneutique ricœurienne est une de l'immédiat, du donné manifeste, pour tenter de trouver le texte caché, le texte du désir libidinal, le texte des flux économiques, le texte des forces. L'herméneute est homme du soupçon, homme de l'écoute. Son entreprise est la déconstruction. Il vient faire voler le manifeste, il fait mourir les idoles. 65 Paul Ricœur, Lectures 2. La contrée des philosophes, p. 491. 66 Paul Ricœur, Le conflit des interprétations, p. 25-28. 67 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 28. 68 Ibidem, p. 345.
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herméneutique de l’être-au-monde comme texte et non pas seulement comme la science de la compréhension des textes. De là, Ricœur n’opère-t-il pas un divorce entre vérité et méthode ? En effet, Gadamer présente l’herméneutique comme la science de la compréhension des textes69. Science de l'interprétation des textes, l'herméneutique se présente, pour l’auteur de Vérité et méthode, comme une technique de compréhension en œuvre dans les sciences humaines. En somme, elle apparaît dans le champ des sciences humaines comme une discipline propre, et nécessaire à la compréhension du texte ou de l'œuvre d'art. Résumons-nous en soulignant que, pour Ricœur, l’herméneutique, en tant que science de l’interprétation, permet de s’approprier le sens car l'homme qui existe répand des signes, du sens. Le monde de l'homme étant finalement un texte, c'est-à-dire un ensemble de signes, c’est par une interprétation de ces signes que l’homme arrive à s’interpréter, c’est-à-dire à se comprendre soimême. En effet, l’homme ne s’appréhende comme tel qu’après une réappropriation du sens de son existence à partir des signes, des symboles, etc. Il y a dès lors lieu de remarquer que chez Ricœur, le souci d’interpréter vient toujours en renfort de l’exigence, proprement phénoménologique, de décrire. Ce qui va d’ailleurs le pousser à greffer le problème herméneutique sur la méthode phénoménologique : En proposant de relier le langage symbolique à la compréhension de soi, je pense satisfaire au vœu le plus profond de l’herméneutique. (…) Toute herméneutique est ainsi, explicitement ou implicitement, compréhension de soi-même par le détour de la compréhension de l’autre. Je n’hésite donc pas à dire que l’herméneutique doit être greffée sur la phénoménologie70.
Cette greffe de l’herméneutique sur la phénoménologie est dite méthode phénoménologico-herméneutique. La méthode phénoménologicoherméneutique permet de reconstituer les modes par lesquels un sujet s’appréhende lui-même en interprétant. Elle consiste ainsi à saisir le soi en remontant du pôle noématique, de l’ordre de l’objectal qui porte sur la face objective du vécu, ce qui a trait au phénomène, au vécu, vers le pôle noétique qui porte sur les modalités attentionnelles, le pouvoir du "je", du cogito71. 69 Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, Paris, Seuil, 1976, p. 94. 70 Paul Ricœur, Le conflit des interprétations, p. 20. 71 Paul Ricœur, A l’école de la phénoménologie, p. 13-14. « La distinction du noème et de la noèse en toute conscience permettait de mener des analyses de conscience qui fussent tour à tour des analyses noématiques, c’est-à-dire portant sur la face objective du vécu (le perçu comme tel, l’imaginé comme tel, etc.) et des analyses noétiques, portant sur les modalités attentionnelles, sur le pouvoir du « Je », du cogito, sur la temporalité du flux subjectif des silhouettes de choses, etc. ». Pour Ricœur, la phénoménologie, tout comme l’herméneutique, est « exégèse de soi-même ». Ainsi, à la page 15 de A l’école de la phénoménologie, on peut lire : « La phénoménologie est le déploiement de l’ego, désormais dénommé monade à la manière leibnizienne ; « elle est l’exégèse de soi-même » (Selbstauslegung).
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Autrement dit, elle exige que l’on passe de l’objectivité à l’existence. La méthode phénoménologico-herméneutique consiste à remonter des phénomènes vers une constitution de soi au moyen de la réappropriation du sens de soi par le décentrement. Pour s’approprier son désir d’être, le soi doit opérer un détour par les œuvres et les actes qui sont les signes de cet acte d’exister. En se projetant hors de soi, le soi se comprend à partir du dehors de soi-même. Le soi ne se ressaisit que par le détour de ses œuvres. De toute évidence, la relation de soi à l’autre que soi et la conscience comme rapport de soi à soi, l’altérité constitutive de soi qui est l’intentionnalité fondamentale de l’existence humaine justifient la méthode phénoménologico-herméneutique que nous adoptons dans le cadre de l’étude sur l’herméneutique du soi dans une perspective de la Reconstruction de l’Afrique. Le choix de la méthode phénoménologico-herméneutique réside, non seulement dans le fait qu’elle « exige que je participe activement à mon incarnation comme mystère »72, mais surtout qu’elle soit implicitement prospective. Elle est prospective parce qu’elle accorde une attention aux multiplicités des futurs possibles. Le concept de prospective, en effet, est un processus participatif d’élaboration de futurs possibles, ayant pour but d’éclairer les décisions du présent et de mobiliser les moyens nécessaires à l’engagement d’actions communes. Dire de la méthode phénoménologico-herméneutique qu’elle est sousentendue prospective, c’est montrer qu’elle permet au sujet de s’attester comme un être capable de médiations, d’interprétations, de langage, d’action, de volonté, d’imputation, etc. Ces modalités de prospection et de perspective qui définissent la phénoménologie herméneutique du soi ne seraient-elles pas un atout pour l’Afrique en quête du sens ? Pour mieux saisir les différentes questions que soulève notre problématique, nous nous proposons de la subdiviser en sept chapitres articulés autour de deux grands axes de recherche. La première étape consistera à exposer la pensée de Paul Ricœur ; l’anthropologie philosophique dont la critique du cogito en tant que conscience enfermée sur elle-même, sans ouverture en est la généalogie. Cette anthropologie philosophique présente l’homme comme un être intermédiaire en lui-même parce que les pôles de finitude et d’infinitude, entre lesquels il se meut, se trouvent bien en lui-même. C’est au cœur de soi-même que le soi est soi-même en tant qu’autre. Doté de pouvoirs, le soi est un être fait d’altérité et décentré de lui-même par rapport à la connaissance de lui-même. Piliers de la phénoménologie herméneutique du soi, les concepts de capacité, de passivité et de décentrement sont ce par quoi l’humanité de l’homme s’atteste. C’est dire ici que l’initiative et la passivité sont les deux pôles symétriques entre lesquels s’élabore l’anthropologie philosophique ricœurienne. 72
Paul Ricœur, Philosophie de la volonté. I, p. 18.
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Dans le second chapitre, il est question de l’herméneutique du soi comme chemin de soi à soi par la médiation. Les médiations par lesquelles le retour à soi est possible sont le langage, la praxis, la narration et l’éthique. De toute évidence, l’humanité de l’homme se donne à saisir dans le langage, la praxis, la narration et l’éthique. A cet égard, le soi est un être qui dit qu’il agit, un être qui dit ce qu’il fait. Et c’est en tant qu’il dit qu’il agit et ce qu’il fait qu’il se dit lui-même. Le langage est ainsi une médiation entre l’homme et le monde, l’homme et l’homme, entre soi et soi-même. De plus, l’action est l’un des chemins obligés du soi en marche vers soi-même tout comme la narration. La narration joue le rôle de médiation entre description et prescription, jugement de fait et jugement de valeur puisqu’elle prend en compte la volonté de se construire soi-même. La narration ouvre au soi sa véritable identité. L’identité du soi se dessine et se façonne dans la relation à l’autre. L’autre en tant que soi-même, l’autre en tant que l’autre proche à soi, l’autre en tant qu’éloigné de soi constituant le triangle éthique laisse transparaître une nouvelle médiation sur le chemin de retour vers le soi-même. Ainsi, je ne peux désirer vivre bien sans le désirer qu’il en soit de même pour l’autre que soi. L’effort pour exister est en même temps un effort en faveur de l’existence de l’autre, de tous les autres que soi, proches ou éloignés. Dès lors, l’homme est une subjectivité qui vise une vie bonne avec et pour autrui dans les institutions justes. Le troisième chapitre s’évertue à mettre en évidence le support ontologique du soi. Il en découle que la phénoménologie de l’agir humain se poursuit, s’éclaire et s’achève dans une ontologie de l’acte et de la puissance. En d’autres termes, l’agir du soi repose sur l’être comme acte et puissance. Cela revient à dire que les pouvoirs du soi sont ontologiquement expliqués grâce à la métaphysique aristotélicienne de l’acte et de la puissance. Quant aux expériences de passivité, elles sont ontologiquement expliquées par le genre platonicien du Même et de l’Autre, et le décentrement par la métacatégorie aristotélicienne de l’être-vrai et l’être-faux. Ainsi, la conscience au sens de « Gewissen » est attestation du pouvoir-être authentique. Par la conscience, je suis invité par moi-même à vivre de façon authentique. La conscience, dès lors, pousse à l’authenticité par une sorte de cri ou d’appel. Ce cri ou cet appel est désigné par la métaphore de la voix, une sorte de passivité affectant le soi au cœur de la conscience. Par la conscience, le soi est rejoint par une voix qui lui dit comment être. La voix de la conscience résonne au plus intime du soi comme un appel à vivre bien, avec et pour les autres. Quant à la seconde étape, elle s’inscrit dans la conciliation entre l’appropriation et le dépassement de l’héritage grec pour parodier Heidegger. Pour Heidegger les Grecs sont assumés et dépassés dans un geste unique qui, s’achevant se dédouble. Ce geste d’assomption est tout aussi bien un geste de dépassement. Ainsi, la pensée n’ayant pas de lieu et permettant d’être des ascendants d’une autre humanité, notre seconde démarche se veut une
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inculturation, une réappropriation de la pensée de Paul Ricœur en Afrique73 où un regard panoramique sur l’histoire immédiate se révèle, en effet, à tous points de vue catastrophique : des économies en faillite, des politiques en folie, un tissu social disloqué et une culture en mal d’être. Fort de cette décadence du continent, de plus en plus d’Africains prennent conscience de la nécessité de sa reconstruction. Cependant, cette reconstruction doit rejeter toute idée d’autarcie, d’exclusion. C’est dire que la problématique de la reconstruction implique un dialogue avec l’autre que soi. Autrement dit, penser la possibilité d’un dialogue est une nécessité pour la quête d’une éthique politique de la reconstruction de l’Afrique. D’où le dialogue avec Paul Ricœur en tant que philosophe des dialogues, de l’intersubjectivité, et de l’homme capable en vue d’une éthique politique plus incarnée : la poétique. Cette poétique d’éthique politique africaine par la pensée de Paul Ricœur serait dans la capacité à s’ouvrir aux autres en demeurant soi-même le même, dans la disponibilité pour soi et pour autrui, dans le dessaisissement de soi, dans l’attestation de soi et dans l’éthos de confiance compétitive comprise comme une exigence intérieure (chapitre IV). Le chapitre V pose, à partir de l’exégèse du mythe égyptopharaonique d’Osiris et d’Isis, les jalons de l’éthique africaine. Le mythe d’Osiris et d’Isis constitue la matrice de l’existence humaine parce qu’il est le triomphe de la vie sur la mort, du bien sur le mal. Par l’entremise de ce mythe, nous comprenons que l’homme est son propre destin. Prendre sa vie en main n’est rien d’autre que la conquête du droit à l’existence. Cette conquête du droit à l’existence fait de l’homme un être de projet en perpétuel accomplissement. Autrement dit, l’homme est un être qui se construit luimême et qui se conquiert à l’existence. Cela fait de lui une destinée et non un destin. Par ailleurs, prenant en compte non seulement les exigences du vivreensemble, la poétique exige que l’on se réapproprie son histoire. Celle-ci relie la préoccupation de la reconstruction avec les exigences du vivre ensemble tout en refusant l’inféodation à un paradigme ne tenant compte que des moyens matériels pour la reconstruction de l’Afrique. D’où la transcendance de l’imaginaire moyennant l’utopie qui fait l’objet du chapitre VI. L’imagination utopique en tant qu’une sorte d’énergie créatrice est ce qui aidera l’Afrique à se tourner vers le futur, à tendre vers l’horizon de la novation et à ramener le divers à l’unité. En tout état de cause, la poétique d’éthique politique en Afrique présuppose le rejet de toute idée d’autarcie, d’exclusion pour s’ouvrir aux autres en demeurant soi-même le même. Du 73
Pour nous, la philosophie est une réappropriation de la pensée pour soi et chez soi et non une pure exposition d’un auteur et de sa pensée. A la suite de Ricœur, nous dirons qu’il faut faire la philosophie et non simplement la répéter. La philosophie est investissement de la pensée. C’est ce qui lui donnera une chance de survie. Pour survivre, la philosophie doit être à l’écoute des voix passées et attentive aux voies nouvelles qui émergent.
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reste, le dialogue entre la pensée de Ricœur et l’Afrique devra aider à forger une éthique dont la visée serait de ramener tout à l’humain et d’orienter tout vers l’humain (chapitre VII). Prenant en compte non seulement les exigences du vivre ensemble, la poétique exige que l’on se réapproprie son histoire. Celle-ci relie la préoccupation de la reconstruction avec les exigences du vivre ensemble tout en refusant l’inféodation à un paradigme ne tenant compte que des moyens matériels pour la reconstruction de l’Afrique.
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PREMIERE PARTIE
DE L’HERMENEUTIQUE DU SOI COMME PHILOSOPHIE DE L’AGIR HUMAIN
Cette première approche de notre étude se propose d’analyser l’herméneutique du soi comme une philosophie de l’agir humain. Qu’entendons-nous par l’herméneutique du soi comme philosophie de l’agir humain ? L’hypothèse telle que formulée laisse entendre que l’herméneutique du soi fait prendre conscience de notre agir, d’une part, et d’autre part, qu’elle n’est rien moins qu’une philosophie de l’homme capable : l’homme capable de dire, de faire, de (se) raconter et de s’imputer la responsabilité morale. Dès lors, l’herméneutique du soi en tant que philosophie de l’agir humain révèle à l’homme ses multiples capacités. Ce qui fait un homme c’est sa capacité à dire, à décider, à faire, à agir, à se mouvoir et à consentir. Cela montre que l’homme est un être de volition. Même si l’homme est un être de volition, il est aussi un être capable de faillir. C’est dire que l’herméneutique du soi fait aussi prendre conscience des limites de l’homme. En ce sens, le soi est un être agissant et souffrant, un être de capacités et de passivités. Si les pouvoirs de l’homme résident dans la volonté, sa passivité par contre, réside dans le caractère, l’inconscient et la vie74. Le caractère est une singularité ontologique qui ne peut être modifié. L’inconscient désigne la passivité originaire, ce fond obscur auquel l’on consent. Quant à la vie, elle relève de l’involontaire absolu puisqu’elle est donnée et reçue. Ainsi, on ne peut qu’y consentir. Pour mieux cerner tout ce qui a été évoqué ci-dessus, nous partirons, dans le premier chapitre, de la description eidétique de la volonté à l’ontologie de la volonté finie comme dialectique du pâtir et de l’agir. Le second chapitre, intitulé « l’herméneutique du soi, chemin de soi à soi par la médiation », postule que pour se comprendre, le soi procède par de multiples médiations dont le langage, la narration, la culture, l’altérité. Philosophie de l’agir humain, l’herméneutique du soi est aussi une philosophie relationnelle. Elle se veut une symétrie de la relation. L’agir humain se poursuit-il dans une ontologie de l’acte et puissance ? Autrement dit, l’agir humain repose-t-il sur l’être saisi comme acte et puissance ? Par ailleurs, peut-on ontologiquement expliquer les expériences de passivité ? Telles sont les questions autour desquelles s’attellera « Les implications ontologiques sous-jacentes à l’herméneutique du soi » qui constitue le libellé du troisième et dernier chapitre de cette première ébauche de notre étude.
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Le caractère, l’inconscient et la vie constituent ce qu’on appelle les expériences de passivité.
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CHAPITRE PREMIER : DE LA DESCRIPTION EIDETIQUE COMME PROPEDEUTIQUE A L’HERMENEUTIQUE DU SOI Ce premier chapitre de notre travail se propose de mettre en évidence la description phénoménologique du volontaire et de l’involontaire75 en tant que propédeutique à l’herméneutique du soi. Dans Le Volontaire et l’involontaire76, à travers la description eidétique de la volonté, il apparaît au cœur de l’humanité de l’homme77 un lien entre ce qui dépend de l’homme et ce qui ne dépend pas de lui, ce qu’il fait et ce qu’il reçoit de déjà fait. Ainsi l’homme est à la fois un être capable et un être de multiples passivités. Pour s’approprier son désir d’être, le cogito blessé ou le soi prend conscience de sa force, mais aussi et en même temps des limites de sa force. Il s’approprie son être en tant qu’être agissant et souffrant. Il est agissant parce que doté de pouvoirs ; il est souffrant parce que soumis dans le même temps à une volonté inconsciente. Le soi ricœurien est à la fois un être de motion volontaire et un être limité. Appréhendé comme tel, le soi est implicitement un être incarné car c’est à partir d’un corps que la volonté s’exprime ou non. A la différence de la pensée qui fait cercle avec elle-même en se posant, le cogito militant « vit d’accueil et de dialogue avec ses propres conditions d’enracinements »78. L’une de ces conditions d’enracinements du cogito dont parle Ricœur est le corps. La description eidétique permet ainsi de saisir l’existence sous une forme corporelle. Autrement dit, c’est en tant que corps que le soi se comprend par le détour de l’autre. C’est aussi en tant que corps qu’il est doté de 75 La description phénoménologique du volontaire et de l’involontaire est aussi dite « eidétique ». L’eidétique est la description des structures intentionnelles du volontaire et de l’involontaire. 76 Le volontaire et l'involontaire " constitue le premier tome, publié en 1950, de la trilogie de la " Philosophie de la volonté ". Deux projets s'y croisent. Le premier est de prendre la mesure de la passivité qui dément la prétention du cogito d'origine cartésienne à se poser souverainement lui-même. Le second est de porter aussi loin que possible la description pure à la façon de l'intuition eidétique de Husserl - des structures du vouloir : projet, imputation, motivation, désir, effort, émotion, habitude, etc. Le premier projet appelle le complément d'une méditation sur la disproportion de soi à soi-même qui définit le statut ontologique de l'Homme faillible. Le second rencontre sa limite dans la nécessité de mettre entre parenthèse la condition d'une volonté toujours mauvaise. La parenthèse sera levée dans " La symbolique du Mal " qui marquera le passage d'une phénoménologie pure à une herméneutique. 77 L’humanité de l’homme renvoie aux concepts de « soi » et « de l’homme capable ». Le « soi » tout comme « l’homme capable » et « l’humanité » désigne ce qui fait qu’un homme est un homme. Chez Ricœur, les concepts « humanité de l’homme », le « soi » et « l’homme capable » sont interchangeables et désignent la même réalité, c’est-à-dire ce qui détermine l’homme en tant qu’homme : la qualité humaine. 78 Paul Ricœur, Philosophie de la volonté. I, p. 21.
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pouvoirs : pouvoir de dire, de décider, d’agir, de consentir, de promettre, de s’imputer, de se mouvoir. Il appert qu’il ne peut y avoir conscience de soi sans le corps : « (…) la reprise sur soi de la conscience, lorsque celle-ci s’oppose à son corps et à toutes choses et tente de former cercle avec elle-même, est une perte d’être »79. La conscience de soi n’est conscience de soi que par le corps qui lui permet de se décentrer et de revenir à soi par un mouvement second. Le corps apparaît comme la condition de possibilité transcendantale de la compréhension de l’herméneutique du soi. Au total, on dira du corps qu’il est a priori l’organe du vouloir et le siège des pouvoirs dont dispose l’homme.
1.1. De la description eidétique de la volonté 1.1.1. Vouloir, c’est décider La volonté peut se définir comme un pouvoir de se déterminer à agir en fonction des motifs ou des raisons. Telle que définie, la volonté sous-entend une détermination de soi. Cette détermination à agir en fonction des motifs n’est rien d’autre que la décision. Dès lors, vouloir, c’est décider. Décider, en effet, est le verbe qui représente les actes qui suivent un mouvement de ma pensée seule. Décider, écrit Ricœur, « c’est désigner une action propre »80. Décider, en d’autres termes, c’est me projeter dans une action à faire. En me projetant dans une action à faire, je m’objective en quelque sorte comme je m’objective dans une signature que je pourrai reconnaître, identifier comme mienne, comme signe de moi. Décider est un acte intérieur qui engage ma personne dans l’aujourd’hui de l’existence mais surtout dans la détermination de ma vie future. Ricœur fait du projet l’objet de la décision pour désillusionner la réflexion sur moi. Ce n’est pas la réflexion sur soi qui permet de décider mais plutôt le projet. Le projet rassure que le vouloir est « d’abord élan, jet, saut, acte de "générosité" »81. Par ailleurs, Ricœur justifie l’usage du concept de projet au détriment de la réflexion sur moi en ces termes : Notre description du projet nous invite donc à chercher d’abord la possibilité de moi que j’ouvre en me décidant et non celle que je perds en me décidant. En me déterminant, non seulement je mets fin à une confusion préalable, mais j’inaugure une voie pour l’être que je suis ; cette voie est mon à-venir, et mon possible impliqué par le projet de moi-même82.
Il en ressort que le voulu c’est ce que je décide. En ce sens, je suis dans le projet, c’est-à-dire dans l’objet voulu en tant que sujet de l’action projetée. En d’autres termes, je m’implique moi-même dans le projet, je 79
Ibidem, p. 21. Ibidem, p. 57. 81 Ibidem, p. 61. 82 Ibidem, p. 61. 80
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m’impute l’action à faire. Nous en voulons pour preuve ce qui suit : « Je figure dans le projet – donc dans l’objet voulu – comme le sujet de l’action projetée. Même si je n’accentue pas le « c’est moi qui… » du verbe de la décision, je m’implique moi-même dans le projet, je m’impute l’action à faire »83. Partant, nous pouvons dire que je suis l’auteur du projet que je décide de faire même si au moment de son exécution je m’oublie moi-même comme étant l’auteur de ce projet. De toute évidence, décider reviendrait à se tourner vers le projet, à s’oublier dans le projet, à être hors de soi dans le projet sans s’attarder à se regarder voulant84. Il en découle que l’acte de décider requiert avant tout un décentrement. Ainsi, l’homme voulant est d’abord hors de soi, perdu dans les projets décidés avant de retourner à soi-même dans un mouvement second qui est la réflexion. C’est dire que c’est à partir de la réflexion que l’homme voulant va se joindre à l’objet perçu, imaginé, voulu. Le projet peut dès lors s’appréhender comme l’intentionnalité de la décision. Le projet est intentionnalité de la décision parce qu’il est objet de la décision. La décision, elle, traduit ma volonté et mon pouvoir eu égard à une action. Elle est en conséquence ce qui signifie : « la décision signifie, c’est-à-dire désigne à vide, une action future qui dépend de moi et qui est en mon pouvoir »85. Dans la décision, le sens est inséré dans une position d’existence qui dépend de moi, qui est à faire par moi et qui est susceptible d’être fait par moi. La décision engage l’homme. Engageant l’homme, la décision désigne l’homme comme agent de ses actions. En désignant l’homme comme agent de ses actions, la décision se distingue alors du souhait et du commandement « où la chose qui est à faire n’est pas une action propre mais le cours des choses ou l’action d’autrui »86. Le souhait est de l’ordre de l’optatif et le commandement de l’ordre de l’impératif tandis que la décision est de l’ordre de l’imputation. Il n’est pas assez de le rappeler, dans la décision je m’impute l’action à faire parce que projet est à faire par moi. La décision engendre un jugement de responsabilité : « Le soi ne fait pas cercle avec lui-même. En particulier il ne se veut pas « en l’air », mais dans ses projets. Je m’affirme dans mes actes. C’est précisément ce qu’enseigne le sentiment de responsabilité : cette action c’est moi »87. En d’autres termes, le soi s’engage dans le dessein de l’action à faire. Il se projette lui-même dans l’action à faire. Il figure dans le projet comme celui qui fera et qui peut faire. De ce qui précède, la décision est une imputation pré-réflexive du moi. Cette imputation pré-réflexive de soi-même est agissante car je ne m’affirme que dans mes actes : « "Cette action c’est moi" signifie : il n’y a pas deux moi, 83
Ibidem, p. 46. Ibidem, p. 42. 85 Ibidem, p. 42. 86 Ibidem, p. 46. 87 Ibidem, p. 57. 84
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celui qui est dans le projet et celui qui projette ; précisément je m’affirme sujet dans l’objet de mon vouloir »88. Il ne ressort que le moi projetant reste identique à lui-même. Dit autrement, le sujet voulant qui projette reste le même que celui qui fera et qui est projeté : « […] le sujet de l’action visée dans le projet est le même sujet qui est implicite ou explicite dans l’acte même de décider et de viser le projet : moi qui décide, c’est moi qui ferai »89. À ce niveau de la réflexion, Ricœur nous invite à recourir au sentiment de pouvoir qui accompagne la visée de la conscience. Il s’agit, en effet, de montrer qu’il y a une conscience en sourdine de moi-même dans le projet étant donné que je suis dans ce que je vois, imagine, désire et veux. Le sentiment de pouvoir qui accompagne la visée de la conscience fait le lien du moi projeté comme sujet de l’action à faire et du moi aperçu en sourdine comme celui qui projette : moi qui veux, je peux. Moi qui décide de faire, je suis capable de faire. Par ce sentiment, je me rencontre dans mes projets, je m’implique dans mon projet, je suis projet de moi-même pour moi-même. Je me pose comme agent de l’action à faire. En me posant, je me projette et me fais car en faisant quelque chose, « je me fais-être, je suis mon propre pouvoir-être »90. Cette imputation du sujet laisse transparaître que le projet ouvre des possibilités dans le monde par l’engagement qui le lie. Nous constatons ici que la décision est liée au pouvoir. L’être qui décide est un être doté de pouvoirs. Décider, c’est avant tout se reconnaître capable d’actions. A l’évidence, je ne peux projeter, décider que si je peux m’estimer comme capable d’agir. Cela fera l’objet de la seconde unité de sens dans cette description phénoménologique des structures de la volonté. Cependant, il ne suffit pas d’être doté de pouvoirs pour décider, il faudrait que la décision soit justifiée par des motifs : « La décision est dans un rapport original, non seulement avec le projet qui est objet spécifique, mais avec des motifs qui la justifient. Comprendre un projet, c’est le comprendre par ses raisons – raisonnables ou non -. Je décide ceci parce que… »91. Dès l’abord de la question de la motivation du vouloir, Ricœur affirme avec force : « Pas de décision sans motif »92. Cela insinue certes que la décision est conditionnée par le motif mais surtout qu’il existe un rapport de nécessité, d’intimité entre la décision et le motif. Le motif justifie la décision. Il soutient la décision pour ne pas qu’elle tombe dans l’arbitraire. C’est pourquoi je ne décide pas pour décider. Mais je décide parce que j’ai des raisons d’agir. Et les raisons d’agir relèvent de ce qui est réfléchi. C’est dire que le motif est rationnel et assagi. 88
Ibidem, p. 58. Ibidem, p. 47. 90 Ibidem, p. 53. 91 Ibidem, p. 11. 92 Ibidem, p. 64. 89
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Appréhendé comme tel, le motif s’oppose au mobile qui est affectif et passionnel. Les mobiles sont moins réfléchis que les motifs. Je décide non pas parce que je ressens telle ou telle émotion, mais je décide parce que je juge de la valeur de la chose à décider. La motivation volontaire ou le motif est une sorte de raisonnement pratique où la décision joue le rôle de conclusion et les motifs de prémisses. Aussi voulons-nous souligner que la raison d’agir n’est pas la cause de l’action étant donné que le motif ne produit pas forcément un effet quelconque. La cause produit toujours un effet tandis que le motif n’est pas de l’ordre du déterminisme. Pour un motif, écrit Ricœur, « déterminer n’est pas causer, mais fonder, légitimer, justifier ».93 Les motifs constituent les supports de la décision. Ils fondent la décision. Ce fondement de la décision n’est possible que si la volonté se fonde sur le motif. Le motif ne détermine la décision qu’autant qu’elle se détermine94. On dénote ici un lien entre le motif et la décision pour ne pas dire un rapport de circularité entre ces deux pôles sous-jacents à la volonté. Rappelons que vouloir, c’est décider. Décider, c’est se projeter dans une action à faire avec des raisons d’agir. Si vouloir c’est décider et décider c’est toujours décider de faire, vouloir n’est-il pas toujours vouloir agir et se mouvoir ?
1.1.2. Vouloir, c’est toujours vouloir agir et se mouvoir Faculté de se projeter vers des fins, la volonté est, chez Ricœur, non seulement une puissance de décision mais surtout une puissance de motion. Une volonté ne devient décision que par la motion. En d’autres termes, c’est la puissance de motion qui fait être la puissance de décision : « La volonté n’est une puissance de décision que parce qu’elle est puissance de motion »95. Ainsi une volonté qui ne pourrait pas agir ne serait pas une volonté dans la mesure où vouloir c’est toujours décider et mouvoir son corps pour faire. Je n’ai rien encore voulu tant que je n’ai rien fait. Vouloir c’est vouloir agir. Agir, c’est être auteur d’événements. L’action, est l’événement même et non plus un possible en route vers le réel. L’action est un événement parce qu’étant un aspect du réel même, et surtout traduisant le présent dans la mesure où ce qui arrive est au présent, ce que je fais est au présent. Agir, c’est donner sens à l’être-là, au donné, à la présence. On dira du présent qu’il est l’indice temporel de l’action qui sans cesse se renouvelle. L’action est existence. Par définition, elle « participe à l’avance même de l’existence, de mon existence et de celle du monde »96. En ce sens, elle inaugure du nouveau dans le monde. 93
Ibidem, p. 66. Ibidem, p. 65. 95 Ibidem, p. 187. 96 Ibidem, p. 191. 94
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Dès lors, mouvement corporel volontaire et/ou intentionnel, l’action apparaît comme le critère de l’authenticité du vouloir. L’action authentifie le vouloir. De toute évidence, un vouloir sans l’action n’est pas authentique. En effet, un vouloir qui resterait à faire et refaire des projets sans n’en réaliser aucun serait toujours en manque de quelque chose. Selon Bernard Ilunga Kayombo, « quand un homme décide, qu’il le sache ou non, il s’estime capable d’agir. Un vouloir naît résolument courbé vers l’action. Il est en tout état de cause doté d’une puissance d’action »97. Étant donné que l’on ne peut vouloir sans agir, la volonté en tant que capacité de détermination est impérativement subordonnée à l’action. De ce fait, toute volonté est appelée à se réaliser. La réalisation est le passage de la possibilité de projet à la réalité effective de l’action98. C’est l’action qui légitime la volonté projetée. Cependant, cela ne serait possible sans le corps car c'est par lui que nous percevons le monde extérieur. En effet, notre relation aux autres est construite par nos attitudes, nos gestes, nos mouvements. Par sa médiation, nous exprimons nos sentiments et nous communiquons nos affects. Le corps apparaît comme le support et la condition des phénomènes relationnels. Le corps est sans aucun doute le lieu où s'inscrivent les manifestations significatives de l'expérience humaine. Il est ce qui fournit la matière des raisons d’agir. L’homme capable d’agir ne le serait pas s’il n’était pas doté de corps. Le corps est le médiateur de l’action. Organe de l’agir, le corps joue un rôle médiateur entre le « je » et le monde dans un rapport « organe-pragma »99. L’agir est ainsi tendu entre le « je » comme vouloir et le monde comme champ d’action. Par ailleurs, le corps est une étape de l’action. Il est traversé par l’action étant donné que quand j’agis, je ne m’occupe pas de mon corps. Une action est, parce qu’impulsée par le corps. Le vouloir agit par le corps. On pourrait conclure en disant que le corps reste une condition de notre pouvoir concret, de notre agir dans le monde, de l’incarnation de nos projets et de la réalisation de ceux-ci. Il n’y a point de volonté sans l’action et point d’action sans le corps. La volonté et l’action sont conditionnées par le corps. Il n’y a alors de volonté et d’action que par le corps. Loin d’être le tombeau de l’âme parce qu’appartenant au domaine des choses sensibles, le corps est la condition de l’être-là. Le corps me fait être. Autrement dit, je suis parce que j’ai un corps. Avoir un corps, c’est être soi-même comme un autre. Le soi est soi-même comme un autre, grâce à son existence corporelle. Toutefois, l’existence corporelle ne suffit pas à définir le soi. Il est aussi pensée. La pensée fait partie du corps ou de notre être-là. Et l’agir est un aspect 97 Bernard Ilunga Kayombo, Paul Ricœur. De l’attestation du soi, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 42. 98 Paul Ricœur, Philosophie de la volonté. I, p. 191. 99 Le « pragma » est aussi désigné comme corrélat intentionnel de l’agir. Le « pragma » renvoie aux choses et au monde.
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du penser. En conséquence, l’action passe par la médiation du corps, mais également par celle du penser. En d’autres termes, l’action est autant dans le corps que dans le penser : « ce n’est pas seulement mon corps qui est le terme de mon action, mais aussi toutes mes pensées qui sont comme le corps de ma pensée »100. Partant des lignes précédentes, nous pouvons affirmer que l’existence corporelle non seulement définit l’homme mais surtout fait mouvoir sa volonté. La volonté, ne meut que sur la volonté d’être mue. Et ce qui fait mouvoir la volonté, c’est le corps. Le corps apparaît ainsi comme l’organe de la volonté ou du vouloir. C’est le soi-même agissant. Dès lors, vouloir c’est en même temps mouvoir le corps pour agir. Défini comme l’agir en tant qu’il s’applique à l’organe et non en tant qu’il se termine au pragma101, c’est-à-dire aux choses et au monde, le mouvoir est organe de l’agir. Dire du mouvoir qu’il est l’organe de l’agir revient à mettre en évidence le vouloir et le monde qui constituent respectivement les pôles noétiques et noématiques de l’agir. En effet, il y a dans l’agir une tension constante entre le « je » qui veut et le monde avec lequel il interagit comme champ d’action ou comme lieu de réalisation du projet. Bien que notre agir soit déjà et toujours dans un monde-en-situation, un monde où les traces de la civilisation humaine sont omniprésentes, notre agir transforme le monde ou plus exactement l’action fait partie du monde. Ce n’est donc pas la visée vers les choses ou vers le monde qui définit le mouvoir. Mais, le vouloir agit toujours mouvant le corps qui est son organe. De ce fait, « une volonté qui n’aboutit pas à mouvoir le corps et, par lui, à changer quelque chose dans le monde est bien près de se perdre dans les vœux stériles et dans le rêve »102. On dira du corps qu’il est la forme motrice de l’agir. En tout état de cause, la motion volontaire a pour siège le corps. Ainsi, toute volonté doit mouvoir le corps car un vouloir qui ne fait que projeter est incomplet. L’essentiel n’est pas de vouloir ou de faire et refaire des projets, mais d’en réaliser. Il en va de même pour une volonté qui serait incapable de mouvoir le corps. La volonté a pour effet de mouvoir le corps mais aussi de le maintenir, de l’empêcher de nous emporter. En ce sens, une motivation volontaire est conditionnée par un vouloir maître de son corps103. Mouvoir son corps, c’est avant tout l’apprivoiser, le domestiquer, le posséder. Ainsi, une motivation du corps n’est possible que si le vouloir possède le corps. Le vouloir possédant le corps est une expression de la prise de conscience de notre mouvoir. Pour Ricœur, l’effort est une 100
Ibidem, p. 190. Le pragma couvre l’agir dans son entièreté, dans sa globalité. C’est la structure complète de l’action. C’est le "étant fait par moi", le corrélat complet du faire. Le pragma apparaît aussi comme « la solution d’une difficulté locale dans le monde et ainsi le perçu et le connu servent en général de fond au pragma » (VI, 196). L’agir nous apparaît comme l’aspect du cogito intégral. Il nous permet de comprendre notre être-là dans un monde-en-situation. 102 Ibidem, p. 187. 103 Ibidem, p. 189. 101
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situation favorable à la prise de conscience de notre propre corps puisque celui-ci résiste au vouloir comme s’il n’était pas son organe pour l’action : « L’effort est le mouvoir lui-même compliqué par la conscience d’une résistance »104. Etant donné que je suis tellement engagé dans ce que je fais, aux buts de l’action et à ses implications dans le monde, la plupart du temps, je ne pense pas à mon corps-mû. En effet, le corps-propre se donne comme corps-mû-par-un vouloir, c’est-à-dire comme le terme d’un mouvement qui descend du « je » à sa masse. Quant au corps-objet, il est pensé simplement comme corps, comme espace. Il apparaît ici une sorte d’opposition entre le corps-propre et le corps-objet. C’est ainsi qu’advient l’effort pour nous permettre de prendre conscience de notre corps considéré tantôt comme objet, tantôt comme nonobjet. L’effort est « le déploiement de moi-même, qui ne suis pas objet, dans mon corps qui est encore moi-même mais qui est objet »105. En situation, je ne pense pas à ce déploiement, et le corps devient comme une "spatialisation organique"106 du « je veux ». Or « pour moi qui meus mon corps et essaie de me surprendre dans l’acte même, c’est tout un de vouloir, de pouvoir, de mouvoir et d’agir »107. On ne saurait mettre un terme à ce cheminer sans mettre en évidence le rapport existant entre le vouloir et le pouvoir. Mais au préalable, cernons le concept de pouvoir. Le pouvoir est le mouvoir lui-même, retenu en deçà de l’acte, le mouvoir en puissance. Autrement dit, il est la forme réflexive du mouvoir : « C’est à lui que je me réfère quand je dis que je sais ou je peux nager, (danser, monter aux arbres, etc.). […] les pouvoirs sont à la fois des résidus d’action et des promesses d’action. Ils n’apparaissent qu’à la réflexion et en marge de l’action, avant ou après »108. Pouvoir, c’est se reconnaître comme l’être capable d’avoir posé ou de poser un acte. Le pouvoir est un moment de retour à soi. Ce moment de retour à soi n’est possible que dans la mesure où l’homme se découvre en tant que corporel. L’existence corporelle devient ainsi l’assurance des pouvoirs de l’homme. L’homme capable, c’est celui qui est capable de mouvoir son corps ou de faire mouvant son corps. Dit autrement, l’homme est capable d’actions parce qu’il existe en tant que corps, « un corps pré-disposé à être mû par la volonté, malgré ses pesanteurs »109. A cet égard, on peut noter que le vouloir reste une initiative de motion à travers des pouvoirs. Dans cette dynamique de la motion volontaire110, on peut alors comprendre que l’intention motrice est le pouvoir du vouloir à telle enseigne que quiconque dit pouvoir, dit vouloir 104
Ibidem, p. 200. Ibidem, p. 202. 106 Ibidem, p. 202. 107 Ibidem, p. 202. 108 Ibidem, p. 200. 109 Bernard Ilunga Kayombo, Paul Ricœur. De l’attestation du soi, p. 44. 110 La motion volontaire se définit comme la source des pouvoirs de l’homme. Le corps est l’organe de la motion volontaire. 105
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et réciproquement vouloir, c’est aussi dire pouvoir. Il ne peut y avoir de vouloir sans pouvoir et de pouvoir sans vouloir : « Pas de vouloir sans pouvoir, pas de pouvoir non plus sans un vouloir éventuel. A cet égard il n’y a pas de différence de nature mais seulement de degré entre l’initiative motrice des automatismes surveillés qui se réduit à un discret laisser-passer et l’effort intense appliqué à une résistance »111. Pouvoir et vouloir sont intimement liés dans la motion volontaire. Ils y collaborent mutuellement. En conséquence, l’homme capable, c’est l’homme de volition. Vouloir c’est accomplir une motion volontaire. N’est-il pas aussi légitime d’affirmer que vouloir, c’est acquiescer à une nécessité ?
1.1.3. Vouloir, c’est avant tout consentir Verbe transitif, consentir signifie adhérer, être d’accord, donner son consentement, autoriser, accepter, permettre, accorder. Selon André Lalande, « le consentement est l’acte de volonté par lequel on décide ou même on déclare expressément qu’on ne s’oppose pas à une action déterminée dont l’initiative est prise par autrui »112. Pour Ricœur, consentir, c’est exprimer un vouloir sans pouvoir extérioriser une volonté dénuée ; c’est « l’acte de la volonté qui acquiesce à la nécessité »113. A l’évidence, vouloir, c’est consentir à la nécessité, c’est donner sens à ce monde et à ce corps qui nous sont donnés, sans que nous l’ayons choisi. Par le consentement, l’homme se réconcilie avec ce qui ne dépend pas de lui ; il devient ce qu’il n’a pas fait. Il ressort que consentir est un engagement dans l’être. Il est engagement dans l’être parce qu’il consiste à prendre sur soi, à assumer, à faire sienne la nécessité. C’est à ce titre que « consentir, c’est dire oui à ce qui est déjà déterminé ; c’est convertir en soi l’hostilité de la nature, en liberté la nécessité. Le consentement est la marche asymptotique de la liberté vers la nécessité »114. De l’affirmation de Ricœur, nous pouvons déduire que le consentement consiste en une active adoption de la nécessité qui est une situation toute faite dans laquelle je me découvre impliquer. De ce fait, « pour le consentement, la nécessité en moi et hors de moi n’est pas simplement regardée, mais adoptée activement ; elle est ma situation, ma condition d’exister comme être voulant dans le monde »115. Le consentement est le mouvement de la liberté vers la nature pour se joindre à sa nécessité et la convertir en soi-même. On dira ici du consentement qu’il
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Paul Ricœur, Philosophie de la volonté. I, p. 309. André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Volume I, 4e édition, Paris, PUF, 1997, p. 177. 113 Paul Ricœur, Philosophie de la volonté. I, p. 319. 114 Ibidem, p. 324. 115 Paul Ricœur, A l’école de la phénoménologie, p. 71. 112
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concilie la liberté116 et la nature. Conciliant la liberté et la nature, le consentement se veut une réaffirmation de l’existence non choisie, un choix de moi-même, un choix de la nécessité puisque le vouloir qui acquiesce à des motifs consent aux raisons de son choix. Face à la nécessité, la liberté ne peut que se rendre, consentir : « J’ai une façon à moi de choisir et de me choisir que je ne choisis pas »117. Je consens aux conditions de la vie dans la mesure où j’ai choisi d’exister. Je n’ai pas d’autre choix que ce qui se donne à moi. Impérativement, la volonté ne peut qu’acquiescer. Acquiesçant parce que n’ayant pas d’autres possibilités, la liberté plonge dans la nécessité. A ce titre, la nécessité devient le lieu de la liberté ; la condition sine qua non de la liberté. Fort de cela, le consentement cherche à faire de la nécessité l’expression et comme l’« aura » de la liberté118 dans la mesure où comme tout ce qui existe, l’homme porte en soi à la fois la liberté et la nécessité. Pour acquérir la liberté, je me dois d’accepter la nécessité. Notons, cependant, que la nécessité comporte une négation pratique de la liberté. En effet, par la nécessité, ce qui est condition est en même temps limite, ce qui me fonde est aussi ce qui me détruit. De ce fait, la liberté humaine peut être appréhendée comme une indépendance dépendante, une initiative réceptrice. Dès lors, le consentement serait un vouloir sans pouvoir car nous sommes déterminés par la nécessité corporelle, c’est-à-dire le caractère, l’inconscient et la vie qui constituent les conditions de base involontaires de ma volonté119. Être capable, c’est être capable de consentir à la nécessité corporelle. Par conséquent, la nécessité corporelle est ce qui conditionne et limite la volonté. Selon Ricœur, « vouloir n’est pas créer »120 mais consentir à la nécessité, c’est-à-dire s’appliquer à ce que nous ne pouvons pas éviter. Au demeurant, vouloir, c’est consentir à la nécessité corporelle qui est et dont on ne peut faire en sorte qu’elle ne soit pas. Dit autrement, du fait de la nécessité corporelle, tout pouvoir en l’homme est cerné d’impuissance121.
116 « La liberté n’est pas un acte pur, elle est en chacun de ses moments activité et réceptivité ; elle se fait en accueillant ce qu’elle ne fait pas ; valeurs, pouvoirs et pure nature ». Cf. Paul Ricœur, Philosophie de la volonté, p. 454. 117 Paul Ricœur, Philosophie de la volonté. I, p. 346. 118 Ibidem, p. 322. 119 Le caractère, l’inconscient et la vie en tant que conditions de base involontaires de ma volonté feront l’objet du développement de la prochaine étude sur « De l’involontaire corporel comme limites des pouvoirs du soi ». En effet, le consentement, disions-nous, porte la marque de la nécessité. A travers cette nécessité corporelle, nous pouvons comprendre que la condition humaine comporte quelques hostilités à l’égard de la liberté. Entre autres, le caractère, l’inconscient, qui sont de l’ordre de la passivité originaire et la vie qui est de l’ordre de la passivité absolue. 120 Paul Ricœur, Philosophie de la volonté. I, p. 456. 121 Ibidem, p. 375.
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1. 2. De l’involontaire corporel comme limites des pouvoirs du soi 1.2.1. Le caractère comme manière individuelle non choisie du soi Le caractère, selon Ricœur, est « la manière individuelle – non choisie et non modifiable par la liberté – de la liberté même »122. Il est ce que l’on ne choisit pas, mais ce à partir de quoi on est tenu de choisir. Il est ce qui m’est propre. Mon caractère, c’est moi, c’est ma nature. Ricœur souligne à ce propos que : Mon caractère n’est pas seulement mon signalement hors de moi, mais ma nature adhérant à moi-même, si proche de moi que je ne peux me l’opposer, voire comme une part inférieure de moimême : sa marque est sur les décisions même que je prends, dans la façon dont je fais effort, comme dans ma manière de percevoir, de désirer. Il m’affecte dans ma totalité123. La marque du caractère étant sur les décisions que je prends, il est alors concevable comme le "fatum" de la volonté puisque le caractère d’un homme fait son destin. En ce sens, le caractère apparaît comme la nécessité la plus proche de ma volonté124 car il est la perspective individuelle à partir de laquelle la volonté exerce ses pouvoirs. Autrement dit, le caractère est la manière singulière de vouloir. Il fait qu’il y a un chacun125. Il est indivisible comme moi-même. Il est moi-même unique, inimitable car je ne suis pas une idée générale, mais une essence singulière. Essence singulière, le caractère s’impose à moi126. S’imposant à moi, il fait que je ne suis pas l’autre. Ainsi « changer mon caractère, ce serait proprement devenir un autre, m’aliéner ; je ne peux me défaire de moi-même. Par mon caractère, je suis situé, jeté dans l’individualité ; je me subis moimême individu donné »127. Je ne peux modifier mon caractère. Et pourtant il est ce moyennant quoi je me fais et « je ne suis qu’autant que je me fais et je ne sais où s’arrête mon empire, sinon en l’exerçant »128. Il appert que je subis mon caractère étant donné que je ne l’ai pas choisi. De même, je ne peux le modifier parce que je ne l’ai pas fait. En conséquence, il ne me reste qu’à y consentir, comme ce qui limite mes pouvoirs.
122
Ibidem, p. 333. Souligné par l’auteur. Ibidem, p. 344. 124 Ibidem, p. 333. 125 Ibidem, p. 420. 126 « Mon caractère n’est pas une classe, un type collectif, mais moi-même unique, inimitable. […] Ainsi mon caractère adhère à moi (il n’est pas une fiche anthropométrique qui peut circuler de main en main), il est une totalité concrète (et non une combinatoire de traits isolés et abstraits), il est cet individu que je suis ». Cf. Paul Ricœur, Philosophie de la volonté. I, p. 345. 127 Paul Ricœur, Philosophie de la volonté. I, p. 345. Souligné par l’auteur. 128 Ibidem, p. 345. 123
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Au fond, c’est en acquiesçant, par le consentement que le caractère appréhendé comme destin est assumé et vécu comme une destinée. Ricœur dira qu’« une liberté située par le destin d’un caractère auquel elle consent devient une destinée, une vocation »129. Ici nous voyons apparaître une sorte de synthèse entre l’universel et l’individuel, la liberté et la nature, l’initiative et la passivité. Cela revient à montrer que tout le volontaire en moi est marqué par mon caractère. De toute évidence, « pouvoirs, motifs, vouloir, tout porte en moi la marque d’un caractère »130. Destin de la volonté, le caractère limite la liberté, les pouvoirs de la volonté. En effet, par la présence du caractère en moi, je ne peux être tout ce que je veux être. Et d’ailleurs, ce que je peux être, je ne peux l’être que selon mon caractère. On comprend dès lors la phrase de Ricœur selon laquelle « mon destin colle à ma liberté, sans la ruiner. Tout est possible, mais d’une façon bornée, étroite »131. Le caractère est, en somme, ce qui me détermine comme être individuel, actif et passif car présent en tout ce que je veux et peux. Le caractère est toujours mêlé aux mouvements de la volonté en rapport avec ses motifs ou ses pouvoirs. Il est partout comme ma liberté est partout. C’est pourquoi, « je dois croire d’abord à ma responsabilité totale et à mon initiative illimitée, et accepter ensuite de ne pouvoir exercer ma liberté que selon un mode fini et immuable »132.
1.2.2. L’inconscient comme fond obscur des décisions du soi Si avec Descartes, l’on pouvait avoir accès, par la conscience, à tout ce qui se passe en nous, sans possibilité d'erreur, dès le 17e siècle, un contemporain de celui-ci, Leibniz, lui répondait que cette conception du psychisme humain n'est pas valide, et est insuffisante. Ainsi, pour Leibniz, contrairement à Descartes, l’on ne peut rendre compte du psychisme, et même du comportement en général, sans reconnaître l’existence de pensées inconscientes. Sa thèse va être que l’on n’a pas accès à tout ce qui se passe en nous. Il y a en nous de petites perceptions. Il dit à ce sujet : « il y a à tout moment une infinité de perceptions en nous mais sans aperception et sans réflexion, c’est-à-dire des changements dans l’âme dont nous ne nous apercevons pas »133. Il existe en nous une foule de perceptions obscures qui sont dans la sensibilité passive sans être dans la conscience du moi à qui elles
129
Ibidem, p. 350. Ibidem, p. 347. 131 Ibidem, p. 348. 132 Ibidem, p. 346. 133 Gottfried Wilhelm Leibniz, Nouveaux Essais sur l’entendement humain, Paris, GarnierFlammarion, 1966, p. 38. 130
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sont étrangères. Nous pensons toujours mais nous n’avons pas conscience de toutes nos pensées. La pensée n’est pas toujours pensée consciente. Freud, au contraire, va élaborer le concept d’un inconscient qui est une instance à la fois psychique et distincte de la conscience, et ayant ses propres structures et ses propres lois de fonctionnement et d’action. C’est avec Freud que la problématique de l’inconscient en tant que zone d’ombres s’est posée clairement. Pour lui, l’homme est, certes, un être du conscient et de l’inconscient. Pourtant, il n’a pas conscience de sa part la plus importante, c’est-à-dire l’inconscient. Il pense qu’il est maître dans sa propre maison, alors qu’il n’est le maître de rien, même pas de lui-même. Avec la découverte de l’inconscient, Freud estime ainsi avoir infligé la troisième blessure134 à l’humanité à savoir que nous ne contrôlons pas totalement notre âme : il n’y a pas que le conscient en nous, il y a pour majeure partie l’inconscient. La notion d'inconscient mise à l'honneur par Freud remet en cause la conception classique d'un homme maître de lui grâce à sa conscience. L’homme serait au contraire déterminé par des forces obscures, auxquelles il ne pourrait pas avoir accès. Ensemble des désirs les plus primitifs, souvent sexuels, qu'ils soient refoulés ou originaires, c’est-à-dire, constitutifs de tout homme, l'inconscient est ainsi assimilable à « une grande antichambre dans laquelle les tendances psychiques se pressent, telles des êtres vivants » 135. En général, on dit que ce sont des désirs refoulés (dans l'enfance) qui constituent l’inconscient. La notion d’inconscient psychique fait apparaître une nouvelle conception de l’homme. L’essentiel de l’homme, c’est-à-dire des tendances expliquant sa conduite, réside dans l’inconscient. L’inconscient est une zone obscure de notre psychisme mais qui occupe la première grande partie de la vie psychique et échappe quasiment à la conscience. De ce fait, « les tendances qui se trouvent dans l'antichambre réservée à l'inconscient échappent au regard du conscient qui séjourne dans la pièce voisine. Elles sont tout d'abord inconscientes »136. L’inconscient est ce qui échappe au champ de la 134 L’homme, selon Freud, a déjà subi trois humiliations, qui lui ont montré qu’il n’est le maître de rien : la première humiliation est l’humiliation cosmologique. En effet, l’homme se croyait le maître de l’univers, par la position convaincue de la terre au centre de notre système solaire. Cette affirmation prend fin avec Copernic, bien qu’elle fût faite avant lui par Aristarque de Samos. A la suite de cette découverte, l’amour propre humain subit sa première humiliation, l’humiliation cosmologique ; la seconde humiliation est l’humiliation biologique. En effet, l’homme se croyait au-dessus des animaux, leur refusant la raison, s’octroyant une âme immortelle et se targuant d’une descendance divine, lui permettant de déchirer tout lien de solidarité avec le monde animal. Mais les découvertes de Charles Darwin ont montré que l’homme n’est rien d’autre, rien de mieux qu’un animal, apparenté à certain d’entre eux. C’est là la seconde humiliation du genre humain, l’humiliation biologique ; enfin, l’homme subit sa troisième humiliation avec Freud. 135 Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse, trad. S. Jankélévitch, Paris, Payot, 1961, p. 276. 136 Ibidem, p. 276.
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connaissance. Il est ma nature en tant qu’elle se dissimule à la conscience137. Partant, l’inconscient cache la conscience. En effet, par l’inconscient, la volonté ne décide pas toujours dans une parfaite clarté, mais consent plutôt à l’obscur. L’inconscient « c’est d’une part, l’obscur, de l’autre le spontané ; de l’une et de l’autre façon, il se donne comme négation. L’obscur est nonêtre »138. Autrement dit, par l’inconscient, les raisons d’agir sont comme envahies par les ténèbres. Aussi Bernard Stevens montre-t-il que l’inconscient est la « part qui se dissimule à la conscience, par quoi la conscience semble se mentir à ellemême »139. Pour Stevens, certains motifs de la décision peuvent provenir de ce fond de ténèbres que la conscience ne peut éclairer. L’inconscient serait alors une zone d’ombres en l’homme qui détermine ses actes voire toute sa vie. Il nous « permet de nommer, après la manière finie du caractère, un autre aspect de cette passivité absolue inhérente à toute activité de la conscience, un autre aspect de cet involontaire absolu qui ne peut être mis à distance, évalué comme motif, mû comme pouvoir docile »140. Il ressort que la conscience n’est point transparente. Cette conscience est plutôt bornée par la présence de l’inconscient en l’homme. Cette présence de l’inconscient en l’homme limite ses pouvoirs. Ainsi, à l’instar du caractère, l’inconscient est une donnée de nature à laquelle la volonté ne peut faire à ce qu’il ne soit pas. Fort de cela, elle ne peut qu’y consentir : « Je dois consentir à produire toute signification sur un fond de non-sens, à exercer tout pouvoir dans un contexte d’inefficacité menaçante et peut-être, en quelques cas extrêmes, à chercher un maître déchiffreur, l’accoucheur de ma liberté »141. L’auteur souligne ici qu’il faut consentir à l’obscur en vue d’une certaine liberté car il est inhérent à la nature humaine. L’inconscient en tant qu’obscur se trouve en moi sans moi. Il me fait prendre conscience que je ne suis pas moi-même comme un autre et que ma volonté n’est pas toute puissante. Il me renseigne que ma volonté est toute petite et qu’elle ne peut que plier l’échine devant lui. En guise d’illustration lisons ce qui suit : « L’inconscient en moi, c’est encore la puissance spontanée des tendances non-reconnues ; cette puissance est mon impuissance ; cette spontanéité, ma passivité, c’est-à-dire ma non-activité »142. En somme, par l’inconscient, je consens à la nécessité corporelle. Au demeurant, l’inconscient tel qu’appréhendé est l’affirmation de la passivité originaire de l’homme. Qu’en est-il de la vie ?
137
Paul Ricœur, Philosophie de la volonté. I, op. cit., p. 359. Ibidem, p. 421. 139 Bernard Stevens, L’apprentissage des signes. Lecture de Paul Ricœur, Londres, Kluwer Academic Publishers, 1991, pp. 166-167. 140 Paul Ricœur, Philosophie de la volonté. I, op. cit., p. 355. 141 Ibidem, p. 384. 142 Ibidem, p. 422. 138
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1.2.3. La vie comme involontaire absolu Dire de la vie qu’elle est involontaire absolu revient à signifier qu’elle enveloppe l’homme. Elle immerge l’homme car c’est en elle que tout se résout en dernière instance. En effet, je n’ai pas choisi la vie, elle m’a été donnée. Je n’ai fait qu’y consentir. Elle est la position non-voulue de moi-même, le fait brut d’exister ; je me trouve exister. La vie est une nécessité d’exister qui me transcende et auquel je ne puis m’opposer : « La vie est plus que la spontanéité des motifs et des pouvoirs ; elle est une certaine nécessité d’exister que je ne peux plus m’opposer pour la juger et la maîtriser »143. La vie enveloppe l’homme dans la mesure où je suis vivant tout entier, vivant dans ma liberté même. Enveloppant l’homme de toutes parts, la vie est la condition de toutes les valeurs puisque je dois être en vie pour être responsable de ma vie. Ainsi, si je détruis ma vie, toutes les autres valeurs se dissipent. Il revient à dire que c’est la vie qui nous permet de réaliser des valeurs. Elle est « la donnée qui permet que des valeurs soient pour moi »144. Indivisible, elle est la nécessité corporelle de base. Sans elle en tant qu’involontaire absolu, rien ne peut se vouloir. Mieux, sans elle, nous ne serions pas des hommes capables de vouloir. En d’autres termes, rien ne peut se vouloir, se faire sans elle puisqu’elle « résume tout ce que je n’ai pas choisi et tout ce que je ne peux changer »145. Vivre, c’est consentir à la nécessité. Ce consentement à la nécessité se comprend selon deux types de métaphores : celle dite spatiale et celle de l’appui. Ricœur appelle métaphore spatiale le fait d’être en vie, de se trouver en elle. Par-là, on voit apparaître l’impuissance de la conscience à se donner l’être. Les métaphores spatiales sont comme le résidu de l’intention transgéométrique de la topographie146. Dans les métaphores spatiales, le « je » est sur fond de vie à telle enseigne que toute figure que je forme a pour horizon l’indéfini d’une vie donnée gracieusement. Par la métaphore spatiale, comprenons que la vie me traverse en me donnant d’exister. Selon Ricœur, cette métaphore spatiale suggère donc le débordement de tout pouvoir d’être par un non-pouvoir d’exister ; ce sentiment d’être débordé par ma vie est augmentée par cette assurance que la vie est une dans le monde, qu’elle vient de plus loin que moi et me traverse seulement en me donnant d’exister. A la limite, elle m’apparaît comme un prêt à terme, un don révocable147.
Quant à la métaphore de l’appui, Ricœur stipule que
143
Ibidem, p. 385. Ibidem, p. 320. 145 Ibidem, p. 423. 146 Ibidem, p. 388. 147 Ibidem, p. 388. 144
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la vie me porte. Je suis apporté et mis au monde par ma naissance ; je serai emporté par la mort. Parce que je ne pose pas ma vie, je suis posé sur elle, je repose sur elle comme sur une fondation ; je repose sur ma respiration comme sur les vagues de la mer ; et je « me » repose d’autant mieux que je renonce à vouloir et m’abandonne à cette sagesse de la vie que recèle mon sommeil148.
Par la vie, le soi se reçoit déjà fait. Être homme, c’est se faire homme tout en se recevant déjà fait homme. En d’autres termes, être homme, c’est se faire homme à partir de ce qu’on a reçu de déjà fait. L’homme, c’est l’être déjà fait homme. Celui-ci consent à la naissance tout comme à la mort puisque ces deux réalités ne dépendent pas de lui. En somme, l’homme est porté par la vie. Le consentement à la vie est une manière d’adopter activement sa naissance. Par la naissance, j’ai été posé dans l’être avant de pouvoir poser volontairement aucun acte. En outre, ma naissance loin de signifier seulement le commencement de ma vie, exprime sa dépendance de deux autres vies. Je ne me pose pas moi-même. J’ai été posé par d’autres. Cette existence brute que je n’ai pas voulue, d’autres l’ont voulue. En conséquence, la naissance est par excellence l’événement dont je n’ai aucun souvenir ni aucune connaissance, elle fait plutôt partie de l’histoire des autres. C’est dire que l’homme se reçoit déjà né ; il se veut à partir du fait qu’il est déjà né149. C’est à partir de la naissance que l’homme se fait voulant. Être né, c’est prendre sur soi la vie, l’assumer. Dans ce sillage, Théoneste Nkeramihigo affirme que « la naissance est un acte qui préface la responsabilité du Cogito, elle pose le Cogito dans l’existence et excède la volonté et la connaissance subjectives »150. L’analyse de la métaphore spatiale et de la métaphore de l’appui révèle que la vie est à la fois voulue et subie. Ma vie fait partie à la fois des choses qui ne dépendent pas de moi et de celles qui dépendent de moi. La vie est alors un foyer d’actes joints à l’état de vivant. Elle est ce qui porte, mais aussi ce qui inspire. Par rapport à l’ordre des pouvoirs, elle appartient à la fois à l’ordre des limites et à l’ordre des sources. De ce fait, l’homme capable, c’est l’homme en vie. Ses pouvoirs ne sont pas le fait de sa volonté mais du don de la vie. Il n’y a de volonté que par la vie. La vie est, en somme, la condition sine qua non de la volonté. Une chose est de vouloir, l’autre est d’avoir la vie, d’être en vie et de se laisser porter par la vie. Ma vie est temporalité : naissance, croissance, vieillissement, adolescence et sénescence151. Face à cette temporalité qui caractérise la vie, l’homme ne peut que consentir. Comprenons pour terminer que ma vie comme temporalité est conditionnée par l’involontaire. La vie en tant qu’involontaire absolue limite le volontaire. 148
Ibidem, p. 388. Bernard Ilunga Kayombo, Paul Ricœur. De l’attestation du soi, op. cit., p. 53. 150 Théoneste Nkeramihigo, L’homme et la transcendance. Essai de poétique dans la philosophie de Paul Ricœur, Paris, Lethieulleux-culture et Vérité, 1984, p. 62. 151 Ibidem, p. 399-400. 149
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Du reste, l’analyse des structures de la volonté et celle de l’involontaire corporel montrent que pouvoirs et passivités caractérisent le soi. Le soi est à la fois un être doté de pouvoirs et un être limité parce qu’il se fait et se reçoit déjà fait. Dire du soi qu’il est doté de pouvoirs et en même temps limité nous amène à porter un regard sur l’anthropologie philosophique de Paul Ricœur.
1.3. De la description eidétique de la volonté à l’ontologie de la volonté finie comme dialectique de l’agir et du pâtir 1.3.1. L’homme capable, un être aussi capable de faillir L’homme, chez Ricœur, est agissant et souffrant. Il est agissant parce qu’il est un être qui décide, se meut et consent. Il est un être capable, responsable de sa vie. Il est ainsi un sujet éthique. Pour l’auteur, l’homme « n’est pas à moitié libre et à moitié coupable ; il est totalement coupable, au cœur même d’une liberté totale comme pouvoir de décider, de mouvoir et de consentir. […] Si l’homme cessait d’être ce pouvoir de décider, de mouvoir et de consentir, il cesserait d’être homme, il serait bête ou pierre »152. L’homme n’est homme que parce qu’il a le plein pouvoir de décider d’une action. L’homme ricœurien s’identifie à l’action. Toutefois, il est aussi un sujet souffrant. La souffrance dont il s’agit ici fait allusion à la réduction des énergies créatrices. C’est pourquoi, « la souffrance n’est pas uniquement définie par la douleur physique, ni même par la douleur mentale, mais par la diminution, voire la destruction de la capacité d’agir, du pouvoir-faire, ressenties comme une atteinte à l’intégrité du soi »153. La souffrance est, dès lors, l’incapacité de se reconnaître comme un sujet actant et surtout le refus d’être soi-même. Elle est une forme de souffrance qui naît de l’incapacité à s’ouvrir à autrui. A l’évidence, la souffrance, au sens ricœurien du terme, n’est pas que douleur physique, mais mésestime de soi et mésestime d’autrui. Cet état de fait est corroboré par ce qui suit : Mais il faudrait aller plus loin en tenant compte des formes plus dissimulées du souffrir : l’incapacité de raconter, le refus de raconter […]. Mais il faudrait, ici encore, aller plus loin, jusqu’aux formes de mésestime de soi et de détestation d’autrui, où la souffrance excède la douleur physique. Avec la diminution du pouvoir d’agir, ressentie comme une diminution de l’effort pour exister, commence le règne proprement de la souffrance154.
Le soi ricœurien est un être faillible, un être vulnérable. Arrêtons-nous un instant sur ce concept de vulnérabilité ou de fragilité ou encore de 152
Paul Ricœur, Philosophie de la volonté. I, p. 29. p. 223. 154 Ibidem, pp. 70-71. 153Ibidem,
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faillibilité en rapport avec l’homme capable. Par faillibilité, entendons, la possibilité du mal moral dans la constitution de l’homme. Elle désigne, selon les termes de Ricœur, « la région et la structure de la réalité qui par leur moindre résistance offrent un « lieu » au mal »155. Ce qui rend le mal possible, c’est en quelque sorte la limitation spécifique de l’homme. Cette limitation spécifique se saisit par la médiation fragile, l’homme comme centre de la réalité, l’homme comme rassembleur des pôles extrêmes du réel et l’homme comme microcosme. Autrement dit, ce qui fait que le mal est possible, c’est la faiblesse constitutionnelle. Cette possibilité du mal est même « inscrite dans la constitution la plus intime de la réalité humaine »156. A l’évidence, l’homme, en entrant dans ce monde, se reçoit déjà marqué par cette faiblesse constitutionnelle. Inscrit au cœur du sujet humain, le mal fait partie des choses qui ne dépendent pas de nous. De ce fait, l’homme capable ne peut qu’y consentir. L’effectivité du mal laisse découvrir qu’au cœur même de la puissance de faire qu’est la liberté sied aussi une impuissance de faire. En conséquence, l’homme capable, c’est aussi l’homme faillible. Faillible, l’homme fait le mal malgré lui puisqu’il ne relève pas de lui. Apparaissant comme « l’invincible contradiction qui déchire notre être et qui s’oppose absolument à la reprise de possession de celui-ci par lui-même »157, le mal relève plutôt de la passivité originaire. Relevant de la passivité originaire, le mal est ce qui ne devrait pas être mais est : « pour l’action, le mal est avant tout ce qui ne devrait pas être, mais doit être combattu »158. Le mal est donc une contingence. Cette conception du mal comme contingence est explicitée dans un article intitulé « Le scandale du mal » où Ricœur montre que « le mal […] c’est ce contre quoi nous luttons : en ce sens, nous n’avons pas d’autre relation avec lui que cette relation du ‘contre’. Le mal est ce qui est et qui ne devrait pas être, mais dont nous ne pouvons pas dire pourquoi cela est. C’est le non devoir-être »159. Le mal, en tant que ce qui est et qui ne devrait pas être, affecte l’homme capable. Ce mal affectant l’homme capable est la faute. La faute est ce qui rend la réalité humaine obscure, et même totalement opaque à elle-même dans son contexte historique. Elle est accidentelle. Elle n'est pas une partie intelligible de la volonté, mais un facteur qui fait que notre volonté apparaît aliénée, notre liberté entravée, notre âme frustrée et notre moi bouleversé. La faute est l'intrusion du mal dans l'existence humaine. Elle n'est pas inhérente à l'existence humaine en tant que telle, mais reste ce qui la caractérise dans son contexte historique. La faute est, en d'autres 155 Paul Ricœur, Philosophie de la volonté. II. Finitude et Culpabilité. Tome I, L’homme faillible, Paris, Aubier, 1960, p. 159. 156 Ibidem, p. 21. 157 Jean Nabert, Essai sur le mal, Paris, Cerf, 2001, p. 8. 158 Paul Ricœur, Le mal. Un défi à la philosophie et à la théologie, 3e édition, Montréal, Labor et Fides, 2004, p. 58. 159 Paul Ricœur, « Le scandale du mal », Esprit 7-8, juillet-août, 1988, p. 62.
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termes, une totale perte du sens. Il n'y a pas d'explication à ce mal. Le mal « c’est ce que j’aurais pu ne pas faire ; et cela reste vrai ; mais en même temps j’avoue : le mal est cette capacité antérieure qui fait que je ne peux pas ne pas faire le mal. Cette contradiction est intérieure à la liberté, elle marque le non-pouvoir du pouvoir, la non-liberté de la liberté »160. Méditer sur le mal c’est dire une faille au cœur de tout enfermement dans l’être, et, radicalement s’adosser à cette rupture pour être, être homme161. Le mal décentre le sujet humain. Il le fait être un être de médiations. C’est en ce sens que « la fragilité de l’homme, sa vulnérabilité au mal moral, ne serait autre qu’une disproportion constitutive entre un pôle d’infinitude et un pôle de finitude »162.
1.3.2. La non-coïncidence de soi à soi comme caractéristique ontologique de l’homme La démarche précédente a révélé que l’homme ricœurien est affirmation originaire dans la passivité originaire. En d’autres termes, il est à la fois un être agissant et souffrant. Il a en lui la possibilité du mal en dépit des pouvoirs dont il est doté. Cette possibilité du mal en l’homme, la faillibilité se justifie par « une certaine non-coïncidence de l’homme avec lui-même ; cette « disproportion » de soi à soi serait la ratio de la faillibilité : « Je ne me dois pas étonner » si le mal est entré dans le monde avec l’homme : car il est la seule réalité qui présente cette constitution ontologique instable d’être plus grand et plus petit que lui-même »163. L’homme ne coïncide jamais totalement avec lui-même car le mal se loge entre le pôle de finitude et le pôle d’infinitude, entre lesquels il se meut. Il convient de noter que ces deux pôles ne sont pas hors de lui, mais bien à l’intérieur de lui-même. De là découle, toute la sémantique de la caractéristique ontologique de l’homme à savoir sa non-coïncidence de soi à soi164. La non-coïncidence de l’homme avec luimême signifie que l’homme est intermédiaire. Intermédiaire, il l’est non pas entre deux réalités, mais en lui-même. Cette disproportion est bien exprimée par Ricœur en ces termes : « L’homme n’est pas intermédiaire parce qu’il est entre l’ange et la bête ; c’est en lui-même, de soi à soi qu’il est intermédiaire »165. L’intermédiarité de l’homme se justifie par la mixité. Dit autrement, l’homme est intermédiaire parce qu’il est mixte et s’il est mixte c’est parce qu’il opère des médiations166. Ces médiations sont hors de lui et en lui-même puisque sa « caractéristique 160 Paul Ricœur, Le conflit des interprétations. Essais d’herméneutique, Paris, Seuil, 1969, p. 426. 161 Paul Ricœur, Le mal. Un défi à la philosophie et à la théologie, p. 15. 162 Paul Ricœur, Réflexion faite. Autobiographie intellectuelle, p. 28. 163 Ricœur, Philosophie de la volonté. II. Finitude et Culpabilité. Tome I, pp. 21-22. 164 La non-coïncidence de soi à soi est aussi désignée par le concept de disproportion. 165 Ricœur, Philosophie de la volonté II. Finitude et Culpabilité. Tome I, p. 23. 166 Ibidem, p. 23.
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d’être-intermédiaire consiste précisément en ceci que son acte d’exister, c’est l’acte même d’opérer des médiations entre toutes les modalités et tous les niveaux de la réalité hors de lui et en lui-même »167. En effet, à la différence de l’homme pascalien qui est tiraillé entre l’ange et la bête et de celui de Descartes qui est intermédiaire entre l’Etre suprême et le non-être et celui de Sartre qui serait un intermédiaire parce que situé entre l’être et le néant, l’homme, chez Ricœur, se situe entre les pôles de finitude et d’infinitude entre lesquels il se meut. C’est entre les deux pôles de finitude et d’infinitude que l’homme opère des médiations dans la mesure où ils se trouvent en lui-même. Pour le philosophe des multiples médiations, l’homme est une sorte de tension entre le fini et l’infini. Ainsi « le paradoxe du fini-infini implique qu’on doive parler d’infinitude autant que de finitude humaine »168. L’homme est donc à la fois finitude et infinitude. Dans cet ordre d’idées, Domenico Jervolino affirme que « l’homme est à la fois infinitude du discours et perspective finie, besoin de totalité et rétrécissement du caractère, aspiration au bonheur et désir concrètement déterminé »169. L’homme, en effet, veut le bonheur. Celui-ci est illimité. Mais il le veut à partir de son caractère qui est une perspective finie. L’homme capable de tendre vers le bonheur, c’est en même temps, l’homme capable de consentir. Ce qui amène à définir l’homme comme « la Joie du Oui dans la tristesse du fini »170. L’homme, c’est le "mixte" de l’affirmation originaire et de la négation existentielle171. Ce "mixte" apparaît comme la faille qui fait de l’homme, médiateur de la réalité hors de lui-même, une médiation fragile pour soi-même. En lui-même et pour lui-même, l’homme devient déchirement. Ainsi, au-delà de la tristesse exposant les discontinuités de l’effort de l’homme pour exister, il y a un fond de tristesse qu’on peut appeler la tristesse du fini172. Il faut entendre par tristesse une passion par laquelle l’âme passe à une perfection moindre. Elle est « la finitude fragile d’un désir et d’un effort d’exister qui dans l’assomption de la limite et dans l’engagement à opérer des médiations tente dangereusement et problématiquement de dire Oui à la Vie »173. L’anthropologie philosophique ricœurienne est en définitive une anthropologie de la disproportion constitutive. Au terme de ce premier chapitre, nous pouvons retenir que le vouloir est, pour Ricœur, structuré selon trois éléments : vouloir, c’est décider, 167
Ibidem. Ibidem, p. 24. 169 Domenico Jervolino, Paul Ricœur. Une herméneutique de la condition humaine, Paris, Ellipses, 2002, p. 20. 170 Ricœur, Philosophie de la volonté. II. Finitude et Culpabilité. Tome I, p. 156. 171 La négation existentielle renvoie à ce que Ricœur appelle perspective, caractère, sentiment vital. 172 « Cette tristesse se nourrit de toutes les expériences primitives qui, pour se dire, enrôlent la négation : manque, perte, crainte, regret, déception, dispersion et irrévocabilité de la durée ». Cf. Ricœur, Philosophie de la volonté II. Finitude et Culpabilité. Tome I, p. 155. 173 Domenico Jervolino, Paul Ricœur. Une herméneutique de la condition humaine, p. 21. 168
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projeter ; vouloir, c’est aussi inscrire le projet dans le réel par l’action, c’est accomplir une motion volontaire. Vouloir, c’est enfin acquiescer à la nécessité. Acquiescer à la nécessité, c’est consentir à l’involontaire corporel. La description eidétique laisse alors transparaître que la condition humaine s’appréhende en termes de pouvoir et de non-pouvoir. L’homme n’est pas qu’action. Au sein de son acte d’exister, il est action et passion d’une liberté qui ne peut se refuser à « ce choix méta-empirique de soi qui est à l’origine de tous les possibles impurs »174. Ainsi, l’homme capable est en même temps un être capable de faillir. Dès lors, le sujet voulant est distendu entre un pôle d’infinitude et un pôle de finitude. Dans cette perspective, ce qui caractérise l’homme, ce n’est ni la finitude ni l’infinitude, mais le fait même qu’il s’appréhende comme la médiation au cœur de cette antinomie constitutive. L’homme est intermédiaire, mais il l’est de soi à soi. Cette découverte de l’homme comme médiation de soi à soi a permis à Ricœur de rompre avec la conception moderne du sujet qui le pose comme autofondation. Avec Ricœur, il n’est plus question d’une saisie immédiate du « Je », du sujet centré sur lui-même mais une reconstitution de la personne à partir de son extériorité car le soi implique l’autre que soi. Agissant et souffrant, le soi est désormais un être incarné qui opère des médiations.
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Théoneste Nkeramihigo, L’homme et la transcendance, p. 114.
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CHAPITRE DEUXIEME : DE L’HERMENEUTIQUE DU SOI COMME CHEMIN DE SOI A SOI PAR LA MEDIATION Dans ce chapitre, nous découvrirons à travers l’herméneutique du soi que le cogito n’est pas saisi au terme d’un cheminement réflexivo-dubitatif, mais au contraire à partir de son déploiement phénoménologique. Cet effort est à situer « entre le Cogito cartésien qui, en se posant, élève des prétentions fondationnelles, et le « Cogito brisé » nietzschéen »175. Autrement dit, entre les philosophes qui n’affirment qu’une saisie immédiate de soi et ceux qui dévoilent qu’une telle appropriation de soi est illusoire, Ricœur, dans Soimême comme un autre, privilégie la voie longue qui consiste à passer par les médiations, les détours déposés dans le monde de la vie. Il est, pour ainsi dire, une troisième voie qui tente d’échapper « aux pièges que renferme la rivalité mimétique d’un sujet tour à tour exalté et humilié »176. Cette troisième voie consiste à mettre en évidence la carte d’identité phénoménologique du soi, à savoir que le soi est un homme capable de parler, d’agir, de (se) raconter, de se reconnaître sujet d’imputation morale et de se souvenir. Il s’agira, dans cette étude, d’explorer les quatre strates de la phénoménologie herméneutique du soi, du moins les différentes figures phénoménologiques du soi à partir des quatre manières fondamentales de poser la question "Qui ?" : Qui parle ? Qui agit ? Qui se raconte ? Qui est le sujet d’imputation morale ? La première section analysera le langage car dire, c’est toujours se dire. Le langage est, en effet, par-dessus tout, ce qui confère sens aux multiples expériences humaines. Dans Lectures 2, Ricœur fait remarquer que « tout, dans l’expérience, n’accède au sens que sous la condition d’être porté au langage »177. La praxis qui est l’objet de la seconde section se propose de traiter de l’action et de l’homme en tant qu’agent de celle-ci. La troisième et la quatrième traiteront respectivement de la narration et de l’éthique178.
175 Jean Greisch, « Vers une herméneutique du soi : la voie courte et la voie longue ». Revue de Métaphysique et morale, n°3, juillet- septembre, 1993, p. 414. 176 Ibidem, p. 414. 177 Paul Ricœur, La contrée des philosophes, Paris, Seuil, 1999, p. 209. 178 Chez Ricœur, l’herméneutique du soi se caractérise par trois traits majeurs à savoir le détour de la réflexion par l’analyse, la dialectique de l’ipséité et de la mêmeté et celle enfin de l’ipséité et de l’altérité.
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2.1. L’herméneutique du soi par le langage 2.1.1. Le soi comme ce dont on parle Avant toute investigation sur la question du soi comme ce dont on parle, il convient de noter que l’une des révélations de l’être se trouve dans le langage. L’expérience à la fois existentielle et rationnelle de l’homme en tant qu’être pensant est portée par le désir et la capacité de se faire saisir. Ainsi, il n’y a pas d’expérience existentielle muette. Le langage constitue en ce sens un attribut essentiel de l’homme. Il fait partie de ce que Ricœur appelle « les expressions dans lesquelles la vie s’objective »179. Le langage dévoile l’être de l’homme, atteste son humanité. L’humanité de l’homme se donne à saisir dans le langage. Chez Ricœur, l’herméneutique du langage s’opère par le détour du langage à travers la question « Qui suis-je moi qui suis ? » qui débouche sur une de ces réponses : « Je suis un sujet parlant ». Mais, de quelle manière le langage dit-il le cogito ? Cette question laisse poindre deux approches qui caractérisent la linguistique ricœurienne, à savoir l’approche sémantique qui fera l’objet de la présente section et l’approche pragmatique, celui de la section suivante. L’approche sémantique s’attelle à la signification des mots et leur sens. Ainsi, la signification d’une proposition ne se réfère pas à son contexte. Cette approche se préoccupe de la personne en tant que celui dont on parle et non comme sujet parlant. Elle est une approche qui évoque la personne ou le locuteur sous un mode référentiel. Effort de formalisation du langage, l’approche sémantique procède par référence identifiante. De ce fait, le langage « comporte des montages spécifiques qui nous mettent en mesure de désigner des individus »180. Cependant, Ricœur préfère dire individualisation en lieu et place d’individu afin de souligner l’ambition fondamentale qui consiste à désigner un individu et un seul. Il affirmera : « Désigner un individu et un seul telle est la visée individualisante »181. Pour l’auteur, l’individualisation singularise. En désignant un individu et un seul, l’individualisation fait ainsi sortir le soi de la masse. Apparaissent alors les descriptions définies, les noms propres et les indicateurs, regroupés sous le vocable d’opérateurs d’individualisation, concept que Ricœur emprunte aux logiciens et aux épistémologues. Il convient dès lors d’examiner ces trois classes d’opérateurs d’individualisation. Les descriptions définies singularisent le soi en le désignant du milieu des autres individus appartenant à une classe donnée. Ricœur insinuera que « la description définie consiste à créer une classe et un seul membre, par 179
Paul Ricœur, Le conflit des interprétations, p. 21. Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 40. 181 Ibidem, p. 40. Pour Ricœur la visée individualisante commence là où s’arrêtent classification et prédication, mais prend appui sur ces opérations et les relance. 180
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l’intersection de quelques choses bien choisies »182. Dire par exemple le premier archevêque d’Abidjan, c’est le distinguer de tous les autres archevêques successifs d’une part, et d’autre part, de tous les hommes. Il ressort que les descriptions définies opposent un membre d’une classe à tous les autres. Elles individualisent le membre et le tirent de la masse pour lui donner une consistance singulière. La seconde catégorie d’opérateurs d’individualisation est le nom propre au sujet duquel Ricœur laisse entendre ceci : « Quant aux noms propres, ils se bornent à singulariser une entité non repérable et non divisible sans la caractériser, sans la signifier au plan prédicatif, donc sans donner sur elle aucune information »183. Partant de cette affirmation, notons que le nom propre singularise davantage. Mais il singularise sans caractériser l’individu et sans donner aucune information sur lui. Autrement dit, c’est par le nom propre que le soi s’atteste comme individu. Même si le nom propre ne nous donne aucune information sur le soi, au moins, nous permet-il de savoir que celui qui porte ce nom est un individu unique, singulier, il le sera toute sa vie. Ainsi, dire KACOU Oi Kacou Vincent Davy, c’est se référer à un individu d’une classe donnée. L’individu KACOU est un individu particulier qui se distingue singulièrement des autres membres d’une population donnée. Par le nom propre, le soi sort de la masse et se désigne comme agent capable d’action, de promesse. En conséquence, le nom propre va à l’encontre du processus de massification. Que dire des indicateurs ? Les indicateurs désignent « les pronoms personnels « je », « tu », les déictiques, qui regroupent eux-mêmes les démonstratifs « ceci », « cela », les adverbes de lieu « ici », « là-bas », de temps « maintenant », « hier », demain » etc. ; à quoi il faut ajouter les temps verbaux « il venait », « il viendra ». Les indicateurs font aussi sortir le soi de la masse. Ils l’empêchent de s’immerger dans la populace. En d’autres termes, ils permettent au soi de se distinguer des autres, de se singulariser. Dire « Je » ou « Tu » c’est, en effet, se distinguer d’un autre. De même, dire « Ceci » ou « Cela » revient à particulariser une chose dans la mesure où le « Ceci » n’est pas le « Cela » et vice-versa. Le « Ceci » est une chose à part et le « Cela » une autre ayant sa souveraineté propre. Nous voulons dire que les indicateurs démarquent une chose d’une chose, un être d’un autre. En somme, les déictiques posent le soi dans son individualité. Ricœur tente par ailleurs de cerner la manière dont on peut procéder pour opérer un passage de l’individu quelconque à l’individu que nous 182 Ibidem, p. 41. A cette même page, on peut lire ceci : « A cet égard, si les descriptions définies recourent à des procédés de classification et de prédication, c’est dans une autre visée qui n’est plus de classer mais d’opposer un membre d’une classe à tous les autres. Voilà l’altérité minimum requise : cet élément de la classe, mais pas le reste de la classe. Un seul opposé à tous les autres. En ce sens, la visée des descriptions définies est bien ostensive, même si le procédé est encore prédicatif ». 183 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 41.
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sommes. Il adopte à cet effet la stratégie de Strawson qui consiste à isoler parmi tous les particuliers auxquels nous pouvons nous référer pour les identifier des particuliers privilégiés relevant d’un certain type appelé « particuliers de base »184. Selon cette stratégie, ce sont les corps physiques et les personnes qui sont des particuliers de base. Ils sont déterminants dans la mesure où l’on ne peut identifier quelque chose que ce soit sans renvoyer à titre ultime à l’un ou l’autre de ces deux particuliers que nous sommes, et qu’il faut finalement distinguer les uns des autres. Il convient de souligner que la personne, comme particulier de base, est celle qui est à même de se désigner en parlant. Mais il est ici question de la personne comme une des « choses » dont nous parlons mais non d’un sujet parlant. Pourtant, à la suite de ce constat, Ricœur s’inscrit en faux contre tout radicalisme qui s’autoriserait à opposer les deux approches de la personne : par référence identifiante et par autodésignation. Au niveau de l’analyse, il y a lieu de découvrir une convergence qui s’offre à ces deux approches. Cela est possible à deux niveaux : au niveau de l’interlocution et des particuliers de base. Dans l’occasion d’interlocution, le sujet indique à son interlocuteur quel particulier il choisit à l’intérieur d’une polysémie de particuliers du même genre. C’est à la suite d’une vérification au travers d’un échange de questionsréponses qu’il pourra s’assurer que son partenaire saisit adéquatement le même particulier de base que lui. Il apparaît, dans le second niveau, que la théorie des particuliers de base rejoint, mieux encore, croise celle de l’autoréférence à partir du fait que la « première assigne aux démonstratifs, au sens large du texte, et parmi ceux-ci aux pronoms personnels, aux adjectifs et pronoms possessifs ; mais ces expressions sont traitées comme des indicateurs de particularités, donc comme des instruments de référence identique »185. Au-delà de ces entrecroisements mutuels entre les deux approches linguistiques, Ricœur précise que l’approche référentielle ne s’attarde pas à savoir « si la référence à soi, impliquée dans la situation d’interlocution ou un usage des démonstratifs, fait partie de la signification donnée à la chose à laquelle on se réfère au titre de personne »186. L’important est pourtant le type de prédicats qui caractérise la sorte de particuliers qu’on appelle des personnes. Ainsi, la personne reste du côté de la chose dont on parle, c’est-àdire ce dont on parle, plutôt que du côté des locuteurs en tant que sujets se désignant en parlant. Notons que pour Ricœur, le terme « chose » n’est pas à utiliser pour parler des personnes comme particulier de base. Parler de « chose » vise simplement à « marquer l’appartenance de notre investigation de la notion de personne à la problématique générale de la référence
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Ibidem, p. 43. Ibidem, p. 44. 186 Ibidem, p. 44. 185
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identifiante »187. Cependant, on ne parle de « chose » que de ce dont on parle. D’où parler de personnes suppose que l’on en parle comme entités composant le monde. Par conséquent, on en parle pour ainsi dire, comme de « choses » d’un type particulier. Pour déterminer de manière adéquate le concept de personne, l’auteur juge opportun de recourir au pouvoir d’autodésignation qui, en définitive, fait de la personne, non plus une chose d’un type particulier ou unique, mais un « soi ». La stratégie de Strawson qui recourt à l’autodésignation, note Ricœur, est dès l’origine interférée par « des critères d’identification de quoi que ce soit au titre de particulier de base. Ce critère consiste en effet à l’appartenance des individus à un unique schème spatio-temporel »188 qui d’emblée nous contient. Ici le soi est à la fois mentionné et immédiatement occulté ; il est neutralisé par son appartenance dans l’unique schème spatio-temporel que tous les autres particuliers. De l’avis de Ricœur, chez Strawson, la question du soi est voilée par celle du « même » comprise comme « idem ». Ainsi, ce qui tient comme essentiel dans l’identification, c’est la concordance des interlocuteurs qui désigne tous la même chose. D’où l’identité est appréhendée, non pas comme ipséité, mais comme mêmeté. L’avantage d’une telle vue est qu’une problématique qui met en exergue la question du « même » épargne d’une dérive possible qui déboucherait prématurément sur la question de l’autodésignation. C’est pourquoi, par le fait que l’on ne met « pas l’accent principal sur le « qui » de celui qui parle mais sur le quoi des particuliers de base dont on parle, y compris les personnes, on place toute l’analyse de la personne comme particulier de base sur le plan public repérage par rapport au schème spatiotemporel qui le contient »189. La mêmeté fondamentale dans une telle approche est en définitive le cadre spatio-temporel. L’ipséité du sujet est dans ce cas occultée par la mêmeté du corps propre. La neutralisation du soi est rendue possible grâce à la perspective sémantique qui tient la personne uniquement par rapport aux prédicats qu’on lui attribue : « La personne est en position de sujet logique par rapport aux prédicats que nous lui attribuons »190. L’attribution des prédicats à la notion de la personne est très décisive en vue de sa détermination. La personne est finalement dans la perspective sémantique, celle à qui on attribue deux types de prédicats : les prédicats physiques que la personne partage avec les corps, et les prédicats psychiques qui la spécifient des corps en tant qu’une conscience ou un soi. Ces derniers posent également le problème de l’ipséité. Avant l’abord de l’approche pragmatique du langage, considérons certains points positifs de l’approche sémantique qu’on peut tenir comme un 187
Ibidem, p. 44. Ibidem, p. 45. 189 Ibidem, p. 45. 190 Ibidem, p. 49. 188
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apport dans la question du soi. Il y a d’abord le fait qu’on attribue à la même entité les prédicats physiques et les prédicats psychiques191. Cela empêche, en effet, que l’on débouche sur une conception dualiste de la personne en tant que corps et esprit. Ensuite, l’autre apport positif que nous avons découvert dans cette première approche est celui qui fait que les prédicats psychiques font la spécificité de l’homme par rapport à d’autres corps. Ils gardent le même sens quand ils sont attribués à soi ou à un autre que soi. Cela pose ou implique originairement une égalité entre les hommes, c’est-à-dire dans la perspective de la référence identifiante, il existe une égalité fondamentale entre le soi et l’autre que soi.
2.1.2. Le langage et l’auto-désignation du soi Après la référence identifiante, l’une des deux voies d’accès à la problématique du soi relative au langage, une seconde voie se présente à nous, c’est celle de l’énonciation. Cette dernière nous fait passer en réalité d’une sémantique comprise dans son sens référentiel à une pragmatique, « c’est-àdire une théorie du langage telle qu’on l’emploie dans des contextes déterminés d’interlocution »192. Ce nouveau contexte, note Ricœur, ne laisse pas supposer un abandon du point de vue transcendantal. La pragmatique n’entend pas non plus s’atteler à une description empirique des faits de communication. Elle vise plutôt une recherche basée sur les conditions de possibilité qui règlent l’emploi effectif du langage, dans tous les cas où la référence attachée à certaines expressions n’est pas déterminable sans la connaissance du contexte d’usage ou la situation d’interlocution. L’approche pragmatique considère le langage dans son contexte pratique d’interlocution. Elle souligne l’implication de l’énonciateur dans son énonciation. A ce niveau, le sujet s’auto-désigne en termes de « Je », et reconnaît par le fait même le « tu » comme semblable à lui. Ce « Je » de l’énonciation n’est aucunement paradigmatique. Il n’est pas non plus un « Je » vacant ou disponible. Il est plutôt un « Je » ancré, enraciné et unique, centre des perspectives sur le monde. Il est différent de la référence identifiante. Il désigne tout sujet qui se désigne lui-même en parlant sans pour autant se laisser substituer aux occurrences du mot « Je ». La pragmatique est en définitive un acte supposé rapporté par son auteur. Le « Je » de l’énonciateur est révélateur de la dimension binaire. Il ne peut être question d’énonciation sans interlocution : « Or à cette situation d’interlocution appartient le fait qu’à un locuteur en première personne correspond un interlocuteur en deuxième personne à qui le premier s’adresse »193. Cela revient à dire que le « Je » sousentend un « tu » à même de dire à son tour « Je ». Ce « Je » ne désigne 191
Les prédicats physiques renvoient au corps et les prédicats psychiques à l’esprit. Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 55. 193 Ibidem, p. 59. 192
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nullement le référent d’une référence identifiante mais plutôt « toute personne qui se désigne elle-même en parlant »194. Du « Je-tu » constituant l’interlocution donne à la troisième personne du singulier, le « il/elle » dont on parle par référence identifiante, le pouvoir de se désigner soi-même comme sujet. Cela démontre que dans la perspective pragmatique, l’énoncé dit toujours son auteur. L’interlocution qui caractérise la pragmatique confère au « tu » les mêmes prérogatives qu’au « je ». Quant au « il/elle » qu’on désigne, il devient par le fait même un sujet capable de se désigner. De toute évidence, la seconde approche linguistique dite pragmatique met en exergue le contexte d’interlocution afin de cerner la signification d’une proposition. A ce niveau, s’éclaircit aussi la dimension intersubjective du langage, mieux l’interlocution « Je-tu ». Grâce à l’énonciation, le sujet devient celui qui s’auto-désigne et non celui dont on parle. Le chemin de la saisie phénoménologique du soi par le détour du langage à travers la double voie de la sémantique et de la pragmatique nous indique également la double structure du corps et de l’énonciation. L’énonciation est un fait mondain, un événement qui survient. Elle est aussi cet acte qui dévoile un énonciateur ou un sujet. Quant au corps, il est en même temps objet du monde et organe d’un sujet qui n’est pas de l’ordre des choses dont on parle. La nature binaire du corps propre « fonde la structure mixte du « je-un-tel » ; en tant que corps parmi les corps, il constitue un fragment de l’expérience du monde ; en tant que mien, il partage le statut du « je » entendu comme point de référence limite du monde »195. Le corps propre s’étend en définitive du sujet d’énonciation à l’acte même de l’énonciation. En guise d’illustration, nous pouvons lire : « En tant que voix poussée au-dehors par le souffle et articulée par la phonation et toute la gestuelle, l’énonciation partage le sort des corps matériels. En tant qu’expression du sens visé par un sujet parlant, la voix est le véhicule de l’acte d’énonciation en tant qu’il renvoie au « je », centre de perspective insubstituable sur le monde »196. Le langage en tant qu’une des manières par laquelle le sujet se dit, se refuse d’être une conscience de type réflexif à l’instar de celui de Descartes. Le soi dans son détour par le langage est essentiellement un sujet parlant. Sujet parlant, le soi est aussi capable d’inscrire des actions dans le cours de l’histoire.
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Ibidem, p. 51. Ibidem, p. 72. 196 Ibidem, p. 72. 195
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2.2. L’herméneutique du soi par la praxis 2.2.1. La sémantique de l’action Avant l’analyse proprement dite de la sémantique de l’action, disons que le saut du plan linguistique au plan praxique est d’autant plus aisé à effectuer que nous osons affirmer l’existence d’un lien étroit entre le langage et l’action. En effet, on peut aussi affirmer que le langage est action et l’action est langage : « La philosophie du langage […] joue à l’égard de la théorie d’action le rôle d’organon dans la mesure où cette théorie met en œuvre, dans la description qu’elle offre des phrases d’actions »197. La force illocutoire des actes du discours octroie la dimension performative à tout énoncé. C’est cela même qui fait dire à Austin « Quand dire, c’est faire »198. Notons qu’Austin distingue deux classes d’énoncés présentes dans le langage, celle des performatifs et celle des constatifs. Les premiers, écrit Ricœur, « sont remarquables en ceci que le simple fait de les énoncer équivaut à accomplir cela même qui est énoncé »199. Selon Austin, un performatif indique que produire l’énonciation c’est exécuter une action200. Quand quelqu’un dit : « Je donne et lègue ma montre à mon frère – comme on peut lire dans un testament »201, il accomplit ce qu’il dit par le fait même qu’il dit. Pouvoir dire, c’est pouvoir faire. Ainsi, dire « Je », revient à engager, certes, sa propre personne, mais surtout à rendre un témoignage de crédibilité au plan éthique. En ce sens, dire je promets, c’est promettre effectivement, c’est-à-dire s’engager à faire plus tard et disons-le tout de suite – à faire pour autrui ce que je dis maintenant que je ferai. Il va sans dire, que les performatifs engagent l’être qui dit. Or, les constatifs sont une simple affirmation qui n’engage guère la crédibilité de la personne. Dans les constatifs, l’on ne fait que rapporter simplement ce qui est. Par exemple quand quelqu’un dit : « il pleut », la vérité matérielle, c’est qu’il pleut. La distinction entre performatifs et constatifs, au sein du langage, permet de remettre en cause la « présupposition séculaire selon laquelle dire quelque chose (du moins dans tous les cas dignes de considération […]), c’est toujours et tout simplement affirmer quelque chose »202. Notons qu’en certains cas, dire n’est pas affirmer, mais bien faire. Le soi qui dit « Je » peut, de ce fait, faire par le fait même qu’il dit. Le dire devient ainsi révélateur du pouvoir d’agir. Il devient le révélateur de l’être même de l’homme car pour un homme, être, c’est toujours être capable d’agir. A partir d’une telle affirmation, nous pouvons élargir nos vues en associant l’action blondienne et arendtienne 197
Ibidem, p. 14. C’est le titre de l’œuvre d’Austin parue à Paris aux Editions du Seuil en 1970 qui est la traduction française de How to do Things with Words, Haward University Press, 1962. 199 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 57. 200 John Langshaw Austin, Quand dire, c’est faire, trad. Gilles Lane, Paris, Seuil, 1970, p. 42. 201 Ibidem, p. 41. 202 John Langshaw Austin, Quand dire, c’est faire, p. 47. 198
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comme paradigmes pour dire combien l’action appelle elle aussi un récit, un dire et un agent qui peut se désigner comme auteur de cette action. L’évocation de l’action chez Blondel renvoie assurément à un « archê » qui pourrait même être au-delà, à la fois de la conscience actuelle et de l’apparence immédiate d’être. L’action, en tant qu’elle est d’un agent déterminé, porte une responsabilité que l’auteur qualifie d’éternellement lourde. Ainsi, il s’interroge sur la possibilité d’un sens pour la vie humaine et sur la destinée de l’homme. Puisque la vie humaine est effectivement cet espace de l’action, et cette action qui, « dans ma vie est un fait, le plus général et plus consistant de tous, l’expression en moi d’un enchaînement universel ; elle se produit même sans moi »203 ; je ne peux pas ne pas m’engager. L’action, pour l’homme, est une réalité totalement ontologique, mieux, une nécessité qui l’implique de telle manière que le fait même de son existence est déjà une action. Ainsi, l’homme se doit de connaître « toutes les exigences de la vie, toute la plénitude cachée de ses œuvres pour raffermir en lui, avec la force d’affirmer et de croire, le courage d’agir »204. Je ne peux faire autrement parce que « j’agis malgré moi et je me vois tenu, semble-t-il, de répondre pour tout ce que je suis et ce que je fais »205. L’action est plus qu’une nécessité. Elle est presqu’une obligation puisqu’elle doit se produire par moi-même si elle m’exige un choix douloureux ou un sacrifice. Sinon je vais tout perdre, voire, tomber dans l’esclavage : « l’action ne souffre pas plus de délai que la mort »206. Maurice Blondel est conscient de la distance infinie qu’il y a entre moi et moi. C’est pourquoi, il pense que nos actes, de ce fait, sont marqués par un inachèvement de droit. L’issue, selon lui, passe par une sortie de soi. L’action arendtienne, telle que présentée dans Condition de l’homme moderne, se distingue à la fois du travail et de l’œuvre à quoi on peut respectivement associer « l’animal laborens » et « l’homo faber ». Le premier s’attelle à un travail simplement pour la satisfaction de ses besoins biologiques. Ici, les nécessités biologiques le contraignent au travail. Le travail n’a d’autre but que la production. Le second, quant à lui, œuvre par opposition au premier (l’animal laborens), peine et surtout assimile en vue de fabriquer une chaîne variée de produits qui finalement constituent l’artifice humain. C’est de cette manière que l’ « homo faber » donne au genre humain la stabilité, la solidarité… lesquelles, d’une façon, rendent consistante l’instable et mortelle créature humaine. L’action arendtienne est pour ainsi dire, l’une des deux manières d’assumer notre première naissance : « C’est par le verbe et l’action que nous 203 Maurice Blondel, Action. Tome II. L’action et les conditions d’aboutissement, Paris, 1963, p. 16. 204 Ibidem, p. 16. 205 Ibidem, p. 19. 206 Ibidem, p. 17.
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nous insérons dans le monde humain et cette insertion est comme une seconde naissance dans laquelle nous affirmons et assumons le fait brut de notre apparition physique original »207. C’est justement par une telle action que l’homme s’inscrit dans le cours des choses, qui à son tour est susceptible de relever le sujet. Pour Hannah Arendt, l’action est une sorte d’initiative, un commencement sous un mode de « l’archein ». C’est finalement une mise en mouvement qui fait de l’homme un novateur par le fait même de sa naissance qui l’ouvre à l’action. Elle est par ailleurs la voie par laquelle le soi peut être saisi : « En agissant et en parlant, les hommes font voir qui ils sont, révèlent activement leurs identités personnelles uniques et font ainsi leur apparition dans la moindre activité, dans l’unicité de la forme du corps et du son de la voix »208. Une telle saisie du sujet par l’action ne sous-entend nullement s’ériger en une saisie immédiate qui fera de celui-ci une instance fondationnelle. Il n’est, en réalité, question ici que d’une observation. Le « qui » se pose en tant qu’agissant qu’à travers son action ; c’est celle-ci qui dit finalement ce qu’il est. Parler de l’action pour Hannah Arendt risque de paraître incomplet si on n’évoque pas la liberté. C’est en définitive elle qui est coexistentielle à l’homme. En effet, « c’est avec la création de l’homme que le principe du commencement est venu au monde, ce qui évidemment n’est qu’une façon de dire que le principe de liberté fut créé en même temps que l’homme, mais pas avant »209. Ainsi, à l’action se joint finalement le caractère inattendu qui fait que l’homme devient celui-là qui reste capable d’accomplir ce qui est infiniment improbable. Si l’action et la parole sont étroitement apparentées c’est que l’acte primordial et spécifiquement humain doit en même temps contenir la réponse à la question posée à tout nouveau venu : " Qui es-tu ? ". Cette révélation " de qui est quelqu’un" est implicite aussi bien dans ses actes que dans ses paroles. Le soi se révèle ainsi non seulement comme un sujet parlant mais également comme un sujet agissant. L’action est pour ainsi dire ce qui caractérise fondamentalement le soi. Même refusant de s’engager d’agir, on est par làmême agissant. Blondel disait en ce sens : « si je n’agis pas de mon propre mouvement, il y a quelque chose en moi, hors de moi qui agit d’ordinaire contre moi »210. Ainsi, le soi se dévoile phénoménologiquement comme un être agissant. La question « Qui agit ? » est un cheminement, un détour essentiel en vue de saisir le soi tel qu’il se pose dans sa phénoménalité.
207 Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, trad. Georges Fradier, Paris, CalmannLévy, 1961 et 1983, p. 233. 208 Ibidem, p. 236. 209 Ibidem, p. 234. 210 Maurice Blondel, Action, p. 17.
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L’occultation de la question « qui ? » de la pragmatique par les questions « quoi » et « pourquoi » est à attribuer à l’orientation que la philosophie analytique a imposée au traitement de la question « quoi », en la mettant en relation exclusive avec la question « pourquoi ? ». Les réponses aux questions « quoi - pourquoi » aboutissent à la désignation de l’action comme action parmi les événements du monde. A cet effet, « c’est par rapport à la notion de « quelque chose qui arrive » que l’on s’emploie à déterminer le statut descriptif de l’action. C’est cette orientation donnée à la question « quoi ? » par rapport à la notion d’événement mondain, qui contient en puissance l’effacement jusqu’à l’occultation de la question « qui ? », en dépit de la résistance obstinée que les réponses à cette question opposent à leur alignement sur la notion éminemment impersonnelle d’événement »211. Dans une telle perspective l’action ne peut être objet d’une description. Ainsi dans une telle situation, dire ce qu’est une action reviendrait à dire pourquoi elle est faite. Autrement dit, décrire l’action serait une option pour mieux l’expliquer. C’est pourquoi, le « quoi ? » se spécifie d’une manière précise dans son lien avec le « pourquoi ? » car décrire, c’est commencer d’expliquer ; et expliquer plus, c’est décrire davantage et de façon améliorée. La sémantique de l’action se préoccupe plus de la description de l’action plutôt que de son ascription à son auteur212. Ascrire une action à l’agent, c’est équivalemment dire qu’elle est en son pouvoir213. Ainsi, ce sont les questions « quoi – pourquoi » qui la caractérisent et non la question « qui ». La sémantique de l’action n’est pas à même d’occulter l’auteur de l’action. Le couple des questions « quoi – pourquoi » dans leur implication réciproque offusque la question « qui ? ». Pourtant, la préoccupation de l’ascription de l’action à un sujet fustige la prétention de tenir l’action sur un plan ontologico-événementiel impersonnel qui disqualifierait par conséquent toute référence à l’auteur de l’action. Pour Ricœur, l’orientation de la sémantique de l’action vers un tel choix est motivée par le « souci exclusif pour la vérité de la description qui a tendu à effacer l’intérêt pour l’assignation de l’action à son agent. Or l’assignation de l’action à l’agent pose un problème de véracité, au sens descriptif du terme »214. La question de la véracité n’est pas dépendante de celle de la vérité. Elle est le propre de la problématique générale de l’attestation, et par là, de la question de l’ipséité. Quant à la description avec sa prétention à la vérité, elle ne se préoccupe nullement du problème de l’ascription de l’action à son auteur. Cela démontre que le problème de l’action relève d’une question phénoménologique de l’attestation plutôt que 211
Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 78. L’ascription d’une action à un agent désigne celui-ci comme un être fait de puissance d’agir. L’homme ne peut pas ne pas être un être agissant parce que son être profond est d’être un être agissant, et cela grâce à la puissance d’agir qui le marque naturellement. 213 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 124. 214 Ibidem, p. 91. 212
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d’une question relative à une critériologie scientifique exclusivement descriptive. À cet égard Ricœur affirme : Si la possibilité de soupçonner la véracité d’une déclaration d’intention plaide contre son caractère de description et contre la prétention à la vérité attachée aux descriptions, cette possibilité même de soupçonner prouve à elle seule que le problème posé relève d’une phénoménologie appropriée à la description. Les tests de sincérité, (…) ne sont pas des vérifications, mais des épreuves qui se terminent finalement dans un acte de confiance, dans un témoignage, quels que soient les épisodes intermédiaires de suspicion215.
En somme, la sémantique de l’action examine l’action par rapport aux questions « quoi ? » et « pourquoi ? ». Cette démarche exclut l’imputation de l’agent de l’action mais elle se voit finalement aux prises avec la question de l’intention qui ne peut relever que de l’homme. En effet, l’intention « constitue le critère distinctif de l’action parmi tous les autres événements »216. La description présente quelques insuffisances dont celle d’être incapable de rendre compte du caractère téléologique de l’action. Elle doit toujours être complétée par la dimension imputative de l’acte à son agent. Dans l’attestation, il est aussi question de la véracité plutôt que de la vérité comprise comme adéquation de la connaissance à l’objet. Il s’impose en définitive un passage de l’ontologie événementielle dans la sémantique de l’action sans agent à une pragmatique de l’action attachée à une ontologie de l’intention et de la causalité téléologique. Or, dans la sémantique de l’action sans agent, il n’est nullement question soit de l’ascription, soit de l’attestation. Cette approche les écarte de sa stratégie qui ne vise qu’une sémantique de l’action sans son agent. Selon les vues de Ricœur, il faudra dépasser la sémantique de l’action sans agent et ainsi, entrer dans la pragmatique qui, elle au moins, tient compte des propositions dont la signification varie avec la position du sujet parlant217. Cette préoccupation constitue l’objet de l’étude suivante.
2.2.2. La pragmatique de l’action Cette approche tente de réfuter la description qui pose l’occultation de l’ipséité du sujet, en vue de proposer l’ascription qui marque la pragmatique. Cette dernière vise essentiellement à restaurer le lien conséquent qui existe entre l’agent et ses actions. L’ascription vient aussi mettre un terme au camouflage de la question « qui ? » par le couple « quoi – pourquoi ». Ainsi, l’homme devient désormais le principe, le générateur de ses actions. Toutes ses actions révèlent ce qu’est le « qui ? » phénoménologiquement. Même une épistémologie causaliste ou une ontologie événementielle ne saurait occulter 215
Ibidem, p. 91. Ibidem, p. 32. 217 Ibidem, p. 121. 216
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la question « qui ? », c’est-à-dire, le sujet de l’action, comme il en est le cas dans la sémantique de l’action sans agent. Il reste donc évident qu’à ce stade, on assiste à une expression particulière de la liberté de l’être qui, dans sa « véhémence ontologique »218, fait éclater tout ce qui désespérément ose l’enfermer dans une catégorie donnée. Immédiatement les questions du genre « qui a fait cela ? », « qui est l’agent de l’action ? » se maintiennent au-delà de la simple description de l’action tenue comme simple événement. L’action n’est en aucun cas neutre et de ce fait ne peut échapper à une imputation d’une action morale ou juridique. Nous devons par ailleurs noter que l’ascription d’une action à un agent ne supprime pas pour autant ses liens avec la prescription. L’action humaine est susceptible à la fois de louange et de blâme. Le sujet peut être considéré comme responsable d’actions, admises ou non admises. A ce niveau déjà, apparaissent la description et la prescription qui caractérisent l’action du soi. C’est ici que par sa capacité de poser des actes, la conscience de soi s’atteste dans son ipséité. Les deux moments de la praxis nommés respectivement la "theoria" et "la poesis" constituent la manière d’être du soi. La certitude ne pourra désormais se poser au terme d’un cheminement de doute, mais plutôt par une conviction selon laquelle on a la capacité d’agir, de prendre des initiatives. Cela s’appelle attestation. Ainsi, on peut « lever le suspens de l’ascription du psychique à soi ou à autrui, se tenir pour capable de commencer quelque chose dans le monde, se reconnaître agent de ses propres actions »219. Cette nouvelle tendance s’éloigne de celle de Descartes dans la mesure où elle est une certitude démontable. La triade de l’ethos que nous examinerons au niveau de la quatrième étape peut nous servir de paradigme pour orienter la problématique de « qui ? » en tant que ce dernier se pose distinctement du « quoi » et « pourquoi ? » de l’action. En effet, selon Ricœur, il y a lieu d’établir un rapprochement entre le « qui ? » et la structure triadique de l’éthos moral. D’abord, on peut le démontrer par le fait qu’il n’est pas évident qu’un agent ne puisse se désigner lui-même comme auteur et responsable de ses actes. A ce niveau, « nous retrouvons les deux composantes de l’estime de soi : capacité d’agir selon les intentions et celle de produire par notre initiative des changements efficaces dans les cours des choses ; c’est en tant que nous estimons à titre primaire »220. Puis, il est à noter aussi que l’action humaine ne peut pas ne pas être une interaction ou mieux encore une sollicitude. Elle est fondamentalement « un faire » et « un subir », c’est-à-dire « elle ne se conçoit 218 Concept ricœurien renvoyant à l’essence du langage. Pour Ricœur, le langage est doté d’une densité ontologique. Le langage, en son essence même, est langage sur le monde. Le monde s’y dévoile et s’y donne à saisir en ce qu’il est de par son essence. Le monde est la condition même de possibilité du langage. 219 Paul Ricœur, « L’Attestation : entre la phénoménologie et l’ontologie » dans Paul Ricœur, Les métaphores de la raison herméneutique, Paris, 1991, p. 391. 220 Paul Ricœur, Lectures 1. Autour du politique, Paris, Seuil, 1991, p. 215.
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que comme interaction sous des formes innombrables variant de la coopération à la compétition et au conflit »221. Enfin, le troisième moment de la triade de l’ethos fait intervenir ce que Ricœur appelle les « étalons d’excellence » qui se présentent comme une sorte de critérium qui définit le niveau de réussite ou de l’échec d’une action donnée. Or, ces préceptes viennent de plus loin que chacun des sujets agissants pris un à un ou même en relation d’interaction. Ce sont des traditions, révisables certes par l’usage, mais qui insèrent l’action de chacun dans un complexe signifiant et normé en vertu duquel il est possible de dire qu’un pianiste ou un bon pianiste, un médecin, un bon médecin222.
Ricœur appelle "institutions" les structures dites évaluatrices et normatives assimilées dans les étalons d’excellence. Cette expression ne renvoie ni à un sens politique, ni juridique ou moral. Elle a un sens téléologicorégulateur d’une action. L’attestation du soi au niveau pratique, bien que n’ayant aucunement la prétention auto-fondationnelle à la manière cartésienne, porte néanmoins une crise de confiance. Il s’agit là d’un type de soupçon qui l’entame. Comment y remédier ? La question de l’identité du sujet tentera d’y répondre.
2.3. L’herméneutique du soi par la narration 2.3.1. L’identité-idem ou la mêmeté En considérant les deux premières strates de la phénoménologie herméneutique du soi déjà parcourus, il appert que la question de l’identité personnelle qui fait l’objet de cette partie est jusque-là mise entre parenthèses. En effet, le langage et l’action n’accordent pas l’attention aux changements susceptibles d’affecter un sujet capable de s’autodésigner et à même de rendre compte de ses actions. La problématique de l’identité personnelle est abordée chez Ricœur dans une perspective temporelle d’existence. Dans la théorie de l’identité narrative qui dégage la dialectique de l’ipséité et de la mêmeté, l’allure herméneutique de l’analyse se précise déjà et la question de l’identité personnelle atteint ainsi son plein épanouissement223. L’action fait nécessairement appel à un récit. Il s’agit d’une action racontée, celle dont on rend compte. A la suite de Hannah Arendt, Ricœur affirme que « l’agent de l’action devient personnage du récit, son identification devient inséparable de la sorte d’identité que la mise en intrigue confère au récit »224. C’est dire que 221
Ibidem, p. 215. Ibidem, p. 215. 223 Jean Greisch, « Vers une herméneutique du soi. La voie courte et la voie longue ». Revue de Métaphysique et de Morale n° 3, p. 416. 224 Paul Ricœur, « L’Attestation entre la phénoménologie et l’ontologie », p. 392. 222
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le récit est inséparable de l’action. Ici, le « qui » qui a réhabilité le soi se dévoile dans une narration. L’identité narrative est finalement ce qui indique les deux modes par lesquels le sujet se rapporte au temps : la mêmeté et l’ipséité. Le récit, dans cette perspective, est une sorte de catalyseur qui rend possible les deux types d’identité : l’idem et l’ipséité. Le récit est une des médiations qui rend effective l’attestation du sujet. Il est d’une certaine manière ce témoignage de sa propre vie en agissant. Celui d’un autre sera intégré dans sa propre expérience. Cette opération est une décision intérieure, un changement profond qui permet au soi de se saisir. De ce fait, on peut passer de la narration à la narration nouvelle dans le but de se comprendre. L’identité n’est en réalité possible qu’à travers le récit qui la porte. Ainsi, dans beaucoup de récits, « c’est à l’échelle d’une vie entière que le soi cherche son identité ; entre les actions courtes […] et la connexion d’une vie, dont parle Dilthey dans ses essais théoriques sur l’autobiographie, s’étagent des degrés de complexité qui porte la théorie de l’action au niveau requis par la théorie narrative »225. L’acte narratif s’intercale entre le niveau praxique et éthique. Le problème fondamental qui traverse cette problématique de la narration c’est celui qui fait que le sujet n’existe qu’à travers une vie qui s’étale de la naissance à la mort. Qu’en est-il alors de l’enchaînement d’une vie ? Posé en termes philosophiques, le problème est celui de l’identité226. Qu’est-ce qui demeure identique dans le déroulement d’une vie humaine ? A nous référer à chaque moment de la triade « décrire-raconter-et-prescrire », chacun de ceuxci suppose un rapport spécifique à la fois à la constitution de l’action et à la constitution de soi. Quant à la prescription, elle se rapporte au domaine de l’éthique et moral, un des types de l’herméneutique du soi. L’éthique a un lien évident avec le récit et spécialement un récit qui porte la promesse ou la décision. C’est par le récit qu’on peut prescrire. Pour Ricœur, le terme d’identité est amphibologique : « Par identité nous pouvons entendre deux choses différentes : la permanence d’une substance immuable que le temps n’affecte pas »227 . C’est donc la mêmeté. Il y a aussi l’autre identité-idem dit autrement ipséité. De la distinction entre les deux émerge la question de la permanence dans le temps. Le changement qui entame le soi dans le déroulement temporel sera de l’ordre de la mêmeté ou soit de l’ordre de l’ipséité. Ricœur se refuse à s’attarder à opposer simplement ces deux dimensions de l’identité de soi en considérant la question « quoi ? » comme liée à la mêmeté et la question « qui ? » à l’ipséité. Après cette présentation de la problématique de l’herméneutique du soi par la narration, disons que Ricœur distingue quatre manières de 225
Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 139. Paul Ricœur, Lectures 1, p. 217. 227 Ibidem, p. 218. 226
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comprendre l’identité-idem ou la mêmeté. Il l’évoque en premier lieu en termes d’identité en tant qu’elle est « une ». En dehors d’un tel horizon de sens, on se situe dans la pluralité. En second lieu, il conçoit l’identité comme ressemblance absolue à la manière de celle de deux vrais jumeaux : l’un pouvant être pris pour l’autre de telle façon que le contraire sera une différence. En troisième lieu, il la considère comme idée de continuité dans le temps en dépit de l’âge qui varie. La penser autrement serait poser la discontinuité. C’est dire que le temps qui passe me permet pourtant de demeurer ce que je suis. Pourtant, l’idée de temps porte en elle aussi celle du risque de la mort ; de la disparition. Une telle conception du concept de mêmeté est totalitaire aux yeux de Ricœur étant donné qu’elle manifeste la peur du changement et par conséquent, elle est une mêmeté enfermée. Enfin, en quatrième lieu, il y a la conception de l’identité-idem comme permanence. L’identité, écrit Ricœur, « au sens d’idem déploie elle-même une hiérarchie de significations […] et dont la permanence dans le temps constitue le degré le plus élevé, à quoi s’oppose le différent, au sens de changeant, variable »228. La permanence recourt à une référence : le « je » qui accompagne tout ce que je fais à la manière d’un substrat. Ce parcours des différentes conceptions de l’identité confirme que le changement est exclu dans la perspective de la mêmeté. Partant, l’identitéidem ou la mêmeté concerne foncièrement la permanence dans le temps. Ricœur la définit comme « un concept de relation et une relation de relations »229. Dans cette relation de relations vient au premier chef l’identité numérique230. Autrement dit, la mêmeté signifie d’abord l’identité numérique : Ainsi, de deux occurrences d’une chose désignée par un nom invariable dans le langage ordinaire, disons-nous qu’elles ne forment pas deux choses différentes mais « une seule et même » chose. Identité, ici, signifie unicité : le contraire est pluralité (non pas une mais deux ou plusieurs) ; à cette première composante de la notion d’identité correspond l’opération d’identification, entendue au sens de réidentification du même, qui fait que connaître c’est reconnaître : la même chose deux fois, n fois231.
Après l’identité numérique, vient l’identité qualitative, « autrement dit la ressemblance extrême : nous disons de X et de Y qu’ils portent le même costume, c’est-à-dire des vêtements tellement semblables qu’il est indifférent qu’on les échange l’un pour l’autre »232. Selon Ricœur, l’identité numérique et l’identité qualitative sont irréductibles l’une à l’autre. Au contraire, l’une
228
Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 12-13. Ibidem, p. 140. 230 Ibidem, p. 140. 231 Ibidem, pp. 140 –141. 232 Ibidem, p. 141. 229
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permet de détecter l’autre. De ce fait, une personne est qualitativement la même, dans plusieurs de ses occurrences, lorsqu’elle est numériquement une. La troisième composante de la notion d’identité est la continuité ininterrompue233. Qu’est-ce que Ricœur entend par continuité ininterrompue ? La continuité ininterrompue est dans la pensée ricœurienne le fait pour l’individu de rester le même en son premier et dernier stade de développement. Pour l’illustrer, disons que l’individu DJADOU Kacou Athanase âgé de 70 ans sera pris pour le même que celui qu’il était lorsqu’il n’avait que six ans234. C’est dire que la continuité ininterrompue est un principe de permanence dans le temps. Cette continuité ininterrompue n’est rien d’autre que l’identité idem qui est la permanence du soi dans le temps. Par identité-idem, percevons celle des choses qui persistent inchangées à travers le temps. En d’autres termes, l’identité-idem marque la persistance dans le temps du noyau identitaire de tout sujet. Entendons par là qu’il y a quelque chose de statique en nous qui fait que nous sommes le même hier et aujourd’hui. Ce qui fait que nous demeurons toujours le même est : le caractère. Le caractère se définit comme « l’ensemble des marques distinctives qui permettent de réidentifier un individu humain comme étant le même »235. En d’autres termes, le caractère est ce qui demeure le même et que le temps ne peut rendre entièrement autre. Le caractère apparaît alors comme le paradigme de l’identité idem car dans la constitution du soi, il demeure invariant à travers le temps. En ce sens, il « cumule l’identité numérique et qualitative, la continuité ininterrompue et la permanence dans le temps. C’est par là qu’il désigne de façon emblématique la mêmeté de la personne »236. Toutefois, il convient de noter que la conception du caractère au sens où nous l’entendons ici est tout autre que celle ébauchée dans l’étude sur les limites des pouvoirs du soi. Dans les limites des pouvoirs du soi, nous disions à la suite de Ricœur que, le caractère, en tant qu’involontaire absolu, est ce qu’on ne peut changer, mais à quoi il nous faut consentir. Il avait une nature immuable en tant que perspective finie, non choisie, de notre accès aux valeurs et de l’usage de nos pouvoirs. A ce niveau de notre étude, quoique donné, le caractère n’a pas une propriété d’immutabilité, mais il est aussi ouverture : « Le caractère, c’est l’ouverture finie de mon existence prise comme un tout »237. Il apparaît donc que le caractère est ouvert à des modifications à la faveur des identifications à des valeurs, à des personnages, etc. Ces identifications, en fin de compte, finissent par se sédimenter dans le pôle même du soi. Le caractère, en somme, c’est la mêmeté dans la mienneté. Cette idée est explicitée par Ricœur en ces 233
Ibidem, p. 141. Il s’agit de celui qui nous a donné la vie ; notre géniteur. 235 Ibidem, p. 144. 236 Ibidem, p. 144. 237 Paul Ricœur, Philosophie de la volonté. Finitude et culpabilité I. L’homme faillible, p. 75. 234
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termes : « Le caractère, dirais-je aujourd’hui, désigne l’ensemble des dispositions durables à quoi on reconnaît une personne »238. A cette compréhension du caractère comme disposition se rattache en premier lieu l’habitude, « avec sa double valence d’habitude en train d’être, comme on dit, contractée, et d’habitude déjà acquise »239. L’habitude donne une histoire au caractère parce que c’est une manière d’être ou de faire sédimenté. On dira alors de l’habitude qu’elle est une histoire dans laquelle la sédimentation tend à recouvrir et, à la limite, à abolir l’innovation qui l’a précédée240. Cette sédimentation rentre dans la constitution du pôle même de l’identité du soi. Elle attribue au caractère la permanence dans le temps, ce que Ricœur interprète comme recouvrement de l’ipse par l’idem. Mais ce recouvrement n’abolit pas la différence des problématiques : en tant même que seconde nature, mon caractère c’est moi, moi-même, ipse ; mais cet ipse s’annonce comme idem. Chaque habitude ainsi contractée, acquise et devenue disposition durable constitue un trait – un trait de caractère, précisément -, c’est-à-dire un signe distinctif à quoi on reconnaît une personne, on la réidentifie comme étant la même, le caractère n’étant pas autre chose que l’ensemble de ces signes distinctifs241.
Tout ce paragraphe pour dire qu’on reconnaît une personne et on la prend pour la même, dans ses différentes occurrences, grâce aussi à ses habitudes. En second lieu, dans le caractère se cristallise « l’ensemble des identifications acquises par lesquelles de l’autre entre dans la composition du même »242. L’identification est une manière d’être permanente qui permet à soi-même de se reconnaître, et à autrui de nous reconnaître. On dira alors que l’on ne peut penser l’idem de la personne sans l’ipse car l’un recouvrant l’autre243. Parler ainsi de l’identité idem d’une personne, c’est aussi penser à son ipséité puisque le même ne se pense pas sans son autre que soi. Mieux, le même du soi ne peut se penser sans l’autre. Ricœur traduit bien cela en ces termes : « L’identité d’une personne, d’une communauté, est faite de ces identifications-à des valeurs, des normes, des idéaux, des modèles, des héros, dans laquelle la personne, la communauté se reconnaissent »244. Il découle que le soi se constitue grâce à l’autre et par l’autre. On dira qu’il y a intrusion de l’autre dans le même. Cette intervention de l’autre dans le même est translucide par l’identification à des héros, même à des valeurs, des normes, idéaux, etc.
238
Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 146. Ibidem, p. 146. 240 Ibidem, p. 146. 241 Ibidem, p. 146. 242 Ibidem, p. 146. 243 Ibidem, p. 147. 244 Ibidem, p. 146. 239
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Il convient de noter que les identifications s’installant et se cristallisant dans le caractère à la faveur du temps peuvent toujours, à la faveur du temps, se défaire et faire place à d’autres identifications. Dès lors, le caractère n’a pas une caractéristique absolue d’immutabilité. De ce fait, être soi-même, c’est l’être en tant qu’autre. Être soi-même en tant qu’autre, c’est d’emblée faire une ouverture à l’autre, du moins c’est voir l’autre faire une brèche dans la forteresse du même. En ce sens, le soi n’est soi que par l’autre. En définitive, l’identité idem pose un sujet identique à lui-même dans la diversité de ses états.
2.3.2. L’identité-ipse ou l’ipséité Ce deuxième mode d’identité met à jour la question de l’identité par l’analyse. Cela revient à dire que la saisie de l’identité ipse requiert la médiation du récit. Nous disions plus haut que le soi implique l’autre que soi. Cette implication de l’autre que soi est manifeste à travers les signes, les symboles, les récits et les textes qui constituent les canaux d’une compréhension de soi245. De ce fait, la compréhension de soi est l’interprétation des signes déposés dans notre histoire personnelle et collective. Ricœur souligne que : « D’un côté, la compréhension de soi passe par le détour de la compréhension des signes de culture dans lesquels le soi se documente et se forme ; de l’autre, la compréhension du texte n’est pas à ellemême sa fin, elle médiatise le rapport à soi d’un sujet qui ne trouve pas dans le court-circuit de la réflexion immédiate le sens de sa propre vie »246. Pour trouver le sens de sa propre vie, le soi est tenu de passer par l’approche indirecte de la réflexion par le détour de l’analyse ou du récit parce qu’il « construit l’identité du personnage, qu’on peut appeler son identité narrative »247. L’identité narrative relie notre capacité à être nous-mêmes et notre faculté de raconter une histoire dans laquelle nous pouvons nous reconnaître. Elle est une identité racontée car toute existence n’a de sens que si elle se raconte. Elle est la connexion entre la vie et le récit. Elle est donc l’unité narrative de la vie car se raconter est le meilleur moyen pour se connaître soi-même. Cette narration de la vie sous-entend que le soi entre en dialogue avec le monde dans lequel il se meut pour le décrire et le refaire. Cela est le paradigme de l’herméneutique du soi où « le sujet se constitue et se révèle à lui-même à travers l’écriture de soi, l’attestation et le témoignage, d’où 245 Tout texte, dans la pensée de Paul Ricœur, est la médiation par laquelle nous nous comprenons mieux. Pour se comprendre, le soi est tenu d’interpréter le texte qui est comme une œuvre médiane entre lui et l’auteur. Le récit construit le soi car se raconter, c’est s’interpréter, se comprendre soi-même, être capable de raconter sur soi-même des histoires intelligibles et acceptables. Selon Ricœur, c’est l’identité de l’histoire qui fait l’identité du personnage. 246 Paul Ricœur, Du texte à l’action. Essai d’herméneutique II, p. 171. 247 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 175.
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l’importance de la notion d’identité narrative, qui désigne la réappropriation du sujet par la médiation du récit »248. L’identité narrative est, par conséquent, l’impossibilité d’une appréhension immédiate et directe de soi par soi-même. Elle est plutôt une compréhension médiate de soi par soi. Elle est le fait d’être lecteur et écrivain de sa propre vie par le truchement des détours tel que le récit : « Qu’il suffise pour le moment de dire qu’en maints récits, c’est à l’échelle d’une vie entière que le soi cherche son identité »249. L’acte de se raconter va alors de concert avec l’identité personnelle. Pour acquérir une identité de soi, l’on doit se raconter. Il n’y a donc pas d’identité personnelle sans une narration de soi. Au demeurant, l’identité narrative est la capacité de mettre en récit de manière concordante les événements composites de son existence. Cependant, la question est de savoir si en passant par ces médiations, nous changeons avec le flux du temps, ou s’il y a en nous un noyau identitaire qui nous permet de rester le même. Ainsi, les questions : « qui suis-je ? » et « qui suis-je moi qui suis ? » dévoilent progressivement l’identité du soi, non pas à travers la réflexion immédiate, mais surtout à travers l’action et/ou l’interlocution. C’est au sein de l’ipséité également que s’inscrit l’imputation. On pourrait alors dire qu’une telle action est imputée à un tel agent ou sujet. L’ipséité a pour fonction de suppléer aux limites de la mêmeté parce que le sujet est appelé désormais à répondre de son action. La question de la permanence du soi dans le temps prend un nouveau tournant au niveau de l’ipséité. Il s’agit de voir comment on peut se retrouver comme soi solide au travers d’une action précise et dans un temps précis ou comment la fidélité à soi-même est-elle possible dans le maintien de ses promesses. Ici, « la parole tenue dit le maintien de soi qui ne se laisse pas inscrire, comme le caractère, dans la dimension de quelque chose en général, mais uniquement dans celle du "qui" ? »250. La parole au niveau de l’ipséité pose l’altérité pour marquer la fidélité à soi-même. L’ipséité se distingue ainsi de la mêmeté qui ne visait que l’idem dans le but d’éviter le changement : « La mêmeté évoque le caractère du sujet dans ce qu’il y a d’immuable, à la manière de ses empreintes digitales, alors que l’ipséité renvoie à la temporalité, à la promesse, à la volonté d’une identité maintenue en dépit du changement : c’est l’identité dans sa traversée des épreuves du temps et du mal »251. Puisqu’il faut un temps pour expérimenter la fidélité, c’est-à-dire être sûr de soi à travers le temps, on est donc tenu de se risquer dans une promesse et en même temps se faire confiance et avoir également confiance dans les autres. C’est cela la conséquence de l’ipséité. C’est à ce prix qu’une rencontre 248
Noëlla Baraquin et Jacqueline Laffitte, Dictionnaire des philosophes, 2e édition, Paris, Armand Colin, 2000, p. 275. 249 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 139. 250 Ibidem, p. 148. 251 François Dosse, Paul Ricœur. Les sens d’une vie, Paris, La Découverte, 2001, p. 620.
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est possible. Ainsi la confiance devient désormais ce qui défie le temps. Peu importe que je puisse changer de point de vue, ce qui est certain, c’est le fait que je me maintiendrai. La sémantique de la mêmeté peut dès lors être comprise comme une certaine peur du changement tandis que la sémantique de l’ipséité comme une tendance progressiste, c’est-à-dire une ouverture vers le risque créateur. Notons subséquemment que l’ipséité est un mode de rapport à soi qui ne se confond pas avec la simple identité. Elle n’est donc pas une perte identitaire, encore moins une assimilation au regard de l’autre. Ainsi, l’identité-ipse n’implique aucune affirmation concernant un prétendu noyau non changeant de la personnalité252, mais elle est plutôt une identité dynamique qui laisse advenir l’inconnu et l’inattendu, l’autre et l’ailleurs. L’identité-ipse consiste, par conséquent, à se mettre en mouvement, à se dépasser. Elle est en d’autres termes, la démarche du soi dans sa relation au monde et à autrui. Elle fait resurgir l’autre en soi. Cela veut dire qu’il y a en moi d’autres que moi, il y a de l’altérité en moi. En effet, c’est en accueillant l’autre en soi, qu’on progresse vers une identité plus forte, vers le « soi » constitué de moi et d’un autre. Pour pouvoir se comprendre dans cette extériorité où circule déjà autrui, il faut devenir autrement que soi. Ricœur dira à juste titre : « L’identité du soi-même implique à un degré si intime que l’une ne se laisse pas penser sans l’autre, que l’une passe plutôt dans l’autre »253. Il y a lieu de noter ici la dialectique que laisse transparaître l’auteur entre le soi-même et l’autre. Il y a une ouverture du soi à une altérité intime. Soi-même devient comme un autre. Le soi accueille l’autre comme son égal. Cette relation d’égalité appelle à une ouverture sensible à autrui. Elle ouvre à un certain partage, à une communion authentique, à une donation de soi. Mais cette donation de soi n’est pas synonyme de retrait de soi ou d’effacement de soi. Ceci nous amène à dire que le soi, dans sa relation à autrui, est une éthique pour soi et pour autrui : « À aucune étape, le soi n’aura été séparé de son autre. Il reste que cette dialectique, la plus riche de toutes, comme le titre de cet ouvrage254 le rappelle, ne trouvera son plein déploiement dans les études placées sous le signe de l’éthique et de la morale. L’autonomie du soi y apparaîtra intimement liée à la sollicitude pour le proche et à la justice pour chaque homme »255.
252
Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 13. Ibidem, p. 14. 254 Il s’agit de Soi-même comme un autre, l’œuvre maîtresse de Paul Ricœur. 255 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 30. 253
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2.3.3. La dialectique identité -idem – identité -ipse L’examen distinct de l’ipséité et de la mêmeté ne signifie nullement le rejet mutuel de ces deux identités. Mais, la dialectique qui s’établit entre les deux est en réalité constitutive de l’herméneutique du soi. La distinction établie entre l’ipséité et la mêmeté a une dimension ontologique. Il n’est donc pas exact de penser uniquement un idem sans son ipse. Le lien entre les deux devra être celui à la fois de sédimentation et d’innovation dans la mesure où même l’habitude considérée comme faisant partie de l’identité-idem, est à la fois innovation puisqu’entrain d’être contractée et sédimentation puisqu’elle est habitude déjà acquise. Nous sommes là en face d’une dialectique de l’innovation et de la sédimentation qui sous-tend pour ainsi dire le processus d’identification. Cette dialectique démontre que le « caractère a une histoire, contractée dirait-on, au double sens du mot contraction : abréviation et affection »256. L’apport propre de l’interprétation narrative est le caractère de figure du personnage qui fait que le soi lui-même se reconnaît comme un soi figuré. Pour Ricœur, la figuration par le récit confirme ce trait de connaissance de soi qui dépasse de loin le domaine narratif, à savoir que le soi ne se connaît pas immédiatement, mais seulement indirectement par le détour des signes culturels de toutes sortes qui s’articulent sur les médiations symboliques qui toujours déjà articulent l’action et, parmi elles, les récits de la vie quotidienne257. Cela est un témoignage qui confirme que la connaissance de soi est conséquente d’une analyse qui a pour contenu divers symboles. Etant donné que la question de l’identité personnelle pose également de manière sous-jacente celle de l’unité, nous sommes dès lors portés à répondre à une question d’ordre temporel. Comment me saisir comme un même historique, actuel et futur ? Une telle interrogation fait éclater la conscience. Cela est essentiellement le mérite de l’identité narrative. D’où la question « qui suis-je ? » reste ouverte et se distingue de l’hypercertitude cartésienne et du nihilisme nietzschéen. Il y a pourtant ici une compréhension du soi à travers le récit qui se pose modestement c’est-à-dire sans prétention à s’ériger en vérité absolue et détenir une vérité sur le « qui ? ». L’ipséité porte un dynamisme qui fait d’elle une ouverture qui reste toujours féconde. C’est ce caractère qu’elle a relevé du récit qui permet davantage l’ouverture et l’innovation. En définitive, l’évocation de l’herméneutique du soi par la narration vise à dégager la dialectique du décrire et du prescrire. Décrire simplement l’action paraît certainement insuffisant. Par conséquent, il convient de recourir au prescrire qui est sans doute un accomplissement idéal de la démarche 256 257
Ibidem, p. 147. Paul Ricœur, « L’identité narrative ». Esprit, n° 7-8, août, Paris, 1988, p. 304.
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narrative. Entre les deux niveaux, il y a l’acte de raconter qui fait la médiation afin de démontrer comment tout acte humain n’est jamais véritablement perfection. D’où l’ouverture totale du récit puisque le raconter reste un temps entre le décrire et le prescrire où tout est possible. Cela insinue que la question de l’identité du soi reste une question toujours ouverte. L’identité narrative tente de maintenir les deux types d’identités ensemble : la permanence dans le temps en tant que caractère et la permanence dans le temps sur le modèle de promesse. A ce propos, Ricœur écrit que « c’est dans le déroulement de l’histoire racontée que se joue la dialectique entre ipséité et mêmeté »258. C’est par la narration que l’identité du soi s’acquiert. En effet, l’herméneutique du soi en tant que compréhension de soi passe inéluctablement par l’interprétation des signes, des symboles, des textes et aussi de l’autre soi qui sont des détours obligés car ils ouvrent au soi sa véritable identité. Par ces détours, le soi se comprend comme un espace ouvert à l’altérité et non pas comme une substance figée. Ces détours sont la voie vers une identité enrichie puisque c’est par l’autre que la vérité vient au soi. Ce n’est qu’après maintes dépossessions et appropriations que le soi accède à lui-même. Au total, l’identité du soi se dessine et se façonne dans la relation à l’autre. C’est de cette façon que le soi s’atteste.
2.4. L’herméneutique du soi par la vie éthique 2.4.1. De la définition de l’éthique Le quatrième stade, que nous abordons maintenant, est celui qui cherche à découvrir le cogito qui s’affirme à travers la vie éthique. Cette nouvelle et dernière étape de la phénoménologie du soi reste en lien étroit avec les premiers modes de détermination de soi : la linguistique, la praxis et le narratif. La question éthique surgit chez le sujet qui a pris conscience du fait qu’il doit rendre compte à lui-même et aux autres de ses actes. Il s’agira principalement ici du problème de la prescription qui consistera à chercher le « qui ? » de l’imputation morale. L’effort de la narration est d’opérer une médiation naturelle entre le pôle descriptif et le pôle prescriptif : « nous avons fait de la narration une transition naturelle entre description et prescription »259. Le mot éthique procède du vocable « ethos » qui possède deux sens fondamentaux. D’après le premier et le plus ancien, il signifie « résidence », « demeure », « endroit où l’on habite ». C’est sur cette acception du mot « ethos » que Heidegger s’est appuyé dans sa conception de
258 259
Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 200. Ibidem, p. 202.
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l’éthique, exposé dans la Lettre sur l’humanisme260. Heidegger fait noter que l’éthique est la façon de penser qu’affirme la demeure de l’homme dans l’être ; la vérité de l’être comme élément originaire de l’homme. Cette idée de Martin Heidegger est renforcée par Nathanaël Yaovi Soedé pour qui « l’Ethique est la demeure de l’Etre et le lieu où l’homme demeure auprès de l’Etre. L’Ethique authentique est une éthique de l’Etre, une éthique de conversion et d’écoute »261. L’éthique évoque donc « l’endroit » que l’homme porte en luimême, son attitude intérieure. Pour Augustin Dibi Kouadio, elle est « la discipline qui pense l’habitation de l’homme, le lieu où l’homme est véritablement chez soi, dans la conformité de son essence »262. L’ethos serait le sol ferme, le fondement de la « praxis », la racine d’où jaillissent les actes humains. Mais l’acceptation plus usuelle du vocable « ethos » est celle qui, selon toute la tradition philosophique à partir d’Aristote, concerne directement l’éthique. D’après elle, le vocable signifie manière d’être, les dispositions de l’homme dans la vie. Ainsi, le mot éthique, initialement appliqué à la morale sous toutes ses formes, désigne plus spécialement l’étude théorique des principes qui guident l’action humaine dans les contextes où le choix est possible. Elle désigne, par ailleurs, tout ensemble de principes gouvernant l’action des individus. Si dans une perspective heideggérienne, l’éthique est cette discipline qui pense le séjour de l’homme et dans une perspective aristotélicienne elle est le principe guidant l’action humaine, pour Lévinas, l’éthique est ce qui permet à l’être humain de penser son humanité au-delà de l’être. En effet, l’éthique dans sa compréhension lévinasienne est relation à autrui. Elle consiste à penser l’existence en rapport avec le visage puisqu’elle est le « présupposé de toute culture et de toute signification »263. L’éthique est avant tout responsabilité à autrui, au visage d’autrui. Il en va de même pour René Simon : « Autrui se présente de face, comme visage qui parle à la fois de son infinité et de sa pauvreté et qui, à ce double titre me commande et me sollicite, m’assigne à responsabilité, à une responsabilité qui existe, non pas parce que je l’ai voulue, mais qui s’impose à moi et me déloge de son heureuse spontanéité naturelle »264. Pour René Simon, la responsabilité est ce qui donne sens, radicalement, à l’ensemble de la démarche éthique. Quelques pages bien avant cette idée selon laquelle l’éthique est appel à la responsabilité, René Simon 260
Martin Heidegger, « Lettre sur l’humanisme » in Questions III : Le chemin de campagne ; l’expérience de la pensée ; Hebet ; Lettre sur l’humanisme ; Sérénité, trad. André Préau, Roger Munier et Julien Hervier, Paris, Gallimard, 1966, p. 70-154. 261 Nathanaël Yaovi Soedé, Sens et enjeux de l’éthique. Inculturation de l’éthique chrétienne, Abidjan, Editions UCAO, p. 67. 262 Augustin Dibi Kouadio, « L’unique du visage comme lieu d’une épaisseur éthique ». Annales philosophiques de l’UCAO, N°1, Abidjan, UCAO, 2004, p. 25. 263 Emmanuel Lévinas, Humanité de l’autre homme, Montpelier, Fata Morgana, 1972, p. 54. 264 René Simon, Ethique de la responsabilité, Paris, Cerf, 1993, p. 157.
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affirmait ceci : « Je dois me faire activement le prochain d’autrui, parce que, pré-originellement, pour reprendre le terme de E. Lévinas, je le suis déjà : appelé à responsabilité, responsabilité comme appel et « vocation » avant toute initiative personnelle »265. La relation à autrui apparaît ici comme l’éthique première. Dans le visage d’autrui s’annonce énigmatiquement une forme de transcendance qui désigne un au-delà du sujet que je suis. Si pour René Simon et Lévinas, l’éthique est réponse au visage d’autrui qui m’interpelle, chez Ricœur, elle se définit comme « la visée de la vie bonne avec et pour autrui dans les institutions justes »266. Cette définition dégage trois parties qui forment un tout indissociable. La première partie désigne l’estime de soi, la réalisation de ses projets, donc la « vie bonne ». Nous avons affaire, ici, à la dimension réflexive de l’individu : un « mouvement réflexif par lequel l’évaluation de certaines actions estimées bonnes se rapportent sur l’auteur de ces actions »267. La deuxième partie nous fait passer de la dimension réflexive de soi à son ouverture vers l’horizon de « la vie bonne ». Cette partie touche la dimension dialogique de l’individu. C’est ce que Ricœur nomme la « sollicitude » pour autrui. Celle-ci « ne s’ajoute pas du dehors à l’estime de soi mais qu’elle en déplie la dimension dialogale jusqu’ici passée sous silence »268. La troisième partie de la triade éthique ricœurienne concerne autrui entendu comme le « chacun » des institutions qui sont tenues à régulariser les rapports entre les membres de la société. C’est au sein de l’institution entendue comme structure du vivreensemble d’une communauté historique que l’on peut viser la justice en tant qu’une des expressions de la « vie bonne ». Cette définition de l’éthique s’inscrit, selon Ricœur, dans la logique du primat accordé à l’éthique en tant que visée sur la morale entendue comme norme. Les trois moments de cette définition feront l’objet d’une analyse distincte et progressive. Mais avant cette démarche, nous tâcherons d’établir la distinction entre l’éthique et la morale. De plus, l’analyse de chacune des parties de la définition de l’éthique élucidera le soi dans sa capacité de se reconnaître comme sujet de l’imputation morale.
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Ibidem, p. 153. Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 202. 267 Ibidem, p. 202. 268 Ibidem, p. 394. 266
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2.4.2. De l’antériorité de l’éthique sur la morale De la distinction de l’éthique d’avec la morale, disons d’entrée de jeu que ces deux termes, de par leur étymologie respective269 et leur histoire, ne s’excluent pas. Au contraire, ils sont interchangeables : « Tous deux renvoient à l’idée intuitive de mœurs avec la double connotation […] de ce qui est estimé bon et de ce qui s’impose comme obligatoire »270. Bien que l’éthique et la morale renvoient à une seule réalité, l’on a tendance à établir une distinction entre ces deux concepts dans le but d’épingler les contours et la complémentarité qui existent entre elles. Pour Ricœur, le mot éthique renvoie à ce qui est estimé bon, la visée de la vie sensée raisonnable tandis que la morale se réfère essentiellement aux normes, à ce qui s’impose comme obligatoire271. Selon Ricœur, au commencement de la morale, il y a l’éthique puisque l’optatif du bien vivre est fondamentalement le contenu de la formalisation. C’est dire que l’optatif du bien vivre est premier par rapport à la formalisation. De ce fait, si l’optatif venait à manquer, la formalisation serait condamnée à tourner à vide. C’est en cela que l’éthique est antérieure et même prioritaire par rapport à la morale. Pour cerner à la fois dans sa dimension théorique et pratique l’éthique chez Ricœur, un recours à quelques éléments constitutifs du concept d’éthique que sont le bien, les normes et le bonheur est indispensable. Le bien, en effet, se présente spontanément dans un discours sur l’éthique ou la morale comme la catégorie irréductible qui lui donne son contenu. Il est pour ainsi dire l’horizon épistémologique à partir duquel l’un ou l’autre de ces deux concepts peut se définir. Le bien dans cette perspective est considéré comme la visée d’une vie sensée. La vie bonne représente le "vivre bien" ; "ce en vue de quoi" « une vie est tenue pour plus ou moins accomplie ou inaccomplie »272. Trois conceptions majeures de la catégorie du bien se dégagent : la première qui émerge est celle qui tient la visée comme une idée limite en ce sens qu’il s’impose comme un travail incessant d’interprétation, mieux, de recherche d’adéquation entre la visée et les choix préférentiels qui président nos pratiques. En d’autres termes, il y a, toute une tâche d’herméneutique qui doit relier la visée de la vie bonne et nos choix particuliers ou décisions « les plus marquantes de notre existence »273. La deuxième conception se réfère au conflit d’interprétation. L’opération consiste à l’interprétation ou encore à la recherche d’adéquation entre nos idéaux de vie et le concret de notre quotidien qui débouche toujours sur la controverse ou sur la rivalité au niveau du 269
Le terme éthique vient du grec « ethos » et signifie mœurs, celui de morale du latin « mores », c’est-à-dire mœurs également. 270 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 200. 271 Ibidem, p. 200. 272 Ibidem, p. 210. 273 Ibidem, p. 210.
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jugement pratique. L’idéal dans un cas pareil n’est pas à chercher dans les sciences qui sont fondées sur l’observation, mais qu’il est mieux de recourir à l’évidence expérientielle qui peut tenir lieu de l’attestation de l’authenticité d’un acte moral274. La troisième conception souligne de manière particulière que le bien, en tant qu’horizon épistémologique de la morale, fustige la sophistique à travers son visage tardif tel le naturalisme, le positivisme et l’historisme relativiste où la question du bien est supplantée par celle de l’utile ou des intérêts comme horizons épistémologiques de la morale. Dans la perspective sophistique, « la morale se déploie dans une sorte de lutte des moyens pour les avantages matériels et les joies de l’amour propre assouvi »275. Néanmoins, prôner le primat de la question du bien ne sousentend nullement jeter absolument un discrédit total sur l’utilitarisme et ainsi méconnaître le caractère utilitariste et historique du bien. Le rejet se situe plus précisément dans un réductionnisme qui plonge la question éthique dans l’utile et les intérêts. Il est aussi pourtant vrai que tout intérêt ne conduit pas au bien. Il n’y a pas absolument un lien épistémologique entre l’intérêt et le bien. Par ailleurs, le terme éthique implique nécessairement la notion de règles ou normes. Il n’existe pas de morale sans règles, sinon ce serait la vie animale. La norme permet par exemple de parler en terme d’assassinat : « sans morale, il n’y aurait nulle différence entre la mort du père tué par ses fils et celle du père étouffé par un ours : il n’y aurait pas d’assassinat »276. Cela revient à dire que les règles sont devenues et en devenir, c’est-à-dire elles n’ont de valeur qu’historique. La pratique de l’éthique implique également une recherche du bonheur. Le bonheur n’est pas le plaisir, ni même la somme de plaisirs, encore moins ce qui vient récompenser le succès obtenu dans une activité quelconque. Le bonheur ou la vie bonne est ce vers quoi tendent nos actions. Dans le sillage d’Aristote, Ricœur le définit comme « la nébuleuse d’idéaux ou de rêves d’accomplissement au regard de laquelle une vie est tenue plus ou moins accomplie ou inaccomplie […] C’est ce en vue de quoi tendent ces actions dont nous avons pourtant dit qu’elles ont leur fin en elles-mêmes »277. Ne se réduisant pas à tout ce qui est réussite dans la vie d’un homme, le bonheur est dans le fait de vivre comme un homme doit vivre. Et cette manière de vivre comme un homme doit vivre n’est rien d’autre que faire de telle sorte que nous soyons ce que nous sommes par nature, c’est-à-dire des hommes. L’homme a en effet à être ce qu’il lui est donné d’être de par sa nature. Le bonheur, pour un homme, c’est tout simplement d’être un homme, ou de s’en approcher davantage. Le bonheur réside dans la manière toute humaine de conduire sa vie. 274
Ibidem, p. 211. Eric Weil, Philosophie morale, Paris, Vrin, 1961, p. 26. 276 Ibidem, p. 21. 277 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 210. 275
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Le bonheur, c’est aussi le fait qu’un individu qui fait l’expérience de l’insatisfaction, du désenchantement cherche dans la morale la satisfaction ou le consentement. Le bonheur est, par conséquent, eudémonisme et non hédonisme. En principe, toute morale est eudémonisme étant donné qu’elle vise le bonheur et non le devoir que la loi établit. De même, l’éthique ne peut être réduite à l’hédonisme qui prétend trouver une solution de l’insatisfaction de l’être humain dans le plaisir. Conséquemment, on pourrait dire dans ce cas que le bonheur se limiterait au seul plaisir. Or, la réalité nous apprend que la vérité est obstine, c’est-à-dire que le bonheur est essentiellement problème, ce qui est jeté en avant de l’être humain ; il le précède toujours. Il est problème plus qu’une solution. Eric Weil affirme à ce propos que « l’homme connaît son malheur, il ne sait pas de quoi est fait le bonheur, et toute théorie qui précède le savoir matériellement se caractérise ainsi comme hédoniste et naturaliste »278. A la différence de Ricœur, Eric Weil considère la même distinction entre l’éthique et la morale mais inversement, c’est-à-dire en prenant l’éthique pour la morale, et la morale pour l’éthique279. Paul Valadier, dans son ouvrage Des repères pour agir, adopte une différence de conceptualisation en maintenant la même distinction. Il nomme visée éthique, la morale et l’attachement aux normes, l’éthique280. Ces différentes positions, eu égard à l’éthique et à la morale, prouvent qu’il existe deux types de traditions philosophiques qui sous-tendent cette distinction. Ce sont : la tradition aristotélicienne où l’option pour l’éthique est particulièrement marquée par la perspective téléologique et la tradition kantienne où la morale est appréhendée avec un caractère d’obligation de la norme, c’est-à-dire dans la perspective déontologique. En réalité, indépendamment de cette distinction, il existe trois convictions : d’abord, les deux concepts sont synonymes. L’emploi de l’un à la place de l’autre n’est qu’une affaire de convenance personnelle. C’est ainsi que d’aucuns par exemple préfèrent le terme éthique par rapport à celui de morale à cause de sa tonalité moderne. Le concept « morale », pour ceux-ci, a une connotation négative à cause de son image à la fois rigide et fixiste en référence à la morale d’autrefois. Ensuite, chez Ricœur, le problème de la distinction entre éthique et morale est marqué par l’affirmation de la primauté de l’éthique sur la morale, mieux la primauté de la visée sur la norme. Cependant, de cette distinction se dégage également la nécessité pour la visée éthique de passer par le crible de la norme. Enfin, la distinction éthique-morale met en relief la légitimité d’un recours de la norme à la visée, lorsque la norme conduit à des impasses pratiques281. A l’évidence, Ricœur établit une distinction entre l’éthique et la morale. L’éthique est concrète et téléologique. 278
Eric Weil, Philosophie morale, p. 37. Ibidem, p. 31. 280 Paul Valadier, Des repères pour agir, Paris, Desclée de Brouwer-Bellarmin, 1977, p. 30-41. 281 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 200-201. 279
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Elle traite de la vie bonne. La morale est déontologique et universelle. Elle traite de l’obligation. Or, quand nous tenons compte de cette distinction, il faut dire que l’éthique appartient encore à une certaine communauté concrète et donc à la narrativité alors que la morale transcende la dimension historique. Mais Ricœur soutient que tout désir de la vie bonne ; toute éthique doit être purifiée par l’épreuve de l’universalisation. En effet, étant donné que tu souhaites vivre bien, avec et pour les autres dans les institutions justes, alors tu dois vivre bien avec et pour les autres. Le souhait revêt ainsi le caractère d’obligation, du devoir. Le désir de vivre bien ou désir d’humanité devient par conséquent un devoir de vivre bien. Comprenons dans ce sillage que le devoir vient au secours du désir pour lui permettre de se réaliser. Partant, Ricœur nous donne une subtile analyse des effets de l’épreuve de l’universalisation dans les domaines de la vie personnelle, des relations intersubjectives et des institutions, selon la formule que « la visée éthique » est « la vision de la vie bonne avec et pour autrui dans des institutions justes »282. L’éthique ricœurienne apparaît comme une éthique de la sollicitude car le désir de vivre bien est aussi un désir de vivre bien avec les autres.
2.4.3. L’éthique ricœurienne, une triple disponibilité La petite éthique comme « souci de soi, souci des autres et souci des institutions »283 dans son interprétation laisse transparaître une triple disponibilité, à savoir la disponibilité à l’autre en tant que soi-même, la disponibilité à l’autre en tant qu’il est proche de soi et la disponibilité à l’autre en tant qu’il est éloigné de soi par plusieurs sortes de distances. Il s’agira, à ce niveau de notre étude, d’analyser la disponibilité pour soi, la disponibilité pour autrui et la disponibilité pour les institutions. Ainsi, le prédicat « bon » qui est désormais lié à l’éthique démontre que le problème posé par son usage est celui du critère d’appréciation. Il s’agit au fond de poser un jugement afin de savoir si une action est bonne ou ne l’est pas. Cette opération permet au sujet de s’auto-désigner, de s’affirmer comme auteur d’une action. Cette possibilité n’est pas effective dès lors que le sujet est à même de « s’estimer lui-même en tant que capable d’agir intentionnellement, c’est-à-dire selon des raisons réfléchies, et en outre capable d’inscrire ses intentions dans le cours des choses par des initiatives qui entrelacent l’ordre des intentions à celui des événements du monde »284. L’estime de soi est en réalité une interprétation de soi-même marquée par une évaluation éthique de nos actions. Cette première étape de la définition de l’éthique souligne que le « qui » de l’action est non seulement capacité à 282
Ibidem, p. 202. Ibidem, p. 202. 284 Paul Ricœur, « Approche de la personne ». Esprit, mars-avril, 1990, p. 116. 283
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s’autodésigner comme à la fois possesseur et auteur de ses actions, mais également comme cette instance d’auto-interprétation en fonction de la réussite ou de l’échec de ses actions en particulier et de la finalité ultime de sa vie en général. Au fait, « l’estime de soi est en tant que telle un processus évaluatif appliqué indirectement à nous-même en tant que soi »285. Il n’est nullement à réduire à un « moi » tourné vers lui-même. L’estime de soi prévient au contraire contre toute attitude égologique : « Dire soi n’est pas dire moi »286. L’estime de soi n’est pas un repli sur soi du soi-même. Au contraire, elle est ouverture à l’autre puisque le soi ne va jamais sans l’autre que soi. De ce fait, la disponibilité pour soi-même, loin d’être synonyme d’égoïsme est disponibilité pour autrui. A ce niveau, apparaissent les deux faces de la disponibilité pour soi-même : l’intention éthique ou l’estime de soi qui est de l’ordre du telos ; de la fin et le respect de soi ou le désir à l’épreuve de la norme relevant du devoir, de l’obligation. Entendu comme moment réflexif du souhait de la vie bonne, l’estime de soi est interprétation de soi : « Au plan éthique, l’interprétation de soi devient estime de soi. En retour, l’estime de soi suit le destin de l’interprétation »287. S’interpréter, c’est interpréter son agir dans le monde, c’est apprécier ses propres actions. Apprécier ses propres actions, c’est se désigner comme l’auteur de certaines réalisations, réussites, de certains idéaux, même de certains échecs. L’estime de soi « est donc l’attestation d’agir plus ou moins bien, ayant présent à l’esprit le fait que toutes nos actions, même celles qui passent pour les meilleures, souffrent d’une sorte de fragilité congénitale »288. L’estime de soi montre que le soi est capable d’agir, qu’il est fait d’altérité et qu’il se constitue à partir du dehors de soi-même. S’estimer, c’est se désigner comme l’auteur de ses intentions et de ses initiatives dans le monde289. Nous comprenons que c’est à partir de l’interprétation de soi que le soi s’estime capable d’une vie bonne. En d’autres termes, le désir de la vie bonne ne se saisit qu’au terme d’une relecture de sa propre vie. C’est en allant de ses actes vers lui-même que le soi découvre au plus profond de lui-même l’existence du désir de la vie bonne. Il ressort que l’estime de soi vise un bien plus haut : l’"euzen", le bienvivre. Le bien-vivre serait la finalité de l’existence humaine. Vivre, c’est vivre-bien. Bien-vivre est synonyme de "eudaimonia" et signifie l’unité des fins humaines qui englobe le bonheur et la vertu. L’homme, c’est l’être qui veut vivre pour vivre-bien. On dira du désir de la vie bonne qu’il est ce en vue de quoi l’homme vit. L’homme vit pour vivre-bien car la fin de l’homme c’est d’aspirer au bonheur, un bonheur qui est « euzen », « eudaimonia » étendu 285
Jean Greisch, « L’Attestation : entre phénoménologie et ontologie ». Paul Ricœur, Les métaphores de la raison herméneutique, Paris, Seuil, 1991, p. 394. 286 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 394. 287 Ibidem, p. 211. 288 Bernard Ilunga Kayombo, De l’attestation du soi, p. 191. 289 Paul Ricœur, Lectures 2. La contrée des philosophes, p. 205.
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vers Dieu en tant qu’être nécessaire et éternel. Cependant, ce désir de la vie bonne avec son pendant l’estime de soi ne risquent-ils pas d’être entachés par la recherche de soi-même ou l’amour propre ? Pour empêcher le désir de la vie bonne de verser dans la recherche de soi-même, la visée de la vie éthique doit être soumise à l’épreuve de la norme. Ce désir à l’épreuve de la norme est aussi appelé respect de soi. Le respect de soi est au plan moral ce qu’est l’estime de soi au plan éthique : « Le respect de soi, c’est l’estime de soi sous le régime de la loi morale »290. Toutefois, notons que ces deux visions éthiques ne sont pas antinomiques. Elles ont, au contraire, la même structure complexe et se complètent à telle enseigne qu’on ne peut désirer une vie accomplie sans faire appel à l’obligation. Désir et obligation s’imbriquent mutuellement. Ainsi, il n’y a de vie accomplie que celle soumise aux normes. Le désir d’une vie accomplie doit être impérativement soumis aux normes parce que celles-ci purifient le désir de toutes sortes de sentiments, d’illusions qui empêcheraient l’effectivité de la visée d’une vie bonne. Le passage par la norme est, en effet, lié à l’exigence de la rationalité, qui interférant avec la visée de la vie bonne, se fait raison pratique291. Cette exigence de rationalité s’exprime essentiellement comme exigence d’universalisation. L’exigence d’universalité veut que toutes les maximes de l’action soient universalisables, c’est-à-dire, valables pour tout homme, en toutes circonstances et sans tenir compte des conséquences. Impliquant la mise hors circuit du désir, du plaisir, du bonheur non pas en tant que mauvais, mais en tant que ne satisfaisant pas, en raison de leur caractère empirique particulier, contingent, au critère d’universalisation, l’épreuve d’universalisation donne à la maxime sa signification spécifique. Le critère d’universalisation apparaît comme la voie par excellence de tout désir d’une vie accomplie. En somme, c’est le critère d’universalisation qui conduit à l’autonomie ou auto-législation qui est la véritable réplique dans l’ordre du devoir à la visée de la vie bonne. La seule loi qu’une liberté puisse se donner, ce n’est pas une règle d’action répondant à la question « Que dois-je faire ici et maintenant ? » mais l’impératif catégorique lui-même : « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle »292. Quiconque se soumet à cet impératif est autonome, c’est-à-dire auteur de la loi à laquelle il obéit. L’obéissance à la loi apparaît comme l’expression de l’autonomie, de la volonté, de la liberté. La liberté devient synonyme d’autonomie. Être autonome, c’est faire montre de volonté.
290
Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 238. Ibidem, p. 237. 292 Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, trad. V. Delbos, Paris, Vrin, 2004, p. 128. 291
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La volonté est la faculté supérieure de désirer. C’est la faculté d’agir, de se déterminer d’après la représentation des lois. En conséquence, elle est assimilée à la raison pratique dans la mesure où elle ne se guide que sur elle293. On parle alors d’autonomie de la volonté. Une volonté autonome est une volonté capable d’être elle-même sa loi. Kant écrit à ce propos : « L’autonomie de la volonté est cette propriété qu’a la volonté d’être à ellemême sa loi (indépendamment de toute propriété des objets du vouloir). Le principe de l’autonomie est donc : de toujours choisir de telle sorte que les maximes de notre choix soient entendues en même temps comme lois universelles dans ce même acte de vouloir »294. Tout ce qui précède indique que la volonté est désormais le porteur du prédicat « bon ». Pour comprendre cela référons-nous à Kant au sujet des syntagmes « bon » et « sans restriction » dès l’abord de la première section de Fondements de la métaphysique des mœurs. Il affirme : « De tout ce qui est possible de concevoir, dans le monde, et même en général hors du monde, il n’est rien qui puisse sans restriction être tenu pour bon, si ce n’est une bonne volonté »295. Au syntagme « sans restriction », Kant joint le prédicat téléologique « bon » pour montrer que le déontologique se rapproche du téléologique dans la mesure où le « bon moralement » signifie « bon sans restriction ». En joignant « bon » et « sans restriction », il s’agit d’éliminer « du bon » tout ce qui peut lui ôter sa moralité. Nous en voulons pour preuve ceci : Il est d’abord entendu que « bon moralement » signifie « bon sens restriction », c’est-à-dire sans égard pour les conditions intérieures et les circonstances extérieures de l’action ; tandis que le prédicat « bon » conserve l’empreinte téléologique, la réserve « sans restriction » annonce la mise horsjeu de tout ce qui peut retirer à l’usage du prédicat bon sa marque morale296.
Cela revient à dire que la bonne volonté sera cette volonté purifiée de toute souillure ; du penchant au mal susceptible de la conduire à l’orgueil, à la haine des autres. Le désir d’une vie accomplie en tant qu’"ergon"297 de l’homme appelle l’obligation qui consiste à agir par devoir. Agir par devoir, c’est renoncer à l’agir par désir ou par sentiment aux dépens de la loi de la raison. En ce sens, désirer vivre-bien, c’est avant tout s’obliger à vivre une vie épanouie par le respect de la loi. La disponibilité pour soi ou l’amitié pour soimême réside donc dans l’estime de soi et dans l’auto-obligation ou autonomie de la volonté. La disponibilité pour soi se traduit en termes de désir et d’obligation. Si je désire être un homme, avec les autres, il faut que je m’oblige à l’être. Sans cette obligation d’être un homme, la disponibilité pour 293
Ibidem, p. 87. Ibidem, p. 162. 295 Ibidem, p. 79. 296 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, pp. 239-240. 297 Concept emprunté à Aristote par Ricœur et qui renvoie à une fonction, à une tâche pour l’homme en tant que tel. Cette tâche, c’est le vivre-bien. Cf. Soi-même comme un autre, p. 209. 294
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soi court le risque d’être entachée par la recherche de soi-même. La disponibilité du soi pour soi-même signifie que le soi est capable de répondre à l’injonction qu’il se fait à soi-même d’être un homme, avec les autres. L’"ergon" de l’homme ou sa fonction en tant qu’homme est un "ergon" à caractère universel. Fort de cet universalisme de l’ergon de l’homme, Ricœur conclut en ces termes : « Il en résulte que le respect de soi, qui répond au plan moral à l’estime de soi du plan éthique, n’atteindra sa pleine signification qu’au terme de la troisième étape, lorsque le respect de la norme se sera épanoui en respect d’autrui et de « soi-même comme un autre », et que celui-ci se sera étendu à quiconque est en droit d’atteindre sa juste part dans un partage équitable »298. Le respect est l’estime de soi sous le régime de la loi. Ainsi, la disponibilité pour soi se démarque du désir en prenant la forme du devoir : puisque tu désires vivre heureux, et que tu ne le veux pas sans être l’ami de toi-même, alors tu dois être l’ami de toi-même. S’aimer soi-même, c’est s’aimer en tant qu’autre. Cela nous amène à l’examen du second aspect de la disponibilité : la disponibilité pour autrui ou sollicitude. La sollicitude n’est pas un épiphénomène, encore moins une superstructure étant donné que l’autre est constitutif du soi. Le soi est traversé par l’altérité qui lui est interne. C’est pourquoi, le soi ne peut pas s’estimer soi-même en tant qu’autre sans, par ce fait même, estimer l’autre comme un soi-même. En effet, l’estime de soi et la sollicitude ne peuvent se vivre et se penser l’une sans l’autre299. La sollicitude, c’est le nom que prend l’autre que soi. La sollicitude contribue à la diction véritable du soi, une sorte de spontanéité bienveillante, intimement liée à l’estime de soi au sein de la visée de la vie bonne. Le désir de vivre bien est en même temps désir de voir l’autre vivre bien. A travers l’évocation de la sollicitude, Ricœur veut en réalité réagir contre la possibilité d’un sujet qui ne serait qu’estime de soi sans ouverture à autrui. Sa locution est interlocution, ses actions sont interactions. Le devenir humain est fondamentalement lié à la médiation de l’autre. L’autre est la voie obligée de mon passage de la réalisation personnelle à l’effectivité de la vie constitutionnelle. Dit d’une autre manière, la vraie « mienneté », le vrai moi ou encore le vrai sujet se définit adéquatement par le soi. Cela revient à dire que le « moi » se définit concrètement par le soi. L’ipséité est la voie par laquelle le « moi » doit passer pour se déterminer effectivement comme moi. Il n’y a pas de véritable moi sans autrui. C’est autrui qui confère une humanité à l’homme. En ce sens, le vrai moi, c’est le soi-même. La dimension dialogique qui sous-tend le soi apparaît phénoménologiquement sous deux formes : par l’amitié et par la justice. La première fait « transition entre la visée de la « vie bonne », que nous avons vu 298 299
Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, pp. 237-238. Ibidem, p. 212.
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se réfléchir dans l’estime de soi, vertu solitaire en apparence, et la justice, vertu d’une pluralité humaine de caractère politique »300. L’amitié, dans sa compréhension ordinaire, est le témoignage d’affection, d’attachement à une personne. Elle est l’inclination ou le sentiment réciproque entre deux personnes ne se fondant pas sur un attrait sexuel. Elle est aussi le fait de reconnaître l’autre et d’en être reconnu. Héritier de la philosophie d’Aristote, Ricœur définit l’amitié non pas comme une psychologie des sentiments d’affection et d’attachement pour les autres, mais comme une éthique301. L’amitié est une éthique parce qu’elle vise le bonheur des hommes. Elle est ce qui rend compte des bien-fondés des relations interpersonnelles. Elle apparaît « comme un milieu où le soi et l’autre partagent à égalité le même souhait de vivre-ensemble »302. Détour par lequel l’on s’approche d’une réalisation de soi, l’amitié est la forme expressive des liens interpersonnels. Pouvons-nous ainsi dire avec Jean-Claude Fraisse que l’amitié est limitée aux relations humaines303. De toute évidence, seuls les hommes ont conscience de la notion d’amitié. Mieux, seuls les hommes ont besoin d’amis: S’il est vrai, en effet, que chacun pris séparément n’est pas auto-suffisant, il sera dans la même situation que les autres parties vis-à-vis du tout, alors que celui qui n’est pas capable d’appartenir à une communauté ou qui n’en a pas besoin parce qu’il se suffit à lui-même n’est en rien une partie d’une cité, si bien que c’est soit une bête soit un dieu304.
L’amitié est, dès lors, ce qui confère une humanité à l’homme car celui-ci se fait à la chaleur du contact des autres. Elle est « le détour par lequel l’on acquiert une vie accomplie »305. Il en découle que l’amitié est un chemin d’humanisation306. Elle est un chemin d’humanisation dans la mesure où elle permet, non seulement à l’homme de s’ouvrir aux autres, mais surtout de s’inventer parmi d’autres hommes. Elle permet aussi à l’homme de s’épanouir véritablement car même l’homme le plus heureux de la terre a besoin d’amis307. Chez Aristote, l’amitié sert de transition entre le désir de la vie 300
Ibidem, p. 213. Ibidem, p. 213. 302 Ibidem, p. 225. 303 Jean-Claude Fraisse, Philia. La notion d’amitié dans la philosophie antique. Essai sur un problème perdu et retrouvé, Vrin, Paris, 1974, p. 193. 304 Aristote, Les politiques, I, 2, 1253-a 39, trad. Pierre Pellegrin, 2e édition, Garnier Flammarion, Paris, 1993, p. 92. 305 Vincent Kacou, « L’herméneutique du soi chez Paul Ricœur : Prolégomènes à une éthique de la reconstruction de l’Afrique », Revue de l’enseignement et de la recherche philosophiques. Actes du colloque international sur le personnalisme : Les intellectuels africains et européens en lutte contre l’oppression, pour la dignité de la personne », n° spécial, Porto-Novo, Bibliothèque Nationale, 2009, p. 252. 306 Ibidem, p. 252. 307 Aristote, Ethique à Nicomaque, IX, 1170 b 8-19, trad. Richard Bodéüs, Garnier Flammarion, Paris, 2004, p. 487. 301
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bonne et la justice, vertu politique par excellence. Il n’y a point d’existence humaine sans amitié car elle est le ciment, le lien entre deux personnes. L’amitié est, par voie de conséquence, le paradigme de la relation à autrui parce qu’elle implique l’égalité des amis, la réciprocité dans la reconnaissance et l’échange, enfin la bienveillance. Cependant, il convient de ne pas perdre de vue l’idée selon laquelle l’amitié consiste à aimer l’autre pour lui-même. En aimant l’ami pour des raisons foncièrement utilitaires, on s’écarte de l’essence même de l’amitié. L’amitié, au contraire, doit consister à désirer et vouloir le bien de l’ami comme lui désire et veut mon bien. L’amitié enseigne que le bien de l’homme est dans un bien autre que lui. La véritable amitié est l’expression d’une sincérité de cœur. Expression de la sincérité de cœur, l’amitié est ce qui confère un sentiment d’existence à l’homme. En effet, un ami est d’un grand bien étant donné que nous sommes des êtres finis et imparfaits, des êtres limités. Nous ne pouvons-nous réaliser que par l’autre : « La condition humaine, en effet, est telle que la connaissance de soi est illusoire, et devient complaisance à soi, si elle ne passe pas par la médiation de l’autre »308. Ce n’est que par les rapports avec autrui que nous acquerrons un visage humain. Les appréciations ou les suggestions de l’autre nous permettent de nous corriger et de nous améliorer. Il est par conséquent impératif de vivre ensemble car l’amitié est « le premier dépli du souhait de vivre bien, mais surtout, elle porte au premier plan la problématique de la réciprocité »309. L’amitié suppose déjà une certaine relation d’égalité entre deux individus. C’est justement grâce à l’égalité que l’amitié s’ouvre à la sphère de la justice. Pour Ricœur, la zone d’intersection se caractérise par le fait que chacun des deux amis rend à l’autre l’égal de ce qu’il reçoit. Cela ne veut pourtant pas dire que l’amitié équivaudra à la justice puisque celle-ci est la vertu qui régit les institutions tandis que l’amitié fait de même au niveau des rapports interpersonnels : « c’est pour cette raison que la justice enveloppe de nombreux citoyens, alors que l’amitié ne tolère qu’un très petit nombre de partenaires »310. L’égalité dont il est question dans la justice est surtout l’égalité proportionnelle tandis que dans l’amitié, l’égalité est déjà présupposée. Au niveau des cités par exemple, l’égalité reste un objectif à atteindre, mais sur le plan amical, l’on ne vise plus l’intimité d’une vie partagée. En proposant le concept de sollicitude, Ricœur veut montrer que dans le rapport intersubjectif, le sujet est fondamentalement ouvert à autrui, à l’être, c’est-à-dire à ce qui est. Il convient de souligner aussi que ce concept s’inscrit en faux contre tout utilitarisme ou égologie qui aurait pour prétention d’établir une « philautia », c’est-à-dire une amitié basée sur l’utile ou le plaisant. Pour 308
Pierre Aubenque, La prudence chez Aristote, p. 182. Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 214-215. 310 Ibidem, p. 215-216. 309
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Ricœur, il s’agit plutôt d’une sollicitude vertueuse où autrui est estimé comme moi-même. Celle-ci ne se saisit que comme « philia », amitié vertueuse et non comme « philautia ». Cela ne veut pas dire qu’à travers la « philia », j’exige à l’un d’être comme moi, mais il s’agit plutôt de le considérer tel qu’il est, c’està-dire, tel que moi aussi je suis ce que je suis. En ce sens, l’on ne peut parler de sollicitude sans la mutualité. La mutualité est a priori un système de solidarité entre les hommes. Elle est une relation d’échanges mutuels qui existe entre des individus : « Par convention de langage, je réserve le terme de « mutualité » pour les échanges entre les individus »311. Partant de là, la mutualité est la reconnaissance de l’autre comme un autre moi-même car dans mon for interne se trouve l’autre. Lorsque je sors de moi-même, il y a l’autre moi ou encore le prochain. Autre moi-même, le prochain est le même et l’autre. Il est le même parce qu’il est semblable à moi, c’est-à-dire qu’il est une personne comme moi. Il est l’autre parce qu’il différent de moi. La mutualité est ainsi la reconnaissance de l’identité et de la différence. Cette différence n’est pas une différence indifférente mais une différence de relation. Cette idée de différence-relation est bien mise en évidence par le philosophe ivoirien Dibi Kouadio : « Le différent est pour autant immédiatement qu’il n’est pas l’autre. Pour cette raison, précisément, il n’est que dans la mesure où l’autre est. Où l’on voit que la différence suppose relation »312. La mutualité est, en fait, le point de départ de toute vie épanouie car comme l’affirme Ricœur « cette réciprocité va jusqu’à la mise en commun d’un "vivre-ensemble" (suzèn)- bref, jusqu’à l’intimité »313. Par ailleurs, en tant qu’art du vivre-ensemble, la mutualité exige que nous valorisions l’autre, le percevions dans sa dignité humaine, c’est-à-dire que nous le considérions, non pas comme un moyen dont on se sert pour réaliser ses intérêts égoïstes, mais plutôt comme un sujet moral et responsable. La philosophie de Kant abonde dans cette même direction car pour lui l’on ne doit pas traiter la personne comme un moyen mais comme une fin en soi : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen »314. Passée à l’épreuve de l’universalisation, la sollicitude qui est au niveau éthique l’orientation vers autrui devient respect des personnes. Ce respect des personnes est la reconnaissance de l’humanité en chaque homme. Reconnaître la valeur inconditionnelle de chaque homme par le seul fait qu’il est un homme, c’est le considérer en tant que ce qu’il est. Un passage 311
Paul Ricœur, Parcours de la reconnaissance. Trois essais, Paris, Stock, 2004, p. 360. Dibi Kouadio Augustin, L’Afrique et son autre : la différence libérée, Abidjan, édition Strateca Diffusion, 1994, p. 43. 313 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 214. 314 Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, p. 143. 312
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de Soi-même comme un autre met en exergue l’idée précédemment évoquée : « selon l’idée de mutualité, chacun aime l’autre en tant que ce qu’il est. Ce n’est précisément pas le cas dans l’amitié utilitaire, où l’on aime l’autre en raison de l’avantage attendu, moins encore dans l’amitié plaisante »315. L’autre est une valeur en soi à qui l’on doit respect et vénération. De ce point de vue apparaît une règle d’action qui se propose de mettre le soi et l’autre que soi au même niveau de l’interaction : la Règle d’Or. La Règle d’Or dont la formulation, négative ou positive, se retrouve dans la plupart des traditions religieuses et philosophiques laisse entrevoir une convergence morale dans la diversité des croyances et des cultures. Ainsi, le judaïsme l’énonce comme suit : « Ce que tu tiens pour haïssable, ne le fais pas à ton prochain, c’est là toute la loi, le reste n’est que commentaire »316. Selon l’islam, « Nul de vous n’est un croyant s’il ne considère pour son frère ce qu’il désire pour lui-même »317. L’évangile selon Luc l’énonce en ces termes : « Ce que vous voulez que les autres fassent pour vous, faites-le pour eux pareillement »318 et celui de Matthieu : « Ainsi, tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le vous-mêmes pour eux »319. De ces croyances et cultures, il ressort ceci : ce que tu fais toi-même de bon, c’est cela que tu dois faire pour autrui. Et ce que tu évites de faire pour toi-même, parce que cela offusquerait ton désir de vivre, tu ne dois pas non plus le faire pour autrui. La Règle d’Or vient imposer à l’agent de l’action l’obligation de ne pas profiter de sa position d’agent pour glisser de la violence dans son faire, laquelle nuirait au désir de vivre bien du patient. Elle sert de pont entre les dispositions éthiques pour autrui et l’obligation morale en sa faveur. D’où son interprétation comme une règle de réciprocité née de la sollicitude envers autrui : « La Règle d’Or et l’impératif du respect dû aux personnes n’ont pas seulement le même terrain d’exercice, ils ont en outre la même visée : établir la réciprocité là où règne le manque de réciprocité »320. Le but de la Règle d’Or est d’établir un rapport de réciprocité entre les hommes. Elle est une règle de réciprocité ou du moins elle énonce « une norme de réciprocité321 »322. Avec sa double exigence de réciprocité et d’altruisme, la Règle d’Or perçoit dans les autres l’ensemble de l’humanité et exhorte à ne pas réduire l’autre et son désir à notre propre vision du monde. Elle est alors acceptation de soi et de l’autre, respect de soi et de l’autre.
315
Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 215. Hillel, Tamuld, Shabbat, 31 a. 317 Muhammed, 13e des 40 Hadiths de Nawawi. 318 Luc 6, 31. 319 Matthieu 7, 12. 320 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 261-262. 321 Souligné par l’auteur. 322 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 255. 316
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En tout état de cause, la Règle d’Or élargit la sollicitude et nous incite à prendre en considération chaque personne. Elle est même sacrifice de soi parce que nécessitant un effort sur soi pour accepter le vis-à-vis : « La Règle d’Or est placée ainsi de façon concrète au cœur d’un conflit incessant entre l’intérêt et le sacrifice de soi-même »323. En réalité, la sollicitude ouvre à la mutualité, à la réciprocité et parfois à l’intimité qui ne peuvent nullement être assimilation de l’autre de notre être à nos manières de faire ou d’agir. C’est en cela que le respect de l’autre en tant qu’autre représente la première caractéristique de la relation intersubjective. La sollicitude souligne, par ailleurs, la dimension de manque qui fait que l’on a toujours constamment besoin des autres pour se réaliser. Je suis inévitablement en relation avec l’autre. Cette dimension de manque est ce qui introduit la sollicitude dans l’estime de soi et, le soi par un mouvement de retour découvre finalement qu’il est parmi d’autres soi. Le rapport entre le soi et l’autre que soi peut se saisir sur trois modes différents : d’abord comme réversibilité des rôles, c’est-à-dire quand le « je » s’exprime, il comprend l’autre comme un « tu ». En d’autres termes, la réversibilité a affaire avec la capacité propre à chacun des interlocuteurs de se désigner lui-même. Puis, à côté de l’aspect de la réversibilité entre le soi et l’autre que soi, il y a également l’insubstituabilité des personnes. Personne, en effet, ne peut dire « je » à ma place. Je suis irremplaçable. Enfin, il y a ce que Ricœur nomme la « similitude ». Je ne peux m’estimer moi-même sans estimer autrui comme moi-même. Nous pouvons relever dans cette similitude les expressions telles que : Estimer soi-même comme un autre », « estimer l’autre comme soi-même » ou « comme moi-même ». Celles-ci signifient en réalité « toi aussi tu es capable de commencer quelque chose dans le monde, d’agir pour des raisons, de hiérarchiser tes préférences, d’estimer les buts de ton action, et ce faisant, de t’estimer toi-même comme je m’estime moi-même324.
Les vertus comme l’amitié, la justice, et bien d’autres sentiments éthiques élèvent à la phénoménologie du "toi comme moi-même". Ainsi, nous pouvons noter que la visée éthique de la vie bonne n’est pas possible sans l’altérité, sans similitude qui opère dans la juste égalité entre l’estime de soi et l’estime de l’autre que soi. Le désir de vivre bien se limite-t-il seulement aux autres qui sont proches à soi ? L’autre avec qui le soi est enjoint de vivre bien n’est-il pas aussi l’autre que soi sans visage ? Deux instances constituent les lieux de rencontre avec l’autre que soi. En effet, le soi est aux prises avec l’autre que soi au niveau de l’interlocution et au niveau de l’action. Ainsi, « le vivre-bien » s’étend plus loin que dans les relations interpersonnelles. Il rejoint également les institutions. 323 324
Paul Ricœur, Lectures 3. Aux frontières de la philosophie, Paris, Seuil, 1994, p. 279. Ibidem, p. 226.
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Sur le plan des institutions, les liens interpersonnels ne sont plus garantis par la sollicitude mais par la justice sous l’exigence d’égalité. Ricœur écrit à cet égard : « L’institution comme point d’application de la justice et de l’égalité comme contenu éthique du sens de la justice, tels sont les deux enjeux de l’investigation portant sur la troisième composante de la visée éthique »325. C’est pourquoi, le soi portera désormais à ce troisième stade de la triade éthique, une détermination nouvelle : celle du « chacun »326 c’est-à-dire un autre que soi, mais cette fois-ci un autre sans visage. Ce parcours de la sollicitude à cet autre sans visage prend le nom de sens de la justice. Que fautil entendre par sens de la justice ? La justice est une vertu de la relation qui crée un climat d’existence entre nous et nos semblables. Pour Ricœur, « tenir la justice pour une vertu à côté de la prudence, de la tempérance, du courage, c’est admettre qu’elle contribue à orienter l’action humaine vers un accomplissement, une perfection, dont l’idée populaire de bonheur donne une idée approchée »327. La justice est à compter parmi les composantes de la visée de la vie bonne puisqu’elle nous met en contact avec les autres. Elle engage la référence récurrente à un autre328. Dit autrement, elle est la vertu morale qui fait rendre à chacun ce qui lui est dû. Elle est, par ailleurs, le droit de respecter ce qui est dû à chacun. En un mot, elle est le respect des droits des personnes et l’exercice de l’équité. Elle vise un équilibre social entre les hommes. En tant que vertu de la relation, la justice sous-entend une égalité entre les hommes. L’égalité est le fait de traiter chacun comme une personne et de l’estimer comme tel. Elle consiste à aimer, à accepter l’autre comme moimême. L’autre est mon semblable, mon égal « en termes de droits et de devoirs »329. Si, l’autre et moi sommes égaux, il va sans dire que la loi doit être la même pour tous. Il n’y a de relations interpersonnelles que par la justice dans la mesure où elle consiste à traiter chacun comme une personne et à être estimé par tous comme tel. Vertu de médiété, la justice vise le bien-vivre, le bonheur des individus. Elle freine ainsi les tendances égoïstes des uns et des autres. Elle régit de ce fait les rapports interpersonnels. Une analyse approfondie du concept laisse aussi transparaître les institutions. Par institution, il faut entendre la structure du « vivre-ensemble » d’une communauté historique tel un peuple, une nation, une région, etc. Ces structures d’organisations sociales sont irréductibles aux relations interpersonnelles, et pourtant reliées à elles par la notion de distribution marquée à la fois par le vivre-ensemble et le souhait éthique du bien vivre. En 325
Ibidem, p. 227. Le chacun dont il s’agit ici représente toute personne humaine la plus éloignée de moi de par son milieu géographique et culturel, ses convictions idéologiques, politiques et religieuses, etc. 327 Paul Ricœur, « Le juste entre le légal et le bon ». Esprit, Paris, Septembre 1991, p. 7. 328 Paul Ricœur, Le juste 2, Esprit, Paris, 2001, p. 258. 329 Paul Ricœur, Le juste 1, Paris, Esprit, 1995, p. 35. 326
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réalité, « nous sommes par-là ramenés à l’ethos d’où l’éthique tire son nom. Une manière heureuse de souligner la primauté éthique du vivre-ensemble sur les contraintes liées aux systèmes juridiques et à l’organisation politique »330. Loin de concerner uniquement les relations interpersonnelles, la justice concerne aussi les institutions : La vertu de justice s’établit sur un rapport de distance à l’autre aussi originaire que le rapport de proximité à autrui offert dans son visage et sa voix. Ce rapport à l’autre, est, si l’on ose dire, immédiatement médiatisé par l’institution. L’autre, c’est le toi, l’autre, selon la justice, c’est le chacun331.
Déduisons que la justice en tant que vertu de la relation n’est pas que relation de face-à-face, mais s’étend aussi aux relations au tiers : « le vis-à-vis n’est plus toi, mais le tiers que désigne de façon remarquable le pronom chacun, pronom impersonnel mais non anonyme »332. Cela revient à dire que la justice est une relation par-delà le face-à-face. C’est ainsi que le sens de la justice est le nom que prennent les dispositions pour autrui, présentes au plus profond de l’homme. Le sens de la justice, c’est la sollicitude à l’échelle de l’humanité toute entière. En ce sens, l’autre n’est plus celui qui est en face de moi, mais le vis-à-vis sans visage, le « chacun » de la distribution juste. Nous pouvons affirmer avec Alain Thomasset que « la visée éthique s’étend au chacun par le biais d’une distribution juste »333. La dimension distributive qui se glisse au niveau de l’institution lui est essentielle. Il s’agit, ici non seulement des biens économiques à distribuer, mais aussi des droits et devoirs, des avantages, des responsabilités, etc. L’institution est aussitôt saisie comme instance de régulation de la distribution et aussi, épargne la société de toute dérive utilitariste et barbare de la part de certains de ses membres. Dans la même perspective, John Rawls exprime sa préoccupation au sujet de l’objet de la justice en ces termes : « l’objet premier de la justice, c’est la structure de base de la société où, plus exactement, la façon dont les institutions sociales les plus importantes repartissent les droits et devoirs fondamentaux et déterminent la répartition des avantages tirés de la coopération sociale »334. Pour Rawls, en effet, les notions de justice et d’injustice s’appliquent, certes à des lois et institutions mais aussi à des décisions, des jugements ou des imputations. Dès qu’on évoque la justice en tant que distribution des biens, on se trouve d’emblée devant la question de partages inégaux. A la simple observation de la société, on remarque les signes d’inégalités : on perçoit les 330
Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 227. Paul Ricœur, Le juste 1, Esprit, p. 14-15. 332 Ibidem, p. 37. 333 Alain Thomasset, Paul Ricœur. Une poétique de la morale. Aux fondements d’une éthique herméneutique et narrative dans une perspective chrétienne, Louvain, Presses Universitaires de Louvain, 1996, p. 88. 334 John Rawls, Théorie de la justice, trad. Catherine Audard, Paris, Seuil, 1987, p. 33. 331
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inégalités naturelles inhérentes à la naissance telle que l’intelligence ou le manque d’intelligence, la compétence ou l’incompétence, d’une part, et d’autre part, des inégalités artificielles surtout quand on a affaire aux inégalités naturelles. Fort de cette conception fondamentale, Rawls suggère deux principes de la justice afin d’élucider la question d’égalité et d’inégalité. Le premier principe est celui des droits et libertés inviolables de chaque individu. Chaque personne, selon Rawls, « doit avoir un droit égal au système le plus étendu de libertés de base égale pour tous, compatibles avec un même système pour tous »335. Le deuxième principe est relatif aux inégalités. Rawls ne rêve pas d’opérer ici un égalitarisme au sein de la société. Il admet l’existence des inégalités mais à condition que la prise en considération de celles-ci profite aux plus défavorisés de la société. Les inégalités économiques et sociales doivent être telles qu’elles soient « au plus grand bénéfice des plus désavantagés, dans la limite d’un principe d’épargne – attachées à des fonctions et à des chances »336. Ces deux principes observent un ordre sériel c’est-à-dire non perméable ; l’un ne doit pas être sacrifié au profit de l’autre. La justice distributive dont il est question n’a rien à avoir avec l’égalité arithmétique. Il s’agit plutôt d’une égalité proportionnelle parce que « comme dans la théorie des proportions mathématiques, l’égalité n’est pas entre des choses mais entre des rapports, à savoir le rapport entre la contribution de tel individu et de telle part, et le rapport de contribution de tel autre individu et de telle autre part »337. Vertu de médiété, la justice est appréhendée par Rawls comme équité. Le juste milieu se place entre le trop et le trop peu. Ainsi, la justice distributive, tout en évoquant une idée d’égalité, ne cautionne pas pour autant un égalitarisme absolu. Selon Philippe Van Parijs, les deux principes de la justice de Rawls n’ont pour tâche que de « définir la juste répartition des biens premiers, que Rawls définit comme étant des biens qui comptent aux yeux des partenaires de la position originelle »338. La théorie de la justice de Rawls se situe dans le courant contractualiste marqué par un formalisme radical de l’idée de la justice. Etant donné que cette théorie s’inscrit dans un courant contractualiste, le formalisme qui s’en dégage débusque de la justice toute dimension téléologique. Le formalisme ici souligne surtout le caractère d’obligation qui préside aux règles de partage. Le partage dont il s’agit est celui des biens homogènes. Le reproche que Ricœur formule à l’encontre de la théorie de justice de Rawls est que celle-ci pose un contrat anhistorique en vue de gérer une société réelle et historique. Une question importante que l’on peut se poser est celle-ci : puisque le contrat par lequel une société est sensée s’octroyer des 335
Ibidem, p. 341. Ibidem, p. 341. 337 Paul Ricœur, « Le juste entre le légal et le bon ». Esprit, p. 10. 338 Philippe Van Parijs, Qu’est-ce qu’une société juste ? Paris, Seuil, 1991, p. 271. 336
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institutions de base devant l’organiser, est d’une tonalité déontologique, ne devrait-on pas plutôt recourir au sens éthique de la justice ? Assurément, aucune théorie de la justice, même procédurale de Rawls, ne peut se passer des liens avec un sens de la justice qui le précède, le traverse, l’achève, mieux encore, qui affirme l’équité dès le départ de la « Position originelle » 339 et aussi à la fin, au niveau de l’application des principes devant régir la société. Une conception de la justice, soit-elle de Rawls ou de quiconque, suppose une compréhension préalable de ce qu’est le juste et l’injuste. Au sujet de la délibération issue des conditions dites d’équité, ou plus exactement dans la « Position originelle », les partenaires ne sont mus que par le souci de justice et non par des intérêts personnels. C’est cet état que Rawls nomme « le voile d’ignorance »340. Cette image traduit la situation d’équité dans laquelle les partenaires doivent se placer pour obtenir une société juste. A ce sujet, Ricœur s’interroge comment d’une situation irréelle (voile d’ignorance) peuton articuler le vouloir vivre ensemble d’une communauté réelle et historique ? En d’autres termes, comment concilier une parabole de « voile d’ignorance » dans une situation originelle avec les situations concrètes de la vie marquées des conflits réels inhérents à la société humaine ? Pour Ricœur, il s’agit de réduire l’écart entre les principes trop formels de la délibération, conduite par le « voile d’ignorance » et la « pratique juridique concrète »341. La solution de ce problème est à chercher au niveau de ce que Hannah Arendt nomme « espace public d’apparition »342. Ce dernier servira de relais entre les deux instances ; formelle et concrète, et aura comme tâche d’ « enraciner l’idée de justice dans une pratique judiciaire effective, qu’un certain recours à une idée transformée du bien ou des biens s’avéra nécessaire, à l’encontre de l’ascétisme d’une conception purement procédure de la justice »343. Par ailleurs, dans le but de souligner la dimension réaliste de la justice, Alfred Pose note que la pratique du troc autrefois, ainsi que « les relations entre gouvernements et gouvernés et plus généralement entre catégories sociales dans une situation de fait »344 introduit de manière progressive des considérations d’égalité. En définitive, la question de la théorie de la justice de Rawls qui s’est glissée dans la discussion au niveau de la troisième triade éthique visait essentiellement à démontrer l’insuffisance de sa conception procédurale de la justice. La formulation qui la caractérise est le fait d’une conception contractualiste de la justice, mieux encore, d’une justice appréhendée dans une dimension essentiellement déontologique. La prétention d’une telle vision des choses consiste à affranchir la morale et à travers elle, sa dimension 339
Concept rawlsien. John Rawls, Théorie de la justice, p. 37. 341 Paul Ricœur, « Le juste entre le légal et le bon ». Esprit, p. 13. 342 Concept repris par Ricœur dans l’article « Le juste entre le légal et le bon » à la page 13. 343 Paul Ricœur, « Le juste entre le légal et le bon » dans Esprit, p. 13. 344 Alfred Pose, Philosophie du pouvoir, Paris, PUF, 1948, p. 25. 340
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déontologique de toute tutelle téléologique de l’éthique. Cela n’est pas évident dans la mesure où un tel projet enfermerait le déontologique sur lui-même et ne poserait qu’une fiction. La meilleure procédure consiste à concilier le déontologique avec le téléologique puisque l’interaction quotidienne nous démontre que c’est « le processus de victimisation engendré par la violence nous invite à ajouter une dimension déontologique à la dimension téléologique de l’éthique. La dernière ouvre le champ à une éthique de vertu, la première à une éthique de l’obligation »345. Ainsi, il convient d’éviter une interprétation rigide et extrémiste de ces deux théories. Les théories morales purement déontologiques ou téléologiques sont plutôt les cas limites qui définissent l’éthique idéale. On a plutôt affaire aux théories mixtes où dominent tantôt les points de vue déontologiques, tantôt téléologiques. La définition de l’éthique en tant que « visée d’une vie bonne avec et pour les autres dans les institutions justes » dégage une dimension individuelle, interpersonnelle et institutionnelle à partir desquelles le sujet s’atteste. Le lien entre les différents moments de la triade qui composent la définition ricœurienne de l’éthique peut s’exprimer en ces termes : « Les relations interpersonnelles ayant pour emblème l’amitié, les relations institutionnelles ayant pour idéale la justice »346 qui offre un autrui en tant que « chacun ». Le dernier stade de la triade nous situe sur le plan politique de l’ethos. Ici la dimension intersubjective comme sollicitude cède sa place à un face-à-face sans visage. Ainsi, dans la visée éthique, on embrasse en une fois le souci de soi, d’autrui et des institutions. Par-là, le soi s’atteste au travers de la vie éthique grâce à la médiation et la confiance qu’il a en lui-même, dans les autres et dans les institutions qui le régissent. L’herméneutique de la phénoménologie du soi à travers le langage, la praxis, la narration et la vie éthique est, pour parler comme Ricœur, un « détour » utile pour la position du soi. Ce type d’attestation s’inscrit en faux contre une réflexion immédiate du cogito en tant qu’auto-fondation. La voie analytique du cogito n’a pas, certes des prétentions auto-fondationnelles, mais elle offre néanmoins l’assurance selon laquelle l’attestation du sujet tient contre tout nihilisme. A travers les différentes questions qui portent sur les différents moments phénoménologiques du soi, l’on perçoit que le « qui ? » du langage, de l’action, de la narration et de la vie éthique confirme l’impossibilité d’admettre la simplicité indécomposable du cogito cartésien. Cela est une preuve que l’indécomposabilité du cogito cartésien est dès lors récusée. De plus, nous avons découvert que le soi se pose à travers la triple dialectique de la réflexion et de l’analyse, de l’ipséité et de la mêmeté, du soi et de l’autre que soi. Tous ces niveaux de l’herméneutique du soi démontrent que Ricœur rejette la simplicité cartésienne du cogito. Sa nouvelle voie préconise plutôt 345 346
Paul Ricœur, Approche de la personne, p. 119. Ibidem, p. 206.
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une ouverture vers soi-même, vers l’autre en tant que « visage » et l’autre en tant que « chacun ». Ainsi, le soi s’atteste en rendant témoignage à lui-même dans le dire, dans sa capacité de se reconnaître comme personnage du récit et dans sa capacité de répondre de ses actes.
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CHAPITRE TROISIEME : LES IMPLICATIONS ONTOLOGIQUES SOUS-JACENTES A L’HERMENEUTIQUE DU SOI Ce chapitre s’assigne comme tâche de rendre compte des implications sous-jacentes à l’herméneutique du soi. Quel mode d’être est celui du soi ? Et qu’en est-il de son entité ? Cette ambition nous mettra en dialogue avec Aristote et Heidegger afin de relever le lien entre leurs ontologies respectives et l’attestation du soi. Nous n’entendons pas faire ici une étude systématique de l’ontologie de ces deux auteurs. La confrontation de l’attestation du sujet avec ces deux traditions ontologiques vise surtout à reconnaître une ontologie qui puisse, selon notre auteur, servir de fondement à l’herméneutique du soi. Au niveau de l’étude sémantique des philosophies analytiques, il apparaît que la transition entre l’analyse et l’ontologie n’impose pas l’exclusion du langage. Le passage devient très évident grâce à la véhémence du langage. Le langage opère toujours comme diction de l’être. Cela met au défi toute tentative de formalisation à même d’occulter la diction ontologique. Cette dynamique vers l’ontologie est finalement un effort pour fonder la phénoménologie de l’herméneutique du soi qui intègre du reste l’action en tant qu’unité analogique au sein d’une constitution ontologique. Puisqu’il s’agit d’élucider ce en quoi consiste l’ontologie implicite à l’herméneutique du soi, l’on peut se demander en quoi finalement une constitution ontologique pourrait être utile à une phénoménologie de l’attestation. L’attestation dont il s’agit chez Ricœur est celle qui se pose à partir d’une herméneutique qui est en réalité une philosophie du détour qui attache une très grande importance à la question « qui ? ». Ce qui est attesté dans cet effort, c’est ce qu’Aristote nomme l’« être-vrai », mieux encore, l’être-vrai de la réflexion par l’analyse. Les différentes positions de la question « Qui ? » démontrent que l’être continue toujours à s’attester et que l’occultation de celui-ci semble impossible. Au sein de ce détour analytique, se dégage aussi une compréhension de l’attestation en tant que confiance qui certifie qu’il s’agit bien d’un agir humain, et que l’attestation est comme une modalité épistémique et un mode aléthique (véritatif) de la véhémence ontologique implicite aux différents stades de l’attestation du sujet, à savoir le langage, l’action, la narration et la vie éthique. Il y a assurément lieu d’envisager une portée ontologique implicite à l’herméneutique du soi. Cela peut se justifier par le fait que ce qui doit être attesté et reconnu dans la position phénoménologique du soi n’est rien d’autre que l’être de soi. Dès lors, on pourra découvrir que l’attestation se présente comme un mode épistémique qui inaugure le débordement de la phénoménologie vers l’ontologie. Les différents moments de l’attestation du sujet ont une portée ontologique : « il est vrai que ce n’est que sur le plan ontologique, c’est-à-dire quand il s’agit de décrire et d’analyser les manières
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d’être de soi que l’ontologie implicite à l’herméneutique manifeste les services qu’elle peut rendre à la philosophie analytique et que l’Attestation révèle le chiasme entre réflexion et analyse »347.
3.1. Articulation du rapport ontologie-attestation 3.1.1. L’attestation et les méta-catégories de l’être-vrai et l’être-faux Les différentes dimensions phénoménologiques du soi ; linguistique, praxique, narratif et éthico-morale réalisant malgré leur multiplicité une unité analogique d’agir humain sont saisies dans le chapitre précédent comme un effort pour présenter une unité analogique. L’agir est aussi saisi comme un effort pour persévérer dans l’être. C’est cela qui marque le soi. Comme annoncé, il sera question de recourir à Aristote et Heidegger qui ont examiné le problème de l’être. Aristote comprend l’être de plusieurs manières. Mieux, l’être se dit de plusieurs manières : « D’abord l’Etre par accident, ensuite l’Etre comme vrai, auquel le faux s’oppose comme Non-Etre ; en outre il y a les types de catégories, à savoir la substance, la quantité, le lieu, le temps et tous les autres types de significations analogues de l’Etre. Enfin il y a en dehors de ces sortes d’êtres, l’Etre en puissance et l’Etre en acte »348. Parmi ces multiples acceptions de l’être, ce qui retient notre attention dans la perspective de l’herméneutique du soi, c’est la saisie de l’être en tant qu’être-vrai et être-faux, l’être comme acte et puissance : « c’est sous le signe de l’être comme vrai que nous rassemblons toutes nos remarques antérieures sur l’attestation comme créance et fiance »349. Ainsi l’attestation ne se pose pas comme une vérité démontrable mais plutôt comme un témoignage. L’êtrevrai, c’est ce qui est réellement attesté par la médiation de la réflexion et de l’analyse. Il se dégage ici une dichotomie entre deux catégories de l’être-vrai dont l’une est issue de la phénoménologie de l’attestation et l’autre de l’ontologie aristotélicienne. Alors que la première est issue des médiations objectivantes du langage, de l’action, du récit et des considérations éthiques ou morales, la seconde, c’est-à-dire la catégorie aristotélicienne de l’Être-vrai et l’Être-faux opère sans aucune médiation et a comme seul support « la prééminence présumée du jugement assertif, de l’apophansis350, dans l’ordre véritatif »351 sans aucun détour. 347
Jean Greisch, « Vers une herméneutique du soi : la voie courte et la voie longue ». Revue de Métaphysique et de Morale, n° 43, 1993, p. 421. 348 Aristote, La métaphysique, Tome 1, trad. P. Tricot, Paris, Vrin, 1974, p. 335. 349 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 348. 350 Souligné par l’auteur. 351 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 350.
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L’autre écart entre l’être-vrai de l’attestation et celui de l’être-vrai de la métaphysique aristotélicienne est marqué par le fait que l’attestation soit toujours imprégnée par son contre-poids, le soupçon qui l’accompagne constamment. Le soupçon est, d’une certaine manière, co-existentiel à l’attestation. Il appartient « au même plan aléthique que l’attestation d’une façon tout à fait originale. Il n’est pas simplement son contraire, en un sens purement disjonctif, comme l’être-faux l’est par rapport à l’être-vrai. Le soupçon est aussi chemin vers la traversée dans l’attestation »352. Le soupçon est à l’attestation ce que le faux est au vrai témoignage. L’attestation, comme nous l’avons fait remarquer plus haut, entraîne en elle la lourdeur du soupçon comme il est le cas du témoignage qui est toujours côtoyé par le faux témoignage. Dire l’attestation de soi, c’est également envisager l’exercice du soupçon. C’est ainsi qu’on est chaque fois en présence d’une sorte d’équilibre inquiétant entre l’attestation et le soupçon lorsque la certitude de soi s’est rangée derrière la question « qui ? ». Insinué finalement dès l’abord du processus avec les apories de l’ascription de l’action à son auteur, de l’énonciation à son énonciateur, le soupçon a repris vigueur avec les apories de l’identité personnelle353. De la difficulté à poser la possibilité d’une identité entre les métacatégories aristotéliciennes de l’être-vrai (et de l’être-faux) et l’être-vrai de l’attestation, on peut affirmer qu’il existe effectivement un écart entre les deux catégories354. D’où une tentative de réappropriation des méta-catégories de l’être-vrai et de l’être-faux d’Aristote de manière récupératrice au niveau de l’être-vrai de l’attestation s’avère inadéquate. Ainsi on est tenu de trouver une autre catégorie de l’être qui serait à même de s’allier au problème de l’êtrevrai de l’attestation, et préciser par là même ce qui est attesté à titre ultime.
3.1.2. Le soi et l’être comme acte et puissance Toutes les dimensions de l’herméneutique de soi-même énoncées par Ricœur (la linguistique, la praxis, la narration et l’éthique) sont les différentes déterminations phénoménologiques du soi. Apparemment, ces moments de l’épiphanie du sujet dégagent une dispersion. Cependant, il faut noter qu’il y a en réalité une unité analogique entre ces différents stades phénoménologiques du soi. Cela est une preuve que le soi, dans sa dimension agissante, aspire à la persévérance de son être : « chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être »355. La question de la méta-catégorie de l’être en acte et en puissance a été implicitement posée lors de nos investigations antérieures autour de la 352
Ibidem, pp. 350-351. Ibidem, p. 351. 354 Les deux catégories dont il s’agit sont l’être-vrai de l’attestation et l’être-vrai de l’ontologie aristotélicienne. 355 Baruch Spinoza, L’Ethique, III, trad. Roland Caillois, Paris, Gallimard, 1997, p. 261. 353
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question « qui ? ». Cette dernière visait essentiellement à préserver l’unité analogique de l’agir, et à poser la polysémie de l’action et de l’homme agissant356. Grâce à l’agir humain comme unité analogique de l’attestation, la phénoménologie du soi s’ouvre vers l’ontologie aristotélicienne de l’acte et de la puissance. Toutefois, l’affirmation de cette dynamique n’est pas si aisée qu’on puisse le croire. Que l’attestation soit une assurance que le « soi » a de lui-même comme sujet agissant et souffrant, cela est évident parce qu’elle s’ancre dans l’ontologie de l’acte et de la puissance. Cette ontologie démontre qu’on « fait signe vers un fond être à la fois puissant et effectif sur lequel se détache l’agir humain »357. L’agir humain est aussi le lieu où l’être se manifeste en tant que distinct des autres formes de l’être. L’action est en effet le lieu où s’accordent les différentes formes de l’Etre. Ainsi, l’agir humain est une manière paradoxale, à la fois mis au centre en tant qu’unité analogique et en même temps décentré étant donné qu’il est subordonné « vers une direction d’un fond d’acte et de puissance, ces deux traits sont également et conjointement constitutifs d’une ontologie de l’ipséité en termes d’acte et de puissance »358. Cette contradiction superficielle que nous venons de relever qui atteste que s’il est un être du soi ou d’ontologie de l’ipséité possible, c’est grâce à sa conjonction avec un fond qui fait que le soi peut être dit agissant. L’attestation est à cette condition le mode épistémique à même de rendre possible l’ouverture de la phénoménologie du soi vers l’ontologie de l’acte et de la puissance. Etant donné que l’ipséité n’est compréhensible que dans son rapport avec l’altérité, dans quelle mesure rendre compte de cette dernière dans une ontologie fondée sur l’ipséité ? La dialectique de l’ipséité et de l’altérité est à la fois première et fondamentale. Quant à l’altérité, elle n’est pas une réalité extérieure qui s’ajoute du dehors à l’ipséité afin de prévenir toute dérive solipsiste. Mais elle est ontologiquement constitutive de l’ipséité contrairement à la troisième dialectique qui oppose l’ipséité et la mêmeté où il y a prédominance du caractère disjonctif. Face à la multitude de figures que l’altérité nous offre à travers des moments phénoménologiques du soi, l’ipséité en tant que fondement se trouve en mauvaise posture. Cette polysémie qui marque à la fois l’ipséité et par là l’altérité, souligne davantage la disqualification du cogito en tant que fondation. Ricœur l’articule en ces termes : « La vertu principale d’une telle 356 « N’avons-nous pas, au cours de nos investigations, tenu bien souvent le terme « acte » (acte de discours !) pour synonyme des termes « agir » et « action » ? Et n’avons-nous pas, dans les mêmes contextes, reconnu au terme de puissance pour dire soit la puissance d’agir de l’agent à qui l’action est ascrite ou imputée, soit le pouvoir de l’agent d’une communauté historique que nous tenons pour plus fondamental que les rapports hiérarchiques de domination entre gouvernements et gouvernés ». Cf. Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 351-352. 357 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 357. 358 Ibidem, p. 357.
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dialectique est d’interdire au soi d’occuper la place de fondement. Cet interdit convient pratiquement à la structure intime d’un soi qui ne serait ni exalté comme dans les philosophies du Cogito, ni humilié comme dans les philosophies de l’anti-Cogito »359. Le pont est désormais jeté entre les métacatégories aristotéliciennes de l’être en acte et l’être en puissance, et le couple ipséité-altérité. Cela est possible grâce à la multiplicité de sens qu’on retrouve dans l’ontologie de l’acte et la puissance d’une part, et d’autre part, dans le couple ipséité-altérité. Ceci s’inscrit en faux contre toute simplicité indécomposable du cogito que nous propose la tradition réflexive.
3.2. Articulation du rapport attestation et l’analytique existentiale de Heidegger 3.2.1. De l’attestation et de la conscience Comme dans le rapport attestation de soi - méta-catégories aristotéliciennes de l’être en acte et de l’être en puissance, il ne sera pas non plus ici question d’un exposé exhaustif de l’analytique heideggérienne. Il sera plutôt question d’épingler ce en quoi consiste l’ontologie implicite que nous offre Etre et temps de Heidegger qui, pour Ricœur, a des thèmes qui sont en résonance avec l’herméneutique de l’ipséité. Dans Soi-même comme un autre, Ricœur opte pour deux concepts heideggériens qui explicitement ou implicitement se rapportent à l’attestation. Il s’agit de la conscience (Gewissen) et du souci (Sorge). Heidegger tient la conscience (Gewissen) pour la conscience morale, distincte de la conscience (Bewusstsein) au sens de la phénoménologie husserlienne. L’idée qui se dégage préalablement de la conscience avant qu’elle puisse « désigner au plan moral la capacité de distinguer le bien et le mal et de répondre à cette capacité par la distinction entre "bonne" et "mauvaise" conscience, c’est celle de l’attestation (Bezeugung) : L’attestation doit donner à entendre un propre pouvoir-être-soi-même »360. Cette attestation, c’est la conscience qui la donne. La conscience, entendue comme « Gewissen » est selon les vues de Heidegger, une voix, un appel. Puisqu’il s’agit d’un appel, « de quoi est-il parlé dans l’appel de la conscience morale, autrement dit sur quoi porte l’interpellation ? Manifestement du "Dasein lui-même" »361. Cet appel offusque le soi de l’anonymat du « on ». C’est cela même le rôle de la voix de la conscience. Partant de ses analyses sur la conscience, Heidegger pose « une relation de dépendance immédiate entre l’ipséité […] et le mode d’être que 359
Ibidem, p. 368. Martin Heidegger, Être et temps, trad. F. Vezin, Paris, Gallimard, 1986, p. 323. 361 Ibidem, p. 329. 360
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nous sommes chaque fois, en tant que pour cet être il y va de son être propre, à savoir le Dasein »362. C’est grâce à l’interdépendance entre une modalité d’appréhension du soi et la manière d’être dans le monde que l’ipséité peut être tenue au rang des existentiaux, parce que capable de se rapporter au monde. Quant à son statut ontologique, il est garanti, mieux, solidement fondé sur la distinction de deux modes d’être que Heidegger nomme « Dasein », être-là et « Vorhandenheit », c’est-à-dire être-sous-la main. Ces deux concepts distincts de l’analytique existentiale ont comme correspondant la distinction « ipséité-mêmeté » dans la phénoménologie du soi. Au sujet de distinction « idem-ipse », elle porte une dimension existentiale parce qu’elle pose une distinction entre deux modes d’être. A ce stade déjà, on peut dire que l’attestation de soi par la voie de l’analyse et la réflexion a une portée ontologique.
3.2.2. De l’attestation et du souci L’attitude fondamentale de l’homme, selon la perspective heideggérienne est cette tendance qui fait qu’il se mette aux prises avec la totalité de l’être. L’homme ne se donne pas l’existence. Il en a simplement conscience. Il est existence. Il ne peut se dire simplement que je suis jeté là : « l’Etre du Dasein (être-là) lui-même doit être rendu visible en tant que souci »363. Ainsi, vivre c’est finalement se soucier. Se soucier, ici, peut même être entendu au sens très élémentaire du souci du pain quotidien afin de marquer le fait que l’homme est toujours un être de manque, de besoin. Nous pouvons ainsi, à la suite de Heidegger, noter un lien existant entre la phénoménologie de l’attestation et l’ontologie du « Dasein » vers laquelle elle, c’est-à-dire la phénoménologie de l’attestation débouche. Ce lien devient évident entre le souci heideggérien et l’agir humain dans l’attestation. L’ontologie chez Heidegger se préoccupe de répondre à la question « qui est le Dasein ? » ou « qu’est-ce que l’être ? ». L’ontologie est de ce fait un effort qui consiste à rendre compte de la compréhension implicite ou « préontologique » qui est déjà là, mais que nous possédons. De ce fait, l’existence reste ouverte devant nous, étant donné qu’il y a de l’accompli en nous et elle nous ouvre déjà sur des possibilités futures. C’est pourquoi, dans l’immédiateté de la conscience et dans le quotidien, le Dasein assume son existence. Ce dernier est en effet, l’existentiale de base ou une structure fondamentale de l’être-là en tant qu’être-dans-le-monde. Le souci se présente en définitive comme un mode d’être du Dasein dans le monde. Comme mode de l’être-là, le souci articule les trois moments ontologiques ci-après : Le Dasein compris comme « être-jeté-dans le monde » et voué à la mort. 362 363
Ibidem, p. 323. Ibidem, p. 91.
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Le Dasein comme projet vers son pouvoir être : ici il se pose aussi comme un « être-en-avant-de-lui-même, parce qu’il est ex-sister ». Le Dasein comme être-auprès-de-l’étant. L’être-là est ici constamment guetté par la possibilité d’exister de manière ontique, mieux, comme une chose entre les choses. Il est à même de se comprendre comme un « tout le monde », comme un « on ».
Ces trois moments ontologiques réalisent leur unité dans le souci. Dans son rapport avec l’agir humain, on peut remarquer qu’à l’instar du souci qui réalise l’unité entre les trois dimensions ontologiques fondamentales du Dasein, l’agir humain opère également l’unité analogique entre les différentes déterminations du soi. Ces dernières, à savoir la linguistique, la praxis, la narration et l’éthique n’épuisent pas le sens de l’agir. On peut dans ce cas s’accorder que le souci, comme réalité existentiale, est l’équivalent de l’agir au niveau de l’attestation. On peut également établir un rapprochement entre l’ontologie existentiale et l’herméneutique du soi. Cela apparaît avec évidence quand on s’en tient à l’approche du Dasein comme être-dans-le-monde. Heidegger saisit, en effet, le monde, dans Être et temps, non pas comme le signifiant dans lequel le Dasein trouve l’étant dont il a besoin, il le comprend plutôt comme horizon de son penser, de son faire, de son sentir, mieux encore, de son souci. Une telle conception du monde se rapproche de l’herméneutique du soi. De même, on peut noter aussi le fait que dans l’ontologie aristotélicienne, l’être se dit de multiples façons. Cela s’accorde avec l’ipséité puisque celle-ci est portée de manière constitutive par l’altérité qui, de son côté admet également la pluralité de phénoménologies. Le soi et l’être du monde sont corrélatifs, comme le Dasein et/ou le soi est/sont particulièrement ouverture (s) au monde. En définitive, à la suite de Ricœur, nous pouvons dire : de même que la phénoménologie de l’ipséité a été précédemment fondée sur l’ontologie de l’acte et de la puissance, de même, l’ontologie de l’ipséité peut être comprise comme une ontologie de l’agir.
3.3. La greffe de l’herméneutique sur l’ontologie 3.3.1. La voie courte Dans Les conflits de l’interprétation, Ricœur suggère deux manières de fonder l’herméneutique dans la phénoménologie : il y a la voie courte et la voie longue. La voie courte est celle qui choisit de promouvoir une ontologie de la compréhension. Elle est voie courte parce que, rompant avec les débats de méthode. Dès lors, la question de l’historicité n’est plus celle de la connaissance historique conçue comme méthode, elle désigne plutôt la manière dont l’existant « est avec » les existants. La compréhension n’est plus
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la réplique des sciences de l’esprit à l’explication naturaliste, elle concerne une manière d’être auprès de l’être, préalable à la rencontre d’étants particuliers. Du même coup, le pouvoir de la vie de prendre librement distance à l’égard d’elle-même, de se transcender, devient une structure de l’être fini. La voie courte se porte d’emblée au plan d’une ontologie de l’être fini, pour y retrouver le comprendre, non plus comme un mode de connaissance, mais comme un mode d’être364. La voie courte rejette toute possibilité de poser le cogito au terme d’un détour par des considérations linguistiques et sémantiques. Le comprendre devient, désormais, un aspect du projet du Dasein et de son ouverture à l’être. La question de la vérité n’est plus la question de la méthode, mais celle de la manifestation de l’être, pour un être dont l’existence consiste dans la compréhension de l’être. Bien qu’il soit admiratif de la force extraordinaire de séduction de cette ontologie fondamentale, Ricœur propose d’explorer la voie longue, d’articuler autrement le problème de l’herméneutique à la phénoménologie.
3.3.2. La voie longue La deuxième voie, dite voie longue, vise à « porter la réflexion au niveau d’une ontologie, mais elle le fera par degré, en suivant les requêtes successives de la sémantique, puis de la réflexion »365. Choisir uniquement la voie directe serait ipso facto l’exclusion ou la négation de toute exigence méthodologique. En réalité, cette ontologie directe est aussi une théorie. Ainsi, le projet de Ricœur se tourne vers la connaissance du sort d’« une épistémologie de l’interprétation, issue d’une réflexion sur l’exégèse, sur la méthodologie de l’histoire, sur la psychanalyse, sur la phénoménologie de la religion… lorsqu’elle est touchée, animée et, si l’on peut dire, aspirée par une ontologie de la compréhension »366. A propos de la question de la méthode ou de la démarche herméneutique, il faut dire qu’elle ne saurait faire jeu égal dans son affrontement avec les sciences de la nature. Plus encore, tenir la méthode pour paradigme en vue de la compréhension serait en somme un simple cantonnement au niveau des présuppositions de la connaissance objective et dans les préjugés de la théorie de la connaissance […]. Il faut donc délibérément sortir du cercle enchanté de la problématique du sujet et de l’objet, et s’intégrer sur cet être qui existe sur le mode de comprendre l’être. Comprendre n’est plus alors un mode de connaissance, mais un mode de cet être qui existe en comprenant »367.
Pour Ricœur, la difficulté qu’il y a dans le passage du comprendre en tant que mode de connaissance au comprendre comme mode d’être, réside en 364
Paul Ricœur, Le conflit des interprétations, p. 10. Ibidem, p. 10. 366 Ibidem, p. 11. 367 Ibidem. 365
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ce que « la compréhension qui est un résultat de l’analytique du « Dasein » est celle-là même par quoi et en quoi cet être se comprend comme être »368. A travers la conception de la voie longue, Ricœur a donné à comprendre comment il conçoit l’accès à la question de l’existence par le détour de la sémantique. Une élucidation sémantique resterait en l’air aussi longtemps qu’on n’aurait pas montré que la compréhension des expressions multivoques ou symboliques n’est qu’un moment de la compréhension de soi. L’approche sémantique s’enchaînerait ainsi à une approche réflexive. Mais le sujet qui s’interprète en interprétant les signes n’est plus le cogito, c’est un existant qui découvre, par l’exégèse de sa vie, qu’il est posé dans l’être avant même qu’il se pose et se possède. De ce fait, l’herméneutique découvrirait une manière d’exister qui resterait de bout en bout êtreinterprété369. Seule la réflexion, en s’abolissant elle-même comme réflexion, pourrait ramener aux racines ontologiques de la compréhension. Ainsi, cette voie longue, telle que conçue par Ricœur a, elle aussi, l’ambition de porter la réflexion au niveau d’une ontologie. Cependant, elle le fera par degrés, en suivant les requêtes successives dans le cadre du plan sémantique puis dans celui du plan réflexif370. En vue de fonder une herméneutique du soi sur une ontologie, Ricœur fait appel à deux traditions différentes : aristotélicienne et heideggérienne. Auprès d’Aristote, on a découvert qu’il y a lieu d’établir un lien entre certains sens du terme « Être » et la notion d’attestation de soi. En effet, l’êtrevrai et l’être-faux chez Aristote ont des similitudes avec l’attestation parce que ce qui est attesté, c’est l’être-vrai de la médiation, de la réflexion par l’analyse. Cependant, nous avons remarqué à la suite de notre auteur que l’être-vrai de l’attestation n’était pas absolument l’être-vrai aristotélicien qui, au lieu d’être un contraire co-existentiel à l’être-vrai, est plutôt disjonctif. Un autre niveau de résonance entre l’attestation du soi et la notion d’être chez Aristote que Ricœur a trouvé est au niveau de la définition de l’acte et de la puissance. La tension entre l’acte et la puissance est essentielle à l’ontologie de l’agir. L’agir est en effet constitutif de tout l’ensemble des déterminations phénoménologiques de l’ipséité. Il en est l’unité analogique. L’ipséité ou le soi, est à la fois effectif et puissant, mieux, dans le fond de l’être comme acte et puissance. C’est ce qui fait que l’agir humain est à la fois centré en tant qu’unité analogique et décentré par rapport à ce fond effectif et puissant. Auprès de Heidegger, Ricœur note essentiellement deux rapprochements entre la conscience entendue comme « Gewissen » et l’attestation. La conscience est comme une manière d’attester notre pouvoir être. Puis, il est question du rapport entre le souci comme ce qui constitue 368
Ibidem, p. 14. Ibidem, p. 15. 370 Ibidem. 369
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l’existential de base, et l’agir humain qui est l’unité analogique des déterminations analogiques dans l’herméneutique du soi. Ce dernier, comme on peut le remarquer, remplit le même rôle que le souci dans l’ontologie du « Dasein ». Enfin de compte, notre auteur admet que l’attestation est cela même qui préside au débordement de la phénoménologie vers l’ontologie. En définitive, on devrait s’interroger aussi sur la nature même de cette attestation comprise comme question ontologique. On a remarqué qu’il est mieux de la comprendre non pas comme une réalité auto-fondationnelle enfermée sur elle-même et qui se pose dans son immédiateté comme il en est le cas dans les philosophies de la réflexion et de l’analyse. Ce soi n’étant pas enfermé sur lui-même, il est dynamique et essentiellement ouverture. Rien, même ses multiples moments phénoménologiques, n’épuisent sa richesse. Le soi comme personne reste toujours en situation. Il ne peut être enfermé. La première démarche de notre étude met en évidence les piliers de la phénoménologie herméneutique du soi, d’une part, et d’autre part, permet de dégager la carte d’identité phénoménologique du soi et le statut ontologique de celui-ci. En effet, dans le premier chapitre, il est question de la source des pouvoirs et de la passivité du soi. Le soi, avons-nous souligné, est un être d’initiative et de passivité. Il est un être d’initiative ; un être agissant, doté de pouvoirs. Cette dotation de pouvoirs fait de lui le locuteur du discours, l’agent de l’action, le personnage du récit, et le sujet de l’acte moral. C’est en cela qu’il est un être agissant. Il est un être agissant parce que par l’interprétation de ses actions et des œuvres de la culture, il recueille un sens de son existence. En même temps qu’il est capable d’agir, grâce au corps, il est également, grâce au corps, capable d’expériences de passivité. Cela revient à dire que l’humanité de l’homme éclot au point de rencontre entre l’initiative et la passivité puisque l’homme capable est en même temps capable de faillir. La faillibilité est dès lors inscrite dans les possibilités fondamentales de l’homme. Si l’homme capable peut verser dans le mal et parfois s’y enliser, c’est parce qu’il y a en lui une certaine distance entre lui et lui-même, une distance non voulue par lui-même. L’homme serait un intermédiaire, mais un intermédiaire en lui-même car les deux pôles de finitude et d’infinitude entre lesquels il se meut se trouvent bien en lui-même. C’est au cœur de soi-même que le soi est soi-même en tant qu’autre. Doté de pouvoirs, le soi est un être fait d’altérité et décentré de luimême par rapport à la connaissance de lui-même. Piliers de la phénoménologie herméneutique du soi, les concepts de capacité, de passivité et de décentrement sont ce par quoi l’humanité de l’homme s’atteste. En somme, l’initiative et la passivité sont les deux pôles symétriques entre lesquels s’élabore l’anthropologie philosophique ricœurienne. Dans le second chapitre, il est question de l’herméneutique du soi comme chemin de soi à soi par la médiation. Les médiations par lesquelles le retour à soi est possible sont le langage, la praxis, la narration et l’éthique. De
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toute évidence, l’humanité de l’homme se donne à saisir dans le langage, la praxis, la narration et l’éthique. A cet égard, le soi est un être qui dit qu’il agit, un être qui dit ce qu’il fait. Et c’est en tant qu’il dit qu’il agit et ce qu’il fait qu’il se dit lui-même. Le langage est ainsi une médiation entre l’homme et le monde, l’homme et l’homme, entre soi et soi-même371. De plus, l’action est l’un des chemins obligés du soi en marche vers soi-même tout comme la narration. La narration joue le rôle de médiation entre description et prescription, jugement de fait et jugement de valeur puisqu’elle prend en compte la volonté de se construire soi-même. La narration ouvre au soi sa véritable identité. L’identité du soi se dessine et se façonne dans la relation à l’autre. L’autre en tant que soi-même, l’autre en tant que l’autre proche à soi, l’autre en tant qu’éloigné de soi constituant le triangle éthique laisse transparaître une nouvelle médiation sur le chemin de retour vers le soi-même. Ainsi, je ne peux désirer vivre bien sans le désirer qu’il en soit de même pour l’autre que soi. L’effort pour exister est en même temps un effort en faveur de l’existence de l’autre, de tous les autres que soi, proches ou éloignés. Partant, l’herméneutique du soi est une compréhension de soi par le détour de la compréhension de l’autre. Compréhension par le détour de l’autre, l’herméneutique du soi est une symétrie de la relation. Elle est symétrie de la relation parce qu’elle est la sortie de soi vers l’autre que soi. Elle engage un sujet et son vis-à-vis dans la mesure où toute existence humaine requiert l’amitié, la mutualité, la réciprocité et la justice. Le troisième et dernier chapitre s’est évertué à mettre en évidence le support ontologique du soi. Il en découle que la phénoménologie de l’agir humain se poursuit, s’éclaire et s’achève dans une ontologie de l’acte et de la puissance. En d’autres termes, l’agir du soi repose sur l’être comme acte et puissance : « Le langage de l’acte et de la puissance n’a cessé de sous-tendre notre phénoménologie herméneutique de l’homme agissant »372. Cela revient à dire que les pouvoirs du soi sont ontologiquement expliqués grâce à la métaphysique aristotélicienne de l’acte et de la puissance. Quant aux expériences de passivité, elles sont ontologiquement expliquées par le genre platonicien du Même et de l’Autre, et le décentrement par la méta-catégorie aristotélicienne de l’être-vrai et l’être-faux. Nous avons aussi vu que la conscience au sens de « Gewissen » est attestation du pouvoir-être authentique : « l’attestation d’un pouvoir-être authentique, c’est la conscience qui la donne »373. Par la conscience, je suis invité par moi-même à vivre de façon authentique. La conscience, dès lors, pousse à l’authenticité par une sorte de cri (Ruf) ou d’appel (Anruf). Ce cri ou cet appel est désigné par la métaphore de la voix, une sorte de passivité 371
Paul Ricœur, La métaphore vive, Paris, Seuil, 1997, p. 385. Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 352. 373 Ibidem, p. 401. 372
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affectant le soi au cœur de la conscience. Par la conscience, le soi est rejoint par une voix qui lui dit comment être. La voix de la conscience résonne au plus intime du soi comme un appel à vivre bien, avec et pour les autres. L’herméneutique du soi en tant que voix de la conscience, désir d’être ou effort pour exister, désir de l’autre et effort pour reconnaître l’autre n’a-telle pas une consonance africaine ?
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DEUXIEME PARTIE
DE L’HERMENEUTIQUE DU SOI COMME PHILOSOPHIE DE L’AGIR HUMAIN A LA QUETE DE L’AUTREMENT QU’ETRE DE L’AFRIQUE
Cette partie entend penser la possibilité d’un dialogue qui s’avère une nécessité pour la quête d’une poétique d’éthique politique en Afrique. En effet, un regard panoramique sur l’histoire immédiate du continent se révèle à tous points de vue catastrophique : des économies en faillite, des politiques en folie, un tissu social disloqué et une culture en mal d’être. Fort de cette décadence du continent, de plus en plus d’Africains prennent conscience de la nécessité de sa reconstruction. Cependant, cette reconstruction doit rejeter toute idée d’autarcie, d’exclusion. C’est dire que la problématique de la reconstruction implique un dialogue avec l’autre que soi. Autrement dit, la situation singulière et spécifique de l’Afrique pousse la sagesse propre à la tradition africaine au dialogue avec l’éthique de Ricœur. De ce dialogue, il pourrait sortir une éthique plus adaptée parce que plus incarnée. Celle-ci reliant la préoccupation de la reconstruction avec les exigences du vivre ensemble tout en refusant l’inféodation à un paradigme ne tenant compte que des moyens matériels pour la reconstruction de l’Afrique.
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CHAPITRE QUATRIEME : DE L’HERMENEUTIQUE DU SOI COMME PHILOSOPHIE DE L’AGIR HUMAIN A L’ETHIQUE AFRICAINE COMME MYSTIQUE ETHIQUE Cette partie est une réflexion sur la compréhension africaine de l’éthique. Modalité de l’existence de l’être humain, l’éthique, dans la société traditionnelle africaine se résume à la reconnaissance de la vie comme don gratuit de Dieu et à la disponibilité pour autrui. En effet, dans la société traditionnelle africaine, la vie de tout homme doit correspondre au projet de Dieu et à l’attente de ses semblables. En ce sens, la vie comme don de Dieu est aussi don de soi aux autres. Don de soi aux autres, la vie est synonyme de service et de gratuité. De toute évidence, la vie consiste à rendre service aux autres. La trame de cette étude est de montrer que l’éthique en tant que désir d’être ou effort pour exister, désir de l’autre et effort pour reconnaître l’autre est dans la pensée africaine une mystique éthique. Qu’est-ce que cela veut dire ? Pour une meilleure compréhension de l’éthique africaine comme mystique éthique, nous partirons de la généalogie de l’éthique africaine par l’éthique africaine proprement dite à la philosophie de l’humanitude comme caractéristique de cette éthique.
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4.1. Le fondement égypto-pharaonique de l’éthique africaine 4.1.1. De la description du mythe d’Osiris et d’Isis Pour retrouver les fondements de l’éthique africaine, nous partirons de la cosmogonie égyptienne, notamment du mythe d’Osiris et d’Isis374. Le mythe d’Osiris et d’Isis, que nous allons exploiter dans le cadre de la genèse de l’éthique africaine, constitue le mythe fondateur de la civilisation égyptopharaonique et par ricochet renvoie à une vision spécifique du monde et de l’existence humaine. Deux raisons fondamentales sous-tendent ce recours à ce mythe. La première est que le mythe d’Osiris et d’Isis met en évidence le fondement de l’éthique et de la morale dans l’Egypte-pharaonique : « La légende d’Osiris et d’Isis renferme l’essentiel de la pensée égyptienne en ce qui concerne la destinée et la vocation de l’homme »375. La seconde raison est que l’origine égyptienne est la médiation obligatoire de la reconquête de soi par soi. Dans le cadre de cette étude, il n’y a pas meilleure référence que l’Egypte antique pour une compréhension holistique de l’éthique africaine. En ce sens, le recours à l’Egypte-pharaonique est une nécessité éthique comme le souligne le professeur Ramsès L. Boa Thiémélé dans Recherches philosophiques. Quelle philosophie pour l’Afrique ? En effet, appréhendant le retour à l’origine comme le moyen sûr de la préservation de l’identité personnelle africaine contre toutes les formes de destructions, le professeur Ramsès L. Boa Thiémélé affirme : « Le retour à l’Egypte antique devient alors une exigence éthique à augmenter ce qu’on a reçu en héritage de ses ancêtres »376. Mythe fondamental de toute la civilisation égypto-pharaonique, le mythe d’Osiris et d’Isis traverse l’espace et le temps. Il traverse les théogonies Héliopolis, de Memphis, d’Hermopolis et de Thèbes et résiste à la réforme d’Aménophis IV. De plus, il surabonde à l’âge hellénistique. Aujourd’hui encore, le mythe d’Osiris et d’Isis trouve écho dans le contexte du monde actuel. Il a beaucoup à nous enseigner. C’est pourquoi nous l’appréhendons comme matrice de l’existence. Pour comprendre en quoi il est la matrice de l’existence humaine, partons à la découverte de ce célèbre mythe. Au commencement n’existait que Nun, chaos primitif, matière première, sans consistance. De Nun surgit Atum, force vitale, principe de vie, assimilé à Ra, Dieu-soleil. ATUM est celui qui a créé le Ciel et fait naître à la Vie les êtres de la Terre. D’Atum procèdent tous les dieux. Il les crée, en même 374 Il existe plusieurs versions de cette légende. Nous nous appuyons sur celle transcrite par Engelbert Mveng et Cheikh Anta Diop. Cf. Engelbert Mveng, L’Afrique dans l’Eglise : paroles d’un croyant, Paris, L’Harrmattan, 1985, p. 9. Cheikh Anta Diop, Civilisation ou barbarie. Anthropologie sans complaisance, Présence Africaine, 1981, p. 390-391. 375 Ramsès L. Boa Thiémélé, Recherches philosophiques. Quelle philosophie pour l’Afrique ? Tome 1, Abidjan, Editions Universitaires de Côte d’Ivoire, 2005, p. 221. 376 Ramsès L. Boa Thiémélé, Recherches philosophiques. Quelle philosophie pour l’Afrique ? p. 55.
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temps que les deux principes que sont Shu, du genre masculin, et Tefnet qui est du genre féminin. Shu et Tefnet engendrent Geb, la terre, qui symbolise le principe mâle et Nut, le principe femelle qu’est le ciel. Le principe-Père Geb et le principe-Mère Nut s’unirent et mirent au monde quatre fils dont deux garçons et deux filles. Les deux garçons étaient Osiris et Seth et les deux filles, Isis et Nephtys377. Premier né de Geb et de Nut, Osiris succède à son père sur le trône et prend pour reine sa sœur Isis. Premier roi civilisateur, il apprend aux hommes les arts et les métiers, conquiert l’Asie par la musique et sème partout la paix et la prospérité. Il parcourut le monde pour civiliser et soulager les hommes en les libérant de tous les maux. Jaloux, son frère Seth veut l’écarter du trône, trame un guet-apens et le tue le 17 du mois d’Athor, la 28e année de son règne. Isis, sa sœur et épouse n’accepte pas que la mort l’emporte sur la vie d’Osiris. Elle ne peut pas concevoir que le mal triomphe du bien. C’est pourquoi, à la nouvelle de cette mort, elle parcourt le monde pour retrouver le corps d’Osiris. Elle finit par le découvrir à Byblos et le ramène en Egypte. Ce retour à la vie de Osiris va faire entrer Seth dans une colère sans précédent. Ainsi, plus que jamais furieux, il décide à nouveau de mettre fin à la vie d’Osiris. Il le dérobe et le tue. Mais cette fois, il le met en pièces et le dissimule dans les flots pour contrarier toutes les manœuvres d’Isis. Malgré cela, Isis ne se découragea pas. Elle se mit à parcourir les mers, ramassant morceau après morceau les débris épars du corps de son époux, le reconstitue dans sa première forme et lui redonne vie à l’aide de prières et d’incantations magiques. Osiris est victorieux de Seth. La vie supplante à nouveau la mort. Le bien triomphe du mal. Après avoir ramassé les morceaux de son bien-aimé, Isis s’unit à lui dans la félicité sexuelle. Mais il restait un problème avant que cette union sexuelle ne pût avoir lieu. Osiris était découpé en quatorze morceaux. Isis n’en trouva que treize378. Il manquait son pénis dont un poisson du Nil avait fait son repas379. Isis, qui était une déesse intelligente, façonna un nouveau pénis pour Osiris dans un lapis-lazuli bleu. Et c’est au cours de leur union extatique que fut conçu le divin enfant Horus380.
377 Osiris et Seth, Isis et Nephtys formèrent deux couples, à savoir le couple Osiris-Isis et le couple Seth-Nephtys. 378 Treize correspond au nombre de lunes du cycle menstruel annuel de la femme. C’est pourquoi Isis est connue en tant que déesse de la lune. 379 L’absence du pénis était la préfiguration de l’ère du poisson, qui représentera l’ère du Christ. Le poisson qui avale le pénis symbolise l’ère chrétienne où la sexualité devint un péché. On ne la conçut plus dans son aspect sacré. Jésus devint un sauveur célibataire, qui n’a ni épouse ni concubine. 380 « Avec Horus, l’histoire commence et aussi la civilisation. Il fonde les dynasties pharaoniques ; par-là, il pose les fondements de l’organisation politique et sociale, ainsi que l’unité et la continuité au sein de l’histoire égyptienne. Il fonde les arts, les sciences et les techniques, et par là, institutionnalise la mobilisation par l’homme des forces de la vie qui
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Ce divin fils, fruit de l’amour d’Osiris et d’Isis fera l’objet d’attaque de Seth. Celui-ci lui arrache son œil. L’intention de Seth est de détruire chez Horus le foyer de lumière, de forces et de puissances divines grâce auquel le roi arrive à gouverner et à établir l’ordre, l’équilibre, la justice et la concorde. Mais il ne triomphera pas du fruit de l’union extatique d’Osiris et d’Isis. Vengeant son père, Horus combat son oncle Seth et reprend sa succession. Avec l’aide de sa mère Isis et de sa tante Nephtys, l’enfant sauveur monte sur le trône d’Egypte. Restaurateur de l’unité vitale, Horus sera le grand roi, l’ancêtre de tous les pharaons, le chef des mortels, le descendant des dieux.
4.1.2. De la description du mythe d’Osiris et d’Isis à sa compréhension comme matrice de l’existence humaine Partant du mythe d’Osiris et d’Isis, il appert que la vie triomphe de la mort tout comme l’amour de la haine, le bien du mal, la bonté de la méchanceté, la beauté de la laideur, la justice de l’injustice, l’harmonie de la disharmonie, la paix de la guerre, la fécondité de l’infécondité. N’ayant pas connu pas la joie de la fécondité, le couple Seth-Nephtys est la figure emblématique du couple stérile qui introduira le mal dans l’histoire humaine quand Osiris et Isis, eux, représentent le couple humain fécond qui va engendrer l’humanité381. Isis deviendra la nouvelle Eve, la mère des vivants ; celle qui « écrasera la tête de l’antique serpent »382. Osiris et Isis forment le couple du bien, de la lumière, de la vie, de l’amour, du courage, de l’espérance, grouillent dans le monde, à l’assaut des forces de la mort ». Cf. Engelbert Mveng, L’Afrique dans l’Eglise : paroles d’un croyant, p. 15. 381 Cheikh Anta Diop, Civilisation ou barbarie, p. 390. 382 L’antique serpent rappelle Genèse 3. Le serpent avait tendu un piège à la femme, mais il finira par avoir la tête écrasée. Cela évoque le triomphe du bien sur le mal. Par analogie, Isis est la figure biblique de la victoire de la femme et de sa descendance sur le dragon rouge-feu aux sept têtes et dix cornes de l’Apocalypse. (Cf. Ap 12). Isis représente la femme vêtue de soleil, couronnée de douze étoiles qui mena un combat redoutable avec le dragon rouge-feu dont la queue balayait le tiers des étoiles du ciel, alors qu’elle était dans les douleurs de l’enfantement. (Cf. Ap 12, 4). Au fond, Isis est ce qu’est Marie dans la théologie catholique. Selon cette théologie comme une femme a contribué à donner la mort, une femme contribue aussi à donner la vie. (Cf. Lumen Gentium, n° 56). Cette femme qui donne la vie, c’est Marie, la mère de Jésus Christ. A la différence de l’ancienne Eve, Marie est une mère qui opte pour la vie. Par son fiat, Elle joue un rôle essentiel dans l’histoire du salut. Autrement dit, par son obéissance elle est devenue, pour elle-même et pour tout le genre humain, cause de salut : « Le nœud dû à la désobéissance d’Eve, s’est dénoué par l’obéissance de Marie ; ce que la Vierge Eve avait noué par son incrédulité, la Vierge Marie l’a dénoué par sa foi » (Cf. Lumen Gentium, n° 56). Le couple Seth-Nephtys renvoie au couple Adam et Eve biblique. Osiris et d’Isis laissent voir la figure de Jésus et de Marie. Si le péché est advenu dans le monde par le couple Adam et Eve, la grâce a surabondé, le bien a triomphé du mal, la vie l’a emporté sur la mort grâce au couple Jésus-Marie. Dès lors, Osiris dans la personnification de Jésus est devenu le nouvel Adam et Isis dans celle de Marie la nouvelle Eve. Par Eve la mort, par Marie la vie. On dira plutôt par Isis la vie.
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de la fécondité, de la créativité tandis que Seth et Nephtys forment le couple du mal, des ténèbres, de la mort, de la haine, etc. A l’évidence, Horus, fruit de l’union d’Osiris et d’Isis est l’archétype de l’amour indéfectible et le prototype de l’être humain vainqueur de toutes les formes de méchanceté. Ennemi de la méchanceté, Horus tua Seth pour restaurer le droit, la justice incarnant dans notre existence l’éthique et la rectitude morale. Le droit, écrit Engelbert Mveng, « est la mise en œuvre des forces qui transforment en destinée la vie de l’homme et lui donnent sa seule raison d’être : assurer la victoire de la vie sur la mort »383. En fondant le droit et la justice, Horus prône l’équilibre humain et l’ordre social qui matérialisent la victoire de la vie sur la mort. La figure de Horus incite à la culture de l’amour et à la recherche de la paix. L’amour vrai fondé sur le don de soi, le désintéressement et l’humilité, la paix véritable bâtie sur la sincérité, la vérité, la justice et la transparence constituent la voie sine qua non d’une victoire de la vie sur la mort. Horus insinue que l’être humain doit renoncer au mal au profit du bien. Osiris et Isis enseignent aussi que la vie est une lutte constante, une quête de soi. La vie, don gratuit de Ra, n’est pas chose acquise définitivement. Elle est à conquérir. Conquérir la vie, c’est livrer chaque nuit un combat acharné au serpent Apap ou Apophis, le principe du Mal384. C’est en luttant pour la vie que l’être humain lui donne un sens et qu’il trouve lui-même son sens d’être, d’exister. La vie n’a alors de sens que si elle est quête de soi, si elle ne devient existence. Pour participer éternellement à la vie de Ra, le pays de la vérité de la parole, ou l’Amenti, c’est-à-dire le royaume d’Osiris, l’être humain est appelé à être victorieux du mal par une conquête permanente de soi et par une défense de la vie de toute personne et du cosmos. La vie est sacrée. Par l’entremise du mythe d’Osiris et d’Isis, l’homme est invité à sauvegarder la vie, à sacraliser la vie. Ainsi, ayant pour escabeau Ra, pour ceinture Ra, pour bâton de commandement Ra, pour arme Ra, l’être humain doit toujours triompher de Apophis, le démon. Autrement dit, il faut constamment vouloir le bien en toute chose. Vouloir le bien en toute chose, c’est se faire disciple du Bien. Osiris est la personnification du Bien385. Il est l’expression de la régénérescence, de la renaissance. Il est, selon Bwemba-Bong, la création absolue ; le Dieu de la végétation : de l’agriculture, symbole de la vie386. Par sa victoire définitive sur Seth, Osiris restaure l’humanité déchue. Par sa résurrection, il sauve l’humanité : « En tout cas, Osiris est bien le dieu qui, trois mille ans avant le Christ, meurt et ressuscite pour sauver les hommes. Il est le dieu rédempteur de l’humanité »387. 383
Engelbert Mveng, L’Afrique dans l’Eglise : paroles d’un croyant, p. 15. Cheikh Anta Diop, Civilisation ou barbarie, p. 416. 385 Ibidem. 386 Bwemba-Bong, Quand l’Africain était l’or noir de l’Europe. L’Afrique : Acte ou victime de la « traite des Noirs ? », tome 2, Paris, Menaibuc, 2003, p. 158. 387 Cheikh Anta Diop, Civilisation ou barbarie, p. 391. 384
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Par sa mort, Osiris laisse apparaître la finitude humaine. Par sa résurrection, il traduit l’immortalité de l’âme, la puissance de la vie sur la mort, le passage des ténèbres à l’admirable lumière. Expression de la finitude humaine, Osiris affirme en même temps la capacité pour l’individu de sortir de tout ce qui limite l’horizon de sa destinée, confine, immobilise et « enferme sa personne dans des sarcophages de non-vie, de misère, d’aliénation et d’anéantissement de son être tout entier »388. Il ressort que le mythe d’Osiris et d’Isis est une réalité à la fois présente et eschatologique. Il est de l’ordre de la réalité présente dans la mesure où il invite à interpellation de soi par les cris de détresse des pauvres, des opprimés, et aussi par les cris d’allégresse de ceux qui sont dans la joie, dans l’opulence. L’être humain ne doit pas seulement se soucier de sa vie, mais aussi de celle des autres avec qui il partage l’espace et le temps. Dès lors, le mythe d’Osiris et d’Isis enseigne l’amour, la solidarité, le partage, la disponibilité pour soi et pour autrui. La figure d’Isis en est l’exemple le plus parlant. L’attitude d’Isis, à l’égard de son frère et époux, révèle que l’existence humaine consiste à aimer l’autre comme soi-même non pas seulement comme un égal mais en tant qu’un autre soi-même. L’existence humaine est par conséquent la reconnaissance de l’humanité de l’homme dans sa propre personne. Ainsi, être homme, c’est être avec les autres, s’ouvrir aux autres, et se laisser interpeller par le visage. La phénoménologie du visage est loin du simple fait de la fascination de la face humaine. Lévinas écrit à ce propos : « La meilleure manière de rencontrer autrui, c’est de ne même pas remarquer la couleur de ses yeux ! Quand on observe la couleur des yeux, on n’est pas en relation sociale avec autrui. La relation avec le Visage peut certes être dominée par la perception, mais ce qui est spécifiquement Visage, c’est ce qui ne s’y réduit pas »389. Le visage désigne l’échec de toute tentative de saisir l’autre, de le tenir simplement sous le regard et d’en faire une chose. Le visage est, en effet, l’altérité absolue d’autrui qui est hors d’atteinte, autrui dont l’altérité est extérieure à toute connaissance, toute prise : « J’appelle Visage ce qui, ainsi, en autrui, regarde le moi – me regarde -… »390. Le Visage mène au-delà de ce qui est connu, vu. C’est pourquoi, « qu’il me regarde ou non, "Il me regarde", j’ai à répondre de lui »391. Être homme, certes, c’est être avec les autres, mais c’est surtout répondre pour-et-devant-l’autre. Répondre pour-et-devantl’autre n’est rien moins que prendre sur soi le destin d’autrui. Répondre pouret-devant-l’autre, consiste à être otage d’autrui, c’est-à-dire porter en soi et sur soi la vie du prochain. Répondre pour-et-devant-l’autre, c’est être gardien, 388 Kä Mana,
Chrétiens et Eglises d’Afrique : penser l’avenir, Yaoundé-Lomé, Clé-Haho, 1999, p. 40-41. 389 Emmanuel Lévinas, Ethique et Infini, Paris, Fayard, 1982, p. 90. 390 Emmanuel Levinas, Entre nous, Essais sur le penser à l’autre, Paris, Grasset et Fasquelle, 1991, p. 257. 391 Ibidem, p. 257.
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responsable de la vie de son prochain. Notion de l’homme pour l’autre homme, la responsabilité est une réalité qui s’impose à moi à la vue du visage d’autrui : « […] Visage comme me signifiant le "tu ne tueras point", et par conséquent, aussi : "tu es responsable de la vie de cet autre absolument autre", responsabilité pour l’unique »392. Consciente qu’elle est responsable de la vie de son prochain, Isis a fait mains et pieds pour redonner la vie à son frère et charmant époux Osiris. De ce fait, la reine Isis se présente comme un veilleur c’est-à-dire une personne ouverte au monde et désireuse d’y chercher l’altérité en toutes choses. Être homme, c’est être alors responsable de l’autre et des biens du cosmos. Par conséquent, « ce qui définit l’humanité de l’homme, c’est donc moins l’individualité atomique que l’espace (…) entre les hommes »393. Cela sousentend que tout être humain doit être conscient que dans la vie le bien l’emporte sur le mal, la bonté sur la méchanceté, la sollicitude sur l’égoïsme, l’humain sur l’inhumain. De toute évidence, la légende des fils de Geb et Nut incite à marcher quotidiennement dans les voies de la sagesse. Le mythe d’Osiris et d’Isis est aussi de l’ordre de l’eschatologie. Le mythe d’Osiris et d’Isis est eschatologique en ce sens que dans sa mort, Osiris ne met pas un terme à la vie. Au contraire, par sa mort, il nous fait participer à la vie en Dieu, à la vie éternelle, à la parousie pour parodier la théologie chrétienne. La mort d’Osiris sous-entend que toute mort est un passage en Dieu, une entrée dans l’éternité : « Désormais, ce qu’Osiris a vécu dans son drame, ce n’est pas seulement tout homme qui doit le revivre par le rite, c’est toute l’humanité, c’est toute la création qui meurt et renaît de générations en générations »394. Cela nous permet de comprendre que la vie terrestre est la préfiguration de la vie dans le pays d’Osiris où ne parviennent que ceux qui font le bien. Puisque la vie dans le pays d’Osiris est le prolongement du monde terrestre, toute la vie d’un Egyptien antique devait être consacrée à faire le bien. On peut lire à ce sujet ce qui suit : « Pour l’Egypte antique, ce mondeci, terrestre, est continué dans le monde souterrain, mais avec plus d’éclat, plus de joie et de bonheur. La pensée égyptienne a dominé la mort. Ce monde n’est pas une prison, un cachot, une illusion, une coquille vide. Pour l’Egypte ancienne, ce monde-ci appelle à l’existence l’Autre-Monde : « L’éternité rend la vie à la vie comme l’escargot produit lui-même la coquille où il s’abrite, comme le soleil produit lui-même la lumière qui permet de voir son éclat »395. Comme on vient de le voir, le mythe d’Osiris et d’Isis est la matrice de l’existence humaine et expression du triomphe de l’équilibre. 392
Ibidem, p. 186. Bernard Stevens « Présentation » dans Philosophie. Phénoménologie japonaise, Revue trimestrielle, n° 79, Les Editions de Minuit, Paris, septembre 2003, p. 3. 394 Engelbert Mveng, L’Afrique dans l’Eglise : paroles d’un croyant, p. 15. 395 Théophile Obenga, Pour une nouvelle Histoire, Paris, Présence Africaine, 1980, p. 140. 393
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4.2. L’éthique dans la pensée égypto-Pharaonique : l’homme, un microcosme au sein d’un macrocosme 4.2.1. L’homme, un projet en perpétuel accomplissement L’herméneutique du mythe d’Osiris et d’Isis permet d’appréhender la dimension cosmique de l’homme en tant qu’être à la fois vie et mort. Selon l’éthique égypto-pharaonique, c’est en vivant intensément les deux forces contradictoires et complémentaires que sont la vie et la mort que l’homme se découvre dans la totalité de ses dimensions, à savoir un microcosme au sein du macrocosme. Être cosmique, l’homme est ouvert aux différentes forces de la vie. Cette ouverture aux différentes forces vitales lui confère une place médiane. Il est ainsi la croisée du monde des vivants et des morts : « L’homme est à la fois du monde des Vivants et celui des Morts »396. Être médian, il concentre en lui toutes les énergies du cosmos. C’est pourquoi, il est esprit, animal, végétal, minéral, feu, eau, vent, Geb et Nut, c’est-à-dire ciel et terre. L’homme est la récapitulation même du mystère du monde. Il est, en d’autres termes, la synthèse de l’univers : « A la fois, terre et ciel, esprits et forces cosmiques, passé, présent et avenir, l’homme est réellement l’univers en miniature, microcosme au sein du macrocosme »397. Synthèse de l’univers, toute la création s’exprime dans l’homme vivant. En d’autres termes, le cosmos emprunte la voix de l’homme pour adorer Dieu et célébrer la victoire de la vie sur la mort398. Puisque l’homme est le rendez-vous de toutes les ondes de la vie parcourant l’univers, par lui le cosmos devient vie et personne. En ce sens, il apparaît comme un carrefour où se croisent le Bien et le Mal. Cela sous-entend que les forces du chaos et les forces positives cohabitent aussi bien en l’homme que dans le cosmos. Appartenant au monde céleste et au monde terrestre, avec son foisonnement de vie et de mort, celui-ci n’est condamné ni à la dispersion de la vie, ni à la solitude de la Mort. Il est l’équilibre cosmique. En tant qu’équilibre cosmique, l’homme est, sans nul doute, l’expression de la vie épanouie. Mais cette vie accomplie n’est pas d’emblée donnée. Elle est à conquérir. Autrement dit, l’homme est son propre destin. Dire de l’homme qu’il est son propre destin, c’est dire qu’il est maître de sa vie, qu’il est tenu de prendre en main sa vie. L’homme n’est homme que par la prise de sa vie en main. Prendre sa vie en main n’est rien d’autre que la conquête du droit à l’existence. Cette conquête du droit à l’existence fait de l’homme un être de projet en perpétuel accomplissement. Autrement dit, l’homme est un être qui se construit lui-même et qui se conquiert à l’existence. Se conquérir à 396
Engelbert Mveng, L’Afrique dans l’Eglise : paroles d’un croyant, p. 11. Ibidem, p. 12. 398 Ibidem, p. 11. 397
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l’existence, c’est faire triompher la vie sur la mort, c’est affirmer sa volonté de puissance au détriment de la négation de soi399. Cette assurance du triomphe de la vie sur la mort qui constitue la vocation propre de la personne humaine fait de l’homme une destinée et non un destin. L’homme est une destinée car portant en lui l’humanité totale. La destinée détermine l’homme. Cela est bien mis en évidence par Engelbert Mveng qui affirme en ces termes : « Ce qui fait la grandeur de l’homme, c’est sa destinée, c’est-à-dire cet incroyable privilège qui livre le destin de la vie à l’entreprise humaine »400. L’homme est responsable de la destinée du cosmos. Par responsabilité, il faut entendre, ici, l’option fondamentale pour la vie. Dire de l’homme qu’il est responsable de la destinée du cosmos, c’est dire qu’il a l’obligation morale de sauvegarder l’intégrité et la cohésion entre les divers éléments cosmiques. D’où chacun de ses gestes influent sur tout ce qui existe. Dès lors, la destinée de l’homme, c’est la destinée du cosmos. Il est ainsi « l’animal religieux par excellence, celui qui porte la voix de toute la création en face de son Créateur, à qui Dieu peut parler et qui répond à Dieu »401. Maître d’œuvre de la création avec qui il communique, l’homme doit la porter à son achèvement. Il y a comme un cordon ombilical entre l’homme et le cosmos. Du moins, on ne peut séparer l’homme du cosmos à telle enseigne qu’ assurer la victoire de la vie dans l’homme, c’est assurer la même victoire dans l’univers. Se sauver, c’est sauver le monde ! Puisque le monde est le vaste champ de bataille où s’affrontent la vie et la mort, le rôle de l’homme dans le monde est de mobiliser les alliés de la vie contre ceux de la mort, et d’assurer la victoire des premiers402.
Pour triompher de la mort, la vie doit être toujours vécue dans son aspect positif. Mais quel sens donnons-nous ici au concept de vie ? La vie n’est pas uniquement celle définie comme force vitale, encore moins comme celle qui a pour versant la mort. La vie s’appréhende plutôt comme une trialectique : vie-mort-vie. Par la saisie de la vie comme trialectique, c’est la double victoire d’Osiris sur la mort que l’on célèbre. Autrement dit, la vie comprise comme trialectique est le triomphe de la vie sur les forces maléfiques : « Dès que l’on parle de la vie ou d’une vie, il est question d’une vie vivante, d’un être-vie qui existe parce qu’il a déjà déployé une vie qui a été victorieuse de la mort et est là, ici et maintenant, parce qu’il a vaincu une
399 La volonté de puissance dont il s’agit ici n’est nullement une volonté d’écrasement des autres. Au contraire, elle est une affirmation de soi, un combat permanent sur soi. Vivre, c’est constamment lutter contre les forces maléfiques qui nous tirent vers le bas. Or, le pire des péchés, c’est de ne point chercher à tendre vers la perfection. 400 Engelbert Mveng, L’Afrique dans l’Eglise : paroles d’un croyant, p. 17. 401 Ibidem, p. 17. 402 Ibidem, p. 13.
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mort et existe comme une totalité puissance et force de vie contre la mort »403. A l’instar d’Osiris, l’homme doit alors déployer son existence dans le passage de la vie-mort-vie qui sous-entend la libération de l’homme de la solitude et de l’enfermement sur soi. La vie est, de ce fait, tout l’être au monde de l’homme. Elle est ce qu’est l’être, c’est-à-dire une réalité qui existe parce que n’ayant pas été emportée par la mort. Si la vie est ce qu’est l’être, l’être est vie. C’est en ce sens que selon Nathanaël Soédé, « l’être-vie est instance de victoire et de lutte actuelle et permanente contre la mort. Sa vie est l’achèvement et la relance du mouvement vie-mort-vie »404. L’être-vie est le triomphe éternel de la vie sur la mort. Cela revient à souligner que la vocation de l’homme consiste à restaurer perpétuellement la vie car celle-ci est ce qui guide et maintient l’être-vie dans la voie de l’action constructive et de l’être au monde qui fait du bien. Ce triomphe de la vie sur la mort est aussi manifeste par l’amour. L’amour, en effet, constitue le second faisceau de relations vitales après la responsabilité. Cela revient à dire qu’à l’instar de la responsabilité, l’amour commence avec l’option fondamentale pour la vie. Vouloir vivre, c’est naître à l’amour. L’amour permet à l’individu de s’accepter comme vie, de triompher des forces infernales. Il est accueil de soi par soi et accueil de l’autre en tant qu’être vivant. Nous pouvons affirmer avec Engelbert Mveng que c’est l’amour qui donne un sens à la destinée humaine et à l’histoire405. L’amour donne sens à la vie parce qu’il est plus fort que la mort. Plus fort que la mort, il crée un espace vital propice à la coexistence entre tous les étants. L’amour fonde la solidarité de tous les pôles de la création. C’est l’amour qui lança Isis à la recherche de son époux Osiris. C’est le même amour sous la forme familiale qui l’amena à prendre soin d’Horus dans le secret de l’éducation. L’amour fait alors de l’homme un bienfaiteur de l’humanité et un bienfaiteur du monde. Par l’amour, l’homme humanise le monde et crée les civilisations. Il est en quelque sorte le moteur de la créativité humaine car il supplante tout, engendre tout, restaure tout. C’est pourquoi en tant que fécondité, créativité, libération du flot de la vie pour inonder le monde, chant de victoire de la vie sur la mort, il nous accomplit comme dyade (Homme-Femme), comme triade (Père-Mère-Enfant), comme communauté et communion406.
403 Nathanaël Yaovi Soédé, Sens et enjeux de l’éthique. Inculturation de l’éthique chrétienne. Approche théologique africaine, Abidjan, Editions UCAO, 2005, p. 97. 404 Ibidem, p. 97. 405 Engelbert Mveng, L’Afrique dans l’Eglise : paroles d’un croyant, p. 17. 406 Ibidem, p. 18. Souligné par l’auteur.
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4.2.2. L’homme, un être de communauté et de communion Dans l’analyse précédente, nous montrions que l’homme et le cosmos partagent un même être, une même vie ; la même destinée. C’est pourquoi, il y est engagé dans le combat de la vie-mort-vie en tant qu’être-vie. Fort de cette vocation qu’est la victoire de la vie sur la mort, l’homme, dans sa dimension cosmique, vit en communauté avec la création, et par sa dimension anthropologique, il vit en communauté avec l’humanité. Dit autrement, l’homme est un être-vie dans et avec la communauté et le cosmos. L’homme, nous le savons, est un animal politique, un être fait pour vivre en communauté. Il n’acquiert l’humanité que par la communauté. Cependant, l’homme ne vit réellement cette communauté qu’à l’intérieur du combat qui oppose la vie et la mort. Se définir comme être de communauté revient, par conséquent, à mener constamment une lutte acharnée contre les puissances méphistophéliques. La victoire de la vie sur la mort permet à l’homme d’inaugurer un nouveau type de relation avec le cosmos et l’humanité. Par le triomphe de la vie sur la mort, les relations de l’homme avec le cosmos et avec l’humanité deviennent non plus seulement de communauté, mais de communion407. L’homme devient alors un être qui vit en osmose aussi bien avec l’humanité qu’avec la nature. En tant qu’être de communion, l’homme est tenu, en toutes choses, de marcher dans la voie du bien et de l’ordre divin. Qu’entendons-nous par marcher dans la voie du bien et de l’ordre divin ? Marcher dans la voie de l’ordre divin, n’est rien moins que communier permanemment avec les dieux et les respecter. En tout état de cause, dans la pensée égypto-pharaonique et par ricochet dans la société traditionnelle africaine, les normes éthiques se fondent dans une relation personnelle directe avec la divinité. C’est pourquoi, selon les sagesses égyptiennes, l'homme ne doit pas agir inconsidérément tout simplement parce qu'il est dans un monde voulu par les dieux et régi par leur volonté408. Respect et mesure s'imposent devant la destinée sociale de chacun, puisqu'elle est déterminée par eux. L’obéissance aux règles et usages établis, l’abandon de soi à la toute puissance divine qui agit sur la destinée de chacun au gré d'un inconnaissable plan constituent le principe ultime de l’éthique africaine. Ainsi, marcher dans la voie de l’ordre divin est avant tout disposer son être en harmonie avec Dieu en vue du vivre-bien. Il appert que la vocation de l’homme est de se conformer à Maât, l’expression de l’harmonie universelle et de l’ordre cosmique. Maât est la personnification de l’exactitude, de l’ordre, du droit, de la justice et de la vérité. 407
Ibidem, p. 14. Pascal Vernus, Les sagesses dans la littérature pharaonique, Paris, La Salamandre, 2001, p. 48. 408
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Déesse de la Vérité-Justice, Maât est la loi morale par excellence parce qu’elle fait triompher la vérité et la justice sur terre et dans le ciel. Pour l’Africain, l’existence "post mortalis" est fonction de l’existence du moment. Vouloir vivre dans le royaume d’Osiris, c’est avant tout pratiquer ici et maintenant la justice et la vérité. Nous sommes responsables de ce que nous faisons, en dépit de notre solidarité à l’égard de nos ancêtres et de notre milieu409. En tant qu’être de communauté et de communion, l’homme est responsable de se faire homme. Se faire homme, n’est rien d’autre que se conformer aux prescriptions cosmiques, à la justice, à la vérité. Toutefois, il est à noter, qu’il n’y a pas que les vivants qui doivent vivre selon la justice et la vérité, mais aussi les morts : « Le devoir de vivre conformément à la Maât s’applique aussi bien aux vivants qu’aux morts, aux hommes qu’aux dieux. Même le Dieu-Créateur se doit de vivre et de respirer la Maât »410. Maât apparaît ainsi comme le chemin de la réalisation de la vie éthique. Vivre-bien avec et pour autrui revient à se conformer à la VéritéJustice symbolisée par Maât. De ce fait, l’existence humaine consiste à se faire partenaire du Maât, le dieu de la Vérité, de la Justice en se conformant à tout ce qui garantit l’équilibre humain et l’ordre social411. Maât est ce qui donne sens à l’humanité de l’homme. De toute évidence, c’est la Vérité-Justice qui fournit des repères pour baliser le chemin de la vie.
4.3. De l’éthique africaine comme responsabilité historique de l’être humain 4.3.1. L’ouverture à la transcendance, clef de voûte de l’éthique africaine L’ouverture à la transcendance est une valeur fondamentale dans la compréhension de l’éthique africaine car Dieu est le garant de l’existence humaine. Etant donné que Dieu est le garant de la vie sociale, l’éthique trouve, en ce sens, son fondement dans la religion en tant que source inspiratrice de valeurs. Parler ainsi de l’éthique en tant que principe directeur de l’agir humain c’est scruter la sphère du croire. L’homme, par essence, est un être religieux, autrement dit la dimension religieuse est au cœur de toute existence humaine. La vie ellemême est religion dans sa totalité, laquelle religion embrasse toute l’existence de l’homme en général et de l’Africain en particulier. ″Homo orans″, l’Africain l’est essentiellement. L’Africain est un être qui, sans cesse cherche à être en communion avec son créateur, de qui il détient l’être, la vie et le mouvement. Dieu est ainsi perçu comme source de vie, maître suprême de la 409
Théophile Obenga, La philosophie africaine de la période pharaonique, 2780-330 avant notre ère, Paris, L’Harmattan, 1990, p. 99. 410 Jan Assmann, Maât, l’Egypte pharaonique et l’idée du pouvoir, Paris, Juliard, 1989, p. 69. 411 Nathanaël Yaovi Soédé, Sens et enjeux de l’éthique, p. 38.
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vie. C’est pourquoi, avant toute activité, il en demande la permission à Dieu. De lui, il attend la vie, la santé, la fécondité, la paix, la protection contre les ennemis. L’Africain se retrouve à célébrer continuellement Dieu. Dans ses recherches en milieu kabyè412, Innocent Pahizi écrit : « L’homme (africain)… fait confiance totale à Dieu. Il le fait si bien que… Dieu lui devient familier… (familiarité attestée par la sagesse populaire qui dit : Le nom de Dieu (Eso) ne se perd jamais dans la bouche de l’homme ; si tu veux voyager demain, en allant te coucher tu te dis : que Dieu me réveille bien demain ; as-tu heurté une pierre, c’est d’abord le nom de Dieu que tu invoques ; as-tu trouvé quelque chose en chemin, tu t’écries : Dieu m’a donné »)413.
Tout ceci pour dire que le souci de l’intimité avec Dieu chez l’Africain est incontestable. Mais l’on pourrait se demander si l’idée de Dieu et sa relation avec le fini chez l’Africain ne sont pas poussées à leur extrême et si elles sont aussi généralisables qu’il le laisse croire. En effet, « que Dieu soit étranger à la vie des hommes, qu’il se soit retiré du monde, qu’il ne fasse l’objet d’aucun culte particulier, autant de lieux communs… que nul ne songe plus à discuter… Il semble bien que l’expérience quotidienne vérifie cette absence de Dieu à la vie des hommes »414. Dans le même sillage, une maxime fang415 révèle : « Nzame (Dieu) est en haut, l’homme en bas. Dieu, c’est Dieu, l’homme, c’est l’homme. Chacun chez soi, chacun en sa maison »416. Cet aphorisme rappelle les différents mythes qui racontent l’éloignement de Dieu qui a rompu avec la proximité des hommes. Ainsi, selon Mircea Eliade, « les hommes ne se souviennent du ciel et de la divinité suprême que lorsqu’un danger… les menace directement ; le reste du temps, leur religiosité est sollicitée par les besoins journaliers… »417. Ces différents témoins des pratiques religieuses de peuples africains viennent comme pour resituer Dieu dans sa sphère réelle, à savoir celle du « lointain ». Il n’y aucun doute à avoir sur son être suprême. C’est d’ailleurs parce qu’il est inaccessible que les hommes s’adresseront plus spontanément et plus directement aux ancêtres et aux esprits intermédiaires qui assurent le lien avec Dieu. Etant le lointain, Dieu ne peut s’abîmer dans les choses et faire nombre avec le monde. Pour l’Africain, la croyance n’est pas croyance dans le vide. Croire, c’est être en relation avec une réalité vivante servant de normes, de
412
Les kabyè sont un peuple du Nord-Togo. Innocent Pahizi, Les noms théophores chez les Kabiyedina du Nord-Togo in Les noms théophores, 1, Afrique et Parole, décembre 1975, pp 18-19 cité par Louis-Vincent Thomas et René Luneau, La terre africaine et ses religions, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 141. 414 Azombo-Menda, Pierre Meyongo, Précis de philosophie pour l’Afrique, Paris, Nathan, 1981, p. 135. 415 Un peuple du Gabon 416 Azombo-Menda, Pierre Meyongo, Précis de philosophie pour l’Afrique, p. 135. 417 Mircea Eliade, Traité d’histoire des religions, Paris, Payot, 1949, p. 56. 413
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repères pour toutes les actions humaines, entre autres Dieu, les ancêtres et les esprits : Dieu Les Ancêtres
Les esprits
L’homme Conception africaine du monde Partant du schéma ci-dessus qui laisse apparaître la conception africaine du monde, le croire ne connaît pas de division ontologique entre le visible et l’invisible. Il y a par conséquent une relation de continuité entre le monde visible et le monde invisible. A quoi renvoient le visible et l’invisible ? Le concept de « visible » évoque ici l’espace de résonance du fini, le monde dans lequel il se réalise, le monde de l’effectivité, la nature extérieure. Quant à « l’invisible », il est le lieu d’habitation de l’infini ; de l’Absolu et de ses multiples ramifications. Le type de relation que Dieu entretient avec le fini est perçu par l’Africain sur la base de celui que lui-même vit avec les choses, avec la nature. Dans la nature « […] séjournent les dieux qui suggèrent, orientent et soutiennent les actions des hommes dans la maison, dans les fêtes de réjouissance, dans la douleur de la mère attendant un enfant, dans les champs »418. L’Africain vit en osmose avec la nature, communie aux puissances de la nature. Dès lors, il n’y a plus d’entrave entre lui et les forces surnaturelles dans la dynamique des relations. On dira avec le professeur Dibi que « […] les frontières entre le visible et l’invisible perdent ici leur fixité et leur rigidité pour rendre effective une libre circulation » 419. De ce fait, l’Africain peut désormais passer directement, facilement voire librement de son univers à l’autre. Cet état de fait permet de dire que le sentiment religieux revêt un caractère particulier pour l’homme africain, car c’est ce par quoi il entre en relation avec les puissances invisibles. Celles-ci entrent à leur tour en relation avec Dieu. En ce sens, le sentiment religieux s’appréhende comme un système de relations entre le monde visible et le monde invisible. Cette idée transparaît clairement sous la plume du philosophe Dibi Kouadio Augustin : « Celui-ci (le sentiment religieux) africain paraît plutôt comme un système de relations entre l’univers visible des hommes et l’univers invisible gouverné par un Dieu unique et des puissances émanant de ce Dieu, lesquelles sous des noms divers sont spécialisés dans des fonctions de toutes sortes »420. Il apparaît que la 418
Dibi Kouadio Augustin, L’Afrique et son autre, p. 34. Ibidem, p. 34. 420 Ibidem, p. 34. 419
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religion africaine met en évidence une relation dynamique de l’homme avec l’Absolu par l’entremise des puissances médiantes. Ainsi, l’ancêtre a une place capitale dans la vie de l’homme africain. Il est essentiellement un vivant. Il est lui-même le vivant par excellence, plus vivant dans son invisibilité que dans sa visibilité physique. L’invisibilité fait de lui un existant spirituel pour toujours immortel. L’ancêtre est le chemin, la vérité et la vie421. Il est aussi l’image du Dieu invisible422. Il est médiateur de vie, de bonté, de sagesse. Médiateur, il n’est pas le créateur lui-même : comme tel il se réfère, de façon diaphane au Créateur, Dieu, Père, qui, seul, est la source et, de ce fait, la plénitude de vie, de sagesse, de bonté. L’ancêtre est ce que Jésus-Christ est pour le christianisme : « Bien plus que le culte des Ancêtres nous introduise plus intimement dans le secret de la religion africaine, il faut voir en lui une conception philosophique de la vie, un instrument au service de la société, un mode d’accès au divin : il n’est encore que la forme extérieure de la religion »423. Les ancêtres prennent une place de choix dans les croyances et les rites. Ils constituent une norme de la réalisation de soi aussi bien personnelle que communautaire. Par ailleurs, l’Africain est en relation avec les esprits qui sont les puissances invisibles innombrables qui influent sur la vie et le destin de l’homme. Ces puissances de la nature mettent en évidence « la proximité de l’invisible qui est peut-être le centre de gravité de l’univers religieux africain »424. Ils « fonctionnent donc à la manière d’un symbole qui rapproche et fait tenir ensemble ce qui paraît lointain »425. En outre, mentionnons que Dieu se fait présent à l’Africain sous des modes et des noms divers : Nyamien chez les Agni, Lagoh chez les bétés, Kolotiolo chez les Senoufo, pour ne citer que ceux-là, et une diversité de cultes selon le phénomène naturel qui se présente. Une roche, par exemple, ne sera pas objet de la même vénération que la foudre, tant cette dernière déploie d’énergie avec des effets fulgurants de son passage. La religion africaine consiste à vouer un culte spécial aux puissances qui sont le symbole de la vie qui ne finit pas. Ces puissances sont les alliés de Dieu et des canaux pour aller à Dieu. Ces dernières remplissent chacune une fonction particulière. C’est ainsi qu’on a le dieu de la récolte, de la fécondité, de la pluie, de la guerre pour ne citer que ceux-là. L’Africain, en tant qu’être du monde visible communique avec le monde invisible. Il est un être entre les mondes visible et invisible. Cependant, il convient de souligner que chaque univers est autonome. Ainsi, l’univers visible a sa logique et ses caractéristiques propres. Il en est de même pour le monde invisible. Chaque univers est régi de lois, de principes. 421
Jn 14, 6. Col 1, 15. 423 Louis-Vincent Thomas et René Luneau, La terre africaine et ses religions, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 106. 424 Jean Marc Ela, Ma foi d’Africain, Paris, Karthala, 1985, p. 39. 425 Ibidem. 422
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Par exemple, les offrandes, les prières, les sacrifices, le respect des mœurs sont des principes parmi tant d’autres qui favorisent une dynamique de communion, de relation dynamique entre ce monde-ci, le monde visible et celui de l’au-delà, le monde invisible. Le passage de l’univers visible à l’univers invisible requiert d’énormes dispositions morales, spirituelles et physiques. Il en va de même pour l’existence dans le monde visible. Pour leur propre épanouissement, les individus doivent calquer leur comportement sur l’éthique émanant de la religion puisque le recours à la transcendance est l’une des valeurs fondamentales constitutives de l’éthique africaine en tant qu’ensemble de valeurs. Pour l’Africain, le monde ne prend consistance et valeur qu’en référence à une transcendance qui se différencie de lui par son caractère de norme pour l’existence humaine et la vie en société426. A l’évidence, l’épanouissement de soi et des autres dépend du rapport de l’individu, de la collectivité à Dieu, aux ancêtres et aux esprits qui sont les garants de la religion. On dira de l’éthique qu’elle est la fidélité à la tradition, aux ancêtres. Ainsi, la notion de bien ou de mal s’appréhendera selon que l’on est dans la légalité avec la tradition ou pas. Il n’y a alors de bien que ce qui est conforme aux règles de la société, de la tradition. L’ouverture à la transcendance est la condition de réalisation de la vie éthique. La vie éthique sous-entend par conséquent un engagement et une interpellation de tout homme et de tout l’homme à la règle transcendante et transcendantale. C’est ce qui fait dire à Soédé Nathanaël que « l’éthique est une conception de l’existence d’où découlent un ensemble de valeurs et de pratiques holistiques à caractère historique et spirituel que les bâtisseurs de l’histoire lèguent à ceux qui, après eux, conscients du prix de la vie, œuvrent et luttent pour l’achèvement total de leur être-vie »427.
4.3.2. Le don de soi et la promotion de la vie en communauté, ciments de l’existence humaine L’éthique en tant que responsabilité historique de l’être humain sousentend aussi le don de soi et la promotion de la vie communautaire. Se donner, c’est être disponible pour soi et disponible pour autrui. Être disponible pour soi et pour autrui n’est rien moins qu’estimer l’autre autant qu’on s’estime. Par conséquent, le don de soi peut se définir comme la recherche pour autrui de ce que l’on recherche pour soi. De ce fait, cette double disponibilité baten-brèche l’égoïsme et l’individualisme qui sont des formes de perversion de la vie en communauté.
426 Kä Mana, Théologie africaine pour temps de crise. Christianisme et reconstruction de l’Afrique, Paris, Karthala, 1993, p. 72. 427 Nathanaël Yaovi Soédé, Sens et enjeux de l’éthique, p. 126.
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Dans l’Afrique traditionnelle, le désir de vivre bien, qui est un élan vers le bonheur ne pouvait être une effectivité que si l’individu le désirait pour l’autre. Ainsi, l’on ne pouvait voir l’humanité s’épanouir en soi sans la vouloir voir s’épanouir en l’autre que soi. C’est en cela que réside toute la sémantique de la promotion de la vie en communauté communément appelée solidarité. La solidarité peut se définir comme la reconnaissance de l’humanité dans la personne d’autrui. Être solidaire, en effet, c’est tout donner et se donner soimême. La solidarité en tant que don de soi consiste à prendre conscience que notre vie est issue d’une autre et d’elle proviennent également d’autres vies. L’homme n’étant pas seul au monde, il n’est pas permis de ne vivre que pour soi. Vivre, c’est être avec les autres et pour les autres428 car c’est dans la relation à l’autre que l’humanité du soi se dessine et se façonne. En d’autres termes, la personne se constitue, s’épanouit, ne vit vraiment que par et dans des relations. Eminemment relationnelle, la personne humaine est « faite par et pour l’échange, en dehors de quoi elle tend au néant »429. La co-présence fait l’homme africain. C’est dire que la définition de la personne en Afrique réside dans la capacité d’être avec les autres : « La personne en Afrique s’édifie par et dans les relations aux autres »430. L’Africain est un être avec et non un êtreen-soi parce qu’il n’est considéré que dans ses relations aux autres. Henri Maurier dira de celui-ci qu’il est « un être-en-soi comme n’importe qui, mais ce qui l’intéresse c’est qu’il est un être-avec »431. La co-présence est fondamentale pour l’Africain à telle enseigne que dans l’Afrique traditionnelle, l’homme n’était homme que par les autres, avec les autres et pour les autres. Toute la vie de l’individu était vouée à la quête de l’épanouissement de la collectivité. La communauté l’emportait sur l’individu. Du coup, « la solidarité nationale ou africaine ne saurait donc être recherchée comme fin en elle-même ; elle doit être au service de la véritable fin poursuivie par l’homme africain : vivre heureux, s’émanciper de l’ignorance et de toutes les formes d’asservissement, participer à son histoire »432. L’existence humaine dans la pensée traditionnelle africaine avait pour postulat la reconnaissance de l’humanité de l’autre en soi et la recherche du bien du clan ou de la tribu. Vivre consistait à partager volontiers ce qu’on est, ce qu’on sait et ce qu’on a avec ses semblables et vice-versa. L’existence était fondée sur un contrat synallagmatique où chacun jouait sa partition pour une avancée communautaire ou nationale. 428 Gabriel Marcel aborde cette question de co-présence. Ainsi écrit-il : « Le moi n’existe que dans la mesure où il existe pour d’autres ; car être est toujours co-être – participation et communication ». Cf. Paix sur la terre. Deux discours, une stratégie, Paris, Aubier Montaigne, 1965, p. 21. 429 Henri Maurier, Philosophie de l’Afrique noire, Estella, Anthropos-Institut, 1976, p. 49. 430 Ibidem, p. 41. 431 Ibidem, p. 38. 432 Ebénézer Njoh Mouelle, De la médiocrité à l’excellence, p. 54.
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4.3.3. De l’ouverture à la transcendance à l’éthique africaine comme philosophie de l’humanitude Après l’exégèse de la transcendance, du don de soi et de la promotion de la vie en communauté, nous parvenons à la conclusion selon laquelle l’éthique africaine est une philosophie de l’humanitude433. Qu’est-ce que cela veut dire ? Dire de l’éthique africaine qu’elle est une philosophie de l’humanitude revient à dire qu’elle place l’homme au-dessus de tout, à l’origine de tout, et au commencement de toutes ses interrogations. L’homme est au cœur de ses préoccupations et au principe de son unité. La philosophie de l’humanitude est ainsi la reconnaissance de l’humanité de l’homme, c’està-dire le fait d’accorder de la valeur et de la priorité à l’être humain. Elle est acceptation de soi et de l’autre. Elle est respect de soi et respect de l’autre. L’humanitude est ce qui nous lie aux autres humains. Elle est l’art d’être ensemble jusqu’au bout de la vie. Elle est aussi l’ensemble des particularités permettant à un homme de reconnaître un autre homme comme faisant partie de l’humanité. En tout état de cause, l’éthique africaine est un humanisme de l’autre homme. L’éthique africaine en tant que philosophie de l’humanitude nous invite à poser un regard d’amour, de tendresse, de fierté, de reconnaissance, de protection et d’appartenance sur l’autre. Nul ne peut vivre s’il n’est en lien avec les autres. Le regard est par conséquent le premier canal de mise en humanitude. Partant, l’éthique africaine fait agir humainement. Agir humainement consiste à considérer et à reconnaître l’autre comme un homme, comme une personne, comme un sujet libre et autonome. Le paradigme d’ubuntu met bien en évidence cette dignité de l’homme. L’ubuntu, c’est l’altérité, l’ouverture emphatique aux autres. L’ubuntu, c’est aussi l’amitié préventive. L’ubuntu signifie, en effet, dans la langue zoulou : sans l’autre je n’existe pas, sans l’autre je ne suis rien ; ensemble, nous faisons un. L’ubuntu enseigne que l’homme est une valeur absolue, qu’il est la valeur des valeurs. Pouvons-nous relever à juste titre : « Toute la valeur du contrat social véhiculé par ubuntu est en germe dans la matrice de l’éminente dignité de la personne, parcelle intégrante de 433 Le mot humanitude apparaît en 1980 sous la plume d’un journaliste suisse du nom de Freddy Klopfenstein qui publia un essai sous le vocable de Humanitude. En 1986, le mot est utilisé par le professeur Albert Jacquard comme étant le trésor de compréhension, d’émotions et surtout d’exigence, qui n’a d’existence que grâce à nous et sera perdu si nous disparaissons. En 1995, Yves Gineste et Rosette Marescotti décident d’écrire une nouvelle philosophie de soins qu’ils baptisent la « philosophie de l’humanitude ». La philosophie de l’humanitude développée dans le cadre de la méthodologie des soins Ginette-Masrescotti, constitue une réflexion sur les caractéristiques que les hommes possèdent et développent en lien les uns avec les autres, sur les éléments qui font que chaque homme peut reconnaître les autres hommes comme des semblables.
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ubuntu »434. L’homme, selon la philosophie sous-jacente au paradigme d’ubuntu, est le remède de l’homme. Il constitue un antidote contre toutes les sortes de barbarie. L’ubuntu désamorçait les conflits claniques, les guerres tribales par la gestion des différences. Il est « le remède spécifique du mal mondial, du mal mondialisé, qui traite les désastres sociaux de "coûts humains" »435. Nous pouvons dire du ubuntu qu’il est l’outil le plus performant contre la réification de tout l’homme et de tous les hommes dans la mesure où il défend l’être humain en tant qu’un "Kulturkampf", un être culturel. Selon la philosophie d’ubuntu, l’homme ne naît pas « je », il naît plutôt « nous ». L’homme n’est homme que par les autres. Visant la dignité de l’homme, il laisse saisir que le « je » et le « nous » sont inextricablement noués et ne peuvent s’épanouir que dans un échange dialectique qui garantit la paix436. L’ubuntu enseigne par ailleurs que toutes les vies se valent. Une vie en vaut une autre. En d’autres termes, l’ubuntu prône l’égalité entre les hommes. Bien que l’ubuntu vise l’égalité, il exhorte au respect des différences car par-delà nos différences, nous sommes l’un et l’autre, l’autre et moi, des êtres humains. Si je mets entre parenthèse par l’épochè phénoménologique tout ce par quoi je constitue une image de l’autre, avec les différences de langue, de culture, d’histoire, de caractère, si je chiffonne l’image que je me donne de l’autre, par le jeu de la pensée, je rencontre simplement un être humain, avec lequel je suis toujours déjà familier en moi-même. L’"ek-stase" de la différence humaine m’interpelle et me provoque, me chasse de l’indifférence. La différence doit être acceptée pour ce qu’elle est, admise comme un fait, de la même manière que nous acceptons comme un fait la différence au sein de la nature. La différence qui existe entre les êtres est une richesse fondamentale dans la mesure où c’est la diversité qui donne à l’unité sa richesse, son abondance, sa gaieté et sa vie. Cette unité dans la diversité fait d’ubuntu l’état de grâce dans les rapports humains. L’ubuntu est la convivialité constituante et constituée. Il assure plus solidement le statut de l’être humain en tant que tel. Considérant la pensée d’ubuntu, l’éthique africaine, en tant que philosophie de l’humanitude est un appel à ma responsabilité à l’égard d’autrui. Cette responsabilité, nul ne peut l’assumer à ma place, et elle me chasse de tout centre personnel. Elle me chasse de moi vers l’autre parce qu’autrui n’est pas une chose, n’est pas un concept, un objet de connaissance ou une représentation. Le visage d’autrui est expression, discours et surtout demande, supplication et commandement qui m’est adressée. Quand je regarde l’autre, je suis transposé dans un au-delà qui me révèle un Infini que je ne pourrais
434
Joseph Ki-Zerbo, Repères pour l’Afrique, Dakar, Panafrika, 2008, p. 115. Ibidem, p. 120. 436 Ibidem, p. 114. 435
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jamais trouver en moi-même, l’Infini de l’Autre437. Raymond Chappuis dira dans ce sillage que « Le visage d’autrui nous lie à l’infini »438. Rien ne saurait être plus inconnaissable, plus étrange ni plus étranger que l’Autre. C’est le signe que le visage est le chiffre même de la transcendance, nous obligeant au respect de l’autre homme quel qu’il soit439. Ce qui demeure en présence de l’autre, c’est la béance ouverte de l’obligation envers l’autre, l’exigence d’une réponse, d’une sollicitude. Nous liant à l’Infini, ou en tant que chiffre de la transcendance, le visage d’autrui nous rend spontanément responsable : De la relation à autrui jaillit l’éthique. La rencontre éthique d’autrui ne fait pas de moi un objet, au contraire, elle fait de moi un sujet responsable devant l’autre que soi qui est exigence de décentrement de ma liberté440. L’autre que soi est celui à qui je dois tout et qui par son seul visage m’impose de renoncer à la violence. La dissymétrie de la relation est telle que je ne peux même pas prétendre à une réciprocité. L’autre que soi m’ordonne de le servir. Dans la relation éthique, je ne suis ni maître, ni esclave. Je suis, plutôt, un soi devant un autre soi qui cherche à être aimé comme il s’aime lui-même441. La transcendance éthique place l’homme audessus de soi-même. La présence d’autrui est appel à l’amour au nom de la fraternité et appel à la responsabilité. L’éthique africaine comme philosophie de l’humanitude révèle que la relation éthique est la réponse que m’impose un visage, une présence qui m’arrache à moi-même, implique une sortie de soi, un exode. Le visage, cet autre soi que soi est un sujet qui attend de moi une réponse, une sollicitude. Autrui m’assigne au tribunal de sa présence parce que son visage met en question mon heureuse spontanéité. Ainsi « […] dans le visage, l’homme ne peut ignorer qu’il a une responsabilité éthique »442. Dès que je suis dans le face-à-face, je suis convoqué devant autrui, ce qui veut dire que ma conscience 437 Allusion faite au transcendant, au tout Autre qui est un être infini. Le visage d’autrui laisse apparaître la figure de l’incréé qui crée sans être créé, c’est-à-dire Dieu. Le visage de l’autre est une théophanie. 438 Raymond Chappuis, La solidarité. L’éthique des relations humaines, Paris, PUF, « Que saisje ? », 1999, p. 31. 439 Augustin Dibi Kouadio, « L’unique du visage comme lieu d’épaisseur éthique ». Annales philosophiques de l’UCAO, N°1, p. 25. 440 Lévinas souligne de fort belle manière cette responsabilité pour autrui : « Du fond de la naturelle persévérance dans l’être d’un étant assuré de son droit d’être, du cœur de l’identité originelle du moi – et contre cette persévérance, et contre cette identité – se lève, éveillée en face du visage d’autrui, une responsabilité pour autrui à qui j’ai donc été voué avant tout vœu, avant d’être présent à moi-même ou de revenir à soi ». Cf. Emmanuel Lévinas, Entre-nous, p. 160. 441 La meilleure manière de rencontrer autrui, comme le souligne Lévinas, « c’est de ne même pas remarquer la couleur de ses yeux ! Quand on observe la couleur des yeux, on n’est pas en relation sociale avec autrui. La relation avec le Visage peut certes être dominée par la perception, mais ce qui est spécifiquement Visage, c’est ce qui ne s’y réduit pas ». Cf. Emmanuel Lévinas, Ethique et Infini, Paris, Fayard, 1982, p. 90. 442 Augustin Dibi Kouadio, « L’unique du visage comme lieu d’épaisseur éthique », p. 25.
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sort d’elle-même pour aller vers un autre443. Ceci dit, l’éthique africaine perçue comme philosophie de l’humanitude est une relation d’asymétrie obligeante et non la recherche d’un quelconque perfectionnement et encore moins d’un accomplissement personnel, d’une réalisation de soi. Au terme de ce chapitre, il ressort que l’existence quotidienne laisse apercevoir la multidimensionnalité de la responsabilité de l’être humain en tant que sujet éthique. L’éthique engage, en effet, l’homme à la responsabilité face à ses propres actes, responsabilité face à autrui, responsabilité face au bien commun, responsabilité à l’égard du passé et de l’avenir. Qualifier l’éthique africaine de responsabilité historique de l’être humain revient à dire que c’est dans son contact, son ouverture et sa communion à Dieu que l’Africain découvre sa nature et son identité. De plus, c’est fort de cette ouverture à la transcendance que l’Africain appréhende non seulement sa vocation, mais surtout sa mission véritable dans le monde et dans l’histoire. L’appréhension de l’éthique africaine comme responsabilité historique consiste à montrer qu’à l’Africain apparaît clairement que le présent et le devenir du monde dépendent en partie de la qualité de son être et de son engagement. L’éthique africaine sous-entend, par conséquent, l’orientation de l’agir humain par des normes, la relation de notre agir avec le monde habitable. Ainsi, dans la perspective africaine, l’éthique en tant que réappropriation du désir d’être et de l’effort pour exister, n’est rien moins qu’un ensemble de valeurs morales de la sagesse africaine en vue du bien-être de l’homme et de la société. Il va sans dire que la dignité de l’homme est une modalité fondamentale de l’éthique africaine. Autrement dit, l’éthique africaine accorde une valeur et une priorité constitutives à l’être humain. L’homme est une valeur en soi, une valeur absolue qui mérite considération. L’homme est même l’absolu dans la mesure où il est la valeur première, la valeur fondamentale, celle autour de laquelle gravitent tous les problèmes. Ce qui situe l’homme est au cœur de la pensée africaine. L’éthique africaine est anthropocentrique. Henri Maurier écrit à cet égard qu’en Afrique c’est l’homme qui est au centre de la vision et de l’expérience, et non le cosmos, les objets, l’Etre, l’Un ou le devenir. Non que l’homme soit isolé ou isolable du cosmos, des êtres vivants ou des choses ; mais tout est pour l’homme, tout est symbole et signe pour l’homme, tout est compris à la lumière et à la mesure de l’homme ; le cosmos est à l’image de l’homme et non l’inverse444. 443 Richard Kearney aborde dans le sens. Il écrit à ce propos : « C’est l’autre en nous qui nous interpelle pour que nous agissions pour l’autre extérieur à nous. Si l’on empêche l’autre d’entrer et de sortir du soi, condamnant ainsi le sujet à la claustration et à un moi autiste, alors l’autre devient autre au point de rester totalement aliénant, d’une altérité absolument séparée qui tourmente, persécute, et enfin de comte paralyse. ». Cf. Richard Kearney, « Entre soi-même et un autre : l’herméneutique diacritique de Ricœur », Paul Ricœur, Cahiers de L’Herne 2, Paris, L’Herne, 2004, p. 67. 444 Henri Maurier, Philosophie de l’Afrique noire, p. 36.
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Bien que pour l’Africain l’homme soit la mesure de toute chose, celuici ne peut rien sans la transcendance horizontale et la transcendance verticale qui constituent les paradigmes du vivre-bien, du vivre-ensemble. Nous appelons transcendance verticale l’expérience de relation avec quelqu’un qui est à la fois intime et tout autre, présence mystérieuse et indéfinissable comme la personne elle-même. Quant à la transcendance horizontale, elle est le rapport avec l’autre ; l’autre entendu au sens ricœurien du terme comme personne, communauté, institution. L’homme, en effet, est un être pour les autres à tel point que la personne s’édifie par et dans les relations aux autres. Le rapport avec l’autre doit toujours respecter la primauté de chaque personne. Aussi pouvons-nous souligner que l’homme qui veut se suffire à lui-même et n’avoir aucun recours au transcendant s’expose à l’échec et pire à tournoyer et à mourir d’asphyxie. C’est dire que s’il y a manque d’une transcendance verticale, la personne n’est plus homme. Au total, l’homme africain est un moi communionnel. La vie. Tel est le maître mot qui, comme l’étoile de l’orient guidant les mages jusqu’à la crèche du divin fils, a conduit, de part en part, le second mouvement de notre réflexion. Pour l’Africain, en effet, toute vie est un don de Dieu, des ancêtres et esprits tutélaires et comme telle, elle est sacrée. Ainsi, le sang versé est une des plus grandes souillures du sol : sang de l’homme, sang de l’animal. Généralement, les grosses pluies après des meurtres sont considérées comme une opération de nettoyage et de purification de la terre ainsi souillée par la faute de l’homme. Supprimer une vie exige un acte de repentance, une obtention nécessaire du pardon de Dieu et des hommes. D’où les sacrifices et rituels très complexes prescrits par la culture africaine. Même la mort accidentelle d’un animal domestique proche de l’homme exige une reconnaissance de faute et de réparation. Dans certains groupes ethniques, un honneur est rendu par exemple au chien qu’une voiture écrase. Notons, par ailleurs, que la femme est interdite de verser le sang et par le passé était même interdite d’aller au cimetière lors des enterrements parce qu’alliée de Dieu dans l’œuvre du don de la vie, porteuse et mère de la vie. C’est ainsi qu’une femme ne peut tuer ni un coq encore moins un mouton. La femme ne peut être à la fois source et protection de la vie et en même temps supprimer cette vie. Dès lors, le respect de la vie est ce qui explique et fonde les actions humaines. Il fait que l’homme d’Afrique un perpétuel célébrant de la vie. La vie est plénitude, abondance d’être et d’avoir, résultant de la participation, de la communion à la vie de l’univers, des ancêtres, de Dieu. La vie est à vivre comme communion, partage avec tous les vivants, toutes les créatures. Vivre, c’est non seulement profiter de cet "être-là" dans le monde, mais surtout capter toutes les potentialités, les énergies de vie présente dans le monde, autour de soi, les faire siennes, les intégrer en soi, en tisser sa vie, en faire les fibres de son être et de son existence.
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Pour l’Africain, la vie est une fête communautaire à célébrer quotidiennement parce qu’elle est une opportunité, une chance de salut, de progrès pour soi et pour autrui en vue du vivre-ensemble. En tout état de cause, la vie est une valeur fondamentale de l’existence humaine à telle enseigne que l’accent est fortement mis sur sa recherche avec obstination, sur son accueil avec vénération, sur son attachement avec précaution et exubérance. On dira de la vie qu’elle est ce qu’il y a de fondamentale dans la pensée africaine : « le cogito personnel n’est nullement la base, mais la vie en communion ; l’isolement est synonyme de mort, bien loin de permettre la saisie pleine et entière de soi ; c’est le problème de la vie à vivre qui est primordial en Afrique »445. Si la vie est au cœur de l’exister en Afrique, l’éthique en tant que désir d’être et effort pour exister est une mystique éthique ou une éthique mystique. L’éthique mystique est la conscience que nous prenons du mystère de la vie en nous et autour de nous, de la conscience que nous sommes vie qui veut vivre. Il nous revient de respecter cette vie aussi bien en nous qu’autour de nous dont nous ne sommes pas la cause et dont nous ne connaissons pas les fins. L’homme est vie. Cette vie, affirme Engelbert Mveng, « n’est pas une notion simple et abstraite ; c’est une expérience vécue »446. C’est pourquoi, le point de départ de la philosophie est, selon lui, l’expérience de la vie et de la vie de l’Homme vivant447. L’éthique africaine est un chemin de vie. Ce qui nous revient aussi est notre responsabilité. Le monde, avec toute la vie ou les vies qu’il contient ne nous appartient pas, à nous, les humains ; à l’évidence nous lui appartenons, nous en faisons partie. Nous sommes parties et participants du monde. De ce fait, nous avons à respecter, à ne pas dégrader, à laisser au moins en l’état où nous l’avons trouvé, ce monde, cette création dont l’existence transcende infiniment la nôtre. Pour parvenir à sauvegarder l’intégrité foncière de l’humanité, ne convient-il pas d’être un être attesté ?
445
Henri Maurier, Philosophie de l’Afrique noire, p. 41. Engelbert Mveng, L’Afrique dans l’Eglise : paroles d’un croyant, Paris, L’Harrmattan, 1985, p. 10. 447 Ibidem, p. 10. Souligné par l’auteur. 446
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CHAPITRE CINQUIEME : DE L’ATTESTATION AU CŒUR DE L’HERMENEUTIQUE DU SOI, PARADIGME DE L’ASSOMPTION DE L’AFRIQUE Aujourd’hui, l’un des problèmes cruciaux des pays africains est sans doute l’érosion de la confiance dans les rapports entre personnes et des personnes avec les institutions. L’Africain se mésestime ; il n’a plus confiance en lui-même encore moins en les autres. Il aime à se dire qu’il ne peut jamais connaître une vie glorieuse car étant soumis à une sorte de fatalité. Ainsi s’inscrit-il dans des logiques mythiques tendant à expliquer tout ce qui lui arrive par l’action néfaste des dieux, des ancêtres ou des voisins. L’altérité est source de négativité. Cette négativité se perçoit dans la représentation du travail. Travailler pour de nombreux Africains devient une double punition et une perte de temps : « Pour l’Africain, le travail est non pas un but, mais un moyen et, par surcroît, une nécessité désagréable. Le travail est une corvée dont il faut se débarrasser dès qu’on le peut »448. L’incivisme prend des proportions inquiétantes. Le non-respect de la loi va jusqu’au mépris des institutions. Au fond, l’Africain n’a plus de repères. N’ayant plus de repères, celui-ci a peur au point de ne percevoir que la négativité de l’en-soi. La négativité prend la figure de : la peur de soi, la peur de l’autre, la peur de sa propre pensée, la peur du réel, la peur du passé, la peur du futur, la peur du monde, la peur de lutter, de travailler et d’espérer. D’où le recours à l’attestation au cœur de l’herméneutique du soi qui laisse transparaître que le soi est ouvert au changement et capable d’actions ou d’initiatives. A travers l’attestation au cœur de l’herméneutique du soi, il apparaît implicitement que Ricœur valorise les capacités d’initiative de la personne. C’est pourquoi, la toile de fond de cette étude est de montrer que l’attestation est le point de départ de toute tentative de reconstruction de l’Afrique. En effet, « c’est avec un peuple qui a confiance en lui-même et qui relève le défi du développement que nous pourrons construire l’Afrique éternelle et moderne »449. Nous entendons montrer que l’attestation au cœur de l’herméneutique du soi est le critérium de la renaissance de l’Afrique parce qu’elle est créance et fiance.
448 449
Paul Fokam, Et si l’Afrique se réveillait ? , Paris, Jaguar, 2000, p. 74. Ramsès L. Boa Thiémélé, Nietzsche et Cheikh Anta Diop, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 182.
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5.1. De l’attestation comme créance et fiance 5.1.1. L’attestation, une assurance d’être soi-même agissant et souffrant Dans le vocabulaire ordinaire, l’attestation renvoie à une affirmation verbale ou écrite, à un certificat, à un témoignage. Elle est peut-être comprise comme une prise à témoin, une assurance de la réalité d’une chose, une reconnaissance d’événements, d’actes. Qu’en est-il du sens de l’attestation dans la pensée ricœurienne ? Dans la philosophie de Ricœur, l’attestation apparaît comme le statut original assigné à la phénoménologie du soi. En d’autres termes, l’attestation est le mode fiable de la connaissance de soi. Elle est l’assurance qu’a un individu d’être soi-même. Ricœur adopte le vocable « attestation » pour caractériser le mode épistémique des assertions ressortissant au registre des capacités. Il exprime parfaitement le mode de croyances attaché aux assertions de la forme : « je crois que je peux », pour le distinguer de la croyance doxique en tant que forme faible du savoir théorique. L’attestation est une croyance, non pas au sens de « je crois que »450, mais plutôt au sens de « croire en »451 et de « croire avec »452. Ainsi dit, l’attestation est la croyance en soi en tant qu’être doté de pouvoirs. Définie comme la confiance dans les pouvoirs de l’homme, l’attestation fait de l’herméneutique du soi une philosophie du sens. Ricœur dira qu’elle « est la sorte de croyance et de confiance qui s’attache à l’affirmation du soi comme être agissant (et souffrant) »453. Affirmation du soi comme être agissant et souffrant, l’attestation est une reconnaissance de ses aptitudes. Selon les termes de Ricœur, elle est « créance et fiance454 » dans le pouvoir de dire, de faire, de se raconter, d’assumer ses responsabilités morales et de se souvenir. A cet égard, elle se rapproche du témoignage, « dans la mesure où c’est en la parole du témoin que l’on croit »455. L’attestation est dite créance parce qu’elle oblige, engage et exige que l’individu se détermine comme le maître de son devenir. Elle est aussi une sorte de confiance, comme l’expression d’attestation fiable le suggère456. En outre, comme fiance, l’attestation engage le soi et son autre en vue d’une reconstruction à la fois de soi et du monde.
450
Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 33-34. Ibidem, p. 33-34. 452 Ibidem, p. 33-34. 453 Paul Ricœur, Réflexion faite. Autobiographique intellectuelle, p. 99. 454 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 348. 455 Ibidem, p. 33. 456 Ibidem, p. 34. 451
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L’attestation restaure la confiance en soi et établit la relation entre le soi et son autre :« l’équivalence entre le "toi aussi" et le "comme moi-même" repose sur une confiance qu’on peut tenir pour une extension de l’attestation en vertu de laquelle je crois que je peux et que je vaux »457. Permettant non seulement à l’individu d’être lui-même et de se reconnaître dans ses capacités, l’attestation est à comprendre comme une sorte d’énergie vitale, de "conatus"458 qui habite tout homme et le propulse en avant pour lui faire vaincre toutes les peurs et les angoisses auxquelles il est confronté. L’attestation est la reconnaissance et l’affirmation de la volonté créatrice dont dispose un sujet donné.
5.1.2. Attestation de soi et assomption de l’Afrique L’attestation de soi est le fait de se fier en ses pouvoirs dans la connaissance de soi-même. Elle est aussi le fait de se réapproprier le sens de soi que les pouvoirs propres déposent hors de soi, de se laisser renseigner sur soi-même par ses propres pouvoirs. Etant donné que l’homme est capable de faire sens et que ses pouvoirs sont des pouvoirs de sens, pour une reconstruction de l’Afrique, il est impérieux d’être animé du "conatus" qui est une espèce de sentiment de sécurité. Le manque de sécurité en soi expose à tous les dangers, tous les risques d’agression physique et psychologique, à tous les inconvénients, à tous les périls. Ce n’est que par une attestation que les Africains pourront se libérer de la peur de l’enfer, la peur de la menace et du chantage affectif, de la soumission stupide aux forces occultes pour s’inventer. L’attestation de soi est la condition d’une pleine réalisation de soi parce que les individus ou les peuples qui n’ont pas une grande confiance en eux-mêmes sont souvent assez fragiles, vulnérables, donnant facilement prise à des attaques, des agressions et des assauts. Fragilisés par cette absence de confiance en soi ils ne peuvent contribuer au développent de leur pays puisque « […] le ressort du développement réside en définitive dans la confiance accordée à l’initiative personnelle, à la liberté exploratrice et inventive – à une liberté qui connaît ses contreparties, ses devoirs, ses limites, bref, sa responsabilité c’est-à-dire ses capacités à répondre d’elle-même »459. Avoir confiance, c’est se fier à soimême, ne pas permettre à autrui de prendre soin de ses problèmes personnels et communautaires. La confiance suggère que le soi compte sur lui-même, qu’il bâtisse à partir de lui-même et qu’il fasse de lui-même ce qu’il doit être. La confiance est une attitude d’esprit. Elle est une force mentale. Appréhendée comme une force mentale, la confiance est, selon les termes de Alain 457
Ibidem, p. 226. Concept spinoziste renvoyant à la puissance d’agir, à l’énergie spirituelle essentielle. Cf. Ethique, III, proposition VII, p. 190. 459 Alain Peyreffite, La société de confiance. Essai sur les origines du développement, Nouvelle édition, Paris, Odile Jacob, 2005, p. 19. 458
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Peyrefitte, « le tiers facteur immatériel ; signe qualitatif et invisible, qui valorise ou inhibe, féconde ou stérilise les deux premiers facteurs – matériels, visibles, quantitatifs – du capital et du travail »460. La confiance, en tant que tiers facteur immatériel, est un véritable ressort de la liberté. Elle permet ainsi de vaincre les forces du désespoir. La confiance dans la liberté créatrice est la matrice du développement : « Il y a développement quand une société se sent confiée à elle-même, quand elle vit en confiance »461. La confiance est l’âme du développement. A la suite des Japonais, pouvons-nous comprendre que le développement n’est pas un simple article d’importation, mais une véritable exigence intérieure de transformation462. De toute évidence, le développement n’est possible que par un éthos de confiance compétitive. L’éthos de confiance compétitive est une mentalité, une libre élection du destin personnel, un dépassement de soi. Autrement dit, c’est l’art de s’adapter, c’est-à-dire de rester soi-même tout en changeant pour épouser son temps. Alain Peyrefitte appelle éthos de confiance compétitive « ce comportement, irréductible aux déterminismes géophysiques ou sociaux, et qui procède, au contraire, d’une autodétermination contingente. Selon qu’il est en chaque individu, activé ou inhibé, ce comportement déclenche ou verrouille le développement éducatif, commercial, financier, industriel, social, politique »463. L’éthos de confiance s’assimile à un réservoir d’énergie spirituelle permettant de créer, d’inventer, d’innover et de se libérer du carcan du fatalisme, du déterminisme, du fixisme. Selon Peyreffite, c’est « le nom propre d’une modernisation responsable – toujours menacée par le fatalisme, le repli sur soi, le clientélisme, la mise à l’abri des structures immuables, la néophobie, l’esprit rentier »464. L’éthos de confiance se définit par la liberté, l’innovation, l’adaptation, le risque contrôlé et la responsabilité qui représentent les éléments constitutifs d’une société de confiance. Partant, Alain Peyrefitte rend actuel les idées de volonté de puissance affirmative, de transmutation des valeurs, d’éternel retour et de la grande santé, chères à Nietzsche. L’éthos de confiance n’est rien moins que l’inscription des valeurs nouvelles sur des tables nouvelles. En tout état de cause, l’éthos de confiance consiste à faire montre de volonté créatrice. Cette volonté créatrice que Ricœur appelle attestation de soi est un « oui sacré »465. Par l’attestation de soi ou la confiance en soi, l’individu prend en main son
460 Alain Peyreffite, Du "miracle" en économie. Leçons au collège de France, Paris, Odile Jacob, 1995, p. 29. Souligné par l’auteur. 461 Alain Peyreffite, La société de confiance, p. 452. 462 Alain Peyreffite, Du "miracle" en économie, p. 281. 463 Ibid., p. 287. 464 Ibid., p. 288. 465 Expression nietzschéenne renvoyant à la volonté de puissance affirmative et à la transmutation des valeurs. Cf. Nietzsche, Ainsi Parlait Zarathoustra, I, « Des trois métamorphoses », trad. G. Bianquis, Paris, Gallimard, 1947, p. 45.
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propre destin, il crée ses propres valeurs en s’affirmant, en accordant la primauté à la vie. Par l’entremise de sa philosophie du sentiment historique, Cheikh Anta Diop invite aussi à la culture de la confiance en soi au détriment du nihilisme dévastateur qui a installé les Africains dans une impasse. Le sentiment historique ou la confiance en soi est ce qui peut vaincre le sentiment diffus de n’être rien et de ne rien avoir à proposer aux autres. La confiance est le facteur mental de la réalisation de soi. Sans nul doute, c’est dans cette optique qu’Alain Peyrefitte définissait le développement comme une spirale vertueuse dont le générateur est une initiative de l’esprit466. Le courage de l’intelligence humaine est le principe matriciel du développement. Il convient, par conséquent, de reprendre confiance en soi pour une assomption de l’Afrique. De plus, c’est par l’éthos de confiance que l’Afrique, tel un serpent, parviendra à se libérer de sa peau morte. Dit autrement, pour sortir l’Afrique du nihilisme actuel, l’aspiration à une société de confiance est une urgence car elle est une société en expansion. La société de confiance est une société de solidarité, de projet commun, d’ouverture, d’échange, de communication tandis que la société de défiance est une société frileuse ; une société où la vie commune est un jeu à somme nulle, une société propice au mal-vivre national et international, à la lutte des classes, à la jalousie sociale, à l’enfermement. Par ailleurs, pour rebâtir le continent africain, nous devons être constants dans notre volonté malgré toutes inclinations changeantes afin de donner un sens à l’existence. Nous devons être capables de persévérer dans notre identité-mêmeté et surtout de persévérer dans notre engagement à être soi malgré les circonstances de la vie. Ce n’est que par l’attestation que nous pourrons nous affirmer comme des êtres capables de dire oui à la vie, d’inventer la vie : « En inaugurant l’idée de capacité par le pouvoir dire, nous conférons d’un seul coup à la notion d’agir humain l’extension qui justifie la caractérisation comme homme capable du soi se reconnaissant dans ses capacités »467. Aussi, la reconstruction de l’Afrique ne peut-elle être possible que par l’écoute d’une autre parole. En d’autres termes, pour se développer, il convient d’accorder non seulement une lettre de créance aux dires de l’autre mais à l’autre en tant que sujet capable. Sans une reconnaissance des capacités du prochain, il est impensable de construire une nation, un continent encore moins une famille. La confiance, au sens où nous l’entendons ici comme assentiment à la parole d’autrui et la reconnaissance des capacités d’autrui, est la première condition du lien social. Elle est fondatrice des rapports humains : « Dans la sympathie vraie, le soi, dont la puissance d’agir est au départ plus grande que celle de son autre, se retrouve affecté par tout ce que l’autre souffrant lui offre
466 467
Alain Peyreffite, La société de confiance, 452. Paul Ricœur, Parcours de la reconnaissance, p. 156.
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en retour »468. Sans cette confiance en l’autre, il n’y a pas de vie sociale. Outre, la confiance, le désir de vivre bien avec et pour les autres dans des institutions justes passe par l’attestation mnémonique.
5.2. L’attestation mnémonique et l’imaginaire social africain 5.2.1. Le souvenir comme noème de la mémoire L’attestation du soi en tant qu’être capable de faire mémoire est ce que nous désignons par attestation mnémonique. Cette attestation mnémonique commence avec le souvenir, pôle objectal de la mémoire. Le souvenir est la chose visée et la mémoire est appréhendée comme la visée même de la conscience. Cependant, cette visée est toute de mouvement rétrospectif étant donné que sa visée est du passé. Dire du souvenir qu’il est le noème de la mémoire revient à montrer que la mémoire porte sur ce qui a été et qui ne peut pas n’avoir plus été. Le souvenir porte sur ce qui a été et qui n’est plus, ce qui ne peut pas ne pas avoir été. Ce dont on se souvient est le "quoi" ? de la mémoire. Le "quoi ?" de la mémoire est la chose même sur laquelle porte la mémoire. Cette dernière, comme d’ailleurs toutes les fonctions de l’homme, se laisse véritablement saisir et décrire à partir de la chose visée ou noème. La mémoire est le moyen le plus sûr pour savoir ce qui s’est passé dans le monde ou ce qui est arrivé dans ce monde du passé. Un lien intime entre l’homme et le monde marque le pouvoir de faire mémoire car se souvenir ou avoir des souvenirs est pour l’homme une manière de se rapporter au monde. On se souvient toujours de quelque chose, comme on a toujours conscience de quelque de chose. Et c’est à partir de « ce quelque chose » qu’on remonte à la mémoire elle-même et qu’on la saisit comme une des capacités fondamentales de l’homme. Le "quoi ?" est antérieur au "qui ?" de la mémoire. C’est avec la question « qui se souvient ? » que la reconnaissance du souvenir égalera la reconnaissance de soi469. Noème de la mémoire, le souvenir est ce par quoi l’on parvient à saisir le soi comme un être fondamentalement capable de se souvenir. Se souvenir, « c’est en effet pour l’homme une manière telle d’exister que le passé puisse « revivre » au présent, peu importe pour l’instant le mode de cette reviviscence »470. Le soi peut se souvenir parce qu’il est historique. Nous faisons l’histoire et nous faisons de l’histoire parce que nous sommes historiques. C’est dire que c’est l’être-historique du soi qui est la condition de possibilité de son faire-mémoire. Ainsi, en se souvenant des choses du passé, le soi se souvient de soi-même.
468
Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 223. Ibidem, p. 181. 470 Bernard Ilunga Kayombo, De l’attestation du soi, p. 274. 469
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Se souvenir est une initiative du soi. Si le soi fait mémoire, c’est pour être mieux que ce que ses capacités les plus fondamentales lui donnent d’être un homme. La mémoire fait de l’homme un homme. Elle est en vue de la création de l’homme en l’homme. Elle est un pouvoir d’humanisation. En conséquence, se souvenir, c’est toujours se souvenir en vue de l’humanité à conquérir. Se souvenir, c’est tisser l’humanité en soi. En cela réside la téléologie du pouvoir faire mémoire. En partant de l’idée selon laquelle le faire-mémoire s’inscrit dans un réseau d’exploration pratique du monde, d’initiative corporelle et mentale qui font de nous des sujets agissants471, Ricœur nous met face à la mémoirehabitude de Henri Bergson. En effet, dans Matière et Mémoire, Bergson met en évidence deux types de mémoire à savoir la mémoire-habitude et la mémoire-souvenir472. Suivons pas à pas Bergson au sujet de la mémoirehabitude. La mémoire-habitude est « celle que nous mettons en œuvre quand nous récitons la leçon sans évoquer une à une chacune des lectures successives de la période d’apprentissage. Dans ce cas, la leçon apprise fait partie de mon présent au même titre que mon habitude de marcher ou d’écrire ; elle est vécue, elle est agie, plutôt qu’elle n’est représentée »473. A la différence de la « mémoire pure » 474 ou mémoire-souvenir qui est celle de mon histoire, c’est-à-dire où le passé surgit en moi sous forme de souvenirs purs, indépendants du corps, la mémoire-habitude est faite d’automatismes et de mécanismes moteurs. Au lieu de contenir notre passé et de représenter notre essence spirituelle authentique, elle désigne un véritable mécanisme corporel. De ce fait, la mémoire-habitude se situe dans le prolongement des savoir-acquis ou savoir-faire préformés. Les savoir-faire préformés, que sont les réflexes, les instincts pour ne citer que ceux-là, sont des manières propres à l’homme de se rapporter au monde qui lui sont donnés du seul fait d’être un homme. Par la mémoire-habitude, le corps emmagasine en lui la manière de se rapporter au monde au lieu de recommencer chaque fois à l’apprendre, et la tient prête pour le cas où il en aura besoin. En effet, quand j’apprends un texte par cœur, j’accomplis et je répète un certain nombre de gestes connus. La mémoire-habitude est par conséquent une mémoire du corps pour ne pas dire une prouesse du corps. D’où sa qualification de « mémoire réitérative »475 par Andrew Barash. La mémoire-habitude, à l’évidence, désigne les savoir-faire acquis 471
Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 151. Henri Bergson, Matière et Mémoire. Essai sur la relation du corps à l’esprit, Paris, PUF, 1963, pp. 225-235. 473 Ibidem, p. 227. 474 Concept bergsonien. 475 Andrew Jeffrey Barash, « Pour une politique de la mémoire à partir d’une interprétation de la sagesse pratique chez Paul Ricœur », dans Andrew Jeffrey Barash et Delbraccio Mireille, La sagesse pratique. Autour de l’œuvre de Paul Ricœur, Amiens, Centre national de documentation pédagogique de l’académie d’Amiens, 1998, p. 185. 472
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que le corps s’incorpore en vue de s’alléger la tâche d’agir dans le monde. Ces savoir-faire établis dans le corps sont le noème ou "le quoi ?" de cette sorte de mémoire. La mémoire-habitude en tant que mémoire du corps laisse apparaître l’altérité ontologique du soi puisque c’est toujours en tant que soi-même comme un autre que le soi se souvient. Par son caractère de savoir préformé, nous constatons que la mémoire-habitude n’épuise pas tout le sens du souvenir. Dans ce cas, il convient de voir du côté du souvenir évocation et du souvenir rappel qui sont d’autres sortes de souvenir. Le souvenir évocation est le souvenir ne demandant aucun effort volontaire de la part de l’homme. Celui-ci n’y est pour rien. Il se surprend en train de se souvenir dans la mesure où un souvenir lui apparaît spontanément dans la conscience sans son vouloir. Ricœur n’a pas eu tort de définir l’évocation comme « la survenance actuelle d’un souvenir »476. Dans le souvenir évocation, le pouvoir de faire mémoire échappe presque entièrement à l’homme. C’est dire que l’homme se souvient malgré lui. Le fait de se souvenir malgré soi évoque à l’esprit la passivité du soi. Celui-ci ne fait que consentir, acquiescer. Si le souvenir évocation fait montre de l’impuissance de l’homme, le souvenir rappel, lui, relève de l’effort de l’homme. Le rappel est effort de l’homme dans la recherche de la chose du passé. Mais c’est un effort intellectuel477. Sans doute, c’est parce qu’il est effort de l’homme dans la quête du souvenir que Ricœur le désigne par le « terme emblématique de recherche (zetesis) »478. A la différence de l’évocation où le sujet est passif, le rappel engage consciemment le soi. Celui-ci s’efforce pour ramener à l’esprit un fait, pour se rappeler un événement. Le rappel ou recollection est "anamnesis", anamnèse. Le rappel est anamnèse parce qu’il est la remémoration, le retour à ce qui a été auparavant vu, éprouvé. Il est la recherche de ce que l’on a connu antérieurement. Si l’anamnèse est recouvrement de ce qui a été auparavant appris, ne retombons-nous pas dans l’impasse de la mémoire-habitude en tant que réalité qui n’épuise pas le sens du souvenir ? Si dans une première perspective, le souvenir est marqué du sceau de l’antériorité, dans une seconde vision des choses, le souvenir habite dans ce monde concret. L’on ne peut parler du souvenir en tant que rappel sans tenir compte de la réalité, de nos perceptions sensibles. Le souvenir a affaire avec le monde sensible. A ce sujet, Ricœur affirme : Platon l’avait mythifiée en la liant à un savoir prénatal dont nous serions séparés par un oubli lié à l’inauguration de la vie de l’âme dans un corps qualifié ailleurs de tombeau […], oubli en quelque sorte natal qui ferait de la recherche un réapprendre de l’oublié. Aristote […] a en quelque sorte naturalisé l’anamnesis, la rapprochant ainsi de ce que nous appelons dans l’expérience quotidienne le rappel479. 476
Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, p. 32. Henri Bergson, L’énergie spirituelle, Paris, PUF, 1963, p. 932. 478 Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, p. 33. 479 Ibidem, p. 33. 477
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Le rappel est désir d’être et effort pour exister. Il est lié au désir d’être, à l’acte d’exister. Parce que j’existe, je fais l’effort de me rappeler. L’on s’efforce de se rappeler parce qu’étant capable d’oublier. L’oubli est le spectre qui plane sur la mémoire. En cherchant à se rappeler, à se souvenir, l’homme mène en sourdine une lutte acharnée contre l’oubli. Ricœur dira en substance : La recherche du souvenir témoigne en effet d’une finalité majeure de l’acte de mémoire, à savoir de lutter contre l’oubli, d’arracher quelques bribes de souvenirs à la ‘rapacité’ du temps, à l’’ensevelissement’ dans l’oubli. Ce n’est pas seulement la pénibilité de l’effort de mémoire qui donne au rapport sa coloration inquiète, mais la crainte d’avoir oublié, d’oublier encore, d’oublier demain de remplir telle ou telle tâche ; car demain il ne faudrait pas oublier… de se souvenir480.
Il en découle que le pouvoir de se rappeler peut être mis en échec par l’oubli. Si l’oubli est ce contre quoi lutte la mémoire en tant qu’effort de rappel, il est cependant, pour Nietzsche, "une force et la manifestation d’une santé robuste"481. Ainsi, l’oubli est la condition du désir d’être et de l’effort pour exister et non le rappel. Le rappel serait dans ce cas une manifestation de la volonté de puissance négative et par ricochet une expression de la petite santé. Or, l’oubli requiert une grande santé. Il est une force et la manifestation d’une santé robuste482. L’oubli est la faculté la qualité des forts : « L’homme à la volonté affirmative et puissante possède une mémoire oublieuse »483. L’oubli est la faculté d’inhibition active. Oublier, c’est dire oui à la pensée des pensées : l’Eternel Retour484. En tant que faculté positive, l’oubli rend heureux. Selon Nietzsche, « qu’il s’agisse du plus petit ou du plus grand, il est toujours une chose par laquelle le bonheur devient le bonheur : la faculté d’oublier ou bien, en termes plus savants, la faculté de sentir les choses, aussi longtemps que dure le bonheur, en dehors de toute perspective historique »485. L’oubli est un facteur positif de libération de l’homme. Il définit l’homme. Il fait de l’homme un homme. Malgré l’apologie du rappel et de l’oubli, nous parvenons à la conclusion selon laquelle l’attestation mnémonique décentre le soi et fait apparaître son altérité fondamentale. En effet, oublier tout comme se souvenir ou faire mémoire est, pour le soi, oublier, faire mémoire en tant que soi-même comme un autre. Il y a une dépendance entre la mémoire du soi et la mémoire des autres que soi. C’est 480
Ibidem, p. 36-37. Friedrich Nietzsche, Fragments posthumes, début 1880 – printemps 1881, Paris, trad. Julien Hervier, Paris, Gallimard, Vol. IV, 1980, p. 531. 482 Friedrich Nietzsche, Généalogie de la morale, 2e dissertation, § 1, trad. Isabelle Hildenbrand et Jean Gratien, Paris, Gallimard, 2003, p. 251. 483 Boa Thiémélé, « Le temps du remords chez Nietzsche et Alquié », Revue Ivoirienne de Philosophie, Le Korè, n° Spécial, 1991, p. 73. 484 Ibidem, p. 66. 485 Friedrich Nietzsche, Considérations inactuelles 1 et 2, trad. Pierre Rusch, Paris, Gallimard, 1990, p. 96. 481
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dire que le « je me souviens » n’est jamais sans les « tu te souviens », « il se souvient », « nous nous souvenons ». Des personnes autres que moi font mémoire avec moi, même si individuellement je puis faire mémoire, c’est forcément avec leur concours. Le passé et les expériences dont je fais mémoire sont un passé et des souvenirs partagés en commun avec les autres.
5.2.2. De la mémoire comme affirmation de "l’hominité"486 de l’homme Si l’étude précédente a mis en évidence le « quoi ? » de la mémoire, la présente, porte sur le « qui ? » de la mémoire, autrement dit l’auteur des phénomènes mnémoniques. Ainsi, eu égard à cette problématique du « qui ? » de la mémoire, Paul Ricœur propose une sorte de triade de la mémoire : la mémoire personnelle, la mémoire des proches et la mémoire collective. En d’autres termes, la mémoire est attribuable à moi, à toi, à lui, en tant que sujet individuel, tout comme à nous, à vous et à eux, en tant que sujet collectif. De toute évidence, la mémoire est attribuable à moi et à mes proches, désignés par les « toi » et même les « il », comme elle est attribuable à des groupes sociaux. Scrutons à présent chaque catégorie de la mémoire. Dans cette première approche, la mémoire est singulière. La mémoire est mienne à telle enseigne que les souvenirs sont mes souvenirs et les souvenirs de moi-même. Me souvenir de quelque chose équivaut à me souvenir de moi-même comme le sujet de mes souvenirs. La mémoire est une capacité attribuable à la personne individuelle : « Mes souvenirs ne sont pas les vôtres. On ne peut transférer les souvenirs de l’un dans la mémoire de l’autre. En tant que mienne, la mémoire est un modèle de mienneté, de possession privée, pour toutes les expériences vécues du sujet »487. La personne individuelle est le sujet de la mémoire. Cette problématique de la personne individuelle comme sujet de la mémoire est translucide à partir de la discussion menée par Ricœur avec saint Augustin, John Locke et Edmund Husserl qui sont les figures de proue de la "tradition du regard intérieur"488. Pour ceux-ci, la mémoire se situe dans le for interne de la personne. Elle fait partie du patrimoine ontologique de la personne. La
486 Concept employé par Jankélévitch pour désigner l’humanité non pas au sens extensif de l’ensemble des hommes, mais intensif de la qualité humaine : ce qui fait qu’un homme est un homme. L’"hominité" n’est rien d’autre que l’humanité de l’homme. L’idée sous-jacente au titre ci-dessus, c’est de montrer que la mémoire est le pouvoir de création de l’homme en l’homme. Cf. dans Jankélévitch, L’imprescriptible, p. 22. 487 Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, p. 115. 488 Ibidem, p. 115 -146. Cette tradition a pour caractéristique de barrer la voie de l’attribution de la mémoire à un groupe social donné. Augustin peut être bien considéré comme l’initiateur de cette tradition, laquelle est arrivée jusqu’à Husserl, qui la radicalisera en passant par Locke.
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mémoire est quelque chose d’attribuable à "l’homme intérieur"489 pour parler comme saint Augustin. Intériorité de l’homme, la mémoire est ce qui définit l’homme en tant qu’homme. De toute évidence, dans la perspective augustinienne, l’humanité de l’homme réside dans sa capacité à faire mémoire. Le pouvoir de faire mémoire est une des capacités de l’homme intérieur. C’est pourquoi, en se souvenant des choses, c’est de soi-même que je me souviens. Cela revient à dire que c’est dans l’intériorité qu’a lieu le rappel en tant que recherche du souvenir. Nous pouvons lire ceci : Mémoire des « choses » et mémoire de moi-même coïncident : là, je me rencontre aussi moi-même, je me souviens de moi-même, de ce que j’ai fait, quand et où je l’ai fait et quelle impression j’ai ressentie quand je le faisais. Oui, grande est la puissance de la mémoire, au point que "je me souviens même de m’être souvenu"490.
Si, en se souvenant de quelque chose, on se souvient de soi, il va sans dire que faire mémoire est effort de connaissance de soi. Cette idée de la mémoire comme effort de connaissance de soi a été, jadis, développée par John Locke pour qui « le souvenir de soi est le critère de l’identité personnelle »491. Ainsi, ce que je suis, c’est ce que je me rappelle d’être. Être identique à soi-même, c’est se souvenir d’être soi-même et de le demeurer à travers le temps. Mes souvenirs de moi-même sont mon identité. C’est dire que la mémoire est ce par quoi apparaît l’identité personnelle. En commentant John Locke, Ricœur laisse poindre que l’identité personnelle, « la sameness vaut la mémoire »492. En d’autres termes, l’identité personnelle a besoin du support de la mémoire. A l’évidence, l’identité personnelle passe par la mémoire. Puisque l’identité personnelle advient par la mémoire, celle-ci fait l’homme. Ricœur affirme à juste titre : « Ce n’est pas l’âme qui fait l’homme, mais la même conscience »493. Dans une perspective ricœurienne, conscience et mémoire sont une seule et même réalité, sans égard pour un support substantiel494. Etant donné que la mémoire est l’autre nom de la conscience, l’identité personnelle advient par conséquent dans la conscience. Il appert qu’identité et conscience font cercle : « La conscience seule fait l’identité personnelle »495. Ricœur insinue dans ce sillage que « la personne pour Locke est identifiée par la seule conscience qui est le self, à l’exclusion d’une 489 A l’inverse de l’homme extérieur qui est dispersé dans le divertissement, l’homme intérieur, chez Saint Augustin, est un homme retrouvé, sauvé de l’égarement hors de lui-même. 490 Saint Augustin, Confessions, X, XIII, 20, trad. Louis de Mondason, Paris, Editions Pierre Horay, 1982, p. 262. 491 John Locke, Identité et Différence. L’invention de la conscience, trad. Etienne Balibar, Paris, Seuil, 1998, pp. 256-273. 492 Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, p. 127. 493 Ibidem, p. 127. 494 Ibidem. 495 John Locke, Identité et Différence, p. 259.
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métaphysique de la substance, laquelle, sans être radicalement exclue, est méthodiquement suspendue »496. Il n’y a d’identité personnelle que par la conscience. Avec Husserl, la conscience se souvenant se constitue en dehors de toute référence aux choses mêmes sur lesquelles elle porte497. En effet, traitant de la mémoire, Husserl est parti du pôle objectal de celle-ci pour arriver à la conscience se rappelant. Une fois arrivé à la conscience, Husserl a, selon Ricœur, brûlé les ponts derrière lui dans la mesure où il traita de la mémoire en la situant uniquement dans la conscience, abstraction totalement faite de la face objectale de cette mémoire. Ce qui fera dire à Ricœur que « c’est au cœur de cette problématique que se produit le mouvement de bascule, à la faveur duquel le regard intérieur se déplace de la constitution de la mémoire dans son rapport encore objectal à un objet qui s’étale dans le temps, qui dure, à la constitution du flux temporel à l’exclusion de toute visée objectale »498. De phénoménologique qu’elle était, la démarche bascule dans l’égologie. Ainsi, le regard, d’abord extérieur, remonte vers l’intérieur où il s’enferme. Husserl se situe au cœur de la conscience repliée sur elle-même pour traiter de la mémoire. Partant, la mémoire est égologique. Elle est fondamentalement mienne, et si elle peut être tienne, ce ne pourrait être qu’à la faveur d’un transfert analogique. La mémoire se décline avant tout à la première personne : je me souviens. Somme toute, pour les philosophes du regard intérieur, la mémoire se confine dans les limites étroites de la conscience de la personne individuelle. Si pour la philosophie du regard intérieur, la mémoire est mienne et non collective, toutefois, la mémoire collective est importante, car, comme le disait Maurice Halbwachs, pour se souvenir, on a besoin des autres. J’ai beau me souvenir de moi-même, je ne suis jamais seul quand je me souviens499. Le passé sur lequel porte la mémoire est toujours un passé vécu avec et pour les autres. De même, le présent sur lequel revient le souvenir est également un présent avec et pour les autres. La mémoire collective est, en conséquence, une mémoire avec et pour les autres. C’est dire que c’est toujours collectivement qu’on se souvient quand bien même on a l’impression de se souvenir individuellement. Il en découle que la mémoire individuelle et la mémoire collective sont comme les deux ailes de l’oiseau lui servant de locomotion. La mémoire individuelle et la mémoire collective ne s’excluent pas : Si la mémoire collective tire sa force et sa durée de ce qu’elle a pour support un ensemble d’hommes, ce sont cependant des individus qui se souviennent en tant que membres du groupe. Nous dirons volontiers que chaque mémoire individuelle est un point de vue sur la mémoire collective, que ce point de vue 496
Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, p. 124. Edmund Husserl, Méditations cartésiennes, première méditation, p. 21. 498 Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, p. 132. 499 Maurice Halbwachs, La mémoire collective, Paris, PUF, 1950, p. 63. 497
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change selon la place que j’y occupe et que cette place elle-même change selon les relations que j’entretiens avec d’autres milieux500.
Dans la mémoire collective, la mémoire est absolument tournée vers l’extérieur, vers le social. Les cadres sociaux de la mémoire que sont le groupe ou la société constituent ainsi les sujets de la mémoire. Cela laisse entendre que la mémoire collective est une mémoire sociologique, du moins, ma mémoire s’exerce dans un contexte sociologique qui fait d’elle notre mémoire. Au demeurant, la mémoire collective est attribuable à des entités, des groupes sociaux et non à des individus particuliers. La collectivité est en somme porteuse de la mémoire. Cependant, Paul Ricœur avoue une préférence pour la mémoire des proches, car ceux-ci ajoutent une note spéciale touchant les deux événements qui limitent une vie humaine, la naissance et la mort : « Le premier échappe à ma mémoire, le second barre mes projets. Mais les deux ont importé ou vont importer à mes proches. Quelques-uns pourront déplorer ma mort. Mais auparavant quelques-uns ont pu se réjouir de ma naissance et célébrer à cette occasion le miracle de la natalité »501. Ricœur place les proches entre la mienneté et la socialité. Les proches sont ceux avec qui nous partageons une sorte de mémoire intime commune. Mes proches sont ceux-là qui approuvent que j’existe et s’en réjouissent : Mes proches sont ceux qui m’approuvent d’exister et dont j’approuve l’existence dans la réciprocité et l’égalité de l’estime. L’approbation mutuelle exprime le partage de l’assertion que chacun fait de ses pouvoirs et de ses nonpouvoirs, ce que j’appelle attestation dans Soi-même comme un autre. Ce que j’attends de mes proches, c’est qu’ils approuvent ce que j’atteste : que je puis parler, agir, raconter, m’imputer à moi-même la responsabilité de mes actions502.
Les proches sont ceux qui comptent pour nous et aux yeux de qui nous avons du prix. Cela revient à dire que c’est dans un climat de sollicitude partagée que se fait l’attribution de la mémoire. En ce sens, le soi ne peut pas s’attribuer les souvenirs sans les attribuer aux proches et à tous les autres. Le soi ne peut se souvenir qu’en s’orientant vers les autres. Ainsi, la mémoire est à la fois mienne et nôtre. Elle est attribuée au soi, aux proches du soi et aux autres en tant qu’ils font partie de la même entité sociale que le soi. En tant que mienne, tienne et nôtre, la mémoire n’est-elle pas en vue de la vie bonne ? Que doit être cette mémoire pour que l’Afrique s’éveille à soi ? De qui ou de quoi l’Afrique doit-elle se souvenir ?
500
Ibidem, p. 94-95. Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, p. 278. Cette idée arendtienne est reprise par Paul Ricœur dans La mémoire, l’histoire, l’oubli, p. 162. 502 Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, p. 162. 501
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5.2.3. La mémoire et la visée de la vie bonne en Afrique Reconnaissant et représentant le passé comme passé, la mémoire, rappelons-le, est la faculté psychique par laquelle nous nous en souvenons. Elle est à cet égard la capacité et le pouvoir que l’on a de se souvenir503. Capacité de l’homme, la mémoire certes regarde en arrière, mais est en vue de ce qui vient en avant de l’homme. Elle est en vue de la création de l’homme en l’homme. Cette possibilité de création de l’homme en l’homme exige un effort de se souvenir, une capacité d’oublier et un pouvoir de pardonner. François Dosse affirme en ce sens : « La mémoire participe pour Ricœur à une phénoménologie plus globale de l’homme capable, du « Je peux » qui se décline en un "pouvoir se souvenir", "un art d’oublier" et "un savoir pardonner" »504. Si la mémoire est la capacité de se souvenir, l’art d’oublier et de savoir pardonner, c’est dire qu’elle est le critère de l’identité personnelle. Autrement dit, la mémoire est une identité narrative car consistant à raconter une vie, à se reconnaître soi-même. A ce propos, Domenico Jervolino écrit : La mémoire en effet, qui culmine en cette forme suprême de la reconnaissance, n’est pas seulement reconnaissance d’une chose passée mais reconnaissance de soi-même. Ce lien entre la mémoire et le soi est si étroit que la mémoire a pu être considérée comme le critère par excellence de l’identité personnelle étendue à son tour à toutes les formes d’identité communautaire505. La mémoire consiste non seulement à affirmer l’identité personnelle, mais surtout à vivre-bien. Vivre bien c’est, par conséquent, faire l’effort de se rappeler, être capable d’oublier et savoir pardonner. Il convient de scruter maintenant les deux dernières modalités du vivre-bien que sont l’art d’oublier et le savoir pardonner. L’oubli est certes ce contre quoi se dresse l’effort de rappel. Cependant, il y a une sorte d’oubli, l’oubli positif qui concourt à la vie bonne et qui fait de la mémoire une mémoire heureuse. Une mémoire heureuse n’est pas celle qui enregistre et conserve tout. Elle est, au contraire, celle qui cherche à se rappeler et à oublier. Cela revient à dire qu’il ne faut pas tout oublier, mais il faut impérativement oublier quelque chose. L’oubli est, par conséquent, un impératif de la vie bonne avec et pour autrui. Par exemple, pour une mémoire heureuse en Côte d’Ivoire, il est, non seulement, impératif d’oublier les affres de la guerre, mais surtout de prendre conscience de l’histoire et d’en tirer des leçons pour que cela ne se produise plus. Les tueries 503
Le souvenir est perçu « comme versant « objectal » de la mémoire ». Cf. Paul Ricœur, Parcours de la reconnaissance, p. 181. 504 François Dosse, Paul Ricœur, Michel de Certeau. L’histoire : entre le dire et le faire, Paris, L’herne, 2006, p. 88. 505 Domenico Jervolino, Paul Ricœur. Une herméneutique de la condition humaine, Paris, Ellipses, 2002, p. 88.
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du 19 septembre 2002 à Bouaké, à Abidjan, à Korhogo et à Man506 qui constituent une blessure de la mémoire collective du peuple ivoirien exigent malgré tout "l’ars oblivitionis", l’art d’oublier. Cet art d’oublier consiste à oublier les faits et expériences vécus, mais non pas de façon définitive. Nous sommes conscients que l’impératif de ne pas totalement oublier peut attiser le désir de vengeance, raviver les rancœurs, les haines. Mais il faut accepter de dépasser ces faits par la culture du pardon507. Quelles que soient la nature et la gravité du traumatisme, il faut oublier afin de permettre à la mémoire d’être heureuse car une mémoire non heureuse est une mémoire « blessée, voire malade »508. Une mémoire est dite blessée quand l’histoire vécue l’empêche de fonctionner normalement. Pour ce qui concerne l’Afrique, nous pensons à la traite des Noirs, à la colonisation, à l’esclavage, aux génocides des Tutsi, aux guerres fratricides, ici et là, qui, certainement, sont à oublier. Au niveau européen, nous nous référons à la shoah, ce génocide des juifs par les nazis. La shoah ne doit pas être oubliée bien qu’elle fût un crime contre l’humanité. Cette idée est renforcée par les propos du Pape Benoît XVI en visite en Israël : « Ne jamais nier, discréditer ou oublier la shoah »509. Quand nous affirmons que la shoah ne doit pas être oubliée, ce n’est point dans le sens de raviver la violence, la vengeance encore moins la haine de l’homme contre son semblable. C’est plutôt dans un souci de vigilance que nous souhaitons que l’on n’oublie pas totalement la shoah pour éviter qu’une seconde shoah ne se produise plus jamais dans le monde. La vigilance évoquée consiste à prendre conscience de ce qu’a été la shoah, ses répercussions afin d’en tirer des leçons pour un vivre-ensemble. La vigilance dont nous parlons consiste aussi à se débarrasser de la mémoire manipulée qui pourrait enfoncer l’humanité dans un cercle infernal où la violence appellerait la violence. La mémoire manipulée est une mémoire instrumentalisée, c’est-à-dire une mémoire au service des détenteurs du pouvoir socio-politique. C’est une mémoire enrôlée au service de l’idéologie du pouvoir. Face à l’idéologisation de la mémoire, l’on doit savoir raison gardée afin de ne traiter la personne non pas comme un objet, mais comme une valeur en soi. Vivre-bien avec et pour les autres dans les institutions justes est antithétique à la mémoire manipulée parce qu’elle dénature l’humanité en l’homme. Vivre-bien avec et pour autrui suppose une mémoire non manipulée. La mémoire manipulée est loin d’être une mémoire heureuse. 506 Villes, à l’exception d’Abidjan, sous contrôle de l’ex-rébellion, dirigées par l’actuel premier ministre Guillaume Soro. 507 Nous aborderons justement dans cette partie la question du pardon qui est un impératif de la vie bonne. 508 Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, p. 83. 509 Propos recueillis en direct sur la chaîne de télévision française France 24, le lundi 11 mai 2009.
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Fort de tout ce qui précède, l’analyse de la mémoire en tant que visée de la vie bonne suppose l’exploration des deux faces de l’oubli : l'oubli d'effacement et l'oubli de mise en réserve. L'oubli d'effacement, c'est l'oubli définitif, l'effacement de toutes les traces dans le cerveau, dans les monuments. Cet oubli est involontaire. Par cet oubli, nous comprenons que les traces laissées par l’expérience originaire ne sont pas indélébiles. Tout ce qui est trace peut être détruit. Les traces sont ainsi continuellement menacées de disparition ou d’effacement. L’oubli d’effacement est consécutif à l’effacement des traces mnésiques. L'oubli de mise en réserve, Paul Ricœur l'illustre en ces termes : « Je sais jouer au bridge, et quand je ne joue pas au bridge, je continue de savoir, mais je ne m'en sers pas. Il y a donc une mise en réserve »510. Dans l’oubli de mise en réserve, la personne oublie, mais ne peut se souvenir de la chose oubliée. Les neuroscientifiques diront que les traces mnésiques persistent dans le cerveau, même si elles ne viennent pas présentement à la conscience. L’oubli de mise en réserve peut être appréhendé comme le caractère « inaperçu de la persévérance du souvenir, de sa soustraction à la vigilance de la conscience »511. L’oubli de mise en réserve est un oubli temporaire, momentané. Il est volontaire et non définitif à la différence de l’oubli d’effacement. Ainsi, je peux me souvenir, mais je ne veux pas, du moins momentanément, me souvenir. Je m’en souviendrai lorsque je le désirerai. Vivre-bien avec et pour autrui dans des institutions justes en Afrique exige que l’on oublie momentanément certaines choses, d’une part, et d’autre part, que l’on extirpe définitivement de la mémoire certains souvenirs. Vivrebien avec et pour les autres demande conjointement que l’on se rappelle et que l’on fasse le deuil. Dès lors, la mémoire heureuse se meut entre le fait de se garder d’oublier et le fait de se garder de se rappeler. Face à certaines réalités du passé, dont le souvenir constituerait une menace pour le pouvoir ou pour la légitimité des détenteurs du pouvoir, des personnes sont parfois contraintes d’oublier. Ainsi, l’on abuse de l’oubli. L’abus de l’oubli est un oubli commandé. Il est instrumentalisé. L’abus de l’oubli est une violence faite aux personnes. A l’instar de la mémoire manipulée, l’oubli de réserve est aussi enrôlé au service de l’idéologie du pouvoir. L’instrumentalisation de l’oubli représente une entrave au vivreensemble. Vivre-ensemble ou vivre avec et pour les autres dans des institutions justes requiert une mémoire apaisée, c’est-à-dire une réconciliation de la mémoire avec elle-même. Cette réconciliation de la mémoire avec elle-même est ce que nous appelons communément le pardon. En d’autres termes, le pardon n’est pas à ignorer dans une dynamique de la reconstruction de l’Afrique où règnent la méfiance, les rancœurs, la haine et les meurtrissures. 510 511
Ibidem, p. 560. Ibidem, p. 271.
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De toute évidence, le pardon est un impératif de la vie bonne parce qu’il « fait de la mémoire inquiète une mémoire apaisée, une mémoire heureuse »512. Le pardon en tant que mémoire apaisée de la mémoire inquiète est avant tout ouverture à soi et à l’autre que l’autre. Pardonner, c’est sortir de soi pour aller vers un autre que soi. Michel Hubaut révèle à cet égard : « Dire « pardon » c’est déjà se dé-centrer soimême et respecter l’autre »513. Appréhender le pardon comme décentrement, c’est-à-dire la sortie de soi vers un autre soi que soi-même sous-entend que le pardon, pour être pardon, se doit de se donner sans condition. Le pardon exige un dépassement inconditionnel de soi. Le pardon est inconditionnel : « Ne doit-on pas maintenir qu’un pardon digne de ce nom, s’il n’y en a jamais, doit pardonner l’impardonnable, et sans condition ? »514. Pardonner, c’est pardonner l’impardonnable. L’impardonnable, ce sont les crimes monstrueux contre l’humanité qu’a connu le siècle dernier : les guerres mondiales, l’antisémitisme, la traite des Noirs et l’apartheid pour ne citer que ceux-là. Il convient de noter que le pardon est pardon quand il affronte cet impardonnable. De ce fait, le pardon ne doit pas être en vue d’une quelconque finalité, sinon il perd son sens et sa valeur fondamentale. Dans Foi et Savoir, Jacques Derrida met bien cela en évidence : « Un pardon "finalisé" n’est pas un pardon, c’est seulement une stratégie politique ou une économie psychothérapeutique »515. Plus loin, il affirme : Chaque fois que le pardon est au service d’une finalité, fût-elle noble et spirituelle (rachat ou rédemption, réconciliation, salut), chaque fois qu’il tend à rétablir une normalité (sociale, nationale, politique, psychologique) par un travail du deuil, par quelque thérapie ou écologie de la mémoire, alors le « pardon » n’est pas pur – ni son concept. Le pardon n’est, il ne devrait être ni normal, ni normatif, ni normalisant. Il devrait rester exceptionnel et extraordinaire, à l’épreuve de l’impossible : comme s’il interrompait le cours ordinaire de la temporalité historique516.
En s’exprimant ainsi, Derrida stigmatise la visite de Lech Walesa en Israël pour faire pardonner l’attitude des Polonais pendant la guerre et la demande solennelle de pardon faite par le pape Jean Paul II pour les crimes commis par l’Eglise dans le passé ainsi que bien d’autres cas de politisation du pardon. Le pardon de l’impardonnable récuse toute idée de politisation et de juridisation, car l’impardonnable est à proprement parler cela même qui demande le pardon et qui le demande inconditionnellement. Le pardon est inconditionnel auquel cas il ne l’est pas. Par conséquent, faire usage du pardon en vue d’une finalité serait commettre purement un abus. 512
Paul Ricœur, Parcours de la reconnaissance, p. 210. Michel Hubaut, Pardonner. Oui ou non, Paris, Desclée de Brouwer, 1992, p. 7. 514 Jacques Derrida, Foi et Savoir. Suivi de Le siècle et le pardon, Paris, Seuil, 2000, p. 114. 515 Ibidem, p. 124. 516 Ibidem, p.107-108. 513
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Si Derrida pose l’inconditionnalité du pardon, Vladimir Jankélévitch en pose la conditionnalité. Pour Jankélévitch, le pardon est pardonnable à condition que l’on soit à mesure d’appliquer une peine proportionnelle au crime, c’est-à-dire à condition que le pardon soit demandé. Ce qui lui fait dire qu’« il faudrait, pour prétendre au pardon, s’avouer coupable, sans réserves ni circonstances atténuantes »517. En d’autres termes, on invoque le pardon que là où l’on reconnaît une faute. Le pardon implique la culpabilité ; il « ne peut y avoir pardon que là où l’on peut accuser quelqu’un, le présumer ou le rendre coupable. Et l’on ne peut accuser que des actes imputables »518. Or, les crimes contre l’humanité, ce que nous appelons l’impardonnable, ne peuvent être punis comme il se doit parce qu’excédant toute mesure. Ils sont, en conséquence, inexpiables, irréparables dans la mesure où « il n’y a pas de réparations pour l’irréparable »519. C’est dire que les crimes contre l’humanité doivent rester impardonnables. Il en découle que, chez Jankélévitch, le pardon n’est que pardon du pardonnable. Le pardon, « qu’il soit pardon du pardonnable, ou pardon de l’impardonnable est possible, mais difficile »520. Le pardon est difficile dans la mesure où il doit affronter l’impardonnable, d’une part, et d’autre part, en raison de sa politisation à laquelle on assiste de nos jours. Comme Derrida, Ricœur pense que le pardon n’est pas institutionnalisable, sous peine d’enfreindre le devoir de justice et surtout de faire violence à la mémoire des personnes. Le pardon politisé est purement et simplement un abus de l’oubli. Le pardon est au-delà de la sphère de la justice de sorte qu’une personne peut être punie par la loi au moment où elle est pardonnée : D’un côté, en effet, le pardon n’appartient pas à l’ordre juridique ; il ne relève même pas du plan du droit. […] Le pardon échappe en effet au droit aussi bien par sa logique que par sa finalité. D’un point de vue, qu’on peut dire épistémologique, il relève d’une économie du don, en vertu de la logique de surabondance qui l’articule et qu’il faut bien opposer à la logique d’équivalence présidant à la justice ; à cet égard le pardon est une valeur non seulement supra-juridique mais supraéthique521. Valeur supra-éthique, le pardon est ce qui favorise la vraie vie avec et pour les autres dans des institutions justes. Le pardon est la condition essentielle de l’imaginaire social car favorisant le vivre-ensemble. Le pardon en tant que conditionnalité du vivre-ensemble sous-entend, certes, l’acceptation et le respect de l’autre comme soi-même, mais surtout un 517
Vladimir Jankélévitch, L’imprescriptible. Pardonner ? Dans l’honneur et la dignité, Paris, Seuil, 1986, p. 51. 518 Paul Ricœur, L’histoire, la mémoire et l’oubli, p. 596. 519 Vladimir Jankélévitch, L’imprescriptible. p. 59. 520 Paul Ricœur, L’histoire, la mémoire et l’oubli, p. 593. 521 Paul Ricœur, Le juste 1, p. 206.
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dépassement de soi. Le pardon comme dépassement de soi permet à l’homme de se détourner de la spirale de la violence et de la vengeance. Le pardon, appréhendé comme le remède de la violence et de la vengeance, ouvre le chemin du triomphe du bien sur le mal. Le pardon demandé ou reçu humanise : « le sens du pardon se cultive dans un humanisme intégral qui lie la vie de chaque homme ou femme à celle des autres, se refusant de faire de ceux-ci l’enfer »522. Ainsi, il ne peut y avoir de renaissance africaine sans la culture du pardon, car il désencombre la mémoire d’un passé malheureux et se donne à vivre comme une mémoire heureuse. Ricœur le définit comme « une sorte de guérison de la mémoire, l’achèvement de son deuil ; délivrée du poids de la dette, la mémoire libérée pour de grands projets. Le pardon est un futur à la mémoire »523. Le pardon délie le passé. Il libère la mémoire pour la rendre heureuse. Il s’appréhende par conséquent comme le pouvoir dont nous disposons de libérer l’autre de ses propres actes et de lui donner la possibilité d’une nouvelle vie. Le pardon régénère en faisant prendre confiance en soi et en l’autre que soi : Le pardon exige la confiance en l’homme, en sa parole. Le pardon est un acte de justice, c’est-à-dire de sainteté par lequel l’offensé se distingue. Le pardon est une fidélité à soi et à l’humanité. Le pardon est une vision anticipée de l’homme nouveau, l’homme sans péché. Le pardon est une ouverture de soi à l’autre, une sortie de la prison du péché à la rencontre du pécheur. Le pardon n’est pas possible sans un certain sacrifice du moi blessé524.
Faisant confiance en l’autre que soi, le pardon est la plus belle fleur de l’arbre de l’amour car il est ce qui rend possible la réparation525, il rapproche les uns des autres et restaure l’amitié : « Le pain de la vie communautaire, c’est la miséricorde. Le pardon à ceux qui nous ont offensé restaure les liens brisés, réconcilie en renouvelant la communicabilité dans sa dimension horizontale »526. Le pardon vient débloquer ce qui est statique. Il met en mouvement et permet de tracer de nouveaux sillons. En posant les jalons d’un nouvel imaginaire social, le pardon n’a de sens qu’en rapport à une promesse. Le pardon est une promesse, et toute promesse est un engagement de soi qui oblige dans le présent et dans l’avenir. Le pardon exige qu’il faille tirer un voile blanc sur le passé, aussi douloureux fût-il, afin de s’ouvrir à de nouveaux horizons. S’ouvrir à de nouveaux horizons en Afrique revient à mettre en évidence l’idée de la conscience historique. Qu’est-ce que la conscience historique ? 522 Alphonse Quenum, « Vérité, pardon, réconciliation », Omnis Terra, n° 429, février 2007, p. 75. 523 Paul Ricœur, Le juste 1, p. 207. 524 Wilfried Kolorunko Okambawa, Le Pardon, une folie libératrice, 2e édition, revue et corrigée, Abidjan, Editions UCAO, 2008, p. 98. 525 Paul Ricœur, Parcours de la reconnaissance, p. 210. 526 Dominique Bourg et Antoine Lion (sous la dir.), La Bible en philosophie. Approches contemporaines, Paris, Cerf, 1993, p. 59.
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La conscience historique se définit comme le sentiment d’appartenance à un passé. Elle est le courage que l’on a de retourner à son passé quel qu’il soit afin de vivre le présent et d’inventer le futur. Ricœur écrit à cet égard : « Renonçant à attaquer de front la question de la réalité fuyante du passé tel qu’il fût, il faut renverser l’ordre des problèmes et à partir du projet de l’histoire, de l’histoire à faire, dans le dessein d’y retrouver la dialectique du passé et du futur et leur échange dans le présent »527. La conscience historique est par conséquent l’appropriation de notre histoire. Elle est un travail d’exhumation et d’animation de notre histoire528. L’histoire est, certes, ce qui est du passé et considéré comme dépassé. Mais aucune compréhension de soi ou encore aucun progrès n’est possible sans l’histoire. Dans la préface de Histoire de l’Afrique noire, d’hier à aujourd’hui Braudel Fernand montre que « L’histoire c’est l’homme, toujours l’homme, et ses admirables efforts »529. Faisant certainement allusion à la conscience historique, le professeur au Collège de France, Braudel Fernand poursuit en ces termes : « L’histoire du continent africain, si elle est sincère et droite, ne peut que déboucher sur tous les hommes à la fois, sur tous les peuples à la fois, sur le monde entier »530. L’histoire est une école de la vie car permettant de tirer profit des enseignements passés. Sans nul doute, c’est dans cette optique que Ricœur affirme que l’histoire « n’a pas pour ambition de faire revivre, mais de re-composer, de reconstituer c’est-à-dire de composer, de constituer un enchaînement rétrospectif »531. Le passé peut ainsi s’appréhender comme la charrue du présent et l’imaginaire du futur. Autrement dit, les défis de la prospérité, du bien-être, de l’épanouissement humain seraient inextricables de leur rapport au passé : « Le passé approprié est la source vivante du présent ; pas d’existence sans tradition »532. L’on doit utiliser le passé et le mettre au service de sa puissance en y puisant des énergies qui promettent l’avenir. Médiateur indispensable à l’existence humaine parce que permettant de vivre le présent, l’histoire est une pâque. L’histoire est une pâque dans la mesure où « le présent, désormais, est perçu comme un temps de transition entre les ténèbres du passé et les lumières de l’avenir »533. Par la conscience historique, l’Afrique ne devrait plus seulement penser au passé, mais concevoir que le destin de l’Africain, c’est de se dépasser, se surpasser pour comprendre le présent et bâtir le futur. Il s’agit de prendre appui sur le passé afin de fournir 527
Paul Ricœur, Temps et récit. III, p. 374. Cheikh Anta Diop, Les fondements économiques et culturels d’un Etat fédéral d’Afrique Noire, Edition revue et corrigée, Paris, Présence Africaine, 1974, p. 16. 529 Joseph Ki-Zerbo, Histoire de l’Afrique noire, d’hier à aujourd’hui, Paris, Hatier, 1978, p. 4. 530 Ibidem, p. 4. 531 Paul Ricœur, Histoire et vérité, Paris, Seuil, 1967, p. 30. 532 Paul Ricœur, Karl Jaspers et la philosophie de l’existence (Mikel Dufrenne), Paris, Seuil, 1947, p. 312. 533 Paul Ricœur, Temps et récit. III, p. 380. 528
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les moyens d’inventer le futur au lieu de s’éterniser dans une soi-disant pauvreté ou se complaire dans une situation de médiocrité sans chercher à aller de l’avant. Pour un devenir de l’Afrique, nous devons être agent et moteur de l’histoire. Nous sommes appelés à écrire notre propre histoire. Ecrire sa propre histoire suppose une connaissance de notre histoire : « La connaissance de notre histoire est indispensable pour établir notre personnalité et notre identité d’Africains »534. C’est la connaissance de notre histoire tant personnelle que collective qui pourra nous libérer de tous les complexes d’infériorité qui nous ont été inoculés depuis la colonisation. Par exemple, on a fait croire au nègre qu’il n’a jamais été responsable de quoi que ce soit de valable, même pas de ce qui existe chez lui535. Une herméneutique de la conscience historique viendrait pour libérer les esprits de toute sorte de scories et façonner une nouvelle personnalité africaine car pour sa consolidation, l’Afrique a besoin d’homme qui se vainc lui-même. A l’instar du surhomme dans la philosophie de Nietzsche, la nouvelle personnalité africaine devrait être celle qui dit non au nihilisme, nie certaines valeurs pour en affirmer d’autres selon une échelle de valeurs. Elle devrait être convaincue de sa capacité à créer, à innover et à faire face à l’adversité sans subir les mutations fondamentales du monde. En outre, la charité ne doit pas rester en marge du nouvel imaginaire social africain. Du latin « caritas », la charité est la plus grande des trois vertus théologales, consistant à l’amour de Dieu et des hommes. Elle représente le plus grand commandement social. Cette notion de grand commandement social peut être soutenue avec justesse par la figure d’Isis qui ramasse à maintes reprises les morceaux éparpillés de son frère et époux à travers les quatre coins de l’univers. L’attitude d’Isis montre pertinemment que la charité est une vertu qui consiste à désirer et à vouloir le bien au prochain. Elle est, par voie de conséquence, désintéressement, gratuité, donation de soi, dessaisissement de soi, oubli de soi pour l’autre que soi. Il en découle que la charité en tant qu’amour des autres poussé à son extrême nous fait sortir de nous-mêmes pour découvrir le visage de l’autre qui nous interpelle chaque jour. Elle est ainsi la morale sociale du présent: «La caridad aparece y es la categoría moral básica, referencia primordial y sintética para expresa la especificidad de la moral cristiana»536. En d’autres termes, « La charité apparaît comme la catégorie morale fondamentale, la référence primordiale et synthétique pour exprimer la spécificité de la morale chrétienne »537. La charité est un devoir de tout homme à l’égard de son 534
Joseph Ki-Zerbo, Histoire de l’Afrique noire, d’hier à aujourd’hui, p. 654. nègres et culture. De l’antiquité nègre égyptienne aux problèmes culturels de l’Afrique Noire d’aujourd’hui, Quatrième édition, Paris, Présence Africaine, 1954, 1979, p. 15. 536 José Ignacio Calleja, Moral social samaritana I. Fundamentos y nociones de ética económica cristiana, Madrid, PPC Editorial, 2004, p. 70. 537 La version française de cette affirmation est la nôtre. 535 Cheikh Anta Diop, Nations
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semblable. Vertu par excellence, la charité requiert la justice et la solidarité pour s’accomplir. C’est pourquoi, elle ne doit pas être synonyme de passivité et d’assistance sociale, mais plutôt être la reconnaissance de l’immanence de Dieu dans le prochain ou la reconnaissance de l’humanité de l’homme. A cet égard, les Africains sont invités à s’ouvrir à leur prochain, c’està-dire à celui qui leur est proche et lointain. Ils doivent prendre conscience du mystère de la vie en eux et autour d’eux. Prendre conscience du mystère de la vie, revient à aimer son prochain comme soi-même, à le traiter comme une personne et surtout à aimer ceux qui ne nous aiment pas comme le stipule l’évangile538. La charité inspire une vie de don de soi. Ainsi comprise, la charité est ce qui ressuscitera l’Afrique et propulsera les Africains dans un ailleurs glorieux. Il va sans dire que, c’est aux Africains de panser les plaies de leurs frères et sœurs dépouillés par "les bandits", roués de coups et ensanglantés539. A l’instar du bon samaritain, les Africains doivent verser de l’huile et du vin sur les plaies de l’homme moribond. En outre, ils sont tenus de charger sur leur monture et conduire leurs semblables blessés dans une auberge. Autrement dit, à quelque niveau que ce soit, les Africains doivent prendre conscience qu’ils sont responsables de leur devenir et de celui du continent. Par-là, comprenons que la charité est un devoir moral qui invite à un amour désintéressé et à un amour de bienveillance. Cet amour désintéressé et bienveillant résultant de la charité n’est rien d’autre que la gratitude. La gratitude est la reconnaissance qui permet par l’échange des dons de conjuguer mutualité et dissymétrie entre celui qui donne et celui qui reçoit. Elle est la dernière forme de la reconnaissance qui reçoit de la dialectique entre dissymétrie et mutualité un surcroît de sens540. Manière de lutter contre l’individualisme, la gratitude consiste à donner et à recevoir. Elle 538
« Aimez vos ennemis et priez pour vos persécuteurs ». (Math 5, 44.) Cf. Jean Paul II, Exhortation apostolique post-synodale. Ecclesia in Africa, Libreria Editrice Vaticana, , 1994, n° 41: « Pour plusieurs Pères synodaux, l’Afrique actuelle peut être comparée à l’homme qui descend de Jérusalem à Jéricho ; il tomba entre les mains de brigands qui le dépouillèrent, le rouèrent de coups et s’en allèrent, le laissant à demi mort (Lc 10, 30-37). L’Afrique est un continent où d’innombrables êtres humains – hommes et femmes, enfants et jeunes – sont étendus, en quelque sorte, sur le bord de la route, malades, blessés, impotents, marginalisés et abandonnés. Ils ont un extrême besoin de bons Samaritains qui leur viennent en aide ». Dans le même registre que le synode sur l’Afrique, le regretté frère Pierre Freybuger, un religieux marianiste, à l’occasion de notre session sur la doctrine sociale de l’Eglise qui eut lieu du 07 au 12 janvier 2002 à Abadjin-Doumé (Côte d’Ivoire), affirmait ceci : « L’homme qui est roué de coups, c’est l’Afrique ; le continent en chemin sur la voie du développement. Les bandits, ce sont les luttes tribales, les luttes idéologiques, les massacres, tous les mercenaires à la solde de ceux qui veulent le pouvoir en déstabilisant les régimes politiques. Le prêtre et le lévite qui passèrent leur chemin, ce sont ceux qui parlent et n’agissent pas, ceux qui promettent le bonheur et conduisent dans une impasse, ceux qui profitent de la naïveté des gens pour leur soutirer de l’argent. Le samaritain qui eut pitié, pansa et versa de l’huile et du vin sur les plaies du blessé, c’est le Christ lui-même, celui qui est né dans une mangeoire, a été exilé en Egypte, a été renié, moqué, flagellé, est mort sur une croix en versant son propre sang… ». 540 Paul Ricœur, Parcours de la reconnaissance, p. 401. 539
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permet de trouver la juste distance à l’autre. Ricœur dira de la gratitude qu’elle allège le poids de l’obligation de rendre et oriente celle-ci vers une générosité égale à celle qui a suscité le don initial541. Au terme de cette démarche, il ressort que pour un retour à soi du continent, les Africains ne doivent pas fuir ou oublier totalement leur passé, mais s’en souvenir. Se souvenir de son passé, c’est se sentir convoqué par la vie afin de se libérer des anciennes formes de morale, de politique, de relation humaine, de conception du monde. L'homme africain doit se prendre en charge au nom de l'histoire de la vie car tout est devenir, tout dans le monde est soumis à une évolution. L’attestation mnémonique en tant que capacité de se souvenir, art d’oublier et savoir pardonner engendre « le changement, la mutabilité, dans la cohésion d’une vie »542. Vivre bien avec et pour autrui dans des institutions justes consiste à expulser en soi et autour de soi tout ce qui est négatif et par ricochet à s’ouvrir à de nouvelles perspectives. S’ouvrir à de nouvelles perspectives, c’est pouvoir dire, pouvoir agir, pouvoir raconter, pouvoir s’imputer à soi-même l’origine de ses actes. Ceci nous amène à dire avec Ricœur, dans la troisième section de la deuxième étude de Parcours de la reconnaissance, que « la problématique de la reconnaissance de soi atteint simultanément deux sommets avec la mémoire et la promesse. L’une se tourne vers le passé, l’autre vers l’avenir »543. De toute évidence, le retour à soi du continent africain passe par la mémoire et la promesse. La mémoire regarde indubitablement en arrière, mais c’est en vue de ce qui vient en avant de l’homme. Elle est en vue de la création de l’homme en l’homme. Elle permet à l’homme de réécrire son histoire personnelle et collective soit par le rappel, soit par l’oubli d’effacement, ou par l’oubli de mise en réserve. Au demeurant, la mémoire est une modalité de la vraie vie, c’est-àdire du vivre-bien avec et pour les autres dans des institutions justes. Vivre bien avec et pour les autres dans des institutions justes sous-entend la fidélité à soi544, c’est-à-dire l’engagement à la parole donnée. Or, l’engagement à la parole donnée n’est pas chose évidente, aujourd’hui, en Afrique où l’on dit et se dédit continuellement. Et pourtant, la fidélité à soi était une valeur fondamentale qui caractérisait l’Africain. Il convient alors de mettre en dialogue l’éthique de Paul Ricœur et les valeurs morales de la sagesse africaine pour un véritable nouvel imaginaire social africain.
541
Ibidem, p. 374. Paul Ricœur, Temps et récit. III, p. 443. 543 Paul Ricœur, Parcours de la reconnaissance, p. 179. 544 Nous ferons ici l’économie de l’étude de la promesse. C’est plutôt dans le chapitre suivant que nous tâcherons de développer comme il se doit ce concept. 542
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CHAPITRE SIXIEME : L’HERMENEUTIQUE DU SOI ET LES VALEURS MORALES DE LA SAGESSE AFRICAINE Dans ce chapitre, il est question de montrer que dans la quête d’une poétique d’éthique politique en Afrique, il est sans doute nécessaire de nous inspirer de la sagesse et de l’humanisme du passé. Ils faisaient la profondeur et la force transcendante des principes de cohésion, de communion, de règlement des conflits des communautés traditionnelles d’alors. Ces principes se résument en la responsabilité de l’homme à l’égard d’autrui et de la communauté. De toute évidence, conformément à la sagesse africaine, l’imaginaire social africain ou la reconstruction de l’Afrique se fera par le chemin de la prise en compte de l’homme, de l’autre et celui de la prise au sérieux de ses besoins et de ses intérêts. C’est l’homme tourné vers l’autre, vivant en sa faveur qui se constitue la source et l’artisan du vivre-ensemble. Vivre bien avec et pour autrui en Afrique revient à travailler en priorité sur l’homme pour changer sa mentalité, consolider ou orienter de manière qualitative la définition de son humanité. La poétique d’éthique politique souhaitée pour l’Afrique apparaît, en conséquence, comme une nécessité « de tout mesurer à l’humain et de tout orienter vers l’humain »545. L’homme doit être au cœur de l’autrement qu’être de l’Afrique. Pour parler comme Kä Mana, la reconstruction de l’Afrique devient ainsi une manière de penser l’humain comme horizon de réponse à la crise.546. Somme toute, penser une poétique d’éthique politique du continent, c’est saisir avant tout l’homme comme pouvoir de signification et activité sensée.
545 546
Kä Mana, Théologie africaine pour temps de crise, p. 117. Ibidem, p. 116.
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6.1. L’homme comme pouvoir de signification et activité sensée 6.1.1. L’homme ne fait pas l’homme L’Afrique contemporaine semble souffrir d’un déficit de transcendance. La référence constante au transcendant semble relever davantage de l’ordre de la quête du secours pratique, immédiat auprès de Dieu et des esprits pour régler des problèmes concrets que de la recherche d’une vie spirituelle, d’une vie d’intimité avec Dieu qui ordonne et oriente l’existence humaine. Le manque du sens de Dieu conduit au désordre. Le désordre constitue une sorte de dysfonctionnement des relations humaines et des structures sociales. C’est pourquoi pour Ramsès Boa Thiémélé : « Lorsqu’une société perd le sens de la relation à Dieu ou au transcendant, elle libère les bas instincts. Plus rien ne l’effraie. La perte du sens du sacré hypothèque l’aspiration au dépassement de soi et à la perfection de soi, aspiration la plus profonde de l’homme »547. Il ajoute, par ailleurs : Dès lors que la réalité naturelle perd sa relation verticale au "tout autre" pour ne conserver que sa consistance propre et sa finalité immédiate, l’homme est menacé dans son être même. […] Les balises morales ne fonctionnent plus et les individus sont soumis à l’impureté, à la souillure et aussi à la démesure. La société tout entière n’a plus de valeurs protectrices548.
Le recours à la transcendance est une nécessité de la condition humaine. Le "Tout Autre" légifère l’existence humaine. Il codifie l’agir de l’homme. Il est le socle abyssal de la réalité sociétale. Il s’en suit que l’on ne saurait asseoir un nouvel ordre existentiel sans demeurer dans la présence permanente de la transcendance. L’idée de transcendance véritablement appréhendée fait obstacle à tout acte de vandalisme et de « violence gratuite »549. Kä Mana renchérit : « Contre le mal, contre l’inhumain, contre la violence, seul le refus de la négligence à l’égard de la parole divine fonde un monde nouveau »550. C’est avec la Parole de Dieu en tant que plan architectural et projet d’être que l’homme est appelé à construire le paradis
547 Ramsès Boa Thiémélé, « Le sacré menacé par la violence ». Annales philosophiques de l’UCAO, N° 2, Abidjan, Editions UCAO, 2005, p. 118. 548 Ibidem, p. 118. 549 L’expression est empruntée au professeur Ramsès Boa Thiémélé. Il l’utilise pour caractériser la barbarie humaine résultant de la perte du sens du sacré. Cette perte du sens du sacré est translucide par la destruction des locaux de l’Ivosep par la Fesci le 18 octobre 2003 à Abidjan, les attaques physiques des mosquées, temples et églises voire des hommes religieux, l’éventration des femmes enceintes, la consommation du sang humain, le jet des êtres vivants dans des puits par les rebelles lors de la guerre du 19 septembre 2002. 550 Kä Mana, Théologie africaine pour temps de crise, p. 147.
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perdu, c’est-à-dire le monde. La Parole de Dieu restaure une nouvelle manière d’habiter le monde. L’Afrique ne retrouvera son unité intérieure véritable que dans le retour sincère à Dieu qui constituera désormais le roc sur lequel elle doit se bâtir de manière solide. En effet, un homme, une société humaine qui choisit d’être sa propre origine et le garant de son avenir et exclut la transcendance, emprunte un chemin sans issue, ni lendemain. Cette idée de recours nécessaire à la transcendance est corroborée par Antoine Kouakou : « […] L’homme à lui seul sur la terre, ne saurait surmonter les crises et subsister. Autrement dit, pour reconstruire son monde, pour réorienter les jalons de cette existence tumultueuse dans laquelle l’humanité se trouve plongée, et donner ainsi un souffle nouveau au monde, la question religieuse jusqu’alors oubliée ou négligée, doit être reprise avec sérieux, c’est-à-dire reconsidérée »551. Que serait l’homme sans Dieu ? Dieu est le détenteur de la vie. Il est le sens de la vie. C’est pourquoi comme le souligne la sagesse africaine, si Dieu ne me tue pas, aucun chef ne peut me tuer : « Sè Nyamien kun an mi, blegbi fi o kola kun an mi »552. L’homme n’est rien sans Dieu, car c’est par lui que les choses existent. Dieu est le mouvement, l’être et la vie. Avec lui et en lui, les choses trouvent leur source et leur plein achèvement. C’est ce que rappelle la sagesse africaine quand elle dit : « Liké nga Nyamien o man man i wun atin, bé kola é man »553 qui se traduit par : « Ce que Dieu ne permet pas on ne peut le faire ». Dieu est le créateur maître du monde. Rien ne peut arriver sans sa permission. Le psalmiste dira : « Si le Seigneur ne bâtit la maison, en vain travaillent les maçons, si le Seigneur ne garde la ville, en vain veillent les gardiens » (Ps 17, 1). Cela revient à dire que l’homme retrouve sa vérité et son unité en Dieu. C’est à partir de ces vérité et unité divines que l’homme peut construire une vie cohérente et être en communion avec les autres en vue du bien vivre. De toute évidence, la transcendance fait l’homme. La transcendance faisant l’homme, les peuples africains devront laisser Dieu être Dieu dans leur vie, mettre de l’ordre dans leur cœur, leurs mentalités, leurs traditions, leurs visions du monde, du bonheur et du salut. Cela implique la nécessité, l’urgence de témoins crédibles d’humanité accomplie, des hommes et des femmes, enfants, jeunes, adultes et vieillards qui servent de références, de balises humaines, sociales, de guides sur le chemin de la droiture, de la justice, de l’honnêteté, de l’accueil et du respect d’autrui, de sa différence et de ses droits.
551 Antoine Kouakou, « Du regain de religiosité en temps de crise : l’expérience ivoirienne ». Annales philosophiques de l’UCAO, N° 3, Abidjan, Editions UCAO, 2006, p. 131. 552 Cyprien Arbelbide, Les Baoulés d’après leurs dictons et proverbes, Abidjan, CEDA, 1975, p. 11. 553 Ibidem, p. 11.
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6.1.2. L’homme ne devient homme que grâce à la responsabilité dans la relation à autrui La responsabilité dans la relation à autrui se traduit, se vit à travers l’honnêteté. L’honnêteté, l’un des éléments fondamentaux des sociétés traditionnelles africaines qui impliquait la transparence morale, le sens de l’honneur, la probité et le respect de la parole donnée semble, aujourd’hui, être foulée aux pieds par les contemporains. Si l’honnêteté est transparence morale, probité, dignité, respect de la parole donnée, la culture de l’honnêteté est, aujourd’hui, une nécessité pour les sociétés africaines où foisonne le mensonge sous toutes ses formes. Être honnête, c’est vivre selon un triptyque de la vérité : vérité avec le transcendant, avec soi-même et avec les autres. Cette trilogie de la vérité confère à l’homme une transparence d’être. L’honnêteté en tant que transparence d’être, d’intentions et d’actes instaure la confiance, favorise et consolide les relations entre les hommes. Seul l’homme vrai tourné vers autrui, en toute transparence d’altérité promotrice du bien-être d’autrui, peut contribuer à bâtir des sociétés où tous se sentent et vivent réellement en sécurité. Par conséquent, l’homme honnête en tant qu’être conscient de sa responsabilité dans la société constitue la véritable sécurité de l’homme. Il convient ici d’évoquer quelques traits caractéristiques de l’homme honnête. Une personne est dite honnête quand celle-ci s’efforce de vivre dans la transparence morale. Elle dit ce qu’elle pense et sa vie extérieure reflète ce qu’elle est dans son être intérieur. Dans la personne honnête, il n’existe ni dualité, ni duplicité, ni hypocrisie. La personne honnête est portée et animée par le sens de l’honneur. Qu’est-ce que l’honneur ? L’honneur est le sentiment, la prise de conscience de sa personne comme réalité autonome et la préservation de son intégrité. L’honneur est ainsi « idéal d’humanité et acte de vie »554. Acte vital, l’honneur pousse la personne à viser l’excellence sinon la perfection dans tous les domaines. Il ne s’agit pas seulement d’exiger, de recevoir des marques de respect, mais de protéger et d’affirmer son être, sa personnalité. Celle-ci s’affirme, essentiellement, par la culture des vertus de loyauté, de courage, de générosité555. En Afrique, au nom de l’honneur, l’on préfère abandonner son souffle vital pour sauver sa vie personnelle, son âme. Ainsi, pour l’Africain, la mort vaut mieux que le déshonneur. C’est pourquoi, selon Senghor, le suicide est l’exigence dernière de l’honneur556. 554
Léopold Sédar Senghor, Liberté 1. Négritude et humanisme, Paris, Seuil, 1964, p. 278. La générosité est l’expression nègre de la justice. Chez les Wolof du Sénégal « l’honnête homme, le dyambour doit posséder les qualités les plus diverses : beauté et forces physiques, distinction et urbanité, richesses matérielles et richesses morales. Par-dessus tout, le dyambour doit "honorer" les autres hommes en les traitant comme il voudrait être traité : en homme ». Cf. Léopold Sédar Senghor, Liberté 1. Négritude et humanisme, p. 278. 556 Léopold Sédar Senghor, Liberté 1, Négritude et humanisme, p. 279. 555
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Fort de ce sens de l’honneur, la personne honnête honore la parole donnée. L’on peut se fier à ce qu’elle dit et à ce qu’elle fait. Elle est digne de foi. C’est en ce sens que dans la conception ricœurienne la personne se manifeste par une vocation et une responsabilité, elle répond à un appel et elle incarne sa réponse dans un acte engagé. Ce qui fait de l’homme un homme, c’est sa capacité à tenir à ses engagements. Pour parodier une fois de plus la pensée de Ricœur, je suis une personne quand je fais ce que je dis. La personne agit, et n’est pas agie. Elle revendique un acte et en est responsable557. La personne n’est alors réductible ni au corps, ni au tempérament, ni même au caractère. Elle n’est pas l’individu, ni l’objet prévisible de la science, mais l’être capable de promettre et d’agir selon la parole donnée. Apparaît ici l’examen de la notion de promesse, chère à Ricœur et à l’Afrique traditionnelle. Prospective, la promesse est l’engagement à la parole donnée. L’expression Agni558 "bobowalè ou bouboualè ou encore boualè" à la forme contractée traduit bien cela. En effet, le syntagme "bobowalè", composé de "bobo" qui signifie proclamer, dire et de "walè" qui veut dire engagement, est le modèle de la parole qui engage puisqu’on ne s’engage pas seulement en faisant mais en parlant. Dans la promesse, nous avons un acte de parole. Ne dit-on pas d’ailleurs qu’on donne sa parole ? Dire je promets : "N’boboawo", revient à donner sa parole. Dans ce cas, il apparaît que la promesse doit être précédée par une autre promesse, « celle de tenir sa promesse, de tenir parole »559. Chez Ricœur tout comme dans la sagesse africaine, l’humanité de l’homme réside dans cette capacité à tenir parole. Il appert que la promesse est tournée vers l’humanité de l’homme car celui-ci ne coïncide pas avec lui-même. La promesse donne sens à mon humanité : « C’est bien l’acte de promettre qui définit ce qu’il y a de plus humain en l’homme »560. Il en découle que l’homme ne se définit comme tel que par la promesse. C’est pourquoi l’homme chez les Agni se définit comme : "Sran bo kan ndê o di su" ou "Sran bo di i nuan djro su". Autrement dit, un homme c’est celui qui respecte la parole donnée. Un homme, c’est aussi celui qui a une seule parole : "Sran bo i nuan djro ti kon, yo ti sran". Promettre c’est avoir a une seule parole et être fidèle à cette parole. Promettre consiste à "di wo nuan djro su" littéralement "manger sur sa parole" qui est le fait de tenir à ce qu’on a dit ; d’être fidèle à sa parole et à ses engagements. En outre, si je peux promettre, c’est parce que je suis doté du pouvoir de dire, d’agir, de raconter et de m’imputer la responsabilité morale et de me souvenir. La promesse se donne ainsi « à la fois comme une dimension nouvelle de l’idée 557
La personne, c’est moi et toi, jamais lui. Agni est un peuple et une langue de la Côte d’Ivoire. Les Agni se localisent au Sud-Est, au Centre-Est et l’Est de la Côte d’Ivoire. C’est le peuple auquel nous appartenons. 559 Paul Ricœur, L’histoire, la mémoire et l’oubli, p. 206. 560Jean Greisch, Paul Ricœur. L’herméneutique à l’école de la phénoménologie, Paris, Bauchesne, 1995, p. 350. 558
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de capacité et comme la récapitulation des pouvoirs antérieurs »561. En tant que capacité et exercice effectif, la promesse est une manifestation concrète de l’identité-ipséité où en dépit des changements qui peuvent subvenir, on reste fidèle à soi. Il va sans dire que la promesse a aussi affaire avec le temps. Quand je dis aujourd’hui, je ferai cela demain, d’une certaine façon, il faut que je reste le même, bien que j’aie changé. Demain, en effet, j’aurai peut-être des désirs nouveaux, j’aurai regretté d’avoir promis quelque chose, néanmoins je tiendrai parce qu’alors je maintiens une posture de la personne malgré les intermittences du cœur. Cette capacité de “maintenir” en dépit de la variation des humeurs et des sentiments, c’est précisément la promesse. On voit ainsi comment dans la promesse il y a déjà une maîtrise du temps. Avec le temps qui use le désir de tenir sa promesse et puis cet autre temps, le temps ferme de l’initiative par lequel je tiens, je maintiens ; je maintiendrai. Dans la mesure où « le témoin fiable, est celui qui peut maintenir dans le temps son témoignage »562, promettre, c’est promettre qu’on se maintiendra soi-même, c’est-à-dire qu’on sera demain le même que celui qui promet aujourd’hui. Promettre, c’est être fidèle à soi : « La parole tenue dit un maintien de soi qui ne se laisse pas inscrire, comme le caractère, dans la dimension du quelque chose en général, mais uniquement dans celle du qui ? » 563. La fidélité à la parole donnée détermine la valeur de l’homme : Une chose est la persévérance du caractère ; une autre, la persévérance de la fidélité à la parole donnée. Une chose est la continuation du caractère ; une autre, la constance dans l’amitié […] La tenue de la promesse […] paraît bien constituer un défi au temps, un déni de changement : quand même mon désir changerait, quand même je changerais d’opinion, d’inclination, "je maintiendrai"564.
Analyser la promesse c’est montrer que « quand dire, c’est faire ». En d’autres termes, dire je promets, c’est effectivement s’engager à faire plus tard ce que je dis maintenant que je ferai. Exemple paradigmatique à l’ipséité, la promesse est la perduration dans une fidélité à soi-même qui s’établit, certes, par une singularisation, mais aussi par une relation au semblable. Engagement à soi à faire quelque chose, la promesse est aussi engagement envers autrui. Le rapport à l’autre est fort dans la promesse565. Dans la promesse, il n’y a pas que moi qui sois en cause ; c’est moi qui dois tenir ma promesse, mais vis-àvis d’un autre qui compte sur moi, c’est-à-dire qui s’attend à ce que je tienne ma promesse. L’autre compte sur moi, l’autre sait que je tiendrai ma promesse : « La promesse ne concerne pas seulement le maintien de soi : c’est 561
Paul Ricœur, Parcours de la reconnaissance, p. 205. Paul Ricœur, L’histoire, la mémoire et l’oubli, p. 206. 563 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, p.148-149 564 Ibid. 565 Paul Ricœur, Parcours de la reconnaissance, p. 205. 562
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à autrui que je donne parole, c’est auprès de lui que je m’engage, et c’est lui en dernière instance qui peut attester la tenue ou non de ma promesse »566. Essentiellement orientée vers autrui, la promesse marque le caractère social de l’estime de soi, laquelle se déploie sous forme de sollicitude. Promettre, c’est dire à l’autre "Da fi mi su", "dors sur moi" qui n’est rien d’autre que compte sur moi ou tu peux compter sur moi. Partant, la promesse est comprise comme une promesse faite à autrui. Elle a affaire avec l’altérité. Pour Ricœur, aussi bien que pour l’Afrique traditionnelle, l’homme authentique est celui dont la parole constitue une vérité existentielle et qui vit pour les autres. Promettre de tenir sa promesse est ainsi une manière de s’estimer soi-même comme porteur du vœu de l’humanité, avec et pour les autres. Faillir à un engagement pris en donnant sa parole est synonyme de faillir à l’estime de soi et à la sollicitude. L’acte de promettre est ce par quoi, à la fois, le soi s’estime soi-même et estime les autres, et s’oblige à cette estime. Il y a même un troisième élément dans la promesse, outre le “je maintiendrai” qui est le rapport de soi à soi, et outre le rapport à l’autre, c’est finalement toute l’institution du langage puisque le langage repose sur la confiance. Nous voulons dire que la promesse faite aux tiers comme force donnée à la sollicitude a également besoin de médiations institutionnelles. Cette médiation institutionnelle de la promesse est le serment. Le serment peut se définir comme la forme solennelle et publique de la promesse institutionnalisée. En Agni, dire « Min ta n’da », je promets revient à prendre un engagement public en vue du vivre-ensemble. La promesse appréhendée comme « N’da ta lè », c’est-à-dire le fait de prêter serment a le sens de jurer, prendre tout le monde à témoin en vue d’attester la vérité d’un fait, la sincérité d’une promesse, l’engagement de bien remplir ses devoirs. De ce fait, le serment fait prendre conscience que la promesse est un acte social fondamental. Il est l’un des remèdes à la fragilité des affaires humaines dans la mesure où prononcer un serment, c’est se lier par la promesse faite aux tiers de leur porter de la sollicitude. Il va sans dire que la promesse en tant que serment est le lieu de l’existence sociale de la personne. C’est pourquoi dans la violation de la promesse il y a donc non seulement une façon de trahir l’institution du langage qui est peut-être l’institution de toutes les institutions, mais surtout de porter atteinte aux fondements même de la société. Somme toute, le présent et l’avenir de l’Afrique dépendront de la capacité des Africains à vivre l’honnêteté, une vertu fondamentale de l’édification de toute communauté de confiance. L’honnêteté assure la continuité de l’action tout comme la culture.
566 Johann Michel, « L’animal herméneutique ». Paul Ricœur. De l’homme faillible à l’homme capable, Gaëlle Fiasse (dir.), Paris, PUF, 2008, p. 85.
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6.1.3. L’homme ne devient homme que grâce à la culture Il faut entendre par culture, tout ce par quoi l’homme, à travers l’espace et le temps, exprime à la fois son être, sa pensée, sa foi et son espérance. Il imprime ce vécu dans des éléments qui le caractérisent et constituent son identité. A l’évidence, la culture est la transcription à travers l’espace et le temps de ce que pense un groupe humain, de la manière dont il voit le monde, le passé, le présent, l’avenir et la vie de l’au-delà. Elle est ce qui forge l’identité d’un peuple. Elle peut être saisie comme ce qu’un individu ou une communauté acquiert par expérience, par apprentissage ou par éducation. Elle pourrait être définie comme « la civilisation en action, ou mieux l’esprit de la civilisation. En effet, elle est le résultat d’un double effort d’intégration de l’Homme à la nature et de la nature à l’Homme »567. En tant que telle, la culture est l’ensemble des réponses qu’une communauté dans l’espace et dans le temps, donne aux questions existentielles qui se posent à elle. Ces réponses qui constituent l’expression de son d’être et de ses convictions fondamentales sont organisées en systèmes et transmis de génération en génération par le truchement de l’éducation. Parlant de la culture africaine, Engelbert Mveng estime que celle-ci est essentiellement « l’expression, dans la vie concrète, de la conception de l’homme, du monde, de Dieu propre à l’Afrique ». Il poursuit en ces termes : « La communauté culturelle africaine est une communauté de destin, d’identité, de projet et d’espérance »568. Ceci dit, la culture est ce qui structure la vision du monde d’un peuple, détermine sa capacité et son mode d’insertion dans son environnement, spécifie et garantit son identité par rapport aux autres. Ces idées sont partagées par le politologue Pierre Ayoun N’dah pour qui la culture, considérée comme la représentation d’un peuple par rapport aux autres communautés humaines, forge l’âme, le caractère, la personnalité et l’identité de celui-ci. Elle représente « la source de son inspiration pour la créativité et l’inventivité, autrement dit sa vision du monde, sa relation avec la vie»569. La culture dit l'homme. Elle est ainsi l’épiphanie de la subjectivité et de la réalité de l’homme. En d’autres termes, elle est la manifestation de ce que l’homme est réellement. Elle est une dimension interne de la condition de l’homme africain570, c’est-à-dire l’expression de l’intériorité de l’homme. Elle est constitutive de notre être571. Essence de l’homme, la culture est aussi ce qui fonde l’existence humaine parce qu’elle est savoir-être, savoir-faire, savoir-vouloir. Cela dit, elle constitue la sève vivifiante de tout devenir historique, de tout être au 567
Léopold Sédar Senghor, Liberté 1, Négritude et humanisme, p. 93. Engelbert Mveng, L’Afrique dans l’Eglise : Paroles d’un croyant, p. 219. 569 Pierre Ayoun N’dah, Moderniser l’Etat, Abidjan, Les Editions du CERAP, 2003, p. 134. 570 Jean-Marc Ela, Ma foi d’Africain, Paris, Karthala, 1985, p. 17. 571 Alain Houphouët N’Guessan et Dominique Assalé Aka-Bwassi, Comment sortir ensemble de la pauvreté ou la Bonne Nouvelle aux pauvres, Abidjan, PUCI, 2000, p. 282. 568
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monde. Ainsi, une société n’a de sens que si elle se réfère à sa culture qui constitue sa moelle épinière. En effet, la culture apprend à l’homme les normes du comportement lui permettant de surmonter les assauts du mal, de la mort et d’assurer le triomphe de la vie : « La Culture, en Afrique, apprend à l’homme à déchiffrer le livre de son destin et le livre du cosmos »572. L'harmonie logique traverse la culture. La culture est un mode de vie, un système d'adaptation existentiel qui inclut le contenu et la structure du contenu de ce mode de vie. Ensemble de réponses ponctuelles, elle constitue un tout organisé et forme une unité de sens. La culture fait l’homme. Un homme sans culture est comparable à un nénuphar allant à vau l’au, livré au gré des vents et des courants. Bien plus, un homme sans culture est un être sans avenir. L’avenir de l’homme réside dans la culture pour ne pas dire que l’avenir de l’homme c’est l’avenir de la culture. Pour parler comme Mveng, l’avenir de la culture, c’est l’avenir même de l’homme : « L’avenir des valeurs de la culture, c’est l’avenir même de l’Homme, car seules elles permettent à l’Homme d’être créateur, créateur de son destin, créateur de l’histoire, créateur au sens plein du mot, de la technologie. Seules elles portent pour l’Homme les promesses d’immortalité, et sans elles, il n’y a point d’avenir »573. Etant ce qui oriente le regard sur la signification de l’homme, la culture est l’expression d’une particularité historique. Cependant, il n’y a pas de culture supérieure à une autre. Toutes les cultures se valent à telle enseigne que parler de culture c’est créer de nouvelles réponses exigées par les mutations historiques et intégrer des éléments étrangers au sein de sa culture selon et dans le respect de sa logique propre. Comme telle, la culture évolue sans cesse pour s'adapter aux réalités du moment. Dans une certaine mesure, la culture comme système organisé précède l'homme et le détermine. L'homme naît dans une culture, y est formé, éduqué et humanisé selon les normes et structures en vigueur. En revanche, la culture demeure une création ouverte574. Ainsi, la culture d’un peuple « est une figure particulière de l’histoire de l’humanité, à côté d’autres peuples. Il n’y a pas une culture qui soit supérieure à une autre. C’est pourquoi, l’idée de culture invite à la coexistence pacifique de tous les individus et de tous les peuples »575. La culture comme essence de l’homme est ouverture, expression
572
Engelbert Mveng, L’Afrique dans l’Eglise, p. 39. Souligné par l’auteur. Ibidem, p. 43. 574 Cette idée est dite autrement par Mawuto Afan Roger pour qui, la substance d’une communauté historique est ainsi à reconnaître comme porteuse d’universalité ; l’histoire d’un peuple est plus qu’elle-même, elle est une figure de l’humanité. Cf. Mawuto Afan Roger, La participation démocratique en Afrique. Ethique politique et engagement chrétien, Fribourg/Paris, Editions Universitaires/Editions du Cerf, 2001, p. 240. 575 Fie Doh Ludovic, «Intolérance et violence ». Revue Ivoirienne de Philosophie et de Culture, Le Korè, N° 36, Abidjan, EDUCI, 2005, p. 90. 573
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de l'homme en situation. L'homme en situation crée une culture et lui donne vie. Pour une poétique d’éthique politique en Afrique, nous sommes conviés à un recours à la culture, car « un peuple ne peut aller de l’avant que s’il dispose de point de référence dans le passé, s’il sait qu’il perpétue un certain génie, une spécificité respectée par les autres peuples »576. La culture est ainsi l’aiguillon de tout progrès. Il n’y a de progrès ou de développement que par la culture. C’est pourquoi, il ne faudrait pas la fouler aux pieds parce qu’elle apparaît comme « le point d’équilibre de toute société pour son développement »577. L’Afrique ne pourra se développer que par une valorisation de ses cultures par elle-même. C’est ce que montre Amon Etchian quand il affirme que « les fondements de la renaissance de l’Afrique doivent reposer sur le retour aux valeurs traditionnelles, parmi lesquelles la vraie connaissance divine des sociétés africaines »578. Sans une reconnaissance de notre culture et surtout sa connaissance par nous-mêmes, nous serons toujours des êtres déracinés. Il nous incombe en tant qu’Africains de puiser en nous-mêmes ce que nous avons de foi, d’intelligence et d’énergie pour marcher, non pas à la traîne, mais à l’avant-garde des milliers de penseurs et d’hommes d’affaires qui, de par le monde, croient encore en nous579. La valorisation de l’art d’être africain est l’une des clefs vers un avenir radieux du continent en opérant toutefois une rupture verticale dans les traditions. Kä Mana affirme à cet égard que « la vraie Afrique a son sens dans une reprise critique de toutes les traditions qui la constituent et de toutes les autres qu’elle devrait encore assimiler pour une nouvelle institution imaginaire de la dynamique sociale »580. Il en va de même pour la solidarité et la tolérance.
576 Alain. T. Hazoumé et Edgard G. Hazoumé, Afrique, un avenir en sursis, Paris, L’Harmattan, 1988, p. 16. 577 Pierre Ayoun N’dah, Moderniser l’Etat, p. 134. 578 Amon Etchian, L’heure de la renaissance a sonné. L’Afrique a-t-elle une solution pour l’Afrique ? , Abidjan, Editions Publish, 2004, p. 345. 579 Marcel Zadi Kessy, Culture africaine et gestion de l’entreprise moderne, Abidjan, Editions CEDA, 1998, p. 18. 580 Kä Mana, Théologie africaine pour temps de crise, p. 124.
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6.2. De la solidarité et de la tolérance comme modalités de la reconnaissance de l’humanité dans la personne de l’autre 6.2.1. De la perte du sens de la solidarité à la solidarité comme responsabilité pour autrui Aujourd’hui, la solidarité, au sens où l’on l’entendait dans l’Afrique traditionnelle, n’est plus basée sur le donner et le recevoir. Elle n’est plus l’entraide mutuelle, mais un égoïsme et une recherche d’intérêts personnels. Le don de soi et la promotion de la vie en commun ont perdu leur sens plénier au point qu’ils sont transmués en solidarisme. Qu’est-ce que le solidarisme ? Le solidarisme est le refus de la similitude, le contraire de la solidarité. La solidarité se transforme en solidarisme lorsqu’elle n’est plus la recherche du bien-vivre ou la recherche de la cohésion nationale ou tribale. Elle devient plutôt une passivité sociale car les uns s’incrustent sur les autres sans le moindre souci. Cette passivité sociale est une infection grave parce qu’elle inhibe les énergies créatrices. C’est ce que traduit le philosophe camerounais Njoh Mouelle quand il affirme que « le solidarisme, comme pourrissement de la vraie solidarité est aujourd’hui un mal, celui-là même qu’on nomme "parasitisme social" »581. Le solidarisme est aujourd’hui un mal social puisqu’il fait perdre toute confiance en soi et tout esprit d’initiative au détriment du favoritisme. Le solidarisme est une forme d’assistanat subi par la subjectivité libre. En d’autres termes, il est l’assistance permanente imposée au sujet par le tout ; la communauté. Ce phénomène est très fréquent, aujourd’hui, en Afrique, car le tour s’érige en ordonnateurs d’ordre absolu obligeant l’individu à se dépouiller pour autrui. Mais ce n’est pas un dépouillement moral parce que les bénéficiaires demeurent passifs. L’ordre de les aider les transforme en éternels assistés. Ce faisant, ils refusent d’affronter la vie, de lutter pour survivre. La solidarité qui, jadis, était une valeur morale devient une dépendance sociale : On rencontre donc des cousins chômeurs qui élisent domicile chez le cousin fortuné, mangent comme dix à table, font couler l’eau des robinets, marcher l’électrophone sans se faire de soucis pour les factures de fin de mois. Pour trouver du travail, quand d’aventure ils y songent, ils s’adressent encore à leur tuteur de cousin. Que celui-ci entreprenne de les persuader qu’ils auraient intérêt à retourner au village travailler les plantations frustres, ils crient à l’individualisme et à l’égoïsme582.
581 582
Ebénézer Njoh Mouelle, De la médiocrité à l’excellence, p. 55. Ibidem, p. 55.
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Le solidarisme est une corruption de la solidarité en tant que rapport de symétrie. Rapport de symétrie, la solidarité ou promotion de la vie en communauté devient un rapport dissymétrique où l’une des parties ne réclame que des droits sans désir d’accomplir des devoirs. Or, « la solidarité n’est pas exigence absolue d’aide, mais participation réciproque à l’entraide et à la production de la richesse »583. Le droit d’être aidé n’est plus fondé sur le devoir d’accomplissement intégral. L’asymétrie transforme l’être humain en sous homme. Ce type d’homme présente l’humanité sous sa forme défigurée. Le solidarisme est une plaie profonde pour l’Afrique contemporaine parce qu’il décline toute responsabilité vis-à-vis de soi-même et vis-à-vis des autres584. Cette corruption de la solidarité est une menace pour l’être africain. D’où la quête d’un sens nouveau de la solidarité en Afrique adossée à la sollicitude. La sollicitude ou la solidarité est le terreau des relations interpersonnelles car elle « donne pour vis-à-vis au soi un autre qui est un visage »585. En d’autres termes, dans la perspective ricœurienne, la solidarité est la reconnaissance de l’humanité dans la personne de l’autre586. Elle est le rapport fondamental, au plan éthique, de soi à l’autre que soi587. Justement, c’est ce sens de la solidarité comme rapport de soi à l’autre que soi que nous entendons restaurer en Afrique. Dès lors, dans la problématique de la reconstruction de l’Afrique, il convient que l’on prenne conscience que la solidarité est, avant tout, l’estime de l’autre comme soi-même. La sollicitude est « la dimension de valeur qui fait que chaque personne est irremplaçable dans notre affection et dans notre estime. […]. C’est d’abord pour l’homme que je suis irremplaçable. En ce sens, la sollicitude répond à l’estime de l’autre pour moi-même »588. Aujourd’hui, en Afrique, la solidarité doit être comprise comme une similitude, c’est-à-dire un lien entre soi-même et autrui. La nouvelle solidarité africaine, que nous voulons restaurer à partir de la pensée ricœurienne, doit être le fruit de l’échange entre l’estime de soi et la sollicitude pour autrui. Une telle solidarité « favorise la connaissance de soi dans ses rapports à autrui. Elle établit le rapport existentiel liant un sujet à un autre sujet reconnu comme être singulier, original, inaltérable par la densité de sa présence. […] La solidarité vécue dans la relation à autrui génère de la confiance en soi et renforce le sentiment d’estime de soi et la capacité d’ouverture sur le monde »589. 583
Ramsès L. Boa Thiémélé, Recherches philosophiques. Quelle philosophie pour l’Afrique ? p. 206. 584 Ebénézer Njoh Mouelle, De la médiocrité à l’excellence, p. 55. 585 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 236. 586 Le concept de solidarité n’existe nulle part sous la plume de Paul Ricœur. Il utilise plutôt la notion de sollicitude pour désigner cette réalité sociale. 587 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 237. 588 Ibidem, p. 226. 589 Raymond Chappuis, La solidarité. L’éthique des relations humaines, p. 10-12.
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La véritable solidarité est ainsi l’estime de soi-même et l’estime de l’autre comme soi-même. Le postulat de la solidarité africaine, au sens où nous l’entendons, est le respect de l’humanité dans notre personne et dans celle d’autrui. A cet égard, nous devons rechercher pour l’autre ce que nous recherchons pour nous-mêmes. On ne peut alors vouloir son épanouissement sans le moindre souci de celui de l’autre. En effet, si nous accordons une valeur en soi à notre personne, nous devons en accorder autant à celle d’autrui. C’est en vivant dans l’esprit de cet impératif qu’autrui et moi sommes tous deux invités à rechercher ensemble les voies et moyens pour un épanouissement individuel et social. En conséquence, si je réponds à l’estime de l’autre pour moi-même, je ne peux vivre à ses dépens. Ce qui fait de la solidarité la considération de la personne d’autrui dans notre personne et non pas l’abus de la disponibilité et de la bonté légendaires de l’autre que soi. La dignité de la personne humaine est dès lors au cœur de la solidarité. Cette dignité humaine commence d’abord par le rejet du solidarisme, ensuite par la reconnaissance de soi comme un autre soi-même, enfin par l’acceptation de la différence.
6.2.2. De la tolérance comme reconnaissance de "l’hominité" d’autrui Provenant de la charité chrétienne, la tolérance est la reconnaissance de la valeur d’autrui. Elle est le respect de l’opinion que l’on ne partage pas. A l’évidence, la tolérance consiste à laisser à chacun la liberté d’exprimer ses opinions quand bien même on ne les partage pas. Elle est en a priori le respect de la liberté d’autrui : « La tolérance n’est ni concession, ni condescendance, ni complaisance590. La tolérance est avant tout une attitude active animée par la reconnaissance des droits universels de la personne humaine et des libertés fondamentales d’autrui »591. La tolérance n’est donc pas une indifférence, mais une reconnaissance de l’humanité de l’autre. Cette reconnaissance de "l’hominité" de l’autre que soi s’appréhende dans la différence. La différence entre l’autre et son altérité est l’espace de l’émanation de la tolérance. Cela revient à dire que la tolérance est la reconnaissance de la différence. La tolérance rend possible l’existence des différences ; les différences rendent nécessaire l’exercice de la tolérance592. La tolérance est, par conséquent, l’acceptation de la différence. Accepter la différence, c’est reconnaître que 590 Le professeur Lou Bamba Mathieu est enseignant de philosophie à l’Université de Cocody et à la faculté de philosophie de l’Université Catholique de l’Afrique de l’Ouest, Unité Universitaire d’Abidjan. Actuellement, il est le secrétaire général de la commission Unesco en Côte d’Ivoire. 591 Mathieu Lou Bamba, « L’archéologie de la tolérance ». Annales philosophiques de l’UCAO, N°3, Abidjan, Editions UCAO, 2006, p. 87. 592 Michael Walzer, Traité sur la tolérance, trad. Chaïm Hutner, Paris, Gallimard, 1998, p. 10.
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l’autre est différent de moi, qu’il n’est pas moi, ne pense pas comme moi, ne mange pas comme moi, mais qu’il est quand même un être humain, il a une dignité humaine. La tolérance est l’acceptation de la diversité en matière de pensées et de croyances : La tolérance commence par le fait d’admettre la variété des pensées et des croyances, au lieu de juger selon la place qu’elles occupent par rapport à la position de la vérité dite paradigmatique. […] En ce sens, la tolérance consiste à laisser libre chacun, de penser et de vivre comme il l’entend, tant que sa manière de vivre ne prétend pas s’opposer à tous de manière autoritaire, et au besoin par la terreur593.
La tolérance est un devoir de responsabilité de chacun envers chacun, une obligation morale envers autrui puisqu’elle exige une ouverture à l’autre que soi ; une écoute de l’autre différent de soi. Le respect pour la conscience d’autrui caractérise ainsi la tolérance. Être tolérant, c’est avant tout reconnaître la liberté absolue de la conscience d’autrui. Loin d’être une renonciation à soi et à ses croyances, la tolérance est l’expression de l’affirmation de soi en tenant justement compte de la liberté de l’autre. A cet effet, la tolérance promeut la dignité humaine parce qu’elle considère l’autre comme une fin et une valeur à promouvoir : « Conformément au respect des droits de l’homme, pratiquer la tolérance ce n’est ni tolérer l’injustice sociale, ni renoncer à ses propres convictions, ni faire de concession à cet égard. La pratique de la tolérance signifie que chacun a le libre choix de ses convictions et accepte que l’autre jouisse de la même liberté »594. Or, tel n’est pas le cas en Afrique aujourd’hui où la dignité de l’homme est bafouée. En effet, autrui est vu de nos jours comme un ennemi, celui qui vient prendre notre place, qui vient arracher notre liberté. La promotion de la dignité de l’homme « requiert non l’écrasement d’un groupe par un autre, mais la recherche de la communauté, de la complémentarité, de la revalorisation mutuelle et de la promotion mutuelle »595. Par la tolérance, les hommes, en général et en particulier les Africains, sont ainsi tenus de s’accueillir mutuellement, du moins de réserver un bon accueil à l’étranger : « La tolérance est la "disposition accueillante" qu’a une société ou un individu pour recevoir et/ou assimiler un corps étranger qui le sollicite. Ainsi nous pouvons dire que la tolérance est hospitalité et l’hospitalité, tolérance »596. La poétique d’éthique politique en Afrique dépend de l’accueil en soi de ce qui est hors de soi. C’est par la tolérance en tant qu’accueil délibéré de l’autre qu’adviendra 593
Fie Doh Ludovic, « Intolérance et violence », p. 91-92. Mathieu Lou Bamba, « L’archéologie de la tolérance », p. 88. 595 Jean-Marie Van Parys, Dignité et droits de l’homme. Recherches en Afrique, Lubumbashi, Editions Loyola, 1996, p. 4. 596 Zacharie Béré, « Tolérance et culture africaine ». Annales philosophiques de l’UCAO, N°3, Abidjan, Editions UCAO, 2006, p. 95. 594
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l’autrement qu’être de l’imaginaire social africain. Permettant ainsi aux uns et autres de se surpasser, la tolérance est la modalité de l’existence et de la coexistence humaines. Michael Walzer affirme qu’elle est « la condition même de la vie, parce que son contraire mène souvent à la mort ; elle est également la condition de la vie collective des communautés au sein desquels nous vivons »597. Si la tolérance est modalité de l’existence et de la coexistence humaines, nous pouvons souligner en conséquence qu’il n’y a de paix véritable que par la tolérance puisqu’elle accorde de la valeur à la personne humaine. Cela sous-entend que l’on ne peut parler de paix que là où l’individu peut se sentir considéré et traité conformément à la dignité de la personne humaine. C’est pourquoi, Il n’y a pas de paix pour les ventres affamés, pour les peuples où les individus muselés n’ont pas droit à la parole. Il n’y a pas de paix pour des esclaves enchaînés, pour les troupeaux humains condamnés à extraire les matières premières pour l’opulence des riches. Il n’y a pas de paix là où l’homme n’est pas libre de penser, de créer, de prier, de croire, de chanter, de danser, de pleurer ou de rêver598.
La paix exprime une situation de concorde, de sérénité, de quiétude de l’esprit et de bonne entente dans les relations entre des personnes, plus particulièrement entre les membres d’une communauté. Elle est la vie dans la justice, l’égalité et la liberté. La paix est l’expression de la victoire d’Isis sur Osiris, c’est-à-dire, le fruit de la victoire de la vie sur la mort : « Il n’y a de paix possible que là où l’amour de l’homme a vaincu la mort »599. La paix est le triomphe du Bien sur le Mal. En termes théologiques, on dira qu’elle exige la libération de l’homme de la peur des forces maléfiques, des angoisses de toutes sortes. La paix est alors la réconciliation de l’être avec lui-même, de l’être avec son autre que soi et de l’être avec le transcendant : La paix que doivent apporter les religions, […] est d’abord réconciliation avec soi-même, avec Dieu, les autres hommes, et avec le monde entier. Car le salut véritable n’embrasse pas seulement les hommes ; il s’étend à toute la création. Tout l’ordre du monde est perturbé par la démesure humaine, les plantes, les animaux, les minéraux, tous les astres du firmament et jusqu’à l’étoile la plus reculée, gémissent, selon le mot de Saint Paul, sous le poids de nos péchés600.
La paix consiste à rechercher l’harmonie avec les hommes et avec le cosmos. Elle est la quête de l’intégrité de la vie. Si la paix est à conquérir et non d’ores et déjà acquise, l’avènement de cette paix en vue de la vie bonne avec et pour autrui requiert un sentiment d’utopisme.
597
Michael Walzer, Traité sur la tolérance, p. 10. Engelbert Mveng, L’Afrique dans l’Eglise : Paroles d’un croyant, p. 162. 599 Ibidem, p. 162. 600 Ibidem, p. 163. 598
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CHAPITRE SEPTIEME : DE L’HERMENEUTIQUE DU SOI A L’UTOPISME DE L’IMAGINAIRE Dans la dynamique de la reconstruction du continent africain en proie au désespoir, il convient de se nourrir d’utopies ou de rêves. Le rêve, en tant que représentation plus ou moins idéale, est porteur d’espérance. Dans le rêve, l’imagination porte les traces du passé et du présent puis préfigure les futures révélations historiques. La réhabilitation de l’Afrique ne requiert-elle pas une grande imagination créatrice des Africains ? Telle est la question sous-jacente à notre intention de montrer la part de rêve dont nous devons être porteurs dans la perspective de la reconstruction de cette Afrique presque décimée. Dans cette étude, notre intention est de chercher dans l’imaginaire actuel les linéaments d’une nouvelle orientation pour l’Afrique, puisque l’utopisme est une hypothèse plausible du progrès, de la renaissance. Ainsi, le modèle de démocratie en Afrique qui trouve son couronnement dans l’unité politique, est pour nous l’imagination prophétique par laquelle les Africains pourront ressusciter l’Afrique et lui donner un nouveau visage. Nous voulons, a priori, montrer que la reconstruction de l’Afrique dépend d’une vision utopique de la vie.
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7.1. De la saisie holistique du concept d’utopie 7.1.1. De l’utopie comme rêve chimérique à l’utopie comme transcendance de l’immédiateté existentielle Dans le sens courant du terme, l'utopie est un rêve irréalisable601. Ainsi, pour le commun des mortels, elle est un projet chimérique, une pure rêverie. Toutefois, pour les critiques comme Thomas More, Paul Ricœur, Kä Mana, Joseph Ki-Zerbo, pour ne citer que ceux-là, l’utopie est une stimulation pour l’imaginaire, une invitation à inventer un futur. Kä Mana appréhende, de ce fait, la logique de l’imaginaire comme une logique d’utopisme, tendue vers l’horizon de la novation absolue que constitue l’humain en tant que concept et en tant qu’utopie602. A cet égard, l’utopie est un moteur permettant de jeter sur chaque événement, sur chaque être et surtout sur l’Afrique un regard positif, toujours nouveau, jamais figé. Thomas More voit en l’utopie une conception imaginaire qui nous porte vers un ailleurs qui n’existe nulle part. En effet, dans L’Utopie ou Le traité de la meilleure forme de gouvernement, il montre que l’utopie est l’un des rêves politiques de la Renaissance qui se déroule en l’Ile de Nulle-Part. Autrement dit, l’utopie est le sentiment d’un ailleurs qui n’est jamais tout à fait nulle part, et qui nous déporte toujours vers du nouveau. Cette idée est corroborée par Ricœur pour qui la fonction de l’utopie est de « projeter l’imagination hors du réel dans un ailleurs qui est aussi un nulle part. C’est là, dit-il, le sens premier du mot « utopie » : un lieu qui est un autre lieu, un ailleurs qui est un nulle part »603. L’utopie est ainsi un lieu inexistant qui est la réponse aux inquiétudes, aux espoirs et aux rêves inassouvis du moment. La fonction positive de l’utopie consiste à ébranler l’ordre donné, à subvertir le monde existant en proposant de nouveaux horizons d’attente aux sociétés, mais sans nécessairement réaliser l’ensemble de ses potentialités. L’essentiel tient dans la capacité utopique de préserver une distanciation de la réalité sociale. Il en résulte que l’utopie est un système d’idées qui crée une distance entre ce qui est et ce qui doit être. En tant que telle, l’utopie est en quelque sorte « un principe d’espérance : la métaphore apte à véhiculer, dans son défi au temps, les règles de bonheur des sociétés idéales »604. Principe d’espérance, l’utopie consiste à se projeter dans un monde meilleur. De fait, elle consiste à avoir foi en la vie présente et à venir. Appréhendée sous cet angle, elle est une 601 L’utopie est un néologisme forgé par Thomas More en 1516 pour désigner la société idéale. Ce terme est composé du préfixe privatif « u » et du mot « topos » qui signifie lieu. Le sens d'utopie est donc, approximativement, "sans lieu", "qui ne se trouve nulle part". 602 Kä Mana, L’Afrique va-t-elle mourir ? p. 137. 603 Paul Ricœur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, p. 427. 604 Thomas More, L’Utopie ou Le traité de la meilleure forme de gouvernement, trad. Marie Delcourt, Paris, Garnier Flammarion, 1987, p. 18.
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attitude qui doit caractériser tout homme en général et en particulier l’Africain, car sans une foi en l’avenir, toute existence est dénuée de sens. La croyance en l’avenir est comme une voix intérieure qui nous assure que rien n’est perdu ; c’est une manière de regarder la vie et ses difficultés non comme un mal, mais comme une promesse de vie. Loin d’être une rêverie, l’utopie est ainsi un rêve sacré incitant à de nouvelles possibilités : « En un sens, l’utopie nous met à distance de la réalité présente, elle nous donne l’aptitude à éviter de percevoir ladite réalité comme naturelle, nécessaire ou inéluctable. Mais plus important encore, l’utopie nous propose de nouvelles réalités possibles »605. L’utopie est une énergie créatrice permettant de transcender l’immédiateté existentielle. Elle est l’exploration du possible parce qu’elle défie et transforme l’ordre présent. Pour transformer l’ordre présent, un esprit d’inventivité, d’initiative est requis. C’est pourquoi, pour Joseph Ki-Zerbo, l’utopie n’est rien moins que créativité, esprit d’initiative. En tant que telle, elle est une éducation nouvelle susceptible de rendre le sens d’une confiance en soi productrice d’imagination606. L’utopie se veut invention de notre futur. Elle constitue la dynamique de foi dans la possibilité de nous rendre nousmêmes comme leviers pour l’invention d’un avenir différent de notre condition actuelle. Inventer un avenir différent de notre condition actuelle, c’est justement s’élever au-dessus de la vie sensible pour penser ce qui n’est pas encore pensé et qui, apparemment pour les autres, est impensable. Quiconque ne pense pas, au sens où nous l’entendons, est comparable à un végétal qui traverse l’existence. Penser, dans ce contexte, est synonyme de rêver. Rêver devient une modalité sine qua non de l’imaginaire social, politique, économique voire religieux. C’est en ce sens que Karl Mannheim s’oppose au sens commun de l’utopie en tant que rêve chimérique : Les utopies dépassent, elles aussi, la situation sociale ; car elles orientent aussi la conduite vers des éléments que la situation, en tant que réalisée dans le temps, ne contient pas. Mais ce ne sont pas des idéologies : elles n’en sont pas, dans la mesure et jusqu’au point où elles réussissent, par une activité contraire, à transformer la réalité historique existante en une autre mieux en accord avec leurs propres conceptions607.
Rêver permet non seulement de s’approprier son histoire tant personnelle que collective ; il apparaît comme le levier de la marche en avant du progrès de l’humanité. Rêver est ce qui caractérise l’humain.
605
Paul Ricœur, L’Idéologie et l’Utopie, Paris, Seuil, 1997, p. 11. Joseph Ki-Zerbo, Eduquer ou périr, Paris, L’Harmattan, 1990, p. 116. Souligné par l’auteur. 607 Karl Mannheim, Idéologie et utopie, trad. Pauline Rollet, Paris, Marcel Rivière, 1956, p. 130. 606
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7.1.2. L’utopie, une vocation de l’être humain L’homme est un être qui pense son existence. On dira que sa vocation réside dans la capacité à inventer un imaginaire sain. L’utopie comprise comme confiance dans le cours de l’histoire est ainsi la vocation de l’être humain : C’est vraiment la vocation de l’être humain. S’il se considère supérieur aux animaux, il faut qu’il arrive non seulement à découvrir des formules, mais aussi à vivre comme un être humain supérieur, chercheur et conquérant de sens, capable de construire un monde différent, un monde autre, de justice, de solidarité, de respect mutuel entre les hommes et les femmes608.
L’utopie engage la responsabilité de l’homme en vue d’un imaginaire sain. Cet imaginaire sain est constitué par une confiance dans ses propres possibilités, une foi déterminée dans son avenir et une volonté rigoureuse de se forger une force mentale créative et déterminée. Inventer l’imaginaire sain, c’est transformer l’imaginaire pathologique qui se caractérise par la perte de la confiance en soi qui fait qu’un peuple ne sait plus où il en est ni vers quels horizons il veut aller. L’utopie incite à sortir de l’imaginaire de nègres pour construire l’imaginaire de nouveaux Africains. L’imaginaire de nègres renvoie à la neutralisation de nos forces créatives, aux schèmes d’impuissance et aux modes de vie dominés par l’accoutumance à la médiocrité, à la facilité, à la superficialité, à l’insignifiance, à l’inorganisation et au vide de l’intelligence inventive. L’imaginaire de nègres est l’enlisement de l’être dans son infériorisation et qui finit par l’incarner comme une infériorité ontologique réelle. Permettant de changer de système d’imaginaire, l’utopie est la conditionnalité du progrès. Sans utopie, pas de progrès puisque l’utopie est une imagination créatrice mobilisant notre mémoire, notre créativité et notre engagement. L’utopie fait tendre vers l’horizon de la novation. Elle est alors rénovation et innovation parce qu’elle consiste à avoir assez d’audace pour voler le feu, le feu du devenir, de la renaissance. Sursaut prométhéen, l’utopie est l’expression de toutes les potentialités d’une personne, sa capacité à transformer le monde, l’imaginaire social : « L’utopie est un exercice de l’imagination pour penser un « autrement qu’être » du social »609. Fondement et clef de la transformation de toute vie sociale, l’utopie caractérise ce par quoi tout homme, toute collectivité pense son existence. En somme, l’utopie est ce qui nous fera avancer sans découragement avec la certitude que l’Afrique resplendira un jour et même qu’elle sera le prototype de l’humanité. Cette idée d’espérance est bien mise en évidence par Ki-Zerbo : « Je garde l’espoir qu’un jour les pays du Sud auront atteint un minimum vital, au point de vue de la croissance, sans abandonner leur propre 608
Joseph Ki-Zerbo, A quand l’Afrique ? Entretien avec René Holenstein, Paris, Editions de l’Aube, 2003, p. 188. 609 Paul Ricœur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, p. 427.
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culture »610. La dernière phrase de Histoire de l’Afrique noire en dit long : « De l’Afrique, il faut s’attendre à voir jaillir toujours quelque chose de nouveaux »611. L’utopie requiert de la part des Africains une confiance en soi qui permettra de voir en nos cultures les moteurs de l’histoire de l’Afrique de demain et aussi de restaurer la démocratie africaine plutôt que de nous enliser dans des logiques mythiques. Pour réaliser cette utopie, ne faut-il pas sortir de la réalité sociale pour nous penser autrement ? La grande politique n’est-elle pas un moyen de réalisation de l’utopie africaine ? Comment tendre vers l’horizon de réalisation de l’utopie avec la force créatrice de la grande politique ?
610
Joseph Ki-Zerbo, A quand l’Afrique ? p. 186. Joseph Ki-Zerbo, Histoire de l’Afrique noire : D’hier à aujourd’hui, Paris, Hatier, 1978, p. 654. 611
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7.2. La grande politique comme chemin de salut de l’Afrique 7.2.1. Du concept de la grande politique La grande politique est la théorie politique de Nietzsche qui visait d’emblée le non morcellement de l’Europe en petits Etats nationaux. Elle peut être regardée comme l’approche utopique de Nietzsche à l’égard de l’Europe de son temps. Par la théorie de la grande politique, Nietzsche invitait chaque Européen à être garant de l’héritage et de la survie de l’Europe. Elle est la quête d’une identité propre à l’Europe, d’une prise de conscience par les Européens, de leur européanité et surtout d’une prise de conscience de la perspective d’avenir de l’Europe. Aussi est-elle une politique utopique de la recherche d’identités croisées. Comprendre la grande politique suppose au préalable de connaître l’intention qui guida Nietzsche dans l’élaboration de sa pensée. Par conséquent, il convient de replacer la grande politique dans son contexte. L’émergence de la notion de la grande politique est à situer à partir de 1870, date à laquelle, il eut la guerre entre la Prusse et la France. La France fut, du reste, vaincue. Après cette guerre à laquelle il participa comme infirmier, Nietzsche se détourna de la politique conquérante de l’Allemagne bismarckienne. Il y voit une menace pour la culture allemande car, selon lui, la victoire de l’empire allemand, loin de signifier un triomphe, indiquait plutôt une mort prochaine, celle de la défaite de l’esprit allemand : « […] Ces Allemands, on les appelait autrefois "le peuple des penseurs" : pensent-ils encore aujourd’hui ? Aujourd’hui, l’esprit n’inspire plus qu’ennui aux Allemands, les Allemands se méfient de l’esprit, la politique absorbe tout leur sérieux pour les choses de l’esprit »612. Nietzsche qui approuvait le programme national et le dessein d’unification de l’Allemagne, va regarder l’Allemagne de Bismarck comme un masque politique, c’est-à-dire une construction artificielle que la vie ne pénètre pas. Cette politique que la vie ne pénètre pas est la petite politique. La petite politique est une politique nationaliste. C’est une politique où les Etats s’enferment dans leur particularisme. Elle est une politique qui se perd dans les affirmations de l’identité nationale, dans les crispations identitaires et dans la folie nationaliste. Elle est une politique de la haine des races. Mieux, elle est une politique de l’auto-idolâtrie raciale613. En effet, la petite politique fait allusion à la balkanisation de l’Europe où chaque microEtat, avec sa politique de clocher, ne propose pas de perspectives d’avenir 612 Nietzsche, Crépuscule des idoles, trad. Jean-Claude Hémery, « Ce qui manque aux Allemands », § 1, Paris, Gallimard, 2003. p. 51. 613 Nietzsche, Le Gai savoir, trad. Pierre Klossowski, § 377, Paris, Gallimard, 1982, p. 287.
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mais s’accroche plutôt à son passé, à sa culture, à ses mœurs. La petite politique visait, selon Nietzsche, à morceler l’Europe en petits Etats614. Elle faisait ainsi la part belle aux impérialistes ; ces vautours qui n’ont pour seule ambition que d’exercer une hégémonie aussi bien politique, économique que culturelle. Il convient de rappeler que Nietzsche a lui-même baigné dans cette exacerbation nationaliste en Europe au point qu’il a pu écrire : Nous autres, "bons Européens", nous avons aussi nos heures de nationalisme, des moments où nous nous permettons un plongeon, une rechute dans les vieilles amours et leurs étroits horizons – je viens d’en donner un exemple -, nos heures d’exaltation nationale et de démangeaisons patriotiques où nous nous laissons submerger par toutes sortes de sentiments ataviques615.
N’appréciant pas alors cette politique mesquine où les uns exploitent arbitrairement les autres, où les individus se font continuellement la guerre, Nietzsche clamera de toutes ses forces que l’époque de la petite politique est révolue et qu’il convient alors de pratiquer la grande politique : « Le temps de la petite politique est passé : le siècle prochain déjà apportera la lutte pour la domination universelle – l’obligation d’une grande politique »616. La grande politique est une politique qui devrait alors accorder moins d’importance au nationalisme. Elle est une politique par-delà le nationalisme qui détruit la graine du ressentiment et la haine de la vie. Politique de la recherche d’identités croisées, elle a pour but de mettre fin aux dominations de toutes sortes, au culte de l’Etat, à l’abus du pouvoir, à l’enrichissement illicite et personnel des hommes d’Etat. En tant que politique qui empêche l’abrutissement de l’humanité et le rapetissement de l’individu, la grande politique est la quête d’une identité européenne, d’une prise de conscience de la capacité d’unification. C’est ce que traduit Marc Crépon quand il écrit qu’ être un Européen exige au contraire qu’on prenne acte de l’affaiblissement des nations prises individuellement, qu’on reconnaisse dans l’accroissement du commerce et de l’industrie, dans la circulation des idées, dans les échanges de livres, dans la traduction des pensées d’une langue à une autre, dans le décloisonnement des cultures, dans l’extraordinaire mobilité des populations, dans l’augmentation du nomadisme, les signes de l’avenir et l’annonce d’une nouvelle forme de communauté617.
Cet état de fait élucide le refus de Nietzsche d’« enfermer son esprit dans une glorification nationaliste de traits spécifiques. Il s’oppose à ce qu’on pourrait appeler de nos jours, la balkanisation de l’Europe en Etats
614
Ibidem, p. 287. Nietzsche, Par delà bien et mal, trad. Cornélius Heim, § 241, Paris, Gallimard, 2004, p. 159. 616 Ibidem, § 208, p. 127. 617 Marc Crépon, « Sommes-nous de bons Européens ? », Le Nouvel Observateur Hors-Série. Nietzsche, il a pensé le chaos du monde moderne, n°4, septembre/octobre 2002, p. 62. 615
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nationaux »618. Ce qui importe, c’est l’unité de l’Europe à l’instar de Napoléon qui, lui aussi, « voulait une seule Europe, comme on sait, et cela en tant que maîtresse de la terre »619. Pour le philosophe de la grande politique, l’Europe, pour être puissante, a besoin nécessairement d’être une, de se constituer en fédération. A l’évidence, l’union européenne qu’envisage Nietzsche sousentend un Etat fédéral où chaque peuple aura le statut d’un canton car c’est ainsi que les Européens auront à prendre en main pacifiquement leur propre destin620. Cette prise en main de son destin ou cette capacité de se donner un destin universel, passe nécessairement, selon le philosophe médecin de la civilisation, par la grande santé. Mais qu’est-ce que la grande santé ? Aux antipodes de la petite santé qui est une santé décadente, la grande santé est l’état d’un organisme sain, et d’un organisme fort, endurant, résistant et intrépide. Cette idée est clairement mise en évidence par Nietzsche : Nous autres qui sommes nouveaux, sans nom, difficiles à comprendre, nous autres prémices d’un avenir encore incertain – nous avons besoin pour un nouveau but d’un moyen également nouveau, c’est-à-dire d’une nouvelle santé, plus vigoureuse, plus maligne, plus tenace, plus téméraire, plus joyeuse que ne le fut toute santé jusqu’alors621.
La grande santé fait allusion au courage et à la lutte. Elle veut en quelque sorte une race de lutteurs puisque c’est par la lutte que s’affirment les valeurs de la vie. Elle est non seulement une sorte de santé que l’on possède mais que l’on doit incessamment acquérir. Elle est un auto-dépassement et une victoire sur soi. Elle est d’emblée une inversion des valeurs. La grande santé est en quelque sorte la dénomination du renversement des valeurs622. Outre cette caractéristique, la grande santé est aussi une volonté affirmative et créatrice parce qu’exaltant la volonté de dire oui à la vie. Elle est la volonté de triompher. Ainsi, seuls les biens portants, les individus aptes à la compétition, à la lutte pourront prendre le large avec le navire de la grande politique. Ce faisant, les faibles, les médiocres, les pessimistes, ceux qui ne croient plus en la vie et en eux-mêmes sont à exclure de cet immense projet d’unification. La grande politique sous-entend alors une politique sélective car ne sont admis que ceux qui sont capables de supporter les effets centrifuges de la roue. Il n’y a que les hommes qui possèdent une volonté de puissance affirmative qui puissent prendre part à cette politique au destin universel. La 618 Boa Thiémélé, « Du pouvoir des origines chez Cheikh Anta Diop et Nietzsche », AMO. Revue sénégalaise de germanistique. Actes du symposium international à l’occasion du centenaire de la mort de Friedrich Nietzsche. Dakar, 18-20 Avril 2001, N°4, novembre 2001, p. 69. 619 Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 362, p. 269. 620 Nietzsche, Humain, trop humain II, trad. Robert Rovini, « Le voyageur et son ombre », § 292, Gallimard, 1988, p. 304. 621 Nietzsche, Le Gai savoir, § 382, p. 291. 622 Didier Raymond, (sous la dir.), Nietzsche ou la grande santé, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 143.
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grande politique est avant tout une affaire de santé. C’est pourquoi, selon Ramsès Boa, elle « livre bataille contre tout ce qui n’exprime pas la vie et surtout elle s’en prend à l’esprit asservi des peuples et des individus sans ambition et sans rêve de grandeurs »623. Bien plus, la grande politique est une politique utopiste dans le sens positif du terme. Entendons par utopiste, le fait d’avoir de grands rêves. En réalité, la grande politique vise l’imagination d’un destin hors du commun. Elle est une politique de l’avenir car elle est l’espérance de la transformation du futur. Elle consiste à croire au futur. Cette croyance au futur exige la transcendance de l’ordinaire. La grande politique est d’emblée une politique de la confiance en soi et de la confiance en la vie. A cet égard, elle « est la volonté d’agir sur l’avenir comme volonté de l’homme supérieur, du surhomme »624. Autrement dit, dans un premier temps, la grande politique sous-entend l’avènement du surhomme. Mais qu’est-ce que le surhomme ou du moins qui est-il ? Quel est son profil dans la grande politique ? Le surhomme est l’homme de l’avenir, c’est-à-dire qu’il est à créer afin de faire la grandeur de l’homme. Complément de la grande politique, le surhomme « est un type d’accomplissement supérieur, résultat d’un nouvel « idéal » opposé au type de l’homme moderne, « bon » et « chrétien », la bête de troupeau forgée par l’idéal ascétique »625. Il est l’humain qui n’est pas trop humain. Il est l’homme de l’idéal et de la politique idéale. Si la grande politique est inhérente au surhomme, dans un second temps, elle fait alors allusion à une politique de la destruction des anciennes valeurs au profit de la création de nouvelles valeurs comme le souligne l’espagnol Fernando Savater : « ¿Qué es la Gran Política ? La preparación del mundo para el advenimiento del superhombre: la creación de los valores y unas formas de vivir que hagan posible el superhombre. Habrá que crear626 mucho y habrá que destruir627 mucho también»628. La version française de cette assertion laisse entendre ceci : « Qu’est-ce que la grande politique ? C’est la préparation du monde à l’avènement du surhomme : la création des valeurs et des façons de vivre qui rendent possible le surhomme. Il faudra créer beaucoup et détruire aussi beaucoup »629. La grande politique requiert l’anéantissement de l’homme de la petite santé et de la petite politique. Ainsi, la destruction de la petite politique engendre l’accomplissement du surhomme qui est accueilli « comme réponse à l’homme décadent et comme figure de
623 Ramsès Boa Thiémélé, « Convergences de vue entre Cheikh Anta Diop et Nietzsche à propos des origines ». Annales philosophiques de l’UCAO, N°1, Editions UCAO, 2004, p. 42. 624 Karl Jaspers, Nietzsche. Introduction à sa philosophie, Paris, Gallimard, 1950, p. 289. 625 Sarah Kofman, Explosion II. Les enfants de Nietzsche, Paris, Galilée, 1993, p. 22. 626 Souligné par l’auteur. 627 Ibidem. 628 Fernando Savater, Idea de Nietzsche, 4.a edición, Ariel, Barcelona, 2001, p. 140. 629 La traduction est la nôtre.
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l’auto-dépassement »630. Utopie par-delà le nationalisme, la grande politique nietzschéenne n’a-t-elle pas eu une forte résonance chez bon nombre d’Africains tels que Cheikh Anta Diop, Patrice Lumumba et Francis Mwia Kofie Kwame Nkrumah631 ?
7.2.2. La grande politique, condition de possibilité de la reconstruction de l’Afrique Recherche commune d’un destin commun et universel, la grande politique se montre comme une vision utopique et une solution parmi tant d’autres pour mettre fin au nihilisme qui plane sur les Etats africains. De toute évidence, la politique mesquine qui défigure l’Afrique doit être remplacée par la grande politique qui est une politique de l’unité. Le salut de l’Afrique ne réside-t-il pas exclusivement dans l’unité ? En quoi consistera cette unité, fruit d’une approche utopique ? A l’instar des Etats-Unis d’Amérique, l’Afrique doit constituer une seule nation, avec un gouvernement continental, un parlement et une constitution commune. Nkrumah argue en ce sens que « Notre force unie suffirait à décourager toute velléité d’agression, car attaquer l’un quelconque des pays d’Afrique serait considéré comme attaquer l’Union »632. Autrement dit, si elle manque de suivre la voie de l’unité véritable, l’Afrique restera 630 Jacques Le Rider, Nietzsche en France, de la fin du XIXe siècle au temps présent, Paris, PUF, 1999, p. 75-76. 631 Dans notre mémoire de maîtrise portant sur « L’Etat en Afrique à partir de Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche », nous avons établi une convergence de vue entre le concept politique de Nietzsche et celui de Nkrumah, qui nous est encore nécessaire de souligner. Nous disions que Nietzsche et Kwame Nkrumah sont chronologiquement et géographiquement opposés. Le premier est né en 1844 en Allemagne et l’autre en 1909 en Afrique. L’un est antidémocrate et l’autre socialiste. Cependant, ils se rejoignent sur l’axe de la pensée. L’un pense l’unité européenne et l’autre l’unité africaine. Face au nationalisme exacerbé de son époque, Friedrich Nietzsche préconise l’unité de l’Europe. Il en est de même de Kwame Nkrumah pour l’Afrique. Considéré comme le porte-étendard de l’indépendance africaine et chantre de l’indépendance politique et économique du continent, Kwame Nkrumah faisait de l’unité africaine le gage fondamental contre l’asservissement. Son sentiment a toujours été que, désunis, les Etats africains constitueraient à jamais des pions entre les mains des grandes puissances. En d’autres termes, face à l’impérialisme, il prône une Afrique une, sans frontière, anti-néocolonialiste et dotée d’une idéologie spécifique. Nietzsche et Nkrumah invitent à un auto-dépassement, à une prise de conscience de soi. Ils exhortent à une lutte contre le pessimisme en vue d’une libération totale. Nkrumah, à l’instar de Nietzsche, a conscience de l’artificialité et de l’extrême fragilité des micro-Etats. Selon lui, ces poussières d’Etats africains n’ont aucun avenir, du moins s’ils veulent assumer leur indépendance séparément. Cf. « L’Etat en Afrique à partir de Ainsi Parlait Zarathoustra ». Mémoire de maîtrise, sous la direction du professeur Boa Thiémélé Ramsès, présenté et soutenu à l’UCAO en 2006 (inédit). 632 Kwame Nkrumah, L’Afrique doit s’unir, trad. L. Jospin, Paris, Présence Africaine, 1994, p. 234.
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exposée à la domination étrangère, génératrice de misères diverses. Ce qui est bien le cas aujourd’hui. L’Afrique n’est-elle pas victime de toutes les puissances prédatrices ? Comme le stipulait Nietzsche pour l’Europe de son temps avec la création de cantons, le continent africain doit constituer un Etat fédéral à vocation panafricaine regroupant l’ensemble des peuples au sein d’une nation, seule capable de relever les défis du monde à venir : « Une Afrique unie pourrait mieux contribuer à la paix et au progrès de l’humanité »633. L’unité est ce qui fera de l’Afrique un continent épanoui et fort. Cet engagement de l’Afrique dans la voie du fédéralisme est corroboré par la vision utopique de Cheikh Anta Diop : […] L’idée de fédération doit refléter chez nous tous, et chez les responsables politiques en particulier, un souci de survie (par le moyen d’une organisation politique et économique efficace à réaliser dans les meilleurs délais), au lieu de n’être qu’une expression démagogique dilatoire répétée sans conviction du bout des lèvres. Il faut cesser de tromper les masses par des rafistolages mineurs et accomplir l’acte qui consomme la rupture avec les faux ensembles (Communauté, Commonwealth, Eurafrique) sans lendemain historique. Il faut faire basculer définitivement l’Afrique Noire sur la pente de son destin fédéral634.
Partant de la pensée de l’égyptologue, un Etat fédéral africain viable ne saurait être, ni une néo-colonie à l’échelle continentale, ni un Etat à illusions démagogiques, encore moins un pays en jachère socio-militaire, livré à des aventuriers et à des mercenaires. Il sera plutôt la construction d’un peuple éclairé, optimiste, utopiste, exerçant dans l’effectivité, la réalité du pouvoir. Le peuple africain sera ainsi seul et unique détenteur de la souveraineté nationale. Il vivra au cœur de son destin qu’il devra défendre âprement face à des agresseurs passés maîtres dans l’art de la ruse et de la manipulation des cerveaux, quand ils ne sont pas prêts à entrer en action avec des armes de destruction massive. Cette défense du destin de l’Afrique requiert inéluctablement une bonne santé car ne peuvent lutter que ceux qui sont optimistes : « L’Afrique a besoin de femmes et d’hommes en bonne santé, bien éduqués, ayant des compétences en matière de gestion et de production, proactifs et réactifs, fiers de leur culture, ouverts d’esprit et engagés dans la promotion des valeurs universelles partagées de tolérance, de paix, de solidarité et de démocratie »635. Il faut être habité d’une volonté de puissance affirmative pour reconstruire la nouvelle Afrique636. 633
Ibidem, p. 234. Cheikh Anta Diop, Les fondements économiques et culturels d’un Etat fédéral d’Afrique Noire, Edition revue et corrigée, Paris, Présence Africaine, 1974, p. 31. 635 Cité par Koïchiro Matsuura, dans Les défis de l’Afrique, Paris, Dalloz, 2006, p. 24. 636 « La volonté, qui est volonté de puissance, répond originairement à son impératif interne : être plus. Cet impératif la conduit à l’affirmative : ou bien s’augmenter, se surpasser ; ou bien 634
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La nouvelle Afrique par le biais du panafricanisme est une affaire d’énergie vitale puisque pour maîtriser l’espace mondial, il faut être rempli de vigueur. Être rempli de vigueur revient à cultiver une grande confiance en soi au lieu de s’auto-flageller. L’auto-flagellation installe le nihilisme, la décadence tandis que la confiance en soi favorise le sursaut prométhéen, le progrès de l’humanité. La poétique d’éthique politique en Afrique exige que les Africains se mettent ensemble comme le font les Européens, comme l’ont fait les EtatsUnis, comme le font la Chine, l’Inde et d’autres grandes entités humaines afin de peser de leur vrai poids dans le monde. C’est pourquoi, Il nous faut bannir de notre comportement tout esprit d’égoïsme « national », manifester la volonté de coopérer pour la naissance d’une Afrique unie, ne jamais perdre de vue les intérêts de l’Afrique, exprimer, à tout instant, le patriotisme le plus intelligent, nous mêler des affaires mondiales pour servir les intérêts exclusifs de l’Afrique et des Africains. Il faut par-dessus tout éviter de sombrer dans le désespoir. L’Afrique a son avenir devant elle. L’organisation, la méthode, la détermination, la foi, le travail sont les vertus qui nous feront avancer637.
La lutte pour l’unité doit être pour les Africains le combat essentiel, car, unie, l’Afrique pourra devenir une des plus grandes forces de l’humanité. L’Afrique n’est pas démunie ; elle est seulement désunie. Il convient que chacun prenne conscience de sa capacité d’invention et retienne que l’Afrique est une, qu’elle doit être une, et que les enfants de l’Afrique ont l’obligation de reconstituer avec courage et ténacité le corps dépecé par les « vautours » en 1885 à Berlin638. Dans un monde caractérisé par la montée des égoïsmes, l'esprit de domination et la volonté de puissance négative, seule une fédération africaine est capable de faire entendre la voix politique, économique et culturelle du continent au reste du monde. Une fédération africaine mettra fin à la balkanisation de l’Afrique où chaque micro-Etat, avec sa politique de clocher, ne propose pas de perspectives d’avenir mais s’accroche plutôt à son passé, à sa culture, à ses mœurs et à gérer le quotidien. Avec l’émergence d’une fédération, les Africains ne se perdront plus dans les piliers de l’identité nationale, dans les crispations identitaires et dans la folie nationaliste mais auront plutôt à prendre en main pacifiquement leur propre destin. La fédération ou l’unité africaine serait le gage fondamental contre l’asservissement. Cette idée est bien mise en évidence par Joseph Ki-Zerbo : « L’Etat africain digne de ce nom pour le XXIe siècle devrait être un état fédéral, sans doute à partir des Etats actuels. […] La décliner, dégénérer ». Cf. Michel Haar, Nietzsche et la métaphysique, Paris, Gallimard, 1993, p. 27. 637 Edem Kodjo, … Et demain l’Afrique, Paris, Stock, 1985, p. 351. 638 Ramsès L. Boa Thiémélé, L’ivoirité entre culture et politique, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 135.
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grande fédération aurait autorité pour traiter avec l’extérieur. Elle aurait le pouvoir des affaires étrangères, de l’armée »639. Désunis, les Etats africains constitueraient à jamais des pions entre les mains des grandes puissances. En d’autres termes, face à l’impérialisme, il faut une Afrique une, sans frontière, anti-néocolonialiste et dotée d’une idéologie spécifique. Il ne peut y avoir d’unité au sens de cohésion entre les Africains, sans l’unité politique. L’unité viendra dans les communautés en Afrique si chaque personne, à quelque niveau où elle se situe, au foyer, en famille, dans l’exercice de ses responsabilités cesse de s’enrouler autour de lui-même comme un serpent, de ses intérêts et de ceux de son clan familial, économique ou politique. Il est important de mettre à mort en soi ce serpent individualiste, égoïste et clanique pour se libérer du réflexe d’enfermement sur soi. Ce réflexe aboutit à l’exclusion des autres. Il ne profite pas à la promotion des droits et des intérêts de l’Afrique. Sans l’unité politique, ces poussières d’Etats africains n’ont aucun avenir, du moins s’ils veulent assumer leur indépendance séparément. Ce n’est que par la grande politique, vision utopique du fédéralisme, politique par-delà le nationalisme que nous réaliserons cette grande utopie : une Afrique unie contribuant à la paix et au progrès de l’humanité. Somme toute, l’unité politique est le chemin du salut de l’Afrique. En attendant la mise en œuvre effective de ce grand rêve à venir, comment le présent doit-il être vécu ? Comment penser et vivre le présent comme préfiguration de ce grand rêve ? Parce que le présent annonce le futur comment la politique actuelle peut être un linéament d’une Afrique forte ? Quels sont les obstacles ?
7.3. L’alternance politique, une alternative de la vie bonne avec et pour autrui en Afrique 7.3.1. L’herméneutique de la politique en Afrique Cette herméneutique de la politique consistera à faire un diagnostic de l’Etat en Afrique. Pour y parvenir, procédons d’abord à l’analyse du contexte de la genèse des Etats africains, ensuite, nous jetons un regard phénoménologique sur le pouvoir et l’Etat en Afrique. Enfin, nous mettrons en évidence la démocratie et le pluralisme politique. Pour parler de la genèse des Etats modernes africains, il convient de remonter à la colonisation, mais surtout à la fin de la colonisation. S’agissant de la colonisation, disons qu’elle a mutilé l’Afrique car au plan politique, elle l’a dépouillée de sa souveraineté d’antan : L’Afrique est dépouillée, au cours de cette période, de sa souveraineté et de son indépendance, au profit des puissances occidentales. Assaillie, divisée en 639
Joseph Ki-Zerbo, A quand l’Afrique ? p. 95.
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colonies de dimensions variables, l’Afrique offre un visage totalement remodelé, sans aucun rapport avec les entités politiques préexistantes. […] La colonisation relève avant tout de l’histoire politique640.
Si la colonisation relève de l’histoire politique, c’est parce qu’elle était un projet politique ayant pour ambition d’imposer les visions du colonisateur. Pour réussir ce projet sans subir des résistances, il fallait d’emblée affaiblir les systèmes traditionnels de gouvernement. Comment s’est opéré alors cet affaiblissement ? Rappelons que dans l’Afrique traditionnelle, l’autorité était exercée par le roi ou l’empereur. Il exerçait un pouvoir politique, militaire et religieux qui n’est point autoritaire et arbitraire mais plutôt contrebalancé par les conseils et les coutumes ancestraux. Malheureusement, la colonisation fragilisera ce pouvoir politique par la suppression de ces institutions traditionnelles. Ainsi, avec la colonisation, l’Afrique s’est trouvée comme déracinée, dépouillée de son essence et de sa volonté de puissance affirmative. C’est ce que traduit Philippe Hugon en ces termes : « L’Afrique par la colonisation s’est trouvée coupée de son histoire pour être rattachée à celle de l’Europe. Les institutions trouvaient leur signification comme prolongement du système métropolitain »641. Avec la colonisation, l’Afrique s’est greffée à l’Europe. Cependant, cette greffe ne s’est pas opérée sans heurts. En conséquence, l’on a assisté au XIXe siècle à des guerres de libération. Nous pouvons mentionner à cet égard la guerre d’El Hadj Omar Tall et les guerres samoriennes. Elles s’opposèrent farouchement à la pénétration coloniale. Il en découle qu’avec la colonisation, il y eut en Afrique des périodes d’instabilité politique, d’insécurité, de violence, de désordre et de destruction de toutes sortes. La colonisation a, par conséquent, mutilé l’Afrique : « le premier contact de l’Afrique avec l’Europe a été vécu comme un choc qui, non seulement vient traverser tout son être, mais la fait vaciller en son fondement même »642. Par ailleurs, la fin officielle de la colonisation en 1960 l’a encore morcelée. Au moment des indépendances, elle s’est transformée en plusieurs entités territoriales appelées Etats dont les frontières ont été artificiellement tracées par l’Europe. Les Etats africains sont l’œuvre de l’impérialisme. Ils ont été imposés avec toutes les contradictions possibles. De plus, ils ont été calqués sur le modèle européen. L’Afrique a hérité des institutions qui étaient mal agencées entre elles. Il s’en suit une inadéquation entre la structure étatique européenne et les formes de gestion du pouvoir en Afrique :
640 Simon-Pierre Ekanza, L’Afrique au temps des Blancs (1880-1935), Abidjan, Les Editions du CERAP, 2005, p. 12. 641 Philippe Hugon, Analyse du sous-développement en Afrique noire. L’exemple de l’économie du Cameroun, Paris, PUF, 1968, p. 55. 642 Dibi Kouadio Augustin, L’Afrique et son autre, p. 13.
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L’administration coloniale a modifié le système traditionnel, mais les structures qu’elle a instituées ne s’intègrent le plus souvent qu’imparfaitement ; elle a créé un cadre politique et administratif qui reste souvent plaqué. La structuration verticale issue du colonialisme est juxtaposée à côté d’une structuration horizontale qui demeure643.
Nous ne saurons terminer cette ébauche de l’émergence des Etats africains sans souligner aussi que cette création de nouveaux Etats a engendré plus de problèmes qu’elle en a résolus. En raison de la balkanisation, l’Afrique a connu des perturbations sociales parfois sources de conflits ou de rivalités entre certains Etats indépendants et les leaders politiques. La colonisation a divisé les peuples que l’histoire unissait. Elle a partagé des régions que la géographie rapprochait. Ainsi, chaque Etat africain est une mosaïque de pans des peuples, une sorte de conglomérat de population manquant d’unité pour une véritable nation644. Du reste, l’émergence des nouveaux Etats a affaibli les pouvoirs traditionnels africains puisqu’au moment où ces Etats se créent, les chefs africains avaient été vaincus, humiliés et parfois exilés. En d’autres termes, l’enfantement des Etats africains s’est fait dans la torture et dans la violence : « La mise en place de l’Etat a multiplié la force des passions pour s’accaparer le pouvoir qu’il incarne et qui est autrement plus puissant que les pouvoirs traditionnels, mais comme eux privé d’autre finalité que celle d’amener les autres à faire ce qu’il veut »645. L’intrusion de l’Etat moderne en Afrique installe l’Africain et l’Afrique dans une sphère de fragilité et de mauvaise gouvernance. Cet état de fait ne rend-il pas compte aujourd’hui du vécu de l’Etat ? L’Etat moderne en Afrique est le fruit d’une histoire extérieure aux subjectivités. Cette extranéité va contribuer à fragiliser ses assises646. En conséquence, l’on assistera à des crises dues à la colonisation et à ses avatars, d’une part, et d’autre part, à la mauvaise gestion du pouvoir de l’Etat ou du pouvoir politique par les Africains eux-mêmes. En effet, les puissances impérialistes mettent tout en place pour réaliser le projet colonial d’administration extérieure. L’économie est également tournée vers la satisfaction des besoins extérieurs. On comprend pourquoi selon Kwame Nkrumah « un Etat dans les griffes du néo-
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Philippe Hugon, Analyse du sous-développement en Afrique noire, pp. 50-51. Cette idée est traduite autrement par Simon Pierre Ekanza pour qui « Les armées coloniales, composées d’ailleurs en majeure partie de recrues africaines, en détruisant les Etats antérieurs de l’époque précoloniale, ont effacé de la carte l’effort d’unification qui était à l’œuvre dans plusieurs régions ». Cf. Simon-Pierre Ekanza, L’Afrique au temps des Blancs (1880 -1935), p. 169. 645 Sophia Mappa (sous la dir), Puissance et impuissance de l’Etat. Les pouvoirs en question au Nord et au Sud, Paris, Karthala, 1996, p. 20 646 Ibou Diaïté, Colloque sur « La problématique de l’Etat en Afrique noire », Dakar : 29 novembre –3 décembre 1982, 127/128, Paris, Présence Africaine, p. 14 -15. 644
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colonialisme n’est pas maître de son propre destin »647. Kwame Nkrumah révèle que, pour les Occidentaux, les Etats africains doivent demeurer de perpétuels dépendants. Ainsi, se serviront-ils des Africains pour spolier l’Afrique et exercer leur hégémonie648. Nkrumah ne dédouane-t-il pas trop facilement les Africains dans ce qui leur arrive comme malheur ? Faut-il reconnaître les causes endogènes de la faillite de l’Afrique ? L’Afrique est malade d’elle-même. Elle est malade de malversation et de mal gouvernance. Elle est malade de ses dictatures et de ses systèmes autocratiques649. Pour dire les choses autrement, aujourd’hui, l’attitude des Africains incite à affirmer qu’ils sont également eux-mêmes responsables de leur sclérose. Le véritable démon n’est plus à chercher uniquement hors de l’Afrique. Il est plutôt à l’intérieur de l’Afrique : « A de rares exceptions près, la plupart des chefs d’Etat africains issus de l’ère post-coloniale, ont une propension marquée à demeurer à vie au pouvoir. […] Ils se laissent gagner à l’abus du pouvoir, en déployant leur malice à réviser les constitutions en leur faveur »650. La politique en Afrique est, de ce fait, un moyen de conquête du pouvoir. Pour se maintenir au pouvoir, les chefs d’Etat ont tendance à modifier les constitutions. L’armée est détournée de sa vocation républicaine pour brimer la population qu’elle était censée protéger. Le pouvoir étatique devient synonyme de domination et d’enrichissement rapide : « En Afrique, l’Etat est perçu comme moyen du pouvoir personnel des gouvernants »651. Pour réussir cette tâche, les gouvernants confisquent la radio et de la télévision nationales, détournent les deniers publics et les aides au profit du clan, de la tribu ou des compagnons de première heure. 647
Kwame Nkrumah, Le néo-colonialisme : dernier stade de l’impérialisme, Paris, Présence Africaine, 1973, p. 10. 648 Cette idée d’hégémonie est mise en relief par Nkrumah : « A mesure que la lutte nationaliste s’intensifie dans les pays colonisés et que l’indépendance montre le bout du nez, les puissances impérialistes, pêchant dans les eaux troubles du tribalisme et des intérêts de clocher, tentent de créer des fissures dans le front national, pour amener une partition. […] Tout aussi coupable est le refus de reconnaître la nature du nouvel impérialisme qui se sert d’eux pour maintenir l’Afrique dans la division, comme moyen de faire échouer l’indépendance totale et de perpétuer l’hégémonie des néo-colonialistes. Pire encore est l’hypocrisie de certains chefs d’Etat, qui font semblant d’être prêts à coopérer sur certains points, avec les autres Etats africains, tout en se mettant, en réalité, de connivence avec les Puissances coloniales pour faire échouer les efforts d’assistance mutuelle et d’unité entre Africains ». Cf. Kwame Nkrumah, L’Afrique doit s’unir, p. 202-214. L’Afrique, pour ainsi dire, est encore sous l’emprise de l’esprit de pesanteur. Nous faisons allusion au nouveau visage de la colonisation. Le nouvel impérialisme s’appelle la mondialisation. La mondialisation est « la volonté de la part d’un pays ou d’un continent, d’imposer sa vision du monde et sa façon de faire à un autre pays ou continent ». Cf. JeanClaude Djéréké, Changer de politique vis-à-vis du Sud. Une critique de l’Impérialisme Occidental, Paris, L’Harmattan, 2004, p 9. 649 Kä Mana, L’Afrique va-t-elle mourir ? p. 103. 650 Baroan Kipré Edme, L’Afrique peut-elle s’en sortir ? (Attitudes mentales et développement), Abidjan, Editions Universitaires de Côte d’Ivoire, 2005, p. 253. 651 Sophia Mappa, Pouvoirs traditionnels et pouvoir d’Etat en Afrique. L’illusion universaliste, Paris, Karthala, 1998, p. 174.
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Le pouvoir politique se transforme en une « une foire d’empoigne, le lieu où la quête et la conquête du pouvoir ou sa conservation pousseraient des individus à faire des coups bas, à tricher, à mentir voire à tuer »652. C’est ce que Jean-François Bayart et bien d’autres ont appelé "la politique du ventre", politique fondée sur la loi du plus fort. Bayart affirme : « L’invention du politique sur le mode coercitif s’effectue aussi par le biais de la contrainte, de la violence, de la terreur parfois ; et […] cette invention du politique sur le mode coercitif s’effectue également "par le bas" »653. Plus loin dans la même étude, Jean-François Bayart montre que la politique en Afrique se caractérise par « l’exacerbation de la « politique du ventre » dans ses pratiques les plus prédatrices ; en quelque sorte celle du retour de l’Afrique « au cœur des ténèbres » non ceux de la tradition mais ceux de la traite, une traite contemporaine… »654. L’espace politique est transformé en domaine privé. Le pouvoir n’est plus égal à un service mais plutôt à un moyen d’enrichissement illicite d’une poignée de personnes. On dira des hommes politiques africains qu’ils n’ont pas le sens de l’Etat « mais celui de leur poche et rien en eux ni dans les actes ni dans les propos n’exprime le devoir-être africain »655. L’Etat devient un instrument d’asservissement alors qu’il est censé être « le lieu du sens, de la raison »656. En effet, l’Etat est lieu du sens, de la raison parce qu’il rationalise le vivre-ensemble. Il est l’expression de la rationalité. Ricœur dira du politique qu’il est l’organisation rationnelle657. Il est ce par quoi l’on s’arrache à l’animalité pour acquérir une humanité. Il est le lieu du déploiement de l’humanité de l’homme : « l’individu ne devient humain que dans cette totalité qui est l’universalité des citoyens ; le seuil de l’humanité, c’est le seuil de la citoyenneté, et le citoyen n’est citoyen que par la Cité »658. Or, en Afrique, au lieu de favoriser la vie bonne, d’être l’expression de la libération et de la promotion de la dignité humaine, il signifie subséquemment la recherche de la gloire personnelle et la sujétion de l’individu. Après la période coloniale, l’on a pensé que la souveraineté politique apporterait ou devrait apporter la liberté, l’unité, le développement tant économique que politique. Cette euphorie des indépendances s’est rapidement 652
Jean-Claude Djéréké, L’engagement politique du clergé catholique en Afrique noire, Paris, Karthala, 2001, p. 88. 653 Jean-François Bayart, « L’Afropessimisme par le bas. Réponse à Achille Mbembe ». Politique africaine, n°40, Paris, Fayart, 1989, p. 103-108. 654 Jean-François Bayart, « L’Afropessimisme par le bas. Réponse à Achille Mbembe » suite à la parution de L’Etat en Afrique : la politique du ventre, n° 41, Paris, Fayart, 1989, p. 106. Voir aussi Stephen Smith, Négrologie : pourquoi l’Afrique meurt, Calmann-Lévy, 2003, p. 75. ; Jean Copans, « La banalisation de l’Etat en Afrique. A propos de l’Etat en Afrique de J.-F. Bayart », Politique africaine, n°37, mars 1990, p. 95-101. 655 Tidiane Diakité, L’Afrique malade d’elle-même, Paris, Karthala, 1986, p. 135. 656 Paul Ricœur, Lectures 1. Autour du politique, p. 108. 657 Paul Ricœur, Histoire et vérité, p. 268. 658 Ibidem, p. 263.
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transformée en désespoir à cause des dirigeants liberticides. Pour ces dirigeants, la vie humaine importe moins que le trône. Ce qui importe, c’est le pouvoir et ses avantages : la suprématie, l’honneur, les richesses. Le pouvoir devient la domestication ou l’assujettissement des hommes. Cet état de fait nous amène à dire que la politique en Afrique est une politique de troupeau. Il en va de même pour le pluralisme politique et son corollaire la démocratie659. D’après l’étymologie grecque, la démocratie est définie comme remise du « Kratos », pouvoir au « Démos », peuple, soit le gouvernement du peuple par le peuple. Les uns la louent sans partage au motif qu’« elle est le chemin de la liberté et de l’égalité et constitue un progrès politique et social »660. Ainsi, durant presque un demi-siècle, la démocratie occidentale a nourri l’espérance des peuples africains. Elle a promis la liberté, l’égalité et le bonheur aux Africains. Kä Mana traduit bien cette idée en ces termes : « Espérée, dansée, glorieusement incantée dans un lyrisme de plus en plus charmeur, elle prend l’allure d’un rêve abstrait dont on peut craindre qu’il aboutisse comme ont abouti tous les rêves de l’Afrique depuis les indépendances : dans la désillusion amère et le désenchantement sans fond »661. Cette politique démocratique, séduite par les beaux discours, n’a pas d’horizon ; elle piétine dans les tâtonnements d’un savoir-faire médiocre et instable. C’est pourquoi, selon Kä Mana, loin d’être une conquête radicale et une volonté de novation intégrale de la vie et de la pensée, la démocratie s’instaure comme une orchestration nouvelle d’un partage des pouvoirs entre les dictateurs « convertis » au pluralisme politique et les nouvelles figures politiques soucieuses de l’intérêt national et de leur propre intérêt qu’elles veulent sauvegarder sans heurt662.
La démocratie occidentale a conduit l’Afrique dans l’impasse de la décadence. En d’autres termes, si pour les théoriciens de la démocratie, celleci est le chemin de la liberté et de l’égalité, cependant, pour des penseurs comme Kä Mana, Francis Akindes et bien d’autres, la démocratie enveloppe en même temps que les miasmes du bonheur, une vertu négative. A l’instar de 659 Le pluralisme politique s’oppose au monolithisme politique qu’a connu l’Afrique presque trois décennies. La démocratie correspond à une notion née, précisément dans la Grèce antique, dès le VIe siècle avant notre ère, à Milet, Mégare, Samos et Athènes. Par définition, la démocratie est le gouvernement fondé sur la souveraineté populaire. Elle est un mode de gouvernement dans lequel le peuple exerce son pouvoir. Elle est le gouvernement du peuple par le peuple. Elle sous-entend que tous les membres concourent à la désignation des représentants ou députés à qui sera déléguée la souveraineté populaire. C’est la démocratie représentative. A l’inverse de la démocratie traditionnelle ou démocratie directe dans laquelle le peuple décide sans intermédiaire, dans la démocratie représentative, au contraire, le peuple agit par ses représentants. Il revient au peuple de choisir son représentant à l’assemblée nationale. 660 Simone Goyard-Fabre, Qu’est-ce que la démocratie ? La généalogie philosophique d’une grande aventure humaine, Paris, Armand-Colin, 1998, p. 9. 661 Kä Mana, L’Afrique va-t-elle mourir ? p. 104. 662 Ibidem, p. 105.
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l’Amérique latine, l’Afrique est en train de retomber dans la spirale de l’autoritarisme663 nous dit Akindes. Le mouvement démocratique est une forme de décadence de l'organisation politique parce qu’elle se présente non seulement comme le symptôme du nivellement et de l’anéantissement de l’humanité, mais surtout incite à la suppression des élites664. En ce sens, nous pouvons affirmer avec Amon Etchian que la démocratie est "Démocrise" ou "démocrisie" ou encore "Démodictat"665 puisqu’elle abêtit l’homme et perpétue la tyrannie. Dès lors, pour une reconstruction de l’Afrique, ne seraitil pas judicieux d’imaginer un modèle de démocratie dont les fondements seront la tolérance, la discussion publique constructive, la solidarité, la fraternité, l’honnêteté qui sont toutes des valeurs caractéristiques des sociétés africaines ?
7.3.2. L’alternance politique, une alternative de la reconstruction de l’Afrique Eu égard aux avatars de la démocratisation imposée, il y a lieu pour une renaissance africaine de recourir à une alternance politique. Toutefois, cette alternance politique que nous souhaitons pour l’Afrique ne sera pas une alternance politique par voie des élections soi-disant libres et transparentes, mais par celle de la discussion. Qu’entendons-nous par alternance politique par la voie de la discussion ? L’alternance politique par la voie de la discussion est avant tout un recours à la démocratie telle que pratiquée dans l’Afrique d’antan. Mais avant, 663
Francis Akindès, Les mirages de la démocratie en Afrique subsaharienne francophone, Karthala-Codesria, 1996, p. 198. 664 Nous faisons allusion à la conception de Nietzsche selon laquelle la démocratie est une forme de dégénérescence de l’Etat voire la forme historique de sa décadence. Cf. Nietzsche, Crépuscule des idoles, § 39, p.84. Voir aussi Nietzsche, Humain, trop humain, I, § 472, p. 282. La démocratie, en tant que gouvernement du peuple par le peuple, est perçue par Nietzsche comme le pire des régimes qui puisse exister parce qu’elle accorde à des individus inégaux des droits égaux. Elle est l’œuvre et l’idole des faibles. En d’autres termes, ce sont les faibles qui ont recours à cette notion de gouvernement populaire parce qu’ils sont incapables de se prendre en charge. Elle pousse au pouvoir les médiocres, représentants du grand nombre. C’est dire que la démocratie est une doctrine politique qui hait la volonté de puissance créatrice dans la mesure où ce qu’elle souhaite c’est la suppression de la différence entre les hommes. La démocratie est l’apanage de ceux qui sont incapables de vivre seuls, sans appui. Elle est le « symbole de la grande fatigue, l’expression de la paresse, de la lassitude et de la faiblesse ». Cf. Nietzsche, La volonté de puissance, II, § 256, p. 103. 665Amon Etchian, L’heure de la renaissance a sonné, p. 369. Les trois concepts "démocrise" ou "démocrisie", "démodictat" renvoient à la même réalité à savoir la démonstration d’hypocrisie, l’oppression du peuple par les représentants qui se prennent pour les amis du peuple. Au fond, il ne s’agit pas d’accuser la démocratie en soi, mais plutôt ceux qui s’en réclament et qui ne l’exploitent pas à bon escient. La manipulation du jeu démocratique par des politiciens accrochés à leurs propres intérêts fait muer la démocratie en "démoncratie".
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soulignons que "l’Occident n’a pas le monopole de la démocratie"666, encore moins de leçons à donner à l’Afrique car celle-ci a un héritage qui est celui de la discussion publique. Loin d’idéaliser l’Afrique traditionnelle, le débat public a de tout temps caractérisé les peuples africains. En effet, le débat public était le lieu de la liberté d’expression et de la manifestation de l’égalité entre les citoyens même si les cadets ne pouvaient s’exprimer devant les aînés, les femmes et les étrangers n’avaient droit au débat public. Chaque citoyen avait, cependant, la possibilité de se faire entendre comme le souligne si bien Nelson Mandela : Tous ceux qui voulaient parler le faisaient. C’était la démocratie sous sa forme la plus pure. Il pouvait y avoir des différences hiérarchiques entre ceux qui parlaient, mais chacun était écouté, chef et sujet, guerrier et sorcier, boutiquier et agriculteur, propriétaire et ouvrier. Les gens parlaient sans être interrompus et les réunions duraient des heures. Le gouvernement avait comme fondement la liberté d’expression de tous les hommes, égaux en tant que citoyens. (Les femmes, j’en ai peur, étaient considérées comme des citoyens de seconde classe)»667.
Du coup, l’idée selon laquelle la démocratie serait une valeur que l’Occident aurait pour mission de faire prévaloir et d’introduire dans des pays qui en auraient été jusque-là privés est une intoxication idéologique. La démocratie est d’ailleurs plus africaine qu’européenne puisque dans l’Afrique traditionnelle, aucune décision n’était prise sans qu’on ait écouté tous les partis en présence. La décision était le fruit d’une longue discussion : « Les réunions duraient jusqu’à ce qu’on soit arrivé à une sorte de consensus. Elles ne pouvaient se terminer qu’avec l’unanimité ou pas du tout. Cependant, l’unanimité pouvait consister à ne pas être d’accord et à attendre un moment plus propice pour proposer une solution »668. C’est de la discussion que jaillissait la vérité. Cela demandait la vertu de patience pour écouter tous et chacun. La démocratie consistait à l’attention pour autrui afin de parvenir à une solution dans les règlements des différends : « La démocratie signifiait qu’on devait écouter tous les hommes, et qu’on devait prendre une décision ensemble en tant que peuple. La règle de la majorité était une notion étrangère. Une minorité ne devait pas être écrasée par une majorité »669. Dans la
666 Nous tenons cette thèse après lecture de La démocratie des autres de Amartya Sen. Amartya Sen est un philosophe économiste asiatique, pour qui la démocratie n’est pas un concept occidental ou encore un monopole occidental. Elle n’est pas plus européenne qu’africaine. La démocratie est une valeur universelle, un concept universel. Cf. Amartya Sen, La démocratie des autres. Pourquoi la liberté n’est pas une invention de l’Occident, trad. Monique Bégot, Paris, Payot, 2006, 94 pages. 667 Nelson Mandela, Un long chemin vers la liberté, trad. Jean Guiloineau, Paris, L’école des loisirs, 1996, p. 24. 668 Ibidem, p. 25. 669 Ibidem, p. 25.
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démocratie en Afrique, le chef avait pour rôle de récapituler tout ce qui avait été dit et de trouver un consensus pouvant faire l’unanimité : Ce n’était qu’à la fin de la réunion, quand le soleil se couchait, que le régent parlait. Il avait comme but de résumer ce qui avait été dit et de trouver un consensus entre les diverses opinions. Mais on ne devait imposer aucune solution à ceux qui n’étaient pas d’accord. Si l’on ne pouvait parvenir à aucun accord, il fallait tenir une autre réunion670.
La démocratie vécue en Afrique était un espace de parole publique où la vérité triomphait du mensonge. C’est pourquoi, la « démocratie ne peut donc pas s’instaurer comme un lieu des passions sauvages et de la force brute mais comme le lieu d’une pratique rationnelle et raisonnable où les hommes unis dans un même destin coordonnent leurs actions selon la logique de l’intérêt commun bien pensé »671. La démocratie est un processus rationnel et communautaire. Perçue comme telle, elle est la sagesse pratique, mais alors une sagesse exercée en commun. Ce qui fait dire à Paul Ricœur que « La démocratie n’est pas un régime politique sans conflit, mais un régime dans lequel les conflits sont ouverts et négociables selon des règles d’arbitrage connues »672. La démocratie entendue comme sagesse pratique, est, en effet, une sagesse exercée par soi-même, mais avec et pour les autres dans des institutions justes. La démocratie telle que vécue aujourd’hui en Afrique a besoin des vertus de la discussion, de la tolérance qui caractérisent non seulement le monde traditionnel, mais aussi la démocratie dans la pensée ricœurienne. Discussion publique, la démocratie est précisément le champ politico-éthique de l’exercice de la phronèsis à plusieurs. C’est la réponse socio-politique du soi à bien délibérer, à penser juste, à exercer le discernement. Sans nul doute, c’est dans ce sillage qu’Amartya Sen emprunte l’expression « exercice de la raison publique »673 de John Rawls pour la désigner. La démocratie, selon Amartya Sen, est l’exercice de la raison publique parce qu’elle prend en compte la possibilité de tous les citoyens de participer aux débats politiques. Elle n’exclut personne. Ainsi, faisant allusion à la démocratie comme exercice de la raison publique, Sen argue en ces termes : « Ce concept beaucoup plus vaste et riche comprend la possibilité pour tous les citoyens de participer aux discussions politiques et d’être ainsi en mesure d’influencer les choix relatifs aux affaires publiques »674. 670
Ibidem, p. 25. Kä Mana, L’Afrique va-t-elle mourir ? p. 155. 672 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 300. 673 « En réalité, la faille […] réside, au départ, dans la vision de la démocratie comme une voie beaucoup trop étroite et restrictive – en particulier, uniquement en termes de scrutin et d’élections- et non pas comme celle d’une voie bien plus large, ce que John Rawls appelle « l’exercice de la raison publique ». Cf. Amartya Sen, La démocratie des autres, p. 12. 674 Amartya Sen, La démocratie des autres, p. 12. 671
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Pour Sen, il ne faut pas avoir une conception trop technique et institutionnelle de la démocratie qui la limiterait à l'organisation de votes et d'élections. Une telle définition formelle ne suffit pas à rendre justice à l'idée maîtresse de la démocratie, car bien des régimes autoritaires usent et abusent d'élections factices. Son vrai principe est bien plutôt le débat public, c'est-àdire la participation politique liée à deux idéaux forts, à savoir la tolérance et l'ouverture à la discussion. L’alternance politique par la voie de la discussion est une alternative, une autre possibilité de bâtir l’Etat de droit africain dans lequel sans détour les uns et les autres se diront véritablement la vérité675. Elle se veut un processus de bonne gouvernance dans la mesure où elle est fondée sur la tolérance et la discussion publique. Ne dit-on pas, d’ailleurs, que la vérité jaillit de la discussion ? La vérité, en effet, n’est ni à moi, ni à l’autre. Elle est entre nous. Il en découle que la discussion est la conditionnalité de la vie bonne avec et pour autrui dans des institutions justes. Ainsi, le recours à l’alternance politique par la voie de la discussion permettra à l’Afrique de circonscrire la violence politique : « L’alternance politique serait le remède contre tous les abus : L’alternative – tâcher de remédier aux défauts de la démocratie par l’autoritarisme et la suppression du débat public – augmente la vulnérabilité d’un pays face aux catastrophes éventuelles (comprenant dans bien des cas la famine), ainsi que l’effritement d’avancées précédemment gagnées, en raison d’un manque de vigilance publique »676. Pour reconstruire l’Afrique des grandes civilisations, nous devons donner à la discussion sa base éthique parce que la discussion est un moyen pacifique pour régler les conflits. En définitive, la reconstruction de l’Afrique requiert de l’imagination utopique qui est une sorte d’énergie créatrice qui nous tourne vers le futur. L’utopie, en effet, est ce qui nous fait tendre vers l’horizon de la novation : « L’utopie dessine une alternative, elle est le récit d’un autre monde qui autorise les individus à ne pas se soumettre à l’aliénation du monde présent »677. L’utopie consiste à transcender l’imaginaire. Sans utopie, il ne peut avoir de poétique d’éthique politique en Afrique puisqu’elle est assomption de soi. Elle ce qui permettra à l’Afrique de ramener le divers à l’unité. Il va sans dire que la grande politique est la condition même de possibilité transcendantale de la reconstruction de l’Afrique. 675 L’alternance politique doit être le fruit d’une compétition et non une simple forme de gouvernement où chaque parti politique serait désigné à tour de rôle pour un certain nombre de mandats comme le souligne Amon Etchian : « Comme la démocratie ne comporte aucune disposition pour éviter qu’un parti ne monopolise le pouvoir sur plusieurs mandats d’affilés, il est évident que le système tel qu’il est administré aux populations est inadapté et pose problème lorsque le monopole du pouvoir s’étend sur plus de deux mandats. L’alternance politique évitera la volonté de s’accaparer le pouvoir puisqu’en démocratie, un parti reste au pouvoir tant que les électeurs le désignent ». Cf. Amon Etchian, L’heure de la renaissance a sonné, op. cit., p. 373. 676 Ibidem, p. 45. 677 Olivier Mongin, Paul Ricœur, p. 117.
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CONCLUSION GENERALE Une réflexion sur l’herméneutique du soi n’est-elle pas en fin de compte une réflexion sur une anthropologie philosophique ? L’anthropologie philosophique n’a-t-elle pas pour généalogie la critique du cogito en tant que conscience enfermée sur elle-même, sans ouverture ? Le mode de cette conscience a été illustré par le cogito cartésien qui se voulait auto-fondateur. Cette prétention n’a pas manqué de susciter des réactions dont celle de Nietzsche qui, à son tour proposera son anti-cogito afin de faire échouer le cogito cartésien dans son ambition auto-fondationnelle. Allant jusqu’au bout de sa logique, il traitera la conscience cartésienne d’illusoire et avec elle, toute tentative d’affirmation de soi. Pour lui, il n’y a lieu de poser un fondement quelconque puisqu’il n’en est pas un. La critique du cogito en tant que conscience du soi tournée sur ellemême a atteint son point culminant dans l’attestation du soi. La question de l’herméneutique du soi à travers le détour du langage, de la praxis, de la narration et de la vie éthique avait pour ambition de proposer une nouvelle solution au problème de la position du cogito qui ne soit ni celle de Descartes, ni celle de Nietzsche. L’attestation du sujet chez Ricœur est par conséquent une solution phénoménologique à la crise occasionnée par le cogito cartésien. L’attestation n’est pas du type réflexif et n’a aucune ambition de fondation dernière comme il en était chez Descartes. La question « Qui ? » encadre désormais toute sa démarche herméneutique car, il s’agit d’aboutir à l’attestation du soi. Le cogito n’est plus à appréhender dans une réflexion immédiate, mais plutôt par la médiation de la réflexion par l’analyse. Ce détour s’impose pour atteindre la véracité du cogito. Le détour analytique s’opère à travers les différentes déterminations phénoménologiques du soi. Dès lors, le sujet s’est révélé comme parlant, agissant, sujet de la narration et sujet d’imputation morale. Et l’attestation quant à elle, s’est présentée comme le terme de ce détour. Le soi ne s’atteste-t-il pas désormais à partir de son déploiement phénoménologique ? En d’autres termes, ne se comprend-il pas à travers les signes, les symboles, les textes déposés dans sa culture ? Il va sans dire que le soi est un être de multiples médiations. C’est pourquoi, d’ailleurs, Ricœur va substituer le « moi » au « soi » parce que celui-ci est plus modeste, souligne l’impersonnalité là où le « moi » ou le « Je » renvoie immédiatement à l’égocentrisme. Privilégier le soi, en ce sens, c’est privilégier la distance, c’est oublier l’égoïsme spontané pour s’ouvrir à l’altérité. Être de médiation, le soi implique l’autre que soi : « Sa caractéristique ontologique d’être-intermédiaire consiste précisément en ceci que son acte d’exister, c’est l’acte même d’opérer des médiations entre toutes les modalités
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et tous les niveaux de la réalité hors de lui et en lui-même »678. Ce qui fait de l’herméneutique du soi le lieu où la dialectique de l’idem et de l’ipse est redoublée par celle de l’ipséité et de l’altérité. Autrement dit, l’herméneutique du soi est la compréhension de soi par le détour de l’autre. Par l’herméneutique du soi, il s’agit de recueillir le sens de l’humain ; montrer non seulement qu’il est un être de liberté, mais surtout de responsabilité. Cette responsabilité consiste à s’approprier son désir d’être et son effort pour exister. S’approprier son existence requiert une prise de conscience de ses pouvoirs, mais aussi de ses limites. Elle est ainsi le processus par lequel le soi prend d’abord conscience qu’il est un être doté de multiples capacités : capacité de dire, d’agir et de (se) raconter et de s’imputer la responsabilité morale. Prendre conscience de soi en tant qu’être capable ne présuppose-t-il pas un corps ? Autrement dit, si je parle, si j’agis, si je m’impute la responsabilité d’une action, n’est-ce pas parce que j’ai un corps ? Se comprendre par le détour de l’autre suppose avant tout un corps. Le soi existe en tant que corps. Il est un être incarné dans la mesure où le corps fait partie des conditions d’enracinement du cogito. Le corps est ce moyennant quoi le cogito se décentre et revient à soi par un mouvement second. Par l’entremise du corps, le cogito n’arrive pas à faire cercle avec lui-même. Organe du vouloir et siège des pouvoirs du soi, le corps est par voie de conséquence la conditionnalité de l’herméneutique du soi. Le soi peut s’attester parce que l’existence corporelle est une de ses composantes essentielles. Cependant, l’homme capable d’agir, grâce au corps, n’est-il pas également capable, grâce au même corps, d’expériences de passivités ? Les pouvoirs de l’homme capable, en raison de leur origine corporelle, sont « cernés d’impuissance »679. Dit d’une autre façon, la nécessité corporelle limite les pouvoirs de l’homme. Cette nécessité corporelle n’est rien d’autre que le caractère, l’inconscient et la vie. Le caractère est ma propre nature, il est « ma nature adhérant à moi-même, si proche de moi que je ne peux me l’opposer »680. Imprimant sa marque sur mes décisions, le caractère m’affecte dans ma totalité à tel point que je le subis plus que je ne le choisis. Il est ma manière singulière de vouloir. Je ne peux le modifier même s’il est ce à partir de quoi je me fais. Vouloir modifier son caractère, c’est devenir une autre personne : « Changer mon caractère, ce serait proprement devenir un autre, m’aliéner ; je ne peux me défaire de moi-même. Par mon caractère je suis situé, jeté dans l’individualité ; je me subis moi-même individu donné »681. C’est en ce sens que le caractère en tant que manière individuelle non choisie et non modifiable par la liberté limite les pouvoirs de l’homme. 678
Paul Ricœur, Philosophie de la volonté. Finitude et culpabilité I. L’homme faillible, Aubier, Paris, 1988, p. 23. 679 Paul Ricœur, Philosophie de la volonté. I, Le Volontaire et l’involontaire, p. 384. 680 Ibidem, p. 344. 681 Ibidem, p. 345. Souligné par l’auteur.
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Outre le caractère, l’inconscient ne limite-t-il pas les pouvoirs de l’homme ? L’inconscient limite les pouvoirs de l’homme en ce sens que la volonté ne décide toujours pas dans une parfaite clarté. Par exemple, je veux dire la séance est close, mais l’inconscient, en tant que fond obscur de mes décisions, me fait dire que la séance est ouverte. On peut également évoquer le fait que le bien que je veux faire, je ne le fais pas, mais c’est le mal que je fais. A partir de ce dernier exemple, nous pouvons comprendre que le mal est dans la passivité originaire de l’homme. L’homme capable est en même temps faillible. Cela démontre que l’homme capable ne fait que consentir à l’inconscient, ou du moins la conscience est incapable d’éclairer les raisons d’agir qui peuvent provenir de ce fond obscur. L’homme capable se trouve ainsi impuissant devant cette réalité qui se dissimule à sa conscience. Cette impuissance de l’homme se poursuit avec la vie en tant que nécessité corporelle de base. La vie est dite nécessité corporelle de base parce que sans elle rien ne peut se vouloir, encore moins se faire. Ce qui fait d’elle la passivité absolue. Elle est passivité absolue car face à elle, je ne peux que consentir dans la mesure où elle m’enveloppe de toutes parts. Que puis-je face à la vie ? Même si en tant qu’homme capable, je peux vouloir donner un sens à ma vie, je suis tout autant limité dans la mesure où je me reçois déjà fait, je ne l’ai pas choisi, elle m’a été donnée. Autrement dit, involontaire absolu, la vie me fait prendre conscience que l’existence est d’abord subie avant d’être voulue. En ce sens, je la subis. En la subissant je réalise que je suis un être limité malgré mes capacités. Ce qui fait de l’homme un être agissant et souffrant. Celui-ci est agissant parce qu’il est un être capable de s’assumer luimême. Il est souffrant parce que limité dans ses actions. L’initiative et la passivité constituent les deux pôles symétriques entre lesquels Ricœur élabore sa philosophie de l’homme. L’homme ricœurien est intermédiaire, il l’est de soi à soi. C’est au cœur de soi-même que le soi est soi-même en tant qu’autre puisque l’initiative et la passivité se conjuguent au cœur de l’humanité de l’homme. En d’autres termes, le soi est intermédiaire en lui-même parce que les pôles de finitude et d’infinitude, entre lesquels il se meut, se trouvent bien en lui-même. Il apparaît que l’homme est intermédiaire de soi à soi parce qu’il est mixte. Et s’il est mixte, c’est parce qu’il opère des médiations. Fort de ces médiations, le soi ne se découvre-t-il pas capable que grâce à un autre et pour lui ? La réciprocité n’apparaît-elle pas alors pour Ricœur comme le fondement de l’éthique ? La réciprocité étant la modalité d’échange éthique, la tâche de celle-ci est de faire advenir la liberté de l’autre comme semblable à la mienne. L’autre est mon semblable, semblable dans l’altérité, autre dans la similitude. L’éthique consiste donc à se penser soi-même en tant qu’autre. Se penser soi-même en tant qu’autre signifie que l’autre est constitutif de ma propre identité. De la sorte, le sujet n’est pas d’abord une substance mais avant tout un choix moral. L’éthique est alors enracinée dans une tradition ontologique qui n’est pas celle de la substance, mais celle de
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l’acte conjuguant attestation et injonction. C’est pourquoi « La rencontre d’autrui […] vient contrarier, non certes l’auto-fondation du sujet dénoncé dès la gestation de la philosophie réflexive de Ricœur, mais la conquête solitaire d’un retour réfléchissant du sujet sur lui-même »682. La médiation d’autrui qui est un appel à un plus grand dessaisissement de soi-même a conféré un sens nouveau à l’éthique. Dorénavant, l’éthique est la visée de la vie bonne avec et pour autrui dans les institutions justes. Ainsi vouloir bien vivre, c’est en même temps le vouloir pour l’autre, pour le tout autre que moi, si éloigné de moi qu’il soit. L’attestation n’a-t-elle pas un statut ontologique ? Deux philosophes de traditions différentes, à savoir Aristote et Heidegger nous ont aidé à le comprendre. Dans un premier temps, Aristote nous aidé à découvrir que l’êtrevrai de l’attestation du soi ne s’identifie pas de manière absolue à l’être-vrai de l’ontologie aristotélicienne, étant donné que le soupçon qui accompagne toujours l’attestation comme son contraire, ne s’accorde pas avec son correspondant dans l’ontologie aristotélicienne : l’être-faux. L’appui à l’attestation du sujet se retrouve plutôt dans la conception de l’être comme acte et puissance d’Aristote. En effet, il y a une tension entre acte et puissance qui est fondamentale à l’ontologie de l’agir. Et le même agir, dans les différentes déterminations phénoménologiques du soi, se saisit également comme unité analogique de toutes ces déterminations. C’est par là que s’inscrit le lien entre l’attestation du soi et l’ontologie aristotélicienne de l’être comme acte et puissance. Ainsi, le soi en tant qu’agissant et souffrant trouve sa place dans le fond de l’être comme acte et puissance. Cela dit d’une autre manière, l’agir du soi repose sur l’être comme acte et puissance. L’agir humain dans ce cas est à la fois centré et décentré par rapport à ce fond effectif et puissant. Dans un second moment, Heidegger nous a aidés à distinguer deux principales affinités. Premièrement l’identification qu’il établit entre le « Gewissen » et l’attestation. Ainsi, la conscience était saisie comme notre pouvoir d’être. Deuxièmement, l’autre identification est celle de l’équivalence entre le souci et l’agir humain. Tous deux sont respectivement l’existential de base et l’unité analogique des déterminations analogiques de soi. Ils jouent tous le même rôle dans leur situation particulière. L’homme ricœurien est un être de médiation pour ne pas dire que toute la philosophie anthropologique de Ricœur se fonde sur la médiation. Johann Michel a vu juste en affirmant que « le même fil conducteur qui traverse de toute part la philosophie anthropologique de Ricœur repose ainsi sur le principe selon lequel l’homme est une médiation, mais une médiation imparfaite, à l’opposé d’une totalisation sur le mode hégélien »683.
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Johann Michel, Paul Ricœur. Une philosophie de l’agir humain, Paris, Cerf, 2006, p. 212. Ibidem, p. 74-75.
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En se fondant sur cette philosophie anthropologique selon laquelle l’homme est une médiation, la poétique d’éthique politique en Afrique n’exige-t-elle pas la sortie de soi vers l’autre que soi ? La compréhension de soi par le détour de l’autre n’est-elle pas indispensable pour un nouvel imaginaire social africain puisque l’autre est la voie de médiation de retour à soi ? Dit autrement, pour sa reconstruction, l’Afrique n’a-t-elle pas besoin de sortir d’elle-même pour aller vers les autres ? Sortir de soi, c’est cultiver l’amitié, la mutualité, la sollicitude qui sont des chemins d’humanisation. Sortir de soi, c’est aussi soigner sa manière d’être et de vivre-ensemble. En ce sens, les Africains doivent renoncer au solidarisme ou à l’assistanat perpétuel pour restaurer le vrai sens de la solidarité, appréhendée à la fois comme un devoir et un droit. Etre solidaire, en effet, c’est donner une partie de soi-même à l’autre et non pas attendre que l’autre fasse tout pour soi. Il convient alors que nous traitions le semblable non pas comme un moyen mais comme une fin. En ce sens, la Règle d’Or doit nous servir de paradigme. L’Afrique a besoin d’un nouvel humanisme pour rebondir. Cet humanisme consiste à accorder de la primauté et de la valeur à la vie. La vie étant sacrée, le nouvel humanisme africain sollicite que nous posions un regard d’amour, de tendresse, de fierté et de reconnaissance sur l’autre que soi. La mystique éthique est, par conséquent, la condition éthique de la poétique d’éthique politique en Afrique. En effet, la mystique éthique enseigne qu’il faut agir humainement, c’est-à-dire reconnaître l’autre comme un homme. Elle prend en compte l’homme en tant que source du vivreensemble. Elle entend définir autrement l’humanité de l’homme. Préoccupée de définir véritablement l’"hominité" de l’homme, la mystique éthique repose sur un fond d’amour, de justice, de tolérance et de vérité. Lesquelles valeurs appellent à un dessaisissement de soi et à la disponibilité pour soi et pour autrui. Isis, épouse d’Osiris en est l’exemple le plus patent. Elle montre que l’être humain c’est l’être avec autrui et qui répond pour-et-devant l’autre. Ainsi, la vocation de l’homme consiste à se laisser interpeller par la souffrance de l’autre que soi et du monde qui l’environne. L’homme ne devient alors homme que grâce à la responsabilité dans la relation à autrui : « C’est l’autre et l’autre seulement qui, dans l’appel qu’il m’adresse ou plutôt dans le commandement auquel il m’intime de répondre, me constitue comme sujet »684. Cette responsabilité à l’égard de l’autre va jusqu’à l’engagement de tout son être pour l’autre que soi. Ainsi l’homme se définira par rapport à la coïncidence de l’action qu’il pose et de ce qu’il professe comme parole en présence de l’autre que soi. Un homme, c’est celui qui fait ce qu’il dit qu’il va faire. C’est en faisant ce qu’on dit qu’on répond pour-et-devant l’autre. La 684 Marcel Henaf, « Remarques sur la Règle d’Or. Ricœur et la question de la réciprocité ». Paul Ricœur, Cahiers de L’Herne 2, p. 321.
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mystique éthique est une éthique avec et pour autrui dans des institutions justes. Isis enseigne aussi que la vie l’emporte sur la mort, le bien sur le mal, l’amour sur la haine, le bonheur sur la misère. La ténacité d’Isis, qui va, à deux reprises, chercher les morceaux éparpillés de son frère et époux à travers les quatre coins de l’univers, révèle que la mystique éthique est quête de plénitude-vie. La vie est une quête de soi. Elle est une lutte constante. Vivre, c’est s’approprier son existence. Quête de plénitude-vie, la mythique éthique révèle que la vie doit être préservée parce qu’elle est une valeur en soi. La vie est une valeur en soi puisqu’ elle est la source des autres valeurs, telle la beauté, celle des corps autant que celle des œuvres de l’art ; elle est la finalité et la raison d’être de toutes les activités : connaissance (initiation et divination), économie (production), religion (culte des ancêtres) ; elle justifie l’attachement que les Africains portent aux fonctions (sexualité, procréation, maternité), aux animateurs de ces fonctions (femme, mère et père), aux institutions qui s’y rattachent (mariage et polygynie), aux valeurs qui leur sont liées (natalisme)685.
La vie étant un souverain bien, la mystique éthique prône le triomphe de la vie sur la mort. La mystique éthique, par l’entremise du mythe égyptopharaonique d’Isis et d’Osiris, montre que le Bien triomphe toujours du Mal. De ce fait, l’éthique africaine en tant que mystique éthique a pour finalité la promotion de la vie, la sauvegarde de la vie : « On comprend dès lors que chez le Noir africain l’existence est vie. Ce qui revient à dire que l’homme naît pour être vivant, pour avoir une existence heureuse, pour être un homme de bonheur et de paix »686. La vie est fondamentale en Afrique. Elle est un précieux don à préserver et à valoriser. Ce qui fait de l’homme africain est un être-vie. L’existence de cet être-vie n’acquiert un sens que dans la recherche constante du bien en toute chose. Cette recherche permanente du bien en toute chose fait de l’être-vie un être cosmique ouvert aux forces de la vie. Ouvert aux forces de la vie, l’être-vie, L’homme vivant, « l’Existant, […] est au centre de l’univers. L’activité de toute création, de toutes les autres forces vitales n’a d’autre objet que la réalisation personnelle de l’Existant, le renforcement de la force vitale »687. La position médiane de l’être-vie fait de lui la croisée du bien et du mal. De toute évidence, l’existence de l’être-vie ne consiste qu’à œuvrer pour l’équilibre du cosmos, l’unité de la personne et de la société. L’être-vie est un être dans et avec la communauté et le cosmos. C’est dire que l’être-vie ne réalise son humanité que par une ouverture au cosmos et à ses semblables. Ce qui fait de la mystique éthique une sagesse 685 Harris Mémel-Fotê (dir,) Les représentations de la santé et de la maladie chez les Ivoiriens, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 25. 686 Dakouri Mathias Gadou, « L’éthique africaine traditionnelle », Annales philosophiques de l’UCAO, n° 2, Abidjan, Editions UCAO, 2005, p. 158. 687 Léopold Sédar Senghor, Liberté 1, p. 277.
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active : « L’éthique en Afrique noire est sagesse active. Elle consiste, pour l’homme vivant, à reconnaître l’unité du monde et à travailler pour son ordination. Son devoir est donc de renforcer bien sûr, sa vie personnelle, mais aussi de réaliser l’être chez les autres »688. Vivre revient à se conformer à Maat en tant qu’expérience de l’homme universelle et de l’ordre cosmique. Il n’y a pas de vie sans une ouverture à la transcendance. Par son caractère de norme, la transcendance légifère et codifie les diverses conduites de l’être-vie. Par elle se réalise l’existence humaine. En effet, le manque du sens de Dieu engendre la disharmonie, le désordre. Sans la transcendance, l’homme va à sa perte. La transcendance est ainsi la conditionnalité non seulement du vivre-ensemble, mais surtout de la vie accomplie. En elle, l’homme retrouve son unité. C’est pourquoi, dans l’Afrique traditionnelle l’être-vie cherchait permanemment à être en communion parfaite avec elle et ses diverses dénominations. Ceci dit, la transcendance est incontournable dans une dynamique de reconstruction de soi et de l’imaginaire social. Dès lors, « […] l’éthique négro-africaine n’est pas la morale européenne. Ce n’est pas un catéchisme que l’on récite ; c’est une ontologie que l’on réalise dans et par la société, et d’abord en soi et par soi-même. Encore une fois, au contraire du monde européen, le négro-africain est celui de l’unité »689. Les valeurs morales de la sagesse africaine et l’éthique ricœurienne visent le vivre-ensemble. Elles enseignent que l’homme ne devient homme que grâce à l’homme. Ces deux éthiques mettent en évidence la reconnaissance de soi-même comme un autre et la reconnaissance de l’autre comme un autre soi : « […] L’éthique me demande à juste titre de respecter la singularité de l’autre personne, elle requiert également que je reconnaisse l’autre comme un autre soi porteur de droits et de responsabilités universels, c’est-à-dire comme quelqu’un qui puisse me reconnaître en retour comme un soi capable de reconnaissance et d’estime »690. L’éthique africaine et l’éthique ricœurienne accordent la primauté à l’homme, à la vie. L’homme est un être pour la vie. Ainsi vivre, c’est se libérer, par l’entremise de la mémoire et de la promesse de la malédiction du passé et nous sentir porteur d’une tâche qui concerne le futur : « Parce que l’histoire est notre histoire, le sens de l’histoire est notre sens »691. Il incombe à l’homme de donner sens à son histoire tant personnelle que collective. Il faut se réapproprier l’histoire et se forger une véritable conscience de soi. Se réapproprier son histoire ne sous-entend-il pas qu’il faille d’abord, faire effort de se souvenir de son passé, puis être capable d’oublier de l’oubli 688
Ibidem, p. 277. Souligné par l’auteur. Ibidem, p. 279. Souligné par l’auteur. 690 Richard Kearney, « Entre soi-même et un autre : l’herméneutique diacritique ». Paul Ricœur, Cahiers de L’Herne 2, p.65-66. 691 Paul Ricœur, A l’école de la phénoménologie, p. 36 689
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de réserve, enfin être capable de pardonner ? L’humanité de l’homme, certes, est dans sa capacité de se rapporter au monde, mais surtout dans celle d’être capable d’oublier et de pardonner. Partant, la condition de possibilité de l’imaginaire social réside dans l’attestation mnémonique. Il va sans dire que la mémoire est la visée de la vie bonne. La mémoire est visée de la vie bonne quand elle invite à une estime de soi et à une attestation de soi qui est l’assurance d’être soi-même agissant et souffrant. L’attestation, sorte d’énergie créatrice animant et propulsant l’être humain en avant en permettant de se surmonter n’est-elle pas l’autre appellation de la confiance ? La confiance est croyance en soi, en l’autre et en l’histoire. Cette confiance en soi, en l’autre et en l’histoire permet à l’homme de dire oui à la vie et de s’inventer. La confiance en soi et son corollaire l’inventivité doivent être le souci de l’homme africain dans sa quotidienneté existentielle. Faisant allusion à Cheikh Anta Diop, Jean Marc Ela affirmait dans ce sillage : « Je voudrais insister sur la confiance en soi et la capacité de créer qu’il voulait faire naître dans le cœur des Africains »692. La confiance en soi et la créativité sont des impératifs pour les Africains s’ils veulent découdre avec les forces occultes qui les retiennent dans la caverne. L’éthique africaine et celle de Ricœur ne montrent-elle pas que pour sa re-création, l’Afrique a besoin d’homme qui se suit lui-même, qui a pleine confiance en lui-même, qui crée et se crée lui-même ? Sans une confiance en soi de la part des Africains, aucune renaissance ne serait possible : « La renaissance africaine commencera le jour où l’Afrique se persuadera qu’elle est capable de jouer le premier rôle dans l’histoire mondiale. Le développement est un comportement, une parole de confiance que le sujet libre intériorise »693. Il en découle que l’éthos de confiance est un état d’esprit à acquérir. Au demeurant, l’attestation au cœur de l’herméneutique du soi constitue le paradigme de la reconstruction de l’Afrique. Il appert que la poétique d’éthique politique en Afrique passe par l’articulation des valeurs morales de la sagesse africaine avec l’éthique ricœurienne. Cependant, cette jointure des deux éthiques n’exige-t-elle pas que l’on fasse preuve de rationalité ? La raison est la faculté de bien juger, de distinguer le bien du mal et le vrai du faux. Elle est ce qui est en l’homme et qui permet l’accord entre les hommes comme le stipule Spinoza : « Les hommes, dans la seule mesure où ils vivent sous la conduite de la Raison, font nécessairement ce qui est nécessairement bon pour la nature humaine et par conséquent pour chaque homme, c’est-à-dire ce qui s’accorde avec la nature de chaque homme. Et donc les hommes s’accordent toujours nécessairement entre eux, en tant qu’ils
692 Jean Marc Ela, Cheikh Anta Diop ou l’honneur de penser, Paris, L’Harmattan, 1989, p. 133. Souligné par l’auteur. 693 Ramsès L. Boa Thiémélé, Nietzsche et Cheikh Anta Diop, p. 182.
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vivent sous la conduite de la Raison »694. Assurant l’accord des hommes, la raison semble ainsi être un instrument de libération et de développement car elle crée l’ordre et organise. Suffit-il, cependant, d’avoir la raison même si elle est la faculté active, inventive, dynamique qui consiste à ramener le divers à l’unité pour transformer son imaginaire social ? A la suite de Descartes, nous pouvons affirmer qu’il ne suffit pas d’avoir la raison pour prétendre transvaluer son imaginaire social, mais le principal c’est de l’appliquer bien. C’est dire que la différence entre les hommes réside dans l’usage de la raison. Le bon usage de la raison développe en l’homme des capacités créatrices en vue d’un mieux-être. Ce bon usage de la raison est ce que nous appelons remise en cause, critique ou rationalisation. La rationalisation est ce qui pousse l’homme à opérer en soi et autour de soi une catharsis ou une rupture verticale. C’est par elle que l’on donne un sens nouveau aux valeurs. Elle libère l’homme de l’immobilisme, de la superstition, de la peur et de la paresse. La rationalisation est ce qui permettra aux Africains de se débarrasser de tous les complexes pour une modernité africaine : « La rationalisation pourra libérer les forces de l’espoir inhibées par le nihilisme et le désespoir »695. La remise en cause des valeurs anciennes et même des valeurs modernes est ce qui permettra à l’Afrique de resurgir. Comme Descartes l’a fort bien établi, dans une telle entreprise, il ne s’agit pas de répudier systématiquement le passé, mais de voir ce qui, en lui, peut subir avec succès l’épreuve de la critique. Remettre en cause c’est donc en vue de mieux fonder ce dont les fondations étaient branlantes. Au fond, l’articulation de l’éthique africaine et de l’éthique ricœurienne ne nous introduit-elle pas dans une modernité où l’Afrique sera son propre projet historique ? Pour être son propre projet historique, l’Afrique doit se soumettre au feu de la critique afin de se purifier de ses scories. Le feu, en effet, réchauffe, purifie et permet la vie bien qu’il soit associé à une image de destruction. C’est par l’épreuve du feu de la critique que l’Afrique parviendra à une modernité : « La modernité suppose un tri, une sélection de ce qui est fécondant. […] Une modernité de départ est celle qui, mue par la fonction critique d’une nouvelle rationalité, engendre une remise en cause de l’univers symbolique et réel »696. La modernité est à ce titre le passage obligé vers la reconstruction de l’Afrique. Aucune renaissance n’est possible sans la modernité parce qu’elle est le socle abyssal du présent et du futur. Prise de conscience de ses propres capacités, elle est « l’espoir en la capacité de se créer un monde où les hommes puissent vivre réconciliés avec eux-mêmes et avec les autres, dans le respect mutuel » 697. 694
Spinoza, L’Ethique IV, proposition XXXV, p. 297. Ramsès L. Boa Thiémélé, Nietzsche et Cheikh Anta Diop, p. 166. 696 Ibidem, p. 167. 697 Ibidem, p. 194. 695
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La modernité implique une dose d’estime de soi, d’attestation de soi, de vérité sur soi et en soi. Elle requiert une lucidité d’esprit. Ainsi, en tant que passage obligé vers la renaissance africaine, elle est fondatrice de notre humanité : « Fondatrice de notre humanité, elle marque le retour à la vie, la réévaluation de l’homme africain et de son destin. Car dans la modernité, c’est toute la dignité de l’homme qui est épargnée de tous les risques d’oppression et d’aliénation. […] Elle sera susceptible de nous faire comprendre d’où nous venons et où nous allons. Elle devra être par ailleurs une source d’inspiration pour construire un monde nouveau »698. Il s’ensuit que la modernité est la capacité à s’inventer et à inventer son espace vital. Ainsi, selon les termes de Jean-Marie Domenach, elle est une "morale canonique du changement" »699. La modernité exige une rupture d’avec les pratiques anciennes. Elle appelle au renouveau au détriment de l’ancien700. Se définissant par opposition à l’ancien, la modernité serait, pour l’Africain, la transformation de son imaginaire pathologique en imaginaire sain. Au total, la modernité est le désir de l’excellence, la quête du vivre-bien, de la vie accomplie. C’est pourquoi « dans les sociétés qui s’apparentent à une immense mangeoire, il faut renoncer à tout ce qui peut contribuer à banaliser la médiocrité »701. Pour viser l’excellence au détriment de la médiocrité, il faut être utopiste, avoir de grands projets d’avenir. Cela revient à dire que la reconstruction de l’Afrique dépend d’un utopisme imaginaire qui permettra de se libérer des fardeaux du présent pour se tourner vers le futur. Une poétique d’éthique politique requiert une éthique du futur qui n’est rien moins que la responsabilité de l’homme eu égard au présent et à l’avenir. Selon Hans Jonas, « l’éthique du futur ne désigne pas l’éthique dans l’avenir – une éthique future conçue aujourd’hui pour nos descendants futurs -, mais une éthique d’aujourd’hui qui se soucie de l’avenir et entend le protéger pour nos descendants des conséquences de notre action présente »702. L’éthique du futur se veut la responsabilité à l’égard de la vie de l’humanité. Cette responsabilité implique le risque et la prospection. En tant que telle, elle serait promesse, engagement de l’être humain pour un autrement qu’être du social. C’est pourquoi pour un autrement qu’être du social, l’Afrique a besoin d’hommes qui ont de grands rêves et qui donnent sens à la vie et surtout qui 698
Ibidem, p. 167. Jean-Marie Domenach, Approches de la modernité, Paris, Ellipses, 1995, p. 15. 700 « Répudiant l’ancien, appelant le nouveau, son principe la pousse à aller toujours plus vite, à consommer toujours davantage, à devenir une idéologie du changement pour le changement et à aboutir à « une culture de la quotidienneté », qui récupère et recycle continuellement le passé – autrement dit qui l’abolit, ainsi qu’on peut s’en convaincre en visitant les expositions d’art contemporain ou en écoutant le discours tenu par les partisans d’une nouvelle culture qui privilégie le jaillissement spontané sur la vénération du patrimoine ». Cf. Jean-Marie Domenach, Approches de la modernité, p. 15. 701 Jean Marc Ela, Cheikh Anta Diop ou l’honneur de penser, p. 125. 702 Hans Jonas, Pour une éthique du futur, trad. Sabine Cornille et Philippe Ivernel, Paris, Payot & Rivages, 1998, p. 69. 699
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aiment le risque et le danger. Aimer le risque et le danger signifie qu’il faut affronter avec lucidité et ténacité la vie en forgeant de nouvelles perspectives d’avenir. Ainsi, pour l’avenir du continent, les Africains doivent redonner à la culture africaine et à la démocratie africaine leurs lettres de noblesse car c’est par elles que nous cesserions de nous enliser dans le sous-développement : Personne ne peut développer l’Afrique mieux que nous-mêmes, par cette approche alternative de la culture qui fait appel à la mémoire, à l’estime, au respect et à la confiance. Il ne s’agit pas de rejeter l’Autre ou tout apport extérieur, mais de disposer du temps et de l’espace pour identifier et reconnaître les éléments épars de notre moi éclaté. C’est en étant en paix avec nous-mêmes que nous contribuerons à la diversité créatrice703.
L’Afrique, pour être puissante, a nécessairement besoin de recourir à un modèle de démocratie qui tient compte des valeurs telles que la discussion publique, la tolérance, le pardon, l’honnêteté, le partage équitable du pouvoir. Aussi a-t-elle besoin de se constituer en un Etat fédéral à vocation panafricaine regroupant l’ensemble du peuple noir au sein d’une nation, seule capable de relever les défis du monde à venir. Le panafricanisme est notre pari sur l’avenir, une vision dynamique de la renaissance africaine :« Une Afrique est possible, une Afrique réconciliée avec elle-même, disposant pleinement de sa faculté de penser son propre avenir et de produire du sens, une Afrique qui aura mis un terme au viol de l’imaginaire »704. Cependant, l’unité africaine « devra être prudente et réaliste, mais aussi politique et audacieuse. Elle devra être africaine dans son initiative et dans ses fins, inventant une version authentiquement africaine de la société moderne, mais orientée vers la compréhension et la coopération internationale »705. Le panafricanisme est le véhicule de l’unité culturelle, politique et du développement des Africains à travers le monde. L’unité est la voie de salut de l’Afrique.
703
Aminata Traoré, Le viol de l’imaginaire, Fayard/Actes Sud, 2002, p. 196. Ibidem, p. 191. 705 Joseph Ki-Zerbo, Histoire de l’Afrique, d’hier à aujourd’hui, p. 674. 704
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TABLE DES MATIERES PROLOGOMENES ...........................................................................................................9 INTRODUCTION GENERALE .............................................................................. 19 PREMIERE PARTIE DE L’HERMENEUTIQUE DU SOI COMME PHILOSOPHIE DE L’AGIR HUMAIN.................................................................................................................. 39 CHAPITRE PREMIER : DE LA DESCRIPTION EIDETIQUE COMME PROPEDEUTIQUE A L’HERMENEUTIQUE DU SOI ......................... 41 1.1. DE LA DESCRIPTION EIDETIQUE DE LA VOLONTE.....................................................42 1.1.1. Vouloir, c’est décider ............................................................................ 42 1.1.2. Vouloir, c’est toujours vouloir agir et se mouvoir ................................ 45 1.1.3. Vouloir, c’est avant tout consentir ........................................................ 49 1. 2. DE L’INVOLONTAIRE CORPOREL COMME LIMITES DES POUVOIRS DU SOI .............51 1.2.1. Le caractère comme manière individuelle non choisie ......................... 51 du soi ............................................................................................................... 51 1.2.2. L’inconscient comme fond obscur des décisions du soi ........................ 52 1.2.3. La vie comme involontaire absolu ........................................................ 55 1.3. DE LA DESCRIPTION EIDETIQUE DE LA VOLONTE A L’ONTOLOGIE DE LA VOLONTE FINIE COMME DIALECTIQUE DE L’AGIR ET DU PATIR ...................................................... 57 1.3.1. L’homme capable, un être aussi capable de faillir ............................... 57 1.3.2. La non-coïncidence de soi à soi comme ................................................ 59 caractéristique ontologique de l’homme ......................................................... 59 CHAPITRE DEUXIEME : DE L’HERMENEUTIQUE DU SOI COMME CHEMIN DE SOI A SOI PAR LA MEDIATION ................................... 63 2.1. L’HERMENEUTIQUE DU SOI PAR LE LANGAGE ..........................................................64 2.1.1. Le soi comme ce dont on parle .............................................................. 64 2.1.2. Le langage et l’auto-désignation du soi ................................................ 68 2.2. L’HERMENEUTIQUE DU SOI PAR LA PRAXIS ..............................................................70 2.2.1. La sémantique de l’action ..................................................................... 70 2.2.2. La pragmatique de l’action ................................................................... 74 2.3. L’HERMENEUTIQUE DU SOI PAR LA NARRATION .......................................................76 2.3.1. L’identité-idem ou la mêmeté ................................................................ 76 2.3.2. L’identité-ipse ou l’ipséité..................................................................... 81 2.3.3. La dialectique identité -idem – identité -ipse ........................................ 84 2.4. L’HERMENEUTIQUE DU SOI PAR LA VIE ETHIQUE ....................................................85 2.4.1. De la définition de l’éthique .................................................................. 85 2.4.2. De l’antériorité de l’éthique sur la morale ........................................... 88 2.4.3. L’éthique ricœurienne, une triple disponibilité ..................................... 91 CHAPITRE TROISIEME : LES IMPLICATIONS ONTOLOGIQUES SOUS-JACENTES A L’HERMENEUTIQUE DU SOI ....................... 107 3.1. ARTICULATION DU RAPPORT ONTOLOGIE-ATTESTATION .......................................108 3.1.1. L’attestation et les méta-catégories de l’être-vrai et l’être-faux ......... 108 3.1.2. Le soi et l’être comme acte et puissance ............................................. 109 3.2. ARTICULATION DU RAPPORT ATTESTATION ET L’ANALYTIQUE EXISTENTIALE DE HEIDEGGER .....................................................................................................................111 3.2.1. De l’attestation et de la conscience..................................................... 111
3.2.2. De l’attestation et du souci ................................................................. 112 3.3. LA GREFFE DE L’HERMENEUTIQUE SUR L’ONTOLOGIE .........................................113 3.3.1. La voie courte ..................................................................................... 113 3.3.2. La voie longue ..................................................................................... 114 DEUXIEME PARTIE DE L’HERMENEUTIQUE DU SOI COMME PHILOSOPHIE DE L’AGIR HUMAIN A LA QUETE DE L’AUTREMENT QU’ETRE DE L’AFRIQUE ...... 119 CHAPITRE QUATRIEME : DE L’HERMENEUTIQUE DU SOI COMME PHILOSOPHIE DE L’AGIR HUMAIN A L’ETHIQUE AFRICAINE COMME MYSTIQUE ETHIQUE ................................................... 121 4.1. LE FONDEMENT EGYPTO-PHARAONIQUE DE L’ETHIQUE AFRICAINE ....................122 4.1.1. De la description du mythe d’Osiris et d’Isis ...................................... 122 4.1.2. De la description du mythe d’Osiris et d’Isis à sa .............................. 124 compréhension comme matrice de l’existence humaine ............................... 124 4.2. L’ETHIQUE DANS LA PENSEE EGYPTO-PHARAONIQUE : ........................................128 L’HOMME, UN MICROCOSME AU SEIN D’UN MACROCOSME .......................................... 128 4.2.1. L’homme, un projet en perpétuel accomplissement ............................ 128 4.2.2. L’homme, un être de communauté et de communion .......................... 131 4.3. DE L’ETHIQUE AFRICAINE COMME RESPONSABILITE HISTORIQUE DE L’ETRE HUMAIN ............................................................................................................................ 132 4.3.1. L’ouverture à la transcendance, clef de voûte de ............................... 132 l’éthique africaine ......................................................................................... 132 4.3.2. Le don de soi et la promotion de la vie en communauté, ciments de l’existence humaine………………………………………………………………...136 4.3.3. De l’ouverture à la transcendance à l’éthique .................................... 138 africaine comme philosophie de l’humanitude ............................................ 138 CHAPITRE CINQUIEME : DE L’ATTESTATION AU CŒUR DE L’HERMENEUTIQUE DU SOI, PARADIGME DE L’ASSOMPTION DE L’AFRIQUE....................................................................... 145 5.1. DE L’ATTESTATION COMME CREANCE ET FIANCE ..................................................146 5.1.1. L’attestation, une assurance d’être soi-même agissant ...................... 146 et souffrant .................................................................................................... 146 5.1.2. Attestation de soi et assomption de l’Afrique ...................................... 147 5.2. L’ATTESTATION MNEMONIQUE ET L’IMAGINAIRE SOCIAL AFRICAIN ....................150 5.2.1. Le souvenir comme noème de la mémoire........................................... 150 5.2.2. De la mémoire comme affirmation de ................................................. 154 "l’hominité" de l’homme ............................................................................... 154 5.2.3. La mémoire et la visée de la vie bonne en Afrique .............................. 158 CHAPITRE SIXIEME : L’HERMENEUTIQUE DU SOI ET LES VALEURS MORALES DE LA SAGESSE AFRICAINE .................................... 169 6.1. L’HOMME COMME POUVOIR DE SIGNIFICATION ET ACTIVITE SENSEE ..................170 6.1.1. L’homme ne fait pas l’homme ............................................................. 170 6.1.2. L’homme ne devient homme que grâce à la ........................................ 172 responsabilité dans la relation à autrui ........................................................ 172 6.1.3. L’homme ne devient homme que grâce à la culture ............................ 176 6.2. DE LA SOLIDARITE ET DE LA TOLERANCE COMME MODALITES DE LA ...................179 RECONNAISSANCE DE L’HUMANITE DANS LA PERSONNE DE L’AUTRE........................... 179 6.2.1. De la perte du sens de la solidarité à la solidarité.............................. 179
comme responsabilité pour autrui ................................................................ 179 6.2.2. De la tolérance comme reconnaissance de ......................................... 181 "l’hominité" d’autrui ..................................................................................... 181 CHAPITRE SEPTIEME : DE L’HERMENEUTIQUE DU SOI A L’UTOPISME DE L’IMAGINAIRE ..................................................................... 185 7.1. DE LA SAISIE HOLISTIQUE DU CONCEPT D’UTOPIE ................................................186 7.1.1. De l’utopie comme rêve chimérique à l’utopie comme ....................... 186 transcendance de l’immédiateté existentielle ................................................ 186 7.1.2. L’utopie, une vocation de l’être humain ............................................. 188 7.2. LA GRANDE POLITIQUE COMME CHEMIN DE SALUT DE L’AFRIQUE ......................190 7.2.1. Du concept de la grande politique ...................................................... 190 7.2.2. La grande politique, condition de possibilité de la ............................. 194 reconstruction de l’Afrique ........................................................................... 194 7.3. L’ALTERNANCE POLITIQUE, UNE ALTERNATIVE DE LA VIE BONNE AVEC ET..........197 POUR AUTRUI EN AFRIQUE ............................................................................................. 197 7.3.1. L’herméneutique de la politique en Afrique ........................................ 197 7.3.2. L’alternance politique, une alternative de la ...................................... 203 reconstruction de l’Afrique ........................................................................... 203 CONCLUSION GENERALE ................................................................................ 207 BIBLIOGRAPHIE ................................................................................................. 219
Ouvrages du même auteur 1) La Grande politique, une nécessité pour l’Afrique. Lecture interprétative de Friedrich Nietzsche, Paris, Mon Petit Editeur, 2012. 2) La Réciprocité dans l’amitié. Essai sur l’éthique de la surabondance, Paris, Mon Petit Editeur, 2013. 3) Méditations et conférences. La contrée des philosophes, Paris, Mon Petit Editeur, 2013. 4) Penser l'Afrique avec Ricœur, Paris, L'Harmattan. 2013. 5) Paul Ricoeur. Le cogito blessé et sa réception africaine, Paris, L'Harmattan, 2014. 6) L’herméneutique du soi chez Paul Ricœur. Prolégomènes à une éthique de la Reconstruction de l’Afrique, Paris, Mon Petit Editeur, 2014. 7) La transmutation des valeurs, une éthique par-delà le nihilisme, Paris, 2016. 8) De Nietzsche à l’Afrique. Essai sur les avatars de l’Etat, Paris, Edilivre, 2016. 9) Miettes philosophiques. Paris, Edilivre, 2016. 10) Paul Ricœur. La Règle d’Or, chemin d’une toposéité significative africaine, Paris, Edilivre, 2016. 11) Traditions et dignité de la personne humaine. Une relecture de Lc 6, 1-6, Paris, Edilivre, 2016. 12) L’éthique africaine, une mystique éthique, Paris, Edilivre, 2016. 13) A vin nouveau, outres neuves. Vademecum pour une catéchèse comme mystique d’amour dans la perspective de la nouvelle évangélisation, Abidjan, Grandes Editions Africaines, 2017. 14) Herméneutique et Réappropriation dogmatique de la foi chrétienne en Afrique, Mauritius, Editions Universitaires Européennes, 2019. 15) Devenir soi-même. Une leçon d’anthropologie philosophique, Mauritius, Editions Universitaires Européennes, 2020. 16) Le culte spirituel dans la vérité de la vie. Essai sur la dialectique opérante entre la liturgie et l’éthique, Mauritius, Editions Croix du salut, 2020. 17) De l’initiation à la philosophie. Réapprendre à voir le monde, Mauritius, Presses Académiques Francophones, 2020.
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Cet ouvrage pose le fondement d’une anthropologie philosophique africaine à la lumière de la philosophie de Paul Ricœur. Il s’agit de penser une nouvelle grille d’intelligibilité permettant à l’Africain de se saisir comme sujet de capabilités, doté de multiples pouvoirs, capable de transcender la négativité, de se réconcilier avec soimême, avec sa propre histoire dans la dynamique de nouveaux rapports au monde aux fins de restaurer la vie éthico-politique africaine.
Vincent Davy Kacou est Maître Assistant CAMES, Directeur des études au Grand Séminaire Saint Paul d’Abadjin-Kouté, missionnaire à l’UCAO-UUBa (Mali), membre du comité de lecture des Cahiers de l’IREA (L’Harmattan Paris) et membre du Centre International d’Etudes et de Recherches en Sciences de la Communication Politique (CIRESCOP) de l’Université Hassan II de Casablanca.
ISBN : 978-2-343-20296-9
25,50 €
Vincent Davy Kacou
Ce livre se présente à la conception et à la réalisation comme un travail d’anthropologie philosophique à consonance éthicopolitique. La philosophie de Paul Ricœur n’est pas coupée du réel. Elle a plutôt un rapport avec l’existence. C’est une philosophie qui prend l’homme comme centre d’intérêt.
DÉBATS
Vincent Davy Kacou
PAUL RICŒUR Pour une poétique d’éthique politique en Afrique
Pour une poétique d’éthique politique en Afrique
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PAUL RICŒUR
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PHILOSOPHIQUE DÉBATS