Les salles de cinéma en Afrique sud saharienne francophone: (1926-1980) 2343184054, 9782343184050

L'apparition et le développement du cinéma en salles dans les colonies d'Afrique occidentale et équatoriale fr

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Les salles de cinéma en Afrique sud saharienne francophone: (1926-1980)
 2343184054, 9782343184050

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Les salles de cinéma en Afrique sud saharienne francophone

Claude FOREST est professeur en études cinématographiques. Ses travaux portent principalement sur l’histoire économique du cinéma en Europe et en Afrique, ainsi que sur la socioéconomie de la demande des publics. Il a publié une vingtaine d’ouvrages sur ces questions.

Photographie de couverture : Cinéma Adamaoua à Ngaoundéré au Cameroun © Honoré Fouhba

Claude Forest Les salles de cinéma en Afrique sud saharienne francophone

L’apparition et le développement du cinéma en salles dans les colonies d’Afrique occidentale et équatoriale française sont essentiellement du fait de Français, notamment à la direction de l’entreprise qui a rapidement su dominer toute la filière cinéma, la Comacico. Son histoire se confond largement avec celle de son fondateur et dirigeant, Maurice Jacquin, qui bâtit cet empire cinématographique multinational, usant avec ingéniosité de l’organisation commerciale comme de l’optimisation fiscale pour son réseau de sociétés africaines de cinéma durant la colonisation, puis encore une douzaine d’années après les indépendances. Dominant l’importation et la diffusion des films avec un autre groupe d’entreprises, la Secma, la connaissance précise de ces deux circuits, ici révélée pour la première fois, s’avère indispensable pour comprendre leurs fonctionnements et ce qui s’est véritablement produit sur ces marchés, vastes comme treize fois la France. Sur ordre de Valéry Giscard d’Estaing, elles finiront par être rachetées en 1973 par un groupe conduit par l’UGC, avec le soutien politique et financier de l’État français, les trois centaines de salles étant ensuite rapidement revendues aux Africains. Sept ans plus tard, ce sera au tour de la distribution de la totalité des films, hélas prélude immédiat à un effondrement extrêmement rapide de l’ensemble de la filière cinéma sur la zone. Néanmoins la compréhension des évènements de cette décennie cruciale, ici décrits avec détail et précision, permet seule de savoir pourquoi la disparition des intérêts français, réclamée véhémentement par les réalisateurs africains, signera en réalité la mort des salles de cinéma dans tous leurs pays, et l’impossibilité d’amorcer une production pérenne de films. Leur fédération, la Fepaci, sera sur toute l’Afrique francophone sudsaharienne le procureur involontaire de cette condamnation à mort du cinéma prononcée à Alger en janvier 1975, le Consortium interafricain de distribution cinématographique (CIDC) en étant le fossoyeur huit ans plus tard, la quasi-totalité des dirigeants des États africains concernés tenant de fait la main armée du bourreau.

Claude Forest

Les salles de cinéma en Afrique sud saharienne francophone (1926-1980)

ISBN : 978-2-343-18405-0

31 €

IMAGES PLURIELLES scènes & écrans

Les salles de cinéma en Afrique sud saharienne francophone (1926-1980)

Images plurielles : scènes et écrans Collection dirigée par Patricia Caillé, Sylvie Chalaye et Claude Forest Cette collection entend promouvoir les recherches concernant les cinématographies et les expressions scéniques des Suds qui méritent de gagner en visibilité et d'être mieux documentées, notamment celles d’Afrique, du Moyen Orient, de l’Océan indien et des Amériques. Sans négliger les apports de la critique et de l’analyse esthétique, elle s’intéresse principalement au fonctionnement des filières audiovisuelles, cinématographiques et théâtrales – production, distribution, exploitation, diffusion sous toutes ses formes–, ainsi qu’aux publics et à la réception des œuvres. La collection souhaite favoriser les approches historiques issues du dépouillement d’archives et des enquêtes de terrain, afin d’œuvrer à combler le déficit de données permettant de cartographier et de comprendre les enjeux et les acteurs des transformations profondes à la fois géopolitiques, politiques, sociales, technologiques, anthropologiques et culturelles qui affectent le théâtre et la scène comme le film et ses usages. La collection comprend deux séries : l’une est destinée à accueillir les travaux les plus développés, l’autre, au format de poche, a pour vocation d’explorer de nouveaux champs ou questionnements, y compris méthodologiques. Images plurielles : scènes et écrans privilégie, hors de tout dogmatisme, la lisibilité du texte, la pluralité des approches, la liberté des idées et la valeur des contenus.

Claude Forest

Les salles de cinéma en Afrique sud saharienne francophone (1926-1980)

Cet ouvrage est publié après expertise du comité éditorial composé de : Axel Arthéron, Université des Antilles Joël Augros, Université de Bordeaux - Montaigne Olivier Barlet, Critique, cofondateur de la collection Patricia Caillé, Université de Strasbourg Sylvie Chalaye, Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3 Pénélope Dechaufour, Université d'Arras Laurent Creton, Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3 Emmanuel Ethis, Université d'Avignon et des Pays de Vaucluse Claude Forest, Université de Strasbourg Odile Goerg, Université Diderot Paris 7 Edwige Gbouablé, Université Félix Houphouët-Boigny Nolwenn Mingant, Université de Nantes Raphaëlle Moine, Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3 Justin Ouoro, Université d’Ouagadougou Dominique Traoré, Université Félix Houphouët-Boigny

© L’Harmattan, 2019 5-7, rue de l’École-Polytechnique ‒ 75005 Paris www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-343-18405-0 EAN : 9782343184050

Introduction Il n’y a même pas de route goudronnée, et tu veux faire une salle en dur, climatisée, avec un toit et une superbe décoration ? Le pauvre, c’est pour lui que je fais le film, mais s’il a faim, comment il va venir dans une salle de cinéma ? Le prix du taxi, c’est le prix pour que sa famille mange, alors comment il peut aller au cinéma ? Moussa Touré1

Si les conditions de production en Afrique sud saharienne francophone (ASF) demeurent difficiles quoiqu’en phase de rapide amélioration depuis la généralisation du numérique et la montée en puissance de groupes étrangers comme Vivendi-Canal+, celles de la diffusion des œuvres cinématographiques persistent à s’exposer de manière extrêmement problématique. De nombreux Africains francophones ont pu se lancer dans la réalisation de films et surtout de courts-métrages ou de séries télévisées, mais à ce jour (2019) il ne s’observe nul mouvement identique au niveau de la distribution des films, et encore moins dans l’exploitation des salles, quasi inexistantes malgré le regain d’intérêt de quelques groupes étrangers. Pourtant, la troisième génération post indépendances, qui ne ressent plus du tout les enjeux de cette période historique, est davantage habitée par une grande soif de voir des images, qu’elle consomme massivement sur tous les supports personnels possibles. Parmi elles, quelques films, le cinéma ayant gardé une très forte aura symbolique, alors même que les salles ont massivement fermé depuis les années 1990, et qu’une immense part de la population n’en n’a plus fréquentées depuis longtemps, lorsqu’elle les a connues, ce qui n’est guère le cas pour la majorité des Africains, désormais âgée de moins de 20 ans. Et pourtant elles ont existé et le parc en a compté plusieurs centaines, mais sur leurs disparitions, qui se sont partout observées, dans tous les pays d’ASF aucune étude précise significative n’a jamais été menée. Beaucoup de déploration, de nombreux boucs émissaires devenus lieux communs (l’ancienne domination française, puis les télévisions, la vidéo et les DVD piratés, les plans d’ajustement structurels, etc.) qui refleurissent à longueur d’articles puis de blogs2, mais pas d’analyse historique approfondie. 1 Entretien le 1er mars 2017 à Ouagadougou, paru dans FOREST Claude, Production et financement du cinéma en ASF (1960-2018), L’Harmattan, 2018, p. 287. 2 Bineta Diagne, « Un cinéma désaffecté à Dakar », SlateAfrique, 10 janvier 2007, http://www.slateafrique.com/465/dakar-senegal-cinema-culture ; Pierre Barrot, « Cinéma en

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Longtemps nous-mêmes avons attendu, espérant la publication de recherches africaines afin de comprendre et connaitre les détails historiques de cette disparition du spectacle cinématographique sur cette immensité continentale que l’on a si souvent certifiée au développement prometteur. Car il nous semblait que les universitaires des pays d’ASF possédaient la plus grande légitimité pour s’intéresser à ce qui s’était déroulé chez eux. Mais le constat est là et doit être dressé : dans le champ du cinéma, six décennies après les indépendances politiques, si le secteur audiovisuel se dynamise en ASF, cela est dû à l’injection massive de capitaux du groupe français Bolloré ; si des salles se reconstruisent, cela est essentiellement encore dû au même groupe (via les salles Canal Olympia), qui a été suivi d’un second (Les cinémas Pathé-Gaumont). Et dans le champ académique, il existe en ces pays très peu de formations universitaires portant sur le cinéma ni l’audiovisuel, secteur économique pourtant fort dynamique au niveau mondial ; sur le plan de la recherche rien de consistant n’a été publié sur cette question depuis près d’un demi-siècle, ce qui déjà, en soi, devrait interroger, à commencer par les responsables scientifiques et politiques des pays concernés. Dès lors, pour la nouvelle génération qui souhaite entrer dans ces métiers, la situation est éminemment frustrante et peu compréhensible, notamment faute de connaissance précise du passé, tandis que la période contemporaine lui est peu propice pour se lancer dans des recherches historiques, que nous croyons toutefois indispensables afin de mieux appréhender le présent et construire un avenir qui ne reconduise pas aux mêmes errements. Sans antériorité séculaire dans le cinéma du fait de la domination coloniale, et avec une cinématographie nationale très limitée et orientée dans des voies tracées par deux générations antérieures de cinéastes habités par des préoccupations qui leur sont aujourd’hui massivement allochtones, les prétendants à une professionnalisation dans le cinéma et l’audiovisuel se voient doublement déracinés, et souvent désemparés, même si très dynamiques et volontaires. Au niveau pratique, il n’existe plus d’école publique formant à ces métiers, et si les écoles privées pullulent, leurs qualités paraissent largement aléatoires, pour ne pas dire globalement superficielles ou défaillantes. Au niveau théorique, faute de formation réellement structurée pour l’audiovisuel et le cinéma dans les disciplines économiques, juridiques, sociologiques voire historiques, la situation est encore pire, alors même que les coûts de formation ne sauraient être un obstacle et que l’essor démographique de tout le continent appelle à un effort de formation sans précédent. Non considéré, tant économiquement que culturellement, ce secteur a massivement été délaissé par les pouvoirs politiques africains francophones, laissant la voie libre à la profusion dans la diffusion sur leurs territoires d’images conçues, produites et réalisées par des étrangers. Afrique : table rase et renaissance ? », INA, 24 mai 2011, https://larevuedesmedias.ina.fr/cinema-en-afrique-table-rase-et-renaissance ; etc.

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Pourtant, après 1960, la fin de la colonisation devait apporter un ensemble de libertés, dont celle de fabriquer enfin ses propres représentations et raconter ses histoires singulières. Elle devait permettre la prospérité dans une nouvelle économie débarrassée de la ponction métropolitaine et des colons. La maîtrise politique de son destin devait aboutir à des décisions optimales en faveur des populations, avec une liberté des artistes pour recréer, y compris filmer, ce que moult contraintes, y compris juridiques comme le décret Laval de 1934, ne leur avaient antérieurement pas facilité l’exercice. Si la liberté d’entreprendre ne leur avait jamais été déniée, tout au moins la désormais maitrise des lois, la récupération de leur langue, l’exercice affranchi des coutumes et pratiques ancestrales auraient dû balayer les entraves liées à six décennies d’une administration étrangère subie parfois dans les chairs, toujours dans les destins. Longtemps rêvées, s’ouvraient enfin les voies d’un possible autonome. Las, six autres décennies plus tard, force est de constater que ce temps ardemment souhaité, pour lequel en certains pays la conquête se paya chèrement, n’est nulle part advenu en ASF. La grande pauvreté demeure, la corruption et le clanisme dominent ; le maître a changé, une nouvelle classe dirige, désormais nationale certes, mais un dénuement paradoxal règne en fait, partout, même dans les zones au sous-sol richement pourvu. Pourtant, tel n’est plus le cas en d’autres zones et continents, au demeurant eux-aussi antérieurement soumis aux affres de la colonisation, qui développent une économie, et une cinématographie, insolentes : Inde, Chine, Brésil, Indonésie, partout la situation est désormais incomparable, y compris dans le cinéma où certains de ces pays figurent parmi les premiers producteurs mondiaux de films. Nécessitant nettement moins de capitaux que la production de longs métrages, on aurait pu s’attendre à ce qu’un dynamisme s’observe au niveau du commerce des salles, ou de la distribution des films. Mais là non plus, rien : pas un seul entrepreneur africain ne s’est lancé durablement et de manière profitable dans l’aventure, ni au niveau de son pays, ni encore moins au niveau sous-régional ou à l’international. Pourtant, le démantèlement à la fin des années soixante-dix du duopole détenu par des Français leur avait laissé le champ totalement libre dans les dix-sept pays concernés. Mais aucun entrepreneur africain n’émergea à cette date, pas plus qu’aujourd’hui, car partout règne une économie de rente, une captation des capitaux qui se voient stérilisés et très peu réinvestis, le somptuaire, la gabegie, l’incohérence économique, l’absence de volonté de poursuivre un intérêt général s’ajoutant à un désordre administratif qui caractérisent ces États, dont l’inaction est patente dans la régulation des marchés ou une facilitation du dynamisme entrepreneurial comme culturel. Certes ils s’en défendent en renversant l’accusation de spoliation, en trouvant moult boucs émissaires, en affirmant par exemple que le nouvel ordre mondial les dépècerait et instaurerait un néo-colonialisme pire que l’ancien, ou que s’ils étaient corrompus, la faute 9

n’en reviendrait évidemment qu’au corrupteur, que le passé et la traite des esclaves expliciteraient encore tout le présent, etc.3 Pragmatique si ce n’est désabusée, l’actuelle génération a totalement remisé les espoirs et utopies nés avec les indépendances. Elle est la première à avoir grandi avec le numérique et vit depuis le début du XXIe siècle au milieu de toutes les images du monde, tandis que les pays voisins du Nigeria, mais aussi désormais du Kenya, de l’Ouganda ou du Ghana, et même l’Éthiopie, consomment et exportent leurs propres images depuis longtemps, construisent leurs salles dans des lieux renouvelés. Mais les Africains francophones ne voient toujours rien venir. Quel contraste avec le minuscule Rwanda (26 500 km², un cinquième de la France) qui, parti de rien voici seulement un quart de siècle, abrite aujourd’hui une économie attractive, accueille des tournages étrangers, monte plusieurs festivals de cinéma4, construit des salles5, remporte l’Étalon d’or de Yennenga avec l’un des premiers longs métrages qu’il y présente6, envoie un satellite en orbite pour permettre l’accès de toute sa population à Internet7. Pendant ce temps, les capitales d’ASF subissent toujours des coupures d’électricité, ont un accès aléatoire au bas débit d’Internet, et la majorité des zones rurales ne sont pas alimentées. Faut-il un génocide et le départ des armées et influences françaises pour y permettre un développement observé ailleurs, et que les élites nationales souhaitent enfin sortir du modèle économique forgé par l’esclavage colonial (absence d’industrie, exportation des ressources naturelles, etc.)8? Inévitablement, devant la béance de cette carence, la frustration, la colère, mais aussi l’impatience et l’envie de faire habitent la jeunesse africaine, notamment francophone, et nombre se lance dans la réalisation d’œuvres filmées, par eux-mêmes, sans formation, empruntant le long chemin de l’autodidacte, qui n’est pas forcément le moins bon ni le moins intéressant, mais pas forcément non plus le plus facile ni le plus performant. Assoiffés de connaissances, malgré des conditions matérielles majoritairement difficiles – nécessité de travailler pour poursuivre ses études, bibliothèques étriquées, manque d’accessibilité aux travaux de référence, etc. – malgré un encadre3 Sur ces mécanismes, voir notamment, MEMMI Albert, Portait du décolonisé arabomusulman et de quelques autres, Gallimard, 2004, 167 p. 4 Dont le Rwanda Film Festival (Hillywood) depuis 2005. 5 En 2019, Kigali comptait sept salles, plus que n’importe quel pays d’ASF en sa globalité. 6 L'Étalon d'Or de Yennenga du 26e Festival panafricain du cinéma et de la télévision de Ouagadougou (Fespaco) a été décerné en mars 2019 à The Mercy of the jungle (La miséricorde de la jungle), du réalisateur rwandais Joël Karekezi. 7 L’État rwandais s’est associé à une société britannique pour lancer le satellite Icyerekezo Vision le 27 février 2019 depuis la base de Kourou afin de couvrir tout son territoire. 8 NUBUKPO Kako, L’urgence africaine. Changeons le modèle de croissance, Odile Jacob, 2019, 235 p.

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ment par des enseignants du supérieur qui ne sont pas incités à la recherche, ni matériellement ni symboliquement, et qui se satisfont trop souvent, euxaussi, de leur position de rente, ils sont pourtant nombreux à tenter de comprendre le réel pour essayer de modifier la situation dans leur pays. Mais sans mémoire, sans connaissance de l’histoire – déjà de leur filière cinématographique-, trop souvent narrée au prisme d’un combat post-colonialiste très réducteur mais inoculé pour apaiser leur vindicte, ils demeurent sans prise au niveau méso économique. En effet, si les écrits sur les films et sur quelques réalisateurs africains abondent, cette absence de l’histoire, tant des cinématographies elles-mêmes que des modes de fonctionnement et de diffusion des films ne cesse d’interroger9. Depuis l’origine, de manière fort compréhensible, tant pour des motifs idéologiques que pratiques, la focalisation sur la production caractérise les rares écrits, études et analyses, francophones durant les deux premières décennies post indépendances, anglophones les deux suivantes. Et assurément la référence au modèle français, lui-même construit face à l’impérialisme états-unien, et les dépendances absolues visà-vis de l’industrie et de l’appareil d’État français, économiques et symboliques, de reconnaissance comme de moyens techniques et financières notamment, complexifie considérablement les approches possibles. Si, sur cette question, il convient de tenir à distance les approches identitaires, essentialistes voire parfois racistes, il faut mentionner l’obscurcissement des regards et le rejet de la compréhension effective du réel par deux phénomènes qui ont joué en miroir. Au Nord, peu avouables, il ne faut toutefois pas mésestimer la culpabilité post coloniale et le sentiment d’échec comme la lassitude des bonnes volontés « tiers mondistes » à favoriser un développement pérenne du continent10. Au Sud, la question du ressentiment qui voile le réel rend difficile la distanciation comme la séparation du présent et du passé11, incite à la désignation d’un bouc émissaire plutôt qu’aux recherches historiques, sature le présent d’études sur les quelques œuvres qui ont pu émerger, induisant une vision téléologique de l’histoire dans laquelle la lutte légitime pour la légitimation et la reconnaissance12 dévie les regards des mécanismes qui ont œuvré pour aboutir à la situation contemporaine. Sauf que l’anathème et la déploration n’ont évidemment jamais suffi pour modifier un présent insatisfaisant. 9 Voir notamment LELIEVRE Samuel, « Les cinémas africains dans l’histoire. D’une historiographie (éthique) à venir », Mille huit cent quatre-vingt-quinze, n°69, 2013, p. 136-147. 10 Mais quel développement ? Sur cette question, voir notamment LATOUCHE Serge, L'Occidentalisation du monde : Essai sur la signification, la portée et les limites de l'uniformisation planétaire, La Découverte, 1989 ; L'Autre Afrique : Entre don et marché, Albin Michel, 1998 ; Décoloniser l'imaginaire : La Pensée créative contre l'économie de l'absurde, Lyon, Parangon, 2003. 11 FERRO Marc, Le Ressentiment dans l’Histoire. Comprendre notre temps, Odile Jacob, 2007. 12 HONNETH Axel, La Lutte pour la reconnaissance, Cerf, 1992.

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Cependant l’intérêt pour le cinéma persiste chez la nouvelle génération, plus fort que jamais, et ignorant que, bien avant eux, quelques ainés très compétents ont depuis un demi-siècle déjà produit moult analyses et préconisations pertinentes qui auraient, déjà, peut-être pu sauver leurs cinémas (salles et films), nombre d’étudiants africains francophones ne cessent de formuler des projets de mémoire de master ou de thèse qui proposent, tous, des solutions, pour relancer la production, monter facilement des films, voire rebâtir la filière, si ce n’est changer l’ordre mondial des images. Au-delà de la saine utopie de la jeunesse, ils croient, tous, savoir comment faire en s’appuyant seulement sur quelques acquis issus d’une sémiotique totalement inadaptée et dépassée, ou de techniques marketing ou de management qu’on leur a généreusement dispensés (mais pour vendre quoi dans ces pays sans industrie, ni de transformation, ni créative, ni culturelle et d’abord audiovisuelle ?). Les propositions de « diagnostic stratégique », l’établissement de « préconisations » en vue de « reconstruire le cinéma » fleurissent dans toutes les tentatives d’écrits universitaires, et la longue liste de « solutions » aussi définitives qu’inapplicables mesure avant tout leur soif de changement et d’accéder à un autre monde, possible, visible au Nord, mais aussi à l’Est et à l’Ouest de cette dramatique exception africaine, spécialement francophone. Sauf que, méconnaissant l’Histoire et les forces politiques, économiques, sociologiques qui ont structuré leur paysage social et cinématographique, pour souvent intéressants et intelligents que soient leurs écrits, ils demeurent de pures constructions passionnées, se cantonnant strictement dans l’imaginaire, fantasmes inapplicables et stériles. Mais, en l’état actuel, comment pourrait-il en être autrement ? Qu’ont produit et d’où sont issues les deux générations d’universitaires nationaux qui les précèdent ? Nous pensons qu’à ces rêves et à ces envies, tous légitimes et porteurs d’avenir, il a pu aussi manquer une fraction de compréhension historique. Cet ouvrage, comme le précédent consacré à la production et le suivant au rôle de l’État, les décevront donc peut-être, car ils ne comportent aucun conseil, ils ne donnent aucune leçon, aucune piste stratégique à suivre, aucun mémento en dix mesures indépassables à appliquer pour reconstruire des salles de cinéma. Réparties sur plusieurs volumes, ces recherches tentent de retracer dans ce premier (1926-1980) pourquoi, en demi-siècle, tout ceci ne s’est pas produit, et le suivant tentera de montrer comment, au contraire, il était structurellement inévitable que les exploitants et distributeurs de films disparaissent de la zone francophone, du fait même des pratiques, cultures et fonctionnements des États concernés. Mais dans un premier temps, il nous faut entreprendre un détour sur l’état des connaissances sur ces questions, ainsi qu’effectuer une légère digression qui a cependant à voir avec la démarche entreprise comme du sujet étudié.

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Première partie : Prolégomènes à une histoire économique des salles de cinéma en ASF

Chapitre I – Épistémè des connaissances économiques sur le cinéma en ASF Que la mémoire soit notre anneau de fer. N’oublie rien en chemin. Le soleil ne se couche jamais. C’est l’homme qui s’éloigne de la lumière. Balufu Bakupa-Kanyinda1 Symptomatiquement, les maisons d’édition françaises qui ont accueilli les travaux sur les cinémas africains, essentiellement autour des films, se situent généralement hors champ universitaire, à la réputation symbolique limitée, comme l’Harmattan longtemps connue pour son économie de publication en volumes importants et le plus souvent sans comité scientifique, et donc déclassée et à la faible valeur de reconnaissance par les pairs lors des évaluations de carrière des chercheurs universitaires. Pourtant, de 1996 à 2017, la collection « images plurielles » longtemps codirigée par Olivier Barlet2 dans laquelle il a lui-même publié des ouvrages pionniers sur la question3, sortira chaque année un ou deux ouvrages sur les cinémas d’Afrique, mais assez peu selon des approches disciplinaires renouvelées. Les éditions Charles Corlet, spécialisées dans le régionalisme depuis un demi-siècle, ont accueilli dans leur revue CinémAction quelques numéros qui font date sur la question4, ainsi que des ouvrages associés aux éditions Cerf. Mais tous se situent hors du cadre académique, et peu ont abordé ces cinématographies au prisme de l’histoire, pas plus que des sciences économiques ou sociales. L’absence de telles recherches depuis un demi-siècle sur cette partie du continent nous semble assurément symptomatique. Très faible intérêt esthétique pour ces cinématographies « exotiques », éloignement disciplinaire interdisant de comprendre le fonctionnement de la filière, réticences pour aborder une histoire post coloniale obscure, délicate si ce n’est politiquement gênante, etc. 1 Dans son film Thomas Sankara, 1991. 2 Journaliste, rédacteur en chef de la revue Africultures à partir de 1997 et directeur durant vingt ans des publications Africultures et Afriscope, cet inlassable critique non universitaire qui publie peu dans les revues cinéphiliques instituées, en se situant donc hors du sérail, est probablement celui qui, en sus de ses recherches de renouvellement des outils du discours sur les films, a donné avec constance la plus grande visibilité en France aux films des Afriques. 3 Les cinémas d’Afrique Noire. Le regard en question, 1996, 352 p., et surtout, Cinémas d’Afrique des années 2000. Perspectives critiques, 2012, 441 p. 4 BACHY Victor, BINET Jacques et BOUGHEDIR Férid (dir.), Cinémas noirs d’Afrique, n° 26, 1983 ; LELIEVRE Samuel (dir.), Cinémas africains, une oasis dans le désert, n° 106, 2003 ; SERCEAU Michel (dir.), Cinémas du Maghreb, n° 111, 2004.

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Mais la situation n’est pas simple ni homogène non plus en d’autres pays, y compris européens, et les situations y contrastent selon une pluri-factorialité qu’il est impossible d’examiner exhaustivement ici, mais dans laquelle l’Histoire joue un rôle fondateur. Des rapports de force sociaux, puis des jeux d’influence de certains groupes permettent notamment de manier des étendards symboliques pour en retirer des avantages matériels certains, grâce une prégnance des récits qu’ils (se) racontent, et qui structurent les imaginaires de leurs concitoyens. Et la première arme des pouvoirs dominants réside évidemment dans l’utilisation du langage. Aussi, concernant le cinéma et l’Afrique, certains termes (Noir/Blanc, film africain, etc.) m’ont paru devoir être (re)débattus, ce que j’ai proposé dans le premier chapitre du volume précédent5. Mais un combat contre la domination (post)coloniale passe aussi par la connaissance de certains faits, évènements et mécanismes, et concernant l’histoire de la diffusion du cinéma en salles en ASF, une épistémologie doit d’abord être menée pour tenter de comprendre comment et pourquoi si peu de connaissances précises ont pu être livrées sur cette question, et qu’aussi peu d’États concernés aient pris des mesures adaptées pour empêcher la disparition quasi-totale du parc de salles de cinéma. En un demi-siècle, dans toute l’ASF comme en France, quasiment aucun enseignement, et très peu de publications sont parues selon une approche historique, économique ou sociologique, après les travaux pionniers de quelques Africains, tels Paulin Soumanou Vieyra6 et Férid Boughedir 7, celle de Pierre Pommier8 dans les années 1970 et bien sûr la décennie suivante la « collection jaune » de Victor Bachy de l’université de Louvain (Belgique). Ce désert académique et scientifique a quelquefois été pointé et contraste avec l’intérêt des chercheurs anglo-saxons, y compris par leurs travaux sur la zone francophone9. Il nous faudra donc interroger ces sources, leurs genèses puis leurs liens, afin notamment de comprendre comment de fortes erreurs 5 FOREST Claude (dir.), Production et financement du cinéma en ASF, l’Harmattan, 2018.

6 VIEYRA Paulin Soumanou, Le cinéma et l’Afrique, Présence Africaine, 1969 ; et, Le cinéma africain, Des origines à 1973, Présence Africaine, 1975. 7 BOUGHEDIR Férid, Cinéma africain et décolonisation, Thèse de 3e Cycle, Université Paris 3, 1976, 550 p. 8 POMMIER Pierre, Cinéma et développement en Afrique noire francophone, Pedone, 1974, 184 p. 9 ARMES Roy, Third World Filmmaking and the West, Berkeley, University of California Press, 1987 ; PFAFF Françoise, Twenty-Five Black African Filmmakers : A Critical Study, Westport, Greenwood Press, 1988 ; ARMES Roy, MALKMUS Lizbeth, Arab and African Film making, Londres / New Jersey, Zed Books Limited, 1991 ; DIAWARA Manthia, African Cinema. Culture and Politics, Bloomington, Indiana University Press, 1992 ; UKADIKE Frank Nwachukwu, Black African Cinema, Berkeley / Los Angeles / Londres, University of California Press, 1994 ; UKADIKE Frank Nwachukwu (dir.), « New discourses of African Cinema / Nouveaux discours du cinéma africain », Iris, n° 18, 1995 ; BAKARI Imruh, CHAM M. (dir.), African Experiences of Cinema, Londres, BFI Publishing, 1996, etc.

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factuelles puis, inévitablement, d’analyse des situations, ont pu longtemps empêcher d’apporter des diagnostics corrects sur la situation des salles en Afrique sud saharienne francophone. Mais il convient avant tout de les recontextualiser au sein d’un faisceau d’influences, dont certaines ont lourdement pesé dans l’immédiate période postindépendances, et provoqué un fourvoiement et des biais dans l’appréciation du réel. Durant le quart de siècle qui a suivi les indépendances, déterminant pour le cinéma et dont nous pensons qu’il se trouve au fondement de la destruction en ASF des salles d’abord, puis de toute son industrie, si les écrits militants foisonnent, que les billets d’humeur sont légion, les analyses esthétiques et critiques fort abondantes, en revanche très peu d’auteurs se sont intéressés de près à son fonctionnement institutionnel, juridique ou économique. Il en est allé de même pour toutes les autres nations dites du tiers monde (puis « émergentes » ou « en voie de développement »), sujets d’études fort peu valorisés dans les institutions universitaires, tant des pays dominants que dominés. Pour comprendre certaines de leurs influences, il ne s’agit pas seulement de retracer leurs nécessaire généalogie et interférences réciproques, mais d'exhumer des propos et structures enfouies, des fondations permettant « de retrouver à partir de quoi connaissances et théories ont été possibles10 » et ont longtemps structuré les savoirs et croyances des acteurs, et façonné leur illusio11. Tenter de mettre en lumière l'épistémè permet de décrire les conditions de possibilité de connaissances, et au-delà d'un simple rappel historique, cette brève archéologie - qui ne se veut nullement exhaustive, et se limitera aux sources francophones - permettra peut-être d’éclairer l’origine des impasses dans lesquelles durant six décennies se sont embourbées ces filières cinématographiques naissantes. 1) Les premières sources françaises Hormis dans les années 1970 une étude sur le rôle des majors hollywoodiennes sur la zone12, les chercheurs anglophones ne s’intéresseront au cinéma en ASF que deux décennies plus tard. Si l’Unesco organisa nombre de rencontres et produisit plusieurs études culturelles sous l’angle artistique, 10 FOUCAULT Michel, Les mots et les choses, Gallimard, 1966, p. 13. 11 Au sens de Pierre Bourdieu. Cf. « La production de la croyance. Contribution à une éco-

nomie des biens symboliques », Actes de la recherche en sciences sociales, no 13, 1977, p. 343, et Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992. 12 GUBAK Thomas H., Derrière les ombres de l’écran. Le cinéma américain en tant qu’industrie, dans « Pour une sociologie du cinéma », Michel Brulé (dir.), Montréal, Sociologie et sociétés, vol 8, n°1, avril 1976, p. 5-23. Spécialiste de l’industrie du cinéma, il avait déjà écrit The international film industry : Western Europe and America since 1945, Bloomington : Indiana University Press, 1969. Il coordonnera ensuite avec d’autres auteurs Transnational communication and cultural industries, Paris, UNESCO, 1982.

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hors de très parcellaires recensements statistiques réguliers sur le parc de salles et la production, elle ne produisit pas d’études marquantes sur le marché du film en salles en ASF. De manière très compréhensible donc, historiquement les premières sources seront françaises et proviendront de trois origines distinctes, institutionnelle, commerciale, académique, tandis que trois personnalités africaines publieront parallèlement des écrits marquants sur la question. 1.1 Les rapports officiels, CNC et Unifrance Un très bref descriptif du cinéma dans les colonies, du parc comme des réglementations, avait été publié en 1951 par le Centre national de la cinématographie français (CNC), l’Afrique noire n’y occupant qu’une part infime13. Les salles des colonies françaises n’étant pas assujetties à la taxe spéciale additionnelle collectée et gérée par le CNC depuis 1946, celui-ci ne s’intéressa pas au cinéma en ASF, ne produisant pas d’étude, et n’informant que peu souvent et sommairement sur le parc de salles dans tel ou tel pays jusqu’aux indépendances, puis rien de notable n’étant publié par lui jusqu’à l’arrivée de Dominique Wallon à sa direction en 1989 (cf. vol. Production et financement du cinéma en ASF). Les activités économiques et le comportement personnel du fondateur de la Compagnie marocaine du cinéma commercial (Comacico), Maurice Jacquin, intéressèrent dès avant Guerre les services financiers et la sécurité intérieure qui produisirent plusieurs notes de services et rapports de circonstances à usage interne par le gouvernement ou les administrations. Incomplètement conservées aux archives des ministères concernés, une large partie d’entre elles se voient exploitées pour la première fois dans le présent ouvrage. En 1957 fut commandité un rapport économique sur les activités de la Comacico, qui demeurera toutefois confidentiel et ne sera pas diffusé14. S’il a peut-être pu influencer les décideurs politiques, à notre connaissance il n’y a jamais été fait référence dans d’autres rapports administratifs ultérieurs pas plus que dans des travaux universitaires, politiques ou militants. Des éléments exhumés et livrés également pour la première fois (cf. infra, chapitre IV) permettront de mieux appréhender le fonctionnement interne de la Comacico juste avant les indépendances nominales des pays africains. Après celles-ci, face aux incertitudes politiques liées aux revendications nationalistes, concrétisées notamment par la nationalisation des salles en Guinée dès 1958, après les changements de fiscalité qui interviendront dans de nombreux pays, comme à l’intérêt que les deux superpuissances manifes13 CNC, « L’Afrique noire », dans Le cinéma français d’outre-mer, septembre 1951, chap. III, p. 22-27, archives du CNC (ACNC), D 3166. 14 Mémento sur les régions dans lesquelles s’exercent l’activité des entreprises de Monsieur Maurice Jacquin, s.l., s.a., s.d. (1957 au vu des chiffres cités), AN AG/5 (1)/1535.

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taient pour étendre leurs influences sur les pays africains via le cinéma, les propriétaires des deux circuits les réorganisèrent. La Secma (Société d’exploitation du circuit Marcel Archambeau), concurrente de la Comacico, changera de propriétaire et de nom (Société d’exploitation cinématographique africaine) mais pas d’acronyme, et Jacquin cherchera à vendre le sien. L’État français s’y intéressa donc en priorité et André Malraux, ministre des Affaires culturelles, commandita au CNC un nouveau rapport cherchant à évaluer l’action, la position comme la valeur de ce duopole détenu par des Français. Le CNC en chargea Unifrance films, à l’époque dirigée par le producteur Raoul Ploquin, association créée en 1949 et dépendant du CNC, chargée de la promotion et de l'exportation du cinéma français dans le monde. Ce dernier missionna en janvier 1961 Michel Carrière, un ancien cadre de l’UGC alors nationalisée, qui fit deux longs voyages de plusieurs semaines sur place. Il en ramena un premier rapport15 qui analysait de manière très détaillé le fonctionnement de la Comacico et de la Secma, livrait un état des lieux précis tant du parc de salles, des autres modes de diffusion du cinéma, de la programmation que des goûts de certains publics, et tentait des pistes d’analyse. Volumineux, clair mais manquant toutefois de données financières exhaustives sur l’activité des deux groupes, il émit de nombreuses hypothèses, fit des extrapolations et tenta le premier panorama de l’offre des films sur la zone. Du fait de l’identité du commanditaire, son optique première se trouvait être l’exposition des films français et leurs recettes sur ces territoires, le rapport montrant que si elles avaient cru dans l’absolu, au cours des années 1950 leurs parts relatives avait décliné au profit du cinéma états-unien qui était devenu dominant à la fin de la décennie, davantage d’ailleurs dans le circuit Secma que Comacico (ce qui était logique du fait de l’identité de leurs fournisseurs-distributeurs respectifs, cf. infra). Historiquement fondateur, très riche et documenté à partir d’observations faites sur le terrain, s’il fournissait de nouvelles données fructueuses, le panorama concret qu’il livrait souffrait toutefois de nombreuses erreurs, souvent mineures mais parfois plus conséquentes, ainsi que de très nombreux problèmes méthodologiques. Extrapolation de l’exposition des films et des recettes à partir d’un très faible échantillon de seulement six salles de première vision pour la Comacico et deux pour la Secma, et respectivement trois et deux pour les salles populaires, de surcroit toutes situées dans les capitales les plus riches (Dakar et Abidjan) ; calcul d’un prix moyen à partir de ces seuls établissements ; transposition du nombre de séances hebdomadaires des films (de surcroit observée sur une courte période) à leurs recettes 15 CARRIERE Michel, Le marché du film dans les nouveaux États de l’Afrique tropicale atlantique, Unifrance, 1962, 274 p. Nous livrons ici le prénom de l’auteur, partout ailleurs mentionné comme « M. ». Il convient également de rectifier la date, toujours indiquée comme étant 1961, premier semestre de l’année où il s’est effectivement rendu sur place, or plusieurs passages font explicitement mention d’évènements survenus début 1962, qui est donc l’année effective de son achèvement, des extraits ayant toutefois été remis au CNC dès la fin 1961.

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générées (alors que le coefficient de remplissage des salles n’est pas le même selon les jours et heures) ; fourchettes moyennes des évaluations qui varient d’un endroit à l’autre du rapport ; non prise en compte du coût d’achat des films qui pouvaient varier selon leur origine, chiffres des salles différents d’une partie du rapport à l’autre, etc. Ces points, mineurs pour livrer une approximation de la situation aux décideurs politiques, ont toutefois posé souci lorsqu’ils seront repris ultérieurement, non vérifiés ni critiqués, et utilisés à des fins partisanes, par exemple pour montrer la faiblesse de l’exposition de telle cinématographie, ou l’ampleur des bénéfices qui auraient été générés par le duopole. Deux points délicats eurent davantage de conséquences. Le premier fut que, de son expérience métropolitaine vécue au sein d’une entreprise nationalisée, l’UGC, il n’est pas certain que Carrière ait perçu (mais ce n’était pas l’objet de sa mission) certains mécanismes du fonctionnement interne des deux groupes, et notamment leur totale intégration verticale de l’importation à l’exploitation, pas plus que le rôle d’une des entreprises de Jacquin, l’Importex (qui succédait à la Cofinex – cf. chap. IV) dans son rôle de centralisation des bénéfices16. Plus grave, alors même qu’il les révèle partiellement, au niveau de l’exploitation les différentes situations juridiques des salles programmées par les circuits – qui pouvaient être possédées en propre, simplement gérées, confiées à autrui ou appartenant à des exploitants indépendants – se trouvèrent souvent amalgamées et apparurent dans des tableaux synthétiques (i.e. p. 60, 61, etc.) sous le nom unifié de « Comacico» ou « circuit Comacico», alors que cela concernait tantôt les salles dont ce groupe possédait le fonds de commerce, tantôt toutes les salles programmées possédées par d’autres. Le niveau de la concentration économique – que soulignera le rapport – était tel en faveur des deux circuits, mais situé surtout aux niveaux de l’importation-distribution comme de la programmation, que les lecteurs qui reprendront les chiffres du rapport conserveront la confusion entre les salles possédées par le « circuit », et celles programmées. Cet amalgame ne sera pas sans conséquences, tant dans les discours militants, toujours prompts à la caricature simplificatrice, le duopole – jamais nommé en tant que tel par ce rapport – disparaissant au profit d’un « monopole17 » qui possèderait « presque toutes » les salles (alors qu’il n’en programmait « que » les trois quarts et en possédait moitié moins), et celui de la distribution (p. 121), que dans certaines décisions politiques de pays africains. La Haute Volta, notamment, en fera l’amère, mais tardive découverte, lorsque, 16 L’inexactitude et l’incompréhension sur ce plan seront totales. Il affirmera que les droits des films « sont achetés par des sociétés intermédiaires, qui ne jouent pas d’autre rôle que celui d’intermédiaire (…) Il faut donc les présenter sous le titre de sociétés de distribution », op. cit., p. 121, ce qui constituait une double erreur, dans la description, puis l’analyse. 17 Rappelons que le préfixe « mono » signifie « un seul », « duo » deux, « oligo » peu. Il se trouvait bien une situation duopolistique aux niveaux de l’importation et de la programmation mais moins au niveau de l’exploitation, même si ces deux entreprises la dominaient.

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croyant s’emparer de l’exploitation pour la maîtriser, sa nationalisation des salles en 1970 pénalisera surtout des... Africains qui en étaient propriétaires, et ne réglera aucunement les difficultés dans son accès aux films diffusés. Il est à noter que ce rapport fondateur, largement repris à l’époque (par Debrix, Pommier, Cheriaa, etc.) n’a été édité qu’à un nombre très restreint d’exemplaires, et que ses deux organismes commanditaires, le CNC et Unifrance, n’en disposaient pas au moment de nos recherches (2014-2019), l’exemplaire consulté l’ayant été aux Archives nationales (côte 20050584/40).

Michel Carrière fit un deuxième voyage sur place l’année suivante, accompagnant, toujours à la demande du ministère français, le représentant de la Motion Pictures Export Association of America (MPEAA) états-unienne, M. Kermit Purcell, dans le but d’examiner les moyens de développer l’industrie cinématographique en ASF, c’est-à-dire d’envisager un rachat conjoint, France/États-Unis, des deux circuits qui se déclaraient en vente. Un volumineux rapport en anglais répertoria et évalua les actifs des deux circuits18, et une synthèse d’une dizaine de pages fut remise, en français, au ministre d’État. Reprenant en détaillant et reformulant l’approche du rapport Carrière, il ne fut pas rendu public à l’époque, et à notre connaissance n’a été utilisé à ce jour par aucune source francophone. Dix ans après le premier, Unifrance commanditera un second rapport, limité aux deux plus grands marchés cinématographiques d’ASF, le Sénégal et la Côte d’Ivoire, qui lui sera remis en décembre 197019. M. De Place y complétait et actualisait le rôle du duopole sur ces pays, détaillant certains coûts (taxes…) et fonctionnement. Un troisième et dernier rapport couvrant cette fois-ci à nouveau toute l’ASF sortira en 1980. Pierre Roitfeld20 y sera essentiellement descriptif, dressant un état des lieux et donnant l’identité des salles et les contacts des entreprises propriétaires, exploitantes et distributrices, comme des institutions locales. Clôturant la période, son intérêt est essentiellement historique pour mesurer les changements intervenus en vingt ans, ceux de la dernière décennie étant rappelés dans une courte synthèse finale. 1.2 Jean-René Debrix Il fallut attendre Jean-René Debrix, du bureau du Cinéma du ministère français de la Coopération (MinCoop), qui en sus de ses interventions orales lors des rencontres professionnelles et notes internes à partir de 1963, livrera au 18 Motion Picture Export Association of America, Survey report on distribution and exhibition in French west and equatorial Africa, May 1, 1963, s. p. 19 DE PLACE M., Rapport d’enquête sur le cinéma au Sénégal et en Côte d’Ivoire, Unifrance Film, décembre 1970. 20 ROITFELD Pierre, Afrique noire francophone, Unifrance Film, septembre 1980, 90 p.

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public la première claire reconstitution de la situation du marché en ASF en 196821, puis fera le point de la situation une demi-douzaine de fois au cours de la décennie suivante. Décrivant le fonctionnement du marché d’une manière limpide, synthétique, sans complaisance mais sans poursuite de coupables, s’il ne citait aucune de ses sources, sa connaissance précise de la situation en côtoyant les réalisateurs et en se rendant sur le terrain, son souci d’efficacité et de peser pour une amélioration du fonctionnement en faveur des cinémas africains, en firent un texte fondateur pour une réflexion économique sur cette question. S’il reprenait, en simplifiant, des éléments des rapports Carrière et MPEAA, les actualisations des données, sa perception des nœuds de la situation légitimaient sa vision et son rappel des préconisations auxquelles il avait contribué pour le colloque du Premier festival mondial des arts nègres de Dakar en 1966, dont le chapitre Cinéma fut rédigé par lui-même, Jean Rouch et Blaise Senghor. Sa connaissance aigüe des goûts et des habitudes des publics africains l’amena à ne pas porter de jugement sur leur pratique, y compris dans l’adoption du double programme, désormais interdit en France mais qu’il savait apprécié d’une grande partie du public africain quoique décrié par nombre de leurs cinéastes, pas plus que sur les films consommés, même si son rejet de la domination hollywoodienne transparaissait. Sa position était celle d’un haut fonctionnaire soucieux du bien commun et de l’intérêt général, technicien compétent donnant des outils pour atteindre un but, clairement affirmé : favoriser le développement du cinéma en ASF, et notamment la réalisation de films par des Africains francophones. Sa vision était inévitablement française, mais ne défendant pas d’abord les intérêts français, s’appuyant sur une conception d’un État fort et volontariste, décalquant à l’étranger les recettes mises en œuvre par le COIC/CNC et qui avaient fait leurs preuves dans l’hexagone depuis un quart de siècle. Pragmatique et optimiste, il terminait son analyse sur le constat que « les cinéastes d’Afrique noire sont conscients de l’urgente nécessité qu’il y a à faire adopter ces mesures par leurs dirigeants22 ». Mais si le plan d’action était techniquement parfait, si les cinéastes ont fait preuve d’un indubitable militantisme, outre que certains d’entre eux ont rapidement « oublié » en chemin nombre de préconisations qui semblaient ne pas les concerner directement (contrôle des recettes, etc.), l’épreuve du fonctionnement effectif des États, sur lequel on reviendra, a été redoutable. Certes, les armoires des ministères sont remplies de rapports d’experts compétents qui n’ont jamais été mis en œuvre, mais il faudra interroger les causes de cet écart entre le constat 21 DEBRIX Jean-René, « Le cinéma africain », Afrique contemporaine, n°40, Paris, Documentation française, nov.-déc. 1968, p. 2-6. 22 1er Festival mondial des Arts nègres, Colloque I, Fonction et signification de l'Art nègre dans la vie du peuple et pour le peuple (30 mars-8 avril), Festival mondial des Arts nègres, Présence africaine, 1967, 655 p.

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lucide, l’analyse précise du marché, les nécessités techniques émises très tôt, et l’espace politique qui ne les a pas permises. Bilan du Premier festival mondial des arts nègres de Dakar (1966) Préconisations Réalisations Créer un organisme administratif cinématographique interafricain Recueillir et diffuser toutes informations concernant le cinéma africain Elaborer des projets de législation sur les cinématographies nationales Favoriser la production nationale dans les secteurs d’État (éducation, information..), commerciale et noncommerciale (ciné-clubs, films culturels) Promouvoir une infrastructure technique Exercer un contrôle des recettes au niveau national Exercer un contrôle des recettes au niveau interafricain Créer un fonds de soutien au cinéma africain Elaborer une réglementation des programmes, instaurer des quotas en faveur des CM et LM africains Créer des cinémathèques nationales Organiser la formation des cinéastes, techniciens et comédiens Susciter la création d’un organisme de diffusion du film Organiser des rencontres régulières

Jamais esquissé Jamais esquissé Partielle, dans certains États Très partielles pour quelques États, nulle pour la majorité Partielle pour 2 États Partielle dans 2 États Jamais esquissé Jamais esquissé Partielle et temporaire pour quelques États Une seule sera esquissée 20 ans après Durant dix ans pour les cinéastes Tardive, incomplète et de très courte durée Effective

De nombreuses pressions et manœuvres s’accentuèrent après 1968 contre le duopole français, mais aussi sur les représentants de l’État français. Contestation de certains dirigeants d’États africains dressés par leurs cinéastes récemment réunis en fédération (Fepaci) contre l’hégémonie française dans le cinéma, accusation de ne pas diffuser les films africains ou de les sous rémunérer, d’abêtir le peuple, etc. mais aussi inertie et réactions inadaptées du duopole devant lesdites contestations et récentes nationalisations partielles depuis 1970 (Haute Volta en janvier, Mali en décembre après l’Afrique du Nord et la zone anglophone comme au Kenya dès novembre 1968, ce qui avait provoqué le retrait de tous les films états-uniens) qui s’opéraient pour des motifs politiques, en ordre dispersé et assez inefficace économiquement, tout cela résonnant différemment après le départ puis le décès du Général de Gaulle. De surcroit, la rigidité du duopole incapable de modifier ses pratiques, tant dans la programmation des films (revendication des cinéastes africains), dans le mode de location des films (toujours au forfait alors que le reste du monde était passé au pourcentage depuis un quart de siècle), que dans le verrouillage de leur position dominante dans l’importation et la dis23

tribution des films, firent qu’ils suscitèrent également des convoitises et attaques d’entreprises occidentales. Les producteurs français tentèrent de s’associer pour créer une centrale d’achat les contournant, certains distributeurs, comme Gaumont, refusèrent un temps de louer au forfait, et les majors états-uniennes se réunirent fin 1969 dans l’AFRAM pour exporter leurs films sur l’ASF, et refusèrent temporairement de continuer à céder leurs films dans ces mêmes conditions. Toute cette période fut vécue et documentée par Jean-René Debrix. S’il avait déjà antérieurement publié un roman, un essai et un ouvrage consacré aux Fondements de l’art cinématographique (éd. du Cerf, 1960), ses propos sur le cinéma en ASF paraitront dans sept articles de référence23. Né le 9 mai 1906 à Nancy, Jean-René Debrix eut un parcours brillant et éclectique, avec une formation et des expériences très éloignées des ministères, ce qui lui permit une souplesse et des capacités permanentes d’adaptation qui contribuèrent au succès du bureau du Cinéma. Après une licence ès-lettres à l’Université de Strasbourg, il poursuivra ses études à Cambridge et d’Oxford, et sera diplômé de l’école des Hautes Études Commerciales. Journaliste et collaborateur à de nombreuses revues (dont la NRF, la revue du cinéma, etc.), metteur en scène de théâtre, il commencera dans le cinéma en 1937 comme adaptateur-dialoguiste, puis réalisateur de CM et après Guerre directeur de production puis producteur de CM. Il ouvrira en 1943 la première chaire universitaire de « Langage et expression cinématographiques » à l’université de captivité de l’Oflag IV D (rattachée à Aix Marseille), et sera le directeur général adjoint de l’IDHEC (Institut des hautes études cinématographiques) de 1945 à 1948. Il découvrira l’Afrique lors d’une tournée de conférences sur le cinéma en AOF-AEF pour les Alliances françaises en 1949, et sera durant l’année 1954 conseiller cinéma du gouvernement marocain qui venait de nationaliser ses structures cinématographiques. Il refera une tournée de quatre mois pour des conférences avec projections de films dans les États d’ASF nouvellement indépendants, et c’est en fin de carrière, alors qu’il vivait de son métier de producteur (notamment du premier spectacle filmé de la Comédie française, Le bourgeois gentilhomme) qu’il accepte d’être chargé de mission et chef du Bureau du 23 « Le cinéma africain », Afrique contemporaine, n°38-39, Documentation française, juil.oct., 1968, p. 7-12, suivi de « Le cinéma africain », Afrique contemporaine, n°40, Documentation française, nov.-déc. 1968, p. 2-6. « Naissance d'un cinéma négro-africain », Coopération et développement, n°29, février-mars 1970. « Dix ans de coopération franco-africaine ont permis la naissance du jeune cinéma d'Afrique noire », Sentiers, n°43, 1973, p. 13-19. « Situation du cinéma en Afrique francophone », Afrique Contemporaine, n°81, sept-oct. 1975, p. 27. « Entretien avec Jean-René Debrix, par Guy Hennebelle », Afrique littéraire et artistique, premier trimestre 1977, p. 77-89. « Economique. Entretien » dans Guy Hennebelle et Catherine Ruelle (dir.) Cinéastes d’Afrique noire, CinémAction, n°3, Agence de coopération culturelle et technique, 1978, p. 153-158.

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cinéma à partir de 1963, mais pour trois mois seulement. Il y restera douze ans, jusqu’en 1975, par curiosité professionnelle, passion du cinéma et amour de l’Afrique, et il sera l’un des artisans du développement de la production de films en ASF. 1.3 Sodecinaf vs OCAM Tensions avec les États africains, pression des producteurs français pour une meilleure rémunération de leurs films, et désormais risque de voir les ÉtatsUnis s’introduire dans le pré-carré français, à partir de 1969 le nouveau gouvernement de Georges Pompidou s’employa à régler le problème rapidement. J.-R. Debrix, sous l’égide du ministère de la Coopération, commandita au Consortium audiovisuel international, qui lui était lié, un rapport apparemment neutre et technique pour éclairer les décisions qui s’imposaient selon les orientations choisies un an plus tôt par la Conférence des ministres africains en charge du cinéma. Il réunit une équipe de jeunes spécialistes et monta une Société d’études pour la promotion du cinéma en Afrique qui fut chargée de proposer un rapport novateur en mai 1971. Des « mesures d’assainissement de restructuration et d’expansion du marché cinématographique africain » furent le sous-titre de ce rapport Sodecinaf24, qui jouera pour les autorités françaises un rôle déterminant, mais pas dans le sens souhaité par son initiateur. Il s’appuyait sur quatre sources : -le rapport Carrière (1962), -les textes de Debrix (1968) qu’il reprendra quasi in extenso comme présentation générale de la situation, sans jamais citer son nom (et pour cause, puisque c’est ce dernier qui commanditait ce rapport), -des documents provenant des cinéastes africains, -des enquêtes d’opinions et documents du secrétariat d’État aux Affaires étrangères, qu’il ne cite précisément ni ne référencie toutefois jamais. Sa philosophie politique – libérale économiquement, proche du ministre des Finances de l’époque –, et des inspirateurs influencés par les frères Cadéac et Edeline qui rachetaient au même moment l’ex-UGC nationalisée, reprenaient le concept de « salles pilotes » modernes calqué sur celui des complexes cinématographiques que le GIE autour de Jean-Charles Edeline commençait à mettre en œuvre en France ; l’idée d’une « coopérative français de distribution » s’inspirait explicitement de la formule adoptée pour la compagnie aérienne Air-Afrique alors dirigée par Jean Cadéac d’Arbaud, etc. Le rachat des circuits Secma-Comacico, non prévu dans le cahier des charges initial, sera rajouté et fortement argumenté, et l’architecture qui sera proposée sera celle qui sera effectivement mise en œuvre deux ans plus tard par la nouvelle Sopacia, contrôlée par l’UGC. Mais les mesures essentielles – contrôle des 24 SODECINAF, Situation du cinéma en Afrique. Rapport à l’attention du Consortium Audiovisuel International, mai 1971, 41 p. ; ACNC D 2692.

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recettes, application d’une législation adaptée, location au pourcentage, rétrocession des circuits de salles aux Africains, etc. – ne seront toutefois pas appliquées, en raison de plusieurs luttes d’influence, entre la France et certains États africains d’une part, mais également et surtout au sein de l’appareil d’État français. En effet, parallèlement, après sa création en mars 1970, l’Agence de coopération culturelle et technique (ACCT), future Organisation internationale de la Francophonie (OIF), initia dès novembre à Dakar un séminaire considéré comme fondateur pour le cinéma en Afrique. Exclusivement consacré au livre et au cinéma, il donna lieu à des travaux conséquents25, largement inspirés par les Africains présents et notamment Tahar Cheriaa. Il esquissa des voies concrètes pour une africanisation du cinéma, et notamment la création d’un Consortium du cinéma des pays francophones26, qui ne verra pas le jour, mais inspira largement les dirigeants des pays concernés, notamment réunis au sein de l’OCAM (Organisation commune africaine et mauricienne), pour créer un consortium pour la distribution des films. Ce sera le CIDC (Consortium interafricain de distribution cinématographique), dont le principe se détermine à cette période, avec une claire volonté d’autonomie et d’autocontrôle africains. Subséquemment, des quatre préconisations principales issues de la Conférence des ministres de l’Information de l’OCAM réunie à Paris en avril 1970, si deux relevaient de la souveraineté des États africains (et seront peu, ou pas appliquées), deux relevaient de la France et seront bien mises en œuvre, mais pas de la manière escomptée par Debrix et le MinCoop. Alors que ces derniers, dans une optique de la défense d’un intérêt général public commun aux deux parties, se rêvaient en maitre d’œuvre de la politique d’africanisation de la distribution et de l’exploitation du cinéma en ASF, dans le jeu des influences au sommet de l’État, c’est le ministère des Finances (MinFin) français qui va l’emporter, contre l’avis du CNC, laissant un groupe privé gérer, avec des fonds majoritairement publics, la révolution qu’appelaient de leurs vœux les cinéastes africains. Après des années de travail et de préparation intellectuelle du terrain, que le bureau du cinéma du MinCoop ait été coiffé au poteau par un groupe de puissants intérêts privés ne fait pas qu’illustrer l’issue incertaine de ces batailles occultes, feutrées mais néanmoins violentes et surtout aux effets considérables et durables. Sur ces combats et luttes d’influence, en général et sauf pour les très grands enjeux internationaux, il existe peu de littérature publiée et, à notre connaissance, pas pour cette partie de l’histoire du ciné25 ACCT, Compte rendu analytique. Séminaire sur le cinéma, Dakar-Sénégal, 20-24 novembre 1970, Paris, ACCT, 1970, 144 p. 26 CHERIAA Tahar, Consortium international du cinéma des pays francophones. Projet, Tunis, 3 novembre 1970, 19 p. ; AN 199900289/103.

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ma. Les sources sont donc à rechercher du côté des témoignages oraux, lorsque les intervenants sont encore vivants et avec toutes les limites méthodologiques et fragilités qu’elles constituent, et surtout du côté des archives écrites principalement publiques, avec bien d’autres limites : de quoi, et de qui, sont-elles la trace ? Que ne sauvegardent-elles pas ? Etc. Si du côté africain elles sont peu nombreuses et, lorsqu’elles ont été conservées, difficiles d’accès, la tradition administrative française est riche de la conservation soignée des traces écrites constituées des rapports, notes, et courriers officiels. Sur cette période et ce sujet, il a fallu consulter entre autres les Archives nationales (AN - centres de Pierrefitte et Fontainebleau essentiellement) qui conservent celles de la Présidence de la République, du Gouvernement, du ministère de la Culture et du CNC notamment ; le Centre des archives diplomatiques (ADi - à la Courneuve) pour le ministère de l’Europe et des Affaires et étrangères (MEAE) et le ministère de la Coopération (MinCoop) ; le Centre des archives économiques et financières (CAEF à Savigny le Temple) pour le MinFin. Ces sources semblent n’avoir jamais été utilisées ou restituées auparavant sur ce sujet, notamment par les historiens, bien que disponibles depuis longtemps (versées en général moins de deux décennies après les faits), et quasi intégralement accessibles hors de très rares cas. En effet, sur ce sujet la Défense nationale n’est pas présente, la Sûreté assez peu, et les services secrets sont marginalement intervenus ; les limitations de communication n’ont donc touché pour notre recherche que fort peu de documents. Leur traitement demande à être poursuivi de manière exhaustive, mais nous livrons déjà dans ce travail certaines informations inédites, qui permettront d’éclairer d’un jour nouveau des points précis, pas toujours de détail, et notamment le fonctionnement des entreprises Comacico et Sopacia, celui du CIDC, mais aussi de mieux comprendre une partie de ces luttes d’influence au sein de l’appareil d’État français durant cette première décennie de l’immédiate décolonisation27. Notamment, concernant ce tournant fondamental pour le cinéma en ASF des années 1969-1971, si à la lecture des archives on peut soutenir l’hypothèse que le MinCoop et le CNC représentaient mieux l’intérêt général, y compris africain, s’ils l’avaient emporté comment à terme cette intervention directe de l’État français dans les affaires de pays récemment souverains aurait-elle été perçue par les cinéastes et populations africaines ? De surcroit, la France possédait-elle réellement les moyens (humains, de compétences, financiers) d’une politique plus interventionniste au niveau des salles et de la diffusion des films en Afrique ?... L’Histoire ne se réécrit pas, et dans les faits, le bureau du Cinéma du MinCoop sera de facto cantonné à son rôle de soutien à la production de films d’Africains, rôle qu’il remplissait déjà re27 Sur cette période, voir la thèse de Doctorat de PÉTON Gaël, Une renaissance contrariée. La politique publique du cinéma au tournant de la Ve République (1956-1965), Sylvie Lindeperg et Dimitri Vezyroglou (dir.), Université Paris 1, 9 novembre 2018, 584 p.

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marquablement, et le rachat du duopole pour former la Sopacia se fera contre l’avis du CNC plus sensible aux demandes des partenaires africains. Pourtant cette Sopacia, entreprise entièrement française jouira temporairement d’un quasi-monopole en tentant difficilement et paradoxalement de mener à bien une africanisation des salles et de la distribution des films. Toutefois, les fondements de l’opération conduisaient inévitablement à une situation périlleuse, l’ensemble étant jugé « trop français » par les Africains, et « trop africain » par les intérêts français, d’autant que parallèlement et les années passant, les conditions géopolitiques s’étaient profondément modifiées, notamment avec la guerre du Kippour et le prix du pétrole utilisé par les monarchies arabes comme arme de guerre économique, ce qui bouleversait les rapports Nord/Sud, mettait fin aux « trente glorieuses » et faisait entrer l’économie mondiale dans une zone de forte turbulence, prélude à l’inflation, au chômage et à la mondialisation financière, enjeux très éloignés du microsecteur économique que représentait le cinéma sur la zone. 1.4 Pierre Pommier Dernière source française notable sur la période, qui jouera un rôle politique mineur, mais académique marquant, le premier et unique Français à consacrer des travaux au cinéma en Afrique noire francophone sous un angle essentiellement socio-économique, Pierre Pommier, publia en 1974 sa thèse de doctorat28. Les sources principales qu’il synthétisa et présenta sous forme universitaire furent avant tout les rapports de Carrière (1962) et De Place (1970), les écrits de Debrix (1968, 1970), et accessoirement ceux de Rouch (1961, 1963) ainsi que le premier ouvrage de Vieyra (1969). Il put ainsi dresser un tableau exhaustif de la situation contemporaine du fonctionnement et de l’économie en ASF. N’ayant pas eu accès aux sources premières, et notamment les bordereaux de la Sacem29, il ne put vérifier les données concernant les salles, et notamment des Secma - Comacico, et reprit donc telles quelles les données des rapports, y compris inévitablement leurs approximations et erreurs. Mais le panorama global qu’il dressa permit de se faire une claire représentation des enjeux pour toute la filière. D’inclinaison plus artistique – il fera ensuite carrière à l’université sans produire aucun autre travail sous son angle initial, y enseignera surtout l’esthétique et l’analyse de films30, en réalisant lui-même de nombreux documentaires et 28 POMMIER Pierre, Cinéma et développement en Afrique noire francophone, op. cit. 29 Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique ; elle gère les droits des auteurs

concernés, toutes les salles étant assujetties à une taxe spécifique. Ce non accès à l’époque est une perte définitive pour la recherche, car cette société ne conserve ses bordereaux de recettes que durant dix à vingt ans, et tout ce qui concerne les salles de ces pays a ainsi été détruit, avant le début de nos propres recherches. 30 Entretien avec l’auteur, 9 juin 2018, et voir son site : http://www.pierrepommier.fr/

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courts-métrages– il émettra de nombreux jugements de valeurs et laissera plutôt transparaitre ses propres (dé)goûts cinématographiques. « Stocks de navets internationaux », « état de fait déplorable qui ne peut que nuire au développement socioculturel de ces pays » (p. 58), « Il est grand temps que ce public acquiert d’autres critères d’appréciation qui soient mieux en harmonie avec l’esprit africain » (p. 154), etc. Il ne faisait certes que reprendre la doxa de l’époque, dont s’était toutefois préservé Debrix, mais pas une fraction des rapports Unifrance et Sodecinaf, ce dernier utilisant volontairement la rhétorique des cinéastes africains pour mieux faire passer son projet strictement entrepreneurial, et nullement culturel. Il validait ainsi sans les interroger de nombreux préjugés et discours militants qui fleurissaient et se radicalisaient dans toute l’Afrique francophone depuis une dizaine d’années. 1.5 Victor Bachy Du côté francophone, il faut enfin souligner la tentative à visée encyclopédique de l´Office Catholique International du Cinéma (OCIC). Fondée en avril 1928 à La Haye (Pays-Bas), devenue en 1978 l´Organisation Catholique Internationale du Cinéma et de l´Audiovisuel, puis en 2001 Signis, cette organisation non gouvernementale présente dans plus de 160 pays lança en 1983 une collection d’une quinzaine de livres, « CINEMEDIA. Cinémas d’Afrique noire » dont elle coéditera les premiers avec L’Harmattan. Ce sera la célèbre série d’ouvrages à la couverture jaune, dirigée par Victor Bachy, un professeur de l’université catholique de Louvain qui avait aussi enseigné à Kinshasa et Tunis, et qui se spécialisa dans le cinéma. Son approche plus littéraire et son intérêt pour l’histoire l’avaient amené à publier plusieurs ouvrages notables, d’abord en 1978 portant sur Le cinéma de Tunisie (1956-1977), et il terminera en 1993 sur une biographie, Alice GuyBlaché (1873-1968), la première femme cinéaste du monde. Mais cette collection et ses propres publications sur les pays d’ASF, marquèrent la première, et dernière à ce jour, tentative de faire le point sur chacun des pays en leur consacrant des monographies, souvent courtes et descriptives, mais qui eurent l’immense mérite de livrer des informations précises quoique parcellaires sur leur courte existence, au moment même où commençait leur déclin. Numérotés comme les composants d’une indissociable suite, lui-même écrira les volumes : -1. Le cinéma en Côte d’Ivoire (1983, 82 p.) -2. La Haute-Volta et le cinéma (1983, 86 p.) -3. Le cinéma au Mali (1983, 84 p.) -5. Le cinéma au Zaïre, au Rwanda et au Burundi, avec Rik Otten (1984, 122 p.) -9. Le cinéma au Gabon (1986, 156 p.) Et permettra l’édition des : -4. Le cinéma au Sénégal, Paulin S. Vieyra (1984, 178 p.) 29

-6. Le cinéma au Nigeria, Françoise Balogun (1984, 138 p.) -7. Caméra Nigra. Le discours du film africain, Centre d’études sur la communication en Afrique (1984, 227 p.) -8. A la recherche des images oubliées. Préhistoire du cinéma en Afrique, Guido Convents (1986, 235 p.) -10. Le cinéma africain de A à Z, Férid Boughedir (1987, 206 p.), et n°16 en version anglaise (1993) - 11. Regard sur le cinéma négro-africain, André Gardies et Pierre Haffner (1987, 234 p.) - 12. Tradition orale et nouveaux médias, X° Fespaco (1989, 269 p.) - 13. Réflexions d’un cinéaste africain, Paulin Vieyra, présentation par Pierre Haffner, postface de Tahar Cheriaa, posthume (1990, 204 p.) -14. Le cinéma dans les Antilles françaises, Osange Silou (1991, 120 p.) -15. Le cinéma au Niger, Ousmane Ilbo (1993, 120 p.) Permise car soutenue initialement par le programme international du développement et de la communication de l’Unesco, la collection sortit les derniers titres de manière plus confidentielle qui seront vite épuisés, puis s’arrêta sans jamais être reprise. Sur le dixième et dernier ouvrage publié en pleine débâcle de la distribution du film en salles dans les pays concernés, son auteur lucide y prophétisait (cf. infra) que « l’Hollywood africain a désormais vécu31 ». L’intérêt et l’attention de l’étranger à ses problèmes, notamment économiques, cessèrent également. Mais cette collection put ainsi publier deux des trois plus importants auteurs africains sur la question, ainsi que le seul universitaire français qui s’était intéressé au cinéma d’Africains, mais pas sous l’angle économique. 2) Les principales sources africaines 2.1 Tahar Cheriaa (1927-2010) Grande figure – certains voient en lui le père – du cinéma tunisien, Tahar Cheriaa occupe une place centrale dans la lutte pour la reconnaissance et l’autonomisation des cinémas africains. Issu d’une famille modeste, une bourse lui permet de suivre l’enseignement secondaire, puis universitaire à Tunis, où il découvre le cinéma et fréquente les cercles cinéphiles. Il obtient une maîtrise d’arabe littéraire à Paris où il réside une dizaine d’années, tout en engageant son action militante à Sfax où il crée le Ciné-club des Jeunes en 1952, puis prend la direction de la Fédération tunisienne des ciné-clubs en 1957, fonde la revue cinématographique Nawadi cinéma, et écrit de nombreuses critiques de films. Après l’indépendance, il accède en 1962 à la di31 BOUGHEDIR Férid, Le cinéma africain de A à Z, op. cit., p. 32.

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rection du cinéma au sein du secrétariat d’État aux Affaires culturelles et à l’information, et y reste jusqu’en 1970. Il est engagé de 1963 à 1974 comme expert auprès de l'Unesco (culture arabe, cinéma et télévision), poste qui lui permet de pousser cette institution à l’engagement actif en faveur du cinéma africain. Il y dénonce notamment la domination du marché tunisien par les films étrangers dans laquelle il voit un néo-colonialisme occidental. Son action militante pour l’émancipation lui fait jouer un rôle essentiel dans la naissance en 1966 du premier festival panafricain et panarabe, les Journées cinématographiques de Carthage (JCC), dont il sera le secrétaire général jusqu'en 1974. Il cofonde également la Fédération panafricaine des cinéastes (Fepaci) en 1970 avant d’en devenir le président d'honneur. En janvier 1969, il fait décréter le monopole de l’importation et de la distribution des films par la Société anonyme tunisienne de production et d’expansion cinématographique (SATPEC), à capital étatique. L’initiative ne durera pas mais Tahar Cheriaa continuera à prôner la nationalisation de la distribution qu’il considérait comme seule condition de développement d’un cinéma tunisien. La même année il connaîtra brièvement la prison, puis sera détaché à l’Agence de coopération culturelle et technique à Paris (1971-1987) qui venait d’être créée où il continuera son activité militante en tant qu’expert, et œuvrera pour le cinéma en Afrique jusqu’à son décès. Ce parcours riche, propagandiste, politiquement engagé avec constance en faveur des cinémas africains, se doublera d’abondants écrits théoriques, articles et rapports qui influenceront la pensée de nombreux cinéastes et décideurs du continent et tiers-mondistes européens. Initialement tournées vers les pays arabes puis maghrébins qui avaient tenté de s’unir, de nombreuses tables rondes s’étaient tenues, notamment à Beyrouth à partir de 196232. Il participera en 1964 à un ouvrage sur le cinéma et la culture en Tunisie, puis rédigera en 1967 pour l’Unesco un rapport sur la circulation des films dans les pays arabes et son influence sur la production cinématographiques de ces pays. Le constat rapide qu’une telle union était délicate, notamment par l’importance atypique du cinéma égyptien qui se souciait assez peu de messianisme envers ses proches voisins, et la conviction marxiste de Cheriaa sur l’importance du combat des pays non alignés, le conduira à rechercher des alliances et se tourner vers des cinématographies plus faibles et davantage dominées, essentiellement au sud du continent africain. Son poste d’observateur et d’acteur privilégié lui permettra de maitriser la compréhension du fonctionnement de l’industrie du cinéma dans son pays. Il en tirera très tôt une conviction résumée en une formule qui lui servira d’étendard durant près de deux décennies : « qui tient la distribution tient le cinéma ». 32 Les « recommandations » des premières tables rondes (1962 à 1964), ainsi que celles de la Ligue arabes (1964 et 1965), sont rapportées dans SADOUL Georges (dir.), Les cinémas des pays arabes, Beyrouth, Centre interarabe du cinéma et de la télévision, 1966, p. 247-266, ouvrage qui comprend également deux contributions de Tahar Cheriaa.

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Selon lui, l’étude des structures de l’importation/ distribution/ programmation révélaient le mieux la nature du régime politique, les options idéologiques d’un pays donné, notamment du Tiers-Monde. L’optique de Cheriaa fut profondément indépendantiste, anticolonialiste et anti-impérialiste, et il travailla longtemps en accord avec son gouvernement. Le rejet de toute stigmate de domination des pays du Nord demeura donc son marqueur essentiel, explicitant nombre de ses prises de position ultérieures car étant devenu une fin en soi. Pour les moyens, seule la voie d’une nationalisation autoritaire et centralisée lui sembla concevable, qui fut conçue et appliquée en Tunisie, quoique très rapidement abandonnée au niveau économique général comme du cinéma. Néanmoins, nombre de ses attendus et conclusions seront repris en ASF durant une décennie encore, et il convient donc d’analyser comment certains présupposés, issus de l’extérieur du cinéma, ont faussé sa vision et, à avoir voulu plaquer sur le cinéma des schémas antérieurement appliqués ailleurs, qu’il pensait intemporels et géographiquement transposables, lui ont fait occulter l’analyse et les solutions qui auraient pu lui être utiles s’il n’avait appliqué ces a priori idéologiques rigides et déformants. Après ses nombreux articles et rapports, notamment pour les conférences de l’Unesco et le séminaire de Dakar33, il développa sa vision après son départ des responsabilités tunisiennes dans un ouvrage écrit en 1974 mais paru en 1978 sans qu’il ait souhaité en modifier le contenu34, ce qui en révèle d’autant plus son désintérêt pour la praxis et sa cécité à une large partie de l’existant, à l’époque en pleins bouleversements économiques et géopolitiques, notamment en ASF. Son honnêteté n’est assurément pas en cause, puisqu’elle lui permettait de reconnaitre que «ma connaissance relative des situations réelles au sud du Sahara est trop récente, trop fragmentaire et trop peu assurée35 ». Si sa connaissance de la situation tunisienne du cinéma était plus performante, il ne pouvait mieux dire que, concernant l’ASF, il n’allait pas parler du réel, mais de son propre imaginaire, en plaquant de nombreux a priori idéologiques. Et pourtant, aussitôt après il souhaite « qu’on me permette d’être quand même affirmatif : les situations et problèmes sont fondamentalement les mêmes de part et d’autre du Sahara36 ». Il reconnait ne pas connaitre la situation, mais de sa position d’autorité acquise au ministère tunisien, il s’autorisera à parler d’autre chose, et en affirmer la similitude. Au-delà de la posture, sa première erreur, qui deviendra un mirage pour les cinéastes africains qui prendront à la lettre, et reprendront à leur compte, ses affirmations, sera de poser cette équivalence, structurellement erronée dans 33 CHERIAA Tahar, Consortium international du cinéma des pays francophones, op. cit. 34 CHERIAA Tahar, Écrans d'abondance, ou cinéma de libération, en Afrique ?, SATPECTunisie/ El Khayala-Libye, 1978, p. 7. 35 Ibidem, p. 11. 36 Idem (soulignés et italiques de Cheriaa).

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les faits. En effet et sans détailler ici, considérer comme identiques des nations méditerranéennes ouvertes depuis des siècles aux échanges, au commerce, aux populations urbaines relativement concentrées, au PIB par habitant deux à quatre fois plus élevé que celles du Sahel, un parti politique unique et une culture de la centralisation étatique vs pas de culture de parti et peu de politique, et un État qui venait de naitre ; avec une population essentiellement dispersée et rurale et de surcroit un fonctionnement du cinéma qui n’avait absolument rien à voir, un duopole totalement intégré verticalement vs des centaines d’exploitants tunisiens et une dizaine de distributeurs de toutes nationalités ; un parc d’une centaine de salles de surcroit contrôlée par des Français, alors que la moitié des pays d’ASF en comptait moins que la seule ville de Tunis ; un État qui avait déjà réglementé son cinéma vs une majorité d’États d’ASF sans même une sous direction cinéma dans un quelconque ministère, etc. la liste des différences structurelles serait interminable. Et, en termes d’efficacité militante, elles auraient dû lui (et à tous ceux qui le suivront) interdire toute comparaison et encore moins extrapolation. La démarche n’était toutefois ni technique ni pragmatique mais militante, ce qui l’a conduit inévitablement à des transpositions et diagnostics erronés, mais qui vont créer une illusion en ASF, chez les cinéastes comme certains politiques, celle d’un possible, d’une nouvelle voie, hélas pour lui imitable. Car la « libération » prônée (dans son sous-titre) n’était pas celle d’une indépendance économique, la seule durable, mais celle purement verbale d’une affirmation idéologique, qui se voulait culturelle. Reprenant la vulgate marxiste-léniniste développée par les Soviétiques sur la décadence des sociétés capitalistes, et sur la volonté consciente des occidentaux d’abrutir les Africains, ainsi que le feront Boughedir, Vieyra et tant d’autres, la charge contre les films dominant le marché tunisien, de nationalités états-unienne et française essentiellement (à 42% et 25% selon lui en 1964), sera d’essence raciste et classiste (nous y reviendrons) : « L’écrasante majorité des films étrangers importés et exploités en Tunisie prône, d’une manière ou d’une autre, la violence (…), le racisme (…) et la haine entre les peuples. La majorité écrasante de ces films étrangers relève indubitablement de la drogue plutôt que de la culture37 ». Évidemment aucun de ces militants n’a jamais donné, ni encore moins analysé, la liste des films de toute une saison dans une seule salle, une ville et encore moins un pays, ni nommé l’instance apte à juger de la qualité des œuvres, pas plus que leurs critères d’évaluation. Pourtant la mesure de la valeur des œuvres comme du talent des artistes est loin d’être un processus simple, spontané ou naturel, qui pourrait se voir doté d’une incontestable objectivité. Toutes les évaluations ne convergent pas et, surtout, peuvent changer d’un lieu à un autre, d’un pays à l’autre et se réviser selon les époques, car ne relevant pas d’une simple assignation formulée par un jugement de goût qui serait par essence 37 Ibidem, p. 32.

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immanent et intemporel. D’ailleurs, s’il faut bien se garder de toute téléologie, les quelques études de terrain – peu nombreuses à l’époque38 ni ultérieurement39 – ne concluent jamais à une validité de ces jugements normatifs (et nous en ferons une démonstration par une analyse détaillée de programmations de salles au chapitre V). Mais s’ils seront repris, c’est qu’ils renforçaient des croyances et une fibre nationaliste compréhensible, liées à une impatience d’acquérir une indépendance économique et culturelle effective, et légitimer le rêve, cohérent de la part d’intellectuels africains, de pouvoir enfin voir sur leurs écrans des œuvres réalisées par ou pour leurs peuples. Certes. Mais, que souhaitaient leurs peuples ? Cette question, de leur part, ne sera jamais posée, et il nous faudra bien sûr y revenir, cette absence étant toutefois d’autant plus intelligible que la conception d’avant-gardes éclairées et éclairant le monde régentait encore les croyants d’un socialisme national et les contempteurs de la libre concurrence, tel Cheriaa. Ce qui l’amènera également à condamner toutes les autres pratiques qu’il n’interprétait que comme mercantiles, tel le double programme imposé par ces « flibustiers et écumeurs de brousse40 », ainsi que la multiprogrammation hebdomadaire de films sans, jamais, s’interroger sur les goûts et pratiques des spectateurs, surtout Sud sahéliens, qu’il ne connaissait pas. Mais, au-delà de toutes les distorsions entrainées par sa pré-vision idéologique du réel, sa description et sa connaissance des mécanismes du fonctionnement de la filière étaient avérées. Sauf que, sur le plan économique, voulant absolument démontrer que l’unique voie de salut ne pouvait résulter que de la nationalisation de toute la filière, il tordit quelque peu les rares chiffres disponibles et leur interprétation. N’hésitant pas sur deux chapitres de son ouvrage à comparer les cent salles de Tunisie aux huit de la Haute Volta pour vanter les bienfaits communs, culturels et économiques, de la nationalisation, il en justifiera les causes qui auraient légitimé une réforme des structures de la distribution en Afrique41. Ce n’est pas sa vision utopique et planificatrice (si ce n’est totalitaire), qui a posé souci (l’époque en regorgeait), telle son hypothèse de la faisabilité d’un marché unique cinématographique qui aurait pu rassembler les 2.500 salles de tout le continent africain et faire remonter les recettes de manière centralisée et de les affecter dans l’optique prioritaire de produire des films. Ni même ses très fortes erreurs factuelles comptables dans l’approximation qu’il faisait du marché, - encore que surévaluer des quatre cinquièmes les 38 Il faut évidemment rendre hommage à HAFFNER Pierre, Essais sur les fondements du cinéma africain, Abidjan/Dakar, les nouvelles éditions africaines, 1978, 274 p. 39 GOERG Odile, Fantômas sous les tropiques. Aller au cinéma en Afrique coloniale, Vendémiaire, 2015, 285 p. 40 CHERIAA Tahar, op. cit., p. 43. 41 Ibidem, p. 69 s.

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bénéfices réels des entreprises (cf. infra, l’analyse des comptes de la Comacico) influe grandement sur les marges financières utilisables -, ou ne pas voir qu’avec deux fois moins de salles que la France, le continent entier pouvait difficilement mobiliser, sur les seuls bénéfices de l’exploitation, de quoi financer deux fois plus de films qu’elle, ce qu’il assignait pourtant comme but souhaitable et atteignable. L’enthousiasme militant pouvait expliciter de telles espérances et sa presbytie sur une certaine réalité que l’utopie pouvait aspirer à renverser. Mais le biais fondamental de son discours propagandiste résulta en l’apparente caution politique et scientifique qu’il apportait, alors que seront reprises ses conclusions qui ne découlaient en fait que de la diallèle de son raisonnement. Il souhaitait, lui et nombre de cinéastes comme intellectuels africains, voir des films de son goût (tant en origine qu’en genre), mais il ne le pouvait pas ; les causes convenaient donc d’être décelées. Les étrangers, qu’il nommait les Europaméricains, dominant le marché, ils en étaient donc responsables, d’abord dans l’offre en salles (films proposés) et dans l’empêchement de l’émergence d’une autre offre, africaine (par captation des ressources du marché). Donc si les États africains contrôlaient les salles et la distribution (par nationalisation), le circuit financier serait assaini ; tout l’argent reviendrait alimenter la filière cinématographique africaine, et ainsi les films africains occuperaient les salles africaines. Donc si tel n’était pas le cas, si les populations ne voyaient pas « leurs » films dans « leurs » salles, c’est que les Europaméricains et leurs entreprises les en empêchaient, et si la situation perdurait c’était parce que les États africains ne jouaient pas leur rôle. CQFD. Durant deux décennies nombre de cinéastes ne cesseront ainsi de reprendre à leur compte ce raisonnement erroné en sa construction et ses fondements, et feront pression bruyamment sur nombre de leurs dirigeants pour une nationalisation partielle ou totale de la filière, en étant, malheureusement pour eux, entendus en certains pays. Il serait assurément trop facile de pointer ex-post la non-réussite de ce projet totalitaire qui fit tant d’émules, car pour les quelques expériences nationales tentées mais non abouties, il conviendra d’abord d’en analyser les causes. Mais il importait à ce stade de montrer en quoi, voulant aboutir à une solution préalablement définie idéologiquement, la recherche de coupables étrangers a prévalu sur la compréhension des causes réelles dès lors escamotées d’une situation assurément insatisfaisante. Voilées par tant de présupposés incorrects, ces dernières échappèrent de ce fait partiellement à la perception de tous les nationaux qui avaient pourtant objectivement intérêt à une modification du fonctionnement de ce marché sous continental. 2.2 Férid Boughedir (1944-) Né à Hammam Lif en Tunisie, il est le fils de Taoufif Boughedir (19162010) l'un des pionniers de la radio tunisienne, producteur de deux chro35

niques radiophoniques quotidiennes durant une vingtaine d'années (19601980), et également rédacteur en chef de l'agence Tunis Afrique Press. Son propre père, Ali, était libraire dans la médina de Tunis. Après un baccalauréat obtenu à Tunis, Férid Boughedir part en France suivre des études de littérature (Rouen), puis de cinéma (Paris) vers une thèse de troisième cycle42. Il poursuit ses travaux universitaires avec une seconde thèse de doctorat sous la direction de Jean Rouch à l’université Paris 7, qu’il soutient en 1986, Économie et thématique du cinéma africain, 1960-1985, qui lui permet de devenir professeur après avoir été maître-assistant à l’université de Tunis. Il se forme parallèlement comme assistant-réalisateur avec Alain RobbeGrillet et Fernando Arrabal, et devient l’auteur de cinq courts métrages et documentaires réalisés à partir de 1969. Plusieurs fois sélectionné à Cannes il connait la notoriété à partir de son premier long-métrage de fiction Halfaouine, l'enfant des terrasses (1990). Également critique cinématographique à Jeune Afrique à partir de 1971, auteur de nombreux articles sur le cinéma africain, sa reconnaissance internationale lui permit notamment d’être le délégué général des 14e JCC (1992), membre des jurys officiels de Cannes (1991), Berlin (1997), Venise (1999), président du Festival panafricain du cinéma et de la télévision de Ouagadougou (2001), secrétaire régional de la Fédération Panafricaine des Cinéastes (Fepaci) dont il avait été l’un des membres fondateurs. Plus récemment, un éphémère Fonds Panafricain du Cinéma et de l'audiovisuel (FPCA) ayant été décidé en 2010 par la Fepaci, notamment soutenu par l’OIF et l’État tunisien, il devient le président de l’association créée à Tunis le 7 juillet 2013 pour le gérer, suscitant jalousies, controverses et paralysie, reflet du demi-siècle d’existence de cette fédération43. Il a été le premier à tenter de formaliser sous une forme universitaire les problèmes que rencontraient les industries du cinéma sur le continent africain. Sa première thèse pour le Doctorat de 3ème cycle sous la direction de Michel Décaudin, alors directeur de l’UER de Littérature française à l’université Paris III, pionnière des études cinématographiques en France, soutenue en 1976, portait sur le Cinéma africain et décolonisation. Incidemment, il faut rappeler que Mai 1968 marque une césure fondamentale à l’université française, dans les formes comme en les contenus de ses enseignements. Concernant le cinéma, en 1969 à Paris III Alain Virmaux, maître assistant en littérature française, sera à l’initiative de la création d’un département d’Études cinématographiques et audiovisuelles (Decav), et la même 42 BOUGHEDIR Férid, Cinéma africain et décolonisation, thèse de doctorat, Michel Décaudin dir., Université Sorbonne Nouvelle Paris III, 1976, 550 p. 43 Pour un aperçu de cette énième tentative avortée, voir notamment la position du Secrétaire Général de la Fepaci, Cheick Oumar Sissoko : http://www.africultures.com/php/index.php?nav=murmure&no=13329, et celle du FPCA, http://www.imagesfrancophones.org/ficheGrosPlan.php?no=11669.

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année l’université de Montpellier ouvrira un poste de professeur en histoire de l’art pour Henri Agel. Les formations littéraires des premières générations d’enseignants universitaires français fondent et orientent les optiques originelles de toutes les premières (et de la majorité ensuite) études cinématographiques en France. La thèse de Férid Boughedir y échappe d’autant moins que sa formation initiale, son département d’accueil comme son directeur de recherche (spécialiste de Guillaume Apollinaire), étaient baignés par les études littéraires. Sur les 550 pages qu’elle comporte, divisée en quatre parties inégales, 370 composent deux d’entre elles et abordent l’angle idéologique (la 2° « cinéma et colonisation idéologique », et la 4° « cinéma africain et décolonisation idéologique »), la troisième (60 pages) proposant des solutions politiques « pour une décolonisation économique du cinéma en Afrique ». La centaine de pages de la première partie « cinéma et colonisation économique » dresse un panorama historique de l’évolution des trois branches de la filière cinématographique sur une partie du continent. Après un historique de « l’impérialisme cinématographique américain », les trois autres sous-parties qui s’articulent autour des affrontements de 1969 et 1973 reprennent les rapports d’Unifrance et de l’Unesco et les rares travaux antérieurs sur la question (Vieyra, Pommier). L’approche idéologique est évidemment tiersmondiste et l’analyse politique comme esthétique reprend inévitablement celle des critiques et professionnels français du cinéma de l’époque, fortement marquée par la politique des auteurs. Dès l’introduction, il reprend à son compte le manichéisme de la doxa de l’époque, marquant son accord avec Cheriaa : il ne saurait guère y avoir pour nous que deux genres de cinéma : celui qui éduque, fait évoluer le spectateur dans un sens de progrès et celui qui le fait stagner dans le courant des mensonges. Pour nous il n’existe en fait que deux formes de cinéma dans le monde : -celui qui réveille, -celui qui endort, et cela recouvre toutes les catégories allant de l’art au commerce44. L’optique est donc essentiellement militante et idéologique, et l’ensemble des propos et analyses ainsi clairement orienté, ce qui parait parfaitement légitime en soi, mais peut poser problème dans le traitement de certaines données sur un plan scientifique ou universitaire. Soutien essentiel à son propos, qui sera la préoccupation des réalisateurs de la Fepaci, sa dichotomie ne recouvre toutefois pas celle articulée autour de l’art et de l’industrie, qui apparait dès lors comme un souci du Nord, pour ne pas dire des dominants. C’est-à-dire qu’elle apparait comme un reflet de sa position sur le marché et 44 Op. cit, p. 3, mots soulignés par l’auteur.

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sur la réception éventuelle des films donc, contrainte majeure du continent africain, militant pour leur diffusion, et donc leur commercialisation, sur celui de leurs effets sur le public « l’endormant », ou le « réveillant ». Mais qui donc peut en juger ? Suivant la voie française autour de la politique des auteurs, nécessairement une élite intellectuelle autoproclamée, suivant la voie tiers-mondiste socialisante, celle d’une avant-garde éclairée, mais dans tous les cas, jamais le public lui-même. Il forgeait en cela un reflet fidèle de son époque, influencé également par l’école de Francfort à laquelle les évènements de 1968 avaient redonné du souffle, notamment en déplaçant l'optique théorique de la sphère de production vers la sphère de circulation, et en reprenant les autres écrits de Marx sur l'aliénation. Bien qu’universitaire, son regard est déjà celui de ce qu’il commence à être par ailleurs, celui d’un réalisateur. Indice du combat pour une triple reconnaissance, politique de l’importance d’un cinéma qui serait à décoloniser, symbolique de sa place comme critique et cinéaste, et économique afin que ses pairs et lui-même continuent à exercer leur métier, la place laissée au public (ses compositions, ses attentes ou comportements) est quasi inexistante dans cette thèse de doctorat. Occupant précisément trois pages (395 à 397) sur les 550 de sa thèse, le public apparait en première section d’une sous sous-partie très clairement, et symptomatiquement, intitulée : « les ‘’problèmes théoriques’’ des cinéastes africains ». Le public, « problème théorique » des cinéastes africains… Assurément, et tel fut bien le cœur du problème. Donc, rapidement, le retour du refoulé sera violent. Même lorsque l’ensemble du parc de salles d’ASF aura changé de main, que l’importation et la distribution auront été totalement retirées aux Français, toutes les expériences de nationalisation tant en Afrique du Nord qu’en ASF ou à Madagascar échoueront à promouvoir une industrie pas plus que produire les films (d’)africains. À ses yeux, si « le film africain est, en 1983, encore un produit presque totalement nouveau pour son propre public (c’est qu’il est) conditionné depuis plus d’un demi siècle par les films étrangers45 ». Pas parce qu’il existe trop peu de films d’ASF à mettre sur les écrans ? Pas parce qu’ils sont d’abord financés et produits pour être montrés en festivals au Nord ? Non, si le public africain n’adopte toujours pas une « bonne » pratique, ne possède pas le « bon » goût cinématographique, c’est qu’il a été asservi et qu’il convient de le rééduquer, lui montrer la bonne voie. Il publiera les éléments principaux de sa deuxième thèse dix ans plus tard, dans une optique apaisée et nettement moins militante. Se contentant de faire 45 BOUDHEDIR Férid, « Le rôle de la presse et de la publicité dans la préparation du public à l’accueil du film africain », Séminaire international Le cinéma africain et son public, Ouagadougou, 11-12 février 1983, 10 p., ronéoté, p. 2.

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un rapide historique factuel de la décennie écoulée, il consacrera plus du tiers de l’ouvrage46 à l’étude de quatre films d’Africains, et plus du quart restant à l’ébauche d’un dictionnaire des cinéastes d’Afrique Noire. Mais toujours rien sur les spectateurs. Plaidant pour une « réadaptation de la stratégie », il affirmera sa croyance en l’unique voie qui sera effectivement suivie, celle de films d’auteurs-artisans, et fera le constat assez lucide de l’échec sur toute l’ASF d’une tentative d’industrie du cinéma. Une première période s’achevait, un quart de siècle après les indépendances. 2.3 Paulin Soumanou Vieyra (1925-1987) Né au Dahomey le 31 janvier 1925 puis naturalisé au Sénégal, Paulin Gaston Hippolyte Vieyra se voit envoyé en France à ses dix ans. La guerre, puis une maladie respiratoire, l’empêchent de revenir en Afrique avant 1950, où il découvre les effets du colonialisme et s’engage dans la SFIO socialiste. De retour à Paris, il est admis en 1952 à l'IDHEC et réalise en 1955 Afrique-surSeine, son premier court-métrage avec d'autres étudiants, dont Mamadou Sarr à la réalisation (cf. vol. Production et financement). Il tourne une trentaine de documentaires, dont Présence africaine à Rome (1959) lors du deuxième Congrès des écrivains et artistes noirs47. Revenu à Dakar en 1956 comme responsable au ministère de l’Information du service des Actualités sénégalaises (qui étaient diffusées en première partie devant tous les films), il en devient le directeur de 1960 à 1975, accompagnant notamment le Président de la République Léopold Sédar Senghor dans ses déplacements. Rassemblant plusieurs de ses écrits antérieurs, il publie en 1969 son premier ouvrage48 qui se situe dans la droite ligne des Congrès et Tables rondes de la décennie, mais n’évoque qu’incidemment les aspects économiques et institutionnels. Il publie à la suite quatre autres ouvrages, dont deux concernent notre sujet49. Celui consacré au cinéma au Sénégal (1983) en retrace l’histoire, et s’inscrit parfaitement dans la continuité de la « collection jaune ». L’avait précédé en 1975 un livre qui ambitionnait d’être le premier (mais il sera le seul) tome d’une volumineuse et indispensable histoire du cinéma africain. Il demeure à ce jour le plus riche et complet résumé de la situation cinématographique jamais mené dans le monde francophone, et l’on ne peut évidemment que regretter que la maladie ait empêché son auteur de poursuivre, mais également qu’à sa suite aucun Africain n’ait continué l’entreprise. Véritable historien, il dresse en une première partie qui occupe 46 BOUDHEDIR Férid, Le cinéma africain de A à Z, Bruxelles, OCIC, 1987, 206 p. 47 Sur son œuvre complète, voir le site tenu par son fils Stéphane : http://www.psv-films.fr/ 48 VIEYRA Paulin Soumanou, Le cinéma et l’Afrique, op. cit. 49 VIEYRA Paulin Soumanou, Le cinéma africain, Des origines à 1973, op. cit. ; Le cinéma au Sénégal, Bruxelles, OCIC/L’Harmattan, 1983, 170 p.

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la moitié de l’ouvrage les monographies – succinctes, mais synthétiques et éclairantes – de 36 pays du continent ayant accueilli du cinéma. Une seconde partie s’intéresse à la situation du cinéma en Afrique à cette époque, sous différents angles, de l’industrie à la réception en passant par l’analyse du contenu du film. La dernière partie est constituée d’un considérable appareillage statistique, le plus complet à ce jour, du recensement des films tournés, des réalisateurs, de l’état détaillé du parc de salles, etc. Si le chercheur regrette l’absence de citation de sources, l’ensemble en fait une référence de premier ordre, le transformant en un véritable « livre rouge » (couleur de sa couverture) sur la question. Ecartant le dogmatisme, si quelques points de vue personnels transparaissent quelquefois, la vision historique, descriptive et pragmatique prévaut largement. S’il cite tous les travaux de ses prédécesseurs (Unifrance, Debrix, y compris Cheriaa qu’il avait lu sous forme dactylographié avant son édition), ainsi que de nombreux autres articles des deux décennies écoulées, et si sa vision est également d’origine marxiste et clairement socialisante (mais « à la sénégalaise » de l’époque), son attachement aux faits et au possible prévaut. Sa posture d’historien et de praticien institutionnel du plus important pays d’ASF lui permet un recul certain, comme une connaissance des réactions du public des salles, dans lesquelles passaient ses Actualités. Il sut déceler quelques soucis, tus jusqu’alors, pour une industrie du film dans les pays africains, tel le problème de la langue sur un continent si morcelé linguistiquement ; celui de la maitrise technique et de la formation ; celui du difficile amortissement des films sur leur propre marché d’abord, mais aussi celui de leur non exportation, problème peu abordé à l’époque. Les solutions de Cheriaa et de la Fepaci pouvaient paraitre séduisantes, mais, s’il en reprendra quelques-unes, la radicalité de la nationalisation lui paraissait utopique et peu souhaitable, et il admettait assez modestement que pour l’organisation générale du cinéma sur la zone, les États africains devaient intervenir : « mais comment organiser ce cinéma ? C’est une question qui se pose mais à laquelle nous n’avons pas de réponse toute faite50». Sur le point central du public, même s’il ne se démarquait pas complètement du discours contre les films europaméricains, il fut l’un des rares à noter l’évidence que Les producteurs de l’Occident ne produisent pas spécialement des films pour un public africain. Si donc, les films qu’on envoie en Afrique et dont beaucoup sont particulièrement médiocres et sans intérêt et continuent d’être fabriqués, c’est qu’il existe d’abord en Occident un public pour ces films. On peut en conclure, vu le nombre de ces réalisations, que ce public est encore important, et en déduire qu’à la limite, il est aussi in-

50 Op. cit., p. 271.

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culte et d’un niveau de compréhension aussi bas qu’une certaine catégorie du public africain51. Incidemment, il prenait ainsi à contrepied un argument du discours militant panafricaniste d’opposition essentialiste au Nord, et parfois empreint d’une maladie de la persécution, voire raciste. L’évidence de la réalité économique était rappelée : les films du Nord étaient, d’abord, produits pour être vus et amortis économiquement par les populations du Nord. Et qu’évidemment ils n’étaient pas triés pour que ne soit envoyé que le pire en Afrique, et que tout aussi inévitablement, ces derniers marchés étant trop étroits, aucun film n’était produit exclusivement à leur attention pour abêtir ou toute autre intention maligne. Et il aurait été évidemment utile et très instructif, - mais les présupposés tiers-mondistes l’interdisaient à l’époque-, de se pencher exhaustivement sur la « qualité » des films des Suds, indiens, hongkongais ou égyptiens qui étaient diffusés parallèlement, et notamment ceux qui rencontraient le plus de succès en salles africaines52. C’est pourquoi, ayant bien compris que le problème ne se situait pas là, il fut de ceux qui réclamèrent pour les Africains « le droit de faire leurs propres navets ». Et tel était assurément l’enjeu, essentiel, central, crucial, que personne d’autre que lui ne reprit ni ne porta à l’époque. Or, sans films populaires (c’est-à-dire appréciés par les populations mais dépréciés par toutes les élites intellectuelles), pas d’entrées en salle ; sans entrées, pas de recette ; sans recette, plus de distributeurs de films et plus de salle ; sans salle, plus d’argent pour faire les films auxquels aspiraient nombre d’artistes africains (de qualité, d’auteur, authentiques, porteurs des « vraies » valeurs, etc.). Ou, dit autrement, sans le centre (économique), plus de marge (artistique); sans industrie puissante, pas d’argent pour la recherche et le développement ; sans production de masse, pas de prototype ; sans films répondant à la demande (du public), plus de films permettant de satisfaire une logique de l’offre (des auteurs). Sans commerce rentable, plus d’entrepreneurs et sans eux, plus d’industrie ni de films de cinéma. En six décennies postindépendances, Paulin Soumanou Vieyra fut donc le seul intellectuel africain dans les quatorze pays d’ASF à écrire de manière conséquente, globale et non idéologique sur la situation économique et sociologique du cinéma de la zone. Mais il ne sera guère lu par ses pairs, ni écouté ni suivi, et il nous faudra revenir sur cet état de fait, qui prend sa source durant la première décennie post coloniale (chapitre III). Mais préalablement, un détour s’impose sur certains éléments de compréhension pratiques et théoriques français. 51 Op. cit., p. 241. 52 Sur la circulation et la réception des films hindis sur une autre zone, voir SROUR Némésis, Bollywood film traffic. Circulation des films hindis au Moyen-Orient (1954-2014), thèse de doctorat, Catherine Servan-Schreiber directrice, EHESS, 17 décembre 2018, 469 p.

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Chapitre II – Prolégomènes et précisions topographiques Races supérieures ! Races inférieures ! C’est bientôt dit. Pour ma part, j’en rabats singulièrement depuis que j’ai vu des savants allemands démontrer scientifiquement que la France devait être vaincue dans la guerre franco-allemande, parce que le Français est d’une race inférieure à l’Allemand. Depuis ce temps, je l’avoue, j’y regarde à deux fois avant de me retourner vers un homme et vers une civilisation et de prononcer : homme ou civilisation inférieure ! Georges Clémenceau1

Dix ans avant l’introduction du cinématographe, la Conférence de Berlin qui s’achevait le 26 février 1885 par un acte de 38 articles signé par les grandes puissances de l’époque, ne consacrait pas le partage du continent africain, aucune frontière n’y ayant été décidée. Mais, d’abord, elle réglait les problèmes de commerce et de circulation dans le bassin du Congo, sur son fleuve et sur le Niger, en affichant des positions clairement antiesclavagistes. Et accessoirement, mais cela aura des conséquences considérables imprévues, son article 35 imposait désormais « d’assurer, dans les territoires occupées par elles, sur les côtes du continent africain, l’existence d’une autorité suffisante pour faire respecter les droits acquis et, le cas échéant, la liberté de commerce et de transit ». La course à l’occupation effective des territoires était lancée, à laquelle aucune des principales puissances, la France et l’Angleterre essentiellement, n’était vraiment matériellement préparée, jusqu’à ce revirement du chancelier allemand Bismarck, lui-même poussé par ses marchands, alors qu’il s’était jusqu’alors opposé à la colonisation essentiellement en raison de son coût2. Pour couvrir ces intérêts strictement commerciaux, les étendards de la lutte contre l’esclavage et pour l’apport de la civilisation seront mis en avant, à laquelle contribuera ensuite fortement la production par des Européens, notamment religieux, de films éducatifs ou récréatifs3. Mais quelques mois 1 Chambre des Députés, 30 juillet 1885. 2 GEMEAUX Christine de et LORIN Amaury, L’Europe coloniale et le grand tournant de la

Conférence de Berlin (1884-1885), éd. Le Manuscrit, 2013. 3 Pour l’Afrique centrale francophone, voir RAMIREZ Francis et ROLOT Christian, Le

Cinéma colonial belge. Archives d'une utopie, Bruxelles, Revue belge du cinéma, n° 29, printemps 1990 ; et des mêmes auteurs, Histoire du cinéma colonial au Zaïre, au Rwanda et au Burundi, Tervuren, éd. Musée Royal de l’Afrique Centrale, 1985 ; CONVENTS Guido, Images et démocratie. Les Congolais face au cinéma et à l’audiovisuel. Une histoire politicoculturelle du Congo des Belges jusqu’à la république démocratique du Congo (1896-2006).

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après cette conférence, des débats s’étaient engagés à l’Assemblée nationale française sur la nécessité et la forme de cette colonisation. Et Jules Ferry, l'un des pères fondateurs de l'identité républicaine française4y prononça ce discours célèbre : Il faut dire ouvertement qu'en effet les races supérieures ont un droit vis à vis des races inférieures parce qu'il y a un devoir pour elles. Elles ont un devoir de civiliser les races inférieures (…). Mais de nos jours, je soutiens que les nations européennes s'acquittent avec largeur, grandeur et honnêteté de ce devoir supérieur de la civilisation5. En exergue du présent chapitre figure la réponse de Georges Clémenceau, qui éclaire l’origine de sa prise de conscience et de position, qui demeurera minoritaire, et qui ne l’empêchera pas plus tard, mais avec des arguments philanthropiques, de se montrer également favorable à la colonisation. Elle est un exemple de rencontre avec l’altérité, permise chez cet homme parce que lui-même touché par des propos en lesquels il ne se reconnaissait pas, et qui le niaient. Il fut néanmoins également capable de s’excentrer et d’appliquer à autrui sa propre indignation, certainement parce qu’il était un personnage dominant par ses fonctions au sein d’une nation elle-même anciennement dominante, mais qui venait de perdre une guerre (1870) et une partie de son territoire (l’Alsace et la Lorraine) face à un pays rival aux puissances militaire, et désormais diplomatique, ascendantes. On sait où conduira la vision raciale du peuple allemand, à commencer en Afrique par le massacre organisé et systématique de 80% des Héréro puis des Nama, contre lesquels seront expérimentés par l’armée allemande leurs premiers camps de concentration, prélude à une autre volonté génocidaire en Europe contre les déviants de la race et autres dénommés sous-hommes. Mais combien de films produits, y compris, et surtout, par des Africains, sur les deux plus grandes entreprises génocidaires de leur continent qui ont encadré le XXe siècle, les Héréro de Namibie par les Allemands (1904), et les Tutsi par les Hutu du Rwanda (1994) 6 ? Kessel-Lo, Afrika Film festival, 2006, 487 p., et du même, Images et paix. Les Rwandais et les Burundais face au cinéma et à l'audiovisuel. Une histoire politico - culturelle du Rwanda Burundi allemand et belge et des Républiques du Rwanda et du Burundi (1896 - 2008), Kessel-Lo, Afrika Film festival, 2008, 604 p. 4 Il instaura la gratuité de l'enseignement primaire (1881) et très en avance sur son temps, après avoir créé une École normale féminine (1879) il permit l’extension aux jeunes filles du bénéfice de l'enseignement secondaire d'État (1880). Mais il montra, aussi, un fort engagement pour l'expansion coloniale française. Si les humains sont le produit des cultures et représentations de leur époque, ils ne sont pas pour autant monovalents. 5 Discours du 28 juillet 1885 (Journal Officiel du 29 juillet 1885). 6 Sur l’absence de la production cinématographique française : FOREST Claude, Quel film voir ? Pour une socio économie de la demande de cinéma, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2010, p. 165-187.

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1) La construction historique d’une référence inimitable Sur le poids de l’Histoire, le continent africain en connait long puisque, notamment, l'Afrique Occidentale Française, fédération composée de huit territoires coloniaux, a été créée par la France en 1895, date également retenue pour l’apparition du cinéma. Ou plus exactement du commerce cinématographique, mais cela a été occulté par les manipulateurs des étendards symboliques qui avaient intérêt à le transformer en art, notamment pour toucher des revenus monétaires (ces fameux « droits », dits d’auteur), puis des subventions publiques pour soutenir ledit art. Rappelons-le, techniquement l’appareil de capture des images, celui de projection, la pellicule, les films impressionnés, etc., toute cette technologie existait avant la date anniversaire qui n’est que celle de la première projection publique payante des images animées : ce que l’on célèbre, c’est la naissance du tiroir-caisse, celle d’un nouveau commerce, amorce de l’apparition de nouveaux métiers, à commencer par ceux d’exploitant de salle, de producteur et, bien après, celui d’opérateur de prise de vues par ailleurs projectionniste, de réalisateur de film, etc. À ce stade déjà, deux incises illustrent le mode d’écriture de l’Histoire et son influence. Si tout le monde s’accorde – sans en (re)connaitre la cause réelle – sur la définition de l’acte de naissance du cinéma, il n’en va pas de même pour ses dates et lieux de naissance. Peut-on envisager, simple écriture fiction, que si un jeune tuberculeux serbe n’avait pas tué un archiduc à Sarajevo en 1914, une effroyable boucherie, dans laquelle les hommes africains ont également versé le sang7 d’un même rouge que celui des natifs de la Marne ou de Rhénanie, n’aurait pas été arrêtée par l’entrée en guerre des États-Unis trois ans plus tard. Et si l’Allemagne n’avait pas perdu la Première Guerre, dite mondiale du seul fait que les empires et métropoles européennes mobilisèrent des troupes dans leurs colonies, les conséquences sur le cinéma eussent été immenses : - Fantaisie plaisante, l’Alsace-Lorraine (Reischland, territoire d’Empire depuis 1871, et non colonie), où se situe l’université de Strasbourg (dans laquelle, ceteris paribus, l’auteur de ces lignes n’aurait pas pu y être recruté, et ce livre pas écrit), ne serait pas redevenue partie du territoire français. Comme au Togo et au Kamerun donc, on y parlerait allemand8. 7 Entre 1914 et 1918, 165.229 hommes ont été recrutés en Afrique-Occidentale française

(AOF), 17.910 en Afrique-Équatoriale française (AEF) et 272.000 au Maghreb. 15% d’entre eux périrent au combat, soit environ 4% des pertes militaires françaises : MICHEL Marc, Les Africains et la Grande Guerre. L'appel à l'Afrique (1914-1918), Karthala, 2003. Voir aussi : DUVAL Eugène-Jean, L'épopée des tirailleurs sénégalais, L'Harmattan, 2005 ; ANTIER RENAUD Chantal, Les soldats des colonies dans la Première Guerre mondiale, Éditions France Ouest, 2008. 8 GOETZ Carole, « Germaniser ? L’enseignement missionnaire au Togo et en AlsaceLorraine sous domination allemande et française », dans Catherine Repussard et Christine de

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- Mais, d’abord, accessoirement concernant notre objet, la date et le lieu de naissance du cinéma, pas plus que ses géniteurs retenus partout dans le monde, n’auraient été les mêmes. Factuellement en effet, la première projection publique payante dans le monde n’a pas été effectuée par les frères Lumière le 28 décembre 1895 au salon indien du grand café, boulevard des capucines à Paris9, mais deux mois plus tôt par les frères Skladanowsky, fabricants et commerçants d'articles photographiques, dont l’un des deux, Max, réalisa ces premières représentations publiques payantes sur écran d'images animées. Son Bioskop lui permit de tourner puis projeter des petits films (sur la danse, la lutte, l’acrobatie, etc.) au Wintergarten, un music-hall de Berlin, dès le 1er novembre 189510. Il est ainsi le premier producteurréalisateur-exploitant de films de cinéma au monde, et le cinéma est donc né en Allemagne, ce qui ne change pas grand-chose deux siècles plus tard, mais rappelle que l’Histoire qui perdure est toujours écrite par les vainqueurs, militaires, et les dominants, ici économiques et Français. Car le mérite des frères Lumière ne fut pas d'inventer un appareil qui ne put voir le jour que grâce aux apports de dizaines d'autres inventeurs et innovateurs. Il résida dans leur triple capacité : de synthétiser un ensemble de découvertes pour améliorer un outil : l'appareil de projection ; de faire passer un produit, le film, du stade de la découverte et du jouet scientifique à celui de son application grand public (mais comme les frères Skladanowsky pour ces deux premiers aspects)11; et surtout de lui assurer une promotion et une commercialisation mondiales avec un rigoureux contrôle des recettes grâce à leur inscription sur un bordereau quotidien. Billetterie et contrôle de recettes sont les fondements même de l’existence d’une filière cinématographique ; leur non-respect sera l’une des causes, essentielle, de la disparition des salles et de l’effondrement de tout le cinéma en ASF au cours des décennies 1980-2000. À ce jour donc, même si les formes, lieux, capacités, appareillages techniques ont fortement évolué, il n’existe pas de cinéma sans lieux de projection, ni de réception, publique, collective et payante. Salle de cinéma couvertes ou non, fixes ou ambulantes, confortables ou pas, de haute technologie ou rudimentaire, avec des fauteuils en velours ou des tapis au sol, leurs formes et emplacements ont varié et vont continuer d’évoluer, mais elles

Gemeaux (dir.) « Civiliser » le monde, « ensauvager » l’Europe ?, éd. Le manuscrit, 2017, p. 193-217. 9 SAUVAGE Léo, L’Affaire Lumière, enquête sur les origines du cinéma, Lherminier, 1985. 10 DESLANDES Jacques et RICHARD Jacques, Histoire comparée du cinéma, Casterman, 1966. 11 Parcourant l’Europe centrale durant plusieurs décennies, eux-mêmes et leurs successeurs ont d’ailleurs laissé encore aujourd’hui le nom de leur procédé à de nombreux lieux. Bioskop en allemand (Bioscope) correspond à cinématographe, cette dernière dénomination demeurant inconnue aux populations concernées (et réciproquement).

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sont consubstantielles au partage entre humains d’émotions et de plaisir à regarder des histoires contées en images animées. - Moins anecdotique concernant cette Première Guerre, dont on sait que, avec la suivante, elle fût l’une des grandes opportunités du cinéma12, cela fut provoqué par la longueur et la cruauté des combats en tranchées, qui démoralisèrent les hommes, et conduisirent les états-majors en 1916-1917, en sus de la répression des mutineries, à organiser des spectacles à l’arrière pour distraire les troupes, et du côté allemand à la mise en place d’une entreprise cinématographique qui jouera un rôle majeur dans l’entre deux guerres, la UFA (Universum Film AG)13. Distraction, entertainment, le cinématographe non seulement prit une ampleur imprévue, mais suscita l’incitation par l’armée française de films de fiction, burlesques, de comédie, pour oublier la dureté du réel. L’essor du comique, représenté notamment par Charlot et d’autres acteurs oubliés (Onésime, Rigadin, Zigoto…), se construisit pour soulager les drames humains. Il permit l’expansion ultérieure de cette nouvelle forme de loisir populaire grâce au brassage de toute la population masculine mobilisée, et notamment des ouvriers et surtout des paysans, métropolitains et d’outre-mer, dont les survivants ramenèrent ensuite dans leurs villes et villages les souvenirs, créant une demande et donc un marché : une nouvelle pratique sociale naissait. - Fondamentale pour l’Histoire et l’industrie du cinéma, la défaite militaire de l’Allemagne ne fut permise que par l’entrée en guerre de la nation qui venait d’achever le génocide de sa population native, l’union d’anciennes colonies britanniques et territoires français, les États-Unis d’Amérique. Et comme chacun sait, avec leurs tanks, avions et boys, ils amenèrent les chewing-gums, condoms et films de cinéma d’un Hollywood naissant, en route vers un siècle de domination mondiale. Les Français ne cesseront de s’en plaindre, et pour cause, puisque eux-mêmes, durant les deux premières décennies du cinéma, avaient occupé cette première place dont on les délogeait. Charles Pathé, premier producteur et exportateur mondial de films jusqu’en 1917, inondait les autres pays, y compris le marché nord-américain, de ses productions avec celles de ses deux compatriotes, la firme à la Marguerite (Gaumont) et, dans une moindre mesure la Star de Georges Méliès14. Il dut s’y réfugier au démarrage des hostilités, voir une partie de son personnel mobilisé et de ses usines détruites ou transformées15, son leadership à

12 FOREST Claude, Les dernières séances. Cent ans d'exploitation des salles de cinémas,

CNRS, 1995. 13 Sur cette entreprise, voir KREIMEIER Klaus, Une histoire du cinéma allemand : la Ufa, Flammarion, 1992, 664 p. 14 KERMABON Jacques (dir.), Pathé premier empire du cinéma, Georges Pompidou, 1994. 15 SALMON Stéphanie et SEYDOUX Sophie, Pathé : à la conquête du cinéma (1896-1929), Tallandier, 2014.

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jamais disparaitre au niveau de la production de films16, et son pré carré durablement limité en France à l’exploitation des salles et la distribution de films, y compris états-uniens. Durant ces deux premières décennies, aucun Français n’avait évidemment trouvé à redire à cette hégémonie cinématographique de la firme au coq, au contraire, l’expansion et la force des nations étant glorifiée dans tous les domaines. L’exception et la diversité culturelles n’avaient donc pas à être inventées, ces concepts ne pouvant pas naitre chez une puissance dominante, ni une dominée de longue date, mais apparaissant donc chez cette puissance déchue, ancienne dominante désormais dominée. Ne se résolvant guère à sa rétrogradation dans le rang des nations, elle cherchera à enrôler dans ce combat symbolique de plus faibles qu’elle pour la soutenir, afin qu’elle conserve une partie, au moins régionale, de sa puissance économique, ce qu’elle fera ultérieurement notamment avec l’ensemble de ses dispositifs de soutien à la production des cinématographies africaines, puis des Sud (cf. vol. Production). Mais il faudra pour cela attendre la perte de toutes les colonies, après un affaiblissement mondial définitivement entamé après sa rapide et humiliante défaite militaire une fois qu’elle eut de nouveau déclaré la guerre à l’Allemagne en 1939. Le soutien de l’État et la place unique, atypique, de la filière cinématographique française dans le paysage mondial depuis lors, sont strictement dus à des circonstances historiques et politiques bien précises, que beaucoup connaissent, mais que la plupart taisent, constituant en cela un refoulé dont certains symptômes manifestent la présence, parfois plaisamment, d’autres moins. Toutefois, telle la lettre volée d’Edgar Poe17, la meilleure cachette est, justement, de ne pas le cacher, mais de l’exposer au vu et au su de tous. Nous verrons que ce processus psychique, individuel et collectif, fonctionne également parfaitement bien dans le déni de nombre de professionnels des pays d’ASF sur les causes et la situation de leur filière cinéma et aussi, le croyons-nous, sur leur situation économique générale. Fort de cette particularité, à longueur de discours il n’est cessé d’être répété que le CNC brillerait comme « cette structure que le monde nous envie18 », appuyé par des professionnels bénéficiaires d’un « système d'aide au cinéma que le monde entier nous envie19 », affirmant que « notre système unique et

16 LE FORESTIER Laurent, MARIE Michel, La firme Pathé Frères.1896-1914, AFHRC, 2004. 17 POE Edgar A., « La lettre volée », dans Histoires, essais et poèmes, Le livre de poche, 2006. Loin d'être rangée dans un endroit secret, la lettre se trouve en évidence sur le bureau du coupable. Si elle n'attire pas l'attention, c'est qu'elle semble ainsi banale, donc sans valeur. 18 LESNIAK Isabelle, « Les bonnes fées du cinéma français », Les echos.fr, 2015. 19 OTCHAKOVSKY-LAURENS Paul (Editeur, président de l'Avance sur recettes), « Il faut défendre l'Avance sur recettes », Le Monde, 23 déc. 2013.

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envié20 » est du à ce que ses dirigeants promeuvent une « politique du cinéma en France (qui) nous est enviée dans le monde entier21 ». Dès lors, des médias et des think thanks répètent ad nauseum que « la France a conservé une industrie du cinéma florissante que le monde entier nous envie22 » et jusqu’à des universitaires dont seule une infime minorité s’intéresse à l’histoire politique et à l’économie de leur propre champ d’étude, qui valident et constituent en doxa que « le CNC est une structure qui nous est enviée partout dans le monde23 », etc. Que d’envie ! Depuis un demi-siècle la sentence n’est même plus pensée, et encore moins questionnée, mais simplement ânonnée, la répétition faisant preuve. Mais n’a-t-elle pas, à bien l’entendre, au-delà de son inexactitude, un petit air de colonialité24 ? La France phare du cinéma mondial ? Ne l’était-elle pas encore pour la culture mondiale au XIX° siècle (la Conférence de Berlin de 1884-1885 s’était d’ailleurs tenue en français) et cela jusqu’aux années 1930 ? Interrogeons cette banale affirmation impensée. Ainsi le monde entier envierait la France et son CNC. Mais de quel monde s’agit-il ? Qui le peuple ? Ces locuteurs ont-ils rencontré un Indien, ou un Chinois, ou un Hongkongais, un Indonésien, un Sud-Africain, un Nigérian, qui leur aurait tenu un tel propos ? Un Californien ou un membre de la MPAA (Motion Picture Association of America) peut-être ? Cela ne semble guère probable pour ces quelques exemples qui assurent pourtant les neuf dixièmes de la production cinématographique mondiale. Mais s’ils n’ont pas eu l’opportunité de voyager à l’étranger, l’ont-ils fait en France ? Ont-ils, par exemple, traversé le périphérique parisien et rencontré des Français, enfants ou petits-enfants d’immigrés des Afriques, exprimant leur désir de faire du cinéma, et leur rapport, réel, à son industrie ? « Le cinéma est un sport de riche, pas fait pour les pauvres25 » (Yassine Qnia, 4 20 MARAVAL Vincent (producteur), « Les acteurs français sont trop payés ! », Le Monde, 28

décembre 2012. 21 LARDOUX Xavier, directeur du cinéma au CNC « La politique du cinéma en France nous est enviée dans le monde entier », Sciences-Po.fr, 11 juillet 2016. 22 MATHIEU Alain, « Faut-il supprimer les aides au cinéma ? », http://www.ifrap.org/education-et-culture, 31 mars 2002. 23 DENIS Sébastien, Le cinéma d'animation. Techniques, esthétiques, imaginaires, Armand Colin, 3e éd., (2007) 2017. 24 Notion qui se distingue du colonialisme. La colonialité « implique, premièrement, le postulat d’une inégalité naturelle entre les personnes. Deuxièmement, elle n’implique pas seulement une explication mais aussi la légitimation des inégalités sociales. Troisièmement, et par conséquent, elle les a-historicise et, à certains moments dans certains contextes, les sacralise », QUIJANO Anibal, « Colonialité du Pouvoir, Démocratie et Citoyenneté en Amérique Latine », dans Collectif, Amérique Latine. Démocratie et Exclusion, L’Harmattan, 1994, p. 93-100. 25 Toutes les citations du paragraphe sont extraites de l’ouvrage de DIALLO Claire, Double vague. Le nouveau souffle du cinéma français, La Lahune, Au diable Vauvert, 2017, pp. 67,

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CM, grandi à Aubervilliers 93) ; il « reproduit un regard paternaliste et colonialiste » (Askia Traoré, 2 CM, La duchère 69) ; « est un milieu fermé qui ne parle que de bobos » (Fara Sene, 3 CM, 1 LM, Nantes 44) ; « ce sont les Américains qui m’ont appelée, je n’arrivais pas à concrétiser mes projets en France » (Euzhan Palcy, 10 LM et téléfilms, Martinique 99), bref, « la France est une vieille pute ridée qui, quand elle se regarde dans la glace, voit une jouvencelle » (Hicham Ayouch, 2 CM, 3 LM, Paris 75). La violence, fut-elle verbale, nait rarement d’un modèle envié par tous et qui a mis 60 ans pour s’apercevoir qu’il produisait, aussi, de la violence sociale. Cela touche évidemment tous les secteurs liés au cinéma ; dans les amphithéâtres des formations universitaires françaises de cinéma, hormis à Paris 8 Saint Denis, quelle « diversité » sur leurs bancs ? Et parmi les réalisateurs des 300 longs métrages produits annuellement avec le soutien du CNC, si on sait qu’environ 23% sont des femmes (mais 32% pour les courts métrages)26, combien à la couleur de peau basanée ou marronnée27 ? Quant à la place réservée aux actrices françaises de descendance sud saharienne ou des îles, il suffit de lire les témoignages édifiants rassemblés dans un ouvrage dont le titre dit tout : non, Noire n'est pas leur métier28. Et la question qu’elles soulèvent est l’exact avers de l’affirmation précédente : pour le regard (notamment) d’un Français d’origine caucasienne, un corps d’une couleur de peau autre que la sienne peut-il être porteur d’Universel ? Peut-il, sans qu’il soit assigné à un stéréotype issu des représentations liées aux Afriques, raconter toutes les histoires, incarner toutes les représentations et situations que traversent les Humains, ou seulement celles que l’on présuppose liées à ses origines ? Bref, au-delà des déclarations et déclamations, est-il vraiment un Semblable ? En 2019, massivement, la réponse demeure toujours négative. Dès lors, il est logique qu’un certain narcissisme puisse librement se développer, notamment depuis la politique des auteurs, sur ce qu’est le « vrai » cinéma, sur qui en décide et qui le fait, et de croire que ce Centre, du cinéma français, l’est aussi des regards du monde entier. 68, 223, 47. Il en comporte des dizaines d’autres. Voir aussi le discours de Luc Saint-Eloy et Calixthe Beyala lors de la 25ème nuit des César, le 19 février 2000, disponible sur You Tube https://www.youtube.com/watch?v=_5ch_7idjAk. Ce qui n’exclut nullement les exemples individuels de réussite sociale et artistique, ni les efforts du CNC, via notamment sa commission Images de la diversité, instaurée en 2007 après les violences de 2005 dans certains quartiers, dits de banlieue. 26 CNC, La place des femmes dans l’industrie cinématographique et audiovisuelle, Les études du CNC, 2019, 123 p. 27 Les statistiques « ethniques » sont interdites en France, et il n’en n’existe pas non plus de publiques sur les origines sociales des réalisateurs ou producteurs, y compris ceux aidés par l’État, mais on peut connaitre ceux qui ont été aidés via le bilan du dispositif spécifique. Commissariat général à l’égalité des territoires & CNC, Le cinéma au pluriel, dix ans d’images de la diversité, éd. Capricci, 2016. 28 MAIGA Aïssa (dir.), Noire n'est pas mon métier, Seuil, 2018, 128 p. Voir aussi ANDRÉ Lucie, (Dé)jouer les imaginaires ; être actrice noire en France, L’Harmattan, 2019, 150 p.

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Toutefois, l’essentiel ne réside pas en l’existence de ce fantasme collectivement partagé par des bénéficiaires, qui aspirent à être rentiers, d’un système objectivement original, unique en son ampleur, extrêmement puissant et sophistiqué concernant tous les stades des filières cinéma et audiovisuelle. Mais comme pour toute croyance, le souci réside en ce que les conséquences de cette supposée réalité envieuse n’aient pas été questionnées. En effet, si le monde entier nous envie notre système, au moins une question, simplement logique, se pose : pourquoi, depuis sept décennies, au moins un certain nombre d’entre eux n’ont-ils pas imité la perfection du modèle français ? On ne parle évidemment pas de la simple création d’une institution, un centre cinématographique national que nombre de nos anciens pays assujettis (Maroc, Burkina Faso, etc.), ou autres pays notamment européens (Espagne, Grèce…)29 ont mis en place juridiquement depuis longtemps, quoique dans un grand nombre de cas sans beaucoup de moyens financiers, ni de pouvoirs réglementaires. Donc, pourquoi ne pas avoir instauré le dispositif complet tant envié ? On ne voit guère que deux réponses : soit ils sont impuissants ou incompétents, et ce sont simplement des envieux (péché chrétien…) : mais on mesure l’aspect désobligeant ou injurieux de cette hypothèse. Soit, peutêtre, « le génie français » est tel qu’il ne peut être imité. Notre compétence est trop grande. La barre trop haute. Et une preuve manifeste, fierté nationale sans cesse rappelée, n’est-elle pas que la France est le premier producteur européen de films (en occultant que la croissance de la dernière décennie s’est essentiellement faite par les coproductions étrangères, et que les Anglais produisent désormais certaines années plus de films qu’elle)30. N’est-ce pas là encore une colonialité du pouvoir et du savoir, en ce qu’elle désignait au siècle dernier un regard euro centré (ici franco centré) de sa modernité avec un postulat de supériorité innée (liée à la race ? aux Lumières et à Lumière ?) ? Une telle affirmation ne participe-t-elle pas d’une rhétorique destinée à prouver la supériorité française là où elle pourrait demeurer, au moins dans le langage si ce n’est dans la réalité, sur le plan culturel à défaut d’économique ? Élément langagier parmi d’autres (« 7e art, exception culturelle, patrie des auteurs et de la cinéphilie », etc.) d’une mise en scène de puissance (premier producteur européen de films, abritant le plus grand festival de cinéma du Monde, …) des Français par eux-mêmes, dans laquelle seront enrôlés durant quatre décennies les pays de l’ASF. Il convient de l’admettre : cette colonialité française a bien mené au (post) colonialisme économique, et empêché une industrie du cinéma de naître en ASF. Mais délaissant ces fantasmes, historiquement et très prosaïquement, si ce modèle n’a nulle part été exporté en sept décennies, c’est que, simplement, il 29 FOREST Claude, Économies contemporaines du cinéma en Europe. L’improbable industrie, CNRS, 2001. 30 CNC, Bilan 2018, n°340, CNC, mai 2019.

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n’était, structurellement… pas exportable. Non point en raison d’une quelconque infériorité, incompétence ou manque de moyens de TOUS les autres États du monde, sur quelque continent qu’ils se trouvent, et de tous leurs gouvernements et professionnels réunis. Ni, et tant pis pour l’ego du locuteur, en raison d’une supériorité naturelle et incessible des Français. Mais parce que les facteurs historiques, idéologiques, politiques puis sociaux, nécessaires à une telle mise en place, ne se sont retrouvés concomitamment nulle part ailleurs dans le monde. Car ces facteurs sont le fruit d’une unique, étroite et en l’état non reproductible, collaboration, franco-allemande. Contournant en quelques jours de mai 1940 une ligne Maginot que des officiers français avaient construite imprenable, l’armée allemande mit, cette fois-ci, si facilement en déroute son homologue française, qu’Adolf Hitler ne jugea pas nécessaire, fait unique parmi tous les pays qu’il conquit, de l’occuper entièrement, mais simplement en sa moitié Nord, sa capitale ainsi que sa façade atlantique pour des motifs stratégiques. Sur sa zone sud, établit à Vichy il toléra le maintien d’un vieux chef d’État au nom prestigieux, Philippe Pétain, avec un gouvernement et son chef, Pierre Laval. Ce dernier avait notamment été le rédacteur, en tant que ministre des Colonies, du décret du 8 mars 1934 portant sur « l’organisation du contrôle des films cinématographiques, des disques phonographiques, des prises de vues cinématographiques et des enregistrements sonores en Afrique occidentale française ». Ce décret imposait entre autres que « Toute personne, désireuse de procéder à des prises de vues cinématographiques ou à des enregistrements sonores, adresse une requête écrite aux lieutenants gouverneurs de la colonie » (art. 7), disposition qui s’appliquait à tous31, et non spécifiquement aux Africains. Ces deux personnalités étaient fort acceptables idéologiquement pour le régime nazi, et elles vont s’empresser de prendre les premières mesures antijuives, avant même qu’il ne leur demande. Dès le 3 octobre 1940 en effet, celle concernant le statut des juifs est signée par Pétain : au niveau du cinéma, la production, la distribution et la présentation des films leur sont désormais interdites. Puis la loi du 26 octobre portant réglementation de l'industrie cinématographique fonda son fonctionnement qui perdure aujourd’hui. Surtout, la loi est complétée par un décret du 2 novembre portant sur la création d'un Comité d'organisation de l'industrie cinématographique (COIC), ancêtre du CNC. Touchant l'exploitation, il impose les véritables instruments qui rendront notamment désormais possible un strict contrôle des recettes : habilitation exclusive du COIC à délivrer aux exploitants les billets avec impression de sa marque sur chacun d'entre eux ; responsabilité 31 Sur la censure en ASF, voir GOERG Odile, « Entre infantilisation et répression coloniale.

Censure cinématographique en AOF. 'Grands enfants' et protection de la jeunesse », Cahiers d’études africaines, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 2012, p. 165-198.

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de l'exploitant sur son stock de billets ; ticket composé de deux parties, l'une à conserver par le public lors de toute la séance, l'autre par l'exploitant qu'il doit présenter en cas de contrôle ; celui-ci est assuré par des agents habilités du COIC qui ont libre accès aux salles en permanence ; obligation par l'exploitant de remplir un bordereau de recettes à envoyer à chaque changement de programme, etc.32 Ces mesures ne furent prises rapidement que parce qu’elles avaient été antérieurement préparées suite à la situation du cinéma français des années 1933-1939 (baisse de la production de films, fraude caractérisée des exploitants, etc.) qui avait conduit à la faillite de nombreuses entreprises, dont les deux grands groupes (Pathé, Gaumont) qui firent appel à l’État pour les soutenir, et aux banques pour rentrer dans leur capital. Ces difficultés avaient suscité des réflexions sur le rôle des pouvoirs publics et entrainé la rédaction de plusieurs rapports33, qui posèrent les prémisses de ce qui deviendra l’originalité française du fonctionnement de l’industrie cinématographique. Guy de Carmoy34 y préconisait notamment une organisation corporative unique, obligatoire et dotée de pouvoir régalien. Elle sera mise en place fin 1940. Grâce au contrôle des recettes en salles et à l’ensemble des mesures prises par le gouvernement Laval, le COIC va permettre une pérennité de la production, dont il veillera soigneusement à ce que les entreprises demeurent françaises, y compris les groupes en difficulté, surtout Pathé, alors même qu’un allemand, Alfred Greven, souhaitait en prendre le contrôle. Dès lors, même si Vichy n’est pas parvenu au pouvoir démocratiquement et que son régime n’était pas La République, il faut malgré tout entendre la devise du Maréchal, « Travail, famille, patrie » absolument à la lettre, et reconnaitre qu’elle ait structuré profondément l’Histoire de France comme celle de son cinéma. En effet, à travers l’organisation du COIC, pour la première fois, l’ensemble des professionnels de toutes les branches35 de la filière cinéma va devoir dialoguer, apprendre à se connaitre, dépasser la courte vue de la défense des avantages de leurs métiers respectifs pour privilégier leur intérêt commun, celui d’une filière cinéma à conserver en meilleure santé économique possible. La conception de la corporation cinématographique se cons32 LEGLISE Paul, Histoire de la politique du cinéma français, tome II Entre deux répu-

bliques (1940-46), Lherminier, 1977. 33 Notamment ceux de Maurice Petsche « Rapport fait au nom de la commission des fi-

nances », Chambre des Députés, 28 juin 1935, et surtout de l’inspecteur des finances Guy de Carmoy au Conseil national économique, « L’industrie cinématographique », juillet 1936. 34 Il deviendra le premier commissaire du gouvernement auprès du COIC et y restera jusqu’en mai 1942, puis sera déporté le 13 août 1943 comme « personnalité-otage » en camp de travail près de Dachau, dont il réchappera. 35 Sur le rôle de l’État durant cette période, voir notamment VERNIER Jean-Marc, « L'État français à la recherche d'une « politique culturelle » du cinéma : De son invention à sa dissolution gestionnaire », dans Cinéma français et État : Un modèle en question, Quaderni, MSH, vol. 54, printemps 2004.

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truira de la sorte au fil des ans et des réunions du conseil du COIC, au sein duquel siégeaient les représentants de toute l’industrie : production, distribution, exploitation et industries techniques. Les intérêts individuels et de chaque corps de métier se sont ainsi vus subsumés, créant une conscience collective – évidemment non exempte de luttes internes parfois âpres pour la défense de plus petits intérêts particuliers – autour de l’élaboration menant à l’œuvre commune, le film, sa création et sa commercialisation. Cette instance et ce fonctionnement formeront le creuset de la résurgence de la corporation, symbolisée par le principe et l’octroi de la carte d’identité professionnelle, obligatoire, renouvelable, et qui reposait sur l’idée de la cooptation, du compagnonnage, notamment pour les métiers techniques. Souhaitée et mise en place par Vichy dans de nombreux autres corps de métiers en France, la structuration de la corporation et son contrôle par les pairs va renforcer et forger cette vision d’une « grande famille ». Et la patrie, la France, sera clairement défendue à tous les niveaux, y compris celui des dirigeants du COIC et du ministère : il s’agissait bien de protéger le cinéma hexagonal, ses membres et son industrie, et absolument pas de le mettre au service de l’Allemagne. Travail, famille, patrie, les artisans du cinéma français adoptèrent le plus étroitement la devise vichyste. Mais si collaboration il y a eu, de la part de certains, elle fut idéologique et souvent économique, mais jamais pour livrer l’industrie cinématographique aux mains de l’occupant. Parallèlement les lois anti-juives vont permettre à l’Allemand Alfred Greven de racheter des entreprises à des Français de cette confession contraints de vendre36. Un an après, il réussit à constituer un puissant groupe, de droit français, intégré verticalement (production, distribution, exploitation, et également studios et laboratoire), structurant le circuit de salles le plus important en France, et devenant son premier producteur, à travers la Continental37. Joseph Goebbels, le ministre de la Propagande du III° Reich, lui avait clairement assigné la mission de beaucoup produire, français, afin de distraire – aux deux sens du terme – la population. C’est ainsi que fut maintenue une production française conséquente, par un Allemand, durant toute la guerre, et une diffusion en salles supérieure en nombre aux films allemands eux-mêmes, dont l’occupant avait bien mesuré l’inévitable rejet chez les populations soumises. Accessoirement pour cette question, mais fondamentalement pour « l’esprit français » comme pour les réalisateurs africains jusqu’à aujourd’hui, il n’est pas anodin de rappeler également que c’est le directeur général de la cinématographie, Louis-Emile Galley, qui permis au réalisateur Marcel L’herbier de 36 BERTIN-MAGHIT Jean-Pierre, Le Cinéma sous l'Occupation, Orban, 1989, 464 p. 37 Elle jouera de ce fait un rôle fondamental dans la continuité d’une certaine production

française, et dans le maintien en activité de nombreux artistes et techniciens, très loin d’être tous acquis à l’Allemagne. Certains épisodes la concernant ont été relatés dans le film de Bertrand Tavernier Laissez-passer (France, 2002).

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créer en 1943 l'Institut des hautes études cinématographiques (IDHEC) qui accueille sa première promotion le 6 janvier 1944. Conception novatrice, il envisage le cinématographe comme un Art et entend former les élèves en ce sens, et non plus vers un simple divertissement. C’est surtout durant le régime vichyste et sa conception idéologique et politique du cinéma que l’État français perçoit l'intérêt qu'il a à favoriser certaines tendances de la production, et qu’il va dès lors orienter une fraction de son soutien vers la « qualité » des œuvres. Le premier dispositif de l'histoire de la politique publique française du cinéma sera mis en place à cette époque au travers une aide financière aux longs métrages, à partir d'une certaine conception de cette qualité. Cette aide, accordée en général avant le tournage, faisait l’objet d’une négociation entre la direction générale du cinéma et sa tutelle de l'Information, hors de tout cadre légalement établi, et cela entre juin 1942 et juin 1944. Ce système sera poursuivi sous la IVe république par la direction générale du cinéma dirigée par Jean Painlevé puis Michel Fourré-Cormeray, esquissé en 1953 avant d’être clairement encadré et pérennisé par André Malraux en juin 1959 : ce sera le fameux, et longtemps décrié, dispositif de l’avance sur recettes. Mais à la Libération, selon la conception appliquée dans d’autres secteurs (énergie, transports, etc.) de bâtir des entreprises publiques par nationalisation, chargées de servir l’intérêt national et de faciliter l’accès des services concernés à toute la population, l’État souhaitera s’appuyer sur un groupe cinématographique puissant. Les salles ne seront pas restituées à leurs anciens propriétaires, juifs38, et le groupe de Greven sera donc nationalisé et intégrera l’Union Générale Cinématographique (UGC), fer de lance d’un service public du cinéma dont la création sera annoncée lors du premier festival de Cannes en septembre 194639. L'État y confirmera aussi la mise en place du Centre national de la cinématographie (CNC) qui verra le jour par la loi du 25 octobre 1946. Tous les organismes antérieurs seront dissous, mais le premier article du nouveau code cinématographique reprendra in extenso 24 décisions fondamentales du COIC, dont le contrôle de recettes, la carte d’identité professionnelle, etc. Concernant la « grande famille du cinéma français », il faut donc entendre cette expression littéralement et comme l’exacte transposition de la devise vichyste « famille, travail, patrie », même si, incontestablement, ce n’est plus de cette idéologie dont les locuteurs contemporains se réclament. Bien que leurs géniteurs ne soient peut-être pas ceux que leurs arrières petits enfants 38 « Serge Siritzky. L’incarnation singulière d’une prestigieuse famille d’exploitants aux

prises avec l’interventionnisme de l’État », dans BONVOISIN Samra, FOREST Claude et VALMARY Hélène, Figures des salles obscures, Nouveau Monde éd., 2015, p. 413-451. 39 Privatisée en 1971, elle rachètera les salles des Comacico et Secma deux ans plus tard (cf. infra). Cette même UGC constitue en 2019 le deuxième groupe français de cinéma.

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auraient souhaités, ou continuent d’évoquer, ce sont bien ces circonstances militaires, puis politiques, sociales et économiques, qui ont permis que naisse et grandisse à Vichy, de 1940 à 1944, cette structure idéologiquement singulière, inimitée car historiquement strictement non reproductible en ses singularités. Structurellement elle ne peut donc pas se voir « enviée du monde entier », mais peut-être appelée de leurs vœux par des professionnels en difficulté dans des pays dominés économiquement. Et qui se trouvent tous être, curieux hasard, d’anciennes colonies ou pays occupés militairement par des puissances européennes dont, massivement, la France. Seulement, dès lors, comment expliquer la persistance sept décennies plus tard d’une telle inégalité ? Et pourquoi plus d’un demi-siècle après les indépendances aucun pays de l’ASF ne s’en est-il doté ? La question n’est jamais posée, mais à partir du simple constat, cette affirmation répétée suffit, et renvoie ainsi à une essence, au « génie français », mais assurément pas à Pétain, ni à Vichy, ni à l’Histoire de France. Cette colonialité du regard consiste à croire, souvent sincèrement, et légitimer par sa répétition impensée, en ce qu’il en serait d’une supériorité des compétences, si ce n’est de la culture, françaises. Que dans l’intérêt des peuples concernés il conviendrait de faire rayonner ? Comme un siècle plus tôt l’éducation et la civilisation ? Après le colonialisme, la tentation hégémonique40 n’est jamais loin. Le COIC/CNC ne peut donc absolument pas être un « modèle », mais, au mieux, une source d’inspiration au vu des effets bénéfiques qu’il a générés pour l’ensemble de sa filière nationale. Nonobstant, il ne suffit pas de créer une structure juridique s’en inspirant, dotée d’un copier-coller du Code de l’industrie cinématographique française, qui ne sont que des outils, techniques et juridiques indispensables, mais creux et inefficaces, simple mimicry41 si les protagonistes ne se sont pas interrogés sur les composants et facteurs clefs qui en ont fait le succès. Or, schématiquement, quels sont-ils ? -D’abord une nécessité, liée à des difficultés que rencontre l’industrie sur son marché. Difficultés repérées, analysées, conscientisées. Massivement, en régime capitaliste, l’État trouve sa légitimité à intervenir 40 L’hégémonie impose des règles que les autres ne peuvent pas ne pas respecter ; l’impérialisme traduit l’intervention d’un État dans un autre sans le gouverner directement ; le colonialisme implique le gouvernement direct des affaires intérieures d’un pays subordonné. Ces positions, dont les degrés peuvent varier dans le temps et l’espace, visent, pour le dominant, soit à maximiser le produit de ses revenus, soit à rendre gratuits ou minorer ses coûts de production (main d’œuvre, matières premières). Sur leurs évolutions, voir CALHOUN Craig, COOPER Frederick, MOORE Kevin (dir.), Lessons of Empire: Imperial Histories and American Power, New York, New Press, 2006. 41 Le mécanisme de la mimicry, qu’il faut distinguer du mimétisme ou de la simple imitation, même si elle peut procéder de cette dernière, consiste dans le fait, en s’inspirant d’un modèle enviable et pour lui ressembler en semblant capter ses attributs, de « devenir soi-même un personnage illusoire et se conduire en conséquence » : CAILLOIS Roger, Les Jeux et les homme. Le masque et le vertige, NRF/ Le livre de poche, 1967.

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dans une industrie pour contrebalancer les défaillances du marché en deux grandes circonstances : lors de l’introduction du produit ou du service sur son marché (nouvelles technologies, etc.), ou lorsqu’un secteur se trouve en difficulté (sidérurgie et agriculture européennes, etc.), et tel est le cas du cinéma en Europe depuis plus d’un demi-siècle. Et en ASF depuis les conférences durant les années 1970 des ministres africains de l’OCAM en charge du cinéma (cf. infra). -Des entreprises dotées de compétences autour de métiers structurés et identifiés, c’est-à-dire ayant incorporé un ensemble de savoir-faire maitrisés et articulés, destinés à leur assurer une position compétitive. Dans le cinéma ces métiers sont regroupés en branches : production, distribution, exploitation et industries techniques (ces dernières travaillant également pour l’audiovisuel, la publicité, d’autres entreprises privées et les institutions publiques). La défense de ces savoir-faire s’avère être primordiale pour assurer matériellement la continuité de l’activité, mais peut forger aussi un imaginaire autour d’une cause commune, et devenir un étendard symbolique derrière lequel peuvent se souder des catégories socio professionnelles aux intérêts de court terme pourtant souvent divergents. -Parmi celles-ci quelques entreprises doivent atteindre une taille économique significative, d’abord pour garantir leur maintien pérenne sur le marché, ensuite pour jouer un rôle significatif et valorisant pour le pays au niveau national et/ou international, ensuite pour pouvoir peser politiquement face aux pouvoirs publics. Mais aussi et en même temps, un tissu d’entreprises de plus petites tailles s’avère nécessaire. Isolées, atomisées, aucune ne peut attirer l’attention des représentants de l’État qui peut considérer (à tort, souvent) que leur disparition éventuelle, pour regrettable qu’elle serait, ne toucherait pas de nombreuses personnes, n’aurait pas de conséquence, ni visible, ni fâcheuse pour l’économie, ni pour l’équilibre du pouvoir politique. Ces « petits » (agriculteurs, exploitants de salles, etc.) sont toutefois ensuite indispensables dans la rhétorique pour être mis en avant, apitoyer (le public pleure toujours sur les faibles, pas sur les puissants, quels que soient leurs problèmes et souffrances partagées), même si ce sont toujours les « gros » qui en retirent le plus d’avantages concrets. Mais seuls, isolés, les producteurs de films comme les exploitants de salles n’auraient par exemple en France pas reçu d’aide publique au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, si les groupes du cinéma (Pathé, Gaumont, UGC) ne s’étaient pas retrouvés en difficulté ou en faiblesse compétitive, notamment vis-à-vis de la concurrence venue des États-Unis. Pas plus que les petits paysans des Cévennes (qui ont massivement disparu depuis, mais pas l’agriculture française), n’auraient été les premiers bénéficiaires de la Politique Agricole Commune européenne, si les gros céréaliers de la Beauce n’avaient existé. Et œuvré dans les couloirs à la défense de leurs intérêts, en partie communs.

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-La réunion en syndicat (association, lobby, groupe de pression…), est en effet une condition sine qua non en termes de visibilité, de durabilité et d’efficacité. Au-delà de l’adage que l’union fait la force, cette défense légitime des intérêts collectifs et partagés permet de dépasser des stratégies individuelles toujours perdantes à terme, en fonction de la taille de l’adversaire ou du problème rencontré. Réunis en une même structure, cela permet également aux interlocuteurs de mieux se connaitre, de dialoguer, de dépasser des antagonismes souvent binaires et réducteurs, et de dégager des revendications communes à défendre au-delà de particularismes souvent secondaires. Réunion au sein de la branche, mais aussi de la filière. Sans ce dialogue durant cinq ans au sein du COIC, puis ultérieurement sous une forme qui a évolué au sein du CNC ou du ministère concerné42, les partenaires français n’auraient pas appris à se connaitre, à surmonter leurs différents, à trouver à chaque fois le plus grand dénominateur commun, et ressenti la nécessité à la Libération de se regrouper en grandes fédérations patronales nationales, puis de se doter d’outils de pression et de propagande (à commencer par la revue corporatiste qui deviendra l’actuel Film français). Le parc de salles françaises ne serait pas encore l’un des plus diversifiés (économiquement, juridiquement, géographiquement) au monde sans les lois fondatrices du COIC d’une part, de l’action continue du CNC de l’autre, mais également de la création en 1946 de la FNCF (Fédération nationale des cinémas français) regroupant tous les syndicats régionaux d’exploitants existants. Celle-ci ne demeure puissante que parce qu’elle accueille absolument toutes les salles du territoire, quels que soient leurs statuts, tailles, localisation, sensibilité, positionnement culturel ou commercial, etc. Son fonctionnement, l’équilibre entre les groupes nationaux et la petite exploitation sont des vrais sujets, mais internes à la profession, car lorsque la FNCF rencontre ses partenaires, notamment les pouvoirs publics, elle parle au nom de toute l’exploitation française, et bénéficie dès lors d’un poids proportionnel à son incontestable représentativité. Il en va de même au niveau des réalisateurs producteurs avec la création de l’ARP (Auteurs-Réalisateurs-Producteurs)43. Echelon supérieur, lorsqu’il s’agit de défendre les intérêts de tout le cinéma, toutes les branches du cinéma français agissent au niveau d’une structure commune, longtemps unique, le BLIC (Bureau de liaison de l’industrie cinématographique) 44, notamment face à la menace de la télévision, puis qui 42 Tels les Conseil supérieur de la cinématographie au lendemain de la Guerre, puis la Commission consultative du cinéma à partir de 1960. Sur cette période, voir notamment VEZYROGLOU Dimitri (dir.), Le cinéma : une affaire d'État 1945-1970, Paris, Comité d'histoire du ministère de la Culture / La Documentation française, 2014, 286 p. 43 Société civile fondée en 1987 par Claude Berri et une trentaine de professionnels. 44 Pour garantir l’équilibre de sa représentativité, la présidence du BLIC est tournante annuellement entre toutes les branches. Le Bureau de liaison des organisations du cinéma (BLOC) est né vingt ans plus tard (1998) d’une scission ; il réunit quatorze organisations professionnelles, essentiellement non liées aux groupes dominants du cinéma.

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se divisera en deux avec la création du BLOC. Car ici apparait un dernier élément constitutif indispensable : l’ennemi commun. -Tous les groupes humains ne fonctionnement jamais mieux que lorsqu’ils arrivent à rassembler leurs forces, et pour ce faire l’un des moyens les plus efficace réside en la désignation d’un ennemi commun, réel ou imaginaire, qui peut au demeurant souvent servir de palliatif en devenant un bouc émissaire. Massivement soudés par contrainte contre l’occupant allemand en 1940-1944, les professionnels français du cinéma vécurent des menaces de sanctions bien réelles, pas simplement économiques, mais de non renouvellement ou du retrait de la carte d’identité professionnelle (impliquant l’impossibilité de travailler dans le cinéma), voire d’arrestation ou de déportation. Ces enjeux ont forgé une nécessité de l’apprentissage d’un travail en commun qui s’est pérennisé. Les Allemands vaincus, la forte présence de communistes, notamment au sein des organisations de techniciens, et l’éclosion de la guerre froide, amenèrent ensuite aisément un autre ennemi de substitution, le cinéma états-unien venu « envahir » les écrans français. Là encore le discours a pu être fort éloigné du réel : la part de marché du cinéma états-unien en France n’a en effet cessé de décliner entre 1947 et 1973, et est relativement stable depuis un quart de siècle, oscillant entre 44 et 54% de part de marché en salles. Mais pour soutenir les intérêts des entreprises et artistes français dominés, l’imaginaire construit un autre portrait et produit d’autres discours et représentations, avec une certaine efficacité, notamment au service de la production nationale de films, ainsi légitimée à se voir d’autant plus soutenue. Antérieurement, durant la première grande chute de fréquentation en salles (1957-1969), un autre bouc émissaire avait été tout indiqué, la télévision, représentée par l’ORTF, qui ressouda contre elle toute la filière qui y trouva un moyen commode de financement. Puis ce fut au tour de Canal+ apparu en 1984, qui sut retourner habilement la situation en mettant en dépendance financière toute la filière, et dernièrement les fournisseurs internet puis, après l’explosion du numérique et d’Internet, Netflix et autre Amazon ont joué ce même rôle. Selon un mécanisme similaire, en ASF la France et les groupes dominant l’exploitation ont longtemps joué ce rôle, aveuglant nombre de professionnels de ces pays sur les causes réelles de leurs difficultés, mais sans pouvoir pour autant les unifier durablement. 2) D’où parles-tu ? À la fin des années soixante, dans tout débat il était de bon ton de poser cette question, dont Michel Foucault avait très vite dénoncé la dimension policière, pour souligner combien l’individualité était aussi un produit du pou-

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voir dominant d’une société, et qu’il s’en méfiait à ce titre45. Le savoir et d’éventuelles théories servent à tous, et éventuellement d’aucun peut s’en trouver éclairé, voire se battre avec. Et pourtant, après avoir réalisé et retranscrit ailleurs de nombreux entretiens de producteurs qui travaillent avec les Afriques, surtout des francophones d’Afrique sud saharienne dont vingtdeux livrent dans un autre volume46 une certaine part de leur trajectoire, il m’a paru important de préciser quelques points, méthodologiques, généraux et lexicaux. Précisions aussi concernant celui qui a porté ce travail de recherche. Non point pour justifier ni excuser on ne sait quelle démarche – la culpabilité ou un devoir de réparation ne sont jamais loin dans l’esprit de beaucoup de ressortissants des anciens pays colonisateurs lorsqu’on aborde l’Afrique – mais pour l’édifier car les récits historiques sont nécessairement interprétatifs47. Et, aussi, pour effectuer un contre don envers ceux qui ont accepté de consacrer un peu de leurs temps pour partager leurs parcours et visions. Cet ouvrage, avec ceux qui composent ces jalons pour une histoire économique du cinéma en ASF, sont nés d’un désir, de comprendre ce qu’il s’y est déroulé au niveau du fonctionnement de la filière cinéma au cours du dernier demi-siècle, et plus particulièrement concernant la destruction des conditions de son exploitation, mais aussi d’en connaitre les formes contemporaines, relativement au dynamisme de l’ASA (Afrique sud saharienne anglophone). Naissance provoquée également d’une frustration, de ne rien lire à ce sujet, et notamment venant d’Africains francophones, pourtant a priori les mieux placés. Mais il est vrai que les Afriques aiment peu la recherche, notamment universitaire, et peu le cinéma également ; alors la recherche sur le cinéma… Certes les travaux pionniers d’un Vieyra font date, mais depuis les années 1970, personne n’a suivi. De même pour le Fespaco, créé en 1969, auto proclamé « plus grand festival d’Afrique » : qu’est-il devenu48 ? Quel intérêt cinématographique conserve-t-il, et pour quel(s) public(s), alors que ses caractères festif, populaire, et de mesure d’une qualité continentale se sont progressivement estompés49 ? Les rentes, matérielles comme symboliques, peuvent masquer un temps la dégradation des situations et des res45 « Les confessions de Michel Foucault », entretien réalisé en juin 1975 par Roger-Pol Droit,

Le Point n°1659, juin 1975. 46 FOREST Claude (dir.), Produire des films. Afriques et Moyen-Orient, Villeneuve d’Ascq, P. U. du Septentrion, 2018 ; et Production et financement du cinéma en ASF, op. cit. 47 WHITE Hayden, Tropics of Discourse: Essays in Cultural Criticism. Baltimore: The Johns Hopkins University Press, 1978, 287 p. 48 Sur son histoire voir DUPRÉ Colin, Le FESPACO, une affaire d’État(s) 1969-2009, L’Harmattan, 2012. 49 Si la critique n’est pas neuve, sur des analyses contemporaines voir notamment : Etienne Minoungou, Projet de « renouveau » du Fespaco. Fespaco 50 », Ouagadougou, mars 2017, 22 p. ; Olivier Barlet, Fespaco 2017 : un festival déconsidéré, Africultures.com, 8 mars 2017.

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sources, mais elles ne sont pas éternelles. Certes les gouvernements peuvent avancer moult motifs pour justifier l’absence de fléchage budgétaire vers des politiques culturelles, de soutien à l’audiovisuel ou à la recherche. Mais si cela permet de justifier l’actuel désert matériel (mesurable en bibliothèques, cinémathèques, filière de formation professionnelle, postes d’enseignantschercheurs, publications, etc.) cela suffit-il à l’expliquer ? Il conviendra assurément d’y revenir. Tout comme sur la situation des Afriques par rapport à la France. Donc l’auteur est un homme, aux longues et anciennes origines génétiques caucasiennes, Français né d’une famille française qui l’est depuis de nombreuses générations, venant d’atteindre l’âge de la retraite professionnelle, universitaire, mais il fut aussi exploitant de salles de cinéma durant plus de trois décennies. Ses recherches et travaux lui ont permis d’espérer disposer de quelques connaissances sur le fonctionnement de la filière cinématographique, au moins dans les pays industrialisés. Promu tardivement au grade de professeur à l’université, différents mécanismes et guichets institutionnels lui ont permis financièrement d’effectuer cette recherche sur les économies africaines du cinéma. Mais rapidement on lui fit comprendre que si chacun restait chez soi les moutons seraient bien gardés. Blancs les moutons, cela va de soi. D’abord de peau : pas un seul enseignant à la peau marron en France parmi tous les collègues dans le champ des études cinématographiques, et très peu d’un peu basanés, nonoccidentaux d’origine. Évidemment donc, au teint très pâle et masculin tout le cinéma étudié (films, réalisateurs) dans les amphis des universités, et blanche son histoire, française bien sûr, états-unienne surtout, europaméricaine donc. Blancs aussi disciplinairement ces enseignants, encore plus blancs même, arc boutés sur une orthodoxie autour d’une pureté, essentiellement esthétisante, ou qui se dit telle. Classique conflit d’intérêt de territoires, ici de disciplines universitaires. Pourquoi le repli sur la chapelle (il n’est bien sûr pas question d’une mosquée et encore moins d’un temple animiste) épargnerait-elle une foule de gens bien intentionnés qui, pour la plupart, n’ont depuis leur enfance jamais quitté, et ne quitteront pas, les bancs de l’école (française) pour mettre (un peu), les pieds dans une entreprise, de cinéma par exemple ? En raison de la valeur de leur diplôme ? Du temps nécessaire et des difficultés à l’obtenir, même si la République qui leur a donné cette possibilité les en a ensuite très généreusement récompensés en leur donnant l’opportunité d’occuper à vie un poste de rentier ? On mesure l’étendue de cette utopie. L’instruction peut, un peu, protéger de l’ignorance, mais n’épargne ni la bêtise, ni les préjugés, ni, surtout, les reproductions sociales50. Bien au contraire. Fort d’un savoir souvent pointu et parfois performant dans leur champ disciplinaire, certains universitaires peuvent croire 50 BOURDIEU Pierre, PASSERON Jean-Claude, La reproduction, Éd. de Minuit, 1970.

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sincèrement que l’extension de leurs compétences pourrait ainsi par essence et par capillarité les faire tendre vers l’universalisme, tel que leur ministre fondateur leur avait tracé la voie. Et ne pas s’interroger sur l’inexistence, dans aucune université française, d’enseignements structurés et cohérents portant sur l’étude des cinématographies dominées économiquement et culturellement, mais pourtant premières quantitativement dans le monde. Si quelques cours épars s’intéressent depuis une décennie à un certain cinéma indien (1.600 à 2.000 films par an), rien sur le Nigeria (1.200 à 1.800), rien sur la Chine (plus de 1.000 films depuis 2017) ni sur l’ensemble des pays africains, pas plus que des autres Suds, d’Asie ou d’Amérique. Dans le champ mental de nombreux contemporains, on peut encore et toujours remplacer race par discipline, ou sexe ; comparaison fermement combattue par eux, évidemment. Verbalement. Car dans les faits, on peut facilement souligner qu’en France en 2016 les femmes fournissaient 83% des personnels administratifs de l’Éducation nationale, et 67% du corps enseignant, mais qu’en celui-ci elles occupaient 83% des postes dans le premier degré, 58% du second degré, et … 38,6% dans le supérieur51. S’il fallait continuer on pourrait remarquer qu’elles sont à quasi-parité durant les études doctorales, puis occupent à 42% un poste de maitre de conférences, soutiennent à 32% une habilitation à diriger les recherches (diplôme peu connu, mais le plus élevé de ce système pyramidal français), et ne seront plus que 22,5% à arriver au poste de professeur(e) des universités52, sommet de la hiérarchie de l’enseignement bien nommé « supérieur » par ceux-là mêmes qui le dominent. Et dont l’auteur fait partie, ce dont il ne s’excuse nullement mais le précise par souci de transparence, car c’est, aussi, de ce lieu que ces recherches ont été menées et que ce livre s’écrit. Ceci comme unique exemple concernant une fraction de la part visible d’une catégorisation, puisque, les statistiques « ethniques » étant interdites en France, on ne peut rien dire scientifiquement selon le taux de mélanine, ni le patronyme, des intéressé(e)s. On peut juste remarquer empiriquement que ce chromatisme, comme la féminisation, augmente fortement lorsqu’on passe dans une autre catégorie des personnels de l’éducation nationale française, moins valorisée et plus faiblement rémunérée, celle des non-enseignants. Et également qu’en son sein une autre hiérarchie opère, entre les administratifs par exemple, qui en constituent la petite noblesse, et les techniciens, puis parmi ces derniers, avec les personnels d’entretien (« techniciens de surface »), dont le taux de mélanine devient inversement proportionnel aux considérations et reconnaissances dans cette hiérarchie interne. 51 MENESR-DEPP, base « Bulletins de salaire », décembre 2015. 52 MENESR, Chiffres clés de la parité dans l’enseignement supérieur et la recherche, janvier

2013 (fin 2019, le ministère ne diffusait pas de données plus récentes).

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3) Du rejet inconscient de l’altérité Sexisme, racisme, jeunisme, disciplinarisme, classisme, la mécanique est identique mais les ressorts diffèrent évidement selon les parcours et situations. Et chacun se défend, en toute bonne foi, de ces qualificatifs. Parce qu’il ne voit pas, parce qu’il ne se voit pas, surtout parce qu’il ne voit pas qu’il ne se voit pas. Le plus souvent vécus en douceur et sans esclandre, les exemples d’exclusion, de simple mise à l’écart, ou de traitements inconsciemment différenciés seraient évidemment innombrables. De manière légère, dans cette université, on peut évoquer que durant leur licence tous les étudiants en cinéma doivent réaliser un court métrage documentaire, qui se voit projeté publiquement en fin d’année. Seul enseignant venu soutenir mon collègue organisateur pour assister à ces projections – les autres enseignants n’ont rien contre lui en particulier, ils n’assistent pas non plus aux colloques des autres disciplines que la leur (et encore) –, moi qui ne suis pas « praticien » j’y découvre évidemment de tout, des travaux d’adolescents qui n’ont pas achevé leur mue, des proclamations « d’avant-garde » déjà tentées il y a un demi-siècle, mais aussi des essais pertinents ou sujets innovants, dont un court métrage qui raconte les vécus d’un dimanche à Strasbourg53. Recueillant des paroles d’étudiants, étrangers, de plusieurs continents, j’y découvre inévitablement une ville avec des problématiques que je ne connais pas (je ne suis plus ni jeune, ni étudiant même si, bien que parisien, je ne suis pas « étranger » dans cette ville dont je connais les codes essentiels, à défaut de toutes ses singularités), et aussi d’autres modes de vie quotidiens à l’étranger. Coréenne, Togolaise, Ukrainien, dans ce court-métrage documentaire très original en son contenu, tous livrent une part de leur existence en cette ville qui contraste avec leurs pays d’origine, des magasins fermés le dimanche aux discriminations quotidiennes à leur encontre liées à leurs apparences ; leur isolement aussi, un peu, leur nostalgie de certaines coutumes, parfois. L’essentiel de l’équipe de tournage était également composée d’étudiants étrangers. Curieux, j’interroge mon collègue sur le choix des équipes et des sujets ; il m’affirme que les groupes se forment librement et choisissent le sujet selon leur goût, lui-même ne faisant que les conseiller et encadrer. Ma formation sociologique me laissant dubitatif sur la spontanéité du goût et sur la « liberté » des regroupements humains, j’interroge ensuite les étudiants concernés, étrangers donc. Aucun ne s’était choisi spontanément. La plupart aurait voulu travailler avec un de leurs camarades français, qu’ils côtoyaient en salle de cours par ailleurs. Mais dès l’annonce de la nécessité de travailler à plusieurs pour faire un film, tous les Français de souche s’étaient rapprochés les uns des autres et avaient rapide53 « Dimanche կիրակի 일요일 … » un court-métrage (15’) de Naïlah Binti Amine, Thomas

Do Rego, Pierre Gremillet, Adrien Hairaye-Remy, Kyungseon Im, 2015.

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ment formé des groupes entre eux. Donc, restant tous isolés, séparément, les étrangers s’étaient « librement » mis ensemble pour travailler, dans un « choix » par défaut. Et cela a donné un très beau résultat. Xénophobes tous ces étudiants français ? Ils s’en défendent sincèrement. Simple exemple de processus d’appartenance, de reconnaissance et de mimétisme qui priment automatiquement et inconsciemment, révélant les plus puissants mécanismes « spontanés » d’appariement et de rejet. De multiples petits échantillons vécus pourraient évoquer rapidement des questions qui gagneraient à être approfondies, sur les conditions « invisibles » de la production d’un film, ici un court métrage d’étudiants réalisé dans un cadre scolaire contraint, puis de sa diffusion. Circonstances absolument pas neutres ni techniquement, ni dans le choix du sujet et des acteurs, ni même sur l’esthétique produite, mais dont il parait réducteur de parler sans en connaitre les déterminants sociaux. Il en va de même sur les conditions d’accueil et d’insertion des étudiants étrangers à l’université française. Cela interroge-t-il pédagogiquement les collègues, qui se plaignent par ailleurs du mauvais niveau – notamment de français – des étudiants étrangers (non blancs, c’est-à-dire) ? Non, car après les avoir (involontairement) ghettoïsés, ils créent pour eux des cours de « français langue étrangère ». Où ces derniers se retrouvent… entre eux. Louable intention, dont on voit que le processus mental de non-réflexion sur les causes de la relative exclusion de cette minorité, d’une part aboutit à des réponses généreuses (et apaisantes pour la (bonne) conscience de l’institution) mais souvent inadéquates (gaspillage de ressources humaines et financières, mais production de symbolique et d’imaginaire valorisants pour le donateur), et d’autre part a, un peu, à voir avec les mécanismes mis en place en France pour « aider » la production de films en ASF durant un demi-siècle. Avec la même inefficacité. Encore plus que d’autres, les métiers du cinéma, et notamment ceux entourant la production, façonnent des habitus où le relationnel est primordial. Connaitre les gens du milieu, se faire connaitre, se constituer un réseau, –le network anglo-saxon– constituent la base de l’acquisition des liens et des apprentissages indispensables à l’exercice du métier. Et, massivement, l’université française, celle qui a le plus au monde développé les études cinématographiques, n’y forme pas54, ou très peu, et le plus souvent maladroitement, sans guère de réflexion pédagogique, cela au-delà même des querelles disciplinaires ou de désaccord sur la finalité de ses enseignements. D’ailleurs, les producteurs (mais aussi, distributeurs et exploitants) franco54 Selon les tenants de l’art pour l’art, et de la pureté à préserver, elle ne doit nullement le

faire. Sur ces débats, voir notamment la revue en ligne de l’Afeccav, Mise au point, https://map.revues.org/2032, dont ses numéros 7 Les enjeux didactiques des études cinématographiques et audiovisuelles, 2015, et n° 8 Chapelles et querelles des théories du cinéma, 2016. Par ailleurs, en 2017 pour la première fois à notre connaissance, a été réalisée en France par le CNC une enquête sur les formations aux métiers du cinéma.

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phones ne s’y trompent pas : ce n’est pas ici qu’il leur faut se former, et les enquêtes de terrain sur le parcours des producteurs interrogés, africains comme européens, l’illustrent parfaitement. Certes, l’intérêt universitaire pour les métiers impurs de la filière – c’est-àdire ne concernant pas directement la création artistique mais touchant à l’argent : producteur, distributeur, exploitant de salles notamment – est relativement récent en France. Il faut donc saluer quelques initiatives précurseures et innovantes, comme le Master 2 Réalisation documentaire de création de Grenoble III (en partenariat avec Ardèche images de Lussas). Plusieurs formations de qualité au niveau du master professionnalisant se sont aussi montées depuis le début du XXIe siècle, à Paris 1 Panthéon Sorbonne, Montpellier, Caen, Toulouse, et très brièvement Strasbourg. Mais longtemps l’université française a laissé le champ libre aux écoles privées pour enseigner les métiers techniques comme ceux de la production et de la diffusion des films, ce que, voici un demi-siècle, les origines littéraires de ses fondateurs expliquent aisément55. Coïncidence (?) historique, c’est également à la fin des années 1960 que les cinémas africains, poussés par leurs réalisateurs, vont tenter de prendre leur indépendance économique, d’abord au niveau de la diffusion des films afin d’assurer un débouché à leurs productions. Mais les deux phénomènes ne se rencontreront pas, les universitaires français et européens ne portant qu’un très faible intérêt à l’étude de ces cinématographies – un peu à ceux d’Afrique du Nord – et absolument aucun à leurs fonctionnements économiques pas plus qu’aux pratiques spectatorielles. Comme si tout ce qui concernait ces cultures de l’ancien empire ne pouvait que rester dans un exotisme inapproprié au champ académique ou, simplement, demeurer invisible, insignifiant aux yeux des chercheurs sérieux, les économies dominées de ce monde tiers n’accrochant pas de regards autres que militants ou compassionnés. Aujourd’hui encore, tout ce qui touche à l’Histoire coloniale occupe un espace institutionnel très réduit, l’inertie structurelle de l’Université étant très grande, et il est dès lors délicat d’aborder sereinement ce qu’il en a été aussi des décennies suivant immédiatement les indépendances. Se surajoute des réticences à remettre en cause tout ce qui touche la représentation de la nation, sa mission civilisatrice, et dans le cinéma, pour ceux qui s’y intéressent ou l’enseignent, la place qu’occupe la France n’est pas mince ! La fermeture 55 Sur cet aspect, voir les travaux précis de MARIE Michel : « 1945-1985, une longue marche », p. 29-38, et « Le recrutement des enseignants à l'université », p. 193-195, dans L'enseignement du cinéma et de l'audiovisuel, Monique Martineau (dir.), CinémAction, n° 45, novembre 1987, Cerf-CFPJ ; Guide des études cinématographiques et audiovisuelles, collection 128, Armand Colin, 2006 ; « 1969 vs 2014 : 45 ans d’enseignement du cinéma et de l’audiovisuel sur trois générations », Mise au point , 7 | 2015, mis en ligne le 01 juin 2015, consulté le 05 octobre 2019. URL : http://map.revues.org/1965.

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disciplinaire s’y voit donc ainsi redoublée, la non reconnaissance symbolique du champ d’étude pouvant aussi avoir des impacts très concrets dans la progression des carrières de ceux qui voudraient s’y aventurer. Pourtant, tant au niveau sociétal que culturel, le passé colonial a influencé l’histoire de la République et les représentations mentales des citoyens, alors même que les valeurs portées par ses devises (liberté, égalité, fraternité) ont eu bien du mal à s’appliquer dans le passé aux peuples colonisés, ou aujourd’hui à leurs descendants immigrés. Si des voix continuent à s’élever un demi siècle après (Aïssa Maïga, Claire Diao…), l’un des problèmes de l’après colonialisme, y compris et inévitablement au niveau du grand public, réside en une certaine réticence devant l’histoire opaque, si ce n’est trouble, de leurs parents ou grands parents. Et si les films à la gloire de l’Empire français ont eu tant de succès dans les années 1920-1940, il est toujours plus agréable de voir glorifiés ses aïeux, son pays ou son armée, que de regarder des films qui interrogent leurs rôles56. Films qui sont d’ailleurs infiniment peu nombreux, les artistes français eux-mêmes ayant encore un rapport difficile, quand ce n’est amnésique, avec ce passé. Ce détour nous paraissait indispensable pour éclairer les conditions de production des éléments de la recherche historique économique qui va suivre, estimant qu’ « expliquer » signifie également « se développer », se déployer, et tenter de grandir par ses propres moyens. Nous croyons avec Levi Strauss57 que le fait historique reste à construire, demeure en mouvance, n’est jamais définitif mais sujet à moult restructurations dans lesquelles l’identité et les origines du locuteur ne sont évidemment jamais indifférentes.

56 FERRO Marc, « Le filtre de la fiction », La revue, Forum des images, 2005. 57 LEVI-STRAUSS Claude, La pensée sauvage, Pocket, (1962) 1998, 347 p.

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Chapitre III – Jeux d’influences autour des indépendances africaines

Je me suis amusé à voir dans le monde entier l’origine sociale des cinéastes. On s’aperçoit qu’à 80 % ce sont tous les privilégiés qui n’ont jamais fait une tentative de remise en question et qui finalement ne font que perpétuer leur pouvoir de classe. Med Hondo1 Cheriaa déclara en 1974 « à la FEPACI, nous employons plus souvent le terme de réalisateur-producteur, que de réalisateur, parce que la majorité de ces cinéastes se trouvent en même temps dans la situation d’être le producteur de leur propre film2 ». Pourquoi, près d’un demi-siècle plus tard, en est-il toujours ainsi ? Pourquoi la profession de producteur de film n’a-t-elle pas émergé, mais surtout pourquoi la situation économique des professionnels de la filière s’est-elle massivement dégradée dans toute l’ASF ? Dans le combat initial pour l’autonomisation du cinéma en Afriques, très peu d’Africains ont cherché à théoriser ni mener des travaux historiques ou économiques, et encore moins d’Européens s’y sont également intéressés à l’époque, mais les rares existant ont indubitablement influencé les professionnels, intellectuels et quelques politiques durant une période assez longue. Pour mieux les appréhender, il convient de les replacer dans la situation politique générale qui a entouré les indépendances, puis remonter les fils explicitant ces tentatives de compréhension du fonctionnement économique de la filière cinématographique, la partie la plus visible étant l’exploitation des films en salles, objet de la présente recherche. Durant la colonisation, en ASF l’amont de la filière cinéma (les productions nationales) était entièrement contrôlé par des métropolitains (Français, Belges), les stades intermédiaires (importation des films, distribution, programmation des salles) étant assurés par un faible nombre d’entreprises d’origine occidentale ou du Moyen Orient. Les salles possédaient un statut plus mélangé, s’assimilant à n’importe quel commerce, pouvant être gérées, et/ ou possédées par des Métropolitains, des Nationaux voire quelques étrangers, Libanais et Syriens notamment, en général en fonction de leurs localisations et profitabilités. La situation du cinéma depuis les indépendances 1« Éléments pour une théorie du cinéma africain », dans Cahiers des Rencontres internatio-

nales pour un nouveau cinéma, n° 3, Montréal, Comité d’action cinématographique, 1975, p. 39. 2 Op. cit., p. 37.

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juridiques des anciennes colonies françaises ne peut de la sorte être déconnectée, ni des origines puis de l’évolution de la situation géopolitique, ni de la place de la filière au sein de fonctionnements socio économiques et culturels beaucoup plus larges dans tous les pays concernés, pas plus que de s’analyser en dehors des mécanismes économiques globaux, ni des problématiques politiques autour des orientations de développement des nations concernées. La Seconde Guerre mondiale avait vu définitivement se transformer la vision du monde et le fonctionnement des puissances dominantes. La découverte de l’ampleur des camps allemands d’extermination et de la politique génocidaire au cœur de l’Europe d’une part, la nécessité pour les pays alliés, et notamment de la France gaulliste, de faire appel à l’empire colonial (hommes, argent, ressources diverses) pour libérer la métropole d’autre part, renforcée à cette occasion de promesses faites d’un ordre et de rapports internationaux différents, provoquèrent des mouvements revendicatifs dans la plupart des pays colonisés. Ils conduisirent l’Angleterre, la Belgique et la France à accorder, peu facilement pour cette dernière3, les indépendances politiques aux pays concernés au cours des quinze années qui suivirent la Libération. Toutefois, la lutte d’influence entre les deux grandes nations qui avaient émergé de ce conflit, les États-Unis et l’URSS, se jouera aussi en Afrique, notamment francophone, avec des répercutions politiques fortes en certains États, impactant indirectement le cinéma. On ne saurait comprendre les postures et revendications des cinéastes africains durant les deux premières décennies post indépendances sans les replacer dans ce contexte de la Guerre froide, pas plus ultérieurement que la destruction totale de la filière cinéma après la chute du mur de Berlin, prélude à l’effondrement de l’empire soviétique et la mise en sommeil provisoire de ses jeux d’influence. 1) Les grandes puissances 1.1 L’inintérêt des États-Unis Politiquement, durant les quatre décennies d’après-guerre, les faibles relations que Washington entretenait avec les colonies européennes durent prioritairement ne pas heurter les intérêts de l’Angleterre, la Belgique ni de la France, afin de ne pas susciter de différends entre alliés pour des territoires où ses propres espérances de gains étaient très faibles au demeurant4. 3 Les luttes d’émancipation africaines ont souvent été réprimées par l’armée française, faisant plusieurs centaines de milliers de morts, et pas seulement en Algérie, Madagascar et le Cameroun payant notamment un prix du sang très élevé, faits peu connus en France. 4 DUIGNAN Peter, GANN L. H., The United States and Africa. A History, Cambridge, Cambridge University Press, 1984, p. 285.

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Ce marché de très petite taille et faiblement équipé – l’Unesco dénombrait seulement 2 225 salles de cinéma sur tout le continent africain soit 0,5 fauteuil pour 100 habitants contre 4,3 en Europe et 4,9 en Amérique du Nord5 – ne suscitait guère de convoitise commerciale. D’autant que cela n’empêchait pas dans les années 1950-60 les films états-uniens d’être distribués par les Français, et de dominer le marché avec 30 à 50% des titres mis en circulation sur l’ASF et, selon les pays, la moitié ou plus du nombre de séances proposées6. Comme sur le territoire métropolitain, il n’y avait de la part des entreprises implantées en ASF nulle démarche chauviniste ou nationaliste, mais simple intérêt marchand à proposer les titres qui correspondaient le plus au goût du public ; un premier contresens idéologique lourd de conséquences sera commis par nombre d’Africains qui présupposèrent le contraire. Pour faciliter l’exportation de leurs films, les principaux producteursdistributeurs états-uniens s’étaient regroupés au sein de la MPEA (Motion Picture Export Association) en 1945, rebaptisée ainsi après avoir été fondée en 1922 sous le nom de Motion Picture Producers and Distributors of America (MPPDA) par les trois grands studios de production de l'époque (elle sera renommée Motion Picture Association à partir de 1994). Cette association a toujours pour but la défense à l’étranger des intérêts de l'industrie cinématographique états-unienne grâce à la loi Webb-Pomerene de 1918 qui favorise l’action des trusts à l’exportation, la MPEA étant un cartel qui regroupe toujours un siècle plus tard les six principaux studios hollywoodiens7. En avril 1961 ils créent un organisme spécifique chargé de distribuer leurs films dans les anciens territoires européens d'Afrique sud saharienne, l'AMPECA (American Motion Picture Export Company Africa), mais dont l’action se limitera en fait à quelques pays anglophones : Gambie, Ghana, Liberia, Nigeria, Sierra-Leone8. En ASF, un duopole dirigé par des Français, les groupes d’entreprises Comacico et Secma, verticalement intégrées (importation des films, exploitation directe de certaines salles et programmation d’autres établissements) diffusaient déjà leurs films via des accords passés en métropole par des filiales qui leur servaient de centrale d’achat, domiciliées d’abord en Afrique, puis en France et à Monaco. Elles contrecarraient de facto les distributeurs, dont les majors états-uniennes, l’accès direct à leurs écrans programmés ne 5 POMMIER Pierre, Cinéma et développement en Afrique noire francophone, op. cit., p. 14. 6 DEBRIX Jean-René, « Le cinéma africain », Afrique contemporaine, n° 40, novembre

décembre 1968, p. 4. 7 Walt Disney Studios Motion Pictures; Paramount Pictures Corporation; Sony Pictures En-

tertainment Inc.; Twentieth Century Fox Film Corporations; Universal City Studios LLC, et Warner Bros. Entertainment Inc. 8 GUBACK Thomas, “American Films and the African Market”, Critical arts, vol.3, n° 3, 1985, p. 1-15.

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laissant plus sur la zone que quelques dizaines de salles réellement indépendantes car non programmées par leur soin, qui étaient toutes de faible importance économique. Ainsi, politiquement et commercialement, de manière générale les États-Unis vont assez peu intervenir dans le pré-carré français durant toute la période d’après guerre. Dans le secteur cinématographique, ils n’auront qu’une courte période de distribution directe de leurs films après la mort du Général de Gaulle en 1969. Ils se regroupèrent cette année-là dans l’AFRAM (Afro-American Films Inc.), qui alimentait une quinzaine de pays à l’origine (Burundi, Cameroun, Congo, Dahomey, Gabon, Guinée, HauteVolta, Mali, Mauritanie, Niger, République centrale d’Afrique, Sénégal, Tchad, Rwanda) pour légèrement s’étendre une décennie plus tard (aux Côte d’Ivoire, Togo, Zaïre). Ayant installé leur siège à Dakar, ils ouvrirent des succursales chargées de la distribution physique des films à Abidjan, Douala et Kinshasa. Contrairement au duopole français qui imposait aux exploitants indépendants une location au forfait pour des lots de films qu’ils ne choisissaient pas toujours, l’AFRAM leur proposa une location au pourcentage avec possibilité de choisir leurs titres. Mais si leur poids culturel et leur domination ont souvent été décriés, le marché d’Afrique sud saharienne n’a jamais été fortement profitable. Au début des années 1970, le revenu brut de location des films pesait environ un million de dollars, tous pays confondus, et l’AFRAM, qui regroupait trois fois plus de pays que l’AMPECA, générait trois à quatre fois moins de revenus pour les majors. Il faut surtout rapporter cette somme à leurs revenus globaux mondiaux, pesant environ 1/1000e des 600 à 900 millions de dollars cumulés annuellement. Revenus bruts de location des films (en dollars9, 1969-1974) années

AFRAM

AMPECA

7 majors monde

1er film au BO

1969 1970 1971 1972 1973 1974

101 662 #200 000 281 864 456 527

682 739 700 346 802 945 821 896 887 862 1 114 852

# 600 M 655 M 458 M 587 M 912 M 913 M

102 M (Butch Cassidy et le Kid) 106 M (Love story) 98 M (Billy Jack) 133 M (Le parrain) 193 M (L’exorciste) 119 M (Le sheriff est en prison)

Sources : Rapports annuels de l’AFRAM et l’AMPECA remis à la Federal Trade Commission ; IMDb.

Pour encore mieux mesurer leur faiblesse absolue, on peut encore souligner que les revenus de tous les films distribués sur tous les pays d’ASF et d’ASA confondus représentaient seulement 1% de ceux d’un seul film en tête du box-office de leurs recettes salles dans le monde. Là encore, des présupposés idéologiques empêcheront d’évaluer lucidement l’étroitesse absolue des 9 En 2019, 1$ ≈ 550 FCFA, mais, au contraire de sa parité avec le franc français puis l’euro, le taux de change du franc CFA n’est pas fixe avec les autres monnaies. En 1971, sa valeur était deux fois supérieure : 1$ ≈5 FF ≈ 250 FCFA.

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revenus financiers que les majors retiraient de l’Afrique sud saharienne, et donc du total inintérêt commercial et stratégique de la zone pour ces entreprises. D’ailleurs, les distributeurs états-uniens s’en dégageront partiellement dès cette décennie en passant des accords avec l’UGC/Sopacia, puis totalement à partir du début des années 198010, en sous-traitant une partie de leurs catalogues à une société suisse nouvellement implantée, la SOCOFILM (Société commerciale de films). Très vaste géographiquement mais faiblement urbanisée avec une population au pouvoir d’achat limité, l’ASF n’était donc absolument pas intéressante financièrement, et se montrait de surcroit politiquement très instable. Cette tentative sera donc un échec commercial complet, et les firmes étatsuniennes se sont totalement désintéressées du marché d’ASF depuis leur départ jusqu’à ce jour, y compris en ne menant aucune action de contrôle ou de lutte contre le piratage de leurs œuvres sur ces marchés infra marginaux. Cette position commerciale de la part du premier pays distributeur mondial de films aurait dû interroger tous les professionnels des nations concernées, durant ces années et au-delà. Et c’est à n’avoir pas mesuré l’étroitesse objective de leurs marchés qui, grosso modo, au total et tous films cumulés devaient peser le double des revenus connus générés par les majors, que de nombreux cinéastes et États commettront une erreur d’analyse radicale quant à leur possible autonomie économique. Nous tenterons de comprendre les causes de cet aveuglement et de cette non-appréhension de la situation réelle de l’Afrique sud saharienne, en particulier francophone, qui ne constituait donc pas un marché significatif susceptible d’intérêt. Même pour la France, avec à peine 1% des recettes des films français à l’étranger, l’ASF n’existait ni comme marché, ni comme débouché commercial notoire. Symptomatiquement, en deux décennies, la revue corporatiste L’exploitation cinématographique ne consacrera qu’une seule fois plus qu’un entrefilet à cette zone, dans un dossier par ailleurs clairement intitulé « la difficile naissance du cinéma d’Afrique noire11 ». L’insignifiance économique de la zone explicite assez facilement que jamais les États-Unis et la France ne s’y affronteront : pour qu’il y ait concurrence, l’existence d’un marché porteur constitue évidemment un préalable minimal12. 10 Sur cette question, voir notamment MINGANT Nolwenn, « La Motion Picture Export

Association de Jack Valenti (1966-2004), corps diplomatique des majors hollywoodiennes à l’étranger », dans Revue française d’études américaines, n°121, 2009/3, p. 102-114 ; et MINGANT Nolwenn, Hollywood à la conquête du monde. Marchés, stratégies, influence, CNRS, 2010, 320 p. 11 L’exploitation cinématographique, n°316, avril 1970, p. E20-E25. 12 La situation s’est encore largement dégradée depuis. Un demi-siècle plus tard, le continent africain pèse 2% des entrées en salles des films français exportés, et 0,3% des recettes de leurs d’exportation tous supports confondus, soit quatre fois moins que la petite Océanie : Les études du CNC, L’exportation des films français en 2017, CNC, novembre 2018, 46 p.

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Évolution des recettes des films français à l’étranger (CM et LM) par zone géographique (en millions de francs) zones 1968 1969 1970 total % Monde entier 18 13,1 22,8 53,9 27,9 Europe 30,6 24 19 73,6 38,1 Amérique du Nord 7,9 8,9 7 23,8 12,3 Asie Océanie 7,5 7 6,2 20,7 10,7 Amérique latine 3,4 3,3 3,9 10,6 5,5 Afrique 3,8 4,1 2,5 10,4 5,5 Total 193 100 (Source : relevés des déclarations de cotisations versées par les producteurs)13

L’impact du premier exportateur mondial de films s’étant avéré extrêmement secondaire sur cette zone, les États d’ASF ont en fait été influencés durant un quart de siècle dans leur politique, dont cinématographique, par trois sources principales : la France, l’URSS et certains de ses alliés, et la recherche d’une voie autonome autour du panafricanisme. 1.2 Intellectuels et artistes français Si la politique française vis-à-vis de l’ASF en général, et du cinéma en particulier, mérite un développement complet (cf. infra, chap. VI), il convient de rappeler ici brièvement quelques évolutions individuelles spécifiques. Du côté des citoyens français, la Seconde Guerre mondiale provoqua une césure dans les représentations mentales et culturelles, dont celles touchant les colonisés, notamment dues à la découverte de la Shoah et du sort qui avait été réservé à des catégories d’Européens éloignés d’une aryanité exhaussée par les nazis. D’autres facteurs contribuèrent concomitamment au changement des représentations mentales : l’aide apportée par les colonisés d’Afrique et d’Asie pour la Libération nationale ; la présence significative d’AfroAméricains dans les troupes américaines et leur rôle contre les Allemands ; la venue et l’installation en France d’étudiants et d’artistes africains qui fissurèrent une stéréotypie de peuples exclusivement composés d’acculturés et d’ignorants ; mais aussi l’effroi devant l’ampleur de certains massacres commis par l’armée française dès la fin de la Guerre (Sénégal décembre 1944, Algérie mai 1945, Cameroun septembre 1945 puis 1956-6014, l’Indochine dès 1946, Madagascar mars 1947, etc.) puis les fortes interrogations sur la légitimité des guerres d’Indochine et d’Algérie. Avec le tournant de la lutte contre l’impérialisme du Parti Communiste Français, alors première force politique du pays, ainsi que progressivement le combat de cer13 Le film français-La cinématographie française, n° 1468-2486, 12 janvier 1973, p. 3. 14 Sur la guerre qu’elle y mena en faisant plusieurs dizaine de milliers de morts, voir notam-

ment DELTOMBE Thomas, DOMERGUE Manuel, TATSITSA Jacob, Kamerun ! Une guerre cachée aux origines de la françafrique (1948-1971), La Découverte, 2011, 741 p.

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tains intellectuels de gauche15, puis catholiques, l’ensemble de ces facteurs concoururent à la prise de conscience chez le plus grand nombre que le rapport aux colonies, et surtout aux colonisés, ne pouvait plus aller de soi ni se justifier au nom d’une supériorité jusqu’ici pensée comme naturelle de l’homme blanc, avec sous tendues l’ensemble des représentations stéréotypées de l’Autre. Mais du côté du cinéma français, relativement rares furent ceux qui s’engagèrent aux côtés des Africains, et encore moins ceux d’ASF, la situation en Algérie polarisant les rares prises de position. Parmi les plus connus, il convient néanmoins de citer Alain Resnais (1922-2014) dont plusieurs de ses premiers films révélèrent sa position contre le colonialisme et la guerre d'Algérie. Il fut d’ailleurs l’un des rares cinéastes à signer (avec Claude Sautet et François Truffaut notamment) en septembre 1960 le Manifeste des 121, « Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie ». Antérieurement, et avant son documentaire historique sur les camps d’extermination Nuit et brouillard (1956), il coréalisa en 1953 un autre CM, Les statues meurent aussi, avec Chris Marker et Ghislain Cloquet. Commandé et cofinancé par la revue Présence africaine, le film dénonce spécialement le manque de considération pour l'art africain chosifié par la colonisation. Notez qu’au départ ni Marker ni moi ne connaissions rien à l’art noir. C’est M. Charles Ratton, le célèbre expert, qui voulut bien se charger de notre éducation artistique. En travaillant, nous nous sommes vite aperçus que la plupart des ethnologues avaient des interprétations différentes. C’est un peu sur ce côté mystérieux de la pensée africaine que nous avons axé le film. Et sur le scandale que représente ce simple fait : à Paris, la sculpture africaine se trouve non pas au Musée du Louvre, mais au Musée de l’Homme16 ! Les statues meurent aussi fut interdit de projection par la censure durant onze ans et « est-ce un hasard ? Ni Chris Marker ni moi ne reçûmes de propositions de travail pendant trois ans17 ». Ce fut Jean Rouch (1917-2004), de par son passé et ses activités antérieures qui l’avaient conduit en ASF, et notamment au Niger où il tourna de nombreux films ethnographiques dès 1946, qui s’impliqua le plus. Parmi toutes ses œuvres, son LM Moi un Noir (1958) lui permit de porter un regard à la 15 Sur le rôle de Jean-Paul Sartre et de la revue Les Temps modernes, voir notamment STADTLER Katharina, « La décolonisation de l’Afrique vue par Les Temps modernes (1945-1952) », Rue Descartes, 2002/2, n°36, p. 93-105. 16 MULLER Guy et RICHARD Serge, « Entretien avec Alain Resnais », Paris Lettres n°3, mars 1957. Sur ce film, voir François Fronty, « Les statues meurent aussi, histoire d’une censure », http://www.grecirea.net/index.html. 17 Cité par LEQUERET Elisabeth, Le cinéma Africain, Cahiers du Cinéma, 2003, p. 8.

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fois respectueux des difficultés de jeunes en Côte d’Ivoire, mais aussi sans complaisance sur les pensées et attitudes coloniales. Il fut le plus engagé également en promouvant les réalisations africaines et l’autonomisation de leur production par des Africains et, à côté de ses productions savantes, il multiplia les articles et conférences en ce sens18. De par son activité scientifique, il favorisa les réseaux internationaux, notamment à travers l’Unesco où il intervint à plusieurs reprises et y écrivit d’abord un catalogue19, puis des rapports. Dans celui pour la table ronde de Venise en 1961, il dressa un bilan quantitatif en analysant certains contenus de films commerciaux, comme d’éducation ou documentaire, mais aussi les problèmes de matériels et les conditions du développement d’un « véritable cinéma africain20 ». L’approche était essentiellement technique et se situait sur le plan des principes, démarche militante qu’il récidivera l’année suivante en affirmant la naissance d’un nouveau cinéma africain21, puis régulièrement au fil de cette décennie22, préfaçant notamment en 1967 un catalogue recensant les films ethnographiques sur l’Afrique noire 23. L’ensemble de ces actions, souvent en liaison avec le groupe de Présence africaine, vont avoir pour le cinéma en ASF des répercutions fondamentales, assurant une légitimité et une caisse de résonnance par ces liens tissés avec diverses instances internationales, et notamment l’Unesco. Cette dernière permettra matériellement l’organisation de nombreuses conférences, éditera quantité de textes, favorisera les rencontres entre intellectuels des métropoles et anciennes colonies. Elle mettra par ailleurs un ambitieux chantier de recherche courant sur un tiers de siècle (1964-1999), qui aboutira sur la colossale publication de huit volumes avoisinant les mille pages chacun24 ambi18 Pour l’ensemble de son parcours, voir notamment SCHEINFEIGEL Maxime, Jean Rouch,

Paris, CNRS, 2013, 240 p., et le site du Comité du film ethnographique : http://www.comitedufilmethnographique.com/jean-rouch/bibliographie/ 19 Catalogue des films ethnographiques français (ouvrage collectif), Paris, Cahiers du centre de documentation, UNESCO, 1956, 70 p. 20 « Situation et tendances actuelles du cinéma africain », Paris, UNESCO, 1961, 36 p. 21 « L’Afrique entre en scène », Paris, Courrier de l’UNESCO, n° 3, mars 1962, p. 10-15. 22 « Le cinéma d’inspiration africaine, Fonction et signification de l’art négro-africain dans la vie du peuple et pour le peuple », Colloque de Dakar, 30 mars-8 avril 1966. 23 UNESCO, Films ethnographiques sur l’Afrique noire. Catalogue, Paris, 1967, 408 p. 24 J. Ki-Zerbo (dir.), Histoire générale de l'Afrique. Méthodologie et préhistoire africaine, vol.1, UNESCO, 1980 ; G. Mokhtar (dir.), Histoire générale de l'Afrique. Afrique ancienne, vol.2, UNESCO, 1980 ; M. M. El Fasi et I. Hrbek (dir.), Histoire générale de l'Afrique. L’Afrique du VIIe au XIe siècle, vol.3, UNESCO, 1990 ; D. T. Niane (dir.), Histoire générale de l'Afrique. L’Afrique du XIIe au XVIe siècle, vol.4, UNESCO, 1895 ; B. A. Ogot (dir.), Histoire générale de l'Afrique. L’Afrique du XVIe au XVIIIe siècle, vol.5, UNESCO, 1999 ; J.F. A. Ajayi (dir.), Histoire générale de l'Afrique. L’Afrique au XIXe siècle jusque vers les années 1880, vol.6, UNESCO, 1993 ; A. A. Boahen (dir.), Histoire générale de l'Afrique. L’Afrique sous domination coloniale 1880-1935, vol.7, UNESCO, 1987 ; A.A. Mazrui (dir.), Histoire générale de l'Afrique. L’Afrique depuis 1935, vol.8, UNESCO, 1998.

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tionnant de se réapproprier l’interprétation et l’écriture de l’histoire de l’Afrique afin de valoriser l’apport des cultures africaines passées et contemporaines. (Il est dès lors cruel, mais symptomatique, de constater que, résultat certainement imprévu lors du lancement du programme, sur les plus de 8.000 pages, le cinéma en Afrique en occupe… 4). Mais à l’époque ces rencontres, de surcroit organisées ou parrainées par un prestigieux organisme international, ont joué un rôle majeur dans le tournant que prit le cinéma en ASF. Lieu physique d’échanges, de réflexions et de confrontations, entre des Européens et Africains d’abord, mais entre ces derniers également, rupture des isolements, structuration de liens amicaux institutionnels et professionnels, prise de conscience et légitimation des potentiels artistiques, élaboration de stratégie commune, caisse de résonnance culturelle, pression sur les autorités politiques, l’effervescence alla crescendo au fil des années soixante, en résonnance avec les agitations politiques et sociales qui touchaient tous les pays occidentaux. Au niveau collectif, après la Conférence des dirigeants politiques à Bandung (1955), le premier Congrès des écrivains et artistes noirs se tint à Paris (1956) à l'initiative d'Alioune Diop et le second trois ans plus tard à Rome. Autour de l’Unesco se tint également en septembre 1961 la table ronde de Venise, puis le Colloque de Gênes en février 1965 qui sera exclusivement consacré à La culture négro-africaine et ses expressions cinématographiques, prélude du Premier festival mondial des arts nègres à Dakar en avril 1966, doublement important de par sa localisation en terre africaine sud saharienne, et par le retentissement des idées qui y seront exprimées. La table ronde de Paris qui se tiendra au CNC en avril 1967 finira de mûrir l’ensemble des propositions et résolutions adoptées à Dakar, qui tentaient de mettre en forme institutionnellement et économiquement les fondements nécessaires à la mise en œuvre des principes d’autonomisation artistique. Y participaient nombre d’experts, dont Jean-René Debrix, directeur du service cinéma au sein de la Direction de la coopération culturelle et technique du ministère français de la Coopération. Outre son action volontariste en faveur de la production de films par des Africains francophones25, sa fine connaissance du terrain lui permettra d’intervenir avec pertinence et légitimité en tenant compte des réalités économiques et institutionnelles du marché du cinéma en ASF. Évidemment dans leur rôle, les artistes et intellectuels ne faisaient que débattre, émettre des propositions ou recommandations, dont l’application ne relevait que de la responsabilité et la souveraineté des dirigeants des États, et d’abord ceux d’ASF. Il intervint à nouveau lors de la Conférence des ministres de l’information africains et malgaches réunie à Paris en avril 1970, durant laquelle le secrétariat d’État aux Affaires étrangères avait réservé une importante séance aux problèmes du cinéma, et elle 25 Voir Production et financement du cinéma en ASF, op. cit., p. 67-69.

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formula quelques recommandations principales, qui allaient donner le coup d’envoi à une modification de la situation : - modifier le fonctionnement de la distribution et de l’exploitation cinématographiques en ASF ; -développer la production des films africains ; -renforcer les moyens mis à la disposition du Consortium audiovisuel international (du MinCoop) dans le développement du cinéma interafricain (pour construire de nouvelles salles, créer des cinémathèques, etc.) ; -création d’Offices nationaux du cinéma chargés de réglementer la commercialisation des films et mettre en œuvre un fonds d’aide au cinéma. Du côté français, pour explorer les modes de réalisation possibles de ces objectifs, il sera commandité une expertise externe qui sera rendue un an plus tard (rapport Sodecinaf). Mais les réalisateurs africains menaient également leurs actions de leur côté, et mettaient en branle leur propre groupe de pression, la Fepaci. 1.3 L’attraction de l’URSS Après avoir totalement ignoré les territoires africains durant quatre décennies, à partir de 1956 l’URSS chercha à exercer son ascendance en Afrique. Elle se déploiera sur tous les fronts, idéologique (formation en Russie des cadres notamment à l’Institut des relations internationales de Moscou, exportation d’une vision du marxisme…), politique (encouragement aux indépendances, instauration du parti unique…), économique (appareil administratif centralisé appuyé sur l’armée et la police, planification, nationalisations de sociétés étrangères et de certaines ressources naturelles…), culturelle et éducative (création d’une université dédiée aux étudiants du tiers monde, formation aux techniques cinématographiques à l’institut du cinéma de Moscou (VGIK), favorisation de la création et diffusion des œuvres, l’organisation de manifestations culturelles et festivals…). Souhaitant faire des Afriques, au nord et au sud du Sahara, une nouvelle ligne de front de la guerre froide, elle arrivera à étendre sa domination, en s’appuyant par ailleurs sur d’autres nations socialistes : Cuba, la République Démocratique Allemande, la Yougoslavie, la Bulgarie et la Tchécoslovaquie notamment, qui joueront toutefois souvent leur propre partition, l’appellation « bloc de l’Est » paraissant dès lors largement inappropriée. Elle exportera certaines de ses conceptions dans de nombreux pays, dont elle s’assurera en retour le soutien permanent (Angola, Congo, Éthiopie, Mozambique) ou régulier (Bénin, Guinée-Bissau, Madagascar, Mali, Ouganda), notamment dans les instances internationales26. Elle avait pris tardivement la mesure des enjeux liés aux autres continents, précisément après la conférence de Bandung d’avril 1955 qui reven26 ROUBINSKI Youri, « L'URSS en Afrique (1960-1990) : un avant-goût de l'échec » dans

Géopolitique africaine, n° 9, Institut international de géopolitique, 2003, p. 247-263.

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diqua un non-alignement des 29 pays concernés face aux deux super puissances, accéléra les indépendances des colonies et formalisa l’affirmation d’un « tiers-monde ». La nouvelle politique de l’URSS dans les relations internationales commença véritablement après la mort de Staline puis le XXe congrès du PCUS en 1956, et elle s’amplifiera suite à l’émancipation de Nasser en Égypte (nationalisation et crise du Canal de Suez en 1956) qui coïncidaient avec le début des indépendances des pays du Maghreb (Maroc 1955, Tunisie 1956) puis de l’ASF (1958-1960). Amorce d’un réseau international, un Comité soviétique de solidarité avec les pays d’Asie et d’Afrique (Sovetskij komitet solidarnosti stran Azii i Afriki – SKSSAA) fut fondé en mai 1956, et joua un rôle important dans les relations politiques, idéologiques et culturelles avec ces pays durant une décennie. Y étaient débattus entre hauts fonctionnaires des services de la diplomatie culturelle, mais aussi universitaires, journalistes, spécialistes d’Afrique et des représentants des différents pays, les aspects principaux de ces relations. En octobre 1958, à Tachkent (capitale de la République soviétique d’Ouzbékistan) débuta une nouvelle étape des politiques culturelles de l’Union soviétique avec la première Conférence des écrivains des pays d’Asie et d’Afrique, qui réunit pendant une semaine deux cents écrivains et poètes. Nikita Khrouchtchev confirma la nouvelle orientation politique de l’URSS, mettant l’accent sur « le rôle actif des écrivains d’Asie et d’Afrique pour le développement de la conscience nationale des peuples qui luttent pour se libérer du joug des colonisateurs impérialistes »27. La rupture idéologique avec les trente années écoulées était forte, passant d’une logique de la lutte des classes, interne aux nations, à la lutte anti-impérialiste en appelant à la collaboration internationale des forces anticolonialistes y compris non communistes. Devait dorénavant primer pour les pays d’Afrique, d’Asie, puis d’Amérique latine, le développement de la conscience nationale, par essence anti-impérialiste, et non plus la lutte des classes, l’un des fondements du marxisme28. Cette Conférence mis en route la nouvelle politique qui sera symbolisée par le slogan « la conquête des cœurs et des esprits » des peuples non occidentaux, et fut la première rencontre de grande ampleur entre intellectuels du bloc communiste, et ceux du « tiers monde ». À la suite, il fut structuré par l’URSS une coordination des intellectuels des pays en voie de décolonisation contre l’impérialisme et les pays occidentaux qui l’incarnaient, dont la France. De nombreux intellectuels et artistes africains francophones étaient alors adhérents ou « compagnons de route » des communistes, tels Ousmane Sembène qui, militant à la CGT et adhérent au

27 Archives du RGALI (Archives d’Art et de Littérature de la Fédération de Russie), fonds

631, op. 26, éd. 6093, p. 2. 28 CARRERE d’ENCAUSSE Hélène, La politique soviétique au Moyen-Orient 1955-1975,

Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1975, p. 43-67.

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PCF depuis l’après-guerre, avait commencé une carrière de romancier29, profita de ses droits d’auteurs pour voyager à l’Est (URSS, Chine, Vietnam…) et en 1961, fut formé au cinéma à Moscou, ce qui lui permis de réaliser dès son retour à Dakar en 1962 son premier court-métrage Borom Sarret (Le charretier). Si la majorité des apprentis cinéastes d’ASF se formera à Paris, nombreux également sont ceux qui passeront par le VGIK de Moscou, à l’époque l’un des deux grands pôles mondiaux de formation au cinéma, tels Diagne Costades (Guinée)30, Souleymane Cissé (Mali), Djibril Kouaté (Mali)31, Assane Kouyaté (Mali), Abdoulaye Ascofaré (Mali), Daouda Keita (Guinée), Abderrahmane Sissako (Mauritanie), etc. D’autres le seront dans des pays satellites comme la Yougoslavie à Belgrade (Henri Duparc, Guinée) ou en Allemagne (Falaba Issa Traoré, Mali), etc.32 Les pays de l’Est fourniront également assistance technique, moyens financiers et matériels de cinéma (caméra, pellicule et appareils de projection notamment) aux pays africains qu’ils soutiendront. Autre tentative de fédérer les cinématographies d’Afrique et d’Asie autour d’elle, la République asiatique d’Ouzbékistan et le Comité pour la cinématographie auprès du Conseil des ministres de l’URSS créeront un festival international à Tachkent qui leur sera dédié, avec la devise très soviétique « La paix, le progrès social et l’amitié entre les peuples ». La première édition en octobre 1968 accueillera 240 invités et autant de participants pour des films de 42 pays de ces deux continents, 25 présentant au moins un LM (dont le Sénégal avec un d’Ousmane Sembène) et 17 uniquement des CM (dont les Cameroun, Tchad, Togo, etc.). Si la RAU (République Arabe Unie, union de l’Égypte et de la Syrie entre 1958 et 1961), l’Inde et le Japon avaient envoyé les délégations les plus importantes33, la tenue d’un marché du film permis notamment à la Sovexport d’acquérir plusieurs films, dont deux égyptiens, un indien et deux japonais. Devant se tenir les années paires, si 1970 sera annulé officiellement pour cause d’épidémie de choléra, le deuxième de 1974 n’accueillera que 32 pays, les nombreuses critiques (l’Amérique latine, non invitée, n’étant intégrée qu’en 1974) et l’évidence de la tentative 29 Le Docker noir (1956), Ô pays, mon beau peuple (1957), Les Bouts de bois de Dieu (1960).

La littérature est très abondante sur ce cinéaste qui (co)produira la plupart de ses films avec sa société Filmi Domirew. Voir notamment : Paulin Soumanou Vieyra, Ousmane Sembène : cinéaste. Première période 1962-1971, Présence Africaine, 1972, 244 p. ; Françoise Pfaff, The Cinema of Ousmane Sembène, a Pioneer of African Film, New York, Londres, 1984, 232 p. ; Sembène Ousmane (1923-2007), Africultures, n° 76, 2009/1, 216 p. 30 Réalisateur de Bakary Oulen (1967) le premier long-métrage de la Guinée indépendante, il fut le premier directeur général de l'Office national de cinéma guinéen (ONACIG). 31 A son retour d’URSS, il sera chargé par l’État de contrôler les salles de cinéma et leur programmation au Mali avant de travailler à l'Office du cinéma malien (OCINAM). 32 CHOMENTOWSKI Gabrielle, « L’expérience soviétique des cinémas africains au lendemain des indépendances », Le temps des médias, n° 26, printemps 2016, p. 119. 33 Le film français. La cinématographie française, n° 1265, 8 novembre 1968, p. 3.

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d’instrumentalisation dès sa naissance ayant rebuté nombre de réalisateurs africains. Ils créèrent en 1969 leur propre festival, le Fespaco34, également tous les deux ans, dans la capitale de la Haute Volta, Ouagadougou, en alternance avec les Journées cinématographiques de Carthage en Tunisie, créées dès 1966 sous l’impulsion de Tahar Cheriaa. L’influence de l’URSS ne se limitait évidemment pas à la littérature et au cinéma. À côté de la SKSSAA fut créé en 1959 la SADSNA (Sovetskaja associacija družby s narodami Afriki, Association soviétique d’amitié avec les peuples d’Afrique) qui développa les échanges culturels grâce à la création d’ « associations d’amis de l’URSS » dans de nombreux pays d’Afrique, auxquelles elle allouait un certain nombre de bourses d’études pour l’UDN (Université russe de l’Amitié des Peuples) qui ouvrit en 1960 et assura l’accueil et les séjours en URSS afin d’offrir une formation de haut niveau aux étudiants venus de ces pays, afin de les éduquer dans un esprit « d’amitié entre les peuples ». De 1961 à 1992 le nom officiel de l'UDN fut Université Patrice Lumumba35, symbole des mouvements d’émancipation des peuples africains, et elle accueillit six centaines d’étudiants dès la première année, dont 140 Africains (134 garçons et 6 filles)36. Au fil des ans, elle forma ainsi des effectifs considérables d’intellectuels et de cadres africains, dont nombre s’engagèrent dans l’administration et la politique à leur retour aux pays. Initialement présidée par Ivan Potehin, qui occupait également le poste de directeur de l’Institut d’Afrique créé en 1960 à Moscou, pour s’être rendu plusieurs fois sur ce continent, sa vision ne différait toutefois guère d’un orientalisme exotique construit durant la période coloniale. Revenant de Guinée, premier pays d’ASF à avoir pris son indépendance dès octobre 1958, il écrit en avril 1960 : il n’y a pas de classes, pas de bourgeoisie, toute la terre appartient à tout le monde. Tous ces cadeaux de la nature – ananas, bananes, noix de coco – tous peuvent les prendre et les manger. Quatre-vingt-dix pour cent de la population sont illettrés, il n’y a pas de presse écrite, pas de radio, et ce peuple, ce sont tout simplement de grands enfants. Voilà qu’ils se sont débarrassés du fardeau du colonialisme. Et maintenant, que faire ? Ils sortent dans les rues et chantent ou dansent. Il faut donc penser à quelque chose pour renforcer nos positions, afin 34 Sur la naissance puis le fonctionnement du Fespaco, voir DUPRÉ Colin, op. cit. et aussi

ILBOUDOU Patrick G., Le FESPACO, 1969-1989: les cinéastes africains et leurs œuvres, La Mante, 1988 ; OUEDRAOGO Hamidou, Naissance et évolution du FESPACO de 1969 à 1973, chez l'auteur, INB, 1995. 35 Premier ministre du Congo (belge) en 1960, il sera assassiné en 1961. 36 KING Jane, « L'Université de l'Amitié des Peuples Patrice Lumumba », dans Tiers-Monde, tome 5, n° 17, 1964. Éducation et développement. p. 139-143. Toujours en activité, cette université accueille désormais 25.000 étudiants (2018).

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que tout ce pays prenne le droit chemin, parce que ce peuple est encore pur, pour qu’on lui donne une éducation correcte et des lumières37. Et pour bénéficier de cette « éducation correcte », c’est-à-dire accéder au socialisme, la recette à appliquer semblait connue : la nationalisation des moyens de production et de distribution. Pour le cinéma, pièce économiquement mineure du dispositif de soutien et d’influence, mais symboliquement majeure de par l’importance accordée à ce média par les Soviétiques dans l’éducation des peuples, la justification en sera la présence d’un monopole – en réalité duopole, mais cette simple dénomination suffit à produire un consensus négatif à son encontre – accusé d’être franco-monégasque, les Secma et Comacico, qui serviront de bouc émissaire, et qu’il convenait donc de combattre dans tous les pays d’ASF où ils étaient présents. Il faut dès lors retracer la logique des épisodes qui ont affecté les filières cinéma de tous les pays d’ASF durant les deux décennies qui ont suivi les indépendances, et notamment revenir sur la manière dont ils ont déjà été relatés ailleurs, partiellement et souvent partialement, de manière parfois romantique et souvent militante au milieu des années 1970. Mais avant d’en décrire les logiques sous-jacentes et les éléments porteurs de la destruction de la filière qui interviendra la décennie suivante, il convient de s’attarder sur d’autres influences extérieures à l’ASF. 2) L’influence des pays d’Afrique du Nord Au cours des décennies 1950 à 1970, tous les pays d’Afrique du Nord ont été plus ou moins matériellement aidés et idéologiquement influencés par l’URSS, souvent durant leurs combats pour l’indépendance, et/ou dans la construction de leur nouvel État et des orientations économiques à prendre, même s’ils ont maintenu une distance certaine avec le grand pays qui se voulait « frère ». Pour le cinéma, si l’Égypte avait déjà antérieurement mis en route une production exemplaire et atypique, deux pays d’Afrique du Nord vont fortement influencer ceux d’ASF, l’un directement, la Tunisie, et l’autre indirectement, l’Algérie, bien qu’au XXIe siècle, ce soit le Maroc et sa politique de soutien efficace à la production qui serve désormais parfois de référence.

37 « Stenogramma zasedanija Prezidiuma SKSSAA o poezdke sovetskoj delegacii na Konferenciju v Konakri », 25 avril 1960, GARF, f. 9540, op. 1, d. 60, l. 114, cité et traduit par Constantin Katsakioris, « L’union soviétique et les intellectuels africains », Cahiers du monde russe, n° 47/1-2, 2006, p. 25.

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2.1 La situation générale L’intensité des combats, politiques et/ou armés, contre les colonisateurs européens, et la cause commune des pays du continent africain pour leur indépendance, vont les conduire à se rapprocher voire à tenter de globaliser leur lutte, créant l’utopie d’une correspondance de situations, et donc de solutions que certains ont cru pouvoir être similaires si ce n’est communes. Or, pour le cinéma, en raison de différences structurelles historiques, culturelles, de taille des populations, de taux d’urbanisation, comme de richesse et de développement des pays, la situation des pays d’Afrique du Nord qui avaient acquis leurs indépendances antérieurement (hors l’Algérie) et donc étaient plus expérimentés dans la gestion de l’État, les rendaient concrètement, littéralement et strictement incomparables avec ceux de l’ASF. Il n’est simplement qu’à considérer que, à la date des indépendances, un seul pays comme l’Égypte (alors République Arabe Unie) comptait autant de salles de cinéma que l’Algérie et la Tunisie réunies mais surtout plus que tous les pays d’AOF et d’AEF cumulés. Et sa production de films représentait seule plus de la moitié de celle des pays de tout le continent ! Dès lors, avoir voulu appliquer des solutions similaires pour réformer la filière cinéma au lendemain des indépendances partait d’a priori dogmatiques ou utopistes, pas d’une analyse réaliste de l’économie du secteur. Il convient également d’apporter d’importantes précisions et réserves méthodologiques sur tous les chiffres de cette période, livrés par différentes sources (Unesco, Unifrance, Sadoul, Cheriaa, Vieyra, etc.) qui ont le mérite d’exister mais doivent être considérés comme des approximations. Au niveau de la production par exemple, certains films étaient recensés comme tels alors qu’ils étaient des courts métrages. Au niveau de l’importation/exportation, étaient souvent considérés comme films distribués tous les contrats passés, y compris lorsqu’il y en avait plusieurs pour un même film : ce ne sont donc pas toujours N films distribués, mais largement moins, les mêmes étant loués plusieurs fois. Au niveau de l’exploitation surtout : - la plupart des pays ne disposait pas de centre statistique ni de service public, et les chiffres donnés pouvaient se fonder sur un recensement oral non vérifié ; - certains pays comptabilisaient toutes les salles existantes, qu’elles soient ou non en activité, couvertes ou à l’air libre, permanentes ou occasionnelles ; - deux formats de projection se rencontraient à l’époque, 16 et 35 mm, mais souvent seuls les longs-métrages étaient diffusés commercialement en 35 mm, le 16 mm disparaissant progressivement au cours de cette période. Aussi, par exemple, amalgamer les salles commerciales à celles uniquement équipées en 16 mm qui ne diffusaient pas ces films, mais des courts métrages ou des films de sensibilisation non commerciaux, tend à gonfler indument la taille du parc ; on peut en comprendre l’intérêt politique, mais ces 81

chiffres ne reflètent pas la réalité de l’offre pour les populations, à savoir les lieux de projections dans lesquels elles pouvaient se rendre pour voir des films de fiction. De même, au niveau de la fréquentation, au sud du Sahara les pays ne disposaient pas de billetterie officielle contrôlée, mais uniquement des déclarations, dont la minoration par les commerçants pour des raisons fiscales était pratique courante ; la réalité des entrées comme des recettes ne peut donc partout que se voir simplement approximée. Principaux indicateurs cinématographiques des pays d’Afrique du Nord et d’Afrique sud saharienne française (1972) (Classement par zone et nombre de salles décroissant) pays Afrique du Nord R.A.U (Égypte) Algérie Maroc Tunisie Libye Total AdN Total ASF Sénégal Côte d’Ivoire R. D. Congo Cameroun Gabon Guinée Mali R. P. Congo Haute-Volta Niger Togo Tchad Centrafrique Dahomey

Indép. 1936 1962 1956 1956 1951

1960 1960 1960 1960 1960 1958 1960 1960 1960 1960 1960 1960 1960 1960

Salles Fauteuils Entrées Fréquentation Films (16+35mm) (milliers) (millions) an/habitant produits 400 250+250 40+210 38+76 35 842 323 70 48 45 32 30 28 18 13 10 10 7 6 3 3

330 280 120 45 23 616 298 59 48 36 26 24 24 18 9 11 9 24 5 2 3

60 26 17 7 3 115 25 4,4 2,8 10 1 0,2 1,8 2 1 0,8 ? 0,2 0,07 0,1 0,4

2,3 2,2 1,2 1,5 2,5 2,3 0,3 1,2 0,7 0,6 0,2 0,4 0,5 0,4 1,2 0,2 0,1 0,02 0,1 0,2

42 12 1 4 0 59 8 1 1 0 0 2 2 0 0 0 2 0 0 0 0

Distrib.

1 (État) 26 1 (État)

2 2 5 2 2 1 (État) 3 2 3 2 2 2 2 2

Sources : Unesco, Unifrance, Vieyra Très schématiquement, une décennie après les indépendances, les écarts entre les zones et les pays étaient demeurés les mêmes, ainsi que l’indiquent les principaux indicateurs cinématographiques (tableau). Dès lors, que trois fois moins de pays, proposent deux fois et demi plus de salles, qui accueillent 4,5 fois plus de spectateurs avec un taux de fréquentation annuelle par habitant près de huit fois supérieur, et produisent près de huit fois plus de films, constituait un état de fait économique et commercial majeur qui aurait du interdire toute comparaison, et encore moins transposition d’une problé-

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matique du Nord au Sud du Sahara. Pourtant, l’utopie panafricaniste, puis une idéologie anti impérialiste ne cessera d’affirmer le contraire. Un rapide survol des principaux protagonistes permettra d’illustrer les enjeux, aveuglements et manipulations de cette époque. 2.2 L’Algérie Considérée par l’État français, non comme un protectorat ou une simple colonie, mais comme un département, après une longue et meurtrière guerre de conquête menée par l’armée française à partir de 1830, la politique de peuplement dès le milieu du XIXe siècle amena près d’un million de colons sur son sol. Un siècle plus tard après une première répression (mai 1945) qui fera plusieurs milliers de morts, elle connut la plus longue (1954-62) et meurtrière guerre parmi tous les pays colonisés par la France en Afrique, avant son indépendance qu’elle acquerra aussi le plus tardivement, en 1962. Le nombre de victimes38, les exactions commises, l’ancienneté de la présence française, sa proximité géographique avec la métropole, puis le départ forcé du plus grand nombre des colons (environ 800.000 pieds-noirs), provoquèrent des rancœurs et cicatrices qui ne sont toujours pas refermées six décennies plus tard. Le jeune pouvoir dirigé par Ahmed Ben Bella (196265), puis après un coup d’État par Houari Boumédiène (1965-78), n’aura de cesse de s’opposer voire de combattre la France sur tous les fronts. Le renforcement de l'indépendance nationale et le développement de l'économie sous une option socialiste seront les deux axes qu’il suivra durant deux décennies. Se rapprochant économiquement et militairement de l’URSS, il tendra ensuite vers un non-alignement d’inspiration socialiste. Très active politiquement et militairement contre les impérialismes, l’Algérie accueillera notamment l’Organisation de libération de la Palestine sur son territoire, et Yasser Arafat y ouvrira un bureau dès 1965. Elle déclarera la guerre à Israël en 1973, influencera le jeune guide de la révolution libyen Kadhafi, s’investira au sein de la Ligue arabe, mais aussi du Mouvement des nonalignés, puis de l'Union africaine (infra), et nationalisera sa production pétrolière en 1971. Cette orientation politique l’amènera logiquement durant les deux décennies post indépendance à soutenir matériellement, voire à manipuler, tous les groupes pouvant s’opposer à Israël et à la France, y compris dans le champ intellectuel et culturel, en poussant à leur radicalisation, mais rarement en apparaissant au premier plan.

38 Les chiffres exacts sont inconnus mais considérables, et font encore l’objet d’un enjeu

symbolique entre les deux camps qui a pu pousser à la surenchère. Selon Benjamin Stora, cette guerre provoqua la mort d’environ 153.000 combattants et 350.000 à 400.000 civils algériens, 25.000 militaires français, 4.000 civils européens et 15.000 à 30.000 harkis : Les mots de la guerre d’Algérie, Presses Universitaires du Mirail, 2005, p. 23-25.

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Disposant à la veille de l’indépendance d’un parc d’environ 200 salles commerciales de cinéma qui généraient 27 millions d’entrées (2,7 entrées annuelles par habitant), les films étaient distribués par les majors hollywoodiennes et certains distributeurs français. Les nationalités des films vus allaient à 40% pour les états-uniens, un tiers pour les français, 10% pour les anglais et italiens, les films égyptiens et autres se répartissant le reste39. Après l’étatisation de l’infrastructure de radio-télévision et la création de la Radio-télévision algérienne dès 1962, calqués sur le modèle français, un Centre national du cinéma et un Institut national du cinéma (pour la formation, qui sera dissout trois ans plus tard) avaient été créés en 1964, ainsi qu’une Cinémathèque nationale algérienne, et la nationalisation de l’exploitation cinématographique avait été appliquée. Gérées initialement par le CNC algérien, les salles passeront sous l’autorité des communes trois ans plus tard. Une réglementation de l'art et de l'industrie cinématographique verra le jour en 196740, avec création d’un Office national pour le commerce et l'industrie cinématographiques (ONCIC) qui obtiendra notamment le monopole de la coproduction en 1970. Cette orientation ne reposait pas sur une nécessité économique, mais sur une option politique et idéologique du régime (qui l’abandonnera ultérieurement). Si au niveau du cinéma l’enjeu économique était faible, l’aspect symbolique s’avérait puissant, ainsi que la poussée des cinéastes et des intellectuels pour « décoloniser les regards et les esprits ». La théorisation de ce combat fut davantage le fait de Tunisiens (Boughedir, Cheriaa), qui pousseront à l’intervention des États dans le cinéma, et notamment la nationalisation partielle de sa distribution qui interviendra (dans la loi, mais pas dans les faits) dès janvier 1969 en Tunisie, l’Algérie instaurant en mai de la même année son monopole public national d’importation et de distribution des films41. Si la nationalisation des salles, puis de la coproduction, n’avait rien modifié dans les relations internationales ni dans la structure de la filière, celle de la distribution provoquera de vives réactions, pour au moins deux raisons. D’abord, à l’exportation, pour le vendeur, les recettes en provenance d’un marché étranger peuvent prendre deux formes principales : soit celle d’une vente au forfait, soit, lorsque le marché est conséquent et bien contrôlé, au pourcentage des recettes (une variante pouvant ajouter le versement d’un minimum garanti, palier minimal que le distributeur touchera, quelques 39 CALISI Romano, « L’exploitation algérienne à la veille de l’indépendance », dans Georges Sadoul (dir.), Les cinémas des pays Arabes, Beyrouth, Centre Interarabe du cinéma et de la télévision, 1966, p. 152. 40 Ordonnance n° 67-52, du 17 mars 1967. 41 L’arrêté du 19 novembre 1968 limitait la distribution privée des films, en conservant seulement de facto les filiales des majors et la Gaumont, l’ordonnance n° 69-34 du 22 mai 1969 confie la majorité de l'importation et de la distribution des films à l'ONCIC.

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soient les recettes). C’était le cas principal en Algérie, qui constituait un marché commercialement significatif (27 millions d’entrées) et avec un contrôle de la billetterie fiable depuis la Seconde Guerre mondiale. Sauf à vendre au forfait à un prix très élevé – ce qui aurait dissuadé l’acheteur – l’intérêt marchand pour les exportateurs, et surtout pour les majors hollywoodiennes intégrées verticalement (production + distribution) leur commandait évidemment de ne pas accepter de louer leurs films dans ces conditions. Et par ailleurs, autant la propriété étatique d’un outil de production peut se concevoir, autant celle de la commercialisation d’un bien non essentiel l’est beaucoup moins dans une optique capitaliste, surtout anglosaxonne. Enfin, cette nationalisation de la part d’un grand pays africain était politiquement dangereuse car risquant de se répandre, et donc faire perdre des recettes essentielles non seulement aux distributeurs, mais aussi aux producteurs étrangers, surtout ceux du premier exportateur mondial de films. C’est pourquoi les majors boycotteront l’ONCIC jusqu’en 1974 en refusant de lui céder les droits d’exploitation de leurs titres. Cet organisme aura dès lors le plus grand mal à s’alimenter en films, ceux en provenance des pays frères d’Europe de l’Est ne répondant que très partiellement aux attentes de la population. Conséquemment, ce sera le début des difficultés dans la rentabilité des salles, par désaffection des spectateurs. Le volontarisme de l’État se maintiendra toutefois dans son soutien à la production : aux deux films annuels en moyenne depuis 1965, le rythme moyen passera à quatre par an au cours des deux décennies suivantes42. L’un d’entre eux, Chroniques des années de braises (Mohammed Lakhdar-Hamina, 1975), obtiendra la palme d’Or du festival de Cannes, ce qui ajoutera le prestige à l’admiration portée à ce pays pour avoir su résister aux puissances occidentales. Ces actions et cette aura conforteront la vague de nationalisations partielles ou totales de la filière dans l’exploitation, dans la Haute Volta dès 1970, puis au Mali, Niger ; dans la distribution en 1974 au Sénégal, Bénin et Tanzanie, en 1975 Madagascar, en 1979 aux Congo, Somalie et Soudan, avant qu’un mouvement inverse de privatisation ne s’observe la décennie suivante. À cette influence directe sur son sol, l’Algérie usera également d’une influence discrète et indirecte. Une Union des arts audiovisuels (UAAV) issu du FLN verra le jour en 1970, participera à la gestion de l’ONCIC, et deviendra membre en 1975 de la jeune Fédération panafricaine des cinéastes (Fepaci). Et c’est à Alger que cette dernière sera conçue dans le cadre du Festival Panafricain de 1969, avant d’exister juridiquement l’année suivante à Tunis. C’est également à Alger que se radicalisera la mobilisation de ces mêmes cinéastes en faveur d'un combat anti-impérialiste et panafricaniste lors de son deuxième congrès en 1975 (infra).

42 ARMES Roy, Dictionnaire des cinéastes africains de long métrage, op. cit., p. 164.

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2.3 L’Égypte Avec une projection du cinématographe Lumière dès 1896 à Alexandrie, et la présence d’une dizaine de salles dès 1908, l’ex République Arabe Unie fait figure de pionnière sur le continent. Favorisé par une population nombreuse, situé au carrefour de l’Afrique et du Moyen Orient, antérieurement occupé par les Britanniques, le pays avait dès le début du XXe siècle développé le cinéma, tant dans son abondant parc de salles, que par une production nationale prolifique. La fabrication de longs métrages se développa avec l’avènement du parlant, les frères Behna produisant le premier film parlant égyptien en 1932, La chanson du cœur (Mario Volpe), avec la présence de vedettes connues de la chanson et du théâtre. Elle se développa dans les années 1930, et l'économiste Talaat Harb, après avoir créé la société Misr du théâtre et du cinéma dès juillet 1925 (mais qui ne s’était surtout souciée que de théâtre durant une décennie), construira les studios Misr qui seront inaugurés au Caire le 10 octobre 1935, avec pour objectif de s'opposer aux Britanniques et de valoriser une identité nationale. Ils produisirent un journal cinématographique bimensuel, les Actualités Misr, et leur premier film, Weddad (Fritz Kramp, 1936), fut une comédie musicale qui connut un succès retentissant, notamment en raison des moyens techniques mis en œuvre par le studio, mais aussi par la présence d’une diva, la chanteuse populaire Oum Kalsoum, surnommée l’étoile de l’Orient ; les ingrédients du succès des films de ce pays s’y voyaient donc déjà regroupés. Ce studio fut une étape déterminante dans le développement du cinéma égyptien, et le succès croissant en salles du cinéma national conduisit à la création rapide d’autres studios : Lama (1936), Nassibian (1937), Togo Mizrahi, etc. Après une centaine de films produits durant la Seconde Guerre mondiale, il y en aura trois fois plus les six années suivantes, 120 sociétés de productions ayant été créées43 avant la révolution nationale du 23 juillet 1952. Fortement marquée par le lieutenant-colonel Gamal Abd el-Nasser qui dirigea le pays de 1954 à 1970 après avoir renversé la monarchie post indépendance, sa lutte contre l’influence britannique l’amena à adopter un nonalignement vis-à-vis des deux grandes puissances de l’époque, URSS et États-Unis, et d’affirmer un ferme panarabisme. Ce dernier sembla un temps rejoindre le panafricanisme dans un même élan contre les anciennes métropoles, pour l’indépendance de tous les pays avec, pour certains, la volonté d’une large union politique et culturelle des peuples anciennement, ou encore, colonisés, du continent. Cet espoir était porté par Gamal Abd el-Nasser qui avait exposé dès 1954 sa théorie des trois cercles : le cercle arabe, le cercle africain et le cercle des « frères en islam ». L’enthousiasme que suscita sa vision messianique, puis son non alignement face aux grandes puis43 CHARKAWI Galal El, « Histoire du cinéma de la R.A.U.», dans Georges Sadoul (dir.),

Les cinémas des pays Arabes, op. cit., p. 87.

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sances, semblaient effacer plusieurs siècles de différences culturelles et de traite transsaharienne des esclaves. « Il est certain que les Africains continueront de tourner leurs regards vers nous, qui sommes les sentinelles placées à la porte septentrionale du continent, vers nous qui constituons un lien entre le continent et le monde extérieur. Nous ne pouvons certainement pas, et sous aucun prétexte, faillir à notre tâche44 ». Pour les cinéastes, la proclamation du soutien politique du premier producteur de films sur le continent, et le seul, hors l’Afrique du sud, à disposer d’une industrie structurée et compétitive, fit assurément naître de grands espoirs. Talaat Harb avait créé une banque du même nom dont il était l’administrateur général, qui avait appuyé la création puis la croissance du studio Misr, et qui sera appelée à jouer un rôle important dans le développement industriel du pays, avant d’être nationalisée. L’essor de la production cinématographique sera considérable sous Nasser, avec une moyenne de 50 longs métrages par an. Elle avait été favorisée par la création dès 1957 d’un Organisme de consolidation du cinéma, qui avait pour mission notamment d’encourager la production nationale, d’élever son niveau artistique et technique, de donner des garanties bancaires aux producteurs, etc. Suite à la volonté de nationalisation de larges pans de l’économie, dont le cinéma, il sera remplacé en 1963 par un autre organisme central, l’Organisation générale égyptienne pour le cinéma, qui résultait d’une fusion avec l’Organisme de Radiodiffusion et télévision, avant que toute la production soit elle-même nationalisée. Quatre grandes sociétés de cinéma structurèrent l’ensemble : une pour les Studios de cinéma (dont Misr, Galal, Nahas…), une pour la production des films arabes, une pour les coproductions, une pour leur distribution qui sera scindée l’année suivante avec une autre pour l’exploitation. Cette dernière sera notamment chargée de construire des salles dans les régions les plus défavorisées (au sud du pays notamment), et plusieurs dizaines de salles, équipées en 16 mm généralement, ainsi que des unités mobiles de projection furent créées durant la décennie. Le souci d’indépendance nationale avait été jusqu’à étudier la faisabilité de la construction des appareils de projection par l’Égypte afin d’équiper les 3.000 salles prévues, le pays en comptant 350 à 400 au milieu de la décennie, plus d’un millier en circuits itinérants. Proche de la demande de la population, moyen d’expression populaire, les films égyptiens fourniront régulièrement à eux seuls durant près de quatre décennies plus de la moitié des longs métrages de tout le continent. Appréciée chez elle, cette cinématographie s’exportera également, et cela en raison des thématiques, de leur traitement, mais aussi de la qualité technique de leur réalisation. C’est ainsi que durant les années 1960, il sera exporté annuellement en moyenne 800 à 900 copies, à plus de 90% dans des pays arabo-

44 NASSER Gamal Abd el, La philosophie de la Révolution, s.l., s.e., 1953.

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phones45, tout en rencontrant aussi le succès dans de nombreux autres pays africains, essentiellement anglophones (Éthiopie, Ghana, Nigeria, Afrique du Sud, etc.). Le succès des films, tant sur le sol national qu’à l’exportation, permettra leur amortissement économique, et donc la mise en route de la production d’autres films, cercle vertueux techniquement permis par la permanence d’une véritable filière avec des créateurs et techniciens, par ailleurs formés sur le sol national (notamment au Higher Film Institute du Caire), pouvant vivre exclusivement de leurs métiers grâce aux dizaines de films produits annuellement, et cela jusqu’au début des années 1990. Films massivement populaires, proches des aspirations des populations, produits financièrement de manière autonome, ils ne subirent pas l’influence des critères liés aux financements étrangers (nécessité de plaire à des critiques ou élites intellectuelles, adoption de codes de recevabilité pour les festivals occidentaux, etc.). Pourtant, le succès de l’industrie cinématographique égyptienne ne sera pas imité, et ne servira pas non plus de référence aux pays d’ASF. Mais il est à noter que, même sous Nasser qui fut un indéniable leader des pays non alignés, l’Égypte n’a jamais souhaité servir de modèle ni cherché à l’exporter. Au niveau du cinéma il convient de souligner, d’une part, alors qu’elle en aurait eu la plus grande légitimité, elle n’a jamais souhaité monter un festival de rang international – la Tunisie ne prenant cette place qu’en 1966 –, et d’autre part, à l’acmé des rapports de force que les pays d’ASF mèneront contre les distributeurs français et états-uniens, même lors de leur boycott de films pour certains d’entre eux qui nationalisaient ou édictaient des lois défavorables, elle ne les soutint jamais, ni politiquement, ni économiquement, par exemple en leur livrant des films égyptiens en quantité suffisante ou à coût avantageux. Certes, la taille de son marché et son histoire étaient spécifiques, mais plus profondément, pays non francophone, qui cultiva farouchement son indépendance, revendiqua un panarabisme sans chercher à susciter des adeptes ni concurrents, si globalement son succès pouvait servir ceux qui souhaitaient valoriser le continent africain, elle ne suscita pas d’envie en raison même des causes de son succès et de son autosuffisance. Développant l’identité égyptienne, créant une cinématographie véritablement nationale, elle se développera de manière autonome puis deviendra l’étendard d’une certaine fierté arabe, mais qui avait vocation à demeurer isolée, pas à servir de modèle. Et cela d’autant plus que ses revers militaires (au Yémen de 1962 à 1970, contre Israël en 1967 puis 1973), son éclipse par les mouvements palestiniens et l’isolement politique qui s’ensuivit, entrainèrent un repli sur elle-même qui dure encore (2019). Autrui souhaite imiter et adopter un modèle parce que ce dernier semble détenir quelque chose qui suscite alors l’envie ; un « perdant » joue rarement ce rôle. Aucun pays d’ASF ne cherchera à s’en inspirer. 45 SADOUL Georges, op. cit., p. 284.

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2.4 La Libye Pays pauvre et peu peuplé lors de son indépendance vis-à-vis de l’Italie en 1951, la découverte du pétrole au milieu des années 1960 ne lui permettra qu’un essor économique tardif. Hormis quelques courts métrages documentaires à vocation touristique, aucune production cinématographique n’interviendra avant le premier long métrage de fiction en 1972 (Quand le sort s’endurcit, Abdellah Rezzoug), suivi d’une infime production épisodique. Des années 1940 aux années 1960, existait une trentaine de cinémas (14 à Tripoli, une dizaine à Benghazi) qui ont progressivement arrêté leur activité. Ils diffusaient pour près des deux tiers des films états-uniens (420 en moyenne par an en 1959 et 1960), des films égyptiens (#120), italiens (#130) mais aussi français (#40) et anglais (#40)46. La monarchie sera renversée par un coup d’État militaire en 1969, et le pays sera contrôlé durant quatre décennies par Mouammar Kadhafi qui installera un régime autoritaire d’inspirations socialiste et nassérienne. Il s’autoproclamera Guide de la révolution, qu’il cherchera effectivement à exporter, en soutenant financièrement, matériellement, politiquement et entrainant militairement de nombreux mouvements armés révolutionnaires, tant pour toucher l’Europe par des attentats et assassinats (Fractions armées rouge en Allemagne, Armée républicaine irlandaise, etc.), qu’au Moyen Orient (mouvements palestiniens...), et en Afrique sud saharienne, notamment en tentant de déstabiliser les pays qui bordent la Lybie (Soudan, Burkina Faso, Tchad...) ou au-delà (Gambie…). Seul Mouammar Kadhafi décidait des projets nationaux. Il aidera certains pays d’ASF financièrement ou en équipement de tournage et projection, mais sans grand suivi ni implication. En ce domaine, « le guide » ne montra aucune voie. Peu sensible au cinéma, en Libye en 1973, le secteur sera organisé autour de The General Organisation for Cinema, qui produira une vingtaine de documentaires et aidera une poignée de longs métrages, avant de s’arrêter en 2010. Après 1975, le gouvernement prendra le contrôle des salles de cinémas, qui ne pouvaient plus se procurer des films à l’étranger, et qui fermeront peu à peu. 2.5 Le Maroc Jusqu’au XXIe siècle, il ne jouera aucun rôle cinématographique notable visà-vis de l’ASF. Si dès le 1er mai 1916 un texte est publié sous le protectorat français réglementant l’organisation des installations cinématographiques sur le territoire marocain, le dahir du 8 janvier 1944 porte création du Centre cinématographique marocain (CCM), précurseur sur le continent, organisme inspiré du COIC français. 1956 marque la fin du protectorat, et les équipes du CCM reçurent comme mission principale de filmer les moments impor46 CALISI Romano, « Le cinéma libyen en 1958-1960 », art. cit., p. 162.

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tants dans l’histoire du pays, essentiellement les activités royales, et de produire des bulletins d’actualités pour les salles. Il ne s’intéressera à la production de longs métrages qu’à la fin de la décennie suivante, les premières fictions datant de 1968. La production sera toutefois très limitée, avec moins d’une dizaine de films par an, jusqu’à la nomination de Nour-Eddine Sail en 2002, illustration d’une forte volonté de développer cette industrie faisant suite à la nomination de Driss Jetou comme Premier ministre. Le fonds de soutien doublera grâce à la décision de l’abonder par une partie de la taxe sur la publicité, ce qui permettra de soutenir une vingtaine de films, puis une trentaine chaque année à partir de 2013. Si les films états-uniens structurent majoritairement la demande des spectateurs, les fictions marocaines rencontrent un succès régulier dans les salles du pays, réalisant environ le cinquième des entrées47. Toutefois, ce regain de la production et son relatif succès en salles n’a pas permis que le nombre global de spectateurs ne cesse de chuter, passant d’une vingtaine de millions d’entrées à son apogée des années 1970 à moins de 2 millions un demi siècle plus tard (1,6 M en 2018), le parc de salles suivant la même évolution, pour passer de 250 établissements à moins d’une trentaine (26 en activité en 2017)48, malgré sa rénovation partielle et la construction d’une salle Imax (à Casablanca), et de multiplexes (Marrakech, Casablanca, Tanger) par le groupe français Mégarama. Le financement quasiment entièrement public des films a permis l’accroissement de la production nationale, et également le maintien de structures techniques et l’existence de professionnels par ailleurs aptes à accueillir de nombreux tournages étrangers sur son sol. Cette injection de fonds dans la production via une avance sur recettes, par ailleurs jamais remboursée, quinze ans plus tard n’a permis ni l’émergence de producteurs privés économiquement conséquents, ni une consolidation de la filière en voie de disparition, après celles de ses pays voisins. La présence d’une école de cinéma réputée, l’ESAV (Ecole supérieure des arts visuels) de Marrakech, qui accueille des étudiants de toutes nationalités est un atout supplémentaire pour le pays mais, pas plus que par le passé, il ne constitue un modèle exportable pour l’ASF. 2.6 La Tunisie Ayant acquis son indépendance dès 1956, la politique suivie se voulut initialement progressiste et nationaliste, mais s’orienta en 1963 vers un socialisme plus orthodoxe avec instauration d’un régime de parti unique dirigé par le Néo-Destour, parti dont le but originel visait à libérer le peuple tunisien du 47 SERCEAU Michel, « L’offre de films dans les salles du Maroc, de 2006 à 2015, et leur réception », dans Patricia Caillé et Claude Forest, Regarder des films en Afriques, Villeneuve d’Ascq, P. U. du Septentrion, 2017, p. 225 s. 48 Centre cinématographique marocain, Bilan cinématographique 2017, Rabat, CCM, 2018.

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protectorat français, qui devint le Parti socialiste destourien (PSD) en 1964. Il fut procédé immédiatement à une nationalisation de larges secteurs de l’économie, qui échoua, fut abandonnée avant de virer à partir de 1969 vers un panarabisme attiré par la Lybie de Mouammar Kadhafi qui venait d’y prendre le pouvoir. Mais dès 1957 une Société anonyme tunisienne de production et d’expansion cinématographique (SATPEC) vit le jour, avec comme objectifs l’importation et la distribution de films, la production pour l’État de courts et longs-métrages, l’installation d’une industrie cinématographique et l'exploitation de films tunisiens. Une des premières mesures pour accompagner la propagande gouvernementale fut la production des Actualités Tunisiennes. En 1961 un département ministériel chargé de la culture appelé Secrétariat d’État aux Affaires Culturelles et de l’Information, fut créé, avec en son sein un Service du cinéma en 1962 dont Tahar Cheriaa prit la direction, s’entourant d’animateurs de la fédération des ciné-clubs qu’ils avaient fondé la décennie précédente, tels Nouri Zanzouri ou Moncef Ben Ameur. Sa vision était calquée de celle en usage dans les démocraties populaires d’Europe de l’Est, le cinéma devant être une École du peuple avec une vocation pédagogique et artistique. Les politiques menées durant ces deux décennies furent déterminantes pour le cinéma en Tunisie, influençant toute l’ASF. Dans l’optique de favoriser l’accès de tous à la Culture, le nouveau ministère monta des festivals d’été à caractère international, à Hammamet pour le théâtre en 1964, à Carthage (jazz et théâtre) en 1963, et Kélibia en 1964 en direction du film amateur, précédant le Festival International des Journées Cinématographiques de Carthage qui sera initié pour les dix ans de l’indépendance, et se tiendra tous les deux ans (en alternance avec le Fespaco). Décision en avait été prise l’année précédente, en même temps que plusieurs mesures pour le cinéma ; la création d’un studio de cinéma à Gammarth, inauguré en 1967 ; la création d’une filmothèque culturelle au Secrétariat d’État aux Affaires culturelles et à l’Information avec mission d’acquérir et de diffuser des films tunisiens amateurs et professionnels ; le développement de l’activité des cinéastes amateurs tunisiens ; l’accroissement de la production de films de longs métrages de fiction ; le regroupement des distributeurs tunisiens et leur association à la SATPEC, afin de contrôler les secteurs de l’importation, de la distribution des films étrangers en Tunisie et de la commercialisation des films tunisiens dans le monde. Ces mesures faisaient suite à l’intervention de la Motion Picture Export Association contre un projet de décret du gouvernement tunisien où une commission aurait pu mentionner la qualité des films obtenant le visa d’exploitation en salles, notamment en direction de la jeunesse, ce qui constituait une censure déguisée et une brèche vers la dévalorisation possible des films concernés. Sur tous les marchés dominés par les majors, et tel était le cas du Maghreb au contraire de l’ASF, la MPEA n’hésitait en effet pas à 91

intervenir par tous les moyens légaux possibles, ici la pression diplomatique, mais également le déplacement des hommes, et jusqu’au boycott comme en Algérie, pour défendre les intérêts de ses membres. Ces mesures seront renforcées deux ans plus tard par une mesure voulue depuis des années par Tahar Cheriaa qui jouera un rôle essentiel pour le cinéma dans toute cette période : le monopole de l'importation et de la distribution des films (loi n° 69-12 du 24 janvier 1969) afin de s’assurer du contrôle de la distribution. Arrivant à contre-courant du mouvement général de dénationalisation suite aux échecs enregistrés dans le reste de l’économie, cette mesure, inapplicable et qui demeurera inappliquée durablement dans aucun pays d’Afrique, partait de présupposés idéologiques erronés et ignorait totalement le fonctionnement réel du marché cinématographique. Il ne suffit pas en effet de souhaiter, ni même vouloir, pour pouvoir imposer sa loi à des vendeurs, de surcroit lorsqu’ils dominent le marché mondial, ici de la distribution des films des États-Unis. Et de fait, la Tunisie sera immédiatement amenée à composer, tolérant encore sur son sol certaines filiales des distributeurs états-uniens, autorisées à distribuer en salles les films que leurs maisons mères produisaient, même si la SATPEC réussit à passer des contrats de distribution avec certaines d’entres elles, comme la MGM en 1972. Toutefois, l’audace de cette mesure prise en 1969 donnera beaucoup d’espoir et d’inspiration à d’autres dirigeants africains, et surtout aux cinéastes d’ASF qui virent l’une de leurs revendications se concrétiser, au moins en apparence. Le symbole fut extrêmement puissant : si un petit pays pouvait tenir tête aux majors hollywoodiennes qui dominaient la distribution mondiale de films, contrôler la diffusion sur son sol et nationaliser toute sa filière, alors d’autres pays pouvaient le faire, et notamment contre le nettement moins puissant duopole français. Mais peu notèrent, en dehors de son inefficacité qui ne pourra se révéler que plus tard, qu’au moins quatre différences structurelles rendaient impossible la transposition de l’expérience tunisienne en ASF : - l’importance du marché (la Tunisie accueillait une centaine de salles, soit deux à vingt fois plus que n’importe quel autre pays au sud du Sahara) malgré une faible taille spatiale, mais liée à la concentration urbaine d’une large partie de la population ; - la concurrence à tous les niveaux, et notamment dans celui des salles (de surcroit possédées quasi-exclusivement par des Tunisiens) et de la distribution (dominée par les majors, mais des filiales françaises étant aussi présentes) ; - un réel contrôle de la billetterie des salles (garantissant la remontrée des recettes, et rendant donc possible une location au pourcentage) ; - un État très présent et puissant, capable de protéger son industrie en légiférant et finançant des actions. C’est à ne s’en être tenu qu’au niveau des principes et des discours, et n’avoir pas analysé la structure et la réalité du fonctionnement des industries, 92

que plusieurs pays d’ASF se lanceront eux-aussi dans des nationalisations totales ou partielles, au mieux sans efficacité, au pire en détruisant leur marché cinématographique national. Mais cela fut d’autant plus facilement occulté par les ferveurs révolutionnaires et panafricanistes de la période, que la Tunisie pouvait s’auréoler d’une réussite exemplaire, les JCC. Tahar Cheriaa fut le Président et le secrétaire général de la première édition qui se tint en décembre 1966, qui adopta une optique éminemment politique. Ouverte à tous les cinéastes du monde, dont un tiers vint du continent (mais aucun d’Égypte, en opposition sur la question palestinienne), elle excluait seulement le cinéma d’Hollywood, et attribua très symboliquement le Tanit d’or au film du Sénégalais Ousmane Sembène, La Noire de… très représentatif du militantisme d’opposition aux anciennes puissances qui domina les nombreux débats animés par les membres de la Fédération des ciné-clubs. Le bouillonnement national (agitation du mouvement étudiant tunisien jusque-là soumis au Destour, etc.) et international (contestation par la jeunesse américaine de la guerre du Vietnam, évènements autour de mai 1968 partout au Nord, printemps de Prague au sein du bloc de l’Est, etc.), portera à la radicalité les sélectionneurs de la seconde édition des JCC d’octobre 1968. N’ayant pas adhéré à la FIAPF (Fédération Internationale des Associations des Producteurs de Films) qui ne lui accordera pas son label, ils s’en démarquèrent en limitant la compétition officielle aux pays arabes et africains. L’appellation changea également, le terme festival international étant supprimé, tout en continuant à figurer sur les documents officiels du festival jusqu’à la quatrième session (1972), la 5ème session (1974) imposant définitivement l’appellation Journées Cinématographiques de Carthage. Son identité singulière fut consolidée par la compétition de douze pays arabes et africains, et l’affirmation du combat pour un cinéma de qualité et pour une distribution équitable des films sur le continent africain. Un symptôme du radicalisme lors de cette deuxième session des cinéastes arabes et africains présents, fut leur demande à Frederick Gronich, directeur pour l’Europe de la MPEA, et de Alphonse Brisson, directeur de la FIAPF, de quitter le festival. Cette présence avait été perçue comme une volonté hégémonique, et en réaction le jury ne décerna aucun Tanit d’or. Cet incident semble avoir été le motif de l’emprisonnement durant six mois sans condamnation judiciaire de Tahar Cheriaa, président des débats. Mais le gouvernement tunisien promulgua tout de même la loi relative à l’attribution du monopole de l’importation et de la distribution des films au profit de la SATPEC trois mois après la clôture de cette deuxième session. Et le Fespaco finit parallèlement de se monter, en optant dix ans plus tard pour une alternance dans les tenues tous les deux ans. Et enfin, cette session cruciale permit le principe de la création d’une Fédération Panafricaine des Cinéastes lors de la table ronde organisée par l’Unesco aux JCC,

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dirigée par Enrico Fulchignoni49 et Tahar Cheriaa, sur le thème «Arts traditionnels oraux en Afrique et leurs relations avec le cinéma et la télévision en Afrique». Mais 1970 marqua une césure importante dans l’évolution politique et économique de la Tunisie, interdisant à l‘avenir tout radicalisme. Une politique libérale fut mise en place afin de redresser l’économie tunisienne mise à mal par le rythme de sa collectivisation qui fut stoppée nette cette année-là. Tawfik Tordjman, gendre du président Bourguiba, nommé Président-directeur général de la SATPEC et ancien chairman d’une banque (l’Union Internationale de Banque), dirigea la 3ème édition des JCC, qui fut nettement moins virulente, mais permit la constitution de l’assemblée générale de la Fepaci. Ainsi, les premières sessions furent caractérisées par l’engagement militant personnel des organisateurs, puis celles des années soixante-dix continuèrent sur la lancée d’une orientation marquée par l’anti-impérialisme, révélant de nouveaux cinéastes engagés politiquement, mais il s’agissait désormais de composer avec un ordre mondial, en profond bouleversement, notamment suite à la seconde guerre perdue par les Arabes contre Israël, et les chocs pétroliers qui s’ensuivirent. 3) L’utopie d’une Afrique cinématographique unie À l’immédiate après Guerre, dans le monde francophone, l’ASF ne se trouvait pas au centre des réflexions sur la décolonisation, l’attention étant essentiellement focalisée sur la situation en Indochine, puis en Algérie. De surcroit, les aspects militaires et politiques primaient, et la Culture n’occupait que peu les esprits, le cinéma ne constituant pas non plus une préoccupation. La première raison en était l’optique dominante de l’époque qui se focalisait sur la catégorisation globalisante des « intellectuels », et que parmi eux, notamment Africains, les écrivains dominaient largement. En sus, pour le cinéma l’absence de filière industrielle autonome et la très grande rareté des personnes concernées (cinéastes et techniciens) rendaient impossible la constitution d’un groupe structuré et représentatif, mais c’est à quoi progressivement tous les aspirants à la profession vont tendre, aboutissant après deux décennies d’efforts à la création de la Fepaci en 1969. 3.1 Essor et déclin du panafricanisme Sans retracer le long parcours et les différentes acceptions du panafricanisme, il convient d’en pointer quelques éléments qui ont influé sur la situation du cinéma en ASF. Bien avant l’apparition de celui-ci, ses racines plongent dans les combats du XVIIIe siècle contre l’esclavage, puis du siècle 49 Enrico Fulchignoni (1913-1988) fut réalisateur, scénariste et responsable de l'audiovisuel à l'UNESCO, puis président du Conseil international du cinéma et de la télévision.

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suivant pour l’émancipation des Noirs et l’égalité des droits, notamment aux États-Unis d’Amérique. Quelques grandes figures de cette époque ont forgé la pensée de générations de militants, puis des premiers dirigeants post indépendances. Parmi elles, Edward Wilmot Blyden (1832-1912), né aux Caraïbes (danoises) combattit la théorie d’une hiérarchie des races, plaida pour un retour des afro-américains sur le continent africain, s’y établit lui-même et fit carrière au jeune Liberia, première nation d'Afrique à avoir obtenu son indépendance dès 1847. Son propre racialisme (en faveur d’une pureté de la race noire, notamment) écarta de lui nombre de sympathisants à son appel pour une autonomisation de la gouvernance des pays du continent. Anténor Firmin (1850-1910) joua un rôle intellectuel et politique notable en Haïti, réfuta rigoureusement les inégalités raciales50 et réhabilita le passé des civilisations africaines. Plus globalement, les afro-américains jouèrent un rôle majeur, tant intellectuel, mobilisateur que financier, dans la propagation des idées panafricanistes jusqu’à la Seconde Guerre mondiale et l’organisation d’un mouvement collectif qui débuta sémantiquement avec la première Conférence panafricaine qui se tint à Londres en 1900. Évidemment marquée par l’essor récent et imprévu des conquêtes européennes puis de la colonisation, notamment de tout le continent africain, la nécessité de l’union pour y résister fit l’unanimité. Toutefois, dès la deuxième conférence (Paris, 1919), une scission apparut entre les radicaux qui refusaient toute occupation étrangère, et les modérés, qui en souhaitaient l’aménagement afin d’établir et faire respecter les droits des populations natives. Parmi ces derniers, le Sénégalais Blaise Diagne, premier Africain élu à la Chambre des députés française (de 1914 à sa mort en 1934), qui sera un fervent assimilationniste51. William Edward Burghardt Du Bois, qui fut le premier afroaméricain à obtenir un doctorat de l'université Harvard, milita aux États-Unis contre le ségrégationnisme et pour l’égalité des droits, et sera l’un des artisans des deux Congrès suivants entre les deux Guerres, en y défendant une vision socialiste, opposée au communisme qui trouvait de nombreux échos, notamment en raison de la manière dont les nationalités de l’ancien empire tsariste semblaient favorablement traitées. Durant toute cette période, la quasi-totalité des penseurs et responsables étaient donc des hommes, formés dans les écoles occidentales et appartenant à l’élite sociale, leurs Congrès étant peu ouverts, fréquentés en un entre soi d’effectifs assez limités. Très logiquement, nous retrouverons exactement les 50 FIRMIN Joseph Anténor, De l'égalité des races humaines. Anthropologie positive, (1885), Mémoire d’encrier, 2005, 408 p. 51 JEZEQUEL Jean-Hervé, L'Action politique de Blaise Diagne : des rapports entre les milieux coloniaux français et l'élite noire assimilée à travers l'exemple du premier élu noir africain à la Chambre des Députés, mémoire, Institut politique de Paris, 1994, 157 p. ; DIAGNE Blaise, Blaise Diagne : sa vie, son œuvre, Abidjan, Nouvelles éditions africaines : Dakar, Sonapress : Éditions des Trois fleuves, 1974, 137 p.

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mêmes déterminants un demi-siècle plus tard dans le mouvement d’émancipation des intellectuels, puis, en leur sein, des cinéastes africains. Le Jamaïcain Marvus Garvey sera l’un de ceux qui proposera une voie moins élitiste, plus proche du peuple et de ses aspirations, et fondera en 1914 un mouvement nationaliste basé à Harlem, l’Universal Negro Improvement and Conservation Association and African Communities League (UNIA) qui prônera l’unité africaine, et un retour des descendants des esclaves sur le continent africain52. Mais parallèlement de nombreux journaux et écrivains isolés nourrissaient la réflexion contre les discriminations d’un côté, contre le colonialisme de l’autre. À la veille de la Seconde Guerre, les mouvements contre ce dernier s’étaient étendus en d’autres nations, la Grande-Bretagne principalement, et aussi en Afrique du Nord, et l’acmé en sera le cinquième Congrès panafricain qui se tiendra à Manchester en 1945. Posant clairement la question de l’indépendance, questionnant l’unité souhaitable du continent, il fut le dernier Congrès se tenant en dehors des terres africaines. Parallèlement, le mouvement syndicaliste et les partis politiques commencèrent à énoncer clairement les droits des travailleurs et des populations africaines, le rejet de tous les impérialismes s’affirmant nettement à l’encontre des visions plus adaptatives et graduelles qui dominaient jusqu’alors. Le combat pour les indépendances politiques prit progressivement le dessus, l’anglophone Kwame Nkrumah étant l’un des premiers à œuvrer pour une formation politique panafricaine. Il développa un projet d’union ouest-africaine, convaincu qu’aucun État africain isolé ne pourrait se développer et résister aux puissances impériales. Toutefois, les colonies africaines anglophones recherchaient prioritairement leur émancipation individuelle, qu’il réussit dès 1957 pour la Gold Coast, qu’il rebaptisa Ghana en devenant le Premier ministre puis le Président jusqu’en 1966. Il signa aussitôt une union avec la Guinée de Sékou Touré nouvellement indépendante (1958), puis avec le Mali, union qui demeura symbolique et de courte durée. Après le renversement en 1952 du roi Farouk d’Égypte par les officiers, puis de l’indépendance du Maroc et de la Tunisie en 1956, le Ghana était ainsi le deuxième pays d’Afrique sud saharienne après le Soudan à accéder à cette indépendance. Le sentiment de solidarité inter et transcontinental fut réel et maintes fois réaffirmé, suscitant un élan qu’avaient renforcé les conférences de Bandung (1955) puis du Caire en 1957. Kwame Nkrumah organisa à Accra en 1958 la première conférence des États Indépendants d'Afrique (avec une parité entre les Afriques du Nord et sud saharienne), qui rappela les principes panafricains d’indépendance et d’unité. En décembre de la même 52 Voir notamment : TÊTÉ-ADJALOGO Têtêvi Godwin, Marcus Garvey : père de l’unité africaine des peuples. Tome 1- Sa vie, sa pensée, ses réalisations, L'Harmattan, 1995, 336 p. et Tome 2 - Garveyisme et Panafricanisme, 1995, 288 p. ; GRANT Colin, Le Nègre au chapeau : l'ascension et la chute de Marcus Garvey, Afromundi Éditions, 2012, 648 p.

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année Accra accueillit une nouvelle conférence, celle des Peuples Africains, au cours de laquelle les militants furent confortés dans un anticolonialisme radical, qui accéléra la décolonisation effective durant les deux années suivantes. Mais du côté francophone, l’acceptation de l’Union Française par les élites formées en France créait des liens étroits avec la métropole, qui rendront, hors la Guinée, toute solution radicale impensable, et les éloignera des démarches anglophones, notamment celles de Nkrumah et Julius Nyerere (Tanzanie) qui prônaient des unions rapides, déjà au niveau régional, en attendant les « États-Unis d’Afrique », qui auraient été l’incarnation d’une Afrique unie du Caire à Johannesburg. Après la décolonisation massive de 1960, le panafricanisme abordait donc la nouvelle décennie en portant d’immenses espoirs, tant dans les champs politiques, économiques que culturels, et les bouleversements mondiaux suscitaient d’innombrables utopies qui n’épargneront pas les cinéastes, mais qui se heurteront aussitôt à certaines réalités politiques, économiques et géostratégiques majeures. Aux manœuvres des grandes puissances s’ajoutaient : les conséquences indirectes de la guerre froide et de la nouvelle opposition Est/Ouest ; les guerres coloniales, et notamment celles du Portugal qui mettra quinze ans supplémentaires à quitter l’Afrique et créera des oppositions entre pays africains ; l’effondrement imprévu de l’ancien Congo Belge dont la crise (toujours non résolue un demi-siècle plus tard) divisa à l’époque profondément les partisans et adversaires de son premier dirigeant national, Patrice Lumumba ; l’échec rapide de la Fédération du Mali (Sénégal+Mali) comme de l’alliance du Ghana, ruinaient la voie tracée par Nkrumah ; et surtout la guerre d’Algérie contraignait les nouveaux chefs d’États à se positionner entre un soutien au Gouvernement Provisoire de la République Algérienne, ou garder une fidélité à la France. Tous ces évènements scindèrent rapidement l’Afrique en deux groupes et visions opposées. Un groupe dit de Casablanca s’affirmera pro Lumumba et soutiendra le GPRA, tandis que le groupe dit de Monrovia se prononcera pour le gouvernement légitime du Congo, et pour une médiation entre la France et le GPRA. Cette opposition figera un certain nombre d’antagonismes entre « progressistes » qui aspiraient notamment à une rupture avec le monde occidental pour construire un socialisme à l’africaine, ainsi qu’à une remise en cause des frontières issues du récent passé colonial, et des « modérés » qui souhaitaient le maintien des relations avec les anciennes métropoles et autres États, fussent-ils capitalistes. Nombre d’intellectuels, et notamment les cinéastes, seront plutôt influencés par le premier groupe, légitimant et préparant le rôle que jouera l’Algérie. Des divergences profondes entre les dirigeants africains se firent ainsi rapidement jour, menaçant d’éclatement voire d’oppositions durables des blocs sous-continentaux. À la suite de nombreuses tractations en coulisse, l’un des rares chefs d’État à pouvoir réunir tout le monde s’avérant être l’empereur 97

d’Éthiopie Haïlé Sélassié, ce dernier réussit à convoquer un sommet à Addis-Abeba pour tenter de réaliser l’unité africaine. Il s’inspirera du mode de fonctionnement de l’ONU, de la Ligue arabe et de l’Organisation des États américains, cette dernière n’étant ni une fédération ni une confédération des États, mais un simple cadre de concertation et de consultation. Dès lors les prémisses d’une forte inaction étaient posés, notamment dans les champs économiques et culturels, mais cette vision de compromis l’emporta à AddisAbeba : le 25 mai 1963 naquit l’OUA, Organisation de l’unité africaine53. Les objectifs étaient essentiellement politiques et visaient à renforcer l’unité et la solidarité des États africains, coordonner leurs actions, éliminer le colonialisme, défendre leur souveraineté et leur intégrité territoriale. Se réunissant en juillet 1964 au Caire, elle opta pour le principe de l’intangibilité des frontières en Afrique et « déclare solennellement que tous les États membres s’engagent à respecter les frontières existant au moment où ils ont accédé à l’indépendance »54. Si cette résolution permettait à chacun des nouveaux dirigeants de s’assurer l’exclusivité d’une gouvernance sur son territoire en posant un cadre de paix très relatif entre États africains en figeant les frontières tracées par les colonisateurs, elle portait en germe de nombreux conflits intérieurs et, surtout, écartait définitivement une certaine vision du panafricanisme. Mais au contraire des politiques qui se divisèrent durant les années cinquante et soixante et où les intérêts personnels et ambitions de carrières transparurent rapidement, les mouvements intellectuels des diasporas furent moins éclatés et se mobilisèrent fortement, entrainant les artistes dans leur sillage. Nonobstant, même au sein du camp progressiste, l’influence soviétique n’alla ni de soi ni sans résistance, notamment de la part d’intellectuels africains. Pour l’ASF, Alioune Diop joua un rôle précoce et déterminant, dans l’expression et la formation de plus d’une génération. Sénégalais, élu sénateur de la République française en 1946, il créa en 1947 la très influente revue Présence africaine, puis en 1949 la maison d’édition du même nom55, attirant artistes et penseurs qui se réunirent dans la Société africaine de culture. Également fondée par Alioune Diop, elle accueillit notamment Léopold Sédar Senghor, Richard Wright, Aimé Césaire, Frantz Fanon, et beaucoup d’autres écrivains et penseurs de renom. La revue amplifia l’essor de la créativité nègre que Paris avait connue dès l’entre deux guerres. Partant des aspects culturel, Présence africaine traita les problèmes de l’« identité » nègre, notamment liés à l’esclavage puis à la colonisation, ainsi que des tensions 53 Sur le déroulement détaillé de cette conférence, voir LECOUTRE Delphine, « L'Éthiopie

et la création de l'OUA », Annales d'Éthiopie, n° 20, 2004, p. 113-147. 54 Conférence des chefs d’État et de gouvernement de l’OUA, Texte des discours prononcés

à la conférence, Le Caire, 17-21 juillet 1964, Administration de l’information, 1964. 55 Toujours en activité sur Paris, elle publie essentiellement des romans, et pour le cinéma les ouvrages de réalisateurs tel P.S. Vieyra, ceux sur Med Hondo, Ousmane Sembène, etc.

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contemporaines dues à la guerre froide, au positionnement par rapport au communisme, ainsi que des problématiques politiques qu’impliquait une émancipation porteuse de toutes les aspirations. Néanmoins, dès la conférence de Tachkent, nombreux furent ceux qui ne souhaitèrent pas passer d’un impérialisme à un autre, mais se battirent pour affirmer l’originalité africaine, privilégier la négritude et la nécessaire adaptation du socialisme aux réalités de ce continent. La revue joua un rôle d’influence intellectuel majeur en France, et organisa de nombreuses rencontres, notamment le deuxième Congrès des écrivains et artistes noirs (Rome, 1959) ainsi que le premier Festival mondial des arts nègres (Dakar, 1966), fondateur dans les retrouvailles et confrontations de cinéastes, puis le Festival d'Alger (1969). 3.2 L’OCAM Parmi les centaines d’organisations para étatiques africaines56, l’une d’entre elle va jouer un rôle particulier, et mortifère, pour le cinéma en ASF, l’OCAM. Sans en retracer les nombreux et parfois obscurs méandres, dès le lendemain des indépendances, les États francophones tentèrent divers regroupements qui se succédèrent toutefois sans grands résultats concrets en raison de nombreux problèmes internes, auxquels se surajoutaient parfois des jeux d’influences externes. Au sein de la même organisation, les membres changèrent de sigles, qui se multiplièrent, depuis l'Union Africaine et Malgache (UAM) créée le 7 septembre 1961 à Tananarive, qui regroupait les anciennes fédérations AOF et AEF à l'exception de la Guinée et du Togo. Très politique, cette première Conférence de l’UAM prit position contre l’URSS et notamment sa reprise des essais nucléaires à l’air libre, mais aussi contre la construction du mur de Berlin au nom du droit des peuples à leur auto-détermination ; elle appela également à la poursuite de la décolonisation singulièrement par le Portugal en Afrique, mais aussi par l’URSS en Asie. Elle inscrivit son action dans le groupe de Monrovia, adopta une attitude commune d’échanges avec la jeune Communauté économique européenne, etc. Son inspiration était ainsi clairement pro européenne et anti communiste. Ce premier essai de coopération subit de nombreuses tensions et remises en question, notamment liées aux répercutions des dissensions voire des affrontements entre les deux groupes de pays africains, celui dit de Casablanca (à aspiration révolutionnaire autour de Kwame Nkrumah et Nasser) et de Monrovia-Brazzaville (modéré, pro français, emmené par Félix Houphouët Boigny), l’intégration du Congo et l’ouverture aux pays anglophones ayant suscité le plus de débats, provoquant rapidement le départ des pays du premier groupe. En sus des divergences qui ne se recoupaient pas entre franco56 ADOTEVI Bosco, ADOVI John (dir), ROCIA : répertoire des Organisations de Coopération interafricaine, Yaoundé, inter Média, 1984,155 p.

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phones/ anglophones, ou révolutionnaires/ modérés, une forte divergence stratégique apparut entre ceux qui prônaient des alliances et coopérations continentales, ou bien de tailles régionales57. Partisans de la première option, les dirigeants radicaux comme Sékou Touré et Kwame N'Nkrumah se montraient très actifs, suscitaient de nombreuses actions médiatiques contre le président ivoirien, mais aussi des déstabilisations politiques dans les pays francophones modérés. Leur vision l’emporta initialement, l’existence de l’UAM étant remise en cause par la création de l’OUA qui entendait s’affranchir de l’influence des anciennes métropoles. Dissoute en mars 1964, l’UAM renait et devint l’Union Africaine et Malgache de Coopération Economique avec l'admission du Togo (son président Sylvanus Olympio avait été assassiné l’année précédente) et du Rwanda, puis changea à nouveau l’année suivante en Organisation Commune Africaine et Malgache (OCAM). Créée dans la perspective d’affaiblir l’OUA et de contrer l’influence des révolutionnaires, elle visa le renforcement des coopérations et de la solidarité entre les États africains et malgache afin d'accélérer leur développement dans les domaines politique, économique, social, technique, et culturel. Les quatorze pays qui ratifièrent la Charte de l’OCAM le 27 juin 1966 furent les Cameroun, République Centrafricaine, Congo, République démocratique du Congo, Côte d’Ivoire, Dahomey, Gabon, Haute-Volta, Madagascar, Niger, Rwanda, Sénégal, Tchad, Togo. Mais si les articles 2 et 3 de son texte constitutif prônaient l'esprit de solidarité et de coopération58 entre les membres de cette organisation francophone largement soutenue et influencée par Paris, pour garantir sa bonne coopération malgré des objectifs et intérêts de plus en plus divergents, cela excluait de facto tout caractère supra étatique. Dotée de trois organes, la Conférence des chefs d'État et de Gouvernement, le Secrétariat Général Administratif et le Conseil des Ministres, ce dernier se réunit au moins une fois par an. Ce fut en son sein que, limité aux ministres en charge du cinéma, se tinrent des réunions essentielles le concernant. Mais, en sus des violentes critiques une décennie durant de la part des pays à orientation socialisante, de la lutte d’influence politique et territoriale entre Houphouët Boigny et Kwame N'Nkrumah et surtout Sékou Touré59, il persista de profondes divergences idéologiques entre les États membres de l'OCAM, et surtout les démissions incessantes de certains États rendirent l’institution instable et fragile. Bien que l’OCAM fut née à Nouakchott, la première à partir fut la Mauritanie qui souhaita se rapprocher des pays du Maghreb, ce qui lui permettait une entrée dans la Ligue arabe ; le Congo-Zaïre suivit en 57 RANJEVA Raymond, La succession d'Organisations internationales en Afrique, A. Pe-

done, 1978, 418 p. 58 OCAM, Textes constitutifs de l'Organisation Commune Africaine et Malgache, Tanana-

rive, 28 juin 1966, Yaoundé, secrétariat général de l’OCAM, 37 p. 59 BAULIN Jacques, La Politique Africaine d'Houphouët-Boigny, Eurafor-Press, 1980, 215 p.

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1972, le Cameroun, le Tchad puis Madagascar partirent en 1973 et elle devient l’Organisation Commune Africaine et Mauricienne en gardant son sigle. Mais l’ile Maurice, entrée en 1970 partira en 1982, après le Gabon en 1976, etc. En sus des attaques extérieures, les divergences politicoinstitutionnelles n’ont pas cessé, notamment autour du jeu d’influence du président ivoirien qui n’était pas accepté de tous60, mais aussi de la trop grande inféodation de cette organisation à la France qui la finançait largement, ces conflits et divergences entrainant des blocages et dysfonctionnements structurels. L’essoufflement de cette organisation fut accéléré par les évolutions politiques internes à chaque pays, ajoutés aux bouleversements géopolitiques majeurs durant la décennie 1970 sur le continent, et le rêve d’un commonwealth à la française s’évanouit sous les coups de butoir de certains dirigeants, notamment Mobutu (Zaïre) et Gowon (Nigeria) soutenus par les Anglo-Saxons qui y avaient intérêt. Elle disparut en mars 1985, entrainant le cinéma africain francophone dans sa tombe après l’avoir longtemps paralysé (cf. infra). Au cours de ses vingt années d’existence, pour tenter de concrétiser son objectif de coopération, elle mit sur pied une quinzaine d’organismes spécifiques dans les différents domaines concernés (postes et télécommunications, banques, etc.) dont les sièges se situaient dans certaines capitales des pays adhérents, dont deux à Ouagadougou pour le seul cinéma (leur action sera détaillée ultérieurement). Il convient de préciser brièvement que la gestation et l’accouchement de ces deux organismes seront longs et pénibles, et qu’ils naitront largement handicapés, notamment en raison des dissensions évoquées précédemment, qui dépassaient largement leur champ d’application. Si le cinéma fut débattu au sein de l’OCAM depuis sa fondation, il fallut attendre 1972 pour que les premières décisions soient prises. Après la fondation des JCC puis du Fespaco, suite au séminaire de Dakar de l’ACCT en novembre 1970, et parallèlement aux travaux des experts français (Debrix, Sodecinaf, etc.), des pistes concrètes pour une africanisation de la filière cinéma s’esquissèrent très clairement. Les experts de l’OCAM sur le cinéma réunis à Ouagadougou du 20 au 22 décembre 1971 adoptèrent six résolutions en sa faveur, dont la création d’un centre technique de production cinématographique, ainsi que d’un consortium de distribution des films. Le principe en fut acté par les chefs d'États concernés à Lomé en avril 1972, mais il fallut une nouvelle réunion le 12 août 1974 à Bangui pour que les dirigeants africains de dix États de l'OCAM signent les conventions permettant la création du Consortium interafricain de distribution cinématographique (CIDC) et du Centre interafricain de production de Films (CIPROFILM), qui devait notamment être financé, au-delà du capital initial, par les 60 SIRIEX Paul-Henri, Houphouët-Boigny ou la sagesse africaine, Paris/Abidjan, Nathan/

Les Nouvelles Editions Africaines, 1986, 442 p.

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taxes que prélèverait le CIDC sur les recettes des salles. Le Bénin, la Centrafrique, la Côte d'Ivoire, le Gabon, la Haute-Volta, l’ile Maurice, le Niger, le Rwanda, le Sénégal et le Togo décidèrent alors du principe de l'exclusivité de l'importation et la distribution des films par le CIDC sur leurs territoires, mais il se produisit, dès la conception, une rupture de l’unanimité entre pays de l’ASF, notamment par l’absence du Cameroun, comme du Congo et du Mali. Timbre togolais rouge sur fonds or célébrant la conférence de l’Organisation Commune Africaine, Malgache et Mauricienne d’avril 1972

Toutefois, symptôme d’une très faible volonté réelle des États, pendant cinq nouvelles années, rien ne suivit cette annonce, alors même que deux études techniques demandées par l’OCAM se voyaient financées par le MinCoop et réalisées dès mars 1973 par des experts français, l’une par la Commission supérieure technique du cinéma concernant le centre de production61, l’autre par Pierre Mayoux, chef de service à Unifrance films, pour le compte du CNC, portant sur le consortium de distribution62. Il fallut donc attendre six ans et les rencontres ministérielles des 22 au 25 janvier 1979 pour que les dix pays africains intéressés se réunissent enfin à Ouagadougou et annoncent qu’ils dotaient le CIPROFILM et le CIDC d’outils juridiques et politiques, en adoptant leurs statuts et budgets. Ainsi neuf années séparèrent les déclarations d’intention du passage à l’acte, période au cours de laquelle tout avait profondément changé, des relations internationales à la crise économique mondiale, en passant par la disparition du duopole Secma-Comacico, et la montée en puissance de l’aide du bureau Cinéma du MinCoop à la coproduction de films d’Africains francophones. Pour la suite il convient d’évoquer succinctement (ce point crucial sera développé dans le volume suivant) que CIPROFILM, budgété entre 1 et 2 Mds FCFA, ne verra jamais concrètement le jour, faute de financement par les États qui en avaient décidé la naissance. Quant au capital du CIDC, il sera fixé à 300 M FCFA (dont 100 M libérables immédiatement), divisé en 30.000 actions, 75% allant aux premiers États signataires de la convention, répartis à parts égales, le solde étant réservé à d’éventuels nouveaux entrants, 61 Commission supérieure technique du cinéma, Centre technique de production de film de

l’OCAM, CST, mars 1973. 62 MAYOUX Pierre, Rapport sur le projet de création d’un consortium cinématographique

de distribution de films dans les États membres de l’OCAM, 30 mars 1973, 27 p.

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statutairement exclusivement des entreprises privées africaines63. Mais cela ne se fera pas, aucun entrepreneur ne se montrant intéressé, contraignant les États à augmenter le montant de leurs participations unitaires. Nonobstant, cette augmentation, et leur participation même, ne fut toutefois que théorique, car trois nouvelles années après cette décision, sur les dix pays signataires de la convention, seuls six avaient versé des avances : le Bénin, le Burkina Faso, le Gabon, le Niger, le Sénégal et le Togo. Et en 1985, date de la dissolution du CIDC-France, il semble qu’un seul État ait versé toute sa part, le Niger, pays de son Directeur général, Inoussa Ousseini. Sur le capital de 300 M FCFA, seuls 135 M seront ainsi abondés, privant la structure de la capacité de se doter des moyens nécessaires au bon démarrage de son action, comme de son fonctionnement malgré un budget voté de 50 M, mais jamais versés intégralement. Et cela au moment même, en 1979, où l’UGC française proposait au CIDC de réaliser la totale africanisation de la distribution des films en zone francophone, que leurs États demandaient depuis plus de dix ans (infra). 3.3 La Fédération panafricaine des cinéastes (Fepaci) Fondée en 1969, officialisée l’année suivante, la Fédération panafricaine des cinéastes est le fruit de l’ensemble des rencontres et revendications de toute la première décennie post indépendance. Elle se donna comme mission de « doter les cinéastes des droits et des capacités nécessaires pour faire et présenter des films. Mettre en place une économie compétente et compétitive dans laquelle le droit du cinéaste à la création d'histoire est bien engendré et ancrée par l'existence d’une industrie cinématographique audiovisuelle culturelle stable et viable64 ». Elle rassembla la quasi-totalité des pionniers : Paulin Soumanou Vieyra, Ousmane Sembène, Ababacar Samb Makharam pour le Sénégal ; Oumarou Ganda et Moustapha Alassane pour le Niger ; Tahar Cheriaa (Tunisie), Med Hondo (Mauritanie), Souleymane Cissé (Mali), Lionel Ngakane (Afrique du Sud), etc. La Fepaci prôna aussitôt la nationalisation des industries cinématographiques et missionna ses membres pour mener une intense activité de lobbying auprès des responsables des États africains afin de bâtir une politique culturelle, ce qu’ils feront avec un activisme et une intensité indéniables durant plus d’une décennie65. Elle contribua à la mise en place du Fespaco en 1969, mais si le siège fut également fixé à Ouagadougou, d’interminables querelles intestines, une opposition entre le président tunisien et le secrétaire général sénégalais, une 63 Statuts du CIDC, « Répartition du capital social », article 9, p. 4. 64 Http://www.fepacisecretariat.org/ 65 Sa genèse est relatée notamment par Clément Tapsoba « Cinéastes d'Afrique noire : par-

cours d'un combat révolu», dans Afriques 50 : Singularités d'un cinéma pluriel, Catherine Ruelle (dir.), L'Harmattan, 2005, p. 147-151.

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gestion opaque, des détournements de fonds, la délectation dans des palabres stériles et interminables la mirent rapidement en léthargie. Hormis une publication pour célébrer le centenaire du cinéma – très convenue et décousue, simple somme de contributions individuelles non coordonnées66–, on chercherait en vain ce que collectivement elle a pu produire matériellement depuis un demi-siècle, l’éclatement en quelques regroupements professionnels nationaux masquant mal la profonde torpeur collective. Si la première génération de cinéastes sut tisser un lien fort et indiscutable avec la Fepaci, les générations suivantes s’en éloigneront en raison de sa paralysie récurrente, de ses dissensions internes souvent violentes, des malversations et abus de biens sociaux qui frappèrent longtemps sa gouvernance, et de son inutilité matérielle de fait, mais pourtant fortement symbolique, donnant l’apparence d’une unité continentale liée à une communauté d’intérêts objective. Une étude détaillée, historique et sociologique, de la Fepaci comme des premiers réalisateurs-militants d’Afrique reste à mener, notamment pour mieux cerner les jeux d’influences qui agitèrent ces « gauchistes et idéalistes qui étaient acquis à la cause du Panafricanisme. Les nouveaux membres de la Fepaci croyaient qu’il leur revenait, comme une mission prophétique, de s’unir et d’utiliser le cinéma comme un outil de libération des pays colonisés et comme une étape vers l’unité totale de l’Afrique67 ». La moindre de leurs contradictions ne fut pas d’avoir monté une structure subventionnée par… le ministère français de la Coopération (tant dans son fonctionnement que par exemple pour financer les voyages des réalisateurs, notamment lors de la tenue régulière de son bureau durant le Festival de Cannes, ou au Fespaco, etc.), puis par l’Agence de la francophonie. Et d’avoir vu plus de la moitié de leurs films produits par ces mêmes instances, outils politiques d’un développement conçu par, et avant tout pour, l’ancienne métropole68. Néanmoins, il est possible de noter succinctement que cette agitation sera le fait d’hommes, relativement jeunes, socialement privilégiés et quasiment tous formés en France et/ou en URSS. Aucune femme n’apparait durant cette période, aucune n’en sera jamais portée à sa direction et en 2019, sur les 16 membres de son conseil, 13 sont des hommes, quasiment tous issus de centres urbains et originaires de milieux sociaux favorisés, et plutôt jeunes. Dès l’origine, en 1969, derrière les quelques anciens d’âge mur comme Paulin Vieyra (44 ans) et Sembène Ousmane (46), se presse une jeune garde impatiente : Moustapha Alassane a 27 ans, Souleymane Cissé 29, Moussa Kemoko Diakité 29, Med Hondo 33, Oumarou Ganda 34, Timité Bassori 36, Momar Thiam 39, etc. Charles Mensah qui en deviendra plus tard le prési66 FEPACI, L’Afrique et le centenaire du cinéma, Présence Africaine, 1995, 412 p. 67 DIAWARA Manthia, African Cinema, politics and culture, op. cit., p. 39. 68 Sur cette aide liante, voir notamment FOREST Claude « Un demi siècle de coproduction

entre la France et l’Afrique sud saharienne », dans Produire des films. Afriques et Moyen Orient, op. cit., p. 31-52.

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dent, 26, et le premier secrétaire général, Ababacar Samb-Makharamen était alors âgé de 34 ans. Ils apparaissent en cela comme le reflet parfait et inévitable de la quasi-totalité des mouvements artistiques qui s’autoproclament avant-gardistes ou révolutionnaires, la Nouvelle vague française les ayant précédés avec les mêmes caractéristiques sociologiques. Importés de leurs deux principaux lieux de formation, la France d’une part, l’URSS de l’autre, la notion d’auteur, la survalorisation de la place du réalisateur qu’ils doteront d’une vision messianique, le discours sur la qualité, s’appuieront sur une vision largement marxisante de leurs sociétés pourtant historiquement à des siècles des conditions de genèse des théories considérées (absence d’État, de bourgeoisie, d’industrialisation, d’ouvriers salariés, de forces politiques et syndicales, etc.). Il était dès lors obligatoire et compréhensible qu’ils expriment avant tout une vision liée à leur position sociale et défendent massivement leurs propres intérêts avec les outils théoriques et conceptions qui les ont forgés. Sauf que ce groupe va réussir à se faire passer comme étant le représentant de toute l’Afrique, en prétendant en incarner les droits et les revendications. Et si, à l’instar de la bourgeoisie en Europe au XIXe siècle, sa légitimité et son monopole symbolique sur le cinéma vont temporairement se voir acceptés par tous, c’est qu’à l’opposé ils vont construire un symbole de la lutte contre le post colonialisme, et faire jouer à un autre groupe le rôle de repoussoir, puis de bouc émissaire ; ce sera le duopole Secma-Comacico dirigé par des Français, incarnation dans leurs discours de la servitude et du colonialisme perpétués, de ce qu’ils auraient représenté l’unique empêchement à une profusion de films enfin réalisés par des Africains. Ce processus de délégation de légitimes aspirations et intérêts particuliers (des réalisateurs) vers une instance censée les représenter et les défendre tous (la Fepaci) investira assez classiquement leurs mandants, les transcendant largement, chacun d’entre eux se sentant autorisé à parler au nom de tous, si ce n’est de l’intérêt général du cinéma en Afrique. Mais cela sans contrôle, chacun pouvant s’en prévaloir durant longtemps, notamment du fait des profonds dysfonctionnements internes et de l’absence de vie démocratique, y compris formelle : après le Congrès de 1975, le suivant devra attendre 1985, 2019 n’ayant accueilli que son dixième en cinquante ans. Comme tous les dominés, les cinéastes africains devaient absolument se doter d’une institution de représentation, et leur engagement dans le combat anti-impérialiste sera indubitable, ainsi que leur volonté de se réapproprier l’élaboration, la diffusion et la vision d’histoires et d’images conformes à la représentation de leurs peuples, mais leurs actions aboutiront toutefois à l’exact effet inverse. Ce militantisme initial de la Fepaci va en effet la conduire à refuser tout cinéma commercial, et à fabriquer l’utopie d’un affranchissement des contraintes économiques par simple volontarisme politique. Ce combat connaitra son acmé lors de l'élaboration et l’adoption à 105

l’unanimité de la Charte d'Alger sur le cinéma africain le 18 janvier 1975 lors de son deuxième congrès, parfait reflet du militantisme politique qui anima ses membres de la fin des années 1960 à la fin des années 1970. Très symptomatiquement, les mots de « publics », « spectateurs », « salles de cinéma », « distribution de films », « contrôle des recettes » n’apparaissent nulle part. La seule indication économique assène que « la considération de rentabilité commerciale ne saurait être une norme de référence pour le cinéaste africain69 ». Tout est dit, et c’est précisément cette radicalité ignorante des contraintes du réel et du fonctionnement économique concret de l’industrie du cinéma qui conduira en une décennie à la destruction complète de la distribution puis de toute la filière sur l’ASF. Conçue comme une promulgation du rejet de l’assujettissement des sociétés africaines, elle se trompera de cible, d’analyse et de méthode, et constituera en fait l’acte de la condamnation à mort de toute la filière cinématographique. Pure construction idéologique déconnectée des réalités, confondant ses aspirations avec le possible, l’incantation avec le mesurable, elle ignorait à la fois la capacité des États africains à s’emparer politiquement, juridiquement et économiquement de la question du cinéma, et confondait le bouc émissaire avec le responsable effectif de leurs difficultés. Aucune ne sera résolue une fois le duopole mis à mort, ce qui les plongera au contraire dans une situation de dépendance et de délabrement accentués. Paraphrasant Tahar Cheriaa qui ne cessait de proclamer « Qui tient la distribution tient le cinéma », on peut affirmer qu’historiquement ceux qui ont détruit la distribution ont détruit le cinéma. L’absence d’autocritique et de lucidité demeurera toutefois une constante, et la référence aux combats fondateurs perdure toujours malgré la totale inadéquation de ses préconisations. Le préambule des statuts de la Fepaci indique toujours (fin 2019) : Reconnaissant que la FEPACI reflète l’engagement des cinéastes antiimpérialistes et qui, en démonstration de leur résistance et leur lutte contre le colonialisme, ont rédigé la charte d’Alger adoptée à l’unanimité le 18 janvier 1975 lors du Deuxième Congrès de la FEPACI à Alger, le « Manifeste de Niamey » des Cinéastes africains (1982)70. En effet, les cinéastes constatèrent avec effroi au cours des années suivant le congrès fondateur de 1969 puis celui d’Alger de 1975, que les dirigeants de leurs États respectifs, passée l’euphorie révolutionnaire de l’ambiance post soixante huitarde, outre le fait que l’immobilisme dominait et que les rares actions s’opéraient en ordre très dispersé, pas toujours dans le sens de la 69 La Charte est reproduite notamment dans Catherine Ruelle (dir.), Afriques 50, op. cit.,

p. 303-304. 70 Disponibles en ligne à www.fepacisecretariat.org [page consultée le 18 octobre 2019].

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liberté d’expression qu’ils revendiquaient (Guinée, Cameroun, Mali…), ils les voyaient s’éloigner à grandes enjambées du panafricanisme et même d’une vision régionale, et ne guère leur manifester de soutien autre que verbal. La vente des Secma-Comacico en 1973, puis leur démantèlement progressif en 1979 ne changea rien à leur situation : ils n’obtinrent toujours pas de fonds de leurs États pour produire leurs films – seule préoccupation en réalité qui ne les anima jamais –, et les rares qu’ils sortaient peinaient toujours autant à demeurer durablement sur les écrans de leurs pays. La crise économique mondiale, les défaites des pays arabes face à Israël, leur non soutien à la cause africaine, la profonde césure qui commençait à se creuser entre les pays producteurs de pétrole (dont le prix du baril avait quadruplé fin 1973, puis triplé en 1980) et les autres, fracturèrent définitivement l’utopie d’une solidarité continentale. Ne demeura plus que ses fondements idéologiques avec sa triple fonction : d’intégration du groupe, de sa légitimation, mais surtout – et encore aujourd’hui pour une fraction d’entre eux – de la distorsion du réel, voire de son inversion totale. À la chimère d’un monde uni et solidaire leur permettant de s’épanouir sans les contraintes qu’ils croyaient ne relever que de l’ancien colonisateur, succéda la croyance en une cassure radicale entre un présent contrariant leurs intérêts privés et un futur idéal. Or si les utopies sont clairement revendiquées par leurs auteurs, peu s’admettent pris dans les rets de l’idéologie qui n’atteindrait que les autres. Toutefois la perception des réalisateurs – et de nombre d’acteurs gravitant autour du cinéma en ASF – ne s’attachait nullement à décrire et comprendre la réalité du marché, à combiner leurs attentes avec une praxis effectivement observée, mais se complaisait seulement dans une représentation pseudomarxisante, la simple dénonciation de la nationalité des dirigeants du duopole Secma-Comacico apparaissant comme l’alpha et l’oméga de la résolution du nœud de la question de la diffusion des films en salles. Cependant, la difficulté de ce cinéma qui en fut détruit ne résultait pas de l’écart entre la perception du vrai et du faux d’une situation technique et économique qui n’intéressait au fond que peu d’acteurs, mais entre la praxis réelle d’un marché dominé par un duopole et, surtout, par un duopsone71 que personne n’identifiera comme tel (cf. infra) et la représentation que quelques idéologues légitimés notamment par les discours péremptoires en diallèle de Cheriaa, qui se sont complus dans la condamnation de principe d’une vague domination pseudo postcoloniale. Oubliant que leurs discours ne résultaient que de la production mentale de ce qu’ils souhaitaient voir, et non de ce qui existait factuellement, ces distorsions opérèrent ce fatal renversement clairement identifié par Marx lui-même72, n’induisant qu’impuissance et rage à ne pouvoir modifier le réel, l’idéologie ne se révélant cruellement que 71 Tout marché peut être caractérisé par le nombre de vendeurs (pole) ou d’acheteurs (psone).

Un duopsone définit un marché comprenant deux acheteurs et un grand nombre de vendeurs. 72 Notamment dans L’idéologie allemande, trad. Fr., Paris, Editions sociales, 1968, p. 66 s.

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comme un monde de la méconnaissance. Pour reprendre les termes de l’époque, seule une coupure épistémologique aurait pu aider à créer une réelle rupture avec l’ancien ordre colonial, qu’en dehors de Vieyra (et Debrix en France), aucun Africain n’a pris le soin de théoriser ou de tenter de comprendre en profondeur. Durablement l’optique des réalisateurs africains, leur idéologie qui les réunissait assez bien au-delà de leurs rivalités personnelles, servit avant tout à souder cette corporation, ces discours et actions symboliques agissant d’abord pour permettre au groupe et aux individus qui le constituent de construire leur identité73 et servir leurs intérêts immédiats. Pas de construire une industrie du cinéma. Noyée dans ses dissensions internes, l’inaction caractérisa la Fepaci, et son troisième congrès ne se tiendra que dix ans après le second, en 1985. Et c’est en dehors d’elle, lors d’un colloque international sur la production cinématographique en Afrique qui se tiendra à Niamey du 1er au 4 mars 1982, que fut élaboré un constat lucide et des recommandations pertinentes pour toute la filière74. Il n’est pas inintéressant historiquement de constater que ce colloque de six jours a été organisé par Inoussa Ousseini en tant que directeur général des CIDC-Ciprofilm, avec l’association des cinéastes nigériens et l’association sénégalaise des critiques cinématographiques, la Fepaci n’apparaissant pas et n’ayant fait que s’approprier ultérieurement ses « Résolutions et recommandations finales ». Réunissant cinéastes, professionnels, responsables d’institutions et experts internationaux, il acta une prise de conscience hélas trop tardive mais un retour, dans les mots, au réalisme et à la prise en compte des contraintes économiques. Reprenant l’essentiel des préconisations du festival (1966) et séminaire (1970) de Dakar, complet, s’intéressant à toutes les branches et proposant des solutions adaptées, toutes resteront, hélas, des vœux pieux et absolument rien ne sera appliqué. La pertinence était pourtant entière et un tiers de siècle plus tard, pour ceux qui chercheraient encore comment « sauver » le cinéma en ASF, peu de prescriptions seraient à modifier. Intervention des États pour l’organisation, le soutien et la régulation du secteur ; création d’instances autonomes dédiées au cinéma et élaboration d’une législation ; instauration d’une billetterie nationale et d’un contrôle des recettes ; création d’un centre de formation, d’un fonds de soutien à la production ; signature d’accords de coproduction ; assainissement des organismes interétatiques (CIDC et Ciprofilm), etc. Mais il était déjà trop tard, les États africains, dont certains avaient cédé initialement au radicalisme des réalisateurs mais sans aller au bout de la logique d’un soutien au cinéma, n’avaient guère constaté de résultats, tant d’un point de vue culturel, symbolique, qu’économique. Et cela était égale73 RICOEUR Paul, L’idéologie et l’utopie, Paris, Seuil, 1986, p. 212. 74 Le texte est reproduit sous la dénomination de « Manifeste de Niamey » notamment dans

RUELLE Catherine, op. cit., p. 305-310 et DUPRÉ Colin, op. cit., p. 372-377.

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ment dû aux œuvres produites par les réalisateurs, dont le fonctionnement du marché ne pouvait seul expliciter à la fois leur rareté, mais surtout leur inadéquation aux attentes des publics, ce qu’ils nièrent encore longtemps, se contentant, à nouveau, d’accuser les programmateurs de salles - français jusqu’au milieu des années 1980 - de saboter, volontairement évidemment, l’exposition de leurs films. Or : L’insuccès des films africains par rapport aux films importés, et surtout aux productions indiennes et égyptiennes, met en exergue le fait que beaucoup de cinéastes africains oublient de divertir. Si l’Égypte réussit si bien, c’est à cause du nombre de comédies et de mélodrames (les feuilletons de la télévision) qu’elle débite à longueur d’année. Les réalisateurs de films africains veulent enseigner, éduquer la conscience du public. Leurs préoccupations sont d’ordre politique (les classes sociales, le néocolonialisme, la dépendance), moral (l’aliénation et les maux de la modernité par opposition à la tradition), didactique (le rôle des femmes rurales, bonnes et simples, par opposition aux femmes mauvaises et complexes de la ville ; les méfaits de la drogue), personnel (les problèmes d’identité) ou relèvent du militantisme culturel (l’art curatif traditionnel comme antithèse de la médecine occidentale). Le public veut qu’on lui raconte des histoires, qu’elles soient romantiques, historiques, dramatiques ou comiques75. Mesurant l’isolement social des cinéastes africains et leur totale déconnexion avec leurs peuples comme avec les nouvelles classes économiques dominantes, rattrapés par d’autres questions internationales nettement plus urgentes, une décennie plus tard les États d’ASF se détournèrent de cette industrie que leurs atermoiements et demies mesures avaient mené à une complète déstructuration, les plans d’ajustement structurels arrivant ensuite à point nommé pour leur permettre de se dédouaner et leur servir de nouveaux boucs émissaires. Le désenchantement sera profond et durable, les effets seront catastrophiques, tant sur l’industrie que sur les films et leurs publics. Partout, la lutte contre l’oppression et les abus du colonialisme avaient fait naitre des espoirs immenses de changements radicaux, qui ne pouvaient dès lors qu’en partie être déçus. Tous les peuples libérés rêvaient que des ruines surgirait un ordre nouveau, que les inégalités disparaitraient et que l’instabilité provoquée par les luttes de libération nationales cesseraient ou qu’une unité transcendant les intérêts particuliers, d’ethnies, de groupe sociaux ou de nations, disparaitraient. Mais en de nombreuses nations, « la violence des soldats et officiers, héros de la victoire, leur orgueil, leur appétit de puissance aboutit à une mili75 VANSINA Jan, « Les arts et la société depuis 1935 », dans Histoire générale de l'Afrique. L’Afrique depuis 1935, A.A. Mazrui (dir.), op. cit., p. 656.

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tarisation du pouvoir dont furent victimes les classes urbanisées (…) les inégalités firent place à d’autres, assurant la promotion de quelques-uns76 ». Ce constat dressé pour l’Amérique latine n’épargna pas l’Afrique, au nord comme au sud du Sahara. La Fepaci sera le procureur involontaire de cette condamnation à mort du cinéma en ASF prononcée à Alger en janvier 1975, puis le CIDC qu’elle ré exhuma cette même année à Ouagadougou en sera le fossoyeur huit ans plus tard, la quasi-totalité des dirigeants des États africains concernés tenant alors la main armée du bourreau. Mais, avant la désillusion, après ainsi avoir posé le cadre général de la situation du cinéma qui ne pouvait être analysée de manière séparée de son environnement, il convient désormais de retracer l’histoire et les acteurs clef de la domination issue de la colonisation française. Trop souvent survolée et caricaturée, sa méconnaissance a empêché une appréhension précise des mécanismes du fonctionnement atypique, singulier et unique au monde, de la filière cinéma en Afrique sud saharienne francophone.

76 DONGHI Tulio Halperin, Histoire contemporaine de l’Amérique latine, Payot, 1972, 324

p.

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Principaux repères chronologiques (1944-1983) Politique, économique, institutionnel

Cinéma et culture pour l’ASF

1944 30 janv. Conférence de Brazzaville. De Gaulle promet la réforme des structures de l’Empire, fondant une nouvelle communauté. 1946 L’Union française remplace l’Empire français le 27 octobre par la Constitution de la IV° république. Elle comprend tous les pays d’AEF et d’AOF, et abolit l’indigénat. 1947 Alioune Diop (Sénégalais) fonde à Paris la revue Présence africaine, puis en 1949 la maison d’édition éponyme. 1951 La leçon du cinéma, Albert Mongita, CG 1953 Les pneus gonflés, Emmanuel Lubalu CG Mouramani de Mamadou Touré, GN 1954 Fin de la guerre d’Indochine ; début de la guerre d’Algérie. Afrique sur seine, Paulin Soumanou 1955 18-24 avril : Conférence de Bandung qui Vieyra et Mamadou Sarr. réunit 29 pays d’Asie et d’Afrique (aucun d’ASF) qui affirment leur non alignement face aux deux blocs et condamnent l’impérialisme et le colonialisme. 1956 Février : XXe Congrès du PCUS ; déstalini- Sept. : Premier Congrès des écrivains et sation ; polycentrisme du mouvement comartistes noirs à Paris à l'initiative muniste international. d'Alioune Diop. Mai : Comité soviétique de solidarité avec Premier roman d’Ousmane Sembène Le les pays d’Asie et d’Afrique. docker noir, et édition d’Ethiopiques de Juin : Loi cadre en France accordant L. S. Senghor. l’autonomie interne aux pays d’AOF. 1958 De Gaulle propose aux pays colonisés un Oct. : première Conférence des écrivains projet de fédération ou leur indépendance. des pays d’Asie et d’Afrique à Tachkent. 2 oct. indépendance de la Guinée. 4 octobre : promulgation de la V° République française ; remplacement de l'Union, par la Communauté, française. 1959 Avril : 2ème Congrès des écrivains et artistes noirs à Rome, filmé par Vieyra. 1960 Indépendances des 17 États d’AEF-AOF. 1961 17 janv. assassinat de P. Lumumba Société Ivoirienne du Cinéma (SIC) 1962 Création de l’Office du cinéma malien Aouré de Moustapha Alassane 1963 13 janv. 1er coup d’État en ASF (au Togo) Borom Sarret d’O. Sembène 25 mai : création de l’OUA 1965 Fév. : Colloque de Gênes UNESCO La culture négro-africaine et ses expressions cinématographiques 1966 Janv. : Conférence tricontinentale à la HaAvril 1er fest mondial des arts nègres à vane Dakar Déc. : 1ères Journées cinéma à Carthage La Noire de…, Ousmane Sembène 1967 Janv. Création de Sily cinéma, Guinée

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Avril : table ronde de Paris au CNC Le mandat, Ousmane Sembène Oct. : 1er fest international des cinémas d’Afrique et d’Asie à Tachkent 1969 Départ de de Gaulle ; Georges Pompidou Fév. : 1er Festival cinéma à Ouagadougou Président de la République française, Valéry Juillet : Festival panafricain d’Alger. Giscard d’Estaing Ministre de l’Économie et Union panafricaine des cinéastes (Upaci). des finances. SATPEC monopole d’État de la distribution cinéma en Tunisie Déc. : Création de l’AFRAM 1970 20 mars : création à Niamey de l’Agence Janv. Nationalisation des salles en Haute de coopération culturelle et technique Volta. Création de la Société nationale (ACCT), future Organisation internationale voltaïque du cinéma, puis Soc. Nat. de la Francophonie (OIF, 2006). d’exploitation et de distribution cinéma. 20-24 nov. Séminaire de Dakar de l’ACCT du Burkina, liquidée en 2003. sur le cinéma. Transformation de l’Upaci en Fepaci Déc. Nationalisation des salles Comacico au Mali. 1971 Août : non convertibilité du dollar en or Mai : Rapport Sodecinaf 1972 Institutionnalisation du Fespaco, 3° éd. 1973 Oct. : Guerre du Kippour ; augmentation de Vente des Secma et Comacico à la Sopa70% du prix de baril de pétrole cia Déc. Création de la SIDEC au Sénégal avec 20% pour la Sopacia. Nationalisation des salles au Zaïre. 1974 Fév. Nationalisation des salles au Bénin, monopole d’importation et distribution. Création du CIDC et de CIPROFILM. 1975 Indépendances des colonies portugaises Chroniques des années de braises (M. Lakhdar-Hamina, Algérie), palme d’Or au festival de Cannes. Charte d’Alger de la Fepaci. Nationalisation du cinéma et de l’importation des films à Madagascar. 1976 Création de l’Institut africain d’études cinématographiques à Ouagadougou (Inafec - dissout en 1987) 1977 Création du Centre national de la cinématographie burkinabé 1978 2° colloque de Carthage sur "La production et la distribution des films africains et arabes". 1979 Déc. : Second choc pétrolier Mise en route du CIDC 6e éd. du Fespaco qui devient biennal Vente des salles Sopacia à l’État gabonais. Elle devient UAC, centrale d’achat de films 1980 Union nationale des cinéastes voltaïques 1982 Mars : Colloque de Niamey Avril : réunion des ministres en charge du cinéma à Ouagadougou 1983 Fév. : 8e Fespaco Création du MICA 1968

Marché interna. du cinéma et de la télé africains

4 août : Sankara Président du Burkina

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Deuxième partie : La domination sur le cinéma en ASF d’entreprises dirigées par des Français (1926-1980)

Dès le lendemain des indépendances, et durant deux décennies, toutes les difficultés de la diffusion du film en salles en ASF furent massivement attribuées aux entreprises qui dominaient le marché, dites françaises, les Comacico et Secma. Abus de position dominante, rente de marché par position monopolistique, non entretien du parc de salles, mercantilisme de petits boutiquiers, abêtissement des foules par des programmes sans qualité et moralement dépravants, censure des films à valeur cinématographique et notamment ceux réalisés par les Africains, spoliation de l’Afrique par rapatriement en Europe de bénéfices aux montants faramineux, etc. Il n’est pas un article ni un ouvrage de cette période – et même au-delà (il n’est qu’à lire les quelques blogs qui déplorent encore le désert contemporain des salles en ASF et font mine de s’interroger sur les causes de cette situation) – qui n’évoque l’implication manifeste de ces prédateurs issus de la colonisation. Et pourtant, c’est durant cette période que les salles de cinéma en ASF connaitront leur âge d’or avec une fréquentation et un attrait populaire à ce jour inégalés. Et pourtant, au cours de la décennie qui suivra la disparition de ces groupes étrangers honnis, plus de 90% des salles de cinéma fermeront durablement dans toute l’Afrique sud saharienne francophone, mais pas de la même manière dans l’anglophone ni en Afrique du Nord. Pourtant, de brillantes personnalités, tel Nour-Eddine Sail1, confient trois décennies plus tard ne toujours pas comprendre les causes réelles de l’effondrement du parc de salles sur cette partie du continent. Et pourtant, pas un intellectuel africain ne s’est intéressé en détail au fonctionnement réel de la filière cinématographique sur le continent. Pourtant encore, en un demi-siècle, pas un historien, notamment africain, n’a retracé précisément l’action et le parcours de ces groupes, ne serait-ce que pour en montrer distinctement le fonctionnement et les éventuels abus ou défaillances. Il faut dès lors convenir qu’il s’est avant tout agit d’opérer un lynchage commode, les Comacico et Secma, deux vestiges d’une période coloniale révolue faisant parfaitement l’affaire, endossant la fonction de boucs émissaires jetés à la vindicte, non point populaire – le peuple qui fréquentait ses salles s’en satisfaisait fort bien – mais d’une élite émergente de cinéastes francophones, impatiente de devenir des locuteurs reconnus et considérés en leurs propres pays. Pour comprendre cette période, et notamment la fermeture massive et durable des salles qui s’ensuivit, puis le retour d’autres entreprises françaises un demi-siècle plus tard, il convient d’abord de retracer l’histoire de ces lieux de projection, d’analyser la montée en puissance du duopole qui dominera l’ASF durant un demi-siècle, et de s’intéresser en détail au fonctionnement et à l’impact d’au moins la plus importante d’entre elles. 1 Directeur du Centre cinématographique marocain de 2003 à 2014 : « Vive le foot », dans Patricia Caillé et Claude Forest (dir.), Regarder des films en Afriques, op. cit., p. 9-19.

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Chapitre IV – Comacico et Secma : structuration d’un duopole Lisez les journaux aussi peu que possible, mais lisez attentivement les bordereaux du caissier. Ce sont, que vous le vouliez ou non, les seuls documents qui donnent la mesure du succès ou de l’échec, qui n’admettent aucune discussion, qui ne reflètent aucune opinion mais seulement les faits1. Giuseppe Verdi Dès l’origine, le cinéma se propage de manière protéiforme au sein de l’Afrique colonisée, les premiers exploitants ambulants européens arrivant par les grands ports, puis s’établissant dans les villes administratives et les zones qui concentrent la main d’œuvre. Après le débarquement d’un forain en 1900 à Dakar, d’autres parcourent le Sénégal en 1905, le Mali deux ans plus tard, des cinéastes allemands projettent leurs œuvres au Togo en 1913, etc. Toute l’AOF puis l’AEF seront progressivement concernées. Si sa forme commerciale en salles se trouve au centre de l’histoire savante et officielle du cinéma, les configurations ambulantes et non-commerciales domineront cependant ces régions : écoles, chantiers miniers et grandes plantations, patronages puis centres culturels, etc. toutes ces formes préexisteront mais n’ont laissé que peu de traces ni d’archives2. Une double caractéristique, géographique avec d’immenses territoires souvent difficilement accessibles et peu praticables, et démographique avec une population rurale et disséminée, va structurer la diffusion du cinématographe en ces territoires. D’une part, la forme ambulante, mobile, de village en village, en voiture ou bus équipé, va l’emporter, et demeurer la principale voire la seule forme survivante en de nombreux pays un siècle plus tard (Bénin, Cameroun, Congo, Togo, etc.). D’autre part, le faible niveau de vie des populations et l’origine longtemps exclusivement blanche des diffuseurs du cinématographe, vont leur faire pratiquer les deux voies classiques de diffusion, commerciale et non-commerciale3, la seconde revêtant toutefois des 1 Cité par Le film français-La cinématographie française, n° 1313-2331, 31 oct. 1969, p. 18. 2 Parmi les travaux notables d’exhumation : GOERG Odile, « Le circuit cinéma africain à la fin des années 1950 », I&M n° 48, 2016, p. 13-19 ; « Les cinémas de Cheikh Yacouba Sylla. Entre discours communautaire et lieux de mémoire ivoiriens », Afrique contemporaine, n° 263-264, 2017/3, p. 271-274. 3 FOREST Claude, « Les formes non-commerciales de diffusion du spectacle cinématographique en Afrique sub-saharienne francophone », dans T. I. Dia, T. Cepitelli, D. Ricci (dir.), La construction et les représentations identitaires, P. U. de Vincennes, 2016, p. 139-154.

formes plus variées et durables qu’en Occident, et étant, là aussi, la seule à perdurer sur la majeure partie de l’ASF au début du XXIe siècle. C’est toutefois exclusivement à la forme la plus usuelle, et économiquement la plus importante, que les chapitres suivants vont s’intéresser. 1) La construction inéluctable d’un duopole (1926-1959) En ASF, la pénétration commerciale du cinématographe suivit les mêmes voies qu’en Europe : des marchands ambulants parcoururent les capitales et les grandes villes des colonies, avant de parfois se sédentariser durant l’entre deux guerres, mais surtout après la Seconde. Peu de salles prenaient la forme classique, « noble », des européennes, c’est-à-dire fermées et couvertes, avec des sièges fixes. Cette architecture appelle évidemment une réflexion sur la norme occidentale d’un lieu clos et couvert pour assurer les projections cinématographiques. Il convient de ne pas oublier qu’étant nées au Nord, plusieurs contraintes ont façonné ces représentations. Couvrir d’un toit se justifie en zone tempérée pour se protéger du froid, des intempéries et de la luminosité naturelle qui peut durer jusque très tard le soir en été et interdire ainsi l’obscurité indispensable au dispositif. Mais sous les tropiques où la nuit tombe régulièrement toute l’année vers 18h et où il s’enregistre peu de précipitations, on mesure l’incongruité du dispositif et a contrario l’intérêt des projections en plein air. Et inversement on mesure l’inconfort et l’inadaptation de bâtiments construits avec des matériaux inventés en Occident, peu ou mal isolant de la chaleur avant l’invention de la climatisation. Les murs se comprennent également de par l’origine urbaine de ce spectacle, mais ils remplissent identiquement une fonction de clôture de l’espace devenu payant, pour contrecarrer les regards de spectateurs resquilleurs. D’où leur éclosion en ASF, avec le plus grand nombre d’espaces « quatre murs », sans toit, improprement appelées « salles », et souvent dévalorisées pour l’incomplétude apparente de leur dispositif, mais qui ont parfaitement rempli leur fonction de lieu de spectacle, qu’on pourra cependant plus adéquatement dénommer « lieux de projection » que « salles de cinéma », qui pouvaient donc être découverts, couverts ou semi couverts, et fermés en dur, en provisoire ou complètement ouverts. 1.1 Les débuts de la diffusion cinématographique en ASF4 Les vastes étendues de l’ASF (environ 10.000 km de large) nécessitant des durées et coûts de transport importants pour les bobines de films (par bateau, camion puis le plus souvent en avion), les faibles urbanisations et densités 4 Pour un développement de cette section, voir Claude Forest, « Quelles salles de cinéma en Afrique sud saharienne francophone ? », Les salles de cinéma. Histoire et géographie, Montréal, revue Cinémas, vol. 27, n° 2‐3, hiver 2017, p. 11-30.

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démographiques, comme l’absence de réseau électrique, ont durablement limité les implantations, interdit la tenue de séances quotidiennes en de nombreux lieux, réduit le profit unitaire de chacun de ces points de projection et favoriser la forme ambulante des projections en format 16 mm. Cette faible rentabilité circonscrivait à la fois le nombre d’établissements permanents comme celui des entrepreneurs pouvant vivre de cette activité, et donc favorisa, à la fois la pluriactivité des exploitants, et rapidement une concentration, tant des structures d’exploitation dès les années 1930, que des points de projection dont le nombre, une centaine à la sortie de la Seconde Guerre, a oscillé deux décennies plus tard autour de trois cent lieux (en 16 mm et/ou 35 mm). Les tournées ambulantes, forme primaire de la diffusion effectuée en Europe par les forains, puis par des tourneurs mobiles spécialisés dans les projections cinématographiques, sillonnèrent l’ensemble des pays, de manière assez rentable semble-t-il5, mais obligeant de longs et couteux déplacements. Aujourd’hui encore, atteindre les populations rurales isolées et faiblement peuplées passe par cette forme itinérante de diffusion des films, le plus souvent sous une forme non-commerciale, configuration majoritaire en de nombreuses zones d’Afrique sud saharienne. Pour les lieux fixes, comme dans la plupart des pays, jusqu’aux années 1950 la clientèle fut segmentée, essentiellement en fonction de l’implantation géographique des salles. Bien qu’aucune loi ne l’édictât, dans les faits la ségrégation raciale recoupait cette segmentation géographique et fut présente partout jusqu’un quart de siècle après les indépendances. Certains quartiers n’étant habités que par les Européens, ils accueillaient conséquemment des lieux de sociabilité par eux seuls fréquentés, dont les cinémas. De nombreuses autres salles s’établirent avec une mixité raciale et sociale, même si la répartition spatiale la reflétait souvent (les Européens aux premiers rangs devant l’écran, ou au fond sous la partie abritée, par exemple). Mais il pouvait être de bon ton pour les élites natives de fréquenter ces salles, manifestation d’un partage des goûts et des valeurs des dominants. Enfin les salles les plus nombreuses, dans les quartiers populaires, ne se voyaient fréquentées que par les Africains. De manière plus accentuée qu’en Europe, cette segmentation sociale, raciale et spatiale recoupait celle de la date de passage des films et du prix des places, trois grands types de salles fixes coexistant jusqu’aux années 1970. Rayonnaient quelques salles d’exclusivité essentiellement situées dans les capitales, d’une capacité courante de 600 à 1.000 places. Elles diffusaient les mêmes programmes et sous la même forme qu’en métropole – actualités filmées, un court métrage, puis le long métrage – ce dernier, essentiellement un succès français ou états-unien, parfois européen, déjà amorti sur son territoire (ce qui permettait aux distributeurs d’obtenir plus facilement et pour 5 SIVADIER Jean-Paul, Aventurier… mais pas trop ! Récit autobiographique, inédit, p. 85.

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moins cher quelques copies, nous y reviendrons) ne demeurant en général qu’une semaine à l’affiche en un même lieu. Des salles de seconde vision, plus nombreuses, au public et à la programmation mixtes, passaient ces films le week-end après les salles d’exclusivité, et diffusaient en semaine d’autres films français et européens auxquels se rajoutaient les films dits arabes (essentiellement égyptiens) et indiens (dits « hindous »), souvent en double programme (deux films pour le prix d’une seule séance) et sans court métrage. Pour ces films, le prix de la place était moins élevé que pour les exclusivités. Enfin, un grand nombre de salles populaires situées dans les faubourgs des grandes villes ou en agglomérations rurales les diffusaient plusieurs semaines ou mois après, essentiellement en semaine et en double voire triple programme, pour un public exclusivement africain.

Cinéma Rex en Côte d’ivoire. On distingue clairement les deux espaces en gradin, l’un étant abrité sous l’autre, puis les (restes des) rangées de bancs face au mur peint en blanc qui servait d’écran (à droite).

À ce stade il est fondamental de souligner que chaque marché national de l’ASF était géographiquement vaste, ce qui posait d’évidents problèmes logistiques d’acheminement des copies et d’entretien des matériels, mais était économiquement très restreint, notamment du fait de la dispersion des habitats. La taille de chacun équivalait au plus à celui d’une ville moyenne française, à la différence des pays d’Afrique du Nord aux marchés nettement plus conséquents, singulièrement en raison d’une urbanisation plus élevée et concentrée. De ce fait, seule la couverture de toute la zone transnationale du

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sous-continent s’avérait commercialement viable pour amortir l’importation puis la diffusion d’un film. Dès sa création, le CNC effectua un travail de recensement sur la situation du cinéma en outre-mer dans l’optique de préparer une politique du cinéma à l’échelle de l’Union française, qui ne verra toutefois jamais le jour du fait de l’hétérogénéité des situations et de la survenue des indépendances. Si l’Afrique du Nord et les iles dominaient, sans compter les circuits ambulants commerciaux, le parc des 94 salles des deux fédérations africaines se décomposait comme suit en 19516 : Territoires Total AOF Sénégal Mauritanie Soudan (Mali) Dahomey Niger Guinée Côte d’Ivoire Haute Volta Total AEF Moyen Congo Gabon Oubangui-Chari Tchad Cameroun Togo

Théâtres cinématographiques 35 mm 16 mm Total 50 23 Mixtes Mixtes 0 0 0 6 0 6 3 1 2 4 1 3 6 1 5 4 ? 7 4 1 3 27 17 10 7 3 1 2 3 2 1 4 2 2 6 8 14 2 1 3

Capacité des salles 22.470 13.770 0 5.200 1.100 3.000 1.600 ? 2.800 ? 2.000 ? 1.000 1.980 3.550 1.500

Durant cette dernière décennie de colonisation, en Afrique occidentale française le contrôle des films s’appuya sur un arrêté du 15 décembre 1948, simple extension des ordonnances et décrets métropolitains du 3 juillet 1945 : interdiction de films contraires aux bonnes mœurs, maintien de l’ordre public, mais aussi respect des traditions locales, le délégué du gouverneur de Dakar ayant autorité sur toute l’AOF. Quatre taxes frappaient l’activité, trois similaires à tous les commerces (sur le bénéfice net (20%), sur les transactions (2%)), et locale sur le chiffre d’affaire au Sénégal (0,50%), auxquelles s’ajoutait la taxe sur les spectacles, variable selon les communes (15% à Dakar, 10 % à Bamako…). En Afrique équatoriale française, une commission dans chaque territoire assurait le contrôle des films selon les ordonnances et décrets de juillet 1945. 6 Rapport du CNC, Le cinéma français d’outre-mer, Paris, CNC, septembre 1951, 43 p. ; AN 11900289/103.

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La fiscalité était un peu plus élevée avec 20% d’impôt sur les bénéfices commerciaux en Oubangui-Chari (future RCA), mais 25% dans le reste de l’AEF, auxquels s’ajoutaient des centimes additionnels de 1 à 10% selon les territoires. L’impôt sur le CA était de 3,30%, et les contributions des patentes variaient également selon les communes (14,40% à Brazzaville). Nous verrons que c’est la hauteur de ces taxes qui conduira les principales entreprises cinématographiques à ne pas domicilier le siège de leur maison mère sur ces territoires. Au niveau de la production, seule Dakar possédait de quoi fournir les actualités locales en 16 mm, et pour la vente de matériel comme la distribution de films, uniquement deux sociétés étaient dénombrées. Ainsi, après la Seconde Guerre mondiale le marché des salles de cinéma en ASF s’était vu concentré dans les mains d’une poignée d’exploitants, pour aboutir à une stabilisation pérenne autour d’un duopole formé des entreprises Comacico et Secma. Ces deux entreprises africaines dirigées par des Français sont tôt apparues, dès les années 1920 pour la première, dix ans plus tard pour la seconde, sur ce marché très étroit du cinéma en AEF-AOF. Aux indépendances, elles cumulaient les fonctions d’importation et de distribution de la quasi-totalité des films, en sus de l’exploitation de la majorité du parc et de programmation des autres salles et points de projections (ambulants) de la zone. Les positions et actions de ce duopole sont indissociables, complémentaires sans être identiques, et demeurent incompréhensibles sans un retour sur l’histoire de leurs dirigeants, et notamment celle du plus entreprenant et puissant d’entre eux, qu’il convient de retracer brièvement avant de détailler le poids et le rôle de son groupement d’entreprises, qui ne furent pas que cinématographiques. 1.2 Maurice Jacquin (1899-1974) Homme d’affaires discret mais puissant et très actif tout au long de sa carrière, toujours en retrait et hors des instances collectives comme des médias, Maurice Jacquin demeure assez méconnu alors qu’il joua un rôle indéniable dans le cinéma français des années 1950-1960, et absolument prépondérant en ASF. Nous n’avons pas retrouvé d’étude le concernant7, et un seul très bref entretien8, aussi revenir sur son parcours et ses actions est peu aisé mais 7 Il semblerait qu’il n’ait accordé qu’à Philippe Letellier une série de portraits de photos dans ses environnements personnel et professionnel en 1962, et n’avoir écrit en France qu’un seul article en 1970, « Les américains en Afrique risquent d’avoir des surprises », Journal du Show business, n° 62, 6 février 1970, p. 1 et 5. 8 Dans l’émission de François Chalais, Cinépanorama, du 29 juillet 1961.

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parait essentiel pour éclairer son action, et analyser la structuration atypique du cinéma en ASF durant un demi-siècle. Né à Montluçon le 9 juin 1899 (ou 1900, selon les sources), il quitte la France et s’installe au Maroc en 1922 en tant que conducteur de travaux pour la Société des grands travaux de Marseille, avant de s’implanter à Dakar au Sénégal en novembre 1926, où il divorcera de sa première femme, Raymonde Roucairol après avoir eu une fille, Mauricette. Il y ouvre deux ans plus tard sa première salle de cinéma à ciel ouvert, le Tabari, en tant que directeur-administrateur des « Cinémas Maurice », puis s’assure progressivement du contrôle de l’importation et de l’exclusivité de la distribution des films sur les quelques postes de projection fonctionnant déjà en AOF. Il organise des projections mobiles dans les villages reculés, le camion transportant l’écran et le matériel de projection servant aussi de génératrice de courant en reliant une courroie sur l’axe d’une roue démontée. Le succès venant, il crée une petite flotte de ciné-camions, avant de s’installer en cinémas fixes. Il fonde le 20 décembre 1932 à Casablanca sa société qui demeurera de référence, la Compagnie marocaine cinématographique et commerciale (Comacico), une Sarl au capital de 225.000 FF dont le siège social se situait au 17, avenue du Général Monnier. Les parts étaient réparties en trois tiers égaux, le premier étant un apport en matériel de Maurice Jacquin, le second de sa mère Augustine (née Massat), et le troisième tiers en espèces par Ernest Picard, le père de sa seconde femme, Yvonne. Ce dernier décèdera peu après sans que ses héritiers souhaitent lui succéder, Maurice Jacquin bénéficiant dès lors de ses parts en leurs noms, et restant le gérant statutaire unique. Comme son nom l’indiquait, la Comacico n’était pas exclusivement orientée vers le cinéma, bien au contraire, car même de manière minoritaire durant ses deux premières décennies de fonctionnement. Très dynamique, Maurice Jacquin monta en effet parallèlement une agence de publicité (AOF publicité), un dancing, fonda en 1934 la Générale électrique africaine à Dakar et s’y fit revendeur de TSF, mais créa aussi la même année un Courrier cinématographique de l’Ouest africain, journal hebdomadaire financé par la publicité, qu’il distribuait gratuitement dans ses salles afin de promouvoir les films diffusés. Il monta également en 1938 une Société des grands travaux (SGT) pour l’étude et la réalisation de tous travaux pour entreprises et particuliers, et toujours à Dakar en janvier 1940 la société IMEX (importation exportation) au sein de laquelle la Comacico possédait 400 parts de 1.000 FF sur les 500.000 FF de capital. Si son agence principale pour l’ouest africain s’établit à Dakar où il résida souvent, son circuit cinématographique concernait initialement le Maghreb, l’AOF, l’AEF et il tenta de s’établir dans les colonies portugaises et anglaises de la côte ouest, notamment en créant des agences à Sekondy (Gold Coast, futur Ghana) et Lagos (Nigeria). Il s’engagea également politiquement à ses débuts, en tant que membre actif de la première fédération SFIO du Sénégal, notamment au moment du Front populaire, dont la seule section 123

de Dakar comptait 220 membres en 1937, avec la moitié d'Africains, ce qui faisait débat à l’époque9. Il n’hésita pas d’ailleurs à ouvrir ses salles aux rassemblements politiques africains, telle celle d’Abidjan qui se retrouva involontairement au point de départ de l’insurrection anticolonialiste du 6 février 194910. « Les troupes protègent la sortie du provocateur Djaument à sa sortie du cinéma Comacico11 ».

Mais sa principale activité, qui perdura jusqu’à sa disparition, résultait en la récupération et la revente de ferrailles, notamment issues de bateaux échoués sur les côtes ou délaissées dans les chantiers, et de matériel de chemin de fer réformé, qu’il revendait en Europe, principalement en Italie. Plus de 10.000 tonnes de vieux fers, laitons et aluminium y seront ainsi acheminés de 1937 à la déclaration de Guerre. Tout en se tournant ensuite vers Londres pour écouler ses ferrailles, il échangera encore un peu avec l’Italie, ce qui lui vaudra d’être inquiété à la Libération pour commerce avec l’ennemi. Auparavant mobilisé en 1939, il sera placé en affectation spéciale, ce qui lui permettra de continuer à faire prospérer ses activités commerciales qui s’opéraient désormais tout azimut, notamment en écoulant avec grand profit des marchandises et matières premières bloquées dans les ports, y compris de l’or, trafic pour lequel il sera condamné le 17 avril 1941 à six mois de prison. Il convient de préciser qu’il était un habitué 9 PERSON Yves, « Le Front populaire au Sénégal », dans Le mouvement social, n° 107, avril-juin 1979, Les éditions ouvrières, p. 96. 10 Le dimanche 6 février devait se tenir une réunion au cinéma Comacico où quelques semaines auparavant avait eu lieu le congrès du Rassemblement démocratique africain. (La salle était située à proximité du siège du parti démocratique de la Côte-d'Ivoire et du domicile du député Houphouët-Boigny). La répression qui suivra fera de nombreux morts et des centaines d’arrestations indûment prolongées, provoquant dix mois plus tard un mémorable mouvement des femmes pour la libération de leurs hommes. Sur le sujet, voir notamment DIABATÉ Henriette, La marche des femmes sur Grand Bassam, Abidjan, NEA, 1975. 11 L'Humanité, février 1949 ; AD 93, 83FI. Etienne Djaument avait été élu sénateur pour la Côte d’Ivoire en 1947-1948, apparenté communiste.

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du franchissement des limites de la légalité, ayant déjà été condamné une douzaine de fois depuis 1917 pour des délits souvent mineurs mais variés et très animés, qui situent bien le personnage : vol, coups et blessures, trafic de cocaïne, ouverture de débit de boissons sans autorisation, trafic d’or, chèque sans provision, entretien de concubine au domicile conjugal, etc.12 La Seconde Guerre mondiale sera pour lui l’occasion d’amplifier ses activités commerciales, notamment d’importation/exportation de nombreuses autres marchandises dont certaines, comme le caoutchouc, pouvaient être « sensibles » en temps de guerre et classées à ce titre dans la catégorie de contrebande de guerre n°1. Il commerçait avec des pays comme la Suisse ou l’Italie, ce qui a pu interroger les Autorités, le tout avec l’ouverture de crédits bancaires parfois liés aux vainqueurs de la France (dont la Banque Commerciale Italienne via son agence de Marseille). Dès l’Occupation les autorités françaises s’étaient intéressées à l’origine et l’ampleur prises par ses affaires, notamment en raison de ses exportations qui ont d’abord porté sur les marchandises provenant de navires étrangers bloqués dans les ports au moment de l’armistice. Il les achetait, puis faisait du transit international, particulièrement vers Marseille ou l’Afrique du Nord, mais selon des procédés financiers et avec une ampleur qui interrogèrent dès 1941 puis provoquèrent une enquête approfondie de la part de la Direction du blocus en AOF en mars 194413. Il avait en effet conclu entre juin 1940 et novembre 1942 pour plus de 10 MFF (hors films) d’achats déclarés (les autorités le soupçonnant d’insincérité dans ses comptes, et notamment de minorer ses recettes) concernant plus de 1.000 tonnes de maïs, 1.600 T de graines de palmiste, 212 T de caoutchouc, 43 T de laine raphia, 160 T de gomme copal, du cacao, café, quinine, karité, fil de fer, etc., le tout essentiellement via sa société Comacico, en passant par de nombreux intermédiaires, dont marginalement un certain Archambeau14, qui s’intéressait lui aussi à la diffusion du cinéma en ASF depuis 1939. À la Libération, le passé de Jacquin et ses condamnations passées pesèrent largement dans l’arrêté du 1er avril 1944 du Commissariat au blocus de placer sous séquestres l’ensemble de ses biens personnels et professionnels, avec son inscription sur la liste des personnes ennemies qui sera publiée au J.O., les activités de la Comacico et de la SGT étant toutefois maintenues. Le 1er juin 1945 le ministère des Finances émit quatre dossiers de citation à son encontre devant le comité de confiscation des profits illicites de la Seine, en 12 Haut Commissariat de l’Afrique française, Direction de la Sûreté Générale, Lettre 8287 du 13 octobre 1941 au Général Weygand, Délégué général du gouvernement. CAEF (Centre des Archives Économiques et Financières), B- 47517/1. 13 Direction du blocus, Délégation de l’AOF, « Poursuite contre C.O.M.A.C.I.C.O. », lettre 1613 P/BLOC/X.80, 6 mars 1944 ; CAEF, B- 47517/1. 14 Egalement orthographié Archambaud, ou Archambault, cette dernière confusion provenant de l’homonymie avec Fort-Archambault, actuellement Sarh, troisième ville du Tchad.

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tant que personne physique, comme représentant de la Comacico, de la Société des grands travaux et de l’IMEX. Peu de temps auparavant, concernant ses activités cinématographiques, luimême en tant que gérant, et sa société Comacico, avaient été tous deux inscrits sur la liste des ennemis au titre de ses rapports économiques, par arrêté en date 4 avril 1944 de la sûreté générale de l’AOF, tous ses biens étant placés sous séquestre, y compris ceux de l’IMEX et de la SGT15. Il fut convoqué le 5 décembre 1944 devant la commission d’épuration du Comité de libération du cinéma français, sise au 92, avenue des Champs Elysées à Paris, dans les anciens locaux du COIC. Les vieux griefs qu’on lui avait opposé étaient extrêmement minces : la possession d’une copie du film Le Juif Süss (Veit Harlan, 1940), mais qu’il n’avait plus diffusé aussitôt l’interdiction prononcée ; la location et la diffusion de films allemands et italiens durant la guerre – mais il aurait fallu fermer toutes les salles en France sous ce prétexte – et, assez curieusement, son interprétation hâtive de la Loi du 26 octobre 1940 sur la location des films désormais effectuée au pourcentage, et non plus au forfait. M. Jacquin en effet l’avait aussitôt appliquée, sans attendre l’ordonnance d’application en AOF, ce dont s’étaient plaints certains exploitants à l’époque, qui y voyaient une grande défaveur commerciale en payant désormais leurs films plus chers. Mais il n’y eut guère de débat lors de sa comparution, et il reçut le jour même un certificat déclarant « que son attitude nationale et son activité professionnelle n’ont donné lieu à aucune sanction ni aucun blâme16 », ce qui lui sera très utile six mois plus tard pour lever la séquestre sur la Comacico. Il abandonnera alors certaines activités et liquidera des sociétés, en reprendra d’autres (comme la représentation des scooters Lambretta), conservant la Comacico et son siège à Casablanca, en tant qu’ « Entreprises cinématographiques – Commerciales – Maritimes et industrielles », augmentant progressivement son capital à 300 MFF à la suite des différentes dévaluations du franc, notamment de 1945, 1946 et 1949. La décennie suivante, il étendra et structurera son réseau de salles en ASF, établissant son agence principale à Dakar, et des agences secondaires à Bamako, Conakry, Abidjan, Cotonou, Lomé, Yaoundé et Douala. Pour l’AEF il créera une filiale, la Cofifaco, avec ses agences de Brazzaville, Pointe Noire, Fort Lamy et Fort Archambault. Suite à l’indépendance du Maroc en 1956, la Comacico sera restructurée (infra), gardera son acronyme mais changera légèrement de nom pour abandonner la référence à ce pays et devenir la Compagnie « africaine » cinématographique et commerciale, et fonctionnera pour le cinéma en ASF à partir de Dakar. 15 Gouverneur général de l’AOF, bloc/AOF 998, « Arrêté du 4 avril 1944 », Direction générale des affaires politiques, administratives et sociales ; CAEF, 5A-117/2. 16 Commission provisoire d’épuration du Comité de libération du cinéma français, 5 décembre 1944 ; CAEF, 5A-117/2.

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Le 21 octobre 1959, une autre structure française de distribution portant le même nom sera créée et officiellement dirigée par le producteur Claude Jaeger en son siège français situé 25 rue François-1er à Paris 8ème. Après trois décennies passées en Afrique, Jacquin suivra désormais son développement davantage à partir de Paris, et à côté de ses affaires africaines il développera celles du cinéma en France. Ne s’y intéressant pas à l’exploitation, il se lancera en 1960 dans la distribution, sous l’enseigne UFA- Comacico (1960-1963) puis Comacico (1963-1973), avec un éléphant comme emblème et souvenir d’Afrique.

Publicité dans La Cinématographie française, n° 2043, 14 décembre 1963 Il distribuera en salles françaises une soixantaine de films, à commencer par des comédies françaises, une large partie du catalogue comprenant les vedettes de l’époque, tels Jean Gabin (Le président 1961, Un singe en Hiver 1962, Le soleil des voyous 1967, etc.), Louis De Funès (Pouic-Pouic 1963, Sur un arbre perché 1967, etc.), Alain Delon clôturant l’aventure dans Borsalino & Co (1974). Selon une pratique en cela absolument identique à celle des films qu’il diffusait en ASF, de Jacques Demy (Des demoiselles de Rochefort, 1966) à Jean-Luc Godard (Week-end, 1967) l’art et essai comme la nouvelle vague n’étaient pas absents, les films policiers, de genre et d’action complétant son répertoire, ce qu’illustre par exemple la pleine page de couverture de la revue corporatiste Le film français, qu’il s’offrira en 1972.

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Couverture de Le film français-La cinématographie française, n° 1444-2462 du 9 juin 1972. Il se lancera également à partir de 1960 dans la production d’une vingtaine de longs métrages dont il distribuera le plus grand nombre, à commencer par La Fayette (Jean Dréville, 1961) dont il cosignera l’adaptation. Il s’adossera à cet effet sur une société idoine qu’il va créer, les Films Copernic, située au siège de la Comacico, désormais établi au 7, rue Copernic dans le 16e arron-

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dissement de Paris (les deux déménageront en avril 1969 pour s’établir non loin, au 39 avenue Franklin Roosevelt dans le 8e)17.

Sur l’affiche de cette première production tournée avec de très grands moyens financiers, le film était présenté ainsi : " LA FAYETTE. La plus grandiose réalisation du cinéma français. 20 Vedettes Internationales - 300 Acteurs - 50.000 Figurants 5.000 Cavaliers. Tourné en Super-Technirama 70 - Technicolor - Son Stéréophonique." Avec Michel Le Royer en tête d’affiche, il réunissait une belle brochette d’acteurs : Renée Saint Cyr, Orson Welles, Howard St. John, Vittorio de Sica, Jean17 Comme il était d’usage à l’époque, il fut passé une annonce dans la presse professionnelle, Le film français-La cinématographie française, n° 1287, 11 avril 1969, p. 6.

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Roger Caussimon, etc. Pour cette entrée dans sa nouvelle activité en France, le nom de Maurice Jacquin y apparaissait deux fois, comme producteur en haut de l’affiche, et en bas au centre en tant que co-adaptateur, ainsi que celui de sa maison de production, les films Copernic en bas à droite, et celui de sa maison de distribution, UFAComacico avec l’éléphant, en bas à gauche. Pour le lancement du film, il marqua très fortement les esprits en invitant le 1er février 1962 cinq cent professionnels à prendre un train spécialement réservé à leur attention de Paris au Havre, afin d’assister à la projection du film sur le paquebot France, qui venait juste d’être inauguré par le chef de l’État, et alors que sa première traversée transatlantique vers New-York, très fortement médiatisée, devait débuter deux jours plus tard. Relativement au sujet du film, le symbole était fort (renforcé par la présence de la statue de la Liberté en bas de l’affiche), et l’allégorie à peine voilée sur les ambitions de Jacquin. Une soirée s’ensuivit à Paris avec un gala offert à l’Opéra de Paris où La Marche de La Fayette fut chantée par Joséphine Baker. Sortant deux semaines plus tard, cette coproduction franco-italienne avec des scènes de bataille tournées en Yougoslavie, l’un des premiers films français diffusé en 70 mm, connaîtra un fort succès populaire, se classant 4e au box-office de l’année, avec plus de 3,7 M d’entrées en France.

Jacquin multiplia les gestes de nabab, tels ces galas lors des festivals de Cannes sur le somptueux yacht particulier de 117 m racheté au Maréchal Tito, ou ces envois de caisses d’ananas frais comme cadeau de Noël à tous ceux qui comptaient dans le cinéma français18, rappelant ainsi l’origine de sa fortune. Cette reconversion en France avait été favorisée par l’opportunité qu’il avait eue de racheter une partie de la branche distribution de la prestigieuse entreprise allemande UFA19, plus puissante société allemande de cinéma de l'entre deux guerres, qui se verra totalement liquidée en 1963, la plus grosse part des actifs revenant au groupe d'édition Bertelsmann, Jacquin ayant toutefois pu obtenir l’autorisation d’utiliser ce nom autrefois prestigieux : ce sera la UFA-Comacico. Ce rachat avait été permis par une avance de 30 MF sans intérêt et à durée indéterminée par la Ufa Filmverleigh de Munich20, et aussi par un emprunt de 15 MF garantis sur ses sociétés africaines. Il avait envoyé son gendre, Raymond Danon (1930-2018), négocier ce rachat partiel en 1960. Ce dernier avait débuté l’année précédente 18 GREGOIRE Gilbert, Notre cher cinéma, tome 1, L’Harmattan, 2008, p. 86. 19 KREIMEIER Klaus, Une histoire du cinéma allemand : la Ufa, op. cit. 20 DEROGY Jacques, « La succession fantôme de ‘Jacquin-le-requin’ », l’Express, 31/12/1982.

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dans le cinéma après avoir aussi essayé l’import-export ; il le secondera dans ses affaires et présidera les Films Copernic, puis deviendra lui-même producteur, rachètera à cet effet en 1966 l’entreprise Lira Films (sise au 98 av. des Champs Elysées, et produisant notamment les films de Claude Sautet, Pierre Granier-Deferre, Robert Hossein, etc.) et s’associera plusieurs fois avec Jacquin. Contrastant avec la discrétion et la mise en retrait de ce dernier, il deviendra rapidement un homme en vue du milieu du cinéma, notamment en accélérant la production de ses films à un rythme alors inconnu en France, en formant un GIE de distribution avec la Fox début 1973 (FoxLira)21, et en multipliant les interviews et les publicités pour lui-même et son entreprise, ou en prenant la présidence de la Chambre syndicale des producteurs de films français, puis en étant élu président d’Unifrance le 14 novembre 1973.

Maurice Jacquin (de dos avec le cigare) et l’éléphant mascotte de sa société, en 1962. Photo Philippe Le Tellier.

Dès lors, avec la plus grande profitabilité financière et symbolique de sa nouvelle place au sein du cinéma français, dès la fin des années 1950 Jacquin mit progressivement de la distance avec ses affaires africaines, essentiellement suite à sa volonté de se lancer dans la production et pour ce faire de demeurer en France, mais aussi en raison des remous dans de nombreux pays et devant les indépendances devenues inévitables. À l’instar d’Albert 21 Pour cette période, voir « Raymond Danon : la production est un virus », Film français, n°1596, 17 octobre 1975, p. 13-16.

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Mocaër pour la Secma, il cherchera dès 1958 à vendre sa holding Comacico pour financer ses nouvelles acquisitions européennes dans la production. Il s’adressera aux Américains, aux Anglais et à l’État français, les mettant en concurrence pour tenter de valoriser le montant de la cession, qui mettra cependant quinze ans à s’opérer. Puis, sentant la fin d’une époque avec les agitations politiques des années soixante et les nationalisations de 1970, concomitantes avec la disparition du Général de Gaulle et les changements qui allaient inévitablement s’opérer entre la France et les pays d’ASF, il acceptera la vente de ses entreprises africaines en 1973 à la Sopacia, dont il obtiendra un très bon prix (infra). Il décèdera l’année suivante, le 28 décembre 1974 d’une opération de la prostate en léguant sa fortune à sa première fille, Mauricette Jacquin épouse Moncho, et aux trois enfants de sa seconde épouse, nés à Dakar entre 1934 et 1940 : Marlène (épouse Danon), Monique (épouse Ceppi), et Maurice (qui décèdera par overdose en février 1979). À l’ouverture de sa succession, son coffre fort à la BIAO (Banque internationale pour l'Afrique occidentale)22 renfermait 332 lingots d’or (9,3 MF), et la réalisation de ses actifs généra 42 MF. Ils comprenaient notamment l’ensemble de ses autres sociétés encore actives, son appartement de 200m² avenue Foch à Paris, son abbaye en Sologne, sa villa à Juan-les-pins et le yacht qui avait appartenu au maréchal Tito, le Galeb (la mouette), qu’il avait racheté en 1968 via une société britannique, et qu’il amenait dans la baie de Cannes lors des festivals. À plusieurs occasions, il le prêtera à J.-C. Edeline, devenu président de l’UGC, afin qu’il y tienne son AG annuelle ; juste avant de lui vendre toutes ses sociétés africaines liées au cinéma, dont il importe désormais de reconstituer le développement. 1.3 La concentration des entreprises en ASF Depuis les origines du cinéma, il existait en ASF comme en métropole de nombreux commerçants ou exploitants ambulants se déplaçant de ville en ville, essentiellement d’escale en escale portuaire sur la côte ouest de l’Afrique. Les cinémas Maurice commencèrent de cette manière à partir de 1926, ce qui leur permit de repérer de futurs lieux d’implantation en fonction de la réception des populations locales, et ainsi également d’évaluer leurs goûts en fonction de la réception des films diffusés. Maurice Jacquin ouvrit à Dakar deux ans plus tard sa première salle de cinéma à ciel ouvert, le Tabari, dotée de 500 places, équipée d’un double poste Gaumont pour diffuser les films, muets à l’époque. Elle sera rapidement transformée en cinéma couvert en prenant le nom de Comoedia, en étant destinée aux Européens, tandis

22 Elle était l’instrument clef de la présence française sur le continent africain depuis le XIXe siècle, fut rachetée par la BNP qui la revendra en 1991, et est devenue ensuite la NSIA.

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qu’il ouvrit en 1929 une seconde salle, découverte, l’Alhambra, destinée aux Africains, deux salles pionnières en AOF. La pénétration du cinéma ne semble pas avoir été aisée, car lui-même et les autres exploitants ambulants se heurtèrent à de nombreuses difficultés, d’abord techniques avec du matériel non adapté au climat notamment, mais aussi culturelles, la religion musulmane dominante localement n’étant pas favorable à ce type de distractions. Les autres commerçants locaux antécédemment implantés s’y montraient également hostiles, y voyant une concurrence par diminution du pouvoir d’achat de leur clientèle. Après avoir passé des contrats d’approvisionnement en films avec les principaux distributeurs métropolitains de l’époque – Pathé, Gaumont, MetroGoldwyn-Mayer essentiellement – la nécessité d’amortir les coûts d’achat des droits des films l’amena à ouvrir de nouveaux postes, d’abord au Sénégal puis dans d’autres pays, afin de permettre une rotation des titres, et ainsi de renouveler régulièrement les programmes pour satisfaire la clientèle en cours de constitution. Il importe donc d’insister sur sa fonction essentielle d’importateur de films pour comprendre et saisir que cette position, centrale commercialement, s’exerçait dans les conditions de fonctionnement du marché de l’époque qui perdureront durant plusieurs décennies. Les films étaient achetés pour une somme forfaitaire aux distributeurs français (ainsi directement qu’à quelques producteurs ou ayant-droits) pour une durée déterminée, de dix-huit mois à trois ans au début, et en général avec une exclusivité sur une région donnée, l’AOF au démarrage, puis ensuite pour l’AEF également. Il ouvrira progressivement des postes de cinéma, terminologie plus adaptée pour parler des lieux de projection aux configurations diverses. Au cours des années 1930, il en ira ainsi au Sénégal à Saint-Louis, Kaolack et Thiès ; au Soudan (Mali) à Bamako ; en Côte d’Ivoire à Grand Bassam, les postes imposant un investissement certain en étant équipés en projecteurs complets avec nécessité de posséder notamment un groupe électrogène. Le coût d’achat des films, l’étroitesse quantitative du spectatorat comme la faiblesse du pouvoir d’achat de la clientèle, mais aussi la resquille importante singulièrement dans les lieux non fermés difficiles à surveiller, en firent une activité peu profitable dans les premiers temps, d’où également la pluriactivité de Jacquin et de ses employés, pourtant en situation de quasimonopole avant Guerre. La transformation juridique des cinémas Maurice en Comacico répond à cette logique économique, et coïncide avec l’arrivée du cinéma parlant. Toutes les salles se voient rénovées et équipées initialement avec du matériel son sur disque, choix non judicieux en raison des problèmes techniques de synchronisation, de la compétence accrue demandée aux projectionnistes, des difficultés et du coût des acheminements de copies, ainsi que de la déception de la clientèle, notamment européenne, face aux imperfections et aux rendus souvent de mauvaise qualité. La Comacico fut contrainte de se réé133

quiper à la fin des années trente, cette fois-ci pour lire le son sur la pellicule (procédé Webster Electric Jensen) qui se développait alors en Occident. Elle le fit d’abord sur les postes sénégalais, puis, pour la raison essentielle d’amortissement du coût des films achetés, sur l’ensemble de ses postes, qui s’étendirent alors en Casamance (sud du Sénégal), aux Dahomey, Togo, Cameroun, Guinée française, Soudan (Mali). Il semble que ce soit Maurice Jacquin lui-même, perfectionniste et passionné de technique qui ait procédé à la plupart des installations de cabine, les modifiant et les adaptant aux contraintes locales (alimentation électrique, robustesse, résistance au sable et à la chaleur, etc.). Quelques concurrents tentèrent de s’établir en tant qu’exploitants, mais sans succès, certains fermant ou revendant leurs salles à la Comacico, tel à Dakar en 1937 le Radio (ancien Comoedia, qui deviendra le Rex) de M. Chauvel Bise, certains passant des conventions de cession tel l’Alhambra de M. Girard, qui se ravisera toutefois et passera chez le seul concurrent pérenne de la zone, M. Archambeau, qui programmait et possédait des salles en Côte d’Ivoire, aux Togo et Dahomey. Toutefois, comme pour les autres exploitants, afin de s’alimenter en films ce dernier fut initialement contraint de passer par la Comacico en tant que distributeur, puis, faisant la même analyse sur la rentabilité et la nécessité d’intégrer les différentes branches, décida également d’importer et distribuer les films pour ses salles. L’étroitesse absolue des marchés, le faible nombre d’habitants européens en certaines villes et donc une clientèle et des amortissements restreints pour certains films, la nécessité de renouveler souvent les programmes et de les faire tourner, mais également la dispersion géographique des postes et des coûts de transport conséquents, firent qu’au début de la Seconde Guerre, pour les deux circuits les choix de techniques d’approvisionnement en titres auprès des distributeurs de métropole se posaient de manière identique et concurrentielle. Il convenait soit : D’acheter des copies neuves dès la sortie des films en France, en en demandant l’exclusivité pour toute l’ASF, mais aussi les autres colonies isolées (Madagascar, Martinique, Guadeloupe, Guyane) sur lesquelles le circuit pouvait traiter, mais cela s’avérait onéreux, et non adapté aux clientèles de certains postes, Traiter des films un peu anciens (18 à 30 mois) pour une courte période (6 mois), délai trop bref pour les amortir et les faire tourner sur toutes les colonies, Traiter pour une période plus longue (18 mois initialement, le double puis le triple plus tard) des films plus anciens (3 à 4 ans), moins chers car déjà amortis sur les territoires nationaux, mais moins attractifs pour une partie de la clientèle européenne. Pour permettre leur amortissement économique, cela conduisait à tenter de maximiser la fréquentation des films, et donc d’accroitre à la fois la rotation des titres en un même lieu, et, évidemment, le nombre de lieux, ce qui fit 134

émerger la nécessité de la constitution d’un circuit de salles, tout gain d’une entrée supplémentaire étant entièrement récupéré par le circuit intégré verticalement. C’est cette fonction d’importateur / acheteur de films, et le mécanisme de la transaction, au forfait, qui vont entièrement structurer la constitution et le fonctionnement de son entreprise, puis de sa seule concurrente à venir, la Secma. Il importe de saisir que la logique économique qui prévalait ne se situait donc pas principalement au niveau des salles, partie faussement évidente car la plus visible (du public et des réalisateurs puis des pouvoirs publics africains). Celles-ci ont partout intérêt à générer le maximum de recettes, et donc d’entrées, quel que soit le film projeté, son genre ou sa nationalité23 ; comme tout vendeur de n’importe quel produit ou service, elles ont vocation à attirer le plus grand nombre possible de clients. La logique prévalent n’était pas non plus celle des distributeurs classiques des autres pays du Nord, qui partagent les risques, et les recettes, avec les exploitants en leur louant les films, un par un, au pourcentage. Chacun d’entre eux a intérêt (à l’époque et jusqu’aux années 1980) à maximiser la rentabilité unitaire de chacun de ses films, titre par titre. Sur les marchés de tous les pays industrialisés de l’époque, à un instant donné, tout film exploité dans une salle l’était, pour le distributeur, au détriment d’un autre film, souvent distribué par un concurrent. Si pour la salle, à potentiel égal, le résultat était neutre qu’il passe le film A ou B, il ne l’était ni pour les producteurs des deux films, ni pour les deux distributeurs, chacun devant se partager la recette globale au prorata des résultats de son propre film. D’où la solution de l’affermage des salles que les majors ont adoptée aux États-Unis, où l’exploitant concerné s’engage contractuellement à ne passer que les films d’un même distributeur. Et c’est ce que la Comacico mettra en place : ses salles ne diffuseront que les films qu’elle-même importera, et les salles concurrentes pourront passer par elle, en tant qu’importateur/ distributeur principal, mais en ce cas ces clients ne devront ne traiter qu’avec elle (mais libre aux autres de s’approvisionner ailleurs, Archambeau adoptant rapidement la même technique de non pluralité d’approvisionnement imposée aux salles). C’est en ce sens que ces deux entreprises ne jouèrent pas le rôle classique d’un distributeur, tel que connu dans les autres pays, fournisseur titulaire d’un catalogue dans lequel les exploitants viennent négocier le film de leur choix. Ils furent surtout et avant tout importateurs et programmateurs, leur force principale résultant de la première fonction, pas d’une distribution que, techniquement, ils n’exerceront que très marginalement. 23 Il est possible de sortir de la logique marchande, mais cela implique un soutien public pérenne pour un fonctionnement hors marché, comme cela peut s’observer en certains pays, en certaines périodes, pour certains services culturels, éducatifs ou de santé par exemple. Mais il s’agit d’un autre modèle économique, que les réalisateurs africains pourront par ailleurs appeler, en vain, de leurs vœux pour le cinéma au cours des années 1970.

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Achat au forfait de catalogues de droits de films, rôle central d’un importateur également exploitant, tout le fonctionnent de la filière cinéma, et sa logique économique, diffèrent dès lors radicalement d’avec les marchés des pays économiquement plus développés. Et la divergence va s’accentuer lorsque ces derniers passeront à partir de la Seconde Guerre mondiale à la généralisation de la location des films au pourcentage, car la Comacico va conserver l’achat au forfait aux ayants droit, tout en imposant avec zèle les lois du COIC dès 1940 de la location au pourcentage aux salles, de son circuit comme aux salles clientes. Elle gagnait ainsi sur les deux bords de la filière, en appliquant la formule la plus avantageuse selon qu’elle se plaçait comme cliente (vis-à-vis des producteurs), ou vendeuse (aux salles). Ces singularités ne seront pas perçues et donc correctement évaluées, et c’est à avoir décalqué la situation d’Afrique du Nord sur celle du sud du Sahara sans en saisir les profondes différences de nature, de taille et de fonctionnement que par dogmatisme et aveuglement idéologique Tahar Cheriaa, les réalisateurs africains et la Fepaci commettront l’erreur mortelle découlant d’un diagnostic erroné. La mésestimation de la clef de voûte du pouvoir et de la profitabilité du duopsone fut totale, car elle résidait exclusivement en sa fonction de centrale d’achat importatrice puis programmatrice, pas dans une distribution qui n’existait pas en tant que telle en ASF et ne pouvait, structurellement, pas exister de manière autonome par étroitesse et insuffisance de rentabilité du marché. 1.4 L’importation des films dans les années 1940-1950 Une segmentation du marché apparut précocement, avec une spécialisation des salles selon leur emplacement géographique et la clientèle qui la fréquentait, ayant une conséquence sur le prix des places pratiqués et la programmation proposée. Elle reprenait en somme la hiérarchie économique des salles de la métropole où les films commençaient leur carrière dans les salles de première exclusivité, puis de seconde exclusivité, avant d’alimenter celles de première vision, seconde, etc. en fonction de leurs profitabilité et puissance économique24. Celles-ci n’étaient pas fréquentées par les mêmes spectateurs, mais au contraire des États-Unis, de l’Afrique du Sud ou de la Rhodésie, aucune forme légale d’apartheid n’a jamais été instituée en ASF, la segmentation des salles y étant comme partout avant tout sociale, ce qui résultait des origines de naissance des spectateurs, mais pas d’une volonté politique ou commerciale de discrimination. Les salles fréquentées exclusivement par les Africains obtenaient plus de succès avec les films « mouvementés », d’action et d’aventures, mais ces 24 Voir notamment : Claude Forest Les dernières séances. Cent ans d'exploitation des salles de cinémas, op. cit.

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publics ayant un faible pouvoir d’achat, cela imposait aux postes de pratiquer des prix de places peu élevés et de passer des films moins onéreux à l’achat, donc plus anciens, trois à quatre ans en général après leurs sorties en Occident, à l’instar des salles de quartier populaires françaises, puis souvent de les repasser plusieurs mois après (infra). Les salles aux populations mixtes devaient, à la fois passer ces films anciens, et d’autres plus récents pour satisfaire la clientèle européenne, d’effectifs souvent réduits, regroupée sur certains jours ou heures dans la semaine, en général le week-end. Toutefois, un grand nombre de postes projetant à ciel ouvert, outre les aléas en saison des pluies, une séance en matinée s’avérait impossible, ne pouvant se dérouler qu’à la nuit tombée. Essentiellement pour satisfaire des publics aux exigences liées à l’actualité des films sortis en métropole, et aux goûts parfois divergents, le double programme (deux films à l’affiche lors de la même séance) avait été généralisé en certains postes, permettant de surcroit de rattraper le retard sur la distribution métropolitaine, en couplant souvent un film récent avec un film plus ancien ou une reprise. Enfin quelques salles de première vision bien situées faisaient office de tête de pont, devenant le point de départ des circulations des titres, conservant les films un temps maximal pour optimiser leur amortissement, avant de les faire circuler dans les autres salles. La notion de circuit de salles s’imposa ainsi avec celle de circulation des titres en raison de cet impératif économique, hiérarchisant les salles et de facto les pays et les villes. Dakar en abritait trois, mais la plupart des autres pays qu’une seule. Hormis ces dernières salles, la rentabilité unitaire des postes isolés s’avérait impossible, d’où leur regroupement au sein des deux entreprises dominantes, mais également la généralisation de la pratique d’autres métiers pour les exploitants « indépendants25 » qui se fournissaient en films auprès de la Comacico ou d’Archambeau (puis Secma). Mais dans la journée, les exploitants et leurs personnels devenaient massivement cafetiers, hôteliers ou simples commerçants. Il est à noter que ces postes juridiquement indépendants de la Comacico, outre leur obligation contractuelle (et pratique) de s’alimenter auprès d’elle, avaient souvent été équipés en matériel de projection par cette dernière, qu’elle leur avait parfois vendu comptant, mais plus souvent à crédit à rembourser selon un pourcentage fixé sur les recettes à venir, les liant ainsi financièrement. Il se constitua progressivement de la sorte un circuit très hétérogène, composé de plusieurs catégories de salles : celles entièrement propriétés du circuit, 25 Dans cet ouvrage, nous employons ce terme pour désigner les postes qui n’étaient ni la propriété ni sous la gestion directe d’un des deux groupes. La notion d’indépendance est très complexe, souvent subjective, et utilisée essentiellement à des fins de valorisation symbolique, parfois très éloignée du réel. Sur cette question, voir notamment Claude Forest, « Indépendance : enjeux symboliques et jeux sociaux au sein de la filière cinématographique », dans Cinéma et (in)dépendance. Une économie politique, Laurent Creton (dir.), Presses Sorbonne Nouvelle, revue Théorème, n°5, 1998, p. 27-38.

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d’autres uniquement gérées par lui, d’autres encore dites « clientes » équipées par la Comacico, ou encore complètement autonomes, mais programmées et alimentées en films par elle. C’est de la non perception de cette variété des situations que recouvrait l’appellation de « circuit » que naitront de graves erreurs d’appréciation deux décennies plus tard, et des solutions totalement inadaptées comme la nationalisation de salles dans quelques pays, salles qui majoritairement n’appartenaient pas au groupe mais à des individus isolés, et de surcroit très peu à des Français mais souvent des nationaux ou à des Libano-Syriens.

Cinéma Rex à Abidjan

Bien que la Comacico se soit initialement plainte du « concurrent Archambaud (qui) s’agite pour créer un circuit26 », leur position de duopole était connue et déplorée dès la Seconde Guerre mondiale car régnant « à la fois sur les trois quarts de l’exploitation dans ce pays [le Sénégal], et sur la totalité de la distribution27 ». Ce qui justifiait ses offres de service à l’armée sur l’ensemble des colonies et notamment au Mali, la Sûreté lui ayant « demandé de faire vite pour des distractions car les militaires s’ennuient et la solitude est mauvaise conseillère…28 ». Cela lui permit de tenter de limiter les différents niveaux de censure, car à celle imposée par Vichy se superposè26 Comacico, M. Million, Lettre à Jean Coupan, représentant du COIC à Alger, 18 février 1942 ; CAEF, B- 47517/1. 27 COIC Alger, Jean Coupan, Note à l’attention de M. Alexis Thomas, 10 février 1942 ; CAEF, B- 47517/1. 28 Ibid.

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rent dès 1940 celles des différents territoires, non homogènes entre elles, et valables que trois mois, ce qui gênait évidemment la circulation des programmes qui s’étalaient sur de plus longues périodes et sur différents territoires29. Mais le problème principal au début de la Guerre fut l’approvisionnement en films, les copies des trois dernières années se trouvant physiquement bloquées en métropole, problème qui ne sera résolu que progressivement. Néanmoins il ne fut essentiellement diffusé dans le circuit durant toute la Guerre que des films antérieurs à 1939. La location des films de fiction et des actualités à ces salles des deux fédérations d’AOF et d’AEF suivit les lois françaises jusqu’aux indépendances. Après la location au forfait, la Comacico passa fin 1941 à la location à un pourcentage de 50% de la recette brute, avec application d’un minima garanti. Les programmes étaient fournis contre remboursement correspondant à ce minima, la recette complémentaire (pourcentage de la recette moins le minima déjà versé) devant être virée en fin de mois – voire ensuite pour certaines salles dès la fin de la semaine d’exploitation – à l’agence de Dakar (Abidjan ultérieurement pour la Secma). Suivant la directive du COIC, obligation fut faite de lui envoyer mensuellement copie des bordeaux de recettes, les tickets étant exclusivement fournis par la Comacico. Elle imposa des prix minimum des places, qui ne pouvaient être inférieurs à ceux pratiqués par Dakar, soit en 1942, 15 F pour les Européens, 10 F pour les militaires et 5 F pour les Indigènes (cette dernière terminologie changeant après la Guerre), avec des carnets de dix tickets pour 125 F30. Mais la concurrence entre un faible nombre d’acheteurs pour les mêmes films amena logiquement les producteurs métropolitains et étrangers à augmenter leurs prix, diminuant drastiquement la marge des circuits d’ASF et la profitabilité de leurs postes. Dès lors, si elles pouvaient se livrer une concurrence sur le terrain, l’intérêt partagé des entreprises de l’oligopsone était de s’entendre pour ne pas surenchérir, afin de ne pas augmenter les profits des vendeurs de films, mais au contraire augmenter leur propre marge en achetant le moins cher possible les films. Corrélativement, vu l’étroitesse du marché d’ASF, et la faible profitabilité de l’exploitation isolée, ces mêmes entreprises s’étaient retrouvées dans la nécessité de s’intégrer verticalement au maximum pour récupérer les marges commerciales sur chacune des étapes de la vie économique du film : achat/importation, distribution, programmation, exploitation et installations techniques. Mais également et con29 Sur la censure du cinéma en AOF depuis les origines, voir GOERG Odile, « Entre infantilisation et répression coloniale », Cahiers d’études africaines, n° 205, 2012, p. 165-198. 30 Il s’agit encore de francs français. Le franc CFA a été créé en 1939, mais est officiellement entré en vigueur avec la signature par la France des accords de Bretton Woods le 26 décembre 1945. La parité initiale était de 1 franc CFA pour 1,70 franc français. Avec les différentes dévaluations, elle évoluera rapidement pour une parité 1 FF = 0,50 FCFA (1948) puis cent fois moins avec le nouveau franc de 1958 (Cf. le tableau de l’évolution des parités en annexe).

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comitamment, elles eurent intérêt à se partager les territoires pour éviter les guerres frontales sur d’étroits marchés, donc à s’entendre entre elles. De l’étendue des zones à couvrir et leur faible urbanité d’une part, de la très faible rentabilité unitaire de chaque poste de l’autre, étaient ainsi rapidement devenus structurellement inévitables : - la concentration économique entre un faible nombre d’entreprises ; - l’entente entre ces firmes pour un partage optimal et non concurrentiel des lieux d’implantation ; - un accroissement de la rentabilité par intégration verticale des métiers de l’exploitation, de la programmation des salles et très accessoirement de la distribution des films ; - une atypie jusqu’alors rencontrée durablement sur aucun autre marché au monde, à savoir que ces mêmes entreprises avaient fortement intérêt pour conserver leur domination du marché, et surtout accroitre leur rentabilité, à assurer en interne et conserver en exclusivité l’importation des films. Ce faisant, et au contraire des marchés occidentaux comme de la plupart des pays où le cinéma s’était développé, leur force n’a pas résidé essentiellement dans la propriété des salles ni la distribution des films. La singularité de leur position dominante dans les pays d’ASF a résulté, à la fois d’une situation de duopole dans la programmation des salles, et à la fois et surtout, d’une situation de duopsone vis-à-vis des marchés extérieurs, en étant durablement les seules firmes achetant les droits des films pour plusieurs des territoires concernés (quelques exploitants importeront de temps en temps des films pour leur propre compte ou une zone nationale limitée). Et ces achats se faisaient nécessairement à l’étranger au vu de la totale absence de productions nationales. C’est évidemment cette double position dominante qui a construit leur poids, et surtout une telle longévité sur ce marché de l’ASF. Mais c’est, également, à ne pas avoir perçu cette double singularité qui s’exerçait de surcroit sur une mosaïque de très petits marchés, que les réalisateurs africains commettront une seconde erreur d’analyse, rendant leurs souhaits et préconisations inopérantes, puis destructrices. Ceteris paribus, alors que (pour le cinéma) tous les pays d’ASF réunis pesaient moins qu’une seule ville comme Marseille, c’est comme si, au moment des indépendances, tous les arrondissements marseillais, éclatés et répartis sur une étendue vaste comme treize fois la France, auraient voulu devenir autonomes sur toute leur filière cinéma, de la production à l’exploitation, mais tout en dépendant chacun séparément mais exclusivement de deux groupes pour l’importation des films, de surcroit étrangers. On mesure immédiatement l’incongruité du projet et son impossibilité économique, ce que l’idéologie et une revendication nationaliste voileront à leurs locuteurs durant un quart de siècle. De surcroit, si les grands principes d’équité apparente balayèrent intellectuellement les contraintes gestionnaires, ils méconnurent également un point de technique commercial essentiel, à savoir la source de profitabilité constituée par la différence du montant perçu entre une vente au forfait et la loca140

tion au pourcentage. Elle seule conférait sa viabilité à un groupe intégré verticalement ; que le forfait à l’achat des films soit remplacé, et c’est tout le modèle économique qui était à revoir ; que l’intégration verticale disparaisse, et c’est toute la rentabilité de l’ensemble qui s’écroulait définitivement. Suivant la même logique de développement, mais de taille plus réduite, la société Archambeau devint en 1948 la Secma (Société d'exploitation cinématographique Marcel Archambeau), qui changea de dénomination pour Société d'exploitation cinématographique africaine en 1955 après son rachat par Albert Mocaër, tout en gardant l’acronyme Secma. Son siège se trouvait à Abidjan (dans le cinéma Rex) avec des bureaux à Dakar (12, rue Béranger Féraud), et elle accru progressivement et partagea avec la Comacico les marchés de l’exploitation, et surtout de l’importation des films et de leur distribution en AEF-AOF. Ainsi, durant la Guerre leurs 32 postes d’AOF furent alimentés régulièrement, à raison de deux programmes par semaine pour les cinémas Archambeau, et de deux à trois pour les grands postes de la Comacico, soit une nécessité de se procurer 150 à 300 films par an. Ils se fournissaient respectivement (et par importance décroissante), pour la première auprès des firmes de distribution basées en France Sonociné (plus du tiers des programmes), Tobis, Baudon St Lo, Pathé, Universal, Metro Goldwyn, et pour la seconde auprès de Sonociné, Metro Goldwyn, Fox, Artistes associés, Pagnol, Pathé, Alliance cinématographique européenne (ACE). Pour alimenter ses postes, la Comacico achetait les droits des films directement ou par l’intermédiaire de son représentant à Paris, M. Vauconsant (domicilié 3 rue Bergère dans le 9°) et s’occupait ensuite du routage des copies. Le prix d’achat des films variait comme partout selon leur ancienneté et leur succès en salles en Europe. À titre d’exemple, en mars 1941, Jacquin acheta pour l’AOF à l’ACE un lot de 76 films, dont les droits variaient de 1.000 à 15.000 F chacun31, comprenant une majorité de titres allemands, tels le plus cher Le maître de poste (Gustav Ucicky32, 1939) ou 14.000 F pour Pages immortelles (Carl Froelich, 1939), Kora Terry (Georg Jacoby, 1940), 12.000F pour Une mère (Gustav Ucicky, 1939)33, jusqu’au moins cher à 1.000 F pour Savoy hôtel 217 (Gustav Ucicky, 1936), mais aussi des films français, à 15.000 F tel L'héritier des Mondésir (Albert Valentin, 1939), 31 Lettre-contrat de l’Alliance cinématographique européenne à Maurice Jacquin, Comacico Dakar, Paris, 5 mars 1941; CAEF, B- 47517/1. 32 Metteur en scène autrichien parmi les plus prolixes (une cinquantaine de LM entre 1927 et 1960), il sera mis en avant par le pouvoir politique du IIIe Reich pour sa « valeur artistique » : CADARS Pierre et COURTADE Francis, Le Cinéma nazi, Losfeld, 1972, p. 261. 33 Ce mélodrame sera l’un des trois films donnés en exemple par Raoul Ploquin, Directeur du COIC « Nous aimerions que le cinéma français produise à son tour des films d’une haute tenue, au service de la nouvelle politique française », cité par JAZARIN Arlette, « Une déclaration de M. Raoul Ploquin “Tout notre effort portera sur la qualité” », Ciné-mondial, no 36, 1er mai 1942.

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seulement 10.000 F pour Le récif de corail (Maurice Gleize, 1939), 9.000 F pour L’étrange monsieur Victor (Jean Grémillon, 1938), 6.000 F pour Un fichu métier (Pierre-Jean Ducis, 1938), etc. Ces quelques exemples, dont peu d’œuvres sont passées à la postérité à l’instar de l’essentiel de la production cinématographique, reflètent assez bien l’offre de l’époque, en montrent l’hétérogénéité et la grande banalité, simple reflet des spectacles comme de la demande populaires, d’abord sur le continent européen. Là encore, cette réalité doit relativiser nombre de critiques qui seront adressées au duopole quant à la « qualité » des films qu’il diffusait. En l’occurrence, au vu du nombre de titres qu’elles devaient importer, à la fois les deux groupes ont très tôt été contraints de s’approvisionner par lots entiers auprès des producteurs qui tentaient évidemment d’écouler tout leurs stocks, et à la fois, sur une telle quantité, la probabilité de trouver des titres de faible intérêt aux regards des critiques cinématographiques croissait plus que proportionnellement avec la quantité de films achetée, les chefs d’œuvre se distinguant, par définition, du plus grand nombre par leur rareté absolue. (Cet argument récurrent de basse qualité sera énoncé dès les années 1950 et perdurera longtemps encore après les indépendances, nous y reviendrons). Ces exemples de titres montrent également l’adaptation permanente de la distribution à l’offre de la production mise sur le marché. En termes de nationalités, durant la guerre les populations d’ASF verront logiquement une forte proportion de films allemands et très peu d’états-uniens ou anglais du fait de l’embargo et des lois prises sous l’occupation. Mais à la Libération, ce sera l’inverse et la production hollywoodienne accroitra son offre et dominera progressivement le marché. De surcroit, l’étude précise de ce lot acheté à l’ACE montre finalement la profitabilité du métier d’importateur et la rentabilité unitaire de chaque titre puisque, hors coût de transports, certes non négligeable et à sa charge, ce lot de films acheté pour un total de 549.000 F, soit un prix moyen par film de 7.223 F, se voyait amorti avec une fourchette de 1.500 spectateurs payants par film (en postes européens) à 2.900 au maximum (7.223/5 F/100*50) s’il ne passait que dans les postes fréquentés par les Africains, niveaux aisément atteints. À de rares exceptions près, les autres exploitants devaient, en pratique et par commodité, passer par ces deux entreprises d’importation/distribution, ou plus exactement par leurs filiales, la Cofinex marocaine (puis la Sodetex monégasque) pour la Comacico, et Alcimar (puis la Cogeci monégasque puis Interciné34) pour la Secma, afin de s’alimenter en films, notamment les plus commerciaux. C’est ainsi que, dès les années cinquante, le duopole couvrit tous les pays de l’ASF et programma plus de la moitié des écrans en engrangeant une part supérieure de la recette, car possédant ou gérant les salles au meilleur rendement. 34 Au contraire des autres sociétés, nous n’avons pas trouvé d’enregistrement d’Interciné, ni à

Monaco, ni en France où aucune autorisation d’exercice n’a été délivrée à ce nom par le CNC.

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2) Le fonctionnement du groupe Jacquin avant les indépendances Absent des trois colonies belges comme des pays anglophones, le duopole s’est en revanche progressivement implanté sur l’ensemble des colonies françaises d’ASF, rassemblées à l’époque en deux fédérations : - L’Afrique occidentale française (AOF) qui comprenait huit territoires, Mauritanie, Sénégal (qui abritait la capitale fédérale, Dakar), Guinée, Niger, Soudan (qui deviendra le Mali), la Haute-Volta (qui deviendra le Burkina Faso), la Côte d’Ivoire et le Dahomey (futur Bénin), auquel était rattaché le Togo placé sous mandat de l’ONU depuis la Première Guerre mondiale. Sa superficie totale avoisinait les 4,8 M km2, pour une population en 1955 d’environ seulement 18 millions d’habitants, dont 65.000 Européens et assimilés. - L’Afrique équatoriale française (AEF) qui comprenait quatre territoires, Gabon, Moyen-Congo (dit Congo Brazzaville, qui deviendra la République populaire du Congo, cette dernière ville étant la capitale fédérale), Tchad et l’Oubangui-Chari (qui deviendra la République Centrafricaine), auquel était rattaché le Cameroun dans les mêmes conditions que le Togo. Sa superficie avoisinait 2,9 M km2 et n’accueillait qu’environ 7,5 millions d’habitants, dont 33.000 Européens. Les deux entreprises calquèrent rationnellement leur organisation sur ces divisions administratives, l’ensemble des 14 pays couvrant ainsi 7,7 M de km2 pour une population d’environ 26 millions d’habitants35 dont moins de 100.000 venant d’un autre continent36, les Africains étant de surcroit massivement dispersés dans des villages, tous les pays étant essentiellement ruraux. La seule ville conséquente était Dakar (environ 300.000 habitants), ce qui explique sa position tant politique, que d’attraction cinématographique, puisqu’elle abritera durablement le plus grand nombre de salles en ASF. Abidjan en Côte d’Ivoire se développera rapidement par la suite, deviendra progressivement le deuxième plus grand centre cinématographique de la zone, mais accueillait moins de 50.000 habitants à l’époque. À titre de comparaison, la France métropolitaine, qui n’occupe que 550.000 km2, comptait 70% d’habitants en plus (44 millions en 1957) que ces 14 pays réunis, et une ville comme Nancy ou Orléans accueille aujourd’hui plus d’habitants que tous les Européens résidant en ASF à l’époque. Si la taille géographique du marché était gigantesque, ses clients solvables se trouvaient de facto très dispersés et peu nombreux. Ce qui, en soi, suffit pour expliquer à la fois l’étroitesse absolue du marché cinématographique, et le faible nombre d’entreprises qui purent s’y maintenir. 35 Le recensement de la population n’était pas systématique, et est encore aujourd’hui difficile en certaines régions. 36 Le terme d’Européen pour désigner les non africains apparait impropre ; au recensement de 1951, sur 90.000 non-africains, il se comptait 10.000 Libano-Syriens, 550 États-uniens, etc.

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2.1 Les entreprises du groupe de Maurice Jacquin Tout en continuant dans les années cinquante ses diverses activités commerciales, dont notamment la ferraille et les travaux de bâtiment, Maurice Jacquin obtint également la concession de la représentation du matériel de projection Cinemeccanica, ce qui lui fut fort utile pour équiper et entretenir ses postes, mais aussi ceux de ses clients, tissant ainsi avec eux deux autres liens de dépendance, technique et financier, car il leur consentait souvent des crédits pour la fourniture de cet équipement. Dans le champ cinématographique, il contrôlait directement plusieurs entreprises spécialisées, réparties selon l’organisation de l’administration fédérale. La Comacico en constituait la plus importante et la plus visible, mais pas la seule. Officiant en AOF, cette SARL au capital de 300 MFF y côtoyait à la fin de cette période la Cofici (SARL de 25 MFF) spécialisée dans le financement (mais qui n’apparait que rarement dans la structure capitalistique de ses sociétés d’exploitation cinéma), et la Cofinex (SARL de 20 MFF) chargée de l’approvisionnement en films, de leur stock et du matériel de projection. Pour l’activité cinéma, en AEF une Comacico Cameroun avait spécialement été montée, en relation à la situation juridique de ce pays, tandis qu’à Brazzaville fonctionnait la Cofacico (SARL de 10 MFCFA) qui y était domiciliée. En revanche, depuis leur création, les quatre premières sociétés se trouvaient domiciliées au Maroc, à Casablanca, tandis que les bureaux de la direction générale de toutes ces entreprises se voyaient établis à Dakar (Sénégal). Cette organisation, au fonctionnement juridique, pratique et commercial entièrement africain, durera jusqu’en 1959, puis aux indépendances l’ensemble de l’organisation du groupe sera modifiée. Néanmoins, pour bien comprendre l’activité effective du groupe, il est indispensable de retracer sa construction progressive, afin d’en saisir la logique organisationnelle, caractérisée par les contraintes originelles du marché en ASF. Il convient également d’indiquer que les changements qui interviendront seront déterminés, d’une part par la nécessité de s’adapter aux nouvelles législations relatives aux entreprises qui devenaient nationales, et non plus structurées par les lois des fédérations AOF et AEF, et pour la domiciliation, par un changement de la réglementation fiscale intervenu au Maroc. Non négligeables, mais totalement occultées dans l’analyse de la situation post indépendances, il est indispensable d’indiquer que Jacquin était également propriétaire de nombreuses sociétés civiles immobilières (SCI), à Dakar (21 sociétés), Abidjan, Brazzaville, etc. En effet, il achetait généralement les terrains où il construisait spécialement ses salles, souvent avec maison ou appartement pour loger une partie du personnel, en particulier le chef de poste. Cette stratégie non seulement fidélisait son personnel mais augmentait l’indépendance du groupe, économisait des charges (loyer) qui demeuraient en interne, tout en valorisant substantiellement la capitalisation globale de son patrimoine entrepreneurial, singulièrement avec l’urbanisation croissante 144

et l’augmentation du prix des terrains comme des loyers tout au long de quatre décennies durant lesquelles il prospéra. 2.1.1 L’organisation générale du groupe Bien que son siège social soit toujours domicilié au Maroc, la Comacico n’y exerçait plus aucune activité dans les années cinquante. Elle n’y centralisait pas non plus les comptes de ses différentes succursales nationales, qui étaient établis pays par pays, selon les législations en vigueur. Tout en cumulant différentes activités commerciales, concernant strictement le cinéma, ses enregistrements comptables englobaient ses différents métiers, sans en séparer les risques : distribution des films, exploitation des salles, construction et équipement de ces dernières, vente et entretien des matériels de projection, gestion des biens immobiliers des différentes SCI contrôlées par Jacquin. Il n’était pas exécuté de ventilation comptable détaillée pour les différents secteurs d’activité, le calcul de leur rentabilité n’étant pas effectué (et de faible intérêt à retracer), la logique de l’entreprise étant globale au vu de l’étroitesse de chacune des activités, comme des marchés nationaux. En termes organisationnels, la direction générale du groupe était assurée directement par Maurice Jacquin, en son siège à Dakar, domicilié au-dessus du cinéma Bataclan, bien situé dans la capitale sénégalaise. Elle donnait ses ordres aux trois directions régionales, chacune étant juridiquement autonome, assurant sa propre comptabilité et possédant des agences locales couvrant chacune un ou plusieurs pays. Ainsi : la Comacico (AOF) contrôlait cinq succursales établies à Dakar (la principale, couvrant le Sénégal et la Mauritanie), Conakry (Guinée), Bamako (Soudan), Abidjan (Côte d’Ivoire et Haute-Volta), et Cotonou (Dahomey et Togo) ; la Cofacico (AEF) contrôlait deux succursales établies à Brazzaville (la principale, pour les Congo et Gabon) et Bangui (Oubangui-Chari, Tchad) ; la Comacico Cameroun à Douala qui ne s’occupait que de ce pays. Toutefois, le pragmatisme régnait, et une direction régionale pouvait assurer l’approvisionnement de clients proches d’elle géographiquement, même si situés en un pays limitrophe dépendant d’une autre direction régionale. Leur rôle résidait en effet notamment en l’acheminement des copies de films dont il fallait optimiser le transport, et en la récupération des recettes, toutes envoyées hebdomadairement au siège principal à Dakar. 2.1.2 Les ressources humaines Au niveau du personnel, à la direction générale basée à Dakar, M. Zacchi secondait M. Jacquin, mais ne se rendait pas sur le terrain et ne connaissait pas les postes étrangers ; il avait toutefois autorité pour prendre les décisions administratives et comptables en son absence. Il supervisait une équipe ex145

trêmement resserrée de cinq personnes, qui centralisaient les fonctions de toutes les directions régionales. Officiaient ainsi un chef comptable, un chef de publicité, un pour les transports, un pour la technique, et un affecté spécifiquement au format réduit (16 mm). Au niveau régional chaque directeur était assisté d’un adjoint responsable de la technique, et au niveau des succursales un directeur officiait, souvent assisté de son épouse. Les directeurs étaient tous des hommes, en moyenne assez jeunes, très actifs et choisis pour leur compétence, celle-ci caractérisant également les responsables techniques, essentiellement des non Africains. Une spécificité de l’organisation imposait par ailleurs que le personnel administratif compléta son service par une présence en salle pour les séances de 18h30 et/ou en soirée. Au niveau régional et parfois des succursales, la variété et la multiplicité des tâches assignées aux directeurs en faisaient de véritables chefs d’entreprise responsabilisés, ce qui créait également une émulation entre les postes, profitable au groupe. Il importe de rappeler qu’à toutes les fonctions liées au cinéma, tant dans la distribution (routage des copies, récupération des recettes hebdomadaires, etc.), dans l’exploitation (direction des salles, entretien technique, vente de confiserie, construction des bâtiments des nouvelles salles, etc.), que dans la technique (vente et réparation du matériel, etc.), se surajoutaient des tâches liées aux autres activités du groupe, et notamment la récupération et le réacheminement de la ferraille, puisque leur siège se situait dans, ou proche, de grandes villes portuaires (Dakar, Brazzaville, Douala, puis Abidjan). Cela leur assurait une position de personnalités relativement puissantes et influentes économiquement dans leur ville et le pays, fortement introduites dans l’administration et la vie coloniale, pouvant également de facto jouer un rôle d’influence politique, notamment pour orienter ou huiler l’application de certaines lois ou directives commerciales. Au-delà de son chiffre d’affaires, le groupe revêtait également une certaine importance relativement aux effectifs employés, avec plus d’un demi-millier de personnes dès le début des années 1950. À titre indicatif, les 545 employés recensés en mars 195737 se décomposaient comme suit : -Siège de Dakar : 84 dont Direction générale 6 Administratifs 33 Service technique 45 -Comacico (AOF) : 318, dont Sénégal 180, autres pays 138 -Comacico Cameroun : 50 -Cofacico : 93 dont Bangui 30 Les 461 employés des entreprises régionales et locales comprenaient les chefs d’agence (européens), les chefs de salles (européens ou libano-syriens, rarement africains), les caissiers (parfois européens, souvent africains), le 37 Mémento sur les régions dans lesquelles s’exerce l’activité des entreprises de Monsieur Maurice Jacquin, op. cit., s.a., s. l., s. p. ; AN AG5-0514/19.

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reste du personnel étant essentiellement des nationaux : contrôleurs, placeurs, opérateurs et aides opérateurs, vérificateurs de films, chauffeurs, gardiens et personnel d’entretien. Les salaires des employés français se voyaient régis par la convention collective correspondante, auxquels s’ajoutaient de nombreux avantages : quatre mois de congés payés tous les deux ans, transport en métropole de l’employé et de sa famille pris en charge par l’entreprise, logement très confortable mis à disposition, etc. Cette politique sociale garantissait une fidélité et un dévouement réel à la personne du fondateur du groupe. Le personnel africain bénéficiait également d’avantages sociaux, mais était moins rémunéré et payé au cachet selon la législation nationale ou fédérale. Dans chaque zone se trouvait également appointé mensuellement un avocat influent, auquel les directeurs pouvaient faire appel en cas de problèmes juridiques ou de conflit exceptionnel. Si Maurice Jacquin contrôlait personnellement l’ensemble du groupe depuis Dakar, tout en se déplaçant régulièrement dans les salles et bureaux régionaux, il avait délégué les fonctions essentielles aux chefs d’agence et autonomisé l’ensemble des régions. En cas de problèmes financiers, ceux-ci devaient immédiatement se rapprocher du directeur de l’agence locale de la BNCI38, qui a soutenu et accompagné la croissance du groupe. Très loin de l’image du simple mécréant petit boutiquier, il est patent qu’en un quart de siècle le fondateur de la Comacico a su créer et organiser un groupe multinational cohérent et efficace, souple mais fortement structuré et centralisé, organisé en étoile autour de sa personne, maitrisant la totalité de la vie du film après sa mise en production, assurant de par l’intégration de toutes les fonctions une autonomie, une efficacité, mais aussi rentabilité que permettait seule cette double intégration, verticale (sur l’ensemble des métiers) et horizontale (sur les films distribués et sur le plus grand nombre de salles des quatorze pays). Croisant sa route quelques années plus tard, un jeune exploitant versaillais retiendra toutes les leçons de ce succès et copiera son organisation, tant pour son groupe familial, la Socogex, qu’en relançant ce qui deviendra le premier groupe de cinéma français, l’UGC : puis, humour de l’Histoire, Jean-Charles Edeline deviendra également l’artisan du rachat de la Comacico vingt ans plus tard (cf. infra). Indissociables et complémentaires les unes des autres, hors les SCI, les sociétés contrôlées par Maurice Jacquin n’étaient donc pas spécialisées dans une fonction ni un seul secteur d’activité. Devant la complexité du montage juridique et l’intrication des métiers au sein, et entre, les entreprises, une vision simplificatrice avait amené ses interlocuteurs à dénommer « Comaci38 La Banque nationale pour le commerce et l’industrie est une filiale de l’ancêtre de

l’actuelle BNP Paribas, qui a pris son essor en Afrique durant la Seconde Guerre mondiale, pour y accompagner une dynamique de développement dans l’empire colonial français. À partir d’Alger, elle installa ses sièges principaux à Casablanca puis à Saint Louis du Sénégal.

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co» ce groupe très cohérent mais multiple, très difficile à saisir branche par branche dans une analyse traditionnelle de la filière cinématographique. Or, loin d’être une classique entreprise française – aucune de ses sociétés n’était d’ailleurs à l’époque domiciliée sur le continent européen – elle constituait un conglomérat formant une véritable multinationale, certes dirigée par un Français, mais entièrement africaine, la totalité de ses activités y étant exercées et sièges sociaux y étant domiciliés. 2.2 La Cofinex La Cofinex possédait aussi son siège social au Maroc (7, passage Sumica à Casablanca), mais ses bureaux se trouvaient identiquement à Dakar, centre physique réel de toutes les activités de Jacquin, qui y possédait par ailleurs une grande résidence personnelle. La Cofinex acquérait les droits des films et leurs copies physiques (16 et 35 mm) via le commissionnaire Vauconsant basé à Paris (dont les bureaux appartenaient à Jacquin) moyennant une commission à l’époque de 5%. Elle en confiait l’exploitation aux trois sociétés établies sur les territoires : Comacico pour l’AOF, Comacico Cameroun et Cofacico pour l’AEF. Celles-ci endossaient ensuite la fonction de distribution des films avec toutes les charges attenantes : transport des copies de Paris à Dakar, puis routage selon les circuits de salles ; achat et acheminement du matériel publicitaire ; paiement des droits de douane et tous frais de distribution des films, moyennant une commission de 20% (part distributeur) pour les salles dont elle était propriétaire ou qu’elle avait en affermage, de 40 à 50% de la recette pour les salles clientes. La Cofinex se trouvait de facto toujours créditrice vis-à-vis des Comacico, dont les salles lui versaient hebdomadaires une avance, ou un forfait, assis sur les recettes réelles de l’année antérieure (n-1), un ajustement se faisant en début d’année suivante (n+1) selon les résultats constatés l’année achevée (n). Elle assumait également la fonction d’achat du matériel, notamment des projecteurs Cinemeccanica pour le 35 mm, et de marque Cineric (filiale d’Ericsson) pour le 16 mm, ainsi que des nombreuses pièces de rechange, à fin de stockage prévisionnel pour tout le circuit et les clients. La commercialisation du matériel se faisait via les Comacico et Cofacico, soit à la vente pour la plupart de ces dernières et à des salles clientes, soit à la location, à un prix oscillant autour de 10% de la recette nette (installation et entretien inclus). Il est à noter que, en raison du coût et surtout le faible nombre de copies pour chacun des films, le circuit ne programmait et distribuait que les salles qui avaient été équipées par ses soins. Si cela lui assurait à ce niveau une clientèle captive, cela s’avérait surtout être une décision de précaution prise au fil des ans en raison de la fréquente dégradation antérieure des copies, due parfois au manque de soin, mais souvent liée à l’utilisation de projecteurs de mauvaise qualité ou mal entretenus. Or le coût de retirage en métropole d’une copie d’exploitation d’un film ordinaire annihilait sa renta148

bilité, le plus souvent assez faible unitairement. Marginale économiquement dans ses revenus de vente (de l’ordre de 5% du CA), cette activité d’équipement des salles permettait surtout d’importantes économies par le soin apporté à la conservation du stock de films, et valorisait ainsi l’image du groupe, tant comptablement que symboliquement par une réputation de qualité. Elle percevait complémentairement les revenus issus de la vente de confiserie de toutes les salles du groupe, et une fraction de la publicité diffusée sur leurs écrans. L’absence de document comptable retrouvé pour cette période rend difficile une évaluation précise de son activité financière, mais la marge retirée sur ces activités de service en faisait probablement l’entreprise la plus profitable du groupe39. Maurice Jacquin la dirigeait personnellement, décidant notamment du catalogue de films à se procurer. Simple enveloppe juridique, sans personnel et officiant dans les locaux de la Comacico, elle avait clairement été montée pour dissocier les risques liés à l’exploitation physique des salles et surtout centraliser les profits de toute l’activité cinématographique du groupe. Toutefois, et quels que soient leurs montants dont les calculs militants qui seront assénés ensuite paraissent surévalués (cf. infra), ceux-ci n’étaient pas non plus intégralement « rapatriés » en métropole comme cela a souvent été affirmé, une fraction servant à financer des opérations immobilières en finançant les SCI du groupe. C’est ainsi qu’en 1955 les comptes de la Comacico AOF indiquaient une dette de 111 MFCFA visà-vis de Cofinex dont à l’actif de son bilan apparaissaient 102 MFCFA en SCI dans les valeurs réalisables. Juridiquement, c’est donc la société Cofinex qui assurait les négociations pour les achats des films et possédait les droits d’exploitation du stock physique des copies, qu’elle acquérait désormais pour une longue durée, en général cinq ans, période qui pouvait être renouvelée contractuellement selon les résultats obtenus dans les salles africaines. Les copies, ainsi que celles des bandes-annonces, demeuraient la propriété des producteurs ou des distributeurs métropolitains. En général, le groupe acquérait une copie par titre en format standard 35 mm, et deux copies pour ceux exploités en format réduit (substandard) 16 mm, ce qui représentait comptablement un actif pour la Cofinex, de valeur variable selon la durée des droits. Elle les louait ensuite aux sociétés Comacico et Cofacico qui en avançaient immédiatement le coût total (en équivalent d’un minima garanti), qu’elles déduisaient ensuite des remontées de leurs premières recettes. La Cofinex se trouvait ainsi toujours en excédent de trésorerie et ne prenait aucun risque, lequel se voyait porté intégralement par les trois autres entreprises du groupe, qui elles-mêmes le répercutait sur les postes de projection de leur zone. 39 En 1956, une évaluation mettait son CA à 209 MFCFA, avec une marge après l’achat de films de l’ordre de 25% : Mémento sur les régions dans lesquelles s’exerce l’activité des entreprises de Monsieur Maurice Jacquin, op. cit., s. p.

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Dès la Libération, elle procéda à une politique d’achat régulière, d’en moyenne 220 titres par an en 35 mm (précisément 1541 de 1950 à 1956)40. La quantité de ces achats était volontairement supérieure aux besoins du groupe qui asphyxiait de la sorte la concurrence en acquérant des droits que les autres importateurs, éventuels ou naissants (la Secma), ne pouvaient plus se procurer. Cela a toutefois abouti à une augmentation des coûts d’achat, renforcée de surcroit par l’inflation générale des prix et également par celui des coûts de production de films. Coûts d’achat de films par la Cofinex (1950-1956) Années Droits payés (MFF) (en MFCFA)

1950 56

1951 62

1952 88

1953 124

1954 105

1955 141

1956 182

28

31

44

62

52,5

70,5

91

À ces coûts d’achat directs, il fallait rajouter des frais annexes d’environ 30%, à savoir : des frais de douane (20% sur 60 FF le mètre, soit environ 13MF pour 1,1 million de mètres de pellicule en 1957) ; la taxe additionnelle (13,46%), la commission d’achat du bureau de Paris (5%) ; les frais d’emballage (étouffoirs métalliques en tôle revendus en interne au prix coutant (~3,5%) et les frais de transport Paris-Dakar (environ 125.000 FF la tonne) soit à peu près 1,8%. Par ailleurs, Jacquin avait tiré les leçons des difficultés d’approvisionnement qu’il avait rencontrées en 1940-41, consécutives au blocus du début de la Guerre ; en achetant plus de droits de films que de besoin, il se constituait une réserve stratégique non négligeable de films inédits, de l’ordre d’un cinquième de ses achats annuels. À la veille des indépendances, il aurait ainsi pu tenir près de trois ans avec des films inédits sans avoir à racheter de nouveaux titres. Cela constituera une arme commerciale redoutable dix ans plus tard, une première fois en 1969 face aux majors états-uniennes qui voulurent faire pression sur lui en arrêtant leurs cessions pour modifier les conditions commerciales de vente de leurs films, une seconde fois face aux États africains qui voulurent se lancer dans la nationalisation de la distribution ou de l’exploitation. Tenant la clef de l’approvisionnement en films, il remportera les confrontations dans les deux cas (nous verrons précisément comment au chapitre suivant). En 35 mm le besoin d’approvisionnement des salles durant ces années 1950 était relativement simple à évaluer et satisfaire : a) les salles des grandes villes, d’exclusivité, essentiellement fréquentées par les Européens, diffusaient un film inédit par semaine, qu’elles changeaient hebdomadairement, selon un circuit, dit « accéléré », de grandes 40 Mémento sur les régions dans lesquelles s’exerce l’activité des entreprises de Monsieur Maurice Jacquin, op. cit., s. p.

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villes qui se suivaient chronologiquement les unes après les autres, soit une cinquantaine de films par an. Ce circuit comprenait une petite vingtaine de postes, et un nouveau titre s’amortissait ainsi sur une première période de quatre à cinq mois. En moyenne, les villes les plus importantes commercialement (Dakar, Abidjan Douala, Brazzaville) diffusaient le film trois ou quatre jours dans la semaine, les villes secondaires (Bangui, Conakry, Pointe Noire, Fort Lamy) deux jours seulement, tandis que les autres postes de cette première forme de circulation pouvaient ne le diffuser qu’une seule journée. Ce film récent était ensuite réédité la ou les années suivantes, selon la durée des droits et le succès initial obtenu, couplé alors avec un second film au même programme. Ces courtes durées d’exploitation sur un même poste s’adaptaient évidemment au faible nombre absolu de clients potentiels, composés des Européens et Nationaux de l’élite locale. b) Les autres salles, essentiellement fréquentées par les Africains, suivaient un deuxième circuit de diffusion, dit « normal » (ou parfois « omnibus »), proposant deux films inédits chaque semaine, souvent un seul jour chacun sur une ou deux séances, soit un besoin d’alimentation en nouveaux titres de 120 à 150 titres annuellement. Les rediffusions de titres ayant enregistré du succès lors de diffusions antérieures étaient nettement plus nombreuses, nécessitant un besoin de roulement en titres plus important puisque, d’une part le programme de ces salles changeait quotidiennement, et que d’autre part, pour les films en reprise, le double programme (deux films pour le même prix lors de la même séance) était devenu la règle. Il importe de s’arrêter brièvement sur cette pratique qui sera ultérieurement très décriée (mais on verra pourquoi et par qui). À ce stade, il faut d’abord remarquer, d’une part que ce double programme, qui était apparu en Europe dès après la Première Guerre mondiale, puis s’était répandu durant les années trente avec la crise économique, visait à attirer et satisfaire une clientèle essentiellement populaire. Quoiqu’en partie interdite en France sous Vichy, cette pratique perdurera en certaines salles, y compris de la capitale, jusqu’aux années 1970, avant la généralisation des complexes et des salles permanentes (diffusant des programmes en continu toute la journée). Mais en Afrique, la sortie au cinéma constituait souvent le seul loisir accessible, les théâtres, télévision, voire radio et encore moins lecture étant inaccessibles pour une large partie des populations, et il convenait, à la fois de le renouveler souvent pour satisfaire une clientèle structurellement moins nombreuse que dans les pays du Nord, et d’en offrir « pour son argent », donc pour une longue durée de séance, de trois heures et plus. L’Inde fera le même constat, mais adoptera une autre solution, puisqu’elle ne cesse depuis de proposer des films populaires proposés unitairement en cette durée. Nonobstant, il est indéniable que cette forte demande appelait une rotation rapide des titres et la nécessité d’un catalogue annuel très conséquent d’environ 600 films (2 par jour, 6 jours par semaine, 52 semaines par an) en 151

sus de la centaine d’inédits. Tautologie : comme en toute analyse d’un marché, ce type d’offre aurait disparu si n’avait perduré une demande suffisante. C’est cette demande, populaire, que les cinéastes africains et nombre de locuteurs français tiers-mondistes dénigreront une décennie plus tard. Si on dispose de très peu d’enquêtes sur les spectateurs de l’époque, tous les témoignages manifestent le plaisir et la joie de l’aller au cinéma, sans grande considération pour les programmes. L’une des très rares études sur la période, qui concernait tous les aspects de la vie des habitants de Cotonou, et donc très marginalement le cinéma au sein des loisirs, livre cependant des données éclairantes. En 1952 le cinéma y était une « distraction classique, et certaines soirées, où les programmes sont particulièrement choisis, attirent une grande partie de la population européenne41 ». Le cinéma tenait une place prépondérante dans les loisirs des Cotonois, puisque la ville comptait deux salles de cinéma, en plein air, l'une située près de l'hôtel de la Plage et gérée par la Comacico, l'autre située près de l'hôtel Central et gérée par la société Archambeau, les deux s’étant établis juste avant Guerre, vers 1938. De 600 à 700 places chacune, la seconde projetait les films en 16 mm et l'autre en 35 mm, les programmes changeant, déjà, tous les jours. C'est au début du mois qu'on voit le plus d'Africains dans les cinémas, et particulièrement les premiers samedis. Les jeunes gens et les hommes sont nombreux, les femmes viennent plus rarement, sauf dans les familles d'évolués, où l'on va au cinéma en famille. Les Européens compris, on peut compter chaque soir 250 à 300 personnes en moyenne, que les deux salles se partagent. Lorsque le programme comporte des films spécialement pour Européens, ces derniers peuvent atteindre 200 à 250 personnes. Au contraire, si l'on passe des films pour Africains, ceux-ci viennent en majorité écrasante. Parfois, mais rarement, certains plaisent aux deux publics; ce sont évidemment les films les plus rentables, comme Tuniques écarlates [Cecil B. DeMille, 1940] et Singoalla [Christian-Jaque, 1950], qui a battu les records d'assistance42. Les Africains viennent par habitude. Les Européens aussi, mais certains jours seulement, lorsqu'ils sont assurés de voir des films français ou de bons « étrangers » (jeudi, samedi, dimanche). Dans notre enquête, 26 personnes ont déclaré fréquenter le cinéma : c'étaient surtout des jeunes (18) : — 3 y allaient trois à quatre fois par semaine; — 3 » une fois; — 6 » deux fois par mois; 41 LOMBARD Jacques, Cotonou, ville africaine, Etudes dahoméennes X, Institut français d’Afrique noire, 1953, p. 201. 42 [Ils avaient respectivement enregistré 4,7 M et 1,8 M d’entrées en France].

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— 3 » une fois par mois; — 6 » une fois tous les deux mois; — 5 » une fois par an. La plupart y allaient seuls (12), beaucoup avec des amis (8), quelquesuns en famille (5); un seul, a déclaré y aller avec des jeunes filles. Ceux qui fréquentaient beaucoup le cinéma étaient généralement des artisans ou des ouvriers, puis des commis. Les musulmans paraissent peu portés sur ce genre de spectacle. Les films qui ont les préférences du plus large public sont certainement les films religieux ; pendant sept jours, Jeanne d'Arc [Ingrid Bergman, 1948] a fait salle pleine. Il en avait été de même autrefois pour Golgotha [Jean Duvivier, 1935]. Viennent ensuite les films de Tarzan, plus ou moins appréciés selon l'acteur qui joue le rôle du héros, les films de guerre du type «Iwo-Jima», et d'aviation, puis les films de cow-boys, un peu moins goûtés, semble-t-il, qu'autrefois. Enfin viennent les films de gangsters (surtout ceux joués par H. Bogart et James Cagney), les films musicaux et de danses (Tino Rossi serait, paraît-il, en baisse très nette) et les films comiques (notamment ceux joués par Laurel et Hardy et Fernandel). Les films psychologiques ou à thèse ne sont évidemment pas encore appréciés. Notre questionnaire nous a permis de vérifier ces préférences : — 16 personnes, jeunes et vieux, préfèrent avant tout les films religieux ; puis venaient les films de guerre, de cowboys, de Tarzan et de gangsters. — 2 seulement ont cité les « films d'amour ». — 2 aussi les films instructifs43. c) Pour le format réduit en 16 mm, très présent durant toute cette période, y compris en Europe (ce fut l’apogée du cinéma dit non-commercial, des ciné-clubs, etc.), les besoins en films étaient inférieurs d’environ un tiers. La variété de situation selon les postes était toutefois beaucoup plus grande : certains ne proposaient quotidiennement qu’une soirée, d’autres une séance à la tombée de la nuit vers 18h30, suivie d’une soirée ; d’autres encore proposaient trois séances (dont deux soirées) ; certains offraient déjà deux programmes différents dans la journée, alors que d’autres avaient conservé la formule du double programme au cours de la même séance, tandis que certains commençaient à changer quotidiennement de programme, cette pratique se généralisant. Le format réduit ne concernait que des postes ou des tourneurs indépendants, les deux groupes dominants s’y étant rapidement désengagés au niveau de l’exploitation par insuffisance de rentabilité, tout en continuant jusqu’à la disparition de la distribution de films en ce format. 43 Ibid., p. 205.

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2.3 Les Comacico et la Cofacico La difficulté à analyser et comprendre le groupe d’entreprises de Maurice Jacquin, résulte à la fois de la complexité de son organisation qui tourne en fait exclusivement autour de sa personne, mais également du fait que le circuit dit Comacico comprend plusieurs entreprises qui, à la fois, ne portent pas toutes ce nom, et ne sont pas non plus des filiales aux sens capitalistique ni juridique. Par ailleurs leur organigramme original, unique en cette ampleur, ne se calque pas sur le schéma connu et structuré en métropole autour des métiers de la filière (production, distribution, exploitation). Enfin toutes ces entreprises étaient pluri métiers, et à cela se superposait pour certaines une logique territoriale. Pour les deux Comacico (AOF et Cameroun) et la Cofacico (AEF), il convient donc d’analyser séparément leurs différentes fonctions. 2.3.1 La distribution des films En tant qu’agences de distribution physique des films, ces entreprises se voyaient alimentées exclusivement par la Cofinex qui avait en amont joué le rôle de négociatrice des droits et d’importatrice, telle une centrale d’achat ; elles exploitaient donc exclusivement son stock de films. Notamment pour le circuit accéléré, il convenait que l’écart des dates de sorties avec Paris et la métropole soit le plus réduit possible, d’autant que les longs retours en métropole des expatriés (couramment quatre mois de congés tous les deux ans) leur faisait consommer sur place des films récents, et qu’ils revenaient avec des exigences de « fraicheur » sur les spectacles à consommer. Toutes les circulations de copies partaient de Dakar en avion vers les trois centres régionaux : Abidjan en recevait plus d’une trentaine chaque semaine, Conakry une vingtaine et Bamako une douzaine, proportionnellement au nombre de salles à desservir. Puis les copies voyageaient le plus souvent en avion également entre pays, de poste en poste. Les retours à Dakar se faisaient parfois par bateau en fin de circulation, mais les trois agences conservaient en permanence un stock de sécurité – plus de 250 copies 16 et 35 mm pour Abidjan – afin de pallier à tout retard d’acheminement par les vols aériens, essentiellement assurés par Air France, puis Air Afrique. Une fois le film diffusé et en fin de semaine, les Comacico assuraient ensuite la remontée de la recette de toutes les salles, en reversant 80% à la Cofinex, gardant 20% au titre de la part distributeur. En revanche la Cofacico assumait les coûts de la distribution mais, aucune salle n’appartenant au groupe, la Cofinex percevait directement les recettes issues de la location des films. Les trois entreprises servaient toutes les salles du groupe, mais également les exploitants indépendants, tant en 16 qu’en 35 mm. Les salles du groupe Comacico qui étaient toutes équipées dès cette époque en format standard, tout comme les autres salles, payaient classiquement comme en métropole la location du film à un taux compris entre 40 et 50% de la recette nette, selon 154

l’ancienneté du titre et sa notoriété. Les salles indépendantes en format réduit louaient généralement à 50% de la recette nette. C’est donc une autre singularité, importante source de profit, que va générer la Comacico, permise en sus et renforçant son intégration verticale (importation, distribution, programmation, exploitation). Elle va résulter de la mise en place des conditions de rémunération liées aux recettes des films en salles. La Cofinex s’approvisionnait sur le marché français en achetant les droits des films au forfait, puis les recédait sur le marché de l’ASF en les louant au pourcentage. Cette astuce déjà évoquée, légale, mérite d’être analysée en détail. Il convient d’abord de rappeler qu’au début du cinéma les films furent physiquement vendus par les producteurs. Puis Pathé en France, et d’autres dont Edison aux États-Unis, réussirent en 1907-1909 le tour de force de faire cesser la vente physique définitive des films matérialisés par leurs bobines, pour la remplacer par la vente temporaire des droits de représentation des films, afin de récupérer des montants plus importants tout au long de la carrière de leurs films. Cette cession temporaire devint donc une simple location des bobines de films, pour une salle et une durée déterminées, et pour un montant dont le calcul du prix varia au cours des décennies. D’abord indexé sur la longueur du film et à « fraicheur » (selon sa date de sortie), ce système de location à un prix forfaitaire évolua durant les années 1920-1930 vers un système de location indexé sur le montant de la recette, dit « au pourcentage », souvent assorti d’un montant minimum à verser, quel que soit le résultat de la salle. Proportionnelle aux recettes, la location au pourcentage partage les risques entre l’exploitant et le distributeur : à la hausse comme à la baisse, leurs gains varient avec les entrées en salles. Tandis que dans le système au forfait, seul l’acheteur prend les risques, en cas de succès comme d’échec, car lui seul en retira un accroissement de ses gains, ou supportera les pertes éventuelles. Mais en cas de gain, on constate facilement que ce dernier est exponentiel, alors qu’il n’est que proportionnel en cas de location au pourcentage. Exemple : dans l’hypothèse d’une location au pourcentage, envisagée ici à la moitié de la recette nette, si l’importateur (ou l’exploitant) déclare 1000 F pour un film donné, il en reversera 500 F au producteur (vs distributeur) ; s’il déclare 2000 F, il reversera toujours la moitié, soit 1000 F, etc. S’il a loué au forfait, par exemple 500 F, dans le premier cas de figure, cela revient au même pour lui qu’une location au pourcentage, mais dans le second cas, il ne paye toujours que 500 F, en gardant donc 1500 (2000-500), et non plus seulement 1000, pour lui, ce qui revient à un taux de location de 25 %. 155

Dans cet exemple simplifié, on saisit qu’à un prix d’achat qui correspondrait à un niveau de recette moyen, si celles-ci doublent, dans tous les cas elles doublent aussi pour l’exploitant mais, si la location est au pourcentage, le loueur touche double, tandis que si elle est au forfait elle demeure identique. Revenus différentiels entre une location au forfait et au pourcentage 5000

recettes de l'acheteur 4500

gains supérieurs pour l'acheteur pour une location au forfait si la recette est supérieure < à 1.000F > < à 2.000F

4000 3500 3000 2500

gains supérieurs pour le vendeur pour une location à 50% si la recette est inférieure < à 500F > à 1.000F >

location 50 %

2000

forfait 500 F

1500

forfait 1000 F

1000 500 0 -500

500

1000

1500

2000

2500

3000

3500

4000

4500

5000

recettes du vendeur (en Francs)

Passé un certain seuil, pour l’importateur (vs l’exploitant) tout revenu audessus du prix d’achat devient un gain marginal total, de 100%. C’est évidemment pour cela que, partout dans le monde, les vendeurs (producteurs d’abord, puis les distributeurs), ont fait pression pour passer du forfait au pourcentage. Mais cela repose sur une condition fondamentale et impérative : sécuriser le marché et donc garantir une fiabilité dans la remontée des recettes, ce qui nécessite leur contrôle fiable. En effet, si l’exploitant fraude en minorant ses recettes déclarées, il paye d’autant moins de taxes à l’État mais surtout moins de location au distributeur. Et si celui-ci minore aussi ses recettes, il reversera d’autant moins au producteur. Au passage, cela montre un autre avantage du groupe intégré : le contrôle des recettes en interne, et la non fuite à l’extérieur en cas de fraude (or c’est ce système qui éclatera en ASF en 1980 sous le CIDC). Au contraire, si ce contrôle n’existe pas, alors le vendeur, pour se garantir des risques de fraude par sous déclaration des recettes, a tout intérêt à choisir la vente au forfait : le gain sera probablement moindre qu’un pourcentage assis sur la réalité, mais comme il ne la connaitra jamais en raison de la sousdéclaration, ce forfait risque d’être supérieur aux recettes qui seraient décla-

156

rées, et surtout, il est certain d’être payé de la somme convenue et connue à l’avance, aussi faible soit-elle. Concernant l’importation, le même raisonnement s’applique de l’acheteur vers les producteurs, distributeurs ou tout détenteur des droits des films. Maurice Jacquin, ne faisait donc que pratiquer les règles en vigueur à l’époque, même si la location au pourcentage s’était généralisée entre toutes les branches du cinéma dans tous les pays industrialisés après la Seconde Guerre. Conservant l’achat des films au forfait, en cas de succès on en saisit assurément l’intérêt en général pour l’acheteur, mais au niveau de l’importation des films, cela a plusieurs conséquences : -il a intérêt évidemment à acheter le moins cher possible. Le marché de l’ASF étant très secondaire et non contrôlé, les producteurs et distributeurs étrangers (français et états-uniens massivement au début, égyptiens et indiens ensuite) y ont vu une recette nette supplémentaire, un gain marginal qui n’occasionnait aucun surcoût, la Comacico se chargeant de tous les frais de distribution (transport des copies, publicité, etc.). -il a aussi intérêt à acheter (comme les vendeurs à vendre) en bloc, par catalogue de films, ceux de toute une saison ou année par exemple. L’avantage est également réciproque : jamais les producteurs ou ayant droit n’auraient écoulé unitairement certains titres (notamment les films qui n’ont pas connu de succès sur leur marché national) ; et pour l’acheteur acquérir le lot d’un grand nombre de titres coûte moins cher que les négocier à l’unité, et permet de surcroit une péréquation des risques entre tous les films. En effet, l’amortissement ne se fait plus unitairement titre par titre, mais globalement, par un coût moyen représenté par le prix d’achat global divisé par le nombre de titres du catalogue acquis. Et lorsque les vendeurs (réalisateurs/producteurs le plus souvent) africains voudront leur vendre leurs films un par un, ils subiront inévitablement un désavantage concurrentiel insurmontable qu’ils auront du mal à comprendre et admettre, le transformant en un inexact relent post colonial, alors que ce n’était qu’un simple calcul économique rationnel: pourquoi, à recette égale, l’exploitant paierait-il trois fois plus cher un film plutôt qu’un autre ? Uniquement par idéologie africaniste ? On mesure l’étendue du fantasme et de la désillusion qui s’ensuivra. -il a encore intérêt à multiplier les postes, les séances et le nombre de passages de chaque film, puisque tout gain supplémentaire est un revenu marginal qu’il conserve à 100% (et non à 50% en cas de location au pourcentage) sans aucun coût supplémentaire. Dès lors, à la fois, on comprend mieux l’instauration du double programme et la rotation des films, qui changeront tous les jours sur les postes populaires dès cette période, et la recherche de l’accroissement des points de projection, d’où l’expansion continue du parc jusqu’aux années 1980. Mais ce mécanisme montre clairement aussi que, contrairement à ce qu’il a été maintes fois relaté de manière historiquement inexacte, ni la Comacico, ni la Secma, n’avaient intérêt à chercher à s’assurer un monopole au niveau de l’exploitation, car la source de profita157

bilité ne se situait pas là. L’exemple simplifié précédent montre que si un doublement des recettes double les revenus de la salle, il triple ceux de l’importateur, et si les recettes de la salle triplent, celles de l’importateur quintuplent ! Il leur suffisait donc de s’assurer l’exclusivité de la location des films à des salles clientes « indépendantes ». Jacquin, comme tous les exploitants qui tenteront l’aventure durant les décennies encadrant la Guerre, avait pourtant, en vain et sans être cru, averti de la faible rentabilité unitaire de la plupart des postes de projection. Hors les grandes villes, le nombre ténu d’Européens au pouvoir d’achat et au mode culturel adaptés, la faiblesse du pouvoir d’achat de la clientèle africaine populaire, sa grande dispersion géographique, la très forte ruralité, la hauteur des charges fixes (construction ou location de la salle, achat du matériel de projection et des installations techniques…) et proportionnelles (masse salariale…) ne faisait guère de l’exploitation d’une salle, isolée, une affaire profitable. Et c’est ce qui explique assez simplement, qu’au contraire de l’Afrique du Nord avec notamment sa plus forte concentration urbaine de sa population, Jacquin et Archambeau ne connaitront jamais un grand nombre de concurrents en ASF. Outre leurs talents, c’est la précocité de leur implantation et leur pluri activité économique qui permettront leur expansion, la structure conglomérée de leurs groupes permettant leur profitabilité. 2.3.2 La construction des salles et leur équipement L’expertise et le savoir-faire acquis par l’entreprise générale de Jacquin qui œuvrait dès avant Guerre lui avait permis de construire le premier building à Dakar, mais aussi le camp d’aviation et les casernes attenantes, la Poste de Saint Louis du Sénégal, etc. Elles lui avaient également permis de constituer des équipes compétentes qu’il avait su former et fidéliser tels les conducteurs de travaux, chef de chantier, électriciens, maçons, soudeurs et monteurs de structures métalliques. Elles lui furent d’une grande utilité pour construire l’ensemble des salles et bâtiments nécessaires à son expansion immobilière dans le champ cinématographique. S’adjoignant éventuellement l’appui d’autres entreprises locales, les marchés étaient toujours passés par la Comacico, et l’une des caractéristiques des salles construites après la Guerre fut l’emploi massif des ferrailles récupérées, et notamment les poutrelles plates en fer qui avaient servi à l’armée de l’air américaine pour créer ses pistes d’envol provisoires en Afrique, et qu’il avait récupérées dans les nombreux surplus américains qui avaient fleuri la paix survenue. Il est indéniable que ce mode opératoire, et l’organisation de la Comacico aux synergies internes croisées et complémentaires, apportaient une valeur supplémentaire à l’entreprise et lui permettait d’asseoir un avantage compétitif non négligeable par rapport à des concurrents isolés et devant supporter de nombreuses charges externes, parfois en devant passer par la Comacico ellemême, faute, en de nombreux pays, d’autres entreprises spécialisées compétentes, notamment dans la construction et l’équipement des cinémas. 158

La plupart des salles étant récentes, leurs équipements se trouvaient en bon état, et entretenus régulièrement avec vigilance. Les cabines étaient équipées, comme de nombreuses salles de la métropole (jusqu’au début du XXIe siècle et le passage au numérique) par du matériel Cinemeccanica, entreprise à laquelle Jacquin avait demandé de faire des modifications substantielles sur ses projecteurs robustes et de qualité, afin de les adapter aux conditions climatiques de l’Afrique. Cette « tropicalisation » de l’équipement s’effectuait notamment par le choix de métaux spéciaux, résistants à la chaleur et à l’humidité, pour un grand nombre de pièces sensibles ou plus fragiles. La fiabilité du matériel de projection demeurait un impératif, à la fois commercial pour satisfaire, ou ne pas mécontenter, une clientèle parfois prompte à protester, et professionnel de la part de Jacquin passionné de technique, mais aussi très pragmatique. Le personnel de cabine de l’ensemble des postes, composé de nationaux formés souvent a minima, se montrait peu souvent apte à intervenir sur des pannes conséquentes. L’éloignement géographique des techniciens européens de maintenance imposait donc une robustesse et une fiabilité d’utilisation, ainsi qu’une standardisation de toutes les cabines. De surcroit par précaution toutes les salles disposaient d’un stock de pièces de rechange pour un dépannage de remplacement immédiat (amplificateur, haut-parleur, redresseur de courant, groupe électrogène, etc.). Toutes étaient équipées d’un poste de secours, et les installations techniques et électriques répondaient scrupuleusement aux normes de sécurité. Une partie d’entre elles étaient assurées directement par Jacquin, ingénieux et perfectionniste, ou sous son autorité. Il est à noter que, durant le demi-siècle de son existence, il n’a pas été signalé dans tout le circuit d’accident notable du à des défaillances ou des manquements aux règles de sécurité (ce que ses détracteurs n’auraient assurément pas manqué d’utiliser contre lui). Les salles possédaient ventilation ou climatisation (pour les fermées) assurées par de puissantes turbines en soufflerie. Les salles fermées avaient adopté un écran en plastique sans couture, tandis que les mi-fermées et ouvertes possédaient un mur en ciment souvent légèrement courbe, peint en blanc. Selon leur nature et leur public, les blocs-salles étaient équipés de quatre types de sièges possibles : soit capitonnés et recouvert de matière plastifiée comme les salles d’exclusivité métropolitaines de l’époque ; soit des sièges en tôle soudés entre eux avec peinture vernie ; soit des chaises amovibles en monture métallique et siège et dossier en corde ; soit seulement des bancs en ciment. Toutes les réparations légères étaient effectuées sur place, mais leur fabrication, notamment celles en tubes soudés, était assurée par les ateliers de révision de Dakar. L’ensemble du matériel de projection (son, image, redresseurs et transformateurs de courant, etc.) y était régulièrement envoyé en révision. Ils disposaient d’un stock conséquent de pièces de rechange et des matériels complets de rechange pour alimenter au plus tôt tous les postes, sans avoir à attendre un approvisionnement venu de l’Europe, forcément long en acheminement. 159

La décoration et les accessoires (éclairages néon, affichage, caisses équipées d’Automaticket, etc.) suivaient les standards de Paris, à une vitesse toutefois plus ou moins grande selon la localisation, qui coïncidait avec sa forme (fermée…), elle-même adaptée à la sociologie de son public44. Elle coïncidait de facto avec l’origine géographique des spectateurs, les Européens fréquentant les salles fermées et parfois les salles semi-couvertes, mais très rarement les postes ouverts (quatre murs), tandis que les Africains, plus nombreux, avaient élaboré des habitudes de fréquentation inverses.

Ciné Vox à Kindia, Guinée (photo Jeanne Cousintreguery)

Comme dans toute l’ASF, dans les postes Comacico il n’existait aucune pratique de ségrégation mais, de fait, les différentes populations ne se mélangeaient pas dans tous les lieux, et lorsqu’elles le faisaient, au sein même des salles, les différents tarifs pratiqués correspondant aux différents espaces internes (couvert/découvert) pouvaient recréer les divisions sociale et colorimétrique. Pour les spectateurs, les prix de places étaient harmonisés dans le groupe, et partout majorés selon les autorisations du Ministère pour les films exceptionnels (de 5 à 15 F en général), et notamment ceux utilisant les « nouveaux » procédés, à savoir à cette date essentiellement la Vista vision et le CinémaScope. La Comacico communiqua beaucoup sur ce dernier procédé apparu en 1953, notamment pour vanter ses investissements et la qualité de ses salles. Dès 1957, la plupart de ses projecteurs avaient été équipés 44 FOURCHARD Laurent GOERG Odile et GOMEZ-PEREZ Muriel, Lieux de sociabilité urbaine en Afrique, L’Harmattan, 610 p.

160

d’objectifs hypergonar afin de leur permettre de diffuser les films en ce procédé CinémaScope. À cette date, le prix des places des salles du circuit Jacquin s’établissait ainsi : Villes Européens Africains : 2° catégorie Première catégorie (adultes), et 3° (enfants) Abidjan Bamako Bangui Brazzaville Conakry Cotonou Dakar Douala Fort Lamy Libreville Pointe-Noire Port Gentil

210 F 185 F 200 F 200 F 160 F 150 F° 180 F 200 F 200 F 200 F 200 F 200 F

50 à 110 F selon les salles 30 à 100 F selon les salles 40 à 110 F selon les salles 40 à 110 F selon les salles 30 à 100 F selon les salles 25 à 50 F selon les salles 30 à 100 F selon les salles 50 à 110 F selon les salles 50 à 110 F selon les salles 50 à 110 F selon les salles 50 à 110 F selon les salles 50 à 110 F selon les salles

Source : Comacico ° À Cotonou les militaires et les enfants payaient 100 FCFA, un même coefficient de réduction (un tiers par rapport au plein tarif) s’appliquant dans toutes les salles.

Ces prix de place peuvent être comparés avec ceux de la métropole, le prix moyen en 1957 y ayant été de 133 FF, les 411,2 millions de spectateurs en France ayant généré 54,8 Mds FF45. 3) Cartographie organisationnelle du groupe de Maurice Jacquin L’expansion du groupe dit Comacico avait rapidement conduit son fondateur à créer des sociétés selon une logique territoriale, et si toute l’activité demeurait sous le contrôle de la direction générale basée à Dakar, les nécessités opérationnelles du terrain avaient progressivement conduit à monter des agences physiques régionales, au sens d’une zone couvrant plusieurs territoires communiquant entre eux, quoique regroupant plusieurs pays limitrophes. Parfois dénommés « agences de location » car, vis-à-vis de l’extérieur, telle était l’une de leurs principales missions, quoiqu’il soit techniquement impropre de les réduire à cette fonction. 3.1 Les différentes activités 3.1.1 L’organisation générale Juridiquement, pour des raisons historiques d’abord, puis fiscales (non imposition des bénéfices), toutes les entreprises du groupe, Cofacico, Cofinex et 45 CNC, Bulletin d’information, n° 54, décembre 1968, p. 276.

161

Comacico avaient établi leurs sièges à Casablanca au Maroc, mais exerçaient leur activité uniquement dans les pays d’ASF. Physiquement, les bureaux nationaux des entreprises étaient abrités en des bâtiments qui appartenaient tous à Maurice Jacquin, soit directement par une société contrôlée personnellement, soit via des SCI, soit par l’entreprise régionale. L’autonomie financière du groupe était ainsi complète, et de nombreux loyers économisés. Les locaux étaient tous vastes, en bon état, souvent climatisés – preuve d’un modernisme indéniable à l’époque – et bien entretenus. Ils accueillaient à la fois des bureaux pour la direction et la comptabilité, mais aussi des espaces de stockage pour tous les besoins des salles. Cela comprenait d’abord tout ce qui concernait le rôle d’agence de distribution : films eux-mêmes mais aussi publicité filmée, local de vérification, d’expédition, matériel de publicité, etc. Ensuite ce qui était nécessaire aux salles : matériel de projection et pièces de rechanges, groupes électrogènes, atelier de réparation du matériel, boîtes de transport de films (étouffoirs) créés spécialement par Jacquin, etc. Et également des pièces avec humidification ou déshumidification selon la région, notamment pour la confiserie. Les deux plus vastes hangars à cette époque furent Dakar et Douala, Abidjan montant en puissance la décennie suivante, Brazzaville étant de moindre importance. Ils permettaient d’entreposer des stocks de matériels essentiels de rechange et d’appareils de projection complets, aptes à subvenir immédiatement aux premières réparations techniques sans attendre. Ils abritaient également des garages pour le parc automobile (des camionnettes Citroën 2 HP pour la plupart – cf. photo), et Dakar possédait de surcroit des blockhaus, construits par une SCI idoine (contrôlée par Jacquin), situés le long de l’autoroute menant à la capitale, notamment pour y stocker et sécuriser le matériel de valeur, les vols, comme la resquille pour les salles, étant des problèmes récurrents pouvant fragiliser le fonctionnement comme la rentabilité des exploitations. À la veille des indépendances, grâce à un montage juridique et une organisation interne efficaces, à une performance technique optimale, à une politique d’achat de films constante et cohérente, la rentabilité significative du groupe permettait un autofinancement propice à des investissements mis au service d’une expansion dans le champ cinématographique. Du fait de son antériorité, de cette stratégie, comme de l’étroitesse d’un marché qui ne pouvait être 162

que multinational, la concurrence se trouvait structurellement confinée à une place marginale. À côté des postes isolés dont elle programmait une partie, le seul essai sérieux de constitution d’un circuit l’a été par Marcel Archambeau, mais qui avait revendu sa Secma après Guerre. Circuit modeste d’une vingtaine de postes à l’époque, il n’avait pas la puissance, notamment technique et commerciale du circuit Jacquin. Nombre de ses salles étaient assez vétustes, encore parfois équipées en 16 mm. Les films programmés, résultant souvent de choix par défaut du fait de l’antériorité et de la puissance de Jacquin sur le marché de l’exportation en métropole, s’avéraient souvent d’un potentiel commercial nettement moindre, et la Secma constituait moins une concurrence qu’un circuit complémentaire. Il avait en effet dû s’établir en de nombreux lieux où les Comacico n’étaient pas présentes, hors quelques capitales où la concurrence pouvait réellement s’exercer. Toutefois, la plupart des villes à population européenne ayant été équipée, les nouvelles constructions devaient désormais s’orienter principalement vers les populations africaines nationales, au plus faible pouvoir d’achat. Organisation du groupe de Maurice Jacquin (1945-1958) entreprises activité cinéma hors cinéma territoires Diverses SCI Cofinex Comacico (AOF)

Comacico Cameroun Cofacico Salles de cinéma

Salles de cinéma

Immeubles, etc.

Importation de films et de matériel Distribution Programmation Exploitation Matériel cinéma Publicité Constructions idem

Gestion immobilière Récupération de la ferraille Constructions et gestion immobilière, etc.

idem Exploitation + 34 fonds de commerce

AOF+AEF+Togo +Cameroun AOF+AEF+Togo +Cameroun AOF+Togo

idem

Cameroun

idem _

AEF AOF+AEF+Togo +Cameroun

Pour expliciter l’organigramme, il est possible de détailler le fonctionnement concret des différents centres régionaux de cette époque, dont l’expansion continue du groupe la décennie suivante accroitra le nombre d’entreprises en renforçant leur logique territoriale, mais sans modifier leurs fonctions. 3.1.2 Les sociétés civiles immobilières Il n’est pas nécessaire dans la présente analyse de s’attarder longuement sur les activités des SCI, importantes patrimonialement, mais marginales dans l’activité cinématographique proprement dite. Il convient néanmoins de sou163

ligner, à la fois leur valeur en termes de propriété marchande, la diminution des charges et l’indépendance qu’elles permettaient aux salles du groupe. Ville

Sociétés civiles immobilières avec terrain pour des salles Salle SCI * Superficie

Sénégal Bataclan + bâtiments de la direction 4576 Jacquin générale + agence distribution ‘’ El Mansour 5606 Comacico ‘’ Vox 1235 Comacico ‘’ Rex 2627 Jacquin ‘’ Paris (ouverture 1962) 7061 Jacquin ‘’ Al Akhbar (ouverture 1963) Comacico ‘’ Pikine El Hilal (ouverture 1960) Jacquin Louga Rex Louga 691 Jacquin Rufisque El Mansour Tiaroye Tiaroye + villa et maison de gardien 4402 Jacquin Mali Bamako Rex Bamako + immeuble 45 Jacquin ‘’ Bamako Viager ? ‘’ ABC 1425 Jacquin ‘’ El Hadj 1649 Lassa Yatta ‘’ El Hilal 1530 Ba Fall ‘’ Ciné Lafia 1136 Comacico Guinée Conakry Palace Conakry 731 Jacquin ‘’ Rialto Conakry 470 Jacquin Côte d’Ivoire Abidjan Plazza 2190 Jacquin Dahomey Cotonou Vog (ouverture 1960) 450 Comacico Congo Brazzaville Vog + immeuble 897 Jacquin ‘’ Lux Jacquin Cameroun Douala Rex Jacquin ‘’ Les portiques + immeuble Fayet Gabon Libreville Club Sogaci Jacquin Port gentil Club Sogaci Jacquin Tchad Fort Lamy Vog + boutiques 31 Comacico * Numéro du titre foncier + nom de l’associé unique ou majoritaire Dakar

(m²) 1.136 2.300 772 607

900 582 6.268 3.178 1.807

555 400

1.424

Juridiquement comme politiquement, ces propriétés jouèrent un rôle non négligeable au moment des tentatives de nationalisation, car une opération 164

possible est de contrôler les activités commerciales, mais une autre de pouvoir, dans la légalité, s’approprier des propriétés physiques (bâtiment, terrain), toutes appartenant à des sociétés de droit africain. Une vingtaine de SCI, contrôlées en son nom, directement ou indirectement via les Comacico, possédait des terrains construits avec des salles dessus, essentiellement en AOF, souvent de grande superficie, comme à Thiaroye, Dakar et Bamako. Jacquin montait aussi systématiquement des SCI qui achetaient des terrains, en prévision de construction dans des endroits stratégiques, comme à Bamako, Abidjan, Douala, Yaoundé, sept lieux à cette date, ainsi qu’un autre uniquement pour accueillir l’agence régionale (la villa André à Conakry). Deux autres SCI possédaient les terrains, mais pas les bâtiments des salles, à Tricheville (Moyen Congo) et Adjamé (nord d’Abidjan). L’ensemble du patrimoine immobilier était estimé à une valeur de 250 M FCFA en 1957, soit plus de la moitié de l’actif commercial (fonds de commerce, etc.) valorisé à 450 M FCFA à cette date46. 3.1.3 Les agences régionales 3.1.3.1 De la Comacico Dakar (Sénégal) Agence la plus importante entre toutes, centre historique et point de départ du groupe, les bureaux de Dakar abritaient les six personnels de sa direction générale, et l’agence régionale desservant la région sénégalaise. Situés dans le bâtiment assez ancien du cinéma Bataclan (qui sera détruit en 2004), avenue Roume près de la place Prôtet (qui deviendra la place de l’Indépendance), plusieurs bureaux accueillaient l’ensemble du personnel administratif, des magasins et entrepôts pour la publicité et les copies 16 mm, tandis qu’un blockhaus séparé accueillait les copies non-flam, celles en acétates encore en circulation étant stockées dans le blockhaus éloigné sur le terrain logeant l’autoroute. Les services administratifs comprenaient cinq Européens (le directeur, deux secrétaires, un chef comptable et un magasinier) et 28 Africains : 2 comptables, 2 aides-comptables, 1 dactylo, 1 caissier, 6 employés, 1 magasinier affiches, 2 manœuvres aux affiches, 1 employé aux expéditions, 1 manœuvre aux expéditions, 1 magasinier films 16 mm, 5 vérificateurs films, 2 chauffeurs, 2 plantons, 1 gardien. Le service technique comprenait 3 techniciens français, tous les autres étant africains : 6 techniciens, 2 mécaniciens auto, 4 chauffeurs, 22 ouvriers d’entretien des immeubles et 7 manœuvres aux entretiens des immeubles. La structure organisationnelle était donc très classique pour l’époque : quelques Européens (8) aux postes de direction ou les plus sensibles, les autres (69) étant occupés par des Africains, le plus souvent Sénégalais. L’ampleur 46 AN AG5-514/19.

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des effectifs et leur ventilation démontre l’importance névralgique du centre de Dakar, qui maitrisait toutes les fonctions essentielles au bon fonctionnement de l’ensemble des agences du groupe. Il disposait d’une flotte variée de véhicules : tourisme pick-up, Jeep, camionnettes Citroën 2 HP. Abidjan (Côte d’Ivoire) Située dans les locaux en location du cinéma Club, 44 avenue Lamblin, elle comprenait un bureau pour le directeur, deux ateliers (un pour la vérification des films, l’autre mécanique pour le matériel de projection), un local pour stocker les affiches, et un de déshumidification. Un blockhaus et un entrepôt complétaient l’ensemble. En sus du directeur d’agence et de l’assistant technique, européens et logés en ville, huit employés africains travaillaient également dans les salles. Elle disposait de deux véhicules de tourisme et d’une camionnette 2 HP Citroën. Bamako (Soudan, futur Mali) Située derrière le cinéma Rex en face de la gare, cette vaste construction ancienne de type colonial disposait également d’un vaste jardin, et abritait le logement du directeur (européen), mais servait également d’hôtel. En sus des bureaux elle accueillait des ateliers de vérification, un entrepôt, un garage pour sa camionnette 2 HP Citroën, etc. Six employés africains travaillaient également dans les salles. Conakry (Guinée) Contigüe au cinéma Palace, avenue du gouverneur Ballay dans l’un des plus beaux quartiers de la ville, la Villa André était une ancienne villa de type colonial. Elle possédait également un logement pour le directeur (européen), de grands bureaux, des ateliers de mécanique et de vérification de films, des magasins et entrepôt de matériel et de publicité, un blockhaus, qu’animaient huit employés africains travaillant pareillement dans les salles. Cotonou (Dahomey, futur Bénin) Récemment installés, sous la cabine de projection du cinéma Riviera, les bureaux jouxtaient les équipements classiques de toute agence (ateliers de vérification, etc.). Le directeur de l’agence, européen, était secondé par une adjointe, son épouse, le personnel africain de la salle travaillant également pour l’agence, qui desservait également la nouvelle salle de Lomé (Togo). 3.1.3.2 La Comacico Cameroun Elle disposait de bureaux à Douala dans un bloc d’immeubles spécialement construis par la société SEACA, contrôlée par M. Jacquin. Les deux immeubles donnaient sur l’avenue du 27 août 1940, l’un, qui abritait le cinéma Les portiques, possédait un vaste hall commun avec un snack, un cercle privé, des boutiques et deux logements pour le personnel Comacico de passage. 166

L’autre immeuble abritait les bureaux, ateliers, magasins et dépôts du groupe, ainsi que des logements destinés à la location. Le directeur d’agence, européen, s’occupait également des salles de cinéma de Douala, assisté d’un directeur technique européen, et d’une douzaine d’employés et techniciens africains. 3.1.3.3 La Cofacico (AEF) Un immeuble récent (1954) dans le centre-ville de Brazzaville, avenue Paul Doumer, construit sur le terrain appartenant à une SCI Jacquin, offrait une salle de cinéma Vog au rez de chaussée, avec salle de restaurant et bar adjacents. Le premier étage était occupé par tous les locaux de l’agence, tandis que le second étage accueillait le vaste logement du directeur, européen. Une assistante européenne, un directeur technique et trois employés africains complétaient le reste du personnel également affecté au Vog. 3.1.4 Le parc de salles Comacico La description détaillée du parc de salles présentant un caractère répétitif et fastidieux, nous ne les développerons pas pour cette période, mais en présenterons les caractéristiques essentielles. Chaque bâtiment pouvait être fermé, ouvert ou semi-fermé, et sa clientèle essentiellement africaine, européenne ou mixte. Les salles étaient généralement de très grande capacité, comme en Europe à cette époque, mais le nombre précis de places ne pouvait être défini précisément (bancs en béton, sièges amovibles rajoutés, places assises par terre, etc.), l’approximation prévalent dans les déclarations. Au fil des ans, le parc va se modifier notablement, et notamment s’agrandir significativement, pour toucher d’autres villes. Malgré l’absence de recensement suivi et précis, il faut noter que de nombreux changements vont intervenir, notamment pour les salles programmées (qui pouvaient quitter le circuit, aller chez le concurrent, puis revenir, etc.). Mais du point de vue juridique, qui ne sera pas anodin au moment des pressions sur le groupe puis des nationalisations, les salles de la Comacico suivaient différents régimes. Nonobstant la propriété physique des murs principalement par les SCI contrôlées par Jacquin, pour leur exploitation commerciale elles pouvaient être : *la propriété du groupe (fonds de commerce) et être gérées en direct (33 postes en 1957), *la propriété du groupe et ne pas être exploitées en direct mais concédées en affermage (3 postes), *la propriété d’un tiers et être exploitées en direct par le groupe sous forme d’affermage (8 postes), *la propriété d’autrui et programmées par le groupe (17 postes). À travers le développement de ses trois sociétés d’exploitation-distribution cinéma, la stratégie et le pragmatisme de Jacquin apparaissent ainsi clairement. Première à être apparue historiquement, la Comacico s’est développée 167

en AOF à partir de Dakar. Elle a construit et/ou est devenue propriétaire progressivement du fonds de commerce d’au moins deux salles dans toutes les capitales (sauf en Haute Volta), et n’a pas débordé au-delà, sauf dans la région de Dakar, la plus peuplée. En revanche, elle a laissé s’implanter des salles dans des villes moins importantes de ces pays, et a accepté de les programmer. Elle a adopté la même stratégie pour la Comacico Cameroun. En revanche, dans le reste de l’AEF, territoires moins nombreux et moins peuplés où elle s’est implantée postérieurement, elle a adopté une stratégie très différente, en n’étant propriétaire d’aucune salle qu’elle exploitait, ayant loué quelques salles antérieurement existantes, et n’en programmant à cette date aucune autre. Ventilation des fonds de commerce des salles Comacico en 1957 Ville pays

Propriété du fonds de commerce et exploitée

Comacico : Dakar Autres Sénégal Abidjan Autres Côte d’Ivoire Bamako Autres Soudan Conakry Cotonou Haute Volta Comacico Cameroun Douala Autres Cameroun Cofacico Bangui Fort Lamy + Fort Archambault Congo Total (61)

11 4 4

Propriété mais louées en affermage

Non propriété et louées

Non propriété et programmées

3 2 3 1 3

3 3 2

3 4 2

2 3 4 3 3

33

1 8

17

Dans le groupe, les salles en propriété représentaient donc un peu plus de la moitié du parc, mais étaient les plus profitables, et des trois entreprises, la plus ancienne, la Comacico, pesait plus des deux tiers du CA. Ces deux raisons explicitent son assimilation à tout le groupe Jacquin dans le langage commun et la littérature simplificatrice qui se développera après les indépendances. Toutefois, c’est notamment cet enchevêtrement (et sa méconnaissance) de situations juridiquement et commercialement très différentes, qui ont rendu très difficiles, voire inopérantes, toutes les pressions sur ce groupe qui avait construit son autonomie pour l’ensemble de son activité 168

cinéma, de surcroit sur la totalité des territoires, de manière croisée et solidaire. La recherche du profit maximal était parfaitement claire, l’indéniable talent d’homme d’affaire de Maurice Jacquin se doublant de pratique commerciale très usuelles. Par exemple, si pour les investissements, tant en équipement qu’en postes, le groupe Comacico pouvait se vanter de la récente construction d’une nouvelle salle à Lomé (Togo), annoncer le chantier d’un cinéma à Porto Novo (Dahomey) et rappeler un vieux projet de création d’une autre salle fermée à Cotonou même, sur la tenue de celle existante, la réponse des autorités éclaire certaines pratiques de l’exploitant. Je me permettrai de vous faire remarquer l’état de délabrement de votre salle, l’inconfort grandissant des fauteuils qui, en cas d’affluence, sont remplacés pour le même prix par des bancs en bois, la mauvaise acoustique qui fait que la plupart du temps on ne saisit que très mal les dialogues, etc., toutes choses qui ne font que s’aggraver au cours des années (…) Jusqu’à présent l’amateur de cinéma s’est contenté – sans bouder – à Cotonou des conditions matérielles particulièrement inconfortables que lui offre votre Société. Il vous appartient, après avoir exploité votre salle durant de nombreuses années, sans y avoir apporté les améliorations dignes d’un centre comme Cotonou, d’en construire une nouvelle répondant aux normes fonctionnelles de l’art cinématographique47. Ce dernier point faisait écho à une menace de Jacquin qui résultait de sa position monopolistique sur la ville et traduisait clairement sa mentalité et ses pratiques : « Si nous devons nous heurter au Dahomey à des obstacles que nous ne rencontrons nulle part ailleurs en Afrique Noire, nous y serons dans l’obligation de suspendre les constructions envisagées». Dernier argument, qui ne manquait pas de saveur, peu audible venant de lui mais qui sera repris avec succès par d’autres exploitants trois décennies plus tard : « Nous vous permettons de vous faire remarquer que le cinéma n’est pas un commerce, assujetti à un prix de revient et un prix de vente…48 ». Homogénéisation d’un prix des places maximisé, entretien minimaliste de l’équipement, faible souci du confort d’un spectatorat captif, posture raide dans les rapports commerciaux, tentative d’abus de position monopolistique, les ingrédients des conflits, qui connaitront leur acmé une douzaine d’années plus tard avec nombre de réalisateurs et gouvernements africains, étaient pratiqués depuis longtemps par la Comacico sous l’administration coloniale française, qui ne les approuvait pas forcément. 47 Casimir Marc Biros, Gouverneur de la France d’outre-mer, Gouverneur du Dahomey, Lettre 1079 AE.3 du 17 mai 1957 à Maurice Jacquin : CAEF, 5A-117/2. 48 Maurice Jacquin, Lettre n° 1.042, au Directeur des affaires économiques du territoire du Dahomey, 25 avril 1957 : CAEF, 5A-117/2.

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3.2 Quelle profitabilité ? 3.2.1 La rentabilité des postes de projection La rentabilité des salles de cinéma était bien entendu aléatoire et variait, comme en métropole, selon les villes et les périodes, mais, comme en France également, les exploitants n’ont cessé de se plaindre de l’augmentation de leurs charges et des taxes croissantes49, réclamant régulièrement des dérogations aux blocages des prix qui furent appliqués durant les deux décennies d’après-guerre pour lutter contre l’inflation. C’est ainsi que, pour justifier en 1957 sa demande d’augmentation de 10 F du prix des places à Cotonou50, que son concessionnaire avait d’ailleurs appliquée unilatéralement sans attendre l’accord des autorités du Dahomey, Maurice Jacquin développait la longue litanie traditionnelle du commerçant écrasé par les taxes, renseignant toutefois sur la structure de certains coûts d’exploitation : le timbre quittance, passé de 2 à 5 F pour les places supérieures à 100 F ; la taxe de transaction, de 5,10% au Dahomey (contre 4% au Sénégal, 3,75% en Côte d’Ivoire) ; les droits de douane pour les films, passés de 10 à 20% ; la taxe de transaction en douane (TFRTT) passée de 11,88% à 13,46% (mais payée une seule fois à l’entrée en AOF, c’est-à-dire à Dakar) ; les tarifs de fret aérien d’Air France et UAT51 qui venaient d’augmenter de 10% ; l’augmentation du loyer, passé de 10 à 40.000 F mensuels, celle de 10% des rémunérations du personnel en 1956, sans oublier les prestations familiales et la retraite pour le personnel … européen. Le cumul et l’intégration de quatre fonctions (achat/importation, distribution, programmation, exploitation) parfois totale (postes en propriété) parfois partielle (postes clients) au sein des groupes complexifie assurément un calcul précis de leur rentabilité, mais cela leur permettait assurément d’importantes économies d’échelle, notamment par diminution des charges d’exploitation et la récupération en interne de certaines taxes. Il n’en demeure pas moins qu’au final celles-ci, variables entre les pays des deux fédérations françaises AOF et AEF, n’étaient pas négligeables, avaient réellement augmenté52, certaines se superposant les unes aux autres. Le cumul effectivement payé par le groupe à ce titre s’élevait au quart du chiffre d’affaires. Le calcul sera très précisément de 24% pour la Comacico, et 23,50% pour la Secma à la fin de la décennie suivante, rejoignant en cela 49 FOREST Claude, Les dernières séances, op. cit., p. 71-83. 50 Maurice Jacquin, op. cit. 51 Union aéromaritime des transports, créée en 1949, qui deviendra UTA, Union de transports

aériens en 1963, entreprises qui furent dirigées un temps par Jean Cadéac d'Arbaud, qui facilitera le rachat du circuit Comacico quinze ans plus tard (cf. infra). 52 En 1957 les taxes s’élevaient en moyenne à 20% en AOF, 15% au Cameroun et 12% en AEF ; AN AG5-514/79.

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les évaluations antérieures, notamment la première étude commanditée par André Malraux au CNC. Pour les salles en propriété, une fois retirées les charges d’exploitation courantes, le groupe pouvait néanmoins conserver une marge comprise entre la moitié et les deux tiers du CA, et pour celles programmées entre le tiers et la moitié53. L’argent était reversé au siège, Casablanca pour la Comacico, Dakar pour la Secma. À ce stade, et comme en métropole avant-guerre, au vu de la hauteur des taxes auxquelles tous les commerçants cherchent à échapper, il est absolument certain qu’une partie des recettes guichet ne faisaient pas l’objet de déclaration officielle de la part des chefs de postes, la double billetterie – l’une déclarée, l’autre non – étant une pratique courante. Certains exemples métropolitains ont montré que le montant de la fraude fiscale pouvait doubler la hauteur du chiffre d’affaire officiellement déclaré, mais de par sa nature même, la sous-déclaration est évidemment impossible à chiffrer précisément. 3.2.2 Le chiffre d’affaires du groupe Jacquin Calculer la rentabilité de l’activité cinéma seule aurait été envisageable comptablement, mais n’avait que peu de sens au vu de l’activité générale du groupe, véritable assemblage d’activités complémentaires, aux rendements variant dans le temps et selon les pays. Pour leur part, les revenus des trois entreprises à dominante cinématographique, dites Comacico, enregistraient pour leur activité cinéma des recettes issues de leurs différentes activités : -de location de films : aux salles du groupes, aux salles programmées (dites « clientes »), et aux indépendantes (majoritairement en 16 mm) ; -de programmation : des salles programmées ; -d’exploitation, avec des situations juridiques différentes (propriété des murs et/ou du fonds de commerce, location ou affermage, etc.) ; -de vente et d’entretien de matériel cinématographique pour autrui. Evolution du chiffre d’affaires du groupe Comacico (Millions de Francs CFA) Année 1950 1951 1952 1953 1954 1955 1956 1957 1958 1959 1960 CA 194 261 329 373 443 516 563 651 800 890 990 Sources : Carrière, Comacico

La croissance du CA sur cette période est essentiellement due à un accroissement des entrées et du périmètre de l’activité, mais l’augmentation des prix joua aussi un rôle significatif car elle suivait celle observée en métropole. Tirée par la croissance économique, par l’injection de capitaux liés au plan Marshall et aux dettes de l’État, l’inflation sévissait véritablement partout durant cette décennie, les entreprises et les commerces tentant de rattra53 Institut de développement industriel, Etude de la rentabilité prévisionnelle des circuits

cinématographiques africains, Paris, 1972 ; CAEF, B-0067596-1.

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per les hausses de leurs fournisseurs, voire d’anticiper les augmentations ultérieures, d’où la vigilance du gouvernement pour freiner cette coursepoursuite sans fin. Toutefois, même si les prix nominaux avaient presque doublé sur la décennie (+ 94%), il n’en demeure pas moins qu’une multiplication par cinq de son CA en une décennie avait fait de ce groupe en forte expansion un acteur important économiquement, et politiquement, puisqu’étant l’un des agents majeurs de la présence française en ASF. Ce qui attirera l’attention des politiques et des services secrets français peu avant les indépendances. 3.2.3 Ventilation du compte de résultat de la Comacico Au niveau de ses produits, les recettes se structuraient essentiellement autour de ses ventes. En moyenne, elles en représentaient plus de 92%, ventilées en interne pour les années 1954 à 1956 comme suit : -recettes cinémas directes # 64% -programmation au pourcentage # 12% -ferraille # 11% -location films 16 mm # 5% -location films 35 mm # 4% -matériel de cabine # 2,5% -autres ventes # 1,5% Les stocks, essentiellement de ferraille, et les produits divers représentaient environ 4% du total seulement. Au niveau des charges, l’essentiel était structuré autour des frais de fonctionnement, ventilés vers les : -droits de distribution # 33,7% -impôts et taxes # 16,7% (dont 50% pour la taxe sur les spectacles) -frais de personnel # 11% -frais sur meubles et immeubles# 7% -transports et déplacements # 6,9 % -fournitures extérieures # 5,2% (électricité essentiellement) -publicité, frais de bureau # 2% La valeur des stocks pesait 3,5% et les achats (essentiellement de ferraille et de matériel de cabine) un peu plus de 6%. Il faut relever la faiblesse des frais généraux, la tenue stricte des charges salariales, et l’absence de charges mais aussi de produits financiers, cette fonction liée à la trésorerie étant assurée par la Cofinex. La structure des coûts (qui pourra utilement être comparée avec celle du CIDC qui prétendait la remplacer vingt ans plus tard) était donc extrêmement saine et maîtrisée, cette bonne gestion étant l’un des facteurs clef de succès du groupe Jacquin. Toutefois, si les exercices comptables furent toujours très légèrement bénéficiaires durant les années de Guerre (de 1940 à 1945), ils furent plus erra172

tiques ensuite, notamment en raison de l’expansion du groupe et du coût des constructions et de leurs entretiens. De 1940 à 1955 inclus, le solde cumulé des déficits s’élevait ainsi à 13 MFCFA, faible somme relativement au CA global, mais non significative. Ce résultat comptable des exercices est en soi financièrement peu signifiant puisque de nombreux facteurs internes au groupe pouvaient les faire varier : modification du taux de location des films que les salles reversaient à la Cofinex (charge principale, pour un tiers du CA) ; politique d’amortissement du groupe (qui était passé en phase accélérée à 30% l’an), etc. Mais il résulte clairement de l’analyse des comptes des Comacico que, en tant que telle, leur politique n’était absolument pas de réaliser des bénéfices, mais de simplement équilibrer les comptes et de pratiquer des investissements permettant son expansion. Et pourtant l’enrichissement de Jacquin fut réelle, et les accusations de forte spoliation incessantes les décennies suivantes. 3.3 Quel argent « rapatrié » ? Le taux moyen de « rapatriement » de l’argent généré en ASF par le groupe sera estimé à l’époque par Carrière comme équivalent au montant de sa marge commerciale, soit environ 40%, ce qui fit scandale, chiffre repris et propagé sans aucune vérification ni critique, qui servira d’argumentaire deux décennies durant dans nombre d’écrits militants pour illustrer ce qu’il en aurait été d’une prédation. Il convient donc à ce stade de s’attarder sur ce reproche essentiel, qui servira de base et de preuve apparente dans de nombreux raisonnements idéologiques pour justifier le combat contre le duopole, sa nationalisation, et ce qu’il en aurait été de son extrême profitabilité, qui suscita tant de convoitises africaines (mais d’aucune occidentale, française ni états-unienne, ce qui aurait dû interroger leurs thuriféraires). Notons rapidement qu’évidemment une marge commerciale n’est pas un bénéfice, et que de ce pourcentage évoqué il convenait d’en soustraire les coûts de la maison mère – où qu’elle se trouvât – à savoir notamment les frais d’achat des films (environ 8% du CA), le loyer des locaux, la rémunération des acheteurs et de la direction (2%), les amortissements des immobilisations (5 à 6%), etc. Ce qui, d’une part réduit ce pourcentage de presque moitié, et d’autre part assimile moralement à un détournement ou un rapatriement indu ce qui constitue en fait techniquement la simple rémunération de services rendus indispensables, où qu’ils se trouvent, et par qui que ce soit qu’ils puissent être effectués. L’omission de ces charges et de leur calcul dans les raisonnements créera ultérieurement de douloureuses surprises, lors des nationalisations notamment. Mais d’où vient ce chiffre exorbitant de 40% qui apparait partout ? Il s’avère que les écrits pionniers (Pommier, Cheriaa, Boughedir, etc.) l’ont tous repris originellement du rapport Carrière de 1962, et ils furent à leur tour reproduits dans nombre d’écrits militants ou polémiques, sans aucune vérification ni 173

nouveau calcul54, l’énormité du chiffre constituant apparemment à elle seule une preuve irréfragable de l’existence de la spoliation. Mais que dit précisément ce rapport, et comment ce chiffre a-t-il été obtenu ? D’abord il ne s’applique qu’à la Comacico, pas à la Secma tel que cela sera recopié de manière erronée par Pommier (p. 36 & 68) et tous les autres auteurs. À notre connaissance, aucun compte d’exploitation et aucune structure de coûts n’a été révélé pour cette seconde entreprise durant cette période, et il est notoire que sa profitabilité était nettement plus faible, le circuit fonctionnant constamment moins bien commercialement, avec moins de postes programmés et des films de plus faible audience, les salles pratiquant de surcroit des prix de places un peu moins élevés. La preuve en sera sa mise en vente en 1955, avec un fort endettement qui lui valut l’interdiction des banques de procéder à de nouveaux investissements. Il procède d’une confusion et d’un amalgame pour les années 1956 à 1958. N’ayant pas saisi le double rôle, d’importateur/centrale d’achat et de holding de la Cofinex, Carrière assimilera le paiement de l’approvisionnement des salles des circuits à un taux net de rapatriement de fonds au Maroc : or pour la Comacico, en sus des coûts des charges fixes de structure et taxes diverses, le pourcentage reversé par ses salles et les programmées comprenait des coûts directs (location des films, redevance de programmation, remboursement du matériel de cabine, etc.). Là aussi, diviser l’approximation par deux aurait été un minimum. Il découle ensuite d’une estimation et d’une extrapolation, très grossièrement calculée, et comptablement erronée, confondant la vente d’un stock avec un bénéfice ! En effet, Carrière indique : « en 1960 la Sodetex ayant cédé les droits d’exploitation de ces films à chacune des cinq filiales exploitant en Afrique, a exigé d’elle le versement de 750 MFCFA en deux ans (…). Si l’on considère que le CA total de la Comacico (…) a atteint tout juste deux milliards sur cette période de deux ans, c’est donc tout près de 40% des recettes qui ont été rapatriées55 ». Voilà précisément la première et seule évocation du calcul menant à ces 40%, mais qui l’était pour la marge dégagée d’une vente, et non d’un bénéfice de toute une exploitation ! De surcroit : a) Le calcul était déjà approximé : 750 M/2000 M= 37,5% et pas 40% ; b) il aurait fallu y soustraire les charges évoquées (#15 à 18%) ;

54 Cheriaa livra des chiffres approximatifs à plusieurs reprises, notamment dans Ecrans d’abondance, op. cit., p. 72 s. ; Ethiopiques, n°1, janvier 1975 ; Recherche, Pédagogie et Culture n°17-18, 1975, p. 33-38. Il y avançait des « bénéfices nets annuels rapatriés d’Afrique par les sociétés étrangères de ‘’distribution’’ : 75% au moins de cette part, soit 3,75 Mds », soit 41% d’un CA continental qu’il estimait, sans aucune source statistique, à 9 Mds FCFA. 55 Op. cit., p. 134.

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c) ces 750 MFCFA ne nous disent rien de la structure de la vente, de ce qu’elle incorpore, du taux de marge et bénéfices anticipés, alors même qu’il ne s’agissait que d’une vente à fin d’optimisation fiscale (infra), avec donc une forte probabilité d’anticipation de provision de précaution; d) le calcul de Carrière se fonde sur la valeur passée, alors que la vente anticipe une exploitation et des ventes au futur, or le CA de la Comacico croissait jusqu’alors de 10 à 12% par an (et donc le pourcentage de la marge à venir diminuait d’autant) ; e) la valeur du stock de droits des films s’amortissait sur toute leur durée d’exploitation, soit quatre à cinq ans, et non deux, ce qui, seul, conduit à une valeur brute moyenne de 750/5*1000= 15%. Sans compter les taxes et charges, ni l’accroissement du CA du groupe, ce qui réduit considérablement les taux dénoncés ; f) Le terme de « rapatriement » qui incorpore un aspect moralisateur devient largement ambigu puisqu’il signifie strictement « assurer le retour, dans leur pays d'origine, de capitaux investis à l'étranger, de bénéfices réalisés à l'extérieur » (Larousse), ce qui serait donc légitime, mais ne correspondait pas à cette action ; g) Accessoirement, l’argent était versé au Maroc, pays d’accueil de la Comacico et de la Cofinex jusqu’à la fin 1959. Juridiquement, l’argent demeura donc durant toute cette période au sein d’entreprises basées en Afrique, aucune n’étant de droit français, mais toutes de droits africains, seulement dirigées par un Français. De leur création à 1959, ni les Secma, ni les Comacico n’ont jamais été françaises, et nonobstant la politique de réinvestissements en ASF (achat de terrain, construction de salles, rachat de fonds de commerce, etc.) que Jacquin avait antérieurement menée et qu’il reprendra au cours de la décennie suivante, jusqu’en 1960 l’essentiel de l’argent était donc généré par des sociétés de droit exclusivement africaines. Et c’est en raison de cette contrainte que, devant la nécessité de trouver des capitaux pour le rachat de la UFA et ses nouvelles entreprises de production françaises, Jacquin chercha dès 1958 à vendre la totalité de son groupe africain (infra). Ce rapport contient d’autres erreurs factuelles historiques qui ne seraient demeurées que de détail, si ce chiffre de 40%, appliqué à de supposés bénéfices, qui auraient été captés par des entreprises étrangères, n’avait été autant repris et eu de telles conséquences politiques puis pratiques, par erreur de l’appréciation de la réalité et engendrement de concupiscences et de fantasmes. De plus, il convient de rectifier complètement l’erreur de Carrière et rétablir l’exactitude historique : les droits des films n’ont en réalité été cédés ni par la Sodetex monégasque, ni en 1960, ni sur deux ans ! D’une part ils étaient détenus par la Cofinex marocaine, l’accord étant passé le 1er octobre 1959, et cela le fut sur une durée de quatre ans, avec 10% payables en 1959, et 30% chacune des trois années suivantes. Or, la date est importante, car 175

elle se situe avant, et non après les indépendances, et la Cofinex sera liquidée aussitôt après, le 13 octobre 1959. Par ailleurs toutes les transactions se faisaient jusqu’à cette date entre sociétés africaines, ce qui ne change certes rien à l’identité du bénéficiaire final, Maurice Jacquin, mais préfigurait bien de vastes pratiques d’optimisation fiscale pour lesquelles s’arrêter à la domiciliation des sociétés, ou les ostraciser en fonction de leur nationalité apparente, présente peu d’intérêt pour comprendre la réalité de leurs fonctionnement et stratégie. Marginalement, la méprise des deux années de remboursement, au lieu de quatre, vient certainement du fait que, passé le moment de panique lié aux évènements de Guinée et aux agitations politiques entourant les indépendances, le cours habituel des affaires reprit rapidement, à commencer par la Secma qui devint l’entreprise la plus dynamique. Dès lors et de leur côté, avec une croissance annuelle du marché de 23 % (1961) puis 15% (1962), les entreprises Comacico avaient pu anticiper le remboursement, en deux ans effectivement, ce qui avait permis une seconde cession de droits des films de l’Importex le 1er octobre 1961, pour un montant complémentaire de 322 MFCFA. La valeur totale du stock de films se voyait ainsi valorisée à plus d’un milliard de FCFA. Là aussi, le paiement se fit par emprunt souscrits par les entreprises africaines du groupe, pas par la sortie de ce qui aurait été permis par un excédent de trésorerie. Il ne s’agissait donc nullement, ni de bénéfices, ni de rapatriement, mais d’une totale réorientation des affaires de Maurice Jacquin, celui-ci endettant son groupe africain afin de pouvoir en retirer tout le cash disponible, uniquement afin de pouvoir se lancer dans le cinéma en France. Au total, il dut solliciter un prêt de 1,5 Md AF, essentiellement pour racheter le nom et le portefeuille de films de la UFA, et monter ses deux sociétés françaises, de distribution, et de production. La société des Films Copernic sera ainsi enregistrée le 29 mars 1961 auprès du CNC, tandis que la UFA-Comacico le sera dans la distribution dès le 21 octobre 1959, puis aussi pour l’import/export le 24 avril 1961.

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Il faudra attendre l’étude précise des circuits par les majors états-uniennes en 1963, la Secma par Price Waterhouse et la Comacico par un expert de la MPEA qu’accompagnera Michel Carrière pour que ce dernier dresse fin 196356 un rapport nettement plus nuancé, rectifiant certaines approximations. « Ce rapport ne contient aucune précision sur les bénéfices des deux circuits. Leurs dirigeants ne cachent pas qu’ils sont considérables ; ils ont même intérêt à les exagérer lorsqu’ils se trouvent en présence d’acquéreurs éventuels. Mais ils se refusent à donner tout détail » (p. 2). Comme les deux études qui l’étayaient, sa nouvelle synthèse demeurera toutefois confidentielle et inédite, l’image d’un duopole prédateur aux profits colossaux n’étant pas rectifiée après s’être vue légitimée par son premier rapport public sous couvert de l’autorité publique Unifrance. L’opacité des deux groupes surajoutera évidemment aux soupçons qui pèseront continument sur eux, alimentant les spéculations et distorsions de la réalité, même s’il est probable que, quelques soient leurs hauteurs, la dissimulation des bénéfices réels aux autorités africaines était devenue une nécessité commerciale pour eux afin de ne pas attirer l’attention et prendre le risque d’alourdir leur imposition fiscale. En sus, évidemment, la pratique de dissimulation comptable de recettes pour l’essentiel générées en argent liquide est absolument certaine, comme pour tous les exploitants, quoique certainement accrue par l’absence de contrôle public (le CNC français n’avait pas autorité sur les colonies). Comme pour toutes les fraudes, elle est toutefois très difficilement évaluable, mais devait se trouver contenue au niveau du siège à Dakar et très limitée au niveau des salles comme des entreprises nationales, en raison du fort contrôle interne permanent au sein du groupe. Définitivement donc, si certains reproches pourront être adressés au duopole, ce n’est certainement pas celui d’avoir, pour les salles de cinéma, exploité une poule dont les œufs d’or auraient indûment été sortis du continent africain. La plus grande partie des profits des trois premières décennies du cinéma en ASF a été réinvesti en Afrique, pour permettre l’expansion des deux groupes, à commencer par la Secma qui deviendra la plus dynamique sur toute la décennie suivante, puis la Comacico, qui va s’opérer de plus en plus dans le cinéma et l’immobilier, en délaissant les autres activités. Le cash flow et le bénéfice imposable n’en demeuraient pas moins conséquents mais nettement plus faible que ce que la rumeur répandit, sur un CA cumulé certes significatif pour l’ASF, mais qui résultait d’abord de l’agrégat d’une douzaine de pays qui, prit isolément s’avéraient peu rentables, hors le Sénégal et la Côte d’Ivoire. Cela révèle également que, avec de surcroit un prix moyen très faible, aux alentours de 100 FCFA le nombre d’entrées générées était peu élevé, moins d’un million en moyenne par pays. 56 CARRIERE Michel, Moyens de production et de distribution en Afrique d’expression française, Paris, 1963, 34 p.

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Par ailleurs, en 1961 un rapport fut rendu au CNC57 qui détaillait précisément l’état du marché et des remontées financières de l’ASF. L’année des indépendances, le parc recensé pour les 14 pays était de 155 salles équipées en 35 mm et 63 en 16 mm, dont celles réparties à 98 pour le circuit Comacico (60 en propres et 38 programmées) et 57 pour la Secma (40 en propres et 17 programmées), soit 155 à elles deux, auxquelles se rajoutaient 55 salles propriétés d’indépendants, mais toutes programmées. Les salles standards (35 mm) avaient généré un CA cumulé de 1.650.000.000 FCFA (soit 33 MnF) dont 72% par les films français et étatsuniens. Si en 1960 350 nouveaux films avaient été importés (150 étatsuniens, 100 français et 100 autres), les 89 films nouveaux français effectivement exploités avaient généré 805.000 nF de recettes rapatriées et vérifiées pour la part producteur, soit 9.040 nF en moyenne par film, une part insignifiante dans l’amortissement des films, dont le coût moyen fut de 1.730.000 NF en 1960. Recettes producteur des films français exploités en ASF (1956-1960) Années Recettes Nombre Moyenne Coût moyen d’un Part recette rapatriées de films par film film français issue d’ASF 1956 329.000 65 5.060 1.110.000 0,45% 1957 405.000 55 7.360 1.115.000 0,66% 1958 363.000 56 6.480 1.400.000 0,46% 1959 373.000 56 6.640 1.490.000 0,44% 1960 805.000 89 9.040 1.730.000 0,52% (en nouveaux francs, nF) Source : CNC Ni pour les États-Unis, ni pour la France, les recettes issues des salles d’ASF ne constituaient donc à l’époque, et n’ont jamais constitué, une ressource digne d’intérêt. Ceci explique également que peu d’investisseurs, et notamment pas les majors états-uniennes, ne se soient jusqu’à ce jour jamais lancés dans l’aventure de l’exploitation dans aucun pays d’Afrique avant, ni après leurs indépendances.

57 Marché cinématographique en Afrique noire d’expression française, Paris, 1961, 19 p.

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Maurice Jacquin dans une cabine de projection le 7 février 1962.

(Photos Philippe Le Tellier)

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Chapitre V – Les indépendances et l’exploitation cinématographique en ASF Il nous faut dénoncer la dramatisation, la victimisation, la radicalité, tout ce qui privilégie l’émotion au détriment de l’histoire et conduit finalement au contraire du résultat recherché. Olivier Barlet1 Après avoir perdu l’Indochine, l’armée française se retrouva dans une nouvelle guerre d’indépendance en Algérie, sur un territoire qu’elle ne considérait pas comme une colonie, mais comme l’un de ses départements, notamment en raison de l’ancienneté de sa présence et du nombre de Français qui s’étaient installés. L’idée d’Empire français vacillait, car les Français, ivres de la croissance économique inédite en ce début des trente glorieuses, s’en détachaient largement pour se replier sur la jouissance d’une consommation historiquement inconnue. 1) Le cinéma face aux incertitudes politiques et commerciales Alors que le reste de l’Afrique du Nord venait d’acquérir progressivement son autonomie, le Général de Gaulle, fraichement revenu au pouvoir, comprit rapidement que le monde avait radicalement changé depuis la Seconde Guerre mondiale, que l’aspiration de tous les peuples non-européens à une rapide autonomie était profonde et irréversible. Il s’engagea aussitôt dans la redéfinition des liens entre la métropole et ses colonies, proposant d’abord en 1958 que chaque pays se prononce pour ou contre une « Communauté française». Seule la Guinée revendiqua alors son autodétermination, ce qui aura des conséquences immédiates importantes et durables, tant politiques qu’économiques, notamment sur le cinéma. Le Maroc et la Tunisie adopteront logiquement des lois pour assumer leur détachement de l’ancienne métropole en ce domaine, et l’année suivante, le pouvoir gaulliste acceptait l’indépendance pour toutes les colonies africaines, mais en l’ayant préparée, et en ayant une idée claire, notamment dans le champ culturel, de ce que devaient être leurs nouveaux liens de « coopération », avec la France. Dans les champs économiques et commerciaux, toutes les entreprises françaises opérant en ASF durent rapidement s’adapter dont, notamment, le duopole qui dominait le cinéma. 1 BARLET Olivier, « Le retour permanent de l’Afrique ‘’au cœur des ténèbres’’ », dans Pascal Blanchard, Nicolas Bancel et Sandrine Lemaire (dir.), La fracture coloniale, La Découverte, 2005, p. 220.

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1.1 La Guinée Un Guinéen, Mamadou Touré, sera l’un des tous premiers réalisateurs d’ASF à tourner un CM, Mouramani (23’) dès 1953, mais, comme ailleurs, aucune infrastructure cinématographique ne sera construite dans le pays sous l’empire français. Au niveau de l’exploitation, comme dans tous les pays d’ASF, le cinéma s’était largement développé en Guinée au cours des années 1950, passant de cinq villes équipées en 1947 au double à la fin de la décennie suivante, comptant une quinzaine de postes au total au moment de l’indépendance du 2 octobre 1958, les trois quarts étant programmées, à parité, par la Secma et la Comacico. Seul pays à rejeter la proposition du Général de Gaulle d’intégrer la Communauté française proposée, ce dernier ordonne le rapatriement immédiat de tous les ressortissants français de l’administration et de l’armée, coupant le soutien financier et désorganisant l’ensemble de l’appareil d’État et de l’économie. En réponse et poursuivant sa logique d’indépendance totale, la Guinée sort de la zone franc le 1er mars 1960 et crée sa propre monnaie, le franc guinéen (GNF) qui remplace le franc CFA. Y voyant une porte ouverte aux régimes communistes, des tentatives françaises de déstabilisation du régime par le SDECE (service de documentation et de contre-espionnage, appellation des services secrets français de 1945 à 1982, actuelle DGSE), se font jour, telle l’inondation du pays de fausse monnaie, qui perturbe durablement l’économie guinéenne2. Les relations avec la France ne cesseront de se dégrader et seront rompues en 1965, et il faudra attendre 1975 avant qu’elles ne se re-normalisent. Le nouveau président de 36 ans, Sékou Touré, régnera durant un quart de siècle en imposant un régime autoritaire et de parti unique3, sous l’influence partielle, idéologique et économique, de l’URSS qui, pour le cinéma, venait juste de commencer sa politique en direction des États africains, en commençant par le Ghana anglophone. En plein acmé de la guerre froide, la Guinée fut le pays africain francophone qui subit initialement le plus l’influence soviétique globalement (les services secrets thèques y installent leur tête de pont pour toute l’Afrique dès la fin 1958) comme au niveau cinématographique. La volonté d’en faire un laboratoire était patente, notamment pour promouvoir l’anticolonialisme qui se transformait en anti-impérialisme, la voie d’un cinéma de propagande d’État étant choisie à l’instar des principales dictatures communistes européennes. L’ensemble des productions des anciennes métropoles fut dénigré, point de départ d’un discours récurrent qui sera largement repris ailleurs contre les contenus non-éducatifs, non-culturels, non-respectueux mais au contraire strictement commerciaux et avilissants des films issus des sociétés capita2 ROBERT Maurice, Ministre de l'Afrique, Seuil, 2004, 416 p. 3 Sur ce président singulier et les relations franco-guinéennes, voir LEWINN André, Ahmed Sekou Toure (1922-1984). Président de la Guinée, L’Harmattan, 8 tomes, 2009-2011.

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listes aux intentions évidemment impérialistes. Des techniciens et commerciaux russes, tchèques, yougoslaves parcoururent le pays dès 1960, l’URSS offrant dix appareils de projection (Ukrainia-2) pour favoriser la diffusion des films des pays de l’Est souvent mis à disposition gracieusement dans le pays4. Ils formèrent de nombreux réalisateurs et techniciens, notamment au VGIK de Moscou, un traité de coopération étant signé entre la Guinée et l’URSS dès 1959, et les Guinéens étant les premiers Africains à y être accueillis. L’ensemble de cette aide constituait pour l’Est l’un des volets de la lutte idéologique en cours, et pour la Guinée une rupture politique et économique de son isolement, une promesse de développement, et un projet de société. Costa Diagne fut l’un des premiers bénéficiaires de cette politique, sortant major de sa promotion du VGIK, y réalisant un CM, puis en revenant au pays tournant le premier LM de la Guinée indépendante, Bakary Oulen (1967). Parallèlement de très nombreux Guinéens furent envoyés dans plusieurs pays étrangers pour s’y former, non seulement à la réalisation, mais à tous les métiers techniques, l’ambition affichée et cohérente étant de construire une cinématographie réellement indépendante. Rentrant progressivement au pays de 1964 à 1966, ces Guinéens préparèrent la véritable, et unique à ce jour, construction d’une industrie nationale cinématographique d’ASF. Pensée comme monopole d’État, le décret 001 du 2 janvier 1967 créa la régie nationale Syli-cinéma-photo. Dotée de moyens très conséquents – le coût en aurait été de 1650 M francs suisses5– cet établissement public rattaché au ministère de l’Information avait pour mission de coordonner toutes les activités cinématographiques et photographiques, d’acheter, vendre, contrôler et d’assurer la diffusion de tous les types de films (fiction, documentaires, actualités…) sur l’ensemble du territoire. Un vaste complexe de cinéma fut construit de toute pièce, accueillant un ensemble d’industries techniques (laboratoire, studio son et mixage, montage, etc.), ainsi qu’une grande salle de cinéma au cœur de la capitale, Conakry. Les SecmaComacico furent maintenues pour l’exploitation, mais certains de leurs biens furent nationalisés6. Plusieurs centaines d’immeubles et sociétés françaises subirent le même sort, ce qui provoqua un vent de panique dans les milieux d’affaires concernés, et déclencha l’intention pour Jacquin et Mocaër de vendre leurs groupes sur toute l’ASF par anticipation d’actions similaires dans les autres États. Au niveau général de l’exploitation, les programmes 4 Pour un développement de l’influence soviétique à cette période, voire Gabrielle Chomentowski, art. cit., p. 112. 5 Selon Mohamed Camara, directeur de l’actuel Onacig (Office national du cinéma guinéen). 6 Deux SCI de Maurice Jacquin, celle du cinéma Rialto (TF 470, parcelle 16, lot 65 de Conakry), et celle du cinéma Palace (TF 731, parcelle 30, lot 37), figurent encore sur la « liste des biens issus du contentieux franco-guinéen rentrant dans le patrimoine de l’État » publiée en mai 2014 par le gouvernement guinéen.

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des salles devinrent très normés : chaque séance devait comprendre une première partie obligatoirement composée des actualités guinéennes (produites par Sily) et d’un CM, pour trente minutes maximum, et la seconde comporter un LM ou plusieurs CM pour quatre-vingt minutes, toutes les salles devant programmer mensuellement au moins un film produit ou coproduit par la Guinée. Au niveau de la distribution, l’action du duopole fut restreinte pour favoriser celle initialement contrôlée entièrement par l’État, qui leur a toutefois rapidement autorisé d’importer des films, dont la liste devait néanmoins préalablement être approuvée par une commission, et en perdant l’exclusivité. Elles durent juste créer une filiale guinéenne spécifique pour s’adapter aux changements législatifs liés à la nouvelle monnaie et à la limitation de sortie des capitaux du pays. Sily fut divisée ultérieurement en deux sections (photo et cinéma) et le cinéma fut rapidement divisé lui-même en une branche « film » chargée de la production, et une « cinéma » chargée de l’importation, de la diffusion et de l’exploitation des films (elles re fusionneront en 1979). Dans la première, de très nombreux films de commande furent tournés, plus d’une centaine de 1967 à 1984, essentiellement documentaires, éducatifs et de propagande. Mais cette production imposée frustra les réalisateurs, ce qui servira de contre exemple à de nombreux intellectuels d’ASF, qui prônèrent une nationalisation de toute l’industrie, mais sans une fonctionnarisation de la production ni des réalisateurs. L’exemple et la dynamique créés par ce volontarisme suscita initialement espoirs et enthousiasmes dans de nombreux pays africains, mais plusieurs problèmes conséquents apparurent rapidement. Les tirages s’effectuaient toujours à l’étranger (Babelsberg en RDA, également en Pologne et Bulgarie essentiellement), aussi la Guinée a-t-elle nourrit l’ambition de posséder un laboratoire dans lequel tous les films ouest-africains pourraient se finaliser jusqu’à la copie zéro. Un nouveau complexe fut construit, avec des moyens également importants (près de 2 Mds de francs suisses), et la RDA fournit plusieurs tonnes de matériels, qui « disparurent » toutefois rapidement, et le complexe ne fut jamais opérationnel. L’une des tares des systèmes bureaucratiques centralisés apparaissait : l’irresponsabilité d’une partie du personnel, son manque de compétence et sa prolifération incontrôlée, Sily ayant compté jusqu’à 130 salariés, tous fonctionnaires. Le problème de la liberté d’expression se posa rapidement et extrêmement douloureusement pour les Guinéens. Prétextant d’une nouvelle agression contre le régime, cette fois par le Portugal le 22 novembre 1970, après les enseignants et les syndicalistes Sékou Touré opérera une vaste purge au sein des médias, et du cinéma en particulier, en une ampleur à ce jour unique en ce continent. Il décapitera totalement Sily-photo-cinéma, d’abord en emprisonnant une majorité de techniciens au prétexte d’une complicité de l’intérieur avec les agresseurs portugais. Ce sera l’ouverture du sinistre camp 184

Boiro où furent emprisonnées plusieurs dizaines de milliers de personnes, environ 50 000 Guinéens y périssant7. Le ministre de l’Information Alpha Amadou Diallo, le directeur général de Syli cinéma Mohamed Lamine Akin, son adjoint chargé de l’exploitation Bo Sow et la plupart des responsables de Syli, les pionniers du cinéma et presque tous les réalisateurs (Costa Diagne, Marlon (Mamadou Balde), Sékou Oumar Barry, etc.) y seront internés durant la seconde vague d’arrestation de juin 1971, certains y restant plusieurs années, d’autres y mourant, tandis qu’une poignée s’exilera8. Cette purge aveugle mettra un point final à l’expérience cinématographique guinéenne, même si quelques films continueront à être produits jusqu’en 1982. Un embryon de cinéma renaitra la décennie suivante après la chute du régime Sékou Touré en 1984 et la suppression de Syli cinéma, la fusion de toutes ses structures se faisant au sein de l’actuelle Onacig. Son premier directeur général en sera le colonel Kaba Camara, ancien interné du camp Boiro avant que Costa Diagne, revenu après l’exil qui avait suivi son internement, ne la dirige de 1986 à 1994. Mais un autre souci était apparu rapidement aux niveaux de l’exploitation et de la distribution, lié au contenu des films. Si sous la Ière république (19581984) la volonté d’éduquer le peuple par le cinéma fut patente, et certains documentaires adaptés à cette finalité, la faible proportion de fictions produites, de surcroit souvent à la gloire du régime, ajoutés à l’importation de films de l’Est à l’écriture et aux thématiques largement inadaptées aux Guinéens, déçurent rapidement les spectateurs en salles. S’il y eut un indéniable effort de construction de lieux de projection, la Guinée comptant jusque 92 postes (y compris ceux situés dans certaines des casernes) dont 14 à Conakry, les salles commerciales servirent aussi de moyen facile pour procéder à des rafles à la sortie des séances. Au prétexte de « nettoyer » les villes des mendiants et « désœuvrés », les arrestations, internements et déportations dans les campagnes dépeuplées ne furent pas rares9, ce qui n’encourageait pas leur fréquentation. Bien que la gestion des nouvelles salles ait été nationalisée, une partie de la distribution commerciale revint aux mains des Secma-Comacico, puis de la Sopacia. En 1984, la totalité du parc de salles fut privatisé, la plupart des établissements se voyant dès lors très rapidement transformés pour d’autres fonctionnalités, boutiques, églises, etc. Si politiquement la situation avait radicalement changé, l’intérêt de l’État pour son cinéma, et les moyens octroyés d’abord au niveau de la production, ne seront 7 Voir notamment GOMEZ Alsény René, Camp Boiro : parler ou périr, L’Harmattan, 2007, 268 p. 8 Pour une liste des personnalités du cinéma arrêtées : COUSIN Jeanne, Histoire du cinéma en Guinée depuis 1958, L’Harmattan, 2017, p. 56 s. 9 CAMARA Kaba, Dans la Guinée de Sékou Touré. Cela a bien eu lieu, L’Harmattan, 1998, 252 p.

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plus jamais les mêmes : une page était définitivement tournée, le « modèle » guinéen devenant un repoussoir, notamment pour les réalisateurs. 1.2 Les modifications fiscales des nouveaux pays souverains Un effet non anticipé des indépendances politiques fut de fragiliser les États nationaux, notamment par insuffisance de moyens financiers pour faire fonctionner une indispensable administration. Les gouvernements durent initialement se tourner vers la France ou l’URSS et ses satellites, pour bénéficier de soutiens financiers, mais aussi techniques, matériels, de compétences, etc. Et modifier profondément leur fiscalité. De manière très compréhensible, en ce contexte historique la construction d’une industrie cinématographique ne fut pas considérée comme une priorité, au regard de la masse de problèmes urgents à résoudre : infrastructures, éducation, santé, sécurité, etc. Toutefois, de nature le plus fréquemment autoritaire ou dictatorial, nombre de pouvoirs en place voulurent contrôler la presse et la radio – ce qui était facile et ne coûtait pas cher – mais leur attitude vis-à-vis du cinéma ne fut pas monovalente. Le concernant, les problèmes se posaient différemment pour les actualités filmées – qu’il fallait contrôler, et ce en quoi la France les aida –, pour le cinéma éducatif –qu’ils encourageaient – ou pour la fiction, qu’ils ignorèrent massivement. Hors l’Afrique du Sud et l’Égypte, qui ne pouvaient être des modèles pour des raisons très différentes, comme il n’existait pas de production en Afrique, cela induisait pratiquement que les films pour les salles ne puissent que massivement provenir des industries du Nord. Tout au plus les différents ministres de l’Information dont dépendit massivement le cinéma, émirent-ils le vœu qu’il soit un peu plus « culturel ». De nombreux États se contentèrent donc de contrôler, c’est-à-dire souvent de censurer, ces images qui venaient toutes de l’étranger. Concernant le cinéma de distraction, la violence, l’érotisme et certains films considérés comme de la propagande constituèrent classiquement, mais très marginalement (un ou deux films par an), des motifs d’interdiction. Les anciennes commissions de contrôle des films de l’administration française devinrent souvent des commissions de censure nationale mais, dans la plupart des cas, les restrictions (interdictions aux moins de 13, 16 et 18 ans) suivaient celles de la France, sauf pour trois pays où elles furent plus rigoureuses : la Haute Volta, le Niger et le Cameroun. Ce dernier se montra le plus exigeant quant au contenu, n’hésitant pas à appliquer un arrêté pris juste avant l’indépendance (17 juillet 1959) qui interdisait « l’importation et la projection de films cinématographiques comprenant des scènes de violence, attentats, meurtres, attaques à main armée, etc. et notamment toutes les bandes dites ‘western, Zorro, Farwest ou similaires’ ». 180 films furent ainsi interdits la première année,

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compliquant singulièrement le travail des exploitants10, et mécontentant une large partie de la clientèle. Mais la plupart des commissions, quoique condamnant la violence, se montraient plus souples, passant des accords avec les circuits qui s’engageaient à ne diffuser ces films que dans les salles « européennes », ou dans les salles mixtes mais aux jours et heures réservés aux programmes européens (en général les soirées en fin de semaine). La Guinée y adjoint une censure plus politique, les films vantant la France y étant interdits, tels Napoléon, Austerlitz, ou encore Cadet Rousselle (à cause de la Marseillaise). Le Mali suivra initialement cette rigueur. Et inversement, en ces pays seront favorisés des films originaires des pays d’Europe de l’Est, avec la multiplication des « semaines du cinéma soviétique » ou « yougoslave ». Toutefois, ils rencontreront assez peu les faveurs des publics africains (et encore moins non africains, politiquement essentiellement non communistes), au contraire de deux cinématographies, favorisées par les commissions de censure, l’égyptienne et l’indienne, dont pourront s’emparer les circuits Secma et surtout Comacico. La question d’une nationalisation des salles et/ou de la distribution fut partout débattue, et aurait probablement été souvent adoptée si ne s’était posée la question de l’approvisionnement en films, inévitablement tous étrangers. Au niveau de la production, en sus de l’absence de techniciens compétents, de l’absence de moyens matériels et d’industrie technique, les coûts dissuadèrent dans un premier temps la majorité des États de se lancer dans cette voie, et un statu quo s’établit rapidement dans un premier temps. Le désintérêt régnait donc massivement, ce secteur n’étant souvent rattaché spécifiquement à aucun ministère, au moins trois intervenant selon les aspects concernés : les Finances, l’Intérieur ou l’Information. Il fallut plusieurs années pour que, progressivement, plusieurs États (Sénégal, Mali, etc.), instaurent un service cinéma spécifique. Mais ce fut une mesure prise dans un autre pays d’Afrique, du Nord, qui, effet imprévu et assez méconnu à ce jour des histoires du cinéma, bouleversa l’organisation du duopole en ASF. Pour alimenter le budget de l’État devenu récemment autonome, en 1959 le Royaume du Maroc instaura une imposition sur les revenus, d’abord des particuliers11, puis surtout sur les bénéfices des commerces et entreprises. Celle-ci s’appliquant bien « pour l'ensemble des professions ou activités exercées au Maroc, au siège de la direction des entreprises ou au lieu du principal établissement » (art. 35), toutes les entreprises domiciliées s’y trouvaient soudainement assujetties, et à un taux non négligeable. « La fraction du bénéfice annuel imposable inférieure à deux 10 De facto furent interdits tous les westerns et la plupart des policiers, tels Johnny Guitare, Du riffifi chez les hommes, Les héros sont fatigués, Nous sommes tous des assassins, etc. 11 Dahir n° 1-58-368 du 26 joumada II 1378 (7 janvier 1959) « portant réglementation du prélèvement sur les traitements publics et privés ».

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millions de francs est taxée à 22,50 %. Le surplus est taxé à 25 % » (art. 38)12. Dès lors, le choix de Casablanca, dans lequel Jacquin n’exerçait plus d’activité effective, apparut pour ce qu’il était, une simple solution d’optimisation fiscale. En effet, jusqu’alors le Maroc n’imposait pas les bénéfices des sociétés commerciales, tandis que de l’après guerre aux indépendances les pays d’AOF et l’Oubangui-Chari taxaient à 20% les bénéfices nets, les autres pays d’AEF à 25%, et la France à 50%. Régimes fiscaux en 1961 Taxes indirectes Taxes directes Taxe mu- Impôt / Droits Taxe locale Timbre bénéfice auteur /CA par billet nicipale Cameroun Centrafrique Congo Côte d’Ivoire

5F 8% 7%

15F si >100F

Abidjan Grand Bassam

Guinée Haute Volta Ouagadougou Bobo Dioulasso

Niger Sénégal

10%

5F

15% 10% 15%

25% 25% 25% 20%

20% 20%

12% 8,26% 4,5% 6%

15% 5F

Dakar Thiés

Tchad Togo

10% 10% 15 à 40 %

13,50% 15% 15% 15%

4,50% / transactions

20% 25%

20% 20%

1,76% 1,76% 1,76% 1,76% 1,76% 1,76% 1,76% 1,76% 1,76% 1,76% 1,76% 1,76% 1,76% 1,76% 1,76% 1,76%

Le groupe Comacico ayant échappé à l’imposition de ses bénéfices durant trois décennies, il convenait que cela continua, et c’est pour cela que l’entreprise principale, qui achetait les droits des films et engrangeait les bénéfices réels du groupe, la Cofinex, fut dissoute, pour être remplacée par la Sodetex puis l’Importex, toutes deux domiciliées à Monaco. À cette date, la Guerre d’Algérie et la forme inconnue du devenir de certaines anciennes colonies françaises provoquait une incertitude sur les relations politiques et économiques, et appelait donc à sécuriser les capitaux. Il convenait dès lors de limiter les risques, aussi des entreprises locales furent juridiquement créées dans chaque pays africain dans lequel elles exerçaient, toutes de droit national. Si l’une devait se voir affectée par de fâcheux évènements, ils ne 12 Dahir n° 1-59-430 du 1er rejeb 1379 (31 décembre 1959) portant réglementation de l'impôt sur les bénéfices professionnels, publié au Bulletin Officiel n° 2472 du 11/03/1960, p. 535.

188

contamineraient pas tout le groupe. Et pour la remontée des bénéfices, abandonnant le Maroc il sera choisi un pays européen pour l’entreprise principale servant de holding. Monaco, qui n’impose pas les particuliers, et, surtout à cette époque, plus faiblement les entreprises que la France, était l’un des paradis fiscaux qui se présentait donc comme une option pertinente. Le choix de la domiciliation du siège social résulta donc purement d’un calcul d’optimisation fiscale, le Maroc durant près de trois décennies, à Monaco puis en France ensuite. La même logique comptable s’appliqua à la Secma. Nul colonialisme ni volonté de spolier l’Afrique ; si un autre pays africain stable politiquement avait proposé les mêmes avantages fiscaux (telles les Seychelles ou le Liberia en 2019), le duopole y aurait établit ses sièges : cela n’aurait strictement rien changé à son fonctionnement. À la suite, au niveau fiscal, à l’instar du Maroc tous les pays d’ASF modifièrent le montant voire la nature de leurs taxes, et pour son organisation interne, la Comacico et la Secma durent composer avec toutes les législations nationales qui se mettaient en place. Les lois françaises qui s’appliquaient jusqu’alors, adaptées pour les deux fédérations AEF et AOF, furent remplacées par des textes initialement similaires ou très proches, avec de légères variations auxquelles il fallut s’adapter, mais fiscalement souvent éloignées entre elles. Surtout, la nécessité d’alimenter les budgets des nouveaux États les amena, soit à créer de nouveaux impôts et taxes, soit à augmenter ceux existants : ainsi au Tchad la taxe sur les spectacles passa de 10 à 15%, au Congo de 8 à 15%, etc. Par ailleurs, certains pays continuèrent la politique française d’encadrement du prix des places, tel le Sénégal. 2) Quels films pour quels publics ? Michel Carrière s’était rendu en ASF pour faire un état des lieux et pour mesurer la place des films français, le ministère des Affaires culturelles voulant évaluer l’influence française. Il en reviendra avec un très riche échantillon de la programmation de quelques salles, qu’il ne pourra évidemment pas toutes analyser. Les études sociologiques concernant le cinéma étant à peine naissantes, il ne s’agissait pas non plus pour lui d’effectuer une analyse des pratiques spectatorielles. Le CNC ne recevant pas de bordereaux des salles de la zone, la Sacem qui y percevait une taxe ayant refusé de l’aider, le duopole n’étant commercialement nullement intéressé par une analyse fine des résultats des films, s’étant placé du point de vue de son mandataire qui souhaitait connaitre la présence française en salles, il ne poussera pas davantage l’analyse de cette programmation, mais il commettra toutefois plusieurs erreurs méthodologiques, dont les résultats seront amplifiés par les extrapolations et hypothèses qu’il posera.

189

2.1 Des programmations très diversifiées Dans un premier temps, il chercha à recenser les films importés, ce que les groupes ne ventilaient pas par nationalité, ce critère n’ayant aucune utilité pour les exploitants. Mais il pouvait en revêtir une pour les États, afin de mesurer leur influence, et en aura une pour une certaine élite africaine naissante, comme signe et symbole d’une indépendance culturelle. Nous ne discuterons pas ici cette unité de mesure ni sa pertinence, y compris même du point de vue de l’action publique, mais pointerons simplement qu’elle n’intéresse ni le vendeur (l’exploitant), ni l’acheteur (le spectateur), et que culturellement il ne s’agit pas non plus en ce cas de défendre LE cinéma mais UNE cinématographie, une industrie ou une influence nationale, approches très différentes. Néanmoins, étudier quelques cas parmi ceux livrés par le rapport Carrière de 1962 permet de largement relativiser, voire contredire, nombre de discours qui se tiendront dans les deux décennies suivant les indépendances, de mieux comprendre le fonctionnement de l’activité de programmation des groupes, et également d’appréhender une partie des pratiques spectatorielles de l’époque. D’une très grande richesse de ce point de vue, il recense la programmation exhaustive de certaines salles pour plusieurs villes et périodes. Son unique angle étant celui de la part du film français en salle, il n’a pas abordé d’autres aspects, comme celui des genres, de la « qualité », des modes d’exposition, etc., que nous allons tenter de décrypter partiellement, une analyse plus détaillée restant encore profitable à mener. Méthodologiquement, il prit plusieurs salles : les plus importantes qui passaient les films les plus récents, en « avant-première » pour l’ASF, en réalité souvent en tandem avec d’autres salles. Très peu nombreuses, ce sera le Rialto de Dakar qui sera choisi, tête de pont des salles de première vision ; en ces dernières les inédits étaient programmés aux meilleurs jours ou aux meilleures séances, notamment les week-ends et les jours fériés. Dans la plupart d’entre elles, ce film inédit récent était complété en semaine par plusieurs films plus anciens, en reprise et pour un seul jour le plus souvent, comme aux Plazza et Club d’Abidjan. Ces salles se succédaient les unes après les autres, tels les wagons d’un train derrière leur locomotive, toujours dans le même ordre, parfois dans la même ville lorsqu’ils se trouvaient plusieurs salles du même groupe, puis de ville/pays en ville/pays. Pour la Comacico, l’une des copies commençait sa carrière à Dakar, au Rialto, puis suivait à Abidjan, et lorsqu’il y avait deux copies, l’autre partait à Brazzaville. Il était donc intéressant d’étudier une salle « locomotive », puis les « premières classes » qui n’offraient toutefois pas toutes le même service, ce qu’il sera aisé de constater car dans la capitale de Côte d’ivoire, le groupe possédait deux salles de première vision. La plus ancienne, le Club, longtemps seule de sa catégorie sur la ville, réalisait pas moins de 30 M FCFA de CA en 1958, chiffre qui sera atteint dès 1960 par son nouveau concurrent 190

complémentaire du groupe, le Plazza, la faisant baisser de moitié, mais elle était également une réponse à l’arrivée d’une autre salle du groupe concurrent Secma, le Rex qui, mieux placée, réalisait les meilleures recettes des trois. Mais ce second circuit assurait surtout la programmation de salles plus populaires, dernière catégorie de wagons dont nous comparerons la programmation aux précédentes. 2.1.1 Une salle d’avant-première : le Rialto de Dakar Vaisseau amiral des entreprises Comacico, cette salle de la capitale du Sénégal en était l’une des trois de première vision du circuit et servait de vitrine pour la sortie des films sur l’ASF. Les films passaient également au Vog (qui ne tournait que deux ou trois jours au week-end) quasi simultanément, puis au Bataclan, salle mixte et plus populaire. Les recettes cumulées des deux premières salles ayant été de 65 M FCFA en 1961, soit une moyenne de 1,2 M FCFA par film, le Rialto en diffusant un, et un seul, différent chaque semaine, à deux ou trois exceptions près dans l’année. Les titres suivaient ensuite le circuit des salles de première vision des autres pays, Abidjan, Brazzaville, etc. En deux années pleines, 1960 et 1961, le Rialto diffusa ainsi « à l’européenne » un seul titre à l’affiche par semaine, hormis six semaines où il en proposera deux, soit 108 films différents durant ces deux ans. Plus de la moitié était française, avec une part non négligeable de coproductions avec d’autres pays européens, notamment l’Italie, très fréquentes à cette période13. Les États-Unis n’en représentaient que moins d’un tiers, aucun titre d’un pays non occidental n’étant proposé. Ventilation des films selon leurs genres et nationalités au Rialto de Dakar (Du 31 décembre 1959 au 13 décembre 1961) Nationalité effectifs Genre effectifs France France coprod États-Unis Italie Autres Europe Total

50 8 31 12 7 108

Action, aventure Comédie Drame Policier Western

30 37 26 11 4 108

Au niveau des genres offerts, un gros tiers ira aux comédies, suivies des films d’action et dramatiques à part voisine, mais assez peu de policiers, et de rares westerns, signes d’un public à couleur européenne si ce n’est française marquée mais diversifié, et plus familial, cultivé, que solitaire ou jeune et masculin. 13 Voire notamment PALMA Paola « Les coproductions cinématographiques francoitaliennes 1946-1966 : un modèle de ‘’cinéma européen’’ ? », dans Claude Forest, L’internationalisation des productions cinématographiques et audiovisuelles, op. cit., p. 215s.

191

Films programmés du 31 décembre 1959 au 13 décembre 1961 au Rialto titre La jument verte 07-janv Le confident de ces dames 14-janv 125, rue Montmartre 21-janv 10 rue Frédérick 28-janv Les motards 04-févr Certains l'aiment chaud 11-févr Les affreux 18-févr L'adieu aux armes 25-févr Le chemin des écoliers 2 mars Le bossu semaine

nat

sortie

31-déc

FR

26/10/1959

FR

19/09/1959

FR

09/09/1959

US

11/07/1958

FR

18/03/1959

US

09/09/1959

FR

11/09/1959

US

26/03/1958

FR

23/09/1959

FR

12/01/1960

Le général della Rovere IT vache et le prisonnier FR FR 23 mars Signé Arsène Lupin IT 30 mars La tempête IT 07-avr Vacances à Ischia FR 14-avr Voulez-vous danser avec moi US 21-avr L'auberge du 6ème bonheur FR 28-avr Tant d'amour perdu RU 05-mai Le destin d'un homme IT 12-mai Femmes d'un été DE/FR/IT 19-mai Les bateliers de la Volga FR 26-mai Le grand chef US 02-juin Dieu seul le sait UK/DE 09-juin Larry agent secret Le gendarme de Champignol FR 16-juin IT 23-juin Venise la lune et toi FR 30-juin Le baron de l'écluse FR 07-juil La sentence FR/RU 14-juil Normandie Niémen US 21-juil Une Cadillac en or massif US 28-juil Flammes sur l'Asie FR 04-août La chatte sort ses griffes Le génie du mal US 11-août FR 18-août Croquemitouffle US 25-août La gloire et la peur US 01-sept Rafale de la dernière chance + Soupe au lait FR FR 08-sept Guinguette US 15-sept Sayonara FR/IT 22-sept Sursis pour un vivant + Chéri fais moi peur FR IT 29-sept Terreur sur Rome + 9 mars

11/11/1959

16 mars La

16/12/1959 11/11/1959 25/03/1959 17/06/1959 28/12/1959 27/02/1959 12/11/1959 12/04/1959 02/05/1959 26/03/1959 20/03/1959 13/03/1957 21/07/1959 27/05/1959 26/08/1959 13/04/1960 02/10/1959 26/02/1960 11/01/1957 1959 09/03/1960 13/05/1959 20/05/1959 26/06/1959 1959 01/07/1959 04/03/1959 26/03/1958 10/03/1959 07/05/1958 08/07/1959

192

genre réalisateur

c c p d c c c a d a

C. Autant-Lara J. Boyer G. Grangier P. Dunne J. Laviron B. Wilder M. Allégret C. Vidor M. Boisrond A. Hunebelle

a c p a c c a d a c a c a p c c c d a c a c p c a a c c d p c d

R. Rossellini H. Verneuil Y. Robert A. Lattuada M. Camerini M. Boisrond M. Robson L. Joanna S. Bondarchuk G. Franciolini V. Tourjansky H. Verneuil J. Huston A. Rakoff J. Bastia D. Risi J. Delannoy J. Valère Dréville,Dvyatich R. Quine D. Powell H. Decoin R. Fleicher C. Barma L. Milestone H. Koch P. Chevalier J. Delannoy J. Logan O. Bertolini J. Pinoteau Majano

Rang France 5° BO 1959 32°BO 1959 47°BO 1959 16°BO 1959 15°BO 1959 45°BO 1959 27°BO 1958 3° BO 1960 Lion d'or Venise 1960 1erBO 1959 13°BO 1959 11°BO 1959 10°BO 1959

12°BO 1959 22°BO 1959

33°BO 1959 12°BO 1960 10°BO 1960

21°BO 1960

51°BO 1958 50°BO 1958

06-oct 13-oct 20-oct 27-oct 03-nov 10-nov 17-nov 24-nov 01-déc 08-déc 15-déc

Et ta sœur? Le soleil se lève aussi Le joueur Le paradis des hommes + Suivez-moi jeune homme Le bruit et la fureur A bout de souffle Les feux de l'été Le dialogue des Carmélites La corde raide Le Saint mène la dance Le journal d'Anne Frank Salomon et la reine de Saba

FR

24/09/1958

US

déc-57

FR

26/10/1958

IT

20/11/1955

FR

03/12/1958

US

06/04/1959

FR

16/03/1960

US

28/05/1958

FR

10/06/1960

FR

06/04/1960

FR

25/05/1960

US

02/09/1959

US

18/12/1959

La française et l'amour Les vieux de la vieille 05-janv Jamais le dimanche 12-janv La ballade du soldat

FR

01/10/1960

RU

22/06/1960

19-janv La

US

16/09/1960

FR

04/11/1960

02-févr

IT

11/05/1960

09-févr

FR

02/10/1960

FR

05/10/1960

23-févr

IT

04/05/1960

1 mars

FR

25/11/1959

22-déc

FR

16/09/1960

29-déc

FR

02/09/1960

26-janv Le

garçonnière passage du Rhin

La dolce vita Os bandeirantes 16-févr Le capitan La grande guerre Les yeux de l'amour 8 mars Les racines du ciel 15 mars Katia 22 mars Le prince et la danseuse 29 mars Le Président 06-avr Voyage au centre de la terre 13-avr Durand chez Popov 20-avr Le dernier rivage 27-avr Les nuits de Lucrèce Borgia 04-mai La colline des potences 11-mai La bride sur le cou 18-mai L'ange bleu 25-mai La main chaude 01-juin Le fric 08-juin Les années dangereuses 15-juin La Princesse de Clèves 22-juin Cinq secondes à vivre 29-juin Fortunat 06-juil Sur la piste du rock and roll

US

10/12/1958

FR

20/01/1960

US

13/06/1957

FR

01/03/1961

US

11/05/1960

RU/FR 18/01/1961 US

20/12/1960

IT/FR

1960

US

20/03/1959

FR

19/04/1961

US

11/10/1959

FR

03/02/1960

FR

01/07/1959

UK

1958

FR

22/03/1961

UK

11/02/1959

FR

16/11/1960

DE

1959

193

c d d a c d d d d d p d p

M. Delbez H. King C. Autant-Lara F. Quilici G. Lefranc M. Ritt JL. Godard M. Ritt

18°BO 1960

Agostini,Bruckberger 7° BO 1960

JC. Dudrumet J. Nahum G. Stevens K. Vidor Boisrond, C-Jaque, Decoin, Delannoy, Verneuil

c c c a

G. Grangier J. Dassin G. Chukhray

c d

B. Wilder A. Cayatte

d a a

F. Fellini M. Camus A. Hunebelle

a d a a c p a d a a w c d c d c d a c c

M. Monicelli La Patellière J. Huston R. Siodmak L. Olivier H. Verneuil H. Levin M. Pagliero S. Kramer S. Grieco D. Daves R. Vadim E. Dmytryk G. Oury M. Cloche H. Wilcox J. Delannoy V. Vicas A. Joffé H. Philipp

38°BO 1959 4°BO 1959 11°BO 1960 8° BO 1960 27°BO 1960 36°BO 1960 Oscar 1961 meilleur film 4° BO 1960 Palme d'or Cannes1960 47°BO 1960 5° BO 1960 Lion d'or Venise 1959

15 BO 1960 14°BO 1961

44°BO 1959 15°BO 1961

10°BO 1961 11°BO 1960

+ De la bouche du cheval GB FR/US 13-juil Aimez-vous Brahms? US 20-juil Alamo FR 27-juil Un taxi pour Tobrouk US 03-août Le tour du monde en 80 jours FR/IT/DE 10-août Qui êtes-vous M. Sorge? US 17-août Le milliardaire US 24-août Le grand Sam Me faire ça à moi FR 31-août US 07-sept Les sept mercenaires FR/UK 14-sept Les mains d'Orlac FR 21-sept Les livreurs FR 28-sept La brune que voilà

01/11/1958 24/05/1961 08/02/1961 10/05/1961 15/05/1957 29/03/1961 05/10/1960 10/02/1961 26/07/1961 01/02/1961 12/04/1961 26/07/1961 10/06/1960

c d w a a p c w p w a c c

R. Neame A. Litvak J. Wayne La Patellière M. Anderson Y. Ciampi G. Cukor H. Hathaway P. Grimblat J. Sturges E. Gréville J. Girault R. Lamoureux

21°BO 1961 14°BO 1960 5° BO 1961 8° BO 1957 36°BO 1961

13°BO 1961 28°BO 1961 Ours d'or

La nuit d M. Antonioni IT 24/02/1961 Berlin 1961 d T. Richardson US 08/03/1961 12-oct Sanctuaire c G. Grangier FR 26/08/1961 17°BO 1961 19-oct Le cave se rebiffe a O. Preminger US 03/05/1961 11°BO 1961 26-oct Exodus a G. Bianchi FR/IT 25/08/1961 02-nov En pleine bagarre + Le cirque fantastique d J. Newman US 16/12/1959 Zazie dans le métro c L. Malle FR 28/10/1960 09-nov a Masini, Ulmer IT/FR 28/07/1961 42°BO 1961 16-nov L'Atlantide a A. Hunebelle FR 06/09/1961 8° BO 1961 23-nov Le miracle des loups p G. Lefranc FR 15/11/1961 45°BO 1961 30-nov Cause toujours mon lapin d F. Villiers FR 13/10/1961 46°BO 1961 07-déc Le puit aux trois vérités Les titres en italique sont recommandés art et essai en France. Pour les genres : a= action, aventure, guerre / c = comique / d = drame / p = policier, espionnage / w = western 05-oct

L’examen détaillé des titres révèle de nombreux autres éléments plus qualitatifs. D’abord leur fraicheur par rapport à la date de sortie en métropole. Moins d’un titre par mois avait plus d’un an d’ancienneté, et bien que très irrégulier, le délai était en moyenne de trois-quatre mois seulement après Paris, certains titres, et non des moindres, sortant même quasiment en simultané, tels Me faire ça à moi (P. Grimblat) sorti le 26 juillet 1961 à Paris, la semaine suivante à Dakar, Le Président (H. Verneuil), respectivement les 1er et 31 mars 1961 ; La bride sur le cou (R. Vadim) 19 avril et 11 mai 1961, etc. Ces deux derniers titres furent de très grands succès, puisque respectivement 14ème et 15ème au box-office France de l’année. La quasi-totalité de ces titres ont donc été des succès populaires en métropole, plus de la moitié figurant même dans le top 50 du BO de leur année de sortie, y compris tout en haut, tels La vache et le prisonnier (H. Verneuil, 1er BO 1959), Le bossu (A. Hunebelle, 3° BO 1960), Salomon et la reine de Saba (K. Vidor, 4° BO 1959), Le passage du Rhin (A. Cayatte, 4° BO 1960), etc. 194

À côté de ces films plébiscités en leur temps, un nombre non négligeable de titres de ces deux années avait également obtenu des récompenses internationales telle La dolce vita (F. Fellini, Palme d'or Cannes 1960), ou les deux Lion d'or à Venise 1959, Le général della Rovere (R. Rossellini) et La grande guerre (M. Monicelli). Pour l’année suivante, ce sera La nuit (M. Antonioni) Ours d'or à Berlin 1961 et La garçonnière (B. Wilder) Oscar du meilleur film 1961. Ce souci de qualité passait également par la programmation occasionnelle de films aujourd’hui recommandés art et essai, tels Zazie dans le métro (L. Malle, 1960), Exodus (O. Preminger, 1961), etc. et même la nouvelle vague fut représentée notamment par J.-L. Godard avec À bout de souffle (1960). Les films de qualité favorisés par la récente commission de l’avance sur recettes au CNC mise en place par André Malraux14 furent également massivement diffusés : La Princesse de Clèves, Fortunat, Le Dialogue des carmélites, etc. Ainsi, pour sa clientèle essentiellement non-africaine, le Rialto de Dakar proposait des films récents, variés et de très grande qualité commerciale comme cinématographique, à un niveau peu fréquemment observé dans la majorité des salles métropolitaines, même parisiennes. 2.1.2 Deux salles de première vision : les Plazza et Club d’Abidjan Le relevé détaillé de la programmation de ces deux salles de première vision de la Comacico durant trois mois, décembre 1960, janvier et février 1961, a permis d’établir que : -sur les 185 séances du Plazza, les films français en ont occupé 111 (60%), et 41 sur 111 (37%) pour le Club, soit à elles deux 155 sur 296 (52%). Or, sur ce critère, Carrière en déduira que cela fait autant de part de marché (52%) pour les recettes des films français, bien que la correspondance soit loin d’être assurée, car n’étant pas proportionnelle avec l’offre (de séances) ni avec celle de la demande (de la venue des spectateurs). D’une part toutes les séances ne sont pas fréquentées identiquement, ce que montrera très clairement le choix des films exposés aux meilleures séances, celles du week-end étant plus fréquentées. D’autre part le prix moyen des places était en moyenne moins élevé en semaine, tant pour les films proposés, que de par la sociologie du public qui s’y rendait (toutefois, il n’a pu être livré aucune recette détaillée pour aucun film). -comparer le nombre de séances avec celui des films était également inapproprié, ce simple exemple montrant que les films les mieux exposés, aux trois ou quatre séances du week-end qui étaient les plus fréquentées, étaient rarement non français et non états-uniens : deux en trois mois. Par ailleurs, bien qu’offrant moins de séances, le Club offrait davantage de films,

14 Décret n° 59-733 du 16 juin 1959 relatif au soutien financier de l'État à l'industrie cinématographique, JO du 18 juin 1959, p. 6019-6020.

195

en ne les exposant jamais plus de deux jours, contre trois, les vendredi, samedi, dimanche pour le film le plus récent de la semaine au Plazza. -ainsi il y a eu au total 41 films français au Plazza, soit une proportion un peu supérieure (66%) au nombre de séances, et 31 au Club (36%), sensiblement équivalente. Ventilation des films selon leurs genres et nationalités aux Club et Plazza (Décembre 1960 à fin février 1961) Plazza Club Films nombre pourcentage nombre pourcentage Nationalité France États-Unis Italie Autres Europe Autres monde Total

41 12 5 4 0 62

66 19 8 7 0 100

31 35 8 9 3 86

36 41 9 10 4 100

9 27 20 5 1

14 44 32 8

entre sociétés Jeandey entre sociétés Comacico

-7.053

-

-7.407

-

-7.647

-

-59.050

-

-38.541

-

-41.336

-

Comacico

1.419.365

36.105

1.433.674

35.767

1.492.702

8.377

972.816

1.303

1.019.391

-10.265

1.182.101

25.662

Général

2.392.181

37.466

2.513.065

25.502

2.674.803

34.039

‘’

1.817.912

Total TTC

Secma

Secma

Total HT

1.917.989

2.042.801

D’où une valorisation globale annuelle moyenne des deux groupes à 12,66 M FF, et une capitalisation globale pour cinq ans de 63,30 M FF, proche de l’accord de cession qui intervint en 1972 entre les deux parties, de 67,38 M FF pour tenir compte des derniers investissements effectués par les deux circuits. Ce prix de cession de 13,3 M$ s’avéra donc largement inférieur aux prétentions initiales des vendeurs à 20 M$. 270

2.2.2 De la volonté politique au montage financier L’affaire du rachat de ces groupes étant conséquente et sensible, l’UGC, qui était devenue légitime par sa récente croissance (+10% de son CA entre 1970 et 1971), avait pris bien soin de recueillir l’assentiment de toutes les autorités compétentes, celui du secrétariat d’État auprès du MAE, celui du ministère des Affaires culturelles, du ministère de l’Économie et des finances, et naturellement de la présidence de la République qui poussait à cette opération pour satisfaire les chefs d’État africains. J.-C. Edeline y souscrivit toutefois davantage « pour répondre à la confiance » que les pouvoirs publics lui manifestaient, car « si le marché économique africain et ses perspectives culturelles suscitent l’enthousiasme, il justifie prudence dans les exposés et probablement pragmatisme dans les solutions95 ». On ne pouvait mieux dire que la demande ne venait pas de lui ni du milieu du cinéma français, qu’il ne faisait ainsi que rendre un service (à VGE) en retour des immenses avantages dont lui-même et un petit groupe d’exploitants avaient bénéficié à l’occasion de la privatisation de l’UGC. Un second « service » lui sera directement demandé fin 1974, via le porte parole du Gouvernement André Rossi, consistant à reprendre la direction de la SFP issue de l’ORTF nouvellement démantelée. Dans les deux cas, le nouveau président de la République lui forcera un peu la main, et tout en le remerciant d’accepter cette charge, lui confiera « je sais qu’il va y avoir des problèmes, mais on va vous aider à les régler96 », ce qui sera effectivement largement le cas. Concernant le rachat des circuits africains, politiquement, l’objectif était très clair, et rappelé d’abord dès le préambule du protocole d’accord entre l’IDI et l’UGC du 10 mai 1973, il s’agissait que les prises de participations dans les Secma-Comacico « restant dans un premier temps sous contrôle français, elles puissent permettre une africanisation progressive de ces réseaux ». L’UGC avait préalablement conclu le 24 février avec Jacquin et Mocaër les accords nécessaires à la reprise de leurs circuits. Dès lors, elle se rendait propriétaire de la totalité des droits et copies de films circulant en ASF (75% en achat direct et 23% venant de l’AFRAM qui lui confiera l’exploitation de son portefeuille, seul 2% étant approvisionné par d’autres) et d’un parc de 110 salles en propriété directe ou indirecte, ainsi qu’environ 130 salles programmées. Une holding dénommée SOPACIA (Société de participation cinématographique en Afrique) fut créée, sous forme de société anonyme au capital ini-

95 J.-C. Edeline, lettre réponse à M. Gaston Heurley, conseiller technique au secrétariat d’État aux affaires étrangères, 7/12/1971 ; AN 20050582/104. 96 J.-C. Edeline (mémoires inachevées et inédites), consulté par l’auteur, et cité par Gilbert Grégoire, Notre cher cinéma, tome II, l’Harmattan, 2008, p. 303.

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tial de 25 MF, domiciliée au 31/33 avenue des Champs Elysées à Paris97 qui réussit à être contrôlée par l’UGC avec seulement 6% du capital, là aussi dans un habile mais plus classique montage financier au sein duquel le rôle de l’État français et ses réseaux africains sera déterminant. État français 48% + Etablissements financiers français 52%

IDI 38% (12,5 MF)

ELF 65% + ELF Aquitaine 30% + SOGIRAP Etab. Fin. 5%

SOFIPA 38% (12,5 MF)

Banque Stern 47% + SYERA 25% + UGC et divers 28%

SOCIPAR 24% (8 MF)

SOPACIA S.A. (de droit français, 33 MF en 1976)

100% des sociétés (de droits africains) propriétaires des droits et copies de films : -ALCIGAB Gabon -COFACICO Congo (République populaire du Congo, Tchad, Centrafrique) -COMACICO Bénin (Côte d’Ivoire, Niger, Togo, Dahomey, Bénin, Haute Volta) -COMACICO Cameroun - COMACICO Mali (Sénégal, Mali, Mauritanie) -SECMA Côte d’Ivoire (Côte d’Ivoire, Niger, Dahomey, Togo, Mali, Tchad, Centrafrique) -SECMA Sénégal (Sénégal, Mauritanie) -SOCICA Cameroun -SOGACI Gabon

En effet, ni l’UGC au capital de 22 MF, ni ses actionnaires n’avaient les moyens de racheter aussi rapidement ces deux circuits valorisés à 68 millions de francs français, soit un prix supérieur à la valeur de la seule UGC. Aussi quatre pôles d’actionnaires furent initialement constitués : -le tout nouveau Institut de développement industriel voulu par l’État, au capital de 869 MF, amena à ce titre 7,5 MF, avant de monter à 12,5 MF trois ans plus tard, soit 30 puis 38% du capital ; -la SOCIPAR (société cinématographique de participation, fusionnée dans Ciné Par SAS en 2010, encore active en 2019 et déjà) présidée par Nicolas Seydoux. Son capital de 85 M FF était lui-même réparti à 47% entre la 97 Juste à côté de l’actuel Gaumont Champs Elysées, ex mythique cinéma Marignan-Pathé.

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banque Stern, 25% par SYERA98 et 28 % par l’UGC et divers exploitants en tant que personnes physiques. Elle mettra 8 MF au capital, réservant à titre personnel deux de ses 80.000 actions à chacun des trois fondateurs de l’UGC afin de leur permettre de siéger à la direction de la nouvelle SA (J.-C. Edeline, Guy Verrecchia et François Thirriot) ; -la SOFIPA (société financière internationale de participation) basée à Paris au capital de 100 MFF avait également été amenée par l’État, et comprenait essentiellement le groupe pétrolier français ELF qui intervenait en son nom, mais en sous-main comme dans de nombreuses opérations sensibles en Afrique ; -la BIAO, présente dans toute l’Afrique de l’Ouest et banque de Jacquin, avait mis 4,5 MF. Elle était censée pouvoir introduire des participations d’origine africaine, et ces actions bénéficiaient de versement de dividendes à un taux privilégié de 9%, contre 6% pour les autres. La famille Seydoux Nicolas Seydoux (1939-) est diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris et licencié en droit et en sciences économiques. Analyste financier à la banque Morgan & Cie International SA à Paris (1971-1974), il devient Vice-présidentDirecteur général du groupe Gaumont en 1974, puis son Président-Directeur général (1975-2004), avant de passer la main en restant Président du Conseil de surveillance (2004-2010) puis Président de son Conseil d’administration. Depuis 2002, il est Président de l’Association de lutte contre la piraterie audiovisuelle (ALPA), et depuis 2003, Vice-président du Conseil de surveillance d’Arte. Époux de Marie Seydoux, il est le père de Sidonie Dumas, Vice-présidente du Conseil d’administration et Directrice générale de Gaumont, et de Pénélope Seydoux, son frère Michel Seydoux (1947-) en étant également administrateur. Son autre frère Jérôme Seydoux (1934-) a ensuite racheté la firme Pathé via son groupe Chargeurs, et demeure (en 2019) le principal opérateur dans l’exploitation française. Il a commencé à réinvestir en Afrique francophone en 2018, dans la construction de multiplexes de petite taille (Tunis, Dakar…).

Ce capital de 25 MF étant inférieur à la valeur des actifs cédés, la Sopacia avait bénéficié d’un emprunt sur dix ans (à 5% sous garantie du Trésor) de 10 MF auprès de la CCCE, Caisse centrale de coopération économique, ancêtre de la Caisse française de développement (CFD, en 1989) et de l’actuelle Agence française de développement (AFD, depuis 2001). Elle était surtout la successeure de la Caisse centrale de la France d’Outre-mer, qui avait elle-même succédé à la Caisse centrale de la France Libre fondée

98 SYERA est la société installé au 17 rue de Tremoille à Paris, non loin des Champs Elysées, dont l’acronyme reprend les noms de ses fondateurs, Nicolas Seydoux, Jean Yanne et Jean-Pierre Rassam, montée pour effectuer différents investissements dans le cinéma, et qui leur servira notamment au rachat de la Gaumont en 1974.

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par le général de Gaulle en 194199. L’IDI avait également consenti un prêt de 2,5 MF et un pool bancaire autour de BNP 7,5 MF, soit 20 MF au total. Les prêts avaient été souscrits pour une durée de 7 ans, au taux assez élevé de 11%, puis ramenés à 9,75% l’an. Les vendeurs avaient également consenti un crédit pour le solde, de 23 MF ; En garantie et en complément, il avait été demandé à Maurice Jacquin de conserver une présence dans le groupe, qu’il valorisa à 5 MF. Suite à son décès un an après, fin 1974, et au retrait concomitant de la BIAO, en 1976, l’IDI racheta des parts, et une augmentation de capital le porta à 33 MF, en faisant rentrer un nouveau partenaire, filiale d’Elf Gabon. Le pôle de professionnels réunis autour de l’UGC ne modifia pas sa participation, qui de principale, devint la plus faible en 1976. Ainsi le montage de la holding fut optimal pour les repreneurs de l’UGC. Minoritaires dans l’UFIDEX (qui détenait 49% d’UGC), cette dernière n’apporta que le quart de la SOCIPAR qui n’apportait elle-même que 24% dans la SOPACIA mais s’en retrouva chef de file et opérateur, avec 6% des apports. Au titre de la charge de gestion de cette holding l’UGC percevait une commission de 6% du CA HT des filiales africaines. Son conseil d’administration fut initialement dirigé par Paul Cadéac d'Arbaud puis J.-C. Edeline, puis par Pascal Segard à partir du 16 novembre 1978, et était composé de MM. Verrecchia (UGC), Sigolet (SOFIPA), Gros (IDI) et Antoine Stern (SOCIPAR). Petite ironie de l’Histoire : une décennie plus tôt Maurice Jacquin avait souhaité se porter acquéreur pour la totalité, et Albert Mocaër pour partie, de la firme publique UGC ; privatisée pour d’autres, elle les racheta donc tous deux en 1973. Mais au final, on ne peut que souligner l’humour de l’opération qui n’a obéit qu’à une logique de politique étrangère pour V. Giscard d’Estaing, en écartant tout intérêt économique et culturel. L’État français, directement, indirectement et par ordre, racheta à des exploitants privés français leurs circuits de salles de cinéma en Afrique, pour en confier la gestion à l’UGC qu’il venait de privatiser au profit d’autres exploitants français, et cela dans l’espoir que les entreprises concernées soient cédées rapidement à des États étrangers à des conditions très avantageuses pour eux, au détriment des intérêts financiers et culturels de la France… Néanmoins, il faut convenir que tout ce qui se passait au sud du Sahara dans le domaine du cinéma n’intéressait absolument personne en France, et en99 Elle était présidée par Claude Panouillot de Vesly, ancien inspecteur des finances qui avait longtemps dirigé la Caisse centrale de la France d’outre-mer (1946-55), avant d’être Directeur général de la Banque centrale des États de l’Afrique-Equatoriale et du Cameroun (1955-72).

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core moins en cette période mondialement très agitée, notamment aux Proche et Moyen Orient. Le milieu français du cinéma, tout occupé à stabiliser une fréquentation qui avait chuté de moitié la décennie précédente, et à lutter contre une télévision accusée de tous les maux, n’y consacra pas une rencontre, pas une table ronde. Aucune revue corporatiste (Le film français, La Cinématographie française) ni cinéphilique n’établit jamais un seul dossier économique conséquent sur la situation du cinéma en ces pays. Les témoins professionnels de l’époque, producteurs, exploitants, distributeurs maintinrent un silence complet dans leurs mémoires (tel Gilbert Grégoire pour leur fédération), et même le CNC, jusqu’à son Directeur général, André Astoux, qui fut l’un des rares à écrire sur son action, aussitôt après sa période d’activité. Alors même qu’il connut la valse de ses ministres de tutelle – quatre durant ses quatre années à la direction du Centre, cruciales pour cette industrie (1969-1973) –, et que, non issu du sérail, il ne fut point dupe de l’influence grandissante de la technocratie à la tête du ministère des Finances, centre réel du pouvoir public français, des 208 pages de ses mémoires, pas une ligne ne sera consacrée au cinéma en Afrique, pas plus qu’à cette opération Secma-Comacico, d’une ampleur économique pourtant inégalée, qui se décida totalement en dehors du CNC. Les archives nous montrent qu’il ne put que se contenter de tenter de freiner et de mettre en garde sur l’inadéquation de la solution retenue, mais sur ce sujet comme tant d’autres, « le Premier ministre, Jacques Chaban-Delmas, n’avait pas les coudées franches. Le ministre des Finances, Valéry Giscard d’Estaing, était déjà tout-puissant, et la politique de la France était bien souvent le résultat du bon ou du mauvais vouloir de ses conseillers100 ». Démis de ses fonctions par le dernier ministre en charge des Affaires culturelles sous Pompidou, Maurice Druon qui n’aimait guère le cinéma et déconsidérait ses professionnels, il multiplia les prises de paroles et conférences de presse à son départ. « Aucune politique ne pouvait être établie sans l’agrément du ministère des Finances alors que celui-ci se refusait à prendre en considération les difficultés du cinéma101 ». De fait, ni la vente de l’UGC au secteur privé, ni le rachat des Secma-Comacico qui suivra n’obéissaient à une vision de l’État dans le champ culturel. Le Directeur général qui lui succéda fut Pierre Viot, formé à l’Ecole Nationale d’Administration, et qui avait fait toute sa carrière à la Cour des comptes dont il était conseiller référendaire. 2.2.3 Des débuts prometteurs Au moment du rachat du duopole, le plan décennal prévisionnel de rentabilité prévoyait, après impôts et remboursements des emprunts, une trésorerie moyenne disponible d’environ 3,5 M FF par an, et une rentabilité moyenne par rapport au capital investi de 17%, ce qui en faisait une opération finan100 ASTOUX, op. cit., p. 84. 101 Le film français-La cinématographie française, n° 1512-2530, 21 décembre 1973, p. 5.

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cière intéressante, tant pour les opérateurs privés que pour le fisc français, donc justifiable aussi politiquement. Il était donc pertinent d’en confier la direction à des professionnels du cinéma, l’État jouant son rôle de facilitateur industriel, le tout au service d’une option politique forte : le désengagement français dans ses anciennes colonies aux niveaux de l’exploitation et la distribution des films. En sa qualité de directeur de l'Union Aéromaritime de Transports, puis de directeur général d'Air Afrique, deux entreprises qui employaient de très nombreux agents du SDECE, Jean Cadéac d'Arbaud était bien introduit dans les milieux d’affaires en Afrique depuis le début des années cinquante. Gaulliste de la première heure, Compagnon de la Libération, ami intime de Jacques Foccart et très proche du pouvoir depuis le début de la Ve République, c’est lui qui semble avoir mis en relation le ministre des Finances avec Jean-Charles Edeline pour le rachat d’UGC en 1971. La famille Cadéac d’Arbaud Henri, conservateur des hypothèques en Algérie et issu d’une longue famille de sang royal, eut deux fils avec son épouse Jeanne. Jean Cadéac d'Arbaud (1917- 2003) Après l'École Navale en 1937, il est nommé enseigne de vaisseau de 1ère classe en 1940, et rallie la France Libre l’année suivante. Il se distingue par des faits d’armes en Alsace fin 1944, et termine la guerre comme lieutenant de vaisseau. Son attitude lui vaudra de nombreuses décorations dont celle de Compagnon de la Libération (20 janvier 1946), Croix de guerre 39/45 (5 citations), Médaille de la Résistance, Commandeur de la Légion d'Honneur, etc. De 1952 à 1962, il sera directeur de l'Union Aéromaritime de Transports, puis de 1963 à 1976 directeur général d'Air Afrique, et enfin de 1977 à 1982, directeur général de l'Union des Transports Aériens (UTA). Paul Cadéac d'Arbaud (1918 -2004) Après des études au Lycée d’Alger comme son frère, il intègre la Faculté de droit de Paris d’où il sortira diplômé, mais aussi du Centre artistique du cinéma. Administrateur de productions cinématographiques (1943-45) puis Directeur de production (1945-48), il sera producteur délégué de nombreux films, essentiellement d’aventure dont les films d’André Hunebelle (Fantômas, etc.). Après son passage à l’UGC et la Sopacia, il deviendra notamment Président-gérant de la Procirep (Société civile pour la perception et la répartition des droits de représentation publique des films cinématographiques) en 1986. Il épousera Monique Déridèrent (1923-71) qui mènera une courte carrière d’actrice et ils auront trois enfants (Jean-Jacques, Jean-Paul, Jean-Michel), mais elle décèdera précocement d’un accident en Afrique. Il se remariera l’année suivante avec Lydie Huet dont il aura un enfant, Paulin (1980-).

Son frère, Paul Cadéac d'Arbaud, servit d’intermédiaire, intervint dans l’opération et devint initialement mais brièvement le Président d’UGC, avant 276

de prendre la tête de la Sopacia. Vice-président à l’époque de la Chambre syndicale des producteurs et exportateurs de films français, et longtemps Directeur général de la société de production PAC (Production artistique cinématographique)102, il connaissait et côtoyait Maurice Jacquin à double titre, comme producteur à la tête des Films Copernic, et exportateur avec la Comacico. Premier président de la Sopacia, il la dirigea de Paris tandis que Pierre Edeline y assura au nom de l’UGC la négociation des films et leur programmation sur toute l’ASF, les deux circuits Secma et Comacico étant réunis à ce titre. 3) UGC et la Sopacia

3.1 La difficile africanisation des salles (1973-79) Dès le rachat des deux groupes Secma et Comacico, ce fut le fils ainé de Jean-Charles Edeline, Jean-François Edeline, qui fut envoyé sur place durant quatre ans, afin de gérer et assurer la pérennité de ce vaste circuit de salles désormais unifié. La direction opérationnelle du groupe fut établie dans les anciens locaux de la Secma à Abidjan, où d’immenses hangars y servaient de lieu de stockage des copies de films, des affiches, des pièces et du matériel de projection de rechange, etc. Tout le fonctionnement antérieur fut conservé, y compris le mode de gestion et l’organisation des deux anciens circuits qui n’appliquaient pas exactement la même philosophie, une certaine rivalité ou concurrence pouvant subsister entre certains postes. Un prestataire technique français faisait régulièrement le tour des salles afin d’entretenir et réparer le matériel. Les exploitants et chefs de postes étaient souvent des nationaux, des Libanais, Syriens, moins fréquemment des Français expatriés, et l’ensemble du personnel de salles était africain. Comme antérieurement, le souci d’une bonne gestion imposait sur le terrain une vigilance particulière. Notamment dans les postes à ciel ouvert, plusieurs personnes étaient chargées du contrôle et de la sécurité, faisant régulièrement le tour des murs et des arbres avoisinants afin d’en chasser les resquilleurs. Si la surveillance de la fraude des spectateurs était commune à toutes les salles du monde, celles aux exploitants mauvais payeurs y était plus rigoureuse, d’où le maintien du système de paiement en à-valoir assis sur les recettes antérieures dument contrôlées, préalable obligatoire à la délivrance des copies de la semaine suivante. La probité des chefs de postes s’avérait également être fondamentale, même si l’équipe dirigeante effectuait des contrôles réguliers des comptes comme du nombre de spectateurs en salles. La recette des salles en propre était relevée quotidiennement, et celle des 102 En activité depuis la Seconde Guerre, elle produisit une cinquantaine de films avant sa fermeture en 1968 ; son PDG était le réalisateur André Hunebelle.

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salles clientes hebdomadairement, avant la réception des copies des nouveaux programmes, le solde étant versé après déduction des charges d’exploitation, et le tout ensuite envoyé au siège parisien. Très rapidement, il s’avéra que l’exploitation directe des salles était très peu rentable, et que l’ensemble du groupe avait préalablement gardé sa cohésion et sa profitabilité désormais limitée en raison des méthodes très personnelles de leurs gérants antérieurs, Jacquin notamment, mais qu’une entreprise sous contrôle de l’État ne pouvait appliquer : non paiement de certaines taxes, jeu d’écriture entre les sociétés du groupe, exploitation de nombreux films au-delà de la durée contractuelle, etc. La programmation de toutes les salles se décidait au siège parisien de l’UGC par Pierre Edeline, où Jean-Luc Défraye, gendre de Mocaër, fut un temps son assistant pour l’Afrique. La circulation des copies qui parvenaient toujours par voie aérienne était ensuite mise en œuvre pour toute l’ASF, dans un seul circuit désormais unifié. Il est fondamental de souligner que, comme antérieurement, le choix des films programmés se faisait sur le même critère que ceux de la métropole, à savoir l’optimisation du coût d’achat puis des entrées et des recettes, en fonction des titres qu’il était possible d’obtenir des distributeurs français, à l’exclusion de tout autre critère (nationalité, genre, « qualité », etc.). La Sopacia via le personnel de l’UGC jouait ainsi le rôle d’un monopsone pour l’importation des films, aux méthodes et objectifs inchangés. Mais l’UGC comprit rapidement que la source de profitabilité de son action se situait dans l’importation et la programmation des films, et absolument pas dans l’exploitation directe des salles, le risque politique se surajoutant à une rentabilité nettement moindre qu’en métropole, notamment en raison du faible pouvoir d’achat du public populaire, le plus nombreux. La prudence lui imposa dans un premier temps d’attendre et de mesurer les évolutions politiques de la région, elles-mêmes impactées à cette période par la défaite des pays arabes face à Israël, puis à la flambée des cours du pétrole qui allait déstabiliser l’économie mondiale, dont celle des pays de l’ASF. Ainsi, contrastant avec le dynamisme de la métropole qui ne cessait de construire des complexes cinématographiques et stabilisait sa fréquentation, un seul complexe de quatre salles fut construit à Abidjan durant toute la décennie, le reste du parc étant juste entretenu. Par ailleurs, les consignes politiques étaient claires et furent rappelées : il s’agissait bien de transférer la propriété du parc de salles en des mains africaines. Les négociations furent aussitôt entamées avec certains États concernés pour une cession des salles existantes, mais tous n’étaient absolument pas intéressés, ayant de nombreuses préoccupations, notamment économique et sécuritaire, tant au niveau national qu’international : guerre civile tchadienne et envahissement du nord du pays par la Lybie à l’été 1973, guerre israélo-arabe d’octobre 1973 et ses conséquences pétrolières, guerres d’indépendances des colonies portu-

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gaises et notamment des Mozambique, Guinée-Bissau et Angola en 1974, guerres zaïro-angolaise en 1977 et 1978, etc. Pour le cinéma, l’UGC arriva de surcroit à un mauvais moment historique puisque la charte d'Alger signée en janvier 1975 par la Fédération panafricaine des cinéastes prônait le rejet de l'impérialisme dans le cinéma africain, poussait les États à l’intransigeance, attitude peu propice à un développement commercial ni à des négociations sereines. Plusieurs pays avaient déjà procédé à des nationalisations partielles ou totales du parc de salles, Haute Volta en janvier 1970, Mali en décembre, Zaïre en 1973, Bénin en février 1974, Madagascar en 1975 pour tout le cinéma, ce qui eut plusieurs conséquences sur le marché global. Certes, tout d’abord les mesures furent peu efficaces au regard des buts poursuivis officiellement (favoriser le cinéma africain, améliorer la « qualité » des programmes, etc.). Elles se heurtèrent surtout rapidement pour ces États à la difficulté d’alimenter leurs salles en films du fait du poids du duopsone désormais unifié. Car les négociations avec la Sopacia portèrent aussi sur la mise sur pied d’une structure de distribution, dont il était apparu qu’elle devait être régionale pour avoir une chance de fonctionner : ce sera la désastreuse aventure du CIDC (cf. infra et vol. 3) et l’impossibilité avérée de créer une structure africaine pluri étatique de distribution. De son côté, au vu de la taille de son marché, dès le 1er janvier 1974 le Sénégal créa la SIDEC (Société d’importation et de distribution) présidée par M. Blaise Senghor, avec 80% des parts pour l’État sénégalais, et 20% pour la Sopacia. Celle-ci garda de facto le pouvoir de décision des achats, ceux-ci continuant de se faire à Paris, ce qui constituera un reproche majeur de professionnels africains qui dénoncèrent ce qui leur semblait être un trompe l’œil. Une forte confusion s’empara des esprits par méconnaissance du fonctionnement du marché, d’aucuns n’ayant pas mesuré en quoi consistait le métier d’importateur et de distributeur de films, qui ne s’apparentait nullement en un libre choix d’acquisition de copies simplement mises à libre disposition sur des étagères. 3.2 Des divergences stratégiques au sein de l’actionnariat français En France, une double crise se joua durant ces premières années d’existence de la Sopacia. L’une, profonde et qui créera des inimitiés durables durant deux décennies au sein de l’exploitation française, apparut à la fin de 1974 au sein de l’UGC. Jean-Charles Edeline, à la demande du président Giscard d’Estaing, avait dû en laisser la présidence pour prendre celle de la SFP (société française de production) créée suite au démantèlement de l’ex-ORTF. Guy Verrecchia qui lui succéda à la tête de l’UGC empêcha ensuite son retour, provoquant plus tard une scission du groupe avec le départ d’un ensemble d’exploitants réunis autour de la famille Edeline qui emmena toutes ses salles en 1983 pour créer un autre GIE de programmation, PathéEdeline-Indépendants. Or c’était J.-C. Edeline qui avait amené l’Afrique et 279

s’intéressait à la Sopacia, et hors Thirriot, mais de loin, aucun des autres membres actionnaires de l’UGC ne suivait ni n’était intéressé par cette aventure africaine. J.-C. Edeline perdant la main en France, à la tête de la Sopacia Paul Cadéac d’Arbaud fut remercié, et sur le terrain en Afrique, JeanFrançois Edeline remplacé par Donald Grunwald, producteur de cinéma, qui prit ensuite la direction de la Sopacia. Les nouveaux dirigeants d’UGC se trouvaient donc totalement en phase avec les vœux du gouvernement, et cherchèrent à se délester rapidement des salles, secteur jugé non stratégique ni porteur en ASF, et continuèrent l’approche des gouvernements et entrepreneurs africains. Il s’agissait en fait de découper la Sopacia en vendant les entreprises africaines de manière séparée au niveau national pour l’exploitation, tout en gardant la maîtrise de ce qui faisait la puissance de la nouvelle UGC privatisée en France, la programmation des salles, et donc pour l’ASF la dimension des exportation / importation de films. Mais au-delà des discours, peu d’États d’ASF ni d’entreprises privées africaines se montrèrent intéressés par la reprise de salles sur un plan national, et absolument aucun au niveau sous-régional ni sur tout ou partie de l’ensemble du circuit couvrant les quatorze États. Dès lors, comment africaniser les salles sans intérêt concret de la part d’Africains prêts à se lancer dans l’exploitation? Et pour l’importation comme la distribution des films, aucun ne souhaita non plus rentrer progressivement dans le capital de la Sopacia, une part conséquente (18%) représentée par la BIAO, leur étant pourtant explicitement et contractuellement réservée. De 1973 à 1978, un certain immobilisme régna donc, tant sur le terrain où l’UGC gérait les salles pour le compte de la Sopacia, qu’au niveau de leur programmation via l’importation des films après l’achat de leurs droits en France. Sur ce plan, un monopsone avait simplement remplacé le duopsone antérieur, ce qui apparut à certains observateurs extérieurs africains comme un jeu de dupes et une manœuvre de duplicité. Pour autant, contrairement aux fantasmes que sa position monopolistique faisait naitre en Afrique, la situation de l’entreprise n’était pas florissante. Sa mission, inscrite dans le protocole de rachat des Secma et Comacico, l’obligeait à chercher à se délester des salles d’abord, qui s’étaient avérées nettement moins rentables que prévu, notamment en raison des instabilités politiques comme des effets que la crise économique mondiale commençait à provoquer (inflation, début de la récession…), des méthodes de gestion et d’approvisionnement différentes entre Jacquin et Edeline, mais aussi, très logiquement par l’absence de nouveaux investissements, tant par la Sopacia dont ce n’était pas la mission ni l’intérêt, que par les quelques nouveaux exploitants, publics comme privés. La croissance du parc de salles en ASF ralentit puis s’arrêta donc logiquement durant cette période. Avec d’un côté des prix d’achat des films en augmentation, et de l’autre un parc de salles instable et des clients au pouvoir d’achat contraint, la rentabili280

té même de la Sopacia se trouva menacée. Aussi, cinq ans après sa création, une seconde division apparut au sein de son actionnariat, sur la stratégie à adopter. Le groupe majoritaire, composé de l’IDI et de la Sofipa, considérait qu’au vu des investissements consentis, le rendement n’était pas au rendezvous, bien au contraire, et que l’UGC, minoritaire, était la seule à retirer un bénéfice commercial de l’opération par ses redevances de programmation et la location des films. L’entreprise se montrait peu dynamique au niveau du parc de salles, l’essentiel des revenus résultant de la programmation/ distribution ne justifiant pas le niveau des investissements initiaux. Possédant les trois quarts du capital, ils souhaitèrent prendre la direction de l’entreprise pour procéder à son développement, notamment avec un plan d’investissement de 40 MF qui lui semblait adapté au marché africain, ne serait-ce que pour assurer la pérennité de la structure. Leur stratégie était conforme à leur propre objet social, assurer un développement et rendre pérenne cette structure, avant qu’elle ne soit rachetée en l’état par des intérêts africains, dont ils faisaient désormais le constat qu’ils étaient ni nombreux, ni prompts à se manifester. En gestion interne, certains points leur posaient aussi problème, tel le surcoût initial à l’achat des salles, et inversement l’option de leur revente à des prix bradés, mais également un doute légitime sur la gestion des droits des films par l’UGC. En effet, Pierre Edeline avait monté une société intermédiaire, C2A (Consortium d’achats audiovisuels, domiciliée au siège de l’UGC, 5 avenue Vélasquez à Paris 8°) qui négociait directement en tant que distributeur les droits des films auprès des producteurs français et distributeurs étrangers, puis les recédait à l’UGC ou à la Sopacia. Au vu des mauvais résultats comptables de cette dernière, très loin des prévisionnels bâtis en 1972, l’IDI s’interrogea pour savoir si la Sopacia ne surpayait pas ces droits, vidant ainsi sa trésorerie. Suite à l’augmentation du capital de 1976, l’alliance des deux actionnaires majoritaires conduisit à une défiance vis-à-vis de l’UGC, et après une longue bataille interne il fut demandé à cette dernière le 1er septembre 1978 d’abandonner sa position de chef de file et de rendre le contrat de gestion qui lui avait été initialement confié par le conseil d’administration. Le Directeur général de l’IDI, M. de la Martinière, imposa un nouveau dirigeant à la Sopacia, Patrick Segard, ce que contesta Paul Cadéac d’Arbaud, qui n’approuvait pas non plus le souci de rentabilité immédiate et la non prise en compte, selon lui, des spécificités africaines. Il convient d’ajouter, et cela ne pesa pas pour rien dans les deux antagonismes internes, à l’UGC et à la Sopacia, que des conflits de personnes étaient apparus au sein des deux structures, entre Guy Verrecchia et JeanCharles Edeline dans la première, et entre ce même et de la Martinière dans la seconde. Jean-Charles Edeline se montrait en effet un génie visionnaire et un habile gestionnaire, les conditions de rachat de l’UGC puis des SecmaComacico l’illustrant assez bien, tout comme le dynamisme incroyable de 281

l’UGC, le poids qu’elle va rapidement acquérir, mais également au niveau collectif, nombre de mesures en faveur de l’exploitation qu’il fera prendre. Il est sans conteste l’un des principaux artisans de l’exception cinématographique française des années 1970, contribuant indéniablement à ce que la France soit le seul pays industriel à avoir stabilisé sa fréquentation durant cette décennie. Boulimique de travail – à cette époque il additionnait deux journées en une en ayant auprès de lui deux secrétaires qui se succédaient, l’une pour la SFP, l’autre pour ses affaires liées au cinéma – promoteur des complexes implantés dans les centres commerciaux dont il avait anticipé le succès dès leur apparition, auteur du fameux « livre blanc du cinéma103 », il agrandit son circuit de manière spectaculaire. Mais il possédait également une personnalité qui ne pouvait laisser indifférent, ne conservant auprès de lui que ceux qui adhéraient à sa politique, « écrasait » souvent ses interlocuteurs par le ton qu’il pouvait employer, mais pouvait tout autant subjuguer son entourage par ses fulgurances visionnaires ou sa générosité, n’hésitant pas à soutenir de petits exploitants sans demander de contrepartie. Perdante en 1978 dans son conflit avec l’IDI, l’UGC rechercha et obtint le soutien du ministère de la Coopération, puis celui des représentants de l’État français, qui arbitrèrent en sa faveur, en raison notamment de son savoirfaire dans le domaine du cinéma. Par ailleurs, la brève période de direction par Patrick Segard qui cherchait à faire de fortes économies de gestion, y compris en Afrique, ne donna guère de résultat. Ce représentant de l’IDI disparaissant tragiquement durant l’été 1979, il sera remplacé par Donald Grunwald. Dès lors, considérant que cet investissement ne correspondait pas à son objet social, l’IDI souhaita se retirer et contraindre l’UGC à racheter ses parts, ce que le protocole initial du 10 mai 1973 prévoyait explicitement (art. 4). Guy Verrecchia refusa initialement et les tensions furent vives104, obligeant les pouvoirs publics français à intervenir et imposer leur arbitrage. Ils demandèrent un assainissement des pratiques, confirmèrent le refus d’une expansion et au contraire la nécessité de se délester des salles et d’accélérer l’africanisation du groupe. C’est la Direction du Trésor public français qui rédigea un protocole d’accord que les actionnaires signeront le 9 octobre 1979, qui confirmait explicitement cette stratégie, et donnait les termes d’une restructuration du capital et du passif, actant du départ de l’IDI. Devant les difficultés et l’insolvabilité de l’entreprise comme des pertes prévisibles, il fut procédé à cette date à une nouvelle augmentation du capital par incorporation de la créance du CCCE, et par entrée directe du groupe UGC. Les 43 MF du nouveau capital se virent ainsi répartis entre le groupe UGC 103

EDELINE Jean-Charles, Livre blanc du cinéma, janvier 1975, AN, 20050582/93. Lette recommandée avec AR de Guy Verrecchia à de La Martinière, 2 février 1979, AN 20050582/104.

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(22.325.000F) qui devenait majoritaire, en cohérence avec sa position managériale effective et tel que prévu par le protocole de la création de la Sopacia, le CCCE pour ses 10 MF, sa créance étant transformée en un prêt sur 15 ans à 5%, la Socipar qui ne bougeait pas (8 MF) et la Sofipa qui se désengageait partiellement (2.675.000 F). Les consignes des pouvoirs publics français furent clairement réaffirmées : même renforcée par l’inaction des États africains, la posture d’observation des six premières années devait cesser. Il ne s’agissait absolument pas de développer – et cela n’avait jamais été prévu – le circuit de salles mais de, très rapidement désormais, faire en sorte que plus aucun intérêt français ne soit présent dans le cinéma en ASF, et cela dans des délais rapprochés. L’État français avait parfaitement conscience, à la fois des contradictions des États africains qui ne se donnaient pas les moyens d’assumer une politique cinématographique, tout comme la conséquence financière que des cessions rapides impliqueraient : l’objectif était politique pour VGE, les méthodes d’implication et d’influence vis-à-vis du continent ayant changé par rapport à ses prédécesseurs, et le cinéma de ce point de vue n’ayant aucune utilité pratique, économique ni stratégique, mais étant devenu un handicap diplomatique. Les enjeux et préoccupations de l’État français étaient tout autres105, notamment en termes de sécurisation de l’approvisionnement énergétique comme de l’équilibre de la zone francophone, surtout face aux essais de déstabilisation de la Lybie et de l’union soviétique. Il convenait avant tout d’entretenir des bonnes relations, de faire preuve de bonne volonté et à cette findde satisfaire les chefs d’États africains, eux-mêmes soumis aux pressions de leurs cinéastes qui ne cessaient de se plaindre que leurs films n’avaient toujours pas accès aux écrans dans leurs pays, même si leurs gouvernements ne se donnaient pas les moyens politiques ni économiques d’une ambition cinématographique. 3.3 Des cessions de salles avantageuses pour les Africains 3.3.1 Des actions dispersées La SONAVOCI avait déjà récupéré le parc de salles nationalisé en HauteVolta en janvier 1970 ainsi qu’une partie de la distribution des films, négociés au forfait avec la Comacico puis la Sopacia. Le Mali avait confisqué en décembre 1970 les salles de la Comacico pour en confier la gestion à l’OCINAM (Office cinématographique du Mali) créé dès 1962 et qui en gérait déjà trois106, organisme d’État qui racheta progressivement une partie 105 Il est symptomatique que dans ses mémoires, essentiellement consacrées aux relations

internationales, plusieurs chapitres concernent les affaires africaines (Tchad, Centrafrique, Zaïre, Côte d’Ivoire essentiellement), mais que cette question n’y est jamais abordée. GISCARD d'ESTAING Valéry, Le pouvoir et la vie, 3 tomes, Compagnie 12, 1988, 1992, 2006. 106 BACHY Victor, Le cinéma au Mali, op. cit., p. 13.

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du parc restant, notamment celles de l’ancienne Secma, et en 1976 gérait 25 postes dans tout le pays. Au Dahomey, le nouveau régime d’inspiration marxiste, porté au pouvoir par le coup d’État militaire d’octobre 1972, chargera en 1974 la Société dahoméenne de cinéma (Sodaci)107 de reprendre et gérer sept salles du groupe français à Cotonou (Le Bénin, le Concorde, Vogue, Les cocotiers), et en province (Borgou à Parakou, Sabari à Djougou, Bopeci à Natitingou). Puis s’ensuivirent la vente à des particuliers au Gabon, Mauritanie, Niger, Togo, Côte d’Ivoire, Cameroun. Pour ce dernier pays par exemple, Kadji avait racheté les salles de la Comacico et son catalogue de films dès 1970, et certains particuliers, dont Alphonse Beni qui était avant tout réalisateur, avaient tenté de mettre en place une sous-distribution locale. Mais sauf pour les productions locales, ils avaient dû continuer à traiter avec les entreprises françaises pour s’approvisionner, faute de compétence pour traiter à l’international et de titres disponibles sur le marché. En 1973 l’État camerounais créa le Fodic (Fonds de développement de l’industrie cinématographique) sous tutelle du ministère de l’Information et de la Culture (décret n° 73/673 du 27 octobre 1973). Essentiellement tourné vers le soutien à la production, il permit toutefois rapidement une réglementation de l’exploitation, notamment pour le contrôle des recettes (décret n°74/790 du 19 septembre 1974), l’instauration des droits et taxes revenant du Fodic pour alimenter son budget (loi n°79/18 du 30 novembre 1979), puis une réglementation sur toute l’exploitation (décret n° 82/160 du 7 mai 1982). Cette intervention de l’État permit temporairement une certaine régulation du marché. 3.3.2 L’exemple du Congo La RCA et le Tchad récupérèrent toutes les salles du circuit fin 1979, et au Congo, à la suite de négociations entamée depuis 1977, la Sopacia vendit sa filiale gabonaise, la Cofacico (Compagnie financière africaine cinématographique et commerciale), le 2 octobre 1979 (la date de départ devait être le 31 mars 1979, mais avait été reportée au 1er octobre, la structure de rachat n’étant juridiquement pas prête). Son secrétaire général, Pierre Marlange, signa son acte de vente avec Jean-Paul Bockondas, directeur du tout nouveau Onaci (Office national du cinéma). Créé l’année même à cette fin par l’ordonnance 31/79 du 7 août 1979, il instituait le monopole de l’État sur la production, la distribution et l’exploitation sur le territoire de la République populaire du Congo. L’Onaci avait récupéré les tous les biens (appareils de projection, etc.) et immeubles (dont les salles acquises antérieurement) d’un organisme public qui l’avait précédé avec notamment pour mission d’assurer 107 Elle deviendra l’Office béninois de Cinéma (Obeci) en 1975 au moment du changement de nom du pays, fera faillite en 1988. Tout en demeurant propriété publique, la gestion des salles repassera alors au privé avant qu’elles ne ferment les unes après les autres.

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la diffusion des films et le développement d’un secteur non commercial du cinéma, mais aussi de former les techniciens et cinéastes congolais, l’éphémère Centre d’Animation du Cinéma Populaire108. Ce dernier était un établissement public à caractère administratif, mais l’ONACI un établissement public à caractère industriel et commercial, statut plus adapté à la situation de rachat des salles et aux ambitions du gouvernement. L’Onaci rentra également en possession de quatre salles à Pointe noire qui avaient été vendues par un particulier, M. Blasifera, pour la somme de 100 M FCFA (30 M à la signature, le solde à crédit), et un monopole d’État, de fait et de droit s’instaurait dans l’exploitation gabonaise. La vente de la Cofacico portait quant à elle sur les six salles du groupe à Brazzaville. Les quatre en pleine propriété furent cédées avec tout le matériel : l’ABC, le Lux, le Rio, le Vog ; deux étaient en gérance (Star et Vox) et cela concernait seulement le matériel d’exploitation. Les 57 employés furent licenciés, une partie étant repris par l’Onaci. Le montant de la transaction fut de 95 M FCFA, ventilés en un versement comptant de 20,6 M FCFA, la prise en charge d’arriérés de taxes dues par la Cofacico de janvier à juillet 1979 pour 11,3 M FCFA, et 63 M FCFA payables en 36 mensualités matérialisées par des billets à ordre garantis par la Caisse congolaise d’amortissement109. Ce montant dérisoire de la vente du parc confirmait la volonté de brader les actifs à n’importe quel prix. Pour mémoire, le coût de construction d’une salle avait oscillé entre 8 et 20 M FFCA chacune, et le CA annuel au Congo au moment de l’achat initial était supérieur à 150 M, valorisant en 1973 le prix d’achat de la Cofacico au double. Six ans plus tard, ces actifs étaient cédés pour trois fois moins cher à l’État gabonais. Mais cela permettait à la Sopacia de remplir ses obligations contractuelles vis-à-vis de l’État français en se délestant des salles, tout en conservant l’activité la plus rentable, la programmation via l’importation des films110. En effet, elle signa parallèlement un contrat de fourniture sur douze mois de 14 films par semaine, dont 4 inédits, mis à la disposition de l’Onaci pour un mois chacun, contre la somme mensuelle forfaitaire de 8 M FFCA. La comparaison des sommes, entre la valeur du parc et celle de l’approvisionnement en films, situait bien la localisation de la marge commerciale. Nonobstant, mais c’est une autre histoire qui concerne la décennie suivante, l’Onaci ne renouvela pas son contrat de programmation avec la Sopacia/UAC mais signa dès l’année suivante, non pas avec le tout nouveau CIDC africain, mais avec la SOCOFILM suisse en septembre 1980 dans les 108 Créé par l’ordonnance 12/75 du 24 septembre 1975 ratifiée par la loi 101/75 du 6 dé-

cembre 1975. 109 J.A. Grinfeld, attaché commercial près de l’ambassade de France, note 1379/CEC/JAG/JoC, Brazzaville le 17 octobre 1979 ; CAEF B-0072805. 110 Son directeur des achats sera Christian Thivat, qui créera quinze ans plus tard d’autres sociétés de distribution, à commencer par l’Alliance Intercont Audiovisuel Film (AIDA film).

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mêmes conditions (4 inédits et 10 reprises hebdomadaires pour 8 M mensuels, puis 9,4 M un an plus tard). Ce contrat sera résilié en janvier 1983, puis renouvelé en décembre 1984, mais SOCOFILM rompit définitivement en mai 1989 en raison des impayés cumulés par l’Onaci (plus de 40 M). Sous capitalisée dès le départ, victime d’incompétences, de mauvaise gestion et de malversations, l’Onaci déposa son bilan en février 1990 avec un endettement officiel colossal de 708,7 M FCFA111, sans s’être acquittée de la totalité de sa dette à la Sopacia. 3.3.3 Le bilan mitigé de la Sopacia (1973-1979) De l’action globale de la Sopacia durant ces premières années, et avant l’accélération qui sera donnée fin 1979, il est possible d’en faire un bilan d’étape. Du point de vue des pouvoirs publics, cette société avait été initiée par l’État français pour répondre aux demandes des États africains de maîtriser le cinéma dans chacun de leurs pays, comme ils le faisaient pour la télévision par exemple. Fixés dans le protocole de février 1972 signé entre l’UGC et le secrétariat d’État des affaires étrangères, il lui avait été assigné deux objectifs principaux ; S’assurer du contrôle puis de la gestion des deux circuits préexistants, Secma et Comacico. Elle s’en était parfaitement acquittée dès la première année, et à tous les niveaux. Pour l’exploitation, le fonctionnement de l’ensemble des salles et de la remontée de recettes avaient été continument assurés, et leur programmation et approvisionnement en films n’avaient jamais connu d’interruption. Concilier la pérennité des langue et culture françaises dans le cinéma, avec une africanisation progressive des structures. Sur le premier point, avec les inévitables fluctuations liées à l’offre de la production, la Sopacia pouvait se targuer d’un succès mesurable par exemple dans l’évolution des part de marché du film français en ASF qui était passée de 3,2% des exportations totales en 1974 à 4,2% en 1976, et les recettes perçues par les producteurs français de 2,9 MF à 5,3 MF112. Pour l’africanisation des structures, il convient de distinguer les niveaux : • Pour l’exploitation, le duopole avait été démantelé, près des deux tiers des salles avaient changé de main en six ans et n’étaient plus propriété de la Sopacia mais d’institutions africaines, ou de particuliers nationaux ou résidant dans le pays, Libano-Syriens et Africains non nationaux ; • Pour la distribution des films, la passation était en phase d’émergence, notamment avec la création de la société d’économie mixte SIDEC au Sénégal comme de l’Office béninois du cinéma, mais la situation devenait délicate car la rentabilité des films passait obligatoirement par un marché unifié de la zone, aucun pays isolé ne pouvant rentabiliser à lui seul 111 ONACI, Rapport d'activité février 1990, Brazzaville, 8 février 1990.

112 Bulletin du Centre National de la Cinématographie, n°397-8465.

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les droits d’achat des films. Au niveau de l’ASF tout était suspendu après l’annonce par l’OCAM de la création du CIDC, dont la mise sur pied effective dépendait exclusivement des États africains. En attendant, le flottement dans la situation avait suscité l’apparition et l’activisme de deux concurrents étrangers, l’AFRAM de la MPEAA, et la SOCOFILM filiale de la SOCOPRINT suisse, qui avaient saisi le potentiel de la déstructuration du marché en cours ; • Pour la programmation et l’importation des films, celles-ci demeuraient sous le contrôle essentiel de l’UGC via la Sopacia. Certes elles constituaient la source du pouvoir et de la rentabilité principale – et en ce sens UGC n’était assurément pas pressée de les délaisser – mais également et à la fois, d’une part aucun État ni particulier n’avait souhaité souscrire aux actions qui leurs étaient réservées et entrer ainsi au capital de la Sopacia ou faire une autre offre, et d’autre part et surtout, pour remplir cette fonction, un CIDC 100% africain était annoncé depuis 1972, et la Sopacia l’attendait toujours en 1979 pour négocier un transfert de compétence. Mais, pour le spectateur africain, sur le terrain, dans les salles, rien n’avait changé. Une entreprise française avait racheté et remplacé un duopole, et les mêmes films passaient dans les mêmes salles. Pour les réalisateurs africains, rien n’avait changé non plus ; il n’y avait toujours pas davantage d’argent africain pour faire des films, et si une petite poignée d’entre eux arrivait à en tourner, c’était souvent en coproduction avec la France. Outre leur nombre très réduit – moins d’un par an et par pays en moyenne –, d’une part le financement en provenance de leurs propres pays tardait toujours à émerger, et d’autre part ils avaient encore du mal à les exposer dans les salles de l’ASF, ou en tout cas moins qu’ils ne l’auraient souhaité, noyés le plus souvent dans un flux de programmation de films à l’usure rapide. Pourtant, en France, la situation était toute autre, et avec deux augmentations de capital et une réorientation de son actionnariat, la Sopacia initiale avait vécu. Son conseil d’administration du 7 novembre 1979 symbolisa d’ailleurs l’accélération de cette orientation en changeant le nom de l’entreprise, pour la rebaptiser Union africaine de cinéma (UAC), ce qui ne constituait pas une simple mesure cosmétique, contrairement à ce qu’affirmèrent ses détracteurs, peu au fait des réalités du marché comme de la situation interne à l’entreprise. 3.4 De la Sopacia à l’UAC La claire volonté du gouvernement français réaffirmée fin 1979 de se désengager du cinéma en ASF poussa fermement à une politique d’association avec les États africains, d’abord pour achever la cession des salles, puis dans l’achat des droits des films et leur distribution, point le plus sensible. Tout en conservant le choix des titres et leur programmation, l’UAC se structura explicitement en centrale d’achat des droits des films en répartissant les qua287

torze pays sur trois zones : Ouest (Guinée, Mali, Mauritanie, Sénégal), Centre (Bénin, Côte d’Ivoire, Haute Volta, Niger, Togo) et Équatoriale (Cameroun, Congo, Gabon, RCA, Tchad). Le Sénégal ayant déjà créé la Sidec (Société sénégalaise d’importation, de distribution et d’exploitation cinématographique) qui avait été le premier partenaire de la Sopacia dès 1974, en octobre 1979 elle se vit confier la distribution des films sur tout le secteur Ouest, en reprenant le portefeuille de films et le stock de copies correspondant. L’UAC proposa simultanément aux gouvernements des autres pays l’extension de ce type d’accord. L’OCAM ayant préconisé dès 1972 la création qui ne sera effective qu’en 1979 du Consortium interafricain de distribution cinématographique (CIDC), l’UAC tenta aussitôt un rapprochement avec lui pour la région centre et plaida pour l’extension de l’accord à la zone équatoriale. Une conférence extraordinaire des ministres de l’OCAM en charge du cinéma se tint à Ouagadougou du 9 au 12 juin 1980, permettant au CIDC, à la Sidec et l’UAC de conclure une série d’accords dans les trois mois qui suivirent. L’OCAM ayant rejeté la proposition de l’UAC pour le CIDC dans la seule région centre, considérant que ce dernier avait vocation à couvrir l’ensemble de la zone ASF, elle souhaita que le CIDC se substitue purement et simplement à l’UAC en tant que centrale d’achat. La Sidec accepta de se retirer au profit exclusif du CIDC, et cela d’autant plus facilement que le Sénégal avait signé les accords permettant au CIDC d’exister, ce qui avait toutefois tardé à advenir, justifiant pour le Sénégal, qui représentait à lui seul le quart du marché du cinéma en ASF, la création d’une société nationale en faisant office. De la sorte, le 24 septembre 1980 des accords définitifs furent signés entre les trois parties décidant : -le retrait total de l’UAC dans la distribution des 14 pays concernés ; -la garantie de la continuité des contrats déjà conclus par l’UAC, au bénéfice du CIDC ; -la reprise par le CIDC de tous les droits acquis et stocks de copies pour les secteurs centre et équatorial. Ainsi, parallèlement à la vente des salles qui s’achevait aux niveaux nationaux, la distribution et la programmation passaient fin 1980 entièrement dans les mains africaines supra nationales du CIDC qui ne disposait toutefois ni des fonds pour acheter le stock de film existant –mais il lui sera consenti un crédit (qu’il ne paiera jamais) – ni de la trésorerie nécessaire à l’achat de futurs films, car demeuraient l’importation et la négociation des droits des films, ni des compétences humaines pour acheter les films et les programmer113.

113 La courte, mais déterminante, existence du CIDC sera détaillée dans le volume suivant.

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Aussi, un accord signé le 24 septembre 1981 permettra la création à Paris d’une structure dépendant du CIDC, dénommée CIDC-France, entièrement contrôlé par les Africains (son capital de 500.000 FF était détenu à 95% par le CIDC, 5% revenant à l'UAC) et ayant pour vocation l’acquisition des futurs droits de films. L’UAC y gardait une présence au conseil d’administration, mais aucun personnel africain ne possédant toutefois le savoir-faire ni les relations nécessaires aux négociations des films au niveau international, il fut décidé dans un premier temps de conserver le personnel français antérieur de l’UAC pour assurer une continuité de l’activité à laquelle tenait judicieusement la Sidec sénégalaise, qui avait déjà expérimenté les difficultés dans l’approvisionnement des films. Fin 1981 l’africanisation de la filière cinématographique était donc totale et, sur le papier, l’objectif assigné par le président de la République française Valéry Giscard d’Estaing fut ainsi atteint au début du mandat de son successeur, François Mitterrand. Cette année-là, l’UAC n’avait plus aucune activité commerciale sur le continent africain, pas plus qu’aucune structure française ou dirigée par des Français, l’acquisition et la diffusion devant être assurée par le CIDC, dont la création avait tant tardé, suscitant les plus vives critiques des cinéastes africains, son doyen burkinabé ne mâchant pas ses mots : Nous sommes indépendants depuis vingt ans et le bilan de ces vingt ans est assez lamentable sans qu’on puisse éternellement accuser l’Occident de tous les maux ; dans la plupart des pays francophones d’Afrique, que les civils ou les militaires soient au pouvoir, les dirigeants ont été au-dessous des espoirs des masses114. Mais, en Afrique francophone au Sud du Sahara, pour le cinéma la suite sera pire encore.

114 SEMBENE Ousmane, « Retrouver l’identité africaine », Le Monde Diplomatique, mars 1979, p. 29.

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Table des matières Première partie : Prolégomènes à une histoire économique des salles de cinéma en ASF........................................................................................................................... 13 Chapitre I – Épistémè des connaissances économiques sur le cinéma en ASF......... 15 1) Les premières sources françaises ........................................................................................ 17

1.1 Les rapports officiels, CNC et Unifrance .................................................. 18 1.2 Jean-René Debrix ...................................................................................... 21 1.3 Sodecinaf vs OCAM ................................................................................. 25 1.4 Pierre Pommier ......................................................................................... 28 1.5 Victor Bachy ............................................................................................. 29 2) Les principales sources africaines ...................................................................................... 30

2.1 Tahar Cheriaa (1927-2010)...................................................................... 30 2.2 Férid Boughedir (1944-) .......................................................................... 35 2.3 Paulin Soumanou Vieyra (1925-1987) .................................................... 39 Chapitre II – Prolégomènes et précisions topographiques ........................................ 43 1) La construction historique d’une référence inimitable...................................................... 45 2) D’où parles-tu ? ................................................................................................................ 59 3) Du rejet inconscient de l’altérité ....................................................................................... 63

Chapitre III – Jeux d’influences autour des indépendances africaines ..................... 67 1) Les grandes puissances ..................................................................................................... 68

1.1 L’inintérêt des États-Unis ......................................................................... 68 1.2 Intellectuels et artistes français ................................................................. 72 1.3 L’attraction de l’URSS.............................................................................. 76 2) L’influence des pays d’Afrique du Nord ............................................................................ 80

2.1 La situation générale ................................................................................. 81 2.2 L’Algérie ................................................................................................... 83 2.3 L’Égypte ................................................................................................... 86 2.4 La Libye .................................................................................................... 89 2.5 Le Maroc ................................................................................................... 89 2.6 La Tunisie ................................................................................................. 90 3) L’utopie d’une Afrique cinématographique unie................................................................. 94

3.1 Essor et déclin du panafricanisme ............................................................. 94 3.2 L’OCAM ................................................................................................... 99 3.3 La Fédération panafricaine des cinéastes (Fepaci) .................................. 103 Principaux repères chronologiques (1944-1983) ................................................................... 111

Deuxième partie : La domination sur le cinéma en ASF d’entreprises dirigées par des étrangers (1926-1980) ...................................................................................... 113 Chapitre IV – Comacico et Secma : structuration d’un duopole ............................ 117 1) La construction inéluctable d’un duopole (1926-1959) .................................................. 118

291

1.1 Les débuts de la diffusion cinématographique en ASF ........................... 118 1.2 Maurice Jacquin (1899-1974) ................................................................. 122 1.3 La concentration des entreprises en ASF ................................................ 132 1.4 L’importation des films dans les années 1940-1950 ............................... 136 2) Le fonctionnement du groupe Jacquin avant les indépendances ..................................... 143

2.1 Les entreprises du groupe de Maurice Jacquin ....................................... 144 2.2 La Cofinex .............................................................................................. 148 2.3 Les Comacico et la Cofacico................................................................... 154 3) Cartographie organisationnelle du groupe de Maurice Jacquin ...................................... 161

3.1 Les différentes activités........................................................................... 161 3.2 Quelle profitabilité ? ............................................................................... 170 3.3 Quel argent « rapatrié » ? ........................................................................ 173 Chapitre V – Les indépendances et l’exploitation cinématographique en ASF ...... 179 1) Le cinéma face aux incertitudes politiques et commerciales ........................................... 181

1.1 La Guinée ................................................................................................ 182 1.2 Les modifications fiscales des nouveaux pays souverains ...................... 186 2) Quels films pour quels publics ? ..................................................................................... 189

2.1 Des programmations très diversifiées ..................................................... 190 2.2 La programmation « en vrac » des salles en ASF ................................... 212 3) La situation du cinéma en ASF au lendemain des indépendances .................................. 216

3.1 L’exploitation .......................................................................................... 217 3.2 La réorganisation des groupes ................................................................. 220 3.3 L’importation de films et leur distribution .............................................. 225 Chapitre VI – L’action des pouvoirs publics français ............................................ 231 1) Une politique française divisée ......................................................................................... 231

1.1 Les ambitions françaises au moment des indépendances ........................ 231 1.2 L’impact de la politique française sur la diffusion du film en ASF ........ 235 1.3 Les velléités des pouvoirs publics français ............................................. 241 1.4 La pression idéologique des cinéastes africains ...................................... 245 2) L’Union Générale Cinématographique ........................................................................... 254

2.1 De Vichy à la mort du Général de Gaulle ............................................... 254 2.2 Les acteurs de la privatisation ................................................................. 262 2.3 Le rachat du duopole Secma-Comacico .................................................. 266 3) UGC et la Sopacia .......................................................................................................... 277

3.1 La difficile africanisation des salles (1973-79) ....................................... 277 3.2 Des divergences stratégiques au sein de l’actionnariat français .............. 279 3.3 Des cessions de salles avantageuses pour les Africains .......................... 283 3.4 De la Sopacia à l’UAC ............................................................................ 287

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Ouvrages du même auteur                  

Pratiques et usages du film en Afriques francophones (Maroc, Tchad, Togo, Tunisie), (co-dir. avec Patricia Caillé), Villeneuve d’Ascq, P. U. du Septentrion, 2019 Histoire des cinémas à Conflans Sainte Honorine (photos Arnaud Chapuy), Paris, L’Harmattan, 2019 Beverley. Le dernier cinéma porno de Paris, (photos Arnaud Chapuy), Paris, L’Harmattan, 2019 Production et financement du cinéma en Afrique sud saharienne francophone. (1960-2018), L’Harmattan, 2018 Produire des films. Afriques et Moyen-Orient (dir.), Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2018 Les salles de cinéma. Histoire et géographie (dir.), Montréal, revue Cinémas, vol. 27, n° 2-3, hiver 2017 Regarder des films en Afriques (dir. avec Patricia Caillé), Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2017 Au cinéma en Afrique (dir.), (photos de Cécile Burban, Sophie Garcia, Meyer), Paris, Espaces & Signes, 2017 L’internationalisation des productions cinématographiques et audiovisuelles (dir.), Villeneuve d’Ascq, P. U. du Septentrion, 2017 Figures des salles obscures, avec Samra Bonvoisin et Hélène Valmary, Paris, Nouveau monde éditions, 2015 Le Patis. Une salle de cinéma populaire devenue salle d'art et essai (Le Mans, 1943-1983), avec Michel Serceau, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2014 La vie des salles de cinéma (dir. avec Hélène Valmary), Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, Théorème n°22, 2014 L’industrie du cinéma en France. De la pellicule au pixel, Paris, La Documentation française, 2013 Quel film voir ? Pour une socio économie de la demande de cinéma, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2010 Du héros aux super héros. Mutations cinématographiques (dir.), Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, Théorème n°13, 2009 L’argent du cinéma. Introduction à l’économie du 7e art, Paris, Belin, coll. Belin-SUP, 2002 Économies contemporaines du cinéma en Europe. L’improbable industrie, Paris, CNRS, 2001 Les dernières séances. Cent ans d'exploitation des salles de cinémas, Paris, CNRS, 1995

CINÉMA AUX ÉDITIONS L'HARMATTAN Dernières parutions LE CINÉMA OUEST-AFRICAIN FRANCOPHONE Mame Rokhaya Ndoye Cet ouvrage est une étude des conditions de la production cinématographique en Afrique de l'Ouest francophone en général, au Burkina Faso et au Sénégal en particulier. Dans une démarche monographique et comparative entre ces deux pays de traditions cinématographiques différentes, il a pour objectif de faire l'état des lieux de leur septième art. Ce livre fait une analyse institutionnelle, historique et socioculturelle des difficultés et des systèmes de contraintes auxquels les réalisateurs de ces deux pays sont confrontés. Il met en exergue les pratiques et les stratégies en termes de solutions optimales que ces réalisateurs développent pour continuer à exercer leur profession. (Coll. Logiques sociales, 204 p., 21,5 euros) ISBN : 978-2-343-18212-4, EAN EBOOK : 9782140127809

BERNANOS AU CINÉMA Michel Estève L'oeuvre de fiction de Georges Bernanos, figure de proue de la littérature française du XXe, devait séduire le cinéma. Des personnages complexes, haut en couleur, qui engagent leur vie avec passion sur le chemin du Bien ou du Mal. Une vision du monde profondément originale, comparable à cette de Dostoïevski, inscrite dans les péripéties romanesques et des structures esthétiques (décors, images, sensations) où le visible reflète l'invisible : comment ne pas susciter l'inspiration d'un cinéaste ? Robert Bresson fut le premier à transposer le romancier en tournant Journal d'un curé de campagne. Ce livre est le premier à présenter une étude d'ensemble des transpositions de Bernanos au cinéma. (Coll. Champs visuels, 180 p., 19 euros) ISBN : 978-2-343-18216-2, EAN EBOOK : 9782140127229

ELOGE DE L'ATTRACTION Capter, capturer, captiver Patrick Yves Brun L'attraction n'est-elle que le côté divertissant du cinéma ? Comment, dès lors, justifier sa présence manifeste dans les oeuvres des très grands cinéastes ? À commencer par trois films puissants de Kubrick : "2001", "Orange mécanique" et "Barry Lyndon" qui viennent respectivement, capter, capturer, captiver le spectateur pour le transporter jusqu'au seuil d'un ailleurs où il vibrera d'émotions. Cet essai veut forger théoriquement ces trois modalités de l'attraction et montrer comment elles nous permettent de mieux appréhender le phénomène de la fiction et la question de l'art au cinéma. (166 p., 18 euros) ISBN : 978-2-343-17670-3, EAN EBOOK : 9782140122545

HISTOIRE DES CINÉMAS À CONFLANS-SAINTE-HONORINE Claude Forest, Arnaud Chapuy L'histoire des salles de cinéma dans la ville de Conflans-Sainte-Honorine depuis leur apparition est retracée ici pour la première fois. Leur programmation et activités sont rappelées dans ce beau-livre mettant en valeur - à côté d'images d'archives et d'affiches - des photographies originales des parties publiques mais aussi cachées de ces deux dernières salles, sous des angles et aspects inattendus, afin d'en saisir quelques-unes de leurs spécificités et originalités. (Coll. Salles de cinéma, 96 p., 25 euros) ISBN : 978-2-343-17442-6, EAN EBOOK : 9782140122583

HAYAO MIYAZAKI ET L'ACTE CRÉATEUR Faire jaillir le monde dessiné en soi Emmanuel Trouillard Cette étude propose un retour rétrospectif sur l'ensemble de l'oeuvre de Miyazaki. Elle met en lumière les différentes figures de créateurs, aussi discrètes que récurrentes, qui traversent ses oeuvres et le discours esthétique dont elles sont porteuses. Sont ensuite analysées la méthode de création miyazakienne, ainsi que les stratégies narratives visant à transmuer, sans la nier, sa subjectivité en des univers fictionnels à la portée universelle. (Coll. Cinémas d'animations, 114 p., 13 euros) ISBN : 978-2-343-17601-7, EAN EBOOK : 9782140121777

CONTRIBUTION À L'HISTOIRE DU CONCEPT DE MONTAGE Kouléchov, Poudovkine, Vertov et Eisenstein Dominique Château Au début de l'ère soviétique, de jeunes cinéastes contribuèrent brillamment à la théorie du cinéma et, plus particulièrement, à la théorie du montage cinématographique. Attrapant au vol le mot français « montage », Kouléchov fit le premier pas, suivi par son ami Poudovkine dont les textes sont négligés à tort. Mêlant la théorie au manifeste militant, Vertov franchit un autre pas. Enfin, Eisenstein apporta à cette construction une esthétique de haute volée. Chacun de ces auteurs expose son regard sur sa propre pratique et simultanément un regard sur le cinéma comme art du film. (Coll. Champs visuels, 170 p., 18 euros) ISBN : 978-2-343-16874-6, EAN EBOOK : 9782140119835

DERRIÈRE LE RIDEAU Alfred Hitchcock, Saul Bass et la scène de la douche Joachim Daniel Dupuis En 1960, avec Psycho, Hitchcock crée la surprise totale. Un meurtre effroyable, une star qui quitte l'écran au premier tiers du film, un cinéma voyeur... Derrière le rideau, il y a la volonté de placer le choc au coeur du film. Hitchcock invente le blockbuster, tant du point de vue publicitaire que filmique. Il construit la machine de guerre du cinéma d'aujourd'hui, avec sa façon de travailler les images et le son. Mais cela, il ne le fait pas seul. Derrière le rideau, il y a aussi le génie de Saul Bass, du storyboard au consultant visuel, l'enfant prodige des génériques de film qui s'essaie à la réalisation. (Coll. Quelle drôle d'époque !, 216 p., 22 euros) ISBN : 978-2-343-16977-4, EAN EBOOK : 9782140118449

LE FESTIVAL DU FILM DE TELLURIDE L'un des meilleurs de la galaxie Jeffrey Ruoff Des décennies durant, le Festival du film de Telluride (Etats-Unis) a défini son propre territoire de niche cinéphile grâce à des gestes de programmation forts et une ambition auteuriste. Ces dix dernières années, il a acquis une place nouvelle dans la galaxie des festivals de cinéma. Nick Roddick cite Telluride comme l'un des rares festivals qui comptent dans le monde du cinéma. Dans sa liste figurent également Cannes, Sundance, Rotterdam, Berlin, Venise, Toronto et Busan, tous des « méga-festivals » radicalement plus grands et plus longs... (Coll. Champs visuels, 176 p., 18,5 euros) ISBN : 978-2-343-16142-6, EAN EBOOK : 9782140117091

GEORGES FRANJU L'image désincarnée Eric Costeix Le chef-d'oeuvre de Georges Franju, "Les Yeux sans visage" (1960) a inspiré un certain nombre de cinéastes, de John Woo ("Volte/face", 1997) à Pedro Almodóvar ("La Piel que habito", 2011).

Contemporain de la Nouvelle Vague, Franju réalise un film intemporel et insolite au sein du septième art qui se renouvelle fortement à cette époque mémorable. Franju réussit à transposer l'invisibilité d'un monstre à l'écran, personnage central, dont on ne voit jamais le visage. Épigone de Frankenstein, le père de cette créature tente désespérément de combler son déficit d'image, d'accomplir une transfiguration miraculeuse, une transsubstantiation d'un visage profane en image désincarnée. (Coll. Champs visuels, 246 p., 26 euros) ISBN : 978-2-343-16475-5, EAN EBOOK : 9782140117312

L'IMAGE DU CORPS FÉMININ DANS "LES SILENCES DU PALAIS" Corps opprimé ou rebelle Laakri Cherifi Cet ouvrage analyse la représentation, l'image et la place accordées à la femme maghrébine dans "Les Silences du palais". Les personnages féminins semblent incarner un mécanisme de perturbation dans la hiérarchie des genres, une source de rupture et de libération à travers la fiction. Parallèlement, il y a une autre face de la représentation féminine montrant une docilité et une soumission prépondérantes. L'oeuvre évoque, ainsi, un paradoxe certain de la condition féminine arabe : d'un côté, la représentation de la femme soumise et obéissante; de l'autre, le portrait d'une femme rebelle. (Coll. Champs visuels, 214 p., 21,5 euros) ISBN : 978-2-343-16705-3, EAN EBOOK : 9782140117794

CINÉMA BEVERLEY Le dernier porno de Paris Claude Forest, Arnaud Chapuy Retraçant l'histoire de cette salle de quartier totalement atypique et devenue un lieu de visite touristique, analysant sa programmation et le comportement de son public très loin des clichés convenus, l'ouvrage est largement illustré par des images d'archives du Beverley. Une série de photos originales redonne vie au lieu, dévoile ses coulisses, et de nombreuses affiches de l'époque l'enrichissent en rappelant l'ambiance de celle qui fut la plus ancienne salle porno de France. (Coll. Salles de cinéma, 96 p., 25 euros) ISBN : 978-2-343-16867-8, EAN EBOOK : 9782140113987

ENTRETIENS INÉDITS AVEC CLAUDE SAUTET Joseph Korkmaz Réalisateur majeur du cinéma français de la Seconde moitié du XXe siècle, Claude Sautet (1924-2000) est, après sa mort, de plus en plus estimé par la critique et le grand public. Ces entretiens inédits que l'auteur, confident et ami, a enfin décidé de publier, couvrent quinze années de la vie et de l'oeuvre du réalisateur. Témoignage unique d'un artiste-créateur qui se penche sur ses films et, par endroits, sur ceux de ses confrères ; c'est aussi une radiographie de la société française de son époque. Editions Orizons (Coll. Cinématographies, 316 p., 30 euros) ISBN : 979-10-309-0185-6, EAN EBOOK : 9782140113840

LA DRÔLE DE GUERRE DES SEXES DU CINÉMA FRANÇAIS (1930-1956) Edition revue et augmentée Noël Burch, Geneviève Sellier Préface de Michelle Perrot Les représentations dominantes des rapports sociaux et des identités de sexe au cinéma sont marquées par de fortes ruptures, entre les années Trente, l'Occupation et l'après-guerre. On passe d'une relation de domination entre un homme d'âge mûr et une très jeune femme à un nouveau type féminin actif et autonome face à des patriarches défaillants ou indignes. Après la Libération va se déchaîner une violente misogynie qui s'exprime par un type récurrent de garce diabolique qui utilise son intelligence et sa beauté pour détruire les hommes. Puis, en 1956, la bombe BB explose, imposant un nouveau paradigme d'émancipation féminine. (Coll. Champs visuels, 416 p., 39 euros) ISBN : 978-2-343-16858-6, EAN EBOOK : 9782140113796

NOUVELLE VAGUE Essai critique d'un mythe cinématographique Yannick Rolandeau Peu d'essais remettent en cause la Nouvelle Vague et ses suiveurs. Celle-ci ne surgit pas par hasard en s'opposant aux cinéastes de la Tradition de la Qualité; c'est un nouveau cinéma qui devait déréguler l'ancien mode de production. Loin d'être la critique de la société de consommation, la Nouvelle Vague en fut la propagandiste zélée en jouant de la jeunesse, de la modernité et de la liberté. Ce que critiquait dès 1973 le cinéaste Pier Paolo Pasolini dans ses Écrits corsaires et que résumerait ainsi Michel Audiard : « Nouveau Roman, Nouvelle Vague, nouveaux riches. » (340 p., 29 euros) ISBN : 978-2-343-16023-8, EAN EBOOK : 9782140106989

PRODUCTION ET FINANCEMENT DU CINÉMA EN AFRIQUE SUD SAHARIENNE FRANCOPHONE (1960-2018) Claude Forest Après un demi-siècle erratique, la production des films et oeuvres audiovisuelles connaît dans les anciennes colonies françaises d'Afrique sud saharienne une effervescence. Il convenait de mieux connaître les contraintes et conditions d'exercice du métier de producteur en cette région. Après avoir questionné les critères et définition de cette production cinématographique, l'ouvrage recense l'ensemble des longs métrages produits depuis les indépendances, et en livre certaines caractéristiques économiques. Il donne également la parole à vingt-deux producteurs africains de tous les pays concernés, réputés ou encore inconnus. (Coll. Images Plurielles : Scenes et écrans, 308 p., 32 euros) ISBN : 978-2-343-15200-4, EAN EBOOK : 9782140108259

DANS LA VILLE BLANCHE (Tanner, 1983) Analyse d'une oeuvre Erika Thomas "Dans la ville blanche" (Alain Tanner, 1983) raconte l'histoire de Paul, un marin qui, à l'occasion d'une escale à Lisbonne, décide de déserter. Un temps libre s'offre alors à lui : il filme la ville avec sa caméra Super 8, tombe amoureux de Rosa, se fait voler puis poignarder, tourne en rond et continue d'écrire à sa femme Elisa qui l'attend à Bâle. Mais le film propose autre chose que l'histoire d'un marin suisse en quête de liberté : il montre la confrontation d'un sujet à sa mélancolie et la tentative d'élaboration, par ce sujet, du mal qui le traverse. Différents éléments du film nous invitent en effet à voir dans l'histoire de ce marin déserteur le récit d'une expérience thérapeutique. Celle de Paul qui, à la suite d'une escale à Lisbonne, se trouve confronté à une douleur archaïque à laquelle il faut bien donner un cadre et contre laquelle il se débat comme il peut en convoquant la figure lointaine d'une femme aimante et celle, plus proche, du désir amoureux. (Coll. Audiovisuel et communication, 242 p., 24,5 euros) ISBN : 978-2-343-15843-3, EAN EBOOK : 9782140107917

LÉONIDE MOGUY Un citoyen du monde au pays du cinéma Eric Antoine Lebon Metteur en scène français d'origine ukrainienne, Léonide Moguy (1898-1976) s'est imposé à la fin des années 30 comme le spécialiste du mélodrame social. Conscient de l'impact du Septième art sur les masses et désireux de faire évoluer les mentalités, cet homme de conviction a abordé des sujets audacieux et délicats au risque de subir les affres de la censure ou les pressions des ministères. Cet ouvrage aborde aussi bien la filmographie et les motivations de cet artiste généreux que son engagement pour la France libre pendant la Seconde Guerre mondiale ou au sein des Citoyens du Monde. (360 p., 29 euros) ISBN : 978-2-343-15364-3, EAN EBOOK : 9782140107719

Structures éditoriales du groupe L’Harmattan L’Harmattan Italie Via degli Artisti, 15 10124 Torino [email protected]

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Les salles de cinéma en Afrique sud saharienne francophone

Claude FOREST est professeur en études cinématographiques. Ses travaux portent principalement sur l’histoire économique du cinéma en Europe et en Afrique, ainsi que sur la socioéconomie de la demande des publics. Il a publié une vingtaine d’ouvrages sur ces questions.

Photographie de couverture : Cinéma Adamaoua à Ngaoundéré au Cameroun © Honoré Fouhba

Claude Forest Les salles de cinéma en Afrique sud saharienne francophone

L’apparition et le développement du cinéma en salles dans les colonies d’Afrique occidentale et équatoriale française sont essentiellement du fait de Français, notamment à la direction de l’entreprise qui a rapidement su dominer toute la filière cinéma, la Comacico. Son histoire se confond largement avec celle de son fondateur et dirigeant, Maurice Jacquin, qui bâtit cet empire cinématographique multinational, usant avec ingéniosité de l’organisation commerciale comme de l’optimisation fiscale pour son réseau de sociétés africaines de cinéma durant la colonisation, puis encore une douzaine d’années après les indépendances. Dominant l’importation et la diffusion des films avec un autre groupe d’entreprises, la Secma, la connaissance précise de ces deux circuits, ici révélée pour la première fois, s’avère indispensable pour comprendre leurs fonctionnements et ce qui s’est véritablement produit sur ces marchés, vastes comme treize fois la France. Sur ordre de Valéry Giscard d’Estaing, elles finiront par être rachetées en 1973 par un groupe conduit par l’UGC, avec le soutien politique et financier de l’État français, les trois centaines de salles étant ensuite rapidement revendues aux Africains. Sept ans plus tard, ce sera au tour de la distribution de la totalité des films, hélas prélude immédiat à un effondrement extrêmement rapide de l’ensemble de la filière cinéma sur la zone. Néanmoins la compréhension des évènements de cette décennie cruciale, ici décrits avec détail et précision, permet seule de savoir pourquoi la disparition des intérêts français, réclamée véhémentement par les réalisateurs africains, signera en réalité la mort des salles de cinéma dans tous leurs pays, et l’impossibilité d’amorcer une production pérenne de films. Leur fédération, la Fepaci, sera sur toute l’Afrique francophone sudsaharienne le procureur involontaire de cette condamnation à mort du cinéma prononcée à Alger en janvier 1975, le Consortium interafricain de distribution cinématographique (CIDC) en étant le fossoyeur huit ans plus tard, la quasi-totalité des dirigeants des États africains concernés tenant de fait la main armée du bourreau.

Claude Forest

Les salles de cinéma en Afrique sud saharienne francophone (1926-1980)

ISBN : 978-2-343-18405-0

31 €

IMAGES PLURIELLES scènes & écrans